L'Aventurier François ou Mémoires de Grégoire Merveil: MiMoText edition Robert-Martin Lesuire(1737-1815) data capture double keying by "Jiangsu", China encoding Julia Dudar editor Julia Röttgermann Merging of Volumes 1,2,3 and 4 Johanna Konstanciak 203298 4 Mining and Modeling Text Github 2020 L'Aventurier François ou Mémoires de Grégoire Merveil Robert-Martin Lesuire Londres A Londres. Et se trouve à Paris, chez l'auteur. Et chez Quillau l'aîné, la veuve Duchesne. Belin [et 2 autres]. 1782 1782

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SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS, CONTENANT LES MÉMOIRES DE CATAUDIN, CHEVALIER DE ROSAMENE, FILS DE GRÉGOIRE MERVEIL.

Per varios casus, & tot discrimina rerum Venimus. Virg.

TOME PREMIER. LONDRES, Et se trouve à Paris, Chez l'Auteur, Hôtel de Malte, rue Christine. Quillau l'aîné, rue Christine, La Veuve Duchesne, rue Saint-Jacques. Et chez Belin, rue Saint-Jacques. Mérigot le jeune, quai des Auga{?K}stins. Desenne, au Palais Royal. M. DCC. LXXXV.

AVANT-PROPOS.

Cette seconde suite de l'Aventurier François contient la vie du fils de Gregoire Merveil, qui a, comme il est naturel, à-peu-près la même physionomie que son pere, & qui éprouve des aventures du même genre. C'est un jeune homme qui cède à l'ascendant des circonstances, qui en est toujours puni, & qui nous peint ses remords; leçon continuelle, ce me semble, pour les jeunes gens, qui ne sont que trop portés à s'applaudir des bonnes fortunes dont celui-ci gémit. Il est, à-peu-près, en homme, ce qu'est, enfemme, Manon l'Escaut. Puissent les Mémoires de Cataudin approcher des graces de ceux qui portent le nom de cette belle fille! Tous les Héros de Roman vantent leurs exploits amoureux, celui-ci se les reproche comme des égarements. Il n'est jamais aggresseur; par-tout il est séduit, par-{?K}tout il est entraîné. On reconnoîtra peut-être que notre but est de faire observer, par-là, qu'il faut résister aux circonstances, quand on veut être vertueux. Au reste, nous sommes bien loin de donner ces Mémoires pour autre chose qu'un Roman, & même d'y montrer des prétentions au rôle estimable de moraliste. Les Lecteurs ne se préviennent, que trop aisément, contre ceux qui paroissent vouloir les instruire & les dogmatiser. Nous continuons, à cet Ouvrage, le nom d' Aventurier François, parcequ'il est intimement lié avec les précédentes parties, & qu'il fait entièrement corps avec elles.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. PREMIERE PARTIE. LIVRE PREMIER.

On a vu, dans la vie de mon pere, le commencement de la mienne ( a ). Cataudin est, comme on sait, le fils de Cataud, c'est-à-dire, de la chambriere d'un Curé. Mon origine n'est pas plus brillante que cela du côté maternel. J'aipourpere un Marquis, mais il ne se connoissoit pas cette qualité quand ma naissance, fruit de ses premiers exploits, lui procura les honneurs de la paternité; & l'amour me forma seul, sans le concours de l'hymen. Ces aveux modestes doivent répondre de ma sincérité. Je fus élevé d'abord aux Enfants-trouvés, ensuite chez une Dame riche qui, en voulant me faire passer pour son fils, m'attira la persécution d'un certain l'Arabe. Ce méchant homme étoit le pere de ma chere Adelaïde, la bien-aimée de mon cœur, mon éternelle inclination, le pendant de la belle Julie. Je fus d'abord marchand très marchant, si l'on me permet ce calembour, c'est-à-dire porte-balle, ensuite soldat, puis déserteur, & enfin Garde-du-Corps du Roi de Naples. On a pu voir, dans les Mémoires du Marquis d'Erbeuil, les détails de ce que je ne présente ici qu'en abrégé: on a vu comment je rencontrai ce tendre pere, comment il me fit placer au service de S. M. Sicilienne, où il me laissa. C'est à cette époque, mon cher Lecteur, que je commence, sous votre bon plaisir, le récit de mes Aventures.

J'avois seize ans accomplis, c'est-à-dire tout ce qu'il me falloit, du côté de l'âge, pour avoir la tête cassée, si j'eusse été arrêté comme déserteur; mais je fus plus heureux, & celui qui devoit être fusillé au nom de S. M. Sicilienne, fut chargé d'un mousquet pour garder sa Personne. J'étois plein de machere Adélaïde; je ne voyois qu'elle dans l'Univers; mais plusieurs beautés m'honoroient de leurs regards, &, daignant me remarquer particuliérement, elles me forçoient de les remarquer à mon tour.

Laissons ces beautés, pour nous occuper d'un personnage plus décent. Je veux parler ici d'un Cardinal que je ne dois pas nommer, & dont je fis la connoissance en lui sauvant la vie. Il étoit sur la mer, dans une petite barque voisine d'une pareille, sur laqu-elle j'étois monté. Nous fûmes assaillis d'un coup de vent; la barque de son Éminence fut si maltraitée, que nous vîmes ce Prélat entraîné dans la mer, par la violence des vagues écumantes. Je me précipitai dans les flots pour le sauver, au risque de périr mille fois: je vins à bout de l'attraper par le collet, & de le conduire dans notre nacelle &, de-là, au port. Revenu d'un long évanouissement, il voulut d'abord me donner tout ce qu'il avoit sur lui, comme si l'on payoit de pareils services; la vue de mon uniforme lui fit bientôt reconnoître qu'une récompense pécuniaire n'étoit pas proposable à un homme comme moi. Il me fit ses excuses, me peignit sa reconnoissance avec les expressions les plus animées, & me conjura tendrement de venir le voir. Je lui rendis, dès le lendemain, ma visite; j'en fus reçu comme un libérateur à qui l'on doit la vie: l'amitié la plus tendre s'établit, de prime abord, entre nous deux, & la sympathie acheva ce que la circonstance avoit fait naître.

Le Cardinal de*** jouissoit d'une fortune considérable, ce qui est déjà un très grand mérite; mais la Nature lui en avoit donné un autre, qui surpassoit encore celui qu'il devoit à la fortune. Il étoit porteur d'une physionomie singulirement heureuse; la jeunesse la plus rayonnante se joignoit à la santé la plus florissante, pour lui donner un teint aussi supérieur à celui des Chanoines, que sa dignité l'emportoit sur un Canonicat. Je ne sais pourquoi je m'apperçus de ces graces extérieures dans un homme, c'est sans doute parce qu'elles étoient extrêmement frappantes.

Sa table devint bientôt la mienne, & il ne me fut plus permis, tant que je me trouvois à Naples, de passer un seul jour sans y prendre au moins un de mes repas. Il me peignoit dans ses yeux un intérêt si touchant, que j'en étois enchanté & attendri.

Ce jeune Prélat passoit, depuis quelque temps, pour un modele de vertu. On m'apprit, tout bas, qu'il avoit d'abord payé son tribut à la jeunesse, par quelques aventures galantes, qui l'avoient obligé de disparoître pendant quelque temps; mais c'étoient des taches légeres, que sa conduite postérieure avoir totalement effacées. Sa bienfaisance lui gagnoit tous les cœurs, & sa sagesse auroit fait honneur à la plus chaste vierge. On sent qu'un personnage si différent de tous les gens du monde, ne fréquentoit pas beaucoup le monde. Il paroissoit très rarement en public, & se montroit si peu, qu'à peine connoissoit-on sa figure, quoiqu'on la vantât, justement, comme une des plus belles du Royaume. On remarquoit deux choses; qu'il ne voyoit point de femmes, & qu'il étoit entouré de jeunes domestiques, tous d'une figure fine, délicate & agréable, dans le genre de la sienne. Quelques personnes soupçonnoient que c'étoient des filles déguisées, & il y avoit là de quoi leur inspirer des idées peu avantageuses sur la sagesse de Son Éminence; d'autres prenoient ces jolis domestiques réellement pour des hommes, & peut-être pouvoient-elles concevoir, dans ce pays-là, des idées encore moins avantageuses; mais la conduite du Cardinal étoit si réguliere, que ces deux circonstances ne donnoient lieu, sur son compte, à aucune odieuse imputation.

„Je ne devrois pas vous recevoir, me “disoit-il, mon cher ami; mais le service, “que vous m'avez rendu, est de nature à “l'emporter sur toutes les considérations“. Il m'ouvroit son cœur & me confioit tous ses secrets: “mais il y en a pourtant un, “me disoit-il, que je dois vous cacher, “comme à tout le monde „Je cherchois à deviner ce secret de réserve & je n'en pouvois venir à bout Je voyois un mystere impénétrable répandu sur sa conduite & sut sa personne, mystere qui piquoit naturellement ma curiosité.

Ce bon Prélat avoit un genre de pudeur assez particulier: c'étoit vis-à-vis des hommes qu'il pratiquoit cette vertu. Quand il se baignoit, jamais femme Janséniste n'a pris autant de précautions pour écarter, d'elle, les regards insolens des hommes. Une fois je l'apperçus de loin dans le bain; je voulus le rejoindre, &, plongeant adroitement entre deux eaux, je parvins tout-à-coup jusqu'au grouppe formé dans l'eau par S. Ém. in natura ibus, entourée de ses domestiques. Un cri de frayeur s'éleva de ce grouppe de baigneurs, comme si Pluton étoit sorti des enfers au milieu d'eux. J'apperçus, pour la premiere fois, de la fureur dans les yeux du Cardinal. Diane ne put être plus indignée contre Actéon. Je me sauvai rapidement, effrayé de l'indignation unanime qu'on me témoignoit. A peine avois-je eu{?K} le temps d'observer ces baigneurs; il m'avoit paru cependant qu'ils avoient, dans l'eau, des chemises comme des femmes. N'y en avoit-il point réellement quelqu'une parmieux; & le courroux de Son Éminence ne venoit-il point de la crainte que je ne m'en fusse apperçu?

Quelques jours après, je vis un autre excès de pudeur encore plus singulier. J'allai à la chasse avec S. Ém. qui ne tiroit pas elle-même, mais qui prenoit plaisir à voir tirer. Nous nous y égarâmes. Un orage nous surprit, & nous fûmes trop heureux de trouver un asyle chez de pauvres paysans, où il fallut passer la nuit. Ces bonnes gens n'avoient qu'une chambre & même qu'un lit à nous prêter: ils compterent d'abord que nous coucherions ensemble. S. Ém. refusa de se prêter à cet arrangement, d'un ton absolu & décidé, que je ne lui avois jamais vu prendre. On nous proposa, du moins, de partager entre nous deux les matelas; le Cardinal ne voulut pas même que nous couchassions dans la même chambre, quoique dans deux lits différents.

Bientôt il me conjura, du ton le plus tendre, de me coucher, & de lui laisser passer la nuit debout. „Monseigneur, lui “répondis-je, c'est ce que je ne souffrirai “pas; je suis, aussi-bien que vous, en “état de passer une nuit blanche: nous “nous amuserons, nous causerons, nous “rirons, nous sommeillerons de temps “en temps, chacun de notre côté, sur un “fauteuil, bien séparés, chacun à une “extrémité de la chambre.... „--“ O “mon ami, reprit le Cardinal d'une voix “attendrie, ma conduite doit offenser “le bienfaisant conservateur qui m'a sauvé la vie; je vous dois, du moins, un “aveu de mes motifs; je vous le ferai, “cet aveu, le plutôt qu'il me sera possible. “Croyez qu'il n'est pas encore temps; “croyez que, quand je vous l'aurai fait, “vous verrez mon innocence; vous verrez que je ne suis pas un ingrat“.

J'embrassai le généreux Cardinal avec attendrissement; je lui dis qu'il me confondoit. Je tâchai de prendre un ton gai, qui pût éclaircir ce que cette scene offroit de sombre & de larmoyant. Je parvins à faire rire S. Em. aussi-{?K} bien que nos hôtes qui, nous voyant rester sur pied, ne voulurent pas non plus se coucher. Je fis venir du vin & un violon; je fis danser le pere, la mere & tous les enfans, qui n'avoient qu'un lit pour toute la famille, & qui ne le regretterent pas, en passant une nuit aussi gaie. S. Ém. témoigna quelqu'ombre de satisfaction, &, dès le point du jour, ses gens nous ayant déterrés, vinrent nous prendre. Nous laissâmes nos hôtes bien divertis, bien payés & par conséquent bien contents.

Toutes ces circonstances me firent concevoir, sur le compte de S. Ém. des soupçons que chacun va peut-être deviner; un incident nouveau les fortifia. Poupin, le valet-de-chambre du Cardinal, étoit un beau jeune homme, un peu épr{?K}is de sa jolie figure; il me faisoit des amitiés, dont les Narcisses amoureux d'eux-mêmes ne sont pas prodigues. Un jour je le surpris habillé en femme vis-à-vis de son maître; & il faut avouer que cet ajustement lui alloit parfaitement bien, & qu'on ne pouvoit se dispenser en conscience de prendre Poupin pour une femme. Il rougit, aussi-bien que le Cardinal, dont les yeux très pénétrans chercherent à sonder l'impression, que faisoit sur moi cette vue. Pour moi, je reconnoissois le motif des amitiés dont Poupin n'avoit pas été avare à mon égard. Je ne pus déguiser ce que je pensois, & je fis, à ce personnage, un compliment sur sa figure. Le Cardinal s'écria: „il ne nous est “plus possible de rien cacher au Chevalier.{?K} (car il faut savoir que le nom de Cataudin avoit paru trop ignoble à cet illustre ami, & qu'il m'avoit donné, de son autorité privée, celui de Chevalier de Rosamene). „Oui, mon cher ami, poursuivit le Cardinal, vous allez tout savoir. “Outre la circonstance présente, j'ai un “nouveau motif de vous tout avouer, “parceque je vais bientôt être dispensé de “jouer un rôle qui commence à me peser: “faites-moi le plaisir d'attendre pendant “un quart-d'heure dans ce salon, ensuite “vous saurez tout.“

Je passai seul un quart d'heure fort amusant, quoique dans l'impatience. Je donnai carriere à mon imagination, & je composai d'avance, dans ma tête, un roman de tout ce que je me figurai que le Cardinal alloit me révéler. Enfin un domestique vint me prendre pour me conduire vers S. Ém. J'entrai dans un salon superbe, illuminé comme la plus belle salle de bal. Je vis, sous un dais, au milieu d'un grouppe de belles Dames, une Dame plus belle que les autres, & dont la figure avoit quelque chose d'angélique: elle étoit assise sur un siége élevé comme un trône. Je fus ébloui d'un si brillant spectacle. Je m'avançai, avec un véritable embarras, vers la Dame qui paroissoit au moins une Souveraine. Elle me regarda d'un air riant, & parut jouir un instant de mon embarras: ensuite, se levant, elle me tendit les bras, & je l'abordai en posant un genou à terre. Elle me releva précipitamment, me serra contre son cœur. „O mon sauveur, me dit-elle, “reconnoissez-vous celle à qui vous avez “sauvé la vie?“ Quoique j'eusse deviné le mystere, je reconnus avec stupéfaction, dans la belle Princesse, l'aimable Cardinal qui m'avoit toujours témoigné si tendrement sa reconnoissance.

Je regardai autour de moi, je vis les regards de vingt jolies Dames ou Demoif{?K}elles, qui m'observoient avec attention & en souriant; & je reconnus par degrés, dans elles, tous les jolis domestiques de S. Em. Ce n'étoit donc pas sans raison que je leur avois toujours trouvé, ci-devant, des figures si fines & si délicates.

Je fus enchanté d'un si agréable spectacle. Je balbutiai, à la Princesse, un compliment que mes yeux exprimoient mieux que ma bouche: les siens me parurent plus expressifs que sous son déguisement précédent; ils f{?K}embloient peindre plus que de la reconnoissance, & j'en étois transporté. „Vous “voyez, mon cher Chevalier, me dit la “Princesse, les raisons qui m'ont obligée “d'avoir quelque chose de secret pour “vous; je vais vous les expliquer avec “quelques détails; passez, avec moi, dans “ce cabinet.“ Je l'y suivis; elle me fit asseoir auprès d'elle sur un sofa. Je pris une de ses belles mains, que je pressai tendrement de mes levres enflammées. Elle parut me savoir gré de mon transport. „Oui, mon cher ami, me dit-elle, je suis “une femme. Vous devez connoître le “nom de la Princesse Gémelli. Mon frere “livré à l'état Ecclésiastique contre son “inclination, décoré de la pourpre Romaine dans un âge trop tendre, s'est “permis peut-être, dans cet âge si digne “d'indulgence, quelques irrégularités dans “sa conduite, qu'on a sans doute beaucoup exagérées. Un mari jaloux a voulu “le punir d'un crime qu'il n'avoit pas “commis; car je connois mon frere; ses “principes sont trop austeres pour qu'il “ait jamais pu attaquer le saint nœud “de l'hymen; mais que ne persuade pas “la jalousie, & quelle vengeance n'est-elle pas capable d'inspirer? Bref, ce jaloux, l'un de nos plus grands Seigneurs, “crut s'appercevoir que son épouse le “trahissoit; on lui suggéra que c'étoit le “Cardinal mon frere qui l'avoit débauchée. Elle disparut sur le champ, aussi-bien que mon frere. Que sont-ils devenus “tous les deux? On raconte des choses “terribles de la vengeance de cet implacable jaloux. Il ne s'est répandu que des “bruits vagues sur le sort de nos deux “victimes. On a parlé de poignards, de “poisons, de souterrains; tous ces bruits “contraires les uns aux autres, se détruisoient mutuellement, mais l'idée de la “vengeance restoit; & nous avons toujours eu lieu de craindre le plus triste sort “pour mon frere, & pour la complice infortunée qu'on vouloit lui donner.

“On l'a cru bien décidément puni pour “ses attentats contre l'hymen; mais étoit-il vivant ou assassiné? C'est ce qu'on ne “pouvoit décider. On se hâtoit, cependant, de publier sa mort, pour usurper “sa dépouille. Les nombreux & riches “bénéfices dont il jouissoit étoient des “objets d'envie, & nous allions les voir “sortir de notre famille, qui en a besoin, “parce qu'elle n'est pas riche, quoiqu'il-“lustre.

“Dans cette circonstance embarrassante, “mon oncle est venu me trouver au Couvent de***, où je m'étois retirée depuis mon veuvage; car vous savez sans “doute que, quoique très jeune, j'ai été “mariée pendant quatre mois, & que la “mort m'a trop tôt enlevé mon époux. “Je comptois le pleur{?K}er toute ma vie dans “l'ombre du cloître, mais on ne me l'a “pas permis. Mon frere est mon jumeau; “par un hasard qui n'est pas unique, on “lui reconnoît, avec moi, une ressemblance extraordinaire: c'est ce qui a fait “naître à mon oncle une idée singuliere. “Ma chere amie, m'a-t-il dit, ton frere a “disparu; on veut le faire passer pour “mort, afin de lui ravir tous ses bénéfices; “il faut que tu le remplaces. Ta ressemblance avec lui est extraordinaire; revêtue de ses habits, on te prendra infailliblement pour lui. On sait que tu es “ensevelie dans un Couvent; on t'y croira “toujours enterrée, tandis que tu joueras, “sur la scene du monde, le rôle d'un dignitaire revêtu de la pourpre Romaine. “Je sens bien que cette comédie ne peut “durer long-temps, mais au premier moment, sans doute, ton frere reparoîtra; “ses bénéfices lui seront conservés, & tous “les mauvais bruits, qu'on répand sur son “compte, tomberont par cet heureux ex-“pédient.“

“Cette idée me parut très folle; mais “je me la voyois proposée par un homme “qui devoit avoir plus de bon sens que “moi; je ne fis qu'une foible réfistance: “je me laissai bientôt gagner, & je fus revêtue de la pourpre qui nous rend, à nos “yeux, les égaux des Rois.

“On publia dans Naples, par les soins “de mon oncle, que le Cardinal de***, “après avoir été malade, pendant quelque temps, à la campagne, étoit revenu “convalescent à la ville. Je ne parus point “en public. Ma retraite fit soupçonner “que S. Ém. étoit retenue par une petite “honte assez naturelle, après les bruits “qui avoient couru sur son compte. On “ne chercha point à la voir, afin de lui “donner le temps de reprendre un peu “de confiance. Pour ce qui est de moi, il “n'en étoit pas question; on me croyoit “dans mon couvent. On ne se douta pas “de la substitution, & le Cardinal passa “pour très vivant & réellement existant à “Naples.

“Voilà, cher Chevalier, mon état & “ma position, & les circonstances qui “m'y ont amenée; mais, comme dit mon “oncle, cette comédie ne peut pas durer; “& j'ai l'espérance qu'en effet elle va “bientôt finir. J'ai reçu des nouvelles, “très vagues à la vérité, du frere infortuné “que je fais chercher sans cesse, avec les “soins les plus assidus. On m'apprend qu'il “respire certainement; mais on ajoute “qu'il est enfermé dans un Château qui “passe, parmi le peuple crédule, pour “être au pouvoir des esprits infernaux. Il “regne la plus grande confusion dans ce “qu'on me raconte à ce sujet. Quoi qu'il “en soit, vous pourriez peut-être tirer “mon frere de sa prison. Il me faut un “homme adroit, d'un regard perçant, “d'un cœur intrépide, qui sache voir où “les autres ne voient pas, & s'avancer “où les autres fuiroient, qui puisse enfin “découvrir la prison de mon frere & l'en “délivrer. Je vois, dans vous, l'homme “desiré dont j'ai besoin. Un doux pressentiment me dit que je vous devrai le précieux mortel objet de mes recherches; “&, sauveur du frere & de la sœur, “quels droits n'auriez-vous pas sur nous? “quelles prétentions ne pourriez-vous pas “former? & que pourroit vous refuser “une famille, qui vous auroit de si grandes obligations?

La conclusion de ce discours fut frappante pour moi. La Princesse prononça les derniers mots d'un ton si tendre, si particulier, que je ne pus me dispenser de former les plus heureuses conjectures, & de concevoir presque les plus glorieuses espérances.

Qui moi, bâtard de l' Aventurier François, me voir élevé au rang des Princes! obtenir, pour mon épouse, une Princesse!... Cet espoir m'éblouissoit, mais quoi! me disois-je, ingrat, infidele, pourrois-tu renoncer à ta chere Adélaïde?

Mon Adélaïde est aussi belle que l'épouse de mon pere; elle fait que Julie n'est pas unique dans le monde. Elle n'avoit gueres que douze ans quand je la vis la derniere fois; la pure naïveté de l'enfance, l'innocence & la vague inquiétude du jeune âge se nuançoient sur son visage, qui promettoit la fleur de la beauté & en faisoit voir la timide aurore. Qu'elle étoit touchante! que je l'aimois! comme elle paroissoit m'aimer! comme je la serrois amoureusement sur mon cœur! Quand je la quittai, je la tins long-temps pressée dans mes bras, respirant son haleine, la regardant avec délices. „O mon cher Cataudin, me “dit-elle en pleurant, tu vas me quitter. “Ne m'abandonneras-tu pas? Pourras-tu “te ressouvenir de ta petite Adélaïde? “Elle t'aime; mais hélas! elle est la fille “de ton persécuteur; elle est d'une famille “qui s'est unie avec son chef pour te tourmenter; &, si tu es sensible à son amour, “ne l'as-tu pas trop récompensée? C'est “toi qui soutiens ma timide existence. Je “respire par toi, comme pour toi: tu te “prives de ton nécessaire, pour que ton “Adélaïde jouisse d'une espece d'abondance. Je t'appartiens; tu es le maître “de celle qui te doit sa subsistance; mais “pourras-tu estimer ce qui t'appartient?..“ „Arrête, m'écriai-je, ma chere Adélaïde, “c'est toi qui as commencé à me combler “de tes bienfaits, dans les jours de ton “opulence. J'ai contracté, envers toi, les “dettes les plus sacrées; ai-je aucun mérite “en y satisfaisant? Serois-je assez indigne “pour moins estimer celle que j'ai le bonheur, la gloire d'obliger?“ Alors je lui fis des sermens... ô Cieux! vous le savez. Je vous pris à témoin; je jurai devant vous de n'aimer jamais qu'elle. Après ces serments solemnels pourrois-je la trahir, m'enchaîner au char de la fortune, quitter Adélaïde pour une Princesse? Non; mon Adélaïde est, pour moi, au-dessus de toutes les Princesses; elle m'est d'autant plus sacrée, que j'ai le bonheur de lui être utile dans ce moment. Je le jure de nouveau; jamais je n'aimerai qu'elle:

Elle est mon Univers, ma Fortune & mes Dieux.

C'est ainsi que mon imagination s'exalta, & que je pris des forces, pour résister à la séduction des offres, qu'on ne devoit probablement jamais me faire.

Cependant je ne pus m'empêcher de prodiguer, à la Princesse, mes tendres protestations de reconnoissance, pour les aveux qu'elle m'avoit faits. Je lui témoignai le zèle le plus ardent pour lui rendre son frere. Elle vit, dans mes yeux, l'éclair du courage, & parut concevoir la confiance & l'espoir de me devoir bientôt le précieux mortel, objet de ses recherches.

Elle reprit bientôt la pourpre Romaine, & cette décoration m'imposa plus de respect, sans étouffer entierement un goût naissant, que la beauté m'avoit naturellement inspiré, quand elle avoit daigné paroître à mes yeux sous son vrai costume; je dis un goût, car je ne me sentois une passion véritable que pour mon Adélaïde.

En attendant que j'eusse recueilli toutes les informations nécessaires sur le Cardinal qu'il me falloit chercher, & que je pusse partir pour l'expédition où j'allois m'engager, dans l'unique dessein de plaire à la Princesse, dont j'étois le Chevalier, je lui faisois une espece de cour, avec tout le respect dû à son rang & à son éminente vertu. Je prenois même chaque jour, avec elle, des manieres plus libres, & jusqu'à une sorte de familiarité décente. „Ma chere “petite Éminence, lui disois-je, en lui “baisant sa jolie main, de laqu-elle on “recevoit quelquefois, à genoux, des “bénédictions, quel tendre respect vous “m'inspirez! Il me semble, quand je vous “vois, qu'une balustrade sacrée me sépare “d'un autel que je voudrois embrasser, “avec la dévotion la plus vive. Je vous “adore; car un attachement mêlé d'un si “profond respect, peut bien se nommer “adoration; mais, malgré votre dignité, “une mortelle partage mon cœur avec “vous. Oui, j'aime mon Adélaïde; je “l'adore aussi; car, si elle n'est qu'une citoyenne, l'amour que j'ai pour elle en “fait, à mes yeux, une Divinité.“ Alors je racontai mon histoire à S. Ém. Je détaillai tout ce qui regardoit nos innocentes amours. Elle écouta mon récit avec le plus vif intérêt. Elle fut souvent attendrie jusqu'aux larmes. „O! mon cher ami, me “dit-elle, soyez fidele à votre Amante; “conservez un amour si noble, il vous “honore à mes yeux. Attendez que mes “affaires soient arrangées, & que quelques années vous aient rendu plus propre “pour la vie réguliere & sérieuse du mariage; alors je tâcherai de satisfaire les “vœux de mon cœur en comblant les “vôtres.“ Elle dit, & il lui échappa un soupir, qu'elle s'efforça vainement d'étouffer & de me cacher.

Je fus attendri de la bonté de cette aimable dignitaire, & je lui demeurai plus attaché que jamais. Je continuai, avec un zele infatigable, les recherches que j'avois entreprises relativement à son frere, & j'eus enfin lieu de croire que j'avois découvert son asyle, ou plutôt sa prison. C'étoit aux environs du Mont-Cassin, dans un désert enfermé au milieu des montagnes, qu'il falloit l'aller chercher.

Sur ces entrefaites, j'appris aussi où étoit la retraite de mon Adélaïde, que j'avois perdue de vue depuis quelque temps. Elle m'écrivit la lettre la plus tendre, & m'envoya son portrait. Je montrai l'un & l'autre à la Princesse Cardinal, qui en parut enchantée, & qui me promit que, dès qu'elle auroit repris les habits de son sexe, elle feroit venir auprès d'elle ma chere Adélaïde, pour la garder, jusqu'à ce qu'elle pût l'unir avec moi. Nouveau motif pour moi de hâter l'entreprise qui, en ramenant le vrai Cardinal à Naples, devoit rendre la Princesse sa sœur à son sexe & à son véritable état.

Enfin le jour fut pris pour mon départ. Je m'armai de toutes pieces comme un preux Chevalier; ma belle Cardinale me passa une écharpe brillante qu'elle avoit brodée elle-même. Je la serrai dans mes bras. J'obtins un chaste baiser sur sa joue révérée. Je montai sur mon palefroi, & je partis comme un éclair. J'étois muni d'une ceinture de pistolets dans lesquels j'avois beaucoup de confiance. Le portrait de mon Adélaïde, appliqué sur ma poitrine, m'en inspiroit encore davantage. Je voyois mon Amante, ma Princesse & la Gloire; en falloit il davantage pour me faire braver tous les dangers, & renverser tous les obstacles?

Fin du Livre premier.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SECOND.

Je me rendis, selon les renseignemens que j'avois reçus, dans un lieu très peu connu, quoiqu'assez près du Mont-Cassin, dans une retraite véritablement faite pour receler des criminels. La Nature y portoit une empreinte lugubre, qui sembloit annoncer des scenes effrayantes, dont ce lieu devoit être le théâtre. Des rochers fendus, calcinés par la foudre; des torrens d'eau bouillante, qui tomboient à grand bruit dans des abîmes, d'où sortoient des feux; la lave & toutes les horreurs des volcans; la fumée de soufre qui suffoquoit, la vapeur de l'eau brûlante qui étouffoit, la neige qui tomboit en masses du sommet des rochers, & se précipitoit dans des gouffres sans fond, tout offroit la désolation de la Nature, le cahos & l'empire de la destruction.

Au centre de ce lieu désert, inhabitable, entre deux montagnes, à l'entrée d'une gorge, s'élevoit un vieux Château, qui en fermoit le passage. Ce séjour funebre, en partie creusé dans la roche, sembloit ne pouvoir être habité que par des diables, & passoit en effet, pour n'avoir que de si terribles habitants. C'étoit-là qu'il falloit chercher le Cardinal, &, malgré une secrette horreur, que sembloit inspirer un lieu si étrange, je m'avançai intrépidement vers le dongeon redoutable.

D'après ce qu'on m'avoit dit, je m'attendois à des périls sans nombre; toutes mes armes étoient prêtes & chargées; j'avois dix-huit coups à tirer. J'arrive au pied du Château, sans avoir rencontré ame qui vive. Je comptois qu'il faudroit enfoncer les portes, je les trouve toutes ouvertes. J'entre; je ne vois d'abord personne; mais j'entends chanter, danser, & faire de grands éclats de rire, où le timbre féminin se faisoit remarquer, & m'annonçoit que le beau sexe devoit être nombreux. „Si ce “n'est que cela, me dis je en moi-même, “il ne me faudra pas beaucoup d'héroïsme pour terminer l'entreprise“.

J'avance avec la plus grande confiance, en criant, du ton le plus déterminé: o di casa, (oh! la maison). Une jolie brunette, parfaitement appétissante, sort d'une vieille porte, & vient à moi, les bras ouverts. „Ah! c'est toi, mon cher ami, me dit-elle, comment te portes-tu? Je ne te “connois pas; mais tu parois un bon vivant, tu ne gâteras rien à la compagnie; “viens t'amuser avec les enfans de la joie“. En disant ces mots, elle me saute au cou & m'embrasse de si bonne grace, que je ne puis m'empêcher de la presser dans mes bras caressans. Soudain tout disparoît. Je me trouve plongé dans une profonde obscurité. A la lueur d'une petite lampe, je vois, qu'au lieu d'une jeune fille, je serre dans mes bras un squelette. Ici commence le merveilleux.

Ce merveilleux, cependant, ne sort pas des bornes de la Nature, aux yeux de quelqu'un qui n'est pas crédule. Je sentois fort bien qu'en fermant des volets, on avoit pu amener l'obscurité; qu'à l'aide d'une trape, on avoit pu faire descendre la jeune fille, & monter, à sa place, un squelette. Un moment de réflexion me suggéra cette façon d'expliquer le prétendu phénomene, & m'empêcha de ressentir le moindre effroi. Je regardai autour de moi; je vis, à la lueur d'un pâle flambeau, des spectres difformes, des figures horriblement grimaçantes, des têtes de mort, d'où la lumiere s'échappoit par les trous des yeux & des narines. Je reconnus qu'on avoit travaillé, de longue main, pour effrayer ceux qui oseroient mettre, dans cet asyle, un pied téméraire.

Cependant, j'entendois traîner debruyantes chaînes, & percer, jusqu'à moi, de longs gémissemens. J'avançois toujours, le sabre à la main, sans rencontrer personne. Tout-à-coup je vois sortir, de terre, un homme habillé comme nos Peintres nous représentent le diable, un vrai paillasse, qui me vomit de la flamme & de la fumée, de sa bouche infecte. Je fonds sur lui à coups de sabre: il fait, devant moi, des sauts & des gambades, en reculant bravement. J'avance sur lui; je suis prêt à le pourfendre. Soudain je vois sortir, de terre, un bûcher enflammé, & mon Lucifer fait lestement des sauts périlleux, au milieu de la flamme. J'avois l'air d'un vrai Renaud, procédant à l'entreprise de la forêt enchantée. Je poursuis, intrépidement, mon diable au travers des feux; mais il s'abîme dans la terre, & j'y tombe avec lui.

Je fus renversé légèrement, par ma chûte; mais je me relevai comme un ballon, & je roulai mon sabre en cercle, avec une vivacité éblouissante, qui écarta, de moi, tous ceux qui vouloient fondre sur ma personne. Bientôt j'examinai le souterrain où je me trouvois. Je vis, devant moi, la gueule énorme d'un monstre, ouverte comme un abîme rempli de feux. A travers des flammes bleuâtres, j'apperçus, dans la capacité de cette gueule enflammée, un tribunal, ou conseil de diables, ou prétendus diables. Ils étoient présidés par un démon, dont les cornes ressembloient aux rameaux d'un arbre dépouillé de verdure, par la rigueur de l'hiver. Il étoit assis sur un thrône, qui paroissoit rouge & embrasé; à ses côtés, des conseillers cornus, sur des siéges de la même espece, étaloient leurs figures épouvantables, horriblement difformes. Ils paroissoient respirer parfaitement à leur aise, au milieu de la flamme. Alors le grand diable me commanda, au nom de tout l'enfer, de dire ce que je voulois. „Nobles pendards, leur dis-je, je veux “délivrer, d'ici, le Cardinal de***.“ Sa majesté diabolique me commanda de sortir, sur-le-champ, du Château, &, sur mon refus, elle ordonna à deux diables, de ses satellites, de me saisir, & de me plonger, vivant, dans une chaudiere d'huile bouillante, où je voyois tourner & retourner, à grands coups de fourches, des figures humaines, qui paroissoient pousser des cris affreux. Je vis les fourches ardentes s'avancer vers moi, pour m'enlever, en m'éventrant poliment. Soudain je décharge mes pistolets sur la bande infernale. Plusieurs coups portent, & j'entends mes diables qui poussent des cris horribles. Je saute dans la gueule monstrueuse, & je fonds sur eux, à grands coups de sabre. Tous s'enfuient, jusqu'à Pluton, qui résista le dernier. Je me vois bientôt seul, & je reste plongé dans la plus profonde nuit.

Sans être effrayé, j'étois embarrassé; je n'avois aucune crainte, parce que je sentois bien que si mes ennemis ne m'avoient pas craint eux-mêmes, ils n'auroient pas recouru à la ruse, & à toute cette farce, pour m'intimider: car rien de tout cet appareil infernal ne m'éblouissoit. Je reconnoissois le jeu des étouppes allumées, de l'esprit de vin enflammé, des décorations enluminées, & tout le charlatanisme dont on vouloit m'effrayer. Ces coquins s'étoient emparés du Château, & ils en jouissoient à l'aide de cette comédie, dont ils effrayoient les gens crédules.

A l'air humide & frais, que je respirois dans l'obscurité, je sentis que j'étois dans une cave. Je tâtonnai de tous côtés pour découvrir une issue. Je trouvai un escalier, & je montai, sans crainte; mais je ne tardai pas à m'applatir la tête contre la voûte. Je me trompe, c'étoit seulement contre une trape, qu'il suffisoit de lever pour sortir; mais elle étoit fermée, par une bonne serrure; & sembloit devoir résister aux plus puissans efforts. Cependant je me ramassai, en me roidissant, & me relevant violemment, je frappai de toutes mes forces, non de la tête, je ne l'aurois pas eue assez dure; mais des épaules & du dos. Je répétai ce fatiguant exercice, avec tant de constance, que je vins à bout de faire voler en éclats, la malheureuse trape. Alors je vis le jour, & je sortis du souterrain. J'apperçus un tas de coquins qui se refugierent, chacun dans un trou, & disparurent. Pour moi, je vis que la porte de derriere du Château étoit ouverte, & donnoit sur un très beau parc. Je suivis une allée de peupliers d'Italie, qui me conduisit à une barriere. Je vis que je pourrois escalader, facilement, cet obstacle; & je fus curieux, avant de quitter ce Château, d'y retourner secretement, pour voit ce que deviendroient tous mes diables.

En effet je retournai, le plus secretement que je pus, en suivant les détours, fort ombragés, d'un labyrinthe, afin de n'être pas apperçu, par les honnêtes gens que je voulois épier. Parvenu dans le Château, j'entendis des chants, des cris, tout le bruit d'une orgie. Il y avoit, à la porte de la chambre, où l'on faisoit vacarme, une assez large fente, qui me permit d'en observer les acteurs, tout à mon aise. Je vis tous mes diables, à moitié rendus à la forme humaine; leur tête étoit dépouillée du masque & de la coeffure infernale; le reste du corps étoit encore diabolique. Je reconnus plusieurs paysans du lieu, avec lesquels j'avois déja eu l'occasion de faire connoissance: ce qui m'étonna, c'est qu'ils donnoient, au plus apparent de la bande, le nom de M. le Curé. Étoit-ce vraiment le Pasteur du lieu? A ce qui lui restoit de son travestissement, je reconnus, dans lui, celui qui avoit fait le chef des diables. Deux paroissoient blessés: l'un avoit la tête empaquetée; l'autre, le bras en écharpe; & c'étoit à mes pistolets, qu'ils devoient ces agréments. „Il nous a donné bien du fil à “retordre, disoit M. le Curé; mais je crois “pourtant que nous en voilà débarrassés. “Il faut qu'il soit intrépide, pour avoir pu “résister à tout l'appareil infernal que nous “avons déployé sous ses yeux. Il y a de “quoi tromper les plus fins. C'est un machiniste de l'opéra de Paris qui a arrangé “tout cela. Aussi, depuis vingt ans, tout “le monde en est la dupe: & voilà qu'un “blanc-bec, de dix-sept ans, résiste à tout “cela; mais, encore un coup, nous en “voilà défaits. Buvons.“ On obéit, avec empressement, à M. le Curé. On versa, on but rasade: alors il se passa des scenes, dont je ne puis rendre compte, & dont je m'impatientai d'être spectateur. Je retournai, précipitamment, du côté de la barriere; je l'escaladai facilement, & me voilà hors du séjour prétendu diabolique. Mais pourquoi tous ces gens, qui auroient pu m'exterminer, s'étoient-ils contentés de chercher à m'éblouir, & à m'intimider, par un appareil composé à si grands frais? Je répondrai, que ces frais n'étoient pas faits pour moi seul; & qu'ils aimoient bien mieux faire déserter quelqu'un effrayé, par tous leurs prétendus enchantements, qui alloit ensuite, par-tout, répandre & communiquer sa terreur, que d'assassiner quelqu'un, pour s'exposer à quelque descente de Justice, qui auroit bien pu faire cesser tous les prodiges & chasser tous les diables. J'ai lieu de croire que tels étoient leurs motifs; & je tirai cette conclusion, de quelques-uns de leurs propos.

Le Château, que je venois de traverser, étoit, comme je l'ai dit, à l'entrée d'une gorge, qu'il fermoit exactement. Ce n'étoit pas là le séjour du Cardinal; je m'en apperçus très bien. Pourquoi donc m'avoit-on fait prendre cette route, & traverser ce lugubre Château? C'est parce qu'on ne connoissoit pas d'autre entrée qui conduisît à la prison de S. Ém. Il y en avoit une autre secrete, comme je l'appris depuis, que le propriétaire de cet endroit, persécuteur du Cardinal, fréquentoit, depuis qu'il avoit abandonné son Château aux prétendus démons, & n'osoit plus y passer. Si j'avois, alors, connu cette route, je me serois dispensé de traverser la demeure des diables villageois.

Quant à moi, je me trouvois dans un embarras inexprimable, cherchant, de tous mes yeux, la retraite du Cardinal. Tout-à-coup j'apperçus, dans le lointain, un second Château. Je me hâtai de le gagner. J'appris qu'il appartenoit au duc Spalanzoni, le persécuteur dont je viens de parler. Je ne doutai pas que je ne trouvasse S. Ém. dans ce malheureux séjour. Je voulus donc y pénétrer sur-le-champ.

Je rodai de tous côtés, pour trouver une entrée. Je fis plus d'une lieue autour des murs d'un vaste parc. Ces murs, trop hauts, ne me permettoient aucun passage. Enfin la muraille, un peu démolie, dans un endroit, me laissa la faculté de l'escalader. Je me trouvai dans un parc, ou plutôt, dans un bois touffu. Les arbres étoient des cyprès & autres, d'une verdure triste. Une petite riviere, qui paroissoit noire, parcequ'elle couloit sous une ombre épaisse, offroit l'image du Cocyte ou du Léthé, & ne blanchissoit que dans les endroits où, sur des lits de cailloux, elle se brisoit & rouloit en écumant. Des rochers pendoient en ruine, & la terre, fendue & entr'ouverte, laissoit voir des abîmes, dans le fond desquels les rayons du soleil ne pouvoient percer, où l'on rouloit, précipité, malgré soi; où l'on n'étoit retenu, que par des troncs d'arbres, noueux, inclinés sur l'abîme. Au bas de ces gouffres profonds, on entrevoyoit à peine le ciel, où les étoiles sembloient scintiller pendant le jour. Là, on se sentoit séparé de l'univers, & comme hors du séjour des vivans.

Dans cet asyle funéraire, où je ne m'attendois à voir que des objets lugubres, j'apperçus, au détour d'un buisson, une dame très bien mise, assise sur un bout de roche, au bord d'un ruisseau, inclinée sur son onde, & plongée, à ce qu'il paroissoit, dans la plus profonde méditation. Une thérese, de gaze, couvrant son visage, ne me le laissoit qu'entrevoir; mais, à mon grand étonnement, je crus reconnoître la Princesse Gemelli, dans cette dame voilée; elle avoit même une robe de la même étoffe & de la même façon qu'une pareille, dont ma respectable amie s'étoit revêtue, le jour que j'avois pris congé d'elle, pour la glorieuse entreprise.

Je m'écartai, par respect, de la dame inconnue, afin de ne pas la troubler, dans ses méditations; & je rencontrai bientôt un petit berger, qui faisoit paître fon troupeau sur la pente des rochers. Je lui demandai quelle étoit la dame que je venois de voir au bord du ruisseau. Il me répondit, d'un air franc, que c'étoit la Princesse Gemelli. Je fus très-étonné de cette réponse. „N'est-ce point plus tôt, lui dis-je, le Cardinal de***?“--„Bon, me répondit-il, vous badinez. Le Cardinal de*** “est son frere. Notre Maître lui avoit bien “fait mettre la main sur le collet; mais “le drôle a eu l'art de s'échapper. Sa sœur “nous est tombée entre les mains, & nous “la gardons à sa place. L'une vaut bien “l'autre, & nous ne perdons pas au “change.“

Ce langage me parut clair, & je ne doutai presque plus que ma chere Princesse, depuis mon départ, ne fût tombée entre les mains de ces brigands. Je ne fus plus étonné de la mélancolie dans laqu-elle cette personne voilée me paroissoit abîmée. „Hé “bien, me dis-je, je venois délivrer le “Cardinal, je délivrerai sa sœur. “Je pris mon parti sur-le-champ, & je vis plus de plaisir dans cette nouvelle expédition.

A quelques pas de-là, je rencontrai une jeune femme, qui me parut être de la suite de la Princesse. „Qui êtes-vous, me dit-elle, jeune étranger? Etes-vous ministre “de notre lâche tyran, ou plaignez-vous “son innocente victime?“ Je répondis, que personne n'étoit plus attaché que moi, à la Princesse Gemelli, & que je venois justement pour la délivrer. „Mais, ajoutai-je, est-ce elle ou son frere?“--„C'est “elle, s'écria la jeune femme.“ Elle m'embrassa, en me disant: „vous êtes notre sauveur;“ & folle de joie, elle me mena, en courant, vers sa Maîtresse. „O! “ma Princesse, s'écria-t-elle, voici un libérateur, que le Ciel nous envoie.“

A ces mots, la Princesse souleva ses yeux appesantis, me regarda languissamment, à travers son voile de gaze, & me dit d'une voix basse & presqu'éteinte: „Qui êtes-vous, généreux étranger?“ Je fus étonné de cette question. „Quoi! “belle Princesse, lui répondis-je, ne reconnoissez vous plus celui que vous avez “nommé, vous-même, le Chevalier de “Rosamene? Ne vous rappellez-vous plus “que je viens ici, par votre ordre, pour “délivrer le Cardinal votre frere? Hé “bien, belle Princesse, puisque c'est vous “qui êtes, à présent, au pouvoir de la tyrannie, je vais risquer, pour vous, ma “vie, avec encore plus de plaisir, que je “ne l'aurois fait pour S. Ém.“--„Ah! “s'écria la femme-de-chambre, n'est-ce “pas vous, beau Chevalier, qui avez déja “sauvé la vie à Madame, & dont je lui “ai entendu parler avec tant d'éloge?“ „C'est moi, répondis-je, qui ai déjà été “assez heureux pour lui être utile, dans un “danger qu'elle a couru sur mer, & qui “suis encore prêt à verser mon sang, pour “elle.“ La chere suivante me sauta au cou. „Ma Princesse, dit-elle à sa Maîtresse, “vous devez le reconnoître.“--„Sans “doute, répondit la Princesse; pardonnez-moi, mon cher Chevalier, si j'ai “paru ne pas vous reconnoître; c'est un “effet de ma douleur inexprimable. Sauvez-moi encore une fois, mon tendre “ami. Je ne vous offre aucune récompense pour tant de bienfaits; ils sont “au-dessus de tous les dons, & de tous les “trésors. Le plaisir & la gloire d'obliger, “sont ce qui vous touche le plus. Mon “bien, mon sang, ma vie, tout est à vous. „Délivrez ce qui vous appartient, des “mains de la tyrannie.“ Je fus pénétré du discours de la Princesse, d'autant plus qu'elle parloit avec la poitrine oppressée, & la voix étouffée & méconnoissable. Elle paroissoit fort abattue, autant que je pouvois le reconnoître, au travers de son voile. „Concertez-vous, dit-elle, avec mes “femmes:“ & elle trouva bon que je visitasse le local, pour découvrir les moyens de sortir de cette infernale demeure.

Elle avoit pourtant ses charmes, cette singuliere demeure. Je la parcourois avec une douce mélancolie. Dans une petite allée d'orangers, fort écartée, embaumée par la chûte des fleurs, je rencontrai une jeune demoiselle de quatorze à quinze ans, de la physionomie la plus heureuse, sur laqu-elle ma présence parut faire une impression savorable. Elle me salua avec une ardeur, une grace, & en même temps, un respect singulier. Je fus nécessairement flatté d'un pareil accueil. „Qui êtes-vous, “me dit-elle, beau Chevalier? Je viens “de vous voir parler avec la Princesse “Gemelli; la connoissez-vous?“--„Ma “belle demoiselle, lui répondis-je, peut-être indiscretement, m'est-il permis de “vous avouer que je voudrois bien la délivrer d'ici?...“--„Oh! ne la délivrez “pas si-tôt, reprit la belle personne. Restez “quelques jours parmi nous; croyez-vous “qu'il vous sera impossible de vous y amuser “pendant quelques jours?“--„Avec une “aussi belle personne que vous, répondis-je, “je m'y amuserois pendant une éternité; “mais la Princesse doit brûler de se voir “délivrée.“--„Oh! laissez-la brûler, “reprit la belle; son feu ne doit pas être “ardent. Vous êtes la seule figure humaine “que je rencontre ici depuis des siécles.“ Elle vouloit dire, apparemment, la seule figure d'homme; car enfin, il y avoit des figures de femme, dans cette enceinte; mais la Princesse Gemelli, avec toute sa beauté, ne faisoit, sans doute, aucune impression sur cette jeune personne, & j'étois, en cela, plus heureux que Son Excellence.

La jeune demoiselle me voyant recevoir favorablement ses offres: „Oh! restez, “mon cher ami, me dit-elle avec instance; mais ne vous montrez pas à “maman, car elle voudroit vous prendre “pour elle: elle veut tout pour elle. Vraiment, elle est bien jolie, maman. Mais “me trouvez-vous donc si mal qu'elle le “dit?“ Je lui répondis que je la trouvois charmante; que sa mere auroit beau être jolie, rien ne pourroit plus me toucher après l'avoir vue; je le lui jurai, & elle dut voir, dans mes yeux, que je parlois sincérement.

Il est vrai que la jeune personne étoit enchanteresse; j'appercevois, dans ses grands yeux noirs & pétillans, un mélange de naïveté & d'ardeur, qui m'enflammoit. „Restez, ajouta-t-elle; je ne vous laisserai manquer de rien. Voyez-vous cette “grotte, ajouta-t-elle, en m'y conduisant; “vous trouverez-vous si mal, dans cette “retraite? Je vous apporterai à manger. “Je vous nourrirai comme ce que j'aime “le mieux.“ Elle apperçut que j'étois violemment tenté de me laisser gagner. Je lui tendis les bras, elle s'y précipita; je l'embrassai, elle me le rendit avec une ardeur que je ne puis exprimer, & que son air d'innocence rendoit encore plus agaçante. „Asseyez-vous, me dit-elle, mon cher “ami, je vais vous chercher à goûter;“ & elle s'envola, comme un oiseau, sans attendre ma réponse.

Je regardai autour de moi; je vis une grotte charmante, que toutes les descriptions de grottes, qu'on voit dans les Poëtes, ne pourroient représenter. Des coquillages de mille couleurs, de la mousse, des guirlandes de fleurs; il y avoit de tous ces objets riants; mais on y goûtoit, de plus, je ne sais quoi de champêtre, & en même temps de galant, que je n'avois vu qu'en cet endroit. La fraîcheur qu'on respiroit, l'ombre attendrissante dont on jouissoit, la perspective qu'on appercevoit, du fond de la grotte, tout inspiroit une voluptueuse mélancolie, un enchantement qui captivoit, & enchaînoit dans ce beau lieu.

La jeune personne ne tarda pas à revenir, avec une jolie corbeille remplie de fruits exquis & appétissans. Elle y avoit joint un flacon d'excellent vin de Syracuse. Elle étendit, devant nous, ses petites provisions, me fit asseoir, auprès d'elle, sur un siege de mousse, au bord d'un bassin d'eau pure, me présenta la plus belle pêche de son panier, & m'in vita à manger, avec un doux baiser. Je répondis, de tout mon cœur, à une si tendre invitation; & je fis un goûter délicieux, avec ma chere petite amie. Elle m'aimoit de toutes ses facultés, & me l'avouoit, avec une naïveté enchanteresse, qui annonçoit qu'elle ne se doutoit pas qu'on pût rien reprendre dans ses sentimens, ni même dans les innocentes caresses qu'elle me faisoit; car, il faut l'avouer, elle s'abandonnoit aux mouvements de son cœur, avec une innocence & une franchise sans pareilles. Nous étions, l'un & l'autre, dans un âge bien digne d'indulgence: elle avoit à peine quinze ans, je n'en avois pas dix-sept. Je ne dirai pas jusqu'où nous conduisit l'ascendant des circonstances. Cette scene fut répétée plusieurs fois, avec un plaisir réciproque, & toujours nouveau.

Cependant, les femmes de la Princesse me faisoient aussi, de leur côté, les plus tendres amitiés: elles paroissoient ravies d'avoir un homme au milieu d'elles; & elles m'engagerent à y rester quelque temps, & à ne pas presser la conclusion de mon entreprise. „Dans peu de temps, me dirent-elles, le Duc Spalanzoni, notre “tyran, aura besoin de tout son monde, “pour une fête qu'il doit donner à vingt “milles d'ici: il sera donc obligé de dégarnir ce Château, pendant quelques “jours, & de n'y laisser presque personne “pour nous garder. Alors, il vous sera “plus aisé de nous enlever, & vous aurez “moins d'obstacles à vaincre. Attendez “donc, mon cher petit ami; la Princesse “l'agrée; nous ne vous laisserons manquer “de rien, & nous nous amuserons de tout “notre cœur.“

Ce petit serrail me plaisoit assez, & je ne voyois pas pourquoi j'aurois fait le cruel, en refusant d'y vivre à souhait, & d'être le coq au milieu de toutes ces poulettes, auxqu-elles un homme, dans ce désert, paroissoit un Dieu. J'étois fervi avec une profusion, avec une délicatesse exquise. Je n'ai jamais fait si bonne chere. J'en avois besoin. Les plaisirs vinrent habiter ce séjour de deuil & de punition. Je me partageois entre ces femmes & ma petite Agnès: c'étoit le nom de la jeune personne. Elle me faisoit des reproches de les voir: elle vouloit que je fusse tout à elle. Je me gardois bien de dire aux autres que j'avois ce joli morceau de réserve.

Il n'y avoit que la Princesse que je dusse respecter dans ce petit paradis terrrestre. Elle me mena promener avec elle, deux ou trois fois. Elle m'entretint toujours du ton le plus grave & le plus sérieux. Sa conversation étoit philosophique, & au-dessus de son sexe. Je ne reconnoissois pas sa voix. Il est vrai qu'elle étoit éteinte par un gros rhume. Je ne reconnoissois pas non plus sa taille; je trouvois cette dame plus grande, ainsi vêtue, qu'en Cardinal; mais les femmes paroissent toujours plus grandes sous les habits de leur sexe, que sous ceux du nôtre. Pour son visage, je ne le voyois qu'à travers une double gaze; il me paroissoit moins délicat que celui de la Princesse Cardinal, mon amie; mais je me répondois, à cela, que les femmes paroissent toujours plus mignonnes, comme plus petites, sous nos habits, que sous les leurs. Mais je ne reconnoissois point, dans les les regards de cette Dame voilée, ce tendre intérêt, qui brilloit dans ceux de ma chere petite Éminence. Je me sentois moins ému auprès de la recluse; il y avoit quelque chose de plus austere dans notre conversation. Il me sembloit que je parlois avec un homme; & je me doutois que cela étoit vrai.

Enfin, le mystere fut bientôt découvert. Dans une conversation que j'eus, pendant une promenade, avec cette Dame imposante. „Vous avez donc vu ma sœur, me “dit-elle?“ Ce mot échappé fut un trait de lumiere. Je regardai fixement le personnage. „C'est donc vous qui êtes le frere, “lui dis-je; je m'en étois douté. Je ne “reconnoissois pas ma chere Princesse Gémelli. Ici la prétendue Dame parut déconcertée, & me dit, en m'embrassant: „Mon cher ami, je vois que, malgré “votre grande jeunesse, vous êtes un “homme prudent, & que je puis me fier “à vous. Il est clair que je suis un homme, “& je ne puis le nier; mais je vous dois “compte des raisons, qui m'ont fait “endosser l'habit de femme. Le Duc Spalanzoni est jaloux, & il a peut-être quelques motifs, quoique je sois pourtant “fort innocent à son égard. Je ne vous “peindrai point les circonstances, qui lui “ont fait penser que sa femme le trahis-“soit avec moi. Quoi qu'il en soit, il a “trouvé un moment favorable, pour me “faire enlever; il en a profité, & il a fait “semer, dit-on, le bruit de ma mort. Le “scélérat m'a fait d'abord enfermer dans “un souterrain, où j'ai souffert, pendant “deux mois, des horreurs que je veux “épargner à votre sensibilité. Enfin, j'ai “eu le bonheur de m'esquiver par l'entremise d'un confesseur, à qui j'ai promis “une forte récompense, & qui a daigné “faire le bien, dans cet espoir intéressant. “Je me suis déguisé, d'abord, en femme, “pour cacher, dans ma fuite, la route “que je prenois. Je me suis réfugié dans “un Couvent, où je savois ma sœur enfermée volontairement; mais je ne l'y “ai pas trouvée: elle avoit décampé depuis quelque temps; & l'on répandoit “le bruit de sa mort. Je me doutois bien “qu'elle n'étoit pas plus morte que moi; “mais je savois qu'elle avoit une forte “pension de la Cour, qui faisoit l'article “principal de sa fortune, & qu'on lui “avoit passée, comme une récompense “des grands services rendus à l'État par “feu son mari. Je me dis: „on ne va pas “tarder, dès la premiere nouvelle de sa “prétendue mort, à lui rayer sa pension; “quand elle reparoîtra elle aura la plus “grande peine à se la faire rétablir; & si, “par hasard, on a transporté cette pension à quelqu'autre, il deviendra presque “impossible, pour elle, de la recouvrer.“ “D'après cette idée, &, sur la réflexion “qu'on me reconnoissoit une ressemblance “frappante avec ma sœur, je me suis avisé “d'endosser l'habit de femme, afin de “jouer son rôle, & de me donner pour “elle. L'artifice a réussi, & ses pensions lui “sont conservées; mais j'ai eu le malheur “de retomber dans les mains de mon persécuteur. Il m'a pris en effet pour ma “sœur, & je m'attendois qu'il me lâcheroit; mais il m'a dit: „Votre frere m'est “échappé, vous devez savoir où il est: “quand il viendra se mettre en votre “place, je vous lâcherai.“ A ces mots, il “m'a tourné le dos, & m'a fait conduire “dans ce désert, où je languis, depuis “trois mois, sans savoir au juste comment va ma sœur, & comment va le “monde.“

„Il va le mieux du monde, répondis-je “à la dame Cardinal; la Princesse votre “sœur jouit d'une parfaite santé. Vous “lui avez rendu, sans doute, un très-grand service; mais vous n'avez pas “senti que, tandis que vous luiconserviez “ses pensions, vous pouviez perdre vos “bénéfices: elle l'a senti pour vous, & “vous les a conservés par un procédé semblable au vôtre. Elle s'est revêtue de là “pourpre Romaine, s'est donnée pour “Votre Éminence, & s'est vue prise, par “tout le monde, pour ce qu'elle vouloit “paroître. Vous êtes bien jumeaux; l'amitié fraternelle vous a inspiré, à tous “deux, le même dessein.“--„Oh, oh! “cela est plaisant, me dit, en souriant, le “Cardinal; le frere, déguisé en femme, “joue le rôle de la sœur, pour lui conserver son bien; & la sœur, déguisée en “homme, joue le rôle de son frere, pour “le même objet. Je suis doublement enchanté de ce que ma sœur me donne “des preuves si tendres de son amitié pour “moi; & de ce qu'elle me conserve ma “fortune. Il faudra nous hâter, mon cher “ami, d'aller la rejoindre, afin que nous “reprenions chacun notre véritable rôle.“

Je ne me pressois pas; & j'avois des raisons de goûter ce séjour. Ma petite Agnès, sur-tout, me faisoit passer les plus délicieux momens; mais si l'on dit, „rien “de nouveau sous le soleil,“ on peut dire aussi, „rien de durable.“ Il n'y avoit pas de jour que je n'allasse dans ma grotte, trouver un Eden, où mon Agnès jouissoit autant que moi. Jamais le pere des hommes ne put goûter autant de plaisir, avec sa compagne, dans le secret asyle qui servit de berceau à ce pauvre genre humain; mais mon Agnès avoit une mere, ce que n'avoit pas la premiere des femmes. Cette mere étoit un trouble-joie, comme les autres; elle s'approcha, sur la pointe du pied; soit qu'on l'eût avertie de nos plaisirs, ou que le hasard seul l'eût amenée. Abîmés dans un torrent de délices, nous étions morts à tout l'Univers, & nous n'existions que l'un pour l'autre. Tout-à-coup nous entendîmes une voix redoutable, qui nous tira de notre ivresse, & nous rappella du ciel en terre. „ Bravo, couple insolent, s'écria cette voix terrible. Voilà “donc comme vous employez votre “temps!“ Nous plongeons, tous les deux, la tête, & nous n'osons d'abord lever les yeux. Enfin nous hasardons un regard timide, & nous entrevoyons une Dame en fureur, dont les yeux paroissent deux foudres. C'étoit la mere d'Agnès.

Sa fille se leve toute tremblante, & se précipite à ses genoux. “Sortez, lui dit-elle, mademoiselle, & allez vous enfermer dans votre chambre...“ La jeune Agnès ne se le fit pas répéter; elle sortit toute honteuse. Je voulus la suivre: „Où “allez-vous, Monsieur, me cria la mere? “croyez-vousque je vous envoie vous enfermer avec ma fille; restez.“ Je reste. La Dame m'examine d'un œil perçant, & je crois m'appercevoir que l'examen ne m'est pas défavorable. Cependant elle s'efforçoit toujours d'affecter du courroux. „Hé bien, “quoi, me dit-elle? Vous m'allez dire, “pour excuser votre faute, que vous êtes “jeune; je le vois bien; mais vous croyez-vous, pour cela, en droit de tout faire? “Qui êtes-vous? d'où venez-vous? “comment vous trouvez-vous ici?“--Madame, lui répondis-je, j'espere que “ma sincérité me rendra plus excusable à “vos yeux. Si vous avez quelques moments “à me donner, je vais vous faire un récit “qui doit être mon apologie.“ Elle y consentit, & je lui racontai mon histoire, depuis l'instant que j'avois acquis la connoissance du Cardinal de***. Elle m'écouta, avec la plus grande attention, & je crus voir un tendre intérêt se peindre dans ses beaux yeux; car elle étoit fort belle. Elle n'avoit pas trente ans, & ses appas étoient de la plus grande fraîcheur. Je m'apperçus des dispositions heureuses où elle entroit en ma faveur; je résolus de les seconder. Je pris sa main, & j'y portai mes levres enflammées. J'étois à ses genoux, je lui baisois les mains; elle paroissoit flattée de mes transports. „En vérité, c'est “un enfant, dit-elle; mais demandez-moi à quoi il s'amuse; il courtise un “enfant, tandis qu'il pourroit adresser “plus haut ses hommages. Je vois bien “qu'il faut que je vous excuse. Je dois “même vous decouvrir, pour répondre “à votre confiance, comment & pourquoi “je suis ici renfermée. Je suis l'épouse du “Duc Spalanzoni le persécuteur du Cardinal de***; car je me doute bien que “vous savez déjà que la prétendue Princesse, ici recluse, est un homme, &, “qui plus est, un Cardinal. Mon mari, “jaloux, s'est imaginé que, tous deux “ensemble, nous avions fait brêche à “l'honneur conjugal; ce qui est faux, décidément faux. Il nous a punis tous deux, “d'abord cruellement, dans un souterrain “différent; mais le Cardinal ayant eu le “bonheur de s'échapper, s'est déguisé en “femme; il a été rattrappé sous ce déguisement, & pris pour sa sœur. Mon mari “a eu l'iniquité de retenir cette prétendue “sœur; mais ne lui en voulant pas personnellement, il l'a traitée avec moins “de rigueur, que son frere, & s'est contenté de l'enfermer dans cet enclos. Pour “lui rendre même la vie plus supportable, “il a voulu lui donner de la compagnie; “Pour cet effet, il m'a tirée de mon cachot, & m'a mise, avec ma fille, auprès “de sa prisonniere, afin que nous puissions jouir ensemble de quelque société “dans cette indigne retraite; nous y formons, avec nos femmes, une petite “peuplade femelle, qui avoit besoin de “quelques personnes du sexe vénérable, “pour acquérir je ne sais quoi de plus piquant. Ainsi, vous voyez que mon mari “a très bien choisi sa vengeance, & que “sa jalousie l'a bien éclairé. Pour moi, je “ne puis dire que je goûte de grands plaisits dans cette retraite; mais je n'y refuse “aucun de ceux qui se présentent; & je “préfere cette vie uniforme au dégoût de “vivre avec mon tyrannique époux.“

Ici les yeux de la Dame devinrent décidément tendres: sa beauté naturelle en fut redoublée; & je vis que j'allois obtenir ma grace, pourvu que je voulusse bien transporter à la mere, les sentimens qu'elle m'avoit vu prouver à sa fille.

Tout-à-coup elle appercut cette chere enfant qui venoit, à la dérobée, voir si sa mere étoit encore avec moi. Elle reprit sa colere, & lui lança un regard foudroyant, qui fit fuit à toutes jambes la timide donz-elle. Je crus devoir appaiser l'altiere Duchesse par des caresses, assez respectueuses d'abord, qui furent bien reçues. „Vous “êtes fait comme les autres, me disoit “cette Dame, vous faites des amitiés à “la maman, pour avoir la fillette...“--Ah! madame, lui répondis-je, quelque “séverement que vous puissiez vous juger, “pouvez-vous croire que vous ne méritez “pas d'être aimée pour vous-même?“ Malgré la décence & l'honnêteté de mes vues; malgré le scrupule que j'avois, de brûler mon encens aux pieds de la mere, après avoir rendu si récemment le même hommage à sa fille, je devins le Jupiter de cette belle Junon, qui avoit réellement la ceinture de Vénus. Ceux qui ont lu l'Iliade peuvent se figurer le couple immortel heureux, sur le mont Ida; le mystere étendant autour d'eux un nuage; la terre enfantant des fleurs pour leur servir de lit, de couronne & de parfum; mais que l'imagination du lecteur n'aille pas, cependant, plus loin que mes confessions; qu'on ne se figure pas que je m'avoue pour entièrement criminel. Je dis simplement que je sus appaiser l'altiere Junon, la satisfaire même, faire éclorre, dans ses yeux, l'étincelle du plaisir; & lui rendre enfin l'hommage que méritoit sa beauté.

„O! mon cher ami, me dit-elle enfin, “dans un transport amoureux, il ne faut “pas songer à partir sitôt d'ici; il suffit de “vous y mettre en sûreté. Si mon mari apprenoit qu'il y eûtun homme parmi nous, “cet infortuné seroit perdu. Il faut savoir “vous cacher, en vous laissant toujours voir. “Vous êtes fort jeune, & d'une figure très “gracieuse, je veux vous déguiser en femme; & vous en serez mieux traité.“

Je fus donc bientôt déguisé en femme, &, vû ma grande jeunesse, ma figure ne parut pas monstrueuse sous cet ajustement. Tout le monde me fit fête; ma petite Agnès, elle-même, sourit à mon déguisement. La chere enfant! j'avois beaucoup plus de peine à la voir que ci-devant; mais si la jalousie nous épioit, l'amour veilloit en notre faveur. Cette aimable novice me plaisoit mieux que sa mere, parce qu'elle étoit plus innocente. Elle étoit, d'ailleurs, toute à moi; & je soupçonnois que la Dame altiere se partageoit entre le Cardinal & moi. Ce Prélat, quand je me promenois avec lui, m'étaloit, il est vrai, la morale la plus sévere; mais je croyois qu'avec Madame, il descendoit, de l'empirée, dans la moyenne région.

Cependant, le mari s'inquiéta. Avant mon arrivée, on lui écrivoit, presque chaque jour, des lettres à genoux, d'humbles suppliques, pour le conjurer de rendre la liberté au malheureux troupeau. Depuis que je me trouvois, au contraire, dans ce gentil bercail, on ne s'y ennuyoit plus; on ne demandoit plus à en sortir. Le tyran fut d'autant moins tranquille, que son monde l'étoit davantage. Un beau matin il arriva, au moment où il étoit le moins attendu, & surprit étrangement tout le monde. Il vint même dans la grotte, & me surprit avec son épouse, sans qu'on eût eu le temps de me faire évader. Il y avoit de quoi nous déconcerter; mais les femmes ne perdent pas la tête. La Duchesse examina son mari, observa ses regards, les vit se tourner avec passion vers moi. C'est alors qu'elle s'applaudit de m'avoir déguisé en femme. Sous cet habit, je fis, soudain, la conquête du jaloux; il ne tarda pas à en résulter, pour nous, les plus heureux effets.

Ce jaloux étoit un galant transi, qui faisoit l'amour à l'Espagnole; cela me convenoit beaucoup plus que s'il avoit voulu m'assommer de ses caresses, qui n'auroient eu rien de fort attrayant pour moi. Il ne me parloit jamais qu'un genou à terre. Il se contentoit de baiser respectueusement le bas de ma robe. Je m'amusois quelquefois de ses respects, de ses attentions minutieuses, de tous les détails de la petite cour qu'il me faisoit: ces risibles hommages, adressés à un homme, devenoient autant d'imbécillités.

Il n'osoit exprimer son amour, que par ses galanteries; tout le monde s'en appercevoit, &, comme chacun savoit qui j'étois, mon adorateur se trouvoit, sans le savoir, le jouet de la petite société. Il me donnoit des fêtes superbes, dont tout le monde jouissoit, en se moquant de lui. Notre séjour devint un petit paradis, grace à la bonté de notre tyran, qui méritoit bien le sort qu'il éprouvoit. Je n'étois jamais seul avec lui; son épouse, qui me faisoit passer pour une de ses femmes, ne le permettoit pas; mais elle souffroit que je fusse souvent seul avec elle; ce qui, aux yeux de cette maligne société, ajoutoit à ce qu'il y avoit de plaisant dans sa position.

Je me trouvois dans la même situation que Mme. de la Valliere, qui jouissoit des fêtes que Louis XIV ne donnoit réellement qu'à elle, en paroissant les donner à toute sa Cour. Je tenois à l'écart, le plus que je pouvois, le tyran qui avoit l'honneur de m'adorer en secret. Je jouissois de plusieurs tête-à-tête avec la Duchesse, qui étoit véritablement aimable, pour tout autre que sa fille & son mari. J'avois, à la dérobée, quelques petits entretiens secrets avec la jeune Agnès; c'étoient-là les plus délicieux de mes plaisirs. Quelques femmes du Cardinal venoient aussi, quelquefois, briguer l'honneur de contribuer à mon amusement. Je goûtois enfin, dans la conversation du Cardinal, les plaisirs de l'ame & ceux d'une pure amitié.

Notre désert étoit bien changé. Tous les arts avoient contribué à son embellissement. La main des hommes avoit tiré parti de la Nature, pour lui donner un air plus riant. On voyoit des guirlandes de fleurs marier ensemble les pins & les cyprès. Des décorations théâtrales, des kiosques, des pavillons brillans, des sallons de verdure, tout contribuoit à orner ce beau lieu, & à substituer l'Élisée aux horreurs du Tartare. J'étois l'objet caché de toutes ces dépenses; & j'en jouissois, aussi bien que des autres plaisirs plus secrets, dont j'ai parlé; mais j'en goûtois un bien plus grand, & d'une nature inconnue à tous les membres de notre société. La grotte où j'avois vu la petite Agnès, pour la premiere fois, étoit presque le seul asyle où l'art n'avoit point violé le charme agreste de la Nature sauvage. Je m'y retirois souvent seul. Les allées de cyprès qui y conduisoient, & l'intérieur de la grotte même, tout inspiroit, de ce côté, une tendre mélancolie, & ce doux recueillement de l'ame qui, dans un calme parfait, entend là pure voix de la raison & de la vertu, effacée par un bruit continuel dans le tumulte du monde. Là, l'image de ma chere Adélaïde se présentoit à moi. Si pure dans ses mœurs, elle me paroissoit une divinité, comparée aux femmes qui m'environnoient. J'éprouvois les sentimens du plus pur amour; & l'attendrissement le plus noble & le plus honnête pénétroit mon cœur. Je rougissois de ma situation présente; je versois de douces larmes. Je baisois le portrait de mon Adélaïde; & son fantôme adoré me sourioit d'un sourire céleste, qui sembloit m'enlever dans les cieux. Je conservois long-temps dans mon cœur, ces sensations honnêtes & voluptueuses; & j'étois deux jours sans vouloir communiquer avec toutes nos beautés, qui me prenoient alors pour un capricieux & un extravagant.

Rien ne lasse tant, & si tôt, que le plaisir; je ne tardai pas à m'en appercevoir, & je desirai, très ardemment, de quitter ce beau séjour. Je prouvai, à mon respectueux tyran, que sa vengeance avoit été assez longue & assez complete; & qu'il devoit rendre la liberté à son épouse & à la sœur du Cardinal, qui étoit innoceme des faures de son frere. „J'en conviens, me dit-il, “adorable personne; mais en fai sant sortir “les coupables de leur prison, je vous en “ouvre aussi les portes; &, par cette condescendance cruelle, je me prive de ce “que j'adore.“--„Comment, Monsieur, lui dis-je, oseriez-vous aussi me “retenir en prison?“--„A Dieu ne “plaise, me répondit-il, que j'aie une “idée si sacrilége! C'est moi qui suis votre “prisonnier. Vous êtes ma souveraine. “Trop heureux que vous daigniez me “souffrir à vos pieds!“--„Hé bien, “Monsieur, repris-je, si je suis votre souveraine, en cette qualité, je vous ordonne de rendre la liberté à vos prisonnieres.--„J'obéirai, dès aujourd'hui, “Madame, répondit-il; un ordre de votre “part, est une faveur qui me comble de “joie; mais promettez-moi que, de retour à Naples, vous souffrirez que j'aille, “chaque jour, vous rendre mon hommage, au moins sous vos fenêtres; & “que, quelquefois, vous me laisserez pénétrer jusque dans le sanctuaire de ma “divinité.“ Je daignai, comme Jupiter, d'un signe de tête, lui faire tacitement la promesse qu'il me demandoit. Il en parut transporté; & pour mettre le comble à son ravissement, il eut l'inestimable plaisir de baiser, à deux genoux, la main de sa souveraine. Il me quitta, rajeuni de moitié, touchant à peine la terre, de son pied goutteux, & savourant tout le prix de son bonheur.

Il alla, sur le champ, trouver son épouse; „Vous voyez, lui dit-il, que quand on “ose me manquer, je sais punir comme “il faut. Enfin le jour de la clémence est “arrivé. Je veux bien vous rendre la liberté, aussi-bien qu'à la sœur du Cardinal. Madame la Duchesse, qui ne se trouvoit pas excessivement punie depuis mon arrivée, ne souhaitoit pas de sortir de prison. „Hé bien, que veut-il dire, s'écriat-elle? quel est donc ce caprice? “Vous devenez fou. La tête vous tourne “pour une femme-de-chambre, le bel “objet de votre noble passion. C'est vous “qui prétendez nous punir; & c'est vous “qui êtes le coupable, & qu'il faudroit “enfermer aux petites maisons.“

Le Cardinal reçut, beaucoup mieux, la grace que lui annonçoit le tyran. Il fit tous ses arrangemens pour partir le jour même; & Madame la Duchesse ayant feint, depuis quelques jours, de me céder à lui, il résolut, sans pitié, de m'emmener avec lui. Le Duc en fut consterné. „Qui? vous, “me dit-il, vous digne de briller sur un “trône, vous vous trouvez réduite à être “dame de compagnie d'une Princesse! “Ah! si vous me permettiez de réparer le “tort que vous fait la for tune, la mienne “est assez considérable, pour que je puisse, “sans altérer l'ordre de ma maison, vous “tirer d'esclavage, & vous mettre en état “de ne dépendre que de vous-même.“ Je lui répondis que nous verrions, quand nous serions à Naples, ce que nous aurions à faire. Je pris congé, gravement, du larmoyant vieillard. Sa chaste moitié m'embrassa, avec la plus vive tendresse, devant fon mari, qui applaudit à son transport. Elle me fit jurer de la voir souvent, à Naples. Pour la petite Agnès, il est impossible de peindre fa naïve douleur, & son innocence, qui perçoit à travers ses larmes. „Ah! mon bon ami, dit-elle, m'abandonnerez-vous? On parle déjà de me marier. “A qui? bon Dieu. Si c'étoit à vous ..... “Mais c'est à quoi l'on ne songe pas.“ Nous restâmes long-temps les bras entrelacés, joue contre joue, confondant nos larmes. Nous jurâmes de nous aimer éternellement, & de nous voir le plus souvent qu'il nous seroit possible. Je regrettai, du fond du cœur, cette charmante enfant.

Enfin je quittai ma jolie retraite, avec le Cardinal & sa suite; & nous volâmes dans les bras de sa sœur. Ainsi cette entreprise, pour laqu-elle j'avois amassé fusil, labre & pistolets; dans laqu-elle il sembloit qu'il falloit pourfendre des géants, exterminer des légions de diables, & faire couler des ruissi{??} aux de sang, fut terminée, comme on voit, de la maniere la plus gracieuse & la plus amicale.

La Princesse Gémelli nous reçut comme deux êtres célestes: elle m'appella, de non-{??}eau, son sauveur & celui de son frere. Le Cardinal convint qu'il me devoit la vie & le bonheur. J'eus beau dire que je n'avois point été obligé de combattre. „Tant “mieux, me répondit-on; il n'y a point eu “effusion de sang; mais en doit-on moins, “à vos bontés, & à vos secours, la délivrance du Cardinal?“ Je m'amusai un instant du contraste que m'offroit le frere habillé en femme, & la sœur déguisée sous les ornements d'une dignité, qui ne convient qu'à des hommes.

Dès le souper, la Princesse reparut sous les habits de son sexe, & je trouvai, dès-lors, un air plus tendre dans les regards qu'elle m'adressoit à la dérobée. Le Cardinal reparut sous la pourpre Romaine, & l'échange fut complet. Ce dignitaire étoit d'une gravité rigoureuse, d'une philosophie dont on n'a point d'idée. Jadis, m'assuroit-on, il étoit riant & badin. Deux mois passés dans un fouterrain, sans livres & sans lumiere, l'avoient beaucoup éclairé{??} & en avoient fait un très austere & très profond raisonneur. Il re{??}toit amèrement le temps qu'il avoit per{??} dans les plaisirs, & ne parloit que de réforme & de pénitence.

Cependant il fut obligé de reparoître dans le monde, où il reçut un accueil d'autant plus statteur, que depuis long-temps on ne le voyoit plus dans les cercles. On ne s'apperçut, dans la société, de rien qui fût relatif au travestissement réciproque du frere & de la sœur. La Princesse ne jugea pas à propos de retourner dans fon Couvent. Pour S. Ém. il y a apparence qu'elle recouvra bientôt le goût du plaisir; mais si elle reprit les mœurs de Sybaris, elle conserva le langage de Sparte.

Sa sœur avoit le cœur plus tendre & plus sensible. Elle étoit d'une beauté réguliere, & en même temps piquante; mais cette beauté n'étoit rien encore en comparaison de cette physionomie parlante, où transpiroit son ame presque nue. Comme la reconnoissance, qu'elle me peignoit, y paroissoit pure & attendrissante! Comme elle approchoit de l'amour! Je la surprenois souvent fixant sur moi un regard doux & languissant, & poussant un soupir. Elle étoit abîmée dans une mélancolie, qui la tendoit plus touchante à mes yeux, sur-tout dans le soupçon où j'étois, que je pouvois en être secrètement la cause. Nous avions ensemble des entretiens, Dieu! quels entretiens! Je n'en aurois pas eu de plus délicieux avec mon Adélaïde. Elle m'en parla un jour, de cette chere Adélaïde. „Il est temps enfin, me dit-elle, “mon cher ami, de faire venir le digne “objet de votre amour. Il faut, à présent, “que je puisse voir, auprès de moi, cette “belle personne, lui rendre les devoits “de mere ou de sœur, vous la présenter “pour épouse, & vous voir heureux avec “elle.“ Elle ne put dire ces mots, sans essuyer une larme & laisser échapper un soupir.

Sur-le-champ j'écrivis à mon Amante: „j'ai trouvé un Ange, ma chere Adélaïde, accours, viens, que je te mette “dans ses bras. C'est une Princesse, qui “veut te traiter comme elle-même, faire “de toi, son intime amie, & te donner, “pour époux, le tendre choix de ton “cœur.“

Je reçus bientôt une lettre d'Adélaïde, qui m'apprenoit qu'elle alloit partir incessamment; & me témoignoit, d'un style enchanteur, tous les sentimens que lui inspiroit une Dame si généreuse. Je montrai sa lettre à la Princesse, qui l'admira ha{??} tement, & me dit les choses les plus flatteuses à ce sujet. „J'aurai donc l'avantage, “dit-elle, de pouvoir faire deux heureux. “Ah! si je ne puis l'être moi-même, ce “sera du moins un dédommagement. Je “ne pourrai plus vivre dans moi-même; “je vivrai dans vous, heureuse de votre “bonheur.“

On sent combien de pareils sentimens, de la part de cette adorable Princesse, devoient m'inspirer, pour elle, un tendre attachement. Sans le profond respect-que je devois à toutes ses qualités, elle eût sans doute balancé, dans mon cœur, ma chere Amante. Hélas! elle m'eût permis l'amour. Elle gémissoit en secret de ne pas me l'inspirer, parce qu'elle le ressentoit pour moi. Elle daigna se confier assez à l'honnêteté des sentiments qu'elle me connoissoit, pour me faire un aveu si délicat. Elle me confessa même que sa famille avoit la plus haute idée de moi, & des obligations qu'elle croyoit m'avoir; que me sachant fils d'un Marquis, & enchantée de mes qualités personn-elles, elle n'auroit pas été révoltée d'une alliance contractée entre la Princesse & moi; que ma trop grande jeunesse étoit presque la seule objection qu'elle eût faire contre une pareille proposition; objection qui n'étoit pas insurmontable. Mais la Princesse reconnoissoit les droits sacrés d'Adélaïde, & lui faisoit le sacrifice de ses vœux & de ses espérances.

En attendant l'arrivée d'Adélaïde, je me répandois dans les sociétés de Naples; je voyois, tous les jours, à la Cour, le Duc Spalanzoni mon adorateur, qui me cherchoit de tous les côtés, & qui ne me voyoit pas, quoiqu'il m'eût sous les yeux. Enfin il remarqua ma figure, qui lui plut. Il m'aborda, me dit qu'il me trouvoit de la ressemblance avec une personne qu'il aimoit, qu'il avoit perdue, & qu'il cherchoit de tous côtés. Il me fit compliment de ressembler, quoiqu'en laid, disoit-il, à une si belle personne. „Vous saurez, me “dit-il, qu'étant femme, elle a, sur vous, “l'avantage du teint & des traits, qui sont “infiniment plus délicats chez elle, que “chez vous; cela doit être; elle est aussi “plus grande que vous. En vérité, vous “n'avez point vu de beauté pareille. La “blancheur du lis, les roses épanouies.... “Je m'y perds. En un mot, sa figure est “céleste. J'avois eu le bonheur de lui inspirer une véritable inclination, d'autant “plus piquante, qu'elle cherchoit à me la “cacher, & que j'avois su la deviner, sans “qu'elle m'en eût jamais fait l'aveu. Hélas! “elle a disparu. Je la cherche vainement. “Elle a eu la force, sans doute par vertu, de “se dérober à un homme, qu'elle aimoit, “pour éviter de succomber dans ses bras.“ Je félicitai, le plus sérieusement qu'il me fut possible, M. le Duc, sur la beauté de sa maîtresse, & sur le bonheur qu'il avoit de lui plaire.

La Duchesse & sa fille, qui me connoissoient plus particulièrement que M. le Duc, avoient très bien su me reconnoître. Elles vouloient continuer, à Naples, le genre de vie qui leur avoit tant plu dans la retraite du Mont-Cassin. La mere s'apperçut que sa fille, en entrant dans l'âge de puberté, étoit déja en chemin de devenir mere. Il falloit donner une pere à l'enfant, qui étoit en route. On maria promptement cette beauté précoce. Le pere, qui comptoit tout deviner, prétendoit voir que sa fille étoit déja nubile. J'ai su, depuis, qu'au bout de sept mois, la belle Agnès gratifia son époux d'un petit citoyen, dont il crut être pere; & que le Duc félicita beaucoup, à cette occasion, son gendre & sa fille. „Ce “que c'est, disoit-il, que de commencer “de bonne heure! Voyez comme la nature “est dans l'effervescence, & comme elle “précipite ses opérations.“

On proposa aussi un mariage à ma belle Princesse. Ce mariage étoit avantageux du côté de la fortune; &, comme elle étoit décidée à me laisser à ma chere Adélaïde, son frere ne voyoit pas pourquoi elle refusoit un si bon parti. Il la pressoit beaucoup, aussi-bien que toute sa famille, à laqu-elle on me pria de me joindre, pour tâcher de la persuader. J'osai donc prier ma respectable amie, d'accepter cet honorable parti. Elle y consentit, à ma sollicitation, uniquement pour me faire voir son dévouement à mes volontés; & le contrat fut signé. Mais, auparavant, elle prit des arrangements pour nous faire un sort, à mon Adélaïde & à moi. Elle attendoit avec impatience cette chere personne, & vouloit que nos deux mariages fussent célébrés ensemble.

A peine la Princesse avoit-elle signé son contrat de mariage, que je reçus, de la part d'une Religieuse, que je n'avois jamais connue, une lettre dont voici le contenu.

„Monsieur, j'ai l'honneur de vous “mander, de la part de la Mere Ste Mélanie, ci-devant Mlle Adélaïde l'Arabe, “qu'elle a prononcé ses vœux jeudi dernier, 13 Août, au Couvent de la Visitation à Paris. Elle n'a pas voulu vous “faire savoir qu'elle avoit pris le voile, “de peur que vous ne vinssiez vous opposer à la prononciation de ses vœux. “Elle est sensible à l'intention que vous “aviez, de lui procurer un sort. Elle présente ses respectueux & tendres remercîmens à la Princesse, qui avoit, à son “égard, des desseins si généreux Elle ne “cessera de vous estimer; mais vous sentez qu'elle doit renoncer à des sentimens “plus profanes. Elle vous exhorte à en “faire autant, & même à l'oublier, tandis “qu'elle ne cessera d'offrir, pour vous, “ses prieres au céleste Époux, auquel elle “doit être sans partage.“

J'étois avec la Princesse, quand je reçus cette lettre. Elle me vit plongé, tout-à-coup, dans la consternation. L'écrit fatal tomba à ses pieds: elle le ramassa & me demanda, d'un coup-d'œil, la permission de le lire. Je la lui accordai, de la même maniere. Elle lut; &, passant ses bras autour de mon cou, elle me donna la meilleure consolation dont je fusse susceptible, qui étoit de pleurer avec moi. Je prodiguai, à la chere Adélaïde, les épithetes de cruelle, de perfide. La Princesse mon amie, par des paroles douces & insinuantes, mit du baume sur la plaie de mon cœur, & me rendit du moins plus calme Quand elle me vit moins furieux: „Ah! mon ami, “qu'avons-nous fait, me dit-elle?“ Je compris qu'elle vouloit parler du contrat qu'elle venoit de signer. En effet, si j'avois reçu la lettre deux heures plutôt, peut-être alors, sachant Adélaïde contente, au moins imaginairement, dans l'état qu'elle avoit embrassé, je me serois cru en droit de faire le bonheur de la Princesse & le mien, en contractant, avec elle, un mariage si honorable, & si avantageux pour moi.

Celui qui devoit épouser ma Princesse apprit qu'il avoit un rival heureux, & que j'étois ce rival. On lui révéla bientôt qu'il étoit même question de rompre l'engagement contracté avec lui, pour me donner, sur lui, les honneurs du triomphe; car la passion transportoit jusques-là ma belle Princesse. Elle avoit repris tous ses desseins, & toutes ses espérances, depuis la nouvelle de la profession de mon Adélaïde. Mon rival me regarda d'un œil sinistre, qui me parut annoncer de noirs desseins formés contre moi. Cependant on poursuivoit la conclusion du mariage en ma faveur, & nous allions décidément être fiancés. Soudain je reçus une lettre d'Adélaïde, qui m'apprit qu'elle étoit en route, & qu'elle alloit arriver, sous peu de jours. Elle me parloit, avec inquiétude, d'un rival, qui faisoit courir le bruit qu'elle avoit pris le voile C'étoit, sans doute, ce traître qui, sous le nom d'une Religieuse, m'avoit mandé cette fausse nouvelle. La Princesse parut consternée, d'apprendre qu'Adélaïde étoit libre, & venoit me rejoindre. „Hé bien, “dit-elle en soupirant, il faut la recevoir, & lui prouver que nous savons “aimer un homme, uniquement pour lui-même. Je touchois donc au moment de revoir celle que j'adorois, & d'être heureux dans ses bras, avec l'unique déplaisir de ne pouvoir rendre la Princesse aussi heureuse que nous; mais, ô revers fatal! Tout-à-coup je reçois une lettre de-cachet foudroyante, qui me chasse du service du Roi, & m'enjoint de vuider le pays dès le jour même. Quel arrêt cruel! d'autant plus cruel que la flétrissure étoit jointe au comble de la rigueur! La Princesse en parut encore plus atterrée que moi. J'ose avouer cette disgrace, parce que j'ai su, par la suite, prouver mon innocence, & obtenir des réparations solemnelles. La Princesse ne forma pas l'ombre d'un soupçon fut mon honneur & ma probité; mais nous ignorions de quoi j'étois accusé. „Je m'en “informerai, me dit cette noble amie. “Je vous aime; il y va de ma gloire, il “y va de ma vie. Vous serez rétabli dans “votre place, & la haine sera confondue. Nous avions la certitude de ne devoir ce malheur effroyable qu'à mon sinistre rival; mais il falloit partir, ô Dieu! dans l'instant même. Mon Adélaïde alloit arriver. Je ne pouvois l'attendre une demi-journée. Je me figurois sa désolation à son arrivée, quand elle apprendroit mon départ, & la cause douloureuse qui m'y forçoit.

Je ne veux pas trop appuyer sur ce moment fatal, dont le souvenir rouvre tant de plaies dans mon cœur. Je ne veux pas décrire trop en détail mes adieux à la Princesse. Mon cœur se déchire encore en y pensant. Qu'elle m'aimoit dans cet instant! Quel vuide affreux j'éprouvois en la quittant! Je ne pouvois chérir plus ardemment mon Adélaïde, que j'aimois, en ce moment, une si noble amie; mais, encore une fois, la chere Adélaïde arrivoit le lendemain. Quel désespoir de ne pouvoir l'attendre? Comme je la recommandai chaudement à la générosité de ma chere Princesse! Comme cette Dame obligeante me promit de faire tout pour elle! „& “sur-tout, mon cher ami, ajouta-t-elle, “je ferai tout pour vous Mais le Comte “de Spinacuta, votre rival, m'est odieux; “soyez sûr que je ne donnerai jamais la “main à votre persécuteur, ni même à aucun autre homme. Je vivrai pour mon “cher Chevalier. Je m'entretiendrai de “lui avec son Amante. Je m'occuperai “infatigablement des moyens de faire “finir sa disgrace.“ Nous pleurâmes ensemble; nous nous tînmes embrassés. Enfin, nous eûmes la force de nous arracher des bras l'un de l'autre. Cette chere Princesse, elle m'avoit fourni, avec la plus grande abondance, les moyens de voyager loin d'elle. Le cardinal son frere, se montra aussi très-sensible à mon départ, & me fit de tendres adieux. „Soyez sûr, mon “ami, me dit-il, que je parlerai au Roi “pour vous; que je lui répondrai de votre “honnêteté, & que je ne négligerai aucun moyen, pour faire cesser & réparer “l'injustice qu'on vous fait.“ Je partis donc aussi consolé que pouvoit l'être un homme qui perdoit son amante, son amie, son état, sa gloire. L'espérance seule me soutenoit, avec la force qu'elle a, dans cet âge des illusions, où nous avons toujours, devant les yeux, une perspective si longue & si riante.

Fin du Livre second.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE TROISIEME.

JE m'embarquai d'abord pour Messine, où j'arrivai le lendemain. Je desirois d'y voir ma sœur Ninette Merviglia, que mon pere avoit trouvée dans une société de voleurs ( a ). Elle étoit mariée depuis quelque temps; maiselleavoit déjà essuyé bien des malheurs; & peut-être la contagion de l'exemple lui inspirera-t-elle, par la suite, l'envie de les écrire. Elle ne me connoissoit pas particulierement; mais elle avoit beaucoup entendu parler de moi, par leMarquisd'Erbeuil. Ce tendre pere, que je comptois embrasser, à Messine, venoit d'en partir avec un Prince, pour se rendre en Egypte. Ma sœur me fit l'accueil le plus tendre; mais je ne pus passer que deux jours avec elle; & je fus obligé de m'embarquer, le surlendemain, pour Barcelone, où nous arrivâmes en deux jours & demi. Je débarquai en Espagne, & je me hâtai de prendre la route de Madrid. Un brave Castillan, très-affamé, nommé Don César d'Avalos, avec lequel j'avois lié connoissance, sur le Port, parut s'attacher à moi. Il venoit, disoit-il, du Pérou, pour faire partager, à sa femme, la fortune immense qu'il avoit faite dans cette contrée, source féconde de l'or. Il y avoit exercé les emplois les plus éminens. Cependant, quoiqu'à l'entendre il apportât beaucoup d'or, il s'écrioit de temps en en temps: „c'est apporter de l'eau à la “riviere; car ma famille jouit, en Espagne, d'une fortune incroyable, depuis “un temps immémorial.“ Sa femme, heureusement, joignoit aux trésors de Plutus, & aux dons de la beauté, la plus inconcevable sagesse; autrement il auroit craint d'apprendre, en arrivant, qu'elle étoit, au moins, la Maîtresse du Roi. Il m'apprit qu'il me voyoit avec plaisir, qu'il étoit édifié de ma conduite, dans un âge si tendre; & qu'il vouloit faire ma fortune. Il daigna enfin me dire qu'il prétendoit ne pas me laisser seul, & qu'il me choisissoit pour son compagnon de voyage. Je me mis donc en route avec D. César d'Avalos.

Ce grand personnage se vantoit d'être de la Castille vieille, d'être un Castillan rance: il en avoit en effet l'odeur. Malgré sa noblesse & ses trésors, il me fit voyager à pied, trouvant cette méthode plus noble, relativement à son antiquité. Tant que nous suivîmes la grande route de Madrid, nous fûmes assez bien traités; nous trouvâmes plusieurs auberges à la françoise; mais D. César me pria, de si bonne grace, de l'accompagner dans sa famille, pour y être témoin du superbe accueil qu'on lui feroit, que je ne pus me dispenser de le suivre. Alors il me fit quitter le grand chemin, & nous nous engageâmes dans un pays désert & ruiné. Bon Dieu, quel pays! quelles auberges! On y trouve tout ce qu'on y porte. Il falloit, dès que nous étions arrivés dans une aldée, harassés de fatigue, aller chercher nous-mêmes nos provisions, & préparer notre souper. D. César faisoit des ragoûts à empoisonner l'enfer, & il y faisoit honneur épouvantablement. Je n'ai jamais vu manger avec tant d'intrépidité; mais il ne payoit nulle part. C'est pour cela, sans doute, qu'il avoit désiré que je l'accompagnasse jusque chez lui. „Je vous “établis, me disoit-il, contrôleur de ma “maison, & mon trésorier. Pour moi, “je daignerai faire la cuisine, comme “beaucoup de grands hommes & de héros “de l'antiquité.“ Outre la dépense des provisions, il me falloit payer, dans chaque auberge, por et{??} ruydo (pour le bruit), c'est-à-dire, pour le trouble que nous avions causé. Quand D. César avoit préparé son infernal dîner: „Voyez, me difoit-il, “combien l'Espagne est préférable à la “France. J'y ai voyagé, en France; quelles “détestables auberges! Quand vous y arrivez, un tas de valets, de servantes, “fondent sur vous, enlevent votre portemanteau, vos effets; vous avez peine à “les suivre jusqu'à la chambre où l'on “vous dépose. Vous y voyez des rideaux “aux fenêtres & au lit, pour vous dérober “le précieux bienfait du jour, & vous “faire un cachot de votre asyle. On vous “mene ensuite dans une grande salle où “la table est mise, au moins pour vingt “personnes. Vous vous trouvez avec un “tas de visages que vous n'avez jamais “vus. Vous ne savez si vous n'êtes pas au “milieu des voleurs. On vous accable “d'assommantes politesses. On s'empresse “à vous fervir ce que vous ne voulez pas. “Vous ignorez ce que vous mangez: vous “ne savez comment cela est préparé. Enfin “l'on vous conduit sous une alcove, qui “est un tombeau, où le jour, ni l'air, ne “peuvent pénétrer. Au contraire, en Espagne, vous arrivez, personne ne pense à “vous. On vous laisse la liberté de vous “arranger comme il vous plaît. Vous allez “vous-même acheter votre pain, votre vin, “votre viande. Vous préparez vous-même “votre manger, comme vous voulez. Vous “savez ce que vous mangez: vous savourez votre ouvrage. Vous couchez dans “une chambre exposée aux pures influences d'un air qui se renouvelle sans cesse; “&, dans un lit sans rideaux, vous recevez “le premier rayon du jour.“

Ici mon Castillan resta plongé dans une extase, que je ne pouvois partager; & je soupirois après la fin d'un si délicieux voyage.

Enfin, après trois jours mortels de route, nous arrivâmes au village de Don César d'Avalos. Il me juroit que j'allois être enchanté de la beauté de son palais. Il me faisoit remarquer tous les châteaux qui se présentoient sur la route; aucun n'étoit ce palais enchanté. Enfin nous apperçûmes, dans un endroit où il cherchoit ce superbe édifice, une auberge récemment bâtie. „Je ne reconnois pas ceci, dit-il;“ & il demanda ce que c'étoit. On lui répondit que c'étoit le Lion d'or, auberge rétablie à neuf, & assez fréquentée depuis qu'elle avoit un nouveau maître. „O profanation! “s'écria D. César, c'étoit ci-devant le “palais de mes peres.“ Un paysan, qui entendit ce propos, ne put s'empêcher de rire. „Il faut donc, dit-il, que votre palais “ait disparu depuis bien du temps; car, “ci-devant, cette auberge étoit, de même, “le Lion d'or, maison hideuse, tenue par “un certain d'Avalos, vaurien qui a été “obligé de vuider le pays.“--„Et “sandis, s'écria D. César, comme l'envie “poursuit toujours le mérite! Et qu'est “devenue Dona Onora, cette beauté ravissante, épouse de Don César d'Avalos? Le paysan éclata de rire. „Tenez, “voyez-la, dit-il; elle lave ici les écuelles; “& elle se trouve plus contente de ce pauvre sort, que de celui qu'elle éprouvoit “avec son ivrogne de mari.“

Alors nous apperçûmes, au fond de la cuisine, une servante très sale, qui avoit le visage brûlé. „Oh, oh! dit mon Castillan rance, sans se déconcerter, c'est “un enchantement. Oui, je crois à présent “aux Euchanteurs. Voilà positivement le “pendant de la scene où Don Quichotte “vit la belle Dulcinée, sous un extétieur “si indigne d'elle. La cause en doit être “la même. Vous allez voir comme mon “Infante va me recevoir. Elle a dû en-“tendre parler de mes exploits, qu'on a “sans doute consignés dans les papiers “publics. D'ailleurs, elle m'adore.....“ Comme il disoit ces mots, la vieille laveuse de vaisselle l'apperçut, & le reconnut. Elle vint à lui, furieuse: „te voilà, dit-elle, “chien d'ivrogne! que viens-tu faire ici? “viens-tu te faire pendre?“--„Ah! “ma chere, que dites-vous, s'écria Don “César? Est-ce là une chose à supposer, “de la part d'un homme qui a acquis tant “de gloire?“--„Oui, reprit-elle, un “coquin, qui a manqué d'être condamné “aux galeres! Je sais de tes tours....“ Je fais graces à mes lecteurs du reste de ce colloque. D. César, manquant de tout, fut trop heureux d'être reçu dans l'auberge, en qualité de valet d'écurie. Il est vrai qu'il se donna le nom d'Écuyer. Il vouloit être le mien{??}. Il se sentoit un vrai goût pour moi, {??} desiroit sincèrement de s'attacher à ma personne. Pour moi, il me suffisoit de lui avoir payé son voyage jusques chez lui, & je n'étois pas tenté de le défrayer plus long-temps. Vous sentez qu'amené par un tel compagnon, je ne reçus pas un grand accueil dans cette auberge, & je n'y fus pas traité bien splendidement. Il me fallut cependant y passer la nuit. Le lendemain matin, Don César, déja installé en fonction, daigna me faire la conduite, en menant boire ses c{??}heveaux. Il m'offrit des lettres de recomm{??}lation pour plusieurs Seigneurs de la Cour, m{??}e {??}omit de s'intéresser touj{??}ours à m{??} {??} outint gravement son ton de d{??} avec des démons-{??} ons, chargées, de re{??} prendre à la lettre. Je le {??} à s{??}on écurie; & je pris le ch{??} de la Capir{??}ale.

J'arriva{??}i bientôt à Madrid, qui est une assez jolie ville, depuis qu'on l'a pavée & nettoyée. L'air en est extrêmement vif; beaucoup plus que celui de Paris; cependant la légereté & la gaîté sont du côté des Parisiens, tandis que los Madrilenos sont renommés pour leur gravité. Parmi nos Philosophes, les uns mettent les vertus & les défauts d'une Nation sur le compte du climat, les autres les attribuent à l'influence du Gouvernement. Qu'ils expliquent cette contrariété, & qu'ils voient ce que peut opérer, sur un peuple ardent, la taciturnité imposée par la rigoureuse Inquisition. J'avois des lettres de recommandation pour plusieurs Grands d'Espagne, qui, par parenthese, ont le privilége d'être, la plupart, assez petits de taille. Je ne trouvai personne. Tout le monde étoit à la campagne. C'étoit la saison. Je parlois assez bien la langue Castillane, que j'avois apprise à Naples, où il y a grand nombre d'Espagnols. D'ailleurs, cette langue a beaucoup de rapport avec l'Italienne. J'étudiai le caractere de la Nation. De Madrid al Ciel (de Madrid au Ciel) c'est de plein-pied, selon le proverbe Espagnol. On appelle ces bonnes gens, quant à la jactance, les Gascons de l'Europe, mais on exagere sur leur compre, comme sur celui de Messieurs de la Garonne. Par exemple, on charge, sans doute, quand on dit qu'en Espagne, pour l'esprit, les chevaux tiennent le premier rang, les femmes, le second, & les hommes, le dernier. Si cette charge, quant aux dégrés qu'elle établit, a quelqu'ombre de fondement, il n'en est pas moins vrai qu'il y a, dans la Nation, de la droiture & de l'honneur. Nous supprimons ici le détail de plusieurs de leurs superstitions, que les lumieres diminuent de jour en jour, & celui des exagérations qu'on en fait. Ces bons Espagnols sont comiques, avec leur gravité; ils sont aussi nobles que le Roi, & même un peu plus, ( y algo mas ); la maison du Roi est proche de leur palais. S'ils demeurent sur une place publique, cette place est la cour de leur magnifique séjour. Tout ce langage est hyperbolique; ces hyperboles sont comme un verre qui grossit les objets, mais au travers duquel on apperçoit, du moins, la physionomie de la Nation. Elle a l'imagination exaltée; elle tient beaucoup des Arabes ou Sarrasins, qui firent la conquête de cette belle partie de l'Europe. Elle a donc quelque chose d'Oriental, dans la tournure de son esprit. Nos descendants verront, avec plaisir, sans doute, ce que les lumieres pourront opérer chez un peuple, que la Nature a gratifié des trésors de l'imagination.

Je ne m'amusois pas infiniment chez cette plaisante Nation. Les hommes sont en manteau & en grand chapeau. Les femmes sont couvertes d'une mante qui cache leur figure & leur taille; cela n'est pas fort gai. Un jour, je me promenois au Prado, fort jolie promenade; une Duegne vint me glisser, dans la main, une lettre, par laqu-elle une Dame, qui se disoit de mes amies, me donnoit un rendez-vous. Je n'étois point tenté en faveur d'un objet que je ne connoissois pas; & je ne voulois pas m'exposer au danger, avec si peu de motifs. Adélaïde vivoit dans mon cœur. Je ne fis pas de réponse. Je reçus, le lendemain & le surlendemain, de nouveaux billets, de la même part, contenant des reproches & de nouvelles instances, auxqu-elles je fus également sourd. Au bout de quelques jours, je rencontrai une femme, assez mauvais sujet, qui avoit servi ma chere Princesse Napolitaine. Elle étoit partie depuis moi. Je lui demandai des nouvelles de son Excellence. „Elle est ici, me “répondit-elle; elle vous fait chercher “de tous les côtés. Vous avez déjà dû “recevoir cinq ou six lettres de sa part: “elle vous donnoit un rendez-vous.“--Mais, répondis-je, ce n'est pas son “écriture.“--„Cela ne fait rien, reprit “cette femme, elle a des raisons pour “cacher qu'elle est ici: son écriture ne “doit pas paroître. Je vous le dis sous le “plus grand secret. C'est la Princesse “Gémelli qui vous fait chercher.“

Je demandai à Béatrix, c'est le nom de cette femme, de qui elle savoit tout cela. „D'elle-même, me répondit-elle; je “suis rentrée à son service.“--„Mais, “repris-je, je n'ai, jusqu'ici, reçu aucune “nouvelle, ni d'elle, ni de ma chere “Adélaïde.“--„C'est justement pour “cela, répliqua la maligne femme. Madame veut vous voir, pour vous donner “elle-même de ses nouvelles, de vive “voix; &, quant à votre Adélaïde, je ne “m'explique pas; mais il y a la plus grande “apparence que vous la verrez en Espagne. Je témoignai encore des doutes. “Enfin, reprit Béatrix, trouvez-vous ici “à onze heures du soir; & je me fais fort “de vous conduire dans les bras de la “Princesse votre amie.“ Cela me parut positif. Je promis, & je tins parole.

Je trouvai la femme-de-chambre au lieu marqué. J'étois habillé, comme on l'est dans ce pays-là, pour les rendez-vous, avec un manteau couleur de muraille, & un grand chapeau. Mon guide femelle me fit faire bien des détours, & frappa enfin, dans une rue écartée, à une petite porte, qui paroissoit une porte de derriere. On ouvrit, sur le champ, on me fit entrer mystérieusement, & monter par un petit escalier dérobé. Béatrix m'introduisit dans un appartement, où elle me dit: „attendez un moment, Madame va venir.“ J'attends, avec impatience & inquiétude. Au bout d'un moment, j'entends, en effet, venir des femmes. Mon introductrice accourt, me dit rapidement: „Voilà Madame,“ & s'enfuit. En effet, mon oreille est frappée des pas d'une Dame, qui traverse l'antichambre. Le cœur me bar. „Voilà ma Princesse, me dis-je; mon “Adélaïde n'est-elle point avec elle?...“ Déjà la Dame touchoit le seuil de la porte. Soudain elle crie: „ô ciel! voici mon „mari,“ & se sauve. Mon introductrice rentre précipitamment: „vîte, me dit-elle, cachez-vous sous le lit.“ J'entendois déjà la voix du mari, qui traversoit l'auti-chambre. Troublé, hors de moi-même, je suis forcé de me tapir sous le lit. La femme se sauve; le mari entre; & je frémis de me trouver dans un état si embarrassaut & si humiliant.

„Quel est ce mari, me disois-je en “moi-même? La Princesse seroit-elle “mariée, contre la promesse qu'elle m'avoit faite?“ Je ne reconnoissois point la voix du mari, pour celle du méchant Spinacuta, qui avoit été sur les rangs, pour l'épouser, à Naples. Mais un nouveau surcroît de malheur vient m'accabler. Je conçois clairement, par les discours, que j'entends très distinctement, que ce mari, en allant à la campagne, à une petite distance de Madrid, est tombé de cheval, & s'est cassé une jambe: c'est pour cela qu'on l'a rapporté sur une civiere. Sa femme, sans doute, m'avoit fait venir, grace à son absence, dont elle comptoit bien tirer parti. Ce malheur dérangeoit ses projets; & j'en {??}essentois inconvénients, beaucoup plus fortement qu'elle. On mettoit le mari au lit. „O Ciel! me disois-je, l'y “voilà condamné pour quarante jours; “& moi pour aussi long-temps. Quarante “jours dans un pareil état, il y a de quoi “mourir quarante mille fois.“ Je me rappellois d'avoir vu, dans la vie de Cartouche, que ce brigand s'étoit ainsi trouvé, sous le lit d'un précepteur, qui fut malade pendant deux jours; mais il ne savoit pas si son malade seroit long-temps au lit; & moi, j'avois la désespérante certitude que le mien y seroit retenu six semaines. „Il “n'y a pas moyen de rester dans cet état, “me disois-je; sortons, quoi qu'il en puisse “arriver. Mais, reprenois-je, l'adorable “Princesse (par laqu-elle je croyois avoir “été appellé) va être compromise; & il “en résultera, peut-être, les plus funestes “conséquences pour elle.“ Cette idée me retenoit.

Cependant, le Chirurgien étoit arrivé. On remettoit la jambe du mari. Il juroit qu'il souffroit comme un damné, & il crioit comme dix. Je souffrois autant que lui, & il ne m'étoit pas permis de crier. Vingt fois je sortis la tête de dessous le lit, pour voir si, pendant qu'on étoit occupé de l'opération, je ne pourrois pas m'échapper entre les jambes des assistants; ma tête rencontroit ces maudites jambes, & l'on me repoussoit, à coups de pieds, en disant: „veux-tu t'en aller, vilain chien!“ Je me rencognois sous le lit, sans chercher à faire connoître, aux gens, leur méprise.

Le soir, j'avois grand appétit, malgré ma détresse. Mon introductrice, que je maudissois de tout mon cœur, vint à bout de me remettre, sous le lit, une bouteille d'excellent vin, avec un pain d'une livre, qui étoit aussi excellent; car le pain, à Madrid, est supérieur, peut-être, à celui même de Paris. Je me restaurai avec d'autant plus de courage, que je vis qu'on pensoit à moi; & je me dis: „celle qui songe “à me nourrir, sûrement me tirera d'embarras le plutôt qu'elle pourra.“ Cependant, je passai une cruelle nuit: mon malade souffroit aussi; il m'étourdissoit de ses gémissements, tandis qu'il ne m'étoit pas permis de le troubler par les miens. J'eus pourtant le bonheur de sommeiller deux heures; &, pour surcroît de bonne fortune, je ne ronflai point; par un heureux privilége, mon sommeil est presque toujours exempt de ce bruit désagréable.

La journée suivante se passa de même. J'étois horriblement fatigué. Le restaurant se fit attendre jusqu'au soir. Je n'en pouvois plus. Combien de siécles j'ai vécu dans ces deux jours! Mais quels siécles pénibles!

Dans cet effroyable état, n'ayant pas l'usage libre d'un seul de mes membres, je formois des plans de gouvernement; je m'occupois du bonheur public, au lieu de songer à ma délivrance particuliere. Ces projets me formoient, quelquefois, une heureuse distraction. Souvent un horrible besoin de tousser me rappelloit à mes souffrances. La nuit vint encore m'apporter la douceur d'un sommeil de quelques heures; mais, à mon réveil, j'étois décidé à me dévoiler, sans scrupule, si je n'étois pas tiré de ce douloureux état, dans le jour même.

A peine étois-je éveillé, que j'entendis quelqu'un s'écrier: „où est le diamant de “M. le Duc? il a disparu.“--„Il a été “volé, s'écrie un second interlocuteur, “il faut déterrer le voleur.“ Nouvel embarras pour moi! „Si l'on ne découvre pas “le coquin, me disois-je, & si l'on m'apperçoit, c'est fait de moi; je passerai “pour le voleur.“

Je ne m'étois point apperçu du vol; il avoit été fait, sans doute, pendant que je dormois: ainsi, tout, jusqu'au sommeil, me trahissoit. Il étoit infaillible que j'allois être perdu, si j'étois découvert; & comment me dispenser de l'être? Tout-à-coup une grande Dame, la maîtresse du logis, paroît: ce n'étoit pas son dessein, de me {??}hir, mais il étoit, sans doute, écrit, que tout devoit se tourner contre moi. Madame n'avoit pas manqué d'amener, avec elle, son petit chien. Le détestable animalcule m'apperçoit, sur-le-champ, & aboie contre moi. On remarque qu'il fait rage contre quelqu'objet, qui est sous le lit; & l'envie vient naturellement d'y regarder. Madame, pour parer cet inconvénient, s'écrie: „Ce n'est rien, je sais ce “que c'est.“ Dans le moment un chat, qui s'étoit vautré au fond de la cheminée, prend feu, au moins quant à son poil, & se sauve sous le lit: il y communique l'incendie à plusieurs matieres combustibles, à mes cheveux, à mes habits. On regarde sous le lit; on m'apperçoit. Je prends mon parti, sur-le-champ. Je sors de ce pénible asyle; je m'élance; je parois tout en feu. Chacun frémit de terreur & crie: au voleur. J'étois venu armé, dans ce malheureux Hôtel; en cas de danger, je m'étois muni de pistolets, pour me rendre à ce fatal rendez-vous. Je menace d'en brûler la cervelle à qui osera m'attaquer. On ne doute plus, alors, que je ne sois un voleur, un assassin. Toute la maison paroît armée, on veut sauter sur moi. Je tire mes deux pistolets; je blesse deux personnes. Soudain mon épée étincelle dans mes mains. J'écarte, je renverse, je perce, je m'ouvre un passage; & je me sauve d'un pas triomphant. Mais je sortois à peine, de l'Hôtel, que je me vois attaqué par la garde. En vain je combattois comme un lion; la meûte des satellites étoit trop nombreuse, trop acharnée contre moi. Je suis saisi, garrotté, traîné dans les prisons, chargé de chaînes, précipité dans un cachot, plongé dans l'horreur & dans l'ombre, pris pour un voleur, un assassin. Si ma situation étoit pénible, sous le lit du Duc, elle étoit encore empirée.

O cruelle bonne fortune! Car il paroissoit que c'en étoit une, qui m'avoit plongé dans cet abîme de malheurs. J'avois lieu de croire que ma Princesse Napolitaine n'étoit pas à Madrid, qu'une Dame libertine s'étoit servie de son nom, pour m'attirer chez elle, par l'entremise de l'infâme Béatrix. Je me creusai vainement la cervelle, pour chercher les moyens de me tirer de ce mauvais pas. Je dévorois l'amertume de mon sort. On m'apporta mon triste souper, un morceau de pain & de l'eau. J'étois oppressé, il n'y avoit pas là de quoi reveiller mon appétit. Je restois immobile, sur la paille, dans l'horreur de mes réflexions. Je voyois les Juges, les bourreaux, l'instrument patibulaire, la mort au sein de l'opprobre. Je voyois tous mes amis indignés contre moi, ma chere Princesse Gémelli, le Cardinal son frere, toute leur maison rougissant d'avoir accueilli, d'avoir presque admis dans leur famille, un vil scélérat, qui avoit encouru le plus honteux supplice. Je voyois enfin mon pere, le Marquis d'Erbeuil maudissant le jour où il m'avoit donné l'être, où il m'avoit connu; & la plaintive Adélaïde, les cheveux épars, les yeux & les bras levés au ciel, lui demandant pardon d'avoir aimé un odieux criminel; &, le poignard à la main, expiant, par une mort volontaire, le crime de s'être souillée, par un si ignominieux amour.

Dans cette exécrable situation, le sommeil vint encore cependant suspendre ou alléger, un moment, l'horreur de mes tourments. Mais quel sommeil! quels songes affreux, sans suite, sans liaison! Ce repos étoit pénible, on vint m'y arracher. J'entends le bruit des fers, des clefs, des serrures. La lumiere d'un flambeau sépulcral vient me frapper. J'ouvre les yeux. Je vois un géolier qui me pousse rudement, & me commande de me lever, & de le suivre.

Je le suis & me vois conduit devant les Juges. Si les Marmitons Espagnols sont graves, jugez de ce que sont les Magistrats. Mon innocence me donna la fermeté dont j'avois besoin. J'entrai d'une maniere qui me parut leur en imposer. Ma figure, d'ailleurs, leur fit peut-être une impression favorable; & je crus voir, dans leurs yeux, qu'ils avoient peine à me prendre pour un coquin. Pour réponse à leurs interrogations, je leur racontai mon aventure, avec la plus grande simplicité.“ Messieurs, leur dis-je, j'ai été abordé, au Prado pat une Duegne, qui m'a présenté une lettre par laqu-elle on me donnoit un rendez-vous. J'ai refusé de me “rendre à cette invitation. J'ai reçu plusieurs autres missives, sans y répondre. “Enfin, une femme de chambre que j'ai “rencontrée, & qui avoit servi, à Naples, “une Princesse, ma protectrice, m'a dit “que c'étoit cette Princesse même, qui “me demandoit. J'ai cédé à cette indigne “tromperie, & je me suis laissé conduire. A peine ai-je été dans une chambre, “qu'on a crié: „ciel! c'est mon mari!“ “On m'a fait cacher sous un lit. Le mari “venoit de se casset la jambe; on l'a “mis sur le lit, tandis que j'étois dessous. “J'y ai resté deux jours. Au bont de ce “temps, j'ai entendu les gens se plaindre qu'on avoit volé une bague; &, “pour mon malheur, je n'avois point vu “faire le vol, qui avoit pu être commis, pendant quelques instants d'un “malheureux sommeil, qui m'avoit surpris dans cette situation. Le petit chien “d'une Dame m'a découvert sous le lit. “J'en suis sorti. On a fondu sur moi, “je me suis défendu. La garde nombreuse est arrivée, & est venue à bout “de triompher d'un seul homme. On m'a “donc arrêté; on a trouvé, sur moi, des “pistolets, parceque je les avoit pris, en “cas de besoin, dans la circonstance où “j'allois, sans savoir où l'on me conduisoit. Mais, on n'a point trouvé, sur “moi, la bague, parceque je ne l'avois “pas volée. Il faut, d'abord, constater le “vol, ensuite, bien chercher le coupable. Ce n'est pas moi. S'il en existe un, “sans doute on peut le découvrir: il y “a toujours eu du monde dans la chambre. Je n'aurois pu voler, sans sortir de “dessous le lit; & je n'aurois pu le faire “sans être apperçu. Voilà mes preuves“. Il me parut que les Juges les goûterent; mais, si l'on ne trouvoit pas d'autre voleur, on sembloit déterminé à me regarder toujours en cette malheureuse qualité.

Je fus reconduit dans mon cachot. La détestable Béatrix vint m'y trouver, pout me prier de ne rien dire. Je lui fis les reproches qu'elle méritoit. Elle me jura que c'étoit la Princesse Gémelli qui m'avoit donné rendez-vous, qu'elle étoit malade chez la Duchesse de Valamos; ce qui m'auroit fait beaucoup de peine, si j'avois pu le croire. L'entremetteuse ajouta que la Duchesse, uniquement par humanité, pour complaire à la Princesse sa bonne amie, alloit s'intéresser de tout son pouvoir, pour m'obtenir ma grace. Je répondis qu'étant innocent, je n'avois pas besoin de grace. „Hé bien, me dit la maligne femme, il vous faut de la protection pour mettre en jour votre innocence; d'ailleurs, vous avez besoin de secours, & la Duchesse vous en envoie“.

Je ne pouvois refuser ces secours, dans le dénuement total où j'étois; car la Justice Espagnole m'avoit scrupuleusement tout enlevé. Cependant, on poursuivoit mon procès avec beaucoup de célérité. On avoit daigné faire de nouvelles recherches, pour découvrir un autre voleur; & l'on n'avoit pu y réussir. Le vol de la bague étoit constaté, &, selon les gens du Duc malade, on ne pouvoit l'imputer qu'à moi. J'avois pu le faire quand ils dormoient; car tous se souvenoient d'avoir dormi. Mais, selon moi, cela ne suffisoit pas; il falloit qu'ils l'eussent fait tous ensemble, ce qui ne pouvoit être. J'allois donc être condamné, sur la déposition de témoins, qui m'accusoient d'avoir fait le crime, pendant qu'ils dormoient: comme si l'on pouvoit attester ce qui se passe quand on dort. La malignité, qui veille sans cesse, alla aux informations sur mon compte. A entendre mes accusateurs, j'étois un Aventurier, fils d'un autre Aventurier. On m'avoit chassé des Garde-du-Corps du Roi de Naples & de ses Etats, sans doute, pour des raisons du plus grand poids; & j'avois été, ci-devant, déserteur. Il paroissoit donc que j'étois un mauvais sujet, auquel on ne faisoit aucun tort, en le chargeant, sans beaucoup d'examen, d'un vol, fait dans une maison, où il s'étoit introduit en cachette, & armé. Personne ne doutoit, que je ne fusse le vrai coupable; & l'on auroit, sur-le-champ, prononcé ma sentence, si quelqu'incident, qu'il falloit encore éclaicir, n'avoit forcé de remettre au lendemain, cette prononciation; mais il n'y avoit aucune espérance, que le jugement dût m'être favorable. Le géolier me l'attesta charitablement, pour avoir le plaisir de me faire passer une nuit infernale. „Pensez à votre conscience, “me dit-il, je sais ce que j'ai entendu. “Demain, votre arrêt vous sera prononcé. Le barbare me laissa avec cette cruelle certitude: il y joignit une petite lampe, un crucifix, de l'eau bénite, & & un livre de prieres.

Je ne cherche point à peindre ma situation déchirante. Je ne veux point exciter la terreur, ni la pitié. La mort n'étoit rien: j'avois la vie en horreur; mais mourir par un supplice infâme; mais deshonorer mon pere; mais la Princesse .... Mais Adélaïde ... O Ciel! ....

Le lendemain une fête-ou une vacance du siege différa la signification de mon arrêt. En reculant ma mort, c'étoit prolonger, pour moi, les souffrances de l'agonie.

Le surlendemain, j'attendois qu'on vînt me chercher, pour me lire mon arrêt. La clef bruyante tourne dans la serrure, on ouvre mon cachot. „C'est sans doute, “le géolier qui vient me chercher. Courage... Il entre en effet; mais il m'amene une jeune beauté qui, les yeux en pleurs, les cheveux épars, se présente en silence & vient tomber à mes pieds.

Je vis, avec autant d'extase que d'attendrissement, cette jeune personne. Outre ses charmes, son air d'innocence & d'honnêteté me gagnoit nécessairement le cœur.“ Monsieur, punissez-moi, dénoncez-moi, me dit-elle; vous souffrez “pour moi, vous êtes innocent, je suis “seule coupable“ ... „Que dites-vous, “Mademoiselle, m'écriai-je? Comment “vous coupable! Et qui êtes-vous? Qu'avez-vous fait?“--„Monsieur, me “répondit-elle, je suis au service de la “Duchesse de Valamos. Il y a un an, le “frere de son époux mourut presque subitement. Mon pere, au péril de sa vie, “l'avoit enlevé du milieu des flammes, “dans une maison incendiée. Pendant sa “courte maladie, je lui ai rendu tous les “services que je croyois lui devoir. Une “fois je me suis trouvée seule avec lui, en “passant la nuit auprès de lui. „Que je “suis fâché, me dit-il, ma chere Thérésine! Je n'ai rien fait pour votre pere, “ni pour vous à qui je dois tant. Je n'ai “pas eu le temps de faire un testament. “Je suis un ingrat, un monstre..“ Et s'appercevant qu'il avoit une bague;“ tiens, “me dit-il, ma chere Thérésine, prends “cette bague, vends-la, soulage ton pauvre pere“. Il me la passa au doigt & “bientôt il expira. Quand il fut mort, “on demanda ce qu'étoit devenue sa bague. Je la produisis, racontant l'histoire, “telle qu'elle étoit, dans la pureté de “ma conscience. Le Duc de Valamos “m'arracha la bague, me dit que j'étois “une malheureuse, qu'il devroit me faire punir, & que la plus grande faveur “qu'il pût m'accorder étoit de me chasser. J'obtins ma grace, à la sollicitation “de Madame; mais mon pauvre pere “a toujours langui, depuis ce temps fatal. Pour comble d'infortune, sa femme, ma belle-mere est toujours féconde; malheur réel pour un homme, qui, “ne jouissant pas de toute sa santé, ne “peut soutenir son {??}digente famille! Il “y a huit mois, que sa femme lui a donné un nouvel hétritier, qui n'aura point “d'héritage à recueillir. Ce pere infortuné n'a pu payer les mois de nourrice; “&, depuis deux mois, malade, accablé de misere, il souffre, dans une “prison mal-saine, les horreurs de la “captivité; tandis que sa femme & ses “enfants éprouvent, dans leur grenier, “la plus déplorable indigence. J'ai épuisé “toutes mes ressources, pour les soulager; & je ne savois plus comment faire. “Il y a quelques jours, j'allai visiter mon “pere dans sa prison. Il me fit saigner “le cœur, par la peinture qu'il me traça “de son état. Je le vis moribond, gelé de “froid, sur quelques brins de paille. Il “me demandai{??}des secours d'un ton si “lamentable, que je partis, décidée à “lui en procurer, de quelque maniere “que ce fût. Je revins à l'hôtel, je cherchai en vain dans ma chambre. J'ai mis “en gage toute ma garde-robe; & même “en partie, celle de mes camarades. “J'ai eu occasion d'aller chez M. le Duc. “Je m'y suis trouvée seule un moment. “J'ai vu, sur la cheminée, cette fatale “bague. J'ai dit: “elle m'appartient: je “ne fais que reprendre mon bien; il n'est “pas juste, que je laisse languir mon pere, “dans les horreurs de la prison, tandis “que je puis le soulager, en faisant le sacrifice de ce bijou. Alors, je ne sais si “c'est un ange céleste ou infernal, qui “m'a poussée. J'ai pris la bague, j'ai couru, à toutes jambes, chez un Juif, “qui m'en a donné quatre pistoles d'or. “J'ai couru delà à la prison. J'ai délivré “mon pere. La joie de lui avoir fait du “bien, la vue du plaisir que je lui causois, m'ont quelque temps éblouie, “aveuglée; mais j'ai bientôt réfléchi sur “les suites que pouvoit avoir cette malheureuse action. Je les ai vu naître enfin, ces suites déplorables. J'ai vu qu'un “infortuné, qu'un innocent alloit périr “par ma faute. Je n'ai pu le souffrir. J'ai “dit: „Quoi qu'il en puisse arriver, il “faut que je délivre l'innocence“. Me “voilà, Monsieur, à vos pieds. Voyez “s'il y a quelque moyen de vous sauver, “sans me faire périr; sinon, mettez-moi la corde au cou. Hélas! mon pauvre pere en mourra. Je ne lui aurai pas “sauvé la vie“. A ces mots, des sanglots étoufferent la voix de cette belle personne. Ses larmes inonderent son visage; elle tomba immobile sur le pavé.

Je la relevai, le cœur serré, baigné de pleurs moi-même.“ Mademoiselle, lui “dis-je, d'une voix étouffée, vous êtes “honnête, vous méritez qu'on s'intéresse à vous; mais je vais être pendu “pour vous.“--„Ah! Monsieur, livrez-moi, s'écria-t-elle.“-„Cela n'est “pas possible, lui répondis-je; je ne puis “pas livrer au supplice la vertu même; “mais moi, je ne suis pas un scélérat. N'y “auroit-il, pas moyen de ravoir cette fatale bague?“--“Hé, Monsieur, reprit-elle, je l'ai vendue à un Juif: “l'argent est dépensé, comment le retrouver?--„il faut, repartis-je, “recourir à votre Maîtresse; il faut “qu'elle vous fournisse la somme nécessaire: si n'est pour vous, que ce soit “pour moi. Elle me doit ce foible effort. “Je suis, dans cet horrible embarras, “pour elle. Je sais qu'elle desire ma dé-“livrance. Elle fera aisément ce petit sa-“crifice“.

Dans ce moment critique, on vint me prendre, pour me conduire devant mes Juges. Un servant officieux de la prison donne le bras à la Demoiselle, qui ne pouvoit se traîner. Elle me quitte, en soulevant, vers moi, ses foibles bras; je m'avance intrépidement & je paroîs devant les Juges.“ Messieurs, leur dis-je, “Madame la Duchesse de Valamos vient “de m'envoyer une de ses femmes, pour “m'apprendre qu'on a enfin trouvé la “bague, que par conséquent, on se désiste de toute poursuite; & qu'on me “doit des réparations.“--„Si la bague “est retrouvée, me dit-on, & si elle n'a “pas été volée, cela est fort heureux pour “vous; mais ce n'est pas à vous qu'on “doit faire savoir cela; c'est à nous qu'il “faut le signifier„. Je leur répondis que je comptois qu'on n'y manqueroit pas; & que je les priois de suspendre, à cet effet, la prononciation de l'arrêt. Comme on paroissoit s'intéresser à moi, on daigna m'accorder cette grace; & l'on me renvoya dans mon cachot.

Thérésine fit son rapport à la Duchesse, qui en effet, envoya sur le champ signifier aux Juges, que la bague étoit retrouvée, qu'elle avoit été égarée, & non volée, qu'on se désistoit de toutes poursuites contre le prisonnier; & qu'on lui offroit même des dédommagements. Les Juges répondirent que le désistement ne suffisoit pas; qu'il falloit produire, sous leurs yeux, la bague, telle qu'elle étoit décrite, au procès verbal de la plainte. On eut beaucoup de peine à trouver le Juif, encore plus à le gagner. Il exigeoit simplement le triple de ce qu'il avoit donné, sous prétexte qu'ayant vendu la bague, il étoit obligé de la racheter. On lui donna son argent, en le maudissant, comme il est d'usage. On produisit la bague sous les yeux des Juges; & je fus déchargé de l'accusation; mais on m'objecta, que j'étois déserteur à Naples, que je m'étois, depuis, fait chasser des Gardes-du-Corps de Sa Majesté Sicilienne, sans compter que j'avois été trouvé furtivement introduit dans la maison du Duc de Valamos. Je répondis, que j'avois déserté malgré moi, pour éviter d'être arrêté, à l'occasion du malheur que j'avois eu de blesser, à mon corps défendant, un soldat qui m'avoit attaqué; que je ne pouvois, d'ailleurs, savoir par quelle calomnie on m'avoit noirci aux yeux du Roi de Naples; mais que des gens de la plus haute distinction, qui me connoissoient parfaitement, répondoient de mon innocence; & que, dans peu j'espérois bien recevoir mon rappel; que les Juges d'Espagne ne punissoient point les crimes commis dans le royaume de Naples, sur-tout quand il n'y avoit ni plainte, ni procès. Enfin je fis, de nouveau, le récit du malheur que j'avois eu d'être trouvé sous le lit du Duc, & j'observai que la Duchesse ne s'intéresseroit pas en ma faveur, si elle croyoit qu'il y eût un vol à me reprocher. Malgré toutes mes raisons qui me paroissoient convaincantes, & quoique les Juges semblâssent pencher en ma faveur, je restai encore très long-temps en prison, sans aucun motif valable de m'y retenir; & si la Duchesse n'eût fait, pour m'en tirer, des instances très assidues, j'y serois peut-être encore.

Fin du Livre troisieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE QUATRIEME.

On sent qu'après une si cruelle épreuve, je n'avois aucun goût pour les bonnes fortunes. On doit se rappeller que c'en étoit une qui m'avoit attiré mon malheur, occasionné par le funeste rendez-vous, que m'avoit fait donner la Duchesse de Valamos; mais en sortant de prison, je ne savois où me retirer. Je n'avois pas un maravédis. La Duchesse me fit fournir ce dont j'avois besoin. On me juroit toujours que la Princesse ci-devant Cardinal étoit malade à Madrid; que c'étoit elle qui m'avoit fait donner le rendez-vous; que la Duchesse, piquée de cette liberté, lui en avoit fait des reproches, & s'étoit même brouillée avec elle; que par conséquent tout ce que la Dame Espagnole avoit fait pour moi, étoit un pur effet de sa générosité. On ajoutoit que je ne pouvois me dispenser de la voir, & de lui peindre ma reconnoissance; & qu'il y auroit, de ma part, la plus insigne fatuité à me croire aimé d'elle, & à refuser de la voir, sous prétexte de craindre de lui faire trop d'impression. Je voulus bien croire tout ce qu'on daigna me dire. „Je ne demande “pas mieux, répondis-je, que de la voir, “si elle y consent; qu'elle me prescrive “l'endroit où je dois me rendre, pour “cela, je suis prêt de voler à ses pieds“. Je ne pouvois faire autrement à l'égard d'une personne, aux dépens de laqu-elle je vivois; mais je n'osois aller la voir à son hôtel; & je demandois où je pourrois la trouver. On me conduisit chez un brave Capucin, qui avoit, me disoit-on, toute sa confiance.

Le Révérend Pere me reçut avec la plus grande bénignité. „Mon enfant, me dit-il, Madame la Duchesse vous veut beaucoup de bien. C'est une digne personne “que cette Dame. Vous lui avez de grandes obligations. Vous devez bien prier “le Seigneur, pour la continuation de sa “prospérité“. Je répondis que je sentois tout le prix de ce que S. E. avoit fait pour moi. „Elle veut faire encore bien “autre chose, reprit le digne Pere. Elle “m'a confié les projets de bienfaisance, “qu'elle a conçus en votre faveur. Il “faut lui rendre votre visite, mon cher “ami, premièrement pour la remercier, “ensuite pour qu'elle puisse voir, avec “vous, ce que vous desirez, & ce dont “vous avez besoin“. Je répondis que j'étois aux ordres de S. E.; mais que, comme il étoit impossible de la voir à son hôtel, vû les inconvéniens qui en pouvoient résulter, & qui en étoient déjà résultés, il falloit donc qu'elle daignât m'indiquer un autre endroit, où je pusse en sûreté lui rendre mes devoirs. „C'est de quoi vous “ne devez pas être inquiet, reprit le P. “benin. On fera plus, mon en^#.fant: pour “éviter tous les dangers qui pourroient “vous faire reconnoître, on vous déguisera.--„A propos de quoi, me “déguiser? repris-je. Je veux me montrer tel que je suis; & ne plus m'exposer à me faire soupçonner de quelque “mauvais dessein; ce qui pourroit arriver, si l'on me surprenoit déguisé. Rien “de furtif, rien de feint“.--„Mon „cher fils, reprit le Vénérable Pere, “l'habit dont on voudra bien vous revêtir, loin de vous exposer à aucun danger, vous enveloppera, pour ainsi dire, “du respect de tous les hommes. C'est “l'habit le plus sacré, le plus auguste qui “soit connu parmi les enfants d'Adam“. Je m'attendois que le Pere alloit me nommer celui de Roi, d'Empereur ou de Pape. Je lui demandai avec empressement, „quel est donc cet habit?“ Il me répondit, avec un saint enthousiasme: „c'est “celui de Capucin“.

A ces mots, il dut voir, dans mes yeux, un certain soutire ironique, d'où il devoit conclure, que je ne partageois pas son enthousiasme. Je témoignai même la plus grande répugnance à me travestir, sur-tout de cette maniere; mais le saint homme me dit tant de raisons, me fit tant d'instances, qu'il vint à bout de me gagner. Il fut décidé que, le surlendemain matin, je me rendrois chez lui, pour être revêtu du saint habit. Je m'y rendis avec répugnance. Le grave Capucin me passa l'habit religieux, avec des cérémonies & même des prieres, qui me paroissoient une profanation dans cette circonstance. Pour me rendre plus méconnoissable, il m'attacha une barbe postiche; & me fit conduire, par un frere-lay, dans une petite rue borgne, qui n'étoit pas loin de celle où demeuroit le Duc de Valamos. Mon guide s'arrêta devant un bâtiment, qui me paroissoit le derriere d'un hôtel, & je craignois que ce ne fût celui du Duc. Il frappa à une petite porte, qui s'ouvrit sur-le-champ; & il me remit aux mains d'une femme de chambre, qui me pria de la suivre. Un homme estropié, qui paroissoit le maître de l'hôtel, apperçut une figure de Capucin, qui alloit chez sa femme. Il grinça des dents; mais il se rangea respectueusement, pour me laisser passer. Il me vit entrer chez son épouse. Ma conductrice me fit laisser mes sandales à la porte: „tant qu'on verra, dit-elle, cet auguste gage, personne n'osera entrer“. A ces mots, elle m'introduisit mystérieusement dans un très bel appartement, & me remit à une fort belle Dame. C'étoit la Duchesse de Valamos.“ Hé, mon “cher ami, me dit-elle, nos vœux sont “bien traversés. Nous avons bien de la “peine à nous voir. Mon dieu! que je “vous ai causé de peines! comme je cherche de tout mon cœur à les réparer!“ „Madame, lui répondis-je, vous avez “fait éclater votre générosité à mon égard, “d'une maniere qui me prescrit & m'inspire une éternelle reconnoissance“.--Que parlez-vous de reconnoissance? “Interrompit-elle. Atrendez donc que “vous ayez réçu, de moi, quelques marques de mon tendre attachement. Je “vous en prépare; je veux vous faire in{??} “o rt digne de vous... Retirez donc cette “vilaine barbe, qui vous déguise“. A ces mots, elle la détacha elle-même, & la jetta dédaigneusement à ses pieds.

Alors, la Duchesse m'embrassa avec autant de vivacité que de tendresse. Ses manieres étoient peu mesurées, peu décentes même, si l'on veut; mais elles avoient quelques agréments pour un jeune homme de mon âge; car encore un coup, cette Dame étoit fort belle. Quoique je visse clairement que c'étoit elle seule, qui m'avoit attiré chez elle; je lui demandai des nouvelles de la Princesse Gémelli: „Elle “est fort aimable, répondit la Duchesse; “mais doit-elle vous occuper exclusivement en ma présence? Ne suis-{??}je rien “pour vous?“ Alors ses yeux devinrent expressifs. Ce n'étoit pas ce regard pur, honnête de la chaste Princesse, ma Minerve & mon amie; c'étoit celui de Vénus. Il parloit aux sens, s'il n'alloit pas jusqu'au cœur. Je crus, cependant, devoir affecter, de ne pas m'appercevoir, de ce qu'il y avoit d'expressif dans fes regards, & me renfermer toujours dans les limites de la décence & du respect. La Duchesse se contraignoit aussi de son côté. “Là, mon cher ami, me dit-elle, que “desirez-vous? Que cherchez-vous dans “ce pays-ci? Voyons ce que je puis faire “pour vous, voyons comment je puis “vous être utile.“ Je racontai, à la Duchesse, une partie de mes aventures; & je lui peignis au net ma situation: „Mais “voilà qui est admirable, dit-elle. Comment? Un jeune homme, peu avantagé du côté de la fortune, fait des sacrifices à l'amour le plus honnête & le “plus délicat! Ah! vous méritez qu'on “vous aime, comme vous aimez. Il faut “que je vous tienne lieu de cette chere “Adélaïde. Je lui suis, sans doute, fort “inférieure du côté des graces. Elle peut, “d'ailleurs, vous vouloir autant de bien “que moi. Mais elle ne peut pas vous en.{??} “faire autant. Je vais, sur-le-champ, “m'employer en votre faveur; &, d'abord, sous peu de jours, j'espere que “vous serez Garde-du-Corps de notre “Roi Don Carlos Tercero.

Emu par tant des marques de bonté, de la part d'une grande Dame, qui n'affectoit que de vues des bienfaisance, flatté peut-être en secret, de me voir chérir à ce point, par une femme d'une si haute Sphere, je lui fis des remerciments, où il commençoit à régner trop de chaleur. Elle en parut enchantée, & m'embrassa avec une ardeur, qui m'enflamma en me déconcertant. Jamais la femme de Putiphar ne dut être plus pressante à l'égard du chaste Joseph; mais je n'avois peut-être pas toute la vertu de ce pieux Personnage. Quoi qu'il en soit, nous avions besoin qu'un tiers vînt nous sauver du naufrage, en troublant un si dangereux tête-à-tête. Il en vint un; mais le remede fut pire que le mal.

Dans ce moment, on ouvre rapidement la potte. M. le Duc paroît, appuyé sur deux béquilles.“ Comment, s'écria “Madame, furieuse, mais non déconcertée? On ose venir m'interrompre “dans les saints devoirs de la piété! N'avez-vous pas dû voir, à la porte, les “sandales du Révérend Pere?“--„Oui, “sans doute, répondit le mari; mais j'ai “trouvé aussi ce joli joujou, dont votre “petit chien s'amusoit. Voyez.“ A ces mots, il montra ma barbe postiche, que la Dame avoit jettée à ses pieds, & dont son petit chien, s'étoit emparé. Elle l'avoit mis à la porte, sans y faire attention; & le petite animal avoit joué, dans tout l'hôtel, avec cette malheureuse barbe. On avoit eu soin de la ramasser, & de la porter au Duc qui, furieux, étoit venu sur-le-champ faire, à sa femme, la querelle qu'elle mér{??}itoit.

“Vous êtes un malheureux, s'écria “Madame. Le jeune Pere n'est point “en âge d'avoir de la barbe. Je ne sais “quel est ce chiffon. C'est vous qui le “produisez; & c'est un prétexte que “vous prenez, pour me faire la plus “odieuse chicane.“-„Madame, reprit le “Duc, vous êtes convaincue par le fait; “& je vais ordonner de votre sort, conformément à ce que me prescrit l'honneur. Quant à votre joli Novice, je vais “faire dire aux Capucins de venir le “chercher; & ils en feront tout ce qu'il “leur plaira.“ Il me prenoit donc pour un Capucin; & ne se doutoit pas que je fusse le prétendu voleur, qui avoit passé deux jours sous son lit.

La Confidente de la Duchesse avoit déjà pris les devants, pour avertir le Pere Zorobabel, auteur de mon déguisement. Le bénigne Pere crut trouver un expédient, pour me sauver. On va voir, dans ce moment, quel fut cet infructueux expédient.

M. le Duc, me dit: „vous allez voir “comment je vais traiter votre complice; “je ne doute pas que les Vénérables Peres “n'en fassent autant à votre égard. Vous “serez même plus maltraité; car Madame la Duchesse va être nichée dans “l'air; & vous serez enfermé sous la “terre.“

Alors, Monsieur fit porter Madame (qui faisoit beaucoup de façons) dans un grenier, où il n'y avoit que les quatre murs, un misérable petit lit de sangle, & un crucifix de fer, pour tout ornement. Il lui fit remettre un pain bis, avec une cruche d'eau, pour sa nourriture. „Madame, lui “dit-il, je ne vous spécifie pas combien “durera votre captivité. Je veux bien, “cependant, vous donner l'espérance que “votre table pourra être un peu meilleure, par la suite; mais si quelque circonstance n'adoucit pas ma juste colere, “votre prison pourra durer jusqu'à ce que “les perfides charmes, qui vous attirent “d'infâmes adorateurs, soient évanouis. “Priez Dieu qu'il fasse passer bientôt votre “indigne beauté.“ Ici, Madame fit une grimace, qui annonça, qu'elle ne formoi: pas le vœu que lui indiquoit son mari. „Voyez vous, ajouta-t-il, cette lucarne? “Vous ne recevrez, par ici, que la visite “des chats; & sans doute ils n'attenteront “pas à mon honneur; car, avec toutes “vos prétendues graces, la moindre chatte “leur plaira infiniment mieux que vous.“

J'examinai secrettement le local. Je vis que les hommes, un peu agiles, pouvoient passer, aussi-bien que les chats, par cette lucarne; & que je pourrois, par cette voie, procurer quelques secours à la Dame. M. le Duc, qui n'étoit pas ingambe, ne voyoit pas cela aussi bien que moi.

La Duchesse protesta de son innocence, d'abord avec aigreur, ensuite avec un ton vraiment attendrissant. J'en fus touché. Je ne pus m'empêcher de plaindre une femme de ce rang, & de cette beauté, qui souffroit pour l'amour que je lui avois inspiré. Elle fondoit en larmes, & m'adressoit les regards les plus touchants. Les miens devoient lui peindre toute ma sensibilité. Je protestai, à son barbare époux, qu'elle étoit innocente, que je n'étois point un vil séducteur, que j'étois venu sans aucune ombre de mauvais dessein, & que je devois croire Madame aussi pure que moi, dans ses intentions. “Fort bien, dit le mari; “vos attestations sont d'un grand poids, “& bien dignes de foi. On vous fera jaser, “mon ami; on saura pour quel motif “vous êtes venu chez moi.“

Dans ce moment, nous entendîmes les pieux hurlements d'une procession. On vint prier le Duc de descendre. Son épouse me tendit, douloureusement, les bras. Je lui exprimai, dans mes yeux, tout ce que je ressentois pour elle; & elle dut y voir une promesse de venir, par la fenêtre de son grenier, lui porter des secours. On me fit descendre avec Monsieur, & l'on enferma Madame, sous une triple clef.

Quand nous fûmes descendus, nous trouvâmes l'Ordre Séraphique des Capucins, qui étoient venus, processionnellement, me chercher, à l'instigation du P. Zorobabel. Le Gardien dit à ce Pere: „Mon R. P., révélez, à Monsieur le “Duc, ce que vous avez vu.“

„Excellence, dit le P. Zorobabel, j'étois, “cette nuit, prosterné dans le Chœur, au “pied des saints Autels. J'implorois le Seigneur, pour qu'il daignât par donner leurs “fautes à tous les pécheurs que je connois, “& notamment à vous, Monsieur le Duc. “Soudain, je me suis senti plongé dans “une espece de sommeil céleste & prophétique. Alors, j'ai vu un Ange, descendant du Ciel, tenant en main un “habit de S. François, qu'il a posé, auprès de moi, sur les marches de l'Autel, “en me disant: „Demain, un jeune “homme viendra te trouver, de la part “du Tout-puissant. Voici ce que dit le “Seigneur: „Je veux que ce jeune homme “soit revêtu de l'habit de François, mon “serviteur; que, sous ce dehors imposant, il aille trouver la Duchesse de “Valamos, afin que la voix insinuante “de cette tendre épouse, fasse sentir, au “Duc son mari, l'énormité d'un vol qu'il “a commis. Il a privé une infortunée “domestique, d'une bague, qui lui avoit “été donnée. Il a mis un malheureux étranger, dans le péril d'être puni d'un supplice injuste, pour cette bague, qui avoit “disparu, & qui ne devoit pas être dans “les mains du ravisseur. Qu'il rende l'effet “volé à la domestique, qui, seule, a des “droits à sa possession; qu'il dédommage “l'étranger; & qu'il honore mon serviteur. Telle est la volonté du Seigneur. “Revêts donc le jeune homme du saint “habit, & laisse-le remplir l'objet sacré “de sa mission.“ Le jeune homme est, “en effet, venu ce matin, continua le “P. Zorobabel. J'ai accompli l'ordre du “Seigneur. Je l'ai revêtu du saint habit, “& je lui ai dit: „Va remplir ton glorieux ministere.“ Ici se tut le P. Zorobabel. „Ainsi vous voyez, Monsieur le “Duc, continua le P. Gardien, qu'il faut “que vous nous rendiez le serviteur de “Dieu, afin que la gloire du Seigneur “soit manifestée aux yeux des Castillans. “Honorez le serviteur de Dieu.“

Le Duc fut d'abord très-étonné de la procession: il le fut plus encore, de la révélation du vol qu'il avoit commis. Il me regarda fort attentivement; & dit entre ses dents: „C'est l'homme qui étoit caché sous mon “lit.“ Ensuite il fut obligé, quoiqu'il ne parût pas croire un mot de la prétendue révélation céleste, de me remettre aux Capucins, de baiser le bas de ma robe; & de rendre ce respectueux hommage à un homme qu'il soupçonnoit, de l'avoir mis dans la confrérie des époux trahis.

Toute la Maison, crédule ou non, s'agenouilla devant moi. Tous les Capucins, eux-mêmes, vinrent, l'un après l'autre, me baiser la main, en fléchissant le genou. On me posa, sur la tête, une couronne de fleurs; & le Gardien, secondé du Sous gardien, me tenant chacun par une main, me conduisirent majestueusement. Alors, on chanta les saints Cantiques, & nous avançâmes, solemnellement, aux yeux du peuple. On ne cessoit de brûler l'encens devant moi. On jettoit, sur mes pas, toutes les fleurs qu'on pouvoit trouver. Les Espagnols étendoient leurs manteaux sur le pavé, pour que je les honorasse, en les foulant, de mes pieds bénits. Tout le monde se prosternoit & baisoit le bas de ma robe; on s'en frottoit les yeux; plusieurs y faisoient toucher des mouchoirs, & autres meubles; &, pour peu que je m'arrêtasse, je sentois de pieux voleurs; qui coupoient des morceaux de la sainte mandille. L'histoire de la barbe avoit percé dans le peuple; mais elle y avoit été défigurée. On avoit dit à ce bon peuple, que j'étois un vieillard à barbe blanche, envoyé de la part de Dieu; mais que, dès que j'avois eu, sur le corps, le saint habit, ma barbe avoit tombé, mes rides avoient disparu, & que je m'étois, sur-le-champ, trouvé paré des fleurs de la jeunesse. On crioit au miracle; on se précipitoit sur moi, & l'on risquoit de m'étouffer, pour me rendre hommage. Plus de cent vieillards formerent le projet de prendre ce miraculeux habit, qui rendoit la jeunesse. Je fus conduit, dans ce saint appareil, jusqu'au Monastere, où l'on célébra, dans l'Église, de nouvelles cérémonies. La multitude paroissoit croire, à cette imposture, de la foi la plus vive; & je n'aurois jamais cru que, dans notre siécle, il y eût un peuple assez superstitieux pour admettre une pareille absurdité.

Toutes les cérémonies finies, je m'attendois à être singulièrement fêté, dans l'intérieur de la maison, par les Révérences cloîtrées; & je comptois que le réfectoire m'offriroit, au moins, autant d'agréments que le chœur. Les Capucins me firent, en effet, de prodigieux compliments. „Mais, mon cher enfant, me dirent-ils, d'un ton mielleux, après un “si grand éclat, vous avez besoin d'un “peu de retraite, pour rentrer dans votre “cœur, pour y entendre la voix du Seigneur, & ses desseins sur vous. Dites, “voulez-vous bien passer quelque temps “avec nous?“ Je dis en moi-même: “Qu'est-ce que cela me fait? Quand cette “retraite m'ennuiera, je la quitterai; “mais il sera peut-être plaisant, à mes “yeux, de passer quelques jours parmi ces “pieux pénaillons.“ Je leur répondis, que je ferois volontiers, chez eux, une courte retraite. „Courte, mon cher enfant, reprit le P. Nazille! ah! nous “espérons que, quand vous y serez, vous “ne nous quitterez pas si-tôt que vous “nous en menacez.“ Je ne vis, dans ce propos, que le desir de me conserver, de m'attacher à l'Ordre. Je me souciai fort peu de ce que pensoient ces bons Peres; & je me laissai conduire.

On me fit descendre un escalier, très obscur, ce qui dut commencer à m'inquiéter; mais les bruyants compliments, & les protestations outrées de cinq ou six cordonsbleus de l'Ordre, me distrayoient, & m'empêchoient de faire des réflexions. Enfin, l'on ouvre une petite porte, & l'on me précipite dans un appartement très sombre. Je fus poussé si subitement, que je n'eus pas le temps de m'accrocher à rien, ni de faire aucune résistance. La porte est soudain refermée à grand bruit; on me crie: „n'ayez point d'inquiétude, mon “cher enfant, on ne vous laissera manquer ni de pain, ni d'eau, ni de prieres.“ Je regarde autour de moi, & je m'apperçois que je suis dans un cachot.

Je restai, quelque temps, muet de surprise & d'horreur. Enfin mon indignation éclata, par des imprécations, contre les perfides Moines. „Ah! scélérats, m'écriai-je, je saurai vous punir de votre “monstrueuse noirceur.“ J'entendis les monstres éclater de rire. Ma fureur en redoubla; mais ô fureur impuissante! „On “vous apprendra, dirent-ils, à compromettre l'habit & la gloire d'un Ordre aussi “respectable que le nôtre.“

J'apperçus un lit de paille, & je me jettai dessus, avec fureur. Je plongeai ma tête dans cette paille odieuse; & je m'enfonçai dans les plus noires réflexions. „Me “voilà sous la main des Moines, me disois-je; leur vengeance infernale ne “s'éteint jamais. Leur Ordre, disent-ils, “est compromis; ils m'en puniront toute “ma vie; me voilà, pour le reste de mes jours, enfermé sous la terre.“ Alors, je me rappellai que mon pere avoit essuyé, jadis, une aussi cruelle punition; „mais “c'étoit avec des circonstances encore plus “terribles, me dis-je; il étoit nu, enchaîné. Il ne perdit pas courage. Je ne “dois pas, non plus, le perdre. Courage, Cataudin, sois fils de Grégoire “Merveil.“

Je me levai d'un saut. J'étois rempli de fureur, mais aussi d'espoir. J'examinai mon cachot. Il n'étoit pas si sombre que celui de mon pere. J'entrevis, dans un coin, je ne sais quoi qui remuoit. Je crus bientôt voir que c'étoit une figure de Capucin, à genoux, qui me tendoit les bras, & qui sembloit m'implorer. J'entendis une voix très douce, qui me dit: „Qui que vous “soyez, de grace, ne me faites point de “mal, je ne vous en ai pas fait.“--„Et “qui êtes-vous, mon ami, dis-je à celui “qui parloit?“--„Hélas! répondit la “douce voix, je suis une victime innocente de l'infortune, qui s'est toujours “attachée sur mes pas.“

Cette voix couloit jusqu'à mon cœur. J'examinai le jeune prisonnier; il avoit une physionomie aussi douce que sa voix. Cette figure ne m'étoit pas inconnue; mais je ne pouvois me rappeller où je l'avois vue. Je remarquai que cet infortuné m'examinoit aussi, de son côté, avec attention; & paroissoit chercher où il m'avoit vu. Il m'en fit même la question. Je lui répondis, que j'étois dans le cas de lui demander la même chose; mais que, dès que mes yeux se seroient un peu faits à l'ombre, & que je pourrois le bien distinguer, je reconnoîtrois probablement qui il étoit, à moins qu'il n'aimât mieux me le dire.

On nous apporta bientôt notre dîner, qui consistoit en un peu de soupe, du pain noir & de l'eau. Nous mangeâmes tristement, non sans nous contempler l'un l'autre. „Du moins, me disois-je, je suis moins “malheureux que ne fut jadis mon pere. “J'ai un compagnon, dans mon cachot. “Ce compagnon est intéressant. Sa figure “& sa voix font passer l'attendrissement “au fond de mon cœur. Il paroît doué “de la plus belle ame. Avec un pareil “secours, il ne faut pas se croire très “malheureux.“

Bientôt un Novice vint, par le guichet, faire passer une petite mesure de vin, qui répondoit, à-peu-près, à un demi-septier. „Tenez, dit-il, mon cher ami.“ (Ce n'est pas à moi qu'il parloit). Le prisonnier accepta l'offrande. Le donateur y joignit une cuisse de dinde, en demandant pardon de ne pouvoir mieux faire. Mon compagnon lui fit les plus tendres remercîments. J'y joignis les miens, quoique je ne crusse pas devoir participer au bienfait; mais c'étoit m'obliger, que d'obliger un compagnon d'infortune, auquel je m'intéressois déjà si vivement.

Dès que le bienfaiteur fut parti, mon camarade me dit: „C'est un jeune Novice, “que j'ai eu le bonheur d'intéresser. Il “paroît avoir la plus belle ame du monde. “Mon sort l'a touché; & chaque jour, il “réserve quelque chose, sur sa portion, “pour venir me soulager.“ Je témoignai combien j'étois édifié de cette générosité. Mon compagnon coupa la cuisse en deux, & m'en offrit la moitié. „Ah! mon cher “ami, lui dis-je, je suis sensible à votre “bon cœur; mais, me croyez-vous assez “peu d'ame, pour vous voler une partie “d'un secours si borné, que vous recevez, “& pour vous arracher la moitié de votre “subsistance?“--„Hé, mon cher ami, “répondit mon camarade, me croyez-vous assez peu d'ame, pour manger tout “ce que le Ciel m'envoie, en présente “d'un ami, d'un frere, qui en a auta t “de besoin que moi? Je rougiroi de moi-“même, & mon existence me seroit pénible.--„Mais, repris-je, mon “ami, puis-je vous priver d'une douceur?...--„Et n'en sera-ce pas une “plus grande pour moi, repartit mon “nouvel ami, de contribuer, quoique “d'une maniere si légere, à votre soulament, d'agir en frere avec un frere, “que de me déshonorer, à mes yeux, “comme aux vôtres, par un lâche égoïsme, qui me rendroit digne de tout ce “que je souffre?“ Le jeune prisonnier joignit, à ces raisons, des invitations si tendres, que je ne pus le refuser. Ce secours me fut moins précieux en lui-même, que cher par l'honnêteté qu'y mettoit mon camarade. Nous causâmes confidemment, après ce léger repas; & je commençois à goûter une vraie douceur dans la conversation de ce tendre confrere, quand on vint le chercher & me l'enlever. Il fut aussi interdit que moi, de cet enlevement, auquel il ne s'attendoit pas. „Où me conduiton, s'écria-t-il?“ On ne lui répondit rien. Il m'adressa un regard, qui annonçoit de l'attendrissement & du regret; & je restai seul, plongé dans la douleur & dans la consternation.

Je sentis douloureusement la perte de mon compagnon, qui me laissa un vuide singulier. Je me flattai, cependant, qu'on pourroit me le ramener. Alors, dans la solitude, les personnes qui m'étoient le plus cheres se présenterent, successivement, à mon esprit. Mon pere, qui avoit souffert la même infortune que moi; la Duchesse, qui en éprouvoit une pareille dans son grenier, par une suite de son penchant pour moi; la Princesse Gémelli; & sur-tout mon Adélaïde, la seule personne de son sexe que je ne me reprochois point d'aimer, & qui n'avoit point à rougir du tendre amour qu'elle me portoit; toutes ces images chéries peuplerent, autour de moi, mon cachot, & m'en diminuerent l'horreur. Je pensai aussi, comme mon pere, à m'ouvrir une issue, pour sortir de ce lieu détesté. Je pris courage. Un rayon de joie, allumé par l'espoir, passa dans mon ame; &, les poings serrés, les yeux ardents, je tressaillis, en jurant de sortir sous peu de jours, & de délivrer mon camarade, en cas qu'il fût encore avec moi.

Bientôt on me le ramena. Il étoit encore plongé dans un profond étonnement. „Que “m'ont-ils fait? disoit-il. Quelle est cette “parade? On m'a placé, dans la nef, sur “une espece de trône. J'ai vu une foule “étonnante de peuple, qui approchoit de “moi, en se traînant la face contre terre. “On me baisoit les pieds; on faisoit toucher des linges à mes habits. Plusieurs “même en ont coupé des morceaux. “Voyez, disoit-on, comme il est jeune. “Peut-on nier, à présent, les miracles? “Les indignes Philosophes, qu'ont-ils à “dire?“--„Oh! s'écrioit un autre “personnage, je l'ai vu, la premiere fois, “mais il est devenu encore plus jeune, & “plus gentil. C'est, à présent, une petite “figure féminine & angélique.“

Je compris, sur-le-champ, l'énigme, & je l'expliquai à mon compagnon. Les Moines ne vouloient pas me produire aux yeux de la foule, de peur que je ne dévoilasse le mystere, & ne fisse connoître leur imposture. D'un autre côté, le peuple leur demandoit le prétendu favori du Ciel, honoré d'un miracle. Ils mettoient, sous les yeux de ce peuple, une jeune figure, s'imaginant que personne ne pourroit s'appercevoir de la substitution; ou que la superstition expliqueroit les changements, si elle en reconnoissoit, d'une maniere favorable à la crédulité.

Ils ne se trompoient pas; & mon jeune compagnon, produit aux yeux de la foule, avoit opéré le meilleur effet, & leur rapportoit beaucoup d'offrandes. Après cette obligation, qu'ils lui avoient, la reconnoissance monachale le renfermoit de nouveau, heureusement pour moi, dans la même prison. Je lui fis un détail, qui expliquoit tout le mystere, en lui apprenant une partie de mes aventures, qui parut l'intéresser extraordinairement. Quand tout fut expliqué: „Vous avez deviné juste, “me dit-il; mais je crois, à présent, plus “fermement que jamais, que nous nous “connoissons. Vous allez le reconnoître, “par le récit que je vais vous faire, en “échange du vôtre.

“Je suis au service d'une grande Dame. “Un Avocat, qui fait les affaires de la “maison, s'est montré, dès le commencement, passionné pour mes intérêts; “&, cependant, ses conseils m'ont toujours été funestes. Il y a quelque temps “qu'il me conseilla de voler une bague, “qui m'appartenoit réellement, mais que “mon Maître m'avoit dérobée....“ Ici j'interrompis le compagnon, en lui sautant au cou, & l'embrassant de tout mon cœur. „Oh! vous êtes donc une femme? “m'écriai-je.“--„Et oui, sans doute, “me répondit, en rougissant, mon camarade étonné.“--„Vous êtes, repris-je, cette jolie Thérésine, qui vint me “sauver de la prison, où j'étois injustement détenu.“--“Ah! s'écria-t-elle, “en se précipitant dans mes bras, vous “êtes le Chevalier qui a souffert si étrangement, pour ma faute, & qui a eu la “générosité de ne pas me perdre.“ Ici nous nous embrassâmes réciproquement, avec une tendresse inexprimable. „Hé “mais, ma chere amie, repris-je, les “Capucins ne vous connoissent donc pas “pour ce que vous êtes, puisqu'ils enferment un objet charmant, dont il seroit “naturel qu'ils fîssent leurs délices. Comment vous trouvez-vous Capucin, & si “cruellement punie?“

„Hélas! me répondit Thérésine, c'est “encore par les conseil du malheureux “Avocat. Il avoit plaidé, l'année derniere, la cause d'un jeune Capucin, auquel on avoit extorqué des vœux. Il “avoit gagné sa cause, & fait casser ces “vœux irréguliers. Il exigea, de la reconnoissance du jeune homme décapuciné “par son secours, qu'il lui livrât sa robe “de religieux. Ce garçon, vraiment honnête, qui craignoit qu'elle ne fût profanée, par le mauvais usage qu'en feroit “l'Avocat peu dévot, répugna beaucoup “à la livrer, mais ne put cependant la refuser. Ces jours passés, le carnaval inspira au méchant Docteur, l'envie de “me conduire au bal ou au spectacle, “sous quelque déguisement; il se rappella le malheureux habit de saint “François: „Oh ma chere Thérésine, “me dit-il, que vous seriez jolie, sous “l'habit de Capucin! Le cordon de saint “François deviendroit, pour vous, la “ceinture de Vénus.“ Il me pria, de si “bonne grace, de me prêter à ce déguisement, que j'eus la foiblesse d'y consentir. Par une plus grande foiblesse “encore, je me laissai conduire, par lui, “à l'Opéra Italien, sans savoir où il me “menoit. Vous sentez bien, qu'il ne put “me produire dans le parquet, ni dans “les loges, sous un pareil ajustement, “qui auroit fait, pour les spectateurs, “un nouveau genre de spectacle. Il me fit “entrer, par une porte secrete, qui conduisoit sur le théâtre; & pria le machiniste de me placer dans quelqu'endroit, d'où je pusse voir l'opéra, sans “être vue. Le méchant méchanicien sourit, & me regarda d'un œil malin. Mon “Avocat, appellé par un de ses amis, “me quitta, en me promettant de venir “me rejoindre. Le machiniste me fit “monter, par une échelle, jusqu'au ceintre du théâtre; &, là, il me plaça sur un “siege mobile, suspendu en l'air, comme une espece de trône. De là je voyois, “à vue d'oiseau, les acteurs; & la crainte “que m'inspiroit l'élévation dangereuse “où je me trouvois, me laissoit goûter “fort peu de plaisit. Cependant, je commençois à me distraire un peu de mes “alarmes, j'entrois dans le sens de la “piece, & goûtois quelque amusement, “quand un coup de sifflet donna le malheureux signal, & je sentis mon trône “aërien descendre subitement. Je comprenois, par les paroles, qu'on attendoit “Jupiter. Jugez quel rôle je faisois-là. “Jugez de ma confusion, quand je vis “tous les regards d'une nombreuse assemblée se fixer sur moi. Les spectateurs furent d'abord muets d'étonnement; mais “bientôt des éclats de rire immodérés, “des battements de mains, qui fendoient “la tête, annoncerent combien ils trouvoient plaisant le Jupiter Capucin. On fit “remonter le char; j'étois si hors de moi-même, que je manquai de tomber & de “me fendre la tête. Le machiniste me fit “descendre, en riant lui-même à gorge “déployée. Le barbare me remit à la garde, qui s'empara de moi avec avidité. “Mon Avocat ne parut point. Je fus conduite ou plutôt traînée au couvent des “Capucins, & produite devant les Vénérables, qui parurent surpris de me voir. “On leur dit: „Nous vous amenons Jupiter, rendez-lui tout honneur.“ On leur “expliqua comment & où l'on m'avoit “trouvée; & l'on me laissa entre leurs “mains. Je les vis, quelque temps, indécis. Enfin, ils me demanderent qui j'étois, pourquoi j'avois profané leur saint “habit. J'étois si troublée, que je ne pus “répondre que par monosyllabes. On me “prit peut-être pour un homme ivre. On “m'enferma dans cette prison, où vous “m'avez trouvée. J'ai souffert, pendant “quelques jours, les horreurs de la solitude, & celles d'une inquiétude cruelle, “qui me tourmentoit, relativement à “mon pauvre pere. Infirme, comme il “est, & manquant de tout, que va-t-il „devenir? Enfin, mon heureuse étoile “vous a amené dans mon cachot; votre “compagnie adoucit mon sort. Cette “douceur va devenir plus grande, à présent que nous nous connoissons; mais il “faut que je tâche d'obtenir ma liberté, “pour aller secourir mon pere.“

Ainsi parla Thérésine. Je l'embrassai de tout mon cœur. Je lui témoignai le plaisir que je goûtois d'avoir une si chere compagne. Elle sembloit partager mes transports. Je lui promis que je ne tarderois pas à la délivrer; elle compta sur ma parole.

On vint nous apporter une pitance plus honnête qu'à l'ordinaire. Les Capucins paroissoient avoir un peu de conscience; ils gagnoient beaucoup d'offrandes, en présentant, à la pieuse crédulité publique, le prétendu homme, en faveur duquel on supposoit que le Ciel avoit fait un miracle. On nous apportoit notre part de ces dons. Nous y avions droit tous les deux; moi, parceque j'avois été la cause occasionnelle qui avoit procuré, aux Capucins, cette bonne fortune; ma compagne, parcequ'on lui faisoit jouer le rôle qui attiroit au Couvent les générosités des fideles; car on ne manqua pas, les jours suivants, de la produire, dans le Temple, aux regards des croyants.

Cette chere compagne étoit devenue céleste à mes yeux, depuis que je la connoissois pour une femme. Mon sang s'alluma dans mes veines. L'amour vint sourire dans la sombre horreur d'un cachot. Thérésine partageoit mes transports. Elle a, sans contredit, l'ame du monde la plus honnête, le cœur le plus excellent; mais elle ne sait pas résister. Après avoir fait, tête à tête, un souper délicieux, enfermés l'un auprès de l'autre, n'ayant de plaisir que celui que nous goûtions à nous voir ensemble, nous étions dans une situation aussi dangereuse qu'agréable. Nous avions besoin, pour résister à l'ascendant des circonstances, d'une vertu armée jusqu'aux dents & toujours sur ses gardes. L'expérience nous manquoit; & l'imprudence de notre âge nous livroit à des écarts, moins impardonnables pour nous, que pour tout autre couple... Quoi qu'il en soit, nous tirâmes tout le parti qu'il nous fut possible, de notre situation. Je ne dis pas précisément si l'heure du plaisir sonna pour nous; mais, dans notre prison, nous étions peut-être les deux êtres les plus heureux de tout le Couvent. Nous menâmes, près d'un mois, cette joyeuse vie. Pendant le jour, ma Thérésine figuroit dans le Temple; & le soir, par un contraste que j'ai honte de rapporter, nous jouissions, en admirant la bonté des Capucins, qui, ministres de nos plaisirs sans le savoir, avoient eu l'adresse d'enfermer ensemble, pour les punir, un jeune homme & une jeune fille.

Rien n'est long-temps durable. Je l'ai déjà reconnu plusieurs fois. Une nouvelle affligeante vint troubler nos plaisirs. Je ne sais comment on eut l'art de faire passer à Thérésine un avis foudroyant, par lequel on lui apprenoit que son pere étoit à l'extrémité, & demandoit, avec les plus tendres instances, à voir sa fille bien-aimée. Ma chere compagne manqua de s'évanouir à cette affreuse nouvelle. Elle se reprocha vivement les plaisirs qu'elle avoit goûtés, tandis que son pere étoit dans un si cruel état. „Mais, me dit-elle, comment puis-je faire pour le “secourir? Comment sortir de cette prison fatale?“

Quoique je visse bien le tort que je me faisois par un conseil généreux, je le donnai. „Il faut tout avouer, lui dis-je, ma “chere Thérésine. Ces gens ne me paroissent pas cruels. Nous leur avons donné motif de nous punir, par la profanation que nous avons faite de leur “habit; mais, quand ils connoîtront votre sexe, je ne crois pas qu'ils osent “vous retenir plus long-temps.“ Elle convint, en soupirant, que c'étoit le parti le plus juste & le plus naturel. Elle me fit de tendres adieux, pleura beaucoup avec moi, s'attendrit dans mes bras; & la volupté voulut se mêler avec l'héroïsme des vertus.

Enfin, elle demanda à parler au Pere Gardien. On vint, de sa part, lui ordonner de dire à un Novice, qu'on lui présenta, ce qu'elle vouloit révéler à Sa Révérence. Elle obéit, & fit l'aveu de son sexe. Quand le novice apprit une si agréable nouvelle, il sauta de joie, &, embrassant avec transport la chere prisonniere: „Ah! que je suis content, s'écria-t-il! “que nous allons bien vous fêter! Vous “verrez, ma chere enfant, que nous “sommes aussi de bons vivants. Oh! “vous ne manquerez de rien avec nous, “venez.“ Ce n'étoit pas-là mon compte, ni même celui de Thérésine. Je dis, au pétulant Novice, que Mademoiselle n'étoit point une proie destinée pour des Capucins; qu'elle vouloit sortir, pour aller recevoir le detnier soupir de son pere, qui la demandoit avec instances. Le Novice m'examina: “Vous n'êtes pas une “femme, vous, me dit-il, d'un air dédaigneux. Restez ici tant qu'il vous “plaira; & vous, ma chere amie, venez “avec moi.“ Thérésine refusa de la suivre, & dit qu'elle ne sortiroit pas, sans un ordre du Pere Gardien.“ Oh! vous le “recevrez, dit le Novice. Cela ne tardera “pas“. Et il partit furieux.

Nous restâmes plongés tous les deux dans la consternation. Thérésine me regardoit douloureusement; & j'avois lieu de me repentir du conseil que je lui avois donné. Cependant, quel autre parti avoit-elle à prendre?

Bientôt il vint un grave Frere-lay, qui, d'un air glaçant, dit à Thérésine: “de la part du Révérend Pere Gardien, “venez avec moi trouver Sa Révérence; “elle veut savoir si vous êtes femme, & “si votre pere est réellement malade.“ Je me méfiois du prétendu ordre du Pere Gardien; & je ne voulois pas laisser sortir Thérésine; mais le Frere lui dit, d'un ton redoutable, qu'il avoit main-forte, & qu'il alloit la faire traîner comme une malheureuse. Il fallut céder. Quels tendres adieux elle me fit! Quels doux embrassements! Il sembloit que nous ne devions plus nous revoir. Le Frere l'arracha de mes bras, lui ouvrit la porte de la prison, & me renferma seul. Il faut noter que j'étois attaché au mur, par une grosse chaîne de fer. On avoit eu cette petite attention à mon égard, depuis que j'avois voulu, un jour, profiter du moment où l'on ouvroit la porte. Il avoit fallu douze hommes pour me subjuguer. Sans cette précaution, je n'aurois pas laissé sortir Thérésine, sans sortir avec elle. Dès qu'elle fut dehors, j'entendis les novices se précipiter sur elle, avec de grands éclats de rire. “Oh! oui, disoient-ils, le drôle! Il lui “falloit, pour lui seul, un si friand morceau.--„Ah, scélérats, m'écriai je, “par le guichet! je saurai dévoiler votre “turpitude! & vous punir de votre indignité. Ils s'éloignerent, en riant de ma vaine fureur. Ils entraînerent mon infortunée Compagne, qui résistoit de toutes ses forces. Bientôt, je perdis de vue les brigands; & je me trouvai réplongé dans mon horrible solitude. Mon sort étoit empiré cruellement. Me voir privé de ma Thérésine, pour un motif honnête, pour qu'elle fût envoyée auprès de son Pere mourant: c'étoit un malheur supportable; mais en être privé, par mon propre conseil, mais la savoir aux mains d'une jeunesse imprudente, effrénée, dont elle alloit être la proie & la victime. Cette idée étoit désespérante; & le violent dépit que j'en ressentois me tourmentoit presque autant, qu'auroient pu faire des remords.

Je passai quelques jours à chercher vainement le moyen de forcer ma prison. J'entendois les novices Capucins chanter des chansons grivoises, qui m'annonçoient qu'ils se divertissoient, peu loin de moi. J'avois lieu de croire que c'étoit avec ma Thétésine. Je n'entendois point la voix de cette chere Personne; son cœur étoit loin d'eux, auprès de son Pere, &, peut-être aussi, quelquefois, auprès de son petit Chevalier-Capucin: c'est ainsi qu'elle me nommoit.

Enfin, je ne vis d'autre moyen, pour sortir de ma prison, que de faire le mort. C'étoit s'échapper du cachot, pour être mis au tombeau. Je m'essayai, pendant quelques jours, à jouer le rôle de défunt. Je sus roidir tous mes membres, rester parfaitement immobile, retenir mon haleine pendant un temps considérable, contrefaire la pâleur à s'y méprendre. Quand je me crus assez bien exercé, je m'avisai de ne pas toucher à ma chétive pitance. On s'en apperçut le lendemain. On m'appella; je ne répondis point. On entra chez moi; car, ordinairement, on me passoit ma nourriture par le trou du guichet. On vit l'infortuné Cataudin étendu roide mort sur la paille. „Ciel! dit “le Frere Geolier, il est mort!“ Il me tâta & s'écria: „Il faut qu'il y ait long-temps; car il est déjà tout roide & tout “froid. „Il appella un régiment de Capucins. Le prisonnier est mort, leur “dit-il, d'un air effaré. „Hé bien, dit “le Gardien, il faut l'enterrer.“-„Mais, “reprit un jeune Profès, il n'est peut-être pas tout-à-fait mort.“--„Hé “bien, répliqua le Gardien, il le deviendra totalement, quand il sera sous la “terre. Allons, demain, de grand matin, il faudra l'enterrer dans le cimetiere. Mais, dit encore le Profès, d'ici “à ce temps-là, s'il revient?--“En “ce cas, répondit le Gardien, on ne “l'enterrera{??} pas.“

J'avois eu soin de mettre en réserve quelques aliments, retenus, quelques jours auparavant, sur mon ordinaire. Ces petits reliquats inconnus me soutinrent jusqu'au lendemain, sans que je touchasse à ma portion du jour. On revint le jour suivant de grand matin. On me trouva dans la même attitude, roide, froid, pâle. On remarqua, auprès de moi, mon pain entier. “Fort bien, dit-on, il n'y a pas touché. “Il est mort, ou peut passer pour l'être; “cela nous suffit. Il a eu l'avantage, du “moins, de mourir sous le saint habit; “il a expié, par sa retraite, la petite faute “qu'il avoit commise en le profanant; & “il participera, sans doute, aux graces que “le bienheureux saint François obtient “pour ses Enfants.“

„La fosse est-elle faite, dit le froid Gardien?--„Oui, mon Révérend Pere, “répondit un Frere.“--„Fort bien, “reprit Sa Révérence, il faut le dépouiller de cet habit qu'il a profané?“ On m'ôta donc ce vêtement révéré: j'avois, par dessous, une veste, une culotte, des bas & des souliers. „Laissez-lui ses guenilles “profanes, dit un saint Moine.“ On obéit; & je me trouvai comme un garçon de café, en veste, tout-à-fait leste, & prêt à courir. On me couche dans une chétive bierre. „Allons, dit le Gardien, qu'il soit enterré comme un Frere-lay.“ On commença, sans délai, à murmurer des prieres; on m'aspergea, on me mit, entre les mains, le signe de notre Rédemption. Il faisoit petit jour quand je fus porté dans le cimetiere; car on ne daigna pas me faire entrer dans le chœur. On avoit déjà expédié toutes les prieres, & l'on alloit me descendre dans mon dernier gîte. On prononçoit les mots responde mihi, (réponds-moi). Je me leve soudain, dans le même passage où, selon la légende, un Compagnon de saint Bruno se leva autrefois. Mes porteurs sont renversés. Je m'élance avec un cri; je saute sur le portecroix; je lui arrache l'instrument du salut, qui devint alors particulièrement celui du mien. Je vois fuir, en hurlant, la moitié des célébrans. Je frappe à grands coups sur le dos des traîneurs. Je vole à la porte, qui étoit déjà ouverte, & qu'ils n'avoient pas eu la présence d'esprit de fermer, dans cette circonstance. J'arrache, au portier, une grosse canne dont il vouloit faire usage, & je lui jette, à la tête, la croix qui le renverse. Je fais voler au visage du Révérend Pere Gardien le bénitier, dont le choc lui fut plus pénible à supporter, que ne m'avoit été l'aspersion. Je suis déjà dehors. Quelques furibonds vouloient me poursuivre; le Pere Zorobabel, ce frippon qui m'avoit travesti, & n'avoit rien fait, depuis, pour ma délivrance; ce frippon, dis-je, les retint. „Point d'esclandre, “leur dit-il; il est assez puni. Il ne lui reprendra plus envie d'endosser une autre “fois notre saint habit.“ Le traître! Je n'avois plus de croix, ni de bénitier à lui jetter à la tête. Une pierre assez grosse, que je lui lançai, fit le même effet, & le drôle, en se tenant la tête, rentra précipitamment avec les autres matamores.

Je poursuivis tranquillement ma route. J'étois en veste; &, n'offrant rien de particulier dans ma mise, je n'attirois les yeux de personne. J'arrivai donc paisiblement à mon logis. On fut aussi enchanté que surpris de me revoir. Je trouvai plusieurs lettres de la Duchesse, qui, de sa prison aërienne, me prioit à genoux, de venir la visiter & la délivrer. J'étois ému en sa faveur. J'avois dessein de travailler pour sa délivrance; mais je devois, auparavant, rendre ce service à ma chere Thérésine, qui le méritoit bien mieux, par l'honnêteté de son caractere, & par sa situation plus pressante.

Je trouvai, dès le jour même, six militaires de mes amis, très déterminés, dont je requis l'assistance. Ils me di{??}nt qu'ils étoient à mon service, pour la vie & pour la mort. Je m'assurai que Thérésine étoit encore au pouvoir des Moines; & j allai, l'après-midi, armé de toutes pieces, accompagné de mes six déterminés, au couvent des Capucins. Le mort ne l'étoit plus. Je fis venir le Pere Gardien, qui me parut tremblant. Je le sommai impérieusement de me remettre une jeune fille, que ses Moines avoient l'indignité de garder chez eux, pour l'exposer aux outrages & à la brutalité de leurs novices. „Jésus, mon Dieu! que me dites vous? “s'écria le Vénérable, en faisant un signe “de Croix. Nous! une fille dans notre saint “asyle!“--„Oui, repris-je, d'une voix “terrible, elle a gémi dans la même “prison que moi. Elle a déclaré son sexe, “dans le dessein d'être délivrée, & d'aller “soigner son pere mourant. Vos Novices se sont emparés d'elle; & qui sait “jusqu'où ils ont poussé l'outrage?“--Bon dieu, reprit le Gardien, que m'apprenez-vous? Je vous jure, que je ne “savois pas un mot de cela. On m'avoit “demandé grace pour ce jeune prisonnier, que je croyois un homme. Je l'avois accordée, & je m'imaginois que “cet infortuné étoit bien loin de nous. “Quoi qu'il en soit, je ne souffrirai pas “qu'un désordre si révoltant déshonore “une maison aussi sainte que la nôtre. “C'est m'obliger que de m'éclairer sur “un si grand abus. Je vais faire chercher “votre Demoiselle, & vous la rendre, “si elle est dans ce monastere.“ Au même instant, il appella un Frere. Cherchez, “lui dit-il, dans toute la maison, un “jeune prisonnie auquel j'accordai la liberté, il y a quelques jours. Dites aux “Novices, que si quelqu'un d'eux avoit “l'audace de le receler, il devroit s'attendre aux châtiments les plus terribles.--„Voilà des habits de femme, “dis-je au Pater, que nous avons apportés.--„Fort bien, répondit il, “qu'on les lui porte afin qu'elle s'en revête, si elle est ici.“

On revint bientôt dire au R. Pere, qu'elle s'habilloit. Elle fut très prompte dans cette opération, &, sous peu de minutes, nous la vîmes paroître plus belle que jamais. Mes compagnons furent enchantés, aussi-bien que moi, de sa vue. Le gros Frere la lorgnoit d'un œil de satyre & sembloit dire, „Quel dommage!“ Le Pater lui-même la regardoit du coin de l'œil, & laissa transpirer dans ses yeux quelque regret, tandis que les Novices, au fond du cloître, se mordoient les doigts, & nous montroient les poings.

Thérésine rougit en m'appercevant, & me sauta au cou. „O, mon cher libérateur, s'écria-t-elle!“ Le Révérend Pere fut témoin de sa tendresse, & jugea, dans cette circonstance, mon rôle plus flatteur que le sien propre. Mes compagnons battirent des mains. „Je vous prie, Messieurs, dit le Révérend Pere, de croire, “que je ne savois pas un mot du sexe de “cette jeune personne.“ Et le Frere lui ayant dit quelques mots à l'oreille: „J'apprends, ajouta-t-il, que ce sont des “ouvriers qui travaillent ici, depuis quelques jours, qui s'étoient emparés d'elle.“ „Oh! s'écria Thérésine, d'une voix “étouffée, j'ai été bien outragée.“ Je n'osai m'informer jusqu'à quel point on avoit poussé l'outrage. Nous nous emparâmes de sa personne; nous ne nous crûmes pas obligés de faire des remercîments au Révérend Pere; au contraire, nous le regardâmes, en le quittant, d'un air de bravade. „Je crois, dit-il, que j'aurois “bien fait de ne pas remettre cette jeune “fille, entre les mains de ces Messieurs. “Vous apprendrez du moins, l'un & “l'autre, ajouta-t-il, à ne pas vous “jouer d'un saint habit, que vous devez “respecter.“ Mes compagnons le chargerent des malédictions les plus énergiques; il disparut, & nous partîmes.

Je remerciai beaucoup mes compagnons, qui me féliciterent de tout leur cœur, en me quittant. Thérésine joignit ses remercîments aux miens. Ils y parurent très sensibles. Je la conduisis, sur le champ, chez son pere. Le bon vieillard reposoit dans son lit; mais ce profond repos étoit l'avant-goût de celui dont il alloit jouir, pendant toute l'éternité. Il sembloit n'attendre que la vue de sa fille, pour quitter la terre. A l'aspect de cette chere Bienfaitrice, la joie étincela dans ses yeux, à travers les ombres de la mort. Il faudroit le pinceau du Guide, pour exprimer l'élan de la joie, & la défaillance du trépas, dans le même regard. Léonard de Vinci, quand il mourut dans les bras de François I, ne put offrir, dans sa vue, un contraste plus frappant. Quel spectacle que celui d'un malheureux taudis, où la plus pure vertu reposoit en silence! L'assemblée la plus auguste de tous les Rois du monde m'en eût peut-être moins imposé. Comment, sur-tout, peindre la chere Thérésine, désespérée de voir, dans cet état, l'auteur de ses jours, cherchant, dans ses yeux, un reste de clarté, brûlant de faire passer son ame dans ce corps défaillant, pour le ranimer? Comme l'amour filial se peignoit dans tous ses traits! Quels regards elle adressoit au Ciel, pour l'implorer! Regards touchants, qui venoient ensuite mourir, en se fixant sur moi! O, Thérésine, tu étois, en ce moment, la Reine de mon ame! Le bon pere, après avoir paru un instant ranimé, par un rayon de joie, sembloit doucement expirer de plaisir. Il s'endormit dans les bras de sa fille, en la recommandant au Ciel. Elle voulut recueillir le dernier soupir de son pere. Il n'étoit déjà plus. Sa fille tomba évanouie sur mon sein. Je la rappellai à la lumiere par mes douces caresses; & je fus le premier objet qu'elle vit en rouvrant les yeux.

Je conduisis chez moi l'aimable Thérésine. Mon hôtesse lui donna une chambre; elle se mit au lit sur-le-champ. J'allai ensuite prendre des arrangements, pour faire enterter son pere le lendemain. Les affaires de cette belle fille arrangées, il fallut songer à celles de la Duchesse. Il n'étoit pas très sage de chercher à la voir; mais elle souffroit pour moi; je lui devois des secours.

Fin du Livre quatrieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE CINQUIEME.

Je ne savois comment m'introduire chez la Duchesse de Valamos. Je rôdai autout de son Hôtel, pour chercher les moyens d'y pénétrer. Je ne tardai pas à rencontrer l'entremetteuse Béatrix, qui me fit d'abord de grands reproches de ma négligence. Je lui appris les raisons qui m'avoient empêché, jusqu'ici, de travailler pour la délivrance de sa maîtresse; & je lui jurai que je ne venois si près de l'Hôtel, que pour ce but.“ Mais, ajoutai-je, comment “parvenir jusqu'à elle?“

„Elle est enfermée dans un grenier, “répondit Béatrix. Il faut grimper sur “les toits, & entrer par une gouttiere. “Peut-être ce travail vous rebutera-t-il; “car enfin, les militaires ne sont pas des “chats.“--„Ils sont des aigles quand il “le faut, répondis-je. Il n'y a rien que je “ne fasse pour aller consoler Madame “la Duchesse, pour la délivrer d'une captivité, dont je suis la cause innocente, “& qu'elle n'endure que pour moi.“--Suivez-moi donc, mon cher ami, reprit “Béatrix.“ Je la suivis, elle m'introduisit dans l'Hôtel; & j'eus le bonheur, en entrant, de n'être observé par personne. Elle me fit monter par un petit escalier dérobé, me fit sortir par une lucarne, qui donnoit sur une gouttiere; & me montra, de loin, la fenetre de la Duchesse, où je pouvois parvenir en suivant la même gouttiere. Je suivis ce chemin périlleux avec autant d'ardeur que de précaution, & bientôt je vis la belle Dame. Elle étoit immobile, & plongée dans la plus profonde mélancolie. Je sautai lestement dans sa retraite. Elle m'apperçut, poussa un cri de joie, se précipita dans mes bras. „Ange descendu du Ciel, s'écria-t-elle, “c'est donc toi qui viens à mon secours.“ Il est impossible de peindre une joie plus vive, que celle dont les éclairs étinceloient dans ses yeux. Je la posai sur son lit, pâmée autant que transportée. Nous restâmes long temps, sans pouvoir nous parler, que par de douces caresses. Son amour étoit aussi violent, que celui de Thérésine; mais il étoit moins honnête; il offroit je ne sais quoi de lascif, qui faisoit que j'en étois moins flatté. Il étoit d'ailleurs extrême, & je lui appliquois ce vers de Racine.

C'est Vénus toute entiere à sa proie attachée.

Bientôt la Duchesse me fit de doux reproches, de l'avoir oubliée si long-temps. Je lui racontai, pour ma justification, l'histoire de mes derniers jours. „Quoi! disoit-elle, l'insolente Thérésine a joui de ces “caresses, qui font mes délices! Ma domestique usurper, sur sa maîtresse, ce “qui est le plus capable de la flatter!... “Et vous, me dit elle, d'un ton de reproche, humble & presque honteux!...“ Je lui dis que Thérésine rachetoit, par tant de vertus, ce qui lui manquoit du côté de la naissance... „Bon! interrompit-elle, des vertus, il est bien question “de cela dans ces circonstances. Infidele! “Ah! vous aimoit-elle autant que moi?“ Elle m'empêcha, par ses caresses, de lui répondre. Elle redoubla de transports, pour me prouver son amour. Je me garderai bien de détailler les preuves qu'elle m'en donna. Je fus le moins coupable qu'il me fut possible; mais, je le répere, cet amour n'étoit pas aussi édifiant, que celui même de Thérésine; & j'écris mes mémoires, & non pas mes confessions. Quoi qu'il en foit, quand nous étions au fort de la distraction que nous causoit une scene voluptueuse, qui nous absorboit, on posa, tout-à-coup, une grille à notre lucarne. Tout étoit préparé, sans doute, pour la recevoir. Elle fut posée & fermée avec tant de célérité, que je n'eus pas le temps de sauter à la fenêtre, pour empêcher qu'on ne m'emprisonnât si cruellement.

Me voilà donc plongé dans les horreurs de la captivité, avec celle que je venois en délivrer! Quelques jours auparavant, j'étois dans un souterrain, avec la soubrette, je suis, à présent, dans une niche élevée, avec la maîtresse. Je croyois entrevoir, dans ses yeux, qu'elle n'étoit pas très fâchée, de ce qu'au lieu de la délivrer, j'étois renfermé avec elle. Pour moi, malgré les prétendus plaisirs que devoit me donner une pareille compagnie, je pestois beaucoup d'être venu, pour la troisieme fois, me précipiter, moi-même, dans le piége.

„Mon cher ami, me dit la Duchesse, “en m'embrassant, il faut tirer le meilleur parti que nous pouvons, de notre “situation. J'attendois mon salut de vous, “j'en recevrai le plaisir & la vie; &, si “vous m'aimez, comme je vous aime, “il y auta, entre nous, un continuel “échange de délices. D'ailleurs, il nous “surviendra, certainement, quelque “moyen favorable de nous échapper, “quand nous aurons eu le plaisir de passer “quelques jours ensemble, & de nous “jouer du tyran, qui croit nous rendre “malheureux. Avec le temps, ne sauronsnous pas, entre nous deux, briser “cette grille? Si vous avez de l'or sur “vous, ne pouvons-nous pas gagner un “de nos Argus, & en obtenir une lime, “pour scier ces barreaux? J'ai naturellement du courage; mais, avec vous, je “m'en sens dix mille fois plus. Oui, mon “cher, avec vous, je brave tous les gardiens, toutes les grilles & tous les “maris.“

L'œil de cette femme étoit si étincelant, qu'elle me communiqua tout le feu dont elle étoit enflammée. Je rougis, moi, fils de Grégoire Merveil, d'avoir besoin d'une femme, pour animer mon courage. J'embrassai ma compagne, & je sablai, avec elle, un verre de vin pétillant, qui rioit dans la fougere.

Bientôt, on lui apporta son dîner, qu'on fit passer par un guichet, piece par piece, dans des plats oblongs. L'ordinaire étoit, en vérité, copieux, & très-appétissant. Cependant, „Que m'apportez-vous-là, “s'écria-t-elle? Vous ne voyez donc rien? “Vous ne vous êtes pas apperçus que, “depuis plusieurs jours, je n'ai pas la “moitié de ce qu'il me faut, pour satisfaire à un surcroît d'appétit, que me “donne, je crois, la rage. Apportez-moi, “sur-le-champ, au moins le double; tant “pour le boire, que pour le manger.“ On lui répondit: „Madame sera obéie. On “demande pardon à Madame de n'avoir “pu deviner ses intentions.“ On ne tarda pas, en effet, à lui apporter de nouveaux services. Le mari avoit ordonné, depuis quelque temps, qu'on la contentât parfaitement sur cet article.

Nous fîmes, réellement, un dîner délicieux. Bacchus vint s'asseoir, entre nous deux, avec l'amour. La Duchesse fut d'une gaîté charmante, & je ne pus m'empêcher de faire chorus avec elle. Tous les plaisirs, qui étoient à notre portée, varierent nos instants; & en accourcirent la durée. Le souper fut encore plus gai que le dîner. Il fut ensuite question de se coucher. Le lit de madame la Duchesse étoit fort bon. Elle ne pouvoit pas en demander un second, sous prétexte d'un surcroît d'appétit; & il n'auroit pas pu passer par le guichet. Madame la Duchesse étoit d'un rang qui l'élevoit au-dessus des scrupules; & je crois pouvoir avouer qu'elle daigna partager, avec moi, sa couche Ducale. „Oh! mon cher époux a eu là une bonne “idée, me disoit-elle, en riant, de faire “mettre cette grille; car cela vient de “lui, & il a faisi le bon moment, pour “vous attraper.“--„Il est vrai, répondis-je, que je n'avois aucun dessein d'attenter à son honneur. Je ne “voulois que vous délivrer; &, sans la “grille, je vous aurois délivrée, & respectée. S'il l'eût fait placer, un moment “plutôt, je n'entrois pas; s'il ne l'eût pas “fait placer, il ne setoit pas dans la confrérie des maris couronnés.“

Nous passâmes ainsi quelques jours, comme deux Anachorettes, d'une étrange espece. La bonne chere ne nous manquoit pas; mais on étoit justement surpris de ce que la Duchesse paroissoit tant manger; & l'on ne pouvoit concevoir un si prodigieux appétit, de la part de quelqu'un, sur-tout, qu'on supposoit ne faire aucun exercice. M. le Duc étoit à la campagne; & l'on n'osoit, en son absence, ouvrit la chambre de Madame. On lui expédia un exprès. Il parut alarmé de ce message. „Hé bien, s'écria-t-il, qu'y a-t-il de nouveau?--„Madame, lui répondit-on, a un très grand appétit.“--„Et “tant mieux pour elle, reprit-il. Quoi “donc? étoit-il besoin d'un exprès, pour “m'apprendre cela?“--„Mais, lui dit encore l'exprès, elle mange comme deux.“ „Et qu'elle mange comme quatre, répliquat-il, n'a-t-elle pas le moyen?“--Mais, reprit le domestique, on soupçonne, à ce terrible appétit, qu'il y a “un convive; & qu'on a renfermé le “loup dans la bergerie....“--„Ah, tête! “ah, ventre! s'écria le Duc, frappé de ce “coup de foudre, assailli des serpents de “la jalousie. Des chevaux! des chevaux! “Je veux aller, sur-le-champ, la confondre; la punir.“ Et, dans l'heure même, il monta en chaise de poste.

De mon côté, j'étois forcé de l'attendre, parceque je ne pouvois m'enfuir; mais il survint un cruel incident. Nous eûmes une fausse alarme. Nous crûmes entendre quelqu'un, qui se préparoit à ouvrir notre porte. Il fallut songer à se cacher. Il y avoit là un grand coffre, ce qu'on appelle un bahut, qui n'étoit point fermé à la clef. Madame me fit cacher dedans, & laissa, imprudemment, tomber le dessus, qui se ferma de lui-même, la serrure étant disposée pour cela; mais nous n'avions point la clef. Je me trouvai donc doublement enfermé, pestant, au milieu de notre prison, dans une prison nouvelle. Je faisois des efforts extraordinaires, pour sortir de cet indigne étuit. Efforts inutiles! Ma Maîtresse me conjuroit, à genoux, de me posséder, d'attendre quelque temps. Il ne m'étoit pas possible de rester étouffé dans ce tombeau mobile. Il y avoit, au coffre, un assez grand trou, causé par la vétusté. Je respirois par-là. Je jouissois de la clarté. La Duchesse, pour m'appaiser, me donnoit des baisers, me faisoit de tendres caresses, & me présentoit à manger par ce trou propice. Mais quelle gêne! C'étoit, en même-temps, être ensemble, & séparés l'un de l'autre. Oh! ma situation répondoit de ma sagesse.

Je passai un jour mortel dans cette odieuse situation; caressé, comme un enfant emmailloté, moins libre & plus gêné que lui. Enfin le Duc arriva. Il entra, furieux, dans la prison de son infidele. Il n'y vit personne avec elle, & resta, d'abord, muet de surprise & de confusion. „Hé “bien, Monsieur, lui dit son intrépide “épouse, que veulent dire ces yeux effarés, qui roulent de tous côtés? Enfermée, comme je le suis, croyez-vous “encore que je puisse vous trahir? Qu'avez-vous imaginé de nouveau contre “moi!“--„Mais...., vous mangez “beaucoup, Madame, répondit le mari, “confus & embarrassé.“--„Qu'entends-je? reprit la Duchesse, ose-t-on “descendre, contre moi, à des reproches “de cette espece? Avouez que vous reconnoissez mon innocence, puisque vous “êtes réduit à me faire de pareilles objections. Le Duc paroissoit ébranlé: il regardoit de tous côtés. „Je ne sais, disoit-il, entre ses dents..., par où diable “a-t-il pu entrer où sortir?“ Il étoit visible que cet imbécille commençoit à se croire dans son tort. Je l'observois par mon trou, & je préfageois que la Duchesse alloit obtenir sa grace. Le maudit petit chien, qui nous avoit toujours découverts, entra dans ce moment: il ne manqua pas de m'appercevoir, ou de me sentir, sur-le-champ; &, il aboya contre moi. Il grattoit contre le malheureux coffre. Je crus voir l'œil du mari courroucé se fixer sur moi. Je m'imaginai que j'étois découvert; & je criai d'une voix forte: „Hé “bien, délivrez-moi, & je vous répondrai. Il paroît que je m'étois trompé, en croyant que le Duc m'avoit apperçu; car il chercha, quelque temps, d'où partoit la voix qu'il entendoit. Enfin, il m'apperçut réellement. Ah! coquin, „s'écria-t-il, te voilà pris enfin. Qu'on le jette “par la fenêtre.“ On ouvre la grille, dont il avoit la clef; & deux grands coquins, enlevant le coffre, de leurs bras vigoureux, me lancent, en effet, dans la cour. Heureusement, j'avois passé ma main, par le trou, hors du coffre, cherchant à m'accrocher à quelque chose. Je saisis la main du Duc. Il fut entraîné par mon poids; mais quelqu'un le retint par le pied; il entraîna aussi ce quelqu'un, qui fut retenu par un troisieme, lequel en entraîna peut-être un quatrieme; de sorte que nous devions former une chaîne d'hommes, au bas de laqu-elle je pendois, dans mon coffre; ce qui me descendit d'un étage ou deux, & adoucit ma chûte. On sent que cette chaîne ne pouvoit durer long-temps, & que le dernier, qui se trouvoit au haut, trop foible pour soutenir le poids de quatre ou cinq hommes, fut obligé de lâcher prise. Tout se précipita, & moi le premier. Je tombai encore de deux ou trois étages, dans une arrierecour, sur le dos d'un cochon, qui poussa un grognement plaintif, & mourut assommé. La chûte fut assez violente pour briser mon coffre, & l'ouvrir; mais j'en sortis intact, quoiqu'un peu froissé. Les autres tomberent sur du fumier, & se démonterent le cou. Le Duc se cassa sa bonne jambe. Cette scene fut un éclair: le récit n'en peut être aussi rapide. On s'imagine bien que je ne m'arrêtai pas, & que je voulus m'enfuir; mais on avoit déjà fermé la porte de l'Hôtel.

Béatrix m'apperçut, & me conduisit dans sa chambre. „Mon Dieu! que vous “êtes malheureux, me dit-elle, mon cher “enfant; mais gardez vous de vous désespérer. Je vous tirerai de ce mauvais “pas. Vîte, vîte, déguisez-vous en “femme. Je crois que mes hardes pourront vous aller.“ Elle étoit, en effet, d'une grande taille. En peu de minutes, je fus très bien-déguisé en femme. „Je vais “tâcher, me dit l'officieuse créature, de “vous faire ouvrir. Dites que vous êtes “une femme-de-chambre de mes parentes, qui étoit venue me voir, pour “que je tâchâsse de la placer auprès de “Madame.“ Elle me conduisit, en effet, à la porte. Je vis que toute la maison étoit dans le plus grand trouble. On me cherchoit de tous les côtés; & nul ne pensoit que la prétendue femme, qui vouloit sortir, étoit l'homme qu'on cherchoit. Le petit chien fut plus clairvoyant que tout le monde; car il aboya beaucoup après moi, & mordit le bas de mes jupons. Heureusement, cet indice ne me trahit pas.

Le Suisse refusa de m'ouvrir. On avoit un ordre précis du Duc, de ne pas laisser sortir personne sans sa permission. On ne pouvoit lui parler, pour le moment; parce qu'il étoit entre les mains des Chirurgiens, qui lui remettoient sa seconde jambe, qu'il s'étoit cassée. „Que vais-je devenir, me “disois-je? Je serai infailliblement découvert; mais, courage, Cataudin.“

Dans cette confusion, Madame s'étoit échappée. Elle m'apperçut, me reconnut, me sauta, imprudemment, an cou. „Que “faites-vous? lui dis-je, furieux, on va “me reconnoître.“ Son maudit petit chien aboyoit toujours contre moi. Béatrix lui dit, en deux mots, le personnage qu'elle me faisoit faire. „Sur-tout, ajouta-t-elle, “retirez-vous, & ne faites pas semblant “de nous connoître.“ Elle se retira, avec son petit chien, qui aboyoit toujours.

Je dînai à l'office, avec Béatrix. On parla beaucoup du drôle qu'on cherchoit. Chacun disoit où il pensoit que j'étois réfugié; & nul ne s'avisoit de dire: „Il est “dans l'office, à dîner avec nous.“ Il y avoit là deux éclopés, compagnons de ma chûte, qui faisoient pireuse figure. Plusieurs des convives me trouverent de leur goût, entrautres, le valet-de-chambre de M. le Duc; ce qui fit merveille.

En effet, après le repas, ce valet monta chez son maître. Il lui dit qu'on m'avoit cherché par-tout, sans me trouver; mais qu'il y avoit une très jolie parente de Béatrix, qui étoit venue la voir, & même la solliciter; & qui attendoit un ordre, de son Excellence, pour sortir. “Qu'est-ce que cette parente, dit le Duc “réveillé?“--„C'est répondit le valet-de-chambre, comme je viens d'avoir “l'honneur de l'exposer à M. le Duc, “une très jolie fille, que les circonstances obligent de servir; & qui est venue “voir sa parente, pour la prier de lui “trouver une condition.“--„Elle est “jolie, dites-vous, reprit le Duc?“--Oui, repliqua le zélé serviteur, &, de “plus, elle paroît avoir beaucoup d'intelligence.--„Et comment avez-vous “pu voir tout cela, dit S. E.?“--„Je “viens de dîner avec elle, répondit le “Valet.“--„Le coquin, s'écria le vieux “Duc!“--„Enfin, reprit le domestique, elle vaut encore mieux, selon moi, “que Thérésine, qui, jusqu'ici, n'a point “été remplacée. Je crois qu'on pourroit en “faire une fille de confiance.“--„Il me “vient une idée, dit le vieux Grand d'Espagne; (& cette idée, sans qu'il s'en apperçût, lui étoit suggérée par le rusé “valet-de-chambre, qui vouloit m'avoir “pour lui); cette idée, continua-t-il, seroit de faire l'emplette de cette fille; “&, si je puis la mettre dans mes intérêts, de la placer auprès de Madame la “Duchesse. Je n'ai rien gagné à la retraite “de ma perfide épouse. Je ne veux pas faire “le tyran plus long-temps; mais, il est nécessaire, du moins, de surveiller cette “femme ardente. Et, il faut que j'aie, “auprès d'elle, un Argus, sur lequel je “puisse compter. Faites-moi venir cette “fille.“ Le Mercure vit, dans les yeux pétillants de son maître, que la prétendue fille pourroit lui inspirer quelque chose de plus que de la confiance. Il vint, en courant, me trouver. „Venez, venez, “me dit-il; M. le Duc veut vous parler. “J'ai les plus excellentes nouvelles.“ On sent que ce discours dut me causer plus d'alarme que de joie.

J'étois fort embarrassé. J'avois lieu de craindre qu'on ne me reconnût; mais je réfléchis que le bon homme avoit la vue très basse, & que, d'ailleurs, il m'avoit très peu vu. Je comparus devant S. E., qui me lorgna le plus près qu'elle put, avec sa lunette. Son regard dit au valet, qu'il me trouvoit de son goût; & il me sembloit, même, que son œil indécent prenoit quelque chose de celui d'un satyre. “Hé bien, “mon enfant, me dit-il, en me prenant la main, vous cherchez donc une “condition?“--„Oui, M. le Duc, “lui répondis-je; j'en rougis; mais les “circonstances me forcent de prendre “ce parti.“--„Il n'y a point à rougir{??} “de cela, reprit-il.“--„Je n'ai pas “été élevée pour cela, m'écriai-je, en “soupirant.“--„Tant mieux, repliquat-il. Si vous avez de l'éducation, “tant mieux je le répete. Ecoutez ma “chere enfant, (ici ses yeux commencerent à briller), il faudroit bien aimer votre maîtresse; mais il faudroit “aussi aimer un peu son mari; parceque “c'est lui qui vous paie, qui vous nourrit, qui est enfin le vrai maître de la “maison.“--„J'espere, M. le Duc, lui “répondis-je, qu'on seroit content de “moi.“--„Vous ne seriez pas capable, “reprit-il, de vous attacher trop à une “femme imprudente, dont j'ai horriblement à me plaindre. D'ailleurs, vous “sentez que celui qui tient en main les “revenus, est en état de vous mieux récompenser, & mérite mieux, je crois, “votre confiance.“ Je vis, en souriant intérieurement, que cet imbécille titré vouloit me placer auprès de sa femme, pour en être le surveillant & l'espion. Il savoit bien choisir son monde. „Je ne suis point “ingrate, lui répondis-je; je sens que je “serois comptable de mes actions à celui “qui m'engageroit, qui me paieroit; & que “je devrois embrasser ses intérêts.“--Fort bien, dit gravement le Duc, je vous “prends à mon service, ma chere enfant. “Je vais vous placer auprès de mon épouse; mais songez que c'est moi qui vous “emploie, & auquel vous devez fidélité “& confiance. Qu'on fasse venir Ma-“dame.“

Madame ne tarda pas à paroître. A mon aspect elle rougit, fut déconcertée, & manqua de se trahir. Heureusement, le Duc ne s'en apperçut pas. „Nous devons, lui dit-il, être las de nous tourmenter mutuellement. Je veux essayer “d'un nouveau systême. Je devrois faire “éclater, sur vous, une nouvelle vengeance. J'en ai de nouveaux motifs. “Vous voyez dans quel état je suis pour “vous. Au lieu de vous punir, je vous “pardonne. Je veux voir si vous serez sensible à des procédés honnêtes & généreux, “& si vous vous piquerez, vous-même, “de générosité. Je vous rends votre liberté; je vous rends mes bonnes graces. “Comportez-vous d'une maniere digne “de votre rang & de votre naissance.“

Madame la Duchesse lui témoigna la plus vive reconnoissance, & lui fit les plus belles protestations. Il y parut sensible. “Madame, lui dit-il, j'ai réfléchi qu'il “vous manquoit une femme, depuis quelque temps. Je veux bien vous la remplacer. En voilà une que je vous donne. “Vous ne la refuserez pas, parcequ'elle “vient de ma part.“--„Il suffit, Monsieur, répondit la douce épouse, qu'elle “vienne de votre part, pour que j'en “fasse le plus grand cas. Je n'examine “point si ce n'est pas à moi à choisir mes “femmes; si une femme, que je reçois “de vous, n'est pas plus dans vos intérêts que dans les miens, & n'est pas “réellement une surveillante que vous “mettez auprès de moi. N'ayant aucun “dessein de vous tromper, je ne crains “pas les yeux d'un Argus. Je suis charmée, “au contraire, d'avoir, auprès de moi, “quelqu'un qui puisse vous rendre compte “de ma conduite & vous en répondre.“ „Ah! Madame, s'écria le mari, il “n'est pas question de cela.. Vous avez “là des idées... Moi vous faire surveiller! “En vérité, je veux m'en fier à vous-même. Quoi qu'il en soit, je suis charmé de vous voir agréer le choix que “j'ai fait de cette femme. J'ai besoin de “repos. Je souffre beaucoup; allez. Et “vous, ma fille, me dit-il, contentez “votre Maîtresse, si vous voulez rester “long temps à son service.“

Nous quittâmes volontiers M. le Duc, pour le laisser reposer tant qu'il lui plairoit. A peine fûmes-nous hors de son appartement, que sa digne épouse, pour preuve de son repentir, me sauta au cou. „Ah! “mon cher ami, me dit-elle, que tu es “adroit, que tu es heureux! Que nous “allons bien nous en donner, jusqu'à ce “que la nouvelle jambe cassée de M. le “Duc soit guérie!“--„Ah! Madame, “y pensez vous? lui dis-je, n'est-il pas “temps, enfin, que nous revenions de “nos erreurs? N'est-il pas indispensable “que vous chassiez, loin de vous, un “homme qui est, pour vous, une source “d'écarts & de malheurs?“--„Mademoiselle, me répondit la maligne Dame, “je vous chasserai quand je serai mécontente de votre service; mais sachez qu'il “n'appartient pas à une domestique, de “vouloir faire des remontrances à sa “maîtresse.“ Je la priai de faire treve de badinage. „Comment! reprit-elle, moi! “je dois fidélité à un tyran, à qui on m'a “livrée malgré moi; qui, par son âge, “ses défauts, & toute son existence, doit “me déplaire; qui m'a toujours traitée “avec la plus atroce indignité; qui vient “encore de me tenir enfermée dans un “grenier; qui, d'ailleurs, m'a toujours “donné l'exemple de l'infidélité; qui ne “vous engage à mon service qu'afin que “vous soyez au sien, comptant que vous “êtes une jeune fille capable de réveiller “son tempérament usé! Ne mérite-t-il “pas d'être châtié de son crime, par l'instrument qu'il a choisi pour ce crime?“ Je répondis à cette Dame, que je ne voulois être, ni l'instrument du crime, ni son châtiment; & je continuai mes exhortations. „Hé bien, mon cher ami, me dit-elle, toi seul es capable de me ramener “dans le bon chemin; je trouve, dans “toi, une honnêteté qui m'en inspire une “pareille. Mais ne m'abandonne pas; “car le désespoir me forceroit de me jeter “dans les bras de gens moins honnêtes “que toi, qui me précipiteroient dans de “bien plus grands égarements.“

En supposant que la Duchesse parlât sincèrement, je ne me souciois point de me sacrifier pour être l'instrument de sa conversion; sur-tout quand il n'étoit question de la ramener à la fagesse, qu'en me plongeant, avec elle, dans le libertinage.

J'eus occasion de sortir dès le jour même: ma Maîtresse voulut en vain m'en empêcher; elle me fit, du moins, jurer que je reviendrois. J'avois la plus grande envie de manquer à un pareil serment. Une seule chose me retenoit. Je sortois pour aller porter des secours à Thérésine; & c'étoit avec les libéralités de la Duchesse que j'allois l'obliger. Je n'avois pas d'autres ressources, & j'en étois profondément humilié.

Bien enveloppé dans une mante, j'allai trou{??}ver ma chere Thérésine. Son cœur me reconnut plutôt que ses yeux, à travers mon déguisement. Quelle joie je vis briller dans ses regards! Elle étoit plongée dans les plus vives alarmes à mon égard; elle se trouvoit, d'ailleurs, dans le plus grand embarras, pour sa subsistance. Je lui racontai mon histoire. Quel tendre intérêt elle y prit! Mais elle me dit timidement: „Et “vous vivrez avec la Duchesse?... Je sens “tous les avantages qu'elle a sur moi.“ La chere fille soupira. Des larmes coulerent de ses grands yeux noirs. Je les séchai avec mes baisers. Je jurai à Thérésine, que je l'aimois cent fois mieux que la Duchesse; &, pour le lui prouver..., moi, qui prêchois à la Dame une si pure morale,... le dirai-je?... je m'oubliai avec la soubrette... Ah! ma faute étoit bien pardonnable, aux yeux du monde; mais j'en rougissois. Thérésine en rougissoit encore davantage. Je la forçai d'accepter des secours dont elle avoit besoin. Elle gémissoit beaucoup de ce qu'ils venoient de sa noble rivale. Vaincue par ce motif de générosité, elle ne put m'empêcher de retourner chez cette Dame. Je pris congé de cette belle grisette, en lui jurant de revenir au plutôt, & de quitter la Duchesse, pour être tout à elle.

Je retoutnai à l'Hôtel dans cette ferme résolution, qui me sembloit louable; & qui ne l'étoit cependant pas; car enfin, ce n'étoit que renoncer à un désordre, pour tomber dans un autre; c'étoit quitter une femme mariée, pour abuser d'une jeune fille.

Je rencontrai, sur ma toute, un de mes amis, qui parut bien loin de me reconnoître, empaqueté, comme je l'étois, dans une mante. Je me fis connoître à lui. Je comptois qu'il alloit éclater de rire, en voyant mon déguisement; au contraire, il me dit, d'un air effrayé: „Sauvez-vous; “on vous poursuit à mort. Le Comte “Spinacuta est ici: il paroît votre mortel “ennemi. Il est Colonel du régiment “Royal-François. Ce régiment est Espagnol. Nou{??}e Roi l'avoit prêté à son fils “le Roi de Naples; mais il vient de le “rappeler. On dit que vous êtes déserteur “de ce corps. Le Colonel vous poursuit “avec un acharnement qui n'a point “d'exemple; &, si l'on vous attrappe, “c'est fait de vous.“--„Je le crois bien, “répondis-je, à mon ami.“ En effet, ce malheureux Colonel étoit ce méchant Seigneur qui avoit été sur le point d'épouser, à Naples, la Princesse Gémelli, & qui s'étoit vu privé de ce brillant mariage, par l'amour dont on m'honoroit. J'avois apperçu, dans son œil sinistre, le sombre flambeau de la jalousie, & l'annonce de ses noirs desseins contre moi. Il trouvoit une occasion favorable pour les mettre en exécution, & le barbare en profitoit sans scrupule.

Après avoir remercié mon ami, je courus, du double plus vîte, chez Madame la Duchesse. „Ah! Madame, lui dis-je, il “faut que je me sauve sur-le-champ.“--Comment! pourquoi, s'écria-t-elle?.“ Je lui racontai l'histoire. „Or, vous voyez “bien, ajoutai-je, que je ne puis me dispenser de m'enfuir.“--„Au contraire, “me dit-elle, où iriez-vous sans argent, “sans état, sans aveu? Si l'on vous en “veut tant, votre signalement doit être “répandu sur tous les chemins. Il vaut “mieux rester ici, déguisé, comme vous “l'êtes, ne point sortir. Cet asyle est “inviolable; vous pouvez être sûr qu'on “ne vous arrêtera pas chez moi; & nous “aurons le temps de nous retourner, pour “vous obtenir votre grace ou votre congé. “Voilà encore une belle difficulté, pour “en paroître si effrayé.“

Privé de toutes ressources, je me trouvai donc encore forcé de vivre dans cette maison de réprobation, de partager même, j'en fais ici l'humble aveu, de partager, dis-je, les déréglemens, de cette femme. Il est vrai qu'elle m'aimoit avec toute l'ardeur de son tempérament fougueux, & qu'elle possédoit tous les agrémens de son sexe, excepté l'honnêteté, qui est le plus grand de tous. Il est difficile d'être plus belle, plus piquante, plus agaçante que cette noble syrene. Elle avoit tout l'esprit d'une Espagnole, & toute l'amabilité qu'elle vouloit bien se donner. Cette envie, & ce talent de plaire, devenoient plus attrayants de la part d'une Dame de ce rang. C'étoit une Grande d'Espagne de la premiere classe, qui étoit ma courtisane. Tous ces charmes ne pouvoient long-temps plaire à une ame honnête. Son Excellence s'apperce voit que je m'ennuyois souvent chez elle; je l'en voyois gémir, & la légere mortification qu'elle en souffroit, lui donnoit un petit air plus tendre & plus touchant.

Cependant, elle s'apperçut que Thérésine venoit, de temps en temps, me voir. Cette chere personne ne pouvant trouver une place, avoit besoin de mes secours, pour vivre; je ne pouvois sortir pour aller la voir; elle étoit donc obligée de venir me trouver: son cœur, d'ailleurs, l'y portoit. On en avertit, charitablement, ma Maîtresse. Elle se montra d'abord furieuse; mais, au bout de quelque temps, voyant l'ennui m'assaillir chez elle; touchée d'un motif de générosité: „Hé bien, me dit-elle, je ne puis t'amuser, je vais me sacrifier, pour appercevoir quelquefois, “dans tes yeux, un rayon de joie, ingrat, “que j'aurai la douleur de n'avoir pas “causée. Tu aimes Thérésine; tu l'entretiens à mes dépens, perfide; tu ne la “vois pas autant que tu voudrois, parce “qu'elle est obligée de venir te trouver; “hé bien, je vais la prendre à mon service, ou plutôt au tien. J'aurai le “chagrin de voir une rivale dans ma domestique, & une rivale préférée; mais “je te verrai content, & ce sera ma satisfaction. Je fus sensible à cette apparence de générosité. Tout ce qui avoit l'om-bre d'un côté louable me plaisoit, de la part de cette femme, que j'aurois eu bef{??}om d'estimer, pour l'aimer; & cette action louable consistoir{?K} à me donner une seconde maîtresse.

Thérésine entra, en effet, des le jour même, au service de sa rivale. Cette Dame affecta de la traiter avec beaucoup de douceur. Je lui en sus gré, & je le lui témoignai. J'affectai aussi, par ménagement pour elle, d'être fort réservé, devant elle, avec ma Thérésine; mais j'allois souvent respirer, en secret, auprès de cette chere enfant, qui avoit de si douces vertus. O! pourquoi sa Maîtresse n'étoit-elle pas aussi honnête qu'elle? Cependant, cette honnêteté se démentoit dans mes bras, malgré les beaux projets que nous formions d'être toujours, ensemble, parfaitement sages. L'Amour, entre nous deux, se rioit de nos projets, & nous soumettoit à son dangereux ascendant.

Il falloit me partager entre la souveraine & l'esclave; je reussissois à contenter la beauté fiere. Je voyois, souvent, les premiers personnages de l'État briguer, à genoux, l'honneur de ses bonnes graces; ils m'étoient tous sacrifiés. Des jeunes gens, amoureux du libertinage, me trouveront heureux. J'étois idolâtré d'une beauté du premier rang, le plus brillant ornement de la Cour d'Espagne; j'étois aimé d'une jolie grisette, que j'estimois cent fois plus que sa Maîtresse. Madame la Duchesse prodiguoit toute sa fortune, pour me procurer des plaisirs. Elle me donnoit des fêtes charmantes dans tous ses Châteaux. Elle m'en faisoit donner par tous les Seigneurs qui aspiroient à son cœur; car elle ne leur témoignoit le désir d'avoir quelques fêtes de leur part, qu'afin qu'elles contribuassent à mon amusement. J'étois, pour elle, l'ame & le centre de tout. Elle me menoit toujours avec elle, dans sa voiture bien fermée, & j'étois par-tout invisible & présent. Ma vie étoit le regne de l'enchantement & de la féerie. J'étois Renaud dans les bras d'Armide; je jouissois de la volupté, en attendant le bonheur.

Si les objets présents avoient droit de me flatter, des objets absents me flattoient encore davantage. On doit se rappeller l'intérêt dont m'honoroit la PrincesseCardidinal: cette Dame étoit aussi belle que la Duchesse Espagnole; mais elle étoit vraiment estimable au sein des grandeurs; & ma chere Adélaïde!... Ah! le lecteur ne la connoît pas encore: elle paroîtra sur l'horizon. On verra quelle ame j'avois eu le bonheur de toucher, ou plutôt on ne le verra point, parce que je n'aurai pas le talent de faire un portrait si angélique. Je me borne à raconter des faits; &, malheureusement, ces faits ne développent pas assez tout ce que cette ame avoit de céleste. Il y avoit bien long-temps que je n'avois reçu des nouvelles de ces deux cheres personnes: je vivois plus avec elles, en esprit, qu'avec tout ce qui m'environnoit; car enfin, pour offrir le revers de la médaille, tout ce qui m'entouroit me faisoit rougir. Déguisé en fille; prétendue femme-de-chambre; servant, malgré moi, aux plaisirs d'une femme libertine, qui sembloit me soudoyer pour ce vil service; débauchant une jeune fille du plus excellent caractere, qui, sans moi, peut-être, auroit été parfaitement estimable; excédé, sur-tout, de la cour que me faisoit l'insupportable Duc, incapable d'être détrompé sur mon sexe. Quel rôle humiliant, au milieu du faux brillant que présentoit mon sort!

Ce Duc étoit aussi méprisable que sa femme; mais je n'étois pas fait pour contribuer à le tromper. Sa jambe étoit déjà presque guérie: il se levoit, marchoit, & m'assommoit de ses assiduités. Je lui rendois toujours le compte le plus favorable de la conduite de sa femme. Qu'il m'en coûtoit, pour mentir avec tant d'impudence!

Quoique, dans son erreur, ce noble imbécille eût conçu, pour moi, un goût aussi vif qu'ennuyeux, il étoit toujours jaloux, à l'excès, de sa femme. Depuis qu'il se levoit, il la surveilloit lui-même, & lui devenoit insupportable, parce qu'il la gênoit dans ses plaisirs. Il vouloit, sur-tout, bourgeoisement, qu'elle lui tînt compagnie, chaque nuit, dans la vénérable couche nuptiale. Elle lui jouoit, chaque jour, de nouveaux tours, pour l'écarter d'elle. Plusieurs nuits, elle lui fit accroire que l'insolent qu'il cherchoit (cet insolent c'étoit moi) avoit pénétré dans l'Hôtel, & qu'il s'étoit vanté de parvenir infailliblement jusqu'à elle. Une lettre d'avis lui avoit indiqué par où le séducteur devoit passer; elle avoit montré cette lettre à son mari, avec la plus insigne hypocrisie: le mari, crédule, avoit eu la bêtise de passer la nuit en sentinelle; &, tandis qu'il grelottoit, à sa porte, à quoi passoit-elle, bon Dieu! le temps qu'il lui laissoit de libre? Trois fois il avoit donné dans le même panneau. La perfide lui jouoit, je le répete, des tours vraiment cruels; & je la haïssois d'autant plus, que je m'en trouvois, malgré moi, le complice. Quelquefois je lui en fournissois la matiere, sans y songer. Un jour je lui avois raconté, innocemment, une vieille histoire, que tout le monde connoît, d'un tour joué, à la campagne, pour faire accroire à un bon homme, qu'il étoit malade. On va la reconnoître à la copie qu'en fit la Duchesse, dès le soir même.

Elle affecta de regarder beaucoup son mari, avec inquiétude, & d'un air mystérieux: elle m'adressoit, comme à la dérobée, des regards qui sembloient dire: „Ne le voyez-vous pas comme moi?“ Elle en fit tant, que le mari s'en apperçut, à la fin. „Qu'avez-vous donc, Madame, lui “dit-il? Comme vous me regardez!“--Ce n'est rien, Monsieur, répondit elle; “sans doute, je me trompe. Ne vous sentez-vous point malade?“--„Non “vraiment, reprit-il; je ne me suis jamais si bien porté.“--„Tant mieux, “repartit la Duchesse, je me serai trompée. Et, au bout d'un moment, elle recommença à m'adresser ces regards mystérieusement inquiets & interrogants. „Mais, reprit le Duc, encore un coup, “je vous dis que je me porte bien.“--Je ne sais pas, dit-elle,... si j'en croyois “mes yeux, il me semble que je vous “trouve quelque chose de bouffi & d'en-“flé.“ --Oh! vous rêvez, Madame, “s'écria le Duc.“ Et il alla se coucher.

Madame avoit eu soin, pour mettre mon conte en exécution, de faire arranger du beurre dans le bonnet de nuit de son mari, entre le bonnet & la coëffe, d'une maniere si adroite, qu'il ne s'en apperçut pas. Pendant la nuit, la chaleur de sa tête fit fondre le beurre, qui coula le long de son visage & de son cou. Il éveilla son épouse: „Je ne sais ce que j'ai, lui dit-il, “je sens une sueur gluante, qui m'incommode & m'inquiete.“ La Dame fit un cri & dit, avec un effroi bien imité: „Ah! je vous l'avois bien dit.“ Elle approcha la lumiere, examina le pauvre homme: „Ah! ciel, s'écria-t-elle; que “vois-je? tenez, voyez vous-même, lui “dit-elle, en lui présentant un miroir.“ Il se regarda, se vit couvert d'une prétendue sueur jaune & gluante. Il étoit pusillanime, & craignoit beaucoup la mort. „Ah! “c'est fait de moi, s'écria-t-il; mon Dieu! “ayez pitié de moi.“--„Qu'on aille “chercher le Médecin ou le Chirurgien, “s'écria Madame, de son côté. Mon “Dieu, que vais-je devenir?“ Elle sau{??}-glottoit; elle pleuroit: oh! les femmes.

Le Chirurgien ne se fit pas attendre. Quand il vit le prétendu malade en cet{??} état, il sourit imperceptiblement; &, lui tâtant le pouls, il dit: „Le pouls n'est pas “mauvais.“--„Monsieur, vous voulez “m'endormir, lui dit ma maîtresse, je “vous jure que mon mari est très-malade“ Quand l'Esculape vit que Mme. la Duchesse vouloit absolument que M. le Duc fût malade, il dit en lui-même: „Soir, c'est “de l'argent qui me vient.“ Il fit d'abord prendre, au noble imbécille, un petit clystere détersif; il joignit, à ce remede, une copieuse saignée; enfin il lui administra l'émétique, & fit de façon que M. le Duc présenta le spectacle, peu ragoûtant, d'un homme qui rend par en haut{??}, par en bas, & par les veines; afin que ce qui a été dit par l'oracle fût accompli:

Clisterium donare, Posteà saignare, Ensuita purgare.

Tous ces secours charitables affoiblirent considérablement le malade; cependant, à l'heure du dîner, se sentant assez bien, & l'estomac vuide, il voulut se lever. On avoit eu soin de retrécir sa robe-de-chambre; quand il voulut boutonner la veste, il la trouva trop étroite. „Oh! oh! dit-il, “Madame, cela est particulier; voyez.“ „Ah! c'est ce que j'avois dit, s'écria “Madame; vous êtes enflé.“ Le bonhomme fut vraiment effrayé. „Cela est singulier, dit-il, d'être, comme cela, malade, “sans en rien sentir!“ On le fit remettre au lit. L'Esculape fut appellé de nouveau: „Monsieur, dit la Dame, mon mari est “enflé; il y a engorgement; il y a plénitude. Il faut dégager cela.“ Les mêmes remedes furent administrés de nouveau:

Clysterium donare, &c.

Son Excellence n'ayant rien à rendre, t{??}endit du sang: nouvel effroi! „Il y a “quelqu'abcès, dit Madame.“ Nouvel évanouissement de sa part. Monsieur, d'inanition, de foiblesse & de peur, s'évanouit aussi. Voilà, non seulement son Excellence qui se croit malade, mais toute la maison qui commence à le croire. Le prétendu malade avoit une faim canine; il demandoit vainement à manger: il voulut courir au buffet pour s'en procurer; on le retint. D'après les efforts qu'il fit, on se jugea dans le transport; on le garrotta. Voilà M. le Duc dans son lit, qui pleure niaisement de se voir garrotté, d'être saigné, purgé & point rassasié.

Madame feignit aussi d'être malade, du chagtin de voir son mari dans cette triste situation. Elle vouloit passer les nuits auprès de son lit; mais elle se fit donner, par lui-même, un ordre de se coucher, vu l'état où ce pauvre mari la supposoit. Elle passoit donc les nuits loin de lui; mais plus criminellement que je ne voulois. Je frémissois d'être de moitié dans ses désordres. A force de saignées, de jeûnes & de purgations, on réduisit M. le Duc à n'avoir plus que le souffle. On l'avoit réellement réduit à l'extrémité; & l'on ne pouvoit pousser plus loin la Comédie, sans mettre réellement sa vie en danger. Il fallut rétrograder, & le ramener, pas-à-pas, à l'état de santé. Les Médecins se vantoient de l'avoir rappellé des portes de la mort. Madame en convenoit hautement, & cela étoit vrai; mais c'étoient eux qui l'avoient amené là.

La maladie & la convalescence durerent plusieurs mois, que la Dame mit à profit en conscience; mais M. le Duc rétabli recommençoit à veiller sur sa digne épouse, &, par conséquent, à l'importuner. Il parut nécessaire de l'écarter. On eut soin de lui faire tenir une lettre, qui le prévenoit qu'il alloit être arrêté. Il avoit été l'ami particulier d'un homme qui s'étoit rendu suspect au Gouvernement, & qui venoit d'être enfermé dans une prison d'État. Il fut alarmé; la lettre d'avis lui parut avoir trop de fondement. Il ne pouvoit se dér ober par la fuite, parce qu'il n'étoit pas assez fort, pour soutenir les fatigues d'un voyage. Il falloit donc qu'il se cachât. Sa complaisante épouse lui déterra une retraite, & le conduisit, pour se cacher, chez un Peintre Gascon. Le Duc entra dans une petite allée fort étroite, qui conduisoit à un escalier encore plus étroit, au haut duquel on le fit entrer, par une petite porte, où l'on ne pouvoit passer que de côté, dans un petit appartement, meublé selon l'ordonnance, qui étoit la résidence de l'Apelle des bords de la Garonne. M. le Duc fut admis à la table du Peintre, dont il fit les frais; par ce moyen, cette table devint beaucoup plus substantieuse. Le Gascon, & toute sa famille y faisoient honneur. Le convalescent avoit le plaisir de voir que tous ses commensaux étoient gais & séreins, qu'ils acquéroient de l'embonpoint & du coloris, & que leur visage commençoit à ne se sentir presque plus, ni de leur pays, ni de leur profession.

Pour qu'il ne prît pas envie à M. le Duc de so{??}ir, on le retint par la jambe: celle qui avoit été remise dernierement, étoit toujours douloureuse; en prétextant de vouloir la guérir, on mettoit, dessus, un empl{??}âtre qui y entretenoit le feu, & une espece de plaie: il étoit donc obligé, non-seulement de garder la chambre, mais encore d'avoir toujours la jambe emmaillottée, reposant sur un tabouret.

Sa chaste épouse se fit défendre, par lui, de venir le voir, sous prétexte que les visites d'une Dame de ce rang, dans un si humble logement, pourroient éclairer sur la retraite de son époux. Elle passoit le temps chez elle, en grande partie, avec moi: on en devine l'emploi. Je n'ai su, que par la suite, le détail de tous ces procédés indignes contre son mari; je ne me doutois pas de la moitié de ce qu'ils avoient de noir: autrement, je n'aurois jamais voulu être le complice de cette malheureuse, quelque danger qu'il y eût eu à refuser ses odieuses faveurs.

Cette situation ne pouvoit long-temps durer; elle m'ennuyoit moi-même. Si je n'avois pas cru me devoir à Thérésine, je me serois enfui. Cette fille vertueuse, mais foible, commençoit à porter des marques de nos égarements. Mme. la Duchesse étoit dans le même embarras; &, selon les calculs, il n'étoit pas possible de mettre, sut le compte de son époux, ce qui étoit un fruit de nos désordres.

La peine suit le crime, elle arrive à pas lents.

Il y avoit déjà deux mois que M. le Duc vivoit chez M. le Peintre. Ne faisant rien, toujours assis, mangeant bien, ayant de la disposition naturelle à engraisser, sous peu de temps, il devint d'un embonpoint monstrueux. Cette vie ne lui paroissoit pas insupportable; ainsi, notre victime n'étoit pas plus malheureuse que nous, & elle avoit moins d'inquiétude. Le Peintre, qui engraissoit aussi, se trouvant très bien de la retraite d'un pareil hôte chez lui, en desiroit la continuation. Nous la desirions, aussi, cordialement; mais le destin s'y opposoit.

Tandis que je dormois, enivré d'une fausse volupté, dans les bras, tour-à-tour, de Thérésine & de la Duchesse, j'avois un ennemi qui veilloit. On sent que ce devoit être le Comte Spinacuta. Il avoit fait chercher, très exactement, Cataudin, Chevalier de Rosamene; il avoit mis par-tout des espions; le signalement avoit été envoyé de tous côtés. On n'avoit vu, nulle part, des traces de la fuite de Cataudin; on en concluoit qu'il étoit resté à Madrid.

Le jour qu'il avoit été surpris, dans le grenier du Duc, avec la Duchesse, on avoit fermé, sur-le-champ, les portes de l'Hôtel. Cataudin n'en étoit point sorti; il y étoit donc resté. Cet Hôtel pouvoit donc être l'asyle où il se cachoit, pour le service de Madame. Aucun homme ne paroissoit la fréquenter particulierement; son mari ne vivoit pas avec elle; & cependant on voyoit, à n'en pouvoir douter, qu'elle étoit grosse. Il y avoit donc quelqu'agent caché. Mon ennemi vint la voir. Il apperçut une grande femme de-chambre, qui eut l'attention de se sauver, avec précipitation, devant lui. J'avois cinq pieds six pouces, ayant grandi de deux pouces depuis que j'avois rencontré mon pere. Cette taille étoit un peu haute, pour une femme. L'ennemi crut voir quelque chose d'hommasse dans ma démarche: il se rappella que j'avois joué le rôle de femme, près du Mont-Cassin, chez le Duc Spalanzoni, & se douta que je pourrois bien user, en Espagne, d'un expédient qui m'avoit si bien réussi en Italie. Il questionne beaucoup la Duchesse, sur sa femme-de-chambre; elle parut embarrassée: il pria qu'on fît venir, devant lui, cette grande fille: on n'en voulut rien faire; &, sans doute, il se dit à lui-même: „Voilà l'agent “secret découvert.“

Il eut occasion de voir le Chirurgien qui avoit soigné M. le Duc, pendant sa prétendue maladie; il lui parla de cette maladie. L'Esculape sourit, & lui laissa entrevoir qu'il y avoit beaucoup d'influence, de la part de Mme. la Duchesse, dans tout ce mystere; & que cette belle Dame étoit une insigne fripponne. Il fit épier elle & toute sa maison. Il s'apperçut qu'elle alloit quelquefois, de son Hôtel, chez un pauvre Peintre; ces allées & venues, & cette relation de deux maisons si différentes, lui donnerent lieu de soupçonner où étoit la retraite du Duc; il découvrit qu'elle étoit chez M. Harridelle. Mais pourquoi le Duc de Valamos se cachoit-il? On en étoit surpris à la Cour. Le barbare alla faire visite au reclus, lui demanda pourquoi il s'étoit caché. Le bonhomme lui avoua que c'étoit pour éviter d'être enfermé, conformémrnt à une lettre d'avis qu'il avoit reçue: il la montra. L'ennemi pria qu'on voulût bien la lui confier: il vérifia qu'elle étoit fausse, le dit au mari, lui fit voir qu'il avoit été la dupe de sa femme, tant pour sa prétendue disgrace, que pour sa prétendue maladie; & qu'elle ne l'avoit supposé malade & disgracié, que pour l'écarter d'elle, afin de se livrer toute à fon amant, déguisé en femme-de-chambre. „Mais ce coquin, dit-il, est un déserteur de mon régiment; je vais le faire “arrêter.“

Alors, il sembla que des écailles tomberent de dessus les yeux du Duc. Il fut, d'abord, pétrifié de surprise & d'indignation: ensuite, sa fureur éclata par des imprécations. „Ah! la malheureuse, s'é-{??} “cria-t-il; elle me tenoit enfermé. Je vais{??} “paroître à la Cour; je vais la confondre{??} “& obtenir un ordre, pour la faire enfermer. Vîte une voiture. Je ne veux pas{??} “rester une minute dans ce taudis.“ L'ingrat! comme il parloit de la maison{??} du charitable Peintre Gascon!

Par un hasard extraordinaire, sa femme,{??} qui ne venoit presque pas le visiter, sa{??} femme, dis-je, sans songer à mal (ce qui{??} ne lui étoit pas ordinaire), entra dans ce{??} moment. „Ah! coquine, s'écria-t-il; ah!{??} “scélérate.“ Il s'élance pour lui fendre{??} la tête; elle s'enf{??}uit: il court après elle;{??} mais, chargé d'une énorme épaisseur, il{??} est arrêté par la porte, trop étroite pour{??} le laisser passer: elle s'en apperçoit, éclate{??} de rire, s'arrête sur l'escalier, le brave &{??} le raille impitoyablement; tandis que{??} l'épais Seigneur, écumant de rage, faisoit{??} les efforts les plus risibles, pour sortir, & maudissoit sa femme, & le Peintre, & lui-même.

Fin du Livre cinquieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SIXIEME.

Madame la Duchesse auroit dû mieux employer son temps, & venir me secourir; car, tandis qu'elle s'amusoit niaisement à braver son mari, on m'arrêtoit chez elle, comme déserteur. Mon ennemi avoit osé assurer au Gouvernement, ce qu'il n'avoit lieu que de conjecturer; savoir, que j'étois le déserteur qu'on cherchoit. Il se sentoit assez de crédit pour n'être pas puni, s'il fe trompoit dans ses conjectures. J'étois déjà dans un cachot, quand la méchante Dame revint du triste logis de son mari. Elle apprit mon malheur. J'avois fait des efforts plus qu'humains pour me défendre; quoique je fusse fans armes, & enveloppé du sot attirail d'une femme, je m'étois défendu si vaillamment, que la garde, qui m'avoit arrêté avec tant de peine, n'avoit pu s'empêcher de s'intéresser à moi, & de{??} dire, autour de moi, tout haut: „Ce “seroit dommage de faire perir un si “brave jeune homme.“

Ma Thérésine m'avoit suivi de près: elle se dit ma sœur, & on la laissa pénétrer dans ma prison. Elle ne me quitta pas. Comme elle paroissoit accablée de mon malheur! & combien je recevois de consolations d'une si chere personne! La Duchesse se hâta de venir pareillement me visiter. Elle fut aussi surprise que scandalisée de trouver là sa concurrente; mais son amour pour moi dissipa ce léger nuage; elle embrassa même, en pleurant, sa rivale: „Ma chere amie, lui dit-elle, il ne “faut pas nous épargner, pour consoler “notre ami commun.“

Le Duc étoit aussi en prison, puisque sa panse énorme lui en faisoit une, du gîte où il habitoit. Quoiqu'il eût bien moins de sujets d'alarmes que moi, il étoit plus malheureux, parceque, frémissant de se voir ainsi retenu, il sentoit que sa femme profitoit de son absence pour lui jouer d'indignes tours; & qu'il n'avoit pas, comme moi, deux beautés pour le consoler. Il étoit obligé, d'ailleurs, non-seulement de s'interdite la bonne chere, mais d'observer même un jeûne rigoureux, pour pouvoir maigrir, afin que la porte, moins étroite pour lui, le laissât sortir. Il en étoit réduit à ce triste expédient, parceque la fenêtre n'étoit pas, en cela, plus obligeante, pour lui, que la porte. Or, pour procéder au jeûne indispensable, on rétablit l'ordinaire du Peintre, comme il étoit ci-devant. L'Artiste & sa famille n'y trouverent pas leur compte; ils reprirent leur premiere figure, qui devint moins riante & moins gaie, peut-être, mais plus savante aux yeux des Anatomistes.

Je comparus bientôt devant le Conseil de Guerre. Il paroissoit manifeste que le Colonel seul étoit mon ennemi; tout le reste sembloit me plaindre. Je parlai avec une certaine franchise militaire; & une éloquence martiale, qui devenoit plus piquante, parceque j'étois habillé en femme. Je dévoilai très bien les motifs du Colonel, qui le rendirent odieux. Il s'en apperçut, & n'en devint que plus furieux. Il plaida, lui-même, contre moi; me représenta comme un avanturier, qui avoit d'abord déserté, en se rendant coupable d'un meurtre; qui s'étoit fait ensuite chasser des Gardes-du-Corps du Roi de Naples & de ses États; qui avoit été mis en prison, en Espagne, pour un vol qu'il avoit commis dans un Hôtel, où on l'avoit trouvé caché sous un lit; qui s'étoit, depuis, introduit dans le même Hôtel, en profanant l'habit religieux, pour séduire la Dame, & déshonorer le mari. Il raconta tous les tours odieux qu'on avoit joués à ce mari; tours infâmes, dont l'accusé étoit le conseiller, le complice & le ministre; tours abominables, par lesquels on avoit attenté à la vie d'un Grand d'Espagne, & où l'on avoit mis en jeu le Ministere! „Vous “voyez bien, Messieurs, ajouta-t-il, “qu'un homme qui, à cet âge, est déjà “souillé de tant de crimes; qui s'est joué “de la Religion & du Gouvernement; “qui a porté le déshonneur dans les familles les plus distinguées; qui est coupable de vols, de meurtres & de profanations, est un monstre, qu'il faut faire “disparoître de la surface de la terre; & “que, bien loin de lui témoigner de la “haine, je lui rends le plus grand service, “en le soustrayant à la roue & au bûcher, “pour lui faire terminer son sort par une “mort, enfin, qui n'est ni diffamante ni “cruelle.“

Ce discours du noir Spinacuta parut faire quelqu'impression sur le Conseil de guerre. Il citoit des faits; & ces faits, interprêtés avec malignité, offroient, contre moi, un coup-d'œil défavorable. Avec un caractere qui m'avoit, jusqu'ici, concilié l'attachement de presque tous ceux avec qui j'avois vécu, je me voyois présenté sous l'aspect d'un criminel. J'avouai franchement qu'il y avoit des apparences contre moi; que si j'avois donné dans quelques égarements, dont aucun n'étoit punissable par les loix, ç'av{??}t toujours été à mon corps défendant, mais que je n'avois jamais commis ce qu'on appelle un crime: que les hommes étoient les jouets des circonstances à tous les âges, & sur-tout au mien. J'expliquai ensuite tous les faits qui paroissoient déposer contre moi: il me suffisoit, pour prouver mon innocence, de les raconter tels qu'ils sont exposés dans ces Mémoires. J'établis, d'une maniere assez claire, que ma disgrace, à Naples, étoit l'ouvrage du Colonel mon ennemi, de même que mon présent embarras. Il avoit paru convaincre; il me sembla que je persuadai. L'accusateur & l'accusé présentoient les mêmes faits, sous un jour différent. Il falloit que chacun prouvât ce qu'il avançoit. On soutenoit que j'étois un scélérat, un monstre à étouffer: il etoit visible, au contraire, que tout le monde me trouvoit fort aimable; c'étoit l'expression que j'entendois sortir de toutes les bouches; & mon accusateur paroissoit, à tous les yeux, plus noir que moi. On n'osa prononcer, & l'on me reconduisit dans mon cachot, jusqu'à une nouvelle séance.

Mon ennemi continua de cabaler contre moi; la Duchesse en fit autant, mais ce fut en ma faveur. C'étoit un méchant homme aux prises contre une méchante femme; mais, ici, la méchante femme vouloit sauver un honnête homme, & protéger l'innocence: elle jouoit un plus beau rôle que son adversaire.

Malheureusement, le Duc fut dégraissé trop tôt, par l'ordinaire du Peintre. Dès qu'il put passer par la petite porte, il sortit boîteux des deux jambes, tout fier d'aller mettre son chapeau devant le Roi; & sa sortie lui procura, soudain, le plaisir de faire enfermer, dans un Couvent, Madame son épouse. Aussitôt que cette Dame n'eut plus la liberté de cabaler en ma faveur, le Colonel, maître du champ de bataille, l'emporta. On me fit paroître, de nouveau, devant le Conseil de guerre. Je vis que tout le monde me plaignoit; mais mon ennemi avoit surpris des ordres de la Cour. On me prononça ma sentence de mort. Je la reçus en héros, en digne fils de Grégoire Merveil; mais je ne me résolus pas à la mort. L'espérance, qui n'a jamais quitté mon pere, l'espérance, fille du courage, enflamma mon cœur; & fit presqu'étinceler, dans mes yeux, les rayons de la joie. „Voilà, me dis-je, “une situation digne de moi.“ Je quittai mes Juges sans me plaindre. Je lançai, sur le Colonel, un regard chargé du plus profond mépris. Il fut humilié. Je partis radieux; & mes Juges, en me voyant si ferein, sembloient prêts à chanter, pour moi, l'hymne de la victoire.

Je fus conduit à mon cachot, avec injonction de me préparer à la mort; & j'étois bien plutôt décidé à me préparer à la fuite. L'inconsolable Thérésine vint tomber dans mes bras. „Ma chere Thérésine, lui dis-je, point de foiblesse; “c'est ici le moment de la force & du “courage. Il faut mourir, ou plutôt, il “faut vivre, briser mes fers, renverser “mes bourreaux, & montrer qui je suis.“ On me dit de faire mon examen de conscience; je fis celui de ma prison, & de tous les moyens que je pourrois tenter pour m'échapper; mais je vis, avec désespoir, qu'il n'y en avoit pas un seul. C'est ainsi que je consumois mon temps à projetter; moi, fils d'un pere qui savoit exécuter.

On vint encore, pour m'ôter le peu de courage qui me restoit, me proposer la visite d'un Confesseur. Il n'étoit pas possible de la refuser; car je devois être exécuté le jour même. Je vis entrer deux Ecclésiastiques; je ne dirai pas s'ils étoient du Clergé séculier ou régulier; car je ne les examinai pas. Tous les deux en pleurs, ils s'essuyoient les yeux, ou se cachoient le visage: l'un des deux soutenoit l'autre, qui se traînoit avec peine, d'un pas tremblant. Il tomba sur le bord de mon lit. Je le relevai. „Allons, mon Pere, lui dis-je, du “courage! Votre devoir est de m'en inspirer; & vous paroissez cent fois plus “abattu que votre pénitent.“

Son compagnon me fit signe de me jetter à ses genoux, pour faire ma confession. J'obéis. Le bon Religieux se pencha sur moi, & s'appuya sur mon épaule. „Mon “Pere, lui dis-je, ma vie a été courte: “je ne la regrette pas; mais ma mort sera “pénible à plusieurs cœurs sensibles; & “c'est pour cela seul que je voudrois “pouvoir m'y soustraire.“ (Ici mon Confesseur soupira.) Je continuai. „J'ai “quelques égarements à me reprocher. “Je suis dans l'âge des erreurs; mais, “quoi qu'on en puisse dire, je n'ai pas à “rougir du moindre crime. Pour vous “faire ma confession, je ne puis que vous “raconter l'histoire de ma vie; par ce “moyen, vous verrez combien je suis “coupable ou innocent.“ Alors, je racontai au Confesseur tout ce qu'on a lu, jusqu'ici, de mes aventures, & je repris ensuite: „Vous voyez, mon Pere, dans “mon récit, un infortuné qui a été le “jouet des circonstances; qui n'a jamais “recherché, qui n'a jamais aimé, sous les “Cieux, qu'une femme; que dis-je? une “femme, un Ange; & qui a toujours été “privé de cet objet chéri; enfin, qui va “trop expier ces foibles égarements par “sa mort; par sa cruelle mort, qui entraînera peut-être celle de son amante.“ A ces mots, je vois mon Confesseur défaillir, & tomber renversé sur mon lit. Son compagnon s'écrie: „Ah! chere Adélaïde. Adélaïde! ô Ciel! Je regarde; c'étoit mon Adélaïde.

Son camarade & moi, nous nous hâtâmes de la secourir. Elle rouvrit ses beaux yeux. „Ah! malheureuse que je suis! “s'écria-t-elle.“ Je reconnus sa voix; comment n'avois-je pas reconnu sa figure? comment avois-je pu prendre une jeune fille de quinze ou seize ans, pour un Confesseur? C'est parceque, d'abord, il ne régnoit, dans mon cachot, qu'une ombre de jour, si l'expression est permise; ensuite, abîmé dans mes réflexions, je n'étois pas fort empressé d'examiner la figure d'un Confesseur. Je tombai aux genoux d'Adélaïde. Je restai, long-temps, la bouche collée sur une de ses mains. Enfin, je soulevai mes regards, je l'entrevis; car c'est tout ce que je pouvois faire, dans l'ombre qui m'enveloppoit. Je ne l'avois pas vue depuis plusieurs années; je l'avois quittée enfant; je la retrouvais grande, épanouie. Mon cœur la voyoit plus que mes yeux. „Ah! ma chere Adélaïde, m'écriai-je, que je te cause de chagrins!“ Elle se souleva & se pencha sur mon épaule. „O! mon cher Cataudin, me dit-elle, “quel homme je perds! Que ta confession “te montre grand à mes yeux! Pourquoi “le Ciel te fait-il payer, par tant de malheurs, tous les dons brillans dont il t'a “décoré? Pourquoi ne fait-il que montrer à la terre, celui qui doit en être “pleuré si long-temps?“ Elle ne parloit qu'en sanglottant. Elle s'arrêta; nous restâmes plongés dans un tendre silence. Nous nous regardions dans le calme du bonheur, malgré l'horreur de notre situation. Nous nous parlions des yeux. Que nous nous disions de choses! „O mon “Dieu! s'écria-t-elle enfin, comme tu “m'as joué par un crédule espoir! son “flambeau rayonnant me conduit; je “m'attends à voir mon Amant à Naples, “au comble des grandeurs. J'y cours, je “ne le trouve point: il en est banni avec “un injuste opprobre. J'apprends, après “bien des recherches, qu'il est en Espagne. J'y vole. Je le trouve; mais, ô “Ciel! en quel état! Il va...“ A ces mots, elle retomba dans le silence, & presque dans l'évanouissement.

J'étois annéanti comme elle. Quand je pus lui parler: „Quoi! ma chere Adélaïde, “lui dis-je, tu as donc été, en effer, me “chercher à Naples? Je n'avois pu t'y “attendre. Et la Princesse Gémelli...?“--Elle est venue avec moi, répondit-elle; “mais elle est tombée malade en arrivant.--„O Ciel! m'écriai-je, je “n'aurai pas le plaisir de la voir avant de “mourir.“--„Elle en souffre plus que „toi, reprit Adélaïde. On avoit cherché “à te noircir à nos yeux; on n'y a pas “réussi. Je soupçonne qu'on a su nous “dérober toutes tes lettres. Le Comte “Spinacuta ton rival, ton ennemi, étoit “fort étroitement lié avec le Directeur “des Postes: il connoissoit ton écriture; “l'adresse lui indiquoit les lettres qui venoient de toi; le Directeur les lui remettoit. Voilà pourquoi, sans doute, “nous ne les recevions pas; car sûrement “vous avez écrit à votre chere Princesse.“ --„Ah! sûrement, répondis-je; j'ai “écrit bien souvent. J'étois désespéré de “ne point recevoir de réponse, & d'ignorer le sort de ma chere Princesse, & de “ma chere Adélaïde.“--„Nous ne pouvions pas vous écrire, répondit mon “Amante, puisque nous ne savions pas “où vous étiez. Le Colonel votre ennemi, “cependant, semoit, sur votre compte, “d'hortibles calomnies. C'est lui qui avoit “causé votre disgrace; &, par la maniere “dont il vous a fait traiter, vous pouvez “juger du portrait qu'il a fait de vous. Il “s'étoit entendu avec le Duc Spalanzoni. “On a pris le prétexte du séjour que vous “avez fait près du Mont-Cassin. On vous “a accusé d'avoir séduit la femme & la “fille de ce Duc. On ajoute, même, des “choses que je ne comprends point, & “qu'on ne m'a point expliquées, que “vous vouliez porter votre séduction jusqu'au Duc lui-même, & vous prêter à “des abominations, dont on ne parle “qu'à l'oreille. On veut même, qui plus “est, mettre un peu de sorcellerie dans le “fait; car vous savez combien on est superstitieux & crédule, dans ce pays-là. “On l'est encore plus ici, & le bruit de “votre sorcellerie n'a pas manqué d'y “parvenir. On vous prête un filtre qui, “par la médiation des esprits infernaux, “vous fait prendre toutes les figures qu'il “vous plaît, & charmer qui vous voulez.

“Enfin, nous avons appris que vous “étiez en Espagne, & nous sommes accourues, la Princesse & moi. Nous vous “avons cherché de tous côtés, dans Madrid, inutilement. Enfin, nous avons “appris qu'il y avoit, dans les prisons, “un jeune déserteur, qu'on disoit décoré “de la plus jolie figure du monde, par “le pouvoir du Diable auquel il s'étoit “donné. Il changeoit, disoit-on, de sexe “& de figure à son choix. Il se trouvoit “actuellement, sous l'habit féminin, “dans les prisons. Il avoit attenté à l'honneur de toutes les femmes, & de toutes “les filles. Toute la Ville & la Cour lui “avoient fourni des victimes. On assuroit “que, s'il étoit condamné à mort, il paroîtroit sous sa vraie sigure, qu'on assuroit être très laide & très vieille; car “on le disoit âgé de plusieurs siécles.

“A travers tous ces bruits faux & superstitieux, nous avons cru démêler “notre cher Cataudin. La Princesse étant “tombée malade, je me suis transportée “à la prison. J'ai demandé à voir le prisonnier qui faisoit tant de bruit: on “m'a dit qu'il n'y avoit plus que son “Confesseur qui pût le voir; & j'aientendu “donner l'ordre de faire venir un Confesseur. Soudain il m'est venu une idée, “que j'ai exécutée, sur-le-champ. J'ai “endossé l'habit ecclésiastique; j'en ai fait “faire autant au compagnon que vous “voyez; je me suis présenté comme Confesseur, & l'on m'a fait entrer sans “m'examiner. Je ne savois pas au juste, “si c'étoit vous que j'allois voir, ni s'il “étoit question de vous exhorter à la “mort. J'ai pensé qu'en cas que ce fût “vous, je pourrois, sous cet habit, entendre votre confession, & m'assurer, “par-là, s'il y avoit quelqu'ombre de “fondement dans les horreurs qu'on vous “imputoit. Moi, pencher à vous croire “le moindrement coupable de pareils “excès! Pardonnez, cher Cataudin, si “la jalousie m'excitoit; voyez-y, du “moins, un effet de mon amour.

“Enfin j'entre, je vois mon bien-aimé; “il me développe son ame; j'y reconnois, “un homme fait pour m'inspirer la plus “vive passion, si je n'en étois pas déjà “remplie pour lui. Je l'adore plus que “jamais, & je le perds.“

A ces mots, elle retombe dans le silence & dans l'anéan: issement. Ma situation étoit déchirante. Quelle que fût ma force, elle devoit être à bout. Je voyois ma chere Adélaïde; je la pressois dans mes bras. Je l'adorois comme un être céleste, & le Ciel choisissoit ce moment douloureux, pour l'arracher à mon cœur, & pour m'entraîner à la mort.

Cependant je m'efforçois, pour rendre la vie à mon Amante, d'étaler, à ses yeux, une fausse espérance. „Non, je ne périrai “point, lui disois-je; le Ciel seroit trop “cruel de choisir cette circonstance, pour “déchirer, à-la-fois, deux cœurs innocents; & toi sur-tout, ma chere Adélaïde, qui mérites sa protection & sa “pitié. J'ai des pressentiments certains; “ils ne peuvent me venir que de lui; il “va les accomplir.“

Dans ce moment on ouvre mon cachot; des Soldats entrent. „Ciel! s'écrie Adélaïde; & elle tombe évanouie. Il étoit visible qu'elle croyoit qu'on venoit me chercher, pour me conduire à la mort; & pouvois-je ne le pas croire moi-même? Je sentis, un instant, mon cœur défaillir. Je tombai, le visage sur celui de mon Amante. Je la serrai contre mon cœur; je l'embrassai tendrement, charmé de ce que son évanouissement lui épargnoit l'horreur de me voir enlever pour le supplice. Je la recommandai au Ciel, & j'eus la force de la quitter. Je me remis entre les mains des Soldats; & je sortis comme un éclair. Je courois si vîte, que les satellites ne pouvant me suivré{??}, me retinrent, & me forcerent de me régler sur leurs pas.

On me fit bientôt monter dans une voiture; on ferma des glaces de bois, comme celles de nos fiacres; de sorte que je ne savois pas où j'allois. Au bout de quelque temps on me fit descendre, & entrer dans un grand édifice, que je ne connoissois pas, qui ressembloit à un Couvent. On me fit descendre plusieurs dégrés; on m'ouvrit une porte de fer; on me chargea de chaînes, & l'on m'attacha à la muraille, dans un étroit souterrein, où j'avois à peine la place d'étendre mon corps. La porte de fer est soudain refermée, & je reste plongé dans l'ombre & dans l'horreur.

J'avois donc changé de cachot, pour mon malheur. Je venois de quitter celui où j'avois la douceur de pleurer avec mon Amante, pour entrer dans un plus affreux, où j'étois privé d'elle, & enchaîné dans la plus horrible solitude. On ne m'accordoit donc pas le bienfait de la mort. Mon supplice paroissoit trop doux; & l'on m'en réservoit un plus cruel.

Quelle nuit affreuse je passai! Grand Dieu! J'épargne à mes lecteurs le récit de tous les tourments qui déchirerent mon cœur. Enfin j'entendis ouvrir mon cachor. Étoit-ce pour me conduire à la mort? Je le désirois. On me détacha du mur; on me conduisit, chargé de mes fers, dans une vaste salle tendue de noir, ornée d'un grand Crucifix, où siégeoient de graves Dominicains. Je vis que j'étois au pouvoir de l'Inquisition; mais quel rapport pouvoit avoir ce Tribunal avec ma désertion?

On me demanda qui j'étois, d'où je venois; je satisfis à ces questions.“ De “quoi êtes-vous accusé, me dit-on?“ Je répondis que je l'ignorois. On reprit: „Quel fondement ont les bruits répandus “contre vous?“ Je répondis que je ne favois pas quels étoient ces bruits; que s'il y en avoit d'injurieux répandus contre moi, ils étoient faux, parce que je n'avois rien à me reprocher, & qu'ils n'avoient, sans doute, pour fondement, que l'ignorance, la crédulité & la méchanceté des hommes. „Quel âge avez-vous? me demandaton.--„Bientôt dix-huit ans, “répondis-je.“--„Quelle preuve, reprit on, pouvez-vous donner, que vous “n'avez pas plusieurs siecles?“ Plusieurs siecles! bon Dieu! quelle risible question! Je donnai pour preuve, ma figure, le bon sens, & mon extrait de baptême, qu'on pourroit trouver parmi mes papiers. On me reconduisit dans mon cachot.

Au sein de l'ombre épaisse, où je n'étois distrait par aucun objet attrayant, je réfléchis profondément sur ma situation. Je cherchai d'où pouvoient venir ces bruits dont les Inquisiteurs m'avoient parlé, & cette stupide question: „si j'avois plusieurs “siecles.“ Je me rappelai cette sorcellerie qu'on m'attribuoit, dont m'avoit parlé Adélaïde, & ce filtre que le peuple me prêtoit. Je crus entrevoir, dans ces extravagances, le mot de l'énigme, & deviner pourquoi l'Inquisition se mêloit de mon affaire. Je me rappellai, de plus, un objet sur lequel je n'avois jamais réfléchi: c'étoit une figure habillée à l'Espagnole, à-peu-près comme on représente Figaro, dans le Barbier de Séville, que j'avois rencontréeplusieurs fois, qui sembloit s'attacher sur mes pas, & m'observer d'un œil perçant & sinistre. Je crus me rappeller même que j'avois vu le même homme sous différens déguisements; c'étoit sans doute, un {??}-pion qu'avoit mis, sur mes pas, le noir Spinacuta. Ainsi l'on avoit éclairé toutes mes démarches. Je n'y avois pas fait attention dans le temps; mais ce souvenir me frappa dans l'ombre de mon cachot.

Je comparus, quelques jours après, de nouveau, devant l'odieux Tribunal. On me fit les mêmes questions. Je répondis que je n'avois pas compris, la premiere fois, ce que leurs Révérences entendoient par les bruits répandus contre moi; que je m'étois rappelle enfin, ce que j'avois entendu dire, dans mon autre prison; savoir, qu'on avoit répandus dans le peuple, que je m'étois livré à l'étude de la magie, & que j'avois un prétendu filtre qui me faisoit paroître jeune, & gagner le cœur de toutes les femmes. „Vous êtes trop éclairés, ajoutai-je, mes Révérends Peres, “pour donner dans de pareilles superstitions. Vous connoissez assez la fragilité “du sexe, pour croire qu'il n'est pas besoin de moyens surnaturels, pour gagner “le cœur des femmes; &, quant à mon “âge, il vous est attesté par mon extrait “de baptême qui, prouvant dans un point “la fausseté des accusations intentées “contre moi, la prouve dans tous les “autres.“

On me demanda encore ce que j'avois fait en Italie, près du Mont-Cassin. Je vis d'où me venoit cette question, & je dis: „Mes Révérends Peres, il y a ici, contre “moi, un ennemi qui veut me perdre, “qui a éclairé tous mes pas; & qui cherche “à donner, à toutes mes actions, les plus “odieuses couleurs. Il sait que j'ai été en “Italie, près du Mont-Cassin, dans un “Château, dont plusieurs frippons s'étoient emparés, & qu'ils disoient être “au pouvoir de l'enfer, selon le préjugé “reçu que la folie humaine adopte si “aveuglément.“--„Vous ne croyez “donc pas, me dit le Grand Inquisiteur, “que les Démons puissent opérer rien de “surnaturel?“--„Je crois, sur cet article, répondis-je, comme sur tous les “autres, qui peuvent concerner la foi, je “crois, dis-je, ce que l'Église enseigne; “je suis un homme très jeune, & un “soldat; par conséquent, je suis bien “loin d'être un Docteur. C'est à vous, “instructeurs vénétables, à m'éclairer, “& à m'enseigner ce qu'une autorité légitime m'oblige de croire.“--„En “avant, s'écria une voix aigre.“--Quoi qu'il en soit, repris-je, il est très “sûr que, dans cette circonstance, les “Démons n'opéroient rien de surnaturel; “quoiqu'ils inspirassent, sans doute, les “coquins, qui se jouoient de la credulité “publique. J'ai découvert leurs mauvaises “ruses & dissipé leurs stratagêmes; mais “je n'ai pas eu besoin, pour cet effet “très naturel, de faire aucun pacte avec “l'enfer.“ Pour preuve de ce que j'avançois, je racontai, plus en détail, mon histoire, depuis cette époque, jusqu'à celle où je me trouvais. Les vénérables Juges gardoient la contenance la plus sérieuse & la plus sévere, mais un sourire, presque imperceptible, perçoit à travers leur sévérité.

On me reconduisit dans mon cachot; quoique les visages de mes Juges ne parussent annoncer rien de sinistre. Je restai long-temps immobile, sur la paille. Enfin j'entendis une voix qui me cria: „Courage, Cataudin, ne te désespere pas.“ „On travaille pour moi, me dis-je “avec transport; mes Anges tutélaires, “Adélaïde & la Princesse, sont à Madrid: “puis-je craindre de périr?“

Je comparus enfin, quelques jours après, pour la derniere fois, devant le sacré Tribunal. Je crus voir, sur le visage de mes Juges, un augure favorable. „Les efforts “de la Princesse auront réussi, me dis-je “en moi-même, & sans doute, j'ai ma “grace.“ On me fit mettre à genoux sur un prie-Dieu. On me fit demander pardon à Dieu de toutes mes impiétés. Ensuite on me dit: „Le Saint-Office, tribunal d'indulgence & de miséricorde, ayant égard “à votre grande jeunesse, veut bien de-“mander au Ciel votre pardon, & vous “faire grace du feu, que vous méritez, “pour tant de sacriléges. Remerciez, de “tout votre cœur, & le Ciel & le saint “Tribunal; & retournez en paix vers vos “premiers Juges, pour jouir du bonheur “que nous vous accordons, de mourir “doucement, en passant par les armes. “Allez, mon fils, allez & prospérez.“

A ces mots, on me fit sortir. J'étois resté muet de surprise, cherchant dans mon esprit quelle étoit donc cette grace qu'on me faisoit. Mais bientôt deux objets chéris me tirerent de ma stupeur. On me remit entre les mains de deux Dames, qui se précipiterent sur moi. Je les reconnus, quoique dans l'obscurité: c'étoit la Princesse Gémelli & mon Adélaïde sous ses habits naturels. O! ma chere Princesse, qu'elle me témoigna de joie & d'attachoment! Comme, après Adélaïde, elle étoit l'objet qui me causoit le plus d'enchantement! Ma chere Amante, de son côté, me prodiguoit ses tendres & innocentes caresses. Je nageois dans l'ivresse, entre l'amour & l'amitié. Je vis bien, à l'accueil joyeux dont m'honoroient ces Dames, à leur sérénité, qu'elles comptoient m'avoir obtenu ma grace pleine & entiere. Cela étoit-il vrai? Je n'osois leur dévoiler les raisone qui faisoient que je ne le croyois pas. Elles se flattoient de m'enlever dans leur voiture; mais on me fit monter, garrotté, dans une autre. „Ciel! s'écrierent-elles, “où le conduit-on?“ Je leur tendis, par les portieres, mes mains enchaînées; mais la rapide voiture me déroba bientôt à leur vue.

Je fus reconduit dans mon premier cachot, & je vis qu'il falloit enfin se résoudre à mourir. On m'amena un véritable Confesseur, auquel je fis le détail de ma vie. Il me plaignit sincèrement, & m'administra les consolations que la Religion peut inspirer, fondées sur la perspective d'une vie éternelle & bienheureuse, dont on n'est pas pressé d'aller jouir. Le bon Pater me donna une ample absolution, & me quitta un moment, pour me laisser réfléchir sur ma situation.

Alors j'adressai, du fond du cœur, mes vœux à l'Éternel. Cet Être consolateur, présent par-tout, nous reste toujours, quand l'Univers nous manque; nous le trouvons dans nos cœurs & dans la Nature entiere. Après une priere courte, mais fervente, il me sembla, tout-à-coup, que cet Être suprême descendoit dans mon ame. Je sentis une force, un courage, une élévation, & même une sérénité, que je n'avois jamais éprouvées à ce dégré. Je vis la Terre comme un point dans l'espace; les Trônes & les Empires, comme des jouets d'enfants; les Rois, les Grands & les heureux de la Terre, comme de véritables enfants condamnés au châtiment, & retenus, pour leurs folies, dans cette prétendue vie, qui est une mort. J'apperçus l'autre vie, sous le jour le plus brillant, comme un port où une superbe fête m'attendoit; fête qui devoit être éternelle. Je ne reconnus d'heureux que ceux qui mouroient, c'est-à-dire, qui se trouvoient à la fin de leurs peines; de sages, que ceux qui savoient apprécier la vie, & goûter le moment qui les en délivroit. Je jouissois donc de la perspective la plus heureuse; mais toujours l'Espérance, derriere les grands objets qui m'occupoient, me présentoit, dans le lointain, son flambeau rayonnant.

Dans cette situation agréable où je me trouvois, loin de craindre la mort, je la desirois; je brûlois de sortir de cette fange de la terre. On ne me fit pas languir. Mon Confesseur vint d'abord me retrouver. Je lui rendis compte de mes dispositions; il m'embrassa avec transport, me félicita sur mon bonheur, & me dit qu'il envioit mon fort. Bientôt la garde vint me chercher. Je m'avançai d'un pas ferme & intrépide, & d'un visage serein, qui parut en imposer & plaire à la multitude.

Je sortis de ma prison pour aller à la mort. Une foule innombrable étoit rassemblée. Tout le monde vouloit voir cet homme qui passoit pour un sorcier, pour un descendant de Mathusalem, âgé de plusieurs siecles, avec une figure de dix-huit ans. On se rappelloit le Capucin qu'on avoit vu, quelque temps auparavant, conduit en procession. Plusieurs s'écrioient: „C'est le même, je le reconnois,“ & ils avoient raison. L'air de courage & de sérénité qu'on remarquoit sur mon visage, inspiroit l'admiration, & faisoit tomber en extase. Tout le monde s'écrioit: „Il “est sûr de son fait, il ne mourra pas.“ L'un voyoit un Ange auprès de moi, l'autre un Diable.

Cependant, tout le peuple murmuroit. „C'est une chose indigne, disoit-on, de “faire périr un homme que le Ciel protege si visiblement.“ Avant que nous fussions arrivés sur la place, des murmures on passoit aux cris; quand nous y arrivâmes, le peuple cria, de tous côtés: grace! grace! L'espérance commença à renaître chez moi. Ce grand amour de la mort, dont je me croyois pénétré, fit place à l'amour de la vie. „A moi! m'écriai-je, “à moi! mes amis.“ Soudain, les épées, les cannes, les pierres, les meubles, de toute espece, fondent sur les soldats, qui n'osent riposter; car, s'ils eussent voulu rendre coup pour coup, ils alloient répandre le carnage dans toute la Ville. Je ne m'oubliois pas dans cette circonstance; trois fois j'échappai des mains des soldats, pour me jeter dans celles du peuple; trois fois je fus repris par ces cruels soldats. Quoiqu'ils me poursuivissent avec tant d'acharnement, tous me plaignoient en secret. Plusieurs s'écrioient: „Et pourquoi “ne pas l'abandonner au peuple, qui le “demande? faut-il, pour le plaisir barbare d'ôter la vie à un homme, risquer “de mettre toute la Ville à feu & à sang?“ Ces propos, tenus d'abord par les soldats, échapperent bientôt aussi aux Officiers. Le peuple pressoit toujours; on ne lui résistoit qu'avec la plus grande peine, & il étoit visible que j'allois être délivré.

Dans ce moment critique, l'odieux Colo nel éleva la voix: „Messieurs, dit-il, nous “ne demandons pas mieux que de vous “livrer le prisonnier: vous voyez que “nous vous ménageons, que nous n'avons pas voulu, jusqu'ici, tirer un coup “de fusil. En faveur de cette modération, “que nous faisons voir, permettez que “tout reste un instant suspendu de part “& d'autre. Je vais aller me jeter aux “pieds du Roi, qui, heureusement, se “trouve à Madrid, pour le moment. Je “vais être, auprès de S. M., l'interprête “de vos desirs. Vous connoissez la clémence du Roi. Je vous jure, d'ailleurs, “qu'il est dans les dispositions les plus “favorables à votre protégé: il accordera “sa grace à vos larmes. Alors, il n'y aura “ni révolte, ni sang répandu; & je m'applaudirai d'être le ministre du pardon “accordé à cet intéressant déserteur.“

Le monstre! je n'avois pu entendre tout ce qu'il avoit dit; mais je n'avois rien perdu de la fin de son discours, & je devinai le reste. Il avoit l'art de charmer la multitude par sa détestable hypocrisie. Déjà le tumulte cessoit. „Messieurs, m'écriai-je, ne l'écoutez pas. C'est mon “ennemi. C'est lui qui m'a fait condamner à la mort. Il veut vous écarter, “pour m'immoler à loisir.“

A ma voix, le peuple se ranime en ma faveur: on revient fondre sur les soldats. Alors le Colonel disparoît, avec un piquet de grenadiers, qui l'escortent. Sa retraite enhardit le peuple. Je suis saisi plusieurs fois par les rebelles propices, que je secondois; mais, malgré mes efforts, je suis toujours repris par les soldats. Enfin une troupe de grands jeunes gens, tous l'épée à la main, artive, se fait jour. „Courage, “amis! disent-ils, nous allons le sauver. “A nous, brave déserteur! jette-toi dans “les bras de tes libérateurs.“ Je m'y jette en effet. Les soldats plient & cédent devant cette fiere jeunesse. Le Colonel reparoît. „Il n'y a pas moyen de résister, “s'écrie-t-il, sans s'exposer au carnage. “Soldats, cédez le prisonnier.“ Les soldats se retirent. Les spadassins me saisissent & m'entourent, en criant: victoire. Tout le peuple répete, victoire.

Tout le monde me croit sauvé; je le crois aussi. Les ferrailleurs, en possession de moi, s'avancent à grands pas, en écartant la foule, qui leur applaudit, & qui bat des mains. Peu-à-peu, ils sortent, avec moi, de la foule, que les soldats reviennent contenir. Bientôt nous formons un petit peloton isolé, qui s'avance hors de la Ville. Je regarde, avec inquiétude, autour de moi: il me semble que tous ces jeunes gens sont basannés & grands, & doivent être des grenadiers déguisés. Tout-à-coup j'apperçois l'indigne Colonel, qui vient les conduire. Alors je reconnois, avec amertume, le piége fatal où je me suis jeté. Mon ennemi a fait déguiser en bourgeois des satellites odieux, qui vont m'immoler. Nous arrivons, environ à deux lieues de Madrid, dans un Château écarté, qui paroît tout préparé pour le forfait. „Ah! scélérat, me dit l'infernal Colonel, “tu croyois nous avoir échappé!“ La fureur me donne des forces: je m'échappe des mains des satellites; je m'élance sur l'ennemi; je lui donne, dans l'estomac, un violent coup de tête, qui le jette à à la renverse, à dix pas de moi. Il tombe en vomissant un sang noir; mais j'ai le malheur de glisser, & de tomber moi-même. Des malheureux s'emparent encore de moi, malgré tous mes efforts. On releve le Colonel, on le soutient par-dessous les bras. „Amis, dit-il, d'une voix foible, “achevons promptement, ou il nous “échappera. Vîte, que six braves le fusillent. Six hommes se présentent pour me casser la tête, jurant qu'ils sont mes meilleurs amis. On les accepte. On me bande les yeux; il n'y a plus moyen de résister. Je crois entendre qu'on me dit tout bas: „Faites semblant de mourir, “vous avez des amis.“ Je n'ose me fier à cet avis, trahi comme je viens de l'être dans le moment; mais que faire? On me force de tomber à genoux. J'ai le désespoir de sentir que mon ennemi, qui est peutêtte mourant, va jouir du plaisir de me voir mourir avant lui, & d'ordonner ma mort. Je suis accablé de fatigue, & ne puis plus résister. On me tient subjugué à genoux, garrotté, les yeux bandés. Une voix douce se fait entendre dans le lointain. Je crois reconnoître celle d'Adélaïde. „Arrête, s'écrie-t-elle. “Je tressaille. Jamais je n'ai eu aussi peu d'envie de mourir. Je me trouble. J'entends l'odieux Colonel donner les ordres en joue, feu! Les fusils partent. Je tombe; l'Univers disparoît; me voilà mort. Comment ressusciter?

Fin de la premiere Partie.
LETTRE* Du Comte Spinacuta, à Figaro, Traduite de l'Italien. Madrid 7 Novembre 1781.

Monsieur Figaro, vous êtes un coquin; mais vous ne l'êtes pas assez pour moi, ou plutôt, vous l'êtes trop; car vous êtes plus cher que tous les autres, dont je fais journeflement usage. Vous vous donnez les airs d'avoir une conscience, & vous la mettez à trop haut prix: vous avez des scrupules, & il faut les payer. Vous êtes tout fier, d'ailleurs, de ce qu'un Auteur connu vous a mis, en France, sur le Théâtre, dans une Comédie nommée le Barbier de Séville, où il vous donne beaucoup plus d'esprit, que vous n'en avez réellement. Il en prépare, dit-on, même une autre, où il compte vous faire reparoître fur la scene. Je lui souhaite tout le succès possible; mais je suis fort mécontent de vous. Me voilà délivré du détestable Cataudin; encore, je ne sais trop s'il est bien mort. Je l'ai vu fusiller de mes yeux; mais j'avois, dans ce moment, un nuage sur la vue. Le scélérat m'avoit donné, dans la poitrine, un coup de tête, dont je me sentirai long-temps, & qui finira, peut-être, par me conduire au tombeau. Voyez le beau gain que j'ai fait là. Il m'en a coûté plus de quarante mille francs pour perdre ce malheureux; pour mettre des espions à ses trousses; & vous sur-tout, vous m'avez pris, selon la façon de parler vulgaire, pour votre vache à lait. Vous avez abusé du rôle d'Argus, que je vous imposois, pour me faire payer vos voyages, vos plaisirs, & toutes vos fantaisies; & vous avez décoré vos caprices du beau nom de scrupules, qu'il a fallu endormir à force d'or. Quoi qu'il en soit, me voilà pourtant, venu à bout de mon entreprise; mais, encore un coup, je n'en suis pas très sûr. On ne sait ce qu'est devenu le corps de ma victime. Me l'a-t-on soustraite morte, ou vivante? Le sot peuple croit que l'illustre Cataudin a été enlevé au Ciel. On renouvelle, à son occasion, une scene pareille à celle que joua autrefois le peuple de Toulouse, en honorant, à grand bruit, comme un martyr, un malheureux, qui s'étoit donné la mort. Aujourdh'ui, la foule imbécille canonise, à Madrid, le misérable à qui j'ai fait casser la tête. Mais, si des scélérats l'avoient dérobé à ma vengeance! Après tant de peines & de dépenses, s'il falloit recommencer! J'en frémis. Je ne voudrois pas de vous pour agent, vous êtes trop cher. D'ailleurs, vous êtes, à présent, tout entier à votre patron, le Comte Almaviva, ce qui feroit que vous voudriez vous mettre à plus haut prix. Mandez moi, au juste, le résultat de la consultation que je vous ai chargé de faire à Paris, touchant ma santé, qui est dans l'état le plus détestable. Bourreau que vous êtes! vous vous mêlez un peu de Médecine, vous serez à même de jargonner avec les assassins vos confreres, & de leur présentet, avec toutes ses circonstances, l'état de délabrement où je suis. Tâchez de faire parvenir, à la Princesse Gémelli, la lettre ci-jointe. Je la crois en Espagne, avec une jeune fille, qui étoit la maîtresse de l'infâme déserteur. Il faut que j'en fasse la mienne. Il est bien juste que je sois l'héritier de ce malheureux, pour tant d'argent qu'il me coûte. Je dois faire mon passe-temps de sa grisette, & la Princesse aura l'honneur d'être mon épouse. Allez les voir toutes les deux, & m'applanir les voies.... O si l'odieux Cataudin m'étoit échappé!.. Adieu; je vous hais presque autant que lui, &c.

Lettre du Comte Spinacuta à la Princesse Gémelli, ( incluse dans la précédente, traduite de l'Italien ).*

O la premiere de toutes les femmes! comment avoir le front de vous écrire? moi, sur-tout, qui eus toujours le malheur de vous être odieux? Et dans quelle circonstance encore? Ah! mon cœur se fend. Pourquoi ne l'ai-je pas connu plutôt, ce rival adorable? J'ai, du moins, eu la douceur de voir qu'il est mort mon ami. Il sait tous les efforts que j'ai faits pour le sauver. Il me rend justice du haut des Cieux. C'est lui qui m'a ordonné, en mourant, d'aller voir sa chere Princesse. „Allez “la trouver, m'a-t-il dit, mon tendre “ami; allez lui prouver votre innocence, “relativement à mon malheur: allez la “consoler, en pleurant avec elle, en me “remplaçant auprès d'elle. Dites-lui que “mon plus ardent souhait est de vous “voir unis ensemble; que je le lui recommande en mourant.“ Je ne puis vous en dire davantage, ma Princesse. Permettez-moi d'aller à vos pieds, vous consoler, vous attendrir, obtenir mon pardon & votre main, ou bien mourir de regret, &c.

Réponse de Figaro, au Comte Spinacuta, Traduite de l'Espagnol. Madrid, 25 Décembre 1781.

Monsieur le Comte,

Vous êtes mécontent de moi, j'en suis mécontent moi-même. J'ai joué, pour votre service, le rôle d'espion. Ce rôle est humiliant, & je rougis qu'on puisse me reprocher de l'avoir rempli. Je ne croyois pas être si coupable que je le suis en effet. L'impérieuse loi du besoin m'a d'abord déterminé. J'étois brouillé avec le Comte Almaviva, qui s'étoit détaché de moi, parcequ'il cherchoit à s'attacher, plus que je ne voulois, à la gentille Suzette, mon Amante, qui doit, bientôt, être ma femme. Il ne se soucioit pas d'avoit, auprès de lui, son rival préféré. Je desirois qu'un autre Seigneur voulût bien remplir, à mon égard, la place du Comte. Je vous rencontrai, dans cette circonstance. Je souhaitois vous avoir pour bienfaiteur; mais vous me proposâtes d'être votre espion. Je fus justement piqué de la proposition; &, suivant un mauvais raisonnement, je voulus vous en punir par la bourse; & tirer de vos vices, ce que j'aurois eu plus de plaisir à tenir de vos vertus. „Les méchants, me disois-je, “vivent aux dépens de la générosité des “bons; il faut que les bons vivent aussi, “en mettant à contribution les passions “des méchants.“ J'eus la bassesse d'accepter la commission que vous me donnâtes; & je ne pus me dispenser de la remplir quelquefois. Je fus ignominieusement attaché sur les pas d'un infortuné que vous persécutiez. Je vous donnai quelquefois des lumieres sur les démarches & la situation du jeune Chevalier de Rosamene. Si ces détestables lumieres ont contribué à le conduire à la mort, je me reprocherai, toute ma vie, d'avoir trempé dans cet odieux complot; d'autant plus que, depuis l'exercice de cet indigne espionnage, j'ai appris que c'étoit un fort aimable jeune homme, qui méritoit un meilleur sort. N'eût-il que sa figure!... Il plaît tant aux Dames!... Je le croyois, dans ce temps-là, un malheureux, digne de la corde, comme vous me l'aviez dit; j'en avois moins de scrupule à procéder contre lui; mais ce que j'ai appris, depuis, l'a beaucoup élevé, &, par conséquent, m'a beaucoup abaissé à mes yeux; de sorte que mes regrets seront éternels.

Vous avez des soupçons qu'il n'est pas mort. Puissent-ils se vérifier! Si j'étois aussi riche que vous, je donnerois bien autant pour le sauver, que vous pour le perdre. Je ferai, à ce sujet, toutes les recherches qui dépendront de moi, afin de contenter mon cœur; & ces recherches, je ne vous les ferai point payer. J'ai trop cruellement plaisanté & joué, pour ainsi dire, avec cette affaire. J'ai voulu, par gentillesse, rançonner votre haine. J'ai voulu que vous payassiez mes plaisirs & toutes mes fantaisies. J'ai en effet entretenu, à vos dépens, une fort jolie maîtresse, que j'avois à Madrid; & que je fréquentois, selon ce que je vous disois, sous prétexte qu'elle pouvoit m'éclairer beaucoup sur le sort du Chevalier, & nous procurer les moyens de nous défaire promptement de lui, en sollicitant, pour le perdre, un ordre de la Cour. Il n'en étoit rien. Quand nous nous trouvions ensemble, nous ne songions qu'à nous divertir; nous ne pensions point au pauvre Chevalier: nous pouvions, tout au plus, rire ensemble de la dupe, qui payoit nos plaisirs; car, avec toute votre finesse, Monsieur le Comte, vous n'avez que des armes offensives, & point de défensives. Vous savez en imposer à qui vous voulez; mais vous vous abandonnez au plus mince escroc à qui il vient en tête de vous tromper. Sans doute vous croyez que cela ne peut entrer dans l'idée de personne. J'ai connu, sauf votre respect, plusieurs frippons de ce genre. Il est vrai que, si ma maîtresse avoit voulu, elle eût pu vraiment nuire au Chevalier; car elle a beaucoup de connoissances puissantes, auxqu-elles elle me préféroit; & les gens, comme vous savez, sont toujours fort aisément disposés à faire le mal, pour obliger ceux qui les en sollicitent.

J'avois envie de faire un tour à Paris, pour voir cette capitale des Arts, & la piece qu'on avoit faite sur moi. Il a fallu que vous payassiez mon voyage, & tous les plaisirs que je me proposois de m'y procurer. J'ai supposé que votre persécuté s'y étoit réfugié. Vous n'avez pas manqué de me faire partir, le jour même, sur ses prétendues traces. J'avoue que je vous ai un peu coûté dans la capitale de la France; mais il y a tant de plaisirs à goûter dans ce pays! &, d'ailleurs, j'ai bien employé mon temps & votre argent. J'ai vu jouer le Barbier de Séville, qui m'a doublement amusé. L'Auteur m'y donne, en effet, de l'esprit; mais où a-t-il pêché qu'un homme qui a tous les talens dont il me gentifie, peut jouer le rôle d'un misérable Barbier. Il est vrai qu'il met la scene en Espagne, & que nous avons de pauvres Lettrés qui portent le nom de Secrétaire-valet, ( Segretario criado ). Quoi qu'il en soit, la piece a beaucoup de succès; mais il en a fait une suite qui en aura, sûrement, bien davantage: elle est intitulée, la Folle Journée, ou, le Mariage de Figaro. On réussit ordinairement quand on donne des folies à ce bon peuple de Paris. Il se trouve, sur-tout, dans la piece, des hardiesses que l'Auteur sera fort applaudi d'avoir osé mettre sur la scene, & d'avoir eu le secret de faire passer; car tout autre n'auroit pas eu assez de constance ni d'intrigue, pour cela. Il s'y trouve aussi des beautés réelles. Lepere de Cataudin, dont j'ai lu les Mémoires, qu'il veut donner à l'impression, sera charmé de voir de l'analogie entre cette piece piquante & son Ouvrage. J'y ai une marque gravée sur le bras, comme il en avoit une lui-même. Il y a, dans la Comédie, un petit page nommé Chérubin, qui est aimé de toutes les femmes, & qui intéressera beaucoup: il fait le même personnage que le jeune Grégoire Merveil jouoit de si bon cœur, auprès de toutes les beautés qu'il rencontroit. On fera remplir ce rôle par une femme déguisée en homme, ce qui le rendra encore plus agréable. Il est flatteur de se trouver l'ombre d'une conformité fortuite avec un Auteur qui a autant d'esprit que celui-ci. J'espere donc que cette Comédie aura le plus grand succès, si elle peut être jouée. Je ne serois pas même surpris que ce succès engageât l'Auteur à me produire une troisieme fois sur la scene, sous le titre de Figaro à la Cour. On a vu, ci devant, Esope ainsi présenté dans toutes les situations. Dernierement, Janot a eu presque le même honneur; mais il n'a paru que sur les théâtres subalternes, au lieu que moi, je brillerai sur tous les théâtres. D'abord, je serai admiré sur la scene Françoise; ensuite, les spectacles forains, qu'on nomme les tretaux des Parodistes, s'honoreront de me présenter aussi aux regards du Public; & sans doute, ils le feront aussi avec succès; car enfin, les gens d'esprit commencent à travailler pour eux, comme pour leurs supérieurs. Alors mon nom deviendra, probablement, à la mode chez ce peuple charmant. Les femmes porteront des chapeaux à la Figaro ; & seront, en quelque sorte, coëffées de moi. Je ne fais cette prophétie que parce que je connois la piece. L'Auteur a daigné me la lire. Je l'ai reconnu pour l'avoir vu en Espagne, il y a quelques années. Il y fit un voyage dont j'ai lu, avec plaisir, la relation, dans ses bruyans Mémoires, qui eurent tant de vogue, & commencerent sa réputation si éclatante. Il m'a fait jaser pour me copier d'après nature, & pour allumer le flambeau de son génie à l'humble lampe de mon esprit.

J'ai consulté, touchant la maladie que vous avez gagnée avec cette fille que vous courtisiez, parceque vous espériez que, par son crédit, vous pourriez perdre votre persécuté. J'ai raconté tous les accidents qui vous sont survenus pendant le traitement; les coups d'épées, & d'autres moins honorables, que vous avez reçus, & qui ont formé des dépôts de sang; &, sur-tout, le coup de tête, qui a fait que l'humeur s'est amassée sur la poitrine. On m'assure unanimement que votre maladie est incurable. Selon les Docteurs, vous devez traîner, quelques années, votre carcasse ambulante; ils se servent même d'un mot qui vous répugneroit davantagne; & vous finirez par tomber en putréfaction. Il faut donc que vous ayez soin de vous ambrer copieusement. J'ai eu l'adresse de lire la lettre que vous écrivez à la Princesse Gémelli. Vous lui ferez un rare présent, en la gratifiant de votre personne.

J'ai vu plusieurs Médecins à votre sujet. Il y en a un qui commence à se faire connoître à Paris: il est Allemand, &, selon les frondeurs, il mériteroit d'être né Gascon. Il se vante de guérir par le simple attouchement. On le voit, chez le beau sexe, promener ses mains fortunées, bien récompensées de la guérison qu'elles sont censées procurer. Je ne puis encore vous décrire toutes ces belles cures en détail, ni vous présenter ses malades autour de son tonneau magique. Notre homme n'est encore qu'à son aurore. Il est question d'une vertu magnétique renfermée en lui. Ses attouchements causent, dit-on, des tranchées que suivent, sans doute, des évacuations qui guérissent des obstructions. Il est certain qu'il a un agent secret; & je ne nie pas tout le bien qu'il peut faire; mais, selon les railleurs, son grand magnétisme consiste, sur-tout, à savoir attirer l'argent du public. Il pourra en gagner beaucoup; il est fait pour prendre dans ce pays-ci, où l'on réussit toujours, quand on parle à l'imagination; & l'on doit amasser des trésors, quand on peut persuader aux gens, d'abord, qu'ils sont malades, ensuite, qu'on les guérit.

J'entrevois les commencements d'une découverte singuliere, qui va faire époque. Les hommes, qui se voient maîtres de la terre & de la mer, veulent aussi régner dans l'air & s'y élever. Il y a quelqu'un qui s'étudie à construire un vaisseau volant. Il ne réussira probablement pas; mais il fera peut-être penser à des expédiens plus heureux. J'entends parler sourdement de remplir, de fumée ou d'air inflammable, des ballons ou enveloppes de toile ou de taffetas gommé. Ce fluide étant plus léger que l'air atmosphérique, doit s'élever & emporter, avec lui, le ballon. Je connois quelqu'un qui a imaginé qu'un globe abfolument vuide, pourroit être encore plus léger, que sa parfaite rondeur lui procurant l'avantage de résister de tous côtés, l'empêcheroit d'être écrasé, quand il seroit vuide, par la pression de l'air extérieur. Avec un piston, à mesure qu'on pomperoit l'air, on verroit la machine s'élever; à mesure qu'on le rendroit, on la verroit descendre. On n'a que des calculs contre cette expérience. L'homme qui l'a imaginée n'aurà{??} pas le crédit de la faire annoncer dans les Journaux*; d'ailleurs, elle est trop simple pour qu'on s'empresse de la tenter. Voilà encore une idée du même Auteur. Qui sait si l'air, simplement raréfié par la chaleur, ne pourroit pas suffire pour enlever un ballon; & si une simple lampe, attachée à ce ballon, ne pourroit pas entretenir la raréfaction de l'air? Quoi qu'il en soit, je vois qu'on va lancer, dans l'air, des globes, d'abord seuls; ensuite avec des animaux, qu'on y attachera; enfin des hommes oseront y monter; d'abord ils se feront retenir avec des cordes; mais bien-tôt ils s'engageront dans les airs à ballon perdu. La foule sera enthousiasmée d'une si brillante expérience, & cependant ces globes aérostatiques ne seront, d'abord, que de magnifiques joujoux, que des cerfs-volants à l'usage des hommes. On fera, sur cette découverte, les plus vastes projets. On verra, en imagination, des flottes aériennes rendre la Nation Reine de l'air, comme les Anglois se sont vantés d'être les Rois de la mer. Mais pour tirer parti de ce beau secret, il faut trouver la direction, qui est beaucoup plus difficile que l'ascension, quoiqu'elle ne soit pas, sans doute, impossible. Je le répete enfin, cette belle découverte fera justement époque. Vous sentez que tout se fera, pendant quelque temps, à la globe; & que la tête des femmes sera enlevée dans l'air, comme l'imagination des hommes.

On célébroit, quand j'étois à Paris, des réjouissances pour la naissance du Dauphin. Voilà un sujet digne de faire sensation. La France va avoir les yeux fixés sur le berceau du jeune Prince; les moindres choses qui le concerneront feront effet. Par exemple, on berce déjà l'Enfant Royal avec une chanson composée sur le fameux Marlborough qui, après avoir étudié chez les François l'art de la guerre, apprit trop à les vaincre. Ce joli peuple, selon son usage, répondit à ses victoires par des chansons. Je ne serois pas surpris que celle dont on berce le Prince nouveau né, ne ressuscitât Marlborough, & ne fît donner son nom à toutes les modes du moment; mais la paix, qui va se faire, doit priver le public d'un grand sujet de conversation; il faut fournir de la pâture aux caquets des désœuvrés. Le fameux Marlborough, & sa chanson, pourront donc être, d'abord, sur les rangs; mais bientôt on s'occupera d'objets plus relevés. En premier lieu, les globes volants auront l'honneur de fournir aux entretiens & aux modes; ensuite, les Médecins aux attouchements feront parler d'eux; enfin l'heureux Figaro partagera, avec les uns & les autres, l'attention publique.

Permettez-moi de ne pas pousser plus loin mes prophéties, & de vous dire quelque chose qui doit vous faire plus d'impression. J'ai vu le Marquis d'Erbeuil, pere du jeune Chevalier que vous avez fait périr; il est de retour à Paris, de ses longs voyages. Il est, ainsi que son fils, un des plus beaux hommes que j'aie vus; mais il paroît aussi l'un des plus braves. Je vous le dis à l'oreille, Monsieur le Comte, il est furieux contre vous; & vous avouerez que ce n'est pas sans sujet. Tous ceux qui vous connoissent vous ont accusé, auprès de lui, d'être l'auteur des malheurs de son fils, qu'on soutient, pourtant, n'être pas mort. Il veut vous poursuivre jusqu'aux enfers. Il pourra bien vous rendre le service d'abréger les années de langueur, pendant lesquelles vous devez traîner péniblement votre insupportable individu. Heureusement, il ne m'a pas soupçonné du rôle indigne que j'ai un peu joué contre son fils; car, sans doute, Figaro ne pourroit plus, à présent, avoir l'honneur de vous écrire.

A mon retour à Madrid, j'ai très facilement découvert le logement de la Princesse Gémelli: je m'y suis rendu. L'exécution du jeune Chevalier étoit récente. J'ai trouvé la Princesse dans son lit. Toute sa maison portoit les marques de la plus profonde douleur. Le portrait du Chevalier de Rosamene, suspendu devant cette Dame, représentoit ce brave jeune homme décoré des honneurs de l'apothéose. J'étois honteux de venir de votre part; je ne l'ai avoué qu'en tremblant. J'ai vu, soudain, les domestiques fondre sur moi, pour me jeter par la fenêtre. Une Demoiselle d'une figure angélique, Amante du Chevalier, les a contenus; mais l'horreur d'entendre prononcer votre nom a causé à la Princesse une crise, qui pourra bien lui être utile, en la soulageant des humeurs qui la tourmentoient. J'ai présenté humblement votre lettre: on m'a indiqué, d'un coup d'œil, de la jetter au feu. Je lui réserve une fin plus secrete. La Demoiselle nommée Adélaïde étoit, aussi, malade de chagrin. Ces deux personnes paroissent adorer la mémoire du Chevalier: je ne sais pas cependant si elles ne le croient pas vivant; car, avec tant d'amour qu'elles paroissent en avoir, elles devroient être aux portes de la mort, à force de douleur. J'ai vu des Grenadiers venir leur parler; ... mais je ne veux pas pousser plus loin mes confidences, de peur de vous donner des lumieres, qui seroient funestes au Chevalier, s'il respiroit encore.

En attendant qu'il se découvre, j'ai assisté à ses funérailles, ou plutôt à sa canonisation, faite à grand bruit, par le peuple. Oh! quelle fête! Quel enthousiasme! J'ai acheté l'image du saint de nouvelle date; & je l'ai révérée aussi dévotement que le reste du peuple. O! si l'on avoit su que j'avois été l'un des ministres de la persécution! Je sais comme vous avez été traité par la foule; je sais qu'on vous a traîné dans les boues. Comment avez-vous pu échapper à une populace furieuse?

Je me hâte de finir. Monsieur le Comte, vous êtes malade, je me porte bien. J'ai gagné, à votre service, quelqu'argent, qui m'a procuré l'avantage d'obtenir mon Amante. Vous n'obtiendrez sûrement pas la vôtre. Vous n'aurez ni la Princesse Gémelli pour{??} votre{??} épouse, ni la belle Adélaïde pour votre{??} ma{??}îtresse. Je suis rentré avec le Comte Almaviva, qui ne me laissera mon{??} de r{??}; & si vous avez besoin de {??} ne suis pas votre, &c. Figaro.

Réplique du Comte Spinacuta, à Figaro, traduite de l'Italien.

Scélérat, tu me braves. Voilà la récompense de mes bienfaits. Si je n'étois pas très pressé de partir, je te paierois de ta noire gentillesse. Je suis nommé Gouverneur d'une des plus riches possessions de l'Espagne, dans le Nouveau-Monde. Le Roi m'honore de sa confiance, tandis qu'un Figaro ose me traiter comme il mérite de l'être lui-même. Je ne te nomme pas le lieu où je vais être le dépositaire du Sceptre des Rois. Vagabond que tu es, tu pourras y tomber entre mes mains. Alors, sois sûr que je ferai voir à tout l'Univers combien je suis juste, en te faisant pendre sans miséricorde.

C'est le sort qui t'attend & qui doit s'accomplir, C'est l'espoir qui me reste, & je cours le remplir.

Fin du Tome premier.
LIVRE PREMIER.

JE me laiſſai porter dans le vaiſſeau ſans dire un mot, ſans faire le moindre mouvement. J'étois immobile, j'étois mort. Je quittois ma patrie, la terre qui m'avoit nourri, le ciel qui m'avoit vu naître; enfin, je perdois ma Julie: pouvoit-il reſter de la vie au fond de mon cœur? Abymé dans l'anéantiſſement, je n'avois pas la force de me déſeſpérer. On me placa fur le tillac, dans un endroit où je n'incommodois perſonne. Je n'eus que la force de me tourner du côté de la terre, ſur laquelle je ne ceſſai de fixer les yeux, inanimé d'ailleurs.

ceſſai.

Toutes mes facultés étant ſuſpendues, la mer, ſur laquelle je me trouvois pour la premiere fois, ne fit aucun effet ſur moi.

Je ne bus ni ne mangeai; je ne donnai aucun ſigne de vie tant que la terre fut viſible. Elle diſparut enfin. Alors je crus de nouveau perdre ma Julie. Je pouſſai un ſoupir, mon cœur défaillit. On me porta dans un endroit ſombre, ſur un chalit. J'y reſtai vingt-quatre heures, le viſage enfoncé dans l'oreiller, verſant un torrent de larmes, ſans remuer. Enfin la nature me ſollicita de manger, je la ſatisfis. Tous les jours je paſſois la journée entiere au fond de ce gîte obſcur, dans la même immobilité. Le ſoir je montois ſur le tillac; je ſoupirois en plein air; je regardois la lune, je méditois en ſilence dans le calme de la nuit. Nous avancâmes de cette maniere, ſans que je m'en appercuſſe, juſqu'à la mer Atlantique. Nous côtoyâmes l'Afrique: nous deſcendîmes au Sénégal, à la Côte-d'or, à la triſte Côte des eſclaves. Nous débarquâmes dans tous ces endroits; je vis des ſauvages, des negres, de hideuſes créatures, à peine offrant la figure humaine. Y avoit-il là de quoi me dédommager de la perte de Julie?

De là nous devions aller au Bréſil; mais un vent très-violent nous pouſſa vers le ſud-oueſt. Nous paſsâmes malgré nous la ligne, , au bout de quelques jours, le tropique du capricorne; nous ſentions que, ſi cela duroit, nous devions aller échouer vers les terres Auſtrales. Perdus dans ces mers, nous y fûmes bientôt enchaînés par un calme, image de la mort, nous nous vîmes long-temps menacés de périr d'inanition. Mon amour pour la vie ſe réveilla, quand je n'eus plus de quoi manger. Il me fâchoit très-fort de mourir autrement que d'amour. Mais un zéphyr qui commença bientôt à ſouffler, nous amena promptement un corſaire, qui s'empara de nous; ce que nous prîmes pour une bonne fortune. Nous ne fîmes aucune réſiſtance, trop heureux d'être pris pour avoir du pain. Ces coquins ſe preſſerent cependant moins de nous donner des vivres, que des coups. Nous étions étendus ſur le tillac, chargés de fers, très-légers du côté de la nourriture. Ils délibérerent froidement devant nous s'ils nous jetteroient dans la mer, ou s'ils nous laiſſeroient vivre. Il fut décidé qu'on ne perdroit pas de bons aliments pour raſſaſier une canaille affamée. On nous dépouilla ſcrupuleuſement; je vis jeter dans la mer, l'un après l'autre, tous mes compagnons, à qui l'on daignoit auparavant lier les mains.

Mon tour arrive: l'on vient à moi pour me faire la même cérémonie. On m'ôte mes fers, à deſſein de me lier avec une vieille corde. Dès que j'eus les mains libres, je donnai deux terribles coups de poings à mes bourreaux, je m'élançai dans la mer. Ils firent de grands éclats de rire, me tirerent quelques coups de fufil, que j'eſquivai en plongeant. Mes compagnons, garrottés, ſe débattoient tant qu'ils pouvoient, quelques-uns ſe ſoutenoient ſur l'eau; les corſaires s'amuſoient cruellement de nos efforts, rioient ſur-tout beaucoup quand ils en voyoient quelques-uns avalés par des requins. Tous diſparurent bientôt. Pour moi, j'avois les bras libres, je nageois en pleine eau. Les brigands ſe divertirent quelque temps de ma peine; enfin je diſparus à leurs yeux, ils diſparurent aux miens.

Tout en nageant, je diſois en moimême: „me voilà perdu, au milieu d'une “mer ſans bornes; rien dans l'eſtomac, “rien ſur le corps, ſans forces pour me “ſoutenir, ayant perdu juſqu'à l'eſpéran“ce, ſur-tout ayant perdu ma Julie. D'où “vient cependant que je me débats contre “la mort? pourquoi ne me laiſſé-je pas “aller doucement dans ſon ſein qui m'eſt “ouvert? “ Ces raiſonnements ne m'empêchoient pas de nager. Pour comble de maux, la mer étoit groſſe; je montois avec les vagues, je deſcendois avec elles, j'étois prêt à croiſer enfin les bras, pour ne pas tant me fatiguer à fuir un trépas inévitable. Tout-à-coup, du haut d'une vague, je crois appercevoir quelque choſe de bleuâtre au bord de l'horizon. „Eſt-ce un nuage?

“eſt-ce la terre, me dis-je? Et je retombe dans un fond, je remonte ſur un flot, mais ſans me retrouver de long-temps aſſez haut pour voir de nouveau l'objet bleuâtre. Enfin je le revois, j'en perds la vue ſur le champ: l'eſpoir renaît, je retrouve mes bras je nage avec ardeur vers la terre que j'ai cru découvrir; mais elle paroiſſoit à une prodigieuſe diſtance.

Comment y aborder? j'étois déja épuiſé; je deſcendois malgré moi vers le fond.

Bientôt je ſens le ſol ſous mes pieds; c'étoit une roche à fleur d'eau, ſur laquelle je tombois; j'en gagne le ſommet, qui s'élevoit au-deſſus de la mer; je m'y repoſe; de là j'apperçois diſtinctement la terre à peu de diſtance, je treſſaille de joie.

Quelques coquillages que je ſaiſis à la pointe de la roche, me reſtaurent légérement.

Enfin la mer ſe calme. Je reprends un peu de forces, je me remets à nager: je vais en haut, je vais en bas; j'avance, je recule; je me débats contre les flots, qui ſe jouent long-temps de mon foible individu; enfin je ſuis jeté ſur la rive.

Cette rive étoit nue: j'étois nu; j'apperçus, dans une eſpece de bourbier plein d'eau ſalée, ma triſte nudité. Il n'y avoit pas la moindre production terreſtre ni marine ſur le bord de la mer, je ne découvris pas un filet d'eau douce pour me déſaltérer. Je pouvois me vanter d'être l'homme le plus rigoureuſement pauvre de l'univers; je ne jouiſſois exactement que de l'air de la lumiere. La nuit vint bientôt m'enlever ce dernier tréſor; mais tandis qu'elle approchoit, il tomba une pluie aſſez abondante; je la laiſſai tomber; je la reçus à nu ſur ma peau; je ne craignois pas la pluie. J'eus ſoin de faire un petit creux dans le ſable, où l'eau vint s'amaſſer; , pendant qu'il pleuvoit, je profitai de la foible lueur qui reſtoit, pour tâcher de déterrer quelques coquillages ſur le bord de l'eau. J'en trouvai enfin quelques-uns; je les ouvris comme je pus; je les dévorai.

Je revins enſuite à mon petit creux, que j'avois bien remarqué pour ne pas le perdre; il s'y trouvoit un peu d'eau douce; j'en humai le plus qu'il me fut poſſible, je me ſentis l'eſtomac leſté vaillequevaille. Il falloit chercher à me nicher pour paſſer la nuit; car il faiſoit froid, j'étois dans le cas de ne rien perdre des moindres impreſſions de l'air. Je tremblois comme le feuillage le plus mobile. Je m'éloignai du rivage, ſans rencontrer un ſeul arbre. Enfin, j'en vis un à demidépouillé, par un effet de l'automne qui régnoit dans cette iſle. J'obſervai ſur la terre une partie de ſa chevelure tombée diſperſée: je ramaſſai les feuilles en un monceau, je m'y enterrai comme je pus, implorant le ciel de tout mon cœur, afin qu'il détournât loin de moi les pas des bêtes féroces, qui ſe promenent ordinairement la nuit dans les déſerts. L'obſcurité ne fut jamais plus épaiſſe; je n'appercevois exactement aucun objet dans la nature. Je me couvris le mieux que je pus de mes brouſſailles mouillées. Partie avec leur ſecours, partie avec celui de mon haleine, je vins à bout de me réchauffer un peu, je m'endormis. On n'exigera pas que je rende compte exactement de ce qui ſe paſſa pendant mon ſommeil. Il me ſembla que j'entendois des hurlements de bêtes fauves, que je ſentois de temps en temps paſſer ſur moi je ne ſais quoi de peſant, qui pouvoit être quelque tigre ou quelque lion; au moins je me repréſentois ces terribles objets dans des ſonges pénibles. Mais je ceſſai bientôt de rêver, je dormis enfin comme on n'a jamais dormi au ſermon du capucin le plus bénigne. J'ignore combien dura mon ſommeil; je ſais que le froid m'éveilla. Je me ſentois tranſi, quoique j'euſſe un poids conſidérable ſur le corps. Il avoit neigé, ſans doute, la plus grande partie de la nuit, l'on voit ſous quel fardeau j'étois enterré. Je m'en débarraſſai péniblement. Je regardai tout autour de moi, je ne vis que de la neige: c'étoit au moins de quoi me ſauver des tourments de la ſoif. Je m'éloignai de la mer, j'apperçus bien-tôt des arbres dans le lointain; j'y courus, je vis un bois fort touffu, où j'ens de la peine à percer, tant les branches les rejetons, étroitement entrelacés, formoient un obſtacle impénétrable. Il y avoit là heureuſement de la ſéchereſſe. Je trouvai par terre beaucoup de brouſſailles; je ramaſſai deux morceaux de bois pourri: à force de les frotter l'un contre l'autre, comme j'avois oui dire que faiſoient les Indiens, je vins à bout d'en tirer des étincelles. Je raſſemblai du bois ſec des feuillages arides, que j'allumai aiſément; mais j'eus ſoin de me poſter hors de la forêt, pour n'y pas mettre le feu Je me chauffai tant que je pus; mais, quand on eſt nu, il eſt bien difficile d'avoir exactement chaud, pendant une ſaiſon froide. Je fis cuire certains fruits, moitié ſecs, moitié pourris, que je trouvai par terre, que je ne connoiſſois pas, dans l'idée que le feu leur ôteroit toute mauvaiſe qualité, s'ils en avoient quelqu'une.

Je fis même rôtir du grain qui me parut à peu près ſemblable à du bled, ce qui le rendit crouftillant mangealle. Je me procurai de cette maniere un repas, qui, aſſaiſonné par ma faim, me pann dellcieux. Une eſpece de palmier, dont j'eus bien de la peine à ouvrir l'écorce, me fournit une liqueur aſſez agréable, que je humai le mieux qu'il me fut poſſible.

Etant bien reſtauré du côté de la nourriture, il s'agiſſoit de me couvrir; mais de quoi? J'appercus une eſpece de laine attachée à des buiſſons, ce qui m'annonca que je pourrois par la ſuite, rencontrer les bêtes qui y laiſſoient ainſi leur toiſon.

Je ramaſſai tout ce que j'en trouvai, n'en ayant pas aſſez pour m'habiller, j'y joignis des feuilles; je collai tout cela enſemble, avec de la gomme que les arbrer me fourniſſoient abondamment. J'en compoſai une eſpece de ſeutre, que je ſoulai le mieux qu'il me fur poſſible avec de gros cailloux. J'ajuſtai, non ſans peine, autour de mon corps cette plaiſante étoffe; bientôt je marchai le plus qu'il me fut poſſible, pour reconnoître le pays, m'éloignant peu du rivage. Je tuai dans ma courſe, à coups de pierre, un petit animal aſſez ſemblable à un lievre. Le ſoir, ayant fait du feu, j'attachai ma viande, pour la cuire, aux filaments d'une plante qui me ſervit de ficelle, qui me mit dans le cas de faire tourner mon rôti devant le ſeu. Je le mangeai de bon appétit; je bus du vin de palmier de l'eau de pluie. J'arrangeai enſuite ſur un arbre, un lit de branchages, de feuillages d'herbages, où je dormis en sûreté, ſans crainte de tomber, ni d'être dévoré par les bêtes féroces. Le lendemain, je pêtris comme je pus deux vaſes de terre très-informes, que je fis cuire. Je remplis l'un d'eau l'autre de vin de palmier. Ce travail, avec quelques heures de courſe de chaſſe, les ſoins de ma cuiſine, remplit ma journée. Les jours ſuivants je recommencai la même vie, avançant toujours, couvert de mon feutre, chargé de mes deux pots de terre. Je trouvai enfin un petit grès fort dur, oblong, aminci d'un côté, repréſentant groſſiérement la lame d'un couteau. Cela me fit naître une idée heureuſe. Je réfléchis qu'étant obligé de caſſer de déchirer tout, faute d'inſtrument tranchant, je ne pouvois abſolument me paſſer de ce meuble. Je pris mon grès; j'allai ſur le bord d'un ruiſſeau, où je l'aiguiſai le mieux que je pus ſur d'autres grès; je parvins à lui donner un tranchant aſſez aigu. J'en fis uſage ſur le champ, pour tailler avec effort un morceau de bois, où je l'incruſtai l'emmanchai, je me fis ainſi un couteau de pierre, qui me fut d'une très-grande utilité.Je fis aiſément de la ficelle avec des herbages que je tordis, j'en compoſai un filet, avec lequel j'attrapois, quand je voulois, du poiſſon, que je faiſois cuire dans l'eau ſalée le vin de palmier, le tout dans mes vaſes de terre. Je taillois de petites baguettes, j'attachois au bout les arrêtes les plus aiguës des poiſſons, j'en faiſois ainſi des fleches. Je n'eus pas de peine à me former un arc, j'abattis aiſément du gibier: de ſorte qu'en peu de jours je parvins à me procurer une nourriture aſſez abondante en gras en maigre, avec du fruit pour deſſert.

Me voilà déja avec un habit, un arc, des fleches, un filet, des vaſes, un couteau. Je pourſuivois toujours mon voyage dans les terres; mais il falloit traîner avec moi tout cet attirail; ce qui n'étoit pas aiſé. De plus, j'étois oblige de m'arrêter chaque jour pour faire du feu, chercher mon manger, l'apprêter, ſatisfaire à tous les beſoins de la vie. Je ne tardai pas à me fabriquer des haches, toujours avec des pierres aiguiſées. Je tuai des animaux d'un aſſez gros volume, que j'écorchai. Je me fis des habits de leurs peaux, après les avoir préparées, le mieux qu'il me fut poſſible, avec une eſpece d'huile que je tirai d'un certain fruit huileux, en le pilant: de cette maniere, je rendis ces peaux ſouples, moins promptes à ſe ſécher.

Je me trouvai ainſi beaucoup mieux vêtu qu'auparavant. Notez que, pour coudre ces habits, je fis aiſément du fil, tel quel, avec des filaments de plantes; une petite arrête de poiſſon, que je perçai à la tête, me ſervit d'aiguille.

Je jouois ainſi le petit Robinſon; le le lecteur va craindre peut-être de ſe trouver enfermé vingt-huit ans avec moi dans une iſle, à l'inſtar de ce fameux voyageur Anglois: mais qu'on ſe raſſure; je ne reſtai pas ſi long-temps dans ma retraite; j'y fus actif, je ne m'appeſantirai pas ſur une fituation qui, dans l'original, eſt fort intéreſſante, mais dont la copie ne peut ſe ſauver que par une marche plus rapide plus expéditive.

Il y avoit déja long-temps que j'appercevois des montagnes qui me paroiſſoient fort hautes; j'y arrivai bientot; je grimpai au ſommet avec la légéreté d'un chevreuil. J'appercus une perſpective immenſe, mais que la mer terminoit de tous côtés; d'où je conclus, avec une ſecrete rage, que j'étois dans une iſle; je me dis alors: „Me voilà donc enfermé dans cet “affreux déſert; plus d'eſpoir de revoir “ma Julie.“ A cette idée je frappai la terre de mes pieds indignés, je tombai ſur l'herbe. Je reſtois immobile, étendu ſur la terre, dans une eſpece de ſtupeur.

Je ne voulois plus ſortir de cette place; j'invoquois la mort. Enfin, je me laſſai de cette poſture; je me releval; je regardai autour de moi. Ma priſon, c'eſt-à-dire mon iſle, pouvoit avoir une cinquantaine de lieues de tour. „Après tout, me dis“je, il me ſemble que je n'y ſuis pas trop “à l'étroit; puiſque je m'y vois ſeul, “j'y ſuis roi du moins. Je regne ſur un “aſſez grand pays; perſonne ne me trou“blera dans mon travail. Je vivrai, je “travaillerai; je conſtruirai un vaiſſeau; “je m'embarquerai, j'irai revoir ma “Julie.“ Dans ce doux eſpoir, je ſaute avec tranſport: mon appétit me follicite; je tue une eſpece de petit chevreuil que je fais cuire, je le mange avec des fruits du grain rôti. Un palmier me fournit une liqueur fort agréable. Pour connoître exactement tout mon empire, je prends le parti de continuer tout le tour de l'iſle, dont la montagne occupoit à peu près le centre. Je finis cette tournée au bout d'un mois, je reconnus un pays où il y avoit des ſites admirables; mais je ne rencentrai pas un ſeul de mes ſemblables. Je trouvai peu d'animaux féroces, je vins aiſément à bout de les détruire.

La bête la plus dangereuſe de l'iſle, étoit le ſerpent à ſonnenes; mais je l'entendois venir de loin, je ſavois très-bien m'en défaire. Je vis enfin des troupeaux d'animaux bêlants, qui reſſembloient beaucoup à nos moutons: je raſſemblai les plus beaux, à qui j'appris aiſément à me ſuivre, ſous la garde d'un chien muet, intelligent fidele, mais qui ne pouvoit aboyer; ce qui lui étoit commun avec ſes confreres d'Amérique, ſoumis par la nature au ſilence le plus rigoureux.

Le lait de mes brebis me fit une nourriture précieuſe, je filai leur laine, pour en former par la ſuite des eſpeces d'étoffes. Je trouvai encore d'aſſez gros animaux, qui me ſervirent à porter traîner mon bagage. Je voyois le pays ſûr, puiſque j'y étois ſeul. Le climat paroiſſoit fort doux; je ne voulus donc pas perdre mon temps à me bâtir une maiſon; avec des pieux des peaux couſues enſemble, je me fis une tente aſſez commode, qui me mit dans le cas d'aller planter mon logement par-tout où il me plairoit. Mon lit étoit compoſé de peaux aſſez chaudes. Je poſſédois déja des richeſſes, je les faiſois voiturer à mon gré. N'ayant pas de quoi enfermer mes innocents troupeaux, les ſachant accoutumés au grand air, je les attachois à la belle étoile. Au bout de quelques mois enfin, j'avois déja ſu me procurer pluſieurs commodités de la vie. Il ne me manquoit plus que de la compagnie: que dis-je? j'avois celle de mes brebis de mon chien fidele: eſt-on plus heureux dans celle des hommes?

Je me propoſois de conſtruire un vaiſſeau; mais ce chef-d'œuvre exigeoit bien du temps; , pendant cette longue opération, je voulois me procurer ma ſubſiſtance. D'ailleurs, combien d'inſtruments il me falloit forger pour travailler à ce bâtiment! combien de choſes pour le leſter!

J'avois beſoin de toile pour en former les voiles, pour m'habiller. Je vins à bout de compoſer un métier de tiſſerand; je filai d'une plante ſemblable au chanvre, j'en fis une toile aſſez fine, que j'étendis ſur l'herbe pour la blanchir. J'eus l'adreſſe de me tailler de me coudre des chemiſes ſupportables, en me diſpenſant de faire de la mouſſeline pour les garnir; mais je fabriquai du drap, qui approchoit de celui des ſoldats pour la fineſſe, je m'en formai des habits tels quels. Je me tricotai des bas des bonnets, je me fis des ſouliers avec le cuir des bêtes que je tuois. Le beſoin la réflexion m'apprenoient tous ces métiers. Je ſus faire juſqu'à un tour pour tourner, tant mes inſtruments que mes vaſes. Je me compoſai une petite vaiſſelle de terre, qui avoit des formes; je trouvai même une compoſition pour la verniſſer. Je brûlois de pouvoir écrire mes penſées, une infinité de vers que j'adreſſois à ma Julie. Le fiel d'un certain poiſſon me ſervit d'encre, une écorce d'arbre, très-mince très-ſouple, me tint lieu de papier; avec une pierre fort tranchante, je taillai des plumes de fort jolis oiſeaux, j'écrivis ainſi tout au long mes rêveries amoureuſes; ce qui ne m'empêchoit pas de graver, ſur les rochers ſur le tronc des arbres, le nom de mon amante, ſon chiffre entrelacé avec le mein. On ſent qu'un homme qui produit tant de choſes, n'a pas manqué de ſe procurer une lampe, de l'huile des meches pour s'éclairer, de ſe faire des tables des chaiſes. Ce fut même en formant les planches qui compoſoient mes tables, que je me préparai pour la conſtruction de mon vaiſſeau. Il m'avoit déja fallu faire une ſcie, un rabot, une beſaigué, tous les autres outils de menuiſier de charpentier, le tout avec des cailloux aiguiſés; car je n'avois aucun métal. Je trouvai enfin une mine d'or; , quoique je n'euſſe jamais travaillé à l'exploitation des mines, avec le temps j'en ſus tirer de l'or aſſez pur.

J'en formai mes uſtenſiles les plus communs, uniquement par fuſion; c'eſt-à-dire en les jetant au moule; car je n'avois pas ce qu'il falloit pour les forger. Je vins même à bout de fabriquer une eſpece de fuſil; on devine aiſément que je ne percai ni ne ſoudai le canon, que je me contentai de le jeter en fonte. Il n'étoit pas armé comme les nôtres; je n'avois pas d'acier, mais je ſus compoſer un phoſphore, une poudre, comme on en vend aux écoliers dans une petite bouteille, qui prend feu d'elle-même à l'air; par ce moyen je mettois aiſément le feu à ma poudre: oui, ma poudre, j'en ſus faire auſſi; je découvris une ſoufriere qui me fournit tout ce qu'il falloit pour cela. Enfin, je parvins à compoſer une pendule d'or; j'employai beaucoup de temps à cet ouvrage; car n'ayant point de limes, je ne ſuppléois qu'avec les plus grandes peines à ce malheurex outil. De temps en temps je deſſinois, même je peignois, avec des terres d'autres objets, d'où je tirois des couleurs; je ne tardai pas à faire le portrait de Julie; je modelai même ſa ſtatue en terre, j'en tirai des plâtres, dont j'ornai plufieurs endroits de mon empire, auquel je donnois auſſi une reine.

Les travaux des arts ne m'empèchoient pas de cultiver l'agriculture. Je ſemai du grain, dont je me fis de bon pain, des légumes qui me firent des mets agréables.

J'exprimai le fruit d'un certain arbre; en le pilant, je m'en compoſai une liqueur douce forte, qui contribuoit à entretenir ma gaieté. On concoit qu'avec tant d'occupations, le temps fuyoit aſſez rapidement pour moi; , grace à mon activité, à peine m'ennuyois-je, quoique ſeul dans un déſert, loin de ma Julie.

Malgré tant d'ouvrages que je viens de détailler, j'avois préparé tous les matériaux pour conſtruire mon vaiſſeau. J'avois abattu des arbres, ſcié des planches, fabriqué en or tous mes ferrements. La mouſſe le goudron ne me manquoient pas.

Je fis enfin lé deſſein de ce vaiſſeau ſi long-temps médité; je voulus qu'il fût aſſezgrand pour ſoutenir la mer, aſſez pétit pour que je puſſe le conduire moi ſeul. Je me mis au travail vers la fin de l'été; j'y procédai avec une ardeur inconcevable; mais, comme je fus obligé de faire aller de front pluſieurs ouvrages qui m'étoient néceſſaires, ou ſimplement utiles agréables, il ſemble que la conſtruction de mon vaiſſeau n'auroit pas dû avancer bien vîte; je le terminai cependant en moins d'un an. Ce fut principalement pendant ce temps que je fis, pour varier mes occupations, le portrait de Julie ſa ſtatue, dont je viens de parler ci-deſſus. Je m'étois rappellé aiſément ſes traits adorés; , depuis que j'eus ſu les repréſenter, je mis toujours devant mes yeux ces portraits chéris. La peinture étoit au chevet de mon lit; la ſtatue s'élevoit comme une idole devant mon chantier; je la regardois pendant mon travail, je ſentois l'ardeur pétiller juſqu'au bout de mes doigts.

Alors je redoublois de force de courage; je ſemblois faire hommage à cette ſtatue adorée de tout ce que je poſſédois, de tout mon empire où j'aurois voulu la couronner. Enfermé ſeul ſous une tente, je contemplois le portrait de ma Julie, je me paſſionnois: je baiſois mille fois cette chere image; je lui adreſſois les diſcours les plus touchants. Il me ſembloit la voir remuer, voir ſa ſtatue ſe changer en elle-même; alors je redoublois mes baiſers dévorants.

Je prenois une lyre que j'avois ſu compoſer; je montois ſur une colline ſolitaire qui ſe miroit dans l'océan, ſur laquelle brilloit auſſi un plâtre de la ſtatue chérie.

Aux rayons paiſibles de l'aſtre des nuits, à la lueur ſcintillante des étoiles, dans le ſilence de la nature, un ſaint enthouſiaſme me ſaiſiſſoit. Je chantois mon adorable Julie, en m'accompagnant de ma lyre; je croyois voir toute la nature s'attendrir partager ma douce mélancolie; je me plongeois alors dans une rêverie délicieuſe; je croyois appercevoir ma Julie; le moindre zephyr me paroiſſoit ſon haleine; au moindre bruit je tournois la tête pour la voir; je tendois les bras pour l'embraſſer.

Moments adorables, qui ne renaîtront jamais pour moi, dont on ne peut jouir qu'en ſe trouvant ſeul au monde!

Je finis auſſi en miniature le portrait de ma divinité; je le portois toujours avec moi dans mon ſein; je le regardois, je le baiſois amoureuſement dans mes promenades ſolitaires. O quelles ſublimes idées m'inſpiroit le grand ſpectacle de la nature!

Comme je m'égarois dans les mondes, pendant le cours de la nuit étoilée! comme je ſentois mon ame élevée, épurée, dans un pays dont j'étois le maître, où je n'étois obligé de connoître aucune maniere de feindre ni de ramper, où nul, en m'approchant, n'aviliſſoit ou ne ſouilloit mon être! Julie n'étoit pas le ſeul objet que j'adorois; j'oſois m'élever juſqu'à mon Dieu; je n'eus jamais de ſi grandes idées de l'Etre ſuprême. Je le contemplois dans le grand ſpectacle de l'univers. Je chantois la nature, je la peignois, je l'étudiois, depuis l'aſtre juſqu'à l'inſecte, depuis les terres les mers juſqu'au brin d'herbe.

La peinture, la poéſie, la muſique, l'aſtronomle, toutes les ſoiences, tous les arts s'uniſſoient pour verſer des délices ſur tous mes inſtants; l'amour, en rendant mon cœur ſenſible, répandoit à mes yeux, ſur tous les objets, un nuage tendre, un preſtige enchanteur qui me faiſoit délicieuſement ſoupirer. O jours de ma ſolitude!

qui pourroit croire que je vous regrett aujourd'hui dans le centre des plaiſirs de la ſociété.

Nes lecteurs de Paris, qui ſavent tout, qui jugent à merveille de toutes les ſituations qu'ils n'ont jamais éprouvées, qui calculent parfaitement la portée de la natur dans tous les pays qu'ils n'ont pas vus; ces lecteurs, dis-je, décideront que je me vante de mille choſes que je n'ai pu faire, de mille ſenſations que je n'ai pu connoître; mais s'ils ne veulent pas me croire, qu'ils ſe tranſportent dans la même ſolitude la même ſituation que moi, qu'ils voient alors ce que la nature le beſoin leur feront exécuter.

On ſentira du moins qu'avec tant de reſſources dans la tête dans les bras, je ne pouvois guere m'ennuyer. Je jouiſſois d'ailleurs d'une force ſinguliere. Mes travaux avoient perfectionné mon tempérament; la ſanté floriſſante dont je jouiſſois faiſoit couler dans tous mes membres un baume ſalutaire, un eſprit de vie, qui répandoit autour de moi la ſérénité ſur toute la nature.

Enfin, mon petit vaiſſeau ſe trouvant achevé, je le lancai facilement à l'eau, dans une petite baie entourée de bords fort ombragés, où il ſe trouvoit à l'abri des vents des orages. J'étois pourvu de cordages de tout ce qu'il falloit pour l'armer; j'eus quelque peine à dreſſer les mâts; mais j'en vins à bout, à l'aide d'une machine que je compoſai pour cela. J'avois fait des voiles un pavillon brillant. Mes proviſions étoient nombreuſes choiſies; il ne me manquoit rien. Je poſſédois juſqu'à une bouſſole, oui, une bouſſole. J'avois trouvé dans l'iſle une piere d'aimant; ma déplorable adreſſe avoit tué une pauvre hirondelle, qui portoit un billet attaché ſous ſon aile avec une aiguille. Une amante envoyoit, ſans doute, cette miſſive à ſon amant, qui pouvoit être dans les pays d'outre-mer, croire qu'elle n'exiſtoit plus.

Le billet diſoit en effet: „O mon cher “de Loiville, en quelque endroit que tu “reſpires, ſi jamais ce bel oiſeau tombe “entre tes mains, ſache que ta Clariſſe “vit encore, qu'elle vit pour toi.“

Je regrettai d'avoir tué la tendre volatile; je me promettois bien de chercher l'amant, pour l'inſtruire de l'exiſtence de ſon amante. J'attrapai même une autre hirondelle vivante; j'attachai le billet à ſon aile, je profitai de l'aiguille pour faire ma bouſſole.

Mon vaiſſeau étoit aſſez grand; rien n'y manquoit pour l'utilité, même la commodité. J'y embarquai ce que j'avois de plus précieux; , avant tout, le portrait la ſtatue de ma ſouveraine. Mes effets étoient nombreux; je ſouriois en les contemplant; tous étoient mon ouvrage. Et en effet, ma petite vanité ne paroiſſoit-elle pas excuſable? J'étois entré, il y avoit environ quatre ans, dans mon iſle, ſans avoir preſque rien dans l'eſtomac, rien exactement ſur mon individu, ne poſſédant pour toute propriété qu'un appétit dévorant: je me vois, au bout de ce court eſpace, vêtu d'une chemiſe, chemiſe, d'un habit de drap, avec des bas des ſouliers. J'ai tous les uſtenſiles toutes les proviſions qui me ſont néceſſaires, juſqu'à une horloge, une eſpece de fuſil, une bouſſole, des écrits, des mémoires; j'ai le portrait de ma chere amante: enfin, j'ai un vaiſſeau bien pourvu de tout; c'eſt moi qui ai fait tout cela!

Il fallut enfin quitter mon déſert. Je voulois aller voir mes ſemblables, voler vers ma Julie. Qui le croiroit? Je tenois à mon iſle; je la parcourus de nouveau preſque toute entiere, avant mon départ.

de grimpai ſur les montagnes; je revins m'arrêtai vingt fois ſur les lieux où j'avois eu des ſenſations ſi douces, en penſant à mon Dieu à ma Julie. Il me ſembloit que je perdois tous ces plaiſirs en quittant cet aſyle. Je chantai de nouveau ma maîtreſſe; je fis répéter mes vers ſon nom à tous les échos du pays: quand j'eus la force enfin de venir ſur le bord pour m'embarquer, j'y trouvai mes innocents agneaux, qui paroiſſoient me pleurer. Il me ſembla que je quittoit autant d'amis; je les embraſſai tous, les uns après les autres, en pleurant, en leur adreſſant les adieux les plus tendres. J'embarquai avec moi ceux qui m'étoient les plus chers, avec mon chien. Il fallut abandonner ce ſéjour enchanté; je me mis à genoux, j'adorai l'Etre ſuorême: ie baiſai la terre avec onction.

je reſtai quelque temps délicieufement collé ſur elle. Les pleurs me viennent encore aux yeux, quand je me rappelle les adieux attendriſſants que je fis à cette terre hoſpitaliere; adieux que l'écho répéta vingt fois avec un ton plaintif qui retentit encore dans mon cœur. Oh! ſi je n'avois dû aller rejoindre ma Julie, je ſerois peut-être reſté dans cette ſolitude! .... Enfin, je prends mon parti; je m'élance ſur mon vaiſſeau, je coupe le cable, je manœuvre, je ſors de la baie, me voilà en pleine mer.

Où aller? je voyois le chemin ouvert de tous les côtés, c'étoit là mon embarras.

Je m'appercus que de l'horizon méridional ſouffloit un vent agréable, qui devoit venir de la terre. Il me ſembloit même que j'en reſpirois l'air vital. Je voyois venir de ce côté, des oiſeaux qui s'éloignent peu du rivage. Comme j'étois dans la latitude méridionale, je jugeai que les terres, que je ſoupconnois exiſter dans le voiſinage, devoient être les terres auſtrales. Je voguai de ce côté là. Le vent me ſecondoit; à tous moments je regardois mon iſle, toujours en ſoupirant. Elle s'éloignoit; elle devenoit vaporeuſe bleuâtre: enfin, je la perdis entiérement de vue; j'en gémis, comme en voyant un ami rendre ſon dernier ſoupir.

LIVRE SECOND.

avanca pendant cin jour vers le midi, avec un vent aſſez favorable. A meſure que j'avancois, j'appercevois toujours des ſignes plus manifeſtes d'une terre voiſine; au point que je voyois de temps en temps flotter ſur l'eau des herbes des branches fraîches, qui ne pouvoient venir de bien loin. Nouveau Colomb, j'en concluois que j'allois découvrir inceſſamnens une terre nouvelle. Le ciel étoit couvert, je me perſuadois que, s'il eût été ſerein, j'aurois dû voir la terre. Enfin je crus appercevoir une terre deſirée; mais il ne manqua pas de me ſurvenir tout-à-coup une violente tempête. Je n'en fus point ſurpris; la fortune s'eſt toujours plue àme diſputer d'une main les préſents qu'elli m'offroit de l'autre. La mer étoit trèsgroſſe; le vent me pouſſoit vers les rochers, j'étois en danger de périr. Je manœuvron avec une fatigue de forcat. Je vis bientôt très-diſtinctement le rivage, da haut d'une vague; mais, hélas ! falloit-il mourir à me? „ O moniſte! pourquoi t'ai-je quitté?

“me diſois-je.“Enin ſe vent me poun ès vint vert-la terre mait n briſa point mon vaiſſeau contre un rocher; il ne m'engloutit point dans les abymes de la mer; il ſe contenta de m'enterrer dans le ſable. Je m'y trouvai auſſi immuablement établi, que le palais le plus maſſif. Il fallut renoncer à ſe débarraſſer de là. Je jétai ma petite chaloupe en mer; je la chargeai de proviſions ſuffiſantes; je dis adieu, juſqu'au revoir, à mon cher vaiſſeau.

Je m'avançai ſur ma nacelle vers l'embouchure d'un grand fleuve, j'entrai dans le canal. Les bords m'en parurent charmants; mais je n'appercevois ni maiſons ni habitants. Pourvu de vivres, je ne craignois pas la diſette; d'ailleurs, voguant ſur un fleuve, je ne riſquois pas de m'égarer, je pouvois toujours redeſcendre quand il me plairoit, pour retrouver mon vaiſſeau. Je remontai l'eſpace de ſix jours, trouvant toujours le canal large preſque droit; mais point de traces d'habitation.

Bientôt je parvins à un endroit où le fleuve ſe ſéparoit en deux bras; l'un deſcendoit vers l'oueſt, l'autre étoit celui que 'avois parcouru. A quarante pas plus haut, je voyois une cataracte qu'il ne m'étoit pas poſſible de franchir. Il falloit retourner par le même chemin ſur mes pas, ou entrer dans l'autre bras qui étoit auſſi très-large très-beau. Je pris ce dernier parti. Je n'avois pas vogué deux heures de ce côté, que le courant devint très-rapide, au point qu'il m'entraînoit, qu'il m'étoit impoſſible de rebrouſſer chemin: cet incident m'inquiétoit beaucoup; je cherchois au moins à gagner le bord; mais la rapidité des eaux, qui augmentoit toujours, ne me le permettoit pas. „Après tout, me diſois-je, “le courant me conduira toujours à la “mer, il ne me ſera pas difficile, “en côtoyant vers l'eſt, de rejoindre mon “vaiſſeau.“ En faiſant ces réflexions, j'appercevois, dans le fond de la perſpective, une montagne bleuâtre, vers laquelle je deſcendois comme un trait; elle s'approchoit, s'agrandiſſoit: par où va donc le fleuve, me “diſois-je? cette maſſe énorme doit l'arrê“ter. Sans doute qu'il ſe détourne au pied “du mont, qu'il le côtoie, pour ſe “rendre plus promptement à la mer vers “le nord.“ La montagne déja voiſine devenoit immenſe. J'en diſtinguois les amfractuoſités, je ne voyois rien qui m'indiquât que le fleuve fît un détour. Bien-tôt j'appercois dans la roche une vaſte ouverture qui s'élargit à vue d'œil, juſtement vis-à-vis de moi. Le courant m'y entraînoit avec une violence irréſiſtible. Je vois bientôt que le fleuve s'y engouffre, je m'y engouffre avec lui. Me voilà ſous une voûte immenſe, inégale; tantôt haute, tantôt baſſe. Je ſuis à tous moments ſouffleté par des branchages qui ont leur racine dans le rocher. Quelquefois le roc deſcendant juſqu'à la ſurface de l'eau, m'écraſe, me force de me coucher à plat ventre dans ma nacelle-Cependant le jourdiminuoit ſous cette voûte ſombre, dont l'entrée, déja éloignée, ne me paroiſſoit plus que comme une petite luchrne. Tout-à-coup une branche pointue perce mon habit jy reſte accroché.

Ma chaloupe s'enfuit ſous moi; je la retins avec mes pieds: me voilà ſuſpendu par le dos ſur l'abyme, retenant à toutes forces ma nacelle; bientôt elle m'échappe je veux la ſuivre; mais, avant que je me ſois décroché, elle eſt déja hors de la portée de ma vue; ma ſituation eſt devenue plus pénible, parce que je ſuis à préſent fuſpendu par les mains, qu'il me faut un effort continuel pour me ſoutenir. Je reſte long-temps dans cet état, le courant trop rapide ne me permettant pas de me livrer à ſa violence. Je n'en pouvois plus de laſſitude; j'allois tomber. Bientôt je vois paſſer, auprès de moi, une branche d'arbre aſſez confidérable, qui m'accroche encore, je me laiſſe emporter par ce rameau flottant; il me ſoutient; je me recommande à la providence, je m'abandonne au cours de l'eau. Bientôt je me trouve enfoncé ſi avant ſous la roche, qu'il ne me reſte plus le moindre ſoupçon de clarté, au milieu d'un courant furieux; perdu dans cette ravine, privé de la lumiere, je ne renonce pas encore à la vie.

A meſure que j'avance, j'entends toujours plus diſtinctement un bruit qui s'accroît, devient épouvantable. Il n'y a pas moyen de s'y tromper, c'eſt une cataracte où l'eau doit tomber de très-haut, à en juger par le tintamarre qu'elle fait. „Mon “Dieu, me dis-je à moi-même, que “vais-je devenir?“ J'embraſſe avec un redoublement de tranſport la branche qui me ſoutient. Je me recommande de nouveau à Dieu. Le bruit devient cent fois plus épouvantable, il mugit ſous les cavernes; il doit aſſourdir de cent lieues. Je m'écrie: “m'y voilà, m'y voilà; ô Dieu!“ Je fais le ſaut, je perds connoiſſance.

Pour peindre ce moment, je crois me rappeller que je me ſentis d'abord précipité dans un abyme; j'entendois confuſément comme le bruit de cent mille marteaux; mais je tombai enfin dans un état parfaitement ſemblable à la mort. J'ignore combien de temps j'y reſtai. Quand je rouvris les yeux, j'étois ſuſpendu par les pieds, j'entendois parler beaucoup de monde autour de moi En m'éveillant je pouſſe un profond ſoupir; ceux qui m'environnent me détachent ſur le champ, avec de grandes exclamations: je concus que, m'ayant ſauvé du fleuve, ils m'avoient ſuſpendu la tête-en bas, pour me faire rendre l'eau que j'avois avalée. Je les regarde; ils me regardent de même, je leur fais des ſignes de reconnoiſſance, ils m'en font de joie.

Ces hommes avoient à mes yeux une igure aſſez étrange: j'en devois avoir une auſſi étrange à leur vue. Ils tenoient chacun un flambeau, dont ils m'éclairoient lugubrement. Je vis ſur notre tête la voûte qui me parut infiniment plus haute. Nous étions ſur le bord du fleuve, qui couloit beaucoup plus paiſiblement que dans le lieu de ſa chûte; j'entendois au deſſus de nous le bruit de la caſcade, mais dans un lointain fort profond. Ce qu'il y a de ſingulier, c'eſt que je tenois encore embraſſé un morceau de la branche qui m'avoit ſoutenu: il paroiſſoit qu'on avoit ſcié le reſte, que je vis en effet à mes pieds; mais on n'avoit pu, dans mon évanouiſſement, me forcer.

à lâcher priſe. On me fit ſigne de laiſſer tomber le morceau de bois. J'eus peine à en détacher mes bras, qui étoient devenus roides comme des barres de fer.

Bientôt je retombai en foibleſſe ſans connoiſſance. On ne tarda pas à me rendre une ſeconde fois l'uſage de mes ſens. Je regardai autour de moi: on m'avoit étendu ſur de la cendre chaude; j'étois entouré de bonnes gens, qui me rendoient du fond du cœur tous les ſervices qui étoient en leur pouvoir.

J'ignorois leur langage; mais l'expreſſion de la plus pure humanité me ſembloit peinte ſur leur viſage en caracteres univerſellement intelligibles. J'aurois bien voulu ſavoir au juſte comment on m'avoit ſauvé.

J'appris au moins à qui j'avois cette obligation: c'étoit à un beau jeune homme, qui parcouroit le fleuve ſur un petit bateau, quand il me trouva. On me le montra; je le reconnus à l'empreſſement particulier avec lequel il me ſecouroit. Je compris, par ſes geſtes, qu'il m'avoit trouvé peu loin de l'endroit où nous étions, flottant ſur l'onde au gré du courant, ſoutenu par la branche que je tenois embraſſée. Quoique je fuſſe ſans mouvement ſans connoiſſance, il avoit jugé, à mon tein vermeil, que je ne devois pas être mort; ſans doute il étoit en cela moins ſtupide que nos peuples, qui tous les jours enterrent des noyés, dont le viſage eſt enluminé d'un brillant coloris. Mon libérateur m'avoit recueilli dans ſa nacelle, porté à terre, où l'on m'avoit, comme je l'ai dit, pendu par les pieds, (ce qui n'étoit peut-être pas fort ſain). En cet état, on m'avoit fait rendre l'eau que j'avois avalée, la connoiſſance m'étoit revenue. C'étoit au ſaut de la cataracte que je l'avois perdue, abymé dans une eau blanchiſſante d'écume.

Je demandai, par fignes, ſi l'on avoit point vu paſſer ma chaloupe. On me conduiſit alors gaiement ſur le bord du fleuve où elle étoit arrêtée. Je fis entendre que c'étoit moi qui l'avois conſtruite, je compris que l'on me complimenta beaucoup.

Un autre jeune homme me fit entendre que c'étoit lui qui l'avoit trouvée. Toutes mes proviſions étoient perdues; rien de plus naturel, après le ſaut qu'elles avoient fait. Je regrettois peu cette perte, j'en étois bien dédommagé par la ſtatue de ma Julie, qui étoit reſtée au fond de la chaloupe, inébranlable par ſon propre poids, qui, par ce poids même, avoit empêché la nacelle de verſer. Cette chere idole étoit en effet peſante, j'avois peine à la ſoulever. Je m'élancai ſur cette image adorée, je lui donnai mille baiſers. Je priai qu'on la tirât de la chaloupe, je la fis élever ſur ſon piédeſtal.

Quand ces pauvres gens virent ce ſimulacre, ils demeurerent d'abord immobiles d'extaſe; tout-à-coup, comme s'ils s'étoient donné le mot, ils ſe proſternerent enſemble à ſes pieds, la face contre terre.

Enſuite ils ſe mirent à chanter à danſer autour de l'image, avec des geſtes groteſques, qui me firent beaucoup rire: elle fut couronnée de fleurs, portée reſpectueuſement dans une maiſon, devant laquelle j'avois été ſoigné. Cette maiſon étoit taillée dans; le rou, dont la matiere me paroiſſoit tirer beaucoup ſur la nante de l'or; au moins j'y croyois voir des veines luiſantes de ce métal. La maiſon étoit illuminée; le poli des murs augmentoit la lumiere. Malgré ma ſurpriſe, je ſentis bientôt les aiguillons de la faim. On ſervit un dîner qui me parut aſſez bon; la nature des mets étoit excellente; je concus que je pourrois par la ſuite m'accoutumer à l'accommodage. Je ne pus deviner de quoi étoit compoſée la boiſſon, que je trouvai fort bonne. Le pain étoit le fruit d'un arbre que nous nommons arbre à pain, qui a preſque le goût de nos petits pains à la reine. Je mangeai d'aſſez bon appétit, je me levai de table avec les autres: je ſortis avec eux, me ſentant aſſez de force pour les ſuivre, pour examiner le pays où j'étois.

Le fleuve me parut. fort large. Il étoit illuminé des deux côtés, de plus des cordons de lumierer le traverſoient de diſtanceen diſtance, tellement qu'il régnoit pan-tont une clarté conſidérable preſqu'égalesa voûte étoit fort hante; l'on juge bien qu'elle devoit être immenſe, puiſqu'outre la riviere elle embraſſoit de vaſtes terreins étendus ſur ſes deux bords. Du côté où j'étois, je voyois des jardins plantés d'arbres fiuitiers de légumes, éclairés par des files de lanternes, échauffés par des fourneaux ſonterrains, qui leur communiquoient la chaleur que le ſoleil donne chez nous à la terre; plus loin j'appercevois des pares où l'on nourriſſoit des troupeaux. Je remarquois des chemins bien alignés, creuſés dans le roc ou le minéral.

Nous nous embarquâmes, nous deſcendîmes au gré de l'eau. Je voyois, au fond de l'horizon, une multitude éblouiſſante de lumieres. A meſure que j'avancois, diſtinguant mieux les objen, je croyois appercevoir des maiſons, même des eſpeces de clochers. Je vis enfin, de maniere à n'en pouvoir douter, une ville immenſe, bâtie ſous une voûte prodigieuſe, traverſée par un grand fleuve lur lequel il y avoit pluſieurs beaux ponts.

Nous débarquâmes dans la ville. Je fus ébloui de la lumiere artificielle dont je la vis éclairée. La voûte étoit de métal, par-tout également polie; elle réfléchiſſoit les lumieres; ce qui la rendoit comme flamboyante, formoit ſur la tête une eſpece de ciel enflammé. Ce coup-d'œil me ſembloit vraiment unique, me frappoit de la maniere la plus vite; mais ſi j'admirois ce ſpectacle, j'en étois un moi-même aux yeux de ce peuple Gnôme, qui devoit me trouver ſort différent de lui, par conſéquent fort extraordinaire. Tant de regards fixés ſur moi m'embarraſſoient, m'empêchoient d'obſerver en détail tous les objets intéreſſants qui ſe préſentoient à moi.

Les flots de la populace me ſuivoient, m'annoncoient qu'elle eſt par-tout la même à bien des égards.

Je fus conduit en pompe à la cour du ſouverain, que je trouvai fort brillante. Son palais étoit remarquable par ſa fingularité, par des beautés réelles: il éblouiſſoit par ſon illumination. J'étois revêtu d'un habillement de ma facon, qui n'étoit d'aucune nation. Mon fuſil d'or brilloit ſur mon épaule; car, quand j'avois fait le ſaut de la cataracte, je le portois paſſé en bandouliere, je ne l'avois pas perdu.

Le roi revenoit de la chaſſe, me confidéroit avec attention; tout-à-coup une eſpece de taureau, manqué par un boucher; fond ſur le monarque: les gardes ſe ſauvent bravement. Mon fuſil étoit chargé; je le tire; l'animal tombe roide mort: tout le monde treſſaille tremble. Je vois cent mille ſpectateurs immobiles, me regarder quelque temps d'un air ſlupide, tout-à-coup s'enfuir avec une rapidité ſurprenante, tellement que je reſte preſque ſeul avec le roi. Il me ſalue de la maniere la plus profonde; ceux de ſes courtiſans qui ont eu la force de reſter, ſe proſternent à mes pieds. On apporta la ſtatue de ma Julie: à cet aſpect la cour fut frappée d'admiration, comme l'avoient été d'abor les bonnes gens qui m'avoient ſanvé. Tout le monde l'adora;la face conte terre; le mi lui-même donna des marques de reſpect. Je vis que ce peuple étoit idolâtre, prenoit ma ſtatue pour une divinité; mais j'étois enchanté des hommages qu'on rendoit à la figure de celle que j'adorois, à mon ouvrage. Le roi ordonna qu'on bât un temple à la nouvelle déeſſe; en atendant qu'il fût conſtruit, on la logea dans le plus beau fanctuaire de la ville.

On lui conſacra un autel, je fus établi prêtre de ma Julie. Qui pouvoit mieux l'adorer que moi? O ma déeſſe! que n'étoisje le prêtre de ta perſonnel On me donna, dans le palais du roi, un appartement magnifique, je fus traité avec la plus reſpectueuſe diſtinction. On m'envoya un maître pour m'enſeigner la langue du pays. Je fis ſous lui des progrès; mais l'amour me donna une maîtreſſe qui m'inſtruiſit bien plus vîte. Cette perſonne n'étoit pas moins que la fille du roi. Malgré ſon air aſſez étranger pour nous, je la trouvois ſinguliérement jolie. Elle étoit d'une blancheur éblouiſſante; qualité commune aux femmes de ce pays, qui n'unt jamais eu le teint brûlé du ſoleil, par la raiſon qu'elles n'ont jamais vu cet aſtre.

Almanzine, c'eſt le nom de cette belle princeſſe, avoit ſur ſon viſage un air de donceur, de candeur d'innocence, qui et nendu intéreſſants les traits lesplus communs:: lle étit d'ailleur grande faite à peindre. Nos regards ſe parlerent d'abord.

Je la vis rougir à mon aſpect, d'une pudeur adorable. Nous nous entendîmes dès la premiere entrevue: je n'ai jamais été un moment avec elle ſans la comprendre.

Ses yeux, ſes ſoupirs, le ſon de ſa voix, tout étoit expreſſif intelligible. Nous parlions d'abord chacun notre langue, ſans nous en appercevoir. Il faut bien que cela ſoit, puiſqu'au bout de deux mois il ſe trouva qu'elle parloit François, moi Gnôme. Conſervons à ce peuple ce nom, puiſque je le lui ai donné d'abord; car le véritable nom de cet empire ſouterrain étoit celui des Alfondons.

Oh! quels doux moments je paſſois uvec ma chere Almanzine! Après Julie, elle étoit ce que j'aimois le mleux au monde; encore, ſi je n'avois pas eu conſtamment ſous les yeux le portrait de ma premiere amante, pour ſoutenir mon amour, qui ſait ſi l'objet abſent n'auroit pas eu tort auprès de moi? Pardonne, ma Julie!

On nous accordoit la plus grande liberté de nous voir. Almanzine en profitoit; elle venoit me trouver à chaque moment; le plus ſouvent c'étoit dans mon temple, devant l'image que j'encenſois. J'étois fort ſenſible à l'amour de cette beauté royale; mais la ſtatue de ſa rivale m'en impoſoit; je ſemblois craindre mon ouvrage. Je ne redoutoit pas moins les remords de na conſcience. Le roi s'étoit appercu de notre liaiſon, l'approuvoit. Je voyois qu'il fondoit ſur mon amour des idées de mariage. Ma jolie Gnomide n'avoit eu s'empêcher de me laiſſer entrevoir le deſir qu'elle avoit d'être unie à moi. On ſent toutes les raiſons qui me défendoient de ſonger à un pareil lien. Je ne répondis pas à Almanzine comme elle le deſiroit; elle ſe plaignit, le cœur navré, que je ne l'aimois pas; je vis la pauvre enfant atteinte d'un profond chagrin, tomber dans une langueur touchante, dont j'étois la cauſe, que ſes beaux yeux me reprochoient en ſe fixant ſur moi d'un air qui ſembloit me demander grace. J'avoue que cela me touchoit beaucoup; mais j'étois tout à la déeſſe dont on m'avoit fait le prêtre.

Un incident vint réveiller tous les tranſports de mon amour pour elle. Un Gnôme, après avoir examiné mon portrait, m'aſſura qu'il avoit vu cette belle étrangere dans le pays ſupérieur. „O Dieu! ma Julie eſt ſur “ces bords, m'écriai-je;“ , plein d'impatience d'eſpoir, je ſupplie le roi de me permettre de voler vers elle. „Vous “m'êtes trop néceſſaire pour que je vous “laiſſe partir, me dit-il; l'avis qu'on vous “a donné doit être faux; car comment “une jeune fille, ſeule, pourroit-elle venir “ſi loin? Aureſte, confiez ce portrait avec “le vôtre à celui qui ſe vante d'avoir vu “Julie, il retournera dans l'endroit qui la “recele, il la confrontera avec ce por“trait, lui montrera le vôtre; ſi c'eſt “elle, il vous l'amenera.“ Je donnai les deux portraits, on expédia le Gnôme. Au bout de quelque temps, on me rendit les deux miniatures, je ne l'ai plus revu.

On éluda mes deſirs, mais on n'éteignit pas mon eſpérance.

Je goûtois vraiment la vie du peuple Gnôme ou Alfondon. Je ne revenois pas de mon étonnement de voir qu'une mine fût un ſéjour ſi agréable; car c'en étoit une; mais une mine vraiment unique. Je me promenois avec plaiſir dans la ville dans ſes environs. Les rues étoient tirées au cordeau; une partie des maiſons s'élevoit, fabriquée comme les nôtres, ſur le plat terrein; les autres étoient creuſée dans le ſein du minéral. Je remarquois des jardins qui fourniſſoient des légumes des fruits; j'appercevois des beſtiaux, qui nourriſſoient de leur chair ces étranges mortels. Enfin je voyois un grand fleuve qui abondoit en poiſſon; mais je ne pouvois comprendre d'où venoient les grains, les boiſſons, les fourrages des beſtiaux, les étoffes, le bois, l'huile qu'on brûloit, en général tout ce qui ſe conſumoit dans un pays qui fourniſſoit ſi peu de choſes au-delà de ſon métal. Les Gnômes auroient dû, comme autant de Midas, être affamés au milieu de leur or; cependant ils ne manquoient de rien. Quand je fus en état de me faire entendre, je queſtionnai beaucoup les ſavants ſur tous ces objets de curioſité; mais je les trouvois réſervés myſtérieux. J'appercevois qu'ils regardoient, comme un point de leur religion, l'obligation de laiſſer ignorer au peuple ce qu'il étoit, d'où il venoit, comment il étoit nourri, ce que c'étoit que l'univers.

Peu-à-peu cependant je gagnai la confiance des ſages; pluſieurs s'ouvrirent à moi; voilà ce que m'apprit un jour un vieux docteur. „Ce pays, me dit-il, étoit originairement une mine d'or, dont un tremblement de terre combla un jour l'ouverture. Les mineurs étoient des criminels condamnés à paſſer toute leur vie dans ce ſouterrain; mais quoiqu'ils fuſſent nombreux, comme ils avoient beaucoup de proviſions, ils eurent le temps les moyens de découvrir un paſſage ſur la terre, avant d'être expoſés aux horreurs de la faim. En creuſant du côté du nord, ils trouverent la voûte immenſe ſous laquelle coule notre fleuve, avec les rivages étendus qui le bordent. Enchantés de cette découverte, ils mirent à profit quelques planches qu'ils avoient pour en faire un petit bateau, ſur lequel deux des plus hardis s'embarquerent. Ils deſcendirent le fleuve, ne tarderent pas à trouver une horrible caſcade, où bientôt ils furent précipités avec leur bateau. L'un des deux ſe noya; mais l'autre ſe ſauva comme par miracle. Il fut retrouver ſa nacelle qui avoit été perdue comme lui dans l'écume. Il remonta deſſus, ne tarda pas à revoir le jour. Il étoit prêt à ſortir par une large ouverture, quand il trouva des gardes qui lui ordonnerent, à grands cris, de retourner en arriere, ſous peine de mort. Il leur cria que le courant étoit trop violent pour qu'il pût le remonter, leur dit: „d'ail“leurs, que craignez-vous d'un homme “ſeul ſans armes?“ L'un des gardes, qui avoit été ci-devant ſon ami, le reconnut, parla en ſa faveur à ſes camarades; ils ne tirerent pas ſur lui, même l'accueillirent. Le pauvre homme fut ravi en extaſe, en revoyant le ciel qu'il avoit perdu de vue depuis ſix ans.--Oh, “que vous êtes heureux, diſoit-il aux ſen“tinelles, de voir le ſoleil de reſpirer “l'air pur des cieux!--Hélas! répon“direntils, nous ne ſommes pas ſi heu“reux que tu penſes; cet air que tu nous “envies eſt empeſté. Le tremblement de “terre a fait périr bien du monde. A la “ſuite de ce malheur, comme nous man“quions de tout, la contagion vient d'éclore “parmi nous, nous ſommes réduits à “un très-petit nombre d'habitants. Crai“gnant que vous ne fuſſiez plus nombreux “que nous à préſent, nous n'avons pas “voulu que vous puiſſiez venir nous égor“ger; nous avons ſecondé, autant que “nous avons pu, la violente commotion “de la terre, afin de mieux fermer votre “mine. De plus, comme nous craignions “que votre ſouterrain ne communiquât “avec le fleuve, nous avons exactement “gardé l'ouverture de ce gouffre, de peur “que quelqu'un d'entre vous ne vînt à “s'échapper par cette iſſue. Cependant de“puis quelque temps les maladies s'affoi“bliſſent; mais nous manquons de vivres.

“Nos voiſins nous en ont fourni juſqu'ici “pour de l'or; nous ſommes à préſent “totalement dépourvus de ce métal.--Hé, “mon Dieu! lui dit l'homme de la mine, “nous vous en prodiguerons tant que vous “voudrez; mais, de grace! fourniſſez“nous des vivres, vous vous en procurerez “avec notre or pour vous pour nous.

“Nous regorgeons de ce métal; nous en “avons excavé une grande quantité; nous “vous le remettrons ſur le champ; rouvrez “la mine.

“Les gardes trouverent la propoſition raiſonnable; ils en rendirent compte au gouvernement. La matiere fut long-temps débattue dans le conſeil; il fut réſolu que le député ſeroit chargé de propoſer aux mineurs d'envoyer à la ville de l'or, qui ſeroit payé en échange par des vivres autres denrées, le tout à leurs périls riſques; que la mine ne ſeroit point rouverte, qu'il faudroit que le peuple ſouterrain tâchât de voiturer ſon or, de recevoir ſes proviſions par le fleuve. On exigea ſur-tout que ce peuple redouté n'envoyât pas plus de deux hommes pour ce commerce, menacant de tuer tous ceux qui excéderoient ce nombre. On ſavoit qu'il étoit impoſſible de remonter l'eau; mais on connoiſſoit, très-loin de là, l'ouverture par laquelle vous êtes entré, cher Merveil; on y conduiſit le député, qui ſe laiſſa emporter par le courant; il arriva bientôt à la caſcade, fut précipité comme vous l'avez été. Abyme dans l'eau comme vous, il perdit connoiſſance, roula au gré des flots, fut vomi ſur le bord. “Des mineurs, en cherchant une iſſue pour ſortir du ſouterrain, appercurent ce cadavre le reconnurent. Ils gémirent de la mort de cet homme, ſur le retour duquel ils fondoient l'eſpoir de leur ſalut; mais ils furent étonnés de voir que le courant ſupérieur du fleuve l'avoit ramené, par une route oppoſée à celle qu'il avoit priſe en les quittant; il ſembloit qu'étant parti en deſcendant la partie inférieure du canal, il auroit dû revenir en la remontant. On réſolut de faire au moins de magnifiques funérailles au héros malheureux qui avoit gagné la mort pour ſauver ſes compagnons; l'on apprêtoit la pompe funebre, qui devoit flatter au moins les veux d'un peuple dont on ne pouvoit ſoulager la faim.

“Cependant la diſette des vivres augmentoit, l'on ſe trouvoit réduit à la plus borrible famine. On avoit chargé un petit negre affamé de garder le corps qu'on devoit enſevelir. La chair lui en parut fraîche. Il ſe trouva ſeul; , regrettant que les vers dévoraſſent une ſi belle proie, il réſolut d'en manger ſa part. L'hiſtoire, qui plaiſante peut-être en cet endroit, dit qu'en effet il ſe mit en devoir d'en goûter, qu'il mordit d'abord la feſſe. Le cadavre pouſſa un cri terrible; le negre tomba mort de peur. On accourt, on regarde: le cadavre n'en étoit point un; il rendit l'eau qu'il avoit priſe, ſe leva: il fut bientôt rétabli; ſa vie produiſit des tranſports de joie inexprimables. Il fit aſſembler le peuple, rendit compte de ſon voyage de ſa commiſſion. On décide qu'il falloit promptement envoyer à la nation ſupérieure une grande barque chargée d'or, afin de la mettre en état d'acheter des vivres, d'en fournir à la colonie ſouterraine. Le même homme fut chargé de conduire comme il pourroit ce tréſor, de ramener les proviſions qu'il obtiendroit en échange. On conſtruiſit bien vîte une barque, on la remplit d'or bien aſſujetti, pour qu'il ne pût s'échapper. L'homme ſe revêtit d'une eſpece de ſurtout de liege; il ſe recommanda à la providence, s'abandonna au courant. Il fit le ſaut, fut jeté, malgré ſes efforts, loin de la barque, s'échappa à l'aide de ſon ſurtout. La barque elle-même ne périt point; elle roula au gré des eaux, fut arrêtée à une chaîne qu'on avoit tendue à l'endroit où le fleuve ſortoit de deſſous la voûte. Le commiſſionnaire vint à bout de rejoindre ſon bateau. Il fut bien recu. Avec ſon or, on ſe procura promptement des vivres, dont on lui céda une partie; mais il falloit les conduire à ſes compagnons.“Il n'y avoit pas deux voies; il étoit impoſſible de remonter le fleuve; il falloit donc le deſcendre. Pour cet effet, ce commiſſionnaire fut obligé de faire voiturer par terre ſes marchandiſes ſa barque, juſqu'à l'endroit par où vous êtes entré, avec la riviere, ſous la voûte. Il aſſujettit, le mieux qu'il put, ſes proviſions dans le bateau, il s'embarqua; il s'engouffra ſous la roche, ſuivit le courant. Il eſſuya mille dangers dans ſa route; mais, comme il avoit de la lumiere, il ſut éviter les endroits où la voûte abaiſſée auroit pu l'écraſer. Tout le peuple qui l'attendoit, s'étoit aſſemblé le plus près qu'il pouvoit de la caſcade, avec des flambeaux. Le lieu ſe trouva très-éclairé; l'homme étoit d'ailleurs prévenu de ſa chûte, ce qui la rendoit moins dangereuſe; on vit ſon arrivée, on vit ſa barque ſe précipiter; pour lui, ſon habit de liège le ſoutint ſur l'eau; on lui jeta des cordes; il eut la force d'y lier ſon bateau, qui fut tiré à bord avec tous les vivres. “Ce criminel heureux ſe nommoit Alfondor; il avoit autrefois été marqué d'un ſer chaud, condamné aux mines; il fut regardé cemme un dieu par ſes compagnons; il leur donna des loix, ſon nom eſt à jamais célebre parmi ſes deſcendants.

C'étoit vraiment un honnête homme Le crime qui l'avoit fait condamner, n'étoit rien qu'uné opinion philoſophique; (car dans le pays ſupérieur de nos deſpotes, on tyranniſoit pour cela). Ce peuple ſouterrain s'accoutuma bien vîte à ce genre de vie; ſous la terre du moins il n'avoit point de maîtres. Il fourniſſoit de l'or, on lui donnoit des vivres autres proviſions en échange, il vivoit content. Alfondor polica ſes mineurs; il amena la plupart d'entre eux à la raiſon, même à la ſageſſe. Jamais ils n'avoient été auſſi heureux ſur la terre.

On prétendit leur envoyer ſucceſſivement les autres criminels que l'on condamnoit dans la ville ſupérieure; ces honnêtes gens ne voulurent point de coquins parmi eux; cependant, cependant, comme ils avoient envie de peupler, ils conſentirent à recevoir des femmes telles quelles. On leur envoya des malheureuſes dignes d'être renfermées. Le pauvre Alfondor eut beſoin de toute ſa patience de toute ſon adreſſe pour les conduire dans la mine, en leur mettant à chacune un ſurtout de liege. Pluſieurs perdirent connoiſſance dans la chûte de la caſcade; mais elles furent repêchées: on les fit aiſément revenir à la lumiere, aucune ne ſe noya. Si elles n'étoient pas intactes, elles étoient du moins toutes ſaines; au bout de neuf mois chacune donna ſen fruit. La troupe ſouterraine multiplia, forma bientôt une nation qui s'eſt agrandie, qui, ſans voir le ſoleil, eſt peut-être une des plus heureuſes de ce globe. Je m'en rapporte à vous, mon cher Merveil.“ Tel fut à peu près le récit du philoſophe Gnôme. J'appris avec plaiſir l'origine de cette nation; il ne me reſtoit plus qu'à bien connoître ſa patrie. J'obtins bientôt aſſez de confiance du gouvernement, pour qu'il conſentît à me faire conduire par-tout.

Le pays n'a guere qu'une lieue demie de largeur; mais il a bien cinq à ſix lieues de longueur. Le fleuve qui le traverſe, eſt large de deux cents toiſes. Il coule preſqu'en droite ligne dans tout le petit état: il eſt même tiré au cordeau dans la ville; on le nomme Tentennor. La voute prodigieuſe qui couvre tout ce vaſte enclos, n'eſt ſoutenue que par des colonnes qu'on a laiſſé ſubſiſter, à de très-grandes diſtances l'une de l'autre. Aux deux caſcades d'en haut d'en bas, cette voûte ſe rétrecit conſidérablement, au point qu'elle borde reſſerre même beaucoup le fleuve, ſans lui laiſſer d'autres rives qu'elle-même; ce qui enferme exactement le pays, ôte tout moyen d'en ſortir par terre.

Je vins à bout de me rendre maître du courant du fleuve, au point que je faiſois remonter à mon gré les bateaux, que je les faiſois deſcendre lentement dans les endroits les plus rapides, ſans que l'eau pût les entraîner. Je leur fis faire aiſément le ſaut des caſcades, par le moyen de pluſieurs écluſes, qui les portoient mollement d'étages en étages. Je fis, de plus, applanir la voûte, enlever toutes les parties éminentes qui écraſoient les bateaux, en deſcendant preſque juſqu'à la ſurface de l'eau; par ces travaux, je rendis la navigation, tant du canal ſupérieur que de Pinférieur, très-facile.

La néceſſité de travailler dans mon iſle déſerte, m'ayant rendu induſtrieux, m'avoit appris bien des métiers. Je communiquai ma ſcience mes talents à mes chers Gnômes. Je perfectionnai beaucoup chez eux la navigation, comme je viens de le ire, j'inventai pour eux l'horlogerie; je dis que je l'inventai, parce que ce fut de moi-même que je l'appris, n'ayant jamais examiné une montre auparavant; de ſorte que mes rouages ſe trouverent tout différents de ceux que nous connoiſſons en Europe. Avant moi ce peuple n'avoit pas la moindre idée d'un art ſi utile; cette ignorance venoit de ſa poſition ſous la terre Nous avons commence par des cadrans ſolaires; mais, dans leur mine, les Gnômes ne voyoient pas le ſoleil. Ils avoient cependant une facon de marquer l'heure par le moyen d'un cadran ſingulier. Ce cadran étoit vivant; car c'étoit une jeune fille un jeune garçon. Il y avoit, au milieu de la place publique, un piédeſtal, ſur lequel on poſoit une jolie fille, la gorge nue.

Un jeune homme appuyoit ſa main ſur le cœur de cette belle; il en comptoit tout haut les battements. Chaque battement revenoit à ce que nous appellons une ſeconde. Je goûtois aſſez de pareilles horloges: on ſent que c'étoient des filles de mauvaiſe vie des libertins, qu'on plaçoit ſur le piédeſtal; car ſi l'on eût choiſi des filles modeſtes, pour leur poſer ſur la poitrine la main de leur amant, le cœur leur auroit battu trop vîte. Quoi qu'il en ſoit, cet uſage étoit gai dans ſa bizarrerie; j'ignore ſi tout le monde me ſut bon gré d'avoir ſubſtitué mes horloges artificielles à ces cadrans naturels.

Je m'enfoncai beaucoup dans l'étude de la méchanique; mes Gnômes profiterent de toutes mes découvertes, j'établis chez eux toutes ſortes de manufactures.

Pour éclairer mieux leur ville, je fis donner un poli exact à toutes les murailles.

J'eus ſoin de faire tirer des moulures des corniches bien régulieres, qui régnoient le long des rues. J'y fis pratiquer des eſpeces de petites rigoles, où l'huile circuloit entretenoit des cordons de lumiere, qui s'étendoient par-tout également, ſuivoient les deſſins des moulures autres ornements d'architecture; ce qui donnoit à cette cité le plus beau coup-d'œil. Je la fis agrandir percer avec la plus grande régularité. On voyoit clair dans les rues, comme dans les nôtres en plein midi; mais, pour ménager l'huile, j'établis une diſtinc.

tion du jour de la nuit.

Pour changer d'objet, j'ai touiours penſé qu'au moral l'homme avoit beſoin de lumieres, mais de vraies lun ieres, parce qu'il vaut mieux ne rien ſavoir, que de ſavoir des menſonges. Ce ne ſont point les vérités qu'on apprend aux hommes, qui leur nuiſent, mais les erreurs qu'on leur enſeigne. J'eus le bonheur de trouver des jeunes gens pleins d'ardeur, autant que d'intelligence. Avec leur ſecours j'élevai un théatre: je leur donnois les canevas de nos meilleures pieces que j'avois préſentes à l'eſprit; cela leur ſuffiſoit pour les repréſenter d'idée, à peu près comme les comédiens Italiens jouent de tête. Je recommandai à mes acteurs d'appuyer beaucoup ſur la ſaine morale, que je m'étudiai à leur enſeigner. Ce fut, par ce théatre, que je me propoſai d'éclairer d'élever la nation; , quoiqu'on en puiſſe penſer, j'y réuſſis. Les progrès furent ſenſibles dans peu de mois.

Ces peuples avoient déja une idée groſſiere du deſſin; je les avancai conſidérablement dans cette partie. Je fis quelques éleves en peinture en ſculpture. Leur architecture s'améliora auſſi par mes ſoins.

Enfin, je les initiai dans la poéſie, la muſique, tous les arts qui font le charme de la ſociété: j'y joignis les mathématiques, qui rendent l'eſprit juſte, la morale qui rend le cœur droit. Après ces préludes, je ſongeai à tracer un plan d'éducation pour les enfants, de gouvernement pour les hommes, perſuadé qu'avec ces deux grands mobiles, on éleve l'humanité; mais il me fallut pour cela examiner la religion les préjugés recus du pays. Soudain les prêtres commencerent à crier; le peuple, qui m'avoit déja dreſſé des ſtatues, ne tarda pas à me regarder comme un monſtre. Je m'enfermai chez moi avec ma maîtreſſe; attendis que les lumieres, que j'avois ſu répandre, percaſſent dans la claſſe du vulgaire, opéraſſent en ma faveur; car je ne voulois pas, comme la plupart des autres légiſlateurs, avoir recours à l'impoſture; je ſouhaitois que la vérité nue triomphât. Les lumieres adoucirent peu-à-peu les eſprits; le peuple éclairé reprit de la confiance en moi; il m'eſtima, non plus avec enthouſiaſme fanatiſme commeau commencement, mais avec réflexion connoiſſance de cauſe.

La religion de ces mineurs n'avoit rien de bien particulier; elle étoit abſurde quant au dogme quant au culte, comme celle de toute nation qui n'eſt pas éclairée de la révélation. Elle reſſembloit à la plupart des ſuperſtitions connues, par les notions groſſieres, mais aſſez juſtes, qu'elle donnoit de la vraie morale. La religion tendoit là, comme ailleurs, à rendre les hommes bons, les prêtres quelqueſois à les rendre méchants. Il eſt inutile de détailler toutes les pratiques ridicules dont ce culte étoit compoſé; mais je dois dire un mot du temple des Gnômes; car ils en avoient un très-confidérable; j'obtins la faveur d'y être admis: voilà ce qu'il y avoit de ſingulier.

Un prêtre me prit par la main me fit entrer dans une eſpece de corridor nullement éclairé, fait en coquille, tellement qu'au bout de quelques pas, je ne vis plus aucun ſoupçon de clarté. On me fit rôder à tâtons dans un labyrinthe de détours, où l'homme le plus intelligent n'auroit pu ſe reconnoître. Pendant le chemin, de bonnes gens m'annoncoient que j'allois voir, dans le temple, la vraie lumiere du ciel; ils ajoutoient, comme une choſe bien finguliere, que cette lumiere venoit d'elle-même, non de l'huile. Ils me juroient que ſes rayons alloient découvrir à mes yeux des perſpectives céleſtes la face de Dieu même. Ils étoient pénétrés de reſpect d'un ſaint tremblement, en approchant de leur ſanctuaire.

Enfin nous arrivâmes à ce fameux temple, où je devois voir de ſi belles choſes.

Il n'y avoit aucune lumiere, par conſéquent on n'y voyoit pas plus clair qu'avant la création du monde. Le prêtre qui m'avoit conduit, me fit proſterner la face contre terre ſur un parquet fort poli; le malheureux me tenoit le pied ſur la tête, afin que je ne puſſe remuer. On entonna des cantiques en l'honneur du dieu Grodinabondo, j'entendis une eſpece de concert de voix d'inſtruments qui paroiſſoient retentir du haut des airs dans le lointain, comme nos poëtes ſacrés nous peignent les concerts des anges. Alors un homme, qui étoit ſans doute le grand-prêtre, ſupplia le dieu d'accorder la clarté. Tour-à-coup une voix s'écrie!

Adorez, la lumiere va paroître; la lumiere parut. On m'ôta le pied de deſſus la tête; je levai les yeux, je les baiſſai ſoudain, confondu par le grand jour: je les relevai bientôt, par degrés je parvins à ſoutenir les rayons du ciel. J'étois dans un édifice immenſe circulaire, couronné d'une voûte ſemblable à celle du Panthéon, mais beaucoup plus haute. Le tout étoit d'or poli comme un miroir, tant le parquet, que la voûte les murailles. Ce temple étoit une rotonde d'or. La voûte, percée au milieu, laiſſoit voir le ciel le ſoleil, qui paſſoit devant l'ouverture circulaire. On ſent quel effet ce ſpectacle devoit opérer ſur des gens qui, accoutumés à vivre à la lueur des lampes, croyoient ſurnaturel cet éclat extraordinaire. Il ſe multiplioit par le poli des murs, qui ſembloit mettre en feu tout l'édifice. Des miroirs, poſés au deſſus de l'ouverture de la voûte, comme ceux d'un optique, peignoient dans leur ſein les objets extérieurs, faiſoient voir une perſpective immenſe champêtre, qui devoit entourer ce lieu. Tous ces objets formoient un ſpectacle intéreſſant pour tout le monde, raviſſant pour des Gnômes.

Le grand-prêtre dit: Adorez la face de votre Dieu. Je vis qu'ils prenoient le ſoleil pour Dieu même. Une voix cachée parla au nom de la Divinité; les Gnômes auroient juré que c'étoit le ſoleil lui-même qui parloit. La voix ordonoit aux hommes de pratiquer la vertu, d'apporter des préſents au temple. Je ſens tout ce qu'il y avoit de frappant dans de pareilles mſtructions. „Avez-vous vu, me diſoit mon “guide, un pays où Dieu ſe montre à dé“couvert, parle lui-mème aux hom“mes?Les prêtres étoient gênés par les lumieres que je répandois. Un jour ils appellerent en hâte au temple les principaux de la ville, les femmes qui avoient le plus de crédit. Tout le monde s'y rendit avec une grande inquiétude: j'y fus appellé comme les autres. A peine y fûmes-nous proſternés, que le trou d'en haut s'ouvrit; tout-à-coup nous entendîmes le mugiſſement des vents, la chûte d'une pluie épaiſſe, les éclairs dardoient coup ſur coup, ſembloient mettre en feu le temple poli. Un tonnerre épouvantable faiſoit tout trembler, le bruit ſembloit retentir dans des cavernes extérieures. Alors une voix, qui parut céleſte, prononca ces mots: „Tremblez, vous perſécutez mes “miniſtres, vous les empêchez d'amaſſer “des tréſors pour me les conſacrer, vous, “oſez ouvrir les yeux; tremblez.“

Chacun ſe proſterna trembla. Je ne ſuis pas peureux; un orage eſt quelque choſe de trop ordinaire chez nous, pour cauſer quelque émotion à un homme; mais j'avoue que, dans ce ſouterrain, le ſpectacle devoit être extrêmement impoſant aux yeux d'un peuple, ſur-tout, qui croyoit entendre la voix de Dieu lui-même.

Ces pauvres gens demandoient, que fauti faire? Les prêtres leur diſoient: „Il “faut vous méfier de vos lumieres, ne pas “vous croire ſi aiſément plus ſavants que “vos peres, craindre de rien innover, “ſur-tout dans une matiere auſſi ſacrée “que la religion, ſentir enfin que vous “offenſez Dieu même, en ne révérant pas “ſes miniſtres.“

Tout le monde verſoit des larmes ameres, promettoit de réparer ſa faute. Ils ſe traînoient vers l'endroit où la pluie tomboit; chacun cherchoit à ſe balgner de cette eau céleſte. Les prêtres conſoloient ces Gnômes, en leur faiſant voir que puiſque Dieu daignoit leur parler encore, c'étoit un ſigne qu'il avoit deſſein de leur faire grace. En effet, la pluie ceſſa, l'orage ſe diſſipa, l'azur céleſte reparut, le ſoleil montra ſa face lumineuſe. Le peuple fut comblé de joie. La voûte ſe referma, tout rentra dans l'ombre. Ce peuple, plus religieux que jamais, ſe crut plus qu'aucun autre ſous la protection immédiate du ciel. J'admirai le parti que ces prêtres adroits ſavoient tirer d'un orage: (rarement ils manquoient cette occaſion d'en impoſer au grand nombre, quand e ſe préſentoit.) Je ne pus m'empêcher de rire, en ſongeant que de malheureux mineurs, enſevelis ſous la terre, privés de l'aſpect du ciel, s'en croyoient le peuple chéri.

Cependant ils me firent bien vîte ceſſer de rire. Je les entendois autour de moi dire aux prêtres: C'eſt ce malheureux “étranger qui nous a attiré la colere de “Grondinabondo: croyez-vous que ſon “ſang appaiſe la Divinité? “ Ma vie dépendoit de ces faints miniſtres. Heureuſement ils ſe contenterent de répondre: Attendez l'ordre du Seigneur.

Celui qui m'avoir conduit au temple me reconduifit chez moi. Il paroiſſoit me haïr moins que les autres. En chemin il me diſoit à l'oreille: „Malheureux! n'êtes“vous pas frappé du ſpectacle que vous “avez vu? Pouvez-vous ne pas craindre “un Dieu irrité contre vous, qui vous “annonce lui-même ſa colere? Changez de “conduite; reſpectez l'Eternel dans ſes “prêtres; ſi non le peuple, ſur qui vous “attirez ſon courroux, vous facrifiera fur “ſon autel.“ Je vis que le bon homme avoit cru me faire beaucoup de peur avec ſon orage. Je le remerciai le mieux que je pus de ſes avis. Quand je fus rentré chez moi, le roi me dit: „Cher Merveil, fai“tes réflexion, je vous prie, à ce que “vous avez vu, laiſſen-vous toucher.

Ma chere Almanzine me ſerra tendrement contre ſon ſein; elle verſa beaucoup de larmes, me dit qu'elle mourroit volontiers, ſi par ſa mort, elle pouvoit gagner mon ame à ſon Dieu. (Ce ſexe eſt toujours tendre dévot.) Elle me fit ſentir d'ailleurs le péril que je courois de la part du peuple échauffé par les prêtres. Je ne pus m'empêcher d'être attendri par une voix fi touchante.

Le lendemain matin, après un ſommeil balſamique, j'arrangeois dans ma tête le projet d'une partie de plaiſir que je voulois exécuter. Tout-à-coup je vois entrer un vieux petit bon homme de docteur, dont l'aſpect n'inſpiroit point la volupté.

„Hé bien, me dit-il de l'air le plus ſaint “ le plus myſtérieux, que penſez-vous “de ce que vous avez vu hier?--Ce “que j'ai vu hier eſt tout ſimple, lui ré“pondis-je; j'ai vu mille fois pareille “choſe ſur la terre. Il n'y a rien là qui “ſorte de la nature.--Oh! de la nature, “de la nature, me dit-il, je vous en fe“rai ſortir; j'en ſuis ſortis moi-même. Je “ſuls mort il y a quatre ans. J'ai reſté “chez les morts huits mois, j'ai vu “l'autre monde.“ Je regardai cet homme entre deux yeux, pour m'aſſurer s'il rioit ou s'il extravaguoit. Je vis qu'il parloit très-ſérieuſement d'un air intimement perſuadé. Je lui témoignai peu de crédulité.

Oui, me dit-il, j'ai vu l'autre monde; “ ſi vous voulez que je vous procure la “mort, je vous le ferai voir auſſi. “Quel eſt ce beau préſent dont vous vou“lez me régaler? lui dis-je: quoi, la “mort!--Oui, reprit-il; avec du poiſon “il ſera facile de vous la donner. Pour “Dieu! conſentez que je vous empoiſon“ne.--Hé! mais voyez un peu l'imper“tinent, m'écriai-je, tandis que je ſuis “occupé d'une partie de plaiſir que je “médite, me venir propoſer la mort, “comme une galanterie! “ Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire à ſon nez. Il inſiſta, en m'aſſurant que ſi je doutois, il trouveroit cent perſonnes prêtes à me certifier qu'elles étoient mortes comme lui.

Je me rappellai que Pythagore ſe vantoit, dans les metamorphoſes d'Ovide, d'avoir jadis vécu ſous une autre forme, par conſéquent d'avoir auſſi ſubi la mort.

J'entrevis quelque analogie entre leur idée cette fable. Mon docteur alla ſur le champ me chercher ſes témoins, m'amena bientôt une vingtaine de perſonnes très-graves, qui m'aſſurerent toutes en effet, avec les ſerments les plus ſolemnels, qu'elles étoient mortes reſſuſcitéés. On ſent bien que je ne crus pas qu'elles euſſent réellement franchi ce terrible paſſage; mais je me diſois en moi-même: „Il “faut que ces gens-là ſoient bien ſtupi“des, ou que leurs prêtres ſoient des im“poſteurs bien adroits!“

Je fis jaſer ces bonnes gens ſur ce qu'ils avoient vu dans l'autre monde. Ils s'exprimerent dans un ſtyle oriental, où je ne fus preſque rien comprendre, ſinon qu'ils avoient à peu près vu, pendant leur prétendue mort, ce que nous voyons fur la terre; mais il y avoit beaucoup de fuite de liaiſon dans tout ce qu'ils diſoient, beaucoup de conformité dans leur langage. Je renvoyai ces crédules mortels, en les remerciant du préſent de la mort qu'ils vouloient tous me faire, qu'ils me conjuroient d'accepter. Chacun d'eux avoit du poiſon à mon ſervice.

A peine les eus-je congédiés, que je vis entrer ma chere Almanzine tout en larmes: elle ſe jeta à mes genoux, me baiſa la main avec la plus grande tendreſſe. „O mon cher ami, me dit-elle, “conſentez à mourir, permettez que “je meure avec vous!--Ni lun ni “l'autre, ma chere, lui répondis-je avec “chaleur.“ Elle inſiſta avec plus de chaleur encore. „Que craignez-vous, me dit“elle, ſi nous mourons enſemble? nous “reſſuſciterons enſemble; nous vivrons en“ſemble dans l'autre monde; nous y goû“terons un bonheur ineffable; nous y “jouirons l'un de l'autre.“ Alors elle tira de deſſous ſa robe un vaſe rempli de poiſon, me conjurant à mains jointes de vouloir bien l'avaler. On ſent que je refufai conſtamment. „Hé bien, dit-elle, je vais “te donner l'exemple.“ Elle alloit boire intrépidement; je lui fis voler la taſſe des mains. Elle m'entraîna vers le roi ſon pere, qu'elle pria de ſe joindre à elle, pour m'engager à m'empoiſonner. „Faites-lui “ce petit plaiſir, me dit le monarque, “d'un air aiſé, comme s'il eût été queſtion “de la choſe la plus ſimple; elle va vous “en donner l'exemple.“ Je frémis de Pidée de ſa mort. Non, m'écriai-je avec feu, je ne le ſouffrirai pas.“ Le roi ſourit, me dit à l'oreille: „Eh! mon “enfant, êtes-vous ſi ſimple que cela?

“ne voyez-vous pas que ce poiſon n'eſt “qu'un ſoporatif très-doux? me croyez“vous capable de laiſſer mourir ainſi ma “fille de galeté de cœur? Vous ſentez “bien que cette idée d'empoiſonner de “de reſſuſciter les gens, eſt un préjugé “qu'on laiſſe ſubſiſter, parce qu'on en tire “parti. Les honnêtes gens ſavent à quoi “s'en tenir. Au reſte, vous verrez de drô“les de choſes; c'eſt vraiment une par“tie de plaiſir.“ Il n'en fallut pas davantage pour me faire conſentir à tout. „Je “ſuis prêt, dis-je tout haut.“ Almanzine me ſauta au cou, m'embraſſa de joie.

Les prêtres entrerent; ils ſe rangerenr en cercle, nous placerent, ma maîtreſſe moi, au milieu d'eux. On nous fit eſſuyer deux heures des plus ridicules cérémonies, l'on nous donna enfin la potion ſolemnelle. C'étoit une eſpece d'opinion.

Almanzine la ſaiſit, en but avidement la moitié. Elle me préſenta le reſte que j'avalai ſans crainte. Je ſentis bien vîte un froid aſſoupiſſement. On nous mit enſemble ſur un lit; nous y reſtâmes quelque temps aſſis, les bras entrelacés, tandis qu'on prononcoit, autour de nous, les prieres les plus graves. Enfin nous nous étendîmes ſur le lit, nous nous endormîmes dans les bras l'un de l'autre. Notre ſommeil fut auſſi profond qu'une léthargie.

J'ignore combien de temps je reſtai dans cet état. Quand je m'éveillai, je me trouvai confondu comme enſeveli dans l'ombre la plus épaiſſe. J'avois, dans ma main, la main d'une femme: c'étoit celle d'Almanzine qui dormoit encore. Je connus au tact, que nous étions chacun ſur une eſpece de fauteuil ſuſpendu balancé dans l'air. J'entendois un ſifflement, comme ſi nous avions fendu l'air par notre chûte précipitée. „Où ſuis-je? m'écriai“je.--Paix, me répondit un perſonnage “inviſible, nous ſommes au dernier jour “de marche. Il n'y a que deux mois “demi que nous deſcendons, nous allons bien, nous voilà bientôt au centre de la “terre.“ Cependant nos conducteurs chantoient raiſonnoient entr'eux ſur tous les objets qu'ils prétendoient voir paſſer devant leurs yeux. Almanzine s'éveilla: elle me ſerra la main de toutes ſes forces en tremblant. „O mon cher Merveil! où ſommesnous? me dit-elle.--„Je l'ignore, lui “répondis-je; mais je concois qu'on veut “nous faire accroire que nous deſcendons “chez les morts. O mon ami, reprit-elle, “adorons le grand Dieu Grondinabondo.

“--Voilà le promontoire des ſonges, di“ſoit l'un de nos guides.--Voilà le lac “des ſoupirs, diſoit l'autre.--Vois-tu là“bas, diſoit un troiſieme, le cap des eſ“pérances de cour? Je crois qu'il n'arri“vera jamais.“ Ma compagne m'embraſſoit à chaque nom de pays nouveau. „Re“marquez, diſoit-elle, comme ces om“bres de matelots voient tout, tandis que “nous ne voyons rien. N'eſt-ce pas là en“core un miracle. Refuſerez-vous à pré“ſent de croire à la ſainteté de notre “culte?“ Innocente créature! elle ne s'appercevoit pas qu'elle avoit les yeux bandés comme moi.

Le roi m'avoit défendu de lui découvrir le myſtere; je me taiſois. „Voilà une “contrée bien chaude que nous allons paſ“ſer, nous crierent nos guides; tenez-vous “bien, car nous la traverſerons fort vîte; “autrement nous ſerions ſuſſoqués, “nous dormirions pour long-tenpe.“

N'étoit-il pas plaiſant que ces gens qui prétendoient que nous étions mort, ſeigniſſent de craindre pour nous la ſuffocation? Nous fûmes en effet chanffés cruellement. On nous dit que nous paſſions devant le Tabir, qui eſt l'enfer de ce peuple. De là nous paſſames, ſelon nos conducteurs, devant un pays très-froid, à leur dire. Nous ſentimes en effet un air gelé autur de nous; enſuit on nous dit: préparez-vous à traverfer de haut en “bas, l'eau d'un grand fleuve qui a fix “cents pieds de proſondeur. C'eſt là que “les ivrognes ſont condammés à s'ennuyer.

Alors on nons mit à la bouche une trompe, afin que nous ne puiſſions nous noyer, tout morts que nous étions ſuppoſés; nous ſentîmes qu'on nous enfones dans l'eau. Nous y reſtâmes bien dix minutes, pendant lequel temps on prétendit que nous deſcendions. C'étoit là un voyage à peu près dans le goût de celui qu'on fait faire aux récipiendaires francs-maçons. Je concus que les coquins, dans l'ombre où ils nous jouoient à leur gré, tantôt approchoient de nous des matieres très-chaudes, pour nous faire accroire que nous traverfions un pays chaud; tantôt nous entouroient de glace, à quelque diſtance, pour nous perſuader que nous étions dans un pays froid; tantôt enfin nous plongeoient dans quelque cuve profonde, pour nous faire imaginer que nous paſſions à travers la profondeur de l'eau. Je ſavois à quoi m'en tenir; mais Almanzine croyoit fermement que nous parcourions ſucceſſivement tous les pays qu'on nommoit; que nous deſcendions réellement, depuis un mois, dans les entrailles de la terre. Il ne m'étoit pas permis de la détromper, j'en étois ſaché.

Enfin nous arrivâmes dans un lieu que les Gnômes appellent le Tamner, qui eſt comme une eſpece de purgatoire; ils y enfermoient leurs criminels, en leur faiſant accroire qu'ils étoient morts, pour s'épargner la peine de leur arracher la vie.

Il n'y a dans ce triſte ſéjour aucun ſoupçon de lumiere, l'on me permettra de donner à ſes habitants le nom de peuple Taupe, pour les diſtinguer du peuple Gnome, chez lequel du moins on jouit de la clarté des lampes. On perſuade à ces honnêtes gens qu'ils ſont là en purgatoire Le mot Tamner veut même dire, dans la langue de ce pays, lieu d'expiatdon. Il y a un Tamner pour les hommes, un autre pour les femmes. On ne veut point qu'ils communiquent enſemble, parce qu'ils pourroient peupler; comment nourrir tout ce monde? Mais on laiſſe, de tempe en temps, les meilleurs les plus ſains de ces honmes taupes, s'unir avec des femmes, dans un petit ſanctuaire. On accorde cette faveur tantôt à l'un, tantôt à l'autre.

Un homme entre d'un côté, une femme de l'autre; il y a un petit lit, au lieu d'autel, là ce couple fait à tâtons ce que nous faiſons ordinairement à tâtons nousmêmes. Les enfants qui proviennent de ce ſaint commerce, nés dans les ténebres, n'ont aucune idée de la lumiere; mais auſſi ils n'en ont aucun beſoin. Ils font à l'ombre preſque tout ce que nous faiſons au jour, ſentent l'air ambient des murs des autres corps, ont, pour ainſi dire, des yeux au bout des doigs. Ce ſont des indigeſtes qui adminiſtrent tout, dans ce ſombre empire.

Nous fîmes avec eux, à tâtons, un aſſez bon repas. Je les queſtionnai beaucoup; ils avoient des idées qui n'appartenoient qu'à eux.

Ma chere Almanzine étoit fatiguée, elle s'endormit; je trouvai ſous ma main, en tâtonnant, une jeune fille née dans ce noir ſéjour. Elle avoit le ſon de voix le plus touchant: elle étoit grande, de la taille la plus ſvelte. Comme on ſe touche là pour ſe reconnoître réciproquement, elle me paſſa ſur le viſage, une main dont la forme étoit charmante, à en juger par le tact. Je ſentis la peau la plus fine ſe gliſſer ſur mes levres; je la baiſai. Je lui tâtai pareillement ſon joli minois, qui me parut doux comme du ſatin. Elle m'aſſura que je reſſemblois ſinguliérement à un certain Termodille, qu'elle avoit beaucoup aimé; , qu'en me paſſant un air étranger, elle me trouvoit plus beau que lui. Je lui dis qu'elle avoit, au bout de ſes doigts, des yeux qui m'étoient bien favorables. Je reconnus en elle une certaine impreſſion de tendreſſe, qui m'intéreſſa vivement pour elle; je la fis beaucoup parler; ſa voix m'alloit au cœur. Je lui donnois dans mon imagination, la figure la plus ſéduiſante. J'étois attendri juſqu'à ſoupirer; elle ſoupiroit auſſi. Nous en vînmes aux plus douces careſſes; je me reprochai de faire infidélité à ma chere Almanzine, étant ſi près d'elle; mais il y avoit quelque choſe de ſi piquant dans mon tête-à-tête avec la chere petite Tatonille (c'étoit ſon nom traduit en francois,) elle avoit des préjugés ſi plaiſants, qu'il n'étoit pas poſſible de ſe refuſer aux charmes d'une pareille paſſade. Je vis en la queſtionnant, que, privée de la lumiere de mille autres avantages, elle ne deſiroit preſque rien. Ses confreres ne deſiroient pas plus qu'elle. Tant il faut peu de choſe pour faire notre bonheur! Je réſolus bien de ne pas laiſſer là cette chere innocente.

Après le repas, on nous fit boire un nouveau ſoporatif, qui nous replongea dans le plus doux ſommeil. J'ignore combien de temps je dormis; je ſais qu'avans mon réveil j'étois occupé des ſonges les plus gracieux, qu'il me ſembloit voir la lumiere. Je la voyois en effet. J'ouvris les yeux, je m'appercus que j'étois couché ſur un lit de feuilles de roſes, entre les bras de ma chere Almantine, ſous un berceau de myrte de jaſmin. Les rayons dorés du ſoleil levant percoient légérement entre les feuillages. J'entendois le chant des oiſeaux, qui célébroient le jour naiſfant. Je voyois voltiger de brillants papillons. J'entendois gazouiller un ruiſſeau pur, qui couloit près de moi; le ciel ſe peignoit dans ſon onde. Quel ſpectacle, au ſortir du ſouterrain des Gnômes, de l'ombre impénétrable de leur purgatoire!

J'avoue que le plaiſir qui me pénétra, me fit un moment oublier mon Almanzine.

Je me levai avec tranſport, je ſortis du berceau; je vis la belle nature dans toute ſa pompe. J'appercus le ſoleil... Frappé d'une profonde vénération, je me proſternai involontairement ſur la terre, j'adorai l'aſtre de la lumiere, l'image viſible de l'Eternel. Il faut en convenir, les ſenſations qui me frapperent dans ce moment ſont des plus délieieuſes que j'aie jamais éprouvées.

Oh! que la nature eſt belle! Oh! quel palais le créateur nous a donné! Oh! combien nos plaiſirs factices ſont au deſſous de es délises Teles étoient à peu près les réflexions que je faiſois confuſément dans l'extaſe muette où j'étois plongé. Je penſai enfin à ma chere Almanzine; je ſentois que mon plaiſir redoubleroit, ſi elle le partageoit; je rentri dans le berceau. Qu'elle étoit belle! Un ſeul voile de gaze couvroit laiſſoit tranſpirer ſes appas; ſa peau, plus blanohe que l'albâtre; nuancée d'une tendre couleur de roſes, éblouiſſoit mes yeux. Le baume du ſommeil, la fraîcheur du repos, la fleur de la ſanté, la ſérénité du lieu, tout faiſoit naître en moi des deſirs embraſant. J'imprime un baiſer de feu ſur les levres de mon amante; elle s'éveille, elle ouvre ſes beaux yeux, elle voit la lumiere, reſte abymée dans une extaſe céleſte. Je tombe à genoux auprès d'elle, la bouche collée ſur ſa main. „Où ſuis-je?

“dit-elle. Cher Merveil, eſt-ce toi? Ah!

“la joie!... voilà le plaiſir des bienheureux...

“j'en mourrai.“ Je la ſerre dans mes bras, je l'aide à quitter ſon lit, je la conduis hors du berceau. Elle leve les yeux, elle voit le ſoleil, elle tombe ſur mon ſein, preſque évanouie. Je jugeois du torrent de délices qui l'inondoit, par la volupté que j'éprouvois moi-même. La ſienne devoit être mille fois plus grande, parce que tout étoit nouveau pour elle. On ne décrit point de pareilles ſenſations.

Elle s'accoutma par degrés à ce grnd ſpectacle, ſon plaiſir devint plus calme, ſans être moins délicieux. Elle regardoit autour de nous, elle admiroit tout, les feuilles les fleurs, le gazon qu'elle fouloit, les oiſeaux qui chantoient. Elle ſe pencha ſur l'eau pure du ruiſſeau; elle y vit ſon image, elle me regarda tendrement. A chaque objet qui la frappoit, à chaque plaiſir qu'elle éprouvoit, il y avoit toujours un regard pour moi.

Almanzine étoit raviſſante dans ce bocage où tout inſpiroit la volupté. Je ne ſais ſi ma Julie m'embraſa jamais d'autant de feux. Je reconduiſis cette belle Gnômide dans le cabinet de verdure; je l'étendis ſur le lit de fleurs; elle dut voir dans mes yeux l'impreſſion des deſirs les plus dévorants. J'avois toujours été fort reſpectueux devant elle; ſon ſexe ſon rang m'impoſoient la plus grande réſerve; mais là, je ne fus plus maitre de l'ardeur qui me conſumoit, je haſardai quelques careſſes un peu hardies. Je m'attendois à être foudroyé de ſes regards; je les vis ſereins, même reconnoiſſants. Elle ſe félicita de l'honneur que lui avoit fait le dieu Grondinabondo, de la choiſir pour contribuer à mon bonheur; , voyant que je recevois toutes ſes faveurs comme des graces: „Ah, mon cher ami, me dit-elle, “vous êtes bien bon de me ſavoir gré de “ce que je conſens à ma félicité! J'étois “obligée “obligée de contraindre mes deſirs dans “l'autre monde; mais ici, c'eſt le ſéjour “des récompenſes de la volupté. Nous “jouiſſons du pur commerce des ames.“

C'étoit là le nom qu'elle donnoit aux voluptés phyſiques dont je m'enivrois avec elle. La pauvre enfant! elle ne me refuſoit rien; , en m'accordant tout: „comme “tout cela paroîtroit drôle, diſoit-elle, ſi “j'étois encore en vie! avec quelle peine “je ſerois obligée de réſiſter! Mais ici plus “de contrainte.“ Elle ſe livroit donc à toutes mes careſſes; ſi de temps en temps, uniquement par une habitude de pudeur, il lui échappoit un ſoupçon de réſiſtance, elle m'en faiſoit ſur le champ ſes excuſes, rejetant cela ſur le malheur qu'elle avoit d'être encore trop récemment privée de ſon corps. Quels moments! ah, grand Dieu! Ce plaiſir que je lui donnois étoit auſſi nouveau pour elle, que celui de la lumiere. Il fut auſſi adorable pour moi que pour elle. J'étois hors de moi: je m'écriois tout haut, ma chaire Almanzine!

Et je diſois tout bas en moi-même: pardonne, ma Julie.

Tandis que nous étions dans l'enchantement, une muſique enivrante, qui ſe fit entendre autour de notre berceau, ralluma chez nous le flambeau de la volupté, malgré les rayons du jour, qui ſembloient devoir le bannir. Nous nous levâmes enfin; je vis ue bande de muſiciens, tous de la jeuneſſe la plus vermeille la plus éblouiſſante des deux ſexes. On nous ſervit un repas, dont les mets exquis, ſans être recherchés, donnoient un nouvel agacement à nos deſirs; au ſortir de table, nous nous promenâmes dans ce charmant ſéjour: nous vîmes des objets, que la novice Almanzine trouvoit céleſtes, qui ſurpaſſoient mes idées à moi-même, quoique j'euſſe vu tant de choſes, goûté tant de plaiſirs. Les deux ſexes étoient d'une beauté ſupérieure: à peine Almanzine étoit-elle la plus belle des jeunes filles: il n'y en avoit pas une avec laquelle je n'euſſe oublié volontiers ma Julie, pendant un quart-d'heure.

Je ne vis jamais un ſéjour auſſi raviſſant.

Le ſite m'en paroiſſoit enchanteur; c'étoit un vallon à peu près quarré, de quelques lieues d'étendue, qui ſurpaſſoit en délices celui de Tempé; tout ce que la nature l'art peuvent étaler d'agréments, s'y trouvoit raſſemblé ſans prodigalité; de ſorte qu'on y rencontroit la jouiſſance dans la ſatiété. Qu'on prenne les jardins d'Armide tout ce qu'ont ſongé les poëtes ſur l'Eden les Champs-Eliſées, l'on n'aura qu'une imparfaite idée de ce charmant aſyle. Il eſt entouré de tous côtés de hautes montagnes, qui l'enferment en font un réduit unique.

Là, ſéparé du reſte de l'univers, on trouve le bonheur. Je n'ai jamais vu nulle part mener ſi joyeuſe vie; ce qu'il y avoit de plaiſant, c'eſt que tous ceux qui la menoient ſe croyoient morts. Ils s'imaginoient être dans un paradis, c'en étoit bien un Il n'y avoit pas là une fille qui ne fût jolie; je le répete pour cauſe, c'étoit la fleur de la nation. Je vis tous les prêtres du peuple Gnôme. „Quoi! m'écriai-je tout étonné, “y a-t-il eu quelque peſte qui ait fait “mourir tous les prêtres?--Non, me “répondit une jolie dévote; ces faints per“ſonnages ne ſont point morts, ils vivent “tous les jours dans l'autre monde que “nous avons quitté; mais auſſi, pour “récompenſer leurs vertus leurs travaux, Dieu leur accorde la grace de pouvoir, “chaque jour, venir tout vivants dans ce “monde-ci; eux ſeuls ont ce privilege.“

Je compris toute l'étendue de l'adreſſe de ces ingenieux miniſtres, je vis leur but dans le choix qu'ils faiſoient des plus jolies filles, pour leur procurer une prétendue mort, les conduire dans cet aſyle, où ces ruſés trompeurs avoient établi leur ſerrail. La dévote avec qui je cauſois, étoit fraîche vraiment appétiſſante, je recevois d'elle volontiers des lumieres ſur tout ce qui concemoit ce pays de fées. „Je vois “beaucoup de jeuneſſe ici, lui dis-je une “fois; tout y porte à la volupté; ſans “doute l'amour n'y eſt pas étranger, “l'on y goûte même quelques-uns de ſes “plaiſirs?--On les goûte tous, me “répondit-elle. Cette paſſion, qui eſt ſi “profane dans l'autre monde, où l'on ne “deſire que des délices charnels, s'épure “dans celui-ci, où l'on ne ſe propoſe que “des voluptés ſpirituelles. C'eſt une pure “union des ames; mais comme nous avons “l'apparence d'un corps, qui ſemble même “palpable, ainſi que vous devez l'obſerver, “nous éprouvons des ſenſations qui reſſem“blent parfaitement aux plaiſirs ſenſuels “ matériels que nous pourrions goûter “dans l'autre vie; plus nous avons ſu, “pendant notre pélermage, nous priver “de ces plaiſirs alors défendus, plus nous “en jouiſſons dans ce ſéjour, où ils ſont “épurés permis.--Mais, lui dis-je, “les prêtres doivent être malheureux ici; “parce qu'enfin, il eſt dans la nature qu'ils “deſirent des voluptés que vous leur refu“ſez ſans doute, puiſqu'ils ont un corps?

“D'ailleurs ils ſont trop honnêtes. “Point du tout, répondit-elle, ils ſont “ici cenſés tout eſprit; tous les plaiſirs “ſont purs pour eux, comme pour nous; “ nous nous ferions un très-grand ſcru“pule de les leur refuſer. D'ailleurs, ne “ſont-ils pas ici nos rois? Leur royaume “n'eſt pas de la terre, il eſt de ce monde-ci.

“Leur pouvoir eſt de l'ordre ſpirituel; purs eſprits, nous leur devons l'obéiſſance “entiere; nous nous diſputons la gloire “de ſervir à leurs paſſe-temps. Ce petit “délaſſement leur eſt trop dû, pour toutes “les fatigues qu'ils eſſuient continuellement “chez nos freres les vivants.“ Oh! les fourbes! me diſois-je en moi-même, avec leur pur commerce des ames, ils faiſoient des enfants.

J'avois des converſations réguliérement tous les matins avec ma dévote, elle continuoit de m'enſeigner tous les uſages de ce charmant Eliſée. Je lui demandai ce que ſignifioient pluſieurs décorations qu'elle portoit, qui reſſembloient à des marques de dignité. „Ces trois rubans que vous “me voyez, dit-elle, annoncent que trois “prêtres ont daigné viſiter la nuit leur “très-humble ſervante. Ces trois petits “cordons, qui bordent chacun d'eux, “font connotre que ces glorieux amants “m'ont honorée, chacun trois nuits, de “leurs complaiſances; les trois points, “dont ces rubans ſont marqués, indiquent “qu'ils ont bien voulu s'oublier avec moi “trois fois chaque nuit. Les petits trous “déſignent les embraſſements des laïques “morts comme moi. Cette couronne que je “porte, annonce que le grand-prêtre, lui“même, a daigné laiſſer tomber ſur ſa “plus humble ſervante, ſes auguſtes fa“veurs. Le ciel n'a pas voulu qu'un fruit “deſiré couronnât les embraſſements ſa“crés de ce ſaint perſonnage: les années “accumulées ſur ſa tête ne l'ont pas per“mis; ſans cela, tout cet empire me re“connoîtroit pour ſa ſouveraine; mais au “moins je porte autant de marques de “dignité que les plus honorées de mes compagnes, comme vous pouvez vous “en aſſurer par vos yeux; je puis me “flatter que mes enfants occuperont les “premiers trônes du monde.“

Qu'appellez-vous vos enfants? lui “dis-je.--Oui, répondit-elle, j'en ai “eu trois du commerce dont noſſeigneurs “les prêtres m'ont honorée; vous devez “ſavoir que tous les enfants qui naiſſent “de nos ſaints pontifes avec nous, ſont “remis à des étrangers vivants, pour aller “occuper tous les trônes de l'univers. “Mais, puiſque vous êtes morts, lui dis-je, “comment pouvez-vous faire des enfants?

“ce ne ſont donc que des ombres comme “vous?--Oh! me répondit-elle, “noſſeigneurs les prêtres étant vivants, “viennent ici en corps en ame: leurs en“fants ont un corps au moins de leur part, “mais de leur part ſeulement; ce qui ne “forme réellement qu'un demi-corps; “c'eſt-à-dire, une ſubſtance plus pure “plus vaporeuſe que celle des hommes or“dinaires. Ce ſont des eſpeces de demi“dieux, que les vivants adorent. Quant aux “enfants que nous avons des hommes morts “comme nous, ce ſont de petits amours “qui diſparoiſſent; je ne ſais ce qu'ils “deviennent. Sans doute ces eſprits épurés “vont prendre une nouvelle exiſtence parmi “les vivants, former ce qu'on appelle “de grands hommes. De là viennent pro“bablement la plupart de nos prêtres.“

Cette croyance de ma dévote étoit plaiſante; mais j'ai ſu depuis que ces coquins enlevoient ces enfants dans leur bas-âge, qu'ils les vendoient, auſſi-bien que ceux qui naiſſoient d'eux-mêmes, à des étrangers qui en faiſoient leurs valets; de ſorte que ces petits demi-dieux, qui devoient occuper tous les trônes du monde, étoient des marmitons dans les cuiſines des hommes. Les prêtres n'élevoient que les jeunes filles qui promettoient d'être les plus jolies: en général, il n'y avoit que de la jeuneſſe dans ce riant ſéjour. On y gardoit tout au plus quelques vieilles ſibylles, pour avoir ſoin des jeunes filles. Pour les autres femmes, dès qu'elles étoient un peu mûres, on les faiſoit reſſuſciter; c'eſt-à-dire qu'on les renvoyoit chez les vivants, où elles racontoient, juſqu'à leur dernier moment, toutes les belles choſes qu'elles avoient vues tandis qu'elles étoient mortes.

Ma dévote ſe paffionnoit continuellement en me rapportant ces détails. Elle me fit entendre que, ſi je daignois l'honorer, elle ſeroit très-reconnoiſſante, qu'elle porteroit avec plaiſir une nouvelle marque de dignité de ma part. Je ne pus me diſpenſer de faire pour elle une nouvelle infidélité à ma chere Almanzine.

Il étoit défendu de monter au haut des rochers qui entouroient cet Eden, ſous peine de retourner ſur le champ dans l'autre monde; il n'y avoit pas d'exemple que perſonne eût jamais enfreint cette défenſe. Ce bienheureux obſtacle ne ſervit qu'à me donner la curioſité de voir ce qu'on ne vouloit pas qui fût vu. Je montai donc aux ſommets interdits; mais, pour n'être pas découvert, je choiſis un endroit où perſonne ne pût me découvrir. J'eus beaucoup de peine à parvenir à la cime deſirée. Le chemin étoit impraticable. Je ne crois pas que, parmi ce peuple de morts, il y en eût un ſeul aſſez ingambe pour monter là. Ainſi la défenſe étoit faite pour être obſervée. Au ſommet, le ſpectacle étoit admirable. La mer baignoit de trois côtés le pied des montagnes. Du quatrieme côté, il y avoit un foſſé profond, ou plutôt un abyme qui ſéparoit ces monts d'une plaine fort agréable, terminée par d'autres montagnes, au-delà deſquelles j'ignore ce qu'on trouvoit. La nature l'art avoient travaillé à rendre le roc perpendiculaire du côté de la mer; ce ſéjour étoit donc bien exactement fermé, il eût fallu des ailes pour s'en échapper. Etoit-ce la pointe d'une iſſe ou d'un cap? c'eſt ce que j'ignore.

La mer préſentoit un bel aſpect. Je vis beaucoup d'iſles voiſines qui s'élevoient au deſſus de l'eau, comme autant de bouquets; mais je n'appercus pas un ſeul vaiſſeau.

Jai toujours aimé les hauts lieux; mon ame ſemble s'y étendre avec la perſpective.

Je paſſai pluſieurs heures à jouir de celleci. L'appétit m'obligea enfin de quitter ce beau ſpectacle. Je redeſcendis avec autant de peine que j'étois monté. Je regagnai le logis, où je trouvai Almanzine toute en larmes, qui trembloit qu'il ne me fût arrivé quelque malheur. „Il n'y en a point, lui “dis-je, à redouter dans ce ſéjour. Crai“gnezvous qu'on ne me tue? ne ſuis-je “pas mort, ſelon vous?--Cela eſt vrai, “me répondit-elle en eſſuyant ſes larmes;“ je lui donnai un baiſer.

Je trouvai le roi, qui étoit venu dîner avec nous; il eſt le ſeul des laïques qui ait le privilege d'entrer dans ce ſéjour, ſans eſſuyer la cérémonie de la prétendue mort; mais il ne ſe ſoucie pas beaucoup de jouir de cette prérogative, parce que, comme ce lieu eſt l'empire des prêtres, il s'y trouve au deſſous du plus ſimple preſtolet. Cependant nous obtînmes de lui qu'il reſtât avec nous quelques jours. Je ris bien avec lui des préjugés de ces morts, de toutes ces prétendues ombres, parmi leſquelles il y en avoit de fort épaiſſes. Sa fille me demanda où j'avois été pendant mon éclipſe.

Je lui confeſſai bonnement que j'avois monté ſur les montagnes. „Bon Dieu! s'écria“telle en frémiſſant;“ ſon pere ſourit. Je dis à mon amante que le ſpectacle que j'avois vu étoit la plus belle choſe du monde, que je voulois l'y mener. Elle frémit encore. „ Et que crains-tu, lui dit “ſon pere? la peine portée contre qui “enfreint la défenſe, eſt de retourner à la “vie. N'y veux-tu pas retourner? “Pourquoi ne pas reſter ici, répondit“elle, ſi mon cher Merveil y veut reſter “avec moi?--Non, lui dis-je, ma “chere princeſſe: il faut que je repaſſe “dans le ſéjour des vivants.--Je vous y “ſuivrai donc, reprit-elle en ſoupirant.“

Après cela il ne nous fut pas difficile, entre le roi moi, de l'engager à voir le haut des monts. Il nous le fut beaucoup plus de la hiſſer juſques-là; mais nous fûmes bien récompenſés de cette peine, par le plaiſir de la voir abymée dans l'extaſe, à la vue de ce ſpectacle immenſe. Qu'on ſe figure l'effet qu'il devoit produire ſur une perſonne qui avoit paſſé toute ſa vie dans un ſouterrain.

Je me plaiſois à obſerver les démarches des prêtres, je découvris bientôt comment ils alloient revenoient d'un monde à l'autre, ſelon l'idée de ces bonnes gens.

Is ne le faiſoient guere de jour. Le reſpect qu'on avoit pour eux, ne permettoit pas d'épier leurs démarches; d'ailleurs il défendoient, fous peine de retourner à la vie, d'approcher d'eux pendant la nuit.

Alors, chaque mort s'éloignoit reſpectueufement, dès qu'il les entrevoyoit. Je me fis en ſecret un habir de prêtre, dont je m'affublois queueſois dans l'obſcurite. Grace à ce vêtement, le peuple fuyoit à mon aſpect, je rodois à mon aiſe de tous côtes pour faire mes obſervations. Enfin, je découvris un ſoir un prêtre qui s'eſquivoit; je le ſuivis ſans qu'il s'en appercût.

Je le vis ſe gliſſer adroitement dans une fente qui étoit au pied d'un rocher, que des feuillages couvroient ſi bien, que j'eus de la peine à la trouver, après y avoir vu moi-même entrer le prêtre.

Au bout d'une heure ou deux, j'allumai une petite lanterne ſourde, je m'engageai moi-même dans l'ouverture du roc J'atachai à l'entrée un fil; pour ne pas m'égarer; je m'enfoncai ſous la voûte, en défilant mon peloton. Je m'avancai dans un labyrinthe de détours entortillés, s'il en fut jamais, où je me ſerois perdu mille fois, ſans mon fil ſecourable. Je parvins bientôt à un petit foſſé très-profond, mais peu large. Je trouvai là une planche qui me ſervit à le paſſer, j'allai en avant.

A peine avois-je fait quelques pas au-delà du foſſé, que j'entendis tout-à-coup, autour de moi, des cris épouvantables. J'appercus pluſieurs figures effrayées qui ſe ſauvoient ſous des cavernes, je recus bientôt ſur les mains un grand coup de chapeau, qui fit tomber ma lumiere l'éteignit. Je conjecturai que ce coup venoit d'un prêtre; que les ombres effrayées, que j'avois appercues, étoient des habitants de ce que j'ai appellé le Tamner ou purgatoire. Parmi ces figures épouvantées, j'en avois diſtingué une charmante, qui ne pouvoit appartenir qu'à ma chere Tatonille. La voix touchante que je lui avois connue ne devoit aller qu'avec ce joli viſage; je crus même reconnoître cette voix chérie, dans le cri qu'elle pouſſa. Je m'avançai vers elle à tâtons, je la rejoignis; elle trembloit de tous ſes membres. „Ne craignez “rien, lui dis-je, ma chere Tatonille “Votre cœur ne vous dit-il point qui je “ſuis?“. Elle me reconnut à la voix.

“Eſt-ce vous, dit-elle, mon cher Merveil?“

elle me ſerra la main. Je la preſſai dans mes bras, je l'embraſſai. „Mais eſt-ce “vous, reprit-elle, qui venez de nous “cauſer cette ſenſation épouvantable, qui “a affecté ſi vivement mes yeux? Eſt-ce “là ce que vous appellez voir? Eſt-ce là “ce nouveau ſens dont je n'avois aucune “idée?--Oui, vous avez vu, lui dis-je, “ma chere Tatonille, c'eſt moi qui “vous ai apporté la lumiere. .-Mais êtes“vous, reprit-elle, un eſprit céleſte ou “infernal?--Je viens, lui répondis-je, “de ce que vous appellez le ciel, pour “vous y conduire: ſuivez moi.“ Elle me ſuivit. Je n'avois pas perdu mon fil; il me ſervit de guide pour la conduire vers l'Eliſée. Je marchai à tâtons trèsdoucement, de peur de tomber dans le foſſé qui n'étoit pas loin. „Rangez-vous “derriere moi, lui dis-je, ſinon vous “pourriez faire un ſaut terrible.--Parlez“vous, répliqua-t-elle, du pas inſurmon“table? (c'eſt ainſi qu'elle appelloit le “foſſé.) Je vous conduirai juſqu'au bord; “mais on ne peut aller au-delà“ Je concus que ces bonnes gens qui n'avoient pas vu l'autre bord, quoiqu'il fût ſi voiſin, devoient ignorer qu'il exiſtât, n'être pas tentés de faire le ſaut. Elle m'y conduiſit leſtement, comme ſi elle eût vu clair, s'arrêta juſtement ſur le bord, en diſant: nous y voilà. Je trouvai aifément la planche.

Je prends ma petite aveugle ſous mon bras; je paſſe le foſſé, bientôt nous arrivons au bout de cet obſcur chemin. Je mets la main ſur les yeux de Tatonille, afin qu'elle ne voie le jour que quand elle ſera dehors. Je la fais entrer enfin dans l'Eliſée; je leve ma main, je lui donne la lumiere.

Elle eut le malheur que le ſoleil lui batit à plomb ſur les yeux dans ce moment fatal; elle tomba évanouie: cela étoit naturel; j'aurois dû le prévoir. Une perſonne qui n'a jamais vu le jour, doit ſe touver en effet dans un terrible état, à l'aſpect ſubit de ce déluge de lumiere. Me reprochant ma précipitation, je pris la chere enſant dans mes bras, je la portai àu fond d'une petite grotte ſombre, tapiſſée de verdure. Je la fis revenir à elle-même.

Où ſuis-je? s'écria-t-elle. Quel embra“ſement m'a frappé les yeux?“ Elle étoit reſtée dans un tremblement convulfif, fermoit ſes paupieres de toutes ſes forces.

Ah! ma chere ame, lui dis-je tendre“ment, ne vous alarmez pas.--Ah!

“cruel, me répondit-elle, vous avez juré “ma mortl que vous ai-je fait?-Ma “chere Tatonille, lui répondis-je, vous “ne me rendez pas juſtice; je ne veux “que votre bonheur.--Et vous voulez “me brûler vivel reprit-elle. Vous m'avez “tranſportée dans les enfers. . Non, re“patisje, ce que vous avez pris ſans “doute pour du ſeu, n'eſt que la lumiere “du ſoleil dont je vous ai parlé, qui a pu „bleſſer vote vue, parce qu'elle n'y eſt “pas accoutummée; mais je viens de vous “éloigner de cet aſtre éblouiſſant; do“rénavant, je ne vous ferai voir le jour “que par degrés, de maniere à ne pas “farguer vote vue. Vous êtes à préſent “dans un endroit à peine éclairé: ouvrez “les yeux, ma chere.--Plutôt mourir “cent fois, répondit-elle vivement.“ Et elle appuya ſa main ſur ſes paupieres avec obſtination. Je priai, je pleuram preſque, je lui baiſai ſes cheres petites mains qu'elle avoit très-jolies. Enfin j'obtins qu'elle ouvriroit les yeux. Elle le fit. Il n'y avoit ſous la grotte qu'un foible jour, qu'elle trouvoit fort conſidérable. Elle roula ſes deux prunelles d'un petit air ſtupide, comme quelqu'un qui ne ſait pas voir. „Queſt-ce “que j'éprouve, me diſoit-elle? Ah! mon “cher Merveil! pour Dieu, ne m'aban“donnez pas!“

D'abord elle ne fixoit rien „De tout “ce qui me frappe, qu'eſt-ce qui eſt vous, “me diſoit-elle? Eſt-ce cette grande figure “qui eſt ſi près de moi, qui me ſemble “faire partie de moi-même?-C'eſt moi “qui vous embraſſe, lui répondis-je; “je l'embraſſai. Je ne diſtingue encore “rien, reprit-elle; j'éprouve des ſenſa“tions toutes nouvelles pour moi.; des “plaiſirs d'un ordre ſupérieur, mais qui “me frappent trop péniblement.--Vous “vous y accoutumerez, lui répliquai-je, “alors vous en ferez enchantée.“

A meſure qu'elle voyoit mieux, elle avoit plus de plaiſir; à chaque inſtant elle me donnoit un-baiſer ſi tendrement, qu'il fembloit que ce baiſer m'étoit appuyé ſur le cœur même. Je reconnus, dans ſa facon de voir progreſſivement, toutes les nuances que j'avois lues dans des récits d'aveugles-nés, à qui l'on avoit donné la vue. En un mot, je lui appris à voir, ce fut l'ouvrage de pluſieurs ſemaines. Je la conduiſis par degrés, d'une foible lumiere à une plus conſidérable. Il étoit inutile d'abord de lui montrer des perſpectives bien étendues; cela ne la frappoit nullement; elle ne diſtinguoit point les diſtances, elle croyoit que tout la touchoit, ou plutôt qu'elle pouvoit porter par-tout la main. Enfin elle commenca à diſcerner les objets. Je fus le premier qu'elle ſut reconnoître. „Ah! cette figure-là, dit-elle, “eſt vivante, tout le reſte eſt mort. On “peut ſe laſſer de tout, mais jamais de “cela.“ Je l'embraſſai; mes yeux devoient être expreſſifs. „C'eſt une ame qui “parle, s'écrioit-elle, la mienne lui ré“pond.“ Je la menai ſur le bord d'un ruiſſeau, je lui fis voir ſon viſage dans le courant. „ Quelle eſt cette autre ame, “s'écria-t-elle à cet aſpect?-C'eſt vous“même, lui répondis-je. C'eſt une image “qui vous repréſente.“ Elle me regarda tendrement, ſes yeux me demanderent ſi je la trouvois bien: les miens lui répondirent que je la trouvois adorable. Je la laiſſai pluſieurs jours dans le cabinet de verdure. Il falloit me partager entre mes deux beautés. Je venois viſiter Tatonille chaque ſoir; je lui portois à manger; je la menois promener au ſoleil couchant; j'aidois, autant que je pouvois, les progrès de ſa vue. Je vais raconter quelques ſcenes que je pourrois mettre également ſur le compte d'Almanzine, mais qui me parurent plus frappantes dans ſa petite rivale, parce qu'elle étoit encore plus neuve que la jeune princeſſe.

Un jour il fit un vent aſſez violent; la pauvre enfant eut une frayeur inexprimable. Ah! mon cher ami, me dit-elle, “quel eſt cet eſprit inviſible qui veut “nous entraîner?“ Je lui expliquai ce que c'étoit que le vent; elle fut long-temps à s'accoutumer à ſes effets, à ce trouble de la nature que ſon ſouffle met en mouvement. Le lendemain il plut: nouvelle ſurpriſe, nouvelle frayeur; elle ſe etoit dans mes bras: Ah! mon cher Merveil, me di“ſoitelle, le ciel fond ſur nous; il veut “nous noyer.“

Quelques jours après il y eut un orage.

Sa terreur fut au comble; les éclairs la firent trembler. Mais quand le tonnerre vint à rouler dans la vaſte étendue des cieux, alors elle ſe jeta dans mes bras à corps perdu. „O mon ami, ſauve-moi, “s'écria-t-elle! Il vient, il vient le grand “Juge. La fin du monde eſt arrivée.“ Elle dit, reſta immobile preſque évanouie, le viſage caché dans mon ſein. Elle regrettoit amérement l'état paiſible où elle vivoit dans l'ombre, le préféroit au malheur d'exiſter ſous un ciel ouvert capricieux, qui vomit ſans ceſſe les eaux, les ſeux, la mort le ravage.

Tous les effets de la nature, auxquels nous ne penſons point, la frappoient d'une maniere qui m'étonnoit à chaque moment, me rendoit ſurpris de ſa ſurpriſe. La grêle lui parut un déluge de pierres lancées du ciel pour l'aſſommer. Un peu de neige qu'elle vit tomber ſur le haut d'une montagne, l'étonna ſans l'effrayer. Je la menai dans une glaciere, où j'eus une peine inconcevable à lui perſuader que la glace étoit de l'eau. Je lui expliquois tous les phénomenes qui s'offroient à nos yeux. Je lui faiſois comprendre la nature; mais je ne l réconciliois pas toujours avec elle. Les couleurs des feuilles, des fleurs, des gazon lui plaiſoient; elle goûtoit auſſi celles des nuages du matin du ſoir, les nuances de l'arc-en-ciel; mais elle conſervoit toujours un amour particulier pour la nuit Elle aimoit paſſionnément les étoiles, ſur-tout la lune; je la plongeois dans l'extaſe, quand je lui donnois quelque connoiſſance aſtronomique des cieux. J'étuiois moi-même la nature, en la faiſant connoître à cette belle éleve; en obſervant l'impreſſion que ſes effets produiſoient ſur elle, j'étois, à mon tour, frappé de mille choſes merveilleuſes, auxquelles l'habitude nous rend inſenfibles, que je n'aurois peut-être pas ſenties, ſi je n'avois eu ſous les yeux ma jeune adepte.

Cependant Almanzine s'inquiétoit de mes abfences, dont elle ignoroit la cauſe. Je lui menai Tatonille; elles furent réciproquement ſurpriſes à la vue l'une de l'autre. Elles s'admirerent mutuellement. Almanzine demanda à ſa rivale laquelle figure lui plaiſoit davantage de la ſienne ou de la mienne.

„Ah! princeſſe, lui répondit la jeune “ingénue, vous êtes un ange, mais notre “ami eſt un homme.“ Elles s'embraſſerent toutes deux; voilà un couple d'amies juſqu'à nouvel ordre.

Je paſſai quelque temps dans cette vie, qui avoit en vérité bien des délices. Je n'étois pas fâché, me trouvant dans l'âge des plaifirs, de goûter tous ceux qui ſe préſentoient. La danſe, les ſeſtins, les partes de toute eſpece varioient mes journées.

Les plus doux amuſements étoient ceux de l'amour. Je voltigois entre Almanzine Tatonille, mes deux principales favorites; mais d'ailleurs, les plus jolies mortes de ce ſéjour céleſte paroiſſoient très-flattées quand je recherchois leurs faveurs; elles ſe ſeroient fait un très-grand ſcrupule de me les refuſer. Toutes méritoient qu'on leur rendît hommage; toutes recurent le mien; de ſorte que je pus regarder ce grand enclos comme mon ſerrail; jamais monarque de l'Aſie n'en eut un ſi beau.

Ceux qui ont lu les Mémoires Turcs, doivent connoître le temple de Jatab ſes heureux prêtres, qui jouiſſoient des prémices de toutes les vierges du canton. Je me ſuis rappellé cent fois ce livre enchanteur dans mon brillant Eliſée.

Je jouiſſois donc des plus heureux paſſetemps, mais qui n'affectoient que les ſens; mon cœur y prenoit peu de part; car je n'éprouvois pas un veritable amour pour mes deux favorites; j'avois beſoin de goûter les plaiſirs de l'ame. Je me trouvois plus heureux dans la mine quand mon eſprit s'occupoit à policer le peuple Gnôme, à lui enſeigner des arts que j'étois obligé d'apprendre moi-même. Il n'y a rien dont on ſe laſſe ſi-tôt que des plaiſirs. D'ailleurs, je voyois que la jalouſie faiſoit naître quel-que aigreur entre mes deux beautés. D'abord elles ſe firent des amitiés exceſſives, qui me donnerent un ſoupcon de la haine qu'elles vouloient ſe cacher réciproquement; enſuite cette haine parut malgré tous leurs efforts. Peu-à-peu elles ſe gênerent moins pour la cacher; l'enfer alloit naître dans les champs Eliſées. Je ſentis que, pour accorder ces deux femmes, il falloit les ſéparer; c'eſt-à-dire, ramener Almanzine dans le ſéjour des vivants, laiſſer Tatonille dans celui des morts; mais je voulois conſerver la jouiſſance de l'une de l'autre. Pour en venir à bout, je réſolus d'entrer dans l'état de la prêtriſe. Je concus que, par ce moyen, j'aurois l'avantage d'aller venir librement d'un monde à l'autre, de poſſéder la blonde dans l'un, la brune dans l'autre: projet coupable, ſur-tout dans un amant de Julie.

Je parlai de cette idée à l'un des bienheureux miniſtres de la religion des Gnômes, qui me dit: „Pour être prêtre, il faut être “vivant, vous êtes mort.“ Je lui répondis que j'étois en état de prouver inconteſtablement que j'étois vivant; que d'ailleurs il ſuffiſoit de me reſſuſciter avec Almanzine, qui y conſentit. Ce ſéjour commencoit à lui peſer, parce qu'elle y voyoit ſa rivale; elle s'ennuya de la mort, demanda qu'on nous rendît à la vie. On nous fit encore eſſuyer, pour notre retour, des cérémonies bizarres. Il fallut prendre une ſeconde fois la potion ſoporique. Je ſavois le vrai chemin; mais il ne me fut pas permis de détromper Almanzine. Nous fûmes environ ſix heures-en route; il n'y avoit qu'un quart d'heure de chemin; ma maîtreſſe crut avoir voyagé au moins quatre mois, nous arrivâmes bien éveillés.

Je retrouvai à mon retour dans la mine, la lumiere artificielle aſſez agréable, mais je ne tardai pas à ſentir que rien ne peut valoir le jour. Je fus bientôt ordonné prêtre Gnôme, avec des cérémonies plaiſamment graves. Ce nouveau genre de vie avoit ſes agréments; j'allois preſque tous les jours voir ma chere Tatonille, je me partageois entre les vivants les morts.

Cette diverfité avoit quelque choſe de piquant. D'ailleurs, une infinité de trèsjolies perſonnes venoient me conſulter ſur leurs fautes, mettre leur conſcience entre mes mains; cela me valoit mille attentions de leur part; je voyois que les femmes ont beaucoup de dévotion pour leur directeur, quand il eſt jeune. Tous ces privileges pouvoient avoir quelques douceurs; mais il m'étoit bien pénible d'aider à tromper les hommes, de fonder mes plaiſirs ſur leurs erreurs.

J'éprouvai dans la mine une nouvelle ſorte de volupté. Depuis mon retour, la tendre obſcurité qui régnoit dans ſes recoins divers m'affectoit agréablement. La lumiere d'une huile plus pure que l'ambroſie, avoit ſes graces; elle répandoit ſur tous les objets un preſtige enchanteur. D'ailleurs on étoit, dans ce ſéjour, à l'abri de l'intempérie des airs, de l'alternative des ſaiſons. La ſituation particuliere de ce peuple lui inſpiroit des idées qui n'étoient qu'à lui, qui donnoient un ton ſingulier à ſa poéſie. En voici quelques échantillons que j'ai traduits, que paſſeront ceux qui n'aiment que les aventures.

LETTRE

Du Gnôme Sombreval à Phoſphorine, ſon Amante. „Que fais-tu, ma chere Phoſphorine, “ô toi, plus belle à mes yeux que la lam“pe d'or qui brûle dans le ſanctuaire du “Dieu Grondinabondo, dont l'huile bal“ſamique répand au loin les plus ſuaves “odeurs? La nuit me ſemble exiſter par“tout où tu n'es pas; ſans toi je ne ſau“rois vivre. En cherchant de tous côtés la “trace précieuſe de tes pas, je me ſuis “ſouvent égaré dans des cavernes profon“des, où la main des hommes, par une “téméraire clarté, n'avoit point oſé vio“ler les vénérables ténebres entaſſées de“puis la création du monde. Quelle hor“reur m'environnoit! Il ſembloit que “j'étois dans l'anéantiſſement, hors de “l'empire de la nature. Tu approchois, “le ſon de tes pas ſe cadencoit à mon oreille, t'annonçoit à mon cœur. Je “reſpirois de loin ta douce haleine, plus “pure que l'air oéleſte dont jouiſſent les “morts bienheureux dans les régions de “la lumiere. Ta timide voix percoit le “ſilence auguſte des ſomterrains, appel“lant doucement ton amant, comme la “voix du Créateur appella mon ame à la “vie. Je ſaiſiſſois ta douce main, que tu “me tendois dans l'ombre. Je l'appuyois “ſur mon cœur, qui battoit avec un ten“dre frémiſſement. Alors l'obſcurité ſe “diſſipoit; je te voyois des yeux de mon “ame, ou plutôt Pobſcurité avoit des “charmes, que la lumiere la plus bril“lante ne peut égaler. Viens donc, ô ma “chere Phoſphorine, viens conſoler “amant qui languit loin de toi, qui ne “peut reſpirer que dans tes bras.“

Réponſe de Phoſphorine.

O mon cher Sombreval, enfin ta let“tre heureuſe, comme l'air ouvert qu'on “reſpire ſur le bord du grand fleuve, m'a “rendu l'ame la vie. Le grand-prêtre “Profondon s'eſt emparé de ton amante; “il eſt venu me ſaiſir dans l'inſtant que je “priois, ſur les marches du ſanctuaire, “le Dieu des ſouterrains, pour l'accom“pliſſement de nos vœux, pour notre “prompt hymen. Il m'a entraînée dans le “profond abyme, que n'a jamais vu la lu“miere, par qui l'on voit tout. Il m'a dit “qu'il vouloit me rendre heureuſe; mais “comment puis-je l'être ſans toi? Il m'entre“tient d'un ſéjour céleſte où il veut me “tranſporter, où une lampe unique, éter“nelle“nelle, qu'il dit être l'œil de Dieu même, “avance ſur la tête des hommes dans l'im“menſité de l'eſpace, fournit un jour “brillant, auprès duquel des millions de “flambeaux ne ſont qu'une étincelle; où “la voûte ſublime, azurée, ne pourroit “être touchée par des millions de pyra“mides élevées l'une au deſſus de l'autre, “dans les ſiecles des ſiecles. Pour me “peindre ce beau ſéjour, il m'étale des “idées inexprimables, que toi ſeul pour“rois me faire comprendre; car tu es tout “pour moi, toi ſeul peux me rendre “heureuſe. Te rappelles-tu ces moments “de délices que nous coulions enſemble, “aſſis, dans une ombre favorable, ſur le “bord du fleuve, dont le murmure nous “plongeoit dans une douce rêverie, tan“dis que nous appercevions dans le loin“tain les lumieres de la ville, dont les “rayons venoient juſqu'à nous, en trem“blant ſur l'onde émue? Je laiſſois ma “main repoſer dans la tienne, j'étois “ſans doute heureuſe, puiſque je ne de“ſirois plus rien. Que peut le ſéjour cé“leſte, dont on nous parle, nous offrir “de ſemblable à cette ſituation? Viens, “mon cher Sombreval, viens m'enlever “au grand-prêtre. Un ſeul de tes regards “vaut mieux pour moi que toutes ſes “promeſſes, quel que ſoit l'aſyle qu'il “me propoſe, la douleur la mort re“gnent à mes yeux, par-tout où je ne te “vois pas.“

Sombreval à Voutondo, ſon ami.

„O mon cher Voutondo, cœur plus “pur que l'or qui compoſe le tabernacle “du Dieu Grondinabondo, c'eſt à toi que “je tends les bras, du fond de l'abyme où “je gémis. O mon ami, tout eſt perdu “pour moi! La belle Phoſphorine, pru“nelle de la nature, que le Dieu des Alfon“dons regardoit avec complaiſance, n'exiſte “plus pour moi. Le grand-prêtre Pro“fondon l'a jugée digne de ſes embraſſe“ments auguſtes; honneur ſublime que je “paie de mes larmes, qui fait couler “celles de mon amante! Il l'avoit enlevée “ renfermée dans un ſouterrain profond, “ſous le ſanctuaire de notre divinité, aſyle “ſacré, d'où les oracles s'élevent pour “retentir à nos oreilles. Il a voulu enſuite “la tranſporter dans la terre de vie, ſéjour “élevé au deſſus de nos têtes, où nous ne “pouvons être admis qu'après avoir été dé“pouillés de l'enveloppe fragile où languit “notre ame exilée. Elle a gémi d'un projet “qui faiſoit ſa gloire; elle aimoit mieux “cent fois reſpirer avec moi dans les ca“vernes ſouterraines, que de jouir loin de “moi de l'immortalité, dans les campagnes “de l'Ether. On a daigné m'introduire au“près d'elle, dans le profond abyme inao“ceſſible à tout mortel. Le grand-prêtre “lui avoit ordonné de boire la potion fa“tale qui donne la mort. Elle étoit lan“guiſſammem étendue ſur le lit funéraire.

“Déja ſes yeux nageoient dans l'ombre “éternelle. La pâleur du trépas étoit ré“pandue ſur ſes belles joues. Jamais elle “ne fut fi touchante; jamais elle ne fut “ſi belle. Elle m'a ſerré la main, de ſa “main mourante. J'ai vu ſes beaux yeux “ſe ranimer un moment, pour me dire le “dernier adieu, ſe fermer bientôt au “ſommeil de la mort. J'ai vu ſa belle ame “s'envoler vers le ſéjour du bonheur, en “regrettant ſon amant, qu'elle préféroit “au ciel même. Mon cœur déchiré a ſai“gné cruellement. Elle a emporté ma vie.

“D'épaiſſes ténebres ſe ſont répandues ſur “mes yeux: ténebres fugitives, pourquoi “n'ont-elles pas duré? Mon ame, à “préſent, voleroit après l'ame céleſte de “ma chere Phoſphorine, s'uniroit pour “jamais avec elle, tandis que mon corps “dormiroit avec le ſien dans la paix du “tombeau. J'ai voulu me donner la mort “pour la ſuivre; le grand-prêtre me l'a “défendu, m'a voulu attacher malgré “moi à cette vie périſſable. Ma chere “amante n'eſt plus qu'une ombre: ſes “divins attraits ſont éteints. Ce corps an“gélique eſt ſans doute enſeveli ſous la “terre: on l'a dérobé à mes embraſſe“ments, moi je reſte ſeul ici, comme “la lampe ſolitaire qui brûle ſous une “voûte écartée, où nul mortel ne porte ſes “pas. Je verſe des pleurs, comme la “fontaine plaintive, dont l'eau filtrée au “travers des rochers, coule en murmu“rant ſous les cavernes retentiſſantes.

“Mais pourquoi m'affliger? Ma Phoſ“phorine eſt heureuſe; elle voit le ciel à “découvert; elle reſpire ſous les rayons “de ce grand œil de la nature, dont nous “appercevons quelquefois l'image dans “notre ſanctuaire. Le pontife ſuprême, “dans un aſyle ſacré, l'honore de ſes ſain“tes faveurs. Il jouit des appas de Phoſ“phorine, qui ſont auſſi beaux que ceux “de ſon vrai corps, quoiqu'elle ne ſoit “plus qu'une ombre légere. Hélas! c'eſt “cela même qui me tourmente. Oſerai-je “t'avouer un ſecret qui devroit être enſe“veli dans les plus profondes abymes? Je “crois que mon ame oſe être jalouſe du “bonheur dont jouit le grand-prêtre, avec “celle de mon amante; les plaiſirs “qu'il goûte ſont autant de coups de poi“gnard pour mon cœur. Pardonne, ô mon “Dieu, des foibleſſes que je déplore.

“Viens donc, ô cher Voutondo, viens “fortifier ma vertu ma foi; viens con“ſoler un ami qui n'a plus que toi dans “ce monde.“

Phoſphorine à Sombreval.

„Je te ſalue, mon bien aimé; je t'écris “du ſéjour céleſte, où je reſpire le pur “éther, où je ſuis éclairée par l'œil de “Dieu même. Puiſſe une idée du bonheur “ineffable dont je jouis s'échapper vers “toi, me peindre à ton eſprit dans tes “ſonges heureux! Quoique je reſpire dans “un autre univers que toi, quoique je ſois “dépouillée de ce corps terreſtre, où ton “ame épriſe daignoit trouver des appas, “je m'occupe encore de toi. Oui, tu es “auſſi près de mon cœur, que quand je “vivois auprès de toi, ſous nos voûtes “ſolitaires. Enfin, te voir à mes côtés ſe“roit pour moi le comble du bonheur.

“Oh! combien je t'ai deſiré! Combien “j'ai verſé de larmes aux pieds du grand“prêtre, pour le conjurer de te donner “auſſi la mort, afin de te faire vivre ici “auprès de ton amante: larmes ſuperflues “ peut-être criminelles, puiſqu'il n'eſt “pas permis d'en répandre dans ce beau “ſéjour! “Comment te peindrai-je le paradis que “j'habite? Il me faudroit des mots nou“veaux pour des idées nouvelles. Com“ment repréſenter la voûte azurée auſſi “vaſte que la penſée, pour la hauteur “pour l'étendue? Quel torrent de lumiere, “quand le Dieu des cieux la parcourr “pendant la journée! Quel ſpectacle au“guſte, quand la lune des millions d'é“toiles y étincellent pendant la nuit! Quelle “beauté dans les nuages majeſtueux qui “s'y promenent! quel aſpect ſouriant “que celui de la campagne! Ah! ſi tu “marchois ſur les gazons émaillés, ſi tu “repoſois à l'ombre des arbres verdoyants, “ſi tu reſpirois le baume des fleurs, ſi ta “vue ſe perdoit dans les lointains bleuâ“tres, ſi tu entendois les concerts des oi“ſeaux l'harmonie de la nature, ſi tu “voyois le ciel peint dans le miroir des “eaux! Ah! mon cher Sombreval, pour“quoi ne jouis-tu pas avec moi de toutes “ces merveilles!

“Si tu ſavois la bonté dont m'honore “le pontife ſuprême! Croirois-tu qu'il “me diſtingue de toutes les céleſtes habi“tantes qui parent ce beau lieu, qu'il “daigne me viſiter tous les jours? Il fait “plus, ô mon ami, il dépoſe avec moi “ſa majeſté ſouveraine, daigne prendre “devant mes yeux cet air attendri ces “regards amoureux, qui te méritoient mes “adorations I m'a conduite dans un “boſquet ſolitaire, dont rien n'égale les “appas. Il a daigné m'y couvrir de ſes “baiſers. Je l'ai vu imprimer ſes levres “enflammées preſque ſur chaque partie “de mon corps: je dis mon corps, car “qnoique pur eſprit, je conſerve l'appa“rence de ma dépouille mortelle d'une “maniere ſi frappante, que la foi ſeule eſt “capable de me faire croire que je n'en “ai pas la réalité. Enfin, le grand-prêtre “m'a plongée dans des torrents de volup“té, m'a comblée de careſſes, qui m'ont “ôté, pour un moment, la connoiſſance.

“O mon cher Sombreval! oſerai-je t'avouer “mon crime, que l'amour ſeul peut ab“ſoudre? Dans les bras du pontife, je “n'étois occupée que de toi; quand il “m'honoroit de ſes faveurs auguſtes, j'au“rois, voulu les recevoir de toi; je te “les aurois, je crois, rendues avec plus “d'ame. Il a renouvellé pluſieurs fois ces “ſcenes voluptueuſes; je porte dans mon “ſein un fruit de ſes chaſtes embraſſe“ments, un enfant ſpirituel qui doit naî“tre, pour occuper un des trônes de la “terre. Je deſire de le mettre au monde, “afin de retourner auprès de toi; car il a “daigné me promettre qu'alors il me ren“dra à la vie, pour me joindre à mon “amant. Il me dit même que je pourrai “goûter dans tes bras une ombre des “plaiſirs que j'ai goûtés dans les ſiens. O “mon bien aimé! c'eſt peut-être un crime “de le croire; mais, avec plus d'amour, “ils ſeront peut-être plus grands.

“Que fais-tu cependant, chere ame “de mon ame? Tandis que je nage dans “un torrent de délices, tu me pleures ſans “doute; tu égares tes pas dans les grottes “ſolitaires, ſur les bords les plus lointains “du grand fleuve; tu me demandes aux “échos caverneux, tes gémiſſements rou“lent fous nos voûtes retentiſſantes: tu me “cherches par-tout où nous avons reſpiré “enſemble dans les jours de notre intimité: “tu t'étends ſur ma tombe; tu échauffes “de tes baiſers la pierre froide qui cou“vre mon corps; tes jours ne ſont “qu'une longue nuit, dont les heures pé“nibles ſe traînent dans le deuil. Cependant “j'oſe jouir ſur les fleurs des plaiſirs les “plus doux. Ah! je me les reproche, puiſ“que tu ne les partages pas! J'aimerois “mieux pleurer encore avec toi, ſous nos “cavernes ſombres, que d'être heureuſe “loin de toi. Je te tends mes bras à tra“vers les mondes qui nous ſéparent; con“ſoletoi, notre bonheur commun va bien“tôt commencer; oui, bientôt je dépoſe“rai le fruit auguſte des embraſſements du “pontife, je revolerai ſoudain vers la “vie vers toi. Adieu, mon bien aimé; “mon ombre t'embraſſe; puiſſe mon baiſer “ſe repoſer ſur tes levres.“

Sombreval à Voutondo.

Applaudis-moi, mon cher Voutondo, “je ſuis au comble du bonheur; puiſſe “ma joie illimitée ſe répandre dans ton “ame! Ma chere Phoſphorine eſt revenue “à moi du ſéjour de la mort; je l'ai vue “plus belle que la lumiere, plus éblouiſ“ſante que des millions de flambeaux, “couronnée de ces fleurs brillantes qui “naiſſent dans le ſéjour qu'elle a quitté; “elle m'a tendu ſes bras en tremblant d'une “douce joie. Je ſuis reſſuſcité avec elle; “ le pontife ſuprême, le même qui l'a “honorée dans l'autre monde de ſes em“braſſements, a daigné m'unir à elle d'un “lien ſacré, qui me rend poſſeſſeur de “ſes appas. Qui pourroit te décrite les plai“ſirs ineffables que j'ai goûtés avec elle, “ſous les auſpices de l'hymen? Elle ſe “vante que le grand-prêtre en a fait reſ“ſentir de pareils à ſon ombre, quand “elle étoit dans le ſéjour céleſte, qu'elle “a mis au monde un fils ſpirituel (c'eſt “ſon terme) qui doit occuper ſans doute “un des premiers trônes du monde. Croi“roistu que cette confidence indiſcrette “funeſte altere un peu, s'il eſt poſſible, “le pur amour que je lui porte? Elle a “beau me dire que c'eſt ſon ame ſeule “qui a concu mis au monde un fils, “je trouverois ſon corps plus pur, ſi ſon “ame étoit vierge. Te le dirai-je même?

“Ce grand-prêtre, dont on me dit que “les careſſes ſont ſi honorables méritent “tant de reconnoiſſance, m'inſpire je ne “ſais quoi qui aigrit mon cœur contre lui.

“Phoſphorine me dit qu'il daignera peut“être encore venir la viſiter dans notre “lit nuptial. Qu'il y vienne! je punirai “ſon inſolence. J'ai cru voir dans ſes re“gards, quand nous étions à ſes pieds, “quand il nous uniſſoit enſemble, je ne “ſais quoi de moqueur, je dirai même “de ſourbe. Pardonne tant de blaſphêmes; “c'eſt l'excès de mon amour qui me les “arrache. Ma jalouſe délicateſſe s'effarounche de ce que l'ombre de mon amante “a volé dans d'autres bras que les miens.

“Je voudrois être ſeul à faire ſon bonheur, “comme elle ſeule peut faire le mien. Mais écartons les ſombres idées amoncelées dans “mon ame, comme des ombres nuiſibles; “goûtons ſans mélange les plaiſirs que le “ciel nous accorde. Viens, mon cher Vou“tondo, viens être témoin de notre féli“cité, t'en procurer une pareille dans “les bras de ton amante.“

Ce peu de lettres doit ſuffire, je crois, pour donner une idée du ſtyle des Gnômes.

Cependant tous les extravagants préjugés de ce pays ſouterrain commençoient à m'ennuyer, d'autant plus qu'étant prêtre, je me voyois doublement obligé de les reſpecter. J'aurois bien voulu chercher à ouvrir les yeux de quelque Gnôme; mais le roi m'avoit fait jurer que je ne parlerois bon ſens à perſonne. „Vous “vous feriez, me diſoit-il, aſſaſſiner en “pure perte; que dis-je, aſſaſſiner! les “prêtres vous ayant admis dans leur ſo“ciété, vous regarderoient comme un “traître; il n'y auroit point de ſupplice “qu'ils ne vous fiſſent ſouffrir.--Mais vos “préjugés, lui répondis-je, peuvent-ils “être plus abſurdes?--Je conviens, ré“pliquoit le roi, qu'ils ſont d'une abſur“dité inſoutenable. Je vois bien, à votre “éducation, que votre patrie doit être plus “éclairée, que par conſéquent vos “dogmes religieux doivent beaucoup plus “approcher de la raiſon. (Je trouvai cette “phraſe fort cavaliere.) Donnez-m'en je “vous prie, une idée, me dit-il un jour; “peut-être les pourroit-on, peu-à-peu, “ſubſtituer aux nôtres, ou au moins cor“riger les uns par le mélange des autres.“

A cette propoſition, je me ſentis un louable deſir de propager notre ſainte foi, , nouveau miſſionnaire, je fis au roi, le mieux que je pus, un expoſé elair méthodique de ce que l'on nous enſeigne dans notre enfance. J'étois un apôtre ſans miſſion, je le confeſſe à ma confuſion, j'en ſuis ſi honteux, que je ne ſais trop ſi je devrois raconter ici l'effet de ma prédication. Qu'on attribue mon mauvais ſuccès à l'indignité, à l'ignorance du miniſtre.Je voulois aller faire des proſélytes ailleurs; car je m'ennuyois tous les jours de plus en plus ſous terre. On ſent bien que je n'aurois eu garde d'y reſter ſi longtemps, ſi l'on ne m'y avoit retenu malgré moi. Je pouvois demander tout ce que je voulois, excepté mon congé. Dans la nouveauté, ce ſéjour m'avoit plu par ſa fingularité; mais au bout de deux ans, la voûte infernale de cette mine me peſoit ſur les épaules.

Un haſard imprévu me fournit les moyens de quitter ce ſéjour. Les députés de la nation alloient réguliérement, comme je l'ai dit, porter leur or aux habitants du dehors, recevoir des proviſions en échange. Ils apprirent, un beau matin, que le pays ſupérieur qui les nour.

riſſoit, venoit d'être conquis par une puiſſance voiſine, que par conſéquent il n'y avoit plus de vivres à eſpérer, à moins qu'on ne s'accordât avec le vainqueur.

On envoya ſur le champ des députés vers le général des troupes victorieuſes.

“C'étoit, nous diſoit-on, un fort bel “homme, très-poli, très-franc, très“gaillard.“ Nos gens allerent le trouver; ils n'entendirent pas plus ſa langue, qu'il n'entendoit la leur. Ils lui raconterent, en s'expliquant comme ils purent, qu'ils habitoient ſous la terre, dans une ville d'or, qu'ils formoient un peuple nombreux. Il leur dit que cela devoit être curieux; qu'il feroit peut-être un tour chez eux. Ils lui répondirent qu'il y verroit de fort belles choſes; mais que, s'il vouloit ſe laiſſer empoiſonner, on lui en feroit voir encore de plus belles. En un mot, ils lui parlerent, ſelon les préjugés de leur religion, qui étoient vraiment comiques. Il en rit de tout ſon cœur. „Mes bonnes gens, “leur dit-il, vous êtes bien drôles; mais “il ne m'eſt pas poſſible de contracter avec “des cerveaux comme les vôtres. Cepen“dant, que juger de votre nation par ſes “députés? “Il leur écrivit une petite lettre qu'il leur remit, en leur diſant: „voilà “mà réponſe, portez-la à vos maîtres.“

Cètte réponſe étoit inintelligible pour eux. Je leur demandai, à leur retour, des nouvelles de ce général; ils me répondirent qu'il étoit plaiſant, qu'il diſoit beaucoup de mots ſemblables à ceux que je prononcois dans ma colere.

Les prêtres exorciſerent ſa lettre; , après l'avoir miſe ſur l'autel, la ſommerent juridiquement de répondre, d'expliquer ſon contenu; la lettre reſta muette.

On vouloit, pour la punir, la condamner au feu; mais la vie en dépendoit; car on avoit beſoin de vivres. Enfin, après avoir cherché toutes ſortes de moyens, le dernier dont on s'aviſa fut de s'adreſſer à moi. On vint me prier de faire les opéraons les plus efficaces pour forcer la lettre à s'expliquer. Toute l'opération conſiſta, de ma part, à la lire, en la traduiſant à ce peuple ſubtil. Elle étoit en françois; jugez de ma ſurpriſe. En voici la teneur:„On m'a envoyé des extravagants, qui “m'ont dit être les députés d'un peuple “qui vit ſous la terre. S'il exiſte un peu“ple ſi privilégié, je lui en fais mon com“pliment: je ſens qu'il a beſoin de pain, “qu'il faut lui en fournir; je ne m'y re“fuſe pas; mais qu'il m'envoie au moins “quelqu'un de raiſonnable, avec qui je “puiſſe faire des conventions. Ces nobles “ambaſſadeurs m'ont dit des abſurdités; “ m'ont invité fort poliment à me laiſ“ſer empoiſonner pour voir de belles cho“ſes. Ces diſparates peuvent faire rire; “mais on n'avance pas un ſou là-deſſus.

“Salut au peuple Gnôme. Signé, Tronnon “Tonnerre, général.

J'expliquai cette lettre au brave ſénat, aux prêtres aux ambaſſadeurs, qui furent tout étonnés. Il ne leur ſeroit jamais venu dans l'idée qu'on les prît pour des extravagants. Mais comment faire pour traiter avec l'homme fingulier qui leur écrivoit? quel député lui envoyer? On chercha encore long-temps; il falloit trouver quelqu'un qui pût parler avec cet étranger; on paſſa en revue tout le monde, l'un après l'autre, l'on ne voyoit perſonne capable de remplir cette commiſſion: enfin on penſa à moi, quand on ne ſut plus à qui penſer.

On m'envoya donc, avec deux Gnômes, en qualité d'ambaſſadeur, pour offrir de l'or au vainqueur, lui demander des vivres en échange. Les adieux d'Almanzine furent extrêmement tendres, quoiqu'elle comptât me revoir le lendemain. Elle verſa des larmes, je fus attendri. Pour me mettre à même de faire plus d'impreſſion ſur le général étranger, on me revêtit de mes habits ſacerdotaux dans toute leur ſolemnité, l'on m'aſſura qu'en me voyant dans cet équipage, tous les rois de la terre devoient ſe mettre à genoux devant moi. Je partis avec tout le cérémonial requis, je deſcendis le fleuve, je vis enfin le grand jour. J'en avois déja joui, dans ce que les Gnômes appelloient les Champs-Eliſées; mais c'étoit dans un lieu renfermé, ſeulement pour quelque temps, au lieu qu'à préſent je me trouvois en plein air; je comptois bien ne pas retourner dans ma cage, je me flattois même de retrouver ma Julie.

LIVRE TROISIEME.

Nous eûmes beaucoup de peine, mes compagnons ambaſſadeurs moi, à rejoindre le général étranger, qui couroit fort vîte. Enfin nous l'atteignîmes, nous fûmes admis dans ſon conſeil. Tout le monde y étoit vêtu à la françoiſe; tout le monde parloit françois. Je ne comprenois rien à cela.

Mes compagnons, qui me reſpectoient beaucoup, s'imaginoient que mes habits ſacerdotaux inſpiroient pour moi à ces étrangers la plus profonde vénération; mais à peine parus-je devant ces guerriers ſinguliers, qu'il s'éleva parmi eux un rire inextinguible. C'étoit à mes habits majeſtueux que je devois ce gracieux accueil.

Je reconnus bien là des Francois. Il eſt vrai que j'étois drôlement fagoté. J'avois des cornes ſur la tête; mes bras étoient paſſés dans une eſpece de culotte, ſur-tout je portois devant moi la figure d'un très-gros Priape. On dit au général, à notre arrivée, que nous étions les députés du peuple Gnôme.

Oh les fous! répondit-il en nant, voyez “leur accoutrement. Je le priai, dans “ma langue naturelle, de ne pas faire at“tention à l'habit, qui varioit toujours ſelon les différents pays..... „Quoi! dit-il en “m'interrompant, vous parlez notre lan“gue! êtes-vous François?“ Je lui répondis quo oui.--„Morbleu, reprit-il, il y a “des François par-tout, juſques ſous terre.

“Mais, mon cher ami, qu'êtes-vous allé “faire parmi ces extravagants?“ „Monſieur, lui répondis-je, ces gens ont “leurs préjugés à eux comme leurs habits; “mais dépouillez-les de cette enveloppe, “ vous trouverez ſous cette écorce la “même étincelle de bons ſens que chez les “autres hommes. D'ailleurs, ils ont les “mêmes beſoins; ils ont faim. Ils vous “offrent de l'or, donnez-leur du pain.“

--„Bon, répondit-il, voilà ce que j'ap“pelle parler: hé bien, Monſieur, on leur “en donnera. Mais ſuivant le vieux pro“verbe, en donnant donnant. Mandez à “vos Gnômes qu'ils envoient de l'or ſur le “champ; on leur remettra des vivres, “ipſo facto; on recevra d'une main, on donnera de l'autre.“ Il nomma des commiſſaires pour s'arranger avec moi, me ſouhaita le bon jour. J'envoyai mes deux compagnons députés dire aux Gnômes qu'ils envoyaſſent à l'entrée du fleuve, ſous la voûte, une quantité d'or que je déterminai; je réglai, avec les commiſſaires, ce qu'ils devoient fournir en échange.

Le général m'invita à dîner. On mangea fort bien à la francoiſe, l'on chanta de vieilles chanſons du temps de Louis XIV.

Ce galant homme me fit accueil à ſa maniere, c'eſt-à-dire fort gaiement ſans façon. Il cauſa un quart-d'heure avec moi: j'imitai ſon ton franc ſans gêne, je lui revins aſſez. Je lui avouai que je n'avois pas envie de retourner chez les Gnômes! „Vous “avez raiſon, me dit-il; vraiment il “convient bien à des animaux de cette eſ“pece de poſſéder un homme comme vous!

“Vous êtes un luron, ajouta-t-il; je veux “vous préſenter à notre reine.“ Je lui demandai s'il étoit Francois, comment il y en avoit dans ce pays-là; comme “il s'en eſt trouvé dans votre mine, dit-il; “par un enchaînement burleſque de cir“conſtances. Nous vous expliquerons tout “cela. Vous m'apprendrez auſſi par quel “haſard vous vous trouvez prêtre am“baſſadeur des Gnômes.“ Je lui demandai encore s'il avoit chez lui une grande jeune perſonne, très-jolie, nommée Julie de Noirville. „Nous avons, me répondit-il, “beaucoup de Julies de très-jolies per“ſonnes; vous ferez aiſément connoiſſance “avec elles,“ Et là-deſſus il ſe mit à parler à un tas d'importuns; ce qui termina notre converſation. Le lendemain, les députés revinrent.

Comme leur nation avoit faim, ils apporterent le double de l'or que j'avois fixé. On leur livra leurs proviſions ſelon ce que j'avois réglé. On convint de continuer à leur en fournir ſur le même pied aux mêmes conditions qu'ils en obtenoient ci-devant du peuple qu'on venoit de vaincre. Le général ſe fit livrer tout l'or; il en fit deux portions égales; il en prit une, dit: voilà pour “nous, mais il n'eſt pas juſte que nous “emportions l'autre part, qui excede ce que “nous avions demandé; tenez, me dit-il, “je vous en fais préſent.“ Il y avoit au moins la charge de douze mulets; c'étoit de quoi me faire une fortune énorme. Je reçus ce préſent avec joie reconnoiſſance, en embraſſant avec tranſport mon bienfaiteur. Les députés furent charmés de leur marché, fâchés de me perdre. Ils partirent pour la mine; l'armée décampa, dut ſe rendre vers les frontieres; le général prit la poſte pour faire un voyage à la cour.

Il vouloit me donner pluſieurs de ſes ſoldats pour porter mon or; car il n'y avoit point de bêtes de ſomme dans ce pays. Je n'en voulus point, parce que d'autres porteurs s'offrirent à moi, me ſolliciterent de les accepter. Je me trouvai bientôt ſeul avec ces maudits porteurs. Une partie ſe chargea très-leſtement de mes richeſſes, d'autres voulurent m'enlever moi-même.

Je préférai de marcher à pied, ils me ſuivirent. Je me trouvois immenſement riche. Je formois les projets les plus agréables; je me promettois de retourner bientôt en France; déja je me voyois poſſeſſeur de ma Julie. Mais on ſait comment la fortune m'a toujours traité, avec quelle promptitude elle m'a conſtamment ſoufflé ſes préſents, preſque dans l'inſtant qu'elle me les offroit; ainſi l'on ſe doute bien que, ſi je ſuis à préſent Créſus, je vais être bientôt lrus. Rien de plus ſimple que le procédé par lequel je fus dévaliſé.

Mes porte-faix étoient nombreux, je me trouvois ſeul à leur merci; ils étoient de plus voleurs, je ne pouvois les empêcher de me voler. Je reconnus alors combien j'avois eu tort de refuſer l'eſcorte que le général m'avoit offerte. Les brigands commencerent par marcher d'une vîteſſe étonnante, tellement que j'avois peine à les ſuivre; ils arriverent bientôt dans une grande forêt. Là, chacun s'enfonca de ſon côté parmi les arbres; je courois tantôt après l'un, tantôt après l'autre; mais je ne pouvois les pourſuivre tous à la fois. J'avois beau les appeller leur crier: „Mais “ſongez donc que cela m'appartient, que “c'eſt toute ma fortune:“ ils étoient ſans oreilles, mais non ſans jambes; je les perdis bientôt de vue l'un après l'autre. Je vins à bout d'en attraper un, mais deux autres enleverent ſon fardeau; me laiſſerent l'homme, qui ſut auſſi ſe défaire de moi Je me trouvai bientôt ſeul au milieu de quatre autres coquins, qui m'avoient ſuivi, malgré moi, pour me porter moimême. „Oh! me dirent-ils, il eſt inutile “de courir; vous ne les reverrez jamais, “nous vous le cautionnons.“ Je ne trouvai pas ce propos conſolant, quoiqu'ils ſemblaſſent me parler ainſi pour me conſoler.

„Monſieur, ajouterent-ils, vous voyez que “nous n'avons pas notre part du gain que “ces meſſieurs viennent de faire; nous “eſpérons que vous voudrez bien nous dé“dommager.““Qu'appellez-vous vous dédommager?

“leur répondis-je. Etes-vous auſſi des vo“leurs? voudriez-vous, malheureux, votre “part du vol?

Mais au moins, “reprirent-ils, vous devez nous payer “pour avoir voulu vous porter. Les co“quins! Je leur répondis: ma foi, je “n'ai pas le ſou; ces brigands m'ont réduit “à la derniere miſere.--Vous ne trou“verez pas mauvais du moins, dirent-ils, “que nous tâchions de tirer parti de vos “habits: vous voyez que nous ſommes “accommodants.--Comment, ſcélérats!

“m'écriai-je.“ Ils ne firent pas attention à mes cris, , triomphant aiſément de ma foible réſiſtance, ils me dépouillerent avec la plus rigoureuſe exactitude. Ils regardoient en pitié mes habits baroques.

„Mais voyez un peu, diſoient-ils, quels “habits extravagants! que diable veut-il “que nous faſſions de cela? Nous n'en “tirerons pas de quoi nous rafraîchir. En “vérité, nous avons fait là une belle jour“née.“ Je l'avois faite plus mauvaiſe qu'eux. „Et le joli mignon, ajoutoient-ils; “il faut des porteurs à cela! (Je ne les avois ni demandés, ni employés.) „Ah!

“drôle, tu mériterois bien que nous nous “payaſſions ſur tes épaules; mais cela ſe “retrouvera.“ A ces mots, ils me gratifierent de quelques coups de poings, me jeterent par terre, diſparurent.

Je me levai roué de coups tout nu, perdu dans un grand deſert ſablonneux.

Que faire? Je m'avançai lentement du côté par où j'avois vu mes bourreaux s'échapper. La nuit vint; elle fut des plus noires. Que devenir? „Hélas! me diſois-je, “pourquoi ai-je quitté le ſéjour des Gnô“mes? Je ſerois à préſent bien à mon aiſe “dans le lit d'Almanzine, ou de quelque “autre beauté, dans l'abondance royale, “dans le ſein des voluptés; je me vois, “ô Dieu!.. ſi riche, il n'y a qu'un moment, “formant de ſi agréables projets.... Ah! je “ſuis né pour être malheureux! O ma Julie, “où es-tu? Si tu voyois ainſi ton amant, tu “le plaindrois. Tout lui manque, mais, “au ſein des déſerts, il ne penſe qu'à toi, “il ne regrette que toi.“ En prononcant ces tendres complaintes, j'entendois, de temps en temps, les rugiſſements des lions qui me tiroient fort déſagréablement de ma rêverie amoureuſe; il tomboit du verglas ſur ma chair nue; je ne pouvois me coucher; , pour m'échauffer du moins, il falloit toujours marcher, au riſque de m'égarer de plus en plus.

Je courus toute la nuit dans l'ombre la plus épaiſſe. Heureuſement je ne rencontrai ni pierre ni foſſé pour me caſſer le cou J'étois dans un grand déſert, où il n'y avoit que du ſable; j'enfoncois aiſément, je me débarraſſois avec peine; mais au moins cet exercice m'échauffoit, parce qu'il étoit pénible. Malgré l'embarras où j'étois plongé, je m'occupois beaucoup des moyens de revoir ma Julie, de renouer mon mariage avec elle, comme ſi j'avois été ſûr qu'elle fût encore au monde.

J'étois auſſi fort inquiet ſur la maniere de me trouver à l'audience de la reine, dont le général m'avoit parlé; car c'étoit le lendemain qu'il m'avoit donné rendez-vous, pour me préſenter à elle. Comment m'y trouver? comment y paroître décemment?

Etois-je loin ou près de la réſidence de ſa majeſté? D'ailleurs, on a beau être dans le même lieu que les grands, on eſt toujours bien loin d'eux, quand on eſt tout nu.

Le jour commencoit à poindre, j'appercevois des habitations, même de beaux édifices; la campagne devenoit trèsriante; mais je rencontrois de temps en temps des ſauvages de couleur de cuivre rouge. Ma peau blanche me donnoit une figure tout-à-fait différente de la leur. Quelquesuns me prenoient pour un de ces mores blancs, qu'on appelle Albinos, ou pour quel-que animal approchant de la figure humaine.

Pluſieurs vouloient tirer ſur moi ſans facon.

Heureuſement la langue de ces peuples reſſembloit preſque entiérement à celle des Gnômes, ce qui m'aida beaucoup à me faire entendre, à exprimer mes beſoins; je parvins enfin à obtenir d'un des paſſants, qu'il m'indiquât le chemin qui conduiſoit au palais de la reine. J'appris que j'en étois fort éloigné; il me fallut marcher tout le jour; le chemin devenoit, il eſt vrai, plus beau; le déſert étoit bien loin derriere moi.

Je me trouvois dans un pays habité; mais où l'on étoit habillé, par conſéquent où ma figure devenoit moins de miſe. Je cueillis par-ci par-là des fruits, qui me valurent l'avantage de ne pas mourir de faim, m'obtinrent de plus quelques coups de bâton de la part de ceux à qui ils appartenoient. On lâcha pluſieurs fois de gros dogues à mes trouſſes; l'amour de la vie me donna la force de courir plus vîte qu'eux. A chaque village que je traverſois, je recueillois une troupe de poliſſons, qui couroient après moi en me huant; quoique j'en laſſaſſe pluſieurs, mon cortege augmentoit continuellement.

Je decouvris bientôt la ville capitale, cette vue me fit redoubler d'ardeur pour y arriver; mais auſſi j'eus plus de peine à avancer, parce que je recueillis une ſuite plus nombreuſe plus fatigante. Il faut avouer bonnement que mes ſuivants me jetoient de la boue, toutes ſortes de ſuperfluités, qui n'étoient pas du choix le plus exquis, que j'étois déja tout couvert de ces matieres hétérogenes, avant d'entrer dans la ville. Malgré mon embarras, j'avois cependant aſſez de préſence d'eſprit pour réfléchir ſur la bizarrerie de mon entrée.

L'aſpect de la ville étoit encore plus ſingulier que cette entrée unique. Je la diſtinguois déja très-bien, je la trouvois parfaitement ſemblable à Paris; je reconnoiſſois, à n'en pouvoir douter, les tours de Notre-Dame, le dôme des Invalides, le Val-de-Grace, l'Obſervatoire; que ſais-je?

tant d'autres édifices. Il y avoit là de quoi me plonger dans l'extaſe; mais je n'avois pas le temps de m'arrêter ſur cette contemplation. J'enfilai bientôt une avenue, ſemblable à la nouvelle qui conduit du pont de Neuilly aux Champs-Eliſées. Il n'y a point d'entrée d'ambaſſadeur qui attire autant d'affluence que la mienne. La charmante promenade ſe trouvoit pleine du plus beat monde; je ſentois combien ma figure étoit indécente, ſur-tout pour un pays d'étiquette comme celui où je me trouvois: j'en étois confus; mais que faire? La foule des poliſſons qui s'amaſſoient ſur mes trouſſes, devenoit innombrable. La ſueur dont j'étois baigné, attachoit davantage ſur mon corps tout ce qu'on y jetoit; les ſpectateurs ne ſavoient trop pour quel animal ils devoient me prendre; il n'y avoit là perſonne à qui je n'euſſe volontiers cédé ma place.

Bientôt je paſſai devant un corpsdegarde; les ſoldats voyant l'incongruité de ma parure, crurent devoir ſe mettre auſſi à ma ſuite pour m'arrêter; voilà donc mon cortege augmenté d'un ſurcroît pénible. Je redoublai d'ardeur pour courir: je traverſai une place ſemblable à celle de Louis XV; je gagnai le pont Tournant, me voilà dans les Tuileries.

C'étoit exactement la même choſe que chez nous; la grande allée ſe trouvoit garnie de la plus brillante aſſemblée. Toutes les dames ſe leverent ſur mon paſſage; j'entendois crier: Ah, l'horreur! parmi d'innombrables éclats de rire. En feignant de vouloir embraſſer les gens, je les faiſois fuir; on ſe rangeoit pour me laiſſer paſſer; je gagnai enfin le château.

Heureuſement, les ſoldats le peuple n'avoient pas le droit d'y entrer, par reſpeet pour le ſéjour de la ſouveraine. Il n'y avoit point de gardes à la porte, j'ignore pourquoi. Je me vis bientôt accueilli par les valets, qui s'attrouperent autour de moi, dans une cour ſemblable à celle qu'on nomme chez nous la cour des princes. Ces honnêtes gens, en éclatant de rire, alloient recommencer, à mes dépens, un jeu auſſi triſte que celui des poliſſons qui m'avoient pourſuivi: j'apperçus dans un coin de la cour une eſpece de trône élevé au deſſus de pluſieurs degrés, d'où j'ai ſu depuis que la reine jugeoit quelquefois les cauſes de ſes ſujets. Je pris ce trône pour un aſyle, je m'y réfugiai, comptant qu'on m'y reſpecteroit. Je tombai ſur les marches en criant: Grace! grace! On m'entoura, ſans me faire de mal; je reſtai long-temps ſans pouvoir prononcer un ſeul mot: enfin je dis aux nobles gens qui m'environnoient: „Meſſieurs, ayez pitié de votre ſemblable; “j'ai été dépouillé, comme vous le voyez, “par des voleurs; j'ai été mis dans l'état “où je ſuis par la populace, qui, me “voyant nu, m'a comblé d'outrages. Me “voilà dans la ſituation la plus déplorable; “haraſſé, rendu, pouvant à peine reſpirer; “daignez protéger un ſuppliant, qui n'a “jamais fait de mal à aucun de vous, “qui n'a pas mérité ſes malheurs par au“cun crime que vous lui connoiſſiez.“

Les valets parurent touchés de ma harangue. „Meſſieurs, repris-je, je ſupplie “quelqu'un d'entre vous d'avertir M. le “général de Trombon-Tonnerre, que je “ſuis arrivé. J'ai eu l'honneur de le voir “il y a deux jours, de faire même un “traité avec lui pour une nation reſpecta“ble; j'étois alors plus heureux, en “meilleur équiqage. Il m'avoit donné ren“dezvous pour aujourd'hui dans ce palais; “il devoit même me préſenter à la reine.

“Vous voyez à quel point des malheureux “m'ont mis dans l'impuiſſance de recevoir “cet honneur; ſi tout ce que j'avance eſt “une impoſture, on pourra me punir. “Mes amis, dit un de la troupe qui pa“roiſſoit être raiſonnable, s'intéreſſer à “moi, il ne faut condamner perſonne ſans “l'entendre. Venez, mon ami, me dit-il, “M. le général eſt ici; l'on va vous con“duire à lui.“ Je le ſuivis; on dit à une eſpece de Suiſſe de m'annoncer. Il demanda qui j'étois.“ Dites à S. E. lui répondis-je, “qu'un prêtre Gnôme, à qui il a donné “rendez-vous, eſt arrivé.“ Le nom de prêtre Gnôme les fit tous rire, ils me toiſerent de la tête aux pieds. Le Suiſſe, flegmatique, me regarda d'un air auſſi froid que ſi j'avois été habillé. On lui donna commiſſion d'annoncer, à M. le général, un prêtre Gnôme à qui il avoit donné rendezvous, pour le préſenter à la reine. A cette idée, tout le monde rit, excepté le suiſſe. Il alla froidement m'annoncer à S. E.

qui étoit dans un appartement voiſin; il repéta, mot pour mot, tout ce qu'on lui avoit dit, ſans ajouter une parole ſur l'état où j'étois. J'entendis tout de la porte: la reine étoit juſtement avec M. de TrombonTonnerre. „ Ah! bon, dit-il, juſtement, “Madame, c'eſt ce drôle de corps que “j'ai annoncé à V. M. Je l'attendois; “qu'on le faſſe entrer.“ J'étois déja derriere un paravent, le général s'avancoit, en diſant: „Madame, j'ai l'honneur de vous “préſenter M. l'ambaſſadeur;“ M. l'ambaſſadeur paroît. La reine s'écrie: Ah, l'horreur! ſe ſauve; le brave guerrier reſte la bouche béante les bras abattus, moi, dans ma nudité, je demeure auſſi immobile que lui. Oh, oh, dit-il enfin, “que ſignifie cette comédie? Qu'eſt-ce que “ce poliſſon qu'on a laiſſé entrer ici?“

On lui répond que c'eſt le prêtre Gnôme qu'il attendoit: les domeſtiques, arrêtés à la porte, ne pouvoient étouffer leurs éclats de rire. „Que veut dire ceci? s'écria-t-il “en colere. Y a-t-il ici quelqu'un qui oſe “prétendre à ſe jouer de moi?“ Je vis bien qu'il ne me reconnoiſſoit pas. „Monſieur, lui dis-je, daignez pardonner à vos “gens, auſſi-bien qu'à moi. Je ne ſuis que “trop méconnoiſſable. Puiſſe au moins ma “voix rappeller à votre mémoire l'infor“tuné prêtre Gnôme que vous avez daigne “accueillir favorablement il y a deux “jours. Il me reconnut en effet à la voix.

“Comment! c'eſt donc vous? me dit-il.

“Mais quelle eſt cette maſcarade? eſt-ce “dans cet équipage que vous voulez vous “faire préſenter à une reine?

“Monſieur, lui répondis-je, il m'eſt “arrivé bien des malheurs depuis que je “vous ai quitté. J'ai été volé, tourmenté, “martyriſé“ Alors je lui racontai en gros mon hiſtoire. Il la trouva plaiſante, me plaignit en riant. Il m'examina de la tête aux pieds, me retournant par devant par derriere. „C'eſt une comédie “larmoyante, me dit-il; ſur mon ame, “il a la plus drôle de figure du monde; “on ne peut être plus malheureux, ni en “même temps plus comique. Allons, mon “ami, il faut vous décroter vous cou“vrir; il y a remede à tout. Qu'on ap“pelle mon valet de chambre, afin qu'il “cherche dans ma garde-robe de quoi “habiller le prêtre ambaſſadeur. Cepen“dant je ne ſais comment la reine a pris “ceci; elle s'eſt ſauvée comme un oiſeau.

“Il y a là-haut de bonnes ames qui pour“ront envenimer cette petite hiſtoire, le “plus charitablement du monde. Il faut “que j'aille voir cela.“ En diſant ces mots, M. de Trombon-Tonnerre courut chez la reine; on lui ferma la porte au nez. 8. M. étoit encore toute effrayée. „Mais “qu'eſt-ce donc? qu'ai-je vu, diſoit-elle “à ſes femmes, qui en vouloient au gé“néral? Eſt-ce un homme? eſt-ce une bête?

“Oh! le hideux objet! Et c'eſt là ce “qu'on appelle un Gnôme!“ Les honnêtes femmes lui répondirent que c'étoit un trait indigne de la part du général, d'avoir oſé jouer S. M. au point de lui faire voir une figure ſi indécente; qu'on n'expoſoit jamais un homme nu aux regards d'une jeune perſonne, encore moins à ceux d'une reine: qu'on ne promettoit point de préſenter un prêtre un ambaſſadeur, pour offrir l'objet le plus indécent; qu'enfin on ne jouoit un tour auſſi ſanglant qu'à ceux qu'on vouloit outrager de la maniere la plus décidée.

La reine, qui n'avoit pas d'abord penſé à ſe fâcher, crut dès-lors ſa pudeur intéreſſée à témoigner du reſſentiment, elle le fit avec toute la dignité poſſible. Elle ne voulut pas voir le général, lui fit dire de ſe rendre ſur le champ à ſon armée.

Il peſta beaucoup contre cet ordre, deſcendit en grondant. Il m'appercut au bas de l'eſcalier: „Quel diable auſſi, dit-il, “ces Gnômes ſont faits pour me porter “malheur! Tout ce qui vient de chez epx “n'a pas le ſens commun. Voyez un peu “quel ajuſtement pour paroître devant une “reine. Nous avons fait là une belle équi“pée; ayez ſoin de lui cependant, ajouta“til, qu'il ne manque de rien.“ En diſant cela, il monta en voiture. Je voulois lui faire mes excuſes.“ Oh! ne vous in“quiétez pas, me cria-t-il de la portiere; “ce ne ſera rien. La reine eſt jeune in“génue; elle peut écouter de mauvais ca“quets; mais dans le fond c'eſt bien la “meilleure ame du monde.“ A ces mots il partit, me laiſſa au milieu de ſes gens, toujours dans le même déshabillé.

A peine ſon carroſſe eut-il diſparu, que ces coquins m'entourerent, de l'air le plus inſolent, bien déterminés à s'amuſer à mes dépens. Je ne répéterai pas leurs propos révoltants. Ils convinrent enfin qu'il falloit me nettoyer m'habiller, ſur le champ; ils eurent la cruauté de m'attacher à la corde du puits, , de cette maniere, ils s'amuſoient à me plonger dans l'eau, à m'en retirer alternativement. Enfin l'un d'eux, qui paroiſſoit aſſez bon homme, obtint que ce jeu ceſſât. Pour finir de me nettoyer, on ſe contenta de me jeter cinquante ſeaux d'eau ſur le corps. Après cette aſperſion, on me donna une miſérable ſouquenille pour me couvrir, l'on me ſignifia qu'on daignoit m'élever au rang de marmiton. Voilà mon début à la cour.

On concoit combien je fus humilié d'un pareil traitement; mais je ſentis qu'il ſalloit faire contre fortune bon cœur, recevoir de la main droite ce qu'elle m'offroit de la gauche. Je remplis mon emploi avec gaieté, ma gaiete me valut des amitiés de la part de ces drôles, qui étoient diſpoſés à me maltraiter, pour peu que j'euſſe eu l'air mélancolique. Un chef de cuiſine que je fis rire, me donna un de ſes vieux habits, qui étoit encore aſſez propre.

Je fis faire ma barbe, qui étoit encore jeune; je m'accommodai m'habillai en tirant le meilleur parti que je pus de mon ajuſtement: ils me trouverent tous un air noble galant. „Vraiment, diſoient-ils, “c'eſt un gaillard bien bâti; il a l'air de “quelque choſe.“ Je vis que je leur en impoſois. Celui même qui m'avoit donné l'habit, paroiſſoit me reſpecter pour cet habit même. Je trouvai une guitare, je me mis à en pincer d'une maniere qui plut Je compoſai bientôt quelques couplets à la louange de la reine, j'allai les chanter ſous ſes fenêtres, en m'accompagnant de mon inſtrument. Elle me regarda à travers une eſpece de jalouſie. On lui dit que j'étois le prêtre Gnôme; on lui raconta comment j'avois été volé. Elle témoigna qu'elle goûtoit ma figure mon chant, elle m'envoya cinquante ninons: car les pieces d'or étoient ainſi nommées de ſon nom. Je me fis habiller très-promptement, les valets n'oſerent plus me commander rien: je reçus même des excuſes de leur part.

Je gagnois tous les jours à leurs yeux; en moms de quinze jours, de marmiton je devins maître. La dame du logis, c'eſtàdire, la générale qui revint de la campagne, apprit mon hiſtoire, commanda qu'on m'amenât devant elle. Dès qu'elle m'eut vu entendu, elle me fit les plus gracieuſes excuſes, pour l'impertinence de ſes gens, ordonna que je fuſſe logé dans un appartement de maître, me fit manger à ſa table. Auſſi-tôt tous ſes valets, l'un après l'autre, vinrent me trouver, me demandant pardon de l'air le plus humble. Ils m'aſſurerent tous, chacun en leur particulier, qu'ils m'avoient reconnu, dès le premier coup d'œil, pour ce que j'étois; que dans le fond de leur cœur, ils s'étoient intéreſſés à moi, m'avoient reſpecté en ſecret. C'étoient ceux mêmes dont j'avois reçu-le plus d'outrage, qui venoient me tenir ce langage.

Je pardonnai à tous, excepté à un malheureux, que je crus devoir punir, comme on le verra par la ſuite. Je me liai d'amitié avec le gouverneur des enfants du général, qui étoit un brave homme. Je lui demandai enfin où j'étois, par quelle étrange aventure je trouvois un peuple qui parloit françois, au bout du monde, dans un pays dont les Francois ne ſoupçonnoient pas l'exiſtence; je le priai de m'expliquer pourquoi cette ville, qu'on nermmoit Parisneuf, reſſembloit ſi ſinguliérement au Paris d'Europe: car, en effet, la reſſemblance étoit frappante; tous les beaux quartiers s'y trouvoient imités embellis; aux vilains, qui ſont communs chez nous, on en avoit ſubſtitué de charmants. Cette ville étoit donc beaucoup plus belle que ſon aînée, l'on auroit dû l'appeller plutôt Paris réformé, que Paris-neuf. Je fis enfin à mon homme un déluge de queſtions ſur la foule des objets nouveaux qui me frappoient.

Le gouverneur me répondit: „Mon cher “ami, ce que vous me demandez doit “être voilé des ombres que le miniſtere “veut y répandre. Nous ne pouvons révé“ler tous nos ſecrets, nous bien faire “connoître aux étrangers; cependant je “vous dirai tout ce qu'il me ſera permis “de vous dire.

“Ce pays n'eſt pas entiérement inconnu “à vos auteurs; pluſieurs le nomment, “comme nous, la France-Auſtrale. Il eſt “queſtion, dans Montagne, d'une contrée “nommée la France-Antarctique: , “quoique notre colonie même ne ſoit pas “connue en Europe, là terre que nous “habitons a été, depuis un temps immé“morial, le ſéjour de pluſieurs Francois, “que nous nommons Auſtro-Francs.

“Notre cour eſt Francoiſe, comme “vous voyez, parce que nous ſommes “tous originaires de France, que nous “avons encore parmi nous deux ou trois “vieillards centenaires, qui ſont nés en “France même.

“Mais comment ſe fait-il, lui dis-je, “qu'on ne ſache rien en France d'une pa“reille émigration? car cette colonie eſt “nombreuſe. Dites-moi, de grace, où “ſommes-nous? “Nous ſommes dans les terres Auſtra“les, reprit-il. Je vous répete qu'il y “avoit ici des François depuis long-temps; “mais ils n'avoient aucune communication “avec la France, qui avoit perdu de vue “ce pays. On envoya, ſous Louis XIV, “une petite eſcadre, pour le découvrir “ le conquérir de nouveau. Ces émi“grants y réuſſirent; mais ſe voyant dans “une contrée preſque inacceſſible, ils vou“lurent profiter de cette ſituation: l'Eu“rope ne pourra pas nous déterrer là, “dirent-ils; ſans doute il vaut mieux “reſter ici nos maîtres, que de gémir ſous “une puiſſance éloignée, d'expoſer ce “beau climat à tous les malheurs qu'a “ſoufferts le Nouveau-Monde, ſi nous “la faiſons connoître aux trop puiſſant “Européens. C'étoit la même raiſon, cher “Merveil, qui avoit engagé nos devanciers, “les Auſtro-Francs, à prendre le même “parti. Les nouveaux débarqués ſe dé“terminerent donc à s'établir en paix dans “ce pays. On ne les vit point revenir en “France; on les crut perdus; on ne penſa “plus à eux; ces braves gens fonderent “ici un empire aſſez puiſſant, ſur-tout “très-heureux. “Nous ſommes gouvernés, comme vous “le voyez, par une reine, jamais par “un roi. C'eſt une loi de l'état. On a vu “que, quand un homme eſt ſur le trône, “le beau ſexe a quelquefois trop d'influen“ce; au lieu que quand une femme regne, “elle donne ordinairement ſa confiance à “des hommes, les affaires n'en vont pas “plus mal. C'eſt là, mon cher ami, la “raiſon qui a mis pour jamais notre ſcep“tre en quenouille. Le trône eſt hérédi“taire, cependant nos reines ne ſont “point mariées. Je vous apprendrai, par “la ſuite, comment elles s'y prennent pour “avoir de la ſucceſſion. Il eſt certain qu'au “moins, à l'inſtar du grand-Turc, S. M.

“eſt la premiere bâtarde de l'état.

“Vous avez été ſurpris d'apprendre que “notre ſouveraine s'appelle Ninon V: c'eſt “qu'elle deſcend, en droite ligne, de l'ai“mable fille qui fut ſi célebre chez vous “ſous ce nom. Cette courtiſane, honnête “homme, eut du grand Condé une fille, “qui ne fut point reconnue, qui réunit “les graces de ſa mere à la grande ame “de ſon pere. La jeune Ninon, à l'âge “de dix-huit ans, fut embarquée ſur l'eſ“cadre qui conduiſit ici nos aïeux. On ne “cherchoit qu'à s'en défaire, l'on y “réuſſit. Charmante comme elle étoit, elle “ſe voyoit adorée de tous les hommes; on “admiroit ſa ſageſſe autant que ſes graces.

“Elle avoit ſur tout notre ſexe l'empire le “plus marqué; elle étoit auſſi conſultée “que courtiſée.

„Au commencement, il étoit queſtion “d'établir une forme de gouvernement. La “plus grande partie des habitants penchoit “pour l'état républicain. On ne manqua “pas de demander à la belle Ninon ſon “avis ſur ce point important. Un ſoir “tous ſes adorateurs étoient chez elle en “grand cercle: on parloit de cet objet, qui “intéreſſoit tout le monde, l'on ne pou“voit s'accorder. Tout-à-coup, un joli jeune “homme, plus éperdument paſſionné que “les autres pour la divinité de l'aſſemblée, “ſe leva s'écria: Meſſieurs, vous voilà “bien embarraſſés; créons une monarchie, “ mettons la belle Ninon ſur le trône: “n'eſt-elle pas déja notre reine? Cette idée “parut une inſpiration du ciel, l'inſpi“ration ſe communiqua au cercle entier, “comme l'électricité. Tous s'écrierent: “Saluons notre reine. Un ſecond inſpiré “cria: Et n'ayens jamais que des reines deſ“cendantes de cette belle perſonne. Tous y “conſentirent ſolemnellement. Le premier “qui avoit parlé, ſe ſentant aimé, avoit “pu ſe flatter d'être placé ſur le trône avec “ſa maîtreſſe; mais il en fut exclu, comme “tout ſon ſexe.

“Tous ces amants d'accord, ſe jete“rent aux pieds de leur ſouveraine, en “la ſuppliant d'accepter la couronne. Elle “eut beau les prier de ne pas pouſſer plus “loin cette comédie; ce n'en étoit point “une. On propoſa au peuple l'arrangement “que l'amour avoit dicté. Le peuple ac“cepta volontiers pour ſa reine, celle “qu'il regardoit comme une déeſſe. Elle “fut forcée de céder au vœu publie; elle “eſt regardée comme la fondatrice de cet “empire, auquel elle donna des loix, “qu'elle gouverna comme un grand roi.

“Tous les amants qui l'avoient élevée à ce haut rang, furent ſes conſeillers; cela ve “ſans dire.

“Enfin, pour abréger, notre jeune reine “eſt la cinquieme depuis elle. Toutes ces “princeſſes ont été belles, parce qu'elles “deſcendoient d'une mere très-belle, “qu'elles ont toutes eu le choix du bien“heureux mortel qui leur a donné de la “poſtérité. Vous devez trouver cette ca“pitale finguliere, par ſa reſſemblance avec “Paris d'Europe. C'eſt la diſpoſition natu“relle du terrein, le goût de nos peres “pour leur patie, qui leur a donné l'idée “de pouſſer l'imitation ſi loîn. Nous avons “beaucoup embelſi vote Pans, ſens que “vous le ſachiez. Nous envoyons chez vous, “de temps en temps, des députés, qui “nous mettent à même d'imiter tous les “changements que vous faites chez vous.

“Au reſte, nous n'avons guere qu'une “capitale, de beaux environs, cinq ou “ſix villes un peu conſidérables. Le reſte “du pays ne vaut pas votre France. Il y “a encore bien des déſerts des peupla“des ſauvages.“ A ces mots, celui qui m'entretenoit ſe tut; voilà tout ce qu'il me fut poſſible d'en tirer.

Ce que j'apprenois ſur le compte de la reine, m'inſpiroit une envie démeſurée de la voir. Elle n'avoit pas ſeize ans, diſoit-on, elle étoit pétrie de graces.

Je n'oſois pas encore demander d'être préſenté à la cour; ma piteuſe entrée dans le pays étoit trop fraîche pour cela: d'ailleurs le général n'étoit pas là pour m'introduire. Je rodois continuellement autour du palais, pour voir S. M. Quand elle ſortoit, elle portoit un maſque de velours noir. On m'aſſuroit qu'elle n'avoit pris cette habitude que depuis quelque temps, à peu près depuis l'époque de mon arrivée; qu'auparavant elle ne le portoit que rarement, à la campagne, pour ſe garantir du ſoleil. Cet uſage lui venoit ſans doute de France, où il régnoit lors du départ de l'eſcadre.

En anendant que je puſſe voir la reine, je m'amuſois avec la femme du général, petite brune fort piquante, dont les yeux ſemblerent vouloir me dire quelque choſe dès notre premiere entrevue. Je ſentois ce que je devois à ſon mari, je me propoſois d'être fort réſervé avec elle; mais j'avois à combattre une jolie femme moi-même. Je cherchois à me diſtraire avec des citoyennes. Je m'exprime ici un peu cavaliérement, j'en ai honte moi-même.

Quel langage quelle conduite pour un amant de Julie! Quoi qu'il en ſoit, il y avoit à Paris-neuf des Francois, ou plutôt des filles de Francois, des naturelles du pays. Les premieres me plaiſoient par leurs graces; mais il n'y avoit pas moyen d'obtenir d'elles un peu de myſtere; mon ſecret éventé mettoit madame la générale dans une grande colere contre moi, quand il parvenoit à ſes oreilles. Les ſecondes étoient plus diſcretes; mais je les trouvois moins aimables. Elles ne manquoient pas de blancheur, parce que le pays eſt un peu froid; elles étoient même aſſez réguliérement jolies; mais elles vouloient copier les Francoiſes, cette manie leur donnoit un air gauche. Je les aurois mieux aimées dans leur ſimplicité naturelle.La générale, pour m'agacer, cherchoit à me donner de la jalouſie. Elle avoit, parmi ſes adorateurs, un vieux financier, qui étoit fort aſſidu. Les préſents énormes qu'il prodiguoit le faiſoient ſupporter. Le malheureux méritoit mon reſſentiment; c'étoit le ſeul homme dont je voulois me venger. Je voyois toujours dans lui le principal auteur des outrages que j'avois recus, pendant ma triſte nudité, dans la cour du général. Il avoit alors jeté quelques pieces d'or à la valetaille, pour que ces coquins l'amuſaſſent à mes dépens; quand on m'avoit inondé d'eau de puits, il avoit beaucoup ri, de ſon rire épais ſtupide. Depuis que j'étois ſorti de mon humiliation, le traître n'avoit ceſſé de provoquer ma colere. Il me regardoit comme un gredin comme ſon rival, prenoit avec moi des airs d'une inſolence qui me l'auroit fait cent fois jeter par la fenêtre, ſi la petite générale ne s'y étoit oppoſée.

Je réſolus au moins de me jouer de lui, comme il s'étoit joué de moi. Ce perſonnage écourté me paroiſſoit taillé pour faire un bouffon, j'en fis le mien. La femme qu'il idolâtroit me ſeconda merveilleuſement bien en cela, ſans pourtant ceſſer de recevoir ſon argent. Je trouvois ce jeu perfide, je le lui diſois, la cruelle, pour me punir, me forcoit d'en accepter ma part. Nous étions en carnaval; , vivant dans une colonie Francoiſe, nous le célébrions, comme à Paris, par des extravagances. Je réſolus de conſacrer toutes mes maſcarades à repréſenter, tantôt un perſonnage, tantôt l'autre, aux yeux du financier, qui ne les avoit pas bons. La générale, qu'il importunoit quelquefois, voulut lui donner une autre maitreſſe, je me chargeai d'en jouer le rôle. Je n'avois que vingt-ſix ans; ma barbe encore un peu blonde ne paroiſſoit point quand j'étois frîachement raſé. Je m'habillai donc en femme, je parus aſſez bien ſous cet ajuſtement. On m'inſtalla dans une jolie maiſon, l'on m'amena l'épais Mydas.

Il fut ébloui de ma beauté, je lui fis des agaceries, lui témoignai quelques attentions. Il n'en falloit pas davantage pour faire prendre feu à ce laid perſonnage, qui ſe voyoit ordinairement rebuté par toutes les femmes. Il me déclara ſa paſſion; je fis les minauderies d'uſage en pareil ons chez le beau ſexe. Je lui donnai des lueurs d'eſpérance, il fut tranſporté au troiſieme ciel.

Je jouois ce jeu dans un coin d'un appartement, où toute l'aſſemblée, qui étoit prévenue, rioit ſous cap. Après avoir fait ſoupirer mon amant pendant quelques jours, je lui donnai enfin un rendez-vous en regle. Nous ſoupâmes tête-à-tête: je le vis s'emflammer par degrés. L'heure de ſe coucher vint; je le laiſſai ſe déshabiller.

Quand il fut tout nu prêt à entrer dans le lit, voilà mon mari qui vient; j'entends ſa voix tonner ſur l'eſcalier. Effrayée, je ne ſais où cacher mon homme de contrebande. Je le pouſſe ſur le balcon je ferme la fenêtre, en y arrêtant un coin de ſa chemiſe, pour le tenir en reſpect. Mon mari cria beaucoup; c'étoit une baſſe-taille de l'opéra, qui nous avoit paru propre à jouer ce rôle. Il me demanda des nouvelles d'un drôle qu'il ſavoit être chez moi.

„J'ai apoſté, dit-il, ſix grands coquins, “ſur l'eſcalier, pour l'aſſommer.“ Il diſoit cela très-haut: le malheureux entendoit tout trembloit. Il faiſoit d'ailleurs froid, il pleuvoit. Je le vis diſtinctement, d'une autre fenêtre; il s'étoit tapi le derriere ſur ſes talons. Je le laiſſailà paſſer la nuit. Le jour vint le trouva dans cet état; pluſieurs perſonnes qui étoient averties le ſaluoient par ſon nom. Le lendemain la générale ſa ſociété vinrent me trouver. On rit beaucoup, je m'écriai: „A propos, il faut délivrer le “pauvre priſonnier.“ Je lui ouvris: il étoit couvert, par la libéralite des poliſſons, des mêmes ornements que moi, quand je fis mon entrée dans le pays. Tout le monde éclata de rire; il ſe ſauva furieux: mon prétendu mari le pourſuivit à coups de ſouet ſur l'eſcalier. Pour abréger cette ſcene, un palfrenier, à qui l'infortuné promit cent ninons d'or, lui donna une ſouquenille, lui procura les moyens de s'évader. En arrivant chez lui, il trouva ſur ſa table, une chanſon ſur ſon hiſtoire, il entendit des enfants la chanter ſous ſes fenêtres.

Ce malheureux, confus de ſon aventure, reſta quelque temps ſans oſer ſe montrer; je l'aurois laiſſé-là, s'il n'eût continué de me faire la petite guerre. Sa honte lui inſpira deux deſirs; celui de ſe convertir, celui de me perſécuter. Il ne m'avoit pas reconnu ſous les habits de femme; mais il ſe doutoit que le tour venoit de la générale, que j'étois ſon agent. Ce vieux débauché, pour ne plus libertiner, voulut ſe marier; il lui falloit une jeune fille: j'en fis le rôle. Sa nuit paſſée ſur le balcon, lui avoit procuré une fluxion ſur les yeux, qui, en affoibliſſant encore ſa vue, le mettoit moins dans le cas de me reconnoître. On me préſente à lui; des entremetteuſes le décident; on nous marie. Le mariage devoit ſe conſommer dans une petite maiſon que je fourniſſois. Nous nous déshabillons; il veut me prendre dans ſes bras pour me mettre au lit; tout-à-coup un feu infernal ſort de mon corps, remplit tout l'appartement, tonne avec un bruit affreux. J'avois ſu bien préparer l'artifice. Il croit avoir épouſé le diable, ſe ſauve dans le jardin. Les portes de la maiſon ſe ferment, on lui jette un ſeau d'eau ſur ſon corps nu: il entend de grands éclats de rire, le bruit de vingt fouets, qui lui rappelle ceux qu'il a eſſuyés dans l'aventure précédente. Il grimpe ſur un mur, ſe ſauve comme il peut en s'écorchant, retourne chez lui en grelottant, recoit la viſite de pluſieurs amis qui ſavent ſon hiſtoire, lui font des compliments de condoléance. Il leur jure qu'il a épouſé le diable, ſe le perſuade, ſe voit encore chanſonné.

Cependant de bonnes gens viennent lui dire que c'eſt un rival qui lui a joué le tour de remplir de feu ſon appartement, mais que ſa pauvre épouſe en eſt innocente, qu'elle a même paſſé toute la nuit, évanouie de peur. On le perſuade; on m'amene à lui; je lui fais de tendres reproches de m'avoir abandonné dans le danger; je lui peins ma frayeur, mes évanouiſſements, mon abandon, les perſécutions de ſon rival auquel il me cédoit lâchement. Il reconnoît ſa faute, me demande pardon, me donne rendez-vous, pour le lendemain, dans une de ſes maiſons de campagne.

La générale qui me forçoit, malgré ma répugnance, de pouſſer le jeu ſi loin, vint avec moi au rendez-vous, avant mon prétendu mari. Après avoir ſoupé, elle ſe coucha dans le lit nuptial, me permit d'y prendre place auprès d'elle. Notre dupe arrive, s'appercoit que j'ai de la compagnie, prend ma compagne pour un rival, ſaute ſur un piſtolet, qui heureuſement n'étoit chargé qu'à poudre, le tire ſur moi, tandis que je m'élançois hors du lit J'eſquivai le coup: mais, pour l'effrayer, je tombai à la renverſe je fis le mort. Sur le champ on lui fit accroire qu'il m'avoit tué; la peur le prit, il ſe ſauva de la maiſon, de la ville, du pays. Nous paſſâmes la nuit plus gaiement que lui; mais je plaignis beaucoup le général qui graviſſoit ſur les montagnes, traverſoit les fleuves, tandis que ſa femme prenoit des ébats ſi différents; je me voulois du mal de contribuer à le trahir.

Le financier voulut rejeter ſur moi ſon prétendu crime. Du fond de ſa retraite, il m'accuſa d'être le meurtrier de ſa femme; de ſorte que je me trouvois dans le cas d'être pris pour la victime l'aſſaſſin. Cet homme vindicatif étoit dévot. Il n'y a pas de religion révélée dominante à Paris-neuf; mais il s'y trouve pluſieurs François qui ont retenu, en ſecret, quelque idée du chriſtianiſme.

Notre homme étoit de ce nombre; il reparut. Je gagnai un de ſes gens, pour m'aider à le tromper; je préparai encore des feux d'artifice; je pris une trompette, je réſolus de faire l'ange, me reſſouvenant du tour que joua le pape Boniface VIII, à Céleſtin IV; j'allai, dans cet équipage; chez le bon homme; je mis la maiſon toute en feu; je ſonnai de la trompette, je criai, par un trou: Fais pénitence. Je renouvellai le même jeu pluſieurs nuits de ſuite. Bref, je fis prendre ma voix pour celle du ciel; mon bon homme, tremblant, demanda un confeſſeur. Je l'avois prévu; je me déguiſai en prêtre, avec une grande barbe, je me fis conduire à lui. Il ſe jeta à mes pieds, me corfeſſa ſes fautes. Le ſcélérat, il m'apprit des horreurs. Il avoit ſucé le ſang du peuple, de la maniere la plus criante; on lui auroit fait grace de ne le pendre que cent fois. Et quant à moi, l'infame! quand je me reprochois les tours que je lui jouois, il m'en préparoit d'abominables. Il avoit apoſté, dans pluſieurs endroits, des ſcélérats pour m'aſſaſſiner; , ſans les déguiſements que j'avois pris pour le duper, j'aurois été aſſommé. D'ailleurs, il m'avoit voulu empoiſonner trois fois: un haſard miraculeux m'avoit préſervé. Le coquin me diſoit avec rage, en me parlant de moi: „Ce malheu“reux m'a coûté plus de deux cents ni“nons, je le crois encore en vie.“ Il avoit de plus inventé des calomnies affreuſes pour me faire pendre: je ne lui dis rien; mais mes remords à ſon égard ſe calmerent un peu. Il me raconta enfin ſes aventures avec moi, ſon mariage ſes autres infortunes. „Or, à préſent, me dit-il, que“faut“fautil que je faſſe? il n'y a point ici de “couvent; irai-je m'enterrer dans un dé“ſert?“„Il faut d'abord reſtituer, lui dis-je.“

Cetté idée le frappa; elle ne lui étoit pas venue dans l'eſprit. Il ſe ſeroit plutôt feſſé dix fois par jour, que de rendre un quart d'écu. Il fallut cependant s'y réſoudre.

L'honnête homme rendit gorge, je fus chargé des reſtitutions. Combien de familles, qu'il avoit réduites à la mendicité, furent rétablies comblées de joie! Je l'obligeai de plus à faire des aumônes, que je diſtribuai avec équité. Je fus béni dans toute la ville; je réparai en partie, par ces bonnes œuvres. ce que je me reprochois d'irrégulier dans ma conduite à ſon égard; cela étoit d'autant plus méritoire, que la reine, ayant appris les noirceurs qu'il tramoit contre moi, avoit confiſqué tous ſes biens à mon profit. Toutes les reſtitutions faites, il reſtoit encore au pénitent un bien honnête qui m'appartenoit, que ſa conſcience le preſſoit de me rèmettre. Je lui fis dire, par moi, ſon confeſſeur, que je lui laiſſois tout, que je lui pardonnois.

Il fut touché juſqu'aux larmes, il vouloit me voir pour m'embraſſer; mais il me craignoit. Il alla, au bout de quelques jours, à un bal, malgré ſon envie de ſe faire hermite: il s'y trouva une dame maſquée, qui étoit moi-même, qu'il ne reconnut point, qui lia converſation avec lui, lui raconta toute ſa confeſſion, en lui diſant que ce qu'il avoit révélé étoit ſu de tout le monde. Il y avoit pluſieurs traits qui pouvoient le conduire ſur l'échafaud. Jugez de ſon inquiétude. Il ſe hâta de ſe jeter dans la pénitence pour échapper à la juſtice.

Enfin, il quitta tout-à-fait le monde, ſe retira dans un petit hermitage, s'affubla d'un froc auſſi ridicule qu'on puiſſe en imaginer, fit pendant quelques jours la riſée de toute la cour, qui alla le viſiter.

I crut que ſous cet habit il auroit moins à craindre de ma part; il me fit prier de paſſer chez lui, pour une réconciliation. Je m'y rendis. Il ſe jeta à mes pieds, me demandant pardon; je le lui accordai.

Il m'étoufſa d'un embraſſement de cinq quarts-d'heure. Enſuite, m'ayant fait aſſeoir, il ſe reconnut coupable à mon égard. „On m'a joué, dit-il, des tours “ſanglants; cela vient d'une coquette que “j'adorois, qui me ſacrifioit à un jeune “blanc-bec; je vous demande pardon, ce “jeune blanc-bec étoit vous-même... Il étoit “la cauſe peut-être ſouvent le miniſtre “de ces jeux cruels.“ Alors il me raconta “comment une fille lui avoit fait paſſer la nuit tout nu ſur un baloon. „Cela eſt “bien malheureux, lui répondis-je; mais “celui qui faiſoit le rôle de la fille, c'étoit “moi-même.--Ah! malheureux, s'écriatil avec fureur!.“ mais je ſuis converti, “je dois pardonner.“ Il continua de me raconter comment il s'étoit marié; comment, la premiere nuit, ſon épouſe toute la maiſon avoit paru tout en feu; comment il avoit été obligé de ſe ſauver Je lui dis, pour le conſoler: „celui qui “jouoit le perſonnage de votre femme, “c'étoit moi-même.“ Il grinça des dents, s'écria: „Pourquoi ſuis-je converti? “moi qui croyois avoir tué la malheureuſe!

“Ah ſi cela étoit vrai du moins!.. Enfin, “le ciel a tiré parti de mes malheurs, pour “m'amener à lui. Il m'a envoyé l'ange “Gabriel; j'ai entendu la trompette du “jugement dernier, la voix céleſte qui “m'a crié de faire pénitence.“ A ces mots, je ne pus m'empêcher d'avouer que ce bon ange Gabriel, c'étoit moi-même Ah! eſprit infernal, s'écria-t-il les poings “fermés, puiſſes-tu être confondu à tous “les diables!,. Mais hélas! je ſuis converti“ Il ſe radoucit bientôt, en me diſant qu'il avoit trouvé un brave homme de confeſſeun, dont il me fit l'éloge, qui lui avoit fait diſtribuer tous ſe biens aux pauvres. Je crus pouvoir lui avouer que ce confeſſeur, dont il étoit ſi content, c'étoit moi-même. „Ah “coquin! ah ſcélératl s'écria-t-il. C'eſt “auſſi toi qui as fait la dame du bal, qui “ſavoit toute ma confeſſion Alors il m'apoſtropha d'un ſurieux coup de poing ſur le viſage: je lui en rendis deux; il me ſauta aux cheveux; je l'empoignai par ſon gros nez, plein de rubis, le tirai hors de ſa cabane. Nous nous roulâmes tous deux dans la boue; le peuple s'attroupa autour de nous, d'abord il fut ébaudi de voir un homme, à qui il venoit ſe recommander comme à un ſaint, ſe battre comme un crocheteur. Enſuite on ſe mit à rire, l'on nous jeta de grands ſeaux d'eau ſur le corps. Il y avoit là des dévots attachés à l'hermite, des charlatans plqués contre lui par jalouſie de métier. Les premiers voulurent s'amuſer à me lapider; les ſeconds prétendirent rendre le même office à mon ennemi. Bref, on parut s'accorder pour nous lapider tous les deux. Nous ſentimes en effet les premieres pierres aſſez lourdes pour exciter notre attention. Soudain nous nous lâchâmes réciproquement; je eulbutai trois ou quatre lapidants, je me ſauvai à toutes jambes. Il fallut courir preſque auſſi fort que le jour de mon entrée à Paris-neuf. Enfin je revins de cette réeonciliation, roué de coups couvert de fange, tout en lambeaux, preſque tout en ſang.

J'allai trouver la générale, qui m'avoit précipité dans ce mauvais pas. Je lui racontai mon aventure; elle en rit à gorge déployée: je fus piqué juſqu'au vif; je crois que j'allois battre la générale, quand la reine entra toujoure avec ſon mandit maſque de velours. A mon aſpect, elle pouſſa un grand cri, dit: „Oh le hideux perſonnage!“

Je frémiſſois de me trouver, pour la ſeconde fois, devant elle dans un piteux état: la premiere fois tout nu, la ſeconde on ne peut pas plus mal habillé; mais ma cruelle maîtreſſe me retint par le bras, ſe hâta de raconter mon hiſtoire à la reine, avec un détail qui annonca qu'elle avoit une mémoire d'ange. S. M. ne dit rien; mais ſe ſauva en étouffant, comme elle pouvoit, un rire immodéré qui vouloit s'échapper en éclats. L'hermite s'abſenta pendant quel-que temps, je ne me ſouviens plus de ce qu'il devint. Cette aventure fit l'hiſtoire du jour, fut cauſe que la reine parla, dit-on, ſouvent de moi, rit beaucoup à mes dépens. On me fit mille compliments ſur l'honneur inſigne que j'avois eu de faire rire la reine.

Le général revint, ne goûta point du tout ce qu'il apprit de mon commerce avec ſa femme; mais, en homme prudent, il n'en témoigna preſque rien: ſeulement il me fit ſentir qu'il n'étoit pas fort à propos que je continuaſſe de loger chez lui.

„Hé bien, dit ſa femme, il faut qu'il “prenne un hôtel.--Que parlez-vous “d'hôtel, interrompit ſon mari? Ce jeune homme eſt un brave garcon; il a de la “figure de l'eſprit; mais il eſt ſans bien: “voulez-vous qu'il aille ſe faire entretenir, “dans un hôtel, par quelque vieille folle; “ou qu'il ſe faſſe eſcroc chevaller d'induſ“trie? Il a des talents point de fortu“ne; il faut qu'il obtienne une fortune “par ſes talents. Mais qu'il commence mo“deſtement, s'il vous plaît: je me charge “de lui procurer un emploi décent, con“venable à un commençant honnête ſans “bien. Il vivra de ſon petit revenu, conformément à ſon état. Il s'élevera par “degrés par ſon mérite: ces ſortes de “fortunes ne ſont pas rapides, mais elles “ſont ſolides. Merveil eſt un homme de plume: j'ai commencé par être ſimple ſoldat; il commencera par être ſimple “commis, ce qui vaut beaucoup mieux. Me voilà général, l pourra devenir miniſtre; mais il faut qu'il apprenne ſon métier, en paſſant par tous les grades. Débar“bouillezmoi cet homme-là; vous l'avez “fardé, vous l'avez enluminé de dorure, “vous en avez fait un colifichet. Le bel “emploi de briller parmi les femmes!

“il eſt fait pour ſe diſtinguer parmi les “hommes.“ Le lendemain ce brave militaire m'obtint une place de commis dans les bureaux d'état, avec des appointements modiques, mais honnêtes; il me dit: „Merveil, “louez-moi, pour commencer, un petit “appartement garni; mettez-vous en pen“fion chez quelque honnête bourgeois.

“Point de grands laquais; arrangez-vous “pour une bagatelle, avec une bonne “femme, qui fera votre ménage. Point “de dorure; un habit ſimple uni, mais “décent. Point d'équipage ni de talons “rouges; ſoyez un honnête ſecretaire, “ non un duc; alors vous mérite“rez que les hommes faſſent attention à “vous, vous deviendrez quelque choſe.“

Je le remerciai, en l'embraſſant, les larmes aux yeux. Il fut lui-même attendri.

„Allez, mon ami, dit-il, conduiſez-vous “en homme, je ſerai toujours votre “ami.“ Sa femme, quand je fus ſeul avec elle, fit de grands éclats de rire, me dit: „Mais voyez donc comme mon mari “parle iroquois; vouloir enterrer un joli “homme dans la pouſſiere d'un bureau!“

Je lui répondis que je n'aſpirois point à être un joli homme; que je ſentois la ſageſſe des conſeils de ſon mari, que je voulois les ſuivre. „A la bonne heu“re, me dit-elle, Mons la France; j'ai “toujours vu que vous étiez un trèshon“nête roturier;“ elle me tourna le “dos.“ J'entrai, quelques jours après, dans mon emploi de la ſecretairerie; je quittai le grand monde; je ceſſai d'être l'homme du jour, je me perdis dans la foule. Je louai un petit apnartement: ie me mis en penſion dans une auberge décente, j'allois manger une fois par ſemaine chez le général, qui me conſidéroit beaucoup plus, depuis que ſa femme me confidéroit moins. Je fis connoiſſance avec les gens du ſervice de la cour, qui étoient de ma ſphere.

Leurs femmes vouloient copier les travers des ducheſſes; mais elles paroiſſoient moins inſupportables, parce qu'on n'étoit pas oblige de les ſupporter avec tant d'égards. Leurs filles vouloient avoir des maris, je me trouvois pour cela expoſé à leurs innocentes agaceries. Je goûtois beaucoup plus leur petit commerce, que celui des dames du grand monde, avec leſquelles il falloit être impitoyablement abſurde: je m'accommodois aſſez d'une vie réglée; car enfin j'étois las d'être un aventurier. Le miniſtre me trouva du talent, il me le prouva en m'occupant fort peu, en me tenant le plus bas qu'il pouvoit, en écartant de moi toute occaſion de m'avancer. Je reconnus que la moindre apparence de capacité lui donnoit de l'ombrage.

Je me voilai le plus qu'il me fut poſſible; mais je ne pus jamais me rendre aſſez médiocre pour être goûté par cet homme upérieur.

LIVRE QUATRIEME.

LA reine me connoiſſoit déja par les hiſtoires qu'on lui avoit racontées ſur mon compte: hiſtoires qui la faiſoient beaucoup rire. Le général avoit haſardé quelques mots ſur le François dont on parloit tant: S. M. lui dit de m'envoyer chez elle; il me préſenta lui-même. C'étoit un jour d'été; tous les volets étoient fermés, rendoient l'obſcurité ſi grande, que je ne pus entrevoir cette jeune reine que comme une ombre: il me fut donc impoſſible de diſtinguer ſes traits; mais je trouvai ſa voix d'une douceur angélique. „ Je vous con“nois de vue de réputation, me dit“elle; vous n'avez peut-être pas vu ma “figure.“ Je lui répondis que j'avois le malheur de ne connoître ſa figure que par les éloges que ſes ſujets enchantés en faiſoient.

(Il faut noter que ce peuple ne laiſſe voir le portrait de ſa reine que quand elle a mis au monde une princeſſe; ſans cet uſage, j'aurois au moins connu ſon portrait.) Elle me dit que je la verrois en temps lieu; qu'elle ſe ſerviroit quelquefois de ma plume. Elle me donna à baiſer ſa main royale; à peine aurois-je eu autant de plaiſir à coller mes levres ſur celle de Julie, tant cette chere petite reine m'avoit charmé par ſon ton affectueux ſa figure, à laquelle mon imagination prêtoit mille beautés, puiſque mes yeux ne pouvoient la diſtinguer. Elle me congédia trop tôt; j'allai tout joyeux rendre compte de ma viſite au miniſtre jaloux, qui me dit que la reine accueilloit trop favorablement des inconnus. Je me promenois ſouvent avec un homme très-éclairé. Dans une de nos promenades, je tombai ſur le chapitre de la reine, dont j'étois plein. „Mais, lui dis“je, quand ſongez-vous à marier votre “jeune ſouveraine?--Mon ami, me “répondit-l, ainſi que le grand-ſeigneur, “jamais notre reine ne ſe marie. Nous “connoiſſons bien ſa mere; mais nous “ignorons quel eſt ſon pere. La loi lui “donne la liberté de ſe déguiſer commé “elle veut, l'invite même à prendré “tous les moyens qu'elle juge les plus “convenables, pour qu'un homme qui “lui plaît la féconde, ſans ſe douter qu'il “ait jamais eu affaire avec la reine; , “comme ces princeſſes choiſiſſent à leur “gré, elles s'adreſſent naturellement aux “plus beaux hommes, elles ſont de “jolis enfants. Nos grandes dames imitent “trop ſouvent la ſouveraine, ſans en avoir “le droit comme elle. Il naît un petit “avantage e ce etordre. Quoiqu'on “cache, autant qu'on le peut, au public “le ſingulier privilege de la reine, il ne “peut être univerſellement ignoré; ſi “quelqu'un vouloit ſe flatter d'avoir été “honoré des faveurs de S. M., il n'en “pourroit jamais être sûr, parce que tout “le monde ſait que bien d'autres dames “prennent la même liberté. Notre auguſte “maîtreſſe ſe laiſſe peu voir, ſon viſage “n'eſt guere connu. Si elle accouche d'un “enfant mâle, elle le fait diſparoître. Ces “bâtards royaux vivent parmi nous pro“bablement, mais ſans ſe connoître, “ſans être connus. On n'éleve que les prin“ceſſes, qui ſont obligées de reſter filles.

“Par ce moyen, nous ſommes très-sûrs “de n'être jamais gouvernés que par des “femmes, nous ne nous en trouvons pas “plus mal.

“Nous ſommes un peuple à part, “qui n'a rien de commun avec les auttez “Vous verrez demain un uſage ſinguliere “c'eſt ce qu'on appelle la fête des maria“ges; je vous y conduirai.“ Je le remerciai de ſon offre, je lui promis d'en profiter. Quand il m'eut quitté, mon hôteſſe monta chez moi. Je l'avoit priée de me procurer une femme, qui vînt tous les jours faire mon ménage, ſans demeurer chez moi. Je vous ai trouvé une ſervan“me dit-elle, en appuyant un peu trop “ſur cette expreſſion dédaigneuſe. C'eſt une “pauvre petite orpheline qui me fait pi“tié: j'ai beaucoup connu ſa mere; elle “mourut il y a quelques mois, le pere “il y a quelques années. La pauvre enfant “ne ſait à quel ſaint ſe vouer. Il faut que “vous lui faſſiez la charité de la prendre “pour faire votre ménage. Une bagatelle “que vous lui donnerez ſera une fortune “pour elle. Je la mettrai en penfion chez “une bonne femme de mes amies, qui la “nourrira la logera avec ce que vous “lui paſſerez, ce que j'y pourrai “ajouter. “Soit, lui répondis-je; je m'en rap“porte à vous.“ Sur le champ elle cria: „Dorothée, monte, ma fille.“ La fille monta, il ſembloit qu'elle n'oſoit entrer.

Avance donc, innocente, lui dit l'hô“teſſe: as-tu peur de monſieur? c'eſt la “douceur même. I aura de la bonté pour “toi, ſi tu fais ton devoir.“ Il étoit preſque nuit, je n'avois pas encore de lumiere; j'entrevis une jeune fille fort bien faite, à qui je trouvai un air tout-à-fait noble Je ſuſpendis mon jugement ſur ſa figure, juſqu'à ce que j'euſſe de la lumiere. Je ne pus cependant me diſpenſer de dire tout bas à mon hôteſſe: „Cela me paroît bien “jeune.--Oh non! me répondit-elle; elle eſt en âge en état de vous bien ſervir: “elle a ſeize ans paſſés.--Oui; mais, “lui dis-je, une jeune fille, qui paroît “avoir de la figure, ſervir un jeune homme!

“cela eſt-il décent? En un mot, ne la “prendra-t-on point plutôt pour ma maî“treſſe, que pour ma ſervante?--Quoi!

“une petite ſouillon comme cela? me ré“pondit madame Jovial, un enfant que “vous tirez pour ainſi dire de deſſus le “fumier! vous n'y penſez pas; c'eſt une “pure charité que vous faites. Vous ima“ginezvous qu'on vous croira capable de “deſcendre à un petit chiffon comme ce“la?“ Pour moi, je trouvois à ce prétendu chiffon un air intéreſſant, qui sûrement n'avoit rien de commun. Que vou“lezvous? dis-je à mon hôteſſe; avec l'air “que je trouve à cette jeune perſonne, je “ſerai peut-être gêné, pour lui comman“der quelque choſe.--Hé! bon Dieu, ré“pondit-elle, vous me faites rire! oh!

“vous pouſſez la politeſſe trop loin! Vrai“ment, il feroit beau voir que vous vous “gênaſſiez pour une petite miſérable, trop “honorée de vous ſervir! Il faut la traiter “un peu vertement, la relever de ſen“tinelle: voilà encore un beau muſeau, “pour tenir cela dans du coton!“

Je trouvois ce langage tout-à-fait comique, relativement à l'impreſſion que me faiſoit cette jeune fille; il me ſembloit que madame Jovial affectoit d'exagérer un peu le prétendu dédain qu'elle témoignoit pour elle. „Après tout, me dis-je, l'air “noble que je lui ſuppoſe n'eſt peut-être “que dans mon imagination. La lumiere “va ſans doute le faire éclipſer, ne m'of“frir dans cette petite fille, qu'un perſon“nage à traiter auſſi cavaliérement que le “veut cette brave femme.--Encore un “coup, lui dis-je, je m'en rapporte à vous.

“--Cela ſuffit, reprit madame Jovial: “tiens, dit-elle tout haut à la fille, deſcends “avec moi, tu apporteras de la lumiere “à ton maître.“ L'enfant me fit une révérence de très-bonne grace, deſcendit.

Des idées toutes différentes m'abſorberent ſur le champ, me firent oublier ma nouvelle ſervante, puiſqu'on lui donnoit ce nom. Elle rentra bientôt avec la lumiere.

Je ne penſai pas à la regarder; je me mis à écrire quelques vers que je venois de finir, je lui parlai auſſi familiérement que l'exigeoit mon hôteſſe, (ce qui ne m'eſt pas ordinaire) ſans penſer à lever les yeux ſur elle. „Mon enfant, lui “dis-je, ne manque pas de dire à madame “Jovial, que je voudrois ſouper ici: qu'elle “s'entende avec toi pour cela.--Mon“ſieur, me répondit la petite perſonne, “permettez-vous après cela que je me re“tire? J'ai là-bas mon frere qui me re“conduira.--Oui ſans doute, lui dis-je.

Et à quelle heure, reprit-elle, ordonnez“vous que je vienne demain tous les “jours, pour faire votre chambre?“ Le ſon de ſa voix étoit doux comme une flûte.

Je levai les yeux ſur elle; je vis une beauté réguliere dans ſa premiere fleur, des graces ſur-tout ſon corps, de la nobleſſe dans ſon maintien, de la pudeur ſur ſon viſage; en un mot, cet air intéreſſant qui eſt au deſſus de la beauté même.

Ce qu'il y avoit de plus attachant, c'eſt que la chere enfant ſembloit chercher, dans mes yeux, avec un petit air de crainte, l'impreſſion qu'elle faiſoit ſur moi; cette impreſſion n'étoit point du tout légere. Je reſtai immobile ſtupéfait. A quoi penſe “madame Jovial, me dis-je en moi-même, “de me donner cela pour un petit chif“fon? Eſt-ce elle ou moi qui avons la berlue?“ Je crus cependant devoir m'efforcer de cacher à cette belle enfant, la ſenſation qu'elle me cauſoit; pour y réuſſir je continuai de lui parler du ton familier que j'avois pris d'abord, quoiqu'en ſecret je me reprochaſſe de ne me pas montrer plus reſpectueux. „Quel âge as-tu, lui “dis-je, ma petite?--Monſieur, répon“ditelle, j'ai ſeize ans trois mois. “C'eſt juſtement l'âge de notre reine, reprisje.“ Elle rougit, repartit: Hélas “je fuis née à peu près dans le même “temps que S. M.; mais quelle différente “deſtination! L'une placée ſur le tône, “l'autre deſtinée à ſervir. Trop heureuſe “encore que votre bonté daigne m'agréer “pour lui rendre les ſervices qui ſeront à “ma portée!--Va, mon enfant, lui re“partisje, le bonheur eſt de tous les états, “auſſi-bien que la ſanté. A en juger par “ta figure, la reine ne peut pas ſe porter “mieux que toi, elle n'eſt ſans doute pas “plus contente que tu dois l'être. Ta phy“ſionomie annonce de la ſageſſe un bon “caractere. Comporte-toi bien, ſuis les “conſeils de madame Jovial, j'aurai “ſoin de toi: adieu mon enfant.“ Elle me fit une révérence ſi noble, ſi décente, ſi reſpectueuſe, que je fus encore ému. Je me levai, malgré moi, pour lui rendre le ſalut, je reſtai tout penſif après ſon départ. „Quelle taille! me diſois-je, quelle “figure angélique! quel air noble dé“cent! En venté, Julie ne ſauroit être “plus belle; de plus cette enfant pa“roît avoir des ſentiments de l'ame.

“Cela ne cadre point avec ſon habit....

“Mais, que dis-je? ſon habit eſt propre; “c'eſt ſa condition qui eſt au deſſous d'elle; “le ſort eſt bien injuſte!“

Madame Jovial vint me ſervir à ſouper. „En vérité, lui dis-je, vous êtes “aveugle; cette fille-là n'eſt point du tout “faite pour ſervir.--Et qu'a-t-elle donc?

“me répondit l'hôteſſe. Vous paroît-elle ſi “gauche? ne lui trouvez-vous pas aſſez “d'eſprit pour faire un lit? ou bien ſeroit“elle trop nonchalante? ſi je croyois cela, “je ſaurois bien la faire remuer.--Vous “ne m'entendez pas, lui repartis-je; je “dis que cette fille eſt trop bien, trop au “deſſus de ſon ſort.“ A ces mots, la bonne dame éclata de rire. „Une petite guenille “comme cela, dit-elle, trop au deſſus de “ſon fort! Je craignois au contraire que “vous ne vous plaigniſſiez de ce que je “vous donnois une petite créature trop peu “digne de vous ſervir. Vous la trouvez “trop bien! Il faut en vérité que vous ayez “des yeux très-particuliers. Elle parla long-temps ſur le meme ton. Ses filles, d'autres que j'interrogeois, me répondoient de la même facon, en riant de mes queſtions Il fallut donc que je cruſſe que j'avois les yeux faſcinés. „La lumiere, diſois-je, me “fait peut-être illuſion; demain nous ver“rons au grand jour.“

Le lendemain le jour n'y changea rien.

Je trouvai ma petite ménagere auſſi jolie qu'aux lumieres. C'étoit la fraîcheur de la roſe: elle me fit la révérence en entrant, d'un air ſi reſpectueux ſi décent, que je ne pus encore m'empêcher de me lever pour la lui rendre. Mon hôteſſe, qui étoit entrée avec elle, fit un grand éclat de rire. „Oh! tel maître, telle ſervante, “dit-elle. On ne peut être plus poli qu'ils “le ſont tous deux. Il va bientôt faire de “toi une demoiſelle, mon enfant; mais “prends garde à toi.“ La pauvre enfant baiſſa les yeux, en m'adreſſant à la dérobée un regard confus. „Allons, travaille, “continua l'hôteſſe en la pouſſant aſſez ru“dement; ce que je trouvai fort choquant.“

La jeune fille ſe mit à faire mon lit, d'un air tout-à-fait délicat, qui annoncoit qu'elle étoit fort adroite; mais qu'elle devoit être peu accoutumée à ce métier-là.

Je me ſentois confus de me faire ſervir par une ſi belle fille. Je ne pus m'empêcher de l'aider à ſoulever les matelas, que je trouvois trop peſants pour elle. „Oh “parbleu! diſoit madame Jovial, voilà “des complaiſances toutes neuves, vous “n'en aviez pas tant pour mes filles, quand “elles vous rendoient les mêmes ſervices; “cependant je penſe qu'elles valent bien “votre prétendue gouvernante.“ Il faut avouer que ſes deux filles étoient deux peits monſtres auprès de ma Dorothée. J'étois trop plein de cette belle enfant, pour faire attention à ce que diſoit la bonne Jovial. Que tje plaignois une ſi charmante perſonne d'être obligée de ſervir! que je trouvois ce métier au deſſous d'elle! Je me pourvus de quelqu'un qui ſe chargea de tout ce que je jugeai trop pénible trop vil pour ma belle Dorothée.

Le grave ami qui devoit me mener à l fête des mariages, arriva dans ce moment; Dorothée baiſſa ſur ſon viſage une petite coëffe qui en cachoit une partie. Je ne fus pas fâché de cette attention; mais je cherchbis pourquoi elle vouloit ſe cacher aux yeux de mon ami. Je le lui demandai tout bas. „Hélas! répondit-elle, je vois bien “que j'ai tort, qu'il faudra tôt ou tard “que ma miſere ſoit connue.“ Elle ſe croyoit donc au deſſus de l'état qu'elle rempliſſoit. Le ſérieux ami ne ceſſoit de la regarder à la dérobée. Je le trouvois même troublé; il ſe perdoit dans les raiſonnements qu'il me faiſoit; ſon œil, malgré lui, ſe tournoit toujours vers la belle. Je diſois en moi-même: „il faut donc que “cette fille-là n'ait pas l'air ſi guenille à “ſes yeux.“ Il regardoit dans les miens, nous cherchions à nous cacher réciproquement l'impreſſion qu'elle nous faiſoit.

Dorothée me demanda tout bas mes ordres pour le lendemain: je la conduiſis juſqu'à ma porte, je lui ſerrai la main; elle me parut toute émue.

Nous allâmes à la fête; mon ami me ſembla rêveur au commencement du chemin; je ne l'étois pas moins. Il ne me dit rien de ma gouvernante; je ne lui en parlai pas: cependant ſon eſprit s'éclaircit par degrès, bientôt il me raconta l'origine de la fête que nous allions voir.

„Au commencement de notre établiſſe“ment, me dit-il, il y avoit parmi nous “beaucoup d'hommes, très-peu de fem“mes. Parmi le peu de pucelles que nous “avions, tout le monde vouloit avoir les “plus jolies, laiſſer-là les plus laides “Pour remédier à cet inconvénient, on “s'aviſa d'un expédient qu'on avoit lu dans “l'hiſtoire ancienne. On ordonna que tou“tes les filles ſeroient propoſées à l'encan; “qu'on vendroit les plus jolies aux plus “offrants; qu'avec l'argent qu'on en re“cueilleroit, on marieroit les plus laides “aux plus accommodants. De cette ma“niere on placa toutes les filles; l'on a “toujours ſuivi le même uſage. A cette “occaſion on fit une fête, qui s'eſt renou“vellée depuis chaque année.“

Nous arrivâmes dans un édifice charmant, qui reſſembloit au plus beau coliſée. On voyoit dans l'intérieur de l'enclos des ſalles de ſpectacle de bal, des cafés d'une galanterie qui effacoit tout ce que la France a de plus brillant en ce genre. Jamais le ſoleil ne pénétroit dans ces beaux lieux, ou des milliers de flambeaux, de luſtres de bougies, formoient une clarté plus ſéduiſante que le grand jour. Le ſite contenoit un peuple immenſe.

Il y avoit au moins dix mille filles à marier. Elles étoient vêtues ſelon leurs goûts, qui différoient autant que leurs figures.

Parmi ces jeunes perſonnes, on en voyoit de charmantes; celles-là étoient le plus ſimplement miſes; il y en avoit des laides, ſurchargées d'ornements qui ne faiſoient que les enlaidir encore davantage.

Chacune pour ſe faire connoître cherchoit à déployer ſes talents. On voyoit les unes danſer avec des jeunes gens dont elles briguoient la conquête; les autres jouoient des inſtruments ou chantoient; pluſieurs peignoient; quelques-unes récitoient des drames. On en voyoit des plus tranquilles, dans des eſpeces de petites boutiques, où elles étaloient les ouvrages qu'elles avoient faits, dont elles croyoient que l'élégance devoit leur attirer des ſoupirant.

En un mot, chacune de ces demoiſelles cherchoit à ſe faire valoir par ſes avantages. Les plus laides étoient ordinairement celles dont les travaux paroiſſoient les plus brillants. Je fus conduit ſucceſſivement dans toutes les ſalles; j'avoue que je trouvai ce ſpectacle enchanteur. Il y avoit plufieurs de ces beautés que j'aurois volontiers achetées pour mes maîtreſſes; mais Julie, reine de mon cœur, étoit la ſeule que je defirois pour ma femme. Cependant je penſois de temps en temps à ma petite Dorthée; je ne voyois aucune nymphe, dans toute cette foule, qui méritât de lui être comparée.

Il y avoit déja quelque temps que la ſoire des demoiſelles duroit; pendant ce temps, elles avoient taché de faire connoître eur mérite à tous les aſpirants qui avoient eu la liberté de les fréquenter dans ce lieu Enfin, toutes ces jeunes vierges devant être bien connues, le grand jour de l'encan arriva. Dans une enceinte immenſe, parée de verdure de fleurs, qui paroiſſoit autant un jardin qu'une place publique, on avoit élevé des amphithéatres pour contenir tout un peuple. On voyoit, dans le fond, le trône de la reine, les ſieges du conſeil des premiers de l'état. Ceux des ſpectateurs étoient vis-à-vis. D'un côté l'on devoit placer les filles à marier, de l'autre les prétendants.Une décharge de toute l'artillerie de la ille, donna le ſignal dans les airs; le ſon de toutes les cloches forma une harmonie majeſtueuſe. Les tambours, les timbales, les trompettes, tous les inſtruments guerriers retentirent à la fois. Alors la marche s'ouvrit; tous les corps de l'état parurent en habit ſolemnels. Les magiſtrats, les principau militaires s'avancerent en ordre; enfin la reine vint, portée ſur un palanquin éblouiſſant d'or de pierreries; mais le viſage couvert d'une gaze légere, au travers de laquelle on ne pouvoit que ſoupconner ſon viſage. Chanun prit place: la reine monta ſur ſon trône; on ſe proſterna trois ſois devant elle, la muſique recommenca.

Auſon des inſtruments, vinrnt les jeunes Mtles les jeunes garcons, qui avoient déja lié connoiſſance enſemble. Chacun amenoit ſa chacune, ils avoient tâché de s'arranger d'avance en particulier. D'abord toute cette troupe mi-femelle, mi-mâle, danſa un ballet aſſez agréable, pour animer le coloris des jeunes perſonnes par cet exercice brillant gai. Enſuite les demoiſelles ſe retirerent à leur place, les garcons allerent les marchander. Cent crieurs publics diſoient à haute voix: à combien celle-ci?

Chacun propoſoit ſon prix enchériſſoit, à qui mieux mieux, ſur les jolies. Celle qui fut vendue au plus haut prix, fut déclarée la reine de la fête; on la placa ſur un petit trône; elle y étala ſon petit air conquérant.

Les plus belles partirent bien vîte; les jolies ne tarderent pas; les gentilles ne languirent que très-peu; les figures qui ne diſent rien, paſſerent à la faveur du bon marché.

Celles qui, ſans aueune beauté, étoient aimables par leur eſprit, leur caractere, leurs talents, trouverent encore des enchériſſeurs. La lie reſtoit, c'eſt-à-dire le troupeau des laides. Les crieurs avoient beau dire: à combien? On n'en offroit rien. Les pauvres filles étoient humbles honteuſes.

Leur humilité-touchoit; mais il falloit un motif plus fort pour les faire agréer. Alors on fit un monceau de l'argent qu'avoit produit la vente des jolies; les crieurs dirent à rebours: coméien veut-on pour prendre celle-ci? Et chacun des laiderons fut adjugé à celui qui en demandoit le moins. Toutes paſſerent ainſi l'une après l'autre; il ne reſtoit plus qu'une pauvre fille borgne, horriblement marquée de la petite verole, ſans nez. La ſomme qui reſtoit ſe trouvoit très-conſidérable; on en déclara le montant au public, on l'expoſa auprès de la laide, en répétant: qui la veut à ce prix? Un aveugle s'écria, moi. La fille l'accepta: on lui donna l'argent avec une couronne; elle fut placée ſur un petit trône, vis-à-vis de la plus belle.

Après que toutes ces demoiſelles eurent trouvé des maris, une nouvelle décharge générale d'artillerie l'annonca au peuple; les fanfares militaires recommencerent de la maniere la plus éelatante la plus gaie. Chaque époux mit une couronne de fleurs ſur la tête de ſon épouſe, qui lui en rendit une pareille; enſuite ils figurerent enſemble des danſes charmantes, furent liés avec des guirlandes de fleurs, par de jeunes garcons de jeunes filles. Je ne décrirai point les cérémonies de tous ces mariages; il y eut un mois entier de réjouiſſances; je goûtai par-tout, ou il y avoit quelques noces, des plaiſirs très-vifs. Il m'arriva ſouvent de danſer avec la ſouveraine; mais elle étoit toujours ou maſquée ou voilée; je déſeſpérois de pouvoir jamais voir ſon viſage, qu'on diſoit ſi charmant.

Cependant

Cependant ma petite gouvernante me faiſoit une impreſſion qui m'étonnoit moimême. Je devenois timide rêveur devant elle, je n'oſois plus lui rien commander.

Ce n'étoit plus moi qui étoit le maître. Elle avoit le coup d'œil très-pénétrant. Je voyois que la petite fripponne m'examinoit fort attentivement, n'étoit pas indifférente relativement à l'impreſſion qu'elle faiſoit ſur moi. Je voulois en vain prendre le ton de maître. Si je lui faiſois quelque careſſe, j'affectois l'air de quelqu'un qui accorde une faveur; elle ſourioit, ſavoit trop bien qu'elle m'avoit ſubjugué. De jour en jour, mon ton devenoit, malgré moi, plus ſoumis. Je lui prenois ſouvent la main, que je preſſois de mes levres. „Ma chere “petite Dorothée, lui diſois-je, en baiſant “ta main, je crois baiſer celle de la reine.“

En effet S. M. avoit, comme elle, un petit ſigne ſur la main droite, juſtement dans le même endroit. C'étoit d'ailleurs la même forme, la même blancheur la même délicateſſe. „Oui, ma chere Dorothée, “continuois-je, je crois voir en toi la reine; “c'eſt la même main, la même taille, les “mêmes attitudes, la même démarche. Il “n'y a que la figure de cette princeſſe “adorée, que je n'ai jamais vue, mais qui “ne peut effacer la tienne. Quelque belle “qu'on la diſe; car tu es intéreſſante “jolie autant qu'on peut l'être. Enfin, ouiſ“que la reine ne veut pas que je la voie, “ſois ma reine.“

La jeune perſonne ſembloit nager dans la joie, redoubloit pour moi de zele, d'attachement de ſoumiſſion. J'avois beau vouloir lui épargner ce qu'il y avoit de plus dur dans ſon ſervice, elle ſouffroit avec peine que je la fiſſe aider par une ſubalterne. Enfin, je l'aimois très-ſérieuſement; mon hôteſſe s'en appercevoit, ſourioit malignement. Cependant Julie étoit toujours la dominante dans mon cœur; je rougiſſois quelquefois, quand je réfléchiſſois qu'une ſervante y régnoit avec elle. „Reviens, “diſois-je, ma Julie, celle qui eſt ta rivale “tombera à tes pieds, te reconnoîtra “pour ſa maîtreſſe.“

La reine me faiſoit quelquefois appeller pour écrire des lettres. Elle me recevoit avec beaucoup d'affabilité; mais toujours avec ſon maudit maſque. Il me venoit quelquefois dans l'idée que cette beauté cachée pouvoit être ma Julie, que j'avois eu quelques raiſons de croire dans les terres Auſtrales; mais d'ailleurs, tout démentoit cette idée. „A propos, me dit un jour “S. M.; mais vraiment vous avez une jolie “gouvernante. A ces mots je rougis. Vous “n'avez point à rougir, reprit S. M.; elle “eſt réellement jolie; on me l'a montrée “hier, je vous ai reconnu pour être de “fort bon goût. On dit que vous me faites “l'honneur de trouver que je lui reſſemble; “cependant je ne crois pas que vous m'ayez “jamais vue.“ Je rougis encore comme un imbécille; je ne pouvois imaginer qui avoit pu dire à la reine que je trouvois de la reſſemblance entre elle ma ſervante. „Ma“dame, lui répondis-je, je ſupplie V.M.

“de me pardonner. Je n'ai jamais encore eu “le bonheur de voir ſon viſage; mais j'ai “admiré, avec tous ſes ſujets, ſa taille “ſon port, n'ai pu m'empêcher de re“connoître que la jeune perſonne dont il “eſt ici queſtion, très-bien élevée, mais “peu favoriſée de la fortune, étoit celle “qui approchoit le plus de V. M. pour tout “l'exterieur. J'oſerois même dire que ſa “voix a beaucoup de la douceur qui flatte “ſi merveilleuſement dans celle de notre “auguſte ſouveraine. Cela eſt au point que “je rougis de me laiſſer ſervir par une per“ſonne ſi charmante; je n'y ai jamais con“ſenti que par force; dorénavant je ne “veux plus ſouffrir une indécence, que je “me reproche en ſecret.--A Dieu ne “plaiſe, me répondit la reine, que je cher“che à faire tort à cette fille dans votre “eſprit! au contraire, gardez-la; c'eſt moi “qui vous la recommande: elle eſt mieux “en vos mains qu'en toutes autres; mais “qu'elle ſoit bonnement votre ſervante, “non pas votre maîtreſſe; cela vaudra mieux “pour elle. Je vais demain à la campagne, “je veux que vous m'y ſuiviez. Vous pouvez “la mener avec vous pour vous ſervir.“

Je me retirai, l'eſprit rempli de ce que la reine venoit de me dire.

Le lendemain je dis à Dorothée: „n'avez“vous point eu l'indiſcrétion de vous vanter “à quelqu'un, que vous reſſemblez à la “reine?“ Elle ſourit, me répondit: “non; mais il y avoit l'autre jour un de ſes “domeſtiques derriere vous, quand vous “m'avez fait ce compliment.--Avez-vous “vu la reine? repris-je.--Oui, me dit-elle.

“Je paſſai l'autre jour ſous ſes fenêtres, “l'on m'aſſura qu'elle m'avoit regardée.

“-Trouvez-vous qu'elle vous reſſemble?

“ajoutai-je.--Hélas, reprit-elle, je la vis “ſi peu, je me vois ſi peu moi-même!

“car heureuſement, je n'ai pas été élevée “à me regarder dans le miroir, vu qu'il “n'y en avoit pas chez ma mere.“

Le lendemain la reine m'envoya une fort jolie voiture; j'y montai avec ma petite ſervante, qui étoit bien véritablement ma maîtreſſe. J'avoue que j'eus avec elle, pendant la route, une converſation délicieuſe.

Je ne pus m'empêcher de lui faire des careſſes auxquelles, malgré ſa pudeur, elle paroiſſoit ſenſible. Je ne vis qu'elle pendant toute la route. Je ne ſavois où j'étois; je fus tout ſurpris quand nous fûmes arrivés, je croyois être encore dans la ville. Je regardai hors de la voiture; je vis un château pareil à celui de Marly. J'en demandai le nom à Dorothée, qui me dit qu'il s'appelloit Marly-neuf. J'en fus encore plus ſurpris, je lui dis: „j'ai vu le modele de ce châ“teau en France; ce ſont les mêmes beautés; “mais je doute que j'y puiſſe trouver une “enfant auſſi jolie que vous.“

On me donna un appartement ſi beau, que j'en fus étonné; je le témoignai au concierge, qui me dit en ſouriant: „cela “ne doit pas vous étonner; c'eſt celui de la “reine.--Celui de la reine! répondis-je.

“Et où logera-t-elle?--Où il lui plaira, “répliqua-t-il; croyez-vous qu'il manque “ici des appartements pour S. M.? ſans “doute qu'elle eſt laſſe de celui-ci, puiſqu'elle a commandé qu'on vous le donnât.“

Quoi qu'il en ſoit, je trouvai cela fort ſingulier. Il y eut le ſoir un bal maſqué, où je fus invité. Cette fête me parut d'un brillant, qui égaloit au moins ce qu'on voit de plus beau en France dans ce genre, je m'y amuſai beaucoup. Je vis entrer dans le bal une jeune perſonne maſquée, miſe avec une grace une magnificence éblouiſſante. C'étoient la taille la démarche de la reine, ou de ma Dorothée. Je ne penſai pas que ce pût être Dorothée; je jugeai donc que ce devoit être la reine; tout le monde me l'aſſuroit, le reſpect qu'on lui portoit me le garantiſſoit. J'eus l'honneur de danſer deux ou trois fois avec cette charmante perſonne. Il me ſembla qu'elle me ſerra la main, ce qui me confondit; mais elle avoit l'opiniâtreté de ne ſe point démaſquer, je peſtois en me diſant: Quoi! je ne verrai pas une fois dans ma “vie, le viſage de cette reine! “ Enfin elle me prit ſans façon par le bras, me dit: Allons nous rafraîchir.“ Je l'accompagnai avec un plaiſir un embarras inexprimables. Elle me conduiſit dans un très-joli petit boudoir, ferma la porte ſur elle.

Nous étions ſeuls. Je lui préſentai un verre de limonnade; elle ôta leſtement ſon maſque pour boire, je vis une jolie figure qui reſſembloit tout-à-fait à celle de Dorothée.

Elle ſourioit en me regardant d'un air malin intéreſſant, je reſtai la bouche béante. „Hé bien, me dit-elle, mon cher “maître, qu'en penſez-vous?--C'eſt donc “toi, ma chere Dorothée? lui répondis-je.

“As-tu pu te maſquer comme cela?--c'eſt “la reine elle-même, reprit-elle, qui m'a “envoyé cet habit, en m'enjoignant de me “trouver à ſon bal.--Mais ne crains-tu “point, lui dis-je, qu'elle ne s'offenſe de “ce que tu oſes te donner pour elle? “C'eſt tout le monde qui me prend pour “elle, répondit la chere enfant; je n'ai “aucune part à la mépriſe; l'on m'a fait “entendre qu'elle deſiroit, vu la reſſem“blance de la taille, qu'on pût me prendre pour elle, afin qu'elle eût la liberté de ſe “perdre mieux dans la foule, où elle eſt “en effet déguiſée juſqu'aux dents, tout“àfait méconnoiſſable.“ Je ne pus m'empêcher d'embraſſer Dorothée, tant elle etoit gentille. Elle me laiſſa faire en rougiſſant, elle cacha ſon petit viſage dans mon ſein. Elle me dit enſuite qu'elle ſe ſentoit un peu fatiguée. „Hé bien, ma chere ame, “lui dis-je, veux-tu t'en aller?--Oui, “mon cher maître, me répondit-elle.“ Elle remit ſon maſque; je lui préſentai mon bras, elle l'accepta, en diſant: „Que vous “avez de bonté!“ Nous ſortîmes; tout le monde nous fit place reſpectueuſement, prenant ma Dorothée pour la reine. Nous gagnâmes notre appartement, nous nous y enfermâmes, très-contents de notre ſoirée.

Nous trouvâmes un ambigu charmant, ſervi pour notre ſouper. Je me mis à table.

Ma jolie petite ſervante ne vouloit-elle pas ſe tenir debout pour me ſervir? Je la fis aſſeoir vis-à-vis de moi; je la priai très-inſtamment de manger. Elle me faiſoit un million d'excuſes de la liberté qu'elle prenoit. Elle ſe louoit tant de mes bontés, que j'en étois tout honteux; elle étoit miſe comme une reine, belle comme un ange; n'avois-je pas bien de la bonté de la ſouffrir à ma table? Les vins étoient excellents: la chere exquiſe: nous nous trouvions tête-à-tête dans l'appartement de la ſouveraine; nous fîmes un ſouper délicieux. Je me ſentois enivré d'amour, les yeux de ma compagne me diſoient que je ne lui étois pas indifférent. Je ne pus m'empêcher de lui faire des careſſes, d'abord aſſez réſervées, mais qui peu-à-peu devinrent trèspreſſantes, qui lui faiſoient une vive impreſſion.

Enfin, il fallut nous coucher; nous avions dans l'appartement le lit de la reine, qui étoit magnifique; dans un petit cabinet, un autre lit plus commun, pour une femme de chambre; Dorothée vouloit s'y retirer: „Non, lui dis-je, ma chere amante; tu as “la figure de la reine, tu coucheras dans “ſon lit. Il ne ſera pas dit qu'un original “comme moi occupera la couche d'une “ſouveraine, tandis qu'une fille angélique, “comme toi, ſera reléguée dans celui d'une “domeſtique. Je ſerai encore trop honoré “de te ſervir de valet de chambre.“ A ces mots, je me mis à la déshabiller. Elle ne ſavoit où elle en étoit, la pauvre enfant; elle n'oſoit preſque réſiſter. Je ne peindrai pas tout ce qui ſe paſſa entre nous: il faut voiler les triomphes remportés ſur la pudeur.

Nous fûmes entraînés bien au-delà de nos intentions, dans un moment critique au-deſſus de nos forces. Si l'innocence de mon amante, le reſpect du lieu devoient m'en impoſer, je n'étois pas libre. Quelle nuit!

Accablé de ſommeil de volupté, je m'endormis enfin dans les bras de ma divinité.Le lendemain, de grand matin, quand je réfléchis ſur ce que je venois de faire, je me dis: „que penſeroit-on de moi, ſi „l'on ſavoit que j'ai abuſé ſi irreſpectueuſe“ment de l'appartement de la reines “Quoi! dans le lit même de S. M. attenter “ſans pudeur à la virginité d'une fille ſage “ innocente, dont je devois être le pro“tecteur! ſi l'on alloit vouloir me la faire “épouſer!...“ Ces réflexions m'inquiétoient. Je jetai un coup d'œil ſur ma compagne de lit; elle étoit adorable.“ Après “tout, me dis-je, ne ſerois-je pas bien “malade quand on me feroit épouſer un “ange?“ Je l'éveillai par mes baiſers: elle ouvrit un œil confus, rougit, ſe cacha le viſage.“ Oh! ma chere ame, lui dis-je, “regarde-moi, regarde un homme qui “t'adore. Je te demande pardon. Que “l'amour ſoit mon excuſe.“ Je vins à bout de la conſoler, en commettant une nouvelle offenſe. Nous nous levâmes, elle remit ſes habits ordinaires je la reconduiſis à la ville. Elle étoit languiſſante, plus touchante encore qu'à l'ordinaire. Elle me ſupplia du moins de lui garder le ſecret; , en me demandant cette grace, elle laiſſa tomber une larme, me donna un baiſer, je la quittai, avec les proteſtations les plus ſolemnelles de l'amour le plus vif.

La petite perſonne vint faire le lendemain ſon ſervice ordinaire, avec ſes petite habits journaliers, humbles propres; elle avoit un air plus ſoumis plus reſpectueux encore que de coutume, s'il eſt poſſible.

Je la dévorois des yeux; il me ſembloit qu'elle avoit du plaiſir à me ſervir, moi j'étois charmé de l'aider, de ſorte que nous fîmes la chambre à nous deux. Cette chambre étoit à elle comme à moi; le lit étoit le trône où elle devoit régner. Ayant commencé à Marly-neuf il falloit bien qu'elle continuât à Paris-neuf. Ce temps de jouiſſance fut court; mais je le regarde comme un des plus heureux de ma vie. Dorothée fut toujours tendre ſoumiſe, quoique adorée; car je confeſſe que je l'idolâtrois. Je ne penſois qu'à elle; à peine Julie me revenoit-elle quelquefois dans la mémoire.

Je voyois ſouvent la reine, qui avoit toujours ſon maudit maſque; elle me demandoit quelquefois des nouvelles de ma ſervante: je me rappellois toujours alors les libertés que j'avois priſes dans le lit de S. M. ce n'étoit pas une choſe à lui révéler. Cependant j'avançois tous les jours en faveur. Les courtiſans en frémiſſoient d'envie, me faiſoient très-baſſement leur cour. Le miniſtre étoit ulcéré contre moi; mais ſon accueil paroiſſoit des plus polis; comme je connois un peu les hommes, je n'en ai jamais été ſi las qu'à cette époque, où j'étois accablé de leurs embraſfades, dans leſquelles ils auroient voulu m'étouffer. La reine me combloit de penſions, d'honneurs de dignités; elle en vint enfin à me donner le cordon bleu, qui étoit poſitivement le même que chez nous; avec la différence qu'il n'étoit donné qu'au mérite. Le jour que je devois recevoir le grand cordon, avec pluſieurs autres favoris, je me rendis à la cour, revêtu du grand habit de l'ordre; je fus introduit dans la ſalle de l'audience. La reine étoit ſur ſon trône, dans le faſte le plus impoſant. La foule me la cachoit. J'arrive aſſez près d'elle, ſans pouvoir l'appercevoir. Je demandois: „Eſt-elle auſſi maſquée en don“nant le cordon-bleu?“ Tout le monde m'aſſuroit qu'elle étoit alors à viſage découvert; je diſois: enfin je vais donc “la voir“ Mon tour vint; on me fair place pour aller à ſes pieds. Je la regarde avidement. C'étoit toute la figure de Dorothée: je reſtai immobile aux pieds du trône de S. M., qui, dans cette circonſtance, avoit un air de dignité ſévere compoſée; elle me regardoit, du moins à ce qu'il me parut, auſſi froidement auſſi indifféremment que les autres; mais peut-être lui en coûtoit-il un peu d'effort, pour affecter cette indifférence. Je ne ſavois qu'en penſer. Quoi qu'il en ſoit, je me jetai à ſes pieds, elle me paſſa le cordon avec les cérémonies ordinaires, d'un air parfaitement calme. Je la regardois de tous mes yeux, je jurois en moi-même que c'étoit ma Dorothée. Il fallut que le maître des cérémonies me criât bien fort de me lever, tant je m'oubliois aux pieds de la reine. Je me levai enfin hors de moimême, ne ſachant ſi je dormois, ou ſi je veillois.

Le lendemain Dorothée vint chez moi, avec ſon petit air innocent comme à ſon ordinaire. Je la fixai de l'œil le plus percant qu'il me fut poſſible, ſans pouvoir découvrir rien de particulier dans ſes regards.

Oh cà, lui dis-je, Madame, je reſpec“terai tant qu'il vous plaira, l'incognite “que vous voulez garder; je ne reconnoî“trai pas ce que vous ne voulez pas que je “reconnoiſſe; mais vous me permettrez “au moins de ne pas vous manquer au “point de me laiſſer ſervir par vous. Si je “l'ai fait juſqu'ici, pardonnez à mon igno“rance. A préſent mes yeux ſont ouverts, “ je ſuis prêt à vous ſervir à genoux.“

Dorothée me répondit d'un air tout étonné tout affligé: „Que voulez-vous donc “me dire? Eſt-ce que je vous aurois déplu, “ou que mes ſervices vous ennuient? “Non, Madame, repris-je, non, j'oſe dire “que je vous aime d'un amour reſpectueux, “ qui n'altere en rien la profonde véné“ration que je vous dois. Je vous aime, “pour vos propres qualités, pour les bien“faits dont vous m'avez honoré, pour des “choſes enfin dont je n'oſe plus parler à “vos pieds.--Mais encore un coup, que “voulez-vous donc me dire? reprit Do“rothée. Qui peut rien comprendre à ce “langage?--Madame, repartis-je, je “reſpecte vos ſecrets; mais j'adorerai toujours “la main qui m'a décoré de ce cordon.“

En diſant ces mots, je baiſai le cordon.

Mon hôteſſe qui étoit entrée, pendant cet entretien, paroiſſoit étouffer de rire. „Ah!

“parbleu! cela eſt excellent, dit-elle, tu “ne ſais pas, Dorothée, il te prend pour “la reine.--Moi! la relne, répondit la “belle, d'un air confus riant, oh! je “ne puis m'empêcher d'en rire. Mals cela “eſt donc bien vrai que je reſſemble à “S. M.; on me l'a tant dit de tous côtés, “que j'oſerois preſque en croire quelque “choſe. Si cela eſt vrai, elle devroit bien “me faire ma fortune, ne pas laiſſer “languir dans l'état de ſervante une per“ſonne qui a l'honneur de porter ſa reſ“ſemblance. Mais que dis-je? ah! je ne me “plains pas de l'état de ſervante: je n'ai “jamais été ſi heureuſe: non, mon cher “maître, puiſque j'ai le plaiſir de vous ſer„vir, je ne changerois pas mon ſort pour “celui de la reine elle-même.“

A ces mots, je ne pus m'empêcher de donner un baiſer à ma belle Dorothée, qui me le rendit de tout ſon cœur. „Ma “chere madame Jovial, dis-je à mon hô“teſſe, ne trouvez-vous pas que c'eſt la “reine? .... Allez, vous êtes fou, inter“rompit la maligne femme: vous êtes plein “de votre belle, vous la voyez par“tout. Pour moi, j'ai parlé vingt fois à “notre ſouveraine; il y a bien quelque “choſe, un faux air de reſſemblance; “mais ma foi! monfieur Merveil, il faut “être amoureux de votre ſervante, pour la “prendre, comme vous faites, pour S. M.“

Madame Jovial ſortit, ſans m'avoir convaincu: je dis à ma Dorothée: „J'ai “entendu dire que la reine ne peut ſe ma“rier, que, pour avoir de la poſtérité, “elle doit ſe déguiſer, de peur d'être con“nue de ceux qu'elle daigne choiſir pour “un ſi glorieux emploi; or on ne peut voir “une reſſemblance plus frappante que la “vôtre avec cette auguſte perſonne, ainſi....

“--Ah! mon cher maître, interrompit “Dorothée, je vous ai entendu dire auſſi “que vous reſſembliez à un jeune homme “de Paris; que tout le monde, même ſes “parents, vous prenoient pour lui, que “cette reſſemblance a beaucoup influé ſur “votre vie. Vous ſaviez bien cependant que “vous n'étiez pas ce jeune homme.“

Cette réponſe me ferma la bouche, je ne ſus plus que répliquer, ni que penſer. Cependant je lui dis: „quoi qu'il en“ſoit, je ne ſerai plus dans le cas de ſouf“frir que d'auſſi belles mains me ſervent.

“La décoration dont la reine m'a honoré “exige que je vive ſur un ton plus relevé“ (Cela étoit vrai; il y avoit même déja long-temps que j'aurois dû le faire.)

“Il faut que j'établiſſe une maiſon, que “j'aie un certain nombre de gens à mon “ſervice, que je ne ſois pas reſtreint à “une jeune perſonne, qui vient faire ma “chambre!--Quoi, me dit-elle en pleu“rant, vous ne voulez plus me voir!-A “Dieu ne plaiſe, lui répondis-je! je regar“derai comme la plus précieuſe faveur, “ſi vous voulez bien permettre que j'aie “l'honneur de vous faire ma cour de temps “en temps.--Soyez aſſuré, reprit-elle “du ton le plus déterminé, que ſi vous “ne voulez pas que je vous ſerve, comme “ci-devant, vous ne me reverrez ja“mais.“Cette menace m'effraya; je fis tout ce que je pus pour la faire changer de réſolution; elle demeura inébranlable; je fus obligé de me laiſſer ſervir par elle. Les bienfaits de la reine me mirent dans le cas de monter une maiſon aſſez honnête; mais ma chambre ne fut faite que par Dorothée.Un jour, on me dit que la reine étoit fort en colere, elle me fit appeller, je parus devant elle aſſez embarraſſé. Elle avoit un petit air vraiment ſévere, je m'en appercus très-bien; car ſon viſage étoit découvert. Jamais celui de Dorothée n'avoit annoncé un pareil courroux.

„Qu'eſt-ce que j'apprends, Monſier?

“me dit-elle d'un ton fort ſingulier, eſt-ce “vous qui avez l'impertinence de me pren“dre pour votre ſervante? A-t-on jamais “concu une pareille abſurdité? Parce que “j'ai daigné témoigner quelques bontés à “ce monſieur, il s'eſt imaginé que j'étois “épriſe de lui, au point de me déguiſer “pour aller tous les jours, par partie de “plaiſir, balayer ſa chambre. En vérité, “je ne ſais qui me tiemt.. Si l'extravagance “n'étoit pas ſi burleſque, que je ne puis “m'empêcher d'en rire, vous mériteriez “que je vous fiſſe punir comme criminel “de leſe-majeſté. “ Je voulus m'excuſer ſur l'extrême reſſemblance. „Allez, dit“elle, cette reſſemblance eſt une idée offen“ſante: votre excuſe eſt un outrage. Que “je n'entende plus parler de cette ſor“tiſe.“ A ces mots elle me congédia fort impérieuſement. Sa confidente me dit: „Pour Dieu, ne “parlez de cela à ame qui vive. Vous de“viendriez le jouet de la cour, ſi cela “tranſpiroit. Figurez-vous un homme aſſez “fat pour dire que la reine eſt amoureuſe “de lui, juſqu'à ſe rendre ſa ſervante.

Je me retirai fort embarraſſé, bien réſolu de ne plus parler de cela, de me laiſſer ſervir par ma Dorothée, quelle qu'elle fût; car j'en étois venu à ne ſavoir que penſer d'elle.

Cependant elle devint groſſe, dans le même temps on publia la groſſeſſe de la reine; ce qui occaſiona de grandes réjouiſſances. Toute mon incertitude ne put tenir contre tant de preuves. Je me regardai donc comme aſſuré que j'étois ſervi par la reine; mais je me gardai bien d'en témoigner rien.

Je m'accoutumois peu-à-peu à recevoir les ſervices d'une ſouveraine que j'adorois; mais la groſſeſſe paroiſſoit tous les jours de plus en plus; le temps arriva où S. M.,

pour cette raiſon, devoit garder la chambre.

Elle fut obligée enfin de me dire un jour, après avoir fait mon lit avec aſſez de peine: Mon cher maître, je ne pourrai plus “vous ſervir d'ici à quelques mois; le mé“decin m'ordonne de reſter chez moi.

“Il m'en coûtera beaucoup, pour être pri“vée de vous voir; ne vous faites pas “ſervir au moins, pendant mon abſence, “par une autre femme. Je lui répondis: “Il eſt vrai, en effet, que la reine va “garder l'appartement, toi, ma chere “Dorothée, qui lui reſſembles tant, il eſt “bien juſte que tu faſſes comme elle.“

En diſant ces mots, je l'accablai de careſſes. Elle y fut ſenſible; l'attendriſſement pénétra ſon cœur, lui fit perdre le peu de force qu'elle avoit. Je trouvai le moment deſiré depuis long-temps; ſon ſecret, qui lui peſoit, lui échappa. Elle m'avoua tout. „Ah! cruel, me dit-elle, que veux“tu ſavoir? Ignores-tu que c'eſt ta perte “ la mienne? La loi ordonne ma dépo“fition, mon ſupplice ma mort, ſi celui “que j'admets dans mon lit ſait qu'il eſt “recu dans celui de la reine; la loi veut “qu'il périſſe avec ſon indiſcrete amante.

“Garde au moins un ſecret d'où dépend “notre vie.“ Alors elle me raconta où elle m'avoit vu pour la premiere fois, l'impreſſion que je lui avois faite; en un mot, tout ce qui s'étoit paſſé dans ſon cœur à ce ſujet. Il réſultoit de ſes aveux, qu'elle m'aimoit beaucoup. Je n'étois pas tout-à-fait ingrat, je ne mettois que Julie au deſſus d'elle. Notre ſéparation fut arroſée de nos larmes mutuelles; je ſentis que dans cet inſtant, mon amour pour elle fut porté à ſon comble.

J'allois ſouvent la voir dans ſon palais, elle me recevoit avec une tendreſſe qu'elle ne pouvoit cacher, qui faiſoit froncer le ſourcil à beaucoup de monde. Elle accoucha enfin très-heureuſement d'une fille; ce qui occaſiona les plus ſolemnelles réjouiſſances. Je me trouvai autour de ſon lit, avec toute la cour, dans le moment qu'on préſenta à tout le monde l'enfant nouveau né qui devoit hériter du trône.

Quand ce gage de nos amours vint à moi, la reine me jeta un coup d'œil tendre, qui ſembloit me dire: voilà ta fille, tandis qu'on diſoit à tous les autres voilà votre princeſſe.

Beaucoup de gens remarquerent comprirent ce coup d'œil; elle s'appercut de ſon imprudence, m'annonca bientôt ſa crainte par un autre coup dœil.

Le leudemain, tandis que nous étions ſeuls, elle me dit: „Mon ami, voilà ta “fille, puiſſe-t-elle être pour moi le gage “d'un amour qui dure autant qu'elle “nous!“ Des eſpions entendirent ces paroles, en firent leur rapport au gouvernement. Je n'ai ſu tous ces incidents, que trop long-temps après. L'orage ſe formoit ſans que nous puſſions le ſoupconner. On ne témoigna rien: on laiſſa la reine terminer ſes couches, ſe rétablir à ſon aiſe.

Enfin, déja l'infortunée étoit relevée ſolemnellement, elle alloit recommencer à me ſervir; un beau matin un exempt de la couronne vient chez moi, me dit: “De la part de la nation FrancoiſeAuſ“trale, je vous arrête.“ Surpris, je m'écrie: On n'arrête ici que de la part de la reine.

“On me répond ſur le champ: La reine “elle-même eſt arrêtée.“

Je fus douloureuſement frappé de cette nouvelle. „Ah! ma chere reine, dis-je en “moi-même, je ſuis la cauſe de ton mal“heur! On s'eſt appercu que tu m'as dé“voilé le ſecret de ton rang; tu vas être “privée, pour moi, du trône de la vie.“

Soudain je formai dans moi-même le projet de délivrer cette adorable victime, de la remettre ſur le trône, d'y monter avec elle. Mais comment conquérir un royaume, dans un moment où je me voyois enlever ma liberté, où je n'avois pas une épée? (Car on m'avoit ſouſtrait toutes mes armes.) Je jurai cependant de ſauver mon amante, de punir mes ennemis. L'exempt ſeul étoit entré chez moi, je conſentis à ſortir devant lui, il me ſuivit ſur l'eſcalier. Je trouvai en bas dix fuſiliers. Je méditois profondément comment j'échapperois aux mains de ces coquins; je reſtai même un inſtant immobile dans cette ſituation. Un des grenadiers, me voyan arrêté, me pouſſa rudement, joignit à cette inſolence des paroles injurieuſes. „Ah!

“ſcélérats, dis-je en moi-même; j'avois du “ſcrupule de mer aucun de vous autres; “mais ce malheureux ne mérite aucune “pitié.“ Il falloit cependant céder à la force, en attendant que je puſſe m'y ſouſtraire. Un carroſſe m'attendoit à la porte, avec une eſcouade de vingt cavaliers. Malgré mes beaux projets, je fus ſaiſi par ces brigands, empaqueté dans la voiture, conduit renfermé dans une étroite priſon, jugé ſuivant des loix contre leſquelles je déclamai vainement, condamné à perdre la tête. Au bout de peu de jours, je fus conduit ſur un échafaud dreſſé hors de la ville; je vis un peuple immenſe qui me plaignoit; je roulai mes yeux ſur l'aſſemblée; j'y reconnus pluſieurs amis; qui me firent comprendre, par leurs regards, qu'ils étoient prêts à perdre leurs jours pour me ſauver. Je leur fis ſigne des yeux de ſe réunir tous en un peloton; ce qu'ils firent peuàpeu. Tandis qu'ils ſe diſpoſoient ainſi, pour gagner du temps, je haranguois l'aſſemblee, je lui faiſois ſentir l'atrocité d'immoler le mari de leur ſouveraine, le pere de l'héritiere du trône. Mon éloquence, mon malheur mon courage arrachoient au peuple des larmes de tendreſſe d'admiration, le diſpoſoient favorablement pour moi.

Enfin, je vis l'inſtant propice pour échapper aux mains de mes bourreaux. Mon évaſion va paroître un prodige; mais il faut ſonger, comme je l'ai dit, que le vrai n'eſt pas toujours vraiſemblable. Le peloton de mes amis étoit raſſemblé proche de l'échafaud. Je ſaiſis un moment où perſonne ne tenoit le lien dont j'étois garrotté, je m'élance au milieu d'eux, ils me recoivent dans leurs bras. Le bourreau me ſuit; ils l'écartent à grands coups de ſabre; l'un coupe non ſans me faire un peu ſaigner, la corde qui lioit les mains; l'autre me donne une épée nue; un troiſieme me jette un manteau ſur les épaules; un quatrieme enfin me met ſur la tête un grand chapeau bordé, rabattu, qui me couvre le viſage. Tout cela fut l'ouvrage, pour ainſi dire, d'un clind'œil. Les bourreaux les archers crient: Arrête! fondent ſur mes amis les diſſipent.

Le peuple applaudit à ma fuite. Les ſoldats me cherchent ne me reconnoiſſent pas ſous mon déguiſement. Je me coule, le mieux qu'il m'eſt poſſible, je me perds dans la foule. Je ſuis déja loin de la place, qui étoit hors de la ville. Le maudit grenadier, à qui j'en voulois déja, me reconnoît, me ſaiſit; je lui abandonne mon manteau je m'eſquive. Vingt autres accourent; je me ſauve je parviens enfin ſur le bord d'une jetée élevée, au pied de laquelle couloit le fleuve. Le déteſtable grenadier m'avoit rattrapé; je lui donne un épouvantable coup de tête dans l'eſtomac: il tombe à la renverſe dans l'eau, je m'élance avec lui.

Le ſaut étoit de plus de cent pieds; perſonne n'oſa le faire après nous. Le malheureux, dans ſa chûte, laiſſa échapper ſon fuſil, dont je m'emparai. Il tomba lui-même la tête ſur le bord d'une chaloupe, ſe débattit un moment, alla s'engouffrer dans un tournant. Pour moi, je me mis à nager de toutes mes forces, afin de gagner l'autre rive. Cependant les ſoldats à qui je venois d'échapper, pouſſoient des cris affreux, pour avertir ceux qui pouvoient ſe trouver ſur l'autre bord; ils me tiroient des coups de fuſil que j'eſquivois en plongeant. Je gagnai enfin la rive oppoſée; là je me voyois libre dans la campagne.

J'avois le bonheur qu'il ne s'y trouvoit preſque perſonne; que ceux qui devoient me pourſuivre, manquoient de bateaux pour traverſer la riviere, qu'ils étoient obligés de remonter contre le courant, qui étoit très-rapide, contre le vent, qui devenoit toujours plus violent. Ces circonſtances me donnoient le temps de reſpirer de me cacher: j'allois en proflter; mais je vis accourir deux ſoldats, qui voulurent fondre ſur moi, avant que je fuſſe tout-à-fait ſorti de l'eau: leurs balles n'attraperent que mes habits. J'avois en main l'arme de celui que je venois de précipiter avec moi. Je fonds ſur les deux nouveaux venus, la baïonnete au bout du fufil; ma rapidité les déconcerte, je les éventre.

Mais j'en vois bientôt accourir d'autres.

J'ai le temps, avant que ceux-ci ſoient arrivés, de ſaiſir les armes de ceux que je viens d'immoler: me voilà ſeul, il eſt vrai, mais avec pluſieurs fuſils piſtolets.

Je me cache derriere un buiſſon, j'y diſpoſe artiſtement ma batterie, je tire à coup ſûr. De ſix ennemis qui arrivoient, deux ſont couchés ſur le carreau; quatre autres tirent ſur le buiſſon, ſans me faire mal; mais ils viennent à moi, en courant l'un après l'autre. Je ne leur donne pas le temps de recharger, j'en abats encore deux à coups de piſtolets, avant d'être à portée de leurs baïonnettes: avec la mienne je bleſſe le troiſieme; le quatrieme, ſe trouvant ſeul vis-à-vis de moi, s'enfuit.

Je l'atteins le précipite dans un foſſé, d'un coup de croſſe. Ainſi me voilà débarraſſé de ſix hommes; mais j'en vois ſurvenir douze autres. Ces coquins menoient en priſon un déſerteur, vouloient me joindre à lui. J'étois au milieu de mes morts; j'ai le temps de charger ſix fuſils, avant que les ennemis arrivent. Ils tirent tous à la fois ſur moi, d'aſſez loin; un tronc d'arbre, derriere lequel je me cache, recoit toutes leurs balles. Je tire plus heureuſement ſix coups l'un après l'autre. Quatre portent ahattent quatre hommes. Les huit ennemis qui reſtent avancent juſqu'à moi; j'étois déja caché dans un foſſe ſous des feuillages. Ils appercoivent tous les cadavres que j'ai déja couchés par terre. Je les entends dire: „C'eſt le “diable; il n'eſt pas poſſible que cet homme “là ſoit ſeul: prenons garde à nous.“

Une bête fauve, que je ne pus diſtinguer, paſſe heureuſement dans mon foſſé, court ſous les feuillages: ils entendent le bruit, bruit, voient remuer les feuilles, prennent la bête pour moi, courent après, tirant deſſus. Je ſaute ſur un fuſil des nouveaux morts, je tire encore un coup derriere eux. Un homme en eſt atteint au dos: ils s'imaginent alors avoir pluſieurs ennemis ſur les bras, crient: Sauve qui peut!

Le déſerteur reſte garrotté, me demande la vie.

Je le reconnois du premier coup d'œil; c'étoit un garcon d'une intrépidité à toute épreuve. „Mon ami, lui dis-je, veux-tu “me ſervir? Songe qu'on t'alloit mener à “la mort, qu'on te peut rattraper: ne vaut“il pas mieux périr avec moi les armes à “la main, que de te laiſſer caſſer la tête?

“-Déliez-moi, me dit-il, vous ver“rez ce que je ſais faire.“ Je le déliai, je l'armai. Il y avoit parmi-les morts, ſur le champ de bataille, des fuſils de reſte. Me voilà bien armé, avec un ſecond; , par mon bonheur autant que par mon courage, j'ai déja tant tué que diſſipé une compagnie entiere. Les ſoldats, qui m'avoient laiſſé échapper ſur la place, venoient à ma pourſuite en traverſant le fleuve dans un bateau. Nous chargeâmes tous nos fuſils, nous nous cachâmes derriere des buiſſons, nous tirâmes tout à notre aiſe ſur les ennemis. Nous en fîmes périr plufieurs; le reſte rebrouſſa chemin. De malheureux payſans nous appercurent dans notre embuſcade; ils tirerent ſur nous, mais ils n'eurent pas l'adreſſe de nous atteindre. Nous fondîmes ſur eux intrépidement, les rouâmes de coups. Ils nous demanderent grace à genoux. Cependant je voyois venir, dans le lointain, une nouvelle compagnie de grenadiers. „Mon “ami, dis-je à mon camarade, il ne faut “pas tuer nos coquins de payſans, ils “peuvent nous être utiles: vois ce que “j'en vais faire.“ Ils étoient au nombre de ſix; je leur fis prendre l'habit de ſix ſoldats morts. Je leur donnai à chacun un fufil ſans baïonnette, que je ne leur laiſſai pas charger, de peur qu'ils n'en abuſaſſent contre nous. En cet état, armés juſqu'aux dents, nous étions maîtres de leur vie. Nous les fîmes marcher devant nous, nous devions paroître de loin un certain nombre, aux yeux des ſoldats qui approchoient.

J'allai vers eux, en m'arrangeant pour que le vent, qui étoit fort, leur donnât dans le viſage. Nous avions chacun ſix fuſils, mon camarade moi. Les ennemis tirerent de trop loin pour atteindre. Le vent leur renvoya la fumée la pouſſiere, qui leur cachoient notre petit nombre. Nous avancâmes aſſez rapidement, en chaſſant devant nous nos payſans, afin qu'ils recuſſent les balles. Nous tirions entre leurs épaules; preſque tous nos coups porterent. Deux de nos ruſtres furent tués, les quatre autres furent bleſſés, nous n'eûmes pas une contuſion. Nous en vînmes ainſi juſqu'aux ennemis, qui avoient déja perdu bien du monde; nous fondîmes ſur eux la baïonnette au bout du fuſil; nous leur parûmes deux diables. Trois de leurs gens, qui vouloient déſerter, ſe joignirent à nous: entre nous cinq nous abattimes encore bien des ennemis; le grand nombre prit la fuite. Il reſta plus de vingt morts ſur le champ de bataille. Nous voilà cinq, nous avons déja diſſipé plus de deux compagnies; il n'y a qu'un regiment dans toute la ville.

Nous pourſuivîmes les fuyards, de maniere que nous les forcâmes de ſe jeter à la nage, au milieu d'une petite riviere, ou plutôt d'un torrent, qui alloit ſe jeter dans le fleuve. Là nous en bleſsâmes quelquesuns; l'eau emporta le reſte. Deux déſerteurs vinrent encore nous joindre. Ils vouloient tous quitter le royaume; je prétendois y reſter pour le conquérir délivrer la reine. „Mes amis, leur dis-je, “nous ne ſommes que ſept; mais il ne “ſera pas dit que ſept braves comme “nous s'enfuieroient comme des lâches; “je veux vous rendre maîtres de l'état.

“Vous ſavez qu'à trois lieues d'ici, à Her“beville, il y a eu un complot parmi les “ſoldats; qu'une compagnie entiere a “voulu déſerter, que tous ces braves “compagnons ſom dans les fers. Allons “les délivrer; ils ſe joindront à nous; alors je vous menerai au tréſor royal, “nous aurons autant d'argent que nous voudrons.“Mes compagnons applaudirent à ma propoſition. Nous volâmes à Herbeville; nous enfoncâmes aiſément la priſon: il ne nous en coûta qu'une balafre, que le geolier recut de nous ſur le viſage. Nous délivrâmes plus de quarante héros ou coquins, comme on voudra les nommer.

Nous les emmenâmes, nous allâmes ſur le champ faire rendre gorge à une ſangſue publique, qui paſſoit pour le plus riche fermier-général du royaume. Munis d'argent, nous nous chargeâmes chacun d'un havre-ſac plein de vivres, nous nous mîmes en campagne. Nous avions taîné avec nous deux petites couleuvrines priſes dans la ville. Nous étions plus de cinquante; mais nous vîmes venir à nous deux régiments. Dans l'inſtant je pris mon parti. J'avois lu, dans notre hiſtoire, la maniere dont le prince-noir s'y prit à la Bataille de Poitiers, pour battre une armée de ſoixante mille hommes avec huit mille hommes. Je réſolus d'imiter ſes manœuvres, parce que le local s'y prêtoit. Je fis grimper mes gens ſur une montagne trèsroide, je les placai tous derriere des haies. Il n'y avoit pour monter qu'un petit chemin très-eſcarpé entre deux haies; mes gens étoient cachés de chaque côté, mes deux couleuvrines en face. J'eus le temps encore de lâcher l'écluſe d'un ruiſſeau, d'inonder ainſi le chemin, pour le rendre impraticable. Les ennemis vinrent pour me forcer dans mon retranchement: les pauvres gens ſe traînoient ſur les mains les genoux dans le ſentier gliſſant inondé; mes ſoldats, qui avoient chacun deux fuſils, tiroient à bout portant. Pas un coup ne manquoit; mes deux couleuvrines foudroyoient d'en-haut les malheureux qui vouloient monter, le déſordre ſe mettoit néceſſairement parmi eux. Malgré nes efforts, leur grand nombre nous gagnoit; pluſieurs vouloient traverſer nos haies, ils étoient recus à coups de baïonnettes; nous avions déja couché ſur la place plus de trois cents hommes, ſans qu'aucun des nôtres eût été bleſſé.

Cependant le canon de nos perſécuteurs approchoit pouvoit nous nuire; nous étions en danger de nous voir forcés.

J'avois muni mes gens de crampons de fer; ils s'en ſervirent merveilleuſement pour grimper plus haut. Les ennemis, privés de ce ſecours, ne pouvoient nous ſuivre. Nous les canardions d'en-haut à notre gré. Qu'on me paſſe quelques termes peu choiſis: ici je ſuis militaire. En marchant ſur les hauteurs, nous avancâmes vers un endroit très-eſcarpé de la montagne, où le fleuve baignoit préciſément le pied du roc; ils nous ſuivirent plus bas, comme ils purent. Nous trouvâmes quantité de pierres énormes, que nous roulâmes ſur eux, qui tomboient avec eux dans le fleuve.

Ils me paroiſſoient encore au nombre de plus de deux mille; mais nous nous étions arrangés de facon qu'il ne pouvoit pas en échapper un ſeul. Ils ſe jeterent à genoux, en nous tendant les bras demandant grace. Nous leur deſcendîmes des cordes, leur ordonnant d'y attacher leurs armes, que nous montâmes vers nous. Enſuite nous deſcendîmes juſqu'à l'endroit où ils étoient, nous les laiſsâmes approcher de nous par parties. Plus de deux cents nous prierent d'abord de les engager avec nous: nous les recûmes leur donnâmes des armes. Nous demandâmes enſuite, à haute voix, s'il y en avoit encore quelquesuns qui vouluſſent prendre parti avec nous. Plus de quatre cents nouveaux ſe laiſſerent perſuader. J'enfermai ceux-ci au milieu de nous; mais je ne leur promis des armes que quand je ſerois sûr de leur bonne volonté. Pour les autres, je les fis garrotter, nous les conduisîmes à notre ſuite. On me conſeilloit de les égorger; mais je rejetai cette propoſition avec horreur. Cette journée ſi meurtriere ne me coûta pas un ſeul homme. Je ne tardai pas à gagner à mon parti tous mes priſonniers. Je leur fis bientôt rendre à tous leurs armes. Il me vint une foule de déſerteurs, en deux jours j'eus un régiment complet. Je pillai une eſpece de temple, où des dévotes avoient enterré des bijoux extrêmement précieux, en prétendant les conſacrer au Seigneur. Ces bijoux ne ſervant à rien, pas même aux prêtres qui avoient la peine de les garder de les nettoyer, je crus devoir en tirer parti; j'en fis des lingots, je me donnai les airs de battre monnoie. Je ne tardai pas à lever un ſecond régiment. J'en diſſipai bientôt ſix des ennemis, j'en recueillis plus de la moitié dans mon armée. Je dis mon armée, car au bout de dix mois j'en avois déja une de dix mille hommes: il ne m'en falloit pas davantage. C'étoient tous gens déterminés, qui ſe ſeroient jetés dans le feu pour moi, parce que je les payois bien, que je veillois trèsſcrupuleuſement à ce qu'ils ne manquaſſent de rien. J'allois moi-même ſoigner les malades les bleſſés; je leur parlois à tous comme à mes amis particuliers; je les avois accoutumés à la diſcipline la plus exacte, ſans aucuns châtiments; par la raiſon qu'il n'y avoit point chez moi de diſtinction de naiſſance; que le mérite ſeul élevoit les hommes; qu'il n'y avoit entr'eux que la différence des grades, auxquels chacun étoit sûr de parvenir s'il ſe comportoit bien, ſans aucun paſſedroit. La principale peine que j'infligeois, qui faiſoit autant d'impreſſion que la mort en d'autres lieux, étoit de chaſſer de mon ſervice ceux qui s'en montroiens indignes. Je crus devoir enfin m'emparer d'une place d'armes: il ne me fut pas difficile d'y réuſſir. Le peuple étoit pour moi; ma réputation de bienfaiſance l'avoit gagné.

Dès que je fus maître de cette ville, qui étoit aſſez grande, j'eus ſoin d'y chercher les hommes de la probité la plus reconnue.

On m'en préſenta ſix qui paroiſſoient trèshonnêtes. Je les queſtionnai; je leur donnai occaſion de m'ouvrir leur ame, j'en découvris deux entr'autres, qui paroiſſoient avoir la vertu la plus épurée. Je m'informai d'eux quelles étoient les perſonnes en place qui avoient commis le plus d'injuſtices: quels étoient les torts les plus ctiants qu'on avoit faits au public aux particuliers; quels pouvoient être, d'un autre côté, les plus honnêtes gens, les plus éclairés, ceux qui avoient fait le plus de bien. D'après les informations les plus exactes, je punis les gens en place coupables, je dépoſai les perſonnes inhabiles, je leur en ſubſtituai de plus capables, ayant égard ſeulement au mérite; je récompenſai tous ceux que j'en crus dignes; je réparai toutes les injuſtices; je pourvus au bien du public, en m'informant de ſes beſoins, en y apportant les remedes néceſſaires, en allant moi-même ſoulager les moindres particuliers, juſques dans leurs maiſons. Enfin je devins, en peu de jours, l'idole de ce peuple. Je fis la même choſe dans toutes les villes dont je prenois poſſeſſion, toutes m'ouvirent leurs portes d'elles-mêmes. Ma réputation s'étendoit de jour en jour, mon parti ſe fortifioit. J'avois déja ſous mes loix un grand nombre de villes, une étendue confidérable de pays. Chacun vantoit mes bonnes qualités; comme on ſavoit que j'étois d'un autre hémiſphere, on m'appelloit le général de l'autre monde. Le peuple, qui ne connoiſſoit pas d'autre continent que le ſien, s'imaginoit qu'on vouloit dire par-là que j'étois d'un autre univers, d'un ſéjour céleſte, par conſéquent d'une nature ſupérieure: il n'en avoit que plus de confiance de reſpect pour moi. Les grands eux-mêmes, juſqu'aux princes, venoient ſe ranger ſous mes drapeaux; mais cette nouvelle acquiſition fut plus pénible à ménager que le reſte. Ces nobles prétendoient commander, regardoient comme un affront de ſervir ſous un homme de rien tel que moi. Des princes élevés en princes, étoient capables de tout gâter. Je ſus concilier tout, je parvins à m'en faire obéir. Le brave général, mon bienfaiteur, étoit mort depuis quelque temps: ſi je l'avois eu contre moi, il m'auroit cruellement embarraſſé. Sachant que la reine étoit en sûreté pour quelque temps, qu'on avoit ſuſpendu ſon procès, parce que des médecins, qui la favoriſoient, l'avoient déclarée groſſe de nouveau, je n'avois pas craint de me réfugier vers l'extrémité du royaume, où les conquêtes étoient plus faciles. Une armée de ſoixante mille hommes vint m'y combattre; je la défis complétement avec une poignée de monde. Mes ſoldats étoient tous des héros, parce que je les traitois comme tels. Je paſſe ſous ſilence le détail de mes opéranons militaires. J'écrirai peut-être quel-que jour l'hiſtoire de mes campagnes; je me contente d'en donner ici les réſultats.J'avançois toujours dans le cœur de l'état; mais je n'avois pas encore des forces ſuffiſantes pour approcher de la capitale. Fier de mes victoires, j'en remportois tous les jours de nouvelles. Tout-à-coup on vient m'apprendre qu'on a oſé faire le procès à la reine; qu'elle a été condamnée a avoir la tête tranchée, que la ſentence eſt peut-être déja exécutée. Mes cheveux ſe dreſſerent ſur ma tête à cette nouvelle; je voulois ſur le champ voler au ſecours de mon amante; mais comment faire?

J'avois en tête une armée nouvelle de quatrevingt mille hommes; la mienne avoir beſoin de ma préſence pour réſiſter. Comment la conduire juſqu'à Paris-neuf, ſur le corps de tant d'ennemis, à travers tant de pays ravagés? Comment forcer cette ville auſſi grande que Paris, mieux fortifiée, munie d'une forte garniſon? Mais le danger de ma reine étoit preſſant; pouvois-je la laiſſer périr? Je choiſis cent de mes ſoldats les plus braves, qui me promirent d'aller à tous les diables pour moi, car ce fut leur expreſſion. Je partis en poſte avec eux tous. Nous manquâmes peu de chevaux, nous arrivâmes en moins de deux jours.

Nous trouvâmes les portes de la capitale fermées. Nous entendîmes toutes les cloches tinten, comme pour les morts; il y avoit des drapeaux noirs au haut de toutes les tours. On tiroit à chaque minute un coup de canon. „Oh ciel, me dis-je! la reine “eſt-elle morte, ou ſont-ce-là les apprêts “de ſa mort?“

Nous ne pouvions entrer dans la ville par force; il falloit donc recourir à la ruſe.

Je connoiſſois un ſouterrain qui conduiſoit, de la campagne, juſtement dans la place où l'on devoit immoler la victime: il ne me fut pas difficile d'en trouver la porte, de la faire enfoncer. J'y introduis mes gens chargés d'une poutre énorme, pour briſer la grille de fer qui donnoit ſur la place. Je les charge de traverſer le ſouterrain, d'attendre, quand ils ſeront arrivés, que je leur donne le ſignal de deſſus la place même; de ſortir alors, en faiſant un feu d'enfer. Je les laiſſe marcher ſous terre; pour moi je me rends à découvert au pied des murs. Je grimpe par deſfus la muraille, dans un endroit où je ne pouvois être vu; j'entre dans la ville déguiſé en prêtre du pays; (car il y avoit auſſi des prêtres dans cette extrémité du monde.) J'avois les épaules couvertes d'un manteau, ſous lequel j'étois cuiraſſé armé de toutes pieces. Il y avoit dans chaque rue double rangée de ſoldats, la baïonnette au bout du fuſil. On laiſſoit paſſer le peuple dans le milieu. On me prit pour un bon eccléſiaſtique, l'on me laiſſa avancer.

Je me rendis ſur la place qui étoit immenſe.

Il y avoit bien dans ſon enceinte juſqu'à cinq mille hommes, raugés en armes le long des maiſons, ſur cinq d'épaiſſeur. La foule étoit fort preſſée au milieuDans le centre s'élevoit l'échafaud redoutable. Il n'étoit que trop vrai; la reine alloit y êne décapitee; elle y montoit juſtement quand j'arrivai. Elle fut la premiere qui me frappa la vue. Je la vis revêtue de noir, grande, majeſtueuſe. Ma ſouveraine, celle que j'adorois étoit au milieu des bourreaux, elle alloit perdre la vie pour moi. Hélas!

peut-être on l'eût épargnée; mais on l'avoit regardée comme l'auteur de ma révolte; le contre-coup de mes ſuccès étoit retombé ſur elle: on l'en puniſſoit; en un mot, un conſeil fanatique, ſemblable à celui qui fit périr Charles I, roi d'Angleterre, avoit condamné cette perſonne ſacrée à avoir la tête tranchée. Le peuple, qui avoit demandé ſa mort, la pleuroit. Tous les yeux étoient en larmes; ſon rang, ſa jeuneſſe, ſa beauté, touchoient tous les cœurs, le mien étoit tenaillé: l'expreffion eſt haſardée, mais elle n'eſt pas trop forte. Je vis ſur la place, plufieurs amis, que je ſavois lui être parfaitement attachés, qui étoient abymés dans la douleur. Je me découvris en ſecret à eux, je leur dis: „Suivez-moi, ſans “témoigner aucun deſſein, rangez-vous “autour de liſſue du ſouterrain.“ Ils en vinrent à bout.

Cependant la reine tint au peuple un diſcours, qui fit ſanglotter toute l'affemblée.

Elle adreſſa au ciel une fervente priere; elle donnoit le dernier baiſer aux perſonnes qui la ſervoient. Tout-à-coup elle m'appercoit, elle rougit au milieu de ſa pâleur.

Je donne le ſignal. Soudain la grille eſt enfoncée; la porte s'ouvre, avec une décharge épouvantable d'artillerie, d'autres feux qui ſortent du gouffre. Le peuple s'en fuit, en pouſſant des hurlements. Les ſoldats font de vains efforts pour approcher; mes amis n'ont pas de peine à les arrêter pour le moment, d'ailleurs tous étoient, en ſecret, pour la reine, juſqu'aux bourreaux, qui reſtoient confondus. Je m'élance ſur l'échafaud, le ſabre à la main; ma reine vole dans mes bras; je l'enleve, comme un oiſeau, ſans que perſonne cherche à y mettre obſtacle. Deſcendus dans le ſouterrain, nous y trouvons des chevaux qui nous attendent; nous fuyons à toutes brides dans cet obſcur ſentier, tandis que nos amis mes gens ſoutiennent l'effort des ſoldats, qui donnent enfin ſigne de vie. Nous arrivons bientôt à l'iſſue qui aboutit dans la campagne. Nous voilà dehors, nous voilà déja bien loin. Mes gens me rejoignent peuàpeu, , en deux jours, je me revois au milieu de mon armée.

Enfin, je conquis le royaume piedàpied. Au bout de deux mois, j'entrai avec la-reine dans la capitale, dont je m'étois emparé d'emblée. Tout fut ſoumis en très-peu de temps. On amena aux pieds de la reine tous ſes juges garrottés. Elle leur pardonna; j'en fis autant; mais les malheureux ne nous pardonnerent pas.

LIVRE CINQUIEME.

LA reine fut de nouveau univerſellement reconnue pour ſouveraine. J'étois maître de l'état; on la ſupplia de m'aſſocier à ſon empire, de m'avouer pour ſon époux. Je me vis ſolemnellement marié couronné avec elle; notre fille fut reconnue pour la princeſſe héréditaire.

Me voilà roi d'une ſeconde France, qui ne le cede guere à ſon aînée, mari d'une des plus belles femmes du monde. Suis-je heureux? non. Mon bonheur étoit en France, non pas avec moi; il repoſoit dans le ſein de ma Julie. Toujours cette fille admirable étoit préſente à mon eſprit. Son image déſolée me perſécutoit la nuit le jour. Je me reprochois ſes malheurs mon bonheur. Je me reprochois de briller ſur un trône, tandis qu'elle gémiſſoit peut-être dans les fers. Cependant j'idolâtrois ma femme mon enfant. J'aimois ſur-tout le bien public: je m'en occupois infatigablement; mais mon eſprit inquiet cherchoit, malgré lui, les moyens de me dérober à mon épouſe, à mon trône, à mon royaume. O vanité du mondel que de ſang répandu pour me placer dans ce rang périlleux! Et quel fruit en recueillois-je? Jamais le ſang n'a fait naître le bonheur. Je goûtois cependant quelquefois de vrais plaiſirs, avec mon épouſe mon enfant.

Ceux qui me charmoient le plus, étoiens ceux qu'on puiſe dans la nature. Souvent ma reine ſe plaiſoit à redevenir ma ſervante; nous paſſions quelquefois des ſemaines entieres à la campagne, à mener notre ancienne vie. Ma chere amante venoit alors chez moi tous les matins, ſous les habirs de Dorothée. Elle faiſoit ma chambre, je l'embraſſois tendrement, pour la remercier de ſes ſoins. Nous n'étions jamais plus contents que dans ces moments, où, dépouillés de la rovauté, nous retrouvions les ſenſations de ſimples particuliers. Ah! ſi l'on pouvoit comparer les deux conditions, qui envieroit celle des rois? Enfin, je faiſois le bonheur d'une femme d'un grand état; je ne pouvois faire le mien. Comme on s'appercevoit de ma mélance lie, pour me diſtraire, d'honnêtes couriſans me propoſoient, ſans façon, de faire la guerre, d'attaquer, d'envahir quelqu'état voiſin. Moi qui étois né dans la claſſe de peuple, j'enviſageois les maux qu'un ſi cruel paſſe-temps devoit cauſer au peuple, le ſang des hommes me ſembloit auſſi précieux que le mien propre.

Cependant, autant pour me diſtraire que pour me mettre en état de mieux gouverner mon royaume, en le connoiſſant mieux, je réſolus de le parcourir de l'examiner de mes propres yeux; mais je voulus obſerver le plus rigoureux incognito. Pour en venir à bout, je feignis d'être attaqué d'une maladie de langueur, qui me forcoit de garder le lit, de ne me laiſſer voir de perſonne. Je me déguiſai très-ſoigneuſement; j'embraſſai mon épouſe; notre féparation fut d'une tendreſſe inexprimable: jamais je ne l'ai tant vue pleurer. Il m'en coûta beaucoup pour me ſéparer d'elle; je partis avec mon miniſtre intime, qui étoit mon ami. J'en avois un autre de la plus haute naiſſance, qui ne faiſoit guere que repréſenter.

Loin d'être pris pour un roi, je ne voulus pas même qu'on me prît pour un ſeigneur. Je me mis enfin dans cet état médiocre où l'on peut entendre la vérité, parce que les hommes ne daignent pas ſe déguiſer devant nous. On me parla beaucoup du roi ſur la route; j'avoue que je fus un peu trompé dans l'idée que j'avois de ma réputation. D'après ce que mes courtiſans m'avoient dit, je me flattois d'entendre chanter par-tout mes louanges, beaucoup de monde, au contraire, diſoit aſſez volontiers du mal de moi. Ce qu'il y ade plus piquant, c'eſt que la plupart du temps le monde avoit raiſon. J'étois fort ſurpris de voir qu'on connoiſſoit tous mes défauts. Perſonne n'ignoroit que j'étois arrivé entiérement nu: cependant, a tout prendre, il faut avouer que dans ce qu'on diſoit de moi, le bien l'emportoit ſur le mal. Il eſt vrai que je me donnois infatigablement des ſoins pour me faire bénir de mon peuple; mais c'étoit toujours un grand crime pour moi d'être étranger; je vis bien qu'on ne me le pardonneroit jamais: mais comment faire?

Quoique ce pays ne ſoit pas loin de la mer, il n'a point de ports de mer.

La ſituation en eſt ſinguliere. Le royaume eſt à peu près auſſi grand que la France; la chaleur du climat eſt preſque la même, quoiqu'il ſoit plus loin de la ligne. Ce pays enfermé de montagnes, eſt garanti des vents froids, conſerve preſque toujours une température aſſez uniforme. Autant que j'en puis juger, ce doit être une grande preſqu'iſle, dont l'iſthme eſt ſans doure caché, parce que la mer de chaque côté eſt couverte de glaces énormes, ce qui doit faire prendre cette terre pour une iſle. Sur les bords de la mer regnent preſque par-tout des rochers eſcarpés, inabordés inſurmontables. Dans les endroits où ces rochers ſont éloignés de la mer, les rives n'offrent que des ſables déſerts. Au milieu de cette immenſe vallée, fermée de tous côtés, le pays eſt riant enchanteur. On ne peut guere y entrer que par des fentes de rochers, qu'il eſt preſque impoſſible de découvrir. C'eſt-là ce qui forme la sûreté de cet empire, en le faiſant ignorer des Européens, qui peut-être auſſi n'y trouveroient pas leur avantage, s'ils vouloient y pénétrer. Les naturels du pays ſont preſque auſſi policés que les Francois.

Ils m'ont paru d'auſſi bonne mine; j'ai trouvé les femmes charmantes. Ce peuple a tous les arts de l'Europe, ſans oublier celui de la guerre. Il a nos armes tout ce que nous poſſédons, excepté nos vaiſſeaux, la navigation lui étant inconnue à raiſon de ſa poſition. Ainſi, les AuſtroFrancs ne verſent leur ſang que ſur la terre. J'ai déja parlé du plaiſir que j'éprouvois à retrouver ma vie obſcure. Depuis que je ſuis redevenu ſimple particulier, je n'ai jamais regretté le rang de roi; étant roi, j'ai ſouvent regretté celui de particulier.Que je vis de maux auxquels je croyois avoir remédié! Que j'en vis d'autres aux-quels je ne pouvois remédier! Je ne détaille point tout ce que je reconnus dans ma tournée. Beaucoup de miſere, comme par-tout ailleurs; beaucoup d'injuſtices commiſes en mon nom; un petit nombre de gens blaſés regorgeant de richeſſes; un bien plus grand ſans pain, traité comme un vil troupeau: voici ce que j'appercus chez moi, de commun avec les autres états; mais voilà ce que j'y vis de particulier.

On aura reconnu que les Auſtro-Francs, ſemblables aux anciens Germains, avoient une certaine vénération pour les femmes.

C'étoit à elles exclufivement qu'on avoit accordé la couronne. Bizarrerie ſinguliere dans un état fonde par des Francois! Je vis une province où le ſexe avoit encore de bien plus grands privileges: non-ſeulement les femmes y étoient reines, non-ſeulement elles y rempliſſoient toutes les fonctions honorables que les hommes ſe réſervent parmi nous; mais il n'y avoit pas chez elles un ſeul homme qui ne fût eſclave. Quand le beau ſexe a de ſon côté l'empire, il n'en jouit pas avec modération.

Cette province étoit une eſpece de république qui ſubſiſtoit ſous la protection de ma couronne. A la fondation du royaume, quand on eut élu Ninon premiere pour reine, quand les Francois ſe furent emparés des plus jolies Francoiſes pour en faire leurs épouſes, quelques mécontentes, qui n'avoient pu trouver de maris, piquées contre les hommes, ſe retirerent dans ce canton, ayant à leur tête une femme indignée de ce qu'on ne l'avoit pas choiſie pour reine. Elles y fonderent ce petit état, d'où elles chaſſerent tous les naturels du pays, aù moins quant aux hommes. Leur ſexe ſe trouva bientôt en plus grand nombre que le nôtre; , comme elles étoient cent femmes contre un homme, elles n'eurent pas de peine à ſe rendre les maîtreſſes.

Mais on ſait que le ſexe timide ne connoît plus de frein quand il a paſſé les bornes.

Ces Virago, (car tel eſt le nom qu'on leur donnoit) ces Virago, dis-je, ne ſe contenterent pas d'uſurper le ſceptre, elles réduiſirent tous les hommes au plus dur plus vil eſclavage; tellement qu'ils ſe trouverent traités dans ce pays comme de vraies bêtes de ſomme. L'amour y étoit inconnu; rien de ſi barbare que ce gouvernement femelle. Je fus indigné que les reines de France Auſtrale euſſent ſouffert juſqu'à mon regne cet étrange abus; je me promis bien, le plutôt qu'il ſeroit poſſible, d'apprendre à vivre à ces mégeres. Mais tandis que je méditois les moyens de les ſubjuguer, ces malheureuſes projetoient de me détrôner de m'enlever, pour m'enfermer chez elles dans une cage de fer, m'y expoſer aux plux indignes outrages. Elles avoient frémi d'apprendre qu'un homme venoit de changer la forme du gouvernement, de s'élever ſur le trône. Elles s'indignoient d'être ſous la protection d'un roi; elles ſe préparoient à la révolte; mon image étoit chargée chez elles de tous les opprobres dont elles vouloient accabler ma perſonne.

On ſent combien il étoit dangereux pour moi d'entrer dans ce pays. Auſſi je me gardois bien d'en approcher de trop près, je me promettois ſeulement d'en faire le tour extérieurement: mais je fus trahi cruellement. A deux ou trois lieues de cette province, j'eus le malheur d'entrer avec mes compagnons dans une auberge ſcélérate, pour y paſſer la nuit. L'hôte étoit un coquin, qui s'entendoit avec un tas de bandits, dont le métier étoit d'enlever le plus d'hommes qu'ils pouvoient, de les conduire aux Virago, à qui ils les vendoient pour l'eſclavage. On vint nous ſurprendre dans notre lit: on nous garrotta, l'on nous entraîna juſqu'à la fatale république, où l'on nous vendit par échange à des mégeres. J'eus l'honneur d'être échangé (le dirai-je?) contre un pourceau.

Dès que nous fûmes dans les mains de ces furies, garrottés comme nous étions, elles nous rouerent de coups de bâton; enſuite, ne nous laiſſant de libres que les pieds, elles nous conduiſirent à coups de fouet comme des troupeaux. En avancant dans le pays, j'obſervois des hommes attelés aux voitures aux charrues. J'en voyois qui portoient des vivres ou autres marchandiſes ſur leur dos, qu'on chaſſoit à coups de fouet d'aiguillon, comme des brutes; de ſorte que dans ce pays, les hommes, plus vils que les eſclaves, étoient rabaiſſés à la condition des bêtes. Chacun d'eux portoit le nom de l'animal dont il rempliſſoit les fonctions: l'un étoit un cheval, l'autre un âne, l'autre un chien, ainſi du reſte.

On conçoit à quel point je devois être indigné de tant d'horreurs. J'arrivai à la ville dans les réflexions les plus déſeſpérantes, je fus ſur le champ conduit au marché. Je me rappelle que ſur toute la route, mes furies avoient paru s'amuſer à me maltraiter plus que les autres. „Coquin, “diſoient-elles en me fouettant, tu as l'air “étranger, tu es peut-être de la vile na“tion du roi. Oh! ſi nous le tenions, comme “nous le fouetterions! que n'es-tu lui! nous “aurions le plaiſir d'avoir un roi pour notre “jouet. Mais voyez ce gredin, nous croire “ſous ſa protection! On dit qu'il eſt malade: “puiſſe-t-il crever!„A chaque mot qu'elles diſoient, nouveaux coups de fouet de leur part; à chaque coup de fouet, nouvelle grimace de la mienne; ce jeu paroiſſoit les amuſer beaucoup plus que moi. Enfin nous arrivâmes, comme je l'ai dit, ſur le marché des hommes; il y en avoit là une quantité prodigieuſe expoſés en vente. Ce ſpectacle me paroiſſoit douloureuſement comique. Tous ces hommes étoient nus, à la réſerve d'une ceinture, qui leur cachoit ce qu'on doit le plus voiler. Les femmes venoient les marchander le fouet à la main, de la maniere la plus cavaliere la plus inſultante. On me fit déshabiller comme les autres; pour ajouter à ma peine, le temps étoit aſſez froid Des malheureuſes venoient me marchander, en m'examinant à la dent comme un cheval, en me faiſant faire les mouvement les plus originaux. L'une m'ordonnoit de courir; l'autre montoit ſur moi. On me faiſoit touſſer, porter des fardeaux, accompagnant toujours chaque exercice de coups de fouet. Enfin une femme dont l'air étoit fort dédaigneux, acheta un attelage de fix grands hommes, livra en échange pluſieurs grand barils de ce qu'il y a de plus honteux à nommer, pour fumer les terres.

Le vendeur me céda à la dame par deſſus le marché: l'indigne créature me donna à ſa petite fille, pour faire de moi un jouet tout ce qu'elle voudroit.

Je fus conduit à la maiſon de ma maîtreſſe, où l'on me chargea des fonctions les plus humiliantes: moi qui étois roi, moi qui avois été ſervi par une reine; trop heureux encore de n'être pas connu pour ce que j'étois; car ſi j'avois été découvert, mon ſupplice étoit tout prêt. Il n'y avoit pas moyen d'échapper; le pays me paroiſſoit trop bien gardé; d'ailleurs, j'étois chargé d'une chaîne qui m'empêchoitchoit de me déguiſer, qui m'embarraſſoit beaucoup. Je cherchai à connoître mes compagnons d'eſclavage, tant de la maiſon que de la ville. Je vis que la plupart nés dans leur ſort abject, avilis par la maniere dont on les traitoit, paroiſſoient preſque bornés au ſeul inſtinct, comme les bêtes qu'ils repréſentoient, qu'ils ſe croyoient bonnement d'une nature trèsinférieure aux femmes, qui, de leur côté, croyoient auſſi, de la meilleure foi du monde, les hommes d'une eſpece au deſſous de la leur. J'eus pitié de mon ſexe, je ne me rebutai pas dans mes recherches.Il me falloit trouver quelqu'un qui pût aller inſtruire de mon malheur la reine mon épouſe, ou raſſembler quelques déterminés qui puſſent m'aider à ſecouer le joug de l'eſclavage. Un jour je vis dans une petite rue écartée un grand drôle bien bâti, à qui une femme à propos de bottes vint donner un ſoufflet. Il lui en rendit un plus peſant qui la jeta par terre. Vingt commeres accoururent pour défendre leur voiſine, animant tant qu'elles pouvoient leurs eſclaves à ſauter ſur le rebelle, comme on aiguillonne les dogues au combat du taureau. Peu de ces malheureux oſerent s'y frotter. Je défendis le généreux eſclave; je diſtribuois aux dames des ſoufflers à droite à gauche; chaque ſoufflet couchoit par terre une championne. Le jour baiſſoit, nous étions vainqueurs; mais la garde venoit; nous nous échappâmes à la faveur du crépuſcule. Quand nous fûmes en ſûreté, mon homme m'embraſſa, en me remerciant de l'avoir défendu. Je lui répondis en le comblant de louanges ſur ſa valeur, nous devînmes une paire d'amis. Il étoit né libre; des coquins l'avoient enlevé pour le vendre à ces harpies. Je lui trouvai de l'ame du courage.

Il étoit tard; il falloit nous retirer chacun dans notre logis. Nous nous ſéparâmes, en nous donnant pour le lendemain un rendez-vous, auquel nous ne manquâmes pas. „Eſt-il permis, me dit-il en “m'abordant, que deux hommes de cœur “comme nous ſoient les eſclaves les bê“tes de ſomme de ces êtres puſillanimes, “qu'on appelle des femmes?--Non, “mon ami, lui répondis-je, je vous jure “que nous abolirons cet indigne abus, ne “fuſſions-nous que nous deux.--Je vous “réponds de cent, interrompit-il.--Tant “meux, la choſe eſt faite, repris-je;“ tous deux nous ſautons de joie. Tout-à-coup nos maîtreſſes vinrent, à coups de bâton, nous prier de les porter. Nous les prîmes chacun ſur nos épaules. Elles firent la converſation au deſſus de nos têtes, nous au deſſous d'elles. Nous ſavions tous deux le latin, de ſorte que nous ne craignions pas d'être entendus de ces tyranniques femelles.Chaque ſoir nous nous trouvions au rendez-vous; mon camarade ne tarda pas à m'amener une femme intrépide, que je chargeai d'une lettre en chiffres, pour porter à la reine. Je l'inſtruiſois de mon ſort, la preſſois de m'envoyer délivrer au plus vîte. Cependant nous arrangions toutes choſes pour nous paſſer du ſecours, en cas qu'il ne vînt pas; nous avions dans notre parti cent déterminés prêts à nous ſeconder. Nous étions munis de toutes ſortes d'armes de limes pour couper nos chaînes. Le drôle m'apprit bien des particularités, touchant ce pays ſingulier. On ſent qu'une ſociété ſi bizarre devoit avoir des uſages non moins bizarres. Les hommes étoient regardés exactement comme des bêtes. Les femmes ſe donnoient la peine d'allaiter d'élever leurs filles; pour les mâles, elles les jetoient dans un grand enclos commun, où il y avoit des chevres d'autre bétail. Ces pauvres enfants étoient allaités au haſard par les paiſibles femelles. Quand ils avoient quelques années, on les tiroit de là; on leur mettoit une petite chaîne au pied à la main, on les laiſſoit s'élever dans la maiſon comme des animaux domeſtiques. On ne leur apprenoit rien; ce qui rendoit leur intelligence très-bornée. On les formoit cependant aux métiers les plus groſſiers. Les femmes ſavoient bien qu'ils étoient plus forts qu'elles; ces déeſſes leur faiſoient remplir les fonctions les plus pénibles. On n'avoit point d'autres chevaux qu'eux dans la province; ils portoient traînoient les fardeaux, les voitures la charrue. Ils travailloient aux métiers de forgerons autres ſemblables, mais toujours ſous la direction des femmes qui les conduiſoient à coups de fouet: pour en être les maîtreſſes, elles les tenoient toujours enchaînés. Les chaînes étoient même faites de facon que, pour peu qu'on les tirât, il entroit des pointes dans la chair des captifs; l'on ne manquoit pas de les tirer, s'ils s'aviſoient de réſiſter. D'ailleurs, les femmes portoient les armes; pour les moindres fautes elles faiſoient ſouffrir aux hommes des punitions cruelles; la mort ne leur coûtoit pas beaucoup à donner. Enfin, les malheureux mâles étoient avilis, écraſés: n'ayant jamais connu d'autres état, ils ſe croyoient bonnement nés pour celui-là; il ne leur venoit pas dans l'idée de chercher à ſecouer cet indigne eſclavage.

Il falloit pourtant bien que les cruelles Virago daignaſſent ſe familiariſer avec les hommes, pour avoir de la poſtérité; mais cela ſe faiſoit ſolemnellement dans des temples, où des hommes étoient nourris engraiſſés, pour ſervir d'étalons. De peur que le mêlange des ſexes n'enfantât quelque déſordre dans les familles, on mettoit aux hommes une ceinture ſinguliere, qui ne les gênoit point, dont chaque mere de famille avoit la clef D'ailleurs, on inſpiroit aux filles tant d'horreur de mépris pour eux, qu'il falloit que le tempérament fût bien fort, pour l'emporter ſur le préjugé.

On conçoit que les hommes, de leur côté, ne devoient pas être fort tentés par ces Mégeres. On n'aime point des maitreſſes impérieuſes, dont on reçoit un traitement cruel; ces grenadieres, brûlées du ſoleil, vivant comme des hommes, n'avoient pas des attraits bien touchants.

Malgré tous ces obſtacles qui régnoient entre les deux ſexes, on faiſoit beaucoup l'amour, c'eſt-à-dire, qu'il y avoit beaucoup de libertinage. Toutes les femmes à leur aiſe avoient de jeunes garcons qu'elles entretenoient, dont elles étoient folles, C'étoient les dames qui faiſoient leur cour aux hommes. Plus elles les aviliſſoient quand elles ne les aimoient pas, plus elles s'aviliſſoient devant eux quand elles les aimoient; mais elles avoient la clef de la ceinture; il falloit que les hommes fuſſent toujours à leurs ordres. Les plus riches dames avoient des ſerrails entiers.

La fille aînée de ma maîtreſſe s'amouracha de moi. Elle loua une petite maiſon m'y entretint, comme nous en uſons à l'égard des filles à Paris. Pluſieurs dames jalouſes voulurent m'enlever. J'avois tous les jours chez moi un cercle d'adoratrices; je fus pendant quelque temps la beauté du jour. Il faut noter que les filles jouiſſent dans ce pays-là d'une très-grande liberté.

Quand elles ont atteint l'âge de dix-huit ans, elles vont au temple ſe faire élever à la dignité de femmes. Alors elles ſont maîtreſſes de leurs actions. Leur mere les établit; elles ont une maiſon des eſclaves à elles, dont elles font ce qu'elles veulent, dont elles ont la clef.

Ma maîtreſſe étoit fort jolie, ſa mere m'avoit cédé à elle; cette jeune folle m'aimoit à l'adoration; mais c'étoit un amour de libertinage. D'ailleurs je rougiſſois du rôle infame qu'elle me faiſoit jouer, je n'eus jamais tant d'envie de ſortir de ce maudit pays. Mon amante étoit une des principales officieres de la garniſon de la citadelle. Je tirai parti de ſon amour, pour m'introduire dans cette fortereſſe; j'y fis entrer auſſi pluſieurs de mes camarades; nous ne tardâmes pas à nous procurer des armes pour plus de cent perſonnes. Nous examinâmes auſſi le local, nous prîmes toutes nos dimenſions pour nous emparer à loiſir de ce château.

Le jour que nous avions choiſi pour cette expédition, nous sûmes nous gliſſer dans la citadelle, au nombre de cent. Nous nous armâmes au ſignal convenu. Nous nous réunîmes en corps; nous pouſsâmes un eri mâle terrible, qui fit trembler toute la garniſon femelle: nous lui ordonnâmes de mettre, bas les armes. Ces pauvres femmes étonnees, hors d'elles-mêmes, obéirent.

Nous les mîmes toutes au cachot, nous nous avancâmes dans la ville. Un régiment femelle ſe préſenta; la premiere décharge de mouſqueterie le diſſipa. Les ennemies voulurent ſe faire défendre par leurs eſclaves, en leur promettant de quoi boire.

Nous leur offrîmes la liberté; une grande partie de ces malheureux ſe rangea de notre côté. Le reſte ne ſoutint pas trois décharges: alors les femmes ne firent plus que ſe ſauver, en pouſſant des hurlements. Nos eſclaves vouloient les mettre toutes en pieces; ce que je ne permis pas. Il falloit contenir ces hommes furieux; je me gardai bien d'abord de leur faire ôter leur chaîne. „Il “vaut mieux, leur dis-je, garder les femmes “pour nous ſervir que de les égorger. Vous “étiez leurs eſclaves, mes amis, elles ſeront “les vôtres.“ Ce peu de mots flatta mes barbares; mais j'eus beaucoup plus de peine à défendre les amazones qu'à les vaincre.

Bientôt elles implorerent notre clémence, en mettant bas les armes, ſe jetant à nos pieds. Je les fis dépouiller toutes juſqu'à la chemiſe. J'ordonnai qu'on garrottât celles qui avoient quelques grades dans la milice dans le gouvernement; je fis fouetter ces élues l'une après l'autre, ſur le derriere, à la face des hommes, parmi leſquels s'éleva ce rire inextinguible dont parle Homere. Tout étoit déja ſoumis, quand le ſecours arriva de la part de mon épouſe. Je me ſervis de ces troupes pour ſubjuguer les cœurs des femmes. Mes jeunes officiers s'attacherent aux plus aimables, qui furent plus charmées de ſe voir courtiſées par des jolis hommes, que ſervies à genoux par de vilains eſclaves. En peu de temps leur auſtérité s'humaniſa; elles comprirent que, pour être heureuſes, il falloit que femmes, vécuſſent en femmes. Les plaiſirs vinrent ſourire dans ce ſéjour, où pluſieurs beautés m'avouerent qu'ils étoient inconnus auparavant. Ces-femmes, plus civiliſées, devinrent plus jolies Je donnai des fêtes voluptueuſes, qui les enchanterent, je régnai ſur les cœurs. Moi-même je me permis quelquefois de profiter avec les plus aimables de l'abſence de ma femme. Cette nation ſe mélangea entiérement avec la mienne; ce pays devint une province de mon royaume parfaitement ſemblable aux autres pour les mœurs le gouvernement. Je rétablis mon ſexe dans ſa dignité, je confinai l'autre dans ſes graces. Je diſtribuai aux laboureurs de mes états, les eſclaves malotrus de ces femmes; j'envoyai, pour les remplacer, de très-jolis jeunes gens. De cette maniere, les deux ſexes ſe mirent naturellement à leur place, l'ordre fut rétabli. Pour faire cette révolution, il ne m'en coûta pas un homme; il n'y eut guere qu'une vingtaine de femmes qui montrerent leur derriere.

La reine voulut elle-même viſiter ce pays: ſon arrivée donna lieu à une infinité de fêtes, qui mirent le ſceau à l'ouvrage de la converſion de ces femmes. Toutes les jeunes goûterent les nouvelles mœurs; il n'y eut que les vieilles les laides, à qui nul jeune homme ne ſe chargea de faire goûter le nouveau ſyſtême, qui s'obſtinerent à louer à regretter le tempe paſſé. Je donnai pour gouverneur à cette province, le premier compagnon d'eſclavage dont j'avois obtenu la confiance, qui m'avoit très-bien ſecondé dans toute cette expédition. Je lui fis épouſer ma maîtreſſe qui m'avoit entretenu, qui m'avoit paru fort aimable, dès que je n'avois plus dépendu d'elle.

Je formai, des plus robuſtes des plus jolies grenadieres de ce pays, un régiment des gardes amazones, au ſervice de la reine.

En un mot, preſque tout le monde fut content de ce que je fis dans cette contrée, tant un ſexe que l'autre. On ne ſe laſſoit point d'admirer la clémence qui m'avoit fait traiter avec tant de bonté un peuple qui avoit uſé envers moi d'une ſi étrange barbarie. Je laiſſai la reine au milieu des fêtes, je pourſuivis, ſous mon déguiſement, la viſite de mon royaume.

Je continuai de voir des pays charmants, parmi leſquels il s'en trouvoit quelques-uns tout-à-fait ſinguliers. Un jour qu'il faiſoit bien chaud, je m'arrêtai, pour me rafraîchir, auprès d'une grande glaciere, je vis un jeune homme, qui avoit l'air fort naïf, mais en même temps fort embarraſſé.

„Mon Dieu, s'écrioit-il, que vais-je de“venir? La neige va me manquer; mes “hommes vont ſe réveiller plutôt qu'ils ne “l'ont fixé. Il n'y a que ſoixante ans qu'ils “dorment; quand ils ſeront éveillés, ils “me tueront.“ Je regardai ce jeune homme attentivement, en me demandant à moi-même s'il étoit fou. „Voyez, Monſieur, “me dit-il, ſi c'eſt ma faute; il y a trois “ans qu'il ne tombe point de neige.“ Je lui demandai pourquoi il avoit beſoin de neige. „C'eſt, me répondit-il, pour con“ſerver des hommes.--Et comment les “conſervez-vous? lui dis-je.--Dans une “glaciere, reprit-il.--Vivants ou morts?

“repris-je.--Engourdis, me repliqua“til.“ Je ne compris rien à ce galimatias; je plaignis ce pauvre garcon, que je jugeai avoir perdu l'eſprit.

Tout-à-coup je vis approcher de moi un grand homme de nonne mine, qui paroiſſoit fort poli, dont le viſage annoncoit une quarantaine d'années. Il m'aborda en me ſaluant, me dit: „Pardon, “Monſieur; à votre air, je juge que vous “êtes un Francois d'Europe. Votre patrie “eſt bien changée, depuis la derniere fois “que je l'ai vue.--Oſerois-je vous deman“der, lui dis-je, s'il y a long-temps que “vous avez vu la France?--Oh, me répon“ditil, c'étoit dans le plus brillant du “ſiecle de Louis XIV; je ſens qu'il eſt “difficile qu'un pays ſe ſoutienne dans cet “éclat.“ Je regardai cet homme, avec de grands yeux ébaudis. „Encore un fou, me “dis-je.--Ah! Monſieur, reprit-il, “avouez que c'étoit un beau ſiecle que “celui-là. Quelle grandeur! quel éclat!

“quel concours de tous les grands hommes, “de tous les beaux arts, qui ſembloient “s'être donné le mot pour ſe réunir dans “cette heureuſe époque! Je m'étois trouvé “à Rome ſous Léon X, dans mon autre “veillée. C'étoit un beau ſiecle, à la vérité: „il s'y trouvoit de grands hommes de tout “genre; mais celui de Louis XIV m'a “frappé, par un air de grandeur de “majeſté, auquel je n'ai rien vu de com“parable.“Je ne ſavois que penſer d'un pareil langage. „Quelle différence, ajouta mom homme, de ces deux beaux fiecles, à celui “d'ignorance de barbarie, que j'avois ve “auparavant en France, quand les Angloie “firent brûler votre Pucelle d'Orléans! Je “me trouvai à cette cruelle exécution; cela “me fit ſaigner le cœur--Hé mais, Mon“ſieur, lui dis-je enfin, quel âge avez“vous donc?“ Il me répondit qu'il n'avoit guere que quatre cents ans. A ce propos, je ne pus retenir un grand éclat de rire; cet homme ſingulier me dit, ſans s'émouvoir; „Vous êtes Francois, de plus vous “êtes jeune; il faut vous paſſer un rire peu “diſcret. Je ne crois pas que vous puiſſiez “me ſoupconner d'être plus âgé que je ne “vous l'accuſe. Je ne me ſuis encore en“dormi que quatre fois; j'ai vécu peu “d'années depuis que je me ſuis éveillé.“

Je le regardai de l'air le plus ſtupéfait.

I dit enfin: „Pardonnez, Monſieur; j'avois “cru que vous étiez de notre ſociété; que “par conſéquent vous deviez entendre “mon langage; mais comme vous n'êtes “pas initié dans nos myſteres, je ne ſuis “plus ſurpris de l'étonnement que vous “cauſe mon diſcours. Au reſte, Monſieur, “nous n'avons rien à cachen; ſi vous “voulez nous faire l'honneur de venir dîner “avec nous, vous nous obligerez beau“coup.“ Curieux de connoître cet homme ſa ſociété, j'acceptai l'invitation.

Je vis une ſociété d'hommes, qui me parurent fort honnêtes fort gais. L plus naïve aiſance régnoit parmi eux. Nous étions une douzaine à table. Le plus preſſé de parler, qui étoit le plus jeune, s'écria: O que ce ſiecle me paroît différent de “l'autre! quelle furlité! quelle petiteſſe!

“Il y a un peu plus long-temps que vous, “Meſſieurs, que je ſuis éveillé; je crois appercevoir qu'on eſt plus raiſonnable “qu'autrefois; mais auſſi l'on eſt bien moins “gai. Je vois de temps en temps des gent “qui daignent ſourire: on rioit à gorge “déployée, ſous Louis XIV.“ Je ne pus m'empêcher de rire moi-même de ce agage. „Vous auriez bien remarqué une “plus grande différonce, dit un des plus “vieux de la compagnin, ſi vous aviez vu “ tous les ſiecles d'ignorance que j'ai eu le “malheur de voir; mais alors, il faut “l'avouer ſans ménagement, les hommes “étoient vraiment des bêtes. Sous Louis le “Grand, de cet humble état ils furent élevés “à la dignité d'enfants, je les vis folâtrer.

“Maintenant ils commencent à être ce qu'on appelle de grandes perſonpes; je ne “ſais pas s'ils ont gagné à cet avancemment.“.J'étois confondu d'entendre dire à mes convives tant de diſparates, avec un faux air de raiſonnement. „Hé bien, dit un “ troifieme, comment ferons-nous pour nous tmanſporter dans l'autre hémiſphere o'eſt perdre note vie, que de la paſſer “dans celui-ci. Il me tarde de voir la “France; elle aura décliné ſans doute. Il “n'étoit pas poſſible qu'elle ſe ſoutint dans “l'état de grandeur où je l'ai vue le ſiecle “paſſé. Elle a dû cependant accroître la “maſſe de ſes lumieres; elle doit même “avoir à préſent des philoſophes; mais je “doute fort qu'ils aient encore une influence “bien marquée dans le gouvernement. On “ne doit pas voir aujourd'hui des choſes “auſſi affreuſes que j'en ai obſervé ſous le “tyran catholique Philippe II, du temps “des Vaudois des Albigeois. Il falloit alors “frémir d'horreur, regretter les ſiecles “où les Egyptiens adoroient des oignons.“

Ces meſſieurs parlerent tous à peu près dans le même ſens, ſe donnant pour témoins oculaires de toutes les ſcenes dont ils parloient; je ne faiſois que rouler de grands yeux étonnés, diſant: que de folie de “bon ſens!“

En diſcourant ſur différentes matieres, on tomba ſur le chapitre-de l'âge, l'on ſe demanda mutuellement combien on avoit d'années. L'un dit: j'en ai ſix cents, l'autre ſept cents, l'autre huit cents, d'autret plus ou moins; enfin le plus vieux avoit près de mille ans. Je regardai tous ces viſages de patriarches, qui me paroiſſoient d'âges très-ordinaires. Le Mathuſalem de la bande n'annonçoit pas même avoir plus de ſoixante ans. On en vint enfin à mon tour l'on me demanda mon âge: j'avouai naïvement que j'avois vingt-huit ans, ce qui fit un peu rire la compagnie. „Vous “n'avez donc pas encore dormi? me dit-on“ Je répondis que je dormois toutes les nuits.

On ſourit; celui qui m'avoit amené, dit: „Monſieur n'eſt pas de notre ſociété, “mes chers confreres; j'ai été trompé “comme vous. “ Chacun me fit ſes excuſes, l'on redoubla de politeſſe pour moi.

Ces meſſieurs n'en continuerent pas moins leur converſation. Ils raconterent pluſieurs anecdotes ſingulieres arrivées ſous leurs yeux, dans le cours des différents ſiecles qu'ils diſoient avoir vus. Ils parloient des princes des perſonnages les plus fameux dont l'hiſtoire faſſe mention. Ils diſoient les avoir connus. Ils ſe moquoient ſouvent des hiſtoriens, qu'ils oſoient démentir redreſſer ſur nombre d'articles.

Je me garderois bien de raconter tous les faits dont ils avoient été témoins; cela paroîtroit ſouvent une ſatire, qui pourroit être fort mal reçue. Le doyen avoit connu, diſoit-il, dans ſa jeuneſſe un homme qui prétendoit avoir vécu dans le ſiecle d'Auguſte, qui même en paſſant à Jéruſalem, avoit entendu parler du divin Légiſlateur des chrétiens. Il s'étoit trouvé ſix cents ans après en Arabie, quand Mahomet fonda ſa religion. Il ſavoit mieux qu'aucun théologien faire la différence de ces deux fondateurs célebres, l'un ſacré, l'autre profane, entre leſquels on ne doit établir aucune comparaiſon. En un mot, tous ces convives avoient vu une infinité de choſes extraordinaires, mais aucun n'oſoit ſe vanter d'avoir jamais vu de miracles.

Leur converſation étoit des plus curieuſes; mais, malgré tous les détails qu'ils expoſoient avec beaucoup de netteté, tous les raiſonnements très-bien ſuivis qu'il faiſoient, je ne pouvois m'empêcher de regarder tout ce qu'ils diſoient, comme un tiſſu d'extravagances d'abſurdités.

Celui qui m'avoit amené remarqua mon embarras, me dit: „Je ſens, “Monſieur, combien vous devez trouver “nos diſcours étranges, n'étant pas initié dans nos myſteres. Il faut pourtant “vous apprendre enfin qui nous ſommes.

“Si vous avez voyagé dans ces hautes “montagnes, dont le ſommet eſt couvert de frimas, vous avez dû voir quelque“fois des hommes que des coups de vent “ou quelqu'autre accident avoient couvert “de neige. Quand on les déterroit, au bout “de quelques années, ils paroiſſoient frais “ vermeils, comme s'ils n'avoient fair “que dormir. On les enterroit dans cet état, “les prenant pour mort, malgré leur bril“lant coloris. Nos Peres furent autrefois “plus éclairés; ils jugerent que des corps “ſi frais étoient plutôt engourdis que morts; “ ils chercherent à les ranimer, au lieu “de les enterrer.

“Ils firent d'heureux eſſais, dégour“dirent par une douce chaleur pluſieurs “prétendus morts, leur rendirent la vie.

“Leur méthode avec le temps ſe perfec“tionna; quand ils ne trouverent plus de “corps dans la neige, ils y ſuppléerent par “un ſage expédient. Ils firent d'abord pren“dre une eſpece d'opium à des criminels, “qu'ils enterrerent ſous la neige, qu'ils “eurent le talent de reſſuſciter au bout de “quelques années. Ils alongerent peuà“peu le ſéjour de ces corps dans la gla“ciere, parvinrent enfin à les conſerver “intact juqu'à cent ans. Alors l'infaillibilité “reconnue du ſecret a engagé d'honnêtes “gens à tenter volontairement l'épreuve, “ cela s'eſt perpétué depuis plus de trois “mille ans. Tous ces gens conſervés ſe “contentant d'être ſpectateurs dans le mon“de, leur vie extraordinaire a preſque “toujours été un myſtere pour le commun “des hommes: ainſi, il n'eſt pas ſurpre“nant que vous n'en ayez jamais entendu “parler. La fable du Juif-errant vient “peut-être d'une fauſſe idée qui ſe ſera re“pandue dans le public, d'un de nos con“freres chargé de ſiecles; mais c'eſt un “conte populaire, qu'un homme de bon “ſens ne peut adopter. Quoi qu'il en ſoit, “il y a un grand nombre de ces immor“tels répandus dans tout l'autre hémiſ“phere: ce ſont là les vrais adeptes. Pour “nous autres nous étions venus il y a “une centaine d'années dans ce pays, “avec les François qui s'y ſont établis.

“Ne trouvant point de vaiſſeaux pour re“tourner en Europe, en attendant qu'il “en vînt, nous réſolûmes de nous endor“mir; nous nous fîmes conſerver dans “la glaciere que vous avez vue. L'on nous “a tous éveillés ces jours derniers; nous “allons nous arranger pour partir le plutôt “qu'il nous ſera poſſible, afin de profiter “de la vie que nous voulons bien nous “procurer pendant quelques années. Nous “avons encore pluſieurs de nos confreres “qui dorment ſous la neige. Pour vous, “mon cher Monſieur, ſi vous voulez, il “ne tiendra qu'à vous d'être du nombre: “nous vous enterrerons du plus grand cœur “du monde; nous vous ſouhaiterons le “bon ſoir, juſqu'au plaiſir de vous revoir “dans quelques ſiecles.“ Je remerciai ce galant homme le plus poliment qu'il me fut poſſible; mais en lui témoignant quel-que répugnance d'accepter ſon offre.

„Que riſquez-vous? ajouta-t-il. La na“ture nous a fixé un nombre déterminé “d'années; nous ne les multiplions pas, mais “nous les diſtribuons à notre gré dans “pluſieurs ſiecles. Pendant le temps que “nous vivons, nous apprenons tout ce qui “s'eſt paſſé tandis que nous étions enterrés, “ nous ſuppléons ainſi mentalement tout “l'eſpace qui s'eſt écoulé depuis une de “nos veillées juſqu'à l'autre; de même que “vous ſavez à peu près pendant votre vie “ce qui ſe paſſe chaque nuit que vous dor“mez. Ainſi nous jouiſſons réellement de “pluſieurs ſiecles d'exiſtence, quoique nous “ne vivions que quelques années de chaque “ſiecle. Vous ſentez le plaiſir que nous “donne la grande variété des objets que “nous voyons, la différence d'un âge “à l'autre. Enfin, nous nous endormons “quand nous trouvons le temps mauvais; “ celui qui a ſoin de nous, eſt chargé “de nous éveiller dans les temps les plus “heureux. Examinez peſez bien tout “ceci; voyez ſi en ménageant notre “vie, la faiſant filer, pour ainſi dire, “nous p'avons pas de l'avantage ſur vous, “qui dépenſez bonnement la vôtre tout “d'une traite. Ainſi dites un mot, l'on “va vous enterrer.“

Ce beau diſcours ne me perſuada point.

Venez voir notre glaciere, me dit l'im“mortel; vous obſerverez comment on nous “arrange, cela vous tentera peut-être.“

Je le ſuivis, en me ſentant peu diſpoſé à ſubir l'épreuve. La glaciere étoit profonde, d'une grandeur extraordinaire. Les corps y étoient rangés en bon ordre; mon conducteur en découvrit quelques-uns; je vir des gens frais vermeils, qui paroiſſent dormir. Il ſe hâta de les recouvrir, pour qu'ils ne priſſent pas l'air. „Nous les laiſ“ſerons dormir, me dit-il, juſqu'à ce que “nous trouvions un vaiſſeau pour partir.

“Alors nous les éveillerons pour les emme“ner avec nous. Il n'y a guere que quatre“vingts ans qu'ils dorment“ Je paroiſſois toujours incrédule. „Je “vais vous en montrer d'autres, me dit“il, qui dorment pour bien plus long“temps.“ Alors il écarta la neige, decouvnit une eſpece de vivier ou réſervoir tout glacé. Au milieu de la glace tranſparente, qui paroiſſoit un vrai cryſtal, je vis pluſieurs vieillards bien rangés, qui ſembloient endormis, cryſtalliſés, comme faiſant corps avec la glace. „Vous voyez “bien, me dit-il, ces gens frais ver“meils; c'eſt une épreuve que nous faiſons.

“Nous avons imagine qu'un corps lumain, “ſi l'on pouvoit l'incruſter ſi etroitement “dans la glace, pourroit ſe conſerver mille “ans, nous avons tenté l'épreuve ſur ces “braves vieillards, qu'on ne réveillera que “vers l'an 2800. Ce ſont eux qui ſe ſont “courageuſement dévoués pour cette expé“rience. Ils avoient déja vécu à peu près “tout ce qu'ils comptoient vivre; ils au“roient attendu tout doucement la mort, “ſans faire un nouveau ſommeil juſqu'à “leur dernier moment; mais l'épreuve réuſ“ſira. Voyez quel air frais riant! cela “ne vous fait-il pas envie?“

Je lui avouai que je ne me ſentois aucune tentation. Il ſe hâta de recouvrir la glace de neige. „Vous vous imaginez, con“tinuatil, que nous nous contentons tout “bonnement d'endormir nos gens avec de “l'opium, de les enterrer ſans facon.

“Cela ſe pratiquoit ainſi d'abord; mais “tous les corps ne réuſſiſſoient pas. Nous “avons imaginé depuis bien d'autres pré“cautions que nous nous impoſons, qui “rendent le ſuccès infaillible. Il faut des “préparations, un régime que vous ne “connoiſſez pas. L'air, les aliments les “humeurs renfermés dans un corps ordi“naire, pourroient le corrompre. Nous “vous expliquerions tout cela, ſi vous con“ſentiez à vous endormir; vous pour“riez rencontrer nos vieillards à leur ré“veil.“ Je ne comptois point du tout ſur ce réveil. Je n'avois pas pu même croire un mot de ce que cet honnête homme ſa ſociété m'avoient dit. Le lecteur en croira ce qu'il pourra. Je remerciai l'immortel, ſans lui témoigner rien de mon incrédulité.

Je lui donnai une adreſſe dans ma capitale, le priant de m'avertir quand il trouveroit un vaiſſeau: il me le promit, nous nous quittâmes fort bons amis.

En continuant ma tournée, j'arrivai bientôt dans une petite république, ſemblable, à peu près, à celle de Geneve, qui étoit ſous la protection de ma couronne.

J'y vis régner la paix l'abondance. La ſérénité l'air de fraternité me ſembloient peints ſur tous les viſages. Le terrein me paroiſſoit infiniment mieux cultivé que dans mon royaume: en un mot, ce pays faiſoit envie, toute ame bien née ne pouvoit manquer de ſouhaiter d'y vivre.

Dans le peu de temps que j'y paſſai, je vis des inſtitutions qui annoncoient une profonde ſageſſe. Tous les enfants étoient élevés en commun; les peres les meres ne pouvoient ſe dévoiler à eux. Les freres mêmes ne connoiſſoient pas leurs freres: cela paroîtra ſingulier; mais on tiroit un fort bon parti de cette ſingularité.

On répétoit chaque jour à ces enfants, pendant le cours de leur éducation: „Son“gez que chaque vieillard que vous trou“verez peut être votre pere, chaque femme “votre mere, chaque jeune homme votre “frere. Traitez-les comme tels, ſi vous “ne voulez outrager ce que vous avez de “plus cher au monde.“ Il eſt inconcevable combien cette idée, qui prenoit chez eux de profondes racines, les lioit tous les uns aux autres. On ne ſauroit imaginer le reſpect qu'ils portoient aux vieillards, l'amour qu'ils ſe témoignoient entre égaux.

Il n'y avoit pas à craindre qu'on vît qui que ce ſoit manquer du néceſſaire. Tout riche qui voyoit un indigent, pouvoit-il laiſſer ſon plus proche parent dans la miſere? Tout vieillard étoit appellé mon pere, tout jeune homme mon frere. Ce peuple ne faiſoit vraiment qu'une famille.

La loi avoit fixé le taux au-delà duquel on ne pouvoit plus acquérir, ne permettoit pas qu'un ſeul homme pût jouir à ſon gré de la portion d'un grand nombre d'autres. Cela faiſoit que chez ce peuple il n'y avoit pas de riches, ni par conſéquent de pauvres. Loin d'eſtimer les créſus, ces braves républicains les regardoient comme des uſurpateurs des ſang-ſues publiques; ils les repréſentoient ſous un emblême à peu près ſemblable à celui du géant Gargantua, pour la bouche duquel il falloit tant de pain, tant de vin,

C'étoit donc un déshonneur à leurs yeux d'être riche, comme aux nôtres d'être pauvre. Ils ne concevoient pas non plus l'idée que nous avons de la nobleſſe; plus elle eſt ancienne, plus nous l'eſtimons; eux au contraire en faiſoient plus de cas à meſure qu'elle étoit plus récente. „Voyez, “diſoient-ils, ces nobles d'Europe; ils ſe “vantent qu'il y a deux mille ans qu'ils ſont “nobles, c'eſt-à-dire, qu'il y a deux mille “ans qu'ils ont eu un honnête homme dans “leur famille!“

Le code de ce pays n'étoit pas un tiſſu barbare d'uſages d'abus; c'étoit vraiment un corps de loix, fondé ſur la loi naturelle, juſtement obligatoire, parce que la nation y donnoit ſon conſentement réel, exprès non tacite. On ne pouvoit dire à ces peuples: „vos peres ont juré l'ac“compliſſement de ces loix.“ Ils auroient répondu: ce que nos peres ont juré, n'a “obligé que nos peres. Mais notre légiſla“tion nous oblige, parce que nous avons “juré nous-mêmes, librement ſur-tout.“

En effet, on apprenoit aux enfants, juſqu'à l'âge de vingt ans, le code du pays, qui étoit fort ſimple, qui faiſoit partie eſſentielle de l'éducation. Alors on demandoit publiquement à ces jeunes gens, s'ils conſentoient d'obéir à ſes loix. S'ils s'engageoient à les obſerver, ils étoient recus citoyens, ils pouvoient reſter dans le pays, où ils devenoient membres du gouvernement; ſinon, on leur faiſoit un petit fonds honnête, avec lequel ils alloient vivre hors de la république, qui n'avoit plus aucune autorité ſur eux. Chaque citoyen avoit le droit de propoſer au gouvernement les idées qui lui venoient, pour la formation de quelque loi nouvelle, ou bien pour la réforme ou abolition de quelque ancienne.

Alors on affichoit ce projet, on l'expoſoit ſur les places publiques, à l'examen du public. Chaque citoyen donnoit ſa voix par écrit, pour ou contre. On comptoit enſuite, en public, les ſuffrages; l'affaire paſſoit, paſſoit, ou étoit rejetée, à la pluralité des voix. Tandis que j'examinois, avec plaiſir, le gouvernement de ce petit pays, que je faiſois des notes utiles, tant pour en tirer parti, ſi je continuois de régner, que pour laiſſer des lumieres à mon ſucceſſeur, en cas que je trouvaſſe occaſion de quitter le pays, tout-à-coup je recus de ma capitale un courier foudroyant, qui m'apprit que la reine étoit dangereuſement malade. Je fus frappé juſqu'au fond du cœur de cette nouvelle; je courus, jour nuit à francétrier, pour aller rejoindre ma Ninon. A mon arrivée je trouvai une agitation extraordinaire dans tout le peuple. Je vis tout le monde s'accorder à me fuir; à peine me rendit-on froidement les honneurs dus à mon rang. Je crus même entendre ſortir de la foule une voix qui diſoit: „ſi la reine “meurt, prends garde à toi.“ Je compris aiſement que ce peuple ne me reſteroit pas long-temps fidele, ſi la mort m'enlevoit mon épouſe. La perte de mon trône ne m'effrayoit pas; je me propoſois bien d'y renoncer ſi je reſtois veuf; mais j'étois dans le cas de craindre que la nation ſoulevée ne ſe contentât pas de mon abdication, ne voulût me reconduire ſur l'échafaud; , quelque dangereuſe qu'on me peignît la maladie de la reine, je crus dès-lors ma vie en danger autant que la ſienne.

J'allai trouver en tremblant mon adorable épouſe: je la vis étendue dans ſon lit, preſque ſans mouvement, déja couverte de la pâleur de la mort; mais plus raviſſante dans cet état que la plus belle ſtatue de Praxitele, par la noirceur de ſes cheveux de ſes ſourcils, par les ramifications de ſes veines bleuâtres, par l'air attendriſſant répandu ſur toute ſa perſonne. Je vis ſon enfant dormir tranquillement auprès d'elle.

Quel ſpectacle touchant! De vieux reſtes de femmes, venues de France, l'avoient couverte de reliquaire autres amulettes, ſûrement ſans qu'elle les en eût priées.

Elle paroiſſoit dans une grande oppreſſion; à peine pouvoit-elle prononcer un mot.

Cependant elle diſoit d'une voix éteinte: Du moins, ſi je pouvois le voir, ren“dre mon dernier ſoupir dans ſon ſein!“

J'étois plus accablé qu'elle. On lui dit: Le voilà. Une foible couleur ſe répandit ſur ſon teint: elle ſouleva ſes yeux appeſantis, m'appercut, m'adreſſa un regard touchant douloureux, qui me perca juſqu'à l'ame. Jamais je ne l'avois trouvée ſi belle.

Julie diſparut de mon cœur. Pardonne, ma Julie, j'étois tout-à-fait à ma Ninon.

Elle détourna ſon regard de deſſus moi, pour le fixer ſur ſon enfant. Nouveau trait qui la rendit plus touchante à mes yeux!

Je tombai à genoux auprès de ſon lit; elle me tendit, avec effort, ſa belle main, anche comme l'albâtre. Je manquai de m'évanouir en la baiſant, en l'arroſant de mes larmes; je reſtai long-temps la bouche collée ſur cette chere main, le cœur abymé dans ma douleur.

Enfin, elle pouſſa un profond ſoupir, dit: „Ah! les cruels, comme ils m'ont “traitée!“ Sa maladie étoit le crime des médecins de cour. Elle n'avoit eu d'abord qu'un léger rhume. Les malheureux, pour faire accroire qu'ils l'avoient ſauvée d'une grande maladie, lui en avoient donné une mortelle. Ils l'avoient affoiblie par une diete cruelle, par des drognes inſoutenables, des ſaignées redoublées. Enfin ils lui avoient ouvert l'artere en la ſaignant: alors ils s'étoient troublés. Avant qu'ils euſſent pu arrêter le ſang, elle avoit déja perdu tout ce qui lui en reſtoit. Pour comble de malheur, l'inflammation s'étoit miſe à ſa poitrine; les ſcélérats qui pour la ramener par degrés à la vie, l'avoient plongée dans cet état voiſin de la mort, ne ſavoient plus comment l'en tirer. J'étois ſi furieux de cette indignité, que j'aurois voulu les faire tous pendre; mais leur ſupplice auroit-il rendu la vie à mon adorable reine? J'étois auſſi mourant qu'elle. „Ah! mon ami, me dit“elle avec effort, que vas-tu devenir? à “quels excès ne ſe porteront-ils pas contre “toi?“ Excellente femme! dans un état ſi déplorable, elle n'étoit preſque occupée que de moi. J'étois bien à plaindre. J'allois perdre une épouſe que j'adorois; j'allois voir mon royaume en feu, par le ſoulévement que je prévoyois; j'allois perdre mon trône peut-être ma vie.

Il eſt inutile de rappeller ici tout ce que nous nous dîmes de touchant de déchirant: c'étoient deux cœurs feignants qui parloient. On m'entraîna preſque mourant ſur mon lit, pour que j'y priſſe un peu de repos; mais il ne me fut pas poſſible d'y fermer l'œil. Mon lit me parut de ſer.

Ninon à l'agonie, mes ſujets ſoulevés, toutes les horreurs d'une guerre civile, les échafauds, les gibets, tout ce qu'il y a de plus horrible dans la nature, ſe préſenta ſucceſſivement à mes eſprits déſolés; Julie gémiſſante, qui me tendoit les bras de l'autre hémiſphere, venoit meure le comble à ma déſolation. Tout ce que j'avois ſouffert de peines depuis que j'exiſtois, venoit frapper de nouveau mon imagination mon cœur; je ſentois diſtinctement juſqu'au moindre de mes malheurs. Mais ce qu'il y avoit de plus douloureux, c'eſt que je ne pouvois me livrer à ma douleur.

Le poids d'un vaſte royaume ébranlé peſoit ſur moi; il falloit que je le ſoutinſſe, ſinon, je riſquois de voir périr des milliers d'hommes, d'être moi-même traîné ſur l'echafaud. Dans mon agitation cruelle, je me levai en ſurſaut: j'ordonnai qu'on aſſemblât le conſeil; je me recueillis en moi-même, pour prendre une fermeté capable d'en impoſer.

Je ſentois mon courage s'échauffer, je me rendois au conſeil; tout-à-coup on vient m'appeller auprès de mon épouſe, qui touche, dit-on, à ſon dernier inſtant.

Mon courage retombe; je m'y traîne. Je la trouve plongéé dans un profond évanouiſſement. Jamais on n'approcha avec tant de reſpect du ſanctuaire de la divinité, que j'en reſſentis en m'avançant vers cet objet céleſte. Je collai ma bouche ſur ſa bouche; mes larmes coulerent en ſecret ſur ſes belles joues. Mon haleine échauffa ſes levres glacées; elle ouvrit ſes yeux rencontra les miens. Un foible rayon parut encore briller dans fes regards: elle vouloit parler, ne faiſoit que remuer les levres.

Que ne lui dis-je point! O Dieu! elle entendoit mes expreſſions enflammées, elle en étoit touchée, me ſerroit tendrement la main. Je prenois notre enfant, je baiſois cette chere petite, je collois ſa joue enfantine contre la joue de ſa mere; l'amour maternel ſe peignoit encore dans ſes beaux yeux. Je vis que ma tendre épouſe avoit encore quelques heures à vivre, mais ſeulement quelques heures. Je m'arrachai de ſon chevet, je me rendis au conſeil qui m'attendoit. Un morne ſilence régnoit dans l'aſſemblée; je voyois quelques yeux où ſe peignoit un touchant intérêt pour moi; mais la plupart me lancoient, preſque ſans ménagement, des regards envenimés. J'étudiai jugeai tous ces courtiſans. Ceux que j'avois comblés de plus de bienfaits, étoient mes plus mortels ennemis.

Meſſieurs, leur dis-je, la reine va “peut-être mourir; il faut prendre un parti.

“Si je la perds, ne comptez pas que je “vous faſſe le ſacrifice de ma patrie, de “ma liberté, de mon repos, peut-être de “ma vie. J'ai reſté chez vous pour cette “femme adorable: vous m'avez forcé de “vous conquérir; vous m'appartenez par “le droit de l'épée, ſi c'eſt là un droit. Je “veux vous rendre votre ancienne conſtitu“tion. La reine a une fille, mettez l'enfant “ſur le trône, ſi vous perdez la mere. Je ne veux que l'y établir, retourner dans “ma patrie. Là je rentrerai dans l'état de “ſimple citoyen, le ſeul où je puiſſe être heureux; car la couronne commence fort “à me peſer. Au reſte, je veux de la li“berté dans les ſuffrages. Les états-généraux “ſon aſſemblés, je prétends que les dépu“tés de tous les corps de toutes les pro“vinces donnent librement leurs voix. S'ils “la refuſent à ma fille, je l'emmene avec “moi dans mon pays natal; gouvernez“vous comme il vous plaira: mais je ne “veux pas que l'ambition de quelques par“ticuliers faſſe naître des guerres civiles, “ déchire le royaume. Allez dire aux états“généraux que j'entends qu'ils s'aſſemblent “demain, pour élire celui ou celle qui doit “ſuccéder à ma tendre épouſe, pour prê“ter à la perſonne élue le ſerment de lui “obéir, dès que l'auguſte mourante aura “fermé les yeux. Je veille ſur vous; j'em“ploierai les derniers moments de ma “royauté à placer ſolidement ſur le trône “le roi ou la reine qu'on aura juridique“ment élu, à récompenſer ceux qui auront “bien mérité de l'état, à punir les ambi“tieux les turbulents, à conſolider le “ſaint empire des loix, par conſéquent “à fixer la vraie liberté de la nation.

“Qu'avez-vous à répondre? Parlez.“ Tous s'écrierent que l'unique réponſe qu'il y eût à faire, étoit d'obéir; Je leur dis, obéiſſez, je les congédiai.

J'allai retrouver la reine; ſa derniere heure étoit arrivée. Elle revenoit d'un long évanouiſſement. On voyoit, ſur ſon viſage, le ſceau de la mort; mais ſans ſa lugubre horreur: on entrevoyoit, au contraire, une ſorte de ſérénité dans ſes beaux yeux ſur ſes levres: ſes joues mêmes paroiſſoient colorées, comme par l'aurore du bonheur dont elle alloit jouir. On voyoit qu'elle avoit pris ſon parti, qu'elle étoit élevée au deſſus de la nature humaine.

Quel pur amour ſe peignit dans ſes yeux, quand elle m'appercut! Elle eut la force de parler. Ame céleſte! Mon intérêt ſeul l'occupoit, celui de ſa fille. Je lui rendis compte de ce que je venois d'ordonner au conſeil. Ce récit me parut la calmer un peu ſur notre fort. Que de choſes attendriſſantes, enlevantes, elle me dit! Que je la trouvai grande ſublime dans ces moments ſuprêmes! que je me ſentis petit devant elle! Quel paſſage que celui de la vie à l'éternité!

Enfin le moment terrible arriva. J'en ſentis l'approche à une ſueur froide qui couvrit tout mon corps, à un tremblement qui ſaifit tous mes membres. Je vis la mort s'emparer pas-à-pas de ce beau corps. La voix de mon amante s'éteignit peu-à-peu.

Ses mains que je ſerrois, d'abord devinrent froides mortes dans les miennes; ſes yeux me diſoient qu'elle ne ſentoit plus ma douce étreinte. Je remontai plus haut, ſerrai le bras, que le froid l'inſenſibilité gagnerent bien vîte; enfin la vie ne parut plus exiſter que dans ſes yeux.

Elle regarda ſa fille, ſembla me la recommander. Elle éleva ſes yeux au ciel, les fixa ſur moi, s'éteignit. Ainſi paſſa cette belle ame. Ma bouche chercha à la recueillir; je reſtai un moment mes levres collées ſur les levres de ma Ninon, auſſi mort qu'elle. Enfin je revins à moi; je ſentis qu'il falloit de la réſolution, non des larmes. Je me levai déterminé, je défendis, à qui que ce fût, de dire que la reine étoit morte. J'avois fait déguiſer au public, autant que j'avois pu, l'état de ſa maladie.

J'ordonnai ſur le champ, que mon régiment des gardes ſe tînt prêt pour faire l'exercice dès l'après-midi ſous mon commandement. Je me promenai à cheval dans toute la ville: ma contenance étoit fiere, je ſentis qu'elle en impoſoit à tout le monde. Le peuple me parut tranquille.

J'ordonnai que les états-généraux tous les corps fuſſent aſſemblés le lendemain. Je commandai l'exercice avec fermeté; mais quel déchirement intérieur je reſſentois!

J'ignore ſi le jeune Lacédémonien, qui ſe laiſſa dévorer le ventre par un renard, dut ſouffrir plus que moi.

Je me rendis le lendemain à l'aſſemblée des états-généraux; j'y fis porter ma fille, je montai ſur le trône, avec ma couronne ſur la tête. „Meſſieurs, dis-je en “l'ôtant, la reine eſt morte, je ne vous “dois plus rien. Je vous rends votre cou“ronne vos ſerments; voilà votre nouvelle ſouveraine. Vive la reine! Les portes étoient ouvertes; le peuple, qui étoit en dehors, cria: Vive la reine! Le cri ſe communiqua de proche en proche; tout le monde fit chorus.

Je mis à ma fille la couronne ſur la tête.

Je me créai régent ſous elle, pour le temps que je ſerois dans le pays. J'ordonnai à tous les corps de lui prêter ſerment de fidélité. Tout le monde obéit; je congédiai l'aſſemblée.

Cependant le peuple avoit crié: Vive la reine! ſans ſavoir encore ſi c'étoit pour mon épouſe, dont il ignoroit la mort, ou pour ma fille. Je fis promener la reine enfant, avec la plus grande pompe, dans toutes les rues. La capitale apprit en même temps la mort de l'ancienne l'avénement de la nouvelle. On pleura ſincérement celle qu'on perdoit; car elle étoit adorée, l'avoit mérité.

Tout paroiſſoit tranquille; mais la haine veilloit. Ce n'étoit plus l'amour pour les anciennes conſtitutions de l'état, qui faiſoit des mécontents, puiſque la fille de la reine avoit fuccédé à ſa mere ſelon les loix.

L'origine du trouble venoit de ce que les principaux de la cour ayant vu dans moi un homme monter ſur le trône, vouloient en faire autant, regardant comme abolie la loi qui en excluoit notre ſexe. Ma fille, couronnée, renverſoit tous leurs projets; ils ne vouloient ni d'elle pour reine, ni de moi pour régent. Je m'apperçus qu'on tramoit ſourdement quelques conſpirations, dont, tous ceux qui s'etoient flattés de me ſuccéder me paroiſſoient les chefs. Je réſolus de m'aſſurer d'eux; ils étoient tous du conſeil. J'aſſemblai le conſeil, après avoir fait entourer le palais par'deux régiments, je dis à ces ambitieux: „Meſſieurs, la “nouvelle reine eſt établie paiſiblement ſur “le trône; les conſtitutions de votre état “ſont rétablies; mais je vois ici des ſemen“ces de diviſions. Ce royaume ne fait que “de naître; vous avez ſoutenu déja une “guerre civile à l'occaſion de mon avé“nement. Il en peut renaître un autre; le “trouble vient de ce que vous n'avez pas “de légiſlation: il en faut faire une pour “affermir le ſort de votre empire. Vous en “êtes les chefs, c'eſt à vous d'y travailler.

“Les cardinaux s'enferment à Rome pour “élire un pape. L'objet de donner des loix “à une grande nation, n'eſt pas moins im“portant. Suivons les mêmes moyens. Son“gez, Meſſieurs, que vous êtes dans un “conclave, que vous n'en ſortirez pas, “qu'il n'y ait un code ſage lumineux, “dreſſé par vos ſoins, honoré de la ſanc“tion publique, par le conſentement de la “nation.“ Quelques mutins voulurent ſe récrier. Je leur dis: „Meſſieurs, que ceux “qui ne veulent pas ſe regarder comme “conclaviſtes, ſe regardent comme pri“ſonniers d'état.“ A ces mots je me levai; je les fis conduire enfermer chacun dans un appartement; là ils n'eurent plus la liberté de parler à perſonne, je leur faifois donner à manger par un trou.

Au ſortir du conſeil, je me rendis aux états-généraux; je dis à cette aſſemblée; „Meſſieurs, je viens d'établir une eſpece “de conclave, où j'ai renfermé tous les “premiers de l'état, pour travailler chacun “ſéparément à un plan de légiflation né“ceſſaire à ce royaume. Communiquez-moi “pareillement vos lumieres, je profite“rai des mémoires que chacun de vous me “fera paſſer.“ L'établiſſement de mon conclave fut applaudi, il étoit néceſſaire, parce que je voulois avant de partir, fixer la paix dans ce pays, qu'il falloit m'aſſurer des boute-feux qui pouvoient troubler le calme, juſqu'à ce qu'il fût bien établi. Alors je fis le tour de la ville, où le bruit de mon conclave s'étoit répandu Tout le peuple crioit: Vive la reine! Vive le régent!

De là j'allai rejoindre ma tendre épouſe, qu'enchaînoit ſur ſon lit un repos éternel Femme adorée! Je dépoſai à ſes pieds la fermeté que j'avois déployée dans mon conſeil. Je m'étendis ſur ce corps chéri, verſant des larmes en ſilence. Hélas! mes larmes le mouillerent ſans le ranimer! Je contemplois, j'admirois avec enthouſiaſme ces charmes adorés. Quels tréſors de beautés la nature avoit moiſſonnés, en leur enlevant une ame! Ce qui eût fait d'un ſourire mon bonheur celui de mon peuple, devoit être la proie des vers. Je le revoyois ce ſourire angélique, retracé ſur les levres de ma fille, je couvrois de baiſers cette chere petite. Enfin, je fis au cadavre précieux de magnifiques obſeques; elles furent honorées des larmes de mon peuple. J'eus la force de retenir les miennes en public; mais elles coulerent au ſein de l'ombre; la plaie n'eſt pas encore fermée dans mon cœur.

J'allois voir au conclave chacun de mes priſonniers; je conférois avec eux, je travaillois ſincérement à un code favorable à la nation, prenant toutes les précautions poſſibles pour le rendre immuable. Je voulois ardemment le bien de mon peuple; mon rang me l'impoſoit; les pleurs qu'il avoit répandus ſur la tombe de mon épouſe, me l'avoient rendu plus cher.

Tout prenoit, par mes ſoins, une tournure avantageuſe. La nation paroiſſoit heureuſe; elle béniſſoit mes travaux, ſon bonheur étoit une conſolation pour moi: mais Dieu! que je cueillois de fruits d'amertume! On vouloit me donner la mort. Je recus pardonnai deux coups de couteau.

Je fus manqué deux fois à coups de fuſil; ſouvent je m'appercus qu'on avoit voulu m'empoiſonner. Une fois, entr'autres, ſans des remedes prompts violents, j'aurois péri. La haine ne ſe rebutoit pas, ma fermeté ne m'abandonnoit jamais.

Je paſſois tous les jours une heure au fond du tombeau de mon épouſe, avec mon enfant dans mes bras; je m'y nourriſſois d'une douce mélancolie, qui avoir ſes charmes; je m'appliquois infatigablement aux ſoins du gouvernement de la légiſlation. Telle étoit ma vie.

Les hommes, d'un côté, me tendoient de cruelles embûches, pour me faire périr; les femmes, de l'autre, me dreſſoient de plus doux pieges, pour gagner mon cœur.

Je ſemtois qu'il falloit fuir, pour me déſendre des uns des autres; je faiſois conſtruire un vaiſſeau, ſur le bord du fleuve. Pour peu que je reſtaſſe, je voyois que je devois ſuccomber ſous les ennemis multipliés couverts qui m'aſſailloient.

On m'envioit mon rang, que je trouvois ſi pénible; je ne ſais pas ſi jamais j'ai mené une auſſi triſte vie.

Enfin, j'achevai mon code; je le fis recevoir ſolemnellement par la nation, qui lapprouva, même avec enthouſiaſme.

J'avois établi dans l'état l'ordre le plus parfait, la plus grande tranquillité. On aimoit la reine ma fille; du moins on n'en vouloit qu'à moi. Je ſentois qu'il étoit temps de partir; je voyois mon vaiſſeau prêt, je l'étois auſſi.

J'avois fixé le jour de mon départ; je me voyois à la veille de ce jour deſiré.

J'avois nommé un régent très-honnête homme. J'allai prendre congé du conſeil, des états-généraux du peuple. Je vis couler des larmes, ſur-tout parmi le peuple; j'eus le plaiſir d'appercevoir que j'étois regretté. J'allai embraſſer ma tendre enfant dans ſon berceau. Il me ſembla qu'on m'arracha le cœur, quand je me ſéparai d'elle. On lui avoit mis à la main ſon portrait, avec celui de ſa mere, qu'elle me préſenta d'un air enfantin: je les baiſai l'un après l'autre, les mis dans mon ſein. Je mariai je dotai toutes les pauvres filles de la capitale. On célébra ce jour-là dix mille noces, où je fus béni. Je répandis enfin mes bienfaits ſur toutes les claſſes, je jouis de l'attendriſſement que ry fis naître.

Cette derniere journée avoit été trèsfatigante pour moi. Je me ſentois harafſé fort altéré; je me fis donner un verre d'orgeat. Malgré la précipitation avec laquelle je l'avalai, je le trouvai d'un goûr amer très-ſingulier. Celui qui me l'avoit préſenté, me regarda d'un air ſiniſtre, me donna quelque ſoupcon. Grand “Dieu, me dis-je, ſerois-je empoiſonné?“

J'envoyai ſur le champ chercher mon premier médecin, qu'on ne put trouver; j'en fis appeller, ſans fruit, un ſecond un troiſieme. Je fus une heure avant de pouvoir être ſecouru. Je me ſentis bientôt dans le corps un feu épouvantable. On me donna du contre-poiſon qui me fit encore plus ſouffrir que le poiſon. Mon mal-aiſe augmentoit ſans ceſſe; une fievre terrible me conſumoit. On me mit au lit, , dans ma tête échauffée, je fis les plus horribles réflexions. Si près de partir, ô ciel!

après avoir échappé à tant de dangers, mourir, je ne ſais comment! Et Julie, que je m'étois flatté ſi long-temps de revoir!... „Hélas, me diſois-je, eſt-elle “encore au monde pour que je l'y revoie?

“Ah! ſi elle eſt dans l'éternité, je bénis “mon trépas qui va me rejoindre avec “elle.“ On ne me déguiſoit pas que j'étois en danger. Accoutumé à braver la mort, je ſentis qu'il ne m'étoit pas permis de la craindre. Je pris ſur le champ mon parti; , loin de redouter le trépas, je le trouvai trop lent. Cependant je rêvois continuellement à ma Julie. De la rêverie je tombai dans l'aſſoupiſſement; de là je ne tardai pas à m'évanouir, à perdre toute connoiſſance. J'ignore combien de temps je reſtai dans cet état. Je commençai enfin à m'éveiller par degrés. D'abord je ne faiſois qu'entendre un murmure affreux; je ſentois un cahotement épouvantable; j'étois tranſis glacé. Je ne voyois pas encore: j'allois ouvrir les yeux; mais qui pourroit ſe figurer ce que j'allois voir.

LIVRE SIXIEME.

J'ouvais enfin les yeux: quel ſpectacle!

J'étois nu, les mains liées derriere le dos, étendu ſeul dans une chaloupe, au milieu d'une mer agitée. Je regardai autour de moi, je ne vis qu'un ciel orageux des flots mutinés. J'entendis le bruit de la tempête redoutable, quoiqu'expirante. De pâles éclairs me battoient encore ſur la vue, le bruit du tonnerre murmuroit dans le lointain. J'étois inondé de l'eau du ciel, froid comme un marbre, foible comme un mourant. Je refermai mes yeux, je reſtai un moment immobile, recueilli en moimême. „Eſt-ce un ſonge, me diſois-je?

“eſt-ce une réalité?“

Je rouvris bientôt mes triſtes regards, je recueillis la certitude déſeſpérante que je veillois, que mon malheur étoit réel. „Je ſuis éveillé, me dis-je alors; “je vis, mais pour combien de temps?

“Merveil ſeul, ainſi garrotté ſur l'abyme “des mers: ſerois-tu capable de te déſeſ“pérer? Non, je ſuis toujours moi-même.“

A ces mots je me levai furieux. Je portai des regards percants autour de moi.

Je n'appercus rien pour me nourrir; je ne vis dans la nacelle qu'un petit papier tout mouillé, que je ne pouvois déployer pour le lire. Enfin je remarquai un clou, dont la tête éraillée ſortoit un peu du bois de la chaloupe. Je ſentis qu'en frottant contre ce clou, les cordes dont j'étois lié, peu-à-peu ſeroient grattées ſciées par ce bout de fer déchirant. Je frotai donc mes liens contre ce ſecours heureux, en m'écorchant un peu les mains. Je dus paſſer beaucoup plus de douze heures à faire opiniâtrément ce métier; je mis enfin mes mains en liberté, quoiqu'en ſang. Alors je ſautai de joie; je ramaſſai le petit papier tout trempé; je vins à bout de le lire. En voici la ſubſtance. „Nous n'avons pas voulu te donner la “mort, parce qu'enfin tu as été notre roi.

“La potion que tu as priſe, par nos ſoins “ſecrets, n'a fait que te jeter dans un éva“nouiſſement léthargique; mais nous avons “prétendu abſolument nous défaire de toi.

“Conſole-toi, malheureux; ſi tu lis ceci, “tu ſauras que ta fille eſt ſera conſervée ſur le trône.

“Les Granos ou Roxaune.“

Les ſcélérats! ils ne vouloient pas me donner la mort, ils me jetoient nu, garrotté, ſans pain ſur la mer, pour y mourir de faim, ou pour aſſouvir, tout vivant, celle des poiſſons. Enfin ma fille vivoit du moins, reſtoit ſur le trône.

C'étoit vraiment une conſolation pour moi; mais il falloit manger. Je trouvai par haſard à mes pieds une vieille épingle crochue, que je courbai encore davantage. J'en fis un hamecon, que j'attachai au bout de la ficelle dont j'avois eu les mains liées, je formai, par ce moyen, une eſpece de ligne. En coupant cette ficelle, je m'étois écorché la main tellement, qu'il en pendoit un petit morceau de chair: j'arrachai ce morceau de ma propre ſubſtance, je l'attachai à mon épingle pour ſervir d'appât, je jetai ma ligne à l'eau. Je ne tardai pas à ſentir un poiſſon qui vint y mordre.

Je l'enlevai rapidement, avant qu'il eût le temps de ſe débarraſſer de mon hamecon, qui, n'étant qu'une épingle, n'avoit rien pour le retenir.

Le poiſſon étoit aſſez gros; je le ſis ſéchen au ſoleil, je le mangeai de bon appétit. J'en pris ſucceſſivement d'autres, qui me fournirent une nourriture ſuffiſante; la chair des premiers ſervit d'appât pour amorcer les ſuivants; mais il falloit boire Ma nacelle étoit pleine d'eau de mer; je la nettoyai le mieux que je pus. Le temps devint aſſez calme, mais pluvieux: c'eſt ce qui me ſauva; car je recueillis aſſez d'eau de pluie dans ma nacelle, pour m'abreuver. Je paſſai ſix jours dans cet état, vivant de ma pêche de l'abondante roſée du ciel: mais cette vie ne pouvoit pas durer. Le beau temps devoit me faire périr de ſoif; je mangeois triſtement des poiſſons, en attendant que je fuſſe mange par leurs confreres. Dans mon inquiétude, je me laiſſois emporter au gré du vent des flots. Enfin j'appercus, dans le lointain, quelque choſe que je pris pour un vaiſſeau, qui en étoit un (je n'ai jamais ſu ce qui l'avoit amené ſi loin); je treſſaillois de joie.

Jamais des mariniers, après un voyage autour du monde, n'ont vu la terre avec tant de plaiſir.

Il ne me ſuffiſoit pas de voir ce bâtiment ſecourable, il falloit le rejoindre.

Comment y parvenir ſans rames, ſans rien pour me conduire? Je fus ſecondé par la fortune par le vent, qui, chaſſant le vaiſſeau à peu près de mon côté, l'approchoit de moi, quoiqu'en me chaſſant moimême. Quand j'en fus à une moyenne diſtance, je me mis à pouſſer les cris les plus aigus, en élevant les bras au ciel. On m'apperçut, on m'entendit, on tira un coup de canon, je vis venir à moi la chaloupe, qui ne tarda pas à me rejoindre. Elle étoit conduite par deux mouſſes, qui ſe mirent à rire en me voyant tout nu. Ils me firent entrer avec eux,“ attacherent mon eſquif au leur, me conduiſirent au vaiſſeau. Je me vis entouré d'Anglois; car l'équipage étoit de cette nation. Je n'entendois pas leur langue, ils n'entendoient pas la mienne; quels éclairciſſements pouvoisje en tirer? Dès que je fus à bord, on me préſenta au capitaine, qui me parla anglois; je lui répondis en francois. Il l'entendoit un peu, mais il avoit beaucoup de peine à le parler. Il n'avoit pas d'ailleurs le temps de m'entretenir, parce qu'un autre vaiſſeau qui approchoit, qu'il jugeoit être François, tiroit déja quelques coups de canon, qu'il falloit ſe préparer au combat. Je demandai de quoi me reſtaurer; le capitaine ordonna qu'on me ſatisfît, l'on m'apporta de l'eau-de-vie, du biſcuit du bœuf ſalé. J'avalai délicieuſement un verre d'eau-de-vie, je rompis le jeûne avec ardeur. Déja l'on ſe canonnoit, le combat devenoit très-chaud.

Je reſtai ſur le pont; les boulets paſſoient autour de moi, ſans me cauſer de diſtraction, tant j'étois occupé à réparer mon individu. Il y eut beaucoup de ſang répandu; il en jaillit juſque ſur mon corps nu; ce qui me rendit encore plus agréable à voir.

Enfin nous fûmes victorieux, nous conduisîmes à bord nos priſonniers. Il y avoit parmi eux une dame fort bien faite pétrie de graces; ſon viſage étoit couvert d'un voile, je le ſuppoſois très-beau.

Notre capitaine la conduiſit reſpectueuſement dans ſa propre chambre, parut faire beaucoup plus d'attention à elle qu'à moi. Elle paſſa devant moi, détourna les yeux comme avec horreur; ce qui me fit réfléchir ſur ma nudité. Le chef du vaiſſeau, qui s'en apperçut auſſi, commanda qu'on me couvrît, l'on me donna un habillement de mouſſe. Enfin il daigna jeter les yeux ſur moi, me demanda, en paſſant, qui j'étois. „Je ſuis, “lui dis-je, un roi détrôné.“ Je me propoſois de lui expliquer l'énigme. „Point “de bouffonneries, s'écria-t-il en m'inter“rompant; d'où venez-vous?-D'un pays “inconnu, lui répondis-je.--Qui vous a “mis, reprit-il, dans l'état où nous vous “avons trouvé?--Je n'en ſais rien, répli“quaije.--C'eſt un bouffon, dit-il. Puiſqu'il “eſt François, qu'on le mette à ſervir les “priſonniers de ſa nation.“ A ces mots il paſſa ſon chemin. „Mais, Monſieur, “lui criai-je, écoutez-moi.“ Il étoit plein de ſa belle Francoiſe; il ne me répondit pas. Je me vis traité comme le dernier poliſſon. Je ſervis à table les officiers priſonniers, ſans pouvoir parler qu'avec beaucoup de peine; car j'avois la voix éteinte par un gros rhume. Je fus envoyé chez la dame, pour lui offrir mes ſervices; je la trouvai le viſage appuyé ſur ſon lit, immobile gémiſſante. J'eus beau la prier de m'ordonner ce qu'elle voudroit, elle ne me répondit point; mais quelqu'un me chargea de lui envelopper les pieds de peaux de mouton, parce qu'elle y avoit mal, qu'il faiſoit froid. Je m'acquittai avec joie de ma commiſſion; elle me laiſſa faire, ſans daigner lever ſon viſage. Ses deux pieds étoient couronnés de deux jambes faites au tour; mais il falloit que le reſpect étouffât dans moi toute ombre de deſir. Cette chere perſonne ne pouvoit ſe ſoutenir ſur ſes jambes; à la fin du jour, elle voulut prendre le frais ſur le tillac, au clair de la lune. Je fus obligé de la porter dans mes bras, je la ſerrai contre mon cœur avec un plaiſir ſingulier, quoique je n'euſſe pas encore vu ſon viſage ni preſque entendu ſa voix; car elle ne me parloit que par monoſyllabes, encore d'une voix ſuffoquée. Elle paſſa ainſi pluſieurs jours ſans montrer ſon viſage, j'eus du plaiſir à la ſervir.

Cependant notre long voyage approchoit de ſon terme; nous paſſions devant les côtes de France; ce qui faiſoit ſoupirer la dame moi auſſi; car nous aurions voulu tous deux débarquer dans notre patrie: il falloit aller juſqu'en Angleterre; nous y arrivâmes bientôt, nous débarquâmes à Plimouth.

Je ſentois toujours malgré moi un tendre intérêt pour la dame que j'avois ſervie, dont je n'avois pas vu la figure, ni preſque pas entendu la voix. Je diſois en moi-même: „probablement je la verrai.“ A peine fûmes-nous à terre, que le capitaine lui rendant la liberté, un paquebot Hollandois ſe trouva tout prêt à faire voile vers la France. Elle y monta, partit, ſans que j'euſſe eu le bonheur de la voir. Elle laiſſa à terre un homme, qui paroiſſoit lui être attaché, pour avoir ſoin de quelques effets.

Je m'accoſtai de ce perſonnage, liai connoiſſance avec lui. Il vanta beaucoup ſa demoiſelle, l'éleva juſqu'aux nues.

„C'eſt, diſoit-il, la plus adorable perſonne “du monde; je ne lui connois d'autre défaut “qu'une paſſion bizarre, qu'elle conſerve, “dit-on, pour un malotru, que ſes yeux “ne reverront jamais. Ceci m'éveilla. Et “ce malotru, lui dis-je, le connoiſſez-vous?

“--Non, me répondit-il; je ne l'ai jamais “vu; mais je connois ſa figure, parce que “Mademoiſelle a un autre amant qu'elle ne “peut ſouffrir, qui reſſemble, dit-on, “parfaitement à celui qu'elle aime.“ A ces mots, le cœur me battit d'une force extraordinaire. „Et, repris-je d'une voix “tremblante, comment appellez-vous cette “chere perſonne?--Julie de Noirville, “me repliqua-t-il.--Puiſſances du Ciel!

“m'écriai-je alors; j'ai eu ma Julie dans “mes bras, je ne l'ai pas connue: mon “cœur m'a trahi! Ciel! je l'ai laiſſée échap“per; je ne la reverrai peut-être jamais.

“Mais comment ſe trouvoit - elle ſur mer?

“ C'eſt ce que j'ignore, me répondit cet “honnête homme;“ je n'en pus tirer d'autre éclairciſſement.

J'étois furieux d'avoir laiſſé partir ma maîtreſſe; mais comment la rejoindre?

Je venois d'obtenir ma liberté; mais je ne poſſédois pas une obole. On m'offrit, gracieuſement de me garder pour mouſſe, dans le vaiſſeau qui m'avoit amené. Cela me donna l'idée de ſolliciter ce poſte ſur quelque autre bâtiment qui partît pour la France. Je trouvai, non ſans peine, ce que je cherchois; mais je fus obligé d'attendre quinze jours un vaiſſeau qui partit pour Rouen. Nous eûmes beaucoup à ſouffrir dans la traverſée; j'eſſuyai bien des humiliations dans l'honorable fonction de mouſſe que j'exercois; mais enfin j'arrivai dans la capitale de Normandie; j'y quittai le ſervice maritime. Je rencontrai, ſur le port, un ancien ami, à qui je me fis connoître.

Il me donna un lous; il venoit du Havre; il y avoit vu débarquer une dame, telle que je lui peignis Julie, il m'aſſura qu'elle avoit pris la route de Paris. Je partis ſur le champ pour le lieu qui devoit m'offrir Julie. Je me rendis à la maiſon où je l'avois vu jadis demeurer. La maiſon n'exiſtoit plus; on en avoit bâti une autre à ſa place; l'on ne connoiſſoi, pas, dans ce logis, la reine de mon cœur J'avois très-peu d'argent quand j'arrivai dans la capitale. Je rodai, pendant trois jours inutilement, pour chercher l'objet de mes vœux. Au bout de ce temps, je me trouvai ſans Julie ſans argent. Je rencontrois de tous côtés mes anciennes connoiſſances; mais perſonne ne me reconnoiſſoit. Il eſt vrai qu'un habit de mouſſe, dont j'étois couvert, n'attiroit pas beaucoup les regards ſur moi.

Enfin, je rencontrai Saint-Jean, mon ancien valet: il étoit pâle défait, j'eus peine à le reconnoître. Il n'eut pas plus de ſagacité à mon égard: je fus obligé de lui dire qui j'étois, nous nous embraſsâmes avec tendreſſe avec joie. Il étoit ſans argent comme moi: il fallut faire notre reconnoiſſance à ſec, , pour célébrer mon arrivée, nous eûmes le plaiſir de paſſer la ſoirée enſemble ſans ſouper. Il avoit été chaſſé ſans raiſon ſans la moindre gratification, du ſervice de mon rival. Ne ſachant comment vivre, las de ſervir, il s'étoit adonné au métier de portefaix; mais depuis quatre mois il étoit conſumé par les fievres, à peine ſe pouvoit-il porter lui-même. Tout ce qu'il put faire pour moi, fut de me propoſer d'embraſſer ſa profeſſion, juſqu'à nouvel ordre, de me procurer des pratiques; ce qui me fournit les moyens de le ſoutenir avec moiAinſi tout ce que je gagnai, en urrivant à Paris ſans argent, fut un affamé à nourrir. Il fallut donc ſoumettre ma majeſté, ci-devant royale, à porter des fardeaux; le nouvel état que je trouvois dans la France Européenne, me laiſſoit regretter de temps en temps le rang que j'avois occupé dans la France-Auſtrale.

Saint-Jean moi nous ne négligions rien pour déterrer Julie. Je croyois l'appercevoir dans toutes les voitures que j'examinois. Une fois, entr'autres, je ſuis bien trompé ſi ce ne fut pas elle qui paſſa rapidement dans un très-beau carroſſe. Je voulus courir après elle; mais j'étois chargé, j'eus le malheur de gliſſer, de faire une chûte aſſez douloureuſe. Son équipage n'eut pas la complaiſance de m'attendre; avan que je fuſſe relevé, je la perdis de vue.

Il y avoit déja quinze jours que je menois cette joyeuſe vie, ſoutenu par le ſeul eſpoir de retrouver mon amante. Enfin, S. Jean vint me rejoindre un beau matin, tout tranſporté de joie: „Réjouiſſez-vous, “me cria-t-il, j'ai vu...--Qui, Julie?

“lui dis-je.--Non, ſon pere, me répon“ditil.--Et ſa fille? repris-je.--Il ne “ſait pas ce qu'elle eſt devenue, répondit-il; “mais enfin il m'a communiqué bien des “lumieres.--Et que t'a-t-il appris? lui “dis-je avec impatience.--Mais, répon“ditil, il m'a dit: 1. Que votre lettre de “cachet ſubſiſte toujours; qu'il eſt en“core dans l'eſpérance le deſſein de vous “faire périr dans un cul de baſſe-foſſe. “Bravo, repartis-je: voilà des nouvelles “charmantes.--Ainſi, ajouta-t-il, conti“nuez votre déguiſement.“ Je lui promis, avec beaucoup de remerciements, d'y être fidele, ſur-tout tant que je n'aurois pas de quoi acheter des habits moins déguiſants.

„Mon cher ami, dis-je à S. Jean, la “découverte que tu as faite de mon plus “mortel ennemi, eſt admirable; il ne “faut pas la négliger: va le voir le plus “ſouvent que tu pourras; par ce moyen, “nous découvrirons peut-être quelque “choſe.“ Dès le lendemain, S. Jean fit ſa viſite au vieux ſpectre; il le trouva liſant Séneque par paſſe-temps, comme le joueur dans la comédie de Regnard. Cet homme noir y vit que quelqu'un avoit été guéri de la fievre, à coups de fouet. „Ouais, dit-il, ceci eſt “plaiſant. Sans doute l'émotion que ce trai“tement a dû cauſer au patient, aura pro“duit dans ſon ſang une révolution qui “l'aura guéri. Il faut tenter cette épreuve.“

Le vieillard étoit auſſi fou que méchant, tant il eſt vrai, je crois, qu'il n'y a point de méchanceté ſans folie! Le hideux perſonnage avoit une maîtreſſe preſque auſſi vieille que lui. Cette harpie étoit bien la plus impertinente pécore qu'il y eût ſous la voûte des cieux. C'eſt ſur cette impertinente même que le projet fut fondé. Cette Vénus antique avoit une fievre quarte qui réfiſtoit à tous les remedes. Noirville dit à S. Jean: je veux faire une expérience. Séneque “m'apprend qu'on a guéri des fiévreux à “coups de fouet. La marquiſe d'Aigreville “a la fievre: rien ne peut l'en délivrer.

“Il faut que je la faſſe ſouffleter bâton“ner; elle eſt d'une hauteur inſupportable: “un traitement ſi humiliant ſi révoltant “la mettra hors d'elle-même, lui cauſera “une révolution qui la guérira. Connois-tu “quelqu'un en état de faire l'opération? “Oh! je vous en aſſure, répondit-il; j'ai “à ma diſpoſition un grand gaillard, fort “comme un Hercule, qui fera au mieux “votre affaire.--Mais il faut, reprit le “méchant homme, que ce ſoit un va nu“pieds, quelqu'un de bien bas, afin qu'elle “ſoit encore plus frappée d'un pareil trai“tement de ſa part.--C'eſt un porte-faix, “répondit S. Jean.--Fort bien, dit le vieil“lard, amene-le-moi demain matin; il y “aura deux louis pour lui, un pour to.

“Nous pourrons même commencer l'épreu“ve ſur toi; car tu as auſſi la fievre.“

S. Jean lui témoigna ſon peu de goût pour ce remede, en lui obſervant qu'étant prévenu, le battant ſe trouvant ſon ami, la baſtonnade ne pourroit lui faire une grande impreſſion, ni par conſéquent un grand effet. Mon camarade vint me rendre compte de ce projet, me dit: Savez-vous quel “eſt le va-nu-pieds que je veux prendre “pour l'exécuteur? c'eſt vous-même, s'il “vous plaît“ J'eus beau lui dire qu'il me faiſoit trop d'honneur, que le vieux ſquelette pourroit me reconnoître. „Non, dit-il, “les années l'accoutrement préſent vous “ont rendu méconnoiſſable; il s'agit de “gagner trois louis.“ Il fallut céder.

Le lendemain je ſalis le mieux que je pus mon viſage, ſur lequel je laiſſai tomber une partie de mes cheveux. Le vieux cacochime, bien loin de me reconnoître, à peine me regarda. Il nous conduiſit à la campagne, chez ſa vieille marquiſe, il ordonna à tous les domeſtiques de ne pas remuer, quelque bruit qu'ils entendiſſent chez leur maîtreſſe, fût-ce même des cris de ſa part. C'étoit lui qui fourniſſoit à la dépenſe de cette maiſon; par conſéquent on lui obéiſſoit.

Il me fit entrer chez ſa beauté ſurannée.

C'étoit une très-méchante femme, qui m'avoit beaucoup tracaſſé autrefois, de laquelle je n'avois pas daigné me ſouvenir dans tous mes voyages. Je ne devois avoir aucun ſcrupule de la ſouffleter copieuſement. „Ma chere poule, lui dit ſon vieux coq, “voilà le médecin dont je vous ai parlé “hier au ſoir. Remettez-vous entiérement “entre ſes mains.--Où eſt-il? dit-elle en cherchant de tous ſes yeux, ne “voyant qu'un crocheteur.--C'eſt ce “monſieur, répondit-il, en me montrant “fort poſitivement.--Quoi! ce po“liſſon? repliqua-t-elle avec la ſurpriſe “la plus dédaigneuſe.--Qu'appelles“tu poliſſon? lui dis-je en lui appliquant “un ſoufflet, qui lui fit voir mille chan“delles.“Il faudroit peindre la ſtupéfaction, l'indignation, la rage qui ſaiſirent cette furie, la rougeur la pâleur qui ſe ſuccéderent cent fois ſur ſon viſage. „Où ſuis-je?

“s'écria-t-elle enfin. A moi! au voleur!

“au feu! on m'aſſaſſine!--Crie donc “pour quelque choſe, vieille ſorciere, lui “dis-je, en lui appliquant le ſecond volume “ſur la joue. Fort blen, diſoit Noir“vile; à merveille!--Indigne monſtre!

“s'écria là marquiſe en ſe jetant fur lui, “en le déviſageant.--Coquin; me “crioit-il, défends-moi.“ Pour toute réponſe, j'empoignai le Baton, j'en jouai terfillement fur le dos de la vieille, qui aimoit mleux le ſouffrlr que de lâcher priſe. Elle mordoit; elle déchfroit ſon amant décharné.

J'avols le plaiſſr méchant de me venger d'elle par mes mains, du vieillard par ſes dents ſes ongles.

Enfin elle tomba évanouie de rage. Je continuois le jeu du bâton, j'en diſtribuois tellement les faveurs, que l'homme en recevoit ſa portion. Il me cria long-temps de finir; je finis: il étoit tout en ſang. „Comment, gueux, me dit-il, tu “te tournes contre celui qui t'emploie!

“-Pardonnez-moi, Monſieur, lui répon“disje; vous voyez bien que je ne l'ai “pas fait exprès. Donnez-moi, je vous “prie, ce que vous m'avez promis, afin “que je me ſauve, de peur qu'il n'ar“rive quelque eſclandre.--Comment, “ſcélérat, me dit-il, tu as oſé porter la “main ſur moi, au point de me mettre “en ſang, tu veux que je te récom“penſe! Je te ferai pendre. Holà quel“qu'un!--Ah! vieux monſtre, m'é“eriaije, c'eſt ainſi que tu me paies. Tiens, “voilà ton reſte.“ Alors je le rouai de coups de bâton, tout à mon aiſe: il avoit beau crier, les domeſtiques, fideles à ce qu'il leur avoit preſcrit en entrant, retenus d'ailleurs par S. Jean, ne paroiſſoient pas. Le malheureux grincoit des dents, ſe caſſa les deux ou trois ſeules qui lui reſtoient. Enfin, je le mis dans le même état que ſa marquiſe, auprès de laquelle je le laiſſai couché, je me ſauvai à toutes jambes avec mon camarade.La fievre de la dame étoit cauſée par une maladie peu décente, qui n'eſt pas la petite vérole. J'avois un bras d'Hercule, non de Mercure; ainſi je ne put la guérir; mais, en récompenſe, je contribuai beaucoup à la guériſon de ſon ame, qui étoit fort gangrenée; car ſon aventure ayant éte ſue, devint l'hiſtoire du jour, occaſiona des chanſons des épigrammes, qui firent rentrer l'héroine en elle-même. La grace opéra par le bâton; cette pieuſe béate s'aviſa de prendre le voile. On ſent quelle aimable novice elle dut être. Le ſeigneur daigna l'appeller à lui avant ſa profeſſion, ce qui veut dire, qu'elle mourut avant ce terme. Sa mort fit rire pluſieurs bonnes ames; mais je ne ſache pas qu'elle ait fait pleurer perſonne. Cependant je me reprochai l'exécution que j'avois faite ſur cette ſainte, ſur ſon vieil amant. Une telle vengeance étoit indigne de moi. Ce qu'il y avoit de plus malheureux, c'eſt que nous avions perdu les trois louis ſur leſquels nous comptions, que nous n'avions pas le ſou; mais S. Jean ſe portoit mieux, commençoit à me ſeconder. Nous continuons enſemble notre joli métier de porte-faix, nous vivions au jour la journée. On me croira ſans doute, quand je dirai que, de tous les métiers exercés par moi dans ce bas monde, ce n'étoit pas là le plus agréable, qu'il falloit un peu de philoſophie pour ſupporter un pareil ſort, après avoir été roi.

Pour ſurcroît de mlheur, je ne trouvois point Julie, je ne ſavois même que penſer de cette chere perſonne. Elle revenoit de deſſus la mer. Comment avoit-elle quitté la maiſon de ſon pere? Etoit-ce un amant qui l'avoit enlevée? Vivoit-elle encore avec cet amant? Julie étoit-elle infidelle? Julie étoit-elle ſans honneur?

Ces penſées me paroiſſoient accablantes.

Que n'étois-je encore loin d'elle! Que n'étois-je exilé ſur un trône au fond des Terres-Auſtrales! Je ne pouvois vivre dans cette inquiétude mortelle. Saint-Jean n'oſoit retourner chez Noirville. Je gagnai ſur lui qu'il s'y rendît. Le vieillard le recut trèsmal; mais étant dans ſon lit, il ne put lui caſſer la tête. Les domeſtiques, qui étoient tous plus ou moins nouveaux, (car ce méchant homme ne pouvoit garder long-temps perſonne chez lui) dirent à mon camarade, que depuis quelques jours il avoient vu ſe préſenter une très-belle dame ou demoiſelle, qui étoit venue ſe jeter aux genoux de leur maître, en verſant beaucoup de larmes. Le colérique vieillard, ſe montrant fort irrité contre elle; l'avoit renvoyée avec la plus grande dureté; mais avec la précaution de la faire ſuivre: précaution inutile! Celui qui étoit chargé de cette commiſſion, avoir perdu de vue cette belle perſonne, proche d'un couvent, où il conjecturoit qu'elle pouvoit demeurer.

Les gens de Noirville, enchantés de la douceur de la touchante beauté de la demoiſelle, ſoupconnoient qu'elle étoit la fille du vieillard. Elle avoit paſſé tous les jours au logis, depuis cette entrevue, mais fans pouvoir jamais obtenir de revoir ce barbare. Perſonne n'avoit pu la ſuivre, parce que ſon équipagé alloit très-vîte, qu'elle avoit l'attention de venir le ſoir; ce qui faiſoit qu'on la perdoit aiſément de vue.

Je fus tranſporté de ce récit. „Oui, dis“je à Saint-Jean, c'eſt Julie elle-même; “elle vient demander grace à ſon pere; “elle demeure dam un couvent, où ſon “honneur eſt en sureté. Ma Julie eſt ſage, “ellé ſera fidelle.

Nous allâmes le lendemain matin chez le vieux Noirville, pour tâcher de recueillir encore quelques lumieres. Il étoit ſorti.

„Où peut-il être allé? m'écriai-je, ce ſera, „ſans doute chez ſa fille. Allons, mon “ami, au couvent où l'on ſoupconne qu'elle “habite.“ Nous nous y rendîmes; SaintJean parla à la Touriere, tandis que je l'attendois dehors. Il vint, au bout d'un moment, tout joyeux, me dire: „Vous “avez deviné juſte; c'eſt ici la demeure “de Julie.--Je trépignai de joie. Ah!

“mon ami, lui dis-je en l'embraſſant, il “faut tout riſquer pour la voir: entrons.

“--Tout beau, reprit-il, elle n'eſt pas ici “pour le préſent; un vieillard eſt venu ce “matin la prendre pour la mener je ne “ſais où. L'on ne ſait pas même ſi elle “reviendra; car elle a ordonné à ſa femme “de chambre de faire ſes malles. Je “reſtai la bouche béante. Mais enfin, “m'écriai-je, ſachons où elle eſt allée.

“ On n'en ſait rien, me répondit Saint“Jean.“ Tout-à-coup nous vîmes paroître la femme de chambre de mon amante. Cette fille venant de dehors alloit rentrer au couvent: je la reconnus pour l'avoir vue ſur le vaiſſeau. „Ah! mademoiſelle “Marianne, lui dis-je, qu'eſt devenue votre “maîtreſſe?--Comment! c'eſt toi, “pauvre diable, me dit-elle, par quel “haſard te trouves-tu ici?“ Je lui racontai, en peu de mots, comment j'étois venu à Paris. „El mademoiſelle Julie, ajoutai“je avec empreſſement, où eſt-elle? “Et que t'importe? me dit la ſoubrette.

“Elle eſt avec ſon pere. Il eſt venu la “prendre, pour la conduire je ne ſais où.

“Je vois qu'il lui accordera ſa grace, ſi „elle conſent à ſe marier; je la regarde “déja comme mariée.--Mariée, Ma“demoiſelle! m'écriai-je, comme frappé “d'un coup de foudre.--Hé mais “oui, marié, me répondit-elle.--Et “avec qui, je vous prie? lui repartis-je.

“--Avec qui, reprit-elle; es-tu fou, avec “tes deux grands yeux hébétés? il eſt “vrai que tu reſſembles aſſez à ſon futur.

“Je n'ai pas vu l'original; mais voilà ſon “portrait.“ A ces mots, elle tira une boîte de ſa poche, me montra un portrait, que je reconnus pour celui de mon rival; car il me reſſembloit parfaitement. Plein de rage, je frappai la terre du pied; ce qui fit faire de grands éclats de rire à mademoiſelle Marianne. „Il eſt fou, diſoit“elle, ſur mon honneur.“ Je ſentis enfin qu'il falloit me déguiſer mieux. Je renfermai ma douleur, j'affectai de rire de mon tranſport. „Mais, Mademoiſelle, dit “Saint-Jean, ne pourriez-vous point faire “gagner quelque choſe à ce pauvre garcon, “aux noces de votre maîtreſſe?--Oui, “me dit-elle; ne t'embarraſſe pas: je tâ“cherai de te fourrer dans la cuiſine en “qualité de marmiton, ou de t'employer “à quelque autre bas office. Adieu, pau“vre diable.“ J'avois mille autres queſtions à lui faire; mais elle étoit déja entrée dans le tour.

J'étois ſi abymé dans ma douleur, que j'oubliois de me retirer. S. Jean me tira par le bras. „Hé bien, me dit-il, n'avons-nous “pas merveilleuſement employé notre “temps? n'avons-nous pas recueilli bien “des lumieres?--Oui, de belles lumieres! lui répondis-je en ſoupirant, nous “voilà bien avancés!“

On ſent combien je dus être affligé; mais je ne perdis pas courage. Il falloit trouver Juſie: je la cherchois ſans la trouver. Je courus pendant quinze jours la campagne la ville; je m'en retournois tous les ſoirs dans mon taudis, ſans une obole ſans ma maîtreſſe. L'embarras que me cauſoit cette recherche, me faiſoit négliger d'embraſſer, pour vivre, des reſſources plus décentes que celle du noble métier de porte-faix. Après avoir ſiégé ſur le trône, je ne jouiſſois que de l'air de la lumiere, l'on ne pouvoit plus cruellement jouer au roi dépoui le.

Enfin, S. Jean vint tout joyeux un ſoir me dire: „mon ami, réjouiſſez-vous, le vmariage de mademoiſelle Julie eſt uné “choſe conſtante.-Malheureux, lui “dis-je, en l'interrompant, tu as la scruauté de me propoſer de me réjouir!

“ Ce n'eſt pas-là ce que je veux dire, “répondit-il; je veux vous annoncer que, “comme ſon mariage ſe fait décidément, “mademoiſelle Marianne, ſa femme de “chambre, vous a tenu parole, a trouvé “à vous placèr chez elle en qualité de “marmiton. Mais Julie eſt-elle mariée, “repris-je, ou doit-elle ſeulement ſe ma“rier? e n'en ſais rien, repliqua-t-il; “je ſais ſeulément que demain on fait chez “ſon pere le repas des noces. Ainſi elle “eſt mariée, on elle doit l'être; c'eſt la “même choſe. on, cruel, m'écriai“jeen fréur; il y va de ma vie ou de “ma mort: voilà la différence.--Quoi “qu'il en ſoit, reprit-il, j'ai rencontré “mademoiſelle Marianne, qui m'a recom“mandé de vous dire de venir au logis, “m'aſſurant qu'elle avoit parlé de vous,“ qu'enfin vous étiez-élu marmiton de “la maiſon de Noirville. Moi, j'étois char“mé de vous avoir trouvé un morceau de “pain à gagner. Au reſte, vous irez à ce “logis ſi vous voulez; que m'importe?

“-Sans doute j'y veux aller, repris-je “avec une eſpece d'indignation; mais ce “ne ſera pas pour un auſſi vil motif que “celui de gagner un morceau de pain.“

Je m'y rendis en effet, je fus inſtallé ſolemnellement dans la cuiſine, en qualité de laveur d'écuelles.

Hme fut impoſſible de parler à mademoiſelle Marianne. Elle m'appercut de loin, me cria en paſſant: bon jour, pauvre diable! Je la remerciai de tout mon cœur. Je queſtionnai tous les gens, je leur demandai ſi le repas qu'on préparoit étoit celui des noces, ou ſimplement des fiançailles. „Que voulez-vous que je vous “apprenne, me dit un petit marmiton, “mon camarade? Nous ne ſavons pas tous “les ſecrets de nos maîtres. Ils veulent que “cette affraire ſoit ſecrete. Ils ſe marieront “ſans que nous nous en appercevions: Peut“être le ſont-ils; peut-être ne le ſont-ils “pas. Mademoiſelle a été religieuſe, elle “veut éviter l'éclat en ſe mariant. .. Rien “de plus juſte, lui répondis-je; mais com“ment lui permet-on de ſe marier, après “avoir été religieuſe?--C'eſt qu'elle ne “l'eſt plus, ce me ſemble, répliqua-t-il; on “a caſſé ſes vœux, elle eſt libre comme “vous moi.“

On doit ſentir combien j'étois déſeſpéré.

„Eſt-elle mariée, ne l'eſt-elle pas? me “diſois-je. Si elle l'eſt déja, que devien“draije? ſi elle ne l'eſt pas encore, “comment empêcherai-je qu'elle ne le “ſoit bientôt?“ J'étois abymé dans mes réflexions dans ma douleur; mais on ne me laiſſoit pas le temps de m'y livrer.

„Allons, poliſſon, me diſoient les cuiſi“niers, travaille.“ Et il falloit travailler, parce que le repas étoit pour le ſoir même.

Je brûlois de voir mon amante; mais il n'y avoit pas moyen d'obtenir ce bonheur.

Je ſavois qu'elle étoit en haut avec ſon prétendu; il ne m'étoit pas permis d'y monter. On ne laiſſoit pas entrer un être de mon eſpece dans les appartements. Mademoiſelle Marianne même ne paroiſſoit pas; je l'aurois priée en grace de me faire voir ſa maîtreſſe; elle l'auroit fait en riant comme une folle de ma démence.

Enfin le ſoir vint; on ſervit. Le cœur me battoit en lavant les aſſiettes. Mes mains tremblantes en caſſoient pluſieurs, je recevois à ce ſujet quelques apoſtrophes, auxquelles il ne falloit pas faire attention.

Je voyois les domeſtiques qui montoient pour ſervir; j'enviois leur ſort. Je cherchois dans les yeux de ceux qui deſcendoint, l'image de Julie, l'impreſſion qu'avoit dû leur cauſer ſa vue. Hélas! ils ne ſe doutoient pas qu'ils avoient eu tant de bonheur; le marmiton tant de jalouſiel Il n'y avoit pas aſſez de domeſtiques, le ſervice manquoit. Le maître-d'hôtel vint nous dire dans la cuiſine:“ il me “faut encore un ou deux laquais. Qui pren“draije de vous autres laveurs d'écuelles?

A ce mot mes palpitations augmenterent au point que je craignis de me trouver mal. Cependant M. l'Architriclin nous paſſoit en revue. „Enfin, à toi, drôle, me dit“il, qu'on lui donne un habit de livrée.“

Je m'élance d'un ſaut dans un petit réduit, où l'on me ſournit de la poudre de la pommade. Je me donne rapidement un coup de peigne, j'endoſſe une livrée, je frappe tous les yeux dans la cuiſine.

„Parbleu! dit toute la valetaille, c'eſt le “marié, c'eſt lui-même tout craché. “Oh! la reſſemblance eſt plaiſante, dit le “maître-d'hôtel; je vais bien faire rire mon“ſieur.“ A ces mots il me donne un plat à porter, me dit: marche.

Je tremblois de tous mes membres. J'allois voir ma Julie; que pouvoit-il réſulter d'une pareille ſcene? Cet original qui nous conduiſoit, alloit fixer tous les yeux ſur moi, me faire reconnoître. Jugez comment je devois être reçu du pere du mari. D'ailleurs, ſi Noirville ne me reconnoiſſoit pas pour l'ancien amant de ſa fille, ne pouvoit-il pas me reconnoître pour celui qui lui avoit donné tant de coups de bâton, quelques jours auparavant?

J'entrai dans la ſalle en tremblant. Mes avides regards chercherent Julie, ſe fixerent tout d'un coup ſur elle. Je la reconnus fur le champ. Elle me parut embellie, comme un climat qu'on n'à vu qu'à la haiſſance du printemps, ſourit dans toute ſa gloire, au matin d'un jour ſerein de la belle ſaiſon. Je fus ébloui de ſa beauté; je demeurai ravi en extaſe; le plat me ſeroit tombé des mains, ſi le maîtred'hôtel ne me l'eût enlevé dans le moment.

Je me poſtai derriere la chaiſe du pere de Julie, vis-à-vis d'elle. Delà je m'abymois dans la contemplation de cette figure angélique. Elle cauſoit avec mon déteſtab rival, d'autant plus déteſtable, qu'il étoit triomphant. Quelle amertume inondoit mon ame! Voir mon amante après une ſi longué abſence, ne pouvoir voler dans ſes bras, la voir dans ceux de mon rival; être valet tandis qu'il étoit maître. Cependant une choſe me conſoloit: Julie étoit mélancolique; elle ne paroiſſoit point goûter ſon ſort, ni par conſéquent aimer mon rival.

Elle m'aime encore, me diſois-je; mais, “hélas! elle n'eſt plus à moi.“

Tandis que je m'occupois de ces penſées, Noirville, entouré de cinq ou ſix têtes à perruque, examinoit un feu d'artifice qu'on alloit tirer ſur la table à la fin du repas, diſſertoit gravement ſur cet objet important. Ils étoient tous ſi attentifs, lui à parler, les autres à l'écouter, qu'ils ne s'étoient pas apperçus qu'on leur avoit joué un tour aſſez plaiſant; une jeune eſpiegle s'étoit amuſée à attacher enſemble leurs perruques, par les nœuds liés l'un à l'autre; elle avoit paſſé autour d'eux tous un long ruban, tellement arrangé, qu'au moindre effort qu'ils devoient faire pour ſe déſunir, ils alloient ſerrer des nœuds qui les emchaînoient enfemble. Je voyois préparer tout ce petit jeu, ſans y faire attention. Je contemplois Julie, qui n'y faiſoit pas plus d'attention que moi. On m'avoit mis à la main un réchaud à l'eſprit-de-vin tout allumé; je le tenois en tremblant, tout à ma Julie, toujours derriere la chaiſe de ſon pere. Dans ma diſtraction, ſans m'en appercevoir, je mets le feu à ſa perruque. Voilà les perruques de ſes voifins qui prennent feu à l'envi l'une de l'autre. Voilà mon grouppe de cauſeurs qui, en voulant ſe ſéparer, ſe lie plus étroitement. Voilà toutes ces figures effrayées, toutes ces têtes enflammées qui ſe tiraillent s'entrebattent, tandis que les femmes, dont les coëffes ſe ſentent de l'incendie, pouſſent des cris s'évanouiſſent. Voilà un homme grave qui en ſe débarraſſant, frappe du derriere de ſa tête une glace, la caſſe, rapportant ſa tête en avant, heurte avec force contre celle d'un autre homme grave. On voit voler les coups de poings; on entend les jurements, les cris, les grincements de dents.

Les valets, qui ont été chercher l'eau, en jettent galamment ſur les dames ſur les dignes meſſieurs dont les perruques brûlent auſſi les fourrures; car on étoit en hiver.

Tout ce qui ſe trouvoit ſur la table prend feu, y compris le feu d'artifice, dont l'exécution fut très-belle, ſans cauſer beaucoup de plaiſir. La flamme monte juſqu'au cordon qui attachoit un luſtre au deſſus de la table; le cordon brûlé, le luſtre tombe ſur les porcelaines, briſe tout. Les gens qui ſe battent s'entrepouſſent augmentent le dommage; tout eſt renverſé, tout eſt en morceaux. Le parquet eſt jonché d'hommes de femmes foulées aux pieds, des débris de porcelaine, de luſtre, de glaces, de bouteilles, de mangeaille, de meubles autres effets nageants dans l'eau, le vin, les liqueurs, l'huile le vinaigre, le tout arroſé ſans interruption par les valets, pour éteindre les petites flammes qui voltigent ſur ces amas en déſordre, ſur ce chaos renouvellé des Grecs.

A force de jeter de l'eau, l'on vient cependant à bout d'éteindre le feu. Chacun ſe leve tout déchiré, tout débraillé, tout dépouillé, couvert de lambeaux; les hommes, avec des reſtes de perruques brûlées; les femmes, avec des morceaux de coëffes des jupons délabrés, les uns les autres avec des viſages enflammés, brûlés, couverts d'ampoules. Enfin l'auguſte aſſemblée reprend ſéance; on s'examine, on ſe reconnoît mutuellement, quoiqu'avec peine.

Moi qui ne veux pas de reconnoiſſance, je me ſauve où je peux, de crainte que l'orage ne retombe ſur moi. Des valets m'attrapent; cinq ou ſix de ces coquins me traînent devant la compagnie majeſtueuſe, ſans faire attention aux coups de pied poing que je leur diſtribue largement. Je me couvre autant que puis le viſage de mes cheveux, afin de n'être pas reconnu pour l'auteur du trouble.

Cependant un valet de Noirville me reconnoît, lui dit: „C'eſt là le coquin “qui vient de mettre le feu à votre per“ruque, c'eſt le même qui vous a donné “l'autre jour tant de coups de bâton.“

Alors le vieux brûlé ſaute ſur moi en diſant: „ Ah déteſtable ſcélérat!“ Je lui applique ſur le viſage une furieuſe apoſtrophe qui le jette à la renverſe. Il s'écrie: „Qu'on me le dépouille juſqu'aux es, “qu'on le déchire à coups de ſouet.“ On lui obéit; on m'arrache par lambeaux mes habits ma chemiſe. Je me vois tout n devant des dames, devant ma Julie. On ne peut trouver d'abord que de petits martinets.

En attendant mieux, on ſe diſpoſe à m'en vergeter les épaules.

J'étois accablé par le nombre; il n'y avoit pas moyen de réſiſter. Déja les ignominieux inſtruments de correction commencoient à outrager mon individu. Alors je m'écrie d'une voix douloureuſe: „O “ma Julie, peux-tu laiſſer ainſi traiter ton “amant?“ Figurez-vous, à ces mots, Julie, comme frappée de la foudre, qui tombe à la renverſe, qui ſe releve, qui me regarde d'un air inquiet, qui rougit, qui pâlit, qui s'élance dans mes bras, qui me reçoit dans les ſiens; toute la famille, frappée comme elle, qui ſe jette ſur nous, pour nous arracher des bras l'un de l'autre. „Ah! cher Merveil, tu vis, s'écrioit “Julie défaillante!--C'eſt toi, abomi“nable ſcélérat! diſoit Noirville.--Tu “n'es pas à tous les diables, ajoutoit mon rival; malheureux, ne t'ai-je pas donné “cinq cents louis pour aller te faire pen“dre au bout du monde?--Ombre achar“née ſur nos pas, s'écrioit Noirville, tu “viens donc finir ici ton odieuſe vie! Qu'on “redouble, qu'on redouble, qu'on le faſſe, “mourir ſous les verges.“ On redoubloit en effet; Julie pouſſoit des cris lamentables, , dans mon déſeſpoir, j'élevois les bras au ciel.

Tout-à-coup un vieux domeſtique s'écrie: Arrêtez, reſpectez votre maître, le maî“tre légitime de cet hôtel, l'héritier véri“table de la famille.“ On s'arrête. Noirville s'écrie: „Que veux dire ce miſéra“ble? Il radote.--Voyez-vous, reprit le “vieillard, les armes de la famille qui ſe, “peignent ſous ſon bras, qui ſont plus “ſenſibles, parce que vous avez fait rou“gir ſa chair par vos coups?“ On regarde, on voit en effet les armes de la famille deſſinées, je ne ſais comment, ſous mon aiſſelle. „Hé bien, que ſignifie cela, diſoit la “compagnie?--Cela veut dire, repliqua “le vieillard, que monſieur eſt le vérita“ble héritier de cette maiſon.“ On lui demande l'explication de cette énigme.

„Sachez, répondit-il, que ce jeune ſei“gneur (qui, par parentheſe, étoit en fort “mauvais équipage) eſt le fils de feue “madame la marquiſe d'Erbeuil; qu'avant “qu'il eût l'âge de trois ans il lui fut en“levé; qu'elle eut le bonheur de le retrou“ver entre les mains d'une mendiante, “de le reconduire chez elle; qu'à l'article “de la mort cette dame, prévoyant qu'on “pourroit encore jouer à ſon fils le même “tour, lui fit graver ſes armes ſous Paiſ“ſelle, de maniere qu'elles devoient paroî“tre ſenſiblement, pour peu que la partie “devînt rouge colorée par un léger frot“tement. L'eſprit de cette chere malade “étoit alors un peu exalté par la fievre; “cette idée le prouve. Elle me diſoit: “S'il a le malheur d'être encore enlevé, “ privé de ſon héritage paternel, qu'il “ignore ſon rang, dont la connoiſſance lui “rendroit ſon mauvais ſort plus inſuppor“table; mais s'il ſe trouve dans un état “digne de lui, ſes gens, en lui paſſant ſa “chemiſe, pourront découvrir cette mar“que, lui apprendre qui il eſt. C'eſt pour “cela que j'ai fait graver ainſi, hors de la “portée de ſa vue, ſes armes ſon nom.

“Voyez, Meſſieurs, continua le vieux do“meſtique; voilà ce nom qui paroît à préſent dans toute ſon évidence.“ Et chacun lut au-deſſous des armes, Louis, marquis d'Erbeuil. Alors il me ſembla qu'il me tomboit des écailles de deſſus les yeux. Je me rappellai, comme un ſonge, mon premier enlevement par le grand manteau rouge, la belle dame qui m'avoit retiré des mains de la Bohémienne, la cérémonie qu'elle m'avoit fait ſouffrir, quand on m'avoit gravé les armes ſous le bras; mon ſecond enlevement, enfin tout ce que j'ai raconté au commencement de ces mémoires, juſqu'à la tendre amitié que j'avois pour la petite Julie au berceau Je ne ſais pas comment je n'avois jamais penſé à toutes ces choſes, auxquelles tenoit mon ſort.

Le vieux baron écumoit de rage, s'écrioit que le domeſtique étoit un mpoſteur. „Non m'écriai-je, tout ce que Bap“tiſte avance eſt vrai. Je me ſouviens très“bien d'avoir été enlevé deux fois de la “maiſon maternelle.--Et par qui? dit “Noirville en pâliſſant.--Par vous, lui “répondis-je.“ En effet, il me ſembloit que le grand manteau rouge qui m'avoit enlevé, que j'appellois alors mon oncle, reſſembloit, comme deux gouttes d'eau, à ce grand efflanqué. „Tout cela eſt vrai, “reprit le domeſtique; c'eſt vous, M. le “Baron qui l'avez enlevé; je vais en cher“cher la preuve.“ Et ſur le champ il courut à ſa chambre, tandis que Noirville crioit à l'impoſture, vouloit nous deviſager tous.

Les ſpectateurs ne ſavoient que penſer de tout ceci; le noir baron ſentoit qu'ils n'étoient pas pour lui. Le domeſtique revint avec un papier. Le furibond ſe jeta ſur lui, pour le lui arracher; mais le pere de mon rival s'y oppoſa, prit l'écrit, lut ce qui ſuit: „Le baron de Noirville, mon beau“frere, m'ayant déja enlevé une fois mon “fils jumeau Louis, que j'ai retrouvé“comme il m'avoit enlevé précédemment “mon autre fils jumeau Charles, qui reſ“ſembloit parfaitement à ſon frere, “que je n'ai jamais revu; en cas que ledit “baron ait encore une fois l'indignité de “ſouſtraire mon fils Louis, ce cher enfant “aura un figne évident pour ſe faire con“noître; Pon verra ſous ſon aiſſelle, “pour peu que la partie ſoit colorée par “un léger frottement, les armes de la fa“mille ſon nom, Louis, marquis d'Er“beuil, que j'y ai fait graver au deſſous “d'un figne narurel; ce qui conſte par la “fignature de celui qui l'a gravé, de “pluſieurs témoins. Je dépoſe chez un no“taire le double de cet acte, je recom“mande audit notaire de proteſter contre “l'uſurpaton que mon beau-frere doit faire “des biens de mon fils, afin qu'ils ſoient “reſtitués au légitime héritier, quand il “reparoîtra. Je charge Jean-Baptiſte Cau“dron, mon fidele domeſtique, de veiller, “autant qu'il lui ſera poſſible, ſur mon fs, “ je lui donne à cet effet huit cents liv.

“de penfion, afin qu'il apprenne à ce cher “orphelin qui il eſt, qu'il le faſſe recon“noître par la famille. Fait à Paris, cer “eptembre ro. Signé Louiſe Fiorn, “marquiſe d'Erbeuil.“

On aſouta à cette lecture celle d'un acte copfirmatif du précédent, figné de huit témoins. Beaucoup de gens qui étoient dus la compagnie, qui avoient été fort liés avec la marquiſe d'Erbeuil, reconnurent ſon écriture; , voyant très-expreſſément ſur ma chair les armes, le nom le ſigne déſignés dans Pécrit, ils dirent que cela paroiſſoit elair.

Alors Noirville entra dans une colere épouvantable: il s'écria qu'il étoit ſtupéfait indigné de voir tout le monde ſe donner le mot pour accueillir une impoſture, ſe tourner contre lui. Il jura qu'il brûleroit la cervelle au premier qui oſeroit lui ſoutenir les atrocités qu'on avoit inventées. I voulut cent fois ſe jeter ſur le vieux domeſtique ſur moi. I paroiſſoit un démoniaque; on ſut le contenir; mais ſet extravagances ne firent que prouver davantage contre lui. Il parvint à arracher la lettre des mains du fidele Baptiſte, à la jeter dans le feu; mais on la ſauva Laiſſez-le faire, dit lhonnête ſerviteur; “il y en a un double chez le notaire.“

Et ſur le champ le brave homme y couut.Toute cette ſcene nous avoit conduitt juſqu'au matin. Après aveir tardé longtemps, le notaire vint, avec un procureur fix témoins. „Meſſieurs, dit-il, voilà “la lettre, dont vous devez avoir la pa“reite“ Tout le monde les confronta enſemble: c'étoit exactement la même choſe.

L'officier pubhic ajouta: „Voilà ſix témoins, “de huit qui étoient autour du lit de ma“dame la marquiſe d'Erbeuil, quand l'inſ“cription fut faite ſous le bras de l'enfant; “les deux autres ſont morts.“ On interrogea tous ces témoins; leurs réponſes furent unanimes. Ils demanderent à voir mon aiſſelle, frotterent la peau, virent exactement les armes, le nom le ſigne. Ils s'écrierent: „Cela eſt clair. Monſieur, “vous êtes chez vous.“ C'étoit à moi qu'on parloit ainſi. „Monfieur, me dit le pro“oureur, ayant été créé votre tuteur à la “mort de madame votre mere, j'ai prp“teſté contre l'uſurpation de vos biens, “faite par M. votre oncle. La proteſtation “lui a été ſignifiée en forme; la voici, “tout eſt en regle. Sous peu de jours nous “obtiendrons une ſentence qui vous mettra “en poſſeſſion.--Mon cher Monſieur, “me dit un bon vieillard, j'ai été l'inten“dant de votre famille, ſous M. votre pere “ Mde. votre mere. Je ſuis encore tout “prêt à vous ſervir. En attendant, voilà “une bourſe de trois cents louis que je vous “avance ſur vos revenus.--Mon cher “maître, me dit enfin le fidele Baptiſte, “car il eſt à préſent démontré que vous “l'êtes, ceux qui ont connu feu votre “honnête homme de pere, conviendront “que vous avez tous ſes traits; daignez “accepter mes ſervices; je veux conſumer “chez vous les dernieres années qui me “reſtent.“ Je l'embraſſai tendrement. Tout le monde me ſalua me complimenta, m'appellant M. le Marquis, d'une voix nanime: mais M. le Marquis étoit nu juſqu'à la ceinture. Baptiſte alla chercher un habit de mon pere, qu'il me mit ſur le corps, avec l'ajuſtement complet. Je me trouvai donc habillé, un peu à l'ancienne mode; mais ceux qui avoient connu mon pere s'écrierent qu'ils croyoient le voir reſſuſcité. Alors je dis, d'un ton attendri: „O ma “Julie, êtes-vous mariée?--Oh! non, “non, s'écria-t-elle, avec la plus grande “vivacité, en ſe jetant dans mes bras.“

Mon rival, à ſon tour, dit: „Tout beau, “s'il vous plaît, M. le Marquis; puiſque “tout le monde veut que vous le ſoyez, “je ne m'oppoſe pas à votre petite fortune; “mais pour cela vous ne devez pas m'en“lever ma femme. Premiérement il n'eſt “pas encore prouvé, ou du moins déclaré “par un arrêt juridique, que vous ſoyez le “marquis d'Erbeuil: en ſecond lieu, ſi “vous l'êtes, Julie eſt votre couſine, “vous ne pouvez l'épouſer ſans diſpenſe: “en troiſieme lieu, il faut ſavoir ſi votre “oncle, que vous dépouillez de tout, “voudra vous l'accorder: en quatrieme “lieu, vous êtes moine: bien loin de “pouvoir vous marier, vous êtes dans le “cas d'être enfermé pour le reſte de votre “vie, dans un cul de baſſe-foſſe. Enfin “elle eſt fiancée avec moi, vous ne me „l'enleverez pas à ma barbe.“

Je lui répondis: „Monſieur, l'arrêt qui “certifiera mon ſort ſera facile à obtenir, “vu les preuves inconteſtables qu'on vient „de produire. Si Julie eſt ma couſine, je “me procurerai facilement une diſpenſe. Si “ſon pere veut que je lui cede quelque “choſe, il me cédera volontiers ſa fille. Si “l'on a pu caſſer les vœux de mon amante, on pourra pareillement caſſer les miens, “qui ne ſont pas plus ſolides; mes vœux “caſſés, je ne crains plus les moines. Enfin, “ſi vous êtes fiancé, je ſuis aimé; je m'en “rapporte à la déciſion de Julie. Faites-en “de même.“ Julie s'écria que ſa déciſion étoit pour moi, elle m'embraſſa; ce que je lui rendis avec uſure.

Pendant tout ce colloque, Noirville confondu, abymé dans ſes réflexions, cherchoit ſans doute quelque biais pour ſe tirer de ce mauvais pas. Son incertitude étoit viſible: il me regardoit tour-à-tour d'un œil envenimé, d'un air flatteur careſſant, paroiſſoit tenté à chaque moment de ſe jeter ſur moi, tantôt pour m'embraſſer, tantôt pour m'étrangler Enfin il ſe leva furieux pour aller ſe coucher; chacun en fit de même.

On ſent combien le changement prodigieux ſubit de ma fituaton devoit m'inſpirer de réflexions, tenir mes eſprin éveillés. De porte-faix, de malheureux, ſans naiſſance, ſans parents, ſans argent, je me trouvois tout-à-coup l'héritier d'une riche noble famille, bientôt poſſeſſeur d'un bien immenſe. Je me voyois l'égal de Julie, digne d'elle, aimé d'elle; mon cœur palpita long-temps, ne me laiſſa le pouvoir de m'endormir que fort tard, pour me livrer aux ſonges les plus heureux.

Sain-Jean vint me trouver dès que je fus éveillé. „Mon camarade, lui dis-je, “je ſerai toujours ton ami, je partagerai “avec toi.“ Il me baiſa la main, en pleurant, en me diſant: „Mon cher maître, “je vous conſacre mes ſervices ma avie.“ Mon procureur entra bientôt. Il me dit qu'il me regardoit comme en poſſeſſion de mon état de mon bien, tant la ſentence en ma faveur étoit infaillible; qu'il n'y avoit d'obſtacles que mes vœux. „Comment les “avez-vous faits? ajouta-t-il “ Je lui racontai l'hiſtoire de ma profeſſion monacale; il en rit, me dit: „Il n'y a plus d'obſta“cles. Je ſuis très-sûr de faire caſſer ces “vœux irréguliers. Je vais dès aujourd'hui, “envoyer, pour cet effet, un mémoire en “cour de Rome. Il faudroit des preuves; “mais quelques ſequins en tiendront lieu.

“Voulez-vous toujours épouſer votre cou“ſine?-Sans doute, répondis-je avec “chaleur.--Il faut donc, reprit-il, de“mander en même temps les diſpenſes “néceſſaires; ce ſera l'affaire d'un mois.

“Ayez ſoin cependant de vous tenir caché, “pour éviter la vengeance de votre oncle, “ de votre rival, qui ont une lettre de “cachet contre vous; plus encore celle “des moines, qui pourroient mettre la griſſe “ſur vous.“

Il me quitta pour aller travailler à mes affaires. Au milieu de mes belles eſpérances, je me trouvois cependant avec une lettre de cachet ſur le corps, des vœux qui m'expoſoient au danger d'être replongé, par les moines, dans le plus horrible ſourerrain.Avec de l'argent, je me vis bientôt équipé d'une maniere qui me rendoit digne de me préſenter devant Julie. J'allai la trouver; je rencontrai à ſa porte mon rival qui en ſortoit, qui paroiſſoit fort mécontent.

„Ah! M. le Marquis, me dit-il, comptez“vous toujours m'enlever mon bien? Ecou“tez, je ſuis généreux; je pourrois vous “perdre: je n'aurois qu'à aller trouver vos “moines, ou faire mettre à exécution la “lettre de cachet que j'ai contre vous; “mais, puiſque vous êtes noble, je veux “procéder noblement avec vous Faites ce “que vous pourrez pour réuſſir; obtenez la “caſſation de vos vœux, la diſpenſe du “pape, pour votre mariage, l'arrêt du “parlement qui établira votre ſort. Quand “vous aurez tout cela, ſi Julie vous préfere “à moi, nous nous couperons la gorge “enſemble.“ Il dit me quitta.

J'entrai chez Julie, je m'appercus que ma figure fit ſur elle l'impreſſion la plus heureuſe. Que nous nous dîmes de choſes tendres! Quels moments que ceux de ce tête-à-tête! Nous paſsâmes un mois dans l'union la plus douce la plus intime.

Enfin, je gagnai mon procès complétement.

Mon bien me fut adjugé, avec arrérages, dommages intérêts. On juge de la fureur de Noirville.

J'attendois impatiemment mes papiers de Rome, pour m'expliquer: ils arriverent enfin. Le pape avoit caſſé mes vœux avec la plus grande authenticité, m'avoit d'ailleurs accordé la plus ample diſpenſe pour épouſer ma couſine. Poſſeſſeur de ces actes favorables, j'invitai à dîner toute la famille. Mon rival Noirville s'y trouverent, malgré la haine qu'ils avoient contre moi.

Le pâle vieillard, vers le deſſert, rompit le ſilence qu'il avoit gardé obſtinément, me dit: „Vous triomphez; vous vous “croyez déja poſſeſſeur de mon imperti“nente fille de toute ma fortune. Hé “bien, ſachez qu'il y a ici quelqu'un qui “peut réclamer la moitié du bien, à “qui je donnerai la préférence pour l'in“ſolente maîtreſſe que vous vous diſputez “tous deux. Vous avez un frere jumeau.

“On l'a cru mort; il vit, c'eſt votre “rival. Voyez ſa figure, obſervez ſa reſſem“blance avec vous, oſez douter de la “parenté.“ Tout le monde paroiſſoit frappé de la vraiſemblance qui ſe trouvoit dans la découverte de Noirville. Je prends tout-à-coup mon parti. Je m'élance comme un éclair dans les bras de mon frere. „Em“braſſemoi, lui dis-je, mon cher frere; “pardonne-moi tout ce qui s'eſt paſſé, “que tout ſoit oublié. Prends la moitié de “mon bien, laiſſe à Julie la liberté de “décider entre nous deux.“ Toute la compagnie applaudit à la franchiſe de mon tranſport. Mon rival en parut touché embarraſſé. „Monſieur, me dit-il, vous “êtes noble généreux. Je ne puis faire “une meilleure acquiſition que celle d'un “frere tel que vous: mais voyons donc “ſi vous l'êtes. Expliquez-vous, M. de “Noirville.--En effet, dit M. de Bonac, “ſuppoſé juſqu'ici pere du jeune homme, “je ſais que d'Orville eſt mon fils, l'a “toujours éte; je ne vois pas pourquoi “l'on veut m'enlever mon fils. Noirville “répondit: l'hiſtoire eſt facile à dévelop“per. Votre vrai fils mourut en nourrice, “ cette perte déſola les pauvres gens qui “le nourriſſoient, parce qu'ils comptoient “ſur une récompenſe, s'ils avoient pu “vous le ramener en bon état. Cela me “donna l'idée de réparer cette perte, “de me défaire d'un des héritiers qui de“voient me voler la ſucceſſion de ma belle“ſœur. Elle avoit deux petits jumeaux par“faitement reſſemblants. J'en volai un “je le portai au nourricier de votre fils, “en attendant que je trouvaſſe l'occaſion “d'enlever l'autre. Le villageois recut l'en“fant avec tranſport, l'éleva, vous le “remit, en vous le donnant pour votre “fils; vous le recûtes pour tel. Ainſi de “deux jumeaux, je placai l'un ſur les ro“ſes, l'autre ſur le fumier. Ils ont pouſſé “tous deux, leur extrême reſſemblance “a fait naître des quiproque des évé“nements ſinguliers. Au reſte la nourrice “le nourricier vivent encore; ils peuvent “vous certifier tout ce que j'ai dit.“

Cette confeſſion ſurprit beaucoup l'aſſemblée. Les uns s'écrioient: „Voilà qui eſt “bien extmordinaire! les autres, voilà “un homme bien déteſtablel“ Et cependant les deux freres s'embraſſoient de tout leur cœur.

On n'avoit jamais tent admiré notre reſſemblance, que depuis qu'elle étoit devenue ſi naturelle. En effet elle étoit partieuliere, mais non pas ſans enemple. J'en ai vu ſouvent une auſſi frappante entre jumeaux comme nous. Tout le monde étoit ſurpris de n'avoir pas deviné une choſe ſi ſimple. On fit venir la nourrice le nourricier, qui demeuroient à Paris. On leur promit de ne leur rien faire, pourvu qu'ils reconnuſſent la ſubſtitution qui avoit été faite entre leurs mains, d'un enfant à la place de l'autre. Ils ſe jeterent à genoux aux pieds du comte de Bonac, pere putatif de mon rival, le conjurerent de leur pardonner leur faute, en l'avouant d'une maniere claire détaillée, avec des circonſtances qui ne permettoient pas de révoquer en doute leur fincérité.

Tout-à-coup le comte de Bonac s'écria: Cependant je ne veux pas perdre mon “enfant Puiſqu'il n'eſt pas mon fils, je “l'adopte pour tel, il aura tout mon bien.“

A ces mots d'Orville embraſſa ſon pere avee tendreſſe, enſuite il ſe jeta dans mes bras. „Hé bien moi, dit-il, mon frere, “je te laiſſe ma part de ton bien; je ſuis “aſſez riche. Il n'y a que Julie que je veux “te diſputer; mais encore un coup, je “m'en rapporte à ſa déciſion.“

Julle, pour toute réponſe, me regarda tendrement. Je lui dis à l'oreille: „Je “vous demande un rendez-vous pour de“main matin.“ Elle me l'accorda, je “m'y rendis.“

Je la trouvai fort inquiete; je paroiſſois héſiter à l'épouſer, cherchai des éclairciſſements. Je lui pris la main, que je ſerrai contre mes levres, je lui dis enfin: „Julie, ma chere Julie, je vous “adore avec plus d'ardeur que jamais; “mais j'attends un aveu ſincere. Vous avez “été abſente, Julie, vous avez voyagé “ſur mer; je vous ai rencontrée ſur un “vaiſſeau: expliquez-moi tout ce myſtere.“

Julie parut extrêmement frappée quand je lui dis que je l'avois rencontrée ſur un vaiſſeau. „Comment, comment? s'écriat“elle.--Je vous expliquerai cela par l “ſuite, lui répondis-je: éclairciſſez-moi “ſeulement ſur l'objet de mes demandes. “Hé bien, mon cher ami, me dit-elle, “vos demandes ſon juſtes. Je les ai preſ“ſenties; je n'ai pas eu deſſein de vous “rien cacher. C'eſt mon pere qui m'a or“donné de taire ce fatal ſecret. Apprenez “donc ce que vous deſirez ſi juſtement “de ſavoir.

“Vous vous ſouvenez de l'état où vous “m'avez laiſſée, il y a ſept ou huit ans.

“J'étois plongée dans l'évanouiſſement: on “me fit revenir avec beaucoup de peine.

“Mes yeux en ſe rouvrant vous cherche“rent, ne vous trouverent pas, ſe re“fermerent. Je demandai ce que vous étiez “devenu. On me dit d'abord, (ſans doute “pour m'ôter l'eſpérance de vous revoir) “qu'on vous avoit rendu à votre prieur, “qui vous avoit replongé dans votre in“fernale priſon. A cette nouvelle je re“tombai dans l'évanouiſſement. On me fit “encore revenir; mais je refuſai de rien “prendre, en diſant que je voulois me laiſ“ſer mourir de faim. On vit que je ſerois “fille à tenir parole, l'on m'aſſura que “vous n'étiez pas dans votre priſon; mais “qu'on vous avoit fait partir pour les iſſes “aveo une pacotille de dix mille francs.

“On me le ura, je le crus, je conſentis “à prendre un bouillon. A les entendre, “vous étiez fi gai d'avoir une pacotille, que vous aviez bien fait voir combien “peu vous m'aimiez. Je n'en crus pas un mot, je me rétablis; car la rage dont “je m'étois crue attaquée n'étoit qu'une “chimere. La perſécution m'attendoit au “ſortir de la maladie. Je fus tourmentée nersellement pour épouſer votre frere; je “ne pus m'y réſoudre. On me donna un “mois pour m'y déterminer. On me pro“mettoit de faire caſſer mes vœux, ſi je “conſentois à me laiſſer mener à l'égliſe “pour y contracter un lien qui m'étoit “auſſi odieux que celui du couvent Si je “refuſois, on devoit merendre à mes cruel“les religieuſes, pour qu'elles me replon“geaſſent dans ma priſon ſouterraine.

“L'alternative étoit cruelle; les vexa“tions étoient affreuſes. On me forca de “quitter la maiſon de mon pere, pour me “conferver à mon aman.

“Dans mon embarras. mortel, je penſai “à mademoiſelle de Mirville. Le ciel me ſuggéra que je pourrois atendre du ſe“cours de ſon repentir de ſon amitié.

“Je lui écrivis; elle vint me trouver, elle ſe jeta dans mes bras. Je lui expo“ſai ma douloureuſe ſituation; elle en fut “touchée preſque autant que moi-même: “ ſe leva ſoudain d'un air vif déter“miné: Il faut vous ſauver de-là, me dit“elle; je le dois, je le veux, j'en fait “mon aſſaire. Quoique je fuſſe veillée, “elle eut l'art de m'enlever, en me prê“tant ſa pelliſſe, qui m'enveloppa, me “fit éviter les regards des furveillants; elle “m'empaqueta dans un fiacre, elle me “conduiſit... où... chez madame de Bon“neville, cette excellente reſpectable “dame qui vous avoit placé vous-même en “penſion dans mon couvent ſous l'habit “de fille, qui vous avoit procuré le “gros lot d'une loterie, montant à vingt “mille livres. Cette généreuſe femme étoit “paremte de mon amie. Celle-ci lui avois “raconté vos aventures les miennes; “elle en avoit ſouri, en nous plaignant “cependant tous deux. Elle ne vous en “vouloit point; elle deſiroit beaucoup “de vous revoir en homme. Ce fut donc “votre ancienne bienfaitrice qui devint la “mienne. Elle conſentit à me cacher chez “elle pendant un certain temps, qu'elle “employa à m'obtenir la caſſation de mes “vœux. “Sur ces entrefaites ſon mari fut nommé “conſul de France à Lisbonne. Vous ſavez “que c'étoit un vieux libertin; mais de“puis quelque temps, il étoit perclus d'une “moitié de ſon corps; ce qui l'avoit rendu “entiérement ſage. Je conſentis à ſuivre “madame de Bonneville en Portugal, pour “l'aider dans l'éducation de ſes deux peti“tes filles. J'y ai paſſé avec elle plus de “ſix ans, auſſi heureuſe que je pouvois “l'être ſans vous. Enfin ſon mari mourut “l'été dernier. Sa pieuſe épouſe ne tarda “pas à le ſuivre. Je la pleurai bien tendre“ment: mais que me reſtoit-il à faire dant “le pays? Je ne voyois d'aſyle décent dans “l'univers que la maiſon de mon pere, “, quoiqu'il en pût arriver, je réſolus “de m'y rendre. Je laiſſai les enfants de “ma bienfaitrice en de très-bonnes mains, “ je m'embarquai ſur un vaiſſeau Fran“cois, qui, après avoir beaucoup voyagé, “fut pris par un Anglois, comme vous le “ſavez, à mon grand étonnement. Je fus “tranſportée en Angleterre, de-là en “France, où je retrouvai mon pere. Il “fit le difficile pour me pardonner ma fuite, “ ne conſentit à révoquer la malédiction “qu'il avoit, diſoit-il, lancée contre moi, “qu'à condition que j'épouſerois d'Orville.

“Il me fit voir des rapports inconteſtables, “qui m'apprirent que le vaiſſeau ſur lequel “vous étiez parti pour les iſles, avoit été “pris par des corſaires Barbares, qui vous “avoient tous jetés à la mer. Dans la dé“plorable certitude de votre mort, (cer“titude accablante qui déchira mon cœur “je crus devoir me ſacrifier pour conten“ter mon pere, combler les vœux d'un “homme dont j'avois le malheur d'être “aimée. Vous avez paru au milieu du ſa“crifice; vous m'avez rendu la vie, que “je n'aurois pu conſerver long-temps dans “les bras de votre rival. Me rendrez-vous “auſſi votre cœur? Vous poſſédez le mien; “voyez jugez.“

Je ſautai au cou de Julie, je l'embraſſai. „Ma chere ame, lui dis-je, je ſuis à “vous pour la vie. Je dois vous paroître “un grand malheureux d'avoir exigé de “vous cette explication; pardonnez-moi “vous-même, décidez mon ſort.“ En effet, n'avois-je pas bonne grace à prétendre éplucher la conduite de mon amante, après toutes les libertés que j'avois à cacher dans la mienne? Elle ſe jeta dans mes bras. Son pere vint; elle tomba à ſes pieds, lui demanda ſon conſentement pour notre mariage. „Permettez-vous, me dit-elle, “que je remette à mon pere, pour ſon en“tretien, un héritage récent qu'une de mes “tantes m'a laiſſé en mourant?--Oui, “ma chere Julie, lui dis-je, de tout mon “cœur: j'y joindrai, ſi vous voulez, la “moitié de notre bien.“ Noirville, furieux de notre généroſité, nous remercioit en grincant des dents. „Mariez-vous, mal“heureux, dit-il enfin; je vous donne ma “malédiction.“ Il dit s'enfuit. Il alla s'enterrer dans le monaſtere où j'avois pris l'habit, il eſt à préſent un des moines les plus fervents.

Mon frere plut à mademoiſelle de Mirville, par la reſſemblance qu'il avoit avec moi. Flatté de cette conquête, il prit du goût pour elle, l'épouſa. Nos deux manages furent célébrés enſemble, ſes parents adoptifs lui laiſſerent hientôt un très-gros héritage.

Je n'avoi pas trente ans, Julie n'en avoit guere plus de vingt-cinq. Elle étoit au comble de ſa beauté. Nous nous adorions, nous vécûmes heureux enſemble. Pendant trois mois je me plongeai dans le repos, je menai la vie la plus douce à Paris; mais mon étoile m'appella bientôt à de nouvelles aventures, que j'écrirai peut-être auſſi par la ſuite, ſi le public, en me liſant, m'encourage à pourſuivre.

Fin du Tome ſecond.
LIVRE PREMIER.

Je demande bien ſincèrement pardon à mes lecteurs de les avoir plantés là bruſquement au milieu de ma narration.

Le billet de mon père, placé à la fin de ma ſeconde Partie, a dû me juſtifier à leurs yeux, en leur apprenant qu'on étoit venu s'emparer de ma perſonne, que j'avois été enfermé à la Baſtille avec une précipitation des circonſtances qui avoient déconcerté toutes mes idées.

Je ne pouvois, dans ce lieu de captivité, ni pourſuivre mes aventures, ni en donner le récit au public. J'étois condamné au repos: mais de quel repos jouit-on quand on enrage? Arrêté au moment où j'allois partir dans le deſſein de rejoindre mon Adélaïde, dans l'eſpérance preſque la certitude de l'épouſer, je maudiſſois le ſort qui avoit choiſi cet inſtant pour enchaîner mes pas, reculer mon bonheur, ſuſpendre en quelque façon le cours de ma vie. Tout ce qui ſe paſſe dans ce donjon terrible doit être caché ſous un ſecret inviolable; il n'eſt donc pas juſte qu'on attende de moi la deſcription du lieu, ni celle de la vie qu'on y mène, ni le détail des interrogatoires que j'y ai ſubis. Il ſuffit de dire que j'y fus traité avec beaucoup d'égards d'humanité, que je n'en fus pas moins fâché de m'y voir enfermé, que je tournai ſur le champ toutes les reſſources de mon eſprit vers les moyens de m'évader, que je vis avec déſeſpoir qu'il ne s'en offroit pas un ſeul à mes yeux. Je dirai auſſi que je crus reconnoître, dès le premier interrogatoire, que j'avois été arrêté ſur les calomnieuſes dépoſitions du noir Spinacuta, mon éternel ennemi, qui, ſelon les apparences, m'avoit accuſé d'être un lâche eſpion des Anglois, d'avoir été chargé par eux de commiſſions perfides, capables de m'attirer en France le traitement le plus rigoureux.

„Ah! ſcélérat, m'écriai-je, je te “punirai; mais à préſent le traître a “le bonheur d'être en Italie. Il a re“joint la belle Princeſſe Gémelli, mon “invariable amie; il a trouvé auprès “d'elle mon Adélaïde, ma tendre “amante. Il jouit de la vue de ces “deux perſonnes adorables, il me noir“cit à leurs yeux: qui ſait s'il n'aura “pas l'odieux talent d'épouſer la Prin“ceſſe, de ſéduire juſqu'à ma Maî“treſſe? Cependant, je ſuis enfermé “loin de ces deux objets ſi chers: “l'infame vit dans la liberté, dans le “bonheur auprès de ce que j'aime; “il triomphe, je frémis; il jouit de “l'aſpect du Ciel qu'il offenſe, je “ronge mon frein dans les ténèbres“.

Ne pouvant forcer ma priſon, je ſongeai d'abord à l'égayer. Pour marcher ſur les traces de mon père qui cultivoit avec ſuccès tous les Arts, j'avois étudié, entre autres, celui de la Peinture. J'obtins une boîte de paſtel des toiles; je peignis d'abord le portrait de mon Adélaïde, dont les traits charmans étoient gravés dans mon cœur, quoique je ne l'euſſe jamais bien vue, comme je l'ai dit ſouvent, depuis mon enfance. J'y joignis celui de ma chère Princeſſe Gémelli, ma noble bienfaitrice. Bientôt toutes les femmes qui m'avoient été chères s'offrirent à mon imagination, reſpirèrent ſous mes crayons. A leur tête brilloit Scintilla, cette Amante née chez les Guèbres, que j'avois épouſée ſelon les rits de la Religion Polythéiſte. Elle balançoit preſque Adélaïde dans mon cœur, fut placée vis-à-vis d'elle. Tendre compagne! combien n'avoit-elle pas de droits à mon amour! Peu à peu je vins à bout de peindre auſſi, de reſſouvenir, les portraits des autres beautés chéries, ſans être adorées, qui m'avoient rendu ſucceſſivement heureux par des jouiſſances douces, quoique ſouvent coupables. Agnès Spalanzoni ſa mère, l'altière Ducheſſe de Valamos la douce Théréſine, la Prêtreſſe Aphrodiſe, qui m'avoit accordé dans les Cieux ſes faveurs inappréciables, la Reine Zephyrine, qui ne m'avoit honoré que d'un bienfaiſant accueil: toutes ces beautés dont j'ai entretenu précédemment mes Lecteurs, rangées autour de moi, ornant de leurs attraits le mur funéraire qui m'enfermoit, égayoient mon cachot; j'avois, à les contempler, un plaiſir ſemblable à celui qu'on éprouve, dans une belle nuit, à conſidérer le ciel parſemé d'étoiles. Une harpe, une harmonica, un autre inſtrument fort touchant, qu'on nomme voix humaine, répondoient ſous mes doigts, m'inſpiroient les plus agréables ſenſations, en s'accordant avec ma voix. Je chantois Adélaïde Scintilla dans de tendres Romances que l'amour me dictoit. La voûte ſépulcrale qui me couvroit, n'avoit jamais ſans doute répondu à tant de chants. Des lectures délicieuſes conſpiroient avec la Peinture pour m'adoucir les ennuis de la captivité, en me faiſant vivre avec les grands Hommes dont je parcourois les Ouvrages, de même que je reſpirois avec les belles perſonnes dont j'avois peint les portraits. Tant d'agrémens, qui varioient mes loiſirs, avoient transformé pour moi un cachot de la Baſtille en un boſquet de l'Elyſée; je jouiſſois doublement en refléchiſſant que j'étois heureux en dépit des Puiſſances de la terre; ſans l'ardent déſir qui me faiſoit tendre les bras vers mon Adélaïde, j'aurois peut-être trouvé le bonheur au fond de la Baſtille.

Je m'étois fait une occupation plus agréable encore que toutes celles dont je viens de parler. On ne reçoit le jour, dans ces malheureux cachots, que par un trou pratiqué en biais dans l'épaiſſeur du mur. Il y a un carreau de vitre à l'extrémité intérieure, un autre à l'extérieure, la lumière vient par cet étroit long ſoupirail, comme par une lunette d'approche. On me permit d'ajuſter des verres un miroir dans ce canal introducteur d'un foible jour, d'y compoſer une eſpèce d'optique, par des procédés dont on verra peutêtre, par la ſuite, le détail dans mes œuvres philoſophiques. A l'aide de cette heureuſe invention, les objets extérieurs, avec leſquels, ſans cette reſſource, toute communication m'étoit interdite, venoient ſe peindre ſous mes yeux comme dans une chambre noire, m'offroient des payſages animés des ſcènes mobiles. Ainſi, je jouiſſois de l'aſpect de la campagne de la ville, des tableaux mouvans que traçoient à mes regards des hommes qui ne ſoupçonnoient pas mon exiſtence. Oh! combien d'amoureux ébats qu'on croyoit ſecrets, qui amuſoient à la Baſtille une témoin caché!

Je paſſois quelquefois des heures entières dans cette contemplation, qui avoit pour moi des charmes; bientôt elle m'offrit des délices. Un jour je vis s'avancer ſous mes yeux l'image d'une jeune beauté, ſupérieure à toutes celles qui s'étoient déjà préſentées à mes regards. Je la reconnus.... O ciel! c'étoit mon Adélaïde. L'amour l'avoit trop bien gravée dans mon cœur, pour que je puſſe m'y méprendre. "Grand Dieu!

“m'écriai-je, ta bonté m'amène celle “que j'aime: comment puis-je la voir “en France? Elle doit être en Eſpa“gne ou en Italie, elle ſe trouve “à Paris ſous le même toit que moi!

“Nous ſerons bientôt unis enſemble.“

La reine de mon cœur ſembloit me ſourire, je baiſois mille fois l'image chérie qui ſe traçoit ſur mon papier, qui venoit me viſiter dans ma priſon.Le Guichetier ou Garçon de chambre qui me ſervoit, étoit d'une groſſièreté naïve, mais aſſez bon diable. Il paroiſſoit s'intéreſſer à moi. Je lui faiſois de temps en temps quelques petits préfens qui le diſpoſoient merveilleuſement en ma faveur. Il avoit un plaiſir ſingulier à regarder dans l'eſpèce de chambre noire ou d'optique dont je faiſois mes délices. Un jour il apperçut l'image de mon Amante. "Oh !

" oh ! dit-il, voilà mademoiſelle Adé" laïde.--O Ciel ! m'écriai-je, com" ment la connois-tu?--Et comment " la connoiſſez-vous vous-même, ré" pondit-il?--C'eſt mon Amante, " repartis-je vivement, c'eſt l'éternel " objet de mes affections.--Oh! j'y " ſuis donc, reprit-il; je la vois de " temps en temps careſſer un petit " brimborion de portrait qui vous reſ" ſemble comme deux gouttes d'eau: " elle a ſouvent les yeux fixés ſur le " petit trou qui vous ſert de lucarne.

" On diroit qu'un inſtinct ſecret lui " fait ſoupçonner que l'original du por" trait lorgné ſans ceſſe eſt enfermé " de ce côté-là; il ſemble qu'elle " tourne autour du pot vis-à-vis de " moi, comme ſi elle vouloit me tirer " les vers du nez. Elle m'a fait déjà " quelques petits cadeaux, avec une " petite grâce qui n'appartient qu'à " une petite chatte comme elle. Je vois " qu'elle veut m'engeoler.--Ah !

" m'écriai-je, laiſſe-toi engeoler, mon " garçon, je te récompenſerai auſſi bien " qu'elle. Donne-moi de ſes nouvelles.

" Mais comment mon Adélaïde eſt" elle à la Baſtille?--Je n'ai pas le " temps de vous dire tout cela, me " répondit le Guichetier; je crains que " M. le Gouverneur ne me ſurprenne " ici. Je ſais qu'il veut vous rendre une viſite dans la journée. Je m'en " vais; mais ne vous embarraſſez pas, " regardez dans votre chambre noire, " vous allez bientôt y revoir votre Adélaïde ." A ces mots, ce bon valet me laiſſa indécis entre la ſurpriſe l'enchantement. "O ciel! me diſoisje, mon Adélaïde eſt ici très" certainement; elle reſpire dans le " même aſile que moi, je ne puis " lui parler ! Mais comment s'y trouve" t-elle? Adélaïde eſt-elle priſonnière?

" Mais non, je la vois ſe promener en " plein air" .

En effet, je ne tardai pas à voir paroître l'image de mon Adélaïde conduite par celle du Guichetier. Le bon garçon ſembloit lui montrer où j'étois lui apprendre où il falloit qu'elle ſe plaçât pour que je puſſe l'appercevoir.

Elle fit mille ſalutations tendres paſſionnées, qui ſans doute s'adreſfoient à moi. Je goûtois la ſatisfaction la plus vive. J'avois mon Adélaïde ſous mes yeux preſque dans mes bras. Ah ! le Paradis de Mahomet n'eſt rien auprès de pareilles délices.

Tandis que je m'enivrois dans la contemplation d'un objet ſi cher, le Gouverneur vint me ſurprendre: il étoit déjà ſur mes épaules, ſans que je me fuſſe apperçu de ſon avrivée. " Com" ment, dit-il, voilà la Femme de " chambre de mon épouſe" ! Je fus tiré de ma rêverie par ce propos, je regardai le Gouverneur avec ſurpriſe conſternation.

" Ne vous effrayez pas, me dit-il, " mon cher ami; vous devez bien ſen" tir que vous n'avez pu compoſer cette " optique ſans mon conſentement, au " moins tacite. On ne vous fournit " rien qui ne paſſe par mes mains. Je " vous loue de votre manière agréa" ble de vous occuper de charmer " les ennuis de la captivité. Si tous vos " confrères les priſonniers en faiſoient " autant, la Baſtille deviendroit un " petit paradis. Je devrois peut-être " vous interdire cet amuſement; car " enfin, vous jouiſſez par-là de l'ex" térieur du château; vous vous pro" menez en quelque façon dans la " Ville dans la campagne; qui ſait " ſi, par la ſuite, vous ne pourriez " pas avoir, par ce moyen, quelque " communication avec le dehors? Mais " en temps comme en temps.--Ah !

" Monſieur, lui dis-je, je ne vois pas " comment je pourrai communiquer, " par cette invention, avec ame qui " vive.--Je ne le vois pas bien clai" rement non plus, me répondit-il; " mais vous pouvez avoir plus d'eſprit " que moi, il faut ſe méfier de cet " eſprit-là. Quoi qu'il en ſoit, vous " me paroiſſez lorgner avec plaiſir cette " jeune perſonne ". C'étoit de mon Adélaïde qu'il parloit, car elle étoit ſous nos yeux. " Oui, lui répondis-je, " elle me paroît aimable.--Oh ! re" prit-il, elle eſt charmante ". Le Gouverneur dit ces mots avec un tranſport qui me fit le conſidérer, qui m'inſpira preſque de la jalouſie. Il me parut épris de mon Amante. " Cela eſt " aſſez naturel, me dis-je en moi" même, j'en conviens, mais M. le " Gouverneur peut voir de près ma Maî" treſſe, lui parler, la ſerrer dans ſes " bras, tandis que je ſuis réduit à con" templer ſon image.--Il n'y a que " peu de jours que nous la poſſédons, " continua le Gouverneur; elle a déjà fait la conquête de toute la maiſon ſans doute auſſi celle du Gouverneur, me dis-je en moimême. C'eſt une amie intime de ma femme, continua-t-il, qui lui a fait ce cadeau. On nous l'a prodigieuſement recommandée. Elle a reçu la plus brillante éducation. Elle arrive d'Italie: ce ſont des malheurs nqui l'obligent de ſervir; mais nous ſommes bien loin de la regarder comme une domeſtique. En vérité j'admire ſe pouvoir de la vertu. Cette jeune perſonne m'inſpire vraiment du reſpect. Cependant je ſoupçonne qu'elle a une inclination ſecrète, une paſſion malheureuſe qui lui fait verſer des larmes . .. . Tenez, voyez, elle en répand juſtement. En effet, ma chère Adélaïde pleuroit dans ce moment, paroiſſoit plongée dans une méditation mélancolique; ce qui valoit mieux que ſi elle avoit peint, comme auparavant, dans ſes yeux, la tendreſſe l'amour; ſi elle y avoit mis une expreſſion qui auroit pu faire foupçonner au Gouverneur quelque intelligence avec moi. Bientôt il me quitta, me laiſſa délicieuſement abîmé dans le plaiſir de contempler ma chère Adélaïde pleurant ſoupirant pour moi. Mais, ô ma chère ami, me dis-je en moi-même, mon plaiſir eſt imparfait, il faut que tu le partages. Je jouis de ta vue, il faut que tu ayes auſſi le privilége de voir celui que tu daignes aimer.

Alors je cherchai dans ma tête, par des méditations profondes, les moyens de faire voir mon image, hors de ma priſon, à ma chère Adélaïde. Cela n'étoit pas facile. J'avois beaucoup étudié la dioptrique la catoptrique; je ſentois que c'étoit déjà un très-grand effort d'avoir amené ſous mes yeux la perſpective du dehors, à travers un ſoupirail étroit long. Il étoit beaucoup plus difficile de ramener en dehors le ſpectacle du dedans. Les objets éclairés ſe peignent dans un aſile obſcur; mais ceux qui ſont enſevelis dans un aſile obſcur ne peuvent ſe peindre dans un lieu éclairé. Je conclus de cette réflexion qu'il falloit choiſir, pour mon opération, le règne de l'ombre, où le dehors ſeroit obſcur, ma retraite éclairée. Je parvins à détacher mes deux carreaux de vitre, pour les ouvrir fermer à volonté. Celui de dehors me donna beaucoup de peine, parce qu'il étoit placé très loin de moi, que je n'y pouvois atteindre qu'avec l'extrémité d'une perche aſſez longue. Maître de ma lucarne, je vins à bout d'arborer, en dehors, un drapeau blanc que j'eus la précaution de n'expoſer que la nuit. J'arrangeai mes verres mes miroirs avec beaucoup de combinaiſons, dont je rendrai compte dans un autre Ouvrage. Je fis inſtruire mon Adélaïde de l'endroit où elle devoit ſe trouver la nuit, avec un flambeau, pour éclairer ſon viſage, une lunette d'approche pour bien diſtinguer ce qui ſe trouveroit peint ſur le drapeau. En effet, la nuit venue, mon Adélaïde étant à ſon poſte, par l'effet de mon optique, ſon image, éclairée par le flambeau, vint fe peindre ſous mes yeux; la mienne, pareillement éclairée, ſe traça ſur l'heureux drapeau, nous jouîmes de la vue l'un de l'autre. Oh!

comme nous nous parlâmes des yeux, combien de choſes nous ſûmes nous dire! Je voyois à ſouhait mon Amante.

Elle avoit planté ſon flambeau dans une eſpèce de grand chandelier, la lunette ſur un pied mobile, de ſorte qu'elle avoit les mains libres. Je profitai de cette circonſtance; je lui fis ces ſignes qui repréſentent des lettres, avec leſquels on peut ſe parler de loin.

Nous nous étions mille fois entretenus de cette manière, qui par conſéquent nous étoit très-familière. Elle me répondit; l'on ſent combien un mot dit de choſes entre Amans. J'avois le bonheur de m'entretenir, en dépit de toute la terre, avec l'idole de mon cœur. Nous fûmes obligés d'abréger notre délicieuſe converſation, de peur d'être apperçus. Nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain à pareille heure; nous nous quittâmes en nous adreſſant réciproquement un baiſer. Je retirai mon drapeau, je fermai ma petite lucarne, je me couchai plein de ma chère Adélaïde, qui me fut preſque auſſi préſente pendant toute la nuit, que ſi je l'avois réellement tenue dans mes bras.

On me demandera comment j'avois pu me concerter avec mon Amante, pour lui faire ainſi partager le plaiſir de ces ſinguliers entretiens. Je répondrai que je l'avois fait prévenir par mon Guichetier. Ce gros garçon s'intéreſſoit à moi: mais il étoit vraiment honnête.

Où la vertu va-t-elle ſe loger? Il ne vouloit pas ſe charger de remettre à mon Adélaïde la moindre lettre, ni le moindre effet venant de ma part. Je ne le puis en conſcience, me diſoitil; je dois remettre au Gouverneur tout ce qui vient de vous; vous gâteriez tout ſi vous vouliez mettre ce brave Seigneur dans votre confidence. Je fais même beaucoup plus que je ne dois, en rapportant de vive voix quelques mots de votre part à votre jolie Maîtreſſe. C'étoit donc verbalement que ce ſcrupuleux Ceolier lui portoit mes meſſages.

Pour procurer une lunette d'approche à ma chère correſpondante, je fus obligé d'en faire préfent à l'honnête commiſſionnaire, en lui faiſant promettre qu'il voudroit bien la prêter à mon Amante.

Il y conſentit, en me diſant: C'eſt mon bien, je puis en diſpoſer, je npuis prêter ma lunette.

C'eſt ainſi que je continuai de jouir tous les ſoirs de la converſation de ma chère Adélaïde. A l'heure du rendez-vous nous touſſions réciproquement, pour nous donner le ſignal, avec un bruit inſenſible, que l'oreille ſeule des Amans pouvoit entendre. Nous vînmes à bout de nous faire une langue de ſignes li abrégée, que nous nous expliquions, avec cette reſſource, auſſi promptement qu'avec la parole. Oh! quelles ſoirées délicieuſes nous paſſions enſemble, unis ſéparés!

Adélaïde m'apprit qu'elle avoit ci-devant tout arrangé pour notre mariage, avec la Princeſſe Cémelli; qu'elle m'avoit attendu en Italie pour le conclure; que ne me voyant point arriver, elle avoit cru devoir venir en perſonne chercher de mes nouvelles en France; qu'à ſon arrivée elle avoit appris ma détention avec la plus vive douleur; qu'elle avoit ſur le champ réſolu de s'introduire dans ma priſon; que pour en venir à bout, elle s'étoit fait recommander chaudement à la Baſtille par la Marquiſe de, à laquelle notre chère Princeſſe émelli l'avoit adreſſée; que, par l'entremiſe de cette dame, elle étoit entrée en qualité de Femme de chambre chez l'épouſe du Gouverneur du malheureux Château, avec l'unique but de chercher à y voir ſon tendre Amant.

Je fus enchanté de l'amour que me témoignoit Adélaïde; j'appris avec raviſſement qu'il n'y avoit plus d'obſtacles à notre mariage; que dis-je, plus d'obſtacles? ma priſon en étoit, pour mon malheur, un terrible, inſurmontable. Je brûlois d'en ſortir. Je tournai tous les reſſorts de mon eſprit vers cet objet unique.

A peine étois-je levé chaque matin, que je m'enfermois dans ma chambre noire, je ne tardois pas y voir paroître mon Adélaïde. Un jour, ſollicité par un très-honnête appétit, j'attendois avec quelque impatience mon ordinaire. Je vois ouvrir ma porte; le Guichetier entre; mais au lieu d'un gros garçon franc, épais, tel que celui qui me ſervoit ordinairement, je vois un petit poliſſon leſte, ſémillant, qui enlève de deſſus ſa tête une fauſſe chevelure, s'eſſuie le viſage qu'il avoit enfumé je ne ſais comment, jette le groſſier habit qui le couvroit, , débarraſſé de cette enveloppe, m'offre, au lieu d'un uichetier, une jeune femme trèsjolie, qui me ſaute au cou. Je reſte ébahi, enchanté; je la dévore des yeux; je cherche dans ſes traits ceux de mon Adélaïde. Ce n'étoit pas elle, c'eût été trop de bonheur; il y auroit eu de quoi en mourir: mais c'étoit du moins une perſonne raviſſante. Elle dut me paroître telle dans une priſon, après la longue privation où j'étois de ce ſexe enchanteur. ors de la Baſtille, elle n'eût été ſans doute à mes yeux qu'une mortelle fort aimable; mais dans mon cachot, elle me parut une divinité. Oui, me dit-elle en me ſerrant contre ſon cœur, voilà ce qu'on m'a ndit; on ne m'a pas trompée, on ne m'a pas flatté le portrait. C'eſt le plus charmant deshommes, c'eſt plus qu'on ne m'avoit promis, c'eſt plus que je nn'avois pu me figurern.

Je fus enchanté de l'arrivée de cette belle dame de ſon début avec moi.

Je la ſerrai dans mes bras; je lui rendis, avec tranſport, les amitiés dont elle vouloit bien m'honorer. e Mais enfin, Madame, lui dis-je, qui êtes-vous?

à quel heureux motif dois-je vos bontés? ...--Mon cher ami, réponditelle, je ſuis la Marquiſe de, amie, confidente, , ſi voulez, protectrice de votre Adélaïde. C'eſt la nPrinceſſe émelli qui me l'a adreſſée.

nEpriſe comme elle eſt, elle n'a pu ns'empêcher de me parler de vous; comme j'ai gagné bientôt ſa confiance, elle s'eſt étendue ſur vos nlouanges, avec une profuſion qui xannonçoit l'Amante la plus paſſionnée.

Je rabattois, dans mon imagination, la moitié de la valeur qu'elle vous donnoit; mais il en reſtoit toujours aſſez pour m'inſpirer un violent déſir de vous voir. Cela n'étoit pas facile; mais je ſuis l'intime amie de votre GGouverneur de ſa femme. Je fais la pluie le beau temps dans cette nmaiſon. C'eſt moi dernierement qui nai placé le gros Pâté votre Cuichetier. Or, pour vous voir, je me ſuis aviſée de tuer, de mon autorité nprivée, un de ſes parens; c'eſt àdire, de le donner pour mort. J'ai prétendu que mon protégé avoit une nſucceſſion à recueillir, qu'il falloit lui accorder un congé, pour nqu'il allât dans ſon pays faire raffle ndu montant de cet héritage. On m'a dit:--Mais qui remplira ſa place?

--Oht j'ai ce qu'il vous faut, ai-je nrépondu; un petit jeune homme, nſon proche parent, dont je réponds ncomme de lui-même, viendra denmain s'offrir à vous avec une lettre nde ma part. Acceptez-le les yeux nfermés; mais ſur-tout qu'il faſſe l'office de ſon parent, je l'exige abſolument--. On a bien voulu accepter ma propoſition. Je me ſuis barbouillée, enfumée, déguiſée, comme vous avez vu; je me ſuis préſentée à la Baſtille, avec une lettre de ma part. On n'a pas eu l'eſprit de me reconnoître, quoiqu'on ne m'eût pas reçue les yeux fermés, comme je l'avois preſcrit. Votre Pâté neſt en route; il va bientôt arriver dans ſon pays. Il ne tardera pas à voir que les morts que j'ai tués ſe portent fort bien; mais je ſaurai lui ſuſciter des obſtacles qui l'empêcheront de revenir plutôt que nous ne voudrons; d'ailleurs, il ne ſera pas fâché lui-même de profiter de ſon congé. Pendant ſon abſence, nous aurons le temps de faire connoiſſance enfemble, mon cher ami, de nous connoître même autant qu'on peut ſe connoître. Ces mots furent accompagnés d'un regard auquel rien ne pouvoit réſiſter, d'un nouvel embraſſeent qui fut très-vif, très-expreſſif, des plus tendres.

Je ne pus m'empêcher de partager les tranſports de la belle Marquiſe; elle étoit d'une pétulence, d'une originalité charmante. Jamais femme ne fut plus agaçante plusdangereuſe. Je lui demandai, dans le cours de la converſation, pourquoi mon Adélaïde n'avoit pas ſu s'introduire chez moi comme elle, s'il n'y auroit pas moyen de me procurer ſa viſite. Oh! laiſſez là votre Adélaïde, me dit bruſquement la Marquiſe; c'eſt une Agnès, cela eſt fait pour la vertu. Cela aime bien tendrement, bien ſagement. Cela eſt nbridé par des préjugés que cela reſnpecte beaucoup. J'en ai eu comme elle, moi qui vous parle: deux mois nde couvent m'en ont guérie.

Il paroiſſoit en effet que ces deux mois avoient opéré complètement.

Mon Adélaïde n'étoit pas faite pour être l'amie d'une telle femme. Laiſſeznvous aimer, mon cher ami, ajoutantelle; votre Adélaïde a pour vous l'amour du grand genre, l'amour du Roman; j'ai des ſentimens plus nhumains. Cette femme, auſſi attrayante que ſcandaleuſe, étoit une ſyrène; ſes deux yeux de feu lançoient des éclairs; ſon ame combuſtible ſembloit briller dans ſes regards s'élancer vers la mienne. C'étoit la Ducheſſe de Valamos, avec je ne ſais quoi de plus gai, de plus ſpirituel, de plus ſémillant. Eeureuſement elle ne pouvoit faire avec moi une longue ſéance, de de peur d'être ſurpriſe. Elle reprit ſon enveloppe de Guichetier, me quitta en me donnant le baiſer le plus tendre, me diſant, au revoir.

Elle me laiſſa dans le plus grand déſordre. Je m'enfermai ſur le champ dans ma chambre noire. Je ne tardai pas à y voir paroître mon Adélaïde. Quelle différencel Comme l'amour eſt plus attrayant, quand il eſt honnête, quan il paroît timidement dans un œil virginal, ſous la ſauve garde-de la chaſtetélLa Marquiſe revint les jours ſuivans, plus folle plus paſſionnée. Elle y prit goût malgré moi. J'avoue, en rougiſſant, qu'elle paroiſſoit goûter un plaiſir ſingulier à me voir; je confeſſe, en rougiſſant doublement, que je ne pouvois me diſpenſer de partager ſon plaiſir. Elle étoit ſi belle ... Je ne dirai pas juſqu'à quel point nous nous oubliâmes enſemble; j'en ſuis trop honteux. Les gens peu ſcrupuleux s'imagineront que je fus décidément infidèle à mon Adélaïde. Les ames honnêtes auront peine à croire que j'aye pouſſé l'oubli de moi-même juſque-là. Quoi qu'il en ſoit, je n'eus pas, dans les bras de la Marquiſe, l'ombre d'un plaiſir qui ne fût puni par de cruels remords. Je goûtois, auprès de ma jolie Cuichetière, toutes les délices terreſtres phyſiques. On ſent bien qu'elle m'apportoit tout ce qu'il y avoit de plus exquis en vins, liqueurs, friandiſes de toute eſpèce; agrémens qui étoient cees caralen, et venſun lie nie pruſit guoit, avec une franchiſe naive piquante, ſelon l'expreſſion d'Eorace: Oſeula qua Venus Quint parte ſui nectaris imbuit: Des baiſers ineffables Que Venus humectoit du tiers de ſon nectat.

Mais ſi j'étois un homme fortuné dans les bras de la Marquiſe, je devenois un Dieu dans la contemplation d'Adélaide. Je me voyois aimé purement comme un être céleſte. J'aimois avec la même pureté une beauté raviſſante, que mon art amenoit ſous mes yeux, comme par un prodige. C'étoit le pur commerce des ames. Pour un priſonnier, mes chers frères, étoit-je ſi malheureux?Ma Ceolière quelquefois rioit comme une folle, quand elle voyoit, dans ma chambre noire, l'image d'Adélaïde qui rêvoit amoureuſement. Oh! comme elle eſt bonnel diſoit cette femme nſans mœurs; elle ſe contente de ſoupirer. Elle a les honneurs de l'amour platonique; il me faut quelque choſe de plus ſubſtanciel; mon partage eſt meilleur, ce me ſemble. Ces ſaillies, un peu ſcandaleuſes, étoient ſuivies de démonſtrations qui annonçoient une perſonne toute différente de la pudique Adélaïde.

Je dois cependant rendre juſtice à la Marquiſe. En lui paſſant quelque choſe de trop peu réſervé dans ſes mœurs, elle avoit d'ailleurs des vertus qui me réconcilioient avec elle. On vantoit ſa bienfaiſance. Elle ſe piquoit d'imiter Ninon de l'Enclos, ſe vantoit, non ſans quelque fondement, d'être une honnête femme.

Un bonheur dont on rougit ne tarde pas à peſer. D'ailleurs, quel bonheur peut-on goûter dans la captivité? La mienne ſe prolongeoit trop cruellement; le Lecteur ſûrement brûle de m'en voir ſortir, autant que je le déſirois moimême. Je tournois toutes les reſſources de mon eſprit vers cet objet unique; la Marquiſe faiſoit des efforts trèsſincères pour me tirer d'eſclavage: mais je redoutois toujours ſon indiſcrétion.

Il étoit ſûr que nous devions être découverts, je craignois que mon ſort n'empirât par cette découverte.

Ma crainte n'étoit que trop fondée.

Au bout de peu de jours de jouiſſance, nous étions plongés tous deux, un matin, dans un égarement inconcevable; le Gouverneur entre, preſque ſans que nous nous en appercevions. Il voit une femme entre mes bras. Il s'écrie: Ah? bon Dieu! eſt-elle tombée du Ciel? Il reconnoît la Marquiſe.

Comment, Madame, lui dit - il en fureur, eſt-ce-là donc agir en amie?

Ne voyez-vous pas le danger où vous me jetez, ſi cette ſottiſe tranſpire?

--Et vous n'avez qu'à n'en point parler, répondit-elle.--Ah! le ſcélérat de petit Guichetier, reprit-il; c'eſt lui qui va en porter la folle enchère. Je vais le punir, je vais le faire pourrir dans un cachot. A ces mots, la Marquiſe ſaute ſur ſes habits de Guichetier, s'en couvre rapide ment, dit avec dignité; Punis moi, ſi tu l'oſes.

Le Gouverneur parut déconcerté, Madame, ſortons, lui dit-il froidementn. il n'y eut pas moyen de s'en diſpenſer. Il fallut obéir. Elle me lança le regard le plus tendre, ſortit.

Ma porte fut refermée, je me retrouvai dans une priſon; car, depuis quelques jours, ce n'en étoit preſque plus une. On ſent bien que mon petit Cuicletier ne revint pas. L'ancien, le gros Pâté reparut. Il arriva poſitivement ce jour-là de ſon pays, très-fâché d'avoir fait un voyage inutile. Il entra chez moi; mais il ne parla pas. J'eus beru le queſtionner, il ne me répondit pas un mot. Il avoit ſes ordres. Ma ſolitude devint triſte. Je courus à ma chambre noire, dans l'eſpoir d'y trouver quelques conſolations; mais Adélaïde n'y parut plus. Je conçus qu'elle avoit appris ma nouvelle infidélité, que ſon dépit contre moi s'étoit juſtement réveillé. Ah l m'écriai-je amèrement, j'ai perdu mon Adélaïde! J'eus beau, les jours ſuivans, me renfermer dans ma chambre noire, cette chère perſonne ne daigna plus y reparoître. Seulement j'y voyois de temps en temps la Marquiſe, qui rioit comme une écervelée, ſans que ſa vue m'excitât à en faire autant. Il étoit indiſpenſable que je ſortiſe de ce ſéjour qui me devenoit inſupportable. Adélaïde étoit peut être retournée en Italie. Il falloit courir après elle, me juſtifier à ſes yeux, ou bien j'allois mourir de douleur, d'impatience, d'ennui. Je me ſentois déjà légèrement malade: cette circonſtance me donna l'idée de feindre que je l'étois gravement. Je me mis au lit. J'y ruminai le projet de m'évader; enfin, je crus avoir trouvé un expédient pour en venir à bout.

Je m'étois remis à peindre depuis une quinzaine. M. le Gouverneur avoit permis que Madame la Marquiſe deme procurât un mannequin pour draper mes figures. Ce mannequin étoit entré dans la Baſtille, avoit été viſité ſcrupuleuſement monté chez moi. Je m'en ſervois pour habiller des portraits.

Ce fut ſur ce meuble ſingulier que je fondai l'eſpérance de ma ſortie. Je dis que je voulois le renvoyer à la Marquiſe, qui, en effet, l'avoit fait redemander. Pâté daigna m'aſſurer qu'il alloit en parler au Gouverneur, me quitta pour cet objet. Notez que j'étois alors dans mon lit, que le mannequin habillé étoit négligemment étendu ſur le plancher.Je me levai ſubitement dès que je fus ſeul; je mis le mannequin dans mon lit; je me couvris des habillemens du maſque dont je l'avois revêtu; je me jetai par terre à ſa place. Un petit fat plein de confiance dans ſes propres lumières, employé je ne ſais en quelle qualité auprès du Gouverneur, fut chargé de venir examiner le mannequin, afin de voir ſi je n'y avois point inſéré quelques lettres. Il entra d'un air dédaigneux, me vit étendu ſur le carreau, me prenant pour ce que je voulois paroître: C'eſt donc là, ditil, ce fameux mannequin dont on parle tant? Il n'eſt pas très-mal fait; il imite aſſez, quoiqu'un peu gauchement, les formes humaines. Il ſe contenta de fouiller dans mes poches, de retourner un peu mes membres, que je laiſſai mollement à ſa diſpoſition.

Bon, dit-il, cette recherche eſt inutile; je ne vois pas qu'il y ait ici aucune lettre. Vous autres, vous avez toujours la manie de regarder ces priſonniers comme bien fins. Mais cela pèſe. Vraiment, je ne croyois pas que cela fût ſi lourd....--Oh!

oui, répartit le Guichetier, cela pèſe plus qu'on ne croiroit; il y a lâdedans, à ce qu'on dit, une carcaſſe de fer; il y a des rotules pour faire jouer tous les membres.--Et comment ſe porte Monſieur, reprit le fat en hauſſant la voix regardant à peine du côté de mon lit, où il me croyoit giſſant? ... Oh! oh! Monſieur ne daigne pas répondrel cela eſt cruel....--Laiſſez-le, dit Pâté, c'eſt une homme ſingulier; il faut qu'il ſoit bien gai pour répondre. Monſieur le fat ſortit en hauſſant les épaules. Le Guichetier me chargea ſur les ſiennes. En effet, dit-il en grommelant, il eſt plus lourd à porter que cent coups de nerf de bœuf. Il ſortit, en fermant bien ma porte, de peur que je ne ſongeaſſe à m'échapper.

Il me deſcendit dans un appartement du Gouverneur, me jeta durement ſur le plancher, en diſant: Il faudra porter cela chez Madame la Marquiſe de , qu'on n'y manque pasn.

Briſé par ma chute, j'aurois volontiers caſſé le muſeau à ce brutal; mais je diſois: Me voilà déjà hors du cachot. Et je prenois patience.

Les domeſtiques trouvèrent ma figure de mannequin fort plaiſante. Ils s'amuſérent à me mettre ſucceſſivement dans différentes attitudes, auxquelles il falloit me prêter. Bientôt ils ſe jetèrent réciproquement à la tête ma triſte perlonne. A chaque élan qu'on me donnoit, j'avois le malheur de tomber rudement ſur le pavé. J'étois meurtri, martyriſé, je devois être immobile, impaſſible, tandis que je ſouffrois comme un damné. Ce paſſe-temps amuſoit fort mes bourreaux, qui rioient avec de bruyans éclats. Seul, je ne prenois point part à la joie, quoique j'en euſſe une ſicruelle à la fête. Les femmes vouloient m'ajuſter; elles m'enfonçoient des épingles dans la chair. J'avois la force de ne pas remuer, de ne pas crier: mais quelle devoit être la fin de ce jeu ſingulier?

Il étoit immanquable qu'en me remuant de toutes les façons, on devoit découvrir bientôt que j'étois un homme Il ſuffiſoit qu'on levât mon maſque, qu'il tombât, qu'on m'atrachât un gant. Après avoir ſouffert avec une patience ſtoîque, j'allois être découvert, ſoudain renfermé dans mon cachot veillé de plus près. Oh! Meſſieurs, s'écria un benêt de valet, il me vient une idée impayable. Pour faire péor à Mademoiſelte Adélaïde, il'faut mettre le fautôme dans ſon lit. O'uſt lte nom bizarre qu'ils me donnoient. A ces mots, le cœur me battit avec une violence avec un charme inexprimables.

On me porta en effet dans la chambre de ma bien aimée. Je fus couclié dans le lit virginal où repoſoit, toutes les nuits, l'idole de mon cœur. Oh! qu'il m'en coûtoit pour paroître ſans vie, quand j'étois dans le tranſport dans l'efferveſcencel Il eſt vrai qu'une épingle cruelle, reſtée enfoncée au bas de mon dos dans l'une des jumelles, tempéroit le plaiſir que me cauſoit ma ſituation. Adélaïde entra ſubitement avec une compagne, avant que j'euſſe eu le temps de me délivrer de cette pointe acérée. Elle pleuroit ſanglotoit. Ah! l'ingratl diſoit-elle, j'avois tout oublié. Que dis-je? j'avois pris plaiſir à me faire une douce illuſion en ſa faveur; j'avois rêvé, dans la complaiſance de mon cœur, que je ſerois héureuſe entre les bras de cet infidèle; je vois, avec amertume, que je me ſuis bercée d'une chimère, que je ſuis condammée à traîner dans à une ſolitûde étemnelle le reſte de mes jours languiſſaus. a chère perſonne ſe jeta . genoux au pied de ſon lit, ſans s'appercevoir que j'étois dedans.

Elle pria ſon Dieu bien chaudement, lui demanda pardon de ſon amour trompé, de ſes eſpérances chimériques, le ſuppliant de pardonner auſſi à ſon infidèle, de le rendre heureux plus ſage. Sa compagne la quitta.

Je voyois mon Adélaïde abîmée dans ſes larmes, gémiſſant ſur moi. Je ne pus m'empêcher de chercher à me juſtifier à ſes yeux. J'oſai prononcer, d'une voix timide: Ma chère Adélaïdel A ce mot, elle pouſſe un cri. Soudain toute la valetaille aux aguets, qui attendoit re cri, s'imagina qu'elle avoit eu peur du fantôme. On fond à grands éclats dans ſa chambre. Ah! elle a eu peur, diſent ces poliſſons. Il faut encore faire peur à d'autres; allons le porter dans le lit de la dévote.

Adélaïde reſtoit immobile ſtupéfaite.J'avois bien beſoin de la nouvelle idée qui venoit à ces valetsJe me trouvois dans le lit de ma chère Adélaide. Qui ſait ſi elle n'y ſeroit pas entrée après avoir ſoufflé ſa lumière? J'allois du moins avoir avec elle une explication, me juſtifier à ſes yeux, la ſerrer dant mos bras, paſſer avec elle non dans ſon lit, car elle ne m'y auroit pas ſouffert une nuit auſſi délicieuſe que chaſte; voilà qu'on m'enlève pour me placer dans celui d'une dévote. On m'y traîna en effet; on me jeta d'abord ſur le ventre, j'eus le malheur que des poliſſons s'amusèrent à claquer la partie éminente où l'épingle étoit enfoncée: d'où l'on peut juger de la douleur que me cauſoit chacune des claques. Je ne ſais pas comment mon ſang ne me trahiſſoit point en coulant de mes bleſſures. Enfin, je fus couché dans le lit, laiſſé ſeul.

Bientôt la dévote entra pour fe coucher. Sur ce nom de dévote, je m'étois figuré que c'étoit une vieille fée ſèche laide; , d'après cette idée, je n'étois point flatté de me trouver dans ſon lit. Je fus agréablement détrompé, quand je vis que c'étoit une groſſe maman bien ronde, bien fraîche, bien dodue. Je m'attendois qu'elle s'amuſeroit long-temps à faire ſes prières; elles furent au contraire d'une brièvete ſurprenante; un gros quart-d'heure fut employé, par la béate, à chercher ſes puces. Je n'oſe mettre ſous les yeux du Lecteur tous les charmes qu'elle mit ſous les miens pendant cette recherche, ni lui rendre compte de l'impreſſion qu'ils devoient faire ſur un homme de mon âge, qui n'étoit pas un mannequin.

Enfin la ſainte perſonne va pour ſe mettre au lit; elle apperçoit le fantôme, paroît d'abord frappée; mais heureuſement elle en avoit entendu parler; ce qui modéra ſa ſurpriſe ſa crainte. Elle ſe remit bientôt, dit: Bonl c'eſt le fantôme. Mais, en vérité, cela reſſemble bien à un homme.... Oh! cela eſt particulier....

Si j'oſois voir, ſous ſes habits, comment il eſt fait ... Ces fantômes ont ils un ſexe? ...n. Je demande pardon au Lecteur du ſcandale que doit lui cauſer une pareille dévote. En diſant ces mots, elle rioit comme une folle, commençoit l'impertinente viſite. Qu'on refléchiſſe cependant, pour ſon excuſe, qu'elle croyoit n'avoir affaire qu'à un mannequin. Elle étoit déjà déshabillée, dans le coſtume d'une femme qui va entrer dans ſon lit; elle avoit des charmes, ſa recherche audacieuſe alloit me mettre dans le cas de me trahir. Pour la faire ceſſer, je lui appliquai un ſoufflet de poidé. A ce coup imprévu elle pouſſe un cri, tout le monde fond encore dans ſa chambre, avec de grands éclats de rire. Elle fut déconcertée; mais elle ne ſe vanta ni de la viſite qu'elle vouloit faire, ni du ſoufflet quelle avoit reçu. Tout les mauvais plaiſans la quittèrent bientôt, à la réſerve d'un petit Abbé, Précepteur de l'enfant du Oouverneur. Je fus immobile témoin de ce qui ſe paſſa. Lecteurs, ne me le demandez pas, plaignez ma poſition. Enfin l'Abbé, prêt à ſortir: A propos, dit-il, il faut vous débarraſſer de ce vilain fantôme. La dévote n'étoit pas trop de cet avis; mais un gros valet, qui attendoit le Précepteur à la porte, m'enleva ſans façon, me jeta bruſquement dans une eſpèce d'allée juſqu'au lendemain.

Il fallut paſſer une nuit froide dans ce triſte état. Je voulois remuer pour me mettre à mon aiſe; mais un gros chien de baſſe-cour, qui étoit auprès de moi, me mit la patte ſur le corps, grinça des dents, reniffla, parut prêt à aboyer à me dévorer. A chaque ombre de mouvement que je voulois faire, même cérémonie de ſa pant. Ilfallut reſter imobile ſous la patte du dogue, pallet, ſans ſouffler, la nuit la plus cruelle.

Enfin, quand le jour fut venu, un porte-faix vint me prendre, m'enfonça dans un ſac qu'il noua ſur ma tête, me chargea ſur ſes épaules, m'emporta.

Le cœur me battoit. Je n'étois pas ſûr encore d'avoir paſſé la porte de la Baſtille. Je n'y voyois pas dans ce ſac, je craignois de me trahir, ſi je voulois donner ſigne de vie avant d'être dehors du malheureux château. Bien-tôt je reconnus, au bruit des carroſſes que j'entendis rouler, que j'étois ſorti du donjon: je méditois ſur les moyens de m'élancer de planter là mon malheureux porteur.

Tout à coup j'entends crier: uArrête, c'eſt un priſonnier que tu emportes.

Il n'y avoit plus à délibérer. Soudain je m'élance, je me débarraſſe du ſac.

Le porte-faix eſt renerſé de peur; tout le monde reſte ſtupéfait. J'étois dans la rue Saint-Antoine; un homme veut me ſaiſir; je le jetre à dix pas de moi, du plus terrible coup de poing qu'il eût reçu de ſa vie. J'enfile, avec la rapidité d'un éclair, une allée que je connois, qui aboutit dans une autre rue. J'y jette bas mes habits de fantôme mon maſque, je ſuis déjà bien loin dans l'autre rue, habillé comme tout le monde, n'ayant plus rien qui puiſſe attirer les yeux ſur moi. On cherche le fantôme; je le laiſſe chercher, je me perds dans la foule.

Fin du Livre premier.
LIVRE SECOND.

Ou devois-je me réfugier, dans une ſi pénible circonſtance? Sije vais chez mon père, me diſois-je, on ne tardera pas à m'y trouver. Je cours au haſard, je traverſe le pont Marie l'iſſe Saint-Louis; je gagne bientôt le chemin de Villejuif, je ſuis la grande route qui conduit à Lyon; ce qui m'inſpira l'idée de me ſauver en Italie, pour m'y réunir à mon Amante, qui étoit pourtant à Paris. Je me doutois bien que mon ſignalement ne tarderoit pas à être répandu de tous côtés; il falloit donc me déguiſer. Je trouvai à Villejuif, dans une auberge, une fille que je connoiſſois aſſez particulièrement. Je lui propoſai de changer d'habits avec elle. Nous payâmes notre dépenſe avant cet échange, quand il fut fait, on nous laiſſa ſortir ſans s'en appercevoir, ſans faire attention à nous. Je pourſuivis ma route en tournant le dos à la Capitale, bien affligé d'être contraint de quitter cette Ville ſans voir mon père mon Adélaïde, que j'y laiſſois malgré moi. Je chargeai la fille, dont j'avois pris l'habit, d'avertir verbalement mon père que je prenois la route d'Italie, je la quittai avec une ſorte d'attendriſſement.

Quand je fus près d'arriver à ſa poſte ſuivante, je vis paſſer en voiture un Officier Croix de Saint-Louis, qui m'examina beaucoup. Il s'arrêta bien-tôt à la poſte pour changer de chevaux, je ne tardai pas à l'y rejoindre. Il s'avança au devant de moi.

Mademoiſelle, dit-il, je vous vois avec ſurpriſe marcher à pied. Vous ne paroiſſez pas faite pour voyager de cette manière. D'ailleurs vous êtes inquiète, je crois m'appercevoir que vous fuyez Paris. Je ne vous demande point votre ſecret: mais aurois-je le bonheur de pouvoir vous être utile? me permettriez-vous, de vous offrir une place auprès de moi? ...--Je l'accepte de grand cœur, Monſieur, lui répondis-je avec la plus tendre reconnoiſſance, ſi vous ſuivez la route d'Italie.--Bon Dieu!

Mademoiſelle, eſt-ce que vous allez ſi loin que cela? ...--Monſieur, répliquai-je, du moins j'en prends la route; ſi vous la ſuivez auſſi, voyez juſqu'où vous pouvez me conduire.--élasl répondit-il, très-peu loin, pour mon malheur. Je ne puis paſſer Fontainebleau; mais j'y vais faire mes adieux à une Dame qui part juſtement pour l'Italie, je crois entrevoir des moyens de vous faire partir avec elle. Voulez-vous en courir les riſques, vous fier à un vieux Militaire?--Trèsvolontiers, Monſieur, lui répondis-je; je connois l'honneur qui anime les gens de votre état, ſur-tout quand ils ſont parvenus à l'âge mûr. Je me remets en vos mains les yeux fermés.--Vous prenez le bon parti, Mademoiſelle, répliqua-t-il, je ne trompetrai pas votre confiance. A ces mots, nous montâmes tous deux en voiture, nous brûlâmes le pavé.

Dans le chemin, mon conducteur, malgré les engagemens qu'avoit pris avec moi ſon honneur, ſe mit en frais pour me dire des galanteries. Je pris la choſe ſur le ton plaiſant. Je le perſiflai, il parut déconcerté. Le voyant reſter muet, pour relever la converſation, je parlai de guerre de nouvelles du jour, quoiqu'au ſortir de la Baſtille je ne fuſſe pas au courant. Mademoiſelle, s'écria mon Officier tout émerveillé, vous parlez comme unhommel vous avez les lumières d'un ſexe les grâces de l'autre. C'en eſt trop, il faut vous reſpecter, toute aimable que vous êtes, s'efforcer d'être raiſonnable avec vous quand vous faites perdre la raiſon.

Nous arrivâmes à Fontainebleau. J'avois bien fait d'endoſſer l'habit de femme.

A notre arrivée, je vis arrêter un jeune homme à peu près de ma figure de ma taille. Nous apprîmes bientôt que c'étoit ſur le ſignalement d'un priſonnier échappé de la Baſtille, qu'on avoit mis à ce pauvre garçon la main ſur le collet. Il prouva qu'il n'étoit pas ce priſonnier, fut relâché; mais j'eus lieur d'être inquiet.

J'étois heureux de me trouver avec un Officier connu; car ſi j'avois été ſeul, on m'auroit examiné; malgré mon déguiſement, on m'auroit ſûrement reconnu. Quoi qu'il en ſoit, mon brave Militaire me conduiſit dans un hôtel, où il me préſenta à une très-jolie Dame ſa parente, qui partoit le lendemain pour l'Italie. Je fus très-bien reçu par cette Dame. Je crus voir que ma phyſionomie faiſoit ſur elle une douce impreſſion, j'apperçus dans ſon accueil plus que de la politeſſe. On me fit beaucoup parler pendant le ſouper; on reconnut, par ma converſation, que j'avois beaucoup voyagé. Ma foi, ma petite couſine, dit le Militaire à la Dame, vous partez ſeule avec une Femme de chambre pour toute compagnie; vous allez faire une aſſez longue route, vous vous trouverez fort embarraſſée, parce que vous n'avez jamais voyagé; il vous faudroit un homme pour vous conduire: vous n'en avez point; mais voilà Mademoiſelle en me montrant qui va en Italie, qui ſait ce que c'eſt que de courir le monde, qui, à ſon petit air réſolu, fait reconnoître que sûrement elle ne ſera pas embarraſſée pour vous ſervir. d'écuyer.

Qu'elle s'habille en homme, ou du moins, en amazone; je vous jure qu'elle fera ſa figure, qu'elle en impoſera,. Je ſouris de ce propos.

La Dame m'obſerva fort attentivement, d'un air qui annonçoit de l'intérêt: Si Mademoiſelle, dit-elle, veut bien me confier où elle va, je pourrai peut-être l'y conduire.--Je vais, lui répondis-je, rejoindre une tendre amie nommée la Princeſſe émelli, qui eſt actuellement à Milan.--Oh?

oh! nous la connoiſſons beaucoup, s'écria l'Officier; elle a logé chez Madame à Paris, il y a un an, pendant le voyage qu'elle a fait dans notre Capitale.--Bon, reprit Madame d'Amainville, car tel étoit le nom de cette jolie perſonne, je ſuis charmée de cette circonſtance, pour pouvoir vous emmener avec moi, ſans manquer aux lois de la prudence; car enfin, Mademoiſelle, pardonnez-moi cette remarque, je n'ai pas l'honneur de vous connoître, vous paroiſſez décidément vouloir reſter inconnue. Or vous ſentez le danger qu'il peut y avoir de ſe charger, ſans connoiſſance de cauſe, d'une perſonne de notre ſexe fur-tout, dont la réputation eſt ſi délicate; mais vous connoiſſez une Dame reſpectable, dont le nom doit vous ſervir de recommandation de paſſeport; d'ailleurs, la candeur l'honnêteté ſe peignent ſur votre viſage.

Je répondis comme je le devois à un compliment ſi flatteur. L'Officier revint au projet de me déguiſer en homme, ou du moins en amazone; mais ſous ce coſtume je craignois de reſſembler trop à mon ſignalemeut. Mon déguiſement n'en eût pas été un; l'on ſent qu'il eût pu m'être funeſte. Je dis d'un ton réſolu que je n'étois pas obligée d'être habillée en homme pour me faire reſpecter. Oh! je le crois, dit en riant l'Officier,. Et il m'embraſſa.

Bientôt nous prîmes congé de lui. Il me recommanda fort chaudement à ſa couſine; dès qu'il fut parti:; Ma foi, dis-je à cette belle Dame, nous n'avons que deux heures à dormir, qu'eſt-il beſoin de nous mettre au lit, pour être obligées de nous relever de nous rhabiller preſque auſſi-tôt? Si vous m'en croyez nous partirons ſur le champ.--Mais la nuit dit la Dame d'un ton craintif....-Oh! fiez-vous à moi, lui répondis je , je ne vous laiſſerai pas inſulter Moncoumge lui en inſpira.

Partons, dit-elle, ſuivons cette intrépide amazone. La femme de chambre fut du même avis. On fit venir des chevaux, nous voilà ſur la grande route.

J'amuſai mes deux compagnes autant qu'il me fut poſſible, quoique j'euſſe l'eſprit aſſez inquiet, que la nuit, d'accord avec mes rêveries amoureuſes, me préſentât ſans ceſſe mon Adélaïde, ma chère Adélaïde irritée contre moi, abandonnée par moi dans une priſon; Adélaîde que je fuyois malgré moi, quand j'aurois voulu la rejoindre me juſtifier à ſes yeux.

L'intérêt que j'avois inſpiré â la Dame croiſſoit à chaque inſtant. Mademoiſelle Adélaïde, ſa Femme de chambre, ſe déridoit peu à peu auprès de moi; car d'abord elle âvoit paru concevoir de l'ombrage, craindre que je ne la ſuptemons ueais poui mneia tietene der d'un œil plus favorable qu'elle ne méritoit peut-être, l'embellit à mes yeux. A la première couchée je me trouvai dans l'embarras. Mademoiſelle Adélaïde mit au lit d'abord ſa maîtreſſe, me fit l'honneur enſuite de me rendre le même ſervice. ſervice. Il y avoit deux lits dans la chambre; Madame d'Amainville fut couchée dans l'un, moi dans l'autre. Enſuite la ſoubrette ſe déshabilla auprès de notre feu, vint leſtement ſe placer auprès de moi. Pardonnezmoi, me dit-elle, Mademoiſelle, tous les lits ſont occupés dans l'auberge. Et elle ſe gliſſa auprès de moi très-librement, ſans attendre ma réponſe.

Bon Dieu! s'écria la Dame, que faites vous donc? eſt-ce Mademoiſelle qu'il faut charger des génes de notre ſituation? En vérité, vous êtes bien libre; venez avec moi, s'il vous plaît.--Oh! Madame, dit la ſuivante, me voilà arrangée pour cette nuit; Mademoiſelle m'a fait place: nainſi nous verrons, la nuit prochaine, à ſuivre un autre plan.

Madame d'Amainville m'accabla d'excuſes de remerciemens pour la bonté que j'avois de ſouffrir dans mon lit ſa Femme de chambre, qui étoit pourtant fort jolie, quoiqu'elle eût la figure un peu ſèche revêche. Je répondis par monoſyllabes, comme une perſonne à moitié endormie, afin de m'épargner la ſatigue d'une réponſe plus détaillée; nous nous ſouhaitâmes réciproquement le bon ſoir.

Je puis aſſurer, avec la plus grande ſincérité, que je ne déſirois aucunement la faveur dont m'honoroit Mademoiſelle Adélaïde. Elle me mettoit dans un véritable embarras. Il ne falloit me trahir. Je me rappelois que mon père, au même âge que moi cet âge eſt bien impérieux, s'étoit trouvé dans une pareille circonſtance, qu'il avoit été maître de lui-même. J'entrevoyois beaucoup de difficulé pour être maître de moi a ce point-là, d'autant plus que la demoſſelle, très-innocemment ſans doute, ſe colla contre moi, me ſerra dans ſes bras. eureuſement elle ne tarda pas à s'endormir; que n'en puis-je faire autantl Je reſtai long-temps occupé à rêver à ma ſituation, au danger que je courois, à mon père dont je n'avois pu prendre congé, auquel je n'oſois méme écrire, de peur que ma lettre interceptée ne trahît ma route, à ma chère Adé laide que je laiſſois irriteé contre moi, que je n'avois pu entretenir avant de partir. Je m'endormis fort tard en penſant à cette chère perſonne. Elle me ſui vit dans mon ſommeil. Je la vis pendant toute la nuit en rêve. Elle vouloit me fuir; je m'écriois ſans ceſſe: O ma chère Adélaïdenl Je la ſaiſis dans mes bras; elle parut me preſſer dans les ſiens avec une ardeur que je ne lui avois jamais connue. Alors, je l'avouerai, mon rêve fut moins chaſte que ceux que m'inſpiroit ordinairement cette beauté virginale. J'en étois ſurpris, j'en rougiſſois moi-même, quoiqu'en dormant. Il me ſembloit qu'elle m'appeloit ſon cher Lafleur, nom qui me paroiſſoit ignoble, tout à fait étranger dans ſa bouche. Je lui répondois cependant toujours tendrement, continuois de l'appeler Ma chère Adélaïde. Je la trouvois moins délicate, moins pudibonde qu'à l'ordinaire. Je me ſentois étouffé dans ſes ſinguliers embraſſemens.

Enfin, pour me jeter dans la confuſion, il me ſembla que nous avions des témoins qui éclatoient de rire. En effet, je fus éveillé par de bruyans éclats.

J'ouvre les yeux; je me vois preſſé réellement, non pas, il eſt vrai, entre les bras de mon amante Adélaïde, mais dans ceux de ma compagne de lit, décorée du même nom, qui, quoiqu'en dormant auſſi, paroiſſoit très-paſſionnée, crioit: Mon cher Lafleur! Elle s'éveille elle-même, ſe reconnoît avec ſurpriſe dans mes bras. Les éclats de rire nous font regarder autour de nous, nous appercevons ſa maîtreſſe qui rioit en effet a gorge déployée, des innocens ébats que nos rêves mutuels avoient occaſionnés, où la nature avoit travaillé à notre inſçu. Ah! mon cher Lafleur s'écria Madame d'Amainville en nous contrefaiſant: ah! il-ma chère Adélaïde! On voit qu'il étoit heureux que le nom de ma Maîtreſſe reſſemblât à celui de la Femme de chambre. Malgré cet accident, mon ſexe ne fut point trahi aux yeux de la Dame innocente. Ah Mademoiſelle, dit-elle à ſa Femme de chambre, c'eſt Lafleur que vous aimez, vous le rêvez; cette chère Demoiſelle, ajoutatelle en me regardant, qui, ſans le ſavoir, ſe prêtoit à votre rêve avoit la bonté de vous appeler chère Adélaïde. J'affectai de rire beaucoup dé cet incident. La ſuivante fut d'abord déconcertée; mais elle prit enfin ſon parti, rit comme moi de l'aventure. La Dame me fit ſes excuſes de m'avoir expoſé à cette ſcène déſagréable, en me laiſſant coucher avec cette fille. Je proteſtai que je n'étois point offenſé contre elle, nous nous levâmes gaiement.

Notre ſcène de nuit fournit matière à la converſation du jour ſuivant. Nous en rîmes beaucoup; la Dame tout de bon, les deux autres perſonnages comme ils purent. J'appris l'hiſtoire des amours de la ſuivante. Lafleur étoit un heureux mortel qu'elle avoit toujours feint de haïr. Elle avoit juſques-là ſi bien joué ſon jeu, que ſa maîtreſſe en avoit été la dupe; mais enfin le ſommeil venoit de la trahir. Elle on rioit d'une manière aiſée, qui m'annonçoit qu'elle étoit bonne comédienne.

Le ſoir, Madame ne voulut pas permettre abſolument que je couchaſſe avec cette fille. Non, me dit-elle, en vérité, Mademoiſelle, je ne le ſouffrirai pas. Je vous dois des excuſes de la négligence qui m'a fait ne pas inſiſter davantage hier au ſoir pour vous faire accepter mon lit; mais aujourd'hui, ſi vous n'avez point de répugnance, je vous prie inſtamment de le partager. Je témoignai combien j'étois confondu de tant de politeſſes, j'acceptai la propoſition avec un redoublement d'embarras; car enfin la maîtreſſe étoit ecncore plus jolie que la ſuivante. Nous fûmes bientôt au lit. La Dame ſe montra beaucoup plus réſervée que ſa Femme de chambre. Je m'éloignois d'elle le plus que je pouvois, dans le deſſein d'être auſſi ſage que je le devois.

Elle prit cette précaution pour l'effet de mon reſpect. cMa chère amie, me ditelle, ne vous éloignez donc pas tant: le reſpect eſt ici hors de ſaiſon; vous ne m'en devez pas d'ailleurs.

Je ne vous demande que do l'amitié.

Mais dans une auberge comme celleci, dans un endroit que nous ne connoiſſons pas, il ſemble que deux femmes ſont plus forteoums dans le cas de moins craindre, quand elles ſont plus près l'une de l'autre. Approchezvous donc, ma bonne amie.

Ainſi, tout ce que je gagnai, en voulant m'éloigner, fut d'inſpirer à ma compagne l'envie de s'approcher de moi. Je me trouvai donc bientôt étroitement preſſé contre elle, avec les plus ſaintes réſolutions de réſiſter à la circonſtance. Lecteurs, eus je la force d'être ſage? Oui, je l'eus; mais c'eſt un tour de force, je ne vous ſouhaite pas de pareilles épreuves.

Le lendemain matin, nous paroiſſions tous deux enthouſiaſmés de notreſageſſe, nous regardions fierement Adélaïde, qui paroiſſoit confondue; car elle attendoit ſa revanche. Nous la perſiflâmes un peu pendant la journée. Le ſoir venu, il parut naturel que nous n'euſſions encore qu'un lit madame moi; nous nous étions trop bien comportées enſemble, pour nous priver de cette petite douceur. Il y avoit pourtant des lits dans l'auberge; mais Madame avoit peur, ne vouloit pas coucher feule. Elle fut plus familière la ſeconde nuit; elle me fit même des careſſes, très-innocentes aſſûrément, mais très-embarraſſantes.

J'étois ſur un brâſier; je me pinçois, je me mordois de toutes mes forces, pour que la douleur appaisât l'efferveſcence où me jetoit ma ſituation: heureuſement le ſommeil, qui s'empara d'elle, me délivra de cette eſpèce de perſécution; je vins encore à bout d'être ſage cette ſeconde nuit; mais je déſeſpérois d'avoir le même bonheur la nuit ſuivante.Nous nous applaudîmes encore pendant toute la journée aux yeux d'Adélaide, qui paroiſſoit confondue. Je voulois, le ſoir, éviter la bonne fortune qui me perſécutoit; mais il n'y avoit pas de lit dans l'auberge. Madame d'Amainville, toujours avec la même innocence, devint plus preſſante. Il falloit être plus qu'un Saint pour réſiſter à l'aſcendant d'une pareille ſituation; je faiſois les plus grands efforts pour en venir à bout. Je me flatte qu'on ne peut trouver mauvais que je rapporte ces circonſtances, qui doivent me juſtifier aux yeux du Lecteur, me diſculper relativement à tous mes écarts antérieurs, en faiſant voir combien j'ai toujours eu les intentions honnêtes, combien j'ai fait d'efforts pour n'avoir rien à me reprocher.

Enfin ma compagne s'endormit, , malgré mon embarras, je ne tardai pas à en faire autant. Bientôt des ſonges trop relatifs à ma ſituation vinrent troubler mon ſommeil. Le phyſique dominoit impérieuſement ſur le moral. Je crus encore tenir mon Adélaïde entre mes bras. Il me ſembloit qu'elle ſe livroit à ſa paſſion avec auſſi peu de ménagement que quelques jours auparavant. Je lui diſois toujours: Ma chère Adélaïde al Mais il me ſembloit qu'elle m'appeloit ſon cher André. Je lui répondois ſous ce nom, j'étois moi-même étonné de mes tranſports. Enfin le lit craque s'enfonce. Je m'éveille en ſurſaut, j'entends, comme ci-devant, de grands éclats de rire autour de moi.

C'étoit la maligne Adélaïde qui jouiſſoit avec raviſſement de la confuſion de ſa maîtreſſe. Cette chère Dame venoit de rouvrir les yeux; je n'ai jamais vu l'humiliation rendre une perſonne ſi touchante. La Femme de chambre répétoit, avec une malignité diabolique: Ah! mon cher André,l Sa maîtreſſe, après avoir gardé quelque temps le ſilence, dit enfin: Mademoiſelle voudroit ſans doute mettte le cher André en comparaiſon avec M.

Lafleur?--Pourquoi pas? répondit la ſuivante, ſi Madame l'agrée; ils ſe valent bien tous deux.--Ah reprit Madame, j'eſpère que vous me permettrez d'y voir quelque diffénrence.--Oſerois-je demander à Madame, répliqua l'impertinente, ſi elle compte avoir vu Lafleur?--Je ne crois pas avoir eu cet honteur-là, répondit la Dame; mais le nom déſigne ce que c'eſt.--Je vous jure, Madame, reprit Adélaïde, qu'il n'y a que la différence du nom, que c'eſt d'ailleurs la même perſonne. André eſt ſon nom de baptême, Lafleur ſon nom de guerre.--C'eſtàdire, repartit la Dame, que, ſelon Mademoiſelle, nous ſommes rivales? Allez ordonner qu'on atèle les chevaux, partons promptement.La maligne Adélaïde alla remplir la commiſſion. C'eſt une méchante langue, me dit Madame d'Amainville: j'ai eu trop de bonté de la ſouffrir juſqu'ici à mon ſervice; elle en abuſe?

me donne une leçon.

Nous montâmes en voiture moins gaiement que la veille. La Dame affecta de ne rien dire à ſa Femme de chambre; mais celle-ci ne put s'empêcher de rire aſſez haut. Du moins, diſoit-elle, c'eſt moi qui ai fait le plus d'impreſſionà Mademoiſelle, car c'eſt mon nom qu'elle a répété encore, nou celui d'une autre . La pécore, comme on oit, ſavoit prendre le change en ſa faveur. Je ne daignai pas dire un mot pour la détromper.

Bientôt nous arrivâmes à Turin, nous y dînâmes avec deux Religieuſes que nous avions rencontrées dans la grande avenue qui conduit à cette Ville.

L'une étoit très-jeune très-jolie; l'autre, d'un âge plus mûr, paroiſſoit ſa Directrice, ou, ſi l'on veut, ſa Minerve.

Leur converſation nous parut agréable.

La mienne, ſi j'en pus croire leurs regards, ſembla leur inſpirer de l'intérêt pour moi. Elles venoient de Chambéry.

Comme elles alloient auſſi à Milan, il fut décidé que nos deux voitures ne ſe quitteroient pas. Nous nous réunîmes à ſouper. Il ne ſe trouva point encore aſſez de lits dans l'auberge, chacune de nous dut coucher avec une compagne. Madame d'Amainville ne vouloit pas me laiſſer à ſa Femme de chambre, le méchante ſoubrette prétendoit qu'au moins ſa maîtreſſe fût privée de moi.

Il me vient une idée fort naturelle, dit la Dame, puiſque nous voilà ſi bonnes amies car en route on ſe trouve ſubitement auſſi unies que ſi l'on s'étoit connu toute ſa vieJ: il faut mêler la marchandiſe; j'aurai le plaiſir de coucher avec l'une de ces Dames; Mademoiſelle, ma compagne de voyage, avec l'autre. C'eſt fort bien imaginé, ajouta la nFemme de chambre, je crois qu'il faut mettre enſemble les deux jeunes perſonnes.--J'y conſens, dit la mère Directricen. Les deux jeunes perſonnes rougirent; c'étoient, ſous le bon plaiſir du Lecteur, Mademoiſelle Cataudin la jeune Religieuſe. L'autre reſta à Mâdame d'Amainville, qui ne m'en parut pas très contente. Cette Dame n'étoit pas tout à fait ſi âgée que ſembloit le vouloir faire entendre ſa méchante domeſtique; elle avoit tout au plus vingt-ſix ans mais je n'en avois guères: que vingt, ſa Femme de chambre vouloit la donner pour une matrone à mon égard. Cette pécore eut l'honneur de coucher gravement ſeule.

Ici mes Lecteurs vont commencer à ſe méfier de moi; car enfin je vais peind'e, pour la troiſième fois, la même ſcène. La reſſemblancé de la ſituation produiſit des effets reſſemblans. All Mademoiſelle, me dit la jeune Relingieuſe en ſe preſſant contre moi, que je m'applaudis de vous avoir pour compagne que je vous trouve heureuſe de n'être pas liée comme moi par des vœux que j'envie en ſecret votre ſort--Ah! ma chère compagne, lui répondis-je d'un ton attendri, vous avez aimé, je le vois.

En avez-vous fait autant, reprit-elle d'une voix timide? A ces mots je pouſſai un ſoupir. » C'eſt tout » mon bonheur mon malheur, lui » repartis-je.--Que je ſuis charmée, » me répliqua-t-elle, de vous voir cette » conformité avec moi, ma chère amie?

Et en me difant ces mots elle me ſerroit de plus près, m'accabloit de ſes chaſtes baiſers, que je ne luirendois qu'en tremblant. Moi, garçon très-vivant, je me trouvois ferré par une jeune Religieuſe contre ſon cœur palpitant. Lecteurs, mettez-vous à ma place, aucun ne refuſera ſans doute cette ſituation; mais, ô vous qui êtes hommes d'honneur, fentez mon embarrasl A la ſin nous vînmes cependant à bout de nous endormir; ſa maudite fituation amena le malheureux ſonge. Je rêvois que mon Adélaïde avoit pris le voile. Ah l'Chevalier, me diſoit-elle, osez vous être ſi preſſant? Ne voyez-vous pas la ſituation où je ſuis, le danger que je cours? ... Ah cruel m'y ſerois-je attendue? Abuſes-tu de ma foibleſſe? L'infortunée me réſiſtoit, l'obſtacle irritoit mes déſirs.

Ah! cruelle Adélaïde, m'écriai-je, nu va être punie de tes refus, de tes rigueurs; tu céderas à ton vainqueurn. Ma victime vouloit ſe récrier, paroiſſoit réellement vertueuſe.

Sa vertu agoniſante lui ſit pouſſer un cri perçant. Nous ne tardons pas à nous éveiller mutuellement. Ah! ma chère amie, me dit ma compagne, que je ſors d'un rêve cruel que je fuis charmée de me retrouver entre les bras d'une perſonne de mon ſexe Cependant nous appercevons Madame d'Amainville la Directrice qui nous obſervoient. Ma compagne plonge la tête dans le lit. uD'où venez-vous donc, mes enfans, nous dit la Directrice?--Ah Madame, pardonnez, répondit la jeune Religieuſe toute troublée, je me trouvois dans un grand embarras. La ſage Minerve ne voulut pas pouſſer les queſtions plus loin. Elle me fit ſigne de l'œil de ne rien dire de plus, 'examina en ſilence. Elle parut fâchée d'appercevoir, dans un coin, la maligne Femme de chambre qui nous lorgnoit d'un œil perçant, rioit ſous cape. La jeune Religieuſe oſa montrer enfin ſa tête hors du lit. Ah! ma chère mère, dit-elle, j'ai rêvé le cruel Chevalier; en me ſerrant dans ſes bras, il me prenoit pour ma rivale, l'indigne Adélaïde. A ces mots, la Femme de chambre Adélaïde leva la tête, ne put ſe cacher qu'il étoit queſtion d'une autre Adélaïde qu'elle. La Directrice dit à ma compagne en l'embraſſant: Ma chère enfant, l'ancienne paſſion ſubſiſte toujours; le cœur n'eſt pas guéri.

Elle fit ſigne à Madame d'Amainville, qui paroiſſoit vouloir parler, de ne pas inſiſter ſur cette ſcène, pour ne pas faire jaſer la Femme de chambre. Nous nous levâmes en filence, nous montâmes en voiture: nous parlâmes peu ſur la route. Cependant la Demoiſelle Adélaide obſerva que c'étoit toujours ſon nom qui prévalcit, que je ne répétois que celi-là.

Enfin à la dernière nuit que nous devions coucher en route, on ne voulut plus m'abandonner la jeune Religieuſe; , puiſque j'occaſionnois des rêves ſi paſſionnés, on crut devoir me donner pour compagne de lit une perſonne plus grave, plus modérée, capable de m'en impoſer, même dans mon ſommeil En conſéquence, il fut décidé que je partagerois la couche de la ſévère Directrice. Je regardai cette déciſion peu flatteuſe, comme bien capable de produire l'effet qu'on s'en promettoit; je ne me ſentois pas beaucoup d'empreſſement pour me prêter à cet arrangement. Cependant, quand j'obſervai de près cette None ſucrée, je la trouvai moins mal que je n'avois cru d'abord. Elle perdoit ſans doute, vue auprès de ſa jeune compagne; mais, conſidérée à part, je trouvai qu'elle paroiſſoit encore fraîche appétiſſante.

Je me couchai gravement auprès d'elle, je me promettois bien de paſſer une nuit tranquille; mais ici le Lecteur va perdre abſolument patience. Je le prit cependant d'obſerver que s'il m'a trouvé ſincère vrai juſqu'ici, il doit penſer que je n'ai aucun motif de me démentir en cette circonſtance, que ſi j'inventois quelques fictions, je tâcherois du moins, pour être cru, de les choiſir vraiſemblables; ainſi, l'abſurdité apparente de cette aventure doit être un garant de ſa réalité.

Je m'attendois à trouver la Directrice taciturne, ou du moins auſtère laconique dans les propos, froide réſervée dans ſes manières. Rien de plus éloigné de ſon caractère. Elle avoit un caquet inépuiſable. Ma chère enfant, me dit-elle, je vous prive d'une compagnie plus agréable que la mienne; mais j'ai tant de plaiſir à me voir avec vous, vous m'avez inſpiré tant d'amitié, que vous y devez être un peu ſenſible. Et la Béate accompagnoit ces complimens et careſſes d'embraſſemens, qu'elle paroiſſoit me prodiguer de tout ſon cœur ſans y entendre malice. Je répondois le plus poliment que je pouvois à ſes amitiés, je cherchois à m'y ſouſtraire; cependant, à mon grand étonnement, je m'en ſentois ému, je me gardois bien d'en témoigner rien. Je ſoubaitai décidément le bon ſoir à ma compagne; je feignis de dormir; bientôt je dormis en effet. Mais le cruel Morphée vint encore me pérſécuter par des fonges. Ce ne fut plus mon Adélaïde que je rêvai, ce fut la grave Religieuſe même. Je me ſentois preſſé dans ſes bras. Ah! père nSamuel, diſoit-elle, qui auroit cru cela de vous? Finiſſez-donc, méchant.... Cruel.... ménagez ma foibleſſe. ... Nous nous damnons....

Arrête. Je m'éveille. La bonne mère me tenoit en effet ces propos. Elle s'éveilla elle-même, fit un ſigne de croix, dit: Ah! mon Jéſusl où ſuis-je?

j'ai mérité cette humiliation. Nos trois compagnes de voyage étoient raſſemblées autour de notre lit. Elles n'avoient point rêvé; comme nous couchions toutes dans la même chambre, elles avoient été réveillées par nos ſinguliers tranſports. La jeune Profeſſe n'oſoit rire ouvertement; mais elle paroiſſoit enchantée. La Dame ſouriort avec ménagement, , ſe taiſoit d'un air indulgent. La maligne Adélaïde étoit dans le raviſſement. Elle parla ſeule, dit entre ſes dents; C'eſt le père Samuel qui eſt le tenant.

Pour moi, je fouriois ſans prononcer un mot, je m'habillois. Adélaïde trouva le moyen de me dire à l'oreille: Mon drôle, je connois votre ſexe, nvous mériteriez que je parlaſſe; cela dépendra de votre conduite. Je n'avois pas, dans ma bourſe, de quoi faire taire cette indiſcrète; je lui donnai un baiſer qui me parut la flatter autant qu'un préſent pécuniaire. J'étois fort embarraſſé. Les trois Dames, en ſilence, me conſidéroient d'un œil fort attentif. Elles paroiſſoient ſe douter de quelque choſe; chaque fois que nos regards ſe rencontroient, elles rougiſſoient. Au reſte, elles n'avoient rien à ſe reproche mutuellement. Mais il étoit temps d'arriver.

Nous arrivâmes en effet à Milan.

Nous conduisîmes nos Religieuſes à leur Couvent. Nous les quittâmes avec un regret touchant, leurs yeux timides ſemblèrent me demander le ſecret. Madame d'Amainville voulut bien me mener ſur le champ au palais où réſidoit la Princeſſe Oémelli, ſe hâta de me quitter, en me donnant pourtant ſon adreſſe, en recevant de moi un chaſte baiſer, avec un attendriſſement qui lui fit verſer des larmes. Je fus ſenſible à cette ſéparation touchante. Mon cœur parla plus que mes lèvres, pour remercier cette généreuſe amie. Je promis d'allet la voir dè le lendemain. J'embraſſai auſſi la ſuivante; malgré ſa malice, je la vis elle-même attendrie.

Fin du Livre ſecond.
SECONDE SUITE DE AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE TROISIÈME.

Je vis beaucoup de voitures dans la cour du palais de la Princeſſe, grande illumination qui annonçoit une fête extraordinaire. Le Suiſſe, qui ne me connoiſſoit point, ne vouloit pas à toute force me laiſſer monter. Mon habit de femme le trompa comme tous les autres. Mademoiſelle, dit-il en ſon patois, vous êtes bien gentille; mon loge il eſt à vous; mais je ne puis vous laiſſer entrer dans Madame, parce qu'elle eſt remplie, trèsremplie d'un objet qui l'occupe. Les carroſſes ils vont aller dans un moment à l'égliſe, les chevaux avec tout le monde.--A l'égliſe, bon Dieu! répondisje, il eſt minuit ſoné; qu'y va-t-on faire? Heureuſement une Femme de chambre qui me connoiſſoit entra dans ce moment. Elle me reconnut; elle me ſauta au cou. Laiſſez entrer Monſieur, dit-elle au Suiſſe.

--Monſieurl s'écria-t-il tout émerveillé; que voulez-vous dire? Il eſt vrai que je ne lui ai pas regardé au uſexe. Entrez, Monſieur Mademoiſelle, puiſqu'on le veut. Je montai avec la Femme de chambre. Ah! me dit-elle, que vous arrivez à propos Si vous pouviez empêcher une horrible ſottiſe que va faire Madamel Mais il eſt bien tard. Au reſte, ce n'eſt pas ſa faute; c'eſt ſa famille conjurée qui l'y force. Figurez-vous qu'elle va épouſer, dans l'inſtant même, l'indigne Spinacuta, votre éternel ennemi.--Elle! m'écriai-je, ô Dieu! épouſer un pareil monſtrel c'eſt le Ciel qui m'envoie.

J'entre. La compagnie étoit à table.

Je la trouvai nombreuſe brillante, occupée ſérieuſement des graves fonctions d'un feſtin magniſique. La Princeſſe me reconnoît, ſe lève avec tranſport, ſe précipite dans mes bras. Chéri, ce jeune homme que je trouvois ſi délicat, ſi reſſemblant à mon Adélaïde, étoit auprès d'elle en habit militaire. Il'ſe lève, manque de ſe trouver mal. Je le ſoutiens contre mon cœur je l'embraſſe, tandis que la Princeſſe me preſſe dans ſes bras.

Tout le monde paroît ſurpris. On me regarde, on reſte dans un étonnement muet. Le noir Spinacuta rougit, pâlit.

uQue veut dire ceci? s'écrie le malheureux. A la vue de mon déguiſement, je crus m'apperçevoir que la Princeſſe fit une réflexion tacite, prit un parti ſecret: ce fut ſans doute celui de ſuppoſer que j'étois vraiment une femme. Puiſque je ne puis avoir le frère, dit-elle, qu'au moins j'aye la ſœur. Méchante! vous avez laiſſé votre frère à la Baſtille!

Je compris qu'elle parloit ainſi pour donner le change à mon ennemi. J'entrai dans ſes vues. Eélasl Madame, répondis-je, que n'ai-je pas fait? il a de puiſſans ennemis; il faudroit de fortes ſollicitations de la part de perſonnes de grande conſidération, pour contrébalancer le parti qui l'écraſe.

--Ah! s'écria Spinacuta, j'y vole du pied des Autels. Nous allons dans ce moment à l'égliſe; je m'ariacherai ſoudain, s'il le faut, des bras d'une épouſe adorée, pour aller ſecourir mon ami, mon ſauveur. ... Mais, Madame, ajouta-t il tout bas en s'ap» prochant de l'oreille de la Princeſſe, » vous voulez vous amuſer un peu à mes dépens; c'eſt-là le cher Cataudin lui-même déguiſé en fille.--Vous devez bien ſavoir que ce n'eſt pas lui, répliqua ma bienfaitrice. Vous entretenez à ſon ſujet une correſpondance exacte; s'il étoit ſorti de la Baſtille, on vous l'auroit mandé.--Il eſt vrai, répondit-il, que, pour ſolliciter en ſa faveur, j'écris fort ſouvent. En ma faveur! le traître! c'étoit bien contre moi qu'il ne ceſſoit de ſolli citer. La Princeſſe me dit tout bas: Savez vous pourquoi vous avez été enfermé? Confiez-le moi.--C'eſt, lui répondisje, ſur les imputations calomnieuſes de ce ſcélérat. Je l'ai reconnu, à n'en pouvoir douter, dans les interrogatoires que j'ai ſubis. J'ai vu pluſieurs de ſes lettres entre les mains du Magiſtrat qui m'interrogeoit; j'ai eu l'adreſſe d'en lire une bonne partie, où j'étois peint des couleurs les plus atroces.--Ah! le monſtre s'écria ma bienfaitrice indignée, il vouloit nous faire accroire qu'il s'employoit pour vous, qu'il étoit pénétré pénêtré de la plus tendre reconnoiſſance pour ſon ſauveur. De quel pas abominable vous me tirez ſi à propos! Voici le moment où nous devions aller à l'Egliſe pour le plus effroyable hymen; mais ce ſeroit un ſacrilége d'y procéder. Il faut éviter ce nœud funeſte. Je vais me trouver mal.

Dans le moment on entre. Un Eccléſiaſtique vient dire que tout eſt prêt à l'Egliſe, que le Prêtre attend la compagnie à l'Autel. Tout le monde ſe lève. La Princeſſe pâlit; elle ſe ſoulève en tremblant. Donnez-moi le bras, dit-elle à Chéri à moi, pour paſſer dans mon cabinet. Spinacuta veut offrir le ſien. eLaiſſez-nous un moment, dit ma noble amie,. Et elle entre avec nous dans le cabinet. Secondezmoi bien, dit-elle, mes enfans, il faut me tirer de ce mauvais pas.. Elle eſſuie le peu de rouge qu'elle avoit, elle ſe poudre le viſage, afin de paroitre pâle. Je vais m'évanouir, reprit-elle. Sonnez; jouez votre jeu avec attention. Si vous trouvez que je rempliſſe bien mon rôle d'évanouie, vous laiſſérez entrer Spinacuta ceux qui voudront me voir, pour qu'ils ſoient dupes de l'artifice. Nous ſonnons en effet. Les Femmes de chambre accourent, voient Madame ſans mouvement, pouſſent un cri: tant elle jouoit bien ſon perſonnagelSpinacuta vient tout effaré. Qu'y na-t-il donc? dit le malheureux,. Il voit ſa prétendue renverſée, immobile.

Ah! je m'en étois bien douté, s'écriatill On le voyoit indécis entre le parti de continuer à jouer la douceur l'honnêteté, celui de laiſſer paroître la noirceur de ſon ame. La compagnie ſuryient. Tout le monde paroît croire de bonne foi la Princeſſe évanouie. On n'épargne aucun ſoin pour la faire revenir. Elle réſiſte long-temps à tous les ſecours; enfin elle rouvre les yeux; mais elle ſe trouve ſi accablée, qu'elle ne peut aller à l'Egliſe. Elle prie en grâce qu'on y envoie faire ſes excuſes. Spinacuta n'étoit pas de cet avis: mais un Médecin arrive; il décide que Madame la Princeſſe eſt attaquée d'une maladie grave, qu'il faut la mettre au lit ſur le champ.On voit que cet obligeant Doſteur s'applaudit en ſecret d'avoir une bonne maladie a traiter, qu'i ſeroit bien fâché que ce ne fût qu'un jeu Il n'y a pas moyen de réſiſter au digne Eſculape. On met la Princeſſe au lit, on envoie remercier les Gens d'Egliſe. Le deuil eſt ſubſtitué au brillant de la fête. Chacun ſe retire doucement, en témoignant la plus grande conſternation. Spinacuta frémiſſoit, grinçoit des dents, ſe jetoit à genoux auprès du lit, proteſtoit qu'il ne quitteroit pas ſa chère Amante, dût-il mourir à ſes pieds. Il me lançoit de temps ent temps des regards indécis, mais foudroyans. Il ſe mordit la langue de manière à ſe mettre la bouche en ſang.

Enfin, l'infaillible Docteur décida que Madame avoit beſoin de repos. Il nous fit tous ſortir. Spinacuta feignit de s'évanouir, ſe laiſſa emporter. Nous rentrâmes Chéri moi, nous congédiâmes l'Eſculape, nous reſtâmes avec l'adorable Princeſſe.

Je ſuis fort embarraſſée, nous ditelle; j'ai fait là une cruelle ſottiſe.

Et comment puis-je reprocher aux autres lensleurs, quand j'en commets une ſi palpable? Cependant je vous en dois, à vous, Monſieur le Roi des infidèles; je ſais de vos fredaines. Je l'interrompis: Ma noble amie, lui dis-je, je ſuis coupable ſans doute; mais qu'eſt devenue ma chère Adélaïde? ...--Je la crois en route, répondit-elle, pour revenir nous joindre. Je regardai le jeune Chéri; il paroiſſoit vivement affecté de notre converſation. Je ne pouvois revenir de ma ſurpriſe. Je lui trouvois exactement les mêmes traits que la vue de mon Adélaide m'avoit offerts dernièrement. Il eſt vrai que je n'avois apperçu cette chère perſonne que dans ma lanterne magique. D'ailleurs mon Adélaïde étoit à Paris, ou du moins en route; le jeune Chéri ſe trouvoit à Milan: mais il paroiſſoit fatigué; n'étoit-il point arrivant comme moi?

Quoi qu'il en ſoit, reprit la Princeſſe, il faut tâcher d'employer tous les moyens poſſibles pour prévenir le malhonnête homme. Il a ſans doute chercher à vous perdre. Nous parlerons de cela demain plus amplement; le plus preſſé pour vous, à préſent, eſt de ſouper de vous coucher.

Vous devez avoir beſoin de repos.

J'en ai autant beſoin qué vous, quoique je ne ſois pas auſſi malade que j'ai affecté de l'être. Bonsoir, mon cher Chevalier, nous ſommes tous bien embarraſſés: mais la nuit porte conſeil. Je vous recommande au jeune Chéri. Cet aimable enfant eut ſoin de me faire ſouper; mais il me parla peu. Je le voyois plongé dans une profonde rêverie. Il me conduiſit dans ma chambre à coucher, prit congé de moi en ſoupirant. Je fus attendri, glacé en même temps, d'un ſi froid accueil de la part d'un ami comme Chéri. Je remarquai auſſi que la Princeſſe ne m'avoit point demandé comment j'étois ſorti de la Baſtille; ce qui me faiſoit ſoupçonner qu'elle en étoit inſtruite: mais par qui?

Je me couchai ſeul, je n'en rêvai pas moins; mais mon ſonge fut tout autre que ceux des nuits précédentes.

Je n'avois pas d'objet auprès de moi pour m'enflammer. Je vis, pendant toute la nuit, Adélaïde; mais Adélaïde irritée, Adélaïde s'enfermant dans un cloître pour punir un infidèle.

Je me levai le lendemain de grand matin; mais j'appris que Chéri étoit déjà parti pour je ne ſais quel voyage. Je fus mortifié de me voir ainſi négligé. J'attendois des conſolations de la part de ce jeune homme.

Madame d'Amainville vint ſaluer la Princeſſe, qui la reçut à bras ouverts. Je n'avois pas encore jugé à propos d'arborer l'habit d'homme; je continuai de jouer, auprès de ma compagne de voyage, le rôle de femme. Ma noble amie lui promit de s'employer ſans réſerve, pour lui faireobtenir une grâce qu'elle ſollicitoit auprès du Gouvernement.

Spinacuta vint. Ma chère bienfaitrice feignit devant lui d'être plus malade que la veille. Il parut déſeſpéré; il me prit à part, m'examina du regard le plus perçant, chercha à découvrir ſi je n'étois pas l'objet de ſa haine déguiſé en femme. Je déconcertai ſa pénétration.

Il finit par me traiter galamment comme une jeune beauté. Il me fit les plus grands complimens. Des déſirs odieux parurent s'allumer chez lui, l'infame ſembla projeter en ſecret de me ſacrifier à ſes déréglemens, de me déshonorer, ſi j'étois réellement du ſexe dont je portois le coſtume. Du reſte, il me témoigna le plus tendre attachement, la plus vive reconnoiſſance pour mon frère. Je le laiſſai dire tout ce qu'il voulut. L'après-midi, je le rencontrat ſur les boulevarts. Il voulut abſolument me ramaſſer dans ſa voiture. Il étoit avec une très-belle femme qui me parut ſa Maîtreſſe, qui me fit, comme lui, des amitiés exceſſives, m'invitant beaucoup à regarder ſa maiſon comme la mienne; me témoignant le plus grand déſir de ſe lier intimement avec moi.

Le méchant Comte me faiſoit les plus tendres inſtances pour que je daignaſſe accepter les invitations de ſa belle Dame.

J'entrevis ſon deſſein; il penſoit que je me trahirois auprès de cette Dalila, qu'elle découvriroit aiſément le ſecret de mon ſexe. Tu mériterois bien, me diſois-je en moi-même, que je découvriſſe mon ſexe à ta Maîtreſſe, en lui faiſant commettre avec moi une infidélité, dont nous ririons enſemble à tes dépens. Je me débarraſſai, le plus promptement que je pus, du couple impoſteur. Je n'avois pas eu lieu d'eſtimer la Maîtreſſe de Spinacuta; mais à mon âge, ſa beauté ne pouvoit manquer de parler à mes ſens.

Le lendemain matin j'apperçus, dans notre cour, une eſpèce de porte-faix qui faiſoit ſa toilette; c'eſt-a-dire, qui atrangeoit ſon ajuſtement de crocheteur.

Je le reconnus pour l'indigne Spinacuta.

Il poſa ſur ſa tête une fauſſe chevelure qui le rendit méconnoiſſable; mais je l'avois vu à découvert avant qu'il ne s'en affublât. Je compris qu'il ſe déguiſoit ainſi pour venir nous eſpionner tous. Je l'avois obſervé d'une petite fenêtre dérobée où perſonne ne m'avoit apperçu. Je deſcendis ſur le champ, je dis que j'avois beſoin d'un crocheteur; on me préſenta ce poliſſon-là. Je lui dis: Suis-moi. Il me ſuivit, fort content ſans doute de ſon déguiſement, ſous lequel il croyoit n'être pas reconnu. Je le menai à la douane, où la Princeſſe m'avoit chargé d'aller retirer une balle de marchandiſes qui arrivoit pour elle. Je parlai aux Commis, je m'arrangeai de manière qu'il n'y avoit qu'à emporter la balle. Je chargeai Spinacuta de l'enlever; mais auparavant j'avois payé deux autres crocheteurs, pour le roſſer comme un intrus ou comme un voleur, dès qu'il y toucheroit. Ils ne manquèrent pas de lui fondre ſur le corps de s'eſcrimer ſur lui de toutes leurs forces. Oh! ils gagnèrent bien l'écu romain que je leur avois donné.

Après avoir laiſſé bien roſſer mon traître, j'approchai, je le reconnus pour mon crocheteur. Je parlai haut; je dis: Qu'eſt-ce donc que ces animauxlà? En un mot, je le fis lâcher, j'ordonnai qu'on lui appliquât le fardeau ſur ſon dos meurtri. Il ſuoit à groſſes gouttes, vacilloit ſous le faix, comme un homme qui n'étoit pas accoutumé à ce dur métier. Je marchai parfaitement à mon aiſe, tandis que le malheureux ſe traînoit péniblement ſur mes pas. Je paſſai devant la porte de ſa Maîtreſſe.

Elle ſortoit juſtement à pied dans ce moment-là lle ſut me reconnoître, n'eut pas la même adreſſe à l'égard de ſon entreteneur. Elle me fauta au cou, m'arrêta long temps dans la rue, m'engagea enfin, non ſans peine, à entrer chez elle. J'ordonnai à mon crocheteur, qui n'en pouvoit plus, de mettre bas ſon fardeau dans la cour; je reſtai quelque temps au pied de l'eſcalier avec la Dame, qui me dit des horreurs de Spinacuta, qu'elle appeloit toujours le plus vil des hommes, ou plutôt des animaux. Il étoit à portée d'entendre ſon panégyrique. La pluie commença bientôt à tomber; ce qui fit que Madame redoubla ſes inſtances auprès de moi, pour me faire monter chez elle.

Je cédai. Le crocheteur fut laiſſé dans la cour; il eſſuya l'orage dans toute ſon étendue, par la raiſon que tous les endroits où l'on pouvoit ſe mettre à l'abri étoient occupés par des jeunes gens qui ne vouloient pas ſouffrir auprès d'eux un malotru comme lui. Au contraire, ces jeunes laquais, pour le punir d'avoir voulu faire le hargneux, s'amuſoient à le jeter ſous les gouttières, ſe le renvoyer les uns aux autres à coups de pied. Le ſeul moment, où l'on voulut bien le laiſſer tranquille, lui devint encore plus funeſte; car quelqu'un ayant profité de l'orage pour vider, par la fenêtre, un vaſe dont on ne peut préſenter le nom ni même l'idée, il en reçut toute la profuſion ſur ſa tête; ce qui le rendit le plus hideux perſonnage qu'on pût imaginer.

Il étoit trop ſale pour qu'il fût poſſible de lui remettre le fardeau ſur ſes épaules. Sa Maîtreſſe me prêta ſa voiture, dans laquelle j'emportai ma marchandiſe. J'ordonnai au dégoûtant perſonnage de me rejoindre à l'hôtel de la Princeſſe Cémelli. J'y arrivai bientôt; je prévins toute la maiſon de recevoir, comme il le méritoit, le vil garnement qui venoit à pas lents. Il ne tarda pas à paroître. Jamais gueux n'offrit un alpect ſi ſoulevant. La valetaille lui jeta ſur le corps des ſceaux d'eau fangeuſe, puiſée dans le ruiſſeau, ſe mit en devoir de lui nettoyer le viſage avec des balais. Enſuite on lança ſur lu pluſieurs dogues qui le roulèrent encore dans la boue. Enfin ſa fauſſe crinière, arrachée de deſſus ſa tête, laiſſa la facilité de le reconnoître: alors chacun lui fit un million d'excuſes, ſans que perſonne pût retenir les ris immodérés qu'il avoit excités. Il grinçoit des dents; il parut auſſi noir auſſi atroce que dégoûtant. Cependant il ſe contint, ſe retira gravement ſans dire un mot, en méditant ſans doute une inſigne vengeance: mais on craint toujours moins des complots ſur leſquels on eſt prévenu.

La Princeſſe me dit: Vous êtes un méchant; mais cependant le ſcélérat mérite un traitement cent fois plus méchant encore.

Soit que je fuſſe homme ou femme, il n'étoit pas douteux que le monſtre me déteſtoit, après la mortification qu'il venoit d'eſſuyer. Cependant il reçut des nouvelles de France, qui lui apprirent que ſon priſonnier s'étoit échappé de la Baſtille, qu'on n'épargnoit aucun ſoin pour le retrouver, qu'on croyoit qu'il s'étoit ſauvé du côté de l'Italie, qu'on le prioit, s'il découvroit ce fugitif, de faire ſes efforts pour qu'il fût arreté. Le ſcélévat ſe hâta de montrer cette lettre au Gouverneur de Milan, qui crut que les égards dus à la Cour de France l'obligeoient à voler au devant de ſes déſirs, en s'aſſurant de ma perſonne. L'ordre fut expédié pour m'arrêter, un ami de la Princeſſe nous en donna l'avis, qui nous jeta dans le plus grand trouble. La Princeſſe ne ſe trouvoit pas moins embarraſſée que moi; elle étoit perſécutée pour terminer le mariage différé par ſon accident imprévu. L'indigne Spinacuta vint nous voir dans cette circonſtance. Il me dit qu'il me connoiſſoit, que j'étois un homme, que je lui ferois raiſon de ma conduite à ſon égard. A ces mots, l'inſolent, enhardi par l'habit de femme que je portois, leva la main comme pour me donner un ſoufflet. Je le prévins, lui en appliquai un terrible.

Viens, malheureux, lui dis-je, me rendre raiſon de tes inſultes. Nous deſcendons enſemble. Je reçois dans le moment une lettre que je n'ai pas le temps de lire. Nous vîmes à la porte une eſcouade de Sbirres. Meſſieurs, leur dit Spinacuta, ſaiſiſſez ce coquin. J'étois en déshabillé de mouſſeline, avec un léger ſoupçon de rouge.

Les Sbirres paroiſſoient embarraſſés; je me crus arrêté dans ce moment, un violent accès de douleur ſerra mon cœur effrayé. Mais le chef de l'eſcouade, mettant au malheureux Spinacuta la main ſur le collet: C'eſt vous même, dit-il, que j'arrête de la part de l'Empereurn. Spinacuta pâlit: on ſe ſaiſit de ſa perſonne, on l'enleve, je reſte immobile.

Cependant je lis ma lettre, qui étoit du Miniſtre d'Etat de France, qui m'apprend qu'on a reconnu mon innocence, que l'ordre de mon élargiſſement eſt donné; que mon accuſateur, ayant mis en jeu, par ſes calomnies, diverſes Puiſſances reſpectables, méritoit un châtiment exemplaire; que je ne tarderois pas à être vengé. Je vis alors la cauſe de l'empriſonnement du déteſtable Comte; j'appris qu'il étoit envoyé garrotté à Naples, ſa Patrie. La Princeſſe ſe vit tirée d'embarras, auſſi bien que moi, par cette heureuſe aventure. Elle ſe leva ſur le champ; car elle avoit gardé le lit depuis mon arrivée, pour jouer la malade. SonMédecin paroiſſoit déſeſpéré de ce qu'elle ne l'étoit pas réellement. Nous célebrâmes dès le ſoir même une petite fête, en réjouiſſance de notre délivrance. Mais hélas! un nouvel embarras m'attendoit.

La Princeſſe tomba réellement dangereuſement malade. Dut-elle ce malheur aux efforts de ſon Eſculape? Je lui rendis, dans cette circonſtance, tous les ſoins que je lui devois. Je la veillois jour nuit. Elle paroiſſoit extrêmement ſenſible aux peines que je me donnois avec tant de courage de bonne volonté. Je la vis deux fois aux-portes de la mort. Sa reconnoiſſance ſon amitié pour moi ſembloient rallumer, dans ſes yeux, le flambeau de la vie, prêt à s'éteindre. Pour comble de malheur, j'appris qu'Adélaïde venoit d'être attaquée de ſon côté d'une maladie grave.

J'étois à tout moment tenté de voler auprès d'elle; mais je ne pouvois le faire qu'en abandonnant la Princeſſe. D'ailleurs on me cachoit obſtinément où languiſſoit mon Amante infortunée. Je la ſuppofois malade en route, dans une auberge, j'en reſſentois une double inquiétude. On me cachoit auſſi ce qu'étoit devenu Chéri, dont l'abſence ajoutoit aux tourmens de mon eſprit.

Enfin, la nature triompha, chez la Princeſſe, d'u ne maladie tres opiniâtre.

Cette noble amie ſe trouva beaucoup mieux; mais ſa convaleſcence fut longue. Je la conjurai à genoux de m'apprendre où étoit mon Amante, de me permettre de voler à ſon ſecours.

Il n'en eſt pas beſoin, dit-elle; cette chère Adélaïde arrive demain, elle eſt beaucoup mieux,. En effet, elle arriva foible pâle, mais plus touchante peut-être, dans cet état, par une tendre langueur. Je voulus me jeter à ſes pieds. Elle parut vouloit m'éviter; une rougeur preſque imperceptible colora cependant ſes joues quand elle m'apperçut. Elle reçut mon compliment avec politeſſe; mais elle ſe déroba ſans pitié à mes embraſſemens. Je fus affligé juſqu'au fond du cœur d'une ſi cruelle réception. Pendant pluſieurs jours Adélaïde ne parut point à la table de la Princeſſe, même dans ſes appartemens, au moins tandis que j'y étois. Quand je l'appercevois quelquefois de loin, elle me paroiſſoit plongée dans une ſombre rêverie. Ma bienfaitrice auſſi, de ſon côté, devenoit rêveuſe, ſoupiroit ſans ceſſe.

Je ne comprenois-rien cette mélancolle répandue autour de moi. Je craiois quelle ne me gagnât. Ma douleur étoit violente; mais elle ne me prenoit que par accès.

Cependant un ſoir je ſurpris Adélaide plongée dans ſes rêveries mélancoliques, ſous un berceau de verdure.

Elle voulut s'enfuir, mais je la retins.

Non, cruelle, lui dis-je, vous ne condamnerez pas à la mort un malheureux ſans l'avoir entendu. Je parlai beaucoup; je fis ſur l'inhumaine une impreſſion viſible; je me juſtifiai pleinement à ſes yeux. J'avois pour moi ſon cœur; je faiſis ſa main qu'elle laiſſa entre les miennes. Elle trembloit ſoupiroit. Des larmes coulèrent de ſes beaux yeux. Je me jetai à ſes genoux, je baiſai mille fois ſes mains tremblantes. La lune ſembloit ſe complaire à faire parvenir juſqu'à nous ſa lumière argentine, en traverfant les feuillages. Que mon Adélaïde me parut céleſte dans ce moment touchant! Elle laiſſa tomber ſur mes épaules ſes bras, qui embraſſèrent preſque mon cou. Elle m'avoua que la Princeſſe la preſſoit auſſi d'oublier le paſſé, de terminer un hymen ſi long-tems différé. Mais, ô Dieu laisutatelle, quel nouvél obſtable s'élève--O Ciel l m'écriai-je donc cet obſtaclen? Elle ne voulut jamais me le découvrir; je recueillis, dans ſes bras, de nouvelles alarmes: mais je vis qu'elle me plaignoit, je vis qu'elle m'aimoit. Ah! chère Adélaïde, lui dis-je, ſi j'ai votre cœur, je triompherai de tous les obſtacles. J'apperçus dans ſes regards l'aurore de mon bonheur. Nous reſtâmes les bras entrelacés. La Princeſſe nous ſurprit dans cette douce étreinte. Elle nous ſerra tous deux contre ſon cœur. Ah! dit-elle, ſoyez heureux, tendres Amans; puiſque je ne puis l'être moi-même, que je jouiſſe au moins, par contre-coup, de votre félicité. J'embraſſai avec tranſport ma noble amie, dont les yeux verſoient auſſi une pluie de larmes qui couloient juſqu'à mon cœur. Nous ſortîmes tous trois du berceaules bras entrelacés; nous tombâmes à genoux devant la lune paiſible radieuſe, devant le ciel étoilé, que nous prîmes à témoins de nos ſermens mutuels. O moment délicieuxl Il me ſembla qu'un rayon de bonheur s'échappa du ſein de l'Eternel, paſſa dans mon ame. Je quittai ma charmante Adélaïde ma chère Princeſſe, que j'aimois preſque autant qu'elle. Je ne pus leur dire qu'à demain, je comptai fermement que le lendemain devoit être le jour où mon bonheur ſeroit pour jamais aſſuré au pied des Autels. Je m'enfuis précipitamment chez moi; je me mis au lit, je m'endormis dans les ſonges les plus rians.

Le lendemain matin, je crus qu'il ne me convenoit plus de me dénaturer de m'avilir ſous les ſots vêtemens de femme. Pour rendre heureuſe mon Adélaïde, je devois être un homme, j'en pris l'habit. Je deſcendis chez la Princeſſe; une de ſes Femmes me dit qu'elle n'avoit pu ſe refuſer aux inſtances d'une Dame de la plus haute conſidération, qui étoit venue, de grand matin, l'enlever à la campagne avec Adélaïde. J'appris, en frémiſſant, qu'elles devoient y paſſer quelques jours. Mon bonheur m'en parut différé pour des ſiècles. Je traînai mon ennui dans toute la ville pendant trois jours mortels, déſeſpéré d'ignorer le lieu fortuné qu'honoroient de leur préſence les deux amies de mon cœur, furieux de ne pouvoir, pour cette raiſon, les y aller rejoindre.

Enfin, j'appris le troiſième ſoirqu'elles étoient de retour. Je volai à l'appartement de la Princeſſe pour voir les deux beautés; mais, au lieu de m'ouvrir la porte à deux battans, on me fit des excuſes, l'on me pria de laiſſer repoſer ces Dames. Je reſtai confondu.

Eſt-ce bien à mo que l'on parle, m'écriai-je? Regardez-moi, me reconnoiſſezivous bien?--Oui, Monſieur le Chevaller, me répondit-on, nous vous réconnoiſſons parfaitement; mais nous avons les ordres les plus précis de ne pas vous laiſſer entrer. Je me retirai furieux; je peſtai hautement contre les caprices du ſexe; je me couchai la rage dans le cœur, ne pus dormir Je me levai de très-grand matin; j'allai dans la campagne ſoulager mon cœur au grand jour, pleurer avec l'aurore. Je rentrai plus calme; j'allai chez la Princeſſe; on me laiſſa entrer. Elle étoit en compagnie: elle me reçut avec politeſſe froideur; ce qui m'inquiéta. Je vis Adélaïde traverſer l'antichambre; elle m'apperçut ſe ſauva fur le champ. Je ne pus m'empêcher de m'écrier: Ah! cruelle, tu me donnes la mort Je me retirai le cœur ſerré; je ne pouvois entrer en explication vavec la Princeſſe, je maudiſſois la compagnie, qui me privoit de l'avantage de lui demander la raiſon d'un changement ſi étrange; je ſortis furieux, pour chercher des lumières qui puſſent éclaircir à mes yeux ce funeſte myſtère. A peine poſé-je le pied ſur le ſeuil de la porte, qu'une eſpèce d'Exempt m'aborde me prie de le ſuivre, pour venir parler à Son Excellence M. le Gouverneur, qui veut me parler. Je ſuis fort étonné de ce meſſage. Je demande à l'Exempt s'il ne ſe trompe point; il me répond ſi cathégoriquement, qu'il eſt clair que c'eſt moi qu'il eſt chargé de conduire chez le Gouverneur. Je le ſuis avec inquiétude; nous arrivons. Ce Seigneur me reçoit d'abord aſſez mal. Qu'eſt-ce donc que j'apprends, Monſieur? me dit-il; commentl! quatre plaintes à la fois contre vous? Je demeure ébahi. u Et quelles plaintes? m'écriai-je.--Vraiment, répondit Son Excellence, vous n'en manquez pas une. Voilà quatre femmes groſſes, c'eſt Monſieur qui a fait tous ces chef-d'œuvres. Ce langage étoit de l'hébreu pour moi. J'en fis humblement l'aveu au Gouverneur, le priant de s'expliquer mieux. Il' reprit ſur le champ: La Maîtreſſe, la Femme de chambre, tout eſt bon pour ce Monſieur; , ce qui doit paroître plus révoltant encore, c'eſt qu'il y a deux Religieuſes.--Deux Religieuſes, bon Dieu! m'écriai-je, effrayé de cette profanation.--Oui, ajouta Son Excellence travailler ainſi en routel quatre enfans en quatre nuits,l Icije commençai à comprendre quelque choſe; je me rappelai mes deux Religieuſes avec leſquelles j'avois voyagé, dont j'avois même partagé la couche, Madame d'Amainville avec ſa Soubrette.

Et ſe déguiſer en femme, reprit le Gouverneur, pour coucher avec des femmes honnêtes les déshonorer!Ce langage me parut clair; mais je ne méritois pas ce reproche. uIl eſt sûr, ajouta Son Excellence, que vous avec couché avec quatre femmes, qu'elles ſont déclarées groſſes toutes les quatre, qu'elles jurent, d'une manière uniforme d'une voix unanime, ne pouvoir accuſer que vous.

Je ſupplai ce Seigneur de m'écouter; je lui racontai en détail l'hiſtoire telle qu'elle étoit; je jurai que je n'avoisfait que dormir à côté de ces femmes, que j'avois rêvé comme elles, que je ne pouvois ſavoir ce que j'avois pu faire pendant mon ſommeil; mais que j'étois sûr d'avoir reſpecté ces Dames tant que j'avois été éveillé. Voilà, Monſieur, ajoutai-je, l'aventure telle qu'elle eſt, voyez s'il eſt poſſible qu'en dormant j'aye pu opérer avec tant de juſteſſe, a mettre, ſans le ſavoir, dans un ſi grand embarras, des infortunées qui devoient être ſacrées pour moi.

Le Gouverneur parut frappé de ma candeur: il ne ſavoit quoi me répondre. Je n'y comprends rien, me dit-il; voilà une choſe bon abſurde bien invraiſemblable. Je n'y comprenois pas plus que lui; vous, Lecteurs, vous y attendiez-vous? Pouvois-je être coupable de cette manière? Etoit-il poſſible que j'euſſe fait, en dormant, tant d'ouvrage ſans m'en être apperçu? Car enfin, j'ai dit la pure vérité. YI a-t-il exemple d'une pareille venture? On a bien entendu parler d'un père qui fut enivré par ſes deux filles, qui les féconda en dormant; mais ce fait eſt puiſé dans une ſource ſacrée que je ne puis citer ici: c'eſt une matière de foi étrangère à notre diſcuſſion. Pour moi je n'étois pas-ivre; l'on m'accuſoit d'avoir fait le double travail de ce père endormi. Comment celapé voit-il être? Ces Dames n'avoient-elles pas d'autres agens qu'elles vouloient cacher, en rejetant ſur moi toute la faute?

Quoi qu'il en ſoit, je me trouvois plus embarraſſé que le Gouverneur. Il faut pourtant, dit-il, tirer d'embarras, ſur-tout ces pauvres Religieuſes; car enfin on veut les punir ſévèrementn.

Je répondis que je ne connoiſſois pas d'autre expédient de ma part, que de raconter à leur Supérieure le fait tel qu'il étoit; que mon récit s'accorderoit ſans doute avec le leur, que ce récit devoit ſuffire pour conſtater leur innocence la mienne. Le Gouverneur me congédia, avec injonction de me préſenter toutes les fois que j'en ſerois requis. Je me retirai l'amertume dans le cœur.

Quoi lme diſois-je, les malheureuſes bpunes fortunes me perſécutent à ce point ! Elles me rendent coupable en dorant, ſans aucune participation de la part de ma volontél C'eſt-là ſans doute le motif de la nouvelle colère dont n'accablent la Princeſſe Cémelli mon Adélaïden.

J'eſpérois pouvoir me juſtifier; mais je ne voyois point ces deux Dames.

D'un autre côté Madame d'Amainville, laſſe de ſon veuvage, charmée du poids que je lui faiſois porter, ſollicitoit vivement, auprès du Couvernement, pour qu'il me forçât de réparer ſon honneur en l'épouſant. La maligne Adélaïde, ſa Femme de chambre, avoit le front d'exiger la même réparation.

Je fus ſommé juridiquement, en un même jour, d'épouſer la Maîtreſſe la Suivante. Je fis ma dépoſition en forme, pour la juſtification des deux Religieuſes. Il réſultoit toujours, de cette malheureuſe hiſtoire, que j'étois jugé puniſſable, pour m'être déguiſé en femme, avoir peut-être abuſé volontairement de ce dangereux déguiſement; mais la néceſſité de me cacher, pour aſſurer mon évaſion; faiſoit mon excuſe.

Enfin je parvins à la Princeſſe. uEh bien, me dit-elle, vous voilà dans de beaux draps! Quatre femmes engroſſées à la fois Deux infortunées Religieuſes expoſées au ſort le plus affreux? Deux femmes qui réclament votre main avec des droitsl Malheureux! vous alliez épouſer Adélaïde; car enfin il n'y a avoit plus de prétexte pour reculer; voilà une maudite affaire qui nous replonge tous dans le malheur. Cette Madame d'Amainville a de forts appuis dans ce pays-ci; , dans le fond, que voulez vous lui oppoſer? Comment Adélaïde pourroit-elle vous ravir à une femme qui, dans la ſituation où elle ſe trouve, a ſur vous des droits ſi ſacrés?--Ecoutez-moi, répondisje, ma noble amie, je vous en conjure à genoux. Alors, la main ſur le cœur, je lui racontai, avec la plus rigoureuſe vérité, l'hiſtoire de mes quatre nuits, de mon ſommeil, de mes rêves.

Voilà, ma chere noble amie, ajoutai-je, voilà exactement le fait.

Jugez ſi je ſuis coupable, ſi j'ai l'ombre de part à cet accident; ſi je n'ai pas droit de refuſer, ſans ſcrupule, une femme qui veut s'armer du glaive des Lois, pour m'arracher à mon Amante. Daignez donc, ô ma bienfaitrice! me mettre en préſence de mon Adélaïde, obtenir d'elle mon pardon.--Hélas mon cher ami; répondit la Princeſſe, que voulez-vous que je faſſe le Votre Adélaïde s'eſt ſauvée, pour ne vous plus revoir: elle eſt rentrée dans un couvent; je ne ſais plus par quel moyen la titer de ce malheureux aſile. Oitiel m'écriai-je avéc amertume,je ſuis bien malheureux ! je me vois auſſi rigoureuſement puni, quand je ſuis parfaitement innocent, que lorſque j'étois coupable. Ah Madame, dites-moi, je vous prie, où eſt cette chere cruelle perſonne, pour que je vole à ſes pieds, que je m'y juſtifie.--Je ne puis abſolument vous le dire, reprit la Princeſſe d'un ton décidé, qui me plongea dans le déſeſpoirn. Elle vit mes ſouſfrances. Elle me plaignit. L'intérêt le plus doux ſe peignit dans ſes yeux.

Je ne l'avois jamais vue ſi tendre à mon égard. Ses regards annonçoient, j'oſerois preſque dire, de l'amour. Cependant elle me perçoit le cœur. uJe ne comprends plus votre Adélaïde, me diſoit-elle; je ſuis ſûre qu'elle n'a pas donné ſon cœur à aucun aute homme; cependant, elle me paroit changée à voture égard. Je ſerois tentée de croire qu'elle cherche des prétextes pour vous fuir renoncer à vous.--O Dieu! m'écriai-je douloureuſement, Adélaïde ne m'aime plus! voilà le dernier coup. Sa colere étoit affreuſe, mais ſon indifférence eſt mortelle. Que dis-je ſon indifférence ? Elle me hait peut-être.

La Princeſſe pleura long temps aver moi; cette douce amie verſa un baume conſolateur ſur les bleſſures de mon cœur.

Cependant le jeune Chéri revint. Je ne ſavois pas où il étoit allé paſſer plus d'un mois. Ce jeune homme affecta, non ſeulement de ne pas me le dire; mais je le vis froid réſervé pour moi.

Il étoit d'ailleurs plongé dans une mélancolie continuelle. Ah! diſois-je en ſoupirant, j'ai perdu ma Maitreſſe mon ami.

Je fus conduit en forme, par un Juge par mon Avocat, au couvent des deux Religieuſes qui étoient les victimes de nos ſonges mutuels. Je renouvelai de vive voix, devant la Prieure, le Directeur, les Adminiſtrateurs, la dépoſition que j'avois faite par écrit.

Je racontai, dans le plus grand détail, tout ce qui s'étoit paſſé entre les deux ſœurs moi. uNous n'avons pu nous donner le mot, ajoutai-je; ſi elles ont dit la vérité, leur récit doit s'accorder avec le mien. On fit venir les deux cheres perſonnes, pour les confronter avec moi. Le petit accident dont on ſe plaignoit étoit aſſez viſible dans l'une l'autre. Je les vis s'avancer avec une douce confuſion, qui les rendoit encor plus touchantes. Elles oſerent enfin lever les yeux ſur moi.

Elles me reconnurent avec un air de plaiſir, d'enchantement, que je ne puis décrire. Ma figure, ſous l'habit d'homme, ſembloit leur cauſer une extaſe voluptueuſe, que je n'avois pas cidevant appercue dans leurs yeux. Elles s'entre-regardoient, tomboient, en ſoupirant, dans les bras l'une de l'autre, comme n'ayant rien à ſe reprocher mutuellement. Elles firent leur dépoſition parfaitement conforme à la mienne. Tout annoncoit l'indubitable innocence de ces deux Nones, auſſi bie que la mienne, ſollicitoit leur grace. Il eſt vrai qu'on voyoit, par leun aveux, que la jeune Profeſſe aimoitun Chevalier, que la mere Directrice aimoit le Pere Samuel. A cette parue de la dépoſition, ce Pere fut un peu déconcerté. C'étoit le Directeur lui-même.

Comme les ſonges, dit-il, ſont extrava gans bizarres, comme on a bienrai nſon de dire qu'il faut les interpréter e ſens contraire! La Prieure vouloi faire des difficultés, en regardant le coupables comme d'un œil d'envie; mais mon Avocat lui dit: uMadame, je ſais comment on a extorqué des vœu à cette jeune Profeſſe. Je ſais tous les tours qu'on lui a joués pour parvenir à ce malheureux but. Je ſaurai prouver la nullité de ces vœux abuſifs, les faire caſſer. A ces mots, les deux Religieuſes furent comme frappées d'un doux tranſport. La jeune parut ſe croire déjà ſortie du couvent, liée avec moi du nœud de l'hymen.

La Prieure la regarda d'un œil envieux, qui ſembloit vouloir la priver du bonheur que cette jeune perſonne ſe pro-te iniciént et les duninintaueurs dirent: Allons, Madame, il faut enſevelir cette malheureuſe affaire dans le ſecret. Nous voyons ici une innocence mutuelle; mais le Public n'y croiroit pas. Nous ſaurons trouver le moyen de délivrer les deux Sœurs, ſans que la honte qu'elles ont encourue, non méritée, transpire hors de ces murs. Il faut leur pardonner, oublier totalement ce qu'on ne devoit pas ſavoir. N'y conſentezvous pas, Madame?--Mes vénérables Chefs, répondit-elle, je vous ai appelés pour m'éclairer: vos avis ſont des ſacrés auxquels j'obéis aveuglement.

A ces mots, elle monta ſur ſon Tribunal, dit aux deux Sœurs, que leur innocence ayant paru préſumable aux yeux des Vénérables, quelles que puſſent être leurs fautes, elle leur pardonnoit.Elles vinrent toutes deux ſe proſterner aux pieds de l'indulgente Prieure, pour la remercier lui baiſer la main.

Elle daigna leur donner le baiſer de paix, d'un ſigne abſolu les congédia bénignement. Les deux Nones juſtifiées ſe retirerent, en me lançant un regard qui annoncoit le déſir qu'elles auroient eu de reſter avec moi, le regret de me perdre. La Prieure me regarda auſſi d'un œil aſſez particulier, qui ſembloit dire: Le benêtl voyez, que ne s'adreſſoit-il à la Prieure? Je pris congé de l'auguſte compagnie; je me vis, avec plaiſir, ſéparé de deux femmes qui m'avoient fait cependant une douce impreſſion. Ce n'étoit pas tout. J'avois encore eux beautés ſur les bras. L'une des deux m'embarraſſoit par ſon crédit. On conçoit que c'étoit la Maîtreſſe. I Soubrette Adélaîe ſe vantoit auſſi d'avoir de fortes protections, de me orcer de l'épouſer. Elle ſe donna, en effet, beaucoup de mouvement; mais tout l'effet de ſes démarches de ſes hautes protections, fut d'obtenir que je lui donnerois quatre ſequins, environ 5 livres de notre monnoie, pour l'aider à faire ſes couches. Telle fut la ſomme à laquelle on eſtima l'honneur de cette digne beauté. Je fouſcrivis de bon cœur à cet arrêt. La fiere Déeſſe me jeta un regard qui annonçoit qu'elle me plaignoit d'être privé d'une ſi rare acquiſition, que celle de ſes charmes; je m'applaudis d'être débaraſſé de cet honneur: mais il n'étoit pas ſi aiſé de me délivrer de la Maîtreſſe.

Le Gouverneur nous avoit renvoyés en juſtice réglée. Je n'avois pas le moyen de plaider; j'étois violemment tenté de m'enfuir à Paris, auprès de mon pere; mais l'eſpoir de recouvrer le cœur de mon Adélaïde, la néceſſité de conſoler ma chere Princeſſe émelli, que je voyois tomber dans la langueur, me retenoient à Milan. Chéri lui-même, tout changé qu'il me paroiſſoit à mon égard, m'attachoit à ce pays, par le plaiſir de l'y voir quelquefois, de contribuer à eſſuyer ſes larmes. L'infortuné en verſoit continuellement. Il me fuyoit pour pleurer, jamais il ne vouloit m'ouvrir ſon cœur. Il falloit donc, puiſque je venois à Milan, trouver quelque moyen de ſatisfaire Madame d'Amainville, ſans l'épouſer, afin d'éviter un procès que je ne voulois ni ne pouvois ſoutenir.

Je crus devoir prendre les voies de la conciliation, je me flattai de pouvoir lui inſpirer, par le langage de la perſuaſion, une réſignation douce à mes volontés. Je pris le parti de lui rendre ma viſite. Il me ſembloit qu'une femme qui pourſuivoit un homme en juſtice pour s'en faire épouſer, devoit le recevoir à bras ouverts quand il ſ préſenteroit. Je comptois d'ailleurs ſur l'impreſſion favorable que me vue avoit toujours produite ſur elle pendant le peu de temps que j'avois paſſé avec elle, je m'attendois à me voir reçu avec ce ſourire que ma préſence faiſoit ci-devant épanouir ſur ſes levres vermeilles. J'entre: à mon abord, elle pâlit, friſſonne, tombe renverſée.

Je veux la ſecourir: » Ah! malheureux dit-elle avec horreur, ne m'approche pas.--Sortez, Mon ſieur, ſortez, me crie toute la comnpagnien. Il n'y a pas moyen de m'en diſpenſer. Je ſors fort humilié; je vais me promener dans un grand cimetiere public qui eſt ſort beau. La triſteſſe du lieu s'accordoit avec la mélancolie de mon ame: uFort bien, me diſois-je, voilà mon affaire en bon train; Madame d'Amainville paroît d'une humeur accommodante, dans des diſpoſitions tout à fait favorablesn.

Moi, qui avois toujours eu le bonheur d'inſpirer autour de moi un tendre intérêt, je me trouvois dans une ſimation bien mortifiante. J'avois perdu le cœur d'Adélaïde, j'inſpirois l'horreur à Madame d'Amainville, je voyois même Chéri, mon ami, me dédaigner me fuir. Il n'y avoit que la Princeſſe Gémelli qui me reſtoit fidele.

Ses yeux continuoient de me témoigner de l'attachement; mais elle ne m'admettoit que rarement en ſai préſence, me forçoit par-dà de chercher ailleurs de la diſſipation. Tant de mélancolie entaſſée autour de moi, pénétroit inſenſiblement dansmon cœur, étouſſoit ma gaîté, me menacoit de la conſomption; je devenois malade, on réel ou imaginaire; ce qui eſt auſſi dangereux.

J'appris bientôt que Madame d'Amainville étoit malade auſſi de ſon côté. Ma vue lui avoit cauſé tant d'horreur, qu'elle en avoit fait une fauſſe couche. Je gémis de ſon accident; mais j'eus lieu de croire qu'elle auroit dorénavant moins de raiſons de me perſécuter, pour me faire accepter ſa main. Il eſt vrai que ſon horreur pour moi devoit redoubler. J'étois à ſes yeux un monſtre échappé des priſons, qui avoit profité d'un honteux déguiſement pour aſſouvir ſa brutalité, qui ne diſtinguoit ni le rang ni l'état, qui confondoit la Maîteſſe avec la domeſtique, couvroit du même opprobre le ſang le plus noble le plus abject; qui ſacrifioit à ſes déſirs effrénés les objets mêmes conſacrés au Seigneur, ne craignoit pas de les liter, pour ſe procurer un moment de plaiſir, aux remords éternels au ſont freu dont une pareille faute eſt punie dans les Monaſteres. C'eſt ainſi qu'on parloit de moi dans cette maiſon. La Dame, qui avoit de la naiſſance, de lh fortune, de la jeuneſſe, de la daute étoittop onfenſée, trop humiiéot voir roſuſer ſ main, pour ad metre, ſur mon compte, des ſenumens raiſonnables. Pluſieurs ames charitables daignerent me rapporter ces propos. J'en étois affligé. Je ne pouvois ſupporter l'idée de paſſer pour un homme ſans honneur, je voulus abſolument me laver d'une pareille imputation.J'écrivis à la Dame offenſée une lettre qui, ayant l'éloquence du cœur, étoit touchante perſuaſive. J'appris que cette miſſive fit ſur elle une preſſion aſſez favorable. J'y joignis les ſollicitations de pluſieurs perſonnes qui avoient du crédit ſur ſon eſprit, la recommandation de la Princeſſe Cémelli, qui lui répondit de mes ſentimens de mon honneur. Enfin, elle conſentit à me voir. Elle étoit convaleſcente, plongée dans une douce langueur. En entrant, elle vit dans mes regards un tendre intérêt qui parut la flatter. Son courroux, preſque dès l'abord, expira dans ſes yeux. Elle me laiſſa aſſeoir auprès d'elle ſur un ſopha, même prendre ſa main, qu'elle ne ſongea point à retirer des miennes.

Je plaidai ma cauſe avec chaleur. Je déduiſis à ma belle ennemie les raiſons les plus ſontes, pour lui prouver mon mnocence. J'y joignis des careſſes innocentes reſpectueuſes. Je la ſerai dans mes bras, je lui baiſai les mains.

Elle paroiſſoit ne pas vouloir ſe laiſſer perſuader; elle réſiſtoit à mes raiſons: mais elle étoit ſenſible à mes careſſes; je ne les épargnois pas. La compagnie qui ſurvint nous obligea de nous ſéparer. J'obtins la permiſſion de revenir le lendemain. Je n'y manquai pas.

La chere Dame fut encore plus douce plus traitable que la veille; mais tous mes argumens étoient ſans force. Mon ſilence produiſoit autant d'effet. Elle ne vouloit pas abſolument être perſuadée par le langage le plus perſuaſif; il fallut y ajouter des maneres expreſſives, joindre, pour ainſi dire, le geſte à la déclamation, jouer avec elle une pantomime très-animée, puiſque les paroles ne la contentoient pas.

Ce jeu, où nous nous trouvâmes engagés ſans deſſein prémédité de pan ni d'autre, nous mena plus loin que nous ne penſions. Nous nous oubliâmes comme deux écervelés; pour réparer une faute commiſe en dormant, je dois laiſſer croire à peu près que nous en commîmes une en-veillant.

As 'érsiere n comme dit omere.

Aini s'exécutoit l'arêt de Jupiter.

Quoi qu'il en ſoit, cette chere Dame, qui m'avoit regardé comme un malheureux, pour un accident, fruit inopiné de nos ſonges mutuels, où ma volonté n'étoit point répréhenſible, me regarda comme un très-honnête homme, quand je lui eus manqué bien décidément les yeux ouverts; je n'eus pas d'autre voie pour lui prouver mon mnocence, que de devenir bien coupable. Je fus très-honteux de cette nouvelle faute; mais il en réſulta un nouvel inconvénient. Ma complice, plus contente de moi, n'en déſira que plus vivement de m'avoir pour époux. Je lui proteſtai que j'avois des engagemens antérieurs; la Princeſſe le lui proteſta de même, une Médiatrice d'une ſi haute conſidération lui fit entendre raiſon. Cependant lapetite Dame ſe plaignit à elle du nouveau grief qu'elléavoit contre moi, d'une faute qu'elle nuroit dû taire, parce qu'elle lui étoit commune avec moi. La Princeſſe vint à bout de lui faire comprendre, que, pour ſon honneur, elle devoit enſevelirtous ces petuts ſcandales dans le filence l'oubli.

LaPrinceſſe me parla de ma nouvelle caravane, dont je rougis beaucoup.

Elle me promit bien de la cacher à mon Adélaïde, mais j'appris que cette chere perſonne en avoit été inſtruite, je ne ſais comment; il fut décidé que je n'étois pas digne d'elle. Lecteurs, le croyez-vous? Je fis, à peu près dans le même temps, deux connoiſſances qui chercherent à me procurer des diſſipations; l'on va juger ſi ces deux nouveaux amis avoient l'étiquette des miniſtres du plaiſir. L'un étoit un Médecin, l'autre un Abbé. Le premier avoit ſoigné la Princeſſe Oémelli dans ſa grande maladie; depuis quelque temps je me plaignois beaucoup à lui de ma ſanté.

Toute votre maladie n'eſt que de l'ennui, me diſoit-il, je vous en procurerai la guériſon. Il vous faut une ndiſſipation honnête, des objets nouveaux qui parlent à votre imagination, vous retirent de l'eſpèce de croupiſſement où je vous vois nplongé. J'entreprends cette curen.

L'autre ami de fraîche date étoit un ſoi-diſant Eccléſiaſtique, qui n'en avoit pas, je crois, l'état, mais qui en portoit la décoration. C'étoitun de ces hommes ſerviables, qui, ſous le petit manteau, s'adonnent dans les maiſons, vous diſent toujours: Laiſſez vous ſervirn. Enfin, c'étoit un de ces inutiles qui cherchent à ſe rendre néceſſaires, dont on devroit ſe défaire à tous momens, dont on croit toujours ne pouvoir ſe paſſer. Cet honnête homme, Eſpagnol d'origine, venoit, dit-on, de Naples. Il ne l'avouoit cependant pas bien ouvertement. Nous fîmes connoiſſance dans un caſé. Il parut me prendre en amitié. Le drôle n'étoit embarraſſé de rien. Toutes mes peines étoient des vétilles; il devoit m'en tirer en ſe jouant. Il ſut ſe faire introduire, par moi, chez la Princeſſe émelli, je lui accordois quelque confiance. Je me plaignois auſſi quelquefois à lui de ma ſanté. uVous ne ſavez pas, me diſoit-il, remonter les poids quand ils ſont en bas. Vcus n'avez pas le ſecret de tirer parti de tout, de vous faire ſervir par des gens auxquels il faudroit mſpirer l'envie de vous être utilen.

Je l parlois un jour de la répugnance que j'avois pour me droguer. uIl ne vous faut pas de drogues, me dit-il.

Vous ne ſavez pas ce qu'il y a de nouveau dans l'Empire d'Eſculape.

Sa Cour eſt à préſent à Cythere. C'eſt une partie de plaiſir aujourd'hui que d'être malade; l'on vous fait trouver la ſanté au milieu des plaiſirs.

Laiſſez-vous ſervir, je vous conduirai quelque part où vous trouverez cette bienheureuſe ſanté que vous croyez avoir perdue. Vous verrez du nouveau; c'eſt l'Abbé Baſile qui vous le promet.

J'eus la bonté de me fier à cette parole, quoiqu'elle me fût donnée ſi leſtement. Je dis à l'Abbé que le Docteur Buonafede, le Médecin de la Princeſſe, m'avoit fait à peu près la même promeſſe. Il vous parloit de la même choſe, me répondit Baſile. Il eſt auſſi des nôtres. ous verrez le Temple de la Santé. L'eſt bien autre choſe qu'enFrance en Angleterre; ceſont bien d'autres merveilles. C'eſt votre nimagination qui eſt malade, c'eſt elle qu'il faut guérirn. Nous prîmes jour pour mon introduction dans ce Temple de la Santé dont on me parloit; j'attendis avec impatience ce bienheureux jour. Fin du Livre troifieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE QUATRIEME.

Le jour venu pour l'exécution de notre projet; mon Médecin, auquel j'en avois rendu compte, n'eut pas le temps de m'accompagner, me remit au ſeul Baſile, ce qui ne me plut pas beaucoup, parce que je commençois déjà à ne plus avon grande confiance dans ce peuut Collet. Il me fit attendre ſi long-temps, que, ne comptant plus ſur lui, je me couchai, même je m'endormis. Il vint m'éveiller, me fit lever. La nuit étant fort obſcure, il me conduiſit dans une voiture bien fermée, avec un air de myſtere, qui me donnoit quelque inquiétude. Nous arrivons enfin dans un quartier que je ne reconnois pas au milieu de l'ombre. Mon guide ouvre une petite porte, me fait entrer, referme ſur le champ la petite porte, ſans entrer avec moi, de ſorte que je me trouve ſeul, dans une nuit profonde, au milieu d'un édifice que je ne connois pas.

Ici je commencai à peſter. Je ſuis nun grand ſot, me dis-je à moi-même, de me mettre à la merci d'un homme pqui m'eſt ſuſpect, pour me guérir d'une maladie que je n'ai peut-être pasn. Je regarde autour de moi. La muit étoit des plus ſombres; cependant j'entrevois un ciel très-voilé, à peine viſible. Je m'étois cru d'abord enfermé dans quelque veſtibule obſcur, l'aſpect du ciel m'indiquoit au contraire que je devois être en plein air. J'avance à tâtons, je me caſſe le nez contre une colonne qui, au toucher, me paroît de marbre. Je tourne à droite, autre colonne qui me caſſe le nez; à quelques pas de ſà, troiſieme colonne auſſi dure que les précédentes. uOh! oh! me diſoisje, que veut dire ceci? Suis-je au milieu des ruines de Palmyre?

Cependant plus j'examinois, plus il me paroiffoit que j'étois dans un vaſte enclos entouré de portiques ſoutenus par des colonnes de marbre. Le grand cimetiere, ou campo ſanto de Milan, dont j'ai déjà parlé, avoit cette forme. J'étois donc dans ce cimetiere: mais quel rapport ce triſte aſile avoit-il avec le plaiſir, avec la Cour de Cythere, où l'on m'avoit promis de me conduire?

Tout à coup j'entends percer dans les airs d'affreux gémiſſemens; je vois de longs fantômes qui ſemblent ſortir de la terre, qui s'égarent de tous côtés.

Ils ſont couverts de linceuls mortuaires. Ce jeu, fait pour inſpirer de la terreur à des femmes, ne me paroiſſoit qu'une comédie; mais des voleurs pouvoient être cachés ſous ces voiles funéraires, le dénouement pouvoit être déſagréable. Je n'avois, pour toute arme, que mon épée. Je la tire du fourreau, la fais étinceler. Sa lueur ſemble effrayer les ombres errantes éparſes autour de moi.

Bientôt je vois paroître, ſur un Trône qui s'avance de lui-même, un grand ſquelete couronné, orné du manteau royal, tenant pour ſceptre une faux redoutable. La lumiere lui ſort par les orbites des yeux. Les fantômes errans s'aſſemblent autour de ce ſingulier Souverain, lui rendent hommage. Je cours, l'épée à la main, au devant du ſpectre nocturne. A meſure que j'avance, il recule ſur ſon Trône. Je ſuis entouré de fantômes blancs. Je leur fais, avec mon épée, deſſiner un cercle, je les tiens à une certaine diſtance de moi.

Nous avançons toujours vers le milieu du cimetiere, les fantômes moi.

Tout à coup, au moment où je m'y attendois le moins, je ſens le terrein manquer ſous mes pieds. J'enfonce, je ſuis renverſé, je me trouve ſeul dans un cachot creuſé ſous la terre, dans une eſpece de tombeau où regne l'ombre la plus épaiſſe. Je reſte confondu.

D'autres auroient été pétrifiés. Que nveut dire ceci? me diſois-je: pour guérir les maladies de l'imagination, il paroît qu'on veut allumer l'imagination; mais avec ces belles inventions, il y a une infinité de gens qu'on fera mourir de peur, au lieu de les guérirn. Cependant je metrouvois enterré tout vivant; j'en frémiſſois de colere. Je frappois vainement de tous côtés autour de moi, j'étois enfermé bien hermétiquement.

Alors j'entendis chanter les Prieres des morts, à peu près comme dans nos Temples. Je ſoupconnois d'abord que c'étoit pour moi; mais je n'eus plus lieu d'en douter, quand j'entendis prier proCregorio pour Crégoire. Je ne comprenois rien à cette farce ſcandaleuſe, où je voyois même de l'impiété, On vouloit apparemment me faire accroire que j'étois mort, me traiter comme tel. Aux chants funéraires ſuccéda un ſilence très-long, pendant lequel je m'ennuyai horriblement. Enfin, j'entends ouvrir des trappes. Je ſens ſortir de terre des hommes qui s'élevent à tâtons dans ma ſépulture ſe preſſent autour de moi.

Stupéfait, anéanti, je ſentis de grandes mains velues qui s'emparerent de ma tête. J'eus lieu de craindre qu'on ne voulût m'étrangler. Je réſiſtai de toutes mes forces; mais, malgré mes vains efforts, on me boucha la bouche; nouveau motif de croire qu'on vouloit ſe défaire de moi en m'étouffant. On vint à bout de me tenir ſous le nez un flacon dont j'étois forcé de reſpirer l'odeur enivrante. Je ſentois que cette odeur indéfiniſſable m'étourdiſſoit, je craignois qu'elle ne finît par m'empoiſonner. Quand mes bourreaux crurent ſans doute que j'en avois aſſez reſpiré, ils s'enfoncerent ſous la terre, je me retrouvai ſeul; mais troublé, mais étourdi, défaillant, luttant contre l'anéantiſſement, où bientôt je tombai juſqu'à nouvel ordre.

Après un ſommeil profond léthargique, dont je ne puis ſavoir la durée, éveillé par le ſon des trompettes, j'ouvre enfin les yeux. Je me vois dans un Palais magique, imitant ceux de l'Opéra, merveilleuſement illuminé, qui ſembloit bâti dans les airs, au milieu des nuages. Un vieillard vénérable, tenant dans ſa main droite la boule du monde, , par un mélange profane, ayant à ſes pieds l'Aigle qui portoit la foudre, ſiégeoit ſur le Trône des nues. Quatre beaux jeunes gens, à peu près coſtumés comme nos Peintres repréſentent les Anges, ſonnoient de la trompette vers les quatre points cardinaux du Ciel.

De jolis peuits enfans, dont je ne voyois que la tête, ayant des petites aîles ſous le menton, dont ils ſembloient ſe cacher les yeux, éblouis de l'éclat du rayonnant vieillard, repréſentoient aſſez bien ce qu'on nous peint ſous le nom de Chérubins de Séraphins. Un cortége rayonant d'hommes de femmes vêtus de blanc étoit proſterné ſur les nues, devant le Trône du Souverain.

es éclairs étinceloient par intervalles, doroient les nuages; la ſoudre grondoit ſous ſes pieds.

ſout cet appareil étoit fort bien imaginé, fort bien exécuté, capable de faire illuſion; mais je ne me croyois point mort, ni aux pieds de l'Etre ſuprême. Les quatre jeunes gens, parés chacun d'une paire d'aîles, appelerent les morts des quatre parties du monde.

Alors quate autres perſonnages aîlés vinrent m'enlever, me forcerent de me proſterner aux pieds du Trône. Un nouveau vieillard, qui n'étoit pas celui qu'on paroiſſoit adorer, ouvrit un grand live, lut un abrégé de ma vie, qui, à mon grand étonnement, ſe touva aſſez exact. Alors l'homme ſiégeant ſur le Trône, auquel on oſoit donner le nom ſacré de la Divinité, me ditt uAccuſé de tant de déréglemens, qu'as-tu à répondre aux pieds de ton Juge?--Ehl Meſſieurs, répondisje, ceſſez de vous jouer d'un homme qui n'eſt ni crédule ni tout nà ſait ignorantn. A ces mots, là ſoudre gronda, une profonde ſubite obſcurjté ſit diſparoître tous les objets; jefus enlevé tapidement, replongé danx mon premier cachot, ou dans un areil Cet accident imprévu me mortiſia ſingulierement. J'étois beaucoup plus à mon aiſe au milieu du Palais magique, que dans le ſilence l'ombre d'un tombeau. J'appelai long-temps, ſans qu'on daignât me répondre. J'avois beau demander en grace qu'on me tirât de cette priſon, promettant de me ſoumettre à tout ce qu'on voudroit, le plus profond ſilence régnoit toujours autour de moi. Pour comble de diſgrace, je n'avois ni à boire ni à manger, je commencois à ſentir le beſoin de l'un de l'autre. Enfin, le ſommeil, qui a toujours été propice à mon pere, me le fut pareillement. Il m'amena les fonges les plus heureux, pour la ſeconde fois, éveillé par les trompetes, je me retrouvai au pled du Trône. Pluſſeurs autres inſortunés s'y trouvoient proſterés comme moi, pour être jugés. Ils répondirent tous humblement aux queſtions qu'on leur fit; leur ſentence leur fut prononcée.

Quand mon tour fut venu, malgré toute l'envie que j'avois de me comporter avec une apporence dereſpect, je ne pus m'empêcher d'éclater de rire.

Soudain la foudre éclata comme la precédentecédente fois, une nouvelle obſcurité fit tout diſparoître; je fus encore enlevé inviſiblement, replongé dans mon cachot. Cette ſeconde leçon me corigea totalement de l'envie de rire; d'autant plus que je ſentois le beſoin de réparer la nature affoiblie. Je reſtai encore très-long-temps dans ce triſte état.

J'avois beau crier on ne me répondoit pas. Pour comble de malheur, le ſommeil ne venoit point me ſoulager, préciſément parce que j'en avois beſoin.

aLes malheureuxl me diſois-je; belle façon de me guérirl Ils jouent un jeu à me tuer. Peut-être eſt-ce leur deſſeinn. Enfin, je ne ſais ſi ce fut ſommeil ou défaillance, je perdis connoiſſance; j'eus le bonheur, à mon réveil, de me retrouver encore, au ſon des trompettes, au pied du Trône des nues. Une voix impoſante prononça ces paroles: uPour la troiſieme derniere foisn. Frappé de cet avertiſſement laconique, je me gardai bien de laiſſer échapper la moindre imprudence qui pût annoncer que je n'étois pas la dupe de cette comédie. On me demanda ce que j'avois à répondre devant mon Juge. Je répondis qu'on avoit lu un précis de ma vie, qui m'avoit paru très-exact; que je n'avois jamais com mis aucune faute qu'à mon corps défendant; mais qu'enfin je n'en avois pas été exempt: j'ajoutai même, en faiſan un grand effort pour conſerver mon ſérieux, que j'en étois très-repentant, que rilen demandois humblement pardon. Alors les harpes d'or ſonnerent pour célébrer la gloire du pécheur repentant. Une obſcurité vénérable ſe répandit dans le Temple des nues. Le tonnerre gronda aux pieds du Trône.

Une voix éclatante ſe fit entendre, prononça ces mots: uIl s'eſt repenti, qu'il ſoit placé auprès du ſéjour de la félicité; qu'il jouiſſe, du moins, nde la vue du bonheurn. Soudainj fus enlevé de nouveau placé dans une eſpece de petit boudoir, ſous u berceau de treillage, mêlé de verdue de fleurs, d'où, par une aſſez grand fenêtre, je jouis de la perſpective plus riante.

La vue de l'Elyſée, où j'avois ſé journé dans les montagnes de la Sierra Morena, n'avoit rien de ſupérieur à celle de ce beau payſage. J'y vis de Bergerst desDergeres, omés àl'envide fleurs de guirlandes, ſe lnant au doux ébats qu'un amour innocent leur permettoit. Il falloit que la ſcene fût bien riante, puiſque, malré le beſoin qui me tourmentoit, je m'oubliai quelques momens dans la contemplation de ce beau ſpectacle, ſans faire attention à une petite table qui étoit ſervie auprès de moi. Enfin, l'aſpect d'une autre bien plus appetiſſante qu'ou apporta preſque ſous mes yeux, de mon berceau, me fit penſer à la néceſſité de ſoulager mes beſoins. Je regardai dans ma petite niche, j'apperçus ma petite table ſervie avec frugalité; mais aſſez honnêtement. Je me jetai ſur un bouillon qui me fit beaucoup de bien; j'avalai un verre de vin trèspaſſable, qui ne m'en fit pas moins.

Enſuite je mangeai plus poſement l'ordinaire aſſez copieux qui étoit en mon pouvor; mais je regardois, par ma feêtre, l'autre table. Je la voyois entourée de la plus agréable compagnie, de la plus brillante jeuneſſe des deux ſexes. La joie y régnoit avec l'amour décent. La chere la plus exquiſe, la converſation la plus gracieuſe, les propos les plus flatteurs, quelquefois des hanſons charmantes, ſecondées d'une muſique délicieuſe, animoient ce repas enchanteur. Je pouvois tout voir tout entendre; mais ce mince bonheur ne me ſuffiſoit pas. J'avois toujours joué le rôle d'acteur, celui de ſimple ſpecateurne m'amuſoitnullement. Commeon ne paroiſſoit pas faire à moi la moindre attention, je voulus parler, afin de prendre part à la fête. Soudain un abatjour ferma hermétiquement ma fenêtre; je me retrouvai plongé dans une pro fonde obſcurité.

Je frappai du pied ſur la terre, je priai inſtamment qu'on rouvrît ma fenêtre, promettant ſolennellement de ne pas parler. On me fit attendre, ou plutôt languir fort long-temps. J'entendois cependant la muſique enchantereſſe, les éclats de rire, juſqu'au bruit des baiſers, ſans doute innocens, que les Bergers imprimoient ſur les levres de leurs Bergeres. Quelquefois ils parloient auſſi des ſots témoms de leurs plaiſirs, ces propos me regrdoient. On s'exprimoit avec ironie pitié ſur ces benêts; je ne ſais ſi quelques mots échappés, à un jeune homme ne me firent pas ntrevoir qu'on ne tardoit pas à faire àces malheureux témoins une opération qui les privoit de leur ſexe, afin de les rendre plus traitables plus faciles à conduire.

On ſent qu'il n'y avoit là aucune circonſtance qui pût m'égayer. Je frémiſſois dans l'ombre; mais il ne falloit pas témoigner mon reſſentiment, ſi je voulois qu'on me rendît du moins la clarté. Elle me fut enfin reſtituée, je me vis, par grace, rétabli au rang de ces témoins qu'on appeloit des benêts.

Mais les cruels n'avoient pas aſſez excité dans moi la jalouſie l'indignation; il leur manquoit de goûter ſous mes yeux des plaiſirs portés à un excès ſcandaleux, pour faire naître en mon cœur le comble du déſeſpoir.

Je vis deux couples charmans entrer dans un berceau voiſin du mien, où je pouvois les obſerver à ſouhait.

L'un de ces deux couples étoit blond, l'autre brun. Je vis donc régner, d'un côté, la douce molleſſe, la tendreſſe languiſſante, tout ce qu'il y a de plus touchant; de l'autre, j'apperçus la pétulance, le plaiſir, le tranſport, tout ce qu'il y a de plus agaçant.

Que ne ſe dirent-ils pasl quels propos enchanteurs! quelles délicieuſes perfides careſſes! Ah! Cataudin, étois-tu fait pour n'être que ſpectateur? uSi je reſte ici encore quelques jours, me diſois-je, il y a de quoi me faire tomber dans l'étiſie dans la conſomption. Les barbares veulent, je le vois, me rendre réellement malade, pour avoir le plaiſir nde me guérir. Puis excité, malgré mes intentions honnêtes, par les ſcenes d'intimité dont on avoit la cruauté de me rendre témoin: Encore ſi j'avois npour ma part, ajoutois-je, le moindre mdividu de ce ſexe enchanteur, afi de n'être pas là tout ſeul à me morfondre, tandis que je vois les autres s'amuſer... Ne fût-ce qu'une ſimple ſervantel ... Ah! Chevalier de Roſamene quel proposl Je ne me reconois plus.

Tout à coup je vois paroître dans mon boudoir une groſſe ſervante, une jouſſlue aſſez appétiſſante, qui me tombe des nues. Je demeure ébahi. Bientôt un feu ſéditieux s'allume dans mes veines, j'en ſuis honteux déſeſpéré. J'oublie toute la délicateſſe que l'honeur le ſentiment m'inſpiroient. Je ne ſuis plus qu'une machine mue par des paſſions aveugles. Les cruelsl par quelles combinaiſons ils m'avoient amené à une ſituation ſi peu digne de moil Je ſerte dans mes bras, puiſqu'il faut le dire, cette groſſe réjouie; je rougis trop de cette ſcene pour la raconter. Qu'on ne me croie pas cependant ſi coupable que je puis le paroître: je fus bientôt puni d'un égarement involontaire. Je vis entrer dans le boſquet de la jouiſſance c'eſt ainſi que j'entendois nommer le lieu de plaiſir que j'avois ſous les yeux; je vis entrer, dis-je, dans le boſquet une grande perſonne voilée, mais très-bien faite. Elle avoit la taille l'encolure de mon Adélaïde. Un jeune homme s'empara d'elle, en difant, «Ma chere Adélaïde! » O Ciel!

Je voulois tout briſer. Cependant je me contenois, de peur d'être puni par un enlevement ſoudain, du moindre éclat que je ferois: mais voir mon Adélaïde entre les bras d'ur autre, tandis que j'étois réduit à une ſervantel J'étois dévoré des ſerpens de la jalouſie. Mon imagination s'allumoit; je croyois entendre préciſément la voi de mon Amante; je croyois la reconnoître, quoiqu'elle eût le dos tourné de mon côté. Cependant mon odieux rival pourſuivoit ſes inſtances auprès d'elle. On l'écoutoit, on lui rendoit careſſes pour careſſes; que ſais-je? il alloit être heureux ſans doute. Je ny puis plus tenir; je m'écrie: uAh perfidel J'enfonce tout à coup; je me retrouve ſous la terre.

Cette épreuve fut peut-être une des plus cruelles de ma vie. O Dieu! celle que j'aimois étoit dans les bras d'un rival, d'un raviſſeur, je frémiſſois ſous la terre, dans l'ombre dans le tombeaul Mais eſt-il vrai, me diſoisje? Adélaïde peut-elle ſe prêter à un jeu ſi indigne d'elle? .. Ah? la perfide En toute autre circonſtance je ne l'aurois pas cru; mais depuis quelque temps elle me fuit; mais la Princeſſe avoue qu'elle eſt changée à mon égard. C'eſt ici qu'elle vient chercher des plaiſirs odieux Ol Adélaïde, Adélaïde?..Cependant

il faut abſolument ſonger à ſortir de cet affreux état, n'être plus le jouet de ces malheureux, qui, avec leurs trappes maudites toutes leurs autres machines, me font monter deſcendre à leur gré, tantôt ſur la terre, tantôt deſſous. Oh! imbécillel c'eſt moi qui, de gaîté de cœur, me ſuis remis au ſcélérat qui m'a précipité dans cette ridicule demeure, où l'on ſe joue de moi comme d'un enfantl Je faiſois tout bas ces réflexions; car on m'en eût puni, en me laiſſant plus long-temps dans l'ombre, ſi on les eût entendues. Enfin, l'on m'enleva encore de ce noir cachot, je fus jeté, pour ainſi dire, ſur la terre. Je me trouvai à la porte d'une grande ſalle, où j'apperçus beaucoup de monde qui ſe preſſoit d'entrer; j'entrai comme les autres.

Je vis un tribunal de Médecins en hermine en robes rouges, ſiéger gravement, comme la Cour de Pluton, avec tous les oremens de la dignité médicale. Parmi ces Docteurs empeſés, je reconnus mon Médecin Buonafede. Je fus tente de lui ſauter au collet, de lui reprocher, avec des geſtes expreſſifs démonſtratifs, de m'avoir fait faire une démarche qui m'attiroit tant de diſgrace: mais je ſentis qu'il falloit me contenir, ſi je ne voulois être replongé dans l'ombre. On me fit placer à mon rang. Tous les malades imaginaires qui cherchoient la ſanté, approchoient l'un après l'autre. Ils demandoient d'être régénérés, renvoyés ſains bien portans aux régions de la lumiere. On leur tâtoit le pouls; l'on prononçoit: Soit fait ainſi qu'il eſt requisn. Alors on les faiſoit ſortir par une porte pppoſée à celle par où ils étoient entrés.

La curioſité de voir le lien où on les conduiſoit, la crainte d'être reconduit dans l'ombre, plutôt que dans les régions de la lumiere, me forcerent de faire comme les autres, quand mon tour fut venu. Après avoir faît la même fupplique que mes compagnons les malades, j'obtins les mêmes paroles: Soit fait ainſi qu'il eſt requisn.

Alors on me fit paſſer, comme les autres, dans de grands appartemens o nous attendîmes la fin de la féance doctorale. Ce moment arrivé, nos Eſculapes quitterent leurs ſimarres, le men vint à moi les bras ouverts. Loin de répondre à ſes amitiés, je l'accablai de reproches, maudiſſant le moment où je m'étois engagé dans une démarche ſi funeſte. Après l'attachement nque vous m'avez témoigné, lui disnje, devois-je m'attendre, de vote part, à un tour ſi perfide? Barbare, en promettant de me rendre la ſanté, vous avez riſqué mille fois de me donner la mort; moi ſur-tout né pour jouir, moi réduit à être témoinl Oh! ce rôle de témoin me tenoit au cœur.

Mon Docteur parut ſurpris de ce que je lui diſois. Expliquez-moi donc, reprit-il, ce que vous avez éprouvé, afin que je voye ſi l'on vous a ſoumis à de plus rudes épreuves que les autresu. Je lui racontai de point en point tout ce que j'avois ſouffert depuis que le maudit Abbé Baſile m'avoit conduit dans le cimeiere. Quand j'eus fini mon récit: On a paſſé de beaucoup les bornes avec vous, me dit le Médecin. Il faut que vous ayez quelque ennemi qui vous ait recommandé pour qu'on vous tourmentât.--Ah! m'écriaije, ſi je croyois que ce fût ce déteſtable Abbél ... Mais quel intérêt peut-il avoir à me faire ſouſfrir? Au reſte, que ſigniſient ce cimetiere, ces fantomes, ce tombeau, ces funérailles, ce jugement, cet appareil religieux profane, par un mélange ſacrilége? Quel rapport tout cela peut-il avoir avec ce qu'on a promis? Il eſt queſtion de me guérir, pourquoi me rendre malade, à demi mort?--C'eſt aſſez l'uſage des Médecins, me répondit le Docteur.

Quand les gens ne ſont par malades, veulent ette guéris, il ſaut bien leur donuer une maladie; plus on la rend grave, plus il y a de ngloire à les en délivrer.--Mais enfin, repris-je, pourquoi ces cérémonies myſtiques, qui tendent à faire accroire aux gens qu'ils ſont morts?--Mon cher ami, me répondit l'Eſculape, c'eſt pour avoir plus de mérite à leurs yeux; car il eſt nencore plus beau de reſſuſciter les gens, que de les guérir. Au reſte, il faut conſidérer nos deſſeins notre poſition. Il eſt ici queſtion de ntravailler ſur l'imagination des hommes, de la frapper fortement, pour leur faire croire que nous avons un pouvoir ſurnaturel, que nous ſommes des eſpeces de Dieux. Il faut obferver que nous avons affaire à des peuples très-ſuperſtitieux, couſus de préjugés, ſur l'imagination deſquels tout ce qui eſt relatif aux objets religieux a le plus de pouvoir.

C'eſt donc parmi ces objets que nous avons cherché les illuſions les plus capables de leur faire impreſſion. Nous ne leur perſuadons pas préciſément qu'ils ſont morts, que nous allons les reſſuſciter; mais nous leur faiſons accroire du moins qu'ils ſont hors du monde, dans un nouvel Univers; que nous allons les régénérer, les renvoyer à la lumiere, leur donner, pour ainſi dire, un corps tout nouveau. Nous ſommes au commencement de notre établiſſement; nous allons en tâtonnant.

Nous n'avons encore rien de bien arrêté ſur la maniere d'initier les croyans dans nos myſteres de leur faire illuſion. Notre but, comme je vous le dis, eſt de frapper l'imagination. Nous perfectionnerons nos reſſorts notre plan; mais il faut, dans nce pays-ci, employer des moyens relatifs aux objets religieux. Au reſte, mon cher ami, je vais tâcher de vous dédommager de ce que vous avez ſoufſertn. A ces mots, le Docteur me conduiſit dans une ſalle magnifique, où je vis une foule de jeunes beautés réunies, dans la parure la plus ſéduiſante; ce coupd'œil étoit l'un des plus beaux que j'euſſe encore vus. Toutes ces belles perſonnes annonçoient la complaiſance la plus obligeante; leurs regards ſembloient ſolliciter les cœurs de ſe rendre à leurs charmes. J'envis une, entre autres, qui me frappa ſingulierement parun air decandeur d'innoncence uancé dans ſes yeux avec le feu d'un timide amourJe ne pus m'empêcher de lui rendre les armes pour le moment. uParmi toutes cés belles, me dit mon Docteur, voudrezvous bien choiſir celle qui vous plaira le plus, pour devenir ſon pédagogue? Vous allez entrer tout à l'heure, avec les hommes, dans une ſalle contigué, où un Docteur va vous faire une belle oraiſon, pour vous expoſer le ſyſtême du Magnétiſme animal, par lequel vous allez tous être guéris. Or, comme ces matieres ſont trop abſtraites pour les femmes, comme ces cheres perſonnes conçoivent plus par ſentiment que par raiſonnement, chaque homme choiſit celle qui lui ſourit le plus, pour lui expliquer, ou plutôt lui faire ſentir, en particulier, dans un charmant tête à tête, tout ce qu'elle pourra concevoir de nos myſteres. Choiſiſſez donc, mon cher ami, celle que votre cœur vous inſpire d'éclairer, qui vous paroît la plus ſuſceptible de vous écouter.--Mon choix eſt fait, m'éncriaije avec tranſport, en regardant la belle innocente qui m'avoit d'abord frappé. Cette jeune beauté rougit parut enchantée; ce qui la rendit plus charmante. Mon guide ſourit, me dit: Vous êtes de bon goût, elle eſt très-jolie; venez donc recevoir des lumieres, pour avoir le plaiſir de les lui communiquern.

Nous entrâmes, à ces mots, dans une eſpece d'amphithéâtre, au milieu duquel ſiégeoit un Aréopage de graves Docteurs en ſimarre, dont le chef élevé ſur la tribune aux harangues, quand tout le monde fut placé, quand le ſilence fut établi, entonna ainſi ſon diſcours emphatique, avec toute la pompe doctorale. Mes chers malades, vous êtes des bêtes; la choſeeſt palpable, oui, vous êtes des bêtes, en comparaiſon des êtres céleſtes ſupérieurs à votre nature; mais vous êtes des Anges par nrapport aux êtrés animés uniquement par le brute inſtinct. Vous êtes des ignorans, mes chers diſciples, oui, vous l'êtes poſitivement relativement. Vous l'êtes poſitivement, parce que vous ignorez ce qu'il y a de plus néceſſaire aux hommes, ce reſſort par lequel l'homme malade ſe rétablit, comme il le déſiré, dans un état dé ſanté. Vous l'êtes rélativement aux faux ſavans, parce que vous n'aves point, comme eux, corrompu voure eſprit par la fauſſe ſciénce dont ſe parent ces dangereux Docteurs, qui vous aſſaſſinent journellement.

Vous êtes donc des ignorans, mes chers malades, je vous en félicite, parce que vous êtes mieux diſpoſés, par cette heureuſe ignorance, a vous imbiber, pour ainſi dire, de la ſublime doctrine que nous allons vous prêcher, plus aptes à en reſſentir les heureux effets: car enfin c'eſt ſur l'imagination qu'ils operent; ſi l'on n'a pas foi en notre doctrine, l'imagination n'étant pas prévenue en ſa faveur, ne peut en recueillir les fruits. C'eſt cette faculté ſeule qui eſt malade chez vous, c'eſt elle ſeule qu'il faut guérir. Les brutes ſont bornés au phyſique; leur vie eſt dans leur ſang, leurs maladies ſont donc purement phyſiques; mais l'homme eſt doué d'une ame. Quand cette ſubſtance céleſte eſt malade, le corps eſt en mauvais état; c'eſt donc cette ame qui ſouffre, c'eſt elle qu'il ſaut rendre à la ſanté. Or des Docteurs purement automates prétendent vous guérir, comme les bêtes, par quelques ſimples ou autres remedes matériels, ne conſiderent dans vous que le phyſique. Vous êtes des machines d'un ordre ſupérieur, qui a des rapports avec tout l'Univers; il eſt donc indiſpenſable, pour vous guérir, de connoître le grand reſſort du monde. Il y a dans P'Univers une vertu magnétique, qui étoit, pour les anciens, une qualité occulte, qui eſt à préſent connue de quelques mortels favoriſés de la nature ſupérieurement organiſés. Cette vertu magnétique eſt comme un courant de vie qui anime tous les êtres; mais ces différens êtres y participent plus ou moins. Il eſt des infortunés qui s'abreuvent moins que les autres au courant de la vie, qui, privés de cette ſève heureuſe, languiſſent dépériſſent: tel eſt votre état, mes chers malades. Mais il eſt auſſi des favoris que la nature a organiſés d'une maniere céleſte, qui ſavent ſe rendre maîtres de ce courant de vie, en faire paſſer l'heureuſe influence dans le ſein des malades qu'ils en voient privés. C'eſt à ces mortels ſupérieurs qu'il vous faut recourir. Tandis que les gens paſſés Docteurs de la Faculté vous traiteront comme de ſtupides animaux, croiront vousguérir par des ſimples, des potions ſans effet, autres remedes puérils, nous vous ntraitons ici ſelon le rapport que vous avez, mes amis, avec le ſyſtême du nmonde. Nous voyons les choſes dans le grand, nous les adminiſtrons de meme. Nous ſaiſons couler dans votre ſein ce fleuve aimateur, qui forme la vie de tout ce qui reſpire.

Des hommes ſupérieurs ont, dans tous les ſiecles, entrevu cette dottrine. Les Egyptiens en faiſoient uſage; les Mages, d'où vient encore le nom de Magiciens, connoiſſoient l'influençe des aſtres ſur nous, ſavoient ſe rendre maîtres de cette influence, pour opérer, par ce moyen, le bonheur de leurs ſemblables. Des hommes qu'on a cherché à ridiculiſer ſous le nom d'Aſtrologues, ont eu le même fecret, que la nature leur révéloit par l'aptitude qu'elle leur donnoit de diriger à leur gré cette influence. Telle eſt, chers malades, la doctrine que nous profeſſons, tel eſt le ſecret par lequel nous ſaurons vous guérir. Vous avez vu les grandes choſes que nous avons déjà opérées en votre faveur. Nous vous avons sfait ſortir du monde terreſtre, où vous végétiez; nous vous avons tranſportés dans un monde idéal, où nous ſaurons vous régénérer. Félicitez-vous donc d'être des ignorans, de n'être pas bridés par les préjugés des faux ſavans, puiſque cette heureuſe ignorance nous donne la facilité de vous plonger dans une illuſion qui vous procurera la ſanté. Sachez concevoir le degré que vous tenez dans la chaîne des êtres. Sentez que vous êtes des bêtes, en comparaiſon des intelligences ſupérieures; que nous vous traitons comme d'heureuſes machines ſoumiſes à notre aſcendant, dont nous mettrons à profit l'imbécillité fortunée, pour leur bonheur notre gloiren.

Il eſt clair que ces Meſſieurs nous regardoient comme des ſtupides, dont ils ſe jouoient évidemment. Ils nous le diſoient; tous leurs auditeurs, traités de bêtes, prouvoient qu'ils méritoient ce nom par l'air d'admiration que la plupart offroient viſiblement, qu'on ne pouvoit méconnoître à leur bouche béante. Enſuite ces heureux ignorans, qui ne comprenoient pas toutesles belles choſes qu'ils avoientadmirées, allerent, comme moi, dans la ſalle voiſine, pout les communiquer les expliquer à leun belles. Ils dirent à ces jeunes perſonnes, qu'il y avoit un courant de vie qu'on feroit couler chez elles; qu'ils étoient des bêtes; qu'elles en étoient auſſi; mais que c'étoit tant mieux, parce que leur maladie étoit imaginaire, qu'en ne comprenant rien au traitement, elles ſeroient bien mieux guéries.

Toutes les belles admirerent, de ſi rares merveilles, regarderent comme de grands Docteurs les ignorans qui les leut expoſoient d'une maniere ſi ſavante.

Pour moi, j'approchai de ma nouvelle Maîtreſſe la petite Anguillette: je lui ex poſai les choſes auſſi ſavamment qu'aucun autre: je la fis rire comme une petite folle; mes careſſeslui en apprirent autant que mes raiſons.

Bientôt on nous fit paſſer dans la ſalle des criſes. On nous banda, à tous, les yeux pour nous y conduire. Nous reſtâmes long-temps privés de la lumiere; je ſentois, pour mon compte, des mains délicates qui me chatouilloient. J'éclatois de rire, comme il eſt d'uſage dans cette circonſtance. J'entendois rire les autres ignares; d'où je concluois que nous étions tous chatouillés. Voilà, me diſoisje, une guériſon qui commence fort gaîmentn. Nous étions preſſés dans les bras de perſonnes du ſexe; l'imagination s'allumoit par l'efferveſcence qu'on faiſoit naître dans le ſang des prétendus malades.

Enfin, l'on nous débanda les yeux.

Nousnous vîmes tous aſſis dans une ſalle décorée avec une volupté enchantereſſe.

Chacun de nous portoit ſur ſes genoux le doux fardeau d'unetrèsaimablenymphe, qui avoit ſans doute rempli à ſon égard le rôle de chatouilleuſe. Il y avoit, au milieu de la ſalle, deux ſtatues qui paroiſſoient de marbre blanc: je dis qui paroiſſoient; car, à les bien conſidérer, on appercevoit que ce n'étoit qu'une imitation. Illes avoient bien le luiſant, la couleur, le veiné du marbre poli; mais il ſembloit qu'on leur entrevoyoit une certainemolleſſe. L'unerepréſentoitunhomme, l'autre une femme, tous deux nus, mais de la forme la plus belle. Les hommes ſerangerentautour de la ſtatue defemme, les femmes autour de celle d'homme.

Après iférentes cérémonies myſiqes operées par les Docteurs pour magnétiſer les ſtatues on vit cesfigures s'animeraugrand étonnementdelaſſo blée admiratrice. Chacun, à ſon tour, approcha de la ſtatue, qui le toucha, le palpa, le magnétiſa d'une maniere capable d'opérer ſur le tempérament auſſi bien que ſur l'imagination. Notre ſtatue de femme étoit fort belle, par conſéquent douée de ce qu'il falloit pour faire impreſſion ſur des hommes. Je voyois que la ſtatue d'homme n'avoit pas moins de puiſſance ſur les femmes.

Quand tout le monde eut été palpé, les deux ſtatues ſe mirent à danſer enſemble une danſe très-voluptueuſe, je dirois preſque laſcive. La muſique s'accordoit trop bien avec cette danſe: au bout d'un moment on nous y fit tous prendre part.

Chacun donna la main à ſa chacune. Je danſai avec ma petite Anguillette, qui, malgré ſon air d'innocence, étoit d'une vivacité d'une pétulance charmantes.

Nous pafsâmes ainſi une ſoirée fon agréable, qui fut couronnée par unrepas délicieux. Après le ſouper la danſe recommença, pendant laquelle chacun s'eſquiva, plus tôt ou plus tard, avec ſa Déeſſe. Chaque couple fut conduit à ſon appartement. Je fus inſtallé avec mon Anguillette dans ma chambre, qui étoit fort voluptueuſement meublée. Il y avoit deux lits jumeaux, l'un pour ma compagne, l'autre pour moi, avec la permiſſion tacite, ſans doute, de n'en déranger qu'un. C'eſt ici qu'il faut abandonner les Lecteurs aux ſuppoſitions qu'ils formeront chacun ſelon leur caractere, ſelon ce qu'ils auroient fait eux-mêmes en pareille circonſtance. Il eſt très-ſûr que je n'étois déjà plus malade. Je demandai à ma compagne ſi elle l'étoit encore.

Oh! non, me répondit-elle avec tranſport; je ne me ſuis jamais ſi bien portéen.

Je queſtionnai beaucoup cette jeune perſonne. Sa converſation étoit font agréable; mais, malgré ſon air de candeur d'ingénuité, je la trouvai fort myſtérieuſe. Elle paroiſſoit avoir plus.

d'uſage qu'une Agnès de ſon âge n'en faiſoit preſſentir au premier coup-d'œil; d'ailleurs, malgré la grande réſerve qu'elle avoit affectée d'abord, je ne pouvois plus la prendre pour une novice.Quoique je me ſentiſſe parfaitement guéri, mes Docteurs me firent pourſuivre le traitement pendant quelques jours, pour bien aſſurer ma guériſon me mettre à l'abri d'une rechute. On me ſit mener la plus joyeuſe vie. Tous les plaiſirs artiſtement variés rempliſſoient tous nos inſtans, ne nous laiſſoient point de vuide.

Le lendemain de ma premiere jouiſſance, on m'envoya une ſtatue de bronze pour me palper. Cette figure, très-bien imitée de l'antique, repréſentoit une femme de la plus rare beauté. Je fus étonné de la voir entrer majeſtueuſement dans ma chambre.

Elle me tendit les bras, je m'y précipitai. Elle me toucha d'abord, comme eût pu faire un Médecin Magnétiſeur.

Peu à peu elle mit plus de molleſſe, de volupté dans ſes manieres. Enfin, quand elle s'apperçut qu'elle faiſoit impreſſion ſur moi, elle ſe débarraſſa, je ne ſais comment, d'une enveloppe bronzée qui la couvroit; je vis, avec autant d'enchantement que de ſcandale, une très-belle femme, dans un état que je ne puis décrire. Elle étoit d'une blancheur éblouiſſante, le parut doublement, quand elle ſortit de ceut 'enveloppe ſombre triſte. Je ſents que j'étois tombé dans une maiſon ſon peu décente; j'en voulus de nouveau à l'Abbé qui m'y avoit conduit.

Je concevois qu'il falloit que les Docteurs priſſent une voie plus honnéte pour pour guérir leurs malades. Il y avoit trop à réformer dans leurs procédés; un établiſſement de cette ſorte ne pouvoit ſubſiſter. Je ne pus m'empêcher de faire quelques repréſentations à ma ſtatue dépouillée, ſur l'indécence d'une pareille conduite. Elle courut ſe cacher dans un de mes deux lits, pour dérober à mes yeux des appas dont la proſtitution me ſcandaliſoit. Elle parut pénétrée de mes remontrances; je vis couler ſes larmes, j'en fus attendri.

Alors il m'arriva ce qu'on voit tous les jours arriver à des femmes honnêtes, dévotes même, qui veulent ſe mêler de convertir des hommes. Le vice ſcélérat triompha de l'innocente vertu. Je ſus donc la dupe de cette femme, ſes pleurs me toucherent, j'eus la foibleſſe de chercher à la conſoler; ce ſoin, ſi honnête dans ſon principe, me mena plus loin que je ne voulois.

Je vis que toutes les prétendues ſtatues de ce beau ſéjour étoient des hommes des femmes, qui avoient un ſourreau de peau bien hermétiquement collée ſur la leur. Cette enveloppe étoit peinte en marbre ou en bronze, d'une maniere à tromper. Les yeux de ces fgutes étoient couverts avec un art qui ne les laiſſoit pas appercevoir, quoiqu'elles ne fuſſent pas privées de la vue.

Il n'étoit pas ſurprenant que de pareilles ſtatues fiſſent impreſſion, l'on voit trop en quoi conſiſtoit leur vertu magnétique. Je remarquai, de plus, que toutes les beautés, ſtatues ou non ſtatues, que je voyois dans ce dangereux ſéjour, étoient à peu près à la diſpoſition de ceux qui ſe montroient jaloux d'en faire la conquête; ce qui m'inſpiroit une répugnance ſecrete. Je n'ai jamais goûté le libertinage. Mes divertiſſemens cependant devenoient de plus en plus agaçans. Les ſtatues ſe familiariſoient avec nous. D'abord elles faiſoient leurs rôles de ſtatues; enſuite elles nous palpoient à la maniere des Docteurs magnétiſeurs; mais leurs geſtes paroiſſoient ceux de machines qui iroient par reſſorts par le jeu d'une manivelle; bientôt après elles devenoient tout fait vivantes. Alors le mélange des bronzées des marbrées étoit piquant.

On voyoit d'abord danſer des contredanſes formées de figures des deux couleurs. Enſuite, nous autres malades, nous entrions en danſe, mélés avec ces effigies. Il étoit amuſant de voir, là une ſlatue qui ſe mettoit en mouvement, plus loin une autre qui danſoit, plus loin enfin, une autre qui ſortoit de ſon enveloppe. Tout ce que je raconte ici ſe paſſoit pourtant avec une eſpèce de décence. On ne pouvoit nier qu'il y eût des graces, de l'enchantement; mais onydéſiroit plus d'honnêteté. D'ailleurs il s'y trouvoit, ſelon l'idée des entrepreneurs, tout ce qui pouvoit guérir des gens qui n'étoient point malades.

Le plaiſir eſt comme ce monſtre dont parle Eorace, qui a la tête d'une belle femme la queue d'un poiſſon.

Deſinit in piſcem mulier formoſa ſuperné.

Si l'aſpect en eſt riant, les ſuites rendent ſérieux. Mon Docteur me conduiſit d'abord dans un endroit où l'on recueilloit toutes les beautés qui portoient des marques viſibles de ces plaiis, par leſquels on avoit prétendu les guérir. Elles reſtoient là juſqu'à ce qu'elles ſe fuſſent débarraſſées de ces ndices d'une conduite peu ſage. On prétendoit que leur honneur étoit bien couvert dans cet aſile. Elles y entroient ar une maiſon où elles étoient cenſées ſes en penſion, qui communiuoit, ſans que perſonne en ſût rien, avec ce ſecret aſile. Elles en ſortoient par la même Maiſon, quand elles étoient débarraſſées de leur fardeau; de ſorte que le public ne pouvoit ſe douter ni du plaiſir goûté, ni des ſuites qu'il avoit eues.

Je cauſai avec une des ces pettes femmes, qui étoit déjà rondele. Mal gré l'épreuve à laquelle on l'avo oumiſe, elle paroiſſoit avoir conſervé une innocence comique intéreſſante.

uCela eſt ſingulier, me diſoit-elle, je me croyois bien guérie, voilà que l'incommodité me reprend, perſonne ne veut plus me magnétiſer.

J'avois eu, ci-devant, des obſtructions, dureté, enflure même dans le bas ventre, ſuppreſſions enfin trèsninquiétantes: pardonnez-moi de vous tenir ce langage d'une malade.

Le régime de cette maiſon m'avoi guérie; mais je vois renaître à preſent les embarras, l'enflure, les ſuppreſſions je vous le dis tout bas.

enfin tout ce dont je me plaignoisn L'innocente me laiſſa entrevoir qu'elt conſentiroit encore à être magnétiſée par moi. Je ne crus pas devoir profiter d ſa bonne volonté. Elle me racontali maniere dont elle avoit été introduit dans cette maiſon. Je reconnus qu'on l'avoit éprouvée beaucoup moins rigoureuſement que moi. La petite perſonne étoit fort crédule. « Cela eſt plaiſant, diſoit-elle, d'être comme cela tranſportée dans un autre monde.

Moi, je m'y trouverois aſſez bien.

Sans le nouvel embarras dont je me plains, qui me force à garder la retraite, je ne demanderois pas à retourner dans l'autre monde; mais je voudrois bien, puiſqu'on doit me régénérer me faire un nouveau corps, qu'on effaçât tous les petits défauts qui déparent le mien, qu'on me rendît parfaitement belle.

On ne peut jamais l'être trop. Savez-vous quelque moyen pour cela? Je vous croirois très-capable de me » rendre auſſi jolie que je le déſire «.

Je fus très-flatté de la bonne opinion que me témoignoit cette petite beſtiole; mais je ne cherchai point à lui montrer mon ſavoir faire. Je vis qu'avec l'aptitude à tout croire, elle n'avoit que des dées très-vagues de tout ce qu'on avoit voulu lui perſuader.

Mon Médecin me conduiſit dans un autre aſile, qui pouvoit être nommé le Repentir, où l'on mettoit à part les néophytes qui reſſentoient les fruits cuiſan de leurs fautes. Là ſe trouvoient de maladies réelles qu'on guériſſoi réellement. Je craignois bien d'ête obligé de venir auſſi paſſer quelque temps dans cette diſgracieuſe retraite.

Ayant commis les mêmes fautes que ces malades, je méritois la même punition.Je ſortis de cette infirmerie avec inquiétude, quoique je ne ſentiſſe réel lement aucun malaiſe qui pût m'e donner. Il reſtoit encore a remplir une cérémonie qui n'étoit pas fort agréable aux prétendus régénérés; mais qui plaifoit beaucoup aux entrepreneurs. Il falloit paver la régénération. Le plus grand art des Eſculapes conſiſtont à mettre leurs contribuables dans la néceſſité de les ſatisfaire, à rendre ces bonnes gens plus généreux qu'is n'euſſent voulu l'être. Il n'y eut pas moyen de me diſpenſer de payer trèsnoblement ces Meſſieurs. Ils ſavoient à qui ils s'adreſſoient, s'aſſuroient auparavant de la ſolvabilité de leurs malades. Il étoit enfin queſtion de ſortir de ce Temple de la Santé, où l'on n'avoit ſait qu'abuſer de ce don du Ciel. J'étoisraſaſié des plaiſirs dont je n'avois pas envie de me glorifier. Je ſentois tout ce qu'il y avoit de révoltant dans l'entrepriſe des Magnétiſeurs, je tâchois de le faire comprendre à mon Docteur. Il convenoit de tout ce que je voulois, mne diſoit que l'entrepriſe étoit au berceau, que tous les abus ſeroient réformés; mais qu'il falloit paſſer aux gens quelques fautes dans leur apprentiſſage.Je n'avois point vu l'Abbé Baſile, mon introducteur, pendant toute cette caravane; mais j'avois cru reconnoître ſa voix. Il faiſoit, à l'égard du beau ſexe, le rôle d'une ſtatue magnétiſée. Il étoit aſſez bien fait pour remplir ce rôle ſingulier. J'avois payé, je ſollicitois pour qu'on me laiſſât quitter ce myſtérieux aſile. Un beau ſoir, on nous donna une fête particuliere, où le repas, le bal, tous les autres agrémens ſurent également piquans. Jamais, je crois, je n'avois gouté autant de plaiſir dans cette maiſon digne de figurer à Cythere. Je m'attendois à en ſortir le lendemain. Je me couchai, m'endormis dans cette idée. Je fis des ſonges fort heureux pendant toute la nuit. Le matin je m'éveille, empreſſé de partir, je regarde autour de moi; je me vois dans mon lit, dans mon propre lit, chez la Princeſſe Cémeſli. Jin du Livre quatrieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE CINQUIEME.

Je fus très-ſurpris, comme on peut ſe l'imaginer, de me retrouver ainſi dans mon lit. Je me rappelai l'endroit où j'avois paſſé pluſieurs jours, où j'aurois juré que j'étois encore. Je fus tenté de croire que mon ſéjour dans cette ſinguliere habitation n'étoit qu'un rêve; mais, en dépit des apparences, les circonſtances en étoient trop préſentes à mon imagination, pour que je puſſe douter de leur réalité.

ſout à coup mon domeſtique entra dans ma chambre, me voyant éveillé, il parut fou de joie. Ah!

triomphe! victoire! s'écria-t-il, vous êtes enfin éveillé!--Comment, éveillé? lui dis-ie.--Oui, mon cher Maître, reprit-il, comment vous ſen tez-vous, après un ſommeil de près d'un mois?.. Oh! voilà une ſinguliere maladiel On n'a jamais rien vu de pareil... Mais vous voilà frais comme une roſe. Je reſtois ſtupéfait, ne pouvois articuler une parole.

Le fripon alla chercher le portier deux autres domeſtiques. uVoyez, leur dit-il, le voilà réveillé. N'eſt-il pas plus frais plus vermeil qu'il n'a jamais été?.. après avoir dormi ſi long-temps... C'eſt un vrai prodigen. Tous les domeſtiques s'écrioient: C'eſt un vrai prodigen.

Tous me félicitoient d'être ſi bien portant, après avoir dormi ſi long-temps.

Chacun s'extaſioit à l'envi ſur une ſi rare aventure. Je reſtois muet ſtupéfait.Mon Médecin entra. uMonſieur, lui cria-t-on, il eſt éveillé.--Ah! tant mieux, dit-il en m'embraſſant; j'en ſuis ravi. Il y a long-temps que je fréquente les malades, j'en ai vu de bien déſeſpérés; mais jamais je n'ai rien vu de ſi extraordinaire qu'un ſommeil d'un mois; au reſte, cela n'eſt pas ſans exemple.Tous nos Auteurs font mention d'accidens ſemblables; mais le cas eſt très-rare, peut paſſer pour merveilleux.--Comment, Docteur, lui dis-je, vous oſez être complice d'un pareil jeu, vous qui m'avez vu ſi ſouvent dans la retraite indécente où l'on m'avoit conduit?--Mon cher ami, me répondit le Docteur Buonafede, je crains que vous ne ſoyez pas encore bien éveillén. Pour lui prouver que je l'étois, je lui détaillai pluſieurs circonſtances qu'il devoit ſavoir auſſi bien que moi; je lui rappelai ſur-tout ce qu'il m'avoit dit pluſieurs fois, pour juſtifier les abſurdités que je reprochois à ſon entrepriſe, qu'elle n'étoit pas perfectionnée, qu'on n'alloit encore qu'à tâtons, qu'on ſe propoſoit de réformer.

Mon bon ami, me dit-il, prenez bien garde à tous ces propos ſans nſuite qui vous échappent. Savez-vous que ſi des gens qui vous connoîtroient moins, vous entendoient parler ainſi, ils croiroient qu'un grain nde folie a ſuccédé à votre ſommeil extraordinaire. Cela n'eſt pas ſans exemple dans de pareilles circonſtances. Je ne pus entendre parler ainſi le maudit Docteur, ſans mpauence, ou plutôt ſans colere. Il témoigna, ſur mon état, une inquiétude qui m'offenſa vivement.

L'Abbé, mon introducteur, ne tarda pas à paroître. Je voulus lui ſauter au collet. On me retint. Il affecta beaucoup d'étonnement. Monſieur l'Abbé, lui dit le Docteur, ne craignez rien, ce ne ſera rien; c'eſt une ſuite aſſez naturelle d'un ſommeil ſi extraordinaire; mais cela ne durera pas. L'eſſentiel c'eſt qu'il eſt éveillé.--Oh!

j'en ſuis enchanté, répondit l'Abbé; de plus, il eſt en bonne ſanté, ce me ſemble. Vous voilà en bon train, mon cher Chevalier, nous ne tarderons pas à vous guérir radicalement.

Quand voulez-vous que nous allions dans l'endroit dont je vous ai parlé?

--Comment, malheureux, lui répondisje, ne m'y avez-vous pas mené?

Ne vous ſouvenez-vous pas des plaiſirs ſcandaleux que vous m'y avez procurés, d'un mois preſque entier que vous m'y avez fait paſſer? Ne vous rappelez-vous pas le cimetiere où vous m'avez conduit?--Mon cher ami, répliqua l'Abbé, vous m'affligez de parler ainſi. Je ne ſais ce que vous voulez dire. Jn'ai pas mis le pied dans aucun endroit ſcandaleux.--Comment, repris-je, vous n'étiez pas l'une des ſtatues qui danſoient? A ces mos, tout le monde éclata de rire. Mais, mon cher ami, reprit le Docteur, daignez donc réfléchir ſur ce-que vous dites. On vous a mené goûter des plaiſirs dans un cimetiere, Monſieur l'Abbé étoit une ſtatue danſante. Peut-on s'empêcher de prendre ces propos ſans ſuite, pour les écarts d'une imagination déréglée?n Je regardai autour de moi. Je vis que tous ceux qui m'entouroient paroiſſoient me cronre dans le délire. J'en fus tout à fait honteux, je n'oſai preſque plus inſiſter ſur ce que j'avois vu. Non que je doutaſſe de ce que j'avançois, que j'adbéraſſe à ce qu'on vouloit me perſuader que j'avois dormi ſi long-temps; mais je n'oſois plus ſoutenir ce qui me faiſoit paſſer pour un fou.

Je voulus ſavoir ſi la Princeſſe étoit, à mon égard, dans la même idée que toute ſa maiſon: je deſcendis chez elle.

Cette noble amie me reçut avec ſa tendreſſe ordinaire: uMais, mon cher ami, ajouta-t-elle après les complimens ordinaires, qu'eſt-ce donc que l'on dit? Eſt-il vrai que vous avez dormi pendant un mois?--Quoil ma chere Princeſſe, répondis-je, vous donnez auſſi dans l'erreur générale?

Si j'avois dormi depuis un mois, ne le ſauriez-vous pas depuis longtemps? n'auriez-vous pas eu la bonté d'envoyer chaque jour ſavoir de mes nouvelles, n'auriez-vous pas appris que j'étois abſent?--Ié mais, mon enfant, reprit-elle, j'arrive, j'apprends cela dans le moment. J'ai été auſſi un mois abſente; mais puiſque vous avez été je ne ſais où, racontez-moi donc cela. Où vous a-t-on mené? Que vous eſt-il arrivé?....Alors je fis à la Princeſſe un récit abrégé de ce qui m'étoit arrivé depuis un mois, je lui racontai toute l'hiſtoire du Magnétiſme, ettant ſeulement certaines foibleſſes dont j'étois honteux. Tandis que je parlois, elle m'examinoit d'un œil perçant, où ſe peignoit la compaſſion; elle branloit la tete, en diſant: uIl n'eſt que trop vrai.

--Quoil ma Princeſſe, m'écriai-je, eſt-ce que vous vous joindriez à mes ennemis pour me croire dans le délire?--Mais, mon enfant, me xrépondit-elle, que voulez-vous que je diſe? Là, de bonne foi, jugez-vous vous-même, avouez que tout ce que vous avez raconté là eſt bien extraordinaire, bien peu croyable. Cela peut être extraordinaire, repris-je, mais je vous jure que rien n'eſt plus vrain; j'ajoutai tout ce que je pus imaginer de plus convaincant pour prouver à la Princeſſe que j'avois du bon ſens. Dans ce moment, le fourbe de Médecin entra. Il affecta un air déſeſpéré. é bien, lui dit ma Bienfaitrice, il paroît que vous avez raiſon. Le pauvre malheureuxn Je voyois que ma rhétorique avoit jolimentréuſſi. J'étois cru décidément fou.

Je n'avois plus qu'à me préſenter à mon Adelaide avec cette belle réputationlà.J'oſai cependant demander des nouvelles de cette rigoureuſe beauté. uJe ne ſais que vous dire, me répondit la Princeſſe; je n'y comprends rien: j'ai beau plaider en votre faveur; je ne puis plus rien gagner ſur elle; j'ai perdu ſa conſiance.--Et moi j'ai perdu ſon amour, m'écriai-je douloureuſement. Me ſera-t-il permis, du moins, de la voir, d'aller me juſtifier à ſes yeux?--Mon bon ami, répondit ma noble amie, je ne vous conſeille pas de le faire à préſent dans l'état où vous êtes.--Dans l'étatoù je ſuisl repris-je avec douleur....

Je ſuis bien malheureux. J'ai perdu le cœur de mon amante; pour comble de diſgrace, on veut me faire paſſer pour fou. Il y a de quoi me le faire devenirn.

Je quittai la Princeſſe profondément affligé. Je cherchai dans ma tête à bien examiner les choſes. Mais ſuis-je donc fou, me diſois-je? ai-je dormi? ai-je rêvé, comme on me le ſoutient? A propos, j'ai un moyen de m'aſſurer du fait. J'avois cent ſequins ſur moi; il me ſemble que je les ai donnés chez ces charlatans. Voyons s'ils ſont encore dans ma bourſe. J'y mets la main, point de ſequins. Ah! les friponsl m'écriai-je. Cela eſt indubitable, on veut me faire paſſer pour fou; c'eſt un complot formé par mes ennemis. Mais j'ai été chez les Magnétiſeurs; je le prouverai: j'y ai dépenſé mon argentn.

Je remontai chez moi. Mon valet me parla toujours ſur le même ton.

aTiens, malheureux, lui dis-je, vois ſi je n'ai pas été réellement conduit dans l'endroit dont je t'ai parlé. Tu ſais que j'avois cent ſequins; je les ai dépenſés; je ne les ai plus à préſent: qu'as-tu à répondre a cela? Non, Monſieur, me répondit le coquin, vous ne les avez point dépenſés; c'eſt moi, mon cher Maître, qui ai été obligé, pendant votre ſommeil, de les employer pour votre ſoulagement. Oh! je vous préſenterai mon mémoire; vous verrez ſi je ſuis fidele àmon Maîtren. Je reſtai confondu.

Cependant je commençois à ſentir un certain malaiſe. Toutes les nuits je ſouffrois des douleurs ſourdes, je rêvois toujours Anguillette, la prétendue innocente à laquelle je les devois. De même que quand on couve une indigeſtion, on a des rapports empreints du goût de quelque mets qu'on a' mangé, l'on juge que c'eſt ce mets mal digéré qui cauſe l'indigeſtion; de même je ſentois les avant-coureurs d'une maladie à laquelle je m'étois expoſé; je jugeois que j'en étois redevable à cette perfide ſainte Nitouche.

Enfin, la ſecrete incommodité, que je craignois, ſe déclara décidement.

J'en fus d'autant plus humilié, qu'il m'étoit impoſſible de nier que je l'avois méritée. Ce fut alors que je me jugeai indigne, non ſeulement d'Adelaide, mais même de tout ſon ſexe. Souillé d'une contagion impure, mes embraſſemens devenoient, en quelque ſorte, peſtiférés. On devoit me fuir comme un être immonde, indigne de poſſéder une chaſte épouſe, qui reſpireroit peut-être la mort entre mes bras; indigne de donner le jour à des enfans qui, puiſant la vie dans une ſource mfectée, pourroient me reprocher, par la ſuite, leur exiſtence déplorable, languiroient ſous mes yeux, victimes innocentes de mes égaremens. Accablé de honte, j'allai confeſſer ma faute dévoiler mon état à un Chirurgien. Il me ſoumit à une viſite auſſi humiliante que l'aveu que je lui avoit fait. Mais, à mon grand contentement à ma grande ſurpriſe, il ne fit que rire de mon indiſpoſition, m'aſſura que je n'avois qu'une bagatelle, dont il me débarraſſeroit dort aiſément ſans me ſoumettre à aucun régime particulier. Vous avez, me dit-il, ce petit inconvénient de commun avec les éros les Rois mêmes. En cueillant des roſes, devez-vous être ſurpris d'avoir été effleure par une légere épine? Ce ſecourable mortel me conſola beaucoup, me releva même un peu à mes yeux. Je recommençai à ſoulever mes regards vers le Ciel, à ne plus rougir de moiméme. J'oſai regarder mes ſemblables; mais je n'en fus pas moins piqué contre l'indigne Abbé qui m'avoit conduit dans ce bourbier. Il vint, pour ſon malheur, dans un moment orageux, où j'étois au comble de mon indignation.

Je l'accablai de juſtes reproches; , joignant le geſte aux paroles, je lui donnai une correction très-marquée, dont je ne le vis pas auſſi révolté que je l'aurois cru. Il me parut fait à de pareils préſens; la rupture ſeule de mon bâton put me faire penſer à mettre fin à cet acte de juſtice.

Satisfait de cette petite vengeance, j'enris moi-même après; , tout occupé des moyens de rétablir ma ſanté, je ne penſai plus à cette miſere: j'avois dans la tête d'autres inquiétudes. Je ne pouvois me procurer des nouvelles de mon Adelaide. Chéri, dans le ſein duquel je voulois épancher ma douleur, Chéri paroiſſoit me fuir: il étoit entré au ſervice de l'Empereur. Il ſe voyoit idolâtré de tous les jeunes Officiers qui me l'enlevoient tousles jours. La Princeſſe ſeule continuoit de m'honoter du plus tendre intérêt; mais je la voyois mélancolique languiſſante. Pour comble de diſgrace, j'appris, par une de ſes femmes de chambre, qu'elle n'ignoroit pas la petite maladie que je cherchois à cacher; que Chéri en paroiſſoit inſtruit comme elle, que le bruit en étoit parvenu même juſqu'aux oreilles d'Adelaide. L'excès de ma confuſion me fit rentrer ſous terre à cette nouvelle, je me retrouvai de nouveau le dernier des hommes.

Tandis que je m'occupois à me guérir de cette infirmité, on ſongeoit à me faire traiter d'une autre, dont le ſiége eſt tout différent. Un beau matin, je fus cité, pour la ſeconde fois, devant le Gouverneur, qui me demanda s'il étoit vrai que j'euſſe eu querelle avec un Eccléſiaſtique, qui ſe plaignoit d'avoir été bleſſé par moi. Je lui répondis qu'il n'avoit point été queſtion de querelle, que ce n'étoit qu'un acte de juſtice, par lequel j'avois puni un poliſſon qui le méritoit; que la maniere dont je l'avois traité ne faiſoit point de bleſſures, mais ſimplement des contuſions. Fort bien, reprit ſon Excellence; c'eſt avec cet air leſte dégagé que vous avouez une violence qui mériteroit punition, ſi vous n'étiez pas dans l'état dont on m'a parlénl... A ces mots, M. le Comte me renvoya devant un Magiſtrat chargé de m'interroger de recueillir les dépoſitions qui ſeroient faites pour ou contre moi.

Je comparus devant le vénérableRobin, qui me demanda, d'un ton magiſtral, de quel droit javois porté la main ſur un homme d'un état reſpectable; pourquoi je l'avois traité de la maniere la plus outrageante. Je répondis qu'il avoit abuſé de ma confiance, en me conduiſant dans un lieu ſcandaleux, où j'étois très-fâché d'avoir mis le pied, où ma bourſe ma ſanté avoient été endommagées. Le Magiſtrat exigea que je lui expliquaſſe quel étoit ce lieu ſcandaleux; , de queſtions en queſtions, je me trouvai engagé dans le récit de ce qui m'étoit arrivé d'extraordinaire pendant près d'un mois: récit qui m'avoit déjà fait paſſer pour ſou dans la maiſon de la Princeſſe Cémelli, qui produiſit le même effet dans cet interrogatoire, Je ne pus m'empêcher de déclamer contre les Médecins, que je taitai de charlatans. Il y avoit là deux Eſculapes chargés de m'examiner; ils avoient ricané pendant tout mon récit; mes yeux les avoient, plus d'une fois, menacés d'une juſte puntion. Ils dirent au Juge: Cela eſt clair, voulurent me tâter le pouls. Je retirai ma main avec indignation. Vous le voyez, dirent-ils au Magiſtrat; il ſuſſit d'obſerver ſes yeux égarés furieux. D'ailleurs, c'eſt une maladie de famillen.... Il y avoit là ſur le bureau un tome des Mémoires de mon pere: on y voit qu'il a été mis à Bicêtre, comme fou. C'eſt parce qu'il l'étoit ſûrement, dirent ces Meſſieursn. Le Juge parut convaincu. Il me ſembla que les deux indignes Médecins, auſſi bien que le Magiſtrat, étoient payés pour me déclarer ſenſé. Ils me dirent gravement: Cela ſuffit, me renvoyerent. Le Juge parla cependant à l'oreille à quelqu'un qui ſortit ſur le champ, courut d'un air affairé. Je témoignai aux trois perſonnages tout le mépris qu'ils m'inſpiroient; ce qui ne fit qu'empirer ma cauſe. Cependant, comme on ne m'avoit point prononcé de jugement, je comptois retourner tranquillement chez moi; mais à ma ſortie du Palais de ce Tribunal inique, je fus arrêté par des Sbires. Je me défendis vaillamment avec ma ſeule canne; car j'étois ſans épée. J'en jetai pluſieurs dans la boue; mais je fus accablé par le grand nombre. On me lia; on me garrotta. J'entendois le Peuple dire autour de moi: C'eſt un fou; c'eſt dommage. On me plaignoit; mais tout le monde paroiſſoit intimement perſuadé que j'étois fou.

Je frémiſſois: Je vais donc, me diſois-je, être enfermé, enchaîné, comme mon pere, aux Petites Maiſons, dans une loge de foun: ce qui eſt un véritable ſupplice pour quelqu'un qui ne l'eſt pas réellement. Je fus agréablement ſurpris de me voir tranſporter à l'ôtel-Dieu. Je ne pouvois comprendre pour quel but on m'y entraînoit. Ié bien, me diſois-je, puiſnque je ſuis malade, on m'y guéran.

Je fus conduit, en effet, dans une ſalle aſſez propre; on me mit dans un lit; mais on m'y garrotta. uA propos de quoi?

m'écriai-je. On ne ſe preſſa pas de me répondre. Je m'apperçus que les autres malades étoient garrottés de même. On commença par me ſaigner du pied; on m'appliqua enſuite les fang-ſues. Je demandai pour quelle raiſon. Un malade, mon voiſin, me répondit: C'eſt pour vous donner les hémorrhoides.--A propos de quoi? lui dis-je.--C'eſt, reprit-il, pour vous dégager la tête.--Eé, je n'ai pas la tête malade, repartis-je.

--Et vous ne voyez donc pas, répliquatil, que, vous moi, l'on prétend que nous ſommes inſenſés? Nous voilà ici dans la ſalle des fous; vous voyez de quelle maladie on nous traite n. Je me ſentis exceſſivement humilié d'un pareil traitement. J'en devins furieux; mais c'étoit donner des armes contre moi que de laiſſer éclater ma fureur. Ah! m'écriai-je avec amertume, dans ſa loge de Bicêtre, mon pere fut moins malheureux que moin. Les Médecins vinrent me viſiter. On m'examina beaucoup la tête; on me la frappa comme un tonneau que ſonde un Rat de cave. Quelqu'un parla de me trépaner. uMalheureux, m'écriai-je, voulez-vous me rendre fou? ai-je eu la tête fracaſſée, pour être ſoumis au trépan? Un Doſteur moins preſſé, dit: Adagio. Commençons par la douche; ſi elle ne produit rien, nous en viendrons au trépan. En conſéquencequence, on me mit ſous une fontaine, l'on fit tomber l'eau, avec violence, ſur mon malheureux chef, dont on avoit préalablement coupé les cheveux.

Oh! j'eus lamtête cruellement lavéel On ſent combien je devois frémir rougir en même temps d'un pareil traitement.

Après cette trop longue épreuve, on me reporta dans mon lit, la tête ébranlée tout étourdie. Les cruels avoient juré que j'étois fou, ou que je le deviendrois. Je voulois écrire à la Princeſſe émelli; mais garrotté, comme je l'étois, comment pouvoir écrire?

Le ſecond jour de ma détention, une tès-aimable compagnie vint voir mon voiſin le malade, avec lequel j'avois déjà lié connoiſſance, qui paroiſſoit m'avoir pris enamitié. Il ſe trouvoit, dans la compagnie, quelques Dames très-aimables. J'y voyois, entre autres, une jeune Demoiſelle, à peu près de l'âgé de mon Amante, preſque auſſi belle qu'elle: il me ſembloit que je reconnoiſſois, dans les traits de cette chmmante penſonne, un mélange dè eux d'Adélaïde de Scintilla. Elle mémut vivement dès le premier coup'œll je aroyois entrevoir dans ſes rejads une impreſſion réciproque d'intérêt. Mon compagnon le malade ne préſenta gravement à ces Dames, en leur diſant: «Meſdames, j'ai l'honneur de vous préſenter ce Monfieur garrotté, qui eſt fou comme moi. Ill vouloit faire entendre ſans doute par-là que je n'étois pas fou; car apparemment il ſe ſuppoſoit parfaitement dans ſon bon ſens. M. le garrotté, Chevalier de Roſamene, ſalua ces Dames auſſigalamment qu'il pouvoit le faire dans ceue circonſtance. La compagnie me répon dit, en ſouriant, par une légere inclination de tête, par quelques ſignes de complaiſance de bonté. Mais lldemoiſelle Artémiſe, c'eſt le nom dela jeune perſonne dont je viens de parle, me rendit très ſérieuſement une révérence bien profonde, qu'elle accompagna d'un regard plein d'unſttendre iérêt, que j'en fus pénétré juſqu'au ſon du cœur. On ſe mit à caufer de matiere au-deſſus du langage ordinaire. Mo camarade ſoutint la converſation comn un homme d'un bon ſens conſomnt.

Tout ce que je dis parut auſſi me fai honeur; je vis toutesles Dame entre autres, me regarder avec un térêt mêlé, je dirois prſque d'admi tion,. Perſonne ne ſeſeroit douté, aun de nobleſſe de décence qui régnoit dans la converſation, qu'il y avoit là deux prétendus fous. Je racontai quelques unes de mes aventures, qu'on parut écouter avec une ſorte d'enchantement, dont je fus juſtement flatté.

Tandis que je jouiſſois du plaiſir que je paroiſſois inſpirer, au milieu de l'enivrement que j'éprouvois à faire une impreſſion ſi favorable ſur une compagnie dont j'étois ſi charmé, on vint m'enlever pour me conduire au lieu où l'on adminiſtre les douches. On propoſa aux Dames de leur procurer le plaiſir de ce ſpectacle. Elles me ſuivirent toutes, ſurpriſes affligées de la maniere leſte cavaliere dont on me taitoit. On me poſa l'on m'aſſujetit htête ſous la fontaine, l'on me lava le crâne auſſi impitoyablement que la veille. Ce traitement devoit me paroî-te humiliant; mais le ſouffrir devant ces Dames, devant la touchante Artémiſel ô Dieu? voir ſuccéder la pitié, oui, la ſimple pitié, à l'admiration que j'avois vue, pendant notre converſation, le peindre dans leurs yeux Je frémiſſois, ,malgré les efforts que je faiſois poaur me contenir, l'indignation devoit clater ſur mon viſage: Allons, mon ami, me diſoient ces Dames, prenez patience, c'eſt pour votre bienn.

'en prends à témoins toutes les Puiſſances du Ciel; c'eſt-là ce qui me depitoit le plus.-Quoi me diſois-je, les monſtres triomphentl Malgré toutce que ma conduite mon langage offrent de bon ſens, on me croitfou, ſur leur déciſion, ſur leur traitement La petite Artémiſe, je dois le dire pour ma conſolation, n'offroit pourtant rie qui me déſobligeat dans ſes regards.

Je n'y voyois qu'une pitié noble tendre, où il n'y avoit rien d'humiliant pour celui qui en étoit l'objet. La compagnie eut la conſtance d'aſſiſter à toute l'opération, de me voir reporter dans mon lit. Enſuite on prit congé de mon camrade de moi. M. le Chevalier de Roſamene, malgré ſa tête lavée, fut honoré d'un ſourire flatteur d'un ſoupçon de révérence de la part de ces Dames; mais la révérence de la fidele Artémiſte fut encore ſérieuſe, profonde, atcompagnée d'un regard qui me pénéna juſqu'aucœur. On promit de revenirme voir dès le lendemain. On me témor gna qu'on étoit enchanté de ma conver ſation; mais on ajouta, ſans doute pou modérer ma vanité, qu'on déſiroit q les douches opéraſſent un bon effet, qu'on ſe flattoit de me voir bientôt parfaitement rétabli: compliment révoltant, qui me déclaroit fou. Artémiſe ne parut point adopter une façon de penſer ſi offenſante à mon égard.

Le lendemain ma généreuſePrinceſſe vint me voir, avec une grande Demoiſelle faite au tour, qui avoit la tête enſevelie dans une grande caleche; mais que je reconnus pour mon Adélaïde, quoique je ne fiſſe que l'entrevoir. Mon cœur vola au devant de ce couple chéri.

Ah! mon cher ami, me dit la Princeſſe, que vous devez nous en vouloir de n'être pas venues plutôt vous rendre viſitel Je vous jure que nous ignorions parfaitement le lieu de votre retraite, malgré toutes les diligences que nous faiſions pour le découvir: nous ne l'apprenons que dans la minuten. Adélaïde tomba à genoux auprès de mon lit. uMon cher ami, me dit-elle, pardonnez-moi votre malheur: j'y ai peut-être contribué. Ah! ſi je le croyois, je me déteſterois. Je vis, avec douleur, que ces deux Beautés auſſi me croyoient réellement fou, que mon Amante aignoit d'avoir contribué, par ſes rigueurs, à me mettre dans cet état Ah! qu'oſez-vous penſer, lui répondisje, ma chere Adélaïde? Pouvez vous donc vous réſoudre à croire que j'ai perdu l'uſage de la raiſon? Ne ſeroit-ce pas me juger indigne de vous, par conſéquent me condamner à ne vous poſſéder jamais? Aht mes cheres amies, je prouverai que ma raiſon n'eſt point aliénée. Mes deux anges tutélaires commençoient à le croire, me regardoient avec une ſorte d'extaſe.

Tout à coup on vient m'enleve comme la veille, malgré ma réſiſtance, pour m'adminiſtrer les douches. Les deux tendres amies m'y ſuivirent. J'eus encore la tête lavée, cruellement lavée devant elles. Il falloit que je ſubiſſe une ſi humiliante épreuve devant toutes les perſonnes dont l'eſtime pouvoit me flatter. Mes deux Beautés parurentme plaindre; mais elles me diſoient auſſi: C'eſt pour votre bien; ce compliment devoit me mettre en colete, même contre elles. On me reporta dans mon lit. La Princeſſe fit ſes généroſités, en me recommandant fortement. On promit que je ſerois bien traité, l'on tint parole. Ma chere bienfaitrice mon Adelaide me quitterent, après m'avoir embraſſé tendrement. Elles me proteſterent qu'elles alloient faire tous leurs efforts pour me tirer bientôt de cette rigoureuſe captivité. Je les vis partir avec le plus grand regret. J'avois eu ſoin de leur préſenter réciproquement le fou, mon voiſin, qui avoit des intervalles très lucides, mais qui étoit pourtant réellement fou.

A peine ces Dames étoient-elles parties, que celles de la veille revinrent.

Elles m'aborderent de l'air le plus amical: mais la jeune Artémiſe, à un ſourire celeſte, à une rougeur enchantereſſe, joignoit un reſpect égal à ſa tendreſſe, qui étoit donblement flatteur pour mo dans cette circonſtance. La couverſation ſe lia comme la veille, fut auſſi intéreſſante. On me fit détailler tout au long l'hiſtoire qui m'avoit fait paſſer pour fou. Je la racontai avec tous les détails ſuſceptibles d'être racontés devant des Dames, je mis dans mon récit une ſuite une liaiſon qui annonçoient du bon ſens. Les Dumes parurent enchantées de ma narration. Artémiſe étoit comme ſuſpendue au fil de ma voix. Mais en effet, dit ſa mere, j'ai entendu parler de quelque choſe comme cela. Ce n'eſt point une chi mere; j'en ſuis certaine. Oh! m voilà convaincue de votre bon ſens.

Ce jeune homme a des ennemis.

Elle appela le premier Médecin. Monſieur, lui dit-elle, voilà un homme qui n'eſt pas fou.--Cela ſe peut bien, Madame, répondit-il. Vous voyez l'efficacité de nos remedes; le voilà déjà guéri.--Je n'ai jamais éte fou, m'écriai-je; vous m'avez traité d'une maladie que je n'avois pas. Vous l'entendez, Madame, repritl Médecin; nous avons trop tôt chanté victoire; il n'eſt pas encore tout à fait guéri; mais ileſt beaucoup mieux.

--Monſieur, réprit la Dame, il aété conduit chez des Charlatans qui ſe vantent de guérir par le magnétiſmne nanimal: connoiſſez-vous cela? Chimere que tout célal reprit l'Eſ'culape. Fou, archi fou qui va là 'chercher la ſantét-Mais, reprit la Dame, vous devez du moins délivrer ce jeune homme.-Voyons, répliqua le Dbcteur, voyons du moins s'il en eſt tempsn. A ces mots, il mit ſes lunettes, me tâta le pouls la tête, approcha ſon oréille de la mienne, pout ntendre ſi mes artéres ne battoien point trop fortement. em, il ſeroit, dit-il, peut-être encore opportun de le laiſſer quelque temps garrottè; mais pour complaire à Madame, il n'y a rien qu'on ne faſſe. Garçons, déliez ce malade, qu'il n'ait plus que les mains attachées.--Non, Monſieur, reprit la Dame, j'exige abſolument qu'il ſoit parfaitement libre.n. Le Docteur m'examina encore de plus près, dit: Qu'il ſoit donc fait ainſi que l'ordonne Madame, nquelque danger qu'il y ait à cela. On en ſera quitte pour le veiller de plus prèsn. Dès que je fus libre, je baiſai reſpectueuſement la main de ma chere bienſaitrice, j'oſai en faire autant à celle de la jeune Artémiſe, dont le viſage ſe couvrit d'une rougeur charmante. uSurtout, ajouta la Dame, qu'on le traite avec douceur, qu'on ne le laiſſé manquer de rient--Maman, inſinua la timide Artémiſe, laiſſéra-t-on toujours Monſieur expoſé à recevoit la cruelle douche?--Nou, ſans ndoute, reprit ſa mere. M. le Docteur, j'exige abſolument que vous le diſnpenſéz de cette inigne 'ablution Le Docteur y conſentir. Mon caaraé le fou diſoit: C'eſt fort bien fait A mon tour à préſent. Son tour ne venoit point, il en étoit tout ſurpris. La mere d'Artémiſe reprit: Je vous laiſſe un témoin qui m'inſntruira de votre conduite. Ma fille reſte ici. Il y avoit long-temps qu'elle ſe croyoit appelée par le Ciel au ſervice des malades. Je combattois toujours ſa prétendue vocation; j'avois l'eſnperance de la faire revenir d'une ſi étrange réſolution; mais depuis nqu'elle a vu ce jeune homme, ſa vocation l'a repriſe avec tant de force, qu'il n'y a plus moyen d'y réſiſtet.

Eeureuſement elle n'a pas encore nprononcé ſes vœux. Elle entre donc dès aujourd'hui poſtulante, à mon ngrand regret, je l'avoue; je vaisla remettre a Madame la Supérieure.

A ces mots, Artémiſe me lança un regard qui ſembloit me dire:-C'eſt npour vous que je fais ce ſacrificen.

Le Docteur la lorgna, en ſouriant, avec ſes lunettes. uOh! le petit Ange, dit-il, ſa vue ſeule guérira nos malades; nous envierons leur ſort.

Je me félicitai tout haut du bonheur que j'allois avoir d'être ſoiqné peut-être par de ſi belles mains, je dis que je ne déſirois plus de ſortit de l'HôtelDieu. «Il n'eſt pas beſoin de me garrotter, dis-je au Docteur; ce bel objet a plus de force que tous les liens pour me retenir.--Iem, dit l'Eſculape, en riant, il n'eſt pas ſi fou; nos remedes ont opérén. Le déteſtable Docteurl il avoit la rage d'attribuer tout à ſes remedes.

Je quittai Madame Buonamici, mere d'Anémiſe, avec les plus tendres remercîmens. Elle alla préſenter ſa fille la Prieure, jeune perſonne fut ſur le champ reçue poſtulante. J'eus le bonheur que, dès le jour même, elle vintm'apporter un bonillon. Je vis bien que je devois cette faveur à la bonne volonté du Médecin, payé pour être honnête à mon égard. La tendre Artémiſe, devenue ma bienfaitrice, me parut encore plus intéreſſante. Je voyons en edde un Ange ſecourable, envoyé vers moi des palais éternels. La-pudique tendreſſe qui caractériſoit ſa phyſionomie, le tendre embarras, la rougeur uimide que je voyois s'y peindre, tout la rendoit céleſte a mes yeux. Je ne lui avois pas fait une compliment, quand jlui avois dit que je n'étois plus preſſé doe; c'étoit la pure vérité. Ms juſi tification, ou plutôt la preuve de la ſaine raiſon dont je jouiſſois traînoite longueur, malgré les efforts réunis de la Princeſſe de Madame Buonamici; je n'étois pas impatienté de ces délais. Je pouvois me plaire dans une ſalle de fous. J'y voyois tous les jours mon Adélaïde ma noble amie, j'y étois ſervi par ma petite Artémiſe; pouvois-je m'y déplaire? Il eſt vrai que je n'y avois plus la tête lavée. Je préſentai ces Dames les unes aux autres.

La plus tendre amitié s'établit ſur le champ entre Adélaïde la jeune Artémiſe. Ces deux ames, d'une trempe ſupérieure, étoient parfaitement ſympathiques; les vœux de leur amitié venoient tous ſe réunir ſur moi.

Bientôt la belle Artémiſe prit l'habit de Religieuſe. Elle étoit adorable ſous la guimpe le voile. Je lui trouvois quelque choſe d'angélique. J'en avois plus de plaiſir à me voir ſervi par elle; il ſembloit qu'elle s'en acquittoit avec un redoublement de complaiſance d'ardeur. Enfin, le Oouvemneur entendit parler bien poſitivement des Docteurs du Magnétiſme. Il ſe rappela mon hit toire, vit que je n'avoipas tant deton qu'on l'avoit cru; que par conſéquent je pouvois bien n'être pas ſi exceſſivement fou. Il penſa qu'il pourroit tirer de moi des lumieres pour la découverte de ces honnêtes gens. Il me fit venir.

Ié bien, me ditril, on prétend que vous êtes guéri?--M. le Comte, lui répondis-je, je n'ai jamais étémalade de la maladie dont on m'a ſuppoſé atteint.--Racontez-moi donc, reprit-il, ce que vous avez vu chez ces gens au Magnétiſme. On dit que cela eſt ſinguliern.

Je fis alors à S. E. un récit trèscirconſtancié. Cela eſt plaiſant, me dit ce Seigneur, je ne m'étonne pas qu'on vous ait pris pour un fou. Si ce que vous dites n'étoit pas prouvé, cela pourroit paroître abſurde. C'eſt mon affaire à préſent de veiller ſur ces myſteres. Quant à vous,mon cher, guéri ou non, il paroît que vous n'étes pas fou; que, par conſéquent, on peut vous rendre votre liberté. Vous êtes donc parfaitement libre dès ce moment. Je fais plus. Il faut bienvous accorder quel-que petit dédommagement. Nous avonsreçu dernierement, au ſervice ulde l'Empereurs uneune. Offioien, votre intime ami, nommé Chéri. Il eſt bien foible, bien délicat; mais je ſais qu'il a de la bravoure. D'ailleurs il a la conduite la plus réguliere de tout le Régiment. Je crois lui faire un cadeau, auſſi bien qu'à mon Souverain, de vous engager dans le même ſervice. Je ſais le grade que vous occupez dans celui d'Angleterre; il faut vous en donner ici l'équivalent. Recevez donc, mon cher ami, ce brevet de Colonel, que j'ai eu ſoin de faire dreſſer ſigner pendant votre détention. Je compte que j'aurai toujours à m'applaudir de l'acquiſition que je fais aujourd'huin.Je reçus, avec la plus vive reconnoiſſance, le brevet que me préſenta S. E.,

je lui peignis mes ſentimens, d'une maniere qui lui prouva démonſtratitivement que je jouiſſois de toute la plénitude de mon bon ſens.

Je m'étois levéfou, me voilà Colonel.

Ii falloit changer de logement comme de ſituation. J'allai à l'hôtel-Dieu prendre congé des Médecins, des malades, des Religieuſes, ſur-tout de ma petite Artémiſe. Quand elle me vit habillé, ma figure parut lui cauſer la plus douce impreſſion. Il fallut me réſoudre à lui dire que je venois lui faire mes adieux. Je lui racontai le changemenarrivé ſubitement dans ma ſituation. Je lui dis, du fond de mon cœur, que je regrettois l'état de malade, qui, du moins, me faiſoit jouir de ſa ſociété de ſes ſoins. Je la vis abattue, quelque temps muette. Comme un tendre regret tranſpiroit auſſi dans ſes beaux yeux? J'exhortai cette fille angélique à en faire autant que moi, à quitter cette retraite, à retourner dans le monde, pour en faire l'ornement.

Elle parut fâchée d'avoir pris l'habit; mais elle me dit qu'elle ne pouvoit le quitter, au moins ſi-tôt. Ah! que vais-je faire ici ſans vous? ajouta-t-elle d'un ton pénétré . Je lui fis les promeſſes les plus ſolennelles de ne l'oublier jamais, de venir la voir le plus ſouvent qu'il me ſeroit poſſible.

Je l'embraſſai tendrement, je la quittai baignée de pleurs; je m'enfuis le cœur ſerré.

Fin du Livre cinquieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SIXIEME.

LA Princeſſe me reçut avec raviſſement. Adélaïde parut avoir les mêmes ſentimens; mais les pleurs s'y joignoient; un fond de mélancolie perçoit dans ſes yeux, à travers les rayons de la joie. Je fus reçu à bras ouverts par tout le monde; mais chacun me félicitoit ſur ma guériſon parfaite.

Il paſſoit doncpour conſtant que j'avois été fou. J'avois beau le nier. Rien de plus naturel, diſoit-on, que cette néngation formelle; mais rien de moins croyable. Je ne pouvois digérer une opinion ſi peu flatteuſe pour moi, ſi bien répandue dans le public.

Le plaiſir d'être libre, de vivre chez la Princeſſe avec mon Adélaïde, me conſoloit de cette petite diſgrace; mais, dès le lendemain, je ne vis plus mon Amante. La Princeſſe me dit que l'inhumaine avoit abſolument voulu retourner à ſon couvent, qu'elle refuſa deme faire connoître. Ah! c'en eſt fait, me dis-je avec amertume, j'ai perdu le cœur d'Adélaïde. Je l'ai trop mérité: mais, Dieu! ſi quelque-rival me l'enlévoit? ... Quelque rivall ô Ciell... Je punirois le traître...

Chéri entra, tandis que je prononçois ces mots. Il voulut d'abord ſe reirer; mais je le retins. Eh quoi, Chéri, ului dis-je, vous, mon unique ami, vous me fuyez, vous refuſez de parntager, avec un ſecond vous-même, les peines les conſolations qu'il peut avoir? ... Après une amitié ſi tendre, qui paroiſſoit devoir être inviolablel ... ous étiez mon ami, vous êtes à préſent mon confrere, vous ne pouvez vous diſpenſer de mevoir..uAh lChéri, tout le monde m'abandonne, vous m'enfonçez le poignard dans le cœur . Chéri ne put retenir ſes larmes. Mon bon ami, me dit-il d'une voix entrecoupée, ſivous ſaviez tout, loin de me ſaiedes reproches, vous me rezs-Vous n'êtes pas le ſeul repris-je, qui s'éloigne de moi, la cruelle Adélaïde me fuit. Quand tous nles obſtacles ſont levés pour notre union, quand nous pourrions aller au pied des Autels prononcer les ſermens qui nous rendroient heureux, elle s'enſevelit dans un cloître, m'envie juſqu'au plaiſir de connoître ſa retraite--Ah! mon cher Cataudin, reprit Chéri les larmes aux yeux, il y a de grands obſtacles que vous ne connoiſſez pas; ils ſont inſurmontables.--Ils ſont inſurmontablesl repris-je; ahl cruel--Oui, répliqua-t-il, il eſt trop vrai; Adélaîde ne peut jamais être à vous; il faut que vous y renonciez.--Ah barbare, m'écriai-je, vous me jetez dans la conſternation. Moi, renoncer à mon Adélaïde... Ah! jamais...

Non, Chéri, ne me faites jamais une pareille propoſition; je la prendrois pour une injure. Et que ferois-je, grand Dieu, dans l'Univers, ſans mon Adélaïde?--Et, reprit Chéri, n'y a-t-il donc qu'elle au monde, qui npuiſſe être quelque choſe pour vous?

Et ne pouvez-vous trouver aucune femme qui vous dédommage de ſa nperte ?--Et qui voulez-vous, m'écriaije, qui puiſſe remplacer, à mes yeux, mon Adélaïde? Eſt-il une femme dans le monde que je puiſſelui comparer?--Ah! mon ami, repartit le jeune homme, vous vous exagérez ſon mérite. La Princeſſe Cémelli, notre conſtante bienfaitrice, quoique l'amour ne vous parle pas en ſa faveur, n'eſt-elle pas digne d'être comparée à votre Adélaïde? Que lui manque-t-il? Beauté, fortune, naiſſance, les dons réunis de l'eſprit du cœur... Un amour pour vous...--Un amourl arrêtez,répliquai-je vivement, la Princeſſe eſt au-deſſus de cette foibleſſe. C'eſt une Divinité tutélaire, que je révere avec tendreſſe, comme un être céleſte. Penſer à l'amour visàvis d'elle, ce ſeroit, à mes yeux, une eſpece de profanation. Je ſuis fier des ſentimens d'intérêt de bonté dont-elle m'honore; mais je croirois l'outrager, ſi j'oſois penſer que l'amour pût lui parler en ma faveur.

Rappelez-vous toute ſa conduite avec nnous; reſpectez notre auguſte bienfaitrice.--Ah mon cher ami, reprit Chéri, depuis ſa derniere maladie, depuis les tendres ſoins que vous lui avez ſi juſtement prodigués, elle eſt bien changée. Voyez la langueur qui couvre ſon viſage, ſa ſanté qui s'altere chaque jour. Oh! mon cher Cataudin, c'eſt à vous à lui ſauver une ſeconde fois la vie.--Et que faut-il faire? demandai-je tout ému--Il faut l'épouſer, répondit Chéri.

--Vous n'y penſez pas, repris-je. La Princeſſe ne ſonge point à commettre, avec moi, une ſi haute ſottiſe.

Si je me propoſois, je ſerois ſûrement très-dédaignéuſement refuſé; elle mépriſeroit un malheureux tranſfuge qui voudroit lui préſenter le rebut d'Adélaïde. La Princeſſe eſt noble pure dans ſes généroſités; la ſoupçonner du motifdont vous parlez, la croire capable de dépouiller celle nqu'elle a comblée de ſes bienfaits, ce ſeroit l'outrager. Pouvez-vous, Monſieur, vous vanter d'avoir ſon aveu, pour me faire une pareille propoſition?--Non ſûrement, répondit Chéri.--Avez-vous du moins, reprisje, celui d'Adélaïde?--Je ne puis répliqua-t-il, vous rien dire làdeſſus. Je parle ſelon mon cœur. Je dis les choſes comme je les ſens.

Vous ferez ce que vous voudrez.

A ces mots, Chéri me quitta, un peu couroucé en apparence, mais cependant avec je ne ſais quoi de tendre encore de touchant dans ſes regards.Cette converſation m'avoit beaucoup affecté. J'allai me promener ſur le bord du canal, en réfléchiſſant à ce que venoit de me dire Chéri. uQuoilme diſoisje, la Princeſſe pourroit-elle ſonger à m'épouſer? Elle y a penſé autrefois; mais c'étoit avant de connoître Adélaïde. Depuis ce temps, elle nous a toujourstémoigné, à tous deux, l'amitié la plus pure, la plus noble, la plus déſintéreſſée. Elle a faît ce qu'elle a pu pour m'unir à mon Amante; elle n'eſt point capable de vouloir m'enlever à ſa protégée. Il eſt vrai que, depuis ſa maladie, elle paroît me regarder plus particulierement plus tendrement que cidevant; il eſt vrai qu'elle tombe dans une langueur alarmante, que je ſurprends ſouvent ſon œil fixé ſur moi avec un touchant intérêt; mais les hommes ſont toujours portés à ſe flatter, à interpréter en leur faveur les choles les plus indifférentes. ...

hl j'ai de grandes obligations à cette Princeſſe; mais me condamneroit-elle à la payer aux dépens d'Adélaïde, aux dépens de tous mes vœux? Mon Amante conſentiroit-ellé à être ſa victime?n Je reſtai long-temps abſorbé dans mes réflexions, flottant dans une mer d'incertitudes; mais toujours décidé à ne pas ſacriſier mon unique Amante.

Chéri lui reſſembloit plus que jamais, à cette Amante adorée. J'avois eu le bonheur de la voir pluſieurs fois depuis quelque temps. Il eſt vrai qu'elle avoit foin de ſe cacher le viſage le plus qu'elle pouvoit; mais j'en avois aſſez vu pour reconnoître qu'elle étoit le vrai portrait de Chéri. Depuis que ce jeune homme étoit au ſervice de l'Empereur, il portoit, comme moi, de petites mouſtaches qui le déguiſoient un peu.

J'ai tout lieu de croire qu'elles étoient poſtiches; car il ne paroiſſoit pas encore avoir l'ombre d'un poil follet. Mais il avoit le teint brillant. On diſoit, tant pour la beauté de ſes traits, que pour la douceur de ſon caractere la régularité de ſa conduite: C'eſt une vierge. On n'en étoit pas moins perſuadé de ſa yaleur. Pluſieurs Officiers même avoient cherché à letâter l'épée à la main; il s'étoit toujours ſibien montré, qu'il leur en avoit fait paſſer l'envie: mais j'appris une choſe ſinguliere ſur le compte de ce jeune homme ſi ſage. Le bruit ſe répandit qu'il avoit fait un enfant à une fille; car c'eſt ainſi qu'on s'exprimoit groſſierement, qu'il alloit être forcé de l'épouſer. Je fus juſtement ſurpris de cette nouvelle qu'on me débita de tous les côtés.

Je reſtai quelques jours dans le ſilence, vis-à-vis de Chéri, qui paroiſſoit inquiet, afin de voir s'il m'en parleroit le premier. Il s'en garda bien. Je fus donc obligé de commencer, de le queſtionner. Il ne nia point, me dit, d'un ton aſſez décidé: «Qu'y auroit-il de ſurprenant là-dedans? Si je répare ma faute, qu'aura-t-on à me reprocher?--Mon bon ami, lui répondisje, vous parlez en homme d'honneur; mais, au nom de l'amitié qui nous unit, pourrois-je me flatter de voir cette Beauté?--Cela eſt impoſſible, me répondit-iln. Et il me quitta aſſez bruſquement. Je me ſentis enioffenſé de cette conduite. e ſuis bien bon, me dis-je un peu dépité, delconſerver de l'amite pour ce jeune écolier; cela n'eſt pas capable d'attachement. Qu'il ait fait un enfant, qu'il épouſe ſa Déeſſe, qu'elle ſoit ce qu'elle voudra, que m'importen?

Cependant je m'informois de tous côtés ſur le compte de Chéri de ſon enfant. Tout le monde m'aſſuroit que l'hiſtoire étoit très-vraie; mais perſonne ne me paroiſſoit connoître la Beauté qu'il avoit fécondée; ou du moins on vouloit paroître l'ignorer, pour ne pas donner la ſatisfaction de me la faire connoître. Un malheureux me fournit enſin de triſtes lumieres. Ce maudit Abbé Baſile, que j'avois puni pour avoir abuſé de ma confiance, eut l'adreſſe de s'y inſinuer de nouveau. Ce ſut la Princeſſe elle-même qui me le recommanda. J'avois eu le malheur de l'introduire chez elle; je ne pouvois refuſer de communiquer avec un homme qui étoit honoré des bontés de ma bienfaitrice. Je demandai à ce fourbe, s'il ſavoit quel étoit l'objet des amours du jeune Chéri.

Il me dit d'abord qu'il l'ignoroit; mais de maniere à me faire croire qu'il vouloit me le cacher. Je le preſſai; il réſiſta quelque temps, voulut s'envelopper du manteau du myſterr Enfin, me dit-il, pourquoi voulez ous que je che che cherche à mettre la diſſention entre deux amis comme Chéri vous; on dit, du moins, qu'il a été votre ami. Ah! ſans doute, m'écriai-je en ſoupirant.--Maistout le monde, ajouta-t-il, yvoit du changement.--Le changement eſt viſible, répondis-je; mais j'en ignore la cauſe. Achevez, vous all peut-être me la découvrir.

--Vous voyez auſſi, reprit-il, du changement dans votre Adélaïde?--Ah?

m'écriai-je, c'eſt ce qui me déchire le cœur. J'en ignore auſſi la raiſon.

Pourſuivez, je tremble. Voici le grand jour des révélations.--Si je vous apprends, pourſuivit l'Abbé, quelle eſt la Maîtreſſe de Chéri, le double myſtere vous eſt découvert».

Aces mots, il me ſembla que le cruel me lança un ſerpent qui pénétra dans mon ſein. Ah barbare, m'écriai-je, que dites-vous? Mais achevez de me percer le cœur. Dites, quelle eſt cette Maîtreſſe?--Puiſque vous le voulez, reprit le perfide, cette Amanteaimée de Chéri qui va l'épouſer, ſelon le bruit public, c'eſt votre Adélaïde. A ces mots, je pouſſe un cri, je reſte muet, immobile, comme frappé de la foudre. Il me ſemble qu'une Furie, ſortie des enfers, me frappe le yeux de ſa torche ardente, me fait voir un million de lumieres.

Ce changement d'Adélaïde, celui de Chéri, le conſeil qu'il m'a donné d'épouſer la Princeſſe, l'aſſurance barbare qu'il m'a répétée, qu'Adélaïde ne ſeroit jamais à moi, le bruit qui s'eſt répandu de ſon mariage prochain, bruit dont il eſt convenu lui-ême; toutes ces ciconſtances déſeſpérantes, réunies, ſem.

blent m'offrin le flambeau de l'évidence.

Quoi me diſois-je, Adélaïde, la pureté même, auroit pu trahir ſon honneur, ſe ſeroit expoſée à concevoir, dans ſon ſein, un fruit illégitimel auroit conſenti à trahir le premier choix de ſon cœur, l'ami de ſa tendre enfancel Chéri, ce jeune homme ſi vertueux, dont tout le monde admire la ſageſſe, la douceur, la bonne conduite; Chéri, lié avec moipar l'amitié la plus noble la plus ſacrée, auroit pu jouer le rôle d'un vil ſuborneur, s'expoſer au mépris du public, à celuſ de la Princeſſe ſa bienfaitrice; trahir ſon amil Non, cela n'eſt pas poſſible.--Je veux bien le croire, répondit Baſile avec la plus inſigne nmalignité. Suppoſez que je n'ai rien dit; j'ai pu me tromper. Vous avez raiſon, tout cela n'eſt pas poſſible. Je me rétracte ſolennellement.--Non, cruel, repartis-je, non, je vois votre odieuſe fineſſe. Vous avez lancé le trait dans mon cœur, vous voulez le laiſſer faire ſon effet, ſûr de m'avoir empoiſonné. Mais il ne ſera pas dit que vous aurez avancé des propos ſi odieux ſur le compte de deux infortunés honorés de l'eſtime publique, que vous les aurez couverts d'opprobre d'infamie, ſans vous ſoucier de me donner aucune preuve. Je vous ſomme de me prouver ce que vous avez avancé, ſinon vous m'en répondrez. La vengeance ſera terrible...--Ah! reprit l'Abbé, voilà ce que je craignois. Je ne voulois pas m'engager dans ces délations qui répugnoient à mon cœur; mais, puiſque vous voulez des preuves, il faut bien, pour mon honneur, que je vous en fourniſſe. Parlez donc; quelles preuves exigez-vous? quelle ſorce doivent-elles avoir? Si Adélaide a donné ſon portrait à Chéri, ſi elle lui a ſacrifié vos lettres, croyez-vous que cela prouve quelque choſe?

Et comment pouvez-vous ſavoir répondis-je, qu'ila ces lettres? On n'affiche pas ordinairement ces ſortes de faveurs.--Mon bon ami, reprit Baſile, je ſuis fâché d'appuyer ſurvos bleſſures, en vous faiſant toucher mes preuves au doigt à l'œil; mais je vous jure que je les ai vues entre les mains de Chéri.--Il ne ſuffit pas de les avoir vues, répondis-je précipitamment, il ne ſuffit pas même de les avoir lues, il faut les produire ſous mes yeux. Barbare, je t'en punirai; mais acheve de me donner une affreuſe lumiere, une certitude déſeſpérante. Je veux ignorer, je brûle d'apprendren.

Baſile me donna rendez-vous pour minuit. La Princeſſe devoit aller à la campagne avec Chéri. L'indigne délateur, qui avoit la baſſeſſe de ſuborner les domeſtiques, devoit me faire entrer avec lui dans la chambre du jeune homme, par l'entremiſe d'une Femme de chambre; nous devions y voir, à notre aiſe, tout ce que m'avoit annoncé le traître. Je le trouvai au rendezvous. Il m'y avoit devancé. Il y étoit avec la perfide Suivante toute prête?

à nous faire entrer. J'avoue que je ſents des remords d'une conduite ſi baſſe. Je ne pouvois me réſoudre à entrer furtivement dans un appartement, à violer l'aſile d'un honête homme, à lui ravir ſes ſecrets par cette odieuſe voie: mais une fatale curioſité m'entraînoit.

Je ſuivis mes lâches guides. Nous trouvâmes, dans un ſecrétaire, le portrait d'Adélaïde, que j'avois fait faire moimême, dont je lui avoit fait préſent; le mien, que la Princeſſe lui avoit donné; ne bague treſſée de mes cheveux, don ſacré de l'amour honnête, qui me paroiſſoit indignement trahi; une infinité d'autres petits cadeaux que j'avois faits à la cruelle; enfin, toutes les lettres que je lui avois écrites. A cette vue, je tombai tout à coup à la renverſe ſur le lit du barbare Cheri. Mes yeux ſe voilerent un moment des ombres de la mort. Je les rouvris bientôt. L'Abbé voulut m'adminiſtrer des ſecours; je le repouſſai avec horreur, , ſans lui dire unmot, je m'enſuis précipitammentchez moi. Je tremblois de tous mes membres. J'eus cependant la force de me mettre ſeul au lit, mon domeſtique étant au bal. Je me couvris beaucoup, pour tranſpirer me guérir d'un friſſon univerſel qui me tourmentoit. Je reſtai long-temps immobile, inſenſible, dans la ſtupeur, preſque privé dé tout ſentment. Un ſommeil de fer me ſurpritenfin; mais il fut troublé par des ſonges cruels, ſans ſuite, ſans liaiſon, de vrais rêves d'un malade. Je voyois Adélaïde, Chéri, qui m'aſſailloient au fond d'un bois, le poignard à la main; qui me perçoient me déchiroient à l'envi la poitrine; qui m'enterroient, encoretou vivant, qui, après avoir danſé ſu ma tombe, s' joignoient enſemble par des nœuds abhortés.

Je me levai de grand matin; mais, pour comble de malheur, j'appris que la Princeſſe ne reviendroit pas de pluſieurs jours. Je me trouvois ſeul, ſans conſolation. Ma ſituation ne pouvoi étre plus affreuſe. J'allois me promener dans le fatal cimetiere dont j'ai parlé, qui n'étoit plus au pouvoir des charlatans. J'errois le ſoir, dans l'ombre, au milieu des tombeaux. J'y méditois ſur mon état déplorable; j'y formois le projet de quitter Milan, de m'enfuir aux extrémités du monde. Au bout de quelques jours, mon déſeſpoir s'adouciſſant, ſe changeant par degrés en une mélancolie plus douce, comme un froid glacial qui ſe deſſerre devient bumide; j'eus la force de compoſer, ſut mon infortune, une Romance, dont je ſis les paroles la muſique. Je la chantois le ſoir, dans mon cimetiere, ſous les rayons paiſibles de la lune, en m'accompagnant d'un luth amoureux; je verſois de douces larmes. Sans doute cet air étoit touchant, puiſque j'ai vu pluſieurs fois des gens indifférens fonde en pleurs, en me l'entendant ſimplement chanter.

Pour mon malheur, je ne voyois que l'indigne Abbé. Je le queſtionnois ſur ce qui ſe paſſoit dans le monde. Il me diſoit ce qu'il vouloit. Je lui demandai ſi la trahiſon de Chéri mn'avoit point tanſpiré. Il parut d'abord vouloir faire encore le myſterieux; mais, preſſé par moi, il me dit enfin que cette nouvelle étoit très-répandue, qu'elle faiſoit l'enreuen public, qu'on en parloit diverſement; mais qu'on s'attendoit à un combat ſingulier entre le Chevalier de ſamene Chéri. Je friſſonnai de ceue idée, je ne répondis pas. Je ſentois, en frémiſſant, qu'en qualité de milinire, je ne pouvois me diſpenſer d'en venir à cette horrible extrémité. Quelques jours après, l'Abbé me dit que les ôfioiers étoient ſurpris ſcandaliſés dece que je ne m'étois pas encore comporté en homme d'honneur; qu'on faiſoit des paris dans la Ville, pour ou contre ma conduite brave ou lâche; que mon honneur ne pouvoit être plus compromis. Il m'apprit, de plus, que le mariage de mon rival devoit ſe faire le lendemain. Cette nouvelle me rendit ma fureur, me décida. Je ſortis pour chercher mon ennemi. Je le trouvai ſur la place du Dôme avec plufieurs Officiers. Je vis qu'on s'attendoit à une explication de ma part avec l'infortuné Chéri. J'abordai ce jeune homme; il parut embarraſſé devant moi; mais cependant il s'avança pour m'embraſſer.

Je le repouſſai avec horreur. uPerfide, lui dis-je, quel eſt ton projet? Setpent que j'ai réchauffé dans mon ſein, tu veux m'embraſſerl Fuis. Je rougis de l'uniforme que je porte, quandje vois qu'il m'eſt commun avec toi, que tu le déshonoresn.

Chéri voulut ſe juſtifier. Les Officien ſcandaliſés lui dirent: uMonſieur, vous êtes Militaire, vous ſavez où les gens de notre état portent leur juſtification.

Après ce que M. le Chevalier vous a dit, il n'y a pas deux partis n. A ces mots, on nous tourna le dos. Nous reſtâmes ſeuls vis-à-vis l'un de l'autreJequittai auſſi le malheureux Chéri, qui me tendoit les bras, qui paroiſſoit foudroyé. Je lui dis en partant: uMonſieur, je vous donnerai de mes nouvelles. Un ami ſurvenu le ſoutint l'entraîna, je partis furieux.

Je rentrai chez moi encore tourmenté des accès orageux de la plus violente colere. uC'en eſt donc fait, me diſois-je, le parti en eſt pris. L'indigne Chéri mourra de ma main, ou moi de la ſiennen. Mais bientôt le remords vint ſuccéder à ma colere, me préſenta ſes couleuvres. J'étois comme un homme égaré dans une forêt, qui, après la ſoudre la tempête, entendroit ſiffler les ſerpens, rugir les monſtres ſauvages, ſe verroit expoſé à en être dévoré. Malheureux me diſois-je, que nvas-tu faire? Plonger la mort dans le ſein de ton ami, aſſaſſiner celui qui te fut cher, qui combattit àtes côtés pour tavie, que tout Milan admire comme un être angélique, que le Ciel ſembloitvoir, avec complaiſance, uniavec toil Et que dira la Princeſſe?... Ah?

fût-il, à mon égard, l'homme du monde le plus coupable, il doit être ſacré pour moi, puiſqu'il eſt ſous la protection de mon adorable bienfaitrice. Et la cruelle Adélaïde!.. Ne lui porterai-je pas auſſi la mort dans le ſein, en immolant ſon nouvel Amant? Elle le mérite ſans doute auſſi, la perfide; mais puis-je tourmenter Adélaïde, quoiqu'elle ſoit coupable?

Le maudit Abbé vint. Il me plaignit beaucoup de la dure néceſſité où il me voyoit de me battre contre mon ami. Je lui peignis mes remords. Il n'oſa les combattre de front. Il affecta même d'y applaudir: Mais, ô fatal honneurl s'écrioit-il, idole des braves guerriers, faut-il que des remords ſi vertueux ſe taiſent devant toi, paroiſſent une lâcheté révoltante, qu'on doit repouſſer avec horreur?--Mais pourquoi, interrompis-je, immoler nun ami? Suis-je ſi ſûr de ſon crimel Il a mes lettres; qui ſait s'il ne lesa npas volées? Du moins je n'ai pas-vu les ſiennes. Il faut, pour le croite ncoupable, que je voye des preuves de ſa main, ou que j'en entende de ſa bouche.

L'odieux Abbé parut aſſez mécontent de mes réflexons. Il fronçoit le ſourcil ruminoit en lui-même. Enfin, je le vis ſortir ſans me dire un mot; mais paroiſſant couver quelque deſſein.

Une heure après, je me promenai dans le jardin de la Princeſſe. J'entrai ſous un berceau, pour rêver à ma triſte aventure. J'étois auſſi immobile qu'un homme qui ſeroit plongé dans un profond ſommeil.

Bientôt je fus tiré de ma rêverie par la voix de Chéri même, que j'entendis parler près de moi. Je regardai doucement entre les feuillages, je l'apperçus, je fus tenté de voler dans ſes bras, pour lui fournir les moyens de ſe juſtifier: mais je le vis tout entier à la converſation qu'il avoit avec Baſile. Le ſcélérat l'avoit amené là, par une perfidie, pour me mettre à portée d'entendre tout ce qu'il diroit. Ce malheureux s'étoit auſſi inſinué dans la confiance de l'infortuné jeune homme. Ils s'aſſirent ſur un banc auprès de mon berceau. Je e diſpoſai à les écouter, je pouvois les entendre. Mais, diſoit l'Abbé, ne pourriez-vous pas chercher à le voir, pour vous juſtifier à ſes yeux, pour le ſatisfaire?--Et, répondit Chéri, quelle juſtification voulez-vous que je produiſe devant lui? Quelle ſatisfaction puis-je lui donner? Il veut épouſer Adélaïde; moi je ne veux pas qu'il l'épouſe.--Mais enfin, reprit l'Abbé, il va donc ſe trouver ſeul dans le monde, privé de ce qu'il aime. Ah!

vous êtes cruel à ſon égard.--Moi cruell répliqua vivement Chéri: je veux qu'il épouſe une Princeſſe adorable, qui eſt la réunion de toutes les vertus de toutes les perfections, à qui il doit tout.--Mais enfin, dit Baſile, que ne le menez-vous voir ſon Adélaïde? Peut-être la voix de cette perſonne, qu'on dit ſi belle, auroit quelque poids ſur ſon cœur, l'engageroit à faire ce que vous déſirez.--Moi, répondit Chéri, que je le mene voir Adélaïde, pour que tout ſon feu renaiſſe auprès d'elle, qu'il devienne plus incorrigible que jamais Je ſais combien il devient fou en préſence de cette fille, je veux qu'il ignore ce qu'ele eſt devenue, afin que je ſois obéi; car enfin cela eſt fixé dans mon cœur. Jamais Cataudin n'épouſera Adélaïde; je m'y oppoſerai de tout mon pouvoirn.

Ah! perfide, m'écriai-je, en ſortant du berceau; j'en ſuis donc ſûr enfin, c'eſt donc toi qui es le véritable nartiſan de mes maux. je l'ai entendu de ta propre bouche. C'eſt toi qui ne veux pas que j'épouſe Adélaïde Rends grace à la Princeſſe, que je révere dont je reſpecte la demeure, ſi je ne te punis pas ſur le champn.

En diſant ces mots, je lui appuyois brutalement le poing ſur le viſage. Il étoit muet immobile, me regardoit d'un œil douloureux, mais tendre.

Dans ce moment, nous ſommes abordés par quatre Officiers qui venoient pour voir Chéri. Allons, mes amis, dirent-ils, il n'y a pas moyen de vous en défendre. Nous venions pour tenter un dernier effort, malgré les lois de l'honneur, que vous auriez déjà dû ſuivre; nous voulions voir s'il n'y auroit pas quelque biais pour réconcilier deux amis ſi étranges que vous, ſans en venir à l'extrémité honorable que vous ſemblez craindre tous les deux; nous en rougiſſons pour vous; mais enſin il n'y a plus moyen de reculer. Nous voulons régler cela. Il ne faut pas que deux aimables jeunes gens, comme vous, périſſent. Au premier ſang, morbleu, celà ſuffit; après cela, vous vous retrouverez les meilleurs amis du monden. Je voulois me retirer ſans rien dîre; mais deux de ces écervelés me ſuivirent, deux autres reſterent auprès de Chéri. Je tâchois de me défaire d'eux; mais je n'en pus venir à bout. Ils vouloient abſolument diriger notre combat, s'en rendre maîtres. Nous vous ſervirons de témoins, me dirent-ils.

Les deux autres rempliront le même office auprès de Cheri. Nous arrangerons tout pour vous faire ſoigner tous deux, en cas de bleſſures, pour vous mettre en lieu de ſureten. Il fallut abſolument prendre l'heure le lieu. Le moment fut fixé au lendemain, à ſix heures du mâtin.

Le lieu fut un endroit écarté dans la campagne, caché par des arbres, mais proche du grand chemin. Il fut réglé que je laiſſerois à mon adverſaire le choi des armes; mes extravagans témoins partirent, pour lui faire part de nos arrangemens, lui donnet l'heure le lieu du rendez-vous.

Je paſſai la nuit la plus terrible, dans des ſonges orageux. Je me voyois, comme Oreſte, tourmenté par les Furies, qui m'offroient la tête de l'infortuné Chéri, me reprochant de l'avoir maſſacré. J'entendois une voix qui plunoit ſur les vents, la pluie le tonnerre, me crioit: uArrête.--Ah!

me diſois-je, ſa reſſemblance ſeule avec mon Adélaïde ne devroit-elle pas me le rendre ſacré? Je m'éveillai tout tranſi, couvert d'une ſueur froide, maudiſſant les malheureux témoins qui m'entraînoient à un combat ſuneſte que je me reprochois; il eſt certain que, ſans eux, je n'aurois pas pourſuivi cette déplorable vengeance.

J'aurois cédé à la voix des remords.

Ces barbares entrerent chez moi dès cinq heures du matin. Il fallut me lever. Mes genoux trembloient, quand je fus debout. Je fis mes efforts pour déguiſer à mes témoins ce ſecret inconvénient. Je m'habillai avec peine, je les ſuivis avec mon épée deux piſtolets. Je marchois péniblement. J'avois, à mes yeux, l'air d'un patient qu'on mene à la mort. Un vent très-violent nous ſouffloit au viſage, paroiſſoit me repouſſer. Je cédois preſque à ſa violence; mes deux barbares me tirent, pour me faire ſurmonter cet obſtacle. Il me ſembloit que j'étois entraîné par les Eménides. uMalheureuxl me diſois-je, la nature même t'arrête, l'Etre ſuprême fait ſouffler l'Aquilon fougueux contre toi, pour empêche le crime.

Nous arrivons ſur la place fatale. Je crois ſentir que la terre tremble ſous mes pas. Je vois déjà, ſur la grande route, une chaiſe de poſte pour le vainqueur, une litiere un Chirurgien pour le vaincu. Chéri ne tarda pas à paroître avec ſes conducteurs. Ils étoient exactement obligés de le ſoutenir par-deſſous les bras. Il étoit pâle mourant; oh! c'étoit bien lui qui avoit l'air d'être conduit au ſupplice. En le voyant, je ſentis un friſſon qui parcourut toutes mes veines. Il ne m'avoit jamais paru reſſembler, d'une maniere ſi frappante, à mon Adélaïde. Il me ſembloit que c'étoit elle-même que j'allois immoler.

Toute ma tendreſſe ſe réveilla dans mon cœur. Je fus tenté de voler dans les brat de mon ami. Il ſe précipita tout à coup dans les miens. Il inonda mon viſage de ſes douces larmes. Oh! comme je le plaignois, comme je devenois un mon tre à mes yeux?

Cependant j'entendois les Officiers dire, en parlant de Chéri: uCe n'el pas un homme que cela; il a la figure d'une jeune fille, il en a l'ame la foibleſſe.--Arrêtez, m'écriai-je, a ſu ſe montrer mieux qu'aucun de vous. Si vous l'aviez vu ſur mer, dans les combats, vous auriez admiré ſa valeur. Il va vous en donner des preuves.--Qu'il ſe hâte donc un peu, auſſi bien que vous, répondirent ces extravagans; car enfin nous ne ſavons que penſer. Nous ignorons ſi vous êtes parfaitement guéri de la maladie dont on vous a traité à l'IéntelDieu; ſi cette maladie n'a point remplacé la valeur qu'on vous prêtoit auparavant. Les inſolens oſoient me traiter de lâche ou de fou. uS'il ne faut que vous prouver, leur dis-je, que cette valeur n'eſt pas remplacée, je le prouverai ſans peine à celui d'entre vous qui oſera ſe préſenter, à tous les quatre l'un apres l'autre, ſivous voulez. Je ſerui plus empreſſé quand il ſera queſtion de me montrer contre vous, que contre mon ami.

-Fort bien, dit avec dédain l'un de ces Meſſieurs, voilà ce que l'on gangne à ſervir de pareilles gens. Monſieur, reprit un autre, commençez toujours par terminer l'affaire dont il eſt queſtion, nous verrons après, qui de nous daignera ſe charger de vous apprendre à vivren.

Allons, Chéri; mon ami, m'écriai-je, il faut en découdre; il faut prouver à ces Meſſieurs que nous avons du cœur, afin de les punir d'en avoir douté. Tiens, mon ami, je te dome le choix des armes, prends ton épée ou ce piſtoletn. Chéri, détournant les yeux, prend lé piſtolet. uCruellt veux donc ma mort? lui dis-je d'un ton pénétrén. Je croyois qu'il ſe contenteroit de l'épée, au premier ſang.

Nous tirons au ſort, ſon arrêt me condamne à riſquer, le premier, d'inmoler mon ami. A travers la pâleur mortelle qui couvroit ſon viſage, je crus y voir percer quelque ſigne de joie, de ce que je devois tirer le premier. Il ſe tint immobile, en poſition de recevoir la mort. O Ciell j'avois là mon ami devant les yeux, un des plus beaux ouvrages du Créateur, qui ſe préſentoit à mes coups; il falloit, de fang froid, lui brûler la cervelle! Je n'en avois pas la force. L'amitié, les remords, les vertus, les Furies, tout me retenoit.

Je voyois mille éclairs battre ſur mes yeux. La terre s'enfuyoit ſous mes pieds.

Trois fois je ſoulevai mon bras pour commettre le crime, trois fois mon bras tremblant retomba. Enfin: Je ne ſerai point barbare à cet excès, m'écriai-je, tironsn. J'éleve mon bras, le coup part. Non, ce n'eſt pas moi qui ai frappé mon ami. J'élevois la main pour tirer en l'air. Un malheureux me tire le bras tandis que je lâche le coup, en change la direction, la balle ſacrilége va ſe plonger dans le ſein de l'inſortuné Chéri. Ses deux témoins le ſouiennent, lui crient: Venge-toi.

Les deux miens furieux jettent dans un ſoſſé le malheureux qui m'a voulu arrêter le bras. uAhl mon ami, m'écriai-je, je n'ai pas voulu te frapper; mais je ſuis un monſtre, punis-moi. Je me tiens fixe, dans l'attitude néceſſaire pour recevoir la mort que j'implore. Chéri me peint, dans ſes yeux, le plus tendre intérêt. Il a la force de faire ce que je n'ai pas eu le bonheur d'exécuter; il tire en l'air ſou piſtolet, me donne la vie, tombe.

Tout à coup nous entendons crier: Atrête, arrêten. C'eſt la Princeſſe qui arrive à ſix chevaux, qui ſe précipite de la portiere. C'étoit ſon Coureur qui avoit eu la force d'arriver avant elle, qui n'avoit pas eu celle de parler, qui, voulant me retenir le bras, pour empêcher le coup, lui avoit donné la plus affreuſe direction. uAhl malheureux, s'écrie la Princeſſe, épargne ton Adé» laïde» . Mon Adélaïde, ô Ciel! il n'eſt plus temps. Chéri étoit Adélaïde.

Elle mouroit par mes mains; je vis ſon beau ſein qu'on découvrit, je vis le ſang qui en couloit, je crus voir la ſoudre tomber ſur moi, le Ciel s'écrouler ſur ma tête. Oh! que n'avois-je un goufſie ouvert à mes piedsl que n'avois-je un bûcher allumé je m'y ſerois jeté. Je ſaute, comme un éclair, ſur l'épée d'un témoin, je me la paſſe au travers du corps; je me précipite ſur l'herbe, dans les bras de mon Amante. Mon ſang ſe confond avec le ſien. Elle ſouleve ſes yeux appeſantis: quel tendre amour s'y peint à travers les ombres de la mortl uO mon amil dit-elle, qu'astu fait? O ma noble amie, quelle affreuſe lumiere vous avez offente nà cet infortuné Vous lui donnez la mort la plus cruelle, ou des remords éternels.--Ah! malheur à moi s'éncrioit la Princeſſe. Pourquoi ai-je été ſi fidelle à votre funeſte myſtere?

C'eſt moi qui ſuis la cauſe de vote mort à tous deux. Chere cruelle Adélaïde, c'eſt à mon fol amour que tu voulois t'immoler, malgré moinl Cependant, au lieu de perdre le temps à nous écouter, on nous ſoignout. J'entrevois que pluſieurs perſonnes arrivent; déjà je ne voyois plus qu'au travers d'un nuage. Il me ſembloit pourtant que, parmi les nouveaux venus, je diſtinguois le Médecin delflôtel-Dieu, qui ſe vantoit de m'avoir guéri. Je crus entendre qu'il crioit: Je l'avois bien dit que cet homme-là n'étoit pas guéri. Je réclame ce maladen. Je ſens qu'on me tiraille en divers ſens, qu'on paroît ſe diſputer mon individu agoniſant. Je ſens mon cœur défaillir. L'ombre s'étend ſur mes paupiéres; l'Univers diſparoît...

Fin du Livre ſivieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS LIVRE SEPTIEME.

Je rouvre enfin les yeux. Je me vois ſur un lit, entre les bras d'une Religieuſe qui fixe ſur moi ſes doux regards, qui me baigne de ſes larmes.

C'étoit la tendre Artémiſe. » Ah! mon bien aimé, me dit-elle, vous vivez, je reſpire.--O, ma chere Artémiſe, lui répondis-je, c'eſt vous qui me ſauvez la vie: elle me ſeroit odieuſe de la part de tout autre; elle m'eſt précieuſe de votre main ſeule. Mais où ſuis-je? Où eſt mon Adélaïde?

--Tout va bien, mon ami, reprit Artémiſe, vous êtes à l'Iôtel-Dieu.

Notre premier Médecin vous a réclamé, comme un malade dont il n'avoit point terminé la guériſon. La Princeſſe Sémelli vouloit vous faire tanſporter chez elle, pour vous ſoigner avec Adélaïde; mais le barbare l'a emporté.--Et mon Adélaïde?

m'écriai-je.--Elle eſt auſſi bien qu'elle peut être, répondit Artémiſe; on ne juge pas ſa plaie mortelle, ni la vôtre, mon bon ami. Soyez ſans inquiétude ſur cette chere perſonne, vous ſavez qu'elle eſt entre bonnes mains. La Princeſſe n'épargnera rien pour la ſauver; quant à vous, mon cher ami, tant qu'il me reſtera un ſouffle, je l'employerai pour vousn. Je baiſai tendrement la main de cet Ange tutélaite. O Vierge pure céleſte, lui dis-je, vous perdez vos ſoins pour un ſcélérat. Ah! qu'Adélaïde vive; que je fois rayé du nombre des vivans Quoi, vous, ame chaſte, innocente, vous daignez vous intéreſſer en faveur d'un monſtre que l'Univers doit abhorrer? Ah! quel baume ſur les plaies affreuſes de mon cœur, que l'intérêt d'une ame ſi bellel Je commençai alors à ſentir ma bleſſire; elle étoit très-douloureuſe; mais Atémiſe m'aſſuroit qu'on ne la jugeoit nottélle.. Quel tendre intérêt ſe Pignit dans ſes-yeux, quand elle vit dans les miens l'impreſſion de la douleur? Il falloit tous les ſoins d'une ſi charmante perſonne, pour me faire ſupter la vie, pour m'empêcher de repouſſer avec horreur tout ce qui tendoit à me la conſerver: que dis-je?

Artémiſe me la rendoit preſque douce, malgré l'horreur de ma ſituation. Cete jeune bienfaitrice me faiſoit une ſi douce impreſſion, que je goûtois preſque une ſorte de plaiſir à être malade, pour avoir l'avantage d'être ſoigné par elle. Il eſt vrai que le zele le tendre amour, qui aſſaiſonnoient ſes ſoins, les rendoient délicieux.

Cependant j'étois juſtement ſurpris de ne point voir la Princeſſe. Cete noble amie me ſavoit bleſſé dangereuſement, elle ne daignoit, ni viſiter ſon protégé, ni lui donner de ſes nouvelles.

Malhèureux Cataudin, en étois-tu digne? Après tant d'imprudences eu plutôt de forfaits, n'as-tu pas dû laſſer ſa patience ſes bontés?... Et mon Adélaïde, qu'eſt-elle devenue?

On m'aſſure qu'elle va très-bien; mais tant que je ne l'apprends pas de ſa bouche, ou du moins de ſa main, je n'oſe me fier aux rappons les plus favorablesn.PoutPour comble de malheur je m'appercevois que l'indigne Médecin ne m'avoit réclamé que comme un fou, puiſqu'il faut le dire; , s'il réuſſiſſoit à me guérir de ma bleſſure, ne voudroit-il point me faire enfermer aux petites mailons? Et ne le méritois-je pas? N'avoisje pas fait l'acte de folie le plus complet le plus cruel? Et la Juſtice d'ailleurs ne voudroit-elle pas ſe méter des ſuites de cette affaire? Aſſaſſin, ſuicide, ou ſou, quelles alternatives Mon inquiétude empiroit mon état, ne permettoit pas aux remedes d'opéret leur effet. Artémiſe me repréſentoit tendrement cette influence dangereuſe de mon eſprit malace; lle m'invitoit être plus tranquille, par les motifs les plus touchans, par les ſoins les plus complaiſans: mats, hélas mon inquiétude augmentoit tous les jours. Je ne tecevois point de nouvelles de a Princeſſe. Etoit-elle malade elle-même?

ltoit-elle aſſez irritée contre moi, pour e plus vouloir entendre parler du mallureux Roſamene, pour me rejeter loin d'elle, malgré ma ſituation dououreuſe, qui ſollicitoit, du moins, ſa pitié? L'une l'autre idée étoit auſſi déſeſpérante. Je n'apprenois rien que de vague de mon Adélaïde. On me diſoit froidement qu'elle alloit bien, mais je ne ſavois où elle étoit; mais je ne voyois venir perſonne de ſa part, perſonne qui l'eut vue. Pas une ame ne me viſitoit. Mon inquiétude horrible enve nimoit ma bleſſure, me menaçoit d'une mort prochaine.

Nouvelle ſcene d'horreur Le déteſtable Abbé Baſile vint me viſiter. Le regardant comme un ſcélérat qui avoit beaucoup contribué à mes malheurs, par les indignes rapports qu'il m'avoit faits, je ne voulois pas le voir. «Ah!

fuis, m'écriai-je, malheureux, contente-toi de m'avoir donné la mon, auſſi bien qu'à mon Amante. Le lâche ſe mit à genoux, d'un air hypocrite, auprès de mon lit. uMon cher Chevalier, me dit-il, daignez m'écouter; je viens de la part de la Princeſſe Cémelli.--De la part de la Princeſſe? eſt-il vrai, lui dis-je, quelle preuve en offres-tu? Donne-moi ſa lettre.--Je n'en ai point, ré pondit-il.--Fuis donc, ſcélérat, repliquaije.--Monſieur le Chevalier, reprit l'hypocrite, encore un coup.

daignez m'écouter. Je n'ai point e nlettre de ſa main, parce qu'elle n pu vous écrire; je vais vous en dire la raiſon, en vous apprenant ce qu'eſt devenue cette protectrice chérie.--Qu'eſt-ce donc qu'elle eſt devenue? m'écriai-je.--Monſieur le Chevalier, reprit-il, vous ſavez qu'elle avoit fait tranſporter Mademoiſelle Adélaïde chez elle. Elle lui aprodigué les plus tendres ſoins. Elle a paſſé la nuit auprès d'elle; l'on commençoit à bien augurer de cette chere perſonne.--Ciell m'écriai-je auroit-elle changé, auroit-elle empiré?

Pour Dieu, daignez m'écouter, répliqua le fourbe. Le lendemain matin, la Princeſſe, qui vous aime, alloit ſortir pour venir vous voir. Tout à coup ndes envoyés ſecrets l'ont arrêtée par ordre du ouvernement. A ces mous, je pouſſe un cri, je reſte quel-que temps immobile muet, regardant le malheureux qui m'avoit fait ces els rapports.

Qu'a-t-elle donc fait? dis-je enfin au ſcélérat.--On l'ignore, réponditil. On ne lui a pas donné le temps de regarder autour d'elle, de dire un mot à qui que ce ſoit, d'écrire une ſyllabe.-Et mon Adélaïde, repris-je en frémiſlani, qu'eſt-elle devenue?

--Vous jugez bien, dit-il, qu'unpareil coup de foudre ... dans unepa reille circonſtance ... Je ne ſais que vous dire... au moins, ſi elle y ſuc comboit, ce ne ſeroit pas vous qui l'auriez immolée. C'eſt le Couveme ment, c'eſt cette nouvelle affreuſe de la détention de la Princeſſe.--Ele reſpire donc encore? lui répliquaije--Mais, reprit-il, j'ai tout lieu de le croire.--Malheureux, interrompis je, tu ne fais que le croire; ol eſt-elle?--C'eſt ce que j'ignore, répondit-il; mais ſoyez ſûr que je la découvrirai, ſi elle exiſte encote.

--Si elle exiſte encore m'écriai-je Son exiſtence eſt douteuſe, la Prin ceſſe eſt partie, l'on ignore ſans ndoute où elle eſt enfermée,. O Ciell..

Dans un inſtant de calme, où lamladie me laiſſe quelque omhre de repos, je reprends ma narration. Je me cioi menacé d'une fin prochaine, je veur conſigner ſur le papier la ſuite de me aventures, auſſi loi que je pourai l conduire. Je prie la tendre Artémiſe qui daigne me ſoigner, dont le ſl eſt auſſi pur que ſon cœur, elle qu aura vu mes. derniers momens, det miner mon récit, quand je ne ſerai plus. On ſent que tout ce que m'avoit dit le cruel Baſile avoit porté de nouveaux coups de poignard dans mon cœur, rendu ma ſituation plus déplorable; comme un orage empire l'état d'un malade le fait tourner à ia mort. Je fus tourmenté de la fievre la plus violente, j'eus le tranſport, je fus garrotté dans mon lit; à mon réveil, je ſentis que ce tranſport ayant confirmé l'idée qu'on aoit de ma folie, ſi je n'avois pas le bonheur de mourir, je ſerois condamné àune éternelle captivité.

Ma plaie ſe rouvrit vingt fois, mon litfutbaigné de mon ſang. Enfin le monſtueux Abbé vint me porter le dernier coup. A ſon aſpect abhorté: uQu'eſt ndevenue mon Adélaïde? lui criai-je d'une voix forten. Le barbare étoit en grand deuil, un mouchoir blanc à la main, comme un perſonnage théâtal. Il n'épargna ni les ſanglots, ni les larmes, ni les mots entrecoupés. Il me préſenta une lettre d'Adélaïde, contenant, diſoit-il, ſes dernieres volontés.

Je voulus la lire, je n'en eus pas la ſorce. J'avois un voile répandu ſur les yeux. uMais, barbare, lui dis-je, parle donc, vit-elle encore?n Enfin, paroiſſant ſe déchirer la poitrine, eu ſe frappant le ſein, le ſcélérat prononoa ces mots terribles: uElle nous contemple à préſent du haut des Cieux. Ah barbare, lui dis-je en déſaillant: tu as conſommé ton ouvrage. Fuis, tu m'as donné la mortn. A ces mou, je tombai dans le plus profond évanouiſſement.Je ne revins à moi qu'au bout de pluſieurs jours; je me retrouvai toujours ſous ies regards touchans de l tendre Artémiſe. Je repenſai à la lete de ma chere Adélaïde. Je me ſentis la vue moins nébuleuſe, j'eus la force de lire cette lettre chérie; je la meu, arroſée de mes larmes, ſous les veux du Lecteur.

Lettre d'Adélaïde à Caraudin.

O mon cher Cataudin, le premier choix de mon enfance, l'éternel objel de mes vœux de mes ſoupirs, pourquoi l'amour le plus tendre, pourquoi ce ſentiment qui doit faire le bonheur des Amans, quand il eſt réciproque comme le nôtre, a-t-il fait toujours notre malheur, va-t-il nous conduite tous deux peut-être à une mort que je n'oſe euviſager ſans horreur? C'eſt ma cruelle jlouſie, c'eſt cette ſuite fatale de l'amour porté à ſon comble, qui a peut-être cauſé tous nos maux. Je ne pouvois forcer tout mon ſexe à fermer les yeux ſur toi. Des circonſtances, ſans doute irréfiſtibles, t'ont entraîné dans des fidélités paſſageres, pendantleſquelles ton cœur m'eſt toujours reſté. J'ai oſé m'initer contre ces effets naturels indiſpenſables de la préſence du plus chéri des hommes. J'ai oſé aſpirer à 'éprouver... Epreuves cruelles, qui ne l'ont été que pour moi Enfin j'ai ſenti les triſtes effets de ces réſolutions indiſcretes de ces erreurs fatales. J'ai voulu les réparer. Je me ſuis apperçu que notre auguſte bienfaitrice avoit toujours ſenti pour toi un noble attachement qu'elle prenoit pour de l'amitié, qui étoit quelque choſe de plus tendre. J'ai vu qu'elle avoit touours eu la force de ſoumettre aux lois de ſa généroſité, ce ſentiment caché; qu'elle avoit toujours travaillé ſincetement pour notre bonheur réciproque, je me ſuis prêtée à recueillir les fruits de ſes nobles ſacrifices: mais jai cru m'appercevoir enfin que ſa derniere maladie, les ſoins que tu lui avois prodigués dans cette criſe, avoient briſé cette force qui la faiſoit s'oublier continuellement, pour ne s'occuper que de nos intérêts. J'ai cru que je devois, à mon tour, me ſacriſier à une femme adorable, qui avoit tout fait pour nous, au tendre Amant que j'annois avec le plus pur déſintéreſſement. J'ai penſé qu'en travaillant pour le bonheur de la Princeſſe, pour ta fortune ta gloire, je ferois une choſe digne de moi; qu'en rendant heureuſe ma bienfaitrice ainſi que mon Amant, je le ſerois moi-même par une ſorte de reſſentiment. O fatale erreur Par ce malheureux projet, j'ai creuſé l'abîme où nous nous voyons plongés. Mon bon ami, armez-vous de courage pour recevoir cet aveu; je vais peut-être paroître devant le tribunal du grand Juge. Oſerai-je vous dire que je le déſire? Ma vie a été juſqu'ici empoiſonnée d'amertume. Je viens de cauſer les plus grands malheurs, par l'erreur la plus déplorable. La mort eſt un aſile qui me dérobe à la plus affreuſe exiſtence. J'ai cauſé peut-être votre mort, vous êtes innocent de la mienne. Je ſais qu'on vous a tiré le bras, qu'on a changé la direction du coup que vous ne vouliez pas m'adreſſer. C'eſt le haſard ſeul qui a fait mon malheur, ou plutôt c'eſt le Ciel qui m'a punie.

La Princeſſe, notre chere bienfaitrice, ſe trouve auſſi enveloppée dans notre infortune. Il lui eſt ſurvenu tout à coup une diſgrace qui lui a été ſuſcitée par des ennemis. Comment une ame ſi aimante peut-elle avoir des ennemis? Mais cette diſgrace ne peut durer: la vérité percera. Tâchez de vivre, mon bon ami, pour la conſoler, pour faire ſon bonheur, pour vous entretenir quelquefois, avec elle, de l'infortunée Adélaïde.

Vous pouvez avoir encore de beaux jours. Vous avez été élevé à l'école du malheur; il y a là de quoi être ſage heureux. Les infortunes qui ont déchiré votre cœur, y entretiendront une douce ſenſibilité, un attendriſſement perpétuel, qui a ſes charmes.

Ah! mon bon ami, je me berce du doux eſpoir que vous allez me ſurvivre; mais qui ſait ſi ce ne ſera pas moi plutôt qui aurai le malheur de recueillir vos cendres? Cette idée me fait frémir.

La plume me tombe des mains ... Mon bon ami, comnent paroîtriez-vous devant le ſouverain Juge, coupable de votre mort, vous préſentant devant lui, ſans avoir été appelé? Ce Juge eſt note pere. Si je paroiſſois avec vous en ſa préſencel Si nous étions deux à lui demander gracel.. Puiſque je n'ai pu vivre avec vous, s'il m'étoit permis, du moins, d'y mourirl.. Mais non, vivez, rendez heureuſe notre chere Princeſſe. Mon bon ami, ne vous alarmez pas plus qu'il ne faut. Je ne ſuis pas encore condamnée par les Médecms.

J'aurai peut-être le malheur de vivre.

Si je ſuis la premiere rétablie, je volerai das vos bras. Je tâcherai d'accélérer votre guériſon par mes ſoins. Je vous ſervirai. Je ſuis jalouſe de la belle Artémiſe; elle vous rend des ſervices bien méritoires. Ce n'eſt pas l'amour qui l'entraîne, c'eſt la piéte ſeule qui l'inſpire. Ame pure, objet des regards complaiſans du Ciel? Son innocence eſt encore ſans tache. Elle n'a point brûlé de feux profanes. C'eſt une chaſte Vierge; c'eſt un Ange ſur la terre.

Avec quel doux plaiſir je m'entretiens avec vous, mon cher ami Tâchez de répondre, de voue côté, à votre Adélaide. Mon cher Cataudin, je ſensune petite défaillance. Je me hâte de vous dire que je n'ai jamais ceſſé de vous aimer.

J'ai affecté quelquefois de l'indifférence; mais combien elle coûtoit à mon cœurl Ah! mon bon ami ... Je n'en puis plus... Mon bon ami... Pardon...

Adieu... Peut-être...»...

La lettre n'eſt point finie ... O Ciel?

peut-être Adélaïde étoit-elle tombée en défaillance dans ce moment. Peut-être étoit-ce là le dernier mot qu'elle avoit écrit. Le ſcélérat me diſoit qu'elle n'étoit plus; mais je ne pouvois le croire ſur ſa parole. Il me ſembloit que mon cœur me diſoit le contraire.

Je donnai cet écrit précieux à lire à ma chere Artémiſe. Elle verſa en filence de douces larmes. Qu'elle étoit belle dans ce moment Elle remplaçoit preſque, à mes yeux, la tendre Adélaïde.

Elle me dit que Baſile étoit revenu; que, n'ayant pu obtenir de me parler, il lui avoit remis deux lettres qu'on avoit trouvées dans les papiers d'Adélaïde.

Je les joins ici en ſoupirant. C'étoit une letre d'Adélaïde à la Princeſſe Cémelli, une réponſe de cette chere bienfaitice. Comme ces deux pieces jettent des lumicres ſur les myſteres continuels dont mon exiſtence eſt enveloppée, je crois devoir les communiquer à mes Lecteurs.

O chere Adélaïde, que tu nous as fait de mal à tous deux en voulant travailler à mon bonheur Je ne pouvois le trouver que dans tes bras.

Lettre d'Adéluide à la Princeſſe Cémelli.

Ma bonne Princeſſe, ma noble amie, vous m'avez toujours permis de vous ouvrir mon cœur. Je vous l'ai ouvert ſans réſorve. Vous y avez lu comme dans le vôtre. Vous y avez reconnu tous les ſentimens heureux ou malheureux qui ont varié ſa deſtinée.

Vous y avez toujours vu notre cher infidele régnant comme un Monarque mébranlable ſur ſon Trône. Vous m'avez honorée d'une confiance réciproque. Vous m'avez raconté tous vos ſecrets, ou du moms vous m'avez promis de me les révéler tous. Vous l'avez fait juſqu'ici; mais il en eſt un de réſerve, ce me ſemble, qui vous tourmente, que vous voulez cacher, même à la confiante Adélaïde. Expliquonsnous.Vous avez jadis aimé le Chevalier de Roſamene. Vous me l'avez avoué mille fois. Vous preniez plaiſir à le dire. Vous avez meme penſé à l'élever juſqu'à votre perſonne; c'étoit votre projet chéri. Vous avez daigné ſacrifier ce vœu ſecret de votre cœur au bonheur de l'infortunée Adélaïde. Une grande Princeſſe s'eſt immolée à une petite particuliere, ſa protégée. Le trait étoit digne de vous, vos bien-faits continuels ont, depuis, égalé un ſi généreux ſacrifice. Vous avez conquis, par ce procédé, la perſonne à laquelle vous vouliez vous ſacrifier. Elle eſt à vous ſans réſerve; vous pouvez en diſpoſer comme de vos propres facultés; mais c'eſt à cette heureuſe favorite à faire à préſent ſon devoir. Vous aimez, ma belle Princeſſe, vous ne me le dites plus. Vous aviez d'abord donné votre cœur au Chevalier, parce qu'il vous avoit ſauvé la vie au milieu de l'onde écumante. Il vient de vous la ſauver peut-être une ſeconde fois, par les juſtes ſoins qu'il vous a rendus dans une maladie mortelle. Votre ame aimante reconnoiſſante s'eſt attachée avec une nouvelle force à celui par qui vous reſpiriez. Vous n'êtes plus maîtreſſe préſent d'un ſentiment ſi impérieux. Il ſaut que vous viviez ayecle Chevalier, ou que vous renonciez à la vie.

Mon tour eſt à préſent venu, ma chere Princeſſe, je vais remplir mon devoir d'auſſi bonne grace que vous.

La généroſité eſt bien moindre de ma part que de la vôtre. Vous ne me deviez rien, je vous dois tout. Que dis-je? eſt-ce un ſacriſice que je fais?

Non, c'eſt une nouvelle grace que je vous demande. Je n'ai pas la baſſeſſe d'aimer comme les ames vulgaires, que leur intérêt ſeul anime. J'aime Cataudin pour lui-même, non pour moi. N'eſt-il pas naturel, voulant ſon bonheur, que je cherche à lui procurer le ſort le plus heureux le plus glorieux qu'il puiſſe déſirer? Quoil je vois un moyen de lui faire la fortune la plus brillante, de lui obtenir le parti le plus cher, le plus beau qu'il puiſſe enviſager, je l'attacherois à un humble parti comme moi, à un ſort obſcur comme le mien Je m'oppoſerois à ſa fortune, à ſa gloire, à ſon bonheurl Ne ſerois-je pas un monſtre?

J'aime mon Cataudin; lui ſeul eſt l'objet de mes vœux, de ma complaiſance. C'eſt mon idole. Je veux le placer ſur un Trône, ſur un Autel, l'y adorer en ſilence, dans un reſpectueux éloignement. Je puiſerai, de loin, mon bonheur dans ſes yeux, en y liſant le ſien. J'aurai rempli mon devoir à l'égard de ma noble bienfaitrice. Je verrai cette perſonne révérée, dont les bienfaits font ma vie, m'avoir enfin quelque obligation. Je ſerai ennoblie a mes yeux. Je me verrai la dépoſitaire du bonheur du couple chéri, qui le réfléchira dans mon cœur. Ah! cette perſpective m'enchante. Ma chere bienfaitrice, daignez agréer mon projet; daignez vous y préter. Faites le ſort, la fortune d'un homme que vous aimez, que vous avez trouvé, juſqu'ici, ſeul digne de votre cœur.

Ecoutez-le ce cœur qui vous parle, qui ſoupire en ſecret, que vous avez dompté ſi long-temps, mais qu'il eſt temps enfin de ſatisfaire. Adélaïde ne vous cede rien. Son Amant eſt plus à vous qu'à elle. Le reſpect dû à votre rang le contraint devant vous à préſent; mais quand vous l'aurez élevé juſqu'à vous, alors il s'épanouira; il s'attachera à ſon égale; votre amour réciproque ſera d'autant plus violent, qu'il aura été plus long-temps contraint.

Tel ſont mes ſentimens, ma reſpectble amie. Avouez que tels ſont auſſi les vôtres. Daignez ſouſcrire à mon proahe aui pueſque dioſlepou voui ſentez qu'elle ne peut-être heureuſe, ſi elle ne voit heureuſe ſa chere Princeſſe..n.O noble Adélaïde! c'eſt cette héroine de l'amitié, c'eſt ce cœur animé des plus ſublimes vertus que j'ai pu méconnoîtrel Ah! malheureux Cataudinl tu l'aurois connu ſi tu avois été capable des mêmes ſacrifices. Et ceté chere perſonne n'eſt plus, dit-on, ſur la terre, c'eſt ma main cruelle qui l'a fait périrl Affreuſe idée Je ne puis m'y livrer, je ne puis y croire. Elle m'écraſe comme un tonnerre. Liſons, pour reprendre haleine, la réponſe de la chere Princeſſe. Réponſe de la Princeſſe Cémelli, à ſon amie Adélaïde.

Tu ne veux donc pas m'avoir la moindre obligation, cruelle Adélaïde.

Mes bienfaits peſent donc à ton cœur, auſſi ſenſible, que généreux. Tu veux me rendre mille fois plus que je ne t'ai prêté. Pour récompenſe des généroſités les plus ordinaries, tu veux me céder ton Amant, celui qui eſt, à tes yeux, peut-être aux miens, le premier des hommes; tu veux me donner ta vie; car enſin, pourras-tu vivre, quand tu venas ce mortel chéri entre les bras d'une autre?

Vous êtes jalouſe, Adélaïde; qui ne le ſeroit pas d'un ſi intéreſſant jeune homme? Oui, je l'aime, je l'ai toujours aimé. J'ai penſé à lui, tant que je n'ai pas ſu qu'il avoit le cœur prévenu pour une autre; mais quand j'ai appris qu'il t'aimoit, ma douce aie, j'ai ſenti qu'il falloit renoncer à un homme qui ne pouvoit me donner ſon cœur, en échange du mien. Bel effort, de vous céder ce qui vous appartenoitl Pourquoi ne ſeroit-ce pas autant fierté que générolité? Pourquoi voulez-vous que j'épouſe un homme qui en aime une autre que moi? L'honnête garçon ne me l'a pas caché. C'eſt lui qui m'a reſuſée. Ma fortune, mon rang ne l'ont point tenté, non plus que ma perſonne.

Il aimoit ſa chere Adélaïde; qu'il la poſſede. Il s'eſt toujours comporté avec moi d'une maniere qui lui a mérité mon eſtimé. Vous voulez me faire accroire qu'il m'a de grandes obligations. Il a été le premier à m'obliger ſans m'avoit jamais vue; il m'a rendu le plus ſignalé ſervice; il m'a donné la vie; il a riſque la ſienne pour ſauver la mienne; il m'a conquiſe au péril de ſes jours. En voulant me donner à lui, je ne lui faiſois préſent que de ſon bien.

Dans ma derniere maladie, j'aurois péri, ſans les ſoins aſſidus, inappréciables qu'il m'a rendus, encore au péril de ſa vie; car il n'a craint ni la fatigue ni la contagion. Il n'a pas quitté un moment le chevet de mon lit. Il a paſſé, auprès de moi, vingt-deux nuits de ſuite, ſans qu'il m'ait été poſſible de lui voir fermer l'œil un moment pendant un ſi long eſpace de temps. Cet effort étoit au-deſſus des forces de la nature.

Sa généroſité le ſoutenoit l'animoit; vous oſezme vanter encore lamſienne; vous voulez que je diſpoſe de celui qui auroit tout droit de diſpoſer de moi, s'il le vouloit; que je le prive de tout ce qu'il aime Pour quelle récompenſe? Pour ma fortune. Ne voilà-t-il pas une belle vétille auprès de ſon mérite, auprès de ce que je lui ferois perdre? Nous avons trop tourmenté cet excellent jeune homme. Il a paru le mérter par quelques infidélités: mais comment vouliez-vous qu'il s'en diſpenſât? Eſt-ce lui qui a jamis cherché à porter ailleurs ſon hommage? N'a-t-il pas ſui, par une vertu peu commnune, toutes les conquêtes que les plus fiers triomphateurs ſe font gloire de rechercher? Les autres femmes ont des yeux comme nous, ma chere; ce mortel eſt enſorcelant. N'avons-nous pas vu des Beautés, fieres avec tous les autres hommes, lui offrir, juſques devant nous, un cœur qui n'étoit pas accepté?

Il eût fallu, pour réſiſter à tant d'attaques à l'aſcendant des circonſtances, qu'il eût été d'une nature ſupérieur à la nature humaine; nous avons oſé le vexer, nous donner des airs de le punir! Mademoiſelle, je me ſuis trop long-temps prêtée à vos caprices romaneſques. Je vous ai permis d'abord d'endoſſer l'habit d'homme vis-à-vis de vote Amant. En vérité, il faut que la nature vous ait douée d'un charme inexplicable. Comment donc, ma belle?

ce jeune homme ne vous a bien vue que dans votre enfance. Depuis que vous êtes avec moi, vous avez toujours ſu vous voiler vous déguiſer devant lui. Il vous connoît ſi peu, que vous avez vécu auprès de lui, traveſtie en homme, ſans qu'il vous ait reconnue.

Il a, dans la tête, une Deauté idéale, une Divinité ſupérieure à tous les objets que lui offre ce bas monde, qu'il appelle Adélaïde. Tout ce qu'ilvoitn'eſt que dans l'ordre de la nature, ne peut être ſon Adélaïde... Je vous jure que vous avez eu tort de pourſuivre ſi long-temps ce déguiſement.

Vous voyez ce qui en réſulte. Ce brave garçon, par ſa confiance fa bonne foi, méritoit de n'être pas trompé.

Il a trop expié ſes fautes, ma chere Adélaïde; il eſt temps de vous montrer ſans voile à ſes yeux; il eſt temps de couronner ſa flamme; elle le mérite.

Un homme qui peut vous aimer ſi conſtamment, ſi ardamment, quand il vous connoît à peine, eſt peut-être l'Amant le plus méritant qu'on ait jamais vu. Il vous a fait des infidélités; mais ne vous a-t-ilpas fait des ſacrifices?

Finiſſez, je l'exige, ma chere Adélaïde.

Je ne ſais ce que je crains; mais je crains quelque choſe. J'ai des preſſentimens. Renoncez à votre projet. J'y ſuis très-ſenſible; mais fiez-vous un peu plus à la vertu de vos amies. Les rands ne ſont pas faits pour être heureux, mais pour faire des heureux.

Laiſſez-moi remplir à votre égard, à celui de votre ami, une ſi haute deſtination,

rand Dieu quelle impreſſion me ſit la lecture de ces deux lettresl mais quelle impreſſion tardive Je les lus cent fois, je les baiſai mille, en les atroſant de mes pleurs. O femmes nobles, ſublimes, que je me ſentois petit devant vous Mais combien j'avois été mbécille Quoi j'avois pu vivre ſi long-temps avec mon Adélaïde ſans la reconnoître; j'avois pouſſé la mépriſe juſqu'à la réſolution cruelle d'immoler celle que j'aimois, tandis que je devois ſonger à l'épouſer.

Je m'étois laiſſé abuſer, je ne ſais comment ni pourquoi, par un malheureux, payé ſans doute pour me trahir.

N'étoit-ce point un ſecret émiſſaire de l'indigne Spinacuta? Il m'a fait voir que Chéri avoit mes lettres, mon portrait, celui d'Adélaïde. Rien de plus ſimple.

Chéri n'étoit autre qu'Adélaïde.

O Dieu! j'étois ſi aimé, en même temps ſt malheureux Et celles qui m'aimoient, que ſont-elles devenues? La chere Princeſſe Cémelli languit dansles horreurs de la captivité. Pour qui? Pour moi ſeul. Ce ſera encore le noir Spinacuta qui aura ſemé des calomnies ſur ſon compte, pour la punir de la préférence dont elle ſembloit m'honorer. Et pour Adélaïde, ô Ciell un monſtre oſe aſſurer qu'elle n'eſt plus. Nouvelle affreuſel coup terrible de la main du ſort, qui me frappe ſur la poitrine, en me jetant hors de la terre des vivansl Non, je ne puis croire, ſur la foi d'un ſcélérat, cette effrayante nouvelle uNon, mon ami, nne le croyez pas, me dit la tendre Artémiſe; mais en attendant que vous retrouviez vos deux cheres amies, qui les remplacera pour vous? car vous voilà ſeul à préſent dans les déſerts du monde. Permettrez-vous à la timide Artémiſe de chercher, par ſes ſoins, à vous tenir lieu, tant qu'il ſera poſſible, des objets céleſtes que vous avez perdus?

--Oui, mon Artémiſe, lui répondisje; vous ſeule me reſtez dans l'univers. Il n'y avoit que vous ſous le Ciel qui fuſſiez digne de remplacer de ſi cheres perſonnes, ſa bonté a daigné vous amener dans mes bras.

Il proportionne ſes faveurs aux coups qu'il me porten.

Cette chere Artémiſe paroiſſoit prendre, dans mes bras, la figure même de mon Adélaïde. Un amour du plus grand caractere ſe peignoit dans ſon œil virginal. En la voyant, un doux rayon de plaiſir pénétroit dans mon cœur, comme un beau jour ſourit dans les rigueurs de la ſaiſon glaciale. Mais, hélas?

je voyois s'altérer la ſanté de cette belle perſonne. Il lui ſurvenoit quelquefois des défaillances qui faiſoient craindre pour ſa vie. C'étoit moi ſans doute qui étois la cauſe de ſa triſte ſituation. Elle la devoit à trop de fatigue qu'elle avoit piſe pour me ſoigner. J'étois l'aſſaſſin d'Adélaïde, de la Princeſſe, même d'Artémiſe.... Quelle défaillance affreuſevient m'aſſaillir moi-même. Je n'ai jamais rien ſenti de pareil. Ah! la mort, de ſa main de glace, vient preſſer mon cœur. C'en eſt fait.... O mon Adélaïde!.... ô mon Artémiſe? ... Je me meurs. Lunivers s'efface. Mon Dieu, pardonnemoi; reçois-moi dans tes bras ....

Lettre de Orégoire Merveil, Marqgu d'Erbeuil, pere du Chevalier, à Jule ſon épouſe.

Milan, i6 Févier.

Ma chere Julie, je ſuis déſeſpéré.

Je ſuis arrivé trop tard. Tu ſais pourtant, ma bonne amie, que je n'ai pas perdu de temps; que dès que j'ai appris le malheur de mon fils, j'ai pris la poſte ſur le champ. Je l'ai trouvé ſur ſon lit, ſans mouvement. On me ſoutient qu'il eſt mort; mais moi, qui ſais que je ſuis tombé en léthargie à Caſalmaggiore, moi, qui ſais que la léthargie reſſemble à la mort, je me flatte qu'on ſe trompe, que je ramenerai mon fils des portes du trépas.

On lui a ſuſcité des chagrins de toute eſpece. C'eſt ce damnable Spinacuta qui le perſécute éternellement. Le malheureuxeſt enfermé à Naples; mais, du fond de ſa priſon, il lui ſuſcite des tracaſſeries diaboliques. Il a envoyé un Agent ſecret, que j'ai découvert. Ci-devant il s'étoit ſervi d'un certain Figaro, mauvais ſujet qu'on a produit, avec avantage, ſur nos Théâtres. Ce fripon ne la pas été aſſez au gré de l'odieux perſécuteur. Il en a choiſi un plus méchant, de la même ſociété, un ſcélérat décidé, un organiſte hypocrite, nommé Baſile.

Ce vil poliſſon eſt venu s'établir à Milan, pour remplacer le Comte devenit la Furie perſécutrice de mon fils. Il apris le coſtume d'un petit Abbé pimpant. Il a conduit Cataudin, d'abord chez des Médecins Magnétiques, pour le ſaire aſſaſſiner à la ſourdine; enſuite il l'a fait paſſer pour fou. Il l'a précipité dans le combat malheureux qui occaſionne ſa mort. Enfin, il lui a appris, pour lui donner le coup de grace, que la maîtreſſe étoit morte. Je ne ſais pas ſi cela eſt vrai. Je ne puis déterrer cette inſonunée Adélaïde. Quoi qu'il en ſoit, j'aifaitmourir ſous le bâton le déteſtable Baſile; que n'ai-je pu rendre le même ſenvice à ſon indigne maîtrel On a trouvé, dans la poche du coquin ſubalteme, une leure qu'il écrivoitau coquin tité qui le ſoudoyoit. Ieureuſement, il n'avoit pas eu le temps de la faire partir. Je t'en envoie copre. Pour moi, jeprodigue mes ſoins au cadavre de mon fils; tar on jure que c'eſt un oadavre.

Soins ſuperflus! Je ne perds cependant par l'eſpoir. Je t'écrirai bientôt plus au long. Réponds-moi, ma chere amie; ſoutiens-moi dans cet horrible malheurn.Lettre de Bafile au Comte Spinaeutae, incluſe dans la précédente.

uMon très-cher très-honoré Maîte, à qui je donne bien plus volontiers ce nom qu'à ce pauvre Comte Almaviva, ruiné depuis qu'il a pris, pour ſon Intendant, ce coquin de Figaro, la prudence ma forcé de quitter ce Maître pour un meilleur. Vous allez voir que je ſaurai mieux répondre à votre confiance, que le malheureux Barbier de Séville. J'ai ſu, je crois, vous défaire de l'étemel Chevalier de Roſamene; mais il faut vous donner des détails qui puiſſent ſatisfaire votre cœur noble, vous faire goûter le plaiſir, plus que noble, de la veigeance. Je n'ai pas eu de peine à m'inſinuer dans la confiance de ce jeune indiſcret.

D'abord, je lui ai perſuadé qu'il étoit malade, afin qu'il n'eût pas l'inſolence de ſe parer d'une ſanté floriſſante, tandis que mon très-honoré Maître, ſon ennemi, ne jouiſſoit pas de la ſienne. Enſuite, pour lui procurer une maladis éelle, peut-être mortelle, je l'ai mis entre les mains des Médecins. Je l'ai conduit dans un ſingulier aſile, où des Docteurs prétendent guérir toutes les maladies, par une vertu magnétique qu'ils diſent répandue dans l'Univers.

C'eſt une comedie; mais on vient à bout d'y faire tourner la tête aux malades, ordinairement ils en ſortent avec une ſuite funeſte des plaiſirs qu'on leur afait goûter. J'ai voulu que le Chevalier nemanquât aucun de ces inconvéniens.

Au ſortir du Magnétiſine, il eſt devent ſou, ou du moins j'ai ſu le faire paſſer pour tel. Il a été enfermé traité d'une maniere qui décrédite un homme pour toute ſa vie. Après la maladie de la partie ſupérieure, il en a éprouvé une autre dans la moyenne région; j'ai ſu l'engager à s'adreſſer, pour s'en faire guérir, aun Charlatan qui a beaucoup augmenté le mal.

Tout cela n'étoit encore rien. Votre enemi avoit ſouffert; mais il falloit qu'il mourût. J'ai ſu le brouiller avec un jeune homme que je ſoupçonnois étre ſon amante déguiſée. J'ai obtenu la confiance de ces deux jeunes écervelés; je les ai amenés à ſe battre l'un contre lautre. Vous ſentez mon but. Je me ſuis dit: Le jeune ami tuera le Chevalier, nous en ſerons ainſi débarraſſés; ou bien le Chevalier le tuera, il mounra de douleur, ou ſe brûlera la cervelle de déſeſpoir d'avoir tué ſon Amante, ou du moins il ſera obligé de ſe ſauver. De cette maniere nous l'écarterons, je ſaurai bien le retrouver tôt ou tard, pour lui procurer l'honneur d'être immolé à la ſatisfactionde mon très-honoré Maîtren. Ce que j'avois imaginé n'a pas manqué d'arriver. Les deux Adverſaires ſe ſont trouvés à un rendez-vous. Le prétendu jeune homme a choiſi le piſtolet: le Chevalier a tiré ſi heureuſement, quoiqu'il voulût épargner ſon ami, qu'il lui a fait paſſer deux balles dans le ſein.

Alors s'eſt fait la reconnoiſſance. Le malheureux avoit bleſſé ſon, Amante.

Figurez-vous ſon déſeſpoir. Il n'a pas manqué, ſur le champ, de ſe paſſer une épée au travers du corps. On a emporté les deux moribonds chacun de leur côté. Il falloit envenimer les plaies du Chevalier; car, ſans cette précaution, avec un tempérament de fer, il auroit pu en revenir. J'ai déterré une lettre de ſa Maîtreſſe, par laquelle cette imbecille déceloit que ſon déguiſement la fauſſe nouvelle qu'elle ſemoit de la prétendue réſolution où étoit Adélaïde d'entrer dans le Cloître, n'avoit pour but que d'amener le ſieur Cataudin à épouſer la Princeſſe émelli. C'étoit un de ces beaux ſacrifices d'héroîne de Roman, un de ces efforts de vertu, faits pour nous amuſer, nous autres gens ſans préjugés. Elle proteſtoit qu'elle aimoit toujours ſon Chevalier. Vous ſentez bien que celui-ci a été doublement déſeſpéré de l'avoir immolée. Je n'ai pas manqué de lui apprendre, avec le cœur bien ſerré, qu'elle n'étoit plus.

Je n'en ſais rien, dans le fond, parce que j'ignore ce qu'elle eſt devenue; mais je préſume qu'elle eſt morte.

Vous ſentez qu'un redoublement de déſeſpoir a repris le Chevalier; qu'il s'eſtjugé indigne de vivre; qu'il n'a plus voulu ſouffrir aucun remede. D'ailleurs ſon ſang un peu infecté, puiſqu'il faut ledire, par la ſecrete incommodité dont jevous ai parlé, a envenimé la plaie; de ſorte que jamais Médecin n'a ſi bien péré que moi, pour expédier les malades; l'on m'aſſure en effet que le ſeur Cataudin, avec tout ſon mérite, arendu ſon dernier ſoupir.

Pour comble de bonheur, la Princeſſe émelli a été arrêtée à cette époque, par un effet de nos ſages meſures; de ſorte qu'elle n'a pu n voir ni ſecourir le Chevalier, qui s'eſt trouvé ſeul abandonné. Elle eſt à préſent avec vous; c'eſt-à-dire, au moins, dans la même priſon. Vous voilà au comble de vos vœux. Vous êtes débarraſſé de votre ennemi; vous n'avez plus qu'à ſortir de priſon, en faire ſortir votre Amante, l'engager à vous épouſer.

Il y a un revers à cette médaille ſi riante. Le Marquis d'Erbeuil, pere du Chevalier, eſt arrivé pour voir mourir ſon fils. On dit que ſa figure enchante toutes les femmes. Pour moi, elle me glace me pétrifie. Quel homme il veut m'exterminer; ce ne ſera pour lui qu'un jeu. Il vous en prépare autant qu'à moi, mon très-honoré Maître.

Vous êtes bien heureux d'être enfermé; votre priſon vous met du moins en ſûreté contre ſes coups. Je tremble. J'ai un preſſentiment. Je veux partir inceſſamment de Milan. Vous croyez peut-être que c'eſt pour la peur? Non. C'eſt pour aller le braver juſques dans Paris même. La fortune m'y attend, je crois.

Vous y avez envoyé Figaro; il y a fait une ſenſation ſinguliere. Je me flatte d'en faire autant. J'ai lieu de le croire; car enfin j'ai un mérite qu'on doit accueillir. Je ſuis néceſſaire à Paris. Les François ſont méchans comme d'autres, ſoit. Ils ont un talent tel quel pour perdre ceux qui les offufquent: mais en général, ils ſont trop étourdis, trop inconſidérés. Ils n'ont que de la ſuperficie; il leur manque de la profondeur. Ils font bons pour une boutade: mais machiner une intrigue combinée par une haine réfléchie; faire périr lentement mnennemi, fans qu'il ſe doute que vous lui en voulez; l'amener, ſans qu'il s'en apperçoive, au bord de l'abîme l'y pouſſer; reſter les bras croiſés, lui faire faire à lui-même toutes les démarches pour ſa perte; c'eſt-là un art encore fort au-deſſus des François; j'eſpere qu'en le leur enſeignant, je ferai une immenſe fortune. Déjà un Auteur m'a introduit, avec Figaro, dans une Comédie; il apprend aux François, par mon canal, ce que c'eſt que la calomnie, le parti qu'on en peuttirer. Vous voyez qu'il rend par-là un grand ſervice à ſa Nation. Je veux enſeigner à cette Nation légere tous les ſecrets de la ſcélérateſſe. On s'y occupe de miſérables tracaſſeries qui méritent tout'au plus, à leurs auteurs, le titre meſquin de méchant. Il faut des noirceurs, morbleu pour prétendre au noble titre deſcélérat.

Je vois cependant des diſpoſitions. Déjà ce nom a perdu de ſon horreur. On s'eſt même accoutumé à un autre, qui ſembleroit devoir encore plus répugner, parce qu'il déſigne un patient puni du ſupplice affreux de la roue. On prodigue a Paris de tous côtés, l'on répete a l'envi l'élégante épithete de roué.

Vous ſentez que quand l'horreur du ſupplice a diſparu, celle du crime ne doit pas durer long-temps.

Je voudrois voir cet Auteur, pour l'inſpiter. J'eſpere que j'en ferois quelque choſe. Son éloge de la calomnie m'a prévenu en ſa faveur. Je lui apprendrois à me peindre à fond dans la nouvelle piece qu'il médite. On dit qu'elle eſt de mauvaiſes mœurs. Bravo L'Auteur fera ſon chemin; il a des diſpoſitions. Ce n'eſt pas que je prétende vous le donner pour un ſcélérat, ni pour un roué: il en eſt ſûrement bien loin. Il connoît même ſi peu le mérite de ces noms, qu'il s'offenſeroit ſi on les lui donnoit. Cela écrit inconſidérément tout ce qui lui vient ſous ſa plume.

N'a-t-il pas fait des Drames où il peint la vertu? Ne veut-il pas ſe mêler auſſi de bienfaiſance? Ce n'eſt pas là encore un homme. Je crois appercevoir dans lui de la ſuffiſance, de la vanité, ſi commune à la Nation, du vent, en un mot.

C'eſt un ballon rempli d'air, ſi vous voulez, une bulle d'eau de ſavon, brillante formée d'un ſouſſle, qu'un autre ſouffle fait évanouir. Je dis tout cela au haſard; car je ne le connois pas perſonnellement. Mais il a du moins eu la gloire de mettre dans ſa Piece, contre la coutume générale, un ſcélérat impuni. Ah Monſieur le Comte, on ne ſent pas tout le mérite d'un ſcélérat. On s'obſtine à faire cas d'un honnête homme. On ne veut pas ſentir qu'un bourru de cette eſpece eſt roide ne ſait jamais plier; que le vicieux au contraire eſt fouple ſe prête à tout; qu'on ſera ſûr de lui, qu'on lui fera faire tout ce qu'on voudra, tant qu'on aura de l'argent.

Chaſſez le vice, vous ôtez le liant de la ſociété; plus de brillant, plus de plaiſir. Sous le ſceptre de fer que porte la vertu, tout eſt auſtere, triſte, uniſore; le monde aſſoupi rentre dans le néant....

Suite de la lettre du Marquis d'Erbeuil.

uL'indignation ne me permet pas d'en copier plus long. O ma Juliel quel odieux ſcélératl Comment peut-il exiſter ſur la terre un homme auſſi abominable? J'ai pourtant entendu parler ſur ce ton pluſieurs grands Seigneurs des gens en place. Ma tendre amie, le monſtre a été puni, M. de Beaumarchais n'aura pas le déſagrément de le peindre auſſi noir qu'il étoit. Je t'ai dit que j'avois fait mourir ſous le bâton cet mdigne Baſile. Mes gens viennent de m'apprendre que, s'étant apperçus qu'il reſpiroit encore, ils l'avoient étouffé dans un bourbier, comme on en uſoit anciennement à l'égard des lâches. Je n'aurois oſé mettre ſoustes yeux ſon abominable langage, ſi je ne t'avois appris, en même temps, ſon châtiment.

Cependant je vais être obligé de partir ſur le champ, pour éviter les pourſuites qu'on va faire au ſujet de cette équitable vengeance. On ſent que l'homme étoit un ſcélérat, qu'il eſt juſtement puni; mais ce n'étoit pas à moi à le faire exécuter. On m'a fait prévenir, ſous main, de me ſouſtraire aux recherches de la Juſtice. Ainſi, je pars ſur le champ. Je ne pourrai rendre à mon fils les derniers devoirs, ni m'aſſurer s'il ne reſte pas un ſouffle de vie caché dans ſon ſein. Je recommande qu'on l'examine auſſi ſcrupuleuſement que j'aurois pu le faire, avant de le dépoſer dans la ſépulture. O mon cher filsl en quelles mains étois-tu tombé? O que n'as-tu vu la lettre abominable où ce ſcélérat ſe peint avec tant d'impudencel Quels malheurs tu aurois évité Mais où ſoupçconner des ames ſi diaboliques? C'eſt le ton du ſiecle. Il ya des gens qui adorent le Dieu du mal, c'eſt-à-dire, le Diable, puiſqu'il faut le nommer par ſon nom, qui ſe dévouent à ſon ſervice.

Auſſi voit-on ces gens-là renverſer les notions du juſte de l'injuſte, confondre détruire toute morale, prêcher la méchanceté par principes. Il en eſt d'autres qui mettent ces abominables principes en pratique. On vit la même choſe en Itale, du temps de Machiavel: mais détournons les yeux de cet affreux tableau. Nous avons tant de malheurs particuliers à déplorerl Mon fils, doué par la nature de tant de brillantes qualités, va être mis au tombeau. Son perſécuteur, ame infernale du même limon que celle de Baſile, eſt, heureuſement pour lui, à l'abri de ma vengeance, dans une priſon; mais je ne le perdrai pas de vue. Tout eſt prêt pour mon départ, ô chere Juliel je monte en chaiſe, pour te rejoindre ſous peu de joursn.

Fin de la II. Partie.
SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. QUATRIEME PARTIE. LIVRE PREMIER.

Mes chers amis, je ne ſuis pas mort.

Voilà déjà deux fois que je l'ai échappé belle; mais enfin, je reſpire; Et l'avare Achéron vient de lâcher ſa proie.

J'étois tombé dans l'anéantiſſement.

Combien ce triſte état a-t-il duré? Qu'eſtce qui s'eſt paſſé pendant ce temps-là?

Je l'ignore. J'ai appris que mon pere, par un excès de tendreſſe, étoit venu de France pour me ſecourir. O tendre pere! Il m'a trouvé mort. Il a été obligé de partit, ſans avoir la douceur de ſavoir que je reſſuſciterois. Je n'ai point vu ſon arrivée, je n'ai point vu ſon départ. Je me ſuis éveillé. On va croireque c'eſt dans un tombeau. Non. D'abord, c'étoit au ſein de la nuit. J'étois nu, exactement nu, fort durement couché. Entâtonnant, je reconnus que j'étois ſur une grande table, fort éloignée de valoir un lit de plume. En promenant mes mains autour de moi, je ſentis que la droite ſe repoſa machinalement ſur quelque choſe qui reſſembloit au ſein très-ferme très-froid d'une femme. Je treſſaillis, non d'horreur, mais ſimplement de ſurpriſe; en égarant plus loin ma main timide, je reconnus toutes les dépendances qui m'aſſurerent que j'étois auprès d'une femme nue comme moi: „Que ſignifie une telle ſituation? me “diſois-je auſſi ſcandaliſé que ſurpris.

“Apropos de quoi coucher un homme “nu ſur une table, auprès d'une femme “auſſi indécemment dépouillée? Pour“quoi choiſir le temps de ma préten“due mort, pour un arrangement ſi “peu honnête“?

Je compris cependant qu'on avoit dû me croire effectivement mort; qu'en cette qualité on m'avoit porté dans la chambre où l'on enſevelit les morts; qu'au jour naiſſant, je devois être probablement enveloppé dans le linceul; que ma voiſine, au ſein froid ferme, devoit être une morte poſée ſur la même table, pour le même objet.

Cette morte m'intéreſſoit. Je déſirois qu'elle pût, comme moi, revenir à la lumiere. Mes mains, je l'avoue, s'égatoient, non pour ſatisfaire aucun déſir malhonnête, mais dans l'intention d'examiner s'il n'y avoit pas eſpérance de la appeler à la vie. Puiſqu'on voit la légitimité de mon but, qu'on me permette de dire que je touchois une peau de ſatin, que je ſentois, dans les ſones de ce corps, tout ce qui pouvoit annoncer la jeuneſſe. Autant qu'il n'étoit poſſible de juger des traits par le ta, en paſſant la main ſur le viſage, il me ſembloit que ce devoit être celui d'une très-jolie perſonne. Toutes ces circonſtances m'intéreſſoient néceſſairement, quoique l'humanité dût ſuffire pour m'émouvoir en faveur de cette ſemme, quelle que fût ſa figure: comme Artémiſe étoit la dermere perſonne de ſon ſexe que j'avois vue, qui m'avoit interreſſé, je prêtois à la morte les traits de cette belle perſonne.

Je me rappelois même les défaillances que je lui avois vu éprouver récemment; je concevois une eſpece de ſoupçon lointain, qui me la faiſoit entrevoir dans cette dépouille immobile.

J'appuyois, avec crainte reſpectueuſement, ma main ſur la poitrine. Il me ſembla que le cadavre s'échauffoit ſingulierement ſous ma main fortunée.

Je ſentis battre le cœur, d'abord foiblement d'une maniere douteuſe, enſuite très-décidément. La beauté, que je ſuppoſois à cette infortunée, me fit vaincre la répugnance que tout mort ou vivant doit inſpirer en pareille circonſtance. Déſirant de la ranimer, je la ſerrai dans mes bras. Je ſentis ſa poitrine s'échauffer de plus en plus ſous la mienne, ſon cœur battre contre mon cœur. Je pouſſai l'humanité juſqu'à preſſer ſa bouche de la mienne. Enfin, j'entendis exhaler un grand ſoupir. Je redoublai mes tendres ſalutaires careffes. La perſonne s'écria: Stelle!

doue ſon'io? (Ciel! où ſuis-je?) Je reçus ces mots avec les plus vifs tranſports de joie. Cette voix, d'ailleurs, ne m'étoit pas inconnue; elle avoit même je ne ſais quoi de tendre qui pénétoit juſques dans mon cœur. „Ma chere “amie, dis-je à la nouvelle reſſuſci“tée, ne craignez rien, vous êtes dans les bras d'un ami. On nous a pris pour morts, ſans doute, vous moi. On nous à mis ſur cette table, pour nous enſevelir dans la matinée; mais nous y mettrons bon ordre.

Rendons grace au Ciel; nous ne pouvions nous éveiller plus à propos. Qu'entends-je reprit la morte rendue à la vie? Eſt-ce vous, mon cher Chevalier?“ Alors, je reconnus la perſonne. „Eſt-ce vous, lui répondisje, ma chere Artémiſe? Comment vous trouvez-vous ici? Vous étiez donc auſſi tombée en léthargie? Hélas! reprit-elle, ſans doute il ya de “a ſympathie entre nous deux. Quand evous ai vu rendre ce que je croyois le demier ſoupir, j'ai été ſi ſaiſie, que je ſuis tombée évanouie. On m'a “ait revenir à force de ſoins; mais la maiſon où vous veniez de mourir 'a paru, dès-lors, inſuportable, “jai voulu en ſortir. Mais, ô Dieu!

comme j'ai trouvé ma mere indiſpolée contre moi! Un ſcélérat, un hypocrite, qui veut s'emparer de mon ben, m'a ravi le cœur de cette mere, avant ſi tendre. Elle s'eſt emée contre moi, elle m'a dit qu'elle Moit fait tout ce qu'elle avoit pu “pour m'empêcher d'entrer dans ceue “maiſon; mais que, puiſque, ſans “égard pour elle, j'y étois entrée, elle “vouloit abſolument m'y faire reſter; “que ſi je prétendois en ſortir, elle “m'abandonneroit, me renieroit pour “ſa fille, me donneroit ſa malédic“tion. J'ai vu que j'avois perdu le “cœur de ma mere. A la ſuite d'une “perte récente, qui m'étoit déjà ſi “ſenſible, j'en faiſois une nouvelle, à “laquelle on ne peut rien comparer.

“J'ai vu d'ailleurs toute la maiſon s'ar“mer contre moi. J'ai été renfermée “très-étroitement. Je me ſuis ſenti le “cœur ſi ſerré, que j'ai été attaquée “d'une fievre des plus violentes. J'ai “eu le tranſport. J'ai perdu la con“noiſſance, qui m'étoit ſi pénible.

“Enfin, ſans doute on m'a priſe auſſi “pour morte, puiſque me voilà dans “ce cruel état. Je reconnois très-bien “que nous ſommes dans la chambre “où l'on enſevelit les morts. On n'aura “pas eu le temps, hier au ſoir, de “nous coudre dans le funeſte lin“ceul, on aréſervé ce triſté office pour “ce matin Ah! que le réveil nous “eſt venu à propos! Que je le beni “ce réveil, puiſqu'il me rend le morte chéri dont la perte m'étoit ſi ſenſible!

“Je reprends la vie, je retrouve l'homme qui m'eſt cher, ſans doute auſſi “je recouvrerai ma liberté le cœur “de ma mere“.

Je preſſai dans mes bras cette jeune perſonne, avec un attendriſſement inexprimable. „O ma douce Artémiſe!

lui dis-je enfin, mon Ange tutélaire, “le ſeul bien qui me reſte ſur la terre, faut-il que je vous cauſe tant de mal“heurs, en récompenſe de tant de “bienfaits dont vous m'avez comblé, que le Ciel me condamne à pa“roître ingrat, même quand je ſuis “privé du ſentiment? Non, ma chere amie, il ne faut pas nous endormir dans la circonſtance où nous ſommes; nous devons profiter de la vie qui nous eſt rendue, nous ſouſ“traire aux tyrans qui nous perſécutent.--Hélas! reprit Artémiſe, il “eſt trop vrai; ſi l'on nous retrouve “ainſi échappés à la mort, on nous enfermera chacun de notre côté, vous comme fou, puiſqu'il faut le dire, “moi peut-être en la même qualité“, Tandis que nous parlions ainſi, le Mur commençoit à poindre, , pat grés, nous appercevions les objets répandus autour de nous. Nous vîmes très-clairement que nous étions en effet dans la chambre où l'on enfevelit les morts. Il s'en trouvoit pluſieurs, autour de nous, qu'on avoit déjà enveloppés dans le drap mortuaire; deux ou trois autres étoient encore nus; entre autres un Negre qui, dans ce triſte état, avoit la figure du Diable, fit pouſſer un cri à la timide Artémiſe. Je craignis que ce cri fatal ne nous attirât la viſite ſoudaine de quelque ſurveillant. Il ne vint heureuſement perſonne: mais le chant du coq nous annonçoit que nous ne tarderions pas à voir paroître quelqu'un; c'eſt ce qu'il étoit à propos d'éviter.

Il falloit ſortir de ce triſte aſile; mais le pouvions nous étant nus? Nous eûmes beau regarder autour de nous, nous n'apperçûmes que le triſte uniforme des morts, que des linceuls funéraires, qui ne pouvoient former, pour des vivans, un habillement décent; car enfin, ſi nous paroiſſions ſous ce bizarre accoutrement, il eſt cerin que nous devions être remarqués arrêtés. Il nous falloit un vêtement quit pût au contraire nous dérober aux régards les plus clairvoyans.

Nayant rien autre choſe, nous nous ſervîmes de ce que nous avions. Nous entortillâmes les draps les plus fins autour de notre corps de tous nos membres; il ne nous reſta de nus que les pieds, les mains, la tête; ce qui nous donnoit une figure aſſez plaiſante.

Nous prîmes chacun un ſecond drap ſur nous, pour nous ſervir de draperie ou de manteau. D'autres linceuls furent employés à nous faciliter notre deſcente par la fenêtre; car, étant enfermés ſous la clef, nous ne pouvions ſortir que par cette voie. Artémiſe auroit eu bien de la peine à en venir à bout ſans mon ſecours. Nous attachâmes nos draps à la fenêtre, qui heureuſement n'étoit pas bien haute. Je me gliſſai le premier en dehors, quand je fus deſcendu ſeulement d'une braſſe, je dis à la chere Atémiſe d'appuyer ſes deux pieds ſur mes épaules, de bien empoigner le drap; ce qu'elle fu aſſez adroitement.

Dans cet état, je me gliſſai le long du linceul, en ſoutenant mon doux fardeau. Quand nous fumes en bas, nous nous trouvâmes dans un jardin. Heureuſement il n'y avoit point de chien qui pût réveiller le monde par ſes aboyenens; mais en récompenſe nous mes un mur aſſez élevé, qu'il falloit eſcalader, pour ſortir entierement de priſon. Je vins à bout de grimper juſqu'au haut. Là, j'attachai le bout de mon drap à une barre électrique plantée ſur le ſommet. Je redeſcendis enſuite pour chercher Artémiſ. Je la fis monter ſur mes épaules, j'eus la force de m'élever le long du drap, en ſoulevant cette chere perſonne. Parvenus en haut, il nous fut aiſé de deſcendre du côté de la rue, par le même procédé que nous avions employé pour deſcendre de la fenêtre, nous nous trouvâmes ainſi en liberté: mais pour combien de temps? Nous trembhrons à tous momens d'être arrêtés; quand nous appercevions de loin quelqu'un, nous enfilions un autre chemin.

Cépendant nous rencontrâmes la patrouille au détour d'une rue; nous en étions ſi près, qu'en paroiſſant fuir, nous aurions excité à nous pourſuivre.

Nous paſſâmes doncfierement de l'autre côté de la rue. A notre grand étonnement, les Soldats ne nous dirent rien; ſeulement, nous crûmes en voir quelquesuns ſourire. Cette heureuſe circonſtance nous rendit plus hardis; quand nous rencontrions quelques ourgeois, nous paſſions avec dignité en les regardant. Ils nous appeloient Signore maſchere (Meſdames Maſques), comme on diroit en France, Beaux Maſques, ils ſourioient. Cela me fit conjecturer que nous étions en carnaval; quoique j'ignoraſſe parfaitement, depuis l'époque de mon malheureux combat, en quel temps je vivois, je reconnus, par un cacul fort aiſé, que nous devions être au Mardi Gras; ce qui étoit réel fort heureux pour nous.

Chacunrevenoit paiſiblement du bal, 'en retournoit chez ſoi. Nousrevenions d'une autre fête; quoique les paſſans ne nous gênaſſent pas beaucoup, nous entrâmes dans une petite rue écartée, pour en éviter l'affluence. Nous vîmes qu'on avoit attaché une malheureuſe éclanche à la chaîne d'une ſonnette. Un gros chien, en ſautant, morſilloit cette proie, faiſoit ſonner la clochette. Le portier venoit, ouvroit la porte; le chien, à ſon approche, s'écartoit, le contemploit flegmatiquement à une reſpectueuſe diſtance. Le portier regardoit de tous côtés, ne voyoit perſonne, juroit contre les poliſſons, ſe retiroit en fermant ſa porte. Un momentaprès qu'il étoit parti, le chien recommençoit ſon jeu ſonnant; le portier revenoit avec un fouet qu'il cachoit ſous ſa veſte, de maniere qu'on le voyoit pendre. Le dogue reculoit avec le même reſpect; l'homme n'appercevoit encore perſonne, ſe retiroit en redoublant ſes juremens. Nous obſervions cette farce, d'un angle obſcur où nous étions cachés. Nous ne ſavions où nous retirer. Il ne nous étoit pas poſſible de reſter, de jour, au milieu de la rue, dans un état ſi comique. Nous ſouhaitions de bon cœur, quele Janus de cette porte, en courant après le chien, nous fournît l'occaſion d'entrer chez lui. Enfin le bon homme revint ouvrir; il ſortit pour voir, ſi, en rodant quelques pas, il ne découvriroit point le ſonneur. Il ne vit aucun homme; mais il apperçut la piteuſe éclanche pendue à la chaîne de ſa ſonnette. Alors il eut aſſez d'imaginative pour deviner la cauſe de la ſonnerie; il courut, avec ſon fouet, après le chien, qui gambada devantlui, finit par ſe jeter ſi à propos dans ſes jambes, qu'il le fit tomber le nez dans la boue, ou dans ce qu'on voudra. Pendant ce bel exploit, il avoit laiſſé ſa porte ouverte, nous eûmes le temps d'y entrer, avant qu'Il pût voir clair rentren lui-même.

Nous crûmes devoir éviter ſes regards. Nous nous enfonçâmes dans un long corridor très-obſcur, où nous ne rencontrâmes perſonne. Que faire? nous ne pouvions obtenir des ſecours, ſans être vus, nous ne pouvions être apperçus, ſans riſquer d'être pris pour des voleurs. Nous rodâmes long-temps ſans but déterminé, fort embarraſſés de nos perſonnes. Enfin, nous crûmes entendre un bruit ſouterrain, qui s'élevoit de deſſous nos pieds, qui reſſembloit à de la muſique. Nous écoutâmes, nous nous confirmâmes dans l'opinion que c'étoit en effet un ſon muſical. Nous diſtinguâmes, de plus, un bruit ſourd cadencé comme celui des fauts reglés; ce qui nous annonçoit qu'on danſoit au ſon des inftrumens, comme il eſt d'uſage. Nous cherchâmes les moyens de parvenir à la ſalle du bal. Nous trouvâmes, à force de tâtonner, un eſcalier obſcur, par lequel nous deſcendîmes. Nous découvrîmes enfin la porte de la ſalle, ou plutôt de la cave. Nous remarquâmes, à quelques toiſes de là, un grand trou creuſé dans le mur, avec les pierres dérangées enlevées de ce tou; ce qui nous fit conjecturer qu'on paſſoit d'un bâtiment voiſin dans celuici, par cette breche, où l'on pouvoit enſuite remettre les pierres, pour la reboucher à volonté. Nous étions à la porte des plaiſirs; nous entendions, comme on dit, les joies du Paradis; elles ne nous tentoient point; mais il nous falloit un aſile des ſecours.

„Que riſquons-nous, dis-je, à ma “chere ame, de frapper à cette porte?

“Ces gens ſe divertiſſent, ils ſont gais “ contens. Les gens de bonne hu“meur ſont ordinairement aſſez ac“commodans“. Artémiſe trembloit; mais elle ne pouvoit s'oppoſer à mon deſſein. Je lui donne un baiſer, je frappe à la porte. On ne nous entendit pas d'abord, parce qu'on étoit tout occupé de la danſe bruyante. Nous fûmes obligés de redoubler, tant qu'à la fin on nous ouvrit. Nous apperçûmes une aſſez nombreuſe aſſemblée, compoſée de Capucins de Capucines.

Nous entrâmes gravement, couverts de nos linceuls. A notre aſpect, les Capucins effrayés pouſſerent des cris, les Capucines, au contraire, firent de grands éclats de rire. Nous aurions éte ſurpris de voir que le ſexe le plus foible témoignoit le plus d'aſſurance, ſi nous n'avions pas apperçu que les Religieuſes avoient de grandes barbes qui, ſous leurs guimpes, ne les rendoient pas fort agréables; tandis que les Religieux étoient de jeunes imberbes effeminés: d'oùnous conclûmes que les deux ſexes avoient troqué d'habits pour un déguiſement mutuel.

Les jolis petits Capucins continuoient d'avoir peur, les groſſes Capucines barbues pourſuivoient leurs bruyans éclats de rire. Enfin cex prétendues meres nous dirent, d'une voix mâle: „Meſſieurs les revenans, ſoyez “les bien venus; ſans doute vous ve“nez prendre part à nos plaiſirs, “nous y conſentons de bon cœur; mais “commencez par le buffet“. Nous en avions beſoin. Nous nous reſtaurâmes volontiers. Enſuite il n'y eut pas moyen de nous diſpenſer de danſer, quelque peu d'envie que nous en euſſions. On doit ſe rappeler que nous avions chacun, pour tout habillement, un drap entortillé autour de nos membres, un ſecond par-deſſus, qui nous ſervoitde draperie ou de manteau. D'abord on jet à l'écart le drap qui formoit no-te manteau; nous nous trouvâmes réduis; Artémiſe moi, à celui qui étoit roulé autour de nos membres. Dans cet état, il n'étoit pas, ce me ſemble, fort aiſé de danſer. On nous tiroit les mains, l'on nous faiſoit tourner malgré nous. Les linceuls ſe dérouloient néceſſairement dans un pareil exercice; nous nous trouvions inſenſiblement dépouillés, au grand étonnemnt de l'aſſemblée, à notre grande confuſion.

Des malheureux aiderent le déroulement, nous débarraſſerent trop parfaitement de notre enveloppe; l'on ſent dans quel état ils nous mirent. „Oh! la “plaiſante maſcarade, s'écrioient les “hommes déguiſés, toujours en écla“tant de rire.“ Il paroît que ces jeunes gens croyoient de bonne foi que nous etions venus là, par un bénéfice du carnaval, ſous ce ſingulier déguiſement, pour prendre notre part de la fête.

Figurez-vous la confuſion de la pudique Artémiſe, de ſe voir en cet état devant une aſſemblée oùil y avoit des hommes. Jamais un Praxitele ne pourra repréſenter la pudeur virginale avec des traits ſi caractériſtiques ſi naifs, que ceux qu'offroit en cet inftant ma compagne. Tout le monde immobile, frappé d'une ſurpriſe muette, paroiſſoit la contemplen avec enchantement. Il ſembloit que l'impreffion de cette pudeur enchaînoit les tranſports du déſir qu'on voyoit éclore; mais enfinils éclaterent. Une des plus ardentes Capucines barbues ſe précipita ſur elle, la ſerrant dans ſes bras: „Femme ou “Ange, qui que tu ſois, dit-il, je t'a“dore“. Tous les autres ſe précipiterent à l'envi, pour ſuivre ce malheureux exemple. Me ſera-t-il permis de dire que les Religieuſes, de leur côté, paroiſſoient me lorgner auſſi amoureufement du coin de l'œil? Jaloux de mon Artémiſe, j'arrachai à un Muſicien ſa contrebaſſe, je ſautai à grand coups d'inſtrument ſur le corps des effrontés. Je les empoignois par la barbe, je les jetois ſur le carreau à dix pas de moi, je le foulois aux pieds. J'étois déjà triomphant ſur un trophée formé des corps des vaincus; mais pendant que je terraſſois les uns, d'autres s'emparoient de mon Artémiſe. Il en ſurvint un ſi grand nombre, qu'ils eurent la force de m'enchaîner à un pilier. Ah!

les coquins, ſi je n'avois pas été affoibli par une longue maladie...

Alors le plus grave de la bande me dit: Mon ami, ſoyez ſans inquiétude.

“Pour ſouſtraire cette innocente Beauté “à la pétulance de ces jeunes pourſui“vans, je m'en empare, moi.--Grande “obligation que nous t'aurons là! m'é“criaije. Elle ſaura bien te réſiſter“.

Tous les autres crierent, en chorus: „Nous ſaurons bien la lui diſputer“.

Grande conſolation pour Artémiſe pour moi! Enfin le barbare l'enleva malgré ſes cris; tous les Capucins diſparurent. Nous reſtâmes ſeuls, les Capucines déguiſées moi. Alors la principale me dit: „Mon ami, ne crai“gnez rien. Votre compagne ſera reſ“pectée; elle eſt entre les mains du “Gardien. Quant à vous, perſonne “n'eſt ici capable de vous faire vio“lence; , pour vous dérober même “aux importunités de cette jeuneſſe, “je m'empare moi-même de votre “perſonne. Venez, mon fils, trouver “votre ſalut ſous l'aîle d'une mere“.

Celle qui me parloit ſi dignement avoit à peine vingt-ſix ans, me paroiſſoit fort appétiſſante. Elle me détâcha du pilier; mais elle me laiſſoit les mains enchaînées. Ses compagnes diſoient entre leurs dents, aſſez intelligiblement: „Fi, la “vilaine goulue, qui veut tout pour “elle“! Ces Déeſſes, pour rentrer dans leur couvent, paſſerent toutes par la breche dont j'ai parlé. La Religieuſe ma Minerve, me couvrit, comme elle put, de ſes habillemens. Elle me donna même une guimpe, pour me ſervir de ceinture. Elle parvint ainſi à me conduire juſqu'à ſa cellule, qu'elle ferma exactement ſur nous. Qand nous fûmes ſeuls: „O mon ami! me dit-elle en “m'embraſſant, vous êtes ſans doute “un Ange que le Ciel nous envoie; “car je ne puis croire que vous ſoyez “un ſimple mortel. Un homme n'au“roit pu pénétrer juſqu'à nous; un “homme n'auroit pas vos graces inef“fables: mais je me reproche de vous “laiſſer ainſi enchaîné“. Alors elle me délia les mains, en me diſant: „Vous “voyez combien je me fie à vous“.

Je témoignai à la grave mere la reconnoiſſance que m'inſpiroient ſes ſentimens ſes manieres ſi favorables pour moi. „Mais, mon cher fils, ajouta-t-elle “enfin, qui êtes vous? Comment ſe “fait-il que vous vous trouviez au mi“lieu de nous?--Madame, répondis“je à la Béate, vous paroiſſez trop honnête pour vouloir me trahir, d'au“tant plus que je n'ai rien à me repro“cher. Je ſuis un mortreſſuſcité; mais, “pour vous parler plus clairement, “voici mon hiſtoire“.

Alors je lui racontai de point en point mon combat, ma bleſſure, ma maladie, ma léthargie, mon réveil, mon introduction dans cette maiſon.

„Jéſus, mon Dieu! diſoit la Reli“gieuſe en faiſant, à chaque inſtant, “des ſignes de croix, tout ceci eſt “conduit par le Ciel, mon cher enfant; “oui, c'eſt le Ciel qui vous envoie“.

Elle m'ajouta cent autres propos de cette eſpece, en me laiſſant toujours habillé comme la Vérité, ſelon une expreſſion vulgaire; en me regardant meme, je crois, d'une façon particuliere, avec une diſtraction affectee. Elle s'apperçut enfin que je grelottois. „O mon bon “ami! me dit-elle, mille fois pardon “de ma diſtraction. Fourrez-vous bien “vîte dans mon lit, pour ne pas ga“gner un rhume. Je monterai la garde “auprès de vous“. Je me gliſſai, en effet, dans le lit comme un trait; mais je lui dis: „Madame, j'y entre unique“ment pour me réchauffer; car je ſuis “tranſi; mais je vais vous le reſtituer “ſur le champ. Je n'abuſerai pas de “votre complaiſance, juſqu'à vous “laiſſer veiller auprès de moi hors du “lit.--Mon bon ami, reprit-elle, ſi “l'on me ſoupçonnoit avec vous, “vous ſentez toutes les conſéquences “qui en réſulteroient, l'idée qu'on “auroit de moi. J'aurois eu beau reſ“ter innocente auprès de vous, comme “je le dois, que des gens diaboliques “auroient la noirceur de n'en rien “croire; telle eſt même l'opinion “publique, pardonnez-moi de le dire, “ou du moins de le penſer, que ce ſe“roit...“. Ici je vis ma Religieuſe embarraſſée, je repris, „que ce ſe“roit de la vertu perdue, n'eſt-ce pas?

“--Que vous êtes méchant! reprit“elle“. Enfin la perſonne mitonnée me parut une franche hypocrite. Je ne veux point ſcandaliſer les ames honnêtes, en leur offrant tous les détails qui me donnerent cette opinion de ma Capucine, ni leur rendre un compte exact de la nuit qu'il fallut paſſer dans ſa compagnie. Il eſt vrai que les circonſtances étoient contre elle; , malgré mes bonnes intentions, elles étoient auſſi contre moi.

Le Chapitre féminin avoit décidé qu'on laiſſeroit cette matinée entiere aux jeunes Religieuſes, pour qu'elles puſſent ſe rétablir des fatigues de la nuit du Mardi Gras. Il paroît qu'on avoit daigné fermer les yeux, afin de leslaiſſer jouir du bal dont j'ai parlé. Nos Prieures de France ne ſeroient probablement pas ſi complaiſantes.

Après une nuit paſſée, dirai-je en bonne fortune? avec la Capucine, qui me parut plus contente de moi que je ne l'étois moi-même, je dis à cette belle: „Il faut que je vous quitte un “inſtant, ma chere amie; car enfin, “vous ſentez que je ſuis obligé d'aller “délivrer ma compagne“. En effet, la chere Artémiſe ne m'étoit point ſortie de la tête pendant toute la nuit. Je me la repréſentois entre les bras des audacieux Capucins, je frémiſſois de jalouſie d'indignation. „Ah! cruel, “me dit la None, vous brûlez de me “fuir de rejoindre votre complice.

“Pourquoi ne pas la laiſſer où elle eſt?

“Je vous jure qu'elle ne manquera de “rien.--Je le crois bien, répondis-je; “mais je ne veuxpas, moi, que tout lui “ſoit fourni par des Capucins, que “ſon honneur ſoit expoſé... Qu'ap“pelezvous, ſon honneur! s'écria la “Religieuſe: ô Ciel! qu'oſez-vous “penſer ſur le compte des Séraphi“ques? Ah! mon cher ami, ſon hon“neur eſt en ſûreté chez les Capucins “autant que chez nous-mêmes. Ils ſont “ſont auſſi ſages, auſſi vertueux que “nous pouvons l'être. Ce ſont les mêmes principes“. En effet, je m'appercevois beaucoup de cette ſageſſe: sils étoient auſſi vertueux que ma compagne de nuit, la jeune Artémiſe étoit en de bonnes mains.

Nous nous levâmes. Comme il falloit me donner de quoi me couvrir, la Religieuſe, nommée Sainte-Monique, me fit endoſſer l'habit de Capucin ſous lequel elle avoit paru au bal; , pour elle, je la vis ſe revêtir de la guimpe de ſon uniforme féminin, ſous lequel je la trouvai très-appétiſſante. Elle me ſit jurer de revenr dans ſes bras dès que j'aurois délivré Artémiſe. Je paſſai par la breche dont j'ai parlé; avec le capuchon ſur la tête, je fus pris pour un Capucin; je rodai dans toute la maiſon, ſans qu'on fît attention à moi.

B'ailleurs les Moines étoient au chœur.

J'avois beau chercher, je ne découvrois aucune trace de mon Artémiſe. Enfin, ellem'apperçoit d'une fenêtre, je l'entends crier en françois: „Ah! le voilà“.

le la reconnus, quoiqu'elle fût habillée enpetit Capucin. Elle me dit qu'elle oit enfermée ſous la clef; que je ne Mouvois monter chez elle que par la fe, nêtre. Je profitai du moment où il n'y avoit pas de témoins, je grimpai, à l'aide d'une vigne ſauvage qui tapiſſoit la muraille. Je me précipitai dansles bras de cette charmante perſonne. „O “ma chere Artémiſe! lui dis-je, avez“vous été reſpectée?--Oui, heureu“ſement, me répondit-elle; mais pour “combien de temps? C'eſt ce que j'i“gnore. Hier, je me ſuis jetée à leurs “pieds, pour implorer leur pitié. Ils “ont été touchés de mes larmes, parce “qu'ils étoient tous fatigués, qu'ils “avoient plus beſoin de repos que de “toute autre choſe; mais aujourd'hui, “mais à tous momens, je tremble. O “Dieu! ſauve mon honneur.--Il ne “faut pas perdre de temps, repris-je, “ma chere Artémiſe; je vais vous ai“der à deſcendre par cette fenêtre“.

Elle y conſentit; mais malheureuſement il vint quelqu'un dans la cour ſur laquelle donnoit cette fenêtre. Il fallut attendre le départ de cet importun.Pendant ce temps fatal, je reſtois devant ma compagne, dans une oiſiveté qui me peſoit. Je la voyois grande, belle, enchantereſſe. Je me diſois: „Quoi, cette charmante perſonne ſe“roitelle la proie de ces indignes pe“naillons? Je ne le ſouffrirai pas. Si “une fleur ſi belle doit-être cueillie, “qui peut y avoir plus de droits que moi?...“. On frémit déjà de loin; on craint de me voir coupable ſcélérat. Ames honnêtes, je tâcherai de ne point vous ſcandaliſer; vous me plaindrez peut-être. Il y a des momens, dans la vie, où la tentation eſt au-deſſus de nos forces. Nous nous ſentions malheureuſement tous deux dans cet embarras réciproque, par une funeſte ſympathie. Je me diſois cependant: „Dois-je outrager une fille ſi honnête, “ſi ſage, ma bienfaitrice?“ Ces bonnes penſées opéroient en ſa faveur; mais j'avois eu le malheur de lire, depuis peu, un certain livre. J'avois préſent à l'eſprit un jeune Don Alono, que l'Auteur donne pour un perſonnage vertueux. Il ſurvient une éruption d'un volcan. Le vertueux Don Alonzo a le bonheur de ſauver une jeune Vierge conſacrée à la garde du feu ſacré. Il la conduit dansla campagne, il y paſſe, tout au plus, deux heures avec elle; là, ſans reſpecter une jeune Beauté qui doit lui être ſacrée, parce qu'il l'a ſauvée, parce qu'elle ſe confie à lui, parce qu'elle eſt jeune innocente, parce qu'elle eſt d'un état révéré dans ce pays-là, parce qu'enfin elle doit être enterrée vive ſi elle perd ſa virginité; le cruel lui ravit ſans pitié, dans ſi peu de temps, cette fleur précieuſe; l'on donne cela pour un Sage! Cet exemple me fut bien dangereux. Je trouvai que la circonſtance où j'étois me rendoit bien moins condamnable que Don Alonzo. L'Auteur n'a pas, ſans doute, prévu ce mauvais effet que pouvoit produire ſon Ouvrage. Son Héros commet là une faute dont je n'aurois pas été capable; il ne ſe la reproche point! il va chicaner les Péruviens ſur leurs préjugés, tandis qu'il a manqué aux principes de la morale, communs à toutes les Nations! Moins coupable que lui, j'avois de cuiſans remords.

La chere Artémiſe, qui portoit cidevant, dans ſes beaux yeux, le calme de la vertu, ſe trouvoit alors confuſe humiliée. Les importuns étant ſortis de deſſous nos fenêtres, je vins à bout de faire deſcendre ma compagne par la fenêtre, je la conduiſis chez les Capucines. La Mere Sainte-Monique, que e devois rejoindre, la revêtit d'une guimpe de l'uniforme d'une Capucine, la conduiſit dans une cellule, pour qu'elle y prît du repos, dont elle avoit grand beſoin. Je n'en avois pas moins beſoin qu'elle. Après quelques reſtaurans pris à la hâte, ma Religieuſe me conduiſit dans une autre cellule, où, ſur un lit ſolitaire, je me livrai au plus profond ſommeil.

Je reſtai plongé pendant long-temps dans le plus doux anéantiſſement. Je m'éveillai, je ne me ſouviens plus comment; je fus quelque temps ſans pouvoir reconnoître où j'étois. Enfin, je me rappelai avec peine tout ce qui m'étoit arrivé depuis ma réſurrection. Je ne vis plus, auprès de moi, l'habit de Capucin dont j'avois été revêtu avant de me coucher; mais je trouvai, en ſa place, celui d'une Capucine. Il fallut m'en revêtir comme je pus; mais je le fis très-maladroitement; de ſorte que quand je parus devant la Mere SainteMonique, elle ne put retenir de grands éclats de rire, qu'elle accompagna des embraſſemens les plus paſſionnés. Je lui demandai ce qu'étoit devenue mon Atémiſe. „Vous allez tout ſavoir, me “dit-elle, venez dans ma cellule“. La chere Dame voulutm'y faire desamitiés qui m'impatienterent. Je lui répétois ſans ceſſe: „Qu'eſt devenue mon Arté“miſe“? Elle ſembloit ouloir éluder ma queſtion, que je lui renouvelois impitoyablement. „Mon cher ami, me “diſoit-elle, modérez-vous, elle n'eſt “pas perdue“. Pendant ces délais, elle rajuſtoit ma guimpe mon habillement de None, que j'avois très-mal arrangés. J'avois l'habit d'une Religieuſe; la fureur qui éclatoit dans mes yeux, la colere qui rendoit encore ma voix plus forte, juroient avec ce modeſte uniforme. „Que voulez“vous me dit Sainte-Monique?... Je “ne ſais pas... Il ſe pourroit que les “jeunes Capucins, ſachant que la bre“che de notre mur ſouterrain étoit en“core ouverte, fuſſent venus, qu'ils “euſſent emmené avec eux cette “jeune perſonne...--Ah! les ſcélé“rats m'écriai-je en me ſaiſiſſant d'une “groſſe bûche, je les aſſommerai“.

Je deſcends les montées quatre à quatre. Je rencontre une vieille Mere, qui me crie: „Ecoutez donc, ma Sœur“.

Je pourſuis mon chemin ſans faire attention à elle, je l'entends dire de moi, en ſe fignant: „Ah! bon Dieu, “la dévergondée!“ J'arrive au lieu où étoit la breche; mais je la trouve rebouchée. O Ciel! je frappe à coups redoublés de ma bûche. J'entends des éclats derire de l'autre côté; je diſtingue qu'on prend des meſures pour empêcher que mes coups ne dérangent les pierres replacées. Furieux, j'éclate en reproches. Je traite les raviſſeurs de ſcélérats; à chaque injure que je prononce, j'entends redoubler les éclats de rire. Enfin je diſtingue la voix de ma chere Artémiſe, qui crie ſemble m'implorer. On l'enleve, ſa voix gémiſſante ſe perd dans le lointain. Il n'y avoit pas moyen de paſſer par ce trou rebouché. Il falloit ſortir par la porte du Couvent femelle, pour entrer dans le Couvent mâle, réclamer hautement mon Artémiſe: mais, revêtu de l'uniſorme d'une Religieuſe, comment pouvoir mettre le pied dans la rue?

Cependant il arrive un courrier tout eſſoufflé. „Il s'eſt échappé, dit-il, deux “morts de l'Hôtel-Dieu. On prie ceux “qui les trouveront de les ramener ſains “ ſaufs, s'il eſt poſſible. Il y aura “bonne récompenſe. On défend de les “tuer, ni de leur faire aucun mal“.

La Mere Prieure fit chercher dans tout le Couvent, pour voir s'il ne s'y trouveroit point de morts, recommandant beaucoup qu'on ne les effarouchât pas. Il ne s'y trouva qu'un bon vivant; mais on ne lui en rendit pas compte. On forgea, au contraire, une fauſſe lettre d'obédience, où j'étois qualifié de Mere Sainte-Hélene, envoyée dans ce Couvent par les Supérieurs. Je fus reçu à bras ouverts par la Prieure en cette qualité. On me fit donner une cellule. Je participai dès ce moment à tous les avantages de la Communauté; , dès le ſoir même, j'eus l'honneur d'aſſiſter à l'exercice de la diſcipline, qui m'amuſa ſingulierement, parce que des hommes ne ſont pas dans le cas d'y aſſiſter. J'ai promis ſolemnellement de ne jamais faire la deſcription de cette cérémonie; je tiendrai parole. On ſent que je me ménageai, que je ne me fis pas ſaigner. Toutes les jeunes Religieuſes avoient connivé dans l'arrangement qui me faiſoit paſſer pour une Capucine. Chacune prétendoit avoir les mêmes droits ſur ma perſonne. On avoit cédé les honneurs du premier pas à la Mere Sainte Monique; mais toutes les autres comptoient bien jouir de ma compagnie, chacune à ſon tour, ſelon l'âge ou l'époque de la profeſſion.

Je ne goûtois point du tout ces arrangemens. C'étoit jouer dans ce Couvent le rôle de la prétendue Sœur Beſogne, dont il eſt parlé dans la Pucelle. Il en devoit réſulter les mêmes inconvéniens; ce qui étoit fort contraire à ma ſanté, répugnoit à mes principes: car enfin un homme qui penſoit, ne pouvoit conſentir à vivre dans un traveſtiſſement ſi ſcandaleux, à porter le libertinage une malheureuſe fécondité dans l'aſile de la chaſteté de la virginité. Je ſentois tout le danger auquel je ſerois expoſé, ſi j'étois découvert. Il y avoit, dans ce bercail, pluſieurs, tant Novices que jeunes Profeſſes, très-jolies. Je me trouvois comme un Sultan dans un charmant ſérail. Tous les jeunes gens envieront mon ſort: mais je frémiſſois de m'y trouver, je ſentois que la prudence l'honnêteté me défendoient d'y reſter.

Ce qui m'inquiétoit le plus, c'étoit le ſéjour de mon Artémiſe chez les Capucins. Je vins à bout de la faire réclamer. Les Novices ſurent contraints de la réndre. Avoient-ils buſé ela circonſtance? Lui avoient-Ils faitviolence? C'eſt ce que j'ignore n'ai jamais pu pénétrer à fond. J'aime à croire qu'elle ſut réſiſter à cette pétulente jeuneſſe. Du moins elle s'en vantoit; , ingénue comme elle étoit, j'euſſe commis un crime, en refuſant de la croire.

Elle étoit, comme moi, vêtue en Capucine. On lui forgea auſſi une lettre d'obédience qu'elle préſenta à la Prieure; nous nous trouvames enſemble dans le même Couvent.

A peine eus-je recouvré mon Artémiſe, que je voulus à toute force quitter ce Monaſtere avec elle; car, en effet, qu'avois-je à faire dans cette priſon myſuque? Les Capucines me conjuroient en grace de reſter, pour ne pas les trair. „Car enfin, ſi vous partez, me “diſoient-elles, on verra que nous “avons uſé d'impoſture, afin de vous “faire paſſer pour une Profeſſe. Atten“dez une circonſtance favorable“.

Je riſquois je m'ennuyois; je ne voulois donc pas les écouter: mais je n'avois ni argent, ni habits pour m'échapper. Je ſus vaincre cette difficulté.Nous découvrîmes qu'il y avoit un pent hônital de quelques lits, fondé ourde vieilles femmes inſirmes, atta ché à notre Couvent. Artémiſe témoigna le goût qu'elle avoit pour ſervir des malades, fit voir les talens qu'elle poſſédoit dans cette partie. Je prétendis avoir les mêmes talens le même goût qu'elle. On jugea donc à propos de nous attacher au ſervice des malades; comme il n'y avoit plus là ni tour, ni grille, quoique les Nones, qui ſe méfioient de nous, nous ſurveillaſſent de près, nous trouvâmes le moyen de nous échapper, nous courûmes à toutes jambes dans la rue, de peur d'être rattrapées. Heureuſement, nous étions dans un quartier fort écarté, où il y avoit très-peu de monde; car notre courſe précipitée, avec une miſe comme la nôtre, devoit nous faire remarquer.Nous ne tardâmes pas à rencontrer une voiture, où il y avoit deux jeunes gens qui paroiſſoient tout émerveillés de nous voir. Nous allâmes vers eux, en leur criant: „Ah! ſauvez nous“.

Ils nous ouvrirent de grand cœur la portiere, nous reçurent avec eux, fouette, cocher.

Les deux jeunes gens paroiſſoient enchantés de nous poſſéder. Preſque toutes les politeſſes ſurent d'abord pour Artémiſe. Cela étoit naturel; car enfin elle étoit femme, elle avoit les graces de ſon fexe. Pour moi, je devois à ma grande jeuneſſe d'être pris pour un individu de ce ſexe; mais l'extrême délilicateſſe ne devoit pas ſe trouver dans mes traits. Cependant l'un des deux nous dit: „Pour moi, j'aime cette grande “Virago“. Et il ſembla prendre le parti de tourner ſes affections de mon coté.

L'autre, dès le commencement, avoit paru décidément s'attacher à ma compagne. On nous demanda fort poliment nos ordres, proteſtant qu'on alloit nous conduire où nous voudrions, faire ce que nous ordonnerions. „Meſſieurs, “dis-je aux jeunes gens, je débute par “vous dire, pour vous inſpirer de la “confiance, que nous n'avons ni feu “ni lieu. Nous venons de nous échap“per, par un miracle, d'un Couvent “où il ne nous étoit pas poſſible de “reſter. Nous avons beſoin d'un aſile “où nous puiſſions éviter d'abord les re“cherches qu'on va ſans doute faire ſur “notre compte; enſuite il fautnous aider “à trouver les moyens de nous évader “de ce pays. Nous tenons toutes deux “à des familles honnêtes, riches même, “qui nous mettront à portée de ſatis “faire aux obligations que nous pour“rions contracter. Au reſte, nous n'al“lons pas tarder à faire enſemble une “connoiſſance plus particuliere. Nous “vous raconterons quelques circonſ“tances eſſentielles de notre hiſtoire.

“Nous vous peindrons au juſte notre “ſituation. Vous verrez ſi vous pourrez “nous obliger; nous verrons, de “notre côté, ſi nous pourrons conſentir “à être obligées par vous. A en juger “par l'accueil honnête que vous “nous faites, par tout ce que nous “voyons de vous, nous jugeons d'a“vance que nous ne pouvions tomber “en de meilleures mains“. Ce diſcours, qui eût été tout ſimple de la part d'un homme, parut ſurnaturel divin de la part d'une femme. Nos jeunes gens aſſurerent qu'ils étoient prêts à ſuivre toutes nos volontés, ſûrs qu'une perſonne qui s'exprimoit ſi bien, devoit être auſſi recommandable par les qualités de ſon cœur, que par celles de ſon eſprit. Nos jeunes éveillés nous dirent qu'ils alloient dîner tête à tête dans une maiſon de campagne, nous offrirent de nous y conduire. „Volontiers, „répondis-je, nous ſerons partie “carréeu. Nous arrivâmes dans un château qui étoit un vrai palais. Nous y fûmes ſervis avec une magnificence ſinguliere, l'on eut, pour ma compagne pour moi, tous les égards dus a notre ſexe.

Je racontai notre mort, notre arrivée dans le Couvent, notre évaſion. Je n'omis que les paſſe-temps ſecrets que je me reprochois, tout ce qui pouvoit me faire reconnoître pour ce que j'étois. Je dis que je ſerois charmée qu'on pût nous procurer à chacune un habit d'homme pour nous déguiſer, quel-que argent, ſur notre billet, pour nous procurer la ſubſiſtance dans notre évaſion. Les jeunes gens ne parurent pas preſſés de nous laiſſer partir. Ils nous mviterent beaucoup, au contraire, à reſter; nous promirent d'ailleurs, de la meilleure grace du monde, tous les habits l'argent que nous pourrions déſirer. Vers la fin du repas, j'eus beſoin de ſortir un moment. Je pris un peu le frais dans le jardin. Il y avoit une grille ouverte qui donnoit ſur le grand chemin.

Je paſſai le ſeuil de la porte, pour regarder cette grande route, qui me parut belle. Un équipage à ſix chevaux venoit à toutes brides: je m'arrêtai un moment pour le voir paſſer; ce qui étoit imprudent, pour un-homme qui avoit intérêt de ſe cacher.

Une figure de Prêtre m'aborda poliment, me parla de choſes indifférentes.

J'eus la patience de reſter là quelques minutes pour l'écouter. Tout à coup je me vois aſſailli par une foule de gens armés, qui ſortent des haies de je ne ſais où. Je voulus crier; on me boucha le paſſage de la voix. Ils étoient en ſi grand nombre, qu'ils m'entraînerent, malgré ma réſiſtance. Bientôt d'autres ſpadaſſins vinrent me diſputer aux premiers.

Je fus tiraillé d'un côté de l'autre.

L'on finit par s'accorder me faire monter dans une voiture bien eſcortée, pour me conduire, à quelques milles de là, chez un Juge ou Podeſta. Nous comparûmes devant l'Illuſtriſſime. Les premiers qui m'avoient arrêté, dirent que j'étois un mort décédé à l'Hôtel-Dieu, qui devoit être enterré dans le cimetiere commun, qui précédemment avoit été enfermé comme fou. Ils me réclamoient donc gravement, dans la double qualité de fou de mort. Les autres outenoient que j'étois une. Religieuſe échappée du Couvent des Capucines; ce que prouvoit l'habillement dont j'étois revêtu; ils prétendoient m'avoir, comme Profeſſe fugitive.

Le Podeſta me demanda ce que j'avois à répondre. Je lui dis que je n'étois ni mort, ni fou, ni Religieuſe; que je me ſentois en état de prouver ces trois aſſertions. Il me demanda pourquoi j'étois habillé en Religieuſe. „C'eſt, “lui répondis-je, parce que je n'ai pas “d'autre habit pour le préſent, que “j'ai penſé qu'il étoit moins indécent “d'être habillé en Religieuſe, que “tout à fait nu--. Pourquoi donc, “reprit-il, comment n'avez-vous “pas d'autre habillement que celui-là?

“--C'eſt, répliquai-je, une hiſtoire “qui ſeroit un peu trop longue à vous “raconter. J'en ferai le récit à M. le “Gouverneur de Milan, devant lequel “j'ai déjà eu l'honneur de paroître plu“ſieurs fois, qui en ſait le commence“ment, dont je réclame le jugement “ la protection“. Ma demande fut octroyée. On me conduiſit à Milan; on prévint le Gouverneur, je comparus devant lùi.

Il me reconnut du premier coupd'œil. „Mais comment donc, me dit“il: quelle eſt cette nouvelle farce?

“Vous croyez donc toujours être en “carnaval?“ Pour ma juſtiſication, je lui racontai l'hiſtoire de ma mort, de ma réſurrection, de mon introduction chez les Capucines, de mon évaſion, du malheur que j'avois eu d'être arrêté comme mort comme Religieuſe. „Je ſuis inquiet, ajoutai“je, de ma compagne Artémiſe que “j'ai laiſſée chez deux jeunes gens “qui la trouvent appétiſſante, “contre leſquels elle aura peut-être “peine à ſe défendre“. Je lui nommai les deux jeunes Seigneurs. „Si elle eſt “ſage, me répondit S. E., elle ſe dé“fendra. Ce ſont deux jeunes gens “pleins d'honneur, qui ne ſont pas “capables de lui faire violence. Vous “êtes plus heureux que ſage; mais en “vérité la fortune s'amuſe à farcer avec “vous. Je ne ſais comment arranger “cela. Vous avez, ſur le corps, une “affaire d'honneur; de plus, vous avez “été deux fois enfermé comme fou; “après cela, vous voilà mort. On ſe “croyoit débarraſſé de vous. Point du “tout: voilà que vous vous échappez “enenlevant une autre morte; vous “vous introduiſez dans un Couvent “de Capucines. Vous vous donnez “pour une Religieuſe, vous travail“lez ſans doute à faire de petits Reli“gieux; car nous ſavons comme vous “beſognez; ſans doute, dans quel“ques mois, nous entendrons parler “des ſuites de ces belles opérations. Je “vous avoue qu'une conduite ou une “deſtinée ſi biſarres me paroiſſent fort “embarraſſantes, qu'on ne ſait pas “trop comment laiſſer la liberté à un “jeune homme auſſi ingambe auſſi “diſpos que vous. Quittez cette maſca“rade; je vais vous faire donner d'au“tres habits, je verrai ce que je “pourrai faire pour vous“.

Madame la Gouvernante entra quand ſon mari finiſſoit ces mots. Elle me reconnut. „Ah! il eſt charmant, s'écria“telle. Monſieur le Comte, il faut ab“ſolument nous laiſſer le temps de “jouir de ſon déguiſement. Nous ſom“mes encore en carnaval“. (Notez que le carnaval dure à Milan juſqu'au premier Dimanche de Carême, l'on voit, par-là, que je n'avois été que quelques jours chez les Capucines.) Sans attendre la réponſe de ſon mari, la belle Dame m'emmena avec elle, me préſenta galamment à une nombreuſe aſſemblée qu'elle avoit chez elle, comme une jeune Religieuſe ſa parente, à laquelle on avoit accordé une petite vacance. Tout le monde, par politeſſe, témoigna être enchanté de ma figure de mes graces. Toutes les Dames, parmi leſquelles il s'en trouvoit de jolies, m'embraſſerent avec tranſport. Tous les Cavaliers s'empreſſerent de me baiſer la main reſpectueuſement. La Gouvernante rioit comme une folle. Son mari vint, ne put s'empêcher de ſourire lui-même. On dîna gaîment. Tous les honneurs furent pour moi. Après le repas on danſa, je ne pus me diſpenſer de prendre part à la danſe. On ne tarriſſoit point ſur mes louanges. On me trouvoit des graces juſques au bout des doigts. Un Poëte improviſateur chanta mes louanges; , avant la ſoirée, il y avoit déjà des ſonnets à ma gloire, imprimés ſur du ſatin.

Tous ces honneurs m'ennuyoient beaucoup. Je me repréſentois Artémiſe en proie à la pétulance de deux jeunes Militaires; , d'ailleurs, l'image de ma chere Adélaïde, morte par mes coups, me perſécutoit ſans ceſſe. Je ſentois, d'ailleurs, que je ne tarderois pas à être reconnu, que les hommes furieux changeroient en outrages inévitables, les hommages inconſidérés qu'ils me rendoient pour le moment.

Ce que je prévoyois ne manqua pas d'arriver. Il vint, dans le cours de l'aprèsmidi, pluſieurs viſites d'Officiers auſſi empreſſés que les autres de m'honorer de leur courtoiſie; mais qui, peu à peu, me reconnurent, me le firent ſavoir en me marchant ſur le pied. Ils étoient piqués d'avoir été pris pour dupes; , plus ils m'avoient rendu d'hommages quand ils me croyoient femme, plus ils vouloient m'en punir, en me reconnoiſſant pour un homme.

Je me hâtai d'aller prendre les habits de mon ſexe. Je rejoignis les fier-à-bras.

Nous ſortîmes enſemble. Dans la ſoirée même, au clair de la lune je donnai, avec mon épée, une leçon à deux des plus ſuffiſans, qui en ont été plus de ſix mois au lit; ce qui fit paſſer aux autres l'envie qu'ils témoignoient de me tâter.

Ce nouvel exploit vint encore aux oreilles du Gouverneur, qui me dit: „Monſieur le Chevalier, quelque atta“chement que j'aye pour vous, je ne “puis abſolument vous permettre de “reſter ſur les terres de mon Gouvernement. Ni les hommes, ni les fem“mes, rien n'eſt ſacré pour vous, mon “cher. Vous allez prendre les Beautés “juſques dans les Cloîtres; vous les “prendriez ſur l'autel. Vous enlevez les “vivans les morts. Vous êtes à crain“dre, reſpirant, comme ne reſpirant “pas. Je n'abuſerai pas de la confiance “que vous m'avez témoignée, en de“mandant d'être conduit devant moi; “mais il faut partir abſolument; il faut “partir, vous dis-je, ou je vous fais “arrêter ſans rémiſſion.--Mais Arté“miſe? lui dis-je d'une voix tremblante.

“--J'aurai ſoin de la faire chercher, “me répondit-il, de vous faire paſſer “de ſes nouvelles, quand je ſaurai où “vous ſerez réfugié. Je me charge, de “plus, d'employer tous les moyens “maginables pour la réconcilier avec “ſa mere, lui faire un ſort auſſi heu“reux que vous pourriez le déſirer: “mais partez ſur le champ. Voilà ma “bourſe. Ecrivez-moi, ſi vous avez “beſoin de quelque choſe; mais partez....Je n'avois rien à répondre à des inſtances ſi preſſantes; il falloitrecevoir les bienfaits de S. E. ſuivre ſes volontés.

llm'encoûta; mais je partis. Je me rendis d'abord au lieu où j'avois laiſſé Artémiſe. Les deux jeunes Seigneurs n'y étoient plus. On m'aſſura que la jeune Religieuſe, ma compagne, s'étoit échappée. (Car je déclarai qui j'étois, ſans quoi l'on ne m'auroit pas reconnu.) Je rodai dans tous les environs, pour apprendre de ſes nouvelles: je ne pus en recevoir. Quelqu'un me dit cependant qu'elle avoit pris une route qu'il me montra. Je la ſuivis pendant long-temps.

Je reçus quelques renſeignemens ſur le chemin, qui m'indiquoient ſa trace. Je pourſuivois ainſi cette chere Amante à la piſte: elle m'entraîna, de cette maniere, juſques en France. La chere perſonne, ſelon les lumieres que je recueillois, s'étoit engagée dans les montagnes du Dauphie; mais elle s'y étoit perdue. J'eus beau m'informer de tous les côtés, je ne recueillis plus de nouvelles ſur ſon compte.

J'arrivai, en la cherchant, juſqu'à la grande Chartreuſe. J'allai y demander l'hoſpitalité, qui me fut accordée. On ſent combien le lieu tout ce que j'y voyois, ſecondoit la mélancolie dont j'étois abreuvé. Je me promenois, avec une ſombre volupté, dans ces lieux conſacrés au ſilence, à la ſolitude, à la pénitence. Je me voyois ſeul dans ivers. J'avois perdu mon Amante par ma propre main; mes vaines expiations pouvoient-elles effacer ce crime?

La Princeſſe, ma bienfaitrice, étoit enfermée, ſouſtraite aux regards des mortels, je ne pouvois rien faire pour elle. Enfin, je venois de perdre tout récemment la tendre Artémiſe. Que de fautes, d'ailleurs, n'avois-je pas à me reprocher! Quels paſſe-temps criminels! N'avois-je pas porté la débauche dans le ſanctuaire de la pudeur? Le lit conjugal m'avoit-il été ſacré? Dans les aſiles les plus ſaints, ſur les grandes routes, en veillant, en dormant même, ſous la terre, au milieu du feu, dans les airs, dans notre Religion, dans celle des Payens renouvelée; par-tout ma funeſte deſtinée ne m'avoit-elle pas précipité dans des fautes que toutes mes larmes ne pouvoient effacer? Quoique jeune, bon Dieu! n'avois-je pas eu aſſez d'aventures? Adélaïde n'exiſtoit plus ſans doute. Je me devois au Dieu qui m'avoit ravi mon idole. La mélancolie conduit à la dévotion: tout, d'ailleurs, m'y portoit dans cette maiſon. Les chants religieux que j'entendois répéter dans le Temple du Seigneur, me ſembloient des accens de voix céleſtes, qui m'appeloient à Dieu. Ma vocation me parut conſtatée par le flambeau de l'évidence. Je demandai, avec larmes, le ſaint habit. Il me fut accordé les bras ouverts; me voilà Chartreux.

Fin du Livré premier.

SECONDE SUITE DE LAVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE SECOND.

Je fais grace à mes Lecteurs du temps où je ſus poſtulant, des cérémomes de la priſe d'habit. Me voilà Chartreux, comme je l'ai dit. On eſt toujours vis-à-vis de ſor dans cette ſolitude; ſi quelqu'un va là pour ſe guérir de quelque paſſion, il me paroît prendre la voie la plus détournée. La ſolitude remet ſous yeux l'image de la perſonne qu'il chérit; cette image s'agrandit à ſa ve le pourſuit ſans ceſſe; de même que quand on ſort d'une ville, les tours, le clochers, tous les objets les plus ſrappans s'élevent s'alongent. dans les airs, à meſure qu'on s'éloigne. Ma chere Adélaïde ſe préſenta donc à mes yeux, plus belle que jamais. J'avois ſu conſeryer un portrait de cette chere perſonne, où elle étoit repréſentée en pied dans un très-petit médaillon. C'étoitle Gouverneur de Milan, dans les mains duquel je ne ſais quel haſard l'avoit amené, auquel j'en étois redevable. On a vu ce que je ſavois faire avec des verres dans ma priſon de la Baſtille. Je fis uſage du même talent dans ma cellule. J'obtins quelques verres, avec leſquels je trouvai le moyen de faire paroître ſur le mur, de grandeur naturelle, l'image de mon Amante, exprimée avec une netteté qui la rendoit vivante à mes yeux. C'étoit tout ce que je pouvois faire dans une cellule; car les Chartreux n'auroient pas ſouffert que j'y conſervaſſeun tableau ou une ſtatue repréſentant une jeune fille. L'image que j'enfantois ſur le mur, n'étoit que paſſagere fugitive comme une ombre; quand je partois, elle diſparoiſſoittellement, que D. Prieur avoit beau faire ſa viſite chez moi, il n'étoit pas poſſible qu'il y trouvât l'idole de mon cœur. Cependant elle étoit ſous mes yeux, tant que je reſtois dans maretraite. Je lui dreſſois un petit autel; ma chere Adélaïde étoit la Divinité qui obtenoit mes adorations. Je fis ſecretement en miniature les portraits de Scintilla, d'Artémiſe, de la Princeſſe Gémelli, de toutes les perſonnes qui m'étoient les plus cheres. Je faiſois, à l'aide de mes verres, paroître leurs images autour de celle de mon Adélaïde, comme un cortége auguſte qui rendoit hommage à la Reine de mon cœur. O quelles ſatisfaction voluptueuſes j'éprouvois dans la compagnie de ces ombres chéies, qui devoient l'exiſtence à mon amour à mon induſtrie!

J'avouai à Don Prieur que j'étois tourmenté d'une paſſion malheureuſe, qui xigeoit que j'euſſe quelques occupai qui puſſent me diſtraire. Il me permit, puiſque j'étois verſé dans la peintre dans la ſculpture, de cultiver ces nlens, pourvu que je ne cherchaſſe à tendre que des objets relatifs à la Religion. Je lui dis que, s'il me le permetoit, j'entreprendrois la ſtatue de la erge, objet de nos plus ſaints homages. Il y conſentit, je fis une ſta-te qui repréſentoit parfattement mon Amante, avec les attributs le coſtume que nos Artiſtes donnent à la Mere du Sauveur. Je ne comptois pas en cela commettre une profanation. Les Apeles les Phidias, quand ils repréſentent les rſonnages céleſtes, ſont obligés touous de prendre pour modeles des beautés terreſtres. Je comptois qu'on me laiſſeroit mon ouvrage pour ma ſatisfaction; mais Don Prieur en fut ſi content, qu'il voulut abſolument en décorer l'autel d'une Chapelle où nous allions tous les jours rendre hommage à laVierge ſacrée, dont ma ſtatue paſſoit pour être l'image. J'avois un plaiſir ſenſible à pouvoir aller chaque jour adorer à genoux la Divinité de mon cœur. „Non, ma “chere Adélaïde, me diſois-je en moi“même, ce n'eſt point un ſacrilége dete “rendre une eſpece de culte. Si la mort “t'a ravie à la terre, tu dois être, dans “les Cieux, ſur un des trônes qui en“tourent celui de l'Eternel. Je ne fais “que prévenir ta canoniſation“. Je ſouriois ſecretement en voyant tous les Chartreux à genoux, comme moi, devant la ſtatue de mon Amante. Toutes ces occupations nourriſſoient, dans mon cœur, le feu ſacré de l'amour.

Je vivois ainſi avec des ombres que je faiſois paroître ſur ma muraille; cette vie avoit ſes agrémens, parce que ces ombres m'étoient cheres. Mais j'étois autre choſe qu'une ombre. J'avois un corps auſſi bien qu'une ame, je ſentois le beſoin de converſer avec des êtres qui euſſent l'un l'autre. Je ne voyois les révérends Peres, mes maîtres ou mes confreres, qu'une fois la ſemaine; mais, les euſſé-je vus tous les jours, des Chartreux n'étoient pas tout à fait ce qu'il falloit pour me dédommager de la perte d'Adélaïde, de tant de Beautés enchantereſſes, dont j'avois été l'heureux poſſeſſeur. Un chat, un chien, quelques oiſeaux, joints à ces vénérables Peres, ne me dédommageoient point encore.

La culture de mon petit jardin avoit ſes charmes. J'y voyois naître, ſous mes yeux, les fruits les fleurs. Les végétaux ſembloient ſe diſputer, avec les animaux, le ſoin de varier mes loiſirs.

Mlais combien il me reſtoit de vuide!

D'ailleurs, je l'avoue à ma confuſion, les exercices monotones du chœur me paroiſſoient bien longs. Quand on n'eſt pas conduit, dans de pareilles maiſons, par la vraie dévotion, on y eſt bien malheureux. Mon pere a vécu dans une ile déſerte; mais il y reſpiroit en plein air, il y étoit libre, il y étoit Roi d'un pays charmant, il n'y avoit point de chœur. Moi, au contraire, j'étois chargé d'entraves. Son île étoit un Empire, ma retraite une priſon.

Chaque fois qu'on recevoit un nouveau Néophite, je plaignois le jeune infortuné; , par une contradiction qui eſt dans la nature, j'étois charmé d'avoir un nouveau compagnon de mon infortune.

Un jour, on en reçut un que j'examinai moins que les autres, quoiqu'en général je ne fiſſe pas grande attention a la figure de ces nouveaux venus. J'avois la tête plus occupée ce jour-là que les autres jours. Enfin le moment vint de donner à celui-ci le baiſer fraternel.

Je me mis à genoux auprès de lui, ſans le regarder; je poſai ma joue contre la ſienne, j'allots paſſer de l'autre côté ſans le regarder davantage. Il me ſerre la main, me dit: „Ah! cruel!“ Je le regarde, je le reconnois. Ciel! ô Ciel!

c'étoit mon Artémiſe.

Le prétendu Novice me dit tout bas: „Ne témoignez rien de votre ſurpriſe; “ne nous trahiſſons pas“. Il fallut me contenir. Je laiſſai achever la cérémonie, je brûlois de pouvoir converſer avec la chere Artémiſe; mais cette douceur me fut interdite. Il fallut attendre le ſeul jour de la ſemaine où nous pouvions nous promener dans le parc; encore ne pus-je alors lui parler en particulier, ni par conſéquent lui rien dire ni rien entendre de ſa bouche. Seulement elle vint à bout de me dire tout bas: „Je ſuis logée immédiatement “auprès de vous. Tâchons de nous “voir“. Cette nouvelle me donna beaucoup de courage d'eſpérance.

Dès le ſoir, quoique je n'euſſe point d'échelle, malgré les obſtacles qui rendoient la communication preſque impoſſible, je parvins à franchir le mur qui ſéparoit nos deux jardins. Je volai dans les bras de ma chere Artémiſe. O quels embraſſemens! quelle douce réunion! Mais il fallut nous priver promptement de cette douceur. „A “tous momens, me dit-elle, Don “Prieur peut entrer chez nous. Si l'on “nous trouvoit enſemble, ce ſeroit un “crime capital. Il ne faut pas nous “trahir dès les premiers jours. Il eſt “néceſſaire que nous reſtions encore “ici quelque temps, parce que, ſelon “des rapports vrais ou faux, on ma“chine quelque choſe contre nous.

“On nous cherche tous deux, vous “ſur-tout, dans toute la France l'I“talie. Votre ſignalement eſt répandu “par-tout. On a intéreſſé les Gouvermens, les Puiſſances. Perſonne ne “nous ſoupçonne ici. Retournez vîte dans votre cellule“.

Il fallut obéir à mon Artémiſe, la quitter après un baiſer auſſi tendre que chaſte. Que la ſolitude me peſa quand je fus rentré dans ma cellule! Mais il étoit queſtion de me procurer les moyens de voir, quand je voudrois, mon Artémiſe. Je réfléchis à tout ce qu'elle m'avoit dit, au nouveau danger que je courois; mais ſur-tout je ſongeai à ouvrir une communication entre elle moi. On pouvoit à chaque moment entrer chez nous; il falloit donc à chaque moment être prêt à paroître ſeuls, quoiqu'en compagnie. On pouvoit viſiter nos cellules pendant notre abſence; il falloit donc que la communication fût inviſible.

En ne travaillant que la nuit, je vins à bout de faire une ouverture au mur qui nous ſéparoit; un double panneau de boiſerie la couvroit la rempliſſoit de chaque côté. Nous 'avions fait que tailler ce panneau, qui exiſtoit précédemment. En pouſſant un bouton, nous le faiſions deſcendre, nous nous trouvions à découvert vis-à-vis l'un de l'autre. La converſation finie, à l'aide du même bouton, notre panneau remontoit fermoit hermétiquement l'ouverture, en joignant de maniere à trom per les yeux les plus clairvoyans. Pour plus de fûreté, j'avois mis devant ma boiſerie un tableau qu'on m'avoit permis de peindre, repréſentant mon Adélaide en pied, ſous le coſtume de la Reine des Cieux. Quand je voulois voir Artémiſe, j'avois auſſi l'indignité de faire deſcendre Adélaïde, mais Adélaide ſeulement en peinture. De ſon côté, ma compagne avoit une armoire qui couvroit l'ouverture. Elle n'avoit que les deux battans à ouvrir ou fermer; la clôture ou jointure du panneau étoit imperceptible chez elle comme chez moi. Nous avions eu ſoin, d'ailleurs, d'arranger nos portes de maniere qu'elles fuſſent difficiles trèsbruyantes à ouvrir. De ſorte que Don Prieur auroit eu beau venir pour nous ſurprendre, il auroit toujours trouvé notre panneau bien fermé; mais d'ailleurs il ne s'en doutoit pas, le bon homme. Il étoit venu pluſieurs fois chez Artémiſe ou chez moi, tandis que nous étions en converſation, l'ouverture avoit été ſi promptement fermée, qu'il n'avoit pu ſe douter de rien.

A la faveur de cette communication, nous vivions enſemble auſſi parfaitement preſque auſſi ſûrement que dans le monde; c'étoit un double agrément pour nous, de jouir de cette liberté, au milieu de la captivité auſtere d'un Couvent de Chartreux. Cette vie devint par-là très-agréable; nous mangions enſemble, nous vivions preſque comme mari femme. Les heures du chœur étoient longues; mais, pendant ce temps au moins, nous jouiſſions de la vue l'un de l'autre; nous avions, par ſignes imperceptibles, des entretiens muets, qui avoient leurs charmes.

On me demandera ſi la communication étoit ouverte la nuit. Je répondrai qu'Artémiſe ne le vouloit pas; que, ſans aucune mauvaiſ intention, je la preſſai beaucoup pour y conſentir, qu'enfin j'obtins ſon aveu tacite. Nous avions aſſurément les vues les plus innocentes; mais les paſſions ont plus d'ardeur font plus de ravage dans ces afiles, où elles ont, pour s'évaporer, moins de diſtractions de diſſipations.

Elles nous tyranniſerent impérieuſement, confondirent tous les projets que nous avions faits d'être parfaitement ſages. Je ne donnerai pas ici des aveux plus détaillés; mais j'inviterai tous les Lecteurs qui voudront être chaſtes, à ne jamais ſe mettre dans un pareil danger. O plaiſirs criminels! pourquoi faut-il que la contrainte la gêne ſurmontées vous donnent tant d'attraits; qu'en vous condamnant, je me plaiſe encore, malgré moi, à me rappeller votre perfide mémoire?

Onſent bien que, dès que nous fûmes libres vis-à-vis l'un de l'autre, nous commençâmes par nous raconter mutuellement comment nous nous trouvions dans cette retraite. Les Lecteurs ſavent déjà comment j'y étois venu. Les petits événemens qui venoient d'y conduire Artémiſe étoient auſſi ſimples.

Elle me les raconta, avec des graces que je ne puis rendre, dont je n'eſſaye pas même de donner l'idée.

„Vous ſavez, me dit-elle, mon cher “Chevalier, que vous nous quittâtes “ſubitement, les deux jeunes gens “moi. Vous me laiſſâtes ſeule à la “merci de ces étourdis. Votre préſence “leur en impoſoit ſans doute; dès que “vous fûtes parti, de polis galans “qu'ils étoient, ils devinrent des ban“dits, je dirois preſque des ſcélérats.

“Au lieu d'un aſſaillant, j'eneus deux.

“Ils ſe montrerent inſolens railleurs.

“J'avois beau pleurer, me jeter à leurs pieds, réclamer leur honnêtété, ils “ricanoient de ma douleur. A peine “les novices Capucins étoient-ils auſſi “indécens. Ce fut apparemment la “chaleur du combat; car j'appelle “ainſi leur opiniâtreté à m'attaquer, “ mon courage à me défendre; ce “fut, dis-je, la chaleur du combat qui “dut nous empêcher de remarquer le “vacarme que dut exciter la priſe de “mon cher Chevalier. J'étois dans le “plus horrible embarras; malgré mon “trouble, je m'apperçus que vous ne “reveniez pas, ce fut ſur-tout le be“ſoin que j'avois de vos ſecours, qui “m'y fit penſer. Qu'étiez-vous devenu?

“Je me vis enfin preſſée avec tant d'a“charnement par les deux ſcélérats, “que je me trouvai réduite à la ſeule “reſſource de me jeter par la fenêtre.

“Elle étoit ouverte, très-peu haute; “ du fumier, que le haſard avoit “ramaſſé au-deſſous, adoucit ma “chûte. Je me fis très-peu de mal; je “me relevai leſtement, je volai hors “du château. Un Pélérin qui m'avoit “vu ſauter, vint au devant de moi. Il “me prit dans ſes bras.--Ma belle “Demoiſelle, dit-il, ne vous êtes-vous “point fait mal?--Non, Monſieur, “lui répondis-je; mais, de grace, ſau“vezmoi.--Ne craignez rien, reprit“il, ma belle enfant; les deux inſo“lens qui vous pourſuivent, ne vous “feront pas violence en public. En “effet, ils accouroient; mais le Pélé“rin, avec un piſtolet à chaque main, “leur cria: „Si vous avancez, je vous “brûle la cervelle.“ Ils firent ſemblant “de rire, me dirent que je n'entendois “point la plaiſanterie, rentrerent “chez eux. Je remerciai mon libéra“teur.--Mais, Monſieur, lui dis-je, “votre ouvrage n'eſt fait qu'à moitié.

“Vous voyez l'habit que je porte; il “va m'être funeſte, ſi vous ne me ſe“condez. On me pourſuit, ſi je pa“rois ſur le grand chemin-ſous cet “habit, à coup ſûr je ſerai arrêtée. J'a“vois une compagne qui pourroit bien “être tombée dans les mains des Sbir“res. (C'étoit de moi qu'elle parloit.)

“Je tremble, je ne ſais ce qu'elle eſt de“venue. Ne l'auriez-vous pointrencon“trée?--Et oui, vraiment, répondit le “Pélérin, je l'ai vue très-clairement au “milieu d'un régiment de Sbirres qui “s'étoient emparés de ſa perſonne. “O bon Dieu! m'écriai-je en pleu“rant.--Ma belle enfant, reprit ce “brave homme, il ne faut pas vous “déſeſpérer; il ne faut pas ſur-tout “que vous vous expoſiez a être arrêtée “comme elle. Je n'ai point d'habits à “vous donner pour vous déguiſer; “mais prenez ma ſouguenille de Pé“lérin, elle couvrira du moins votre “uniforme de Religieuſe. Je paſſai le “ſurtout du bienheureux voyageur.

“J'endoſſai le grand chapeau le col“lier de coquillages; je pris en main “le bourdon, me voilà Pélérin.

“Mon conducteur, qui reſta leſtement “vêtu, me donna le bras.

“J'appris qu'on vous avoit mené “d'abord chez le Podeſta du village le “plus prochain. Nous nous achemi“nâmes vers cet endroit; mais nous “apprimes, ſur la route, qu'on vous “conduifoit à Milan, mon cher Ca“taudin; nous nous y rendîmes le “plus ſecretement qu'il nous fut poſ“ſible. Là, mon guide me propoſa un “habit d'homme pour me déguiſer “mieux. Nous perdîmes bientôt vos “traces dans cette grande Ville. Quel“qu'un me dit pourtant que vous “aviez pris la route de France. On “vous repréſentoit comme habillé en “homme; ce qui étoit naturel. On ſpé“cifioit même a peu près quel habit “vous portiez; je crois qu'il y avoit beaucoup d'imaginaire dans le por“trait du fugitif qu'on me donnoit pour “vous. Je ſuivis le fantôme qu'on avoit tracé à mes yeux. Je demandois dans “lesauberges unhomme ſemblableà ce “fantôme. Selon la maniere dont je m'y “prenois pour queſtionner, avec la ma“nie de ne mettre fin à mes queſtions, “que quand on m'avoit dit ce que je “voulois, je venois à bout de me faire “dire par tout: „Oui, nous avons vu “cet homme; il a pris telle route“; “je croyois vous ſuivre, quand il pa“roît au contraire que je vous précé“dois.“Enfin, un jour je rencontrai un homme “aſſez vieux, qui me parut fort dévot, “auquel je demandai, comme aux au“tres, s'il ne vous avoit point vu. Je “vous dépeignis. Il me répondit: Je crois avoir chez moi le jeune “homme dont vous me parlez; venez, “vous en jugerez“. Je le ſuivis. Il s'é“carta de la grande route, me con“duiſit dans ſa maiſon, qui étoit jolie.

“J'y trouvai, en arrivant, un très-vieil “homme une très-vieille femme, qui étoient ſon pere ſa mere, “qui touſſoient crachoient ſur leurs “tiſons: je vis, de plus, une vieille “ſervante auſſi infirme qu'eux; mais je “n'apperçus pas l'ombre d'un jeune “homme. “Embraſſez, me dit le béat, ce bon “vieillard cette chere vieille; re“gardezles comme votre pere votre “mere.--Mais mon Amant, lui dis-je, “où eſt-il?--Mon bon ami, reprit “l'hypocrite, fiez-vous à moi, vous ne “vous en repentirez pas.--Moi, plus “ſotte que lui, je m'y fiai; j'appris “à connoître l'homme auſtere en pa“roles, qui avoit eu l'art de m'aturer “chez lui. Sans vous offrir à mes yeux, “il vint à bout de m'y retenir long“temps. On me demandera pour quel “but; car mon habit d'homme devoit “empêcher ſes déſirs de naître à mon “égard: mais, à ſes regards paſſionnés “d'une maniere odieuſe, je voyois qu'il “devinoit mon véritable ſexe. Les pre“miers jours, il me diſoit que vous l'a“viez quitté ſans qu'il ſût pourquoi; “mais que ſûrement vous ne tarderiez “pas à revenir. Il s'étonnoit de ce que “vous aviez pu fuir un homme comme “lui. Il m'aſſuroit enſuite qu'il vous “avoit vu dans tel endroit; „ſi vous “voulez, diſoit-il, je vous y menerai “le plutôt que je pourrai“.

“Que vous dirai-je enfin, mon cher “Chevalier? Levieux fourbe cherchoit, “par tous ces délais, à me retenir, pour “vous effacer de mon cœur, pren“dre votre place. Bientôt il me ma“nifeſta ſes mauvais deſſeins, auxquels “je n'eus pas de peine àréſiſter. Enfin, “un jour que j'étois à la Meſſe aux “Chartreux, je vous reconnus pour un des Novices. Le déſir me prit ſur le “champ de vous rejoindre. Je me pro“menai dans votre maiſon, dans ce “clos ſolitaire où vous ne pouvez vous “promener vous-même qu'une fois la “ſemaine. Le charme de la ſolitude, la “douce mélancolie empreinte ſur tout “ce qu'on voit ici, ſaiſirent mon ame, “m'inſpirerent le déſir ſingulier de par“tager avec vous un ſort qui avoit ſes “douceurs. Déguiſée en homme, je fus reçue ſur un très-léger examen, “j'ai le bonheur de mener, avec mon “cher Chevalier, une vie que je ſouhaiterois de ne voir jamais finir“.

J'embraſſai tendrement ma chere Artémiſe, après ſon récit. Je l'aimois, ſans tanſport cependant; je goûtois avec elle du moins un ſort tranquille. Oh!

ſi mon Adélaïde avoit été a ſa place, je n'aurois plus eu rien à déſirer.

Je n'avois point de livres de littérature; mais la ſolitude, ma ſituation, mes malheurs, mes jouiſſances, tout me rendit Poëte. Il me falloit des objets pour occuper la ſphere active de mon eſprit, qui fermentoit depuis que j'étois ſi tranquille dans mon petit ménage de Chartreux. La Poëſie vint m'oſfrir ſes idées, tantôt ſombres, tantôt riantes. J'entrepris un grand Ouvrage en vers, que je compoſai au chœur, pour m'abreger la durée de ce long exercice.

Je prétextai un gros rhume une extincdion de voix, afin d'être diſpenſé de chanter. Mon corps étoit donc ſeul préſent au chœur; mon ame s'égaroit dans les enchantemens dans les pays céleſtes. Si l'aveu que je fais ici peut ſcandaliſer les gens pieux, ſi une ſemblable occupation leur paroît profane, dans le lieu dans la circonſtance, ils ſeront peut-être édifiés, quand ils verront le fruit de ce travail; car enfin je ne me ſuis permis, dans ce Poëme, que de chanter la vertu. Artémiſe avoit un goût excellent, un tact merveilleux. Je la conſultois, jen recevois d'excellens avis. Ces occupations ne me ſufſiſoient pas encore. On doit ſe rappeler que j'ai voyagé chez des peuples que j'ai nommés Sylphes, dans une Ville aérienne, où l'on avoit l'uſage de s'élever dans l'air, à l'aide de globes vuides, ou remplis de fumée ou d'air inflammable. La captivité où je me trouvois, m'inſpira l'envie de monter dans les airs. Je voulus pour cet effet compoſer un globe une nacelle. Je ne pus y travailler ſans la permiſſion de D. Prieur, qui, par curioſité, me le permit d'abord. Il me donna du taffetas. Artémiſe m'aida à le coudre, ſans qu'on en ſût rien. J'en formai mon globe. Je le remplis d'air chaud, j'y attachai une petite lampe, dont la lumiere, entrant par une étroite ouverture, entretenoit la chaleur la raréfaction de l'air. Cet air raréfié devenoit plus léger que l'air atmoſpherique, le globe s'élevoit naturellement dans les Cieux. Le mien fut compoſé de taffetas azuré, pour qu'on l'apperçût moins aiſément dans l'air. J'y ſuſpendis une nacelle pareillement de couleur d'azur; je m'élançai dans l'Empyrée, d'abord aux yeux du ſeul D. Prieur.

Artémiſe, qui étoit prévenue, meregarda d'une petite fenêtre. Pour les autres Chartreux, ils étoient chacun dans leur cellule, ne ſe doutoient de rien. Parhaſard, perſonne du canton n'apperçut le globe, parce que nul n'étoit prévenu.

Je m'élevai à plus de mille toiſes. Je reſtai quelque temps ſtationnaire dans l'air, jouiſſant du plus beau ſpectacle qu'il fût poſſible de concevoir. Je redeſcendis enſuite à plomb dans mon jardin, où D. Prieur m'embraſſa avec tranſport.

„Mon cher enfant, me dit-il, vous “avez fait là une découverte des plus “belles qu'il ſoit poſſible d'imaginer.

“Mais il faut voi le parti qu'on en “peut tirer; car ce n'eſt rien d'être “merveilleux, on doit être utile. Je “réfléchirai là-deſſus, mon bon ami.

“Amuſez-vous toujours à perfection“ner votre invention; nous reparle“rons de cela dans une quinzaine“.

Il faut noter que, dans ce temps là, on n'avoit point encore entendu parler de la découverte des globes aéroſtatiques.

Au moment où j'écris, il commence à en être queſtion; mais j'étois un précurſeur ignoré. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de M. Mongolfier. Je ne me ſuis pas apperçu qu'il ait entendu parler de mes expériences. Sa gloire lui appartient donc entierement.

Je continuai ſecretement mes expériences. Nous étions dans le temps de la pleine lune. Je m'élevois le ſoir à la clarté de cet aſtre nocturne, afin de n'être pas obſervé. Je voyageois dans l'air, je deſcendois ſur les châteaux, j'attachois mon globe aux girouettes, je pénétrois dans l'intérieur des maiſons, où je paroiſſois un Etre deſcendu du Ciel. Quoique j'évitaſſe, le plus qu'il m'étoit poſſible, d'être apperçu, j'eus pluſieurs aventures ſingulieres, que je me ferois le plaiſir de raconter, ſi je ne craignois de trop alonger ces Mémoires. Je ne puis cependant me refuſer à la tentation d'en écrire une qui m'amuſa beaucoup. J'ignore ſi le Lecteur en ſera auſſi content que moi.

Un beau ſoir, je m'abattis ſur un Couvent de Génovéfines, qui étoit à quelques lieues du mien. Je penſai que 'étoit là un lieu où je pourrois voir des choſes plaiſantes. On n'étoit point encore couché. Je vis, à travers les fenêtres de pluſieurs cellules, pluſieurs Religieuſes qui ſe déshabilloient pour ſe mettre au lit. J'apperçus alors des charmes que des yeux mortels ne devoient pas contempler, que les regards ſeuls du céleſte époux étoient en droit de regarder du Trône des Cieux. J'en remarquai une très-jolie, qui cherchoit ſes puces, puiſqu'il faut le dire familierement. Je m'amuſai quelques momens à jouir de cette vue, quoique je me reprochaſſe intérieurement cette eſpece de trahiſon; car enfin la jeune Sœur ne ſoupçonnoit pas qu'elle eût un témoin.

Je fus puni, un inſtant après, de mon indiſcrete curioſité; car j'apperçus, à travers les vitres d'une autre cellule, une vieille Mere dans la même recherche que la jeune; ce qui me préſenta le plus hideux coup-d'œil, me fit reculer d'horreur. Je retournai vers la jolie chercheuſe; j'étois même tenté de la ſurprendre, car je voyois ſa fenêtre ouverte; mais je ne pus me réſoudre à lui donner tant de confuſion.

En rodant autour des fenêtres, à leur niveau, dans le cloître, j'apperçus ſur un balcon deux jeunes Penſionnaires qui prenoient le frais, qui parurent m'avoir apperçu. Je le jugeai, aux propos que je leur entendis tenir. „Ah!

“vois-tu, s'écria l'une des deux, cette “grande boule bleuâtre? On diroit que “c'eſt la Lune qui eſt deſcendue du “Ciel.--Oui, ſûrement, répondit l'au“tre, ce ne peut ête que la Lune, ou “peut-être la Planete de Vénus; je “tremble, Mademoiſelle, ſauvons“nous. N'appercevez-vous pas quel“que choſe ſuſpendue à la Planete?

“--Mon dieu, oui, ma chere amie, “reprit la premiere; je tremble, ſau“vonsnous: elle approche. Mon Jé“ſus! ayez pitié de nous“. Voyant que j'étois apperçu, je voulus profiter de la circonſtance; pour raſſurer mes deux craintives colombes: „Ne crai“gnez rien, leur dis-je, mes chers en“fans; je ne viens point du Ciel pour “vous faire aucun mal.--O mon “Dieu! s'écrierent les deux belles, il vient du Ciel!“ Elles tomberent ſur leurs genoux. J'approchai de leur balcon, j'y attachai mon globe; j'entrai, par la fenêtre, chez ces deux jeunes perſonnes. Elles ſe proſternerent la face contre terre. „Relevez-vous, leur dis-je du ton le plus amical, mes cheres “ierges; votre innocence vous rend cheres au Ciel, dignes des regards des eſprits céleſtes. Vous pouvez “avoir quelques fautes à vous reprocher; car qui eſt parfait ſur la terre?

“Jevousles dirai peut-être par la ſuite, ce ne ſera que pour vous en annoncer le pardon; mais pour le mo“ment, je ne veux que vous féliciter, “ vous apprendre combien j'ai de “plaiſir à vous voir. Daignez donc le“ver les yeux me regarder. Ce n'eſt “pas un ennemi qui eſt devant vous“.

Les deux belles s'enhardirent par degrés, leverent un peu la tête, m'apperçurent; reconnoiſſant mon habit de Chartreux: „Ah! c'eſt S. Bruno, s'é“cria l'une des deux“. Il pourra ſe faire que quelques Lecteurs de Romans ignorent que S. Bruno étoit le Fondateur des Chartreux: il faut donc que je le diſe, afin que ces gens ignares non lettrés ſachent pourquoi mon habit me faiſoit prendre pour ce Saint.

J'étois venu ſûrement ſans aucun deſſein de tromper ame qui vive; mais ces jeunes perſonnes s'enferroient d'elles-mêmes. Je les trouvois fort jolies, ſur-tout l'une des deux, qui paroiſſoit la Maîtreſſe; car l'autre, quoique gentille, n'avoit l'air que d'une Femme de chambre. Il me parut que ma figure fit une douce impreſſion ſur l'une l'autre, principalement ſur la Maîtreſſe. Une étincelle d'amour, qu'elle dut voir dans mes yeux, la flatta ſans doute. Je l'entendis dire tout bas à ſa Femme de chambre: „Qu'il a l'air “doux doux honnête pour un Saint“!

Je cus, pour m'amuſer, devoir entrer dans leur idée. Ce qui me mortifioit beaucoup, c'eſt que je ne pouvois reſter avec elles qu'un moment, parce que, ne voulantpas qu'on s'apperçût au Couvent de mes promenades aériennes, je ne pouvois m'abſenter long-temps.

„Mes cheres enfans, leurs dis-je, j'ai “voulu vous voir, je vous ai vues. Le “cours des lois éternelles me rappelle à “préſentau ſéjour céleſte. Je reviendrai vous voir demain, à peu près à la “mêmeheure. Qu'aucun indiſcret té“moin ne trouble l'auguſte faveur que “vous recevez des Cieux. Surtoutren“fermez dans votre cœur le ſecret de “cette faveur unique. Le moindre mot échappé vous la feroit perdre. Vous m'êtes cheres, jeunes Beautés. Je vous quitte à regret, vous me reerrez, ſivous êtes diſcretes. Rentrez, pour le moment, dans votre appartement, ne paroiſſez plus ſur le bal"con“. A ces mots, les deux innocentes baiſerent humbiement ie bas de ma robe; je remontai dans ma nacelle, je m'élançai dans l'air.

Je m'apperçus que le joli couple, conformément à mes ordres, ne reparoiſſoitpas en effet ſur le balcon, quoique la fenêtre reſtât ouverte. Je rédeſcendis, je m'arrêtai proche de cette fenêtre, pour entendre jaſer les deux cheres ſémelles. „Il eſt ſûr, Mademoiſelle Laure, “diſoit la Femme de chambre, que “vous recevez là, du Ciel, une des fa“veurs les plus ſignalées. Sacriſiée, par “vos parens, à un aîné qu'ils veulent “enrichir, vous trouvez dans les “Cieux un Protecteur qui va travailler “à votre bonheur; car enfin, l'air de “bonté d'affection que nous avons “vutranſpirer dans ſes regardscéleſtes, “annonce tout l'intérêt dont il vous “honore. Et qui ſait ſi, par ſa faveur, “vous ne pourrez pas épouſer le jeune “Chevalier de Foudras, que vos pa“rens vous refuſent, que vous avez “paru trouver d'une figure aſſez reve“nante?--Ah! Barbe, que dis-tu?

“répondit Laure: à préſent qu'eſt-ce “que tous les hommes à mes yeux?

“Que ſont-ils auprès de S. Bruno?

"Quelle jeuneſſe rayonnante! quelle “fraîcheur aérienne! Avoue que c'eſt “là un perſonnage vraiment céleſte; “qu'une jeune élue qui a eu le privi“lége de le voir, ne peut plus goûter “les ignobles mortels;Mais enſi, “ma chere Maîtreſſe, reprit la Femme “de chambre, vous êtes terreſtre, vous; “ vous ne vous flattez pas ſans doute “d'épouſer S. Bruno“. A ces mots, l'intéreſſante Laure ſoupira, je fus obligé de remonter dans les Cieux, pour regagner mon Couvent, où je n'étois plus qu'un des derniers ſerviteurs du grand Saint pour lequel on me prenoit ailleurs. Je me rappelai l'hiſtoire d'un Tiſſeand, qu'on voit dans les Mille un Jours, qui ſe fit paſſer pour Mahomet auprès de la Princeſſe de Gazna.

Je me ſouvins de pluſieurs pieces de Théâtre compoſées ſur ce ſujet, entre autres, d'une Comédie manuſcrite que je connois depuis long temps, intitulée l Faux Mahomet, où c'eſt un Marquis François qui joue le rôle de Prophête.

Je vis de la conformité entre cette aventure la mienne. Je ſouris du haſard qui m'ouvroit les moyens de m'amuſer, en repréſentant un perſonnage céleſte.

li je me peins avec toute ma ſcélétateſſe; car enfin ma conduite va bien-tôt devenir peu ſuſceptible d'apologie.

Auſſi coupable que la plupart des autres jeunes gens, je n'ai au-deſſus d'eux que avantage de reconnoître mes torts; encore une fois, je ne les expoſe ſous leurs yeux, que pour leur apprendre à ne pas faire trophée des déréglemens dont ils doivent rougir.

Je rentrai dans ma cellule, ſans qu'on ſe fût apperçu de mon abſence. Je trouvai la tendre Artémiſe qui m'attendoit avec impatience pour ſouper. Notre table étoit dreſſée; mon Amante avoit joint à notre ordinaire une ſalade cueillie, partie dans ſon jardin, partie dans le mien, quelques mets qu'elle avoit elle-même apprêtés. Je me précipitai dans ſes bras en arrivant; je lui demandaiunmillion d'excuſes de l'avoir fait attendre; nous nous mîmes à table. Cent fois je fus tenté de lui raconter l'aventure qui venoit de m'arriver; cent fois je fus arrêté par je ne ſais quelle honte. J'avois des remords; je me reprochois juſtement de trahir, en quelque façon, la fidelle Artémiſe; car enfin je ſentois un goût naiſſant pour Laure; il falloit que j'éprouvaſſe en ſecret quelques déſirs criminels, puiſque je n'oſois les avouer à mon Artémiſe ni à moimême.Une nouvelle circonſtance contribua encore à me jeter dans la trahiſon la perfidie. Artémiſe me confeſſa qu'elle craignoit de reſſentir l'effet de nos déréglemens mutuels, dont je ne ſuis peut-être pas convenu juſqu'ici bien décidément. Elle paroiſſoit en porter des marques; quel embarras dans la ſituauon où nous étions! Jamais Chartreux, ſans doute, ne s'eſt trouvé dans l'état du novice Artémiſe. Il falloit ſonger à quitter ce Couvent, avant qu'elle mît au monde un fruit infortuné du crime, ou du moins de l'égarement.

Le lendemain, malgré mes nobles remords, je ne pus réſiſter au déſir d'aller voir la petite Laure. Je m'y rendis à peu près à la même heure que la veille.

Je trouvai mes deux Beautés ſur leur balcon. Elles paroiſſoient m'attendre avec impatience: elles me reçurent à genoux, me baiſerent les pieds. Je leur dis avec tendreſſe: "Relevez-vous, “ma chere Laure, vous, Barbe, fai“tes comme votre Maîtreſſe, je l'exige “abſolument. Renfermez dans votre “cœur le reſpect que vous paroiſſez “m'accorder: converſez avec moi “comme avec un mortel, un ami, qui “vient ici pour vous ſecourir, pour adoucir votre ſort, pour vous ſauver umalheur d'être ſacrifiée à la fortune e votre frere, vous donner un “homme ſelon votre cœur. Je ne ſais “pas trop ſi le Chevalier de Foudras “vous convient; quoi qu'il en ſoit, “oubliez les relations que je puis avoir “avec un ſéjour ſupérieur; , encore “une fois, parlez-moi comme à un “ami. Vous me prenez pour Saint “Bruno; mon habit, l'avantage que “je parois avoir de venir du Ciel, vous “donnent cette idée. Je ne nie point, “je n'aſſure point la vérité de cette “conjecture; mais pourquoi, mes en“fans, ne me prendriez-vous pas pour “un mortel?--Bienheureux habitant “du Ciel, répondit Laure, eh! com“ment pouvons-nous vous prendre “pour un mortel, quand nous voyons “que vous ſavez nos noms, nos deſti“nées, tout ce qui nous regarde, “ſans que perſonne vous en ait inſtruit?

“Quel mortel peut avoir le don de “deviner ſi parfaitement?--Quoi “qu'il en ſoit, ma belle enfant, lui dis“je en lui ſerrant la main, regardez“moi comme votre ami. Pour que vous “puiſſiez vous prêter mieux à l'illu“ſion, je daignerai paroître à vos yeux “ſous un coſtume moins ſacré. Je me “permettrai même de vous faire d'in “nocentes careſſes, comme un pere “ſa fille, comme un ami à ſa tendre “amie. Je vous recommande toujours “unſecret inviolable. Adieu, ma chere “Laure, le temps me preſſe; je vous “reverrai peut-etre demain“. A ces mots, je lui donnai un doux baiſer, qu'elle reçut avec une expreſſion ſi tende de plaiſir, de confuſion, de reſpect, que j'en fus enchanté.

Jy retournai le lendemain, après en avoir fait pareillement myſtere à la fidelle Artémiſe. Il me reſtoit encore quelques habits dans mes malles: j'endoſſai l'unifome de mon Régiment, parce que je ſais que l'habit militaire plaît toujours ſingulierement aux femmes. J'avois ſu m'ajuſter ſi bien une perruque, qu'il étoit impoſſible de ne la pas prendre pour mes cheveux naturels. Je m'habillai dans ma nacelle, tandis que je voguois dans l'air, afin de cacher cette expédition à la chere Artémiſe. Sans être dégoûté d'une ſi charmante perſonne, j'avois pour elle ſimplement cette tendreamitié qui nous laiſſe jouir, dans u calmeheureux, du commerce de nos amis, qui nous oceupe, pendant leur abſence, de leur doux ſouvenir; mais ſa groſſeſſe, puiſqu'il faut le dire ment, m'obligeoit de la reſpecter.

J'étois à ſon égard réſervé comme j'aurois dû toujours être.

Quand j'arrivai, mes deux Beautés m'attendoient. Je ne puis exprimer la douce ſurpriſe qui ſe peignit dans les yeux de Laure, quand elle m'apperçut en Militaire. Elle me reconnut du premier coup-d'œil, ſe jeta dans mes bras avec un empreſſement qui m'annonçoit qu'elle ne voyoit plus dans moi le Saint, que j'avois choiſi le vrai moyen pour qu'elle me prît pour un homme.

Cette enfant me faiſoit, je l'avoue, la plus forte impreſſion; , ſous mon habit de Cavalier, j'oubliois moi-même auprès d'elle que j'étois Chartreux.

J'invitai Laure à monter dans ma nacelle; je la vis d'abord trembler frémir de la propoſition; je la ſerrai dans mes bras: „Ma chere Laure, lui dis-je, “peux-tu craindre quelque choſe au“près de moi“? J'achevai, par mes tendes careſſes, de la raſſurer. Je la poſai doucement dans ma chaloupe aérienne. Barbe reſtoit à genoux ſur le balcon. „O bienheureux Saint! me diſoit“elle, ramenez ma Maîtreſſe; Made“moiſelle Laure, recommandez-moià “Dieu, à ſa ſainte Mere, à tous les “les Saints; rapportez-moi une abſo“lution générale un pardon de tous “mes péchés paſſés a venir, d'ici à “plus de cinquante ans: recomman“dezmoi ſur-tout à Sainte Barbe, ma “digne Patronne“.

Laure trembloit ſe ſerroit contre moi, comme la vigne embraſſe l'ormeau. Nous laiſſâmes Barbe extaſiée, nous nous élevâmes dans les airs.

Il faiſoit le plus beau clair de lune: nous montâmes à une hauteur prodigieuſe: le ciel étoit parfaitement etoilé; quelques nuages argentés s'y promenoient paiſiblement; nous en appercevions pluſieurs ſous nos pieds, qui réfléchiſſoient les tranquilles rayons de la Lune. La terre étoit aſſez éclairée pour qu'on pût diſtinguer les plaines, les montagnes, ſur-tout la me, ſur laquelle jouoit une lumiere tremblotante. Sans êtreauſſi beau qu'on peut le voir de jour, le ſpectacle étoit admirable. Je tenois la peute Laure dans mes bras; je la ſerrois contre mon cœur; elle paroiſſoit raſſurée, parce qu'elle repoſoit dans mon ſein. Comme l'extaſe le raviſſement ſepeignoient dans ſes beaux yeux, avec une innocence preſque enfantine! Elle admiroit le grand ſpectacle dont elle jouiſſoit; mais elle rapportoit tout à moi.

Après avoir contemplé le Ciel, elle me regardoit, ſembloit ſe plaire à voir dans mes yeux, comme dans un miroir, la perſpective de l'Univers.

Notre converſation fut délicieuſe. Oiſeaux qui veniez vous repoſer ſur notre char de triomphe, vous ſeul pûtes l'entendre! Nous jouiſſions encore des plaiſirs de la ſimple innocence, nous ne déſirions pas au delà: pourquoi n'avonsnous pas ſu toujours nous tenir à un ſi doux partage?

Il fallut enfin quitter les Cieux, en ſoupirant. Je redeſcendis Laure ſur ſon balcon; je la remis chez elle. Barbe ſe proſterna devant elle, lui demanda des nouvelles du Paradis. Je fus obligé de la quitter. Que notre adieu fut tendre! quels doux embraſſemens! Je retournai chez moi; j'embraſſai mon Artémiſe avec crainte, en rougiſſant comme un coupable.

Mes viſites à Laure furent aſſidues, quelque temps encore innocentes; mais nous avions trop compté ſur nos forces.

Mes intentions étoient ſûrement auſſi pures auſſi chaſtes que les ſiennes: ſi l'on m'avoit propoſé d'abuſer une jeune perſonne, ſur-tout par une voie ſi odieule, l'idée ſeule m'auſroit fait horreur; mais il réſulta enfin de nos entretiens nocturnes, de nos voyages aériens, ce qu'on croira toujours, quand même je voudrois le nier. Je le confeſſe à ma confuſion, ce fut à la face du Ciel, au milieu de ſon immenſité, que je me rendis coupable envers une enfant innocente, dont je devins le ſéducteur par une coupable hypocriſie. O jeunes gens, après un pareil exemple, oſez-vous fier ſur vos forces!

Ce qui me cauſoit le plus de remords, c'eſt que la jeune perſonne n'en éprouvoit aucun. Elle ne comptoit pas avoir commis l'ombre d'une faute, en ſe livrant à un Saint. Je pouvois la détromper; mais c'étoit lui plonger le poignard dans le cœur. Effrayé de ma faute, je me trouvai dans un grand embarras à ſon égard. D'un côté, je ſentois qu'il falloit la fuir, pour ne pas continuer une vie déréglée, qui pourroit être enfin devoilée; de l'autre, je me reprochois d'abandonner une jeune perſonne quim'aimoit, après avoir aſſouvi ma paſſion criminelle. Une preuve que ſon innocence exiſtoit encore, après la perte de ſa fleur virginale, c'eſt qu'elle me demandoit ſouvent à voir le ſéjour des Bienheureux. Toutes ces filles veulent çonnoître les joies du Paradis. J'avois beau répéter à celle-ci, que pour jouir de ces avantages, il falloit être mort: „Tuez“moi, diſoit-elle, mais faites-moivoir “les délices du Paradis“. Elle redoubla ſes inſtances avec tant d'opiniâtreté, qu'il fallut enfin ſonger à la ſatisfaire. Je me rappelai le myſtérieux aſile du Magnétiſme à Milan, où on m'avoit fait voir tant de belles choſes, qui m'avoient enſuite procuré l'agrément de paſſer pour fou.

En conſéquence, je prétextai une affaire indiſpenſable, relativement à un ſervice que je devois rendre à la Princeſſe Gémelli, ma bienfaitrice; j'obtins un congé de quinze jours pour me rendre à Milan: je m'y rendis en effet; mais ce fut par la Diligence aérienne.

Une belle nuit bien claire me ſuffit pour ce voyage. Je planai ſur la Ville; enm'orientant, je ſus trouver le Campo ſanto ou cimetiere. J'étois ſûr que le Palais du Charlataniſme ou du Magnétiſme, ne devoit pas être bien loin de là. Mon regard perçant ne tarda pas à découvrir l'endroit où les Opérateurs rétablis, je ne ſais comment dans leur crédit, faiſoient de nouveau voir à leurs adeptes le Paradis, avec le trône la gloire de l'Etre ſuprême. Je deſcendis juſtement au milieu des ſpectateurs, au pied de ce trône prétendu céleſte; je confondis le Charlatan ſacrilége qui prétendoit repréſenter la Divinité.

Tous les MNéophites furent émerveillés; mais les impoſteurs parurent déconcertés. Je dis à l'oreille au fourbe qui oſoit jouer le rôle ſacré de l'Etre ſuprême, que j'avois à lui parler. Il congédia ſoudain l'aſſemblée, je reſtai ſeul avec lui. Alors je lui dis: „Ami, “je vous connois; vous m'avez magné“tiſé comme les autres; j'ai été votre “proie, non pas votre dupe. Je ne “viens pas ici pour vous faire aucun “tort; mais, puiſque je me trouve au“jourd'hui forcé deremplirlerôle d'im“poſteur, rôle qui peſe à mon cœur, “j'ai recours à vous pour m'aider dans “cete circonſtanceà tromperune jeune “fille. Elle me prend pour S. Bruno.

“Jevous apprendrai, par la ſuite, com“ment j'ai eu la fatale adreſſe d'amener “cette jeune fille à ce degré de crédulité, ſans en avoir aucun deſſein. Elle 'ge à préſent que je lui faſſe voir le Paradis; je ne connois que vous quipuiſſiez me donner les moyens de lui procurer cette petite ſatisfaction.

“--Ah! très-volontiers, me répondit, “en m'embraſſant, l'impoſteur magné“tique. Nous nous connoiſſons en “effet. Je me rappelle très-bien de “vous avoir vu dans notre Eden. Je “ſais bien que vous n'êtes pas taillé “pour être dupe. Cette maiſon, “tout ce qui eſt ici, vous appartient; “diſpoſez de votre bien“. Je pris jour heure avec le Docteur, je convins de ce que nous ferions voir à la chere petite Laure.

Enſuite, traverſant les airs, je volai vers la belle innocente. „Ma chere en“fant, lui dis-je, vous voulez donc “abſolument voir le Paradis? Je vous “ai dit qu'on ne pouvoitavoir cet agré“ment ſans être mort; vous m'avez “prié de vous donner le trépas. Etes“vous toujours dans les mêmes diſpo“ſitions, conſentez-vous que j'étei“gne votre belle vie? Je ſuis tout “prêt; ſi vous voulez, vous allez mou“rir“. Une mort ſi prochainé parut effrayer la belle. „Sera-ce pour tou“jours? dit-elle.--Mais, ma belle en“fant, lui répondis-je, vous ſavez que “quand on eſt mort, c'eſt ordiaire“ment pour long-temps. ui repritele; mais un Sai comevous “doit avoir le ſecret de mé reſuſciter.

“Eh bien, ma charmante, lui repar“tisje, je ne ſuis pas capable de rien “refuſer à machere Laure. Quand vous “voudrez, je vous ferai jouir du ſom“meil des morts. Voilà un petit poiſon “qu'il faudra prendre pour cet effet.

“Vous allez regarder cela comme une “médecine; mais je vous jure que cette “potion n'eſt point d'un goût déſa“gréable.--Oh! me dit-elle, donnez“moi quelque temps, je vous prie, “pour me préparer à la mort. On ne “va pas leſtement dans l'autre monde “comme au bal. Si je n'étois pas bien „préparée, qu'en arriveroit-il, bon “Dieu? Qui ſait ſi, quand je ſerois “morte, on ne me feroit pas voir l'En“fer, au lieu du Paradis; ou ſi du moins “on ne voudroit pas me retenir, pour “mes péchés, dans ce redoutable “ſéjour? Je ne veux pas encore mourir “pour toujours“.

Je promis à Laure que je lui accorderois volontiers tout le temps qu'elle défiroit; mais il me ſurvint une réflexion. Je e dis a moi-même: "Cette “jeune fille ne voudra pas mourir ſans “confeſſion; le moindre aveuqu'elle ràſon Conſeſſeur, découvrira out le myſtere. L'Eccléſiaſtique, ap“prenant cette hiſtoire, voudra lui dé“voiler l'impoſture.--Ma chere enfant, “dis-je à l'innocente, vous voudrez “ſans doute voir votre Confeſſeur?

“--Vraiment, me répondit-elle, je ne “veux pas mourir ſans confeſſion. Eſt“ce que vous vous y oppoſeriez, mon “cher petit Saint?--Ma chere amie, “repris-je, à Dieu ne plaiſe que je “m'oppoſe à ce que votre conſcience “vous mſpire; mais voilà notre ſecret “découvert.--Le croyez-vous, répli“quatelle? Mais qu'eſt-ce que cela “feroit, quand j'avouerois quelque “choſe au tribunal ſecret de la Péni“tence?--Ma chere fille lui répon“disje, vous ne ſavez pas mes raiſohs; “ je ne dois pas vous les dire. Un ha“bitant des Cieux n'impoſe aucune loi “ſans ſujet, il doit être immuable “dans ſes arrêts. Il eſt donc toujours “indiſpenſable d'obéir à la loi du myſ“tere, que je vous ai preſcrite; cepen“dant, ſi vous vous confeſſez, vous ne “pourrez vous diſpopſer d'y manquer.

-Ohlil me vient idée, me dit-elle, “qui va tout concilier. En qualité de “Saint de Pondateur d'Ordre, vous “avezſûrement le pouvoir de confeſſer “conſeſſez-moi. Mais, ajouta-t-elle, “cet habit de Cavalier ne m'inſpire “pas de confiance; paroiſſez, comme “auparavant, ſous votre coſtume de St.

“Bruno, je me jette à vos pieds“.

Charmante innocence! combien elle m'inſpiroit de remords! Comme une premiere impoſture nous conduit à une ſeconde! Il fallut me permettre encore celle-là; mais je ne voulus pas abſolument me prêter à un plus grand ſacrilége. „Ma chere enfant, dis-je à Laure “en ſouriant malgré moi, j'approuve “votre idée; elle vous eſt inſpirée. “Ah!lſans doute par vous s'écria-t-elle.

“--Quoi qu'il en ſoit, repris-je, je veux bienvous entendre; mais, pour une mort paſſagere, la confeſſion doit “ſuffire; le ſurplus ſeroit une profa“nation. Allez, ma fille, nous nous “verrons demain; tenez-vous prête“.

Je l'embraſſai tendrement, je partis.

J'écrivis aux Charlatans de ſuſpendre, pour quelques jours, les préparatifs qu'ils devoient faire pour magnétiſer mon amante. Barbe, qui étoit du ſecret, ne voulut pas qeſa Maîtreſſe s'entînt à la ſimple confeſſion. Elle comprit bien ce que je lui avois voulu interdire, afin de ne pas me rendre coupable de l'imoſture la plus ſacrilége; mais elle fit faire à la jeune perſonne, une foule d'exercices de dévotion qui reculoient notre voyage chez lesDocteurs du Magnétiſme, me faiſoient trembler pour la découvertede mon ſecret. J'étois auſſi iquietrelativement à mon congé, un peu court pour tant d'opérations. L'on fit, ou l'on entama du moins des neuvaines; on obtint la permiſſion d'aller en pélérinage à je ne ſais quelle Notre-Dame, qui heureuſement n'étoit pas éloignée. Onache ta des réliques, pour en couvrir Laure pendant ſa prétenduemont.

Enfin le jour fut décidément fixé: j'en donnai avis aux Charlatans. Je préſentai à Laurettele prétendu poiſon, quin'étoit qu'un narcotique; elle le reçut en trem blant, l'avala dévotemem à genoux, en faiſant force prieres, chargée de ſes Rellques Barbe à genoux pareillement.

un gros chapelerà la main, difoitforce patenôtres, aſpergeoit continuellement ſa Maîtreſſe d'eau benite. Je fouffrois de toutes ces pieuſes opérations, parce que, dans mnesdNeggemens, i oioues reſeee la Region, que je ſenciss ee ggmiſſane onbien j'y manquois dans cette circonſtance.Quand la potion eut produit ſon eſſet, que je vis Laure bien endormie, je la poſai dans ma nacelle, je l'enlevai dans les airs. Tout étoit prêt chez les Opérateurs. L'impoſteur, qui oſoit repréſenter la Divinité, ſiégeoit ſur ſon trône; ſa Cour céleſte étoit rangée, autour de lui, ſur des nuages imitant ceux de l'Opéra. Des rayons partoient, de tous côtés, de ces nuages. Le ſpectacle enfin, que je ne décris pas en détail, étoit vraiment enchanteur impoſant. Je deſcendis juſtement au pied du trône, avec le grave froc de S.

Bruno. A notre arrivée, une mufique céleſte ſe fit entendre. Laure fut promptement parée d'une robe blanche couronnée de fleurs; je fus revêtu moi-même d'habits analogues aux ſiens, pour la couleur les feurs. Je lui fis reſpirer une certaine eſſence; elle s'éveilla. Je ne puis décrire l'extaſe muette le raviſſement ineffable qui ſe peignirent dans ſes yeux, à l'aſpect de ce brillant ſpectacle. La muſique parut fire elle ne égale ipreſſion-Elle me regarda, parut auſſrenchantée ue ſurpriſe, de me voir Il btlan. E ſe regarda elle-même avec un pareil étonnement. Le chœur chanta en italien: „Quelle eſt cette ame pure qui s'éleve “de la terre ſous les auſpices du Ser“viteur de Dieu? Qu'elle ait l'avan“tage unique de jouir ici du bonheur “deſtiné aux bienheureux, de re“tourner ſur la terre, pour y publier, “à jamais, les merveilles du Pa“radis“.Heureuſement Laure entendoit l'italien; elle étoit originaire de la Lombardie. „Oh, oh, dit-elle, on parle ita“lien dans le Paradis!“

Tout à coup la muſique ſe tut. Un ſilence auguſte régna un moment dans l'aſſemblée. Alors le Vénérable, aſſis ſur le trône, prononça des mots, qu'on peut traduire ainſi: Soyez heureux, tendres Amans.

Soudain le chœur répéta, au ſon des fanfares: Soyez heureux, tendres Amans.

Des Anges, ou plutôt des jeunes gens revêtus du coſtume que nos Peintres donnent à ces eſprits céleſtes, nous enleverent, nous conduiſirent dans un boſquet raviſſant, en face d'un boudoir charmant, répété dans un baſſin d'eau pure. La muſique la plus douce la plus mélodieuſe venoit juſqu'à nous, en traverſant les feuillages. L'air étoit embaumé du parfum des fleurs. Je preſſai, dans mes bras, ma chere Laure, dont l'habillement galant voluptueux ſembloit ajouter à ſes charmes. Elle ne pouvoit revenir de ſa ſurpriſe. Elle reſtoit pâmée dans l'extaſe la plus douce.

Enfin, elle me dit, en mots entrecoupés: „Où ſuis-je? ah! je le ſens bien “que je reſpire dans les régions du Pa“radis! Jamais je ne pourrois, ſur la “terre, voir des choſes auſſi admira“bles, ni goûter de pareilles délices!

“O Saint! cher à mon cœur, me laiſ“ſerezvous retourner ſur la terre?“

Je n'épargnai rien pour mettre le comble aux plaiſirs de la chere innocente.

Je la plongeai dans une ivreſſe qui lui cauſoit le plus touchant délire. Voyez, “diſoit-elle, cela ſeroit pourtant un “péché avec un homme, ſur la terre“.

Je ſuis obligé d'abréger ici mon récit, pour me conformer à l'état de précipitation où j'étois; car il falloit me hâter de partir. Le terme de mon congé me preſſoit. Je conduiſis la belle dans les jardins; elle vit d'autres boſquets, d'autres boudoirs; par-tout des groupes de jeunes Amans, des danſes, des feſtins, tout ce qui caractériſe perpétue la joie. Jamais aucun lieu de délices ne repréſenta ſi bien le brillant Elyſée: „Qui ſe ſeroit attendu à cela? diſoit “Laure enchantée. Comme le Paradis “eſt différent de la maniere dont on “nous le peint ſur la terre! Nos Doc“teurs n'en ont pas la moindre idée“.

Enfin, je fis avaler de nouveau, à ma petite Laure, la potion ſoporiſique.

Elle l'avoit bue la premiere fois avec crainte; elle la but cette fois-ci avec répugnance; car elle avoit la plus grande envie de reſter dans ce beau ſéjour. Bientôt le breuvage opéra. La belle s'endormit. Je la reconduiſis chez elle, après lui avoir fait enlever précédemment ſes habits galans. Elle ſe retrouva dans ſon appartement, dans le même ajuſtement qu'elle en étoit ſortie.

Je l'éveillai facilement; elle ſe revit avec peine vivante, me reconnut ſous l'habit de S. Bruno. Elle me témoigna ſes regrets, me fit ſes remercîmens, en me diſant qu'elle avoit goûté des plaiſirs ineſſables; que le Paradis étoit centmille fois plus charmantqu'elle ne ſe l'étoit figuré, qu'elle ſoupiroit après l'heureux inſtant où une mort durable l'y feroit retourner.

Barbe étoit émerveillée de tout ce qu'elle entendoit. Elle vouloit s'empoiſonner pouraller voir de ſi belles choſes.

„Mais, hélas! diſoit-elle, il n'y a pas de “S. Bruno pour moi!“ Elle avoit eu cependant la force de garder le ſecret, , grace à ſa diſcrétion, l'on ne s'étoit point apperçu de l'abſence de Laure, qui avoit duré trois jours.

Cependant il réſulta de toute cette hiſtoire ſurnaturelle, un effet trèsnaturel. Laure ſe trouvoit dans le même état que ma chre Artémiſe, cet état paroiſſant tous les jours de plus en plus, il devenoitimpoſſible de lecacher. On doit s'ennuyer de voir que juſqu'ici nous n'ayons as été découverts, Laure dans ſon Couvent, moi dans le mien, où je n'étois pas arrivé heureuſement trop long-temps après le terme expiré de mon congé. On s'attend que nous avons dû être ſurprispar les Moines ou par les Religieuſes; point du tout, on n'eut pas l'eſprit de rien deviner, nous fûmes oblinés de découvrir tout nous-mêmes.

Les parens de Laure connoiſſoient ſa répugnance pour le cloître. Is trouverent nhoiooe fort riche, aſſez aimable, qui voulut bien promettre d'épouſer cette jeune perſonne ſans dot.

Ils vinrent à ſonCouvent, tranſportés de joie de trouver à ſe défaire ſi avantageuſement de leur fille. Ils entrerent tout radieux: „Je ſuis enchanté, dit “M. de Fiervac, pere de Laure, de la “régularité de ce Couvent; je ne pou“vois mieux placer ma fille, pour la “préſerver de tout danger“. Ils embraſſerent leur fille, croyant-la combler de contentement: „Réjouis-toi, “Laure, lui dit ſa mere, nous allons “te faire ſortir du Couvent, te ma“rier“. Laure, à cette nouvelle, témoigna le dédain le plus marqué, dit à ſes parens qu'il étoit impoſſible qu'elle ſe mariât. „Hé bien, lui dit ſon “pere, vous prendrez le voile, mor“bleu.--Encore moins, reprit Laure; “je ſuis pourvue“. Sa mere la regarde avec ſurpriſe, s'apperçoit qu'elle eſt groſſe; elle s'écrie: „O Ciel!“ Le pere furieux regarde, s'écrie pareillement: „O Ciel! que dites-vous? Je lui brû“lerois la cervelle ſur le champ. Mais “cela n'eſt que trop vrai, de par tous “les diables! ajouta-t-il en conſidérant “l'innocente péchereſſe, ma fille eſt “groſſe. Ah! déteſtables Religieuſes, “c'eſt “c'eſt ainſi que vous avez ſu la gar der!

“--Qu'appelez-vous? dirent les No“nes offenſées. Vous nous outragez, “Monſieur; votre fille eſt chaſte “pure comme nous-mêmes.--Mor“bleu! ce n'eſt pas beaucoup dire, in“terrompit Fiervac.--Monſieur, re“prirent les Vénérables, nous ne ré“pondons pas à l'indignité que vous “venez de prononcer; mais nous pou“vons jurer que notre Penſionnaire n'a “vu aucun homme; nous en répon“dons corps pour corps.--Oh! cela “eſt bien vrai, s'écria Barbe, je puis “bien l'atteſter.--Cependant, malheu“reuſe, dit le pere en prenant l'atteſ“tante au collet, tu vois qu'elle eſt groſſe?--Et quand cela ſeroit, reprit “Barbe.--Comment, ſcélérate, s'écria “le vieux Gentilhomme, tu conviens qu'elle eſt groſſe, tu dis qu'elle n'a “pas vu d'homme?--Non, ſans doute, répondit la Soubrette.--Et qui donc “l'a miſe dans cet état? reprit le pere furieux.--Hé bien, répondit Barbe, puiſqu'il faut vous le dire, c'eſt S.

Bruno.--Que veut-elle chanter? dit “le vieillard ſtupéfait.--Oui, repritelle, c'eſt S. Bruno, le Fondateut des Chartreux.--Qu'entends-je? s'é“criaFiervac indigné; c'eſt ainſi qu'on “m'oſe jouer? Malheureuſe! d'où “eſt venu le ſcélérat?--Du Ciel, ré“pondit Barbe.--Attendez donc, re“prirent les Religieuſes, s'il y a ici “du miracle, nous n'en pouvons plus “répondre. Dieu eſt tout-puiſſant, il “communique ſon pouvoir à ſes Saints.

“--A h! les indignes péronnelles!

“s'écrie à ſon tour Fiervac. Il y a ici du “miracle; les Saints viennent du Ciel “pour débaucher les filles. Et que dis“tu, toi, malheureuſe, ajouta-t-il en “s'adreſſant à Laure?--Que voulez“vous, mon peret répondit-elle; croyez “que les ſaints principes d'honnêteté, “que vous m'avez inſpirés, ſont tou“jours gravés dans mon cœur; que je “ne ſuis point capable de rien faire qui “puiſſe déshonorer ma famille, que “je ne ſerois pas dans la ſituation où “vous me voyez, ſi S. Bruno n'étoit “pas deſcendu du Ciel, pour me trai“ter comme ſa chaſte épouſe“. A ces mots, le pere furieux ne ſe connoît plus; il veut étrangler ſa fille: elle tombe évanouie de peur; on la délaſſe, l'on trouve un portrait dans ſon ſein.

Ce portrait étoit le mien, dont je lui avois fait préſent. „Quel eſt ce portrait? dit le pere.--C'eſt juſtement “S. Bruno, répondit Barbe“. Malheureuſement, j'étois repréſenté en Militaire. „Quel eſt ce jeune éventé? s'é“cria le vieux Gentilhomme. Je n'ai “jamais vu de S. Bruno de cette eſ“pece; qui vous a dit que c'étoit “S. Bruno?--C'eſt moi qui l'ai de“viné, reprit Barbe; car il ne nous “l'a jamais dit.--Et comment l'as-tu “deviné, ſcélérate, répliqua le vieillard? S. Bruno eſt habillé en Char“treux.--Auſſi étoit-il bien en Char“treux, repartit la Soubrette, la pre“miere fois qu'il parut; enſuite il a “paru ſous le même habit, quand il a “confeſſé Mademoiſelle, avant qu'elle “mourût; puis, quand il eſt venu la “chercher pour la mener dans le Pa“radis.--Quelle complication de folies d'impoſtures! s'écria le pere in“digné. Comment, ſcélérate, as-tu pu “croire que ce jeune homme étoit S.

“Bruno?--Hé mais, répondit-elle, je “l'ai vu deſcendre du Ciel; il étoit “vêtu en Chartreux: il nous a dit tout “ce que nous penſions; il a paru inſtruit de toutes nos affaires comme “nous-mêmes. Enfin, il a empoiſonné “Mademoiſelle; il l'a conduite dans le “le Paradis, l'a ramenée, l'a reſſuſ “citée“. Sur ces entrefaites, Laure avoit recouvré l'uſage de ſes ſens. On lui demanda ce que c'étoit que le Paradis.

Elle raconta qu'elle avoit vu l'Etre ſuprême ſur ſon trône, au milieu des nuages des rayons; qu'elle avoit vu les Anges, les boſquets, les boudoits, les lits de roſes; enfin, qu'elle avoit goûté les joies du Paradis. Le pere trépignoit de rage. „Mais, Monſieur, lui “dit la Mere lrieure, réfléchiſſez, je “vous prie; voilà du ſurnaturel dans “toutes les regles. D'abord, je puis “vous proteſter qu'aucun mortel ne “peut entrer ici, à moins qu'il ne “vienne par le chemin des airs; ce qui “n'eſt point donné à l'homme. Si le “Ciel a permis qu'un Bienheureux “vînt viſiter votre fille, ce n'eſt pas “une choſe nouvelle. Nier de pareilles “aventures, c'eſt nier la vie des Saints; “c'eſt nier la Providence. Au reſte, “pour vous convaincre, Monſieur, “nous allons mettre le cas ſous les “yeux de notre Révérend Pere ſpiri“tuel“.On fit venir le Directeur. On lui raconta l'hiſtoire de point en point. „Or voyez à préſent, mon très-honoré Pere, ajouta la Prieure, s'il n'eſt pas “viſible que le Ciel a opéré dans cette “circonſtance, a voulu témoigner, “d'une maniere ſpéciale, ſa faveur à “cette jeune perſonne“. Le Directeur écouta gravement, mais avec un ſourre preſque imperceptible. A la fin il touſſa, dit: „L'hiſtoire eſt ſans doute “extraordinaire; mais il ne nous ap“partient pas de mettre des bornes à la faveur de Dieu. On doit éviter, il eſt “vrai, de croire trop légerement des “ſables ſuperſtitieuſes; mais il faut “auſſi reconnoître le doigt de Dieu, “quand il ſe montre, ne pas affoi“blir la confiance qu'ont en lui les “fideles, en niant effrontémentles gra“ces qu'il leur accorde. Voilà un hom“me deſcendu des nues, qui ſait tout, “qui fait voir le Paradis. Que voulez“vous? D'abord, il eſt impoſſible à un “mortel de deſcendre du Ciel. Mon“ſieur, faites preuve de votre foi. Vous “avez dû voir de pareils miracles dans “la vie des Saints“. Les Religieuſes levoient la tête, le vieux Gentilhomme étoit confondu. „Comment, diſoit-il, on voudra me faire accroire que je “ſuis un incrédule, un impie? Il y a “ſans doute, dans la vie des Saints, “des viſites que des Bienheureux ont “rendues à des filles; mais on n'en a “point encore vu qui leur aient fait “des enfans“. Cette ſaillie embarraſſa les Religieuſes, ferma la bouche au Directeur. „Au reſte, ajouta le pere de “Laure, c'eſt le ſoir, dit-on, que ce “malheureux vient vous voir: je m'y “trouverai demain au ſoir; nous “verrons ſi le ſcélérat ſaura auſſi me “ſéduire, moi“. A ces mots, il partit furieux, tout le monde reſpira.

Heureuſement, je fus inſtruit de ſa réſolution. Le bruit ſe répandit ſur le champ que S. Bruno étoit venu viſiter une Demoiſelle du Couvent de Sainte Pétronille. Le lendemain, le concours y fut prodigieux. Perſonne, au moins parmi le peuple, ne doutoit de la vénté de ce miracle. On ſut qu'on attendoit, le ſoir, S. Bruno, qui devoit deſcendre du Ciel, comme à l'ordinaire.

Heureuſement, c'étoit le jour de notre récréation, celui où nous parlions. C'eſt ce qui fit que j'appris ces nouvelles. Je me préparai en conſéquence. J'eus le temps, en travaillant chez moi juſqu'au ſoir avec Artémiſe, de compoſer un artifice, des eſpeces de nuages qui devoient environner ma nacelle.

La nuit vint; elle fut très-obſcure, ce qui favoriſoit mes déſirs. J'arrivai dans l'air au-deſſus du Couvent, je m'apperçus aiſément qu'une foule innombrable entouroit, en dehors, ce Monaſtere. Je reſtai ſtationnaire au-deſſus de la cour, ſur laquelle donnoient les fenêtres du parloi. J'entendis trèsdiſtinctement les voix de tout le monde, je m'apperçus, par conſéquent, que la famille étoit raſſemblée. Inviſible par le bienfait de la nuit, j'écoutai tout ce qu'on diſoit, je me réglai en conſéquence. Le pere éclatoit en menaces contre moi: „Qu'il vienne donc, di“ſoitil, ce malheureux“. Soudain je m'écrie du haut des airs: „Fiervac, garde-toi d'outrager le ſerviteur de Dieu. Bonacin, ne crains pas de prendre Laure pour ton épouſe, “ſoumets-toi aux ordres du Ciel, ſans prétendre expliquer ſes deſſeins“.A

ces mots, toute la vénérable aſſemblée reſta muette. Bonacin (c'eſt le nom du ehe épouſeur qu'on avoit amené) s'éae e ne veux point me ſae de querelle avec les Saints. Si la belle “Laure n'a eu affaire qu'avec Saint “Bruno, je puis l'épouſer ſans com“promettre mon honneur; il paroît “qu'il y a là réellement du ſurnaturel.

“--Et moi, je n'y vois que de l'impoſ“ture, reprit Fiervac; je veux en “punir l'auteur. Quel eſt donc cet en“nemi ſecret qui n'oſe paroître? Qu'il “ſe montre, nous verrons s'il mérite “des hommages“. J'allume tout à coup mon artifice, je parois au milieu des airs. J'étois ſur une eſpece de trône formé en conque marine, entouré de nuages d'Opéra, dorés par des rayons qui s'échappoient de toute maperſonne, ſuſpendu à un globe azuré qui me ſervoit de dais, qu'on dut prendre pour la Lne. On apperçoit, au milieu de ces rayons, S. Bruno, c'eſt-à-dire, l'illuſtre Cataudin, revêtu de ſon habit de Chartreux, lançant d'abord la foudre, paroiſſant enſuite vénérable calme au ſein d'une pure lumiere. En cet état, je deſcends gravement aux yeux des mortels ſtupéſaits. Je dis alors d'un ton grave paiſible: „Fiervac, oſe réſiſ“ter au ſerviteur de Dleu!“ Soudain toute l'aſſemblée tomte la face contre tétre. OgrandSaints'écrie Fiervae “pardonnez, je tombe à vos pieds “je me ſoumets à vos ordres ſacrés“.

Le Prétendu s'écrie à ſon tour: „O fa“vori du Ciel! je me ſoumets avec “joie; j'accepte avec reſpect recon“noiſſance l'épouſe que vous me “donnez; elle eſt chere ſacrée pour “moi. Je ſuis fier d'être votre fucceſ“ſeur. Le fruit qu'elle porte aura tous “mes ſoins mes hommages.--O le “plus chéri des Bienheureux! s'écrie “auſſi Laure à genoux, abandonnez“vous l'infortunée Laure?--Favorite “du Ciei, lui répondis-je, j'ai rempli “ſes deſſeins ſur vous. Il faut que je “retourne dans la région ſupérieure; “épouſez Bonacin; tel eſt l'arrêt ſu“prême. Il vous rendra heureuſe; “je veillerai ſur vous du haut des “Cieux“. La chere Laure me dit, en pleurant, „J'obéis“. Je l'honorai d'un ſourire céleſte, je commençai à remonter dans l'air. Toutes les Religieuſes crioient à l'envi: „Grand Saint, béniſſez-nous“.

Je m'arrêtai, je leur donnai la plus gracieuſe bénéction. Alors je m'élançai dans les Cieux, au milieu des acclamations d'un peuple innombrable. Toutes les pétites cloches du Couvent ſonpoient en volée. Je m'élevai à une prodigieuſe hauteur: là, je tirai encore de l'artifice pour ſaluer le peuple une derniere fois, je dus alors diſparoître à tous les yeux.

Glorieux content d'un ſi grand ſuccès, j'arrivai encore de nuit, à la grande Chartreuſe, je me préparois a deſcendre, croyantn'être pas obſervé; mais j'apperçus des lumieres, pluſieurs hommes armés qui paroiſſoient apoſtés pour m'attendre. „Oh! oh!

“me diſois-je, les indignes Chartreux “voudroient-ils maltraiter S. Brunon?

J'entendis la voix d'Artémiſe qui me cria: uPrends garde, mon cher ami, on veut “t'arrêter“. Soudain je tire ce quime reſtoit d'artifice, ma foudre factice éclate avec fracas dans les airs. Les gens armés paroiſſent confondus. „Accours à moi, “m'écriai-je, ma chere Artémiſe“.

Elle accourt, je deſcends l'enleve fi mon char, je m'élance de nouveau, avec elle, au plus haut des Cieux. Dieux! avec quel tranſport cette chere amie me revit, m'embraſſa! „O “mon cher ami! me dit-elle, je trem“ble encore de ton danger. On a tout “appris, on vouloit te perdre t'enfer“mer dans un cachot ſous la terre, ans “un oul de baſſe foſſe. On comena “çoit auſſi à ſoupçonner qui j'étois, “l'on m'auroit probablement fait ſubir “le même ſort qu'à toi.--O ma bonne “amie! lui répondis-je, quoi, trahie “par moi, tu t'occupois de monſalut“!

Cependant nous entendions D. Prieur s'écrier ſous nos pieds; „Ah! ſcélérat, “nous t'excommunions, nous t'anathé“matiſons.--Et moi, m'écriai-je à mon “tour, je me ris des imbêcilles Char“treux“. A ces mots, je m'élance je me perds dans les Cieux.

Fin du Livre ſetnd.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE TROISIÈME.

Quand nous ſûmes dans l'air, hors de la portée des hommes, au-deſſus d'eux, plus parfaitement libres qu'eux tous, ſi nous avions eu de quoi ſubſiſter, nous recommençâmes nos careſſes mutuelles, nous reſtâmes quelque temps entrelacés dans nos doux embraſſemens. Nous prîmes conſeil, pourſavoir de quel côté nous tournerions notre courſe; nous jetâmes un coup-d'œil ſur la terre, comme Jupiter du haut de l'Olympe. La nuit commençoit à éclaircir ſes ſombres voiles. L'aurore tranſpiroit au bord de l'horizon; mais elle devoit être encore inſenſible ſur la terre, où nous appercevions des lumieres, qui nous annonçoient que les hommes ſe levoient pour leurs travaux journaliers, n'étoient point encore éclairés par la clarté céleſte. Cependant cette terre ombragée ſe débrouilloit, par dégrés, comme le Chaos. Nous commencions à diſtinguer les montagnes; les mers, les fleuves même, les nuages pourprés qui ſe promenoient ſous nos pieds, en portant leur ombre ſur les campagnes. Nous entendions, de très-loin, un foible écho du gazouillement des oiſeaux à l'aſpect de l'aurore; les plus hardis s'élevoient juſqu'à nous, pour ſe repoſer ſur notre nacelle, célébrer, autour de nous, la naiſſance du jour. Ce ſpectacle étoit raviſſant. Nous en jouîmes avec tranſport; nous élevâmes, de concert, nos deux cœurs vers l'Eternel, pour le remercier de ſes bienfaits.

Cependant l'ignoble aiguillon de la faim nous tourmentoit dans les Cieux.

Nous étions ſans aucun moyen de ſubſiſtance. Je voulois tourner notre vol du côté de Paris, pour réjoindre mon pere; mais, quoique je poſſédaſſe parfaitent la diréction des baflons, un vent inſurmontable de nord-oueſtdéconcerta tous mes efforts, nous pouſſa ſur la Metetlanée, bientôt ſur Htlie Nous étions, heureuſement, dans la ſai ſon des fruits des vendanges. Nous deſcendîmes dans un endroit écarté, où nous ne vîmes perſonne. Nous cueillîmes du raiſin des fruits, nous enlevâmes notre capture dans les Cieux.

Soulagés par ce foible reſtaurant, nous nous ſentîmes en état de paſſer encore quelque temps ſans autre nourriture: mais nous comprîmes qu'à la longue celle-ci ne ſeroit pas ſuffiſante, qu'il faudroit yjoindre du pain. Nous n'étions pas ſans eſpoir d'en trouver; l'admiration que nous devions cauſer aux mortels, nous répondoit que nous en obtiendrions tout ce qui nous ſeroit néceſſaire.Bientôt nous nous apperçumes que nous étions obſervés. Nous entendions des acclamations s'élever de la terre.

Nous ne ſavions ſi nous devions nous empreſſer de répondre à la curioſité publique. Tout à coup nous vîmes avancer vers nous des nuages énormes, comme de vaſtes îles ou montagnes qui auroient flotté dans l'air, Les éclairs en ſortoient comme du ſein d'un volcan. Les foudres ſerpentoient ſur ces maſſes informes. Bientôt la terre ſe couvrit entietement de nuages; car, comme nous planions au-deſſus de ce voile nébuleux, à nos yeux, c'étoit la terre qui ſe couvroit, non le Ciel. Le tonnerre gronda ſous nos pieds: à tous momens il éclatoit à notre vue; il montoit dans les airs; mais heureuſement il ne pouvoit atteincre juſqu'à nous. Là, nous vîmes ſe former la grêle, nous traverſâmes un nuage compoſé de cette grêle nouvellement formée. Au-deſſous de nos pieds, les vents ſouffloient, les nuages rouloient comme les flots de l'Océan furieux; bientôt un vaſte murmure nous apprit que la mer n'étoit pas loin de nous. Artémiſe joignoit ſa conſternation à celle de la Nature entiere. Des aigles autres oiſeaux de proie, qui s'étoient réfugiés ſur les bords de notre nacelle, venoient tout tremblans ſe cacher à nos pieds. Ma compagne ſe preſſoit contre mon ſein; je la ſerrois dans mes bras, j'éprouvois une volupté douloureuſe touchante, au milieu des tempêtes qui ſembloient bouleverſer l'univers. Le bruit des vents, de la pluie, de la mer en furie, des tonnerres multipliés, formoit un murmure immenſe, qui retentiſfoit dans nos âmes. Notre voix étoit perdue dans ce fracas univerſel; mais note auour étoit ſupérieur à la diſcorde qui tourmentoit les élemens, le plaiſir le plus ſenſible réſultoit, pour nous, du déſordre de la Nature.Cependant les nuages commençoient à ſe diſſiper. Par intervalles nous découvrions la terre les mers; bientôt la ſérénité, qui régnoit pour nous dans les Cieux, vint auſſi, ſous nos pieds, ſourire aux malheureux mortels. Nous étions près des bords de la mer, nous nous efforcions de réſiſter au vent qui vouloit nous précipiter au-deſſus de cette plaine ſalée. Nous avions beſoin de vivres; c'étoit chez les hommes qu'il falloit deſcendre pour en avoir, plutôt que chez les poiſſons.

Nous deſcendîmes en effet ſur Notre-Dame de Lorette. Tous les dévots les pélerins étoient à genoux pour nous recevoir. L'hiſtoire de S. Bruno, qui avoit daigné deſcendre du Ciel, étoit déjà parvenue dans ce pays-là. „Oh! voilà “S. Bruno, s'écrioient les peuples “émerveillés.--Mais, diſoient cer“taines gens, quel eſt ce jeune No“vice qui eſt auprès de lui?--Oh!

“répondit un Docteur, c'eſt ſans doute “ce compagnon du Saint, qui ſe leva “dans ſon convoi, pour dire qu'il étoit condamné par le juſte Juge“ment de Dieu. Apparemment Saint “Bruno a obtenu ſa grace“.

On nous regardoit comme des Bienheureux qui n'avoient beſoin de rien, qu'on invoquoit à genoux. On ſe trompoit: nos beſoins étoient réels urgens. Je criai d'une voix impoſante: „Amis, les habitans des Cieux reçoi“vent les préſens de ceux de la terre, “quand ces derniers ſe ſont rendus di“gnes de cette complaiſance“. C'étoitlà, comme on voit, une maniere céleſte de demander la charité. On ſe hâta de nous offrir de l'encens. Cette fumée n'avoit pas aſſez de ſubſtance pour nous.

„Enfans des hommes, repris-je, le Ciel “reçoit l'offrande du pain du vin; il “agrée même les autres alimens des “hommes. Ils doivent offrir à ceux qui “n'ont beſoin de rien, tout ce qu'ils “déſireroient pour eux-mêmes“. Alors on nous offrit un morceau de pain bénit, du vin dans une burette. Ce n'étoit pas là encore notre compte. uAmis, repris“je, le Ciel voit votre bonne intention “dans vos modiques préſens; mais ils “doivent être faits avec plus de profu“ſion; les enfans du Ciel, qui n'enont as beſoin, ſauront bien trouver les “indigens auxquels ils ſont néceſſaires, “pour leur en faire des généroſités, “dont vous aurez le mérite“. Après ce petit avertiſſement, on nous apporta en foule, du pain, du vin, des volailles rôties, des fruits, des pâtiſſeries, une abondante quantité de proviſions de toute eſpece. Quand notre nacelle fut pleine, nous refuſames le reſte, qu'on nous apportoit avec prodigalité. „C'eſt “aſſez, mes enfans, dis-je à ces dona“teurs bonaces; ſouvenez-vous de la “faveur que le Ciel vous a faite; il “vous bénit par nos mains“. Alors je donnai, dans l'air, une grande bénédiction; Artémiſe, de ſa main féminine, en fit autant, non ſans ſe mordre les levres, pour ne pas éclater de rire. Nous remontames dans les Cieux, nous nous mîmes ſur le champ à travailler nos proviſions avec une ardeur proportionnée au beſoin que nous en avions.

Nous planâmes quelque temps au deſſus de la terre, ſuivis des acclamations de tous les habitans des villes des campagnes ſur leſquelles nous paſſions.

Par-tout on tiroit le canon; par-tout on ſonnoit les cloches. Enfin, nous nous laiſſâmes aller au deſſus de la mer. Nous mes des bâtimens Prançois aux priſes avec des Anglois. Nous criâmes du haut des Cieux: „Malheureux, oſez-vous “combattre ſous les yeux du ſerviteur “de Dieu“! Soudain les combattans regarderent en l'air. On nous apperçut; on braqua les lunettes, pour nous diſtinguer mieux. Les François ſe précipiterent à genoux, quelques-uns en riant, à la vérité. Les Anglois nous envoyoient des Goddam; mais ils paroiſſoient indécis, ne ſachant s'ils devoient nous obéir ounon. Nous commandâmes impérieuſement qu'on ſe retirat chacun de ſon côté. Les François joyeux nous obéirent avec ardeur, cinglerent vers la France. Les Anglois n'oſerent les pourſuivre; ſauvai ainſi mes compatriotes de la grifſe des ennemis qui alloient s'emparer d'eux.

Juſqu'ici nous n'avions pas eu le temps, Artémiſe moi, de nous expliquer. Je n'avois pu ſavoir ce qui s'étoit paſſé au Couvent pendant mon abſence.

Elle mouroit d'envie de me le raconter, je jugeai à propos enfin de lui donner audience. J'étois, plus qu'elle, danslecas de redouter une explication; car enfin, elle n'avoit rien à ſe reprocher à mon égard; moi, j'étois coupable d'une infidélité marquée. Elle ſavoit mon hiſtoire avec la petite Laure, elle ne m'en témoignoit jamais rien; elle ſembloit au contraire redoubler de tendreſſe à mon égard, comme pour m'empêcher de ſoupçonner qu'elle fût inſtruite de rien, ou pour me prouver, par ſes carreſſes, que ſon amour n'étoit point altéré, ou pour regagner, par des manieres ſi généreuſes, un cœur qui avoit eu tort de ſe refroidir pour elle.

Son récit fut bien ſimple. Don Prieur avoit entendu parler d'un prétendu Saint Bruno qui deſcendoit du Ciel, ſuſpendu à un globe. Il ſavoit le ſecret du ballon, puiſque je n'avois pu l'entreprendre ſans ſa permiſſion. Il vit clairement que je me donnois carriere, que non ſeulement je vivois dans le déſordre, mais que j'accompagnois la débauche, d'une impoſture outrageante pour la religion. Il réſolut de me faire porter la peine d'une pareille conduite.

Artémiſe avoit cru s'appercevoir qu'on l'examinoit beaucoup, depuis quelque temps. Sa taille, qui groſſiſſoit à vue d'œil, indiquoit ſon ſexe ſa faute; quelques mots échappés lui avoient fait connoître qu'on formoit, ſur cet article, de violens ſoupçons. On ſe doutoit auſſi qu'elle avoit quelques liaiſons particulieres avec moi, l'on ſe repentoit de nous avoir logés l'un à côté de l'autre. On l'avoit changée de logement; celui qui lui avoit ſuccédé dans ſa cellule, d'accord avec un autre qu'on avoit mis dans la mienne, ſe doutant de quelque choſe, chercherent ſi bien, qu'ils découvrirent notre communication. J'ai ſu depuis, qu'on attendoit mon retour, pour punir, ainſi que moi, ma chere complice.

Je m'applaudis, avec Artémiſe, de ce que nous étions échappés à ces redoutables Juges. Soutenus dans l'air, libres par la protection de l'Etre ſuprême, nous lui demandâmes pardon, à la face du Ciel, de ce qu'il y avoit d'irrégulier de vraiment repréhenſible dans notre conduite. Cependant le terme de la groſſeſſe étoit arrivé pour mon Amante: les douleurs ſurvinrent. Il étoit difficile de ſe trouver plus embarraſſés que nous. Au milieu de l'air, ſuſpendu au-deſſus de la mer, nous nous recommandâmes au Pere de la Nature. Sans doute il nous pardonnoit, puiſqu'il daigna accorder à ma chere Artémiſe l'accouchement le plus heureux. Elle me fit pere d'un petit Chatteux, qui naquit dans l'empire des airs, apparemment pour en occcuper le trône. Ce cher enfant devoitêtreregardé comme libre, puiſqu'il n'étoit venu au monde ſur le territoire d'aucun Souverain. Le berceau des plus grands Princes n'avoit point eu l'avantage d'être élevé, comme le ſien, dans la voûte céleſte: mon fils pouvoit ſe vanter de la plus haute origine, ſe dire deſcendu du Ciel. J'offris à l'Eternel ce gage de mon amour; je lui demandai pour cet enfant un ſort auſſi brillant que le lieu de ſa naiſſance. „O mon Dieu! diſois-je, “ſois ſon pere, puiſque je ne puis rien “dans ce moment pour lui ni pour “moi-même“. Le vent emportoit la mere, l'enfant, le pere, ſes prieres.

Nous arrangeâmes, le mieux que nous pûmes, notre chere progéniture.

Bientôt nous nous trouvâmes au-deſſus d'une grande ville, que nous reconnûmes, à ſa ſituation, a ſon étendue, à ſes minarets ſurmontés de croiſſans, pour Conſtantinople. Au canon que nous entendîmes tirer de toutes parts, nous jugéâmes que nous étions appercus. Je crus devoir deſcendre dans cette Ville, même dans le ſérail, s'il étoit poſſible. Je ſavois que mon pere y avoit peint une Sultne, que le grand Seigneur pouvoit s'en reſſouvenir. Nous primes donc le parti de gagner la terre.

A meſure que nous en approchions, nous éntendions les acclamations du peuple; nous appercevions même la foule qui levoit les yeux les mains vers nous, qui ſe proſternoit en criant: „Allah, Allah, Rézul Allah“. Je conclus, de ces mots, qu'ils nous prenoient pour Mahomet, qu'ils nomment Rézul Allah (Envoyé de Dieu.) Il me fut aiſé de reconnoître le ſérail, aux ſept tours dont tous les canons tiroient ſans intervalles. Le Sultan lui-même, au milieu de ſes Sultanes, nous regardoit deſcendre, paroiſſoit émerveillé comme les autres. J'arrivai au-deſſus de ſa tête.

Je demandai, en langue franque, ſi Sa Hauteſſe nous permettoit de deſcendre devant elle. S. H. répondit elle-même qu'elle l'agréoit de tout ſon cœur. Alors nous deſcendîmes ſur le balcon même, où cePrince nous lorgnoit avec ſes femmes les plus intrépides; les autres étoient proſternées la face contre terre, auſſi bien que toute la Cour Muſulmane. Le Sultan faiſoit la meilleure contenance qu'il pouvoit. Nous le ſaluâmes profondément àlafrançoiſe. „Magnifique Sei“gneur, lui dis-je en langue franque, “ ous venons mettre ſous ta protection “notre enfant nous“. Le Grand Seigneur regarde avec ſurpriſe deux Chartreux un enfant. „Qu'eſt-ce que cela?

“dit-il dans la même langue, un en“fant de deux Derviches, qui deſcend “du Ciel avec eux! Venez-vous de la “part de Dieu ou de ſon Prophête?“Nous venons, luirépondis-je,honorés “de la protection de Dieu, qui nous “a accordé le ſecret merveilleux de “planer dans les airs; nous venons “chercher auprès de vous, en paſſant, “les ſecours de l'hoſpitalité.--Mais “qui êtes-vous? reprit le Sultan. “Magnifique Seigneur, lui répondis-je, “Ta Hauteſſe a connu mon pere. C'eſt “lui fûrement qui a peint ce portrait “où je te vois, à travers cette fenê“tre, repréſenté d'une maniere ſi vraie, “ ſervant de pendant à la Sultane “Cadishé.--Ah! oui, reprit SaHau“teſſe en éclatant de rire; c'eſt ce “drôle de corps qu'on vouloit empa“ler, qu'on m'a fait punir, en lui “donnant pour eſclave la femme que “j'aimois le mieux. En effet, je re“connois que vous lui reſſemblez: “mais comment vois-je ici un enfant “avec deux peres, ſans une mere!

“--C'eſt, répondis-je, parce que ma “compagne, "compagne, malgré ſon déguiſement, "eſt femme mere de cet enfant. Il vient de naître au milieu des airs. Fort bien, reprit S. H., il faut l'élever “dans notre ſérail; c'eſt un enfant du Ciel: c'eſt, ſans contredit, le premier “des bâtards. Nous en ferons, par la “ſuite, l'Aga des Janiſſaires. Hé mais, “brave Derviche, vous êtes d'une fa“mille prodigieuſe pour les talens. Vous “en avez là un qui ſurpaſſe celui de “votre pere, même les reſſources “ordinatres de la Nature: car enfin, l'on “n'a jamais vu perſonne s'élever dans “les airs. Et ſavez-vous peindre auſſi?“

Je répondis que je m'étois exercé dans cet art. „A merveille, reprit le Monar“que. Il faut donc que vous peigniez auſſi ma nouvelle favorite; pourvu “qu'elle ne s'amourache pas de vous, que vous ne me la ſouffliez pas en “me l'enlevant dans l'Empyrée. En tout cas, je ne ferai pas la ſontiſe de vous la donner pour eſclave. Arrêtez-vous ici. Que votre femme s'y repoſe de ſes couches, vous ne manquerez “de rien. Hola! vous autres, relevez-vous donc, n'ayez pas peur; ces deux Dervlches ſont deux mortels incapables de vous faire du mal. Qu'on “leur prépare un appartement dant “mon Palais“.

On nous inſtalla, en effet, dans un appartement ſuperbe. On mit Artémiſe dans un beau lit à la françoiſe. On arrangea notre fils, comme les enfans nouveaux nés des Turs; nous avions tout lieu, en apparence, d'être contens d'eux; mais ma compagne conçut de juſtes alarmes, parce que le Grand Seigneur, apprenant qu'elle étoit une femme, l'avoit lorgnée avec un air de convoitiſe, qui avoit paru violemment irriter la Sultane favorite. Artémiſe avoit lieu de craindre d'être arrêtée par le Sultan, ou peut-être empoiſonnée par la Sultane.

Le lendemain, je fus introduit auprès de cette Sultane favorite, pour la peindre. C'étoit une Beauté fiere, peu attayante, ſelon moi; mais je vis, auprès d'elle, une jeune Sultane ſubaltere, moins réguliere, il eſt vrai, que la ſavorite; mais plus jolie, dont la phyfionomie douce gagnoit tous les cœurs.

Celle-ci paroiſſoit la complaiſante de l'autre. J'appris, depuis, que cette chere perſome étoit la petite Iis, qui avoit appartenu à mon pere.

Le Grand Seigneur parut prendre ſes précautions en conſcience, pour que je ne puſſe lui ſouffler ſa Maîtreſſe, comme avoit fait mon pere. Il ne ceſſoit de fixer les yeux alternativement ſur elle ſur moi. La fiere Beauté, loin de me regarder avec complaiſance, peignoit dans ſes yeux le courroux dédain. En oſantinterpréter ſes ſentimens, je croyois voir qu'elle affichoit le dédain, pour convaincre ſon auguſte Amant qu'elle n'étoit pas capable de deſcendre juſqu'à moi, j'entrevoyois que ſon courroux, plus véritable, avoit pour objet Artémiſe, qu'elle ſembloit me reprocher d'avoir amenée. Mais la douce confidente me dédommageoit bien des hauteurs de ſa Maîtreſſe. Je n'ai jamais vu des yeux ſi pétillans, ni qui annonçaſſent, en même temps, autant de bonhomie. Elle étoit debout derriere le couple auguſte, , de là, elle me lançoit, à la dérobée, ſes tendres regards, auxquels je ne pouvois répondre, qui m'alarmoient juſtement. Nous parlions très-peu, l'ouvrage avançoit merveilleuſement. Cependant le bruit ſe répandoit dans toute la Ville que le grand Prophête étoit deſcendu du Ciel'avec une Houri déguiſée. Chacunvouloit voir le Prophête laHouri.

Le Grand Seigneur, pour s'amufer, ne demandoit pas mieux que de ſe prêter au préjugé public; mais on lui repréſenta qu'il falloit conſulter le grand Mufti, pour ſavoir s'il étoit permis de contrefaire ainſi le Prophête ſacré. On fit appeler ce Chef de la Religion Muſulmane. Il parut bientôt. Le Grand Seigneur lui dit: „Voilà un homme “deſcendu du Ciel. Tout le monde “veut que ce ſoit le Saint Prophête; “puis-je me prêter à cette erreur publi“que“? Le grand Muſti demanda gravement qui j'étois; on le lui expliqua; comme il vit que j'étois Chrétien, il prononça ſon oracle en ces termes obligeans pour moi: „Il ne faut pas laiſſer “repréſenter le Saint Prophete par un “chien“. Ce fut la petite Iſis qui m'expliqua, par la ſuite, ce beau compliment, dans un ſecret tête à tête.

Cependant il fut décidé qu'on me feroitvoir au public. En conſéquence, on m'éleva ſur un trône au milieu du bazar ou marché public. Tout le monde ſe proſterna devant moi la face contre terre. Pour qu'il n'y eût pas de diſpute ſur ce que je pouvois être, on défendit à tout le monde, ſous peine d'être empalé, de faire aucune queſtion là-deſſus, même de me regarder. Par ces ſages meſures, la cérémonie fut bientôt fime.

Je brûlois de partir. Artémiſe étoit relevée de ſes couches. Le portrait de la Sultane étoit fini. Le Grand Seigneur continuoit de m'alarmer, par les regards qu'il jetoit ſur mon Amante. Sa favorite paroiſſoit toujours plus courroucée plus redoutable. Le Sultan vouloit reenir Artémiſe; mais, comme il étoit honnête, il ne choiſiſſoit que des moyens licites. Il avoit beaucoup inſiſté pour que nous vouluſſions bien lui laiſſer notre enfant; nous y avions conſenti, non ſans répugnance. Il ſe flattoit que le fils arrêteroit la mere; en effet, ce motif paroiſſoit faire ſur elle une grande impreſſion; mais le pauvre petit mourt. Adieu l'enfant du Ciel, réſervé aux plus brillans deſtins. On n'eut plus alors de prétexte pour nous retenir. S. H. nous avoit fait de ſuperbes préſens; elle avoit eu, de plus, l'attention d'envoyer un émiſſaire ſecretauprès d'Artémiſe, pour l'engager à renoncer à moi. Je fis ſemblant d'ignorer ces menées. J'appris que d'honnêtes gens conſeilloient trèsſort au Sultan, s'il ne pouvoit perſuader, d'agir en Monarque de l'Orient.

L'ignorance que j'affectai ſur ce complot, nous ſauva. On m'avoit laiſſé mon ballon. Nous étions cenſés devoir reſter encore quelque temps à Conſtantinople. S. H. vouloit avoir du moins le portrait d'Artémiſe, auquel je devois travailler. Je lui offris de faire, dans l'air, diverſes évolutions avec mon Amante.

Je piquai ſa curioſité. Le canon du ſérail annonça le ſpectacle. La foule fut mnombrable. Nous montâmes dans la nacelle, Artémiſe moi, nous ous élevâmes dans les airs. Nous entendîmes quelque temps les acclamations de la foule admiratrice; mais nous montâmes au-deſſus des nuages, bien-tôt nous nous dérobâmes a la vue, auſſi bien qu'au pouvoir des Turcs.

Je dirigeai enſuite notre courſe vers la Perſe. Il fallut conſoler ma chere Artémiſe, qui oſoit pleurer dans les Cieux.

Elle étoit inconſolable de la mort de ſon fils. Je lui dis les choſes les plus touchantes, que j'accompagnai des plus tendres careſſes. Je fis, en un mot, tout ce qu'il falloit pour la conſoler. Ne vois-je pas d'ici des libertins qui diſent crûment, que, pour la conſoler de la mort d'un enfant, je lui en fis un autre?

Nous voguâmes long-temps dans l'air, ne voyant que le Ciel, tant nous étions élevés hors de la vue de la terre entourée de brouillards. Je ſentis cependant qu'il falloit m'en rapprocher, pour pouvoir diriger mon voyage. Je deſcendis, je daignai me remontrer aux mortels. J'avois appris, ſur mer, un peu de pilotage. J'avois une bouſſole, je connoiſſois parfaitement la poſiion d'Iſpahan, où je voulois aller. Je rus reconnoître avec ma lunette, que nous étions apperçus ſur la terre, , ux habillemens des habitans, je jugeai que nous étions ſur la Perſe. Quelque temps après, je vis la Capitale, que je reconnus à ſa grandeur à ſa poſition.

Je me plaçai ſur le palais du Sophy, je me flattai que je ſerois bien reçu par le couſin de mon pere.

J'apperçus, comme à Conſtantinople, toute la Cour du Souverain, avec le Deſpote à ſa tête. J'excitois les mêmes tranſports d'admiration que par-tout ailleurs. Je demandai en françois, ſi l'on ous permettoit de deſcendre devant le Sophy. Les Perſans paroiſſoient fort embarraſſés pour nous entendre nous répondre. Le Souverain, qui ſembloit entendre un peu notre idiome, s'écria en cette langue: „Comment...“ Une Princeſſe âgée, qui paroiſſoit ſa mere, qui devoit être ma grande tante, ſe hâta de répondre: „Oui, ſans doute, “enfant du Ciel, daignez deſcendreſur “la terre“. Nous deſcendîmes en effet devant la foule proſternée. Je ſautai légerement de deſſus mon char. Je courus vers le Sophy, je lui dis: „Mon “couſin, permettez-vous que j'aye “l'honneur de vous embraſſer“? Le Monarque ſtupéfait ſe laiſſa embraſſer ſans prononcer un mot. De là, j'approchai de ſa mere. „Ma chere tante, lui “dis-je, permettez-vous auſſi que j'aye “la ſatisfaction de vous embraſſer? “Comment donc, répondit-elle, com“ment ai-je pour neveu un habitant “des Cieux?--Ma chere tante, lui ré“pondisje, je ſuis le fils de votre ne“veu le Marquis d'Erbeuil.--O mon “cher neveu, s'écria-t-elle en m'em“braſſant, quejai de plaiſir à vous voir!

“Et comment ſe porte votre pere?

“--Je l'ai laiſſé, répondis-je, en bonne “ſanté à Paris, dans les bras de Julie, “ſon épouſe.--Ah! que vous me ra“viſſez! reprit la bonne tante. Mon “fils, embraſſez votre couſin. C'eſt le “fils de Grégoire Merveil le cher Mar“quis d'Erbeuil“. Son fils lui obéit de bonne grace; mais, à ce nom de Grégoire Merveil, je vis une belle Dame s'approcher avec un empreſſement qui me la fit reconnoître pour Cadishé (*).

„Comment, diſoit-elle, le fils du Mar“quis d'Erbeuil? ...--Oui, vénérable “Cadishé, lui répondis-je, vous voyez “le fils de l'heureux mortel qui vous a conduite dans ce pays-ci.--Ah! je le vois, s'écria-t-elle; c'eſt le cher Caaudin“. Je reconnus, par-là, que on pere lui avoit parlé de moi. „En effet, ajouta-t-elle, je revois dans lui les traits de ſon pere. Mon cher So“phy, il faut que vous me permettiez “de l'embraſſer.--Oh! de grandcœur, “répondit le Sophy, un peu fait aux “mœurs françoiſes“. Sur le champ Cadishé profita de la permiſſion, avec toute l'ardeur dont mon pere s'étoit ſi bien apperçu. Ma vieille tante m'embraſſa auſſi de nouveau. „En effet, di“elle, je reconnois, dans lui, les traits “de mon cher Marquis d'Erbeuil. C'eſt “ce petit Cataudin, dont mon neveu “nous avoit parlé. Soyez le bien venu, “mon cher petit neveu.--Hé mais, “reprit Cadishé, brave Sophy, vous (*)Voyez la premiere Suite de l'Aventurier Ernçois, tom. Il. livre Ill.

“devez être glorieux des parens que le “Ciel vous a donnés. Ils ont les talens “les plus ſublimes. Ce ſont des hommes “céleſtes“. Le Deſpote convint de tout ce que diſoit Cadishé. Il y avoit long-temps qu'il lorgnoit Artémiſe reſtée ſur le char. On me demanda qui elle étoit. Je la fis deſcendre. J'ai oublié de dire qu'à Conſtantinople on nous avoit fait quitter, à tous deux, nos habits de Derviches, ou, ſi l'on veut, de Cha treux, qu'on nous avoit, tous deux, ſuperbement vêtus à la Turque, chacun ſelon le coſtume de notre ſexe. Artémiſe paroiſſoit donc réellement une ſemme, elle n'y perdoit pas. Le Sophy lui préſenta galamment la main, pour deſcendre du char. Je lui dis que 'étoit une jeune perſonne à laquelle je devois la vie. Il me demanda la permiſſion de l'embraſſer; ce que je lu accordai. Ma compagne reçut pareillement les embraſſemens de ma tante de Cadishé. Enſuite on nous préſenta au peuple, qui brûloit de nous voir, qui nous reçut avec tranſport adoration. Le Monarque dit à ſes ſujets que j'étois un de ſes proches parens, non pas Mahomet, comme ils le croyoient.

Les peuples crurent que leur Prince étoit d'origine céleſte, puiſqu'il lui venoit des parens du Ciel. Ils chanterent: „Vive notre Sophy d'origine céleſte, “ ſes parens qui viennent du Ciel!“

On célébra, dès le jour même, des réjouiſſances extraordinaires pour mon arrivée; l'on fit des préparatifs pour d'autres fêtes plus brillantes. On me ena voir la ſtatue de mon pere Grée Merveil, que j'embraſſai avec atdriſſement. Enſuite nous ſoupâmes ſamille. Le portrait de mon pere étoit pendu ſous un dais, dans la ſale du feſtin. Le lendemain, tous les Corps de l'État vinrent me rendre hommage, me complimenter en Perſan, que je n'entendois pas. Un interprête m'apprit queles Orateurs avoient beaucoup parlé de ma valeur, de mes exploits, de mes victoires, des trônes que j'avois renverſés, des Rois que j'avois mis aux ſers; ſur-tout de l'affection particuliere dont m'avoit toujours honoré le divin Mahomet. Je témoignai combien j'étois flatté de pareils éloges.

On me compoſa, ſur le champ, un etit ſérail, où l'on mit, pour mes plair, de tès-jolies perſonnes. Jignorefi mile étoit fort contente de cer rangement. On me montra pluſieurs de mes petits freres, que mon pere avoit plantés dans ce pays-là, qui tous portoient, dans leurs traits enfantins, quelque choſe de ceux de Grégoire Merveil. On m'invita beaucoup à laiſſer auſſi après moi, dans cette heureuſe Cour, de petits Princes de mon ſang.

On me fit raconter mon hiſtoire, tout ce que je ſavois de celle de mon pere. Je m'en acquittai d'une maniére qui me parutſatifaire tous mesauditeurs.

On s'écria unanimement: „C'eſt Gré“goire Merveil. Il lui reſſemble au“tant par les aventures le courage, “que par la phyſionomie“.

On exigea que je fiſſe auſſi des portraits dont on fut émerveillé; mais on le fut bien plus de mon globe. D'abord, ou me pria d'y monter, de planer ſur la Ville, ce que je fis de grandcœur, au merveilleux contentement de tout le pays. Cadishé, enchantée de ce ſpectacle, jalouſe de voir monter dans les Cieux Artémiſe, une femme comme elle, voulut bientôt y monter à ſon tour. Le Sophy le permit; j'enlevai avec moi, dans les airs, cette belle favorite; mais quelle fut ma ſurpriſe, auſſi totque nous fûmes horsde la portée de la vue des hommes, de la voir ſe montrer à mes yeux telle qu'elle avoit paru à ceux de mon pere, c'eſt-à-dire, comme une femme emportée par des paſſions effrénées! J'avois beau lui repréſenter ce qu'elle devoit au Sophy, ce que je lui devois moi-même: „Nous ſommes “ici, diſoit-elle, au-deſſus de toutes les obligations de toutes les lois.

ors du pouvoir des hommes, nous me leur devons plus rien dans ce moment. Habitans des Cieux, nous ne “devons qu'aux élus qui s'y trouve“ront avec nous. Quand nous ſerons “redeſcendus ſur la terre, nous re“prendrons nos obligations vis-à-vis “des habitans de la terre“. J'étois bien loin de goûter une pareille morale. Je n'avois ſûrement pas l'ombre d'une mauvaiſe intention, quandje m'étois élevé dans les airs. Le Ciel ſeul doit ſavoir comment je me comportai dans ſon Empire.

Nous redeſcendîmes lentement. Cadishé témoigna être enchantée de ſa promenade aérienne, déclara qu'elle en vouloit faire une pareille tous les matins. Je n'étois pas de cet avis. Elle ſe la ſit ordonner par ſon Médecin; mais je prétextai des mauvais temps des vents contraires, pour me diſpenſer de lui donner cette ſatisfaction. Heureuſement, une légere indiſpoſition l'obligea de garder le lit pendant quelques jours. D'autres Odaliſques profiterentde ce temps favorable, pour me demander à monter auſſi dans les airs. Je me prêtai à leurs déſirs. Je vis qu'elles ſe reſſembloient toutes, j'étois ſurpris de ce que le Sophy, mon couſin, avoit tant de confiance dans leur vertu. Toutes marquoient la plus grande ſatisfaction de ce voyage; mais Cadishé, étant relevée, s'oppoſa fortement à ce qu'on laiſſât monter, dans l'air, toutes ces impertinentes rivales. Le Sophy avoit quelque envie d'y monter auſſi; mais on lui repréſenta que ſon rang lui interdiſoit tout ce qui préſentoit l'ombre du danger. Boileau dit, au ſujet du paſſage du Rhin: „Louis...

“Se plaint de ſa grandeur, qui l'attache au rivage“.On pouvoit dire pareillement: „Le Sophy... “Se plaint de ſa grandeur, qui l'attache à la terre“ Il fallut reſter en Perſe pendant tout le temps des réjouiſſances qu'on célébroit pour mon arrivée. J'étois excédé de fêtes de plaiſirs. Artémiſe paroiſſoit s'ennuyer, comme moi, dans cette Cour. Elle ſembloit ſoupçonner que je lui faiſois quelques infidélités dans les Cieux. Cependant, comme elle offroit des ſignes d'une nouvelle groſſeſſe, on en prenoit un prétexte pour vouloir nous retenir; mais j'inſiſtai abſolument.

On nous combla de préſens. On nous fournit les proviſions les plus abondanes les plus exquiſes, nous nous ſéparâmes, avec attendriſſement, de nos amis royaux.

Elevés de nouveau dans les Cieux, nous voyageâmes avec une incroyable rapidité. Nous deſcendîmes d'abord au Tonquin, où mon pere avoit été Dieu. J'y parlai françois. On m'envoya le Tailleur gaſcon Saint-Léger, dont il eſt parlé dans les Mémoires du Marquis d'Erbeuil. Je lui dis que j'étois le fils d'un François qui avoit été Dieu dans ce pays-là. „Ah! ſandis, me dit-il, je “vous reconnois, ſans vous avolr ja“mais vu. Venez, vous ſerez auſſi notre Dieu. Nous allons aſſommer ce“lui que nous avons, pour vous don“ner ſa placen. Ilapprit aux Tonquins qui j'étois. Ils me ſirent la même propoſition, en me diſant: „Nous nous “donnons à vous“. Je leur répondis, comme Louis Iaux Génois: „Et moi, “je vous donne au Diable“; je m'élançai dans les airs.

Je deſcendis chez le Grand Mogol, il ſeroit trop long de détailler tous les honneurs qu'il me rendit. Il vouloit me régaler de ſes roupies, qui ſont d'or, comme tout le monde ſait. La ſomme qu'ilm'offroitme paroiſſoit exorbitante; elle nous auroit trop chargés, nous nous contentâmes de proviſions fraîches. Nous deſcendîmes auſſi au Royaume de Siam. Le Roi, pour nous honorer, nous préſenta du béthel qu'il avoit mâché. Nous le remerciâmes poliment, en lui diſant que les habitans des Cieux ne mangeoient pas des alimens terreſtres. Cette réponſe nous obligeoit de ne pas ſéjourner long-temps dans ce payslà; car nous n'aurions pu le faire ſans manger. Cependant nous y reſtâmes aſſez long-temps pour voir tirer du ſang de la tête de pluſieurs grands Seigneurs, à coups de ſabre, pour les plus légeres inadvertances. Je fus auſſi la cauſe innocente que la Reine fit fendre la bouche à quelques-unes de ſes Dames d'honneur, qui avoient trop parlé ſur mon compte, la fit coudre à quelques autres, qui n'avoient pas aſſez parlé. Nous nous hâtâmes de quitter un ſi charmant ſéjour, où nous vînmes cependant à bout de nous procurer des proviſions, nous formâmes le deſſein de gagner le pays des Alcyons ou des Sylphes, cette Ville aérienne où j'aois déjà ſéjourné, afin d'y revoir la Reine Zéphirine la Prêtreſſe Aphrodiſe.Bientôtnous vîmes, dans le lointain, une nuée blanche, qui, à meſure qu'elle approchoit, ſe débrouilloit à nos yeux.

Nous ne tardâmes pas à reconnoître que cette nue étoit compoſée d'une infinité de globes volans, comme on dit que la voie lactée eſt la réunion de pluſieurs millions d'étoiles. Je dis en moimême: „Sûrement c'eſt une troupe “d'Alcyons. Je ne me croyois cepen“dant pas ſi près de leur pays“. Je me hâtai d'avancer vers eux; ils me paroiſſoient, réciproquement, diriger leur courſe vers nous. En peu de temps, je me vis aſſez près d'eux pour reconoître les armes la livrée de la Reine des Sylphes. Je diſtinguai très-aiſémentſon globe, à la magnificence qui le décoroit, aux chiffres de S. M., à ſes Gardes du corps. Enfinjela diſtinguai elle-même ſur ſon char, avec la grande Prêtreſſe.

Je me levai, je m'écriai: " O ma belle “Reine! ô ma chere Aphrodiſe!“

Elles ſe leverent toutes deux, me reconnurent avec tranſport, me tendirent les bras. On jeta le pont, je paſſai chez elles, je me précipitai dans leurs bras. Elles avoient chacune une petite enfant ſur leurs genoux. „Embraſſez “vos filles, me dirent-elles“. C'étoient mes deux jumelles, filles d'Aphrodiſe de moi, héritieres du trône de l'autel. Elles étoient parfaitement reſſemblantes, d'une figure enchantereſſe. J'embraſſai, avec tranſport, la mere les deux enfans, auſſi bien que la Reine. Nous goûtions dans les Cieux un plaiſir digne du ſéjour céleſte. Je demandai, à ces deux eautés, des nouvelles de leur Empire. Alors, comme un nuage imprévu qui cache le ſoleil, des pleurs voilerent leurs yeux, où j'avois vu briller d'abord les rayons de la joie. "Plus d'Empire, me dit la Reine, “plus de Ville, plus d'Alcyons!“ Ses ſoupirs me dirent lereſte? „Nous vous “raconterons, repritla Reine, dans un “temps plus calme, l'hiſtoire de notre déſaſtre; vous, mon cher ami, qu'êtes-vous devenu? Poſſédez-vous “enfin votre Adélaïde; eſt-ce elle que “nous voyons ſur votre char?“ A ces mots, les larmes me vinrent aux yeux à mon tour. „Elle n'eſt plus m'écriai-je; “cet horrible malheur eſt preſque m“dubitable. Cette main...“ En prononçant ce mot, je tombai dans les bras des deux belles. „Mais reſpirons “un moment, repris-je, ne troublons “point, par des pleurs, l'inſtant de no“tre réunion“. Nous nous embraſſâmes de nouveau, nous reſtâmes muets dans ces doux embraſſemens. Les deux Sylphides pleuroient, ſans doute en penſant à leurs malheurs. J'avois auſſi les yeuxhumides, en ſongeant aux miens à ceux des malheureux Sylphes. Je remarquois que, de quatre peuples ſinguliers que nous avions vus, mon pere moi, habitans de la terre, de l'eau, du feu, de l'air, il n'en reſtoit pas un ſeul; de ſorte que nous pourrons paſſer pour menteurs l'un l'autre, nous qui avons parlé de leur exiſtence, quand on verra que perſonne ne pourra plus les trouver. Le ſouffle de l'Eternel, qui les avoit tirés du néant, les a diſſipés comme la pouſſiere.

Après avoir gémi quelque temps, je préſentai, aux deux Sylphides, la belle Artémiſe, qu'elles accueillirent avec une grace enchantereſſe. „Meſ“dames, leur dis-je, c'eſt une ame “de la trempe de la vôtre; elle m'a “ſauvé la vie, elle m'a ſacrifié la ſienne“. La plus pure intimité fut tout à coup établie entre nous tous. Il fallut enfin parler de choſes eſſentielles. Je demandai aux deux Sylphides quel deſſein les amenoit du côté où je les voyois diriger leur courſe. Elles me répondirent que, ſe trouvant ſans patrie, par la ruine de leur ſéjour céleſte, elles avoient pris le parti de chercher un aſile ſur la terre; que l'Europe, ſur-tout la France, étant le pays de la civiliſation des Arts, elles avoient formé le deſſein de ſe retirer dans cette belle partie du monde, avec toutes leurs richeſſes (qui étoient prodigieuſes), qu'elles étoient enchantées de me rencontrer, pour les guider dans leur voyage. Je fus charmé de leur projet; je les en félicitai de tout mon cœur. „Oh! je vous conduirai, “leur dis-je en les embraſſant de nou“veau. Je le ferai avec une inſigne volupté. Faiſons volte-face, repaſ“ſons ſur l'Aſie“. Nos Dames avoient une quantité très-conſidérable de proviſions de toute eſpece; ce qui nous diſpenſoit de deſcendre à terre de longtemps.Nous retournâmes donc en arriere avec un vent favorable. Nous paſſâmes ſur le Thibet. Nous vîmes le grand Lama, qui, pour prouver ſon eſtime à ces belles perſonnes, voulut leur faire l'indécent cadeau dont il régale ſes dévots.

On ſait que ce grand Prêtre diſtribue ſes déjections ſacrées, deſſechées à la vérité réduites en pouſſiere; ſes proſélites en ſaupoudrent leurs ſauces, en portent de petits ſachets pendus à leur cou. N'étant point élevés dans cette croyance, nous ne pûmes goûter le préſent du Dalaï-Lama, nous lui fîmes entendre que de pareils dons n'étoient pas faits pour des enfans du Ciel.

Nous prîmes chez lui d'autres proviſions que celles qu'il nous offroit. Nous refuſâmes auſſi des clous ſanglans que nous préſentoient les Bonzes, qu'ils tiroient de leur poſtérieur, où ils avoient la bonté de les enfoncer.

Nous traverſâmes la Chine, dont les campagnes régulieres, cultivées avec ſymétrie, offroient, à vue d'oiſeau, le lus charmant coup-d'œil. Nous gagnâmes Pékin, nous vîmes, en ſouriant, les Lettrés gouverner le peuple.

Ils faiſoient diſtribuer, à droite à gauche, des baſtonnades; la Nation avoit l'avantage d'être obligée d'expoſer une partie de ſes enfans, parce qu'il n'y avoit pas de quoi nourrir tout le monde, malgré l'extrême culture du ſol.

Nous admirâmes, ſans enthouſiaſme, un pays ſi excellent. Nous y vîmes un peuple qui ne daigna pas témoigner la moindre ſurpriſe en nous voyant dans l'air, qui nous vendit très-cher des vivres, nous trompa ſur la moitié de ces proviſions.

Nous avançâmes juſques ſur le Japon; nous y vîmes des gens à qui le Gouvernement rendoit la vie ſi dure, qu'ils s'en défaiſoient pour un rien, ſe fendoient le ventre ſans façon. Des crimes horribles, enfantés par des ſupplices atroces, nous firent reculer d'horreur.

Le Gouvernement n'étoit prodigue que de la mort des tortures.

Il commençoit à faire froid. Je craignis de paſſer ſur la Tartarie la Ruſſie.

Je tournai vers le ſud-oueſt; je traverſai, de nouveau, une partie de l'Aſie; d'où j'entrai dans l'Europe. Je puis dire que je brûlai la Pologne, pour marquer la rapidité avec laquelle je paſſai par-deſſus ce pays, où je vis, avec dégoût, des Gentilshommes deſpotes des payſans ſerfs. Je planai ſur la Hongrie, dont je goûtai beaucoup le vin de Tokai; ſur l'Allemagne, où il y a d'excellentes choſes. Un coup de vent terrible me pouſſa vers le midi, tandis que j'étois près de lès admirer, me priva de voir l'Empereur le Roi de Pruſſe. Je paſſai au-deſſus des Alpes, qui ſembloient rentrer dans la terre ſous mes pieds. Je planai ſur une partie de lItale ſur la Sicile. Le Mont Etna nous ſalua, en paſſant, d'une exploſion terrible, nous envoya, au milieu des flammes de la fumée, des pierres, ou plutôt des roches calcinées. Heureuſement, elle ne purent nous atteindre.

Nous nous élevâmes au-deſſus de la portée de l'exploſion, quoiqu'elle monte ordinairement à une hauteur ſi prodigieuſe, que, ſelon l'expreſſion de Virgile ſidera lambit (elle lêche les aſtres).

Enfin nous gagnâmes l'Eſpagne. Nous y deſcendîmes uniquement pour acheter des vivres, qui commençoient ànous manquer, quoique notre cortége ne fût pas tès-nombreux; car la Reine en avoitlalſé la plus grande partie en Aſie.

Nous remontâmes, ſur le champ, dans l'air; nous fûmes pouſſés au-deſſus du Portugal. Nous deſcendîmes à Lisbonne. On y célébroit un Auto-da-fé. On nous dit: „Vous arrivez juſtement pour “être de la fête“. A ces mots, nous comptions qu'on alloit nous placer ſur des trônes avec la famille Royale, pour nous faire voir le ſpectacle; nous gémiſſions de cette dure contrainte. Nous nous mîmes en devoir de deſcendre; mais on ſauta ſur le corps de ceux qui s'étoient le plus preſſés; j'entendis qu'on donna l'ordre de les brûler comme ſorciers. Nous avions été honorés par-tout, excepté ſur cette malheureuſe péninſule. Un pareil traitement fit perdre aux autres la volonté de deſcendre: mais il ne falloit pas abandonner nos compagnons aux flammes. Je ſautai ſur le Patriarche de Lisbonne ſur le grand Inquiſiteur. Je les enlevai ſur ma nacelle, je criai que j'allois les brûler dans l'air, ſi l'on ne me rendoit mes compagnons. On fut obligé de nous les rendre; nous nous hâtâmes de quitter ce malheureux pays. Quelques vaiſſeaux Anglois Hollandois, que nous rencontâmes, que nous étonnâmes beaucoup,Coup, en deſcendant près d'eux, nous lournirent des vivres, en échange de quelques diamans; nous cotoyâmes paiſiblement la France, dans le deſſein de nous rendre à Paris. Nous n'avions pas eu le temps, juſques-là, de nous demander mutuellement notre hiſtoire, tant le vent nous avoit toujours contranés occupés. D'ailleurs je n'oſois rouvrir des plaies que le temps ſeul pouvoit guérir. Je priai enfin la Reine Zéphirine de me raconter comment la fortune cruelle l'avoit privée de ſon Mmpire. „Eſt-ce donc, lui dis-je, quel“que tremblement de terre, ou quel“que vent violent qui a renverſé votre “Capitale dans les eaux, au-deſſus “deſquelles elle étoit élevée dans l'air?

“--Hélas! me répondit cette belle “Reine en ſoupirant, ce n'eſt point la “violence de l'air ou des vents, ce ne “ſont point les eaux qui ont anéanti la “brillante Alcyonée. C'eſt le feu qui “l'a dévorée dans les Cieux. C'eſtlaRe“ligion même qui nous a effacés de la “terre; oui, c'eſt ce culte, par lequel “nous eſpérions nous rendre le Ciel “favorable, qui a cauſé notre ruine.

Nousconſervions, dans un Temple, unſeu ſacré, comme pluſieurs autes“peuples: Il ne s'eſt point éteint par la “négligence des Vierges chargées de “l'entretenir. Il s'eſt accru, au contrai“re, par le voiſinage de pluſieurs ma“tieres combuſtibles; , du Temple, “il s'eſt étendu dans toute la Ville.

“C'eſt ſous les vêtemens mêmes d'une “Prêtreſſe que ce feu deſtructeur a cou“vé, s'eſt enſuite manifeſté. Je ne “ſais comment il y avoit pris: quoiqu'il “en ſoit, comme ces malheureuſes “Veſtales avoient toutes des fourrures, “auxquelles il ſe communiquoit, toutes “celles qui vouloient ſecourir leurs “compagnes, voyoient leurs habits “s'enflammer. Pluſieurs coururentdans “différens endroits, où elles porterent “l'incendie. Vous ſavez que, pour “plus de légereté, le bois compoſoit “tous nos édifices: ainſi, l'élément dé“vorant n'avoit que trop de matiere.

“Déjà le feu ſe communique au Tem“ple, déjà il gagne les autres édifices.

“Bientôt toute la Ville eſt un vaſte bû“cher enflammé. Un vent furieux éten“doit les progrès de l'embrâſement.

“Nous avions des pompes pour faire “monter l'eau de la mer; mais elles ſe “touvoient hors de ſervice, dans le plus déplarabioétat eux quiétoient echargés de les faire manœuvrer “étoient abſens, s'abandonnoient ſans doute aux excès de Vénus ou de “Bacchus, dans des lieux de dérégle“ment. Nous ne pûmes les avoir à “temps. Bref j'ai vu les flammes dévo“rer la Ville ſes malheureux habi“tans. Leurs cris perçoient juſqu'à mon “cœur déchiré. Je voulois mourir avec “eux, me précipiter dans les feux; “mais on m'a retenue, on m'a forcée “de vivre. Heureuſement on a ſauvé, “avec moi, Aphrodiſe vos deux “cheres jumelles. Elles m'aident à ſup“porter la vie, votre rencontre va “me la rendre précieuſe“.

Après ce récit, j'embraſſai, malgré la majeſté de ſon rang, l'aimable Reme Zéphirine. Il fallut que je racontaſſe, de mon côté, mes aventures, qui me valurent auſſi les plus tendres embraſſemens. Cependant nous avancions, il étoit temps de planer au-deſſus de la terre, pour gagner Paris. Un nouveau coup de vent nous pouſſa encore ſur l'Angleterre. Les Anglois étoient ſérieuſement occupés, dans ce moment, à prendre les plus juſtes meſures pour perdre l'Amérique. Je ne jugeai pas à propos de mêler l'hiſtoire des ballons à des objets ſi graves. Nous reſtâmel ſtationnaires dans l'air, au-deſſus de Londres, ſi élevés, que nous n'étions pas à la portée de la vue des hommes; je deſcendis ſeul, de nuit, pour qu'on ne s'apperçût pas que je deſcendois du haut du Ciel. Je m'apperçus que les fiers Bretons traitoient les François avec plus de politeſſe que jamais, parce que ceux-ci leur avoient réſiſté aſſez vertement. Je vis que les Rois de la mer n'étoient pas très-heureux ſur la terre. Il régnoit une miſere trèsconſidérable au ſein de ce peuple-Roi. Ces bonnes gens faiſoient conſiſter leur ſouveraineté à ſervir de chevaux pour traîner les perſonnages qui leur plaiſoient, à s'enivrer aux dépens des ambitieux qui vouloient être élus Membres du Parlement; car on éliſoit, dans ce temps-là, un nouveau Parlement. La preſſe régnoit chez ce peuple libre, j'allois m'y voir enrôlé par force. Je remontai dans les Cieux, je m'y trouvai plus libre que les Anglois ne l'étoient ſur la terre. Le vent étant devenu favorable pour notre retour en France, nous en profitâmes.

En moins de quinze heures nous allâmes deſcendre, de nuit, à Paris, près de 'Obſervatoire. Nous y attachâmes notre globe, nous cherchâmes mon pere. Nous apprîmes qu'il étoit pour lors à la campagne, dans une très-belle terre qu'il avoit proche de SaintGermainenLaye; nous nous y rendîmes ſur le champ par la voie des airs.

La ſoirée étoit d'une beauté raviſſante. J'apperçus, chez mon pere, au clair de la lune, un groupe qui prenoit le frais ſur la terraſſe. Je reconnus narfaitement ſa voix celle de preſtous les autres perſonnages. Soudain, nous allumâmes des fanaux, nous pouſſâmes un cri, de concert, pour nous faire remarquer. Nous entendîmes, pour réponſe, une exclamation générale de tout le groupe de promeneurs. Soudain nous deſcendîmes devant eux, je me précipitai dans les bras de mon pere. Il me reconnut, il me rendit mon embraſſement avec la plus vive tendreſſe. „Oh, oh! s'écria“til, voilà enfin quelque choſe qui “m'étonne. J'ai eu des aventures bien “extraordinaires; mais je ne m'atten“dois pas à voir deſcendre des nues “mon fils, que je croyois mort. Mon “cher Cataudin, tu nous apprendras comment s'opere un tel prodige. Ma “chere Julie, le voilà, oui c'eſt lui Tout le monde étoit plongé dans la ſtupéfaction, reſtoit dans une extaſe muette. Julie paroiſſoit encore une des plus belles femmes du monde. Je l'embraſſai avec tranſport. Elle me le rendit avec une égale tendreſſe. „Oui, c'eſt “bien lui, dit-elle; il eſt très-palpable; “ce n'eſt pas une ombre“. J'embraſſai mon oncle, le jumeau le vivant portrait de mon pere, ma tante ſon épouſe, la ReineNinon ſa fille, le Roi des Alfondons, toute cette famille admirable. Je leur préſentai Zéphirine, la Reine des Sylphes, qui venoit pour vivre avec eux, la grande Prêtreſſe Aphrodiſe, avec ſes deux jumelles, ma chere Artémiſe. Ces belles perſonnes étoient dignes de figurer dans la ſociété angélique où je les amenois. Mon pere, en voyant mes deux petites filles, reconnut mes traits. „Mon ami, dit-il “en m'embraſſant, je te reconnois, tu “es le digne ſang de Grégoire Merveil; “mais tu ne connois pas toutes tes ri“cheſſes“. A ces mots, il me préſenta un joli enfant, dont les traits charmans me rappelerent ceux de Scintilla, qui l'avoit eu de moi. Jel'embraſſai avecune tendreſſe inexplicable, je ne pus retenir mes larmes, en penſant à cette chere épouſe. Nous entrâmes dans le Château.

J'y vis le portrait en pied de Scintilla auprès de celui de mon-Adélaïde, qui excita encore mes larmes. Je n'oſai demander de ſes nouvelles, pour ne pas m'entendre confirmer encore ſa mort.

Je baiſai mille fois les deux portraits.

„Qu'on tue le veau gras, s'écrioit mon “pere, mon fils bien aimé eſt revenu“.

Nous fîmes le ſouper le plus gai le plus délicieux. Tout le Château fut illuminé, tout le Village danſa pour célébrer mon retour, tandis que nous nous ivrions enſemble aux plus tendres épanchemens. Fin du Livre troiſieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE QUATRIEME.

Je ne peſerai point ſur le détail des plaiſirs que je goûtai chez mon pere.

La tableau du bonheur n'eſt pas ce qui attache le plus les Lecteurs; celui des malheurs réveille leur ſenſibilité, les intéreſſe-d'avantage. Quoi qu'il en ſoit, je jouis pendant pluſieurs jours, dans la maiſon paternelle, du ſort le plus heureux; mais je me le reprochois, il me manquoit quelque choſe. Adélaïde n'y étoit pas. Elle n'étoit plus même ſur la terre; j'en avois preſque la certitude effrayante; c'étoit mon crime qui l'avoit arrachée du ſéjour des vivans. Avec un tel reproche à me faire, pouvois-je goûter tranquillement le plaiſir le bonheur?

Il falloit d'ailleurs m'informer de ce qu'étoit devenue la chere Princeſſe Gémelli, ma bienfaitrice, que j'ai laiſſée à Naples dans une priſon. Le traître Spinacuta reſpiroit dans la même retraite: mais ſi ce monſtre avoit ſu recouvrer ſa liberté, ſi la juſtice des hommes ne l'avoit pas puni de ſes forfaits; c'étoit à moi à remplir cette tâche, à purger la terre de ce ſcélérat. Mon pere avoit veillé long-temps ſur lui, pour le châtier dès qu'il ſeroit en liberté; mais ſa priſon l'avoit toujours mis à couvert de cette juſte vengeance; depuis quel-que temps le Marquis d'Erbeuil l'avoit perdu de vue. Je communiquai mon deſſein à ce pere chéri. „Tu as raiſon, “me dit-il, mon fils, j'avois juré de “punir ce malheureux, quand je te “croyois mort; mais tu vis, 'eſt ton “ennemi perſonnel; cette victime t'ap“partient, ſa punition doit être ton “ouvragen. Je laiſſai, chez mon pere, Artémiſe, pour faire ſes couches. La Reine la Prêtreſſe des Sylphes étoient déjà parfaitement établies dans cette heureuſe ſamille. Elles élevoient, avec amour, mes deux jumelles mon petit Scintillin. Je me ſéparai, en pleurant, de tous ces objets cheris. Je précipitai ma courſe juſqu'à Naples; j'y arrivai en moins de quinze jours. Je me préſentai d'abord au Miniſtre. Je lui déclinai mon nom. Je lui rappelai le tort qu'on m'avoit fait, je lui dis le bonheur que j'avois eu d'apprendre que mon innocence avoit été reconnue.

„Cela eſt vrai, me répondit le Miniſ“tre, qui avoit mon affaire préſente.

“Nous nous empreſſerons de vous faire “reconnoître pour un homme d'hon“neur; S. M. va réparer, avec plai“ſir, le tort qui vous a été fait. C'étoit “en partie pour punir le Comte Spi“nacuta de ſes indignes calomnies con“tre vous, que nous l'avions fait arrê“ter, je voulois qu'on ne lui rendît “la liberté que quand vous y conſen“tiriez; mais il a fait jouer tant de reſ“ſorts, qu'il a obtenu ſon élargiſſe“ment“.„Bon! me dis-je en moi-même, “j'aurai la gloire de punir ce ſcélérat“.

J'oſai demander, au Miniſtre, des nouvelles de la Princeſſe Gémelli. „Elle “vient de ſortir de priſon, me dit-il.

“Nous l'avions fait arrêter ſur des dé“poſitions qu'un inconnu nous avoit “fait parvenir; il y a tout lieu de “croire que cet anonyme étoit Spina“cuta. Elle a prouvé la fauſſeté des im“putations, , malgré les preuves de “ſon innocence, on l'a retenue encore quelque temps, on ne l'a miſe en “liberté qu'à la recommandation du “perfide qui étoit l'auteur de ſa diſ“grace, à condition qu'elle l'épou“ſeroit. Toute ſa famille eſtréunie pour “la forcer à ſigner ſon malheur. Je “crains bien qu'on n'ait ſurpris, dans “cette circonſtance, la religion de S.

“M. Ce Spinacuta eſt un caméléon, “un intrigant de la premiere claſſe.

--Graces à Dieu, me dis-je en moi“même, le monſtre n'épouſera pas ma “Princeſſe; je la délivrerai de ce com“ble d'horreur“.

Le Miniſtre me conduiſit chez leRoi, qui voulut bien me témoigner ſon regret d'avoir ſévi contre moi ſans que je l'euſſe mérité, le cas qu'il faiſoit de ma perſonne; car ildaigna me certifler qu'il avoit entendu parler de moi tout à ſaiten bien. Il me ditmême avec bonté, qu'il étoit de ſon devoir de me dédommager; il me donna ſur le champ un brevet de Colonel. I me préſenta à toûtet ſa Cour, à laquelle l peignit reſimé qu'il avoſt conçue pour moi, ſon regret de m'avoir diſgracié, ſur des imputations dont on lui avoit démontré depuis la fauſſeté, comme il l'avoit annoncé lui-même, ſi-tôt qu'on lui avoit dévoilé ſon erreur. Il ajouta qu'il me reconnoiſſoit pour un parfait honnête homme, qu'il exigeoit que chacun me reconnût pour tel.

Tout le monde m'accueillit à l'envi du Souverain; j'eus, à cet égard, toute la ſatisfaction que je pouvois déſirer; mais il étoit queſtion de retrouver la Princeſſe Gémelli, de la retirer des mains du perfide, de punir ce traître.

Je fus long-temps à la chercher, ſans pouvoir la trouver. J'étois vivement juſtement alarmé de ce myſtere répandu ſur ſon exiſtence. Aucun de ſes parens d'ailleurs n'étoit à Naples. Le Cardinal, ſon frere, avoit diſparu, ſans qu'on ſût ce qu'il étoit devenu. Le monſtre lui-même s'étoit éclipſé tout à coup. „C'eſt “lui ſûrement, me diſois-je, qui a en“levé ces honnêtes gens-là“. Je m'informai de toutes les terres qu'il pouvoit poſſéder. J'appris qu'il en avoit une dans un endroit écarté, déſert, au milieu des montagnes, dont on pouvoit à peine ſoupçonner l'exiſlence. „C'eſt là “ſûrement, me dis-je, que le barbare aura conduit ſa proie, pour la poſſéder “ la tyranniſer à ſon gré; mais il va “me trouver“.

Je partis ſur le champ pour ce malheureux gîte, j'y arrivai le même jour. C'étoit un coupe-gorge, un donjon creuſé dans les rochers, enterré dans les forêts, un vrai repaire de voleurs; en un mot, c'étoit un de ces vieux châteaux qui paſſent pour être au pouvoir des eſprits infernaux. Je crus ſentir que tout reſpiroit le crime dans cet odieux ſéjour, ſembloit y porter l'empreinte de l'âme du déteſtable Spinacuta. J'entre: tout étoit ouvert, je ne voyois perſonne. Je cours de corridors en corridors; je parviens juſqu'à la chapelle, qui étoit pareillement ouverte. Là, je trouve enfin du monde. Toute la maiſon paroiſſoit y être réunie, profondément occupée d'une cérémonie cruelle. Je vois le Célébrant; j'apperçois ma Princeſſe infortunée, pâle tremblante; on lui prenoit la main par force, pour la préſenter au noir Spinacuta. C'étoit le Cardinal lui-même qui ſe prétoit à cette violence contre ſa ſœur. L'hymen fatal alloitêtre formé en dépit de Dieu mêe, au pied de ſes Autels. Je me précipite; je ſaiſis au collet le monſtre; „Meſſieurs, m'écriai-je, je ne permet“trai pas que ce barbare ſouille le “ſanctuaire par ſa préſence par le “crime qu'il veut conſommer. “Qu'entendsje? s'écria le Cardinal.

“Quelleeſtcette violence? Quoi donc, “en face des Autels!...--Quoi, chez “moi! dit Spinacuta d'une voix ton“nante...--Oui, s'écria la Princeſſe “en ſe jetant dans mes bras, voilà “mon ſauveur; il va me ſouſtraire au “ſort le plus affreux. O Chevalier! dé“fendezmoi, je vous avoue de tout.

“--Meſſieurs, vous l'entendez, m'é“criaije à mon tour, je vous prends “tous a témoin, auſſi bien que Dieu “même“. Spinacuta s'emport horriblement.

Pour toute réponſe à ſes invectives, je lui jurai qu'il n'obtiendroit la Princeſſe qu'en me paſſant ſon épée au travers du corps. L'odieux ennemi s'adreſſa au Colonel des Gardes du Corps, qui étoit de l'aſſemblée, le pria de me faire punir comme je le méritois.

„Monſieur le Comte, répondit cet hon“nête Militaire, je ſais que M. le Che“valier eſt à préſent Colonel, comme “vous moin. E il lui fit entendre qu'il ne voyoit plus que les voies d'honneur à employer entre nous deux.

„Meſſieurs, dis-je à la compagnie, “M. le Comte Spinacuta, par des ca“lomnies atroces, m'a fait d'abord “chaſſer ignominieuſement de ce pays“ci. Mon mnocence n'a pas tardé à être “reconnue. Sa Majeſté a daigné la ma“nifeſter, me donner, pour dédom“magement, un brevet de Colonel.

“Le barbare m'a perſécuté en Eſ“pagne, m'y a fait fuſiller, avec “des circonſtances qui ajoutent en“core à l'énormité du fait. Enſuite je “lui ai ſauvé la vie, au ſortir d'un “Gouvernementoù il s'étoit attiré l'exé“cration publique. Il affectoit pour “moi la reconnoiſſance la plus vive; “ pour ma récompenſe, il m'a chargé “d'imputations affreuſes auprès du Mi“niſtere de France, m'a fait enfermer “à la Baſtille. Mon innocence a encore “été reconnue; mon calomniateur s'eſt “vu à ſon tour, empriſonner à Naples.

“Du fond de ſa priſon, il a ſoudoyé un “ſcélérat, pour me jouer les plus infames “tours, chercher les moyens de me “faire périr. Il a eu l'art cruel de faire “enfermer la Princeſſe qu'il veut obtenir pour épouſe; c'eſt par les plus “odieuſes violences qu'il veut s'em“parer d'elle: mais, graces à Dieu, “me voilà arrivé à temps, je ſerai “ſon défenſeur. Cet homme eſt indi“gne, ſans doute, qu'on uſe envers “lui des voies de l'honneur; mais le “rang qu'il a tenu, la famille à laquelle “il appartient, m'obligent à des égards.

“Je m'offre donc à lui ſoutenir ce que “j'avance, l'épée à la main.--Meſ“ſieurs, s'écria le monſtre, il veut “m'aſſaſſiner, pour me ravir la Prin“ceſſe.--Lâche! lui répondis-je, “moi t'aſſaſſiner! Je viens t'offrir de te “combattreen chemiſe, ſans autrearme “que mon épée: eſt-ce ainſi qu'on “aſſaſſine“? Toute l'aſſemblée paroiſſoit déconcertée. La Princeſſe repoſoit fierement dans mes bras, comme ſur un tône: elle approuvoit avec tranſport tout ce que diſoit ſon défenſeur. „Voilà “des difficultés réelles, dit le Cardi“nal; on ne nous avoit pas préſenté “les choſes ſous ce point de vue; il “faut, avant d'aller plus avant, que les “deux adverſaires prouvent, chacun “de leur côté, ce qu'ils avancent“.

Spinacuta redoubla de fureur. Il trouva odieux qu'on oſât le compromettre vis-à-vis d'un aventurier qui avoit été condamné au dernier ſupplice. Il dit qu'il étoit maître de fait de la perſonne de la Princeſſe, qu'il ne la lâcheroit pas. On lui répondit qu'on étoit bien en état de lui tenir tête, s'il prétendoit uſer de violence; qu'il étoit attaqué, dans ſon honneur, par un Militaire reconnu par Sa Majeſté pour un parfait honnête homme, honoré ſucceſſivement du brevet de Colonel par le Roi d'Angleterre, l'Empereur, le Roi des Deux Siciles; qu'il n'avoit donc pas d'autre voie, pour ſe juſtifier, que celle de l'honneur; qu'il eût à y ſonger. Il ſortit furieux, en me lançant le regard le plus finiſtre le plus noir.

Tout le monde dit tout haut qu'une pareille conduite n'étoit pas faite pour le juſtifier des accuſations que j'intentois contre lui. Il put entendre ce propos, ſe retourna, en me lançant un regard auſſi noir que le premier. La Princeſſe ſe rejeta dans mes bras, m'appela de nouveau ſon ſauveur.

Un Colonel de la compagnie nous dit alors, avec la plus grande honnêteté: „Meſſieurs, dans l'état où ſont les “choſes, Madame la Princeſſe ne peut “reſter chez cet homme étrange. Mon 'château n'eſt qu'à trois milles d'ici; “la compagnie veut-elle agréer que jel'y “conduiſe, juſqu'à cr ue cette affaire “ſoit décidée“? On aucepta cette offre avec la plus vive reconnoiſſance, nous deſcendîmes tous pour ſortir enſemble. Spinacuta nous apperçut, courut à nous: „O Ciel! s'écria-t-il, que “faites-vous? Croyez-vous que je vous “laiſſe enlever mon épouſe“? Il ſe précipita ſur la Princeſſe, pour l'arracher de nos bras. Je le ſaiſis au collet, je l'entraînai loin de ma bienfaitrice, vers laquelle je revins ſur le champ.

Spinacuta s'écrie: „Ah! monſtre, je “t'abhorre; que ne puis-je te dévorer “le cœur“! Et il fond tout à coup ſur moi l'épée à la main. J'eus le temps de tirer la mienne, en faiſant un faut en arriere; autrement j'allois être percé d'outre en outre. Tout le monde ſe jeta entre nous deux, pour nous ſéparer. „Il “n'eſt pas encore temps, diſoit-on à “Spinacuta“. On le retint avec beaucoup de peine, tandis que la compagnie ſortoit emmenoit la belle Princeſſe.

Quand le ſcélérat vit qu'il n'étoit pas le plus fort, il changea de ton. "Meſ“ſieurs, dit-il avec un faux air d'hon“nêteté, pardonnez un premier mou“vement involontaire“. Et reprenant un ton furieux: „Demain, me “dit-il, demain matin, nous nous “verrons ſelon les lois de l'hon“neur. Je ſaurai punir un miſérable“.

Je répondis: „Oh! de grand cœur. Je “m'y trouverai“. Je priai pluſieurs Militaires, qui ſe trouvoient des nôtres, de régler avec lui le lieu, les armes, les conditions du combat, je partis avec la compagnie, en ſerrant dans mes bras la belle Princeſſe.

Elle me témoigna la plus tendre reconnoiſſance. „Voilà, dit-elle, la ſeconde fois que vous m'arrachez des “bras de ce monſtre: vous m'avez “auſſi ſauvé deux fois la vie“. Elle me marqua les plus mortelles alarmes au ſujet du combat, dont elle alloit être la cauſe innocente. Je tâchai de la raſſurer par tout ce que j'imaginai de touchant de conſolant. Je la priai de ne pas croire au combat qu'elle ſuppoſoit, ou d'avoir aſſez de confiance dans mon courage, pour ne pas en redouter l'iſſue.

Tout ce je diſois me rendoit plus cher à ſes yeux, ne faiſoit qu'augmenter la rainte qu'elle avoit de me voir expoſé au danger pour elle.

Oh vin me dire à l'oreille qu'on toit convenu de tout, relativement bu combat, fixé au lendemain à ſix heures du matin; que l'épée étoit laſeule arme, l'on me nomma le lieu qui devoit être le théâtre de notre valeur. Cette nouvelle ne m'empêcha pas de faireun repas fort gai, où je déployai la plus grande tranquillité. Je dormis profondément la nuit ſuivante, je m'éveillai à cinq heures du matin. Je me levai; des amis vinrent me prendre, me conduiſirent au lieu du combat. Tout étoit prêt: une chaiſe de poſte pour le vainqueur; un Chirurgien une litiere pour le vaincu.

Mon ennemi ne tarda pas à paroître.

C'étoit un homme de qoans, dans toute laforce de l'âge, d'unetaille giganteſque, qui paroiſſoit capable de m'écraſer. Il accouroit dans l'excès de la rage la plus violente; le feu rouloit dans ſes yeuxenſanglantés; ſa voix étoit un vrai tonnerre.

Rien n'égale l'horreur des regards qu'il me lança. Un chien d'une prodigieuſe grandeur, que la Princeſſe lui avoit donné, vint à lui pour le careſſer. D'un coup de poing il lui enfonça le crâne, le jeta roide mort. „Je t'écraſerai, “s'écria-t-il, comme ce vil animal“.

L'écho répéta ſa voix tonnante. Il arracha, d'une main foudroyante, unarbriſſeau, dont il frappa renverſa un cheval de la voiture qui étoit deſtinée pour le vainquenr. A ſon aſpect, les fpectateurs parurent craindre en ſecret pour moi. Je m'avançai leſtement, le fer en main, vers mon adverſaire. Le traître me tira ſubitement un coup de piſtolet, me rata, jeta cette arme loin de lui.

Je lui répondis par un coup de plat d'épée ſur le viſage. „Ah! malheureux, “s'écria-t-il avec rage, tu oſes m'ou“trager de la ſorte! Abominable ſcé“lerat, tu auras ma vie, ou j'aurai la “tienne“. Nous n'avions pomt de ſeconds, parce que perſonne n'avoit voulu être celui du monſtre, il me parut clair que tous les témoins s'intéreſſoient pour moi. Je me recommandai intérieurement à l'Etre ſuprême, lui diſant, dans le fond de mon cœur. „Mon Dieu, ma “cauſe eſt juſte. Je défends la vertu, “je veux purger la terre d'un monſtre “nuiſible au genre humain“.

Nous jetâmes tous deux nos habits loin de nous, ſur la pouſſiere, nous nous élançâmes l'un contre l'autre. Mon adverſaire avoit le poignet d'une force terrible. Pour moi, j'étois d'une agilité peu commune, je le fatiguois autant qu'il me laſſoit. Je parvins à le faire reculer de quelques pas; mais nous nous trouvâmes alors ſur un terrein gliſſant, , en lui voulant pouſſer une botte qui devoit traverſer, je gliſſai, je tombai. Soudain le lâche voulut profiter de cet avantage me percer ſur la terre; tout le monde ſe jeta ſur lui pour empêcher cet aſſaſſinat, en lui reprochant ſa lâcheté. Son épée m'avoit déjà cependant atteint; ce qui ne fit que me donner plus d'ardeur, quand je vis mon ſang couler. Je me relevai comme un éclair, je le preſſai avec une rapidité foudroyante, je lui fis bientôt une bleſſure plus conſidérable que la mienne. Il devint plus furieux.

Bientôt ſon épée ſe briſa en éclats dans ſes mains. Je baiſſai la mienne juſqu'à ce qu'on lui en eût fourni une autre.

Il ſauta ſur moi comme un lutteur redoutable, me ſerra dans ſes bras de fer, m'enleva de terre, me rejeta ſur le ſable. Il vint à bout de me terraſſer; mais je l'entraînai avec moi. Nous luttions ſur la terre, baignés de ſang l'un l'autre. Il vouloit m'écraſer ſous ſon poids; mais j'eus l'art de m'échapper de me relever. Il ſe releva pareillement. On lui ſoumnit une autre épée. Il fondit ſur moi denouveau, vint à bour de me faire, dans le bras, une nouvelle bleſſure; je lui en rendis, ſur le champ, une ſeconde. Notre ſang couloit, rien ne ſe décidoit. Enfin, animé par la rage que m'inſpiroit un ſi pénible combat, je preſſai ſi vivement mon ennemi, que je lui paſſai mon épée au travers du corps.

Il tombe en rugiſſant, eſſaye de ſe relever, ſuccombe ſous le poids de ſa foibleſſe. Son épée ſe rompt, de nouveau, dans ſes mains. „Miſérable, lui “dis-je, je devrois t'achever; mais je “t'abandonne à ton malheureux ſort.

“Va te faire ſoigner, je te donnerai ton “reſte quand tu ſeras en état de le re“cevoir“. Il ne me répondit rien; il étoit ſuffoqué par la rage. On ſe hâta de mettre le premier appareil ſur ſes bleſſures. Le Chirurgien trouva la principale plaie fort dangereuſe, ſans aſſurer cependant qu'elle fût décidément mortelle. Quant aux miennes, il dit que ce n'étoient preſque que des égratignures.

On emporta le vaincu dans la litiere, je voulus abſolument aller rejoindre la Princeſſe Gémelli. Elle venoit d'entendre dire que nous devions être aux mains. Elle trembloit pour ma vie. Elle me voit arriver leſte diſpos. Elle me ſaute au cou avec un tranſport inexpri.

mable. „Ah! mon ſauveur, s'écria-t “elle, vous êtes vainqueur!--Oui, “ma tendre amie, lui dis-je, le Ciel a “ſecondé la bonne cauſe; mais ma “victoire n'eſt pas complette. Nous ne “ſommes pas encore entierement dé“livrés du monſtre; il eſt en danger, “mais il reſpire encore.--Dieu ſoit “loué, reprit-elle. J'aurois été bien “fâchée d'avoir à me reprocher qu'un “homme fût mort pour moi. Puiſſe-t-il “ſe rétablir changer de caractere!

“Mais, ô Ciel! ajouta-t-elle, ne vois-je “pas du ſang ſur vous, mon cher “ami?“ Je lui montrai mes deux égratignures. Elle vit combien c'étoitpeu de choſe, fut raſſurée.

Cependant un Officier de la compagnie jugea qu'il étoit bon que je me cachaſſe, pour voir, ſans danger, la tournure que prendroit cette affaire.

On ſauroit bien vous trouver ici, me “dit-il, parce qu'on eſt prévenu que “vous y êtes“. Et il me conduiſit à quelques milles de là, dans un château qui lui appartenoit depuis peu, ſans qu'on en ſût rien. Il étoit clair que je devois être, là, dans une parfaite ſûreté; ainſi j'y fus ſans inquiétude. En peu de temps, je me vis parfaitement guéri de mes mes bleſſures, je jouiſſois de la ſanté la plus floriſſante; mais je m'ennuyois beaucoup d'être enfermé, quand je brûlois d'agn.

J'appris que mon combat avoit fait beaucoup de bruit, que ce bruit étoit venu juſqu'aux oreilles de S. M.

qui avoit dit: „Spinacuta le mérite; “comment ſe fâcher de cela?“ Mais la famille de ce malheureux, ſans doute à ſon inſtigation, avoit préſenté, depuis, un mémoire au Rot, où elle peignoit l'action, de ma part, ſous les plus odieuſes couleurs. Heureuſementj'avois des témoins qui pouvoient me juſtifier; mais on me forçoit de garder la plus rigoureuſe retraite.

La vérité triompha, quoiqu'avec peine. On expoſa ſi bien au Roi au Miniſtre toutes les circonſtances de notre combat, qu'il fut décidé qu'on feindroit de l'ignorer, qu'on ne feroit aucune pourſuite à cet égard. J'eus donc la liberté de revenir à Naples, où je parus être accueilli avec un redoublement de bienveillance. La Princeſſe y revint auſſi; fſu famille étoit décidée à agréer fon mariage avec moi; mais cette noble amie voulut rendre le cdange à mon Adélaide, déclara qu'elle ne conſentiroit jamais à me donner la main, tant qu'elle ne ſeroit pas parfaitement ſûre de ſa mort; car enfin elle reconnoiſſoit les droits antérieurs, ou plutôt excluſifs, de ma premiere Amante. Nous fîmes, de tous côtés, les recherches les plus exactes, pour découvrir les traces de cette chere perſonne.

Nous entrevîmes des lueurs qui purent nous faire ſoupçonner qu'elle exiſtoit encore. Mais qu'étoit-elle devenue?

C'eſt ce que nous ne pouvions déterrer; d'autres lumieres plus fortes ſembloient nous atteſter ſa mort. J'embraſſois, dans la complaiſance de mon cœur, les lueurs favorables à mon amour. O comme je déſirois de retrouver mon Adélaïde, malgré le tendre attachement que je reſſentois pour la Princeſſe Gémelli!

Cependant le ſcélérat n'étoit pas mort. Il'me donna bientôt de nouvelles preuves de ſon exiſtence, qui me déciderent parfaitement à lui propoſer, de nouveau, le combat,dès qu'il ſeroit rétabli: car enfin, il falloit que je l'immolaſſe, ſi jene voulois être ſa victime.

Un jour, que je me ſentois dévoré de ſoiſ à la chaſſe, on me préſénta de la ſimonade, pour me rafraîchir. Heureuſement j'ai l'odorat très-fin. Je ſentis que l'odeur de ce breuvage me répugnoit, n'étoit pas telle qu'elle devoit être.

Je craignis tout à coup qu'il ne fût empoiſonné de la part de Spinacuta. Je le fis verſer dans une aſſiette qu'on préſenta à un chien altéré. L'animal infortuné en but précipitamment, ne tarda pas à en mourir. On s'apperçut qu'un domeſtique de mon ennemi s'étoit introduit dans cette maiſon, s'étoit ſauvé, à toutes jambes, quand il avoit vu préſenter le breuvage à un chien. Il n'y avoit donc pas d'équivoque ſur l'auteur de cet empoiſonnément. Le malheureux, que j'aurois dû pourſuivre en juſtice, ſe rétabliſſoit de jour en jour, je brûlois d'envenir aux mains une feconde fois avec lui, pour purger la terre d'un ſi grand ſcélérat.

Ipaſſoit enfin pour rétabli, je m'attendois, à chaque moment, à le rencontrer; mais il lui ſurvint un accident qu'il méritoit. Ce miſérable, pour avoir le plaiſir de ſe défaire plutôt de moi, vouloit précipiter ſon rétabliſſement, forcer la nature. Ilprenoit tout ce qui pouvoit irriter, chez lui, le genre nerveux, lui donner un feu trop hâtif. Il buvoit beaucoup de liqueurs fortes, y ajoutoit les drogues les plus échauffantes. Ce ſingulier régime, joint à des excès encore plus dangereux qu'il ſe permettoit déjà avec les femmes, avoit mis le feu dans ſon ſang; mais il ébranloit altéroit ſon temperament en l'exaltant. Un jour, dans une débauche de toute eſpece, dans une orgie odieuſe, il but tant de liqueurs, qu'il tomba mort ivre. On le mit en vain dans du fumier pour le ranimer.

On fut obligé de l'en tirer pour tenter un autre remede. On lui fit à peu près le traitement qu'on avoit jadis eſſayé ſur Charles le Mauvais, Roi de Navarre, déteſtable ſujet comme lui, dans une circonſtance preſque ſemblable. On le froua de graiſſe d'huile, de camphre, d'eſprit-de-vin, autres ingrédiens trèscombuſtibles; on l'enveloppa dans un drap imbibé d'eau-de-vie. Malheureuſement pour l'yvrogne, on n'avoit pas employé, autour de ſa perſonne, tout le rogôme qu'on avoit deſtiné pour cet uſage. Il en reſtoit une bonne doſe qui tentoit fort ceux qui avoient eu ſoin de lui. Ils crurent que cette liqueur leur appartenoit, réſolurent de ſe régaler aux dépens du ſcélérat. Ce barbare ne permettoit jamais à ſes gens aucun plaiſir; ils en virent un conſidérable à ſe divertir en ſa préſence à ſes frais.

Pour que leur eau-de-vie fût plus douce, ils voulurent la boire brûlée. En conſéquence, ils la tranſvaſerent dans une jatte, y mirent le feu. Pour braver encore plus leur Maître endormi, ils voulurent qu'il leur fervît de table, lui poſerent, ſans façon, la jatte ſur l'eſtomac. Or voilà qu'en célébrant leur orgie autour du cadavre, ils laiſſent tomber de l'eau-de-vie enflammée ſur le drap imbibé de pareille matiere; voilà, tout de ſuite, le feu qui y prend; voilà qu'il perce juſqu'à la chair du patient, le réveille; voilà le malheureux qui ſaute, en pouſſant des cris affreux; voilà mes gens effrayés, qui, au lieu de le ſecourir, ſe ſauvent de peur Là flamme s'étend. Bientôt le cadavre vivant eſt tout en feu. L'eau-de-vie; le campfre, l'huile,la graiſſe, nourriſſent la flamme. Il pouſſe des cris horribles, court, renverſe tout. Il ſort du château en hurlant; il veut fauter ſur tous ceux qu'ilrencontre. Chacun fuit ſa brûlame acoolae. O aigne cependant chercher e leau pour le ſoulager. On étoit, malheureuſement pour lui, dans un temps de ſéchereſſe. On lui jette tout ce qu'on peut trouver de liquide dans les bourbiers; l'eau bouillonne crie ſur ſon corps, ſans éteindre la flamme. Que ne vuidoit-on pas ſur Son Excellence pour la ſoulager l Je venois poſitivement chez ce malheureux, pour le provoquer a un ſecond combat. Je rencontre cette épouvantable figure enflammée, hurlante, couverte d'une ſange bouillonnante. Le ſpectre veut me ſauter ſur le corps, m'embraſſer, pour me communiquer ſon ſupplice. J'ai le bonheur de le repouſſer avec mon pied, de le faire tomber dans une eſpece de cloaque, où des gens officieux le vautrerent le retournerent de tous les ſens. Satan plongé dans l'eau bénite ne pourroit avou, une apparence plus diabolique. Com-on le déteſtoit cordialement, en ſouffrant un peu de le voir tant ſouffrir, on ne pouvoit s'empêcher de rire de l'aventure. Enfin, l'on vint à bout d'éteindre le feu, ſans faire ceſſer les douleurs du patient. On le jeta dans un tombereau, on le porta chez lui. On lui vuida plus de cinquante ſceaux d'eau ſur le corps, l'on employa plus de vinst balais pour le nettoyer. Tout ſon individu n'étoit qu'une plaie affreuſe. En dépit de tous les ſoulagemens qu'on lui prodiguoit, il ſouffroit, jour nuit, des douleurs infernales.

Malgré l'horreur de ſa ſituation, l'avant goût d'un enfer anticipé, après un traitement de pluſieurs mois, il échappa encore à des maux ſi horribles, ſe rétablit. Il eſtvrai queſa figure étoit abominable; mais il ne craignit pas de la montrer. Il ſe préſenta mêmeà Naples. Il y fit horreur. On lui défendit de paroître à pied dans les rues. Son extérieur étoit devenu auſſi effroyable que ſon intérieur. Il faiſoit avorter les femmes enceintes. Il fut contraint de s'enfermer bien exactement dans ſa voiture, de ſe rendre inviſible quand il ſortoit de chez lui. On ne permit pas qu'il parût à la Cour.

Malgré ſa figure exécrable, il perſiſtoittoujours à vouloir, en mêmetemps, épouſer la Princeſſe m'immoler a ſa haine atroce. Il oſa ſe préſenter devant cette femme adorable. Elle frémit à ſa vue, tomba évanouie.„Ah! me dit“elle, quand elle fut revenue à elle“même, je ne croyois pas que ce monſtre pût m'inſpirer plus d'her“reur que j'en éprouvois à le voir; “mais je m'étois trompée. O Ciel!

“moi devenir l'épouſe de cet horrible “perſonnage“! Elle retomboit dans l'évanouiſſement chaque fois qu'elle y ſongeoit.

Le monſtre avoit conſervé toute ſa noirceur diabolique. Il machinoit ſans ceſſe, pour me perdre, des projets d'iniquité. Il faiſoit jouer les plus puiſſans reſſorts pour ſe faire livrer la Princeſſe.

Il y avoit un contrat en forme, une cérémonie célébrée en face des Autels.

Son Chapelain juroit que toutes les paroles ſacramentales avoient été prononcées, que le mariage étoit parfait.

On plaida, tous les Légiſtes, que ma bienfaitrice conſulta, la condamnerent unanimement. Elle étoit dans des tranſes mortelles. Le jour du jugement arriva.

La Princeſſe s'étoit tenue prête pour s'évuder, en cas qu'elle perdît ſon procès; mais l'ennemi avoit prévenu toutes ſes tentatives; elle s'appercevoit, en frémiſſant, qu'elle étoit gardée à vue, d'une maniere qui lui ôtoit toute eſpérance de pouvon s'eſquiver. Elle étoit malade de triſteſſe d'horreun. Je lui jurois en vain que je la tirerois de ce danger, en poignardant le barbare. J'eus la force d'aſſiſter au jugement du procès. Ma noble amie perdit d'une voix unanime. Il eſt impoſſible de peindre l'horrible joie qui éclata dans les yeux du monſtre. „Je triomphe, dit-il; mais “je ne ſuis ſatisfait qu'à moitié. Il me “reſte à me venger, ajouta-t-il en me “lançant un regard tout différent de ce“lui qui avoit peint ſon odieuſe joie, “mais auſſi effrayant“.

Je ſortis conſterné pour rejoindre la Princeſſe. Ilne m'avoitpas été poſſible de poignarder le ſcélérat en public. Je ne ſavois comment annoncer, à ma bienfaitrice, l'odieuſe nouvelle. Un agentexpédié par le barbare m'avoit devancé.

Elle étoit déjà évanouie d'horreur. Je tombai moi-même, auprés d'elle, dans un anéantiſſement de quelques momens. Enfinlarage me ranima. „Ilfaut, “me dis-je, fauver ma Princeſſe du “fort le plus affreux. Courage, he“valier! Montre-toi fils de Grégoite “Merveil“. Mais bientôt l'imbécille ſcélérat m'épargna les frais du courage dont je croyois avoir beſoin, vint s'enfener delui même. Pourcépondre à toutes les trames qu'il ourdiſſoit contre-moi, j'avoiscru evoir, à monmur, fenddadreſſe contre lui. J'avois permis à l'ini de mes gens, qui étoit un garçon trèsintelligent, très-zélé même, quoiqu'aſſez mauvais fujet, de chercher à ſe placer chez lui à s'inſinuer dans ſa confiance. Le drôle y avoit réuſſi, bien-tôt il étoit devenu l'intime confident de Spinacuta. Les ſcélérats de cette eſpece font plus aiſes à duper que d'autres. Ils ne penſent qu'à tromper, il ne leur vient pas dans l'idée qu'on peut leur rendre la pareille. L'ennemi chargea mon homme d'être ſon eſpion auprès de moi; l'on juge comment it fut ſervi. Une bonne action fut la cauſe heureuſe qui me délivra de ce monſtre. J'avois rendu quelques ſervices à une pauvre famille qui demeuroit vers le haut de la Ville, dans une maiſon écartée.

Il y avoit, là, un bon vieillard malade à toute extrémité. Cet infortuné me fit dire qu'avant de mourir il défiroit ardemment de voir ſon bienfaiteur, pour le remercier lui recommander ſa pauvre famille. Je promis d'y aller dès le ſoir même. Spinacuta fut inſtruit de la viſite que je devois faire. Il ſe tranſporta ſur les lieux. Ce quartier lui parut un coupe. gurge nA merveille ditiil!

“Un lieu ſi déſert eſt favorable à nos “deſſeins. Il ne doit paſſer ici per“ſonne le ſoir. Nous y pourrons expé“dier, tout à notre aiſe, notre ennemi.

“Il faut me trouver des braves. (C'eſt “ainſi qu'on appelle, en Italie, des “Spadaſſins qui ſe chargent, pour un “honnête ſalaire, d'aſſaſſiner qui l'on “veut.) Mais voyons la maiſon“. Il s'y trouvoit, par haſard, une foſſe d'aiſance, qu'on avoit ouverte, dans la journée, pour la vuider la nuit. L'odeur la vue de ce hideux objet parurent enchanter Spinacuta. „Voilà poſitivement ce qu'il “nous faut, s'ecria-t-il tout tranſporté.

“Le ſieur Cataudin va toujours ſeul “ſans flambeau; il ne ſe doutera de “rien; il faut qu'il paſſe auprès de ce “cloaque ouvert. Jous n'avons pas “beſon de braves. Poſte-toi dans dn “coin obſcur; quand tu le verras “paſſer, ſans ſonger à mal, pouſſe-le “rudement par derriere, fais-le tom“ber dans la foſſe. Voilà un tombeau “digne de lui“.

Mon homme accepta la commiſſion ſans faire deldifficultes, ou iln'en it que ce qu'il falloit pour être mieux payé.

Ondhoiſite de concert, l'endroit ù il devoit ſe cacher, celui où le Comte ſe tiendroit, dans la rue, en embuſcade Il fut convenu que le confident, aprè m'avoir jeté dans la foſſe, viendroi avertir le Comte, afin qu'il eût le jol plaiſir de une voir expirer dans cette foſſe immonde. Je fus inſtruit de tous par ce double confident. J'allai ſeul au rendez-vous. Prévenu du fait, j'entrevis l'ememi, proche de la maiſon, dans la niche où il étoit tapi. Je feignis de ne pas l'appercevoir. J'entrai. Mon eſpion faiſoit ſentinelle, en ſe bouchant le nez. „Vous ſaurez, me “dit-il, bientôt de mes nouvelles“.

Il me conduiſit lui-même dans l'eſcalier, qu'il connoiſſoit mieux que moi, il redeſcendit pour exécuter ſon deſſein.J'entrai chez le bon vieillard. Je ne détaille point la ſcene attendriſſante dont je fus témoin. e-fis les promeſſes les plus conſolantes au moribond à ſa famille. J'y joignis quelques libéralités, j'eus le chagrin de le voir expirer. Je me hâtai de quitter ce lieu de douleur. Deux de ſes enfans, grands garçons, m'éolairerent en deſcendant de e grenier.

Nous entendions, au bas de l'eſcadier, comme des ens ui ſe débattoient. Tout à coup (je demande pardon à mes Lecteurs de les entretenir d'objets ſi rebutans; la vérité m'y force.

On doit ſentir que ſi mon récit étoit de pure invention, j'aurois choiſi des idées moins ſoulevantes); tout à coup, dis-je, nous appercevons une figure couverte de ce qu'il y a de plus hideux à concevoir, qui cherche à ſortir de la foſſe infecte. Le malheureux y retombe à notre aſpect. Nous nous hâtons de lui tendre une corde qu'il a le bonheur de ſaiſir; nous le tirons avec de grands efforts, très-étonnés de ce qu'il étoit ſi lourd. Nous en découvrîmes bientôt la raiſon. Nous apperçumes, avec ſurpriſe, une autre figure encore plus hideuſe, cramponnée aux jambes de la premiere, qu'elle ne vouloit pas lâcher. Nous tendîmes auſſi la corde à ce ſecond malheureux. Illâcha la jambe, ſaiſit le lien; ce qui nous donna la facilité de tirer tout à fait le premier de ce manvais pas. Nous procédâmes enſuite plus commodément au ſalut du ſecond. Ce dégoûtant perſonnage étoit déjà preſque entierementhors de la foſſe; il m'apperçoit, ſe renverſe d'horreur, avec tant deviolence, que la corde, quin'étoit tenue, dans ce moment, que par l'un de nous, lui échappe, le malheureux retombe dans l'immodice.

Il n'y eut plus moyen de l'en retirer qu'avec de grands crocs ou harpons; à peine fut-il dehors qu'il rendit l'ame. On eſt curieux de ſavoir quels ſont les deux miſérables tirés d'un lieu ſi infect. Si l'on me permet encore quelques détails ſur un ſi triſte ſujet, on va l'apprendre. Mon eſpion ne m'eut pas plutôt quitté, qu'il alla trouver le Comte, lui dire que l'affaire étoit faite, qu'il pouvoit venir jouir de ſa vengeance. Le ſcélérat titré le ſuivit avec ardeur. Le drôle lui fit avançer la tête ſur la foſſe, pour qu'il vît ſa victime, profita du moment pour le pouſſer dans le cloaque mortel; avec d'autant plus de plaiſir, qu'il s'apperçut que le traître vouloit l'y précipiter lui-même, ſans doute pour enſevelir le ſecret de ſon crime, par la mort de l'exécuteur.

Mais le monſtre, en tombant, s'attacha à la jambe de mon fourbe, l'entraîna avec lui. Heureuſement mon ennemi tomba deſſous, mon homme, en montant ſur lui, l'enfonçoit davantage, s'élevoit pour ſortir de la foſſe Quoi qu'il en ſoit, les deux malheureux auroient péri, ſans nos ſecours. Je me conſolai aiſément de la mort de Spinacuta; mais je puis donner ma parole d'honneur que je n'avois aucune part à l'action de mon valet.

Ici la Juſtice n'avoit point à ſévir.

C'étoient deux malheureux tombés enſemble dans une foſſe d'aiſance; accident qui n'eſt pas nouveau. On ignoroit les détails de leur chûte. Le mort ne pouvoit parler; le vivant ſe gardoit bien de le faire. Cependant l'hiſtoire perça dans le public. Tout le monde convint que le genre de mort ne pouvoit être mieux choiſi. La famille du monſtre fut exceſſivement furieuſe. Un homme d'une ſi grande Maiſon, mort par le miniſtere d'un valet, ſur-tout d'un genre de mort comme celui-là, outroit ces Noblesſtupides; mais ils eurent beau faire; ils ne purent obtenir que cette affaire eût aucune ſuite. Je fus vengé ſans danger, je pus enfin reſpirer. Je plaignis ce miſérable d'avoir reçu une ame ſi atroce; mais je ne pus êt e fâché que la nature fût purgée de ſa triſte perſonne.

J'eus beaucoup de peine à ramener à la vie mon nauvre diable d'eſpion.

J'y réuſſis pourtant, je vins à bou de le conſoler par une récompenſe proportionnée à ſa peine à ſon ſervice.Mais comment peindre la joie de la Princeſſe Gémelli? C'étoit elle qui ſe trouvoit délivrée d'un monſtre qu'on vouloit lui donner pour époux. On crut que ſa famille, déjà ſi bien diſpoſée en ſa faveur, ne pouvoit plus abſolument trouver mauvais qu'elle récompenſât ſon libérateur par le don de ſa main. En effet, toute cette illuſtre Maiſon y conſentit avec une ſatisfaction marquée; je commençois à croire moi-même que je pouvois épouſer ma chere Princeſſe; mais nous reçûmes, dans ce temps-là, quelques lueurs qui nous firent entrevoir qu'Adélaide pouvoit vivre „Ah! dit “ma noble amie, ſes droits font an“térieurs aux miens, ils doivent être “ſacrés pour moi“. On diſoit qu'Adélaide reſpiroit en France. „Volez, me “dit-elle, mon cher ami, trouvez “votre Amante, ſoyez heureux “avec elle“. D'ailleurs on craignoit que la Maiſon Spmnauuta ne voulût me fire aſſaier. Il faur donc partir. Quels tendres adieux je fis à ma chere Princeſſe! Je lui promis de la revoir au plutôt; je m'arrachai de ſes bras, je partis en ſilence.

Fin du Livre quatrieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVRE CINQUIEME.

Je ſuivis, le cœur ferré, la route de France, penſant à mon Adélaïde, brûlant de la retrouver. Je cherchois des informations de tous les côtés; je multipliois tellement mes queſtions variées, qu'on finiſſoit toujours par me répondre ce que je voulois. Ces informations me faiſoienttoujours croire, de plus en plus, que je pourrois enfin trouver mon Adélaïde avant de quitter les Alpes. Je rencontrai, ſur une de leurs cimes les plus élevées, un bon Hermite qui m'offrit l'hoſpitalité. J'entrai chez lui avec beaucoup d'affection; mais quelle fut ma ſurpriſe, quand je touvai dansſa cellule le portraſt 'Adélaide! Elle étoit habilée en homme, dans le coſtume ordinaire de Chéri.

„O Ciel! dis-je à l'Hermite, d'où vous “vient ce portrait?--C'eſt, me répon“ditil, un petit Frere que j'ai eu chez “moi, pendant quelques temps, qui “afait ainſi ſon portrait, qui me l'a “laiſſé.--O Ciel! repris-je, ſavez“vous ceiqu'il eſt devenu?--Je l'i“gnore, me répondit le vieillard; il “a voulu abſolument me quitter, “peut-être a-t-il péri“. Je demandai comment il étoit fait. „Comme une “femme, me répondit le bon homme; “cartil avoit, dans ſes traits, toute la “délicateſſe de la plus belle femme. “C'eſtelle, m'écriai-je enfin“. Je queſtionnai l'Hermite ſans relâche; toutce qu'il me répondit me confirma qu'il avoit eu, chez lui, mon Adélaide.

Bientôt je n'eus plus lieu d'en douter, d jeis auſſi mon portrait dans laitage, A ! dit le vibilard, il “étoit grand ami de ce jeune homme: “il ne voyoit que lui dans l'Univers.

“Mais ne vois-je pas de la reſſem“blance entre vous ce tableau“?

Aot je ne pus etenir mes larmes.

mon Peeeii--j lllermite, etoe Demoi le éoit mon Amante.-e “m'en fuis toujours douté, reprit-il, “ſi ce n'étoit pas plutôt un Ange. “Mais, repris-je enfin, qu'eſt-elle de“venue?--Elle a pris, me répondit“il, le chemin de la France. Elle de“voit paſſer par le Dauphiné, voir “même, je crois, la grande Char“treuſe.--Elle me cherchoit, m'écriai“je. Les Chartreux lui auront dit “que je m'étois enfui, avec une fem“me, de cet auſtere aſile. Dans leur “reſſentiment contre moi, ils m'auront “peint des plus odieuſes couleurs. Elle “aura conçu de nouvelles réſolutions “d'oublier un infidele, un homme “abſolument indigne d'elle. Mais de “quel côté aura-t-elle tourné ſes pas?

“Sans doute elle ſe ſera enſevelie “conſacrée au Seigneur dans quelque “monaſtere ignore. Il n'y a que Dieu “qui puiſſe dédommagerun cœur qui “a été rempli d'une ſi longue paſſion.

“Où la trouver à préſentu O comme le bon Hermite me vanta mon Adélaïde avec un ſaint tranſport! que mon amour pour elle en redoubloitt Je ne pus quitterſi-tôt la demeure ſortmée où mon Aélae avoit reſpiré quelque temps. Je demandai au vieil lard la periſſonude paſer quelques jours avec lui. Il y conſentit. Que ce paiſible aſile eut pour moi d'attraits!

Que j'enviai le calme dont jouiſſoit ce ranquille mortel! Il me racontoit tout ce qui étoit relatif à ma chere Adélaïde. „Elle ne faiſoit, me diſoit-il, “que pleurer, ſoupirer, prier. Là, “elle avoit coutume de s'aſſeoir de “ſe plonger dans une douce rêverie, “ſur le bord de ce petit ruiſſeau qui “recevoit emportoit ſes larmes“.

Avec quel plaiſir je vis, ſur les hêtres, le nom de mon Adélaïde accouplé avec le mien! Je lus, ſur des rochers, des vers pleins de ſentiment, qu'elle y avoit gravés. Mon image ſe trouvoit par-tout aſſez bien rendue par elle, ſingulierement reſſemblante. Dans le fond d'un petit bois, je vis uneeſpece de tombeau entouré de tes de cyprès, ſur lequel je reconnus mon buſte, aveo cette inſcription: „Ici mon cœur repoſe “avec l'objet de mon amour. O vous “qui verrez ce mortel, que vous ſerez “heureux! S'il n'eſt plus dans ce “monde, que je brûle de le rejoindre ln Je ne pouvois m'empêche deépandre les ple ouces larmes,ét s oiid uchon. Ee bor emite, entaîne par mon exemple y joignoit les ſiennes. L'Hermitage étoit devenu l'aſile du plus tendre amour; peut-être aucun lieu ne m'a paru, ſur la terre, plus intéreſſant.

Je pris l'habit d'Hermite, pour avoir plus de conformité avec mon Adélaïde.

J'allois dans les mêmes endroits qu'elle, faire les mêmes choſes. Le vieillard croyoit revoir le jeune Chéri. Il auroit beaucoup deſiré que j'euſſe reſté long-temps avec lui; parce que ma préſence commençoit à lui attirer de nombreuſes offrandes, comme avoit fait celle de mon Amante déguiſée. Je la peignis auſſi de tous les côtés; mais ſous les habits de ſon ſexe, ſous la forme qui ſeule pouvoit m'inſpirer de l'amour.

Je gravai ſon nom le mien ſur les hêtres, des vers ſur les rochers. Le peu de temps enfin uu paſſai dans ce tranquille féjour, au ſeid'une tendre mélancolie, fut un des plus heureuxde ma vie.

L'Hermite m'envoyoit danslesvillages voiſins, recueillir les aumônes des Fideles. Je revenois, à la maiſon, trèschargé; ce qui réjouiffoit fort le bon Pereaaſille lui atroisaſiororoviſites, ſur-tout de la part du beau ſexe. "Eſt-ce “ que vous avezretrouuole petitFrere “Chéri, lui diſoit-on?--Non, répon“doitil, c'eſt un de ſes amis.--Oh, “oh! reprenoient les Dames, il a quel“que choſe de plus mâle dans la phyſio“nomie. Il n'en eſt pas plus mal“. Et l'on avoit ſoin de laiſſer des généroſités pour le Frere Cataudin.

Je reconnus, dans cette occaſion, que les femmes vont toujours au devant de ceux qui veulent les tromper.

Bientôt le bruit ſe répandit que j'étois un Saint. Pluſieurs même prétendoient que je venois réellement du Ciel, que j'étois un habitant de l'autre monde.

On en prenoit le prétexte de me rendre une eſpece de culte. Les femmes venoient ſe jeter à mes genoux me baiſer la main. L'Hermite m'exhortoit à me prêter à ces momeries, pour attirer les aumônes. La rage, ſur-tout, des Béautés bavardes étoit de venir ſe confeſſer à mes pieds. J'avois beau leur dire que je n'étois pas Prêtre, que je ne pouvois les confeſſer ni les abſoudre; elles me répondoient que ſi je n'étois pas leur confeſſeur, je pouvois être, du moins, leur conſident leur conſeil, En conſéquence elles me racontoientleurs fredaines, me faiſoient la confeſſion de leurs manis plutôt que la leure Les filles me faiſoient celle de leurs meres.

Comme je n'avois pas de confeſſional, on ſe mettoit à genoux entre mes jambes.

On appuyoit ſa joue contre la mienne.

Je voyois la gorge s'élever s'abaiſſer, des yeux touchans m'adreſſer des regards paſſionnés. Je n'étois pas de marbre, je trouvois cette poſition trop dangereuſe. Quelquefois le bon Hermite rioit comme un fou de mon embarras.Parmi tant de pénitentes, preſque toutes jeunes (car je rebutois abſolument les vieilles), il s'en trouvoit de très-jolies. Pluſieurs conçurent, pour moi, décidément de l'amour; quelquesunes me l'avouerent. Il s'en trouvoit auſſi un certain nombre qui me faiſoient une véritable impreſſion; les jeunes gens vont penſer que j'abuſai de leur confiance, que je me livrai encore à des déréglemens dont je vais gémir; mais les ames honnêtes ſeroient trop ſcandaliſées, ſi elles apprenoient que, dans un ſi touchant aſile, j'euſſe abuſé, en quelque ſorte, du maſque de la Religion, pour me plonger dans des déſordres, qu'on eſt peut-être las de voir recommencer ſi ſouvent.

Quoi qu'il enſoit, je jouis de pluſieurs agrémens, agrémens, dans cet Hermitage; mais la ſituation de mon cœur ne me permettoit pas d'y faire un long ſéjour. Il falloit trouver mon Adélaïde. Il parolſſoit évident qu'elle n'étoit pas mote quand je l'avois crue immolée; puiſque c'étoit depuis cette époque qu'ette avoit vécu chez l'Hermite: mais qu'étoit-elle devenue depuis? Je n'avois plus de preuves de ſa mort. Le profond ſilence qui régnoit ſur elle, étoit l'unique raiſon qui pût me faie iinde qu'elle ne fût plus de ce mondeſ; mais j'avois, d'ailleurs, plus de fujets d'eſpérance que d'effrol.

ejeunc innocente, d'une Ville voiſine, décorée de toutes les graces naïves que donne la ſimple nature, me retint cependant encore quelque temps auprès de l'HeriteelIl s'établi, fin compte, une ſinguliere opinion. On m'avoit déjà pris pourun Saint dans une autre circonſtance; dans celle-ci, on me prit pour un Ange. Monpere a été Dieu, on voit que j'ai approché de lui de bien près. Une de mes dévotes qui m'apperſoir toujours ſonbel Ange, me rêya, nemuit, ousta Angei Eille monitnu, aveos atest Selonrêve, jeivenpisà ellesdelà part de Dieu. Je lui diſois que le Souverain des Cieux m'avoit ordonné de voiler ma nature céleſte, de paroître un ſimple mortel; mais que j'étois réellement l'Ange Gabriel. D'après ſon joli ſonge, cette crédule Beaute crut fermement que j'étois l'Archange de ce nom.

Elle le dit, ſous le ſceau du ſecret, à quelques commeres de ſon quartier, qui ne firent aucune difficulté de le croire.

Ce bruit ſe répandit, s'accrédita, il fut décidé que j'étois l'Archange Gabriel. Dès-lors aucune dévote n'auroit refuſé de m'accorder ſes faveurs: „Car “enfin, diſoient-elles, c'eſt un Envoyé “céleſte; ſi le Ciel me fait l'honneur de me choiſir, dans ſes deſſeins éter“nels, pour être le canal de ſes gra“ces, pour me voir fécondée par un “Ange donner le jour à quelque “Prophête, ce ſeroit un crime de vou“loir me ſouſtraire à une ſi grande “gloire“. Pluſieurs s'étoient ainſi expliquées nettement avec l'Hermite, qui m'en avoit rendu compte, en étouffant de rire.

l'aroispeine à m'empêcher d'en faire autant mmiis je ne pouvois me réſoudre à me prêter à cette nouvelle erreur, dontje m'apperçevois cependant à chaque moment. Nous étions au fort de l'été. Je voulus aller me baigner. Je ne ſais pas comment on ſut mon deſſein dans les environs; mais je touvai le lieu du bain tout entouré deſpectateurs, ſur-tout de femmes. Je ne ſavois pourquoi; mais l'Hermite m'apprit que la curioſité attiroit toutes ces ſpectatrices, jalouſes de me voir nu, pour avoir le plaiſir de découvrir mes aîles. Je fus obligé de faire planter, dans leau, quatre piquets, de former un enclos de toile, afin de me ſouſtraire à tous ces regards curieux. Mais combien d'efforts ne firent pas toutes ces héroïnes, pour contenter leur curioſité! Pluſieurs ne craignirent pas d'entrer dans l'eau, pour venir me lorgner par-deſſous la toile.

J'étois entouré d'un groupe d'amis, qui me cachoit à merveille; cependant pluſieurs ſe vantoient de m'avoir vu dans ma nudité. On leur demandoit comment étoient faites mes aîles; elles ne paroiſſoient pas trop ſavoir que répondre à cete queſtion. On n'imagineroit pas toutes celles qui ſe faiſoient ſur la conformation de mon corps ſur celle de toutes ſes parties. On s'informoit même de mon ſexe, de la maniere dont il étoi marqué.

Pluſieurs femmes aſſuroient avoir vu paſſer, par-deſſous ma mandille, l'extrémité de mes aîles. On vendoit, de tous côtés, des plumes de paon, qu'on juroit, être des miennes. On débitoit par-tout mon portrait, avec une chanſon ſpirituelle a ma gloire. Ma renommée ſe répandoit au loin. On venoit me voir en pelérinage; les offrandes des Fideles étoient immenſes. L'Hermite en eut de quoi devenir riche toute ſa vie, de mantere qu'il ne tarda pas à quitter l'hermitage avec moi, pour aller devenir Fermier-Général à Paris.

Pour revenir à mes dévotes, il y en eut une dont la fille, très-jolie trèsinnocente, parut concevoir pour moi une paſſion réelle. Sa mere, loin de la contrarier dans ce penchant, crut au contraire qu'elle devoit rechercher mes faveurs. Elle me l'amenoit ſouvent à confeſſe, malgré mes proteſtations contre l'état de Confeſſeur. Je m'appercevois que le cœur de la petite perſonne palpitoit, , comme elle étoit jolie, je ne pouvois m'empêcher d'y etre ſenſible. La mere obſervoit mes yeux; quand elle croyoit y appercevoir de la tendreſſe pour ſa fille, elle étoit enchantée. Je m'appercevois de cé manége, je ſouriois, la mere la fille m'auroient volontiers embraſſé.

Orſolina, c'étoit le nom de l'innocente, ne favoit pas trop ce qu'elle diſoit, quand elle ſe confeſſoit à moi. Je faiſois plus d'attention à ſa charmante figure qu'à ſes peccadilles. Je diſtinguai cependant, un jour, qu'elle ſe confeſſoit de m'aimer. „Mon enfant, “lui dis-je, vous croyez donc que c'eſt “là un péché?--Je n'en ſais rien, me “répondit-elle. Selon ce qu'on m'a “toujours dit, c'en ſeroit un ſi j'aimois un homme; mais vis-à-vis d'un “Ange, je crains que ce ne ſoit pire, “ que vous ne prenlez cela pour un “ſacrilége.--Belle innocente, repris“je, ôtez-vous donc de la tête que je “ſois un Ange. C'eſt me faire beau“coup d'honneur que d'avoir cette “opinion; mais je la mérite ſi peu, que “c'eſt m'offenſer que de m'en parler.

“Nem'ouvrez done plus la bouche ſur “cette ſimplicité. Quelle eſt la folie de “votre mere, de vous amener aux “pieds d'un homme que vous pré“tendez aimer! Car enfin elle doit “être inſtruite de vos ſentimens. “Oui, ſans doute, me répondit Orſo“lina; mais la vieille mere Chicot, “qui eſt dévote forciere, qui ſait ti “rer les cartes lire dans l'écriture “d'un livre, lui a dit: „Mon enfant, “l'Ange Gabriel conduira votre fille “dans ſa chambre, il naitra d'elle “ de lui un petit Amour “. Vous “voyez donc bien, mon cher Ange, “que ma mere n'a pas dû refuſer, “pour ſa fille, un ſi grand honneur.

“--Vous votre mere, dis-je à l'in“nocente, la vieille mere Chicot, “vous êtes trois folles.--Mon cher “Ange, reprit la belle, ma mere m'a “chargé de vous demander ſi nous “pouvons nous flatter que vous nous “conduirez dans votre chambre, ou “ſi vous permettez que nous vous y “allions trouver.--Venez-y, ſi vous “voulez, répondis-je, mais ſans y en“tendre malice; comme chez un hom“me ſur-tout. Seriez-vous fâchée, ma “belle enfant, que je fuſſe un homme?

“--Hélas! non, répondit l'innocente; “au contraire“.

Quelques jours après, je rentrai aſſez tard pour me coucher. L'Hermite étoit abſent. Je fus ſurpris de voir, ſur la porte de l'Hermitage, une petite tenture, avec quelques lampions. J'entre, je vois ma cellule illuminée, tendue en hauteliſſe, avec des guirlandes de fleurs, ajuſtée comme une Chapelle. L'alcove formoit comme le ſanctuaire, ſi l'on peut employer ce mot, ſans proſanation, dans cette circonſtance. Je vois le lit auſſi paré de guirlandes, les draps, d'une batiſte très-fine étendue ſur du taffetas roſe, étoient bordés d'une belle dentelle. Le tout enfin étoit ſemé de roſes effeuillées. Dans un petit réchaud brûloit un grain d'encens. J'ouvrois de grands yeux: mais quelle fut ma ſurpriſe, quand j'apperçus, dans le lit, un objet charmant, une jeune fille couronnée de fleurs, qui paroiſſoit dans un tendre embarras, ſe faiſoit petite le plus qu'elle pouvoit! C'étoit Orſolina.

J'apperçus, à travers une vitre, dans la piece contigué, pluſieurs femmes à genoux, le chapelet à la main, à la tête deſquelles étoit la vieille mere Chicot, avec la mere de la jeune fille. Elles paroiſſoient marmoter des prieres me lorgner à travers la vitre. Je fis ſemblant de ne pas les appercevoir, je me trouvai auſſi décontenancé que la jeune fille, dont l'embarras étoit ſi charmant, qu'il m'entraîna auprès d'elle. Mais comme je ne voulois pas travailler pour les curieuſes, j'eus grand ſoin de fermer les rideaux. Dès que je fus au lit, une mufique extérieure ſe fit entendre, d'on chanta des cantiques en l'honneur de l'Ange Gabriel. La vieille mere Chiot ſe diſtingoit fur-tout, avec ſa voix chevrotante. Je ſerrai dans mes bras la chere Orſolina. „Ma belle enfant, lui dis-je, je “gémis de la farce qu'on joue ici. Si de bruit en venoit aux oreilles du “Gouvernement, nous ſerions tous “punis; l'on me feroit ſur-tout de “mauvaiſes affaires, à moi. Si jamais “la Juſtice venoit à faire des enquêtes “à ce ſujet, vous ſeriez obligée de “rendre hommage à la vérité. Vous “pourriez aſſurer que j'ai toujours “proteſté que je n'étois pas l'Ange Ga“briel, que je vous ai défendu de m'ap“peler de ce nom, que je n'ai cherché “à tromper perſonne, que je vous “ai témoigné combien j'étois mortifié “de la ſcandaleuſe comédie qu'on “jouoit chez moi, contre toutes mes “proteſtations. Oui, ma chere Orſo“lina, je ne ſuis qu'un homme; je ne “veux point vous tromper, ſi vous “perſiſtez à me regarder comme un Ange: je vous quitte à l'inſtant.

--„Ah! ne me fuyez pas, s'écria la “jeune innocente. Soyez un homme, “ ne vous montrez pas courroucé “contre moi“. Son air d'innocence mêlée d'amour me toucha; je flottois entre les remords la paſſion. Ne me demandez pas de quel côté fut la victoire. Conſultez chacun votre propre cœur, ſachez reſpecter des myſteres ſi délicats.

Orſolina m'apprit qu'elle avoit un Amant, qui, ayant entendu parler de ſa liaiſon naiſſante avec l'Ange Gabriel, loin de témoigner des alarmes, aſſuroit qu'il ſe tiendroit honoré s'il pouvoit épouſer une perſonne d'un nature au-deſſus de la ſienne, fécondée par un Etre céleſte. La famille de cet homme ſimple n'étoit diſpoſée à conſentir à ſon mariage avec la jeune perſonne, que par cette raiſon; car, d'ailleurs, pour le rang la fortune, il étoit au-deſſus d'elle. „Vous voyez bien, ajou“tatelle, mon cher Ange, qu'en vous “refuſant à mon tendre amour, vous “me priveriez de faire ma fortune“.

Je ne pus m'empêcher de rire, avec la jeune Orſolina, de cette complication de ſimplicites. Je lui fis toucher mes épaules, pour qu'elle s'aſſurat que j'étois ſans aîles; il me parut qu'elle m'aimoit autant mortel, que ſubſtance céleſte. Je paſſai une nuit qui eut ſes agrémens; les bonnes femmes-s'occuperent différemment. Quand je fus levé, elles vinrent me faire leurs complimens, me remercier à genoux. Je leur dis qu'elles étoient des imbécilles; je leur recommandai le plus profond ſilence.Toute cette hiſtoire me donnoit des ranſes, par la crainte que j'avois que le prétendu ſecret ne parvînt aux oreilles de ceux qui, revetus de l'autorité, ne ſont pas ſi crédules. Il auroit-pu réſulter, de cette fredaine, des ſuites fâcheuſes pour moi. Je preſſai donc mon départ, j'obtins de l'Hermite qu'il ne s'y oppoſeroit plus. Il ne devoit pas, lui-même, tarder à me rejoindre; car il n'étoit pas fûché d'aller jouir. Le maſque lui peſoit, depuis qu'il n'en avoit plus beſoin.

La veille de mon départ, je renconuai la petite Orſolina dans un bois écarté. „Mon cher petit Hermite, me “dit-elle, que je ſuis enchantée de vous voir encore une ſoisl Je ne fus pas moins ravi, de mon côté, de n'être plus un Ange à ſes yeux, de me voir aimé, quoique mortel. Nous nous égarâmes dans le bois; nous y, trouvâmes un petit berceau qui ſembloit nous inviter a venir reſpirer ſous ſon ombrage. Nous y entrâmes, nous y tombâmes enſemble ſur le gazon. Nous y paſſâmes une ſoirée délicieuſe. Orſolina, me reconnoiſſant pour un homme, me traitoit avec une familiarité plus douce, je n'avois plus le remords de la tromper. Je la quittai avec un véritable regret, je ne pus me diſpenſer de joindre quelques larmes à celles qu'elle verſoit abondamment.

Le lendemain matin, je partis avec beaucoup de gaîté. Dès que je ne fus plus avec Orſolina, je repenſai à mon Adélaïde. Les diſpoſnions gaies où je me trouvois peignoient tout, à mes yeux, d'une riante couleur, m'oſfroient les rayons de l'efpérance. Je me flattois donc deretrouver mon Amanteg ſon idée chérie m'occupa toute la journée juſqu'à une auberge, où je me hâtai de me coucher en penſant toujours à elle Je m'endormis ſur cette chere idé mait tout à coup le ſongele pls frappant, le plus clair, vint m'enlever à moimême. Je crus entendre diſtinctemen ma porte s'ouvrir. Je vis entrer, dans ma chambre, auſſi clairement que ſi j'avois été éveillé, un grand fantôme blanc repréſentant une femme de la plus majeſtueuſe apparence: c'étoit mon Adélaide. Oui, je croyois la voir elle-même, plus grande cependant que quand elle reſpiroit ſur la terre. Son corps avoitje ne ſais quoi de lumineux de céleſte. Le calme du bonheur ſembloit repoſer ſur ſon front. „Mon ami, dit-elle, tu cher“ches ton Adélaïde. Malgré tes égaremens, tu l'as toujours aimée, com“me tu es capable d'aimer. Viens la “voir“. A l'inſtant, elle me ſaiſit par les cheveux, ſans pourtant me faire de mal, m'enleve tranquillement dans lesiairs. Elle deſcend ſur un tombeau qui paroiſſoit de criſtal, entre dedans anoovri laitombe, comme ſi elle eût ſſ pan les pores; je la vois, à travers lariſtaluſe coucher paiſiblement au ſond de la fépulture, fermer les yeux, s'y en dormir. Je lui tends les bras.

Peu à peu la tombe tranſparente qui la couvre, s'obeurcit, me dérobe ſa vue, dienten marbre noir, ſur lequel je oit ehſettrès d'or: „Ci gît Adé“laïde“. Je m'étends ſur la pierre, pour la baigner de mes larmes; elle ſemble trembler ſous moi. Saiſi d'horreur, je m'éveille en ſurſaut, me retrouve glacé, couvert d'une ſueur froide, dans mon lit ſolitaire. Je me leve à la hâte, je pars, frappé d'un ſonge ſi clair ſi détaillé. Je ne puis y penſer ſans un certain friſſon. Quoique je ne croye pas aux rêves, je ne puis me défendre d'une ſecrete horreur qui éteint mon eſpérance m'accompagne long-temps ſur la route.

J'arrive, dans ces diſpoſitions, au milieu de certaines ruines, où l'envie me prend d'aller méditer un moment. Je deſcends de ma voiture, pour m'y livrer à la mélancolie. On avoit éprouvé, dans ce lieu, un tremblement de terre épouvantable, qui avoit renverſé une égliſe, qu'on avoit, depuis, achevé de démolir, pour la rebâtir plus loin. Les pierres étoient éparſes ſur la terre. J'obſervai ces ruines, avec cette douce émotion que m'inſplrent toujours les objets intéreſſans douloureux. Je vis pluſieurs pierres tumulaires, je ne ſais pourquoi je m'amuſai à en lire les inſu tons. Frivole occupation, qui i vint funeſte! J'en vis une, qui, à ſon air de fraîcheur paroiſſoit récente; le marbre étoit noir, bien poli, les lettres d'or très-brillantes. J'oſai lire l'inſcription fatale; ô Ciel! en voici la traduction, ou du moins la ſubſtance: „Ci gît Adélaïde l'Arabe, enlevée au “printemps de ſa vie. Paſſant, elle eut “un cœur, pleure-là, plains ceux qui “la connurent“.

„O rêve funeſte, m'écriai-je tu n'é“tois que trop vrai“! Et je tombai dans le plus profond évanouiſſement. Je ne revins à moi que bien long-temps après.

Je me retrouvai ſur un lit d'auberge, entre les bras de l'Hermite, qui ne l'étoit plus, qui m'avoit, comme on le voit, ſuivi de bien près. Il m'avoit rencontré couché, ſans mouvement, ſur la terre, expoſé à être volé, aſſaſſiné, jeté dans quelque foſſé. Il m'avoit reconnu, quoique courant la poſte; il m'avoit fait placer dans ſa voiture, , en me ſoutenant dans ſes bras, il m'avoit conduit juſqu'à cette auberge.

Je témoignai, à ce généreux mortel, toute la reconnoiſſance que je lui devois. Il me demanda comment pourj'avois éprouvé un accicent ſi Je lui racontai mon ſonge, ma viſite au milieu des ruines, la rencontre du marbre noir. „C'eſt dant ce “lieu déſaſtreux, lui dis-je, parmi ces “débris, que je me ſuis ſenti glacé “d'horreur; mais quand j'ai vu la pierre “tumulaire ſur laquelle étoit gravé le “nom de mon Amante... l'avez-vous “remarquée comme moi, mon pere?

“C'étoit un marbre noir, encore poli, “qui paroiſſoit avoir été poſé récem“ment; les lettres d'or étoient encore “fraîches; l'inſcription portoit: „Ci “gît Adélaïde l'Arabe.--Vraiment, me “répondit-il, je l'ai bien remarquée, “parce que j'ai connu, il y a pluſieurs “années, à Paris, une charmante en“fant qui portoit ce nom, vous “m'y faites penſer. En effet, le petit “Chéri lui reſſembloit parfaitement.

“Je ne ſavois auſſi où j'avois vu ce “jeune homme.--Chéri, m'écriai-je, “étoit Adélaïde, la fille angélique du “plus méchant des hommes.--Oui, “reprit mon ami, c'étoit la fille de feu “M. l'Arabe. J'ai bien connu ſon pere; “c'étoit, il eſt vrai, un mauvais ſujet.

“La belle Adélaïde étoit la perle de “la famille. Elle en poſſédoit, à elle “ſeule, toutes les perfections; car les “autresn'étoient pas dignes d'avoir une “telle ſœur. J'ai appris, il y a quel“que temps, qu'on l'avoit perdue de “vue depuis quelques annees; on la “diſoit avec une grande Princeſſe.

“Mon Dieu, que je ſuis fâché de ſa “mort! Le pauvre petit Chéri! moi “qui n'avois pas fu reconnoître dans “lui cette chere Adélaïde! C'étoit un “Ange. C'eſt une vraie perte, les “larmes m'en viennent aux yeux“.

J'embraſſai mon bienfaiteur, pour les ſentimens qu'il témoignoit ſur le compte de mon Amante. „Mais, mon cherpapa, “repris-je, il faut faire des informa“tions. Si je n'étois pas tombé dans l'é“vanouiſſement, j'aurois queſtionné “tout le monde.--Mon cher ami, me “répondit-il, j'ai fait beaucoup de “queſtions au ſujet de cette perſonne, “dont le nom me frappoit. Je n'ai re“cueilli preſque aucune lueur. On m'a “dit que les pierres que je voyois, “couvroient la tombe de pluſieurs No“tables enterrés dans l'Egliſe démolie; “qu'on les avoit miſes là en réſerve, “pour les poſer dans la nouvelle. On “ne ſavoit pourtant pas trop ſi ce mar“bre noir ſi frais avoit été poſé. Quel“qu'un m'a dit même qu'il-croyoit “avoir entendu dire conſuſément, “que la perſonne avoit fait faire ſa “tombe avant de mourir.--Ah! mon “cher ami, m'écriai-je, voilà de gran“des clartés. Adélaïde a fait faire ſa “tombe; mais elle reſpire.--Je le ſou“haite de tout mon cœur, reprit l'ex“Hermite; mais courez donc à Paris, “pour la rejoindre. Elle y ſera peut“être retournée; hâtez-vous, du “moins, d'arriver dans votre famille, “où vous devez trouver des conſo“lations.Non, lui répondis-je, il faut aller “d'abord à la grande Chartreuſe. Vous “ſavez que j'avois intention de m'y “rendre. Qui ſait ſi Adélaïde ne s'y “trouveroit pas? Vous m'avez dit, je “crois, vous-même qu'elle y étoit “allée chercher des informations ſur “mon compte. Volons vers ce ſaint “aſile.--Non, me répondit le vieil“lard, il vaut mieux retourner chez “votre pere. Si Adélaïde a vu les “Chartreux, ils lui auront appris que “vous avez diſparu dans les airs; “elle les aura quittés, avec le déſeſ“poir dans le cœur. Selon ce que vous “m'avez dit, les bons Peres n'ont pas “lieu d'être fort contens de vous. Se“roitil blen ſûr, pour vous, d'aller “vous remettre en leurs mains, fanl “être aſſuré du pardon. Cependant “j'ai entendu parler de vous à Don “Prieur. Je vous connois de réputa“tion. Vous êtes ce fameux Novice “qui a fait tant de bruit ſous le nom “de S. Bruno. Je crois qu'on pourra “vous pardonner. Don Prieur vous “aime. Vous avez, à ce qu'il dit, de “très-grands talens. Vous faites des “prodiges; vous vous élevez dans les “airs. On ne veut probablement pas “votre perte. D'ailleurs vous n'aviez “pas prononcé des vœux. Je parvien“drai peut-être à faire votre paix, ſi “vous le déſirez. Je me hâte d'aller à “Paris, pour des affaires indiſpenſa“bles preſſées. Je reviens, ſur le “champ, dans ce pays-ci. Ce qui vous “tient le plus au cœur, c'eſt votre “Adélaïde. La pierre tumulaire n'a “pas entiérement éteint votre eſpoir.

“Vous voudriez recueillir des infor“mations; vous vous flattez qu'il “en réſulteroit quelque lueur qui “vous découvriroit qu'elle reſpire en“core. Hé bien, ces informattons, je “les receuillerai pour vous. Le plus “prêſſé, dans le momem préſent, eſt de vous conduire dans votre famille. Si “vous n'appreniez rien ſur votre “Amante, ou ſi les informations vous “donnoient la certitude affreuſe de ſa “mort, ſelon l'état où je vous vois, “je ſuis très-ſûr que vous tomberiez “malade ſur le champ, là, au milieu “des chemins. Sentez le danger qui “pourroit en réſulter pour vous. Fiez“vous à ma foi, à mon zele“. Que dirai-je enfin? Cet homme exceſſivement honnête me perſuada. J'étois atterré du dernier coup que je venois de recevoir. Cette pierre tumulaire m'avoit écraſé. Je n'eus pas l force de réſiſter à mon guide, je me laiſſai conduire vers Paris. Dans la route, il me dit mille choſes conſolantes. Je crois qu'il en imagina quelques-unes. Par exemple, il m'apprit qu'il avoit entendu parler confuſément, il y avoit quelque temps, d'un jeune homme auſſi beau qu'une fille, tombé en léthargie, qu'on avoit enterré qui étoit reſſuſcité. „O! c'étoit mon Adélaïde, m'é“criaije: mais, ô Dieu! vous inventez “cette fiction pour tromper ma dou“leur; l'hiſſoire de celui qui “ voit fait faire ſa tombe avantde moull eſt auſſi peut-être une obligeants “nyention de votre part“.

Mon ci-devant Hermite me ſoutenoit ſur la route, par le flambeau de l'eſpérance, qu'il préſentoit ſans ceſſe à mes yeux. Je brûlois d'arriver chez mon pere. Je me flattois d'y récevoir des nouvelles de mon Adélaïde. Nous arri vâmes en effet promptement. Toute la famille m'attendoit avec impatience. Le ſoleil étoit près de ſe coucher. Je voyois déjà, de très-près, les tours de la Capitale. Soudain, j'apperçois un groupe de beau monde qui prenoit le plaiſir de la promenade dans les contre-allées de la grande route. Leurs voitures les ſuivoient dans le milieu.

On m'apperçoit de foin. Un grand homme, très-bien mis, s'écrie: C'eſt lui“ Je reconnois mon pere, je me précipite dans ſes bras. Avec quel plaifir ce tendre pere m'embraſſa! que j'en éprouvai moi-même entre ſes bras?C'étoit

une volupté moins vive, mais plus céleſte peut-être que celle qu'hſpire l'amour. Je trouvai, là, toute la fâmille réunie, au milieu de laquelle témiſe figuroit. Elle ne put s'empêcher de voler dans mes bras. Je fus reçu, par tout le monde, avec des tranſports de joié de tendreſſe que je partageni. Onme donna les plus heureuſes nouveles de laPrinceſſe Gémelli, mais pas un mot ſur Adélaide. Ce ſilence me jeta dans la conſternation. Je n'oſois demander de ſes nouvelles, de peur qu'on ne m'en donnât de ſiniſtres. J'étois ſûr de la joie avec laquelle on m'en auroit communiqué de favorables, ſi l'on en avoit ſu.

Je préſentai mon ex-Hermite à la famille, en racontant les obligations que je lui avois. On l'accueillit comme mon bienfaiteur mon ſauveur, nous prîmes tous le chemin de l'hôtel.

Je trouvai, dans ma chambre, e portrait de mon Adélaïde ſa ſtatue. Ces objets chéris renouvelerent meslarmes. Toute la maiſon étoit décorée des portraits de toutes les perſonnes que j'avois le plus chéries, melés avec ceux de la famille, des perſonnes les plus cheres à mon pere. Je reſptai dans cetteheureux aſile, qui, me préſentant des images ſi intéreſſantes, étoit, pour moi, une eſpece d'Elyſée, où je converſois avec des ombres. Nous ſoupâmes aſſez gaîment.

Je n'oſai témoigner ma douleur, au mileu d'une aſſemblée ſi joyeuſe deme revoin élas! la joie ne pouvoit pénétter dans mon ame. Adélaïde m'étoit toujours préſente, toutes les plaies de mon cœur étoient rouvertes par la douleur que me cauſoit ſa perte. Son om-bre erroit ſans ceſſe devant mes yeux, ſembloit amener, autour d'elle, celles des objets chéris que j'avois perdus, tels que Scintilla quelques autres.

Ni la Prêtreſſe Aphrodiſe, ni la belle Artémiſe, ni l'aſpect de mes enfans, ni celui de toute uné famille céleſte, ne pouvoient me conſoler. J'aimois à méter, dans les Egliſes les plus lugubres, ſur la tombe des morts. Je me promenois preſque tous les jours dans le cloître des Chartreux. J'aſſiſtois à leurs offices. J'entendois leurs chants funebres avec je ne ſais quelle volupté douloureuſe; tous ces objets mélancoliques m'inſpiroient chaque jour, de plus en ps, le déſir de rentrer dans cet Ordre penltent. Qu'avois-je à faire dans le monde, mon Adéllide n'y étant plus?

Ne devois-je pas proſiter du temps que le Ciel me laiſſoit paſſer ſur la terre, pour éxpier les fautes innombrables que javois commiſes?

e ne put réſter audeſir de me préſenter au Prieur des Chartreux. Je i parſai de la douleur qui me ſéparoit du monde, du repentir de mes fautes, qui me preſſoit de le quitter.

Le bon Prieur m'embraſſa avec tendreſſe, approuva beaucoup mon deſſein, me dit qu'il avoit eu, le matin, des preſſentimens qui lui avoient annoucé que le Ciel, ce jour-là, lui enverroit un élu. Je me haſardai de lui demander s'il avoit entendu parler d'un Novice de la grande Chartreuſe, qui avoit eu le malheur de ſe laiſſer donner le nom de S. Bruno, de paroître jouer le rôle de ce bienheureux Fondateur. „Oui, ſans doute, répondit “D. Prieur; nous nous flattions qu'il “ſeroit, un jour, une des lumieres de “l'Ordre. Nous gémiſſons des circonſ"tances qui nous l'ont fait perdre, "d'autant plus qu'il eſt à craindre qu'il “ne ſe perde lui-même.--Croyez“vous, dis-je à D. Prieur, que s'il revenoit ſe préſenter, avec le firme “repentir de ſes fautes l'envie de “ſatisfaire au Ciel, on le recevroit une “ſeconde fois Novice, ſans le con“damner à la priſon ni à aucune “épreuve cruelle?--En pouvez-ous “outer, mon cher enfant, répondit “le Pater en m'ouvrant ſes bras pa“erfiels? Le Paſteur a retrouvé ſa bre“bis égarée. O mon Dien! je terends “graces; ce ſont-là de tes prodiges“.

Je fus embraſſé ſerré fortement contre la poitrine de D. Prieur, qui, étant pleine de tabac, me fit éternuer fortements e lui demandai huit jours pour faire mes réflexions; je le quittai en ſoupirant. „Allez, mon cher enfant, “me dit-il, que le Ciel vous illumine.

“Entrez dans votre cœur. Ecoutez-y “la voix du Très-haut. O mon Dieu!

“ne permets pas qu'une ſi belle ame “s'égare ſe perde“!

'Un dégoût invincible du monde prévaloit chez moi chaque jour. Je n'en avois demandé huit, que pour voir ſi, pendant ce temps-là, je ne recevrois point de nouvelles d'Adélaïde. L'exHermite étoit reparti depuis quelque temps, n'avoit rien découvert. Il avolt vu le Prieur de la grande Chartreuſe, qui lui avoit témoigné le plus rand attachement pour moi, le déſir que je rentraſſe dans l'Ordre. Sans eſpoir de revoir Adélaïde, je ſoupiris pour la retraite. J'étois honteux cependant de quitter une famille ſi elérie une ſociété ſidélioieuſe; mais Aélidé ny émit pas.Mon pere cherchoità me démurnen de ce parſingulibr par toute ésraiſons que lahiloſophieſophie peut ſuggérer. Il me faiſoit ſentir ſur-tout l'abſurdité qu'il y avoit d'entrer dans un Ordre ſi religieux ſi auſtere, ſans être bien ferme ſur l'article de la foi. Car enfin, dans la continuité d'aventures qui avoient toujours varié ma vie, je n'avois pas eu le temps d'étudier beaucoup notre fainte Religion. Je ſavois, par les plaintes mêmes des gens pieux, qu'il y avoit beaucoup d'infortunés qui n'y croyoient pas; les livres ſur leſquels ſe fondent les incrédules, m'étoient tombés dans les mains, plutôt que ceux qui établiſſent la Religion.

La mienne n'étoit donc guere qu'un pur Déiſme, une pareille doctrine conduitpeu chez les Chartreux; mais au moins cette croyance étoit chez moi une vraie Religion, au lieu que chez la plupart des Déiſtes, qui, en reconnoiſſant froidement leur Auteur, ne lui rendent aucun hommage apparent, ce n'eſt qu'une opinion. J'adorois vraiment l'Etre ſupreme, je croyois lui devoir ſatisfaction pour toutes les fautes que j'avois commiſes. J'ai toujours déſiré, en ſecret, qu'on permît aux Déiſtes d'avoir des Temples, de joindre un culte réel au ſyſtême philoſophique, qui éta blit l'exiſtence d'un Dieu; qu'on fît en un mot, du Déiſme, une Religion comme à la Chine. Car enfin, les incrédules, négligeant le culte des Chrétiens, ſe bornant à croire en ſecret qu'il exiſte un Etre ſuprême, ſont ſans Prêtres, ſans Autels, ſans aucun exercice extérieur, ni même intérieur, qui annonce leur foi dirige leurs actions; on peut donc les regarder comme ſans Religion. Le Déiſme érigé en culte, ne devroit-il pas valoir, à nos yeux, au moins ceux que nous réprouvons que nous tolérons; ne ſeroit-il pas plus utile d'avoir cette Religion, que de n'en avoir aucune?

Qu'on me pardonne de moraliſer, dans les diſpoſitions auſteres où je me peins pour le moment.

Les huit jours expirés, n'ayant point de nouvelles d'Adélaïde, je me dérobai, ſans rien dire, à la famille la plus chérie; , preſque décidément incrédule aufond du cœur, je merendis chez les Chartreux, pour embraffer une vie ſi auſtere ſi chrétienne. Le Prieur fut ſi enchanté de l'acquiſition qu'il faiſoit en moi, de l'empreſſement que je lui montrois pour prononcer mes vœux, qu'il me promit que les ſia mois de Noviciat, que j'avois déjà faité àtla grande Chartreuſe, me ſeroient comptés.

J'entrai donc, pour la ſeconde fois, chez ces pieux ſolitaires, je m'y comportai avec une ferveur qui édifia bientôt toute la maiſon. Déjà l'on me citoit à tous les Novices, comme un modele de piété, tandis qu'hélas! peut-être la foi n'étoit pas née chez moi; mais je me flattois qu'en pratiquant, avec un zele rigoureux, la Religion ſur laquelle j'avois conçu des doutes, bien-tôt je pourrois y croire, que les œuvres ameneroient la foi qui les ſanctifie.

Je ſentois que cette foi me donneroit plus de goutpour la vie auſtere à laquelle je me condamnois.

J'étois donc, comme je viens de le dire, le modele de cette ſainte Communauté; mais bientôt il vint, de la grande Chartreuſe, un jeune Profès qui partagea cette gloire avec moi. Je fus long-temps à l'admirer, ſur le bien qu'onm'en difoit, ſans avoir le plaiſir de le voir.

Il fut d'abord pendant pluſieurs jours à l'infirmerie, parce qu'il étoit d'un tempéramnt foible, que le voyage l'avoit ſans doute fatigué: enſuite il paſſa trois ſemaines ſans ſe montrer avec la Communauté, le ſeul jour de la ſemaine où nous pouvions nouspurler lne ſetrouvoit pas au chœur du même côté que moi, la ſaiſon d'autres circonſtances concoururent à rendre l'Egliſe ſi obſcure pendant quelque temps, que je ne pus diſtinguer ſon viſage, qui me paroiſſoit, en gros, fort jeune fort délicat. Enfin dans toutes les occaſions où je cherchai à voir ce jeune émule, il me ſembloit qu'il fuyoit ma préſence. On eût dit qu'une ſecrete jalouſie l'éloignoit de moi. Quand je crus lui voir quelque répugnance pour ma perſonne, je ne cherchai plus à le voir; je parus même éviter ce jeune homme, autant qu'il ſembloit jaloux de m'éviter lui-même.

Cependant l'époque de ma profeſſion avançoit. J'aſpirois de tout mon cœur après ce moment fatal, parce qu'on me reſtreignoit, pendant mon Noviciat, aux livres aux exercices de dévotion, qui ne pouvoient fournir un aliment ſuffiſant à un eſprit auſſi actif que le mien; parce que je me flattois qu'après la prononciation de mes vœux, on me permettroit de lire, de cultiver les Lettres, de me livrer aux Sciences aux Arts. Je n'avois d'ailleurs aucune diſſipation. Je ne voyois perſonne à qui je puſſe ouyrir mon cœur.

Les ſecrets de l'amour étoient une mas tiere étrangere pour ces Religieux auſteres. On nemelaiſſoit voir ame quivive de ma famille; on ne me donnoit pas même de nouvelles de ces perſonnes chéries. On m'apprit ſeulement qu'on n'avoit rien entendu dire, chez mon pere, ſur le compte d'Adélaïde; ce qui me donnoit toujours plus de motifs de croire qu'elle n'étoit plus au monde, me faiſoit déſirer d'en ſortir.

Enfin le jour fut choiſi pour la prononciation de mes vrœux. On daigna en faire part à ma famille, afin qu'elle y aſſiſtât. Mon pere me fit ſavoir en effet qu'il s'y trouveroit avec tout ſon monde, que j'y verrois, de plus, un Cardinal qui m'étoit connu, qui vouloit bien honorer ma profeſſion de ſa préſence. Je cherchois vainement, dans ma tête, qui pouvoit être ce Cardinal.

Je ne me rappelois pas d'en connoître aucun autre, que le frere jumeau de la Princeſſe Gémelli.

On m'adminiſtra, pour me préparer, tous les ſecours ſpirtuels toutes les purgations myſtiques. Enfin le jour fatal arriva. Malheureuſement, je commençai à ſentir, en entrant dans le chœur, que je faiſois une ſottiſe; mais jene ſavois plus commentreculer, après m'être avancé ſi avant, ſur-tout après avoir réuni tant de témoins; car l'aſſemblée étoit des plus nombreuſes. J'apperçus, de loin, le Cardinal qu'on m'avoit annoncé. Il me paroiſſoit reſſembler à la Princeſſe Gémelli. Il me rappeloit, du moins, la figure qu'avoit cette chere perſonne dans le temps qu'elle étoit revêtue de la pourpre Romaine.

„Seroit-ce, me diſois-je, la Princeſſe, “qui auroit voulu être témoin de mon “ſacrifice, pour voir ſi, au moment de “prononcer mes vœux, je ne me laiſ“ſerois point toucher en ſa faveur, “engager à me lier avec elle, au lieu “de m'unir à mon Auteur?“ Mais, d'ailleurs, il n'y avoit pas d'apparence qu'elle eût endoſſé, une ſeconde fois, l'habit de Cardinal. Ce pouvoit être ſon frere, qui lui reſſembloit tant; mais, depuis la derniere ſcene, où je l'avois empêché de marier ſa ſœur avec l'indigne Spinacuta, il me paroiſſoit avoir de l'éloignement pour moi. Et pourquoi ſeroit-il venu aſſiſter à mon ſacrifice? Il étoit placé trop loin de moi dans l'Egliſe, le jour étoit trop ſombre, pour que je puſſe le bien diſtinguer.

Mon pere toute la famille étoient auſſi à une certaine diſtance de moi. Ils par oiſſoient me plaindre; mais je ne ſais fije n'entrevoyois pas, dans leurs yeux, qu'ils étoient un peu piqués contre moi. Je m'en demandois le pourquoi.

Etoit-ce parce que je renoncois à eux, ou parce que je ne leur avois point parlé pendant le cours de mon Noviciat? Ne leur avoit-on point fait accroire que la défenſe de me voir venoit de moi?

L'aſpect de ces perſonnes chéries me rendoit tout mon attachement pour elles, me rappeloit dans leurs bras.

J'aurois voulu pouvoir leur parler. Le dégoût pour le cloître me faiſiſſoit, dans le moment que je devois m'y attacher par des vœux ſolennels. Je voyois, dans laſſemblée, certains jeunes gens, que je ſavois entichés de Philoſophie, que j'avois entendu plaiſanter ſouvent ſur les mfortunés qui embraſſoient le parti du cloître. Je croyois voir, dans leur yeux, un rire ſardonique, des marques certaines qu'ils me regardoient comme un imbécille. „Et ne l'es-tu pas double“ment, me diſois-je à moi-même, “d'embraſſer un pareil état, ſans avoir “la conſolation d'être fortement per“ſuadé de la foi à laquelle tu fais un ſi “grand ſacrifice? Malheureux! ſi ton Adélaïde alloit reparoître! ...“

Je cherchois, en quelque façon, un prétexte pour rompre avec les Chartreux. J'envoyai demander à mon pere ſi l'on n'avoit point reçu de nouvelles d'Adélaide. Il me fit répondre qu'il n'en avoit point reçu. „Allons, me dis“je, voilà mon arrêt. Adélaïde n'eſt “plus; je ne dois pas reſter dans un “monde que n'embellit plus ſa pré“ſence. J'ai des torts immenſes à répa“rer. Si j'ai quelques doutes encore “ſur la foi, je crois fermement à l'exiſ“tence du Dieu mon Auteur. Je crois “que je l'ai offenſé, que je lui dois “ſatisfaction. Accepte, o mon Dieu!

“le ſacrifice de ma vie de ma li“berté“. Ma tête s'exaltoit. J'étois comme un homme ivre. Mes yeux ſe troubloient. Tous les objets me ſembloient tourner autour de moi. J'eus beſoin d'être ſoutenu ſous les bras. La cérémonie commença. Mon trouble augmentoit continuellement. Quand je fus proſterné la face contre terre, je demandois, à Dieu, la mort avec des larmes ameres. Ciel! combien de ſpectres s'offrirent à mon imagination! Je fus couvert d'une ſueur froide. Enfin je me leve, je me diſpoſe à prononcer les vœux ſolennels; nœuds redoutables qui vont me lier à jamais! Je commençois à prononcer les mots terribles. Une voix foible ſe fait entendre, s'écrie: „Arrête“. Je regarde; c'étoit le jeune Profès, ce myſterieux émule dont j'ai parlé, qui crioit. Il me tend les bras, tombe évanoui. Je me précipite vers lui, je le regarde de près. C'étoit Adélaide.Fin du Livre cinquieme.

SECONDE SUITE DE L'AVENTURIER FRANÇOIS. LIVR SIXIEME.

Je manquai de tomber évanoui moimême; mais il falloit ſecourir mon Amante. „Ah! plus de vœux! m'écrai“je; j'ai retrouvé mon Adélaïde“.

Les Moines me ſecondoient pour rappeler au ſentiment le prétendu Profès; mais ils paroiſſoient ſtupéfaits de me l'entendre appeler Adélaïde. Ils ne ſavoient d'abord ce que vouloit dire mon empreſſement frénétique autour de ce petit Religieux; enfin ils virent clairement, par mes expreſſions paſſionnées, que ce prétendu Religieux étoit une femme. Elle rouvrit ſes beaux yeux: „Ah! ma chere Adélaïde, lui dis-je “en baiſant ſa main avec tranſport, “nos peines ſont finies, le Ciel te rend “à mes vœux. Cruelle! pourquoi te “cacher à ton Amant? Sortons de cette “maiſon de captivité, à laquelle tu “viens ſi à propos de m'empêcher de “me lier, allons aux pieds des Au“tels prononcer le ſerment d'être “heureux enſemble“. Adélaïde, ſans pouvoir parler, me répondit par des regards touchans, plus expreſſifs que tout ce que je pouvois lui dire.

„Mes Révérends Peres, dis-je aux “Chartreux, je me conſacrois à Dieu.

“Je me croyois ſeul au monde. Je “croyois mon Adélaïde au tombeau; “mais elle vit, elle m'eſt rendue. Je “ſuis ſenſible à vos ſoins, je reſpecte “vos vertus, mais je ne puis reſter “parmi vous. Je me dois à mon “Amante.--Cela ſuffit, dit D. Prieur “d'un air fort calme, cela vient fort “à propos. Allons, la cérémonie eſt “finie pour aujourd'hui. Venez, mon “enfant“. Je vais ſur les pas du Révérend Pere; nous ſortons du chœur.

Suivez ces deux hommes, me dit-il; “on a quelque choſe de particulier à “vous communiquer“. Je ſuis deux grands diables que je ne connois pas.

Ils me font deſcendre par un eſcalier ſombre. „Où me conduit-on? m'é“criaije; eſt-ce à la cave?“ Je me rappelai comment j'avois été attrapé jadis, à Madrid, chez les Capucins. Je voulois remonter; mais deux autres coquins, qui étoient accrampis ſur les degrés, que je n'avois pas apperçus d'abord, me paſſerent je ne ſais quoi entre les jambes; ce qui, joint avec la violence avec laquelle leurs camarades me pouſſerent, me fit tomber ſur l'eſcalier. Je roulai, tout étourdi par ma chûte, juſques dans un cachot qui étoit ouvert au bas des degrés. La porte fut foudain fermée à grand bruit ſur moi; je me trouvai enfermé ſous trente clefs, avant d'avoir pu me reconnoître faire la moindre réſiſtance.

J'avois preſque perdu connoiſſance.

Je fus rappelé au ſentiment par des cris, où je reconnus la voix de mon Amante.

Ah! Ciel! on la conduiſoit ſans doute, de ſon côté, dans un autre cachot. Je me repréſentois ſes douleurs. L'inſtant de notre réunion étoit celui de notre diſgrace; quand je croyois toucher au bonheur, j'étois précipité dans un abîme. Je me rappelois tout ce que j'avois entendu dire de la vengeance des Moines, tout ce que mon pere en avoit ſouffert, tout ce que j'en avois ſouffert moi-même; je me voyois condamné à paſſer ma vie dans cette horrible ſituation; ſur-tout je voyois ma chere Adélaïde dans cet affreux état. Encore ſi l'on nous avoit laiſſés enſemble, comme mon pere s'étoit trouvé réuni, dans ſon cachot, avec ſa Julie!...

Je vis, au haut de ma niche, une petite lucarne; j'y montai. Elle donnoit ſur une cour ſolitaire. J'apperçus visàvis, une autre lucarne ſemblable à l'éclair d'une cave. J'entrevis, contre la vitre, le viſage de ma chere Adélaïde, qui m'avoit apperçu, qui me tendoit les bras. Je les lui tendis pareillement de mon côté; nous reſtâmes quelques temps à répandre, en ſilence, des larmes à l'aſpect l'un de l'autre.

„Prends courage, ma chere Adélaïde, “criai-je à ma Maîtreſſe. Nous ſommes “ſortis de pluſieurs pas bien plus dan“gereux; nous ſortirons encore de “celui-ci“. Tout à coup on vint enlever, à mes yeux, mon Amante. Elle pouſſoit des cris plaintifs s'attachoit aux barreaux de fer. On ne nous trouvoit pas, apparemment, aſſez malheureux. On nous envioit la douceur cruelle de pleurer à l'aſpect l'un de l'autre. On arracha, par force, mon Amante de ſon cachot. Les monſtres! je ne pouvois la défendre ni la venger. Dès qu'elle eut diſparu, il me ſembla qu'avec elle j'avois perdu la lumiere. L'horreur de mon cachot en fut redoublée à mes yeux. Je paſſai une heure ou deux fort douloureuſes, qui me parurent des ſiecles. Je m'y plongeai dans l'amertume des réflexions les plus triſtes. Cependant l'eſpérance m'y préſenta encore ſon flambeau dans le lointain. „Mon pere, “me diſois-je, ma chere Princeſſe, “ou le Cardinal ſon frere, témoins de “notre malheur, vont ſans doute s'in“téreſſer en notre faveur“.

Quelque temps après, j'entendis du bruit dans le cachot de vis-à-vis; jemis la tête au ſoupirail; je vis qu'on ramenoit mon Adélaïde dans ſa priſon.

„Dieu ſoit loué, me dis-je“. Elle me fit ſigne de ſon côté; mais on l'empêcha d'approcher de ſa lucarne. „Je joui“rai, du moins, me diſois-je, de la “vue de ma chere Amante“.

Tout à coup, on vient m'enlever à mon tour. „Où veut-on me conduire?

“m'écriai-je“. On ne me répond pas; mais je vois ſix drôles bien armés, qui paroiſſent diſpoſés à m'entraîner malgré moi, ſi je veux réſiſter. „Sans doute, “me diſois-je, on a changé d'avis.

“C'eſt Adélaïde qu'on veut laiſſerdans “ſon cachot; comme on ne pré“tend pas que je jouiſſe de ſa vue, on “veut me transférer dans un autre“.

J'étois bien décidé à ne pas me laiſſer précipiter dans un nouveau ſouterrain, à reſiſter de toutes mes forces, ſi l'on vouloit me faire deſcendre un autre eſcalier. On m'en fit, au contraire, monter un, l'on m'introduiſit dans une grande ſalle, où les Chefs de l'Ordre étoient aſſemblés. Je vis qu'il étoit queſtion de ſubir un interrogatoire, que ſi l'on avoit emmené, pendant quelque temps, mon Adélaïde, c'étoit ſans doute pour le même objet. Jereſpirai, je comptai qu'on me donnoit gain de cauſe, dès qu'on me fourniſſoit les moyens de me juſtifier. D. Prieur ſes Confreres fronçoient le ſourcil, paroiſſoient armés de la gravité la plus impoſante: mais des grimaces ne m'ont jamais fait peur. On me fit mettre à genoux devant un Crucifix; , m'appuyant la main ſur l'Evangile, on me ſomma de promettre de dire la vérité. Je le promis ſolennellement.„Je vais commencer par vous la dire, “moi, jeune imprudent, dit le ſévere “D. Prieur. Vous avez été reçu Novice “dans la grande Chartreuſe; on vous “y a traité avec amour, avec des “diſtinctions extraordinaires. Voilà “comme vous les avez reconnues.

“Vous avez débauché une fille, qui “eſt venue, au mépris des lois divines “ humaines, profaner le ſaint habit “d'un des Ordres les plus réverés.

“Vous avez pratiqué des communica“tions entre votre cellule celle de “cette malheureuſe; , dans l'aſile de “la ſainteté, de la pénitence, de la “chaſteté, vous viviez enſemble au “ſein de la débauche, comme dans un “lieu de proſtitution. Non content de “cet horrible déſordre, vous avez été, “dans le voiſinage, ſéduire une jeune “fille, joignant le ſacrilége au com“ble du libertinage, vous avez oſé “vous donner pour un Saint, pour le “Fondateur de l'Ordre, afin de com“mettre, ſous ce nom que vous profa“niez, les plus indignes excès. Vos “crimes reconnus, vous êtes revenu “enlever la compagne de vos débau“ches, qui ſouilloit notre ſaint habit; u l'on ſe croyoit débarraſſé de vous; “mais, quelque temps après, vousavez “envoyé à la grande Chartreuſe une “autre de vos mpures Amantes, qui “a commis la même profanation, “qui vous attendoit pour partager vos “forfaits. Elle eſt venue vous trouver “ici. Trompés par un faux repentir, “nous vous avions reçu à bras ouverts.

“Vous avez affecté un faux zele; “dans le moment où vous prononciez “vos vœux, elle n'a pas eu la force de “cacher ſon malheureux ſecret, ſa paſ“ſion perfide obſcene a éclaté, auſſi “bien que la vôtre. Vous croyez-vous “donc en droit de vous jouer ainſi du “Ciel de laterre, d'outrager un Ordre “reſpectable, qui eſt ſous la protection “du Ciel ſous celle du Gouverne“ment, d'en faire l'aſile de la débau“che la plus ſcandaleuſe? Parlez, par“lez. Juſtifiez-vous, ſi vous le pou“vez“.Je répondis avec une noble ſimplicité. „Mon Révérend Pere, le tableau “que vous préſentez eſt impoſant, , “dans la bouche d'un homme comme “vous, digne de confiance de foi, “il pourroit faire, contre moi, l'im“preſſion la plus fâcheuſe. Le faux s'y i trouve mêlé avec le vrai, d'une ma “niere dangereuſe, qui exige de l'ex“plication. Le repentir des écarts dema “jeuneſſe, la douleur de la perte “d'une Amante que je croyois au “tombeau, m'ont engagé à entrer à “la grande Chartreuſe, dans l'Ordre “auſtere de S. Bruno. Une jeune per“ſonne que j'avois connue auparavant, “ qui m'avoit inſpiré un vif intérêt, “eſt venue, déguiſée en homme, pren“dre le même habit. Je puis proteſter, “à la face du Ciel, que je n'avois au“cune connoiſſance de ſon arrivée ni “de ſon deſſein, que je n'ai pas eu “la moindre part à ſon entrée chez les “Chartreux. Vous l'avez logée auprès “de moi, ſans que je vous en aye prié, “ vous avez innocemment contri“bué, par-là, aux ſuites ſur leſquelles je “paſſe condamnation, quoique j'euſſe “les intentions les plus pures, que “nous ayons été entraînés tous deux, “pour ainſi dire, malgré nous, dans “des abus que je me reprochois. J'ai “renouvelé en France l'art, connu au“tre part, de s'élever dans les Cieux; “j'ai profité de ce ſecret, pour faire, “dans l'air, des promenades nocturnes.

“Je n'avois pas l'ombre d'une coupa“ble intention. Le haſard m'a conduit “dans un lieu où regne la ſimplicité.

“Deux jeunes filles, trompées par mon “habit par l'avantage que j'avois “de paroître venir des Cieux, m'ont “pris pour S. Bruno, malgré mes pro“teſtations du contraire. Je me ſuis vu “entraîné, par les circonſtances, à me “prêter à cette comédie. Vous avez, “après cela, voulu me punir, enve“lopper dans ma diſgrace l'infortu“nee qui avoit partagé mon ſort. Je me “ſuis ſouſtrait a vos châtimens, j'y “ai dérobé, avec moi, ma compagne.

“Rien de plus naturel. Enſuite, tandis “je pleurois mon Amante, que je la “croyois au tombeau, elle eſt venue “auſſi, ſous l'habit d'un homme, en“doſſer le vôtre à la grande Char“treuſe. Aſſurément, je n'étois pas “complice de ce deſſein, puiſque je “ne la croyois pas au monde; mais, par “cetacte, que vous traitez de ſcandale, “en a-t-elle donné? N'a-t-elle pas été, “au contraire, l'exemple l'édifica“tion de votre maiſon? Malgré la foi“bleſſe d'un ſexe fragile, ne l'a-t-on “pas reconnue pour le modele des “auſtérités des plus ſublimes vertus?

“N'a-t-elle pas, en cela, un double “mérite; loin d'être punie, ne de“vroit-elle pas être récompenſée?

“Quant à moi, qu'un nouveau repen“tir a ramené chez vous, m'y fuis-je “mal comporté? N'avez-vous pas paru “au contraire diſtinguer ma conduite?

“Pouvez-vous dire que j'aye eu aucune “connoiſſance que mon Amante exiſ“toit ſi près de moi? N'eſt-il pas viſi“ble que je ne l'ai connue qu'au mo“ment où j'allois prononcer mes “vœux, puiſque c'eſt elle qui m'a em“pêché de les prononcer, puiſque, ſi “je l'avois reconnue plutot, j'aurois “voulu, ſur le champ, partir avec elle.

“J'ai eu ſans doute, pendant le cours “de ma vie, pluſieurs fautes à me re“procher au tribunal de Dieu; mais “c'étoit pour les expier que je venois “chez vous. Je n'avois donc pas l'in“tention d'y en commettre de nouvel“les; je n'en ai pas commis. Tout “ce qui étoit antérieur étoit pardonné.

“Vous n'avez donc rien à mereprocher.

“Je n'ai point prononé de vœux. Je “ne ſuis donc lié à vous par aucun “nœud. Je dois donc avoir la parfaite “liberté de ſortir de chez vous. Les “vœux de mon Amante ſont nuls, “parce qu'elle ne pouvoit les pronon“cer. Vous n'avez pas le droit de lare tenir; ce ſeroit un ſcandale de votre “part, que de vouloir le faire. Il eſt de “votre devoir, au contraire de l'ex“pulſer. Ce ſeroit au Gouvernement “ſeul à la punir; mais la punir de “quoi? de ſes vertus? Vous ne devez “pas la dénoncer; vous devez, au con“traire, enſevelir cette afſaire, d'autant “plus que la perſonne ne mérite, que “des éloges pour ſa conduite. Félici“tez-vous de ce qu'ayant eu, chez “vous, une jeune fille, elle ne vous a “ni déshonorés, ni ſcandaliſés“. Je finis mon diſcours de la maniere la plus pathétique. Je déployai même une véritable éloquence. Les yeux de pluſieurs de mes Juges devinrent humides.

On me renvoya gravement. Je conçus quelque eſpoir favorable; c'eſt ce qui m'engagea à me laiſſer enfermer, de nouveau, en face de mon Adélaïde.

Il y avoit déjà long-temps que l'ombre régnoit, je m'apprêtois à paſſer une nuit bien cruelle. La cérémonie fatale s'étoit faite le matin. Nous étions déjà bien avant dans la ſoirée, l'on ne m'avoit point encore apporté à manger, ſoit par oubli, ſoit par cruauté. Je commençois à ſentir les horreurs du beſoin; ce qui me déchiroit le plus, c'eſt que je me repréſentois Adélaïde ſouſfrant le même tourment. Enfin, j'entends ouvrir ma porte. „Ah! me dis-je, “on écoute enfin l'humanité. On m'ap“porte à manger; ſans doute on rend “le même devoir à mon Amante“. On entre, c'étoit Adélaïde elle même. A ſa ſuite, paroît le Cardinal, qui étoit ma chere Princeſſe déguiſée ſous la pourpre Romaine; après elle, je vois entrer mon pere; la proceſſion étoit terminée par D. Prieur. Les trois cheres perſonnes ſe précipitent ſur moi. Je leurrends leurs délicieuſes careſſes. „Jeune im“prudent, me dit D. Prieur, vous êtes “bien heureux, votre compagne “vous, d'avoir un protecteur d'un ſi “haut rang, d'une ſi puiſſante recom“mandation, d'une bonté ſi déclarée “pour vous, que S. Em. Monſeigneur “le Cardinal. Vous lui devez la li“berté. Tâchez de répondre, par vo“tre conduite, à une faveur ſi honora“ble pour vous. Nous vous aurions “refuſé à tout autre interceſſeur; mais, “à la priere d'un ſolliciteur ſi recom“mandable, nous vous pardonnons, “ vous renvoyons tous les deux.

“Nous vous recommandons à la bonté “divine, nous ferons, pour vous, les mêmes prieres que nous aurions “faites aſſidûment, ſi nous vous avions “retenus dans la ſolitude; car enfin, “nous ne voulions punir que vos “corps, nous comptions bien tra“vailler ſans telâche pour le ſalut de “vos ames“.

Je remerciai D. Prieur le Cardinal, que je n'oſois reconnoître, devant lui, pour ma chere Princeſſe. Heureuſement, on vint demander le R. P., il nous laiſſa enſemble; dès qu'il n'y fut plus, nous nous livrâmes ſans réſerve à nos heureux tranſports. Adélaïde moi, nous remerciames notre chere Princeſſe. „Mon cher Chevalier, me “dit-elle, au commencement de vos “aventures, j'ai paru à vos yeux ſous “les deshors d'un Cardinal, , dans “cette qualité, vous m'avez ſauvé la “vie. Quand vos aventures paroiſſent “au point de ſe terminer, parce qu'il “me ſemble qu'enfin vous etes arrivé “au port, je reparois, devant vous, “ſous le même habit, pour avoir le “plaiſir, à mon tour, de faire auſſi “quelque choſe en votre faveur, de “vous ſauver au moins la liberté“.

Nous embraſſâmes, avec un nouveau uanſport, notre chere Princeſſe. On nous conduiſit dans des apparten extérieurs, où l'on nous fournit, à chacun, les habits de notre ſexe. Nous quittâmes ceux du Couvent. Adélaïde endoſſa les ſiens dans une piece voiſine.

Je fus bien vîte revêtu des miens. Pendant que je faiſois ma toilette, mabienfaitrice m'apprit qu'elle avoit été témoin de la ſcene de notre reconoiſſance avec leplus grand plaiſir. Qu'elle avoit demandé à nous voir dès que nous avions quitté le chœur. Qu'on avoit paru d'abord vouloir éluder ſa demande, qu'elle avoit compris; par les propos eutortillés des Chartreux, qu'ils vouloient nous punir. Elle avoit été ſurpriſe de cette réſolution. Les Moines, pour leur juſtification, lui avoient expoſé nos prétendus griefs.

Elle avoit, pour réponſe, fait notre apologie, à peu près comme je l'avois faite moi-même. Ils s'étoient reſtreints à ſupplierS. Em., par l'amour qu'onlui connoiſſoit pour l'équité, de pormettre qu'ils vérifiaſſent ſi les choſes nous étoient auſſi favorables qu'elle le diſoit par un excès de bonté, qu'ils nous fiſſent ſubir à chacun, pour cet effet, un interrogatoire. L'accord l'unanimité des dépoſitions de S. Em., de celles d'Adélaïde d'Adélaïde des miennes, avoient forné, en notre faveur, un corps de preuves contre leſquelles la rigueur des Moines n'avoit pu tenir. Notre liberté note maumiſſien avoient été décidées. Soudain, la Princeſſe Cardinat mon pere s'étoient hâtés d'aller délirer la partie la plus foible, par conſéquent la plus ſouffrante. Ils étoient venus enſuite à moi.

Dans ce moment, Adélaïde entre ſous les habits de ſon ſexe. Il y avoit des ſiecles que je ne l'avois vue ſous ce coſtume. Je la touvai adorable. Ma figure, ſous l'habit militaire, que j'avois endoſſé, parut auſſi ne lui pas déplaire.

Nousſortimes de l'appartement, comptant quitter, ſur le champ, le Couvent; mais les Moines vinrent s'emparer de nous, pour nous conduire au pied des Autels, où l'on nous fit demander, à genoux, pardon à Dieu à la Communauté, de nos fautes, du ſcandale que nous avions cauſé. Enſuite on nous aſpergea. On ſupplia Mgr. le Cardinal de vouloir bien nous donner l'abſolution.

La Princeſſe, qui ſavoit ce que valoit un pareilacte de ſa main, dit qu'elle n'empiétoit jamais ſur les fonctions de perſonne; qu'un Supérieur étoit, chez lui, au-deſſus de tous les dignitaires; que c'étoit à lui ſeul d'abſoudre. D. Prieur ſe laiſſa perſuader. Après avoir fait une profonde inclination devant S. Em. Il nous donna, en pompe, l'abſolution, qu'il nous fallut recevoir proſternés la face contre terre.

Après avoir été bénits abſous, nous eûmes enfin la liberté de partir; mais il fallut que S. Em., avant ſon départ, donnât ſa bénédiction à la Communauté. Elle le fit en rougiſſant. Son juſte reſpect pour la religion faiſoit qu'intétieurement elle ſe reprochoit cette profanation, dans laquelle cette chere Dame ſe trouvoit entraînée par la premiere faute qu'elle avoit commiſe, en oſant endoſſer un habit vénérable, qu'il ne lui convenoit pas de porter.

Quandnousfûmes dehors du Couvent, mon pere enfin reſpira. „Il me ſemble, “dit-il, qu'on m'ôte une montagne de “deſſus la poitrine. Allons, mes amis, “de la joie. Où diable ce malheureux Caaudin alloit-il ſe fourrer, pour “nousnoitit l'ame à tous“? Nous arrivâmes à l'ôteh Les nieres, les enfans toutde honde nous ſautau cou. „H “bien, diſoit-on au Cardinal, vous le “avez donc obienus à la fi?--Hélas “répondoit S. Em., j'ai été obligée “d'être ſur le dos des . PP. depuis “ce matin, juſqu'à neuf heures du ſoir.

“J'ai vu mille fois l'heure où j'y per“drois toutes mes inflances. On a lieu cher d'avoir abuſé d'un “de me repre “habit reſpectable; mais ſans cet “habit je n'aurois rien obtenu; nos “deux pauvres haires ſeroient à pré“ſent, chacun, dans un cachot, “ſous les pieds des RR. PP. qui “repoſeroient à leur aiſe“. Alors on nous embraſſoit l'on nous perſiffloit amicalement. Nous fimes le ſouper le plus délicieux, dans les douceurs de l'intimité. "Enfin vos peines ſont finies “s'écria mon pere; ſans doute nous “allons demam à l'Egliſe pour com“mander les bans“. A ces mots, tout le monde regarda mon Adélaïde.

L'infortunée leva un œil humble timide ſur la Princeſſe. AAh! ma reſ“pectable amie, lui dit-elle en ſe je“tant à ſes genoux, en baiſant, avec “tranſport, une de ſes mains, vous nous “avez ſoutenus depuis bien des an“nées; vous nous avez ſauvés pluſieurs “fois lvie; vousvenezdenousdélivrer “encore dans le moment. Nous ſommes “à vet, nous vous appartnons. C'eſt “à vous de diſpoſer de votre bien; “mais moi, comblée de vos bontés, “dois-je vous priver du ſeul homme “que vous avez toujours honoré de vo“tre affection, dont vous avez acquis “le cœur la perſonne par tant de “bienfaits? Dois-je priver ce jeune “homme d'une ſi adorable poſſeſſion?

“--Ma chere Adélaïde, répondit la “Princeſſe, vous nous faites là des rai“ſonnemens tout à fait ſérieux im“poſans. Je ſais tout ce que vous m'a“vez déjà dit à ce ſujet; il faut que j'y “réponde. Donnez-moi juſqu'à de“main, ma chere; demain matin, ſi “je ne puis détruire vos objections, je “céderai à vos repréſentations“.

Nous nous regardâmestousavec étonnement. „Quoi! diſions-nous en nous“mêmes, la Princeſſe, qui a été juſ“qu'à préſent ſi généreuſe à l'égard de “ces deux Amans, conſentiroit-elle “enfin à les ſéparer? voudroit-elle “profiter des circonſtances, pour ſe ré“ſerver l'amant qu'elle a cédé tant de “fois à ſa protégée“? Notre Bienfaitrice s'apperçut à merveille de notre ſurpriſe; elle en ſourit, avec l'air de bonté qui lui étoit naturel, qui ne nous préſageoit rien de ſiniſtre. „Touſera ré“vélé demain, dit-elle; en attendant, “belle Adélaïde, apprenez-nous, s'il “vous plaît, comment vous êtes échap“pée à la mort que vous aviez paru “recevoir ſous le coſtume de Chéri, “comment votre cotps a diſparu, ce “que vous êtes devenue, par quel “enchaînement d'aventures nous vous “avons retrouvée chez les Chartreux“.

„Hélas l répondit Adélaide, mes aventures ont été douloureuſes; mais “elles ne ſont pas longues à raconter.

“Vous ſavez, ma bellePrinceſſe, qu'a“près que j'eus été bleſſée par la main “chérie qui eſt devant nos yeux; vous “accourûtes vers moi. Je vous tendois “les bras, je comptois me précipiter “dans les vôtres. Je tombai dans un “profond évanouiſſement. Vous me “fîtes tranſporter chez vous. Je rouvris nles yeux ente vos bras, vous m'ac“coidâtes les plus tendres ſoins. Ma “guériſon alloit les ſuivre; mais jere“çus bientôt un coup plus mortel. On “vint vous aracher à mon amour, “pour vous entraîner à Naples, dans “iune priſon. Je tombai dans un nouvel évanouiſſement. Je rouvris ce“pedant encore les yeux: je me vis ntranſportée dans une maiſon étran“gere, où je ſentis les horreurs de vo“tre perte de ma ſituation. J'écrivis “à mon Amant; mais au milieu de ma “lettre, je ſentis la main de la mort gla“cer mon cœur;m voile ſeirépandre “ſur mes yeux, le ſentiment s'étein“dre entierement dans mon ſein.

“L'Univers n'exiſta plus pour moi.

“Que devins-je pendant ceue criſe?

“J'ai été long-temps à l'ignorer. Je “m'éveillai au milieu d'une confuſion, “d'un chaes oùje ne compris rien “d'abotd. dlentedois un bourdonne“men ſourd épandu antour de mpi “Je ne poſois pas fub lterre, je ne la “voyois pas. J'étois ſuſpendue; étoit“ce dans l'air ou non? C'étoitquelque “choſe de mobile, mais ſans figure, “ſans couleur, viſible inviſible. Il “me ſeblu que c'étoit de l'eau; des “poiſſons, que je crus appercevoir, "me conferent dans cette idée: “mais comment reſpirois-je dans cet “élément, ſans ête noyée, ſans même “être mouillée? J'étois ſur un petit lit de repoe mollement balancé, dans “le déthabilléddeNérérdeJu voyois “de l'eauſur mu têpſous mes pleds; autou de moi; rlen que del'éau.Je

“crus être morte, me touver dans “unPurgatoire, où j'étois condamnée, “pour expier mes fautes, au ſupplice “de l'eau, au lieu de celui du feu.

“En examinant mieux ma poſition, “qui me ſembloit d'abord ſurnaturelle “ miraculeuſe, il me parut enfin que “je n'étois pas ſortie du ſein de la Na“ture. J'entrevis que j'étois dans une “grande boule deverre, que mon trou“ble ſa tranſparence m'avoient em“pêchée d'abord d'appercevoir. Cette “boule étant pleine d'air, il n'étoit pas “miraculeux que j'y reſpiraſſe; mais “elle paroiſſoit hermétiquement fer“mée: comment avoit-on pu me “mettre là dedans? par quelle avan"ture me touvois-je dans cette ſingu"liere priſon? Je voyois, comme j'ai “dit, les poiſſons qui venoient folâtrer “autour du globe de verre; j'étois ſé“parée d'eux par un mur diaphane.

„Mais, me diſois-je, comment pour“raije vivre lâ-dedans, ſans nourri“ture“? Je n'oſois remuer trop fort, “de peur que mon lit, dont les quatre “pieds poſoient ſur le verre fragile “pouvoient ſe briſer à tout moment, “ne m'expoſât à être inondée.

“Tandis que j'étois dans ſe plds grand “embarras, je vis deſcendre, vérsmoi, “un homme nu qui nageoit entre deux “eaux. Il m'apperçut, me regarda avec “admiration, me fit des ſignes, garans “du plaiſir ſenſible que lui cauſoit ma vue, ſe hâta de remonter ſur l'eau.

“Il redeſcendit ſur le champ, reſta en“core quelques minutes à s'égarer au“tour de mon globe, à me témoi“gner, par gelles, ſon raviſſement, “puis remonta, puis redeſcendit alter“nativement. Je compris que c'étoit “un plongeur qui paſſoit quelques “minutes dans l'eau, en retenant ſon “haleine, mais qui étoit obligé d'aller “de temps en temps reſpirer ſur la ſur“face. Je lui parlai, il me témoigna “qu'il m'entendoit; mais qu'il ne pou“voitme répondre dans l'eau. Il feignit “de vouloir caſſer le verre d'un coup “de poing; mais il me faiſoit ſentir, “ſur le champ, le danger qui en ſeroit “réſulté pour moi, baiſoit ce verre fortuné qui me renfermoit; enfin, il parut me recommander d'avoir de la “patience, diſparut.

“Bientôt on fit deſcendre mon globe “au fond de l'eau. J'apperqus la terre “ſemée de cailloux, au mllieu deſquels s'élevoient des coraux, des “ madrepores, autres produdions “marines ou fluviatiles. Je ne m'étois “pas apperçu qu'il y avoit, ſous mon “lit, une petite trappe de verre ronde, “bien fermée; mats qui, en s'ouvrant, “avoit pu me laiſſer entrer, pour“roit me laiſſer ſortir. On fit enfoncer “mon globe ſous la terre, dans un en“droit où il n'étoit plus entouré d'eau.

“Alors on m'en fit ſortir par la petite “trappe de verre, qui s'ouvrit, l'on “me fit entrer dans une autre chambre “de verre parfaitement carrée, où il y avoit une petite porte viſible, quoi“que de la même matiere. On me mit “encore ſur un lit de repos, l'on me “fit remonter au ſein de l'eau, avec ma “nouvelle cage; mais on la laiſſa repo“ſer ſur la terre, ſans doute afin que le “fond pût réſiſter au poids de mon lit.

“Je m'abandonnois aux mains inviſi“bles qui faiſoient de moi ce qu'elles “vouloient; car je n'appercevois pas “les gens qui diſpoſoient ainfi de moi.

“Bientôt je vs entrer, par un petit “veſtibule de verre, qui communi“quoit d'un bout à un ſouterrein, de re ma chamb, je vir emrer, e, une flgure de Triton, qui vint “egliſſant juſqu'à moi. C'étoit bien le iſage d'un honme; mais cette “eſpece de monſtre avoit de la barbe “des cheveux d'une couleur verte, com“me onnous peint ceux des Tritons; “ſon corps ſe terminoit en une grande “queue de poiſſon. „Belle Néreïde, “me dit-il, acceptez-vous les vœux “les hommages d'une Divinité de la “mer, que vos attraits ont frappée, “qui vous adore?--Monſieur, lui ré“pondisje, je ſuis fort étonnée ſans “doute de tout ce que je vois; mais “j'ignore ce que veut dire cette comé“die; car enfin c'en eſt une, ce me “ſemble. En vous examinant bien, je “vois que vous êtes un homme, que “votre queue eſt poſtiche, auſſi bien “quevos cheveuxmarins votrebarbe “verte. Je ne ſais pour quel bizarre “projet vous voulez me faire illuſion “par cette farce, ni comment je me “trouve entre vos mains, dans uné ſi “étrange ſitation, après avoir cru “mourr. Je ſens très-bien qué je ne “ſuis pas morte, puiſque je ſoufre. Ma “plaie, ſur laquelle on a eu la bonté de “mettre un appareil, eſt encore douloureuſe. Je fais parfajtement que je “ſuis une motelle Je ne crois hi aux “Néréides, niaux Di“vinités de la mer. Je ne connois qu'un “Dieu, que j'adore du fond de mon “cœur. Pour vous, Monſieur, je ſuis “reconnoiſſante des ſoins que je vous “dois ſans doute; mais mettez le com“ble à votre généroſité, en me faiſant “reporter ſur la terre.--Oui dà, Ma“demoiſelle, reprit le Triton, vous êtes Philoſophe raiſonneuſe, à ce “que je vois. Vous ne connoiſſez que “laNature, hé bien, l'on va vous parler “naturellement“. “Alors mon homme fortit de ſon “étui, c'eſt-à-dire, de la prétendue “queue de poiſſon où il étoit enfermé “preſque tout entier. I jeta bas ſa “chevelure ſa barbe poſtiches, il “parut un Cavalier aſſez bien tourné.

„Mademoiſelle, me dit-il, je me ſuis “trouvé dans la maiſon où vous êtes “tombée en léthargie. Tout le monde “vous croyoit morte, l'on prenoit “des arrangemens pour vous enterrer; “pour moi, qui n'étois pas de l'avis gé“néral, je me flattai de vous rappeler “à la vie. Je profitai d'un moment où “iln'y avoit point cetemoins, je vous “fis enlever par un domeſtique très“robuſte. I vous porta d'abord chez “moi. On vous mit dans un lit, l'on vous prodiguatous lesſoins poſſibles, “pour vous rappeler à la lumiere. Vo“tre léthargie réſiſta à tous nos efforts, “ſans me faire perdre l'eſpoir de vous “ranimer. Je vous fis enlever à quel“que diſtance de Milan, dans un châ“teau que j'ai ſur le bord d'un lac. On “vous ajuſta, comme vous voilà; on “vous plaça dans la boule de verre, “qu'on ſuſpendit au milieu de l'eau.

“Je me flattois qu'à votre réveil vous “ſeriez ſtupéfaite de tout ce que vous “verriez, de tout cet appareil qui “doit paroître ſurnaturel; que par con“ſéquent vous me prendriez pour un “Dieu, pourriez céder à mes vœux.

“Cet artifice m'a réuſſi vis-à-vis de “toutes celles avec leſquelles j'en “ai fait uſage. Je n'ai pas été trompé à “votre égard dans toutes mes idées.

“J'ai eu le plaiſir, du moins, de voir que “vous vous êtes ranimée. Vous avez nrouvert les yeux. Vous avez dû être “ſurpriſe; mais, encore un coup, vous “êtes Philoſophe. Il paroît que vous “avez vécu ſous l'habit d'un ſexe moins “crédule que le vôtre; c'eſt ce qui a “deſſillé vos regards. Je ſuis donc un “mortel, ma chere enſant; mais vous, “vous enêtes une auſſi, rien de ſi na“turel que l'union de l'un avec l'aute.

“Permettez-moi donc, en cette qua“lité, de vous faire ma cour, de me “flatter qu'à force de ſoins je pourrai “vous toucher en ma faveur.--Mon“ſieur, lui répondis-je, le premier “ſoin que j'attends de vous, puiſque “vous m'avez rendu la vie, c'eſt de me “rendre auſſi la liberté. Ce n'eſt point “aumilieu de l'eau, avec un cœur briſé “par la douleur, qui ſort des portes “de la mort, qu'on peut concevoir de “l'amour; mais vous aurez au moins “des droits à ma reconnoiſſance. Ma“demoiſelle, reprit l'ex-Triton, je pré“tends à l'amour; permettez-moi de “ne pas renoncer ſi-tôt à une ſi douce “prétention“. A ces mots, il me quitta, “ m'envoya une femme qui me parut “raiſonnable, qu'il avoit chargée, “ſans doute, de me perſuader en ſa fa“veur. Je la perſuadai elle-même. Je “lui peignis ma ſituation l'impoſſi“bilité où j'étois d'ouvrir mon cœur à “des ſentimens d'amour. Elle lui fit en“tendre raiſon; il me rendit ma li“berté. Je ſortis de ma chambre de “verre par le petit veſtibule; je deſcen“dis dans un ſouterrein, qui me con“duiſit, après un aſſez long chemin, “à un eſcalier, par lequel je remontai “ſur la terre. J'éprouvai un ſenſible “plaiſir à reſpirer, en plein air, à l'aſ“pet du ſoleil. J'avois été, comme je “l'ai dit, renfermée dans le ſein d'un “lac profond, ſur le bord duquel mon “obligeant raviſſeur avoit un château.

“Il tâcha de me faire oublier, par mille “ſoins honnêtes, les tentatives peu “honnêtes qu'il avoit faites auprès de “moi. Il me pria, à genoux, d'accep“terune bourſe de deux cents ſequins, “dont je lui fis mon billet. Je repris “l'habit d'homme, mon bienfaiteur “me reconduiſit à Milan. J'eus beau “vous y chercher long-temps, mon “cher Chevalier, je ne pus d'abord y “recueillir de vos nouvelles. Je voulus “en avoir ſur le compte de notre chere Princeſſe Gémelli: hélas! elle n'étoit “plus dans la Capitale de la Lombar“die, , ſans l'argent de mon Triton, “que ſerois-je devenue? J'appris que “les barbares qui l'avoient arrêtée ſous “mes yeux, l'avoient conduite à Na“ples, où elle étoit priſonniere. Je vo“lai dans cette Ville; mais je n'y pus “voir ma Bienfaitrice. Déſeſpérée, je revins à Milan. On mapprit,lôteleu, que vous étiez ont; mais que “e avoit été Je manquai de mourir moi-même. La “vie me devint inſupportable; la re“ligion ſeule m'empêcha d'en termi“ner le cours.

“Privée de ma chere Princeſſe, privée “du ſeul homme que j'aimois, même “de ſes dépouilles précieuſes, que me “reſtoit-il à faire ſur la terre? Je réſo“lus, s'il n'y avoit pas d'eſpoir que ma “chere bienfaitrice recouvrâtſaliberté, “de me conſacrer à Dieu, dans la re“traite. Je voulus cependant revoirma “Patrié, avant de prendre ce parti ex“trême. Je me mis en chemin. Je ren“contrai, ſur les Alpes, un bon Her“mite, qui me conduiſit dans ſa cellule.

“Je trouvai des charmes dans cette de“meure ſolitaire. J'y vécus quelque “temps, toujours pleine de mon “Amant, me flatant en ſecret, malgré “toutes les apparences, qu'il reſpiroit 'ecore. Je peignois ſon portait ſur “les murailles; je gravois ſon nom ſur “les hêtres. Je m'entretenois avec ſon “image; maisje ne pouvois reſter dans ce lfuu miiaillaermite. ui ſit " de vains efforts pour me retenir. J'eus "tort de ne pas attendre, pour le quitter, uuee fuſſe parfaitementrétblie.

“reu oi e chez u, je tonll ma“lade dans-une petite Ville, je crus “que l'heure de ma fin étoit arrivée. Je “me réſolus à la mort; je la déſirois. Je “fis même conſtruire mon tombeau, “graver la pierre qui devoit me cou“vrir. L'inſtant fatal arriva. Je tombai “dans l'anéantiſſement. L'Univers “diſparut de nouveau; mais ce n'étoit “encore qu'une léthargie. Je rouvris “les yeux au moment où l'on me doſ“cendoit dans la tombe. Je fis mourir “de peur un de ceux qui m'enterroient, “ je m'enfuis de cette funeſte Ville.

“J'arappris qu'untremblement deterre “l'avoit détruite peu de temps après.

“En pourſuivant mon voyage, l'a“mour de la ſolitude, de tout ce qui “a rapport au cloître, m'inſpira le dé“fir de voir la grande Chartreuſe; je “me détournai de mon chemin, j'ar“rivai bientôt à ce ſaint monaſtere. J'y “appris des choſes ſingulieres ſur un “jeune Novice qui s'étoit éfevé dans “les airs, qui avoit joué le rôle de S.

“Bruno, qui avoit vécu dans le mo“naſtere avec une jeune fille déguiſée, “aſſez épriſe pour embraſſer, avec ul, Péut de Caiee... ſes “aventurès brillantes, à ſes mfidéfités, ee eeoonus mon cher Caaudii.Je

“parlai au Prieur, qui me dit que c'é“toit un jeune homme reſſuſcité, qui “avoit paru ſe conſacrer à Dieu, dans “la retaite, après avoir eu beaucoup “d'aventures; qu'il étoit de figure “de taille à en avoir; qu'on l'avoit “trop effarouché, qu'on l'avoit obli“gé de s'enfuir; mais qn'on ſe flattoit “toujours qu'au premier jour il vien“droit remettre ſa tête ſous le joug du “Seigneur. „Car enfin, il a une véri“table contrition de ſes fautes, ajouta “le R. P. J'ai lu dans ſon ame, elle eſt “belle honnête; , quand il revien“dra, je le recevrai à bras ouverts“.

„Où chercher mon Amant? Il s'étoit “réfugié dans les airs. Il me prit envie “de l'attendre, puiſqu'on ſe flattoit “qu'il reviendroit. Je voulois me con“ſacrer à Dieu dans la retraite. Pou“voisje en défirer une plus ſainte que “celle-là? Puiſqu'une autre fille avoit “pris l'habit de Chartreux, pour l'a“mour du cher Cataudin, pourquoi “n'en ferois-je pas autant? J'étois dé“guiſée en homme, l'on me prenoit “pour un homme. Je demandai à être “reçue dans l'Ordre vénérable. On “m'accorda cette grace. Je reniplis, “avec la plus ſainte ſerveur, tous les “devoirs du noviciat; ſûrement je “me comportai autrement que mon “infidele. La vraie piété me toucha.

“Dieu remplit, par degrés, mon cœur, “qui n'étoitplein, ci-devant, que d'un “homme. Quand l'année du noviciat “fut révolue, j'obtins un délai, pour “me diſpenſer de prononcer mes “vœux; mais ce délai expiré, deux “ou trois autres enſuite, il fallut opter, “ me lier irrévocablement, ou ſortir “du Couvent. Je ne pouvois me ré“ſoudre à quitter une maiſon, à la ſain“teté de laquelle j'étois accoutumée, “ où j'attendois mon Amant. Il fallut “donc me lier m'enchaîner par des “yœux. En les prononçant, je deman“dois, en ſecret, pardon à Dieu, de ce “qui s'y trouvoit d'irrégulier; parce “que je ſentois peut-être qu'ils ne “pourroient pas me lier devant les “hommes, ſi jamais mon ſexe étoit dé“couvert; mais je promettois au Ciel, “de réparer, par un redoublement de “ferveur, le crime de paſſer ainſi ma “vie ſous le déguiſement.

“A peine avois-je prononcé mes “vœux, que j'appris que le jeune No“vice qui s'étoit échappé au milieu des “airs, venoit de rentrer dans l'Ordre, “à Paris. Je brûlai ſur le champ du dé“ſir de le rejoindre. Ma ſanté devenant “de jour en jour plus délicate, je vins “à bout de me fane ordonner l'air na“tal par le Médecin de la maiſon, “je fus envoyée à Paris. J'arrivai trem“blante de déſir. Je vis mon cher Ca“taudin après une longue abſence, je ne pus voler dans ſes bras. Je le vis “pénétré d'une vraie piété, pleurant “ſes fautes avec la plus parfaite contri“tion; en un mot, dans le vrai chemin “du Ciel. Devois-je m'oppoſer à ſon “ſalut? N'étoit-ce pas aſſez pour moi “de partager le ſort qui l'y conduiſoit?

“D'ailleurs, n'étois-je pas vraiment “liée par les engagemens que j'avois “pris vis-à-vis de mon Dieu? Et, en “me dévoilant, ne riſquois-je pas d'être “rebutée, avec une eſpece d'horreur, “par mi homme tout à ſon Dieu, “d'être chaſſée ignominieuſement d'un “ſi ſaint aſile? Je n'oſai donc me faire “connoître. J'étois même décidée à “vous laiſſer prononcer vos vœux.

“Je vivrai du moins avec lui, me di“ſoit je, je reſpirerai le même air, je “menerai exai exactement la même vie; cete vie auſtere me conduira ſous peu de tempe au tombeau. Quand “j'aurai rendu mon dernier ſodpir, “mon Amant reconnoîtra mon corps.

“Il me regrettera, verſera des lar“mes ſur ma dépouille“. Que vous “dirai-je enfin? Je n'ai pas eu la ſorce “de remplir mon projet. Malgré maré“ſolution, quand j'ai vu mon bien“aimé prêt a pre oncer le ferment fa“tal, qui nous ſéparoit pour jamais, “je n'ai pu m'empêcher de m'écrier: „Arrête“. Pardonnez ma foibleſſen.

Cette foibleſſe ſait notre bonheur, “dis-je à mon Adélaïde en la ſertant dans mes bras. Nous allons êtreheu“reux, plus d'obſtacles“! En diſan ces mots, je regardai la Princeſſe, je fus confondu. Elle ſourit, témoigns à mon Adélaide l'intérêt que lui avoit cauſé ſon récit. Tout le monde en fit autant, la Princeſſe-Cardinal prit congé de nous, en diſant: „A demain“.

Je paſſai une nuit aſſez inquiete.

„Ma Bienfaitrice, me diſois-je vou“droit-elle abuſer de ſes droits; ſi “elle les réclamoit, pourrois-je refuſer “ſa main?“ Je dormis peu, mon Adélaïdee m'avoua, le lendemain, qu'elle m'avoit pas dormi davanage.

Enfin, d'aſſezgrand mauin, la ſamille étant déjà raſſemblée, on nous annonç la Princeſſe. Mon pere moi, nous courûmes au devant d'elle. Nous comptions la voir vêtue en Cardinal, ou du moins en Dame de ſon rang; nous vîmes paroître une Religieuſe charmante, avec une Croix pectorale. C'étoit ma noble amie. Je la reçus avec autant de ſurpriſe que d'enchantement. Je baiſai, avec ardeur, une de ſes mains, dont je m'emparai, pour la conduire dans le ſalon. Nous la préſentâmes à l'aſſemblée, qui fut frappée de la plus douce ſurpriſe. Mon Adélaïde ſe hâta de ſe précipiter à ſes pieds. La Princeſſe l'embraſſa tendrement. „Vous voyez, dit“elle, mes amis, que tout eſt expli“qué, qu'il n'y a plus d'obſtacles“, Elle nous apprit qu'elle avoit, ellemême, prononcé des vœux, qu'elle avoit obtenu une Abbaye qu'elle nous nomma, qui eſt à Paris. „Ainſi, dit“elle, nous pourrons nous voir tous “les jours. Pour comble de bonheur, “ma Communauté poſſedeune maiſon “de campagne, dans un endroit où vous “avez un château. Je n'ai eu d'autre “but, juſqu'ici, que de faire le bonheur “de ces deux jeunes Amans. J'ai eu le “plaiſir de les délivrer de priſon, grace “à l'habit de Gardinal que mon frere “m'a prêté. Il eſt réellement à Paris; “ainſi, il n'y a pas d'apparence que ma “petite ſupercherie ſoit découverte.

“Vous voyez, mes chers amis, qu'il “n'y a plus d'empêchemens; martez“vous ſur le champ. Tiens, ma chere “Adélaïde, voilà ta dot“. A ces mots, elle remit, à mon Amante, une donation de cent mille écus. Nous tombâmes tous aux genoux de la chere Princeſſe.

Nous adorâmes, comme une Divinité, celle dont l'unique bonheur étoit de faire des heureux. Elle nous embraſſa tous, en verfant de douces larmes. Nous courûmes à l'archevêché, à la paroiſſe, pour obtenir des diſpenſes de bans, faire les fiſpoſitions néceſſaires pour notre mariage. Le lendemain Dimanche on publia les bans, tous les arrangemens furent ſi précipités, que nous fûmes fiancés mariés la nuit ſuivante. Nous ſommes heureux. Arrêtons-nous au ſein du bonheur. Plus d'aventures. Je n'ai pas encore vingt-cinq ans.

Mon pere en a, je crois, à peine quarante, n'en paroît pas avoir plus de trente; ainſi, combien d'aventures ne pourrions-nous pas avoir encone!Mais

j'en ſuis las. Pourrois-je quitterma chere Adélaide? D'ailleurs, ma ſœur Nueute Merviglia vient d'arriver au milieu de nous. Elle a écrit auſſi ſes aventures; mais en italien. Je vais m'amuſer à les traduire; je les donnerai par la ſuite au public, comme une fuite naturelle de l'Aventurier François, s'il me paroît les déſirer. On y verra peut-être ce que deviennent Artémiſe d'autres perſonnages de l'heureuſe famille où je reſpire, que je ſouhaite de ne jamais quitter.

Quand on a trouvé le bonheur, il ne faut plus coutiude monde.

LISTE DES OUVRAGES De M. Lesuire.

Iſae Rélecca, ou Les oces Patiarchales, Poëme en proſe en cinq Chants; nouvelle Edition. Elog du Maréehal de Catinat, dédié à lui-même.

Letre de M. Camille Trillo, ſur l Mluſique Deamatique. Les Amans François à Londres, ou les Délices de l'Angleterre.

Aux Mânes de J. Jacques Rouſſeau.

Le Monde, Poëme en deux vol.

On prépare une nouvelle Ediuon de ce Poëme, où il eſt entierement refondu corrigé, en un volume, qui formera le troiſieme de l'Ouvrage pour les Amateurs des Variantes, qui voudront ſe procurer auſſi l'ancienne dition. La nouvelle nous paroît déſirée.

Miire de la République des Leures Ares en France, années 177,, 7e, 178t, 178i, 188.

L'aonée 1ô va paroître. Les ſuffrages des gens éclaires encouragent l'Auteur à continuer cet Ouvrage, qu'on trouve utile. C'eſt un Précis un Apperçu des tit P l ſagls leeſit umL'venturier François, ou Mémotres de Grére Merveil. “. vol. troiſieme Editiou.

e de l'Aventurier François, ou Mémoires de Grégoire Merveil, Marouis d'Erbeuil, vol. formant les tomes IIl IV de l'vec'urier François.

Sconde ſuite de l'Aventurter Françols, contenanr les Mémoires de ataudin, Chevalier de Roſamene, fils de Grégoire Merveil, vol. formant les tomes V, Vi, VII, VIII de l'Avnturier François, On voit qu'il y a vol. pour l'iſtoire du Pere, pour celle du Fils. On en a outera peut-être z pour celle de Ninette Mervigla, ſi le Public paroit le déſirer.

LISTE Des Ouvrages de M. Lesuire; qui se vendent aux mêmes adresses.

Isaac & Rébecca, ou les Nôces Patriarchales, Poëme en prose en cinq chants; nouvelle Édition.

Éloge du Maréchal de Catinat, dédié à lui - même.

Lettre de M. Camille Trillo, sur la Musique Dramatique.

Les Amants François à Londres, ou les délices de l'Angleterre.

Aux Mânes de J. Jacques Rousseau.

Le Nouveau-Monde, Poëme en deux vol.

On prépare une nouvelle Édition de ce Poëme, où il est entièrement refondu & corrigé, en un volume, qui formera le troisieme de cet Ouvrage, pour les amateurs des variantes qui voudront se procurer aussi l'ancienne Édition.

Histoire de la République des Lettres & Arts en France, années 1779, 1780, 1781 & 1782.

On donnera ensemble les années 1783 & 1784. L'Ouvrage commencera par l'année 1778.

L'Aventurier François, ou Mémoires de Gregoire Merveil; 2 vol. troisieme Edition.

Suite de l'Aventurier François, ou Mémoires de Grégoire Merveil, Marquis d'Erbeuil, 2 vol. formant les tomes III & IV de l'Aventurier François.

Seconde suite de l'Aventurier François, contenant les Mémoires de Cataudin, Chevalier de Rosamene, fils de Grégoire Merveil; 2 vol. formant les tomes V & VI de l'Avant. François.

On donnera encore deux volumes de cet ouvrage, qui contiendront la fin des Mémoires de Cataudin, & ceux de Ninette Merviglia, fille de Grégoire Merveil. On en ajoutera peut-être deux autres, composées d'anecdotes tirées des papiers du Marquis d'Erbeuil. Ainsi l'Aventurier François contiendra, en tout, huit volumes, ou dix tout au plus.

[(a) Voyez la suite de l'Aventutier François, tom. I, l. iv.] [(a) Voyez la suite de l'Aventurier François, livre v & {??} tome I.] [* Note de l'Editeur. Nous croyons faire plaisir à nos Lecteurs, en leur donnant ici la traduction de quelques Lettres relatives au sort du Chevalier de Rosamene, que le hasard a fait tomber dans nos mains.] [* Note de l'Editeur. L'Ecriture de cette Lettre est d'une main tremblante, comme si le scélérat, en la traçant, eût été, lui-même, effrayé de son imposture.] [* Note de l'Editeur. C'est l'Editeur même de cet ouvrage qui a imaginé, sur les ballons, les idées mentionnées dans la lettre de Figaro. Il n'a pu les faire insérer dans le Journal de Paris; il les a communiquées à M. le Marquis de Condoncet, & c'est ce Savant qui lui a répondu que les calculs, jusqu'ici, étoient contraires à l'idée de se servir des-ballons vuides; quoique cela ne fût peut-être pas moralement impossible. On verra, dans l'Histoire de la République des Lettres & Arts en France, cette lettre sur les globes vol{??}ants, & peut-être aussi la réponse du Secrétaire de l'Académie Royale des Sciences. L'Auteur va composer ensemble les années 1783 & 1784. Il ne se fait pas un grand scrupule de retarder la publication de cet Ouvrage, parceque les objets qu'il y traite paroîtront plus piquans & plus neufs, quand le Public aura eu le temps de les perdre de vue.]