Rubis sur l'ongle : édition ELTeC Boisgobey, Fortuné du (1821-1891) Principal investigator Christof Schöch 104131 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org ELTeC ELTeC release 1.1.0 ELTeC-fra ELTeC-fra release 1.0.1 (unspecified) 2014 1886 ,

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Chapitre 1

C'est l'hiver, l'affreux hiver de Paris, la saison maudite où le ciel fond en eau sur les pauvres diables qui pataugent dans la boue, faute d'argent pour prendre un fiacre.

Il fait nuit et la pluie, chassée par des rafales de l'ouest, fouette au visage les passants qui cheminent à contre-vent sur les larges trottoirs su boulevard Montmartre.

Ceux-là se font des boucliers avec leurs parapluies ; ceux qui viennent en sens inverse se servent des leurs pour se garantir par derrière, et, comme les uns et les autres avancent en courbant la tête sous l'averse, il se produit des abordages.

— Faites donc attention ! vous avez failli m'éborgner.

— Que le diable vous emporte ! vous avez écrasé mon chapeau… un chapeau tout neuf !

Après avoir échangé des aménités, les deux heurtés relevèrent leurs parapluies et se reconnurent à la clarté d'un bec de gaz.

— Comment !… c'est toi !… s'écrièrent-ils en même temps.

Ils étaient jeunes tous les deux, mais ils ne se ressemblaient pas du tout.

Celui qui arrivait du côté de la Madeleine était grand, mince, brun et remarquablement joli garçon. L'autre, qui venait du côté de la Bastille, avait les épaules larges, un commencement d'embonpoint, des cheveux d'un blond ardent, une barbe rousse en éventail et une figure, non pas laide, mais insignifiante, ce qui est bien pis.

Le plus âgé des deux n'avait certainement pas vingt-cinq ans.

— En voilà un hasard ! s'écria le brun. Sais-tu, mon chez Gustave, que nous ne nous sommes pas revus depuis le temps où nous faisions notre volontariat au 24e dragons, à Dinan ?

— En 79, mon vieux Robert. Six ans, ça compte dans la vie et je suis ravi de te retrouver. Mais si nous restons sur l'asphalte, nous serons trempés jusqu'aux os. Entrons dans le passage pour causer un brin.

— Je ne demande pas mieux.

Ils eurent quelque peine à se glisser dans la galerie des Panoramas ; tout encombrée de gens qui s'y étaient réfugiés pour s'abriter ; mais, en s'éloignant de l'entrée, ils purent marcher côte à côte et reprendre l'entretien ébauché sur le boulevard.

— Qu'est-ce que tu fais, toi ? demanda le gros Gustave en regardant à la dérobée son ancien camarade, comme s'il eût voulu s'assurer que la tenue de ce garçon ne sentait pas la misère. Es-tu content de l'existence ?

— Très content, cher ami. Je suis le secrétaire particulier de Lafitte.

— Le banquier de la rue d'Enghien ? Bonne maison.

— Excellente. Et j'y suis comme chez moi. Mon père était très lié avec le patron qui me traite en enfant gâté.

— Trois cent francs par mois, hein ?

— Cinq cents et j'espère avoir bientôt une part d'intérêt dans les affaires. Et toi, Gustave ?… où en es-tu ?

— Oh ! moi, je travaille à la Bourse et je ne m'en plains pas.

— Tu es chez un agent de change ?

— Pas si bête. J'opère pour mon compte.

— Tu as donc des capitaux ?

— Oui, mon cher. Tu me demandes ça parce que, là-bas, au régiment, je ne roulais pas sur l'or. La vérité est que je ne suis pas né millionnaire. Ma mère s'était saignée aux quatre veines pour verser dans la caisse du gouvernement quinze cents balles, à la seule fin de m'éviter les trois ans de service obligatoire. La pauvre femme est morte en ne me laissant que des dettes à payer. Elle était veuve et je n'ai jamais connu mon père. Ma situation n'était donc pas brillante, mais je me suis tiré d'affaire tout de même.

— Je t'en félicite. Moi, à ta place, j'aurais été bien embarrassé. Comment donc as-tu fait ?

— J'avais naturellement l'esprit tourné à la spéculation. À Paris, il ne faut qu'une bonne idée pour trouver le chemin de la fortune, et j'en ai à revendre des idées. Je ne suis pas encore riche, mais je le serai tôt ou tard… et, en attendant, je vis très largement. Il est vrai que j'ai eu de la chance. Un gros capitaliste m'a pris en amitié et m'a intéressé dans ses affaires. Et comme j'ai la main heureuse, je gagne déjà beaucoup d'argent. Si tu as des fonds à placer, tu n'as qu'à t'adresser à moi. Je me chargerai volontiers de les faire valoir et tu t'en trouveras bien.

— Malheureusement, je n'en ai pas.

— Je croyais que tes parents étaient très riches.

— Quatre à cinq cent mille francs en terres, dans le département d'Ille-et-Vilaine, c'est tout ce que mon père a laissé en mourant. Ma mère, qui habite Rennes, touche la moitié du revenu. Moi, j'ai bien assez avec l'autre moitié du revenu. Moi, j'ai bien assez avec l'autre moitié et avec mes appointements chez Lafitte.

— En tout une douzaine de mille, per annum, comme disent les Anglais. Ce n'est pas énorme. Mais tu es tourné de façon à faire un superbe mariage. T'y prépares-tu ?

— Pas encore ; je ne suis qu'un petit employé. Aucune héritière ne voudrait de moi.

— Tu te trompes, cher ami. Sans compter tes avantages physiques, tu as un nom. Robert de Bécherel, ça sonne bien !… et je connais des jeunes filles de la très haute finance qui le portaient volontiers, ce nom à particule. En temps de République, ça se paie très cher, la noblesse. Tu as là une grosse valeur matrimoniale ; tandis que moi qui m'appelle Gustave Pitou, je ne serai mariable que le jour où je posséderai une paire de millions.

— C'est la grâce que je te souhaite. Moi, je ne suis pas si ambitieux. Je me contenterais d'épouser une demoiselle bien élevée et suffisamment jolie qui m'apporterait une fortune à peu près égale à la mienne.

— Alors, j'ai ton affaire. Cinq cent mille francs comptant et de fortes espérances. Vingt-quatre ans, orpheline. Très belle, très intelligente et très instruite. Oncle sans enfants, sexagénaire, apoplectique et opulent. Confiée depuis son enfance aux soins d'une dame très respectable, titrée comtesse, et très désireuse de marier à un gentilhomme sa pupille qui ne tient pas du tout à coiffer Sainte-Catherine. Je te présenterai quand tu voudras.

— Oh ! je ne suis pas pressé.

— Mais tu ne dis pas non et tu me remercieras de t'avoir introduit dans un des salons les plus gais de Paris et les mieux fréquentés. J'y allais quand je t'ai rencontré. Ça se trouve à merveille. Je vais t'y mener.

— Ce soir ?… Tu n'y penses pas. Je ne suis pas habillé et, en revanche, je suis crotté comme un barbet.

— Et moi donc ! Nous allons faire cirer nos bottines dans le passage, et ensuite, nous fréterons un fiacre. Ce n'est pas jour de grande réception chez la comtesse de Malvoisine et on y est le bienvenu en redingote.

— Mais, grand fou que tu es, sous quel prétexte me présenteras-tu ?

— Je suis l'ami de la maison et parfaitement autorisé à y mener un ancien camarade. Je te réponds qu'on t'y fera bon accueil et que tu t'y amuseras beaucoup. Tu ne seras point obligé, d'ailleurs, de faire la cour à Mlle Herminie des Andrieux, l'héritière en question.

— Elle s'appelle Herminie ! s'écria Robert en éclatant de rire.

— Hélas ! oui. C'est son seul défaut. Mais je te répète que tu seras libre de tes actions. Une fois que je t'aurai présenté à la comtesse, tu pourras, à ton choix, écouter d'excellente musique, t'asseoir à une table de jeu ou causer avec des femmes aimables.

— Ah ! on joue, chez la comtesse ?

— Au whist, à l'écarté et autres jeux innocents. Ne va pas t'imaginer que je te conduis dans un tripot. Tu ne craignais pas le baccarat autrefois. Chez Mme de Malvoisine, on ne joue que pour se distraire. La fête se terminera vraisemblablement par une sauterie qui sera suivie d'un souper réconfortant.

— Et tu dis que ce n'est qu'une soirée sans façon ! Peste ! que fait-on de plus les jours de grand gala ?

— Rien. C'est fête tous les soirs à l'hôtel de cette bonne comtesse. Et quand tu en auras goûté, tu y reviendras, je te le prédis. Aujourd'hui, le programme de la soirée n'a rien d'effrayant, avoue-le.

— Non, s'il ne s'agit pas d'une présentation en vue d'un mariage.

— Tranquillise-toi sur ce point. La belle Herminie n'attend pas après les prétendants. Tu la verras et la vue ne t'en coûtera rien. Entrons chez le cireur.

Robert avait gardé un souvenir agréable de sa camaraderie de régiment avec ce joyeux Gustave, et il ne lui déplaisait pas de la renouer. De plus, Robert aimait l'imprévu. L'idée de passer une partie de la nuit chez cette comtesse qu'il n'avait jamais vue lui semblait originale et amusante. Il se disait qu'il en serait quitte pour se tenir sur la réserve dans le monde inconnu que son ami allait lui montrer et il se croyait assuré de ne pas s'y compromettre, quoiqu'il eût le goût du jeu. Ce goût, son père le lui avait transmis avec le sang, et son père s'était à demi ruiné jadis devant les tapis verts de la province. Mais Robert, assagi par la médiocrité de sa situation, avait fini par se corriger de ce défaut héréditaire.

Il se décida, non sans quelque hésitation, à suivre l'entraînant Gustave jusqu'au bout de cette aventure bizarre, et quand une opération indispensable eut rendu à leurs chaussures le lustre qu'elles avaient perdu sur les trottoirs boueux des boulevards, ils montèrent ensemble dans une voiture de place qu'ils eurent la chance de trouver libre, au coin de la rue Vivienne. Robert n'y serait certainement pas monté, s'il avait pu lire dans l'avenir.

— Où demeure-t-elle, ta comtesse ? demanda Robert.

— Rue du Rocher, tout en haut. La course est un peu longue, mais il n'est que dix heures et nous arriverons au bon moment. Tu entendras Mlle Violette, qui chante dans la perfection.

— Qu'est-ce que c'est que Mlle Violette ?

— C'est la maîtresse de musique de Mlle des Andrieux. Une très jolie fille, ma foi !… seulement, elle n'a pas le sou, et je ne te conseille pas de pousser ta pointe de ce côté-là… du moins, pas pour le bon motif.

— Et pour l'autre motif, est-ce que j'aurais des chances ?

— On la dit vertueuse, mais tu peux essayer, si le cœur t'en dit.

— Le cœur ne m'en dira pas.

— Tu n'en sais rien. Elle est charmante. Mais, au fait, tu es peut-être pris ailleurs… oui, tu dois avoir une maîtresse. Parions que tu venais de chez elle quand je t'ai rencontré.

— Tu perdrais, mon cher. Je n'ai pas de maîtresse et quand nous nous sommes heurtés, je venais de porter de la part de mon patron dix mille francs à un client de la maison… un client qui demeure rue de l'Arcade et que je n'ai pas trouvé chez lui.

— Alors, tu les as sur toi, les dix mille ? demanda Gustave.

— Certainement, je les ai, dit Robert, et comme les bureaux de la maison de banque de la rue d'Enghien sont fermés à l'heure qu'il est, je ne pourrai remettre l'argent au caissier que demain matin. Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Mais, répondit Gustave, parce que… on joue chez la comtesse, je te l'ai déjà dit, et si tu te laissais aller à la tentation…

— Pour qui me prends-tu ? Ce n'est pas la première fois que je porte sur moi des sommes importantes qui ne m'appartiennent pas. Je te prie de croire que je n'ai jamais eu envie d'y toucher.

— Oh ! mon cher, je ne doute pas de ta probité. Seulement, qui a bu boira, dit le proverbe. Tu as aimé le jeu autrefois, tu dois l'aimer encore et tu l'aimeras toujours. Il ne faut quelquefois qu'une occasion pour retomber dans le péché. J'ai voulu te signaler le danger, rien de plus. Et après tout, si tu perdais les dix mille, tu es en situation de les rendre à ton patron. Les immeubles sont faits pour être hypothéqués. Les tiens ne le sont pas encore, je suppose.

— Non, certes ; et j'espère qu'ils ne le seront jamais.

— Il ne faut jurer de rien, murmura Gustave.

La causerie en resta là, dit Gustave, en ouvrant la portière. Il pleut toujours. J'ai envie de garder ce cocher, puisqu'il marche bien.

— Comme tu voudras.

— Et tu me permettras de le payer, quand il nous aura ramenés chez nous. Tu es mon invité, par le fait. C'est bien le moins que je me charge des frais de la soirée.

Et, sautant à bas de la voiture, Gustave donna des ordres au cocher avant de sonner à la grille. Robert descendit à son tour et vit que l'hôtel avait bonne apparence, quoiqu'il ne fût pas grand : un rez-de-chaussée surélevé, deux étages par-dessus et quatre fenêtres de façade brillamment éclairées, du haut en bas de ce logis élégant.

Trois coupés de maîtres stationnaient devant la porte et un domestique en livrée se tenait dans la cour armé d'un parapluie sous lequel il abrita successivement chacun des deux nouveaux venus, pendant la traversée depuis le trottoir jusqu'au perron.

Ils se débarrassèrent de leurs paletots dans un vestibule qui ressemblait à une serre, tant il était plein de fleurs exotiques, et conduits par le valet de pied, ils entrèrent de front dans un salon où ils trouvèrent une vingtaine de personnes.

Les hommes étaient en majorité, mais il y avait aussi quelques femmes, dont trois jeunes, trois sans plus. Les autres étaient hors d'âge, mais elles avaient de beaux restes, comme on dit dans le monde bourgeois. Au centre d'un groupe féminin plus imposant qu'attrayant, trônait la comtesse de Malvoisine, une superbe matrone, très décolletée et parée comme une châsse.

Lorsque Robert de Bécherel, remorqué par son camarade, s'avança pour la saluer, un murmure d'admiration courut parmi ces dames. Elles le trouvaient charmant et elles le dévoraient des yeux. Gustave le présenta à la comtesse qui l'accueillit en minaudant et comme Robert s'excusait de ne pas être en tenue de soirée, elle lui dit de but en blanc :

— Avec un nom comme le vôtre, monsieur, on n'a pas besoin de s'habiller pour être le bienvenu partout. Je suis heureuse de vous recevoir et je remercie notre ami Gustave de vous avoir amené.

Robert s'inclina pour répondre à ce compliment brutal, mais il eut quelque peine à comprimer une forte envie de rire. La comtesse lui semblait grotesque et il était déjà fixé sur l'authenticité du titre qu'elle portait.

— À dater de cet instant, reprit-elle gracieusement, ma maison vous est ouverte cher monsieur, et j'espère vous y revoir souvent. Maintenant, soyez libre. Vous êtes ici chez vous. Gustave va vous piloter dans mon salon où chacun fait ce qu'il veut.

— Nous allons commencer par faire notre cour à Mlle Herminie, s'écria le gros Gustave en poussant Robert vers le piano devant lequel trois jeunes filles causaient, debout, à quelques pas d'une table où deux messieurs, entourés de plusieurs autres, jouaient à l'écarté.

Au centre de ce petit groupe qu'un poète classique aurait certainement comparé au groupe des trois Grâces, la belle Herminie dominait ses compagnes de toute la hauteur de sa taille presque masculine.

On la voyait de très loin et Robert ne s'y trompa point. C'était bien là l'héritière que Gustave lui avait dépeinte. À sa prestance, on devinait la demoiselle bien dotée qui regarde les jeunes gens du haut de sa grandeur. Elle avait l'air de leur dire : Adorez-moi. Je serai millionnaire un jour.

Très belle, du reste, de cette beauté qu'on prisait beaucoup sous le directoire. Grands traits réguliers, grands yeux noirs, épaules superbes, taille majestueuse. Habillée comme s'habillait Mme Tallien, du temps de Barras, Herminie eût été admirable.

Elle portait moins heureusement la toilette moderne qui va si bien aux femmes sveltes. Sa robe accusait trop ses formes trop massives. Pour tout dire, en deux mots, Herminie manquait de grâce et de distinction, mais, en compensation de ce désavantage, elle possédait un teint d'une fraîcheur sans pareille et des dents très blanches qu'elle montrait à tout propos.

Robert, quand son ami le présenta, ne fut ni charmé ni intimidé. Il se contenta de s'incliner poliment et il laissa l'obligeant Gustave entamer l'éloge de M. de Bécherel, gentilhomme de vieille souche. La noblesse était fort appréciée chez Mme de Malvoisine et on l'y mettait souvent sur le tapis.

— Le nom de Bécherel est un des plus anciens de la Bourgogne, dit gracieusement Herminie, qui avait la prétention de connaître tout l'armorial de France.

— Je ne sais, mademoiselle, s'il y a des Bécherel en Bourgogne, répliqua Robert en souriant, mais je suis sûr que ma famille n'est pas de cette province.

— Elle est de la Bretagne, n'est-ce pas, monsieur ? demanda une des deux compagnes de la belle Herminie ; une blonde aux yeux noirs qui parlait d'une voix douce.

— Oui, mademoiselle. Seriez-vous ma compatriote ?

— Non, monsieur, mais, étant enfant, j'ai passé plusieurs années au couvent de la Visitation, à Rennes. Et je me rappelle très bien avoir entendu prononcer votre nom. Il était porté par une dame qui comptait parmi les bienfaitrices de la communauté.

— Ma mère, mademoiselle. Nous sommes et moi, les derniers Bécherel.

— Ces souvenirs sont pleins d'intérêt, dit sèchement Herminie. Mais, ces messieurs, j'en suis sûre, désirent vous entendre, ma chère Violette. Faites-nous donc le plaisir de vous mettre au piano.

Violette baissa les yeux et obéit sans mot dire. La pauvre fille n'était pas là pour faire sa volonté. La comtesse la payait pour chanter ; il fallait qu'elle chantât. Mais elle avait bien le droit de penser que Mlle Herminie, son ingrate élève, la punissait trop durement d'avoir osé se mêler un instant à la conversation engagée avec le nouveau venu.

Robert, touché de cette scène muette, fut pris d'une folle envie de cingler d'une bonne impertinence la demoiselle aux grands airs et il fut pris aussi d'une profonde pitié pour cette malheureuse musicienne que la nécessité de gagner son pain condamnait à se laisser traiter comme une servante.

Gustave le calma d'un coup d'œil et, fort à propos, Mme de Malvoisine appela sa pupille qui salua froidement ces messieurs et s'en alla, fort mécontente d'avoir manqué son effet, rejoindre la comtesse. La troisième jeune fille, une blonde insignifiante, suivit Herminie et les deux amis restèrent seuls, à proximité du piano.

— Eh bien ? demanda Gustave. Que penses-tu de la triomphante Herminie ? Conviens qu'elle est magnifique.

— Comme déesse de la Liberté, on ne trouverait pas mieux. Elle me rappelle la statue de la ville de Marseille qui est sur la place de la Concorde.

— Diable ! tu es bien difficile. Je t'accorde qu'elle n'a pas une taille de guêpe. Mais, pour ma part, je la préfère à cette institutrice maigrelette qui me paraît t'avoir donné dans l'œil.

— Chacun son goût, cher ami.

— C'est juste. Et comme je ne suis pas venu ici pour flirter avec les demoiselles, je vais tâter un peu la veine à l'écarté. Il y a de l'argent à gagner ici, et je ne serais pas fâché que ma soirée me rapportât une centaine de louis.

— Je te souhaite bonne chance.

— C'est-à-dire que tu te proposes de disparaître à l'Anglaise. À ton aise, cher ami. Je t'ai amené chez la comtesse parce que je croyais que tu t'y plairais. Tu n'es pas forcé d'y rester, si tu t'y ennuies. Je te conseille pourtant d'attendre un peu. D'abord, tu entendras ta préférée, Mlle Violette, qui a un vrai talent, et puis, c'est l'heure où le salon se remplit. Voici un tas de figures nouvelles qui arrivent. Beaucoup de femmes dans le nombre. Tu en trouveras peut-être une à ton gré. Dans tous les cas j'espère que nous nous reverrons. Où demeures-tu ?

— Faubourg Poissonnière, 29. Et toi ?

— Rue Drouot, 24. Je ne suis pas souvent chez moi, mais tu n'as qu'à m'écrire un mot. Nous dînerons ensemble quand tu voudras.

Ayant dit, Gustave courut à la table de jeu et Robert se rapprocha instinctivement de Mlle Violette qui feuilletait des partitions pour y chercher le morceau qu'elle devait chanter. Personne ne s'occupait d'elle. Robert vit que ses yeux étaient humides, et il essaya de la consoler.

— Mademoiselle, lui dit-il doucement, voulez-vous me permettre de vous accompagner ? Je ne suis pas de première force, mais si la musique n'est pas trop difficile, je…

— Merci, monsieur. Je m'accompagne moi-même, murmura la jeune fille, très émue.

— Eh ! bien, je tournerai les pages…, et j'aurai le plaisir d'être auprès de vous. Je vous ai vu ce soir pour la première fois et il me semble que je vous connais depuis des années.

— Vous avouerai-je que j'éprouve la même impression, dit la jeune fille en refoulant ses larmes. Et pourtant je suis bien sûre que nous ne nous sommes jamais rencontrés.

— J'en suis sûr aussi, car si je vous avais vue, je ne vous aurais pas oubliée. Mais il y a déjà un lien entre nous… le nom de ma mère que vous avez entendu prononcer autrefois et que vous avez retenu. Évidemment, nous étions prédestinés à nous connaître un jour. Et je bénis mon ami Gustave qui m'a amené ce soir dans ce salon où de ma vie je n'avais mis les pieds.

— Et où vous ne reviendrez jamais, je suppose.

— C'était mon intention, il n'y a qu'un instant, mais j'ai déjà changé d'avis. Il m'en coûterait trop de ne pas vous revoir.

Mlle Violette rougit jusqu'aux oreilles et au lieu de répondre à ce commencement de déclaration, elle se mit à plaquer des accords sur le piano. Robert s'aperçut qu'elle avait des mains charmantes, des mains de duchesse, fines et blanches avec des ongles roses et il reprit en baissant la voix :

— Je reviendrai pour vous, puisque je ne puis vous voir ailleurs que chez cette comtesse qui ne me plaît guère.

Cette fois, Violette pâlit, se redressa et répliqua, sans cesser de préluder :

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? je ne mérite pas que vous me traitiez comme si j'étais de celles qui se laissent prendre à de banales galanteries. Vous m'êtes sympathique et je vous sais gré de vous intéresser à une pauvre fille qui n'intéresse personne. Ce n'est pas une raison pour vous moquer de moi.

Et comme Robert essayait de protester :

Ne vous défendez pas, reprit-elle d'un ton ferme ; à vous entendre, je pourrais croire que je vous ai inspiré tout à coup une passion. Mais je ne suis ni une sotte, ni une coquette et je sais ce que valent les doux propos des hommes. N'essayez donc pas de troubler ma vie. J'ai déjà assez de chagrins. Que serait-ce si je vous écoutais !

Ce langage où l'émotion perçait sous la sagesse, surprit et charma Robert de Bécherel, qui ne l'avait pas prévu.

— Je vous jure, mademoiselle, que je ne recommencerai pas, dit-il gravement. Maintenant que j'ai juré, vous me permettrez bien de rester près de vous, pendant que vous chanterez.

— Oh ! très volontiers, s'écria la jeune fille qui avait déjà retrouvé sa gaieté. Puisque vous acceptez mes conditions, je serai ravie de causer avec vous. Et rien ne m'en empêchera, car je ne vais pas chanter. À quoi bon ? Ils ne m'écouteraient pas.

— Le fait est que ces messieurs et ces dames n'ont pas l'air de tenir beaucoup à vous entendre. Ils se sont éparpillés dans tous les coins et ils jacassent comme des pies. Je me demande pourquoi Mlle Herminie vous a priée de vous mettre au piano.

— Cela se passe ainsi à peu près tous les soirs. Les habitués de la maison aiment à causer en musique ; c'est plus commode pour les apartés… à condition que la musique ne soit pas trop bruyante. Si je chantais, ils se croiraient peut-être obligés de m'applaudir et leur approbation m'est tout à fait indifférente. Je leur joue du Mozart… en sourdine, pour ne pas les déranger.

— Vous aimez Mozart, mademoiselle ? demanda Robert, qui adorait le grand maître Viennois.

— Depuis que j'existe. Étant toute petite, quand je prenais mes premières leçons de piano, il m'arriva un jour d'entendre exécuter par mon professeur un morceau de la Flûte enchantée. J'en fus si ravie que le lendemain, dès l'aurore, je me glissai dans la salle de musique et je me mis à exécuter avec un seul doigt l'air qui m'avait charmée et que j'avais retenu. Je fis tant de bruit que Mme la supérieure accourut et voulut me mettre en pénitence. Je me révoltai… Mozart m'avait grisée… je crois, Dieu me pardonne, que je donnai un soufflet à la vénérable Mère. Ce fut une grosse affaire. Je faillis être renvoyée.

— En vérité, mademoiselle, j'ai beaucoup de peine à croire que vous ayez jamais battu quelqu'un.

— C'est que, depuis ce jour mémorable, je n'en ai pas eu l'occasion. Mais si vous pensez que le ciel m'a douée d'une patience angélique, vous vous abusez, monsieur. Je sens très vivement et j'ai parfois des colères terribles.

— Contre l'imposante Herminie ou contre la comtesse de Malvoisine ? demanda en riant Bécherel.

— Non, monsieur. Elles ne m'en donnent pas sujet. Elles me paient les leçons et ma musique. Je fais consciencieusement mon métier. Nous sommes quittes. Les humiliations sont par-dessus le marché et je les supporte sans me plaindre. Mais nous parlons trop et je m'aperçois qu'on nous regarde. Quel morceau de Mozart voulez-vous entendre ?

— Un morceau de Don Juan… à votre choix… De tous ses opéras, c'est celui que je préfère.

Violette se mit aussitôt à jouer l'air de la sérénade. Elle le joua comme il doit être joué, doucement et avec un sentiment exquis.

Robert oublia tout – Mme de Malvoisine, sa superbe pupille et ses bruyants invités – pour se laisser aller au charme de cette musique délicieuse qui le transportait dans le pays des rêves. Puis vinrent : le trio des masques, l'air si gai de Zerline et le sombre duo final entre Don Juan et la statue du Commandeur : « Pentiti !… No… no… » joués pour Robert tout seul, car personne dans ce salon n'écoutait la grande artiste inconnue.

— Savez-vous, mademoiselle, qu'au théâtre vous auriez un immense succès ! s'écria Bécherel enthousiasmé.

— J'y ai pensé quelquefois, dit la jeune fille, mais je préfère le bonheur paisible aux succès éclatants.

— Le bonheur !… Est-ce donc que vous vous trouvez heureuse dans cette maison où on a pour vous si peu d'égards !… Et vous résignerez-vous à supporter toujours le sort que je ne sais quels malheurs immérités vous ont fait ?

Au lieu de répondre à cette invite en racontant son histoire, Violette sourit tristement et attaqua une sonate de Beethoven.

— Je vous en prie, murmura-t-elle, ne restez pas plus longtemps près de moi. Herminie ne me pardonnerait pas de vous accaparer. Et d'ailleurs, nous nous reverrons avant la fin de la soirée, car je suis obligée de ne pas bouger d'ici. On aura besoin de moi pour faire danser ces dames.

— Je n'aurai donc pas même la consolation de valser avec vous ?

— Non, puisque je serai rivée au piano. Mais, si on soupe, nous pourrons peut-être causer encore. En attendant, je vous demande très sérieusement de me quitter.

Robert n'avait plus qu'à obéir. Avant de se lever, il échangea un dernier regard avec la jeune fille et il lui sembla lire dans ses yeux qu'elle ne lui en voulait pas du tout de s'être occupé d'elle. Il s'agissait maintenant d'employer le temps qui allait s'écouler jusqu'à l'heure où il pourrait la retrouver et il ne savait que faire, car il ne se souciait pas de rentrer dans le cercle qui s'était formé autour de la comtesse.

Herminie l'effarouchait, et il se déniait des compliments de Mme de Malvoisine. Gustave lui en avait assez dit pour qu'il devinât que cette majestueuse dame cherchait à marier sa pupille et que, lui, Robert de Bécherel, serait le bienvenu à poser sa candidature.

Il n'en avait pas la moindre envie et, puisqu'il était décidé à rester pour les beaux yeux de Mlle Violette, il n'espérait pas échapper aux gracieusetés intéressées de la comtesse, mais il comptait s'en tirer par des politesses qui ne l'engageraient à rien et même par des promesses d'assiduité qu'il se proposait de ne pas tenir, car le salon de la rue du Rocher n'était pas fait pour lui plaire.

Afin d'en venir le plus tard possible aux prises avec l'héritière et sa protectrice, il s'approcha de la table d'écarté où il trouva Gustave en train de parier et de perdre son argent.

La partie était très animée et on jouait gros jeu. Robert arriva juste au moment où un monsieur qui venait de tourner le roi attirait à lui une masse assez respectable d'or et de billets de banque.

— Je viens de brûler ma dernière cartouche, dit tout bas Gustave à son ancien camarade. Prête-moi cinquante louis.

— Je te les prêterais volontiers, si je les avais sur moi, murmura Bécherel, assez étonné de ce brusque appel à sa bourse.

— Tu les as et même bien davantage, puisque, ce soir, tu viens de toucher dix mille.

— Qui appartiennent à mon patron et que je dois remettre demain matin dans la caisse.

— Sois tranquille. Tu les y remettras. En sortant d'ici, nous passerons chez moi. J'ai quinze mille francs dans mon secrétaire et un compte-courant au Crédit Lyonnais.

— Je n'en doute pas, mais…

— Ah ! c'est comme ça ! tu te défies de moi ?… eh ! bien, n'en parlons plus. Je saurai ce que vaut ta camaraderie… et je n'aurai plus de motifs pour dire du bien de toi à la blonde pianiste qui t'a si fort charmé.

Médiocrement effrayé de cette menace, mais très contrarié de refuser un service à un ancien ami, Robert se dit qu'il avait une centaine de louis d'économies et, qu'au pis aller, il en serait quitte pour prendre mille francs sur ses fonds personnels si Gustave ne lui remboursait pas la somme.

— Voici le billet de mille, dit-il en le détachant de la liasse qu'il avait dans son portefeuille. Je ne doute pas de ta parole et je compte absolument sur toi pour demain matin.

— À la bonne heure ! je retrouve mon Bécherel du 24e dragons. Et pour te prouver que je ne t'en veux pas de ton hésitation, je te mets de moitié dans mon jeu. Je me sens en veine et tu toucheras avant la fin de la soirée un joli dividende.

— Soit ! j'accepte l'association, jusqu'à concurrence de…

Robert n'acheva pas sa phrase. Quelqu'un venait de lui frapper sur l'épaule et il se retourna pour voir celui qui l'abordait si familièrement. Gustave saisit le moment et se précipita vers la table de jeu, en brandissant le billet de mille, et en criant :

— C'est à moi d'entrer. Je réclame mon tour.

Robert se trouva face à face avec un monsieur d'une cinquantaine d'années, grand, sec, droit comme un peuplier et portant à la boutonnière de son habit la rosette d'officier de la Légion d'honneur.

— Vous ici, mon colonel ! murmura Bécherel.

Et il baissa le nez comme un écolier pris en faute.

— Moi-même, mon garçon, répondit le nouveau venu en retroussant sa moustache grisonnante. Ça t'étonne de m'y voir. Eh bien, ça prouve que tu n'y avais pas encore mis les pieds, car j'y viens assez souvent, et je ne m'en cache pas. Je ne suis pas marié, j'ai quarante mille francs de rente, et depuis que j'ai quitté l'armée, je suis libre comme l'air. Aussi, je vais dans tous les mondes, même dans le demi. Mais toi, que cherches-tu, chez cette chère comtesse ?

— Rien du tout. Un ami que j'ai rencontré ce soir m'y a amené…

— Ce gros blond qui vient de t'emprunter un billet de mille. C'est un des familiers de la maison. D'où diable le connais-tu ?

— Nous étions ensemble au régiment.

— Comme volontaires d'un an. Et tu t'es empressé de redevenir pékin, au bout de ton année. Si ton père avait voulu m'écouter, tu te serais engagé et maintenant tu serais sur le point de passer officier.

— Je n'aurais pas mieux demandé que de rester au service ; mais pendant que je faisais mon volontariat, ma mère est devenue veuve, vous le savez…

— Et elle t'a rappelé auprès d'elle. La voilà bien avancée ! tu habites Paris et elle est restée à Rennes. Enfin !… tu as une bonne place, à ce qu'on m'a dit là-bas, quand je suis allé en Bretagne, l'été dernier. Et puis, il vous reste du bien. Ton père n'a pas tout mangé. Pourquoi n'es-tu jamais venu me voir, depuis que tu habites Paris ?

— Je vous demande pardon, mon colonel. Je ne savais pas votre adresse.

— Pitoyable excuse, mon petit. On te l'aurait donnée au ministère de la guerre, si tu avais pris la peine d'y passer. Et d'ailleurs, je suis connu comme le loup blanc. Tu n'avais qu'à écrire à M. Louis de Mornac, lieutenant-colonel, en retraire. Ta lettre me serait arrivée tout droit, rue de la Boëtie, 64.

— Je réparerai mes torts en me présentant chez vous, très prochainement, si vous me le permettez.

— Non seulement je te le permets, mais je t'y convie. Tu sais que j'aimais beaucoup ton père et tu dois avoir besoin des conseils d'un vieux routier comme moi. Oh ! ne crains rien. Je ne te sermonnerai pas, mais je te piloterai sur la mer parisienne où tu me fais l'effet de naviguer sans boussole. Elle est semée d'écueils, cette mer orageuse. Je les connais tous et je te les signalerai. Veux-tu pour commencer, que je te renseigne sur les gens qui sont ici ?

— J'allais vous en prier, mon colonel.

— C'est facile. Nous avons d'abord la maîtresse de la maison. Je ne sais pas où elle a pris son titre de comtesse, mais je sais fort bien qu'elle n'a jamais été mariée.

— Je m'en doutais un peu. Alors, c'est une femme galante… une horizontale retirée des affaires, après fortune faite.

— Non. C'est une ancienne modiste qui s'est enrichie dans le commerce. Seulement, elle a eu dans le cours de sa longue carrière quelques associés… le dernier la commandite encore…

— Il est ici sans doute. Montrez-le-moi, mon colonel.

— Il n'y est pas. Il n'y est jamais. Il se garderait bien d'y venir. Mais la Malvoisine et lui sont unis comme les deux doigts de la main, car leurs intérêts sont les mêmes. Il y a un cadavre entre eux.

— Comment ! un cadavre ?

— Oui. Ils ont dû jadis commettre ensemble un crime, ou tout au moins une mauvaise action qui a été le point de départ de leur fortune. Personne ne me l'a dit, mais j'en mettrais ma main au feu. Et puis, il y a l'enfant.

— Quel enfant ?

— Herminie, parbleu ! Ton cornac, Gustave, a dû te raconter que cette plantureuse personne est la pupille de la comtesse. Si tu avais du coup d'œil, tu aurais déjà deviné que c'est sa fille. Elles se ressemblent comme deux gouttes d'eau.

— C'est vrai. Je n'y avais pas pris garde. Alors, le père serait…

— Le commanditaire de Mme de Malvoisine. Ils n'ont jamais voulu reconnaître Herminie, afin de pouvoir lui laisser toute leur fortune sans enfreindre l'article du code civil qui met les enfants naturels à la demi-portion. Et puis, le père est peut-être marié en justes noces. On n'a jamais vu sa femme légitime, mais on soupçonne qu'elle existe.

— Joli monde que tous ces gens-là ! Quand je pense que Gustave prétend qu'il ne tiendrait qu'à moi d'obtenir la main de cette héritière !…

— Il a raison. La soi-disant comtesse et son associé s'estimeraient trop heureux s'ils pouvaient dénicher un gendre comme toi. Peu leur importe que ce gendre soit pauvre, pourvu qu'il ait un nom honorable. Mais je suppose que tu n'es pas disposé à entrer dans cette aimable famille.

— J'aimerais mieux épouser une blanchisseuse.

— Allons ! tu es décidément un brave garçon et je te prie de compter sur moi en toute occasion.

— Je vous remercie, mon colonel, dit vivement Robert et je vous promets que vous n'aurez jamais à rougir de moi. Mais je m'étonne que Gustave m'ait donné le conseil de me poser en prétendant.

— Il est payé pour cela. Le père l'emploie dans ses spéculations de bourse et lui fait gagner beaucoup d'argent. Ce père passe pour être l'oncle de la belle Herminie, et il est possible que ton Gustave ne sache pas le fond des choses. Comme tant d'autres, il cherche à faire fortune et il ne s'amuse pas à creuser la situation d'un puissant financier qui le patronne. Je n'ai rien appris de fâcheux sur son compte. Je te conseille cependant de ne pas trop te lier avec lui.

— Oh ! je serai prudent.

— Hum ! ton père ne l'était guère et il lui en a coûté cher. Profite de son exemple et ne te fourvoie pas trop dans des sociétés comme celle-ci.

— Je n'y tiens pas, mais il me semble que vous-même, mon colonel…

— Moi, mon petit, c'est différent ! Je suis blindé et je puis, sans craindre les avaries, prendre mon plaisir où je le trouve.

— Et vous le trouvez ici ? demanda en souriant Bécherel ; ce n'est pas Mlle Herminie qui vous y attire, je pense… ni sa respectable mère.

— Tu n'y entends rien, et tu ne vois les choses qu'à la surface. Ce salon est plein de personnes qui assurément ne seraient pas reçues chez ta mère, et beaucoup d'entre elles ne sont pas séduisantes, mais il n'y vient pas une cocotte. C'est le demi-monde qu'il ne faut pas confondre, avec le quart monde. Toutes ces femmes ont une tare dans leur passé : ce sont des déclassées, mais ce ne sont pas des filles. Et dans leur nombre, il en est deux ou trois qui valent qu'on s'occupe d'elles… une surtout que je te montrerai tout à l'heure.

— Je vous crois, mon colonel. Mais… les hommes ?…

— Mon Dieu, les hommes sont de ceux qu'on peut coudoyer sans se compromettre. D'abord, ce soir, il y a nous… et j'ai aperçu déjà deux messieurs de mon cercle. Ils y viennent, comme moi, pour y chercher une de ces liaisons qui n'engagent à rien. Tu vas me dire qu'on joue… C'est vrai, mais il n'y a pas de cagnotte au profit de la comtesse, qui n'a nul besoin d'exploiter ses invités…et je suis certain qu'on ne triche pas. Je connais des clubs très bien composés où on n'en pourrait pas dire autant.

« Mais j'aperçois là-bas dans un coin la femme qui m'attire ici… elle est fort entourée… n'importe ! je vais manœuvrer de façon à me rapprocher d'elle. C'est une veuve, mon cher… la veuve d'un capitaine de vaisseau… une vraie… pas trop farouche, quoiqu'elle ait des principes… une amie comme il m'en faudrait une pour finir mon hiver. »

Robert trouvait que ce colonel qui lui offrait d'être son Mentor ne pratiquait pas pour son compte personnel une morale bien rigide, mais s'il ne prêchait pas d'exemple, il n'en était pas moins de bon conseil et Robert s'empressa de l'interroger sur une personne qui lui tenait déjà fort au cœur.

— Je serais désolé de vous gêner, mon colonel, lui dit-il, et je vous laisse ; mais puisque vous m'avez obligeamment renseigné sur la maîtresse de la maison, ayez la charité de me dire ce que vous pensez de cette jeune fille qui tient le piano en ce moment.

— La petite Violette ?… c'est une perle, mon cher. Jolie comme un cœur, pleine de grâce et d'esprit, musicienne de premier ordre et vertueuse comme… comme on ne l'est pas chez Mme de Malvoisine.

— J'en suis persuadé… mais quelle est son origine ?… A-t-elle une famille ?…

— Pas la moindre. C'est une enfant trouvée, ou abandonnée, je ne sais plus trop. Quelqu'un m'a raconté cette histoire, mais je l'ai un peu oubliée. Il y a un mystère là-dessous. Demande à la petite de te l'expliquer et fais-lui la cour si tu veux, mais ne t'emballe pas trop. Elle est capable de s'amouracher de toi et comme tu ne te proposes pas de l'épouser, tu ferais une mauvaise action si tu t'amusais à lui tourner la tête. Sur ce, mon cher enfant, je te lâche. Ma veuve s'est débarrassée de ses adorateurs. Je vais saisir le joint. Je partirai probablement avant moi. Viens me demander à déjeuner, quand tu voudras. Le plus tôt sera le mieux.

Ayant dit, M. de Mornac tourna les talons et Robert le vit de loin faire des prodiges de stratégie pour s'approcher de la veuve et l'aborder sans trop attirer l'attention.

Son argent était sur le tapis, puisqu'il avait eu la faiblesse d'accepter l'association proposée par Gustave, et il n'était pas fâché de voir comment tournait la partie. Il se croyait de force à y assister sans trop d'émotions, car il se flattait d'être guéri de la passion héréditaire des Bécherel. Il ne songeait pas que le démon du jeu le guettait. Il ne fallut que la vue de l'or étalé sur le tapis pour lui faire oublier la pauvre Violette qui s'acquittait, non loin de la table d'écarté, de sa triste tâche de musicienne gagée.

Gustave tenait déjà les cartes et Robert arriva tout à point pour l'entendre annoncer à haute voix :

— Messieurs, je fais la chouette.

Faire la chouette, dans la langue des joueurs, c'est jouer seul contre tous, et cette expression imagée est très juste, puisque les autres se coalisent pour attaquer un adversaire unique, absolument comme les oisillons assaillent une chouette qui s'est laissée surprendre par la lumière du jour sur quelque branche d'arbre.

Pour soutenir la lutte, un contre tous, il faut avoir beaucoup d'argent et Bécherel se demanda si son ami perdait l'esprit d'engager le combat, sans autres munitions qu'un seul billet de mille, contre des messieurs qui débutaient par des coups de cinq louis et de dix louis. Pour commencer, il y en avait bien trente-cinq sur table.

— Je tiens le coup, dit Gustave avec un aplomb superlatif.

— Décidément, il est fou, pensa Robert. Enfin !… je ne suis engagé que jusqu'à concurrence de mille francs, et s'il se fait décaver, j'ai chez moi de quoi remplacer le billet que j'ai eu la faiblesse de lui prêter… sur l'argent du patron… et si ce toqué de Gustave s'avise d'aller plus loin, ce sera à ses risques et périls.

Robert ne se rappelait plus qu'au moment où il allait ajouter à son acceptation d'association une clause restrictive, le colonel était venu, en lui frappant sur l'épaule, l'empêcher de la formuler nettement, cette clause salutaire.

Gustave l'aperçut et lui cria :

— Mon cher, tu n'as pas le droit de voir le jeu de ces messieurs, puisque tu es de moitié avec moi. Passe de mon côté.

Bécherel avait bien envie de répondre que leur société était limited, comme on appelle en Angleterre les compagnies à responsabilité restreinte, mais tous les yeux étaient fixés sur lui et il se tut, en se disant qu'il serait toujours temps de se retirer lorsque la somme dont il avait fait le sacrifice serait perdue.

Il alla docilement se placer derrière son ami, qui venait de couvrir, avec le billet de mille emprunté à Robert, les mises de ces messieurs.

— Tu sais, lui dit Gustave, d'un air dégagé, pas de conseils ! Je joue proprement l'écarté et je n'ai pas besoin d'avis.

Robert aussi avait la prétention de jouer très bien, mais il ne tenait pas du tout à donner de sa personne dans une bataille qu'il livrait à contrecœur. Et de peur de s'y intéresser malgré lui, il se mit à regarder Violette, au lieu de regarder les cartes.

La jeune fille n'avait pas quitté le piano, mais elle n'y était plus seule. Un monsieur à barbe rousse était venu se planter derrière son tabouret et affectait de lui parler de très près. Elle faisait de son mieux pour se débarrasser des assiduités de ce fat et, n'y réussissant pas, elle se mit à jouer le quadrille le plus bruyant qu'aient jamais dansé les habitués du bal de l'Opéra. Ce tapage couvrit la voix du galant, qui fut obligé de rengainer ses fades compliments et de battre en retraite, non sans lancer à la malheureuse Violette une dernière impertinence que, par bonheur, Robert n'entendit pas, car il aurait immédiatement pris fait et cause pour la persécutée.

— Le roi ! annonça Gustave, en tournant la onzième carte. Je marque un point.

L'adversaire joua d'autorité et perdit.

— J'en marque deux qui font trois, reprit Gustave.

C'en fut assez pour faire momentanément oublier à Bécherel la scène à laquelle il venait d'assister de loin. La passion du jeu l'avait ressaisi et il reporta toute son attention sur la partie si bien commencée. Elle finit mieux encore, car au coup qui suivit, le triomphant Gustave fit la vole et gagna.

Ce succès laissa Robert assez indifférent. Ce n'était pas le gain qu'il cherchait, c'était surtout les émotions, et il n'avait pas eu le temps d'en éprouver de bien vives, faute de péripéties pendant ce combat si court.

— Faites votre jeu, messieurs, dit son associé.

On le fit et très gros, car les vaincus presque tous, doublèrent leurs mises.

Cette fois, la victoire fut fort disputée, et les adversaires arrivèrent à quatre points, alors que Gustave n'en avait pas un seul. Mais il les rattrapa point par point et au cinquième coup un roi de cœur, tourné à propos, termina la partie à son profit.

— À un autre ! dit-il en attirant à lui les enjeux.

Les perdants maugréaient et ne paraissaient pas disposés à continuer la lutte contre une veine qui se dessinait comme devant être formidable.

— Que reste-t-il à faire ? cria le monsieur que Violette venait d'éconduire.

— Ce que vous voudrez, répondit superbement Gustave.

— Tiens ! c'est vous, Pitou ! dit l'autre d'un air assez dédaigneux. Comment ! vous faites la chouette, à banque ouverte ! Vous êtes donc devenu millionnaire ?

— Pas encore, prince de la coulisse, mais j'ai de quoi vous payer… si vous gagnez.

— Alors, cinq cents louis pour commencer.

— Diable !

— Je vous préviens que si vous refusez de les tenir, je prends la chouette à votre place. C'est la règle, vous le savez.

Pendant ce colloque, Robert examinait le nouveau venu et le trouvait fort déplaisant. Ce joueur qui parlait d'attaquer par dix mille francs était un gars taillé en force et haut en couleur. Tout en lui sentait le parvenu, depuis son air insolent, jusqu'à l'énorme chaîne d'or qui s'étalait sur son gilet noir. Bécherel lui en voulait déjà d'avoir grossièrement fait la cour à Violette. En ce moment, il aurait donné volontiers une année de ses appointements pour lui appliquer une paire de gifles. Mai sil espérait bien que Gustave allait lever le siège devant ce défi extravagant.

Gustave, après avoir hésité un instant, répondit :

— Va pour cinq cent louis.

— Alors, je prends la main, dit en s'asseyant le monsieur à la barbe rousse. Éclairez, mon cher. Je ne joue jamais qu'argent comptant et vous n'avez pas mille écus devant vous.

En même temps, il posait sur la table un portefeuille bourré de billets de banque.

— Mon associé va compléter la somme. Robert, mon cher, passe-moi la réserve, appela Gustave.

Bécherel ouvrit la bouche pour répondre : je n'en suis plus ; mais il s'aperçut que l'homme aux façons impertinentes le dévisageait d'un air railleur. L'orgueil et la colère lui firent perdre la tête, à ce point qu'il tira de sa poche les neuf billets de mille francs qui lui restaient et qu'il les remit, sans dire un mot, à son imprudent camarade.

En ce moment, il aurait risqué son patrimoine tout entier plutôt que de reculer, devant cet odieux personnage qui se mit à dire à Gustave en ricanant :

— Il paraît que monsieur est votre banquier. Je ne m'en serais jamais douté.

— Pourquoi cela, monsieur ? demanda Bécherel, du ton le plus agressif.

— Tout simplement parce que vous n'avez pas l'air d'un capitaliste. On ne peut pas tout avoir.

— J'ai aussi l'habitude de corriger les malappris et je vais…

— Messieurs ! messieurs ! crièrent les parieurs.

— Je prends le mot pour moi, dit l'homme aux cinq cents louis ; nous réglerons cette affaire après le coup.

— Quand il vous plaira.

— Voyons, à qui la donne… à vous, Pitou… Et tâchez de ne pas tourner trop souvent le roi de cœur. De tous les cœurs, reprit-il en regardant de côté Bécherel, qui rongeait son frein, et qui cependant ne releva pas cette allusion à ses avantages physiques.

Non seulement Gustave ne tourna pas le roi, mais il le donna à son adversaire qui fit le point. La partie débutait mal et le coup suivant ne fut pas plus favorable aux associés.

— Deux et un, trois ! marqua l'ennemi.

Gustave faisait triste mine, mais Robert ne songeait plus qu'à la querelle engagée avec le persécuteur de Violette et il attendait impatiemment la fin du jeu pour provoquer cet odieux individu.

Gustave donna pour la seconde fois ; l'autre demanda des cartes et Gustave, hésitant à refuser, s'avisa de consulter son ami.

— Conseille-moi, lui dit-il.

— Non, répliqua Robert qui ne voulait pas prendre sur lui la responsabilité d'émettre un avis.

— Non ? répéta Gustave avec insistance.

— Très bien. Alors, je joue, reprit l'adversaire, en abattant trois cartes ; et vous avez perdu, car j'ai la tierce à la dame d'atout. Je n'ai proposé que pour faire les deux points de refus et à moins que vous n'ayez le roi…

— Je n'ai pas refusé.

— Pardon ! votre associé a dit : non.

— Il répondait à une question que je lui adressais. D'ailleurs, moi seul avais le droit de vous répondre, puisque c'est moi qui tiens les cartes.

— D'accord, mais vous avez répondu aussi un « non » bien nettement articulé. Je m'en rapporte à ces messieurs.

La galerie, à l'unanimité, donna tort à Gustave qui fut obligé de s'exécuter. Les dix mille francs de Robert y passèrent et les petits joueurs se partagèrent le reste.

— Vous voilà décavé, reprit le vainqueur ; et vous en avez assez, je suppose.

— Je vous joue quitte ou double, dit rageusement Gustave.

— Au comptant ou à terme ?

— Si je perds, vous serez payé demain avant midi.

— C'est contraire à mes principes… mais il n'est rien que je ne fasse pour vous obliger, dit ironiquement l'homme à la barbe rousse.

— Alors, tirons à qui fera.

Robert pensait : cette fois, par exemple, je n'en suis pas. Gustave ne m'a pas demandé si j'acceptais la revanche. La partie s'engagea et Gustave la perdit en trois coups.

— Mon cher, lui dit son adversaire, c'est votre faute. Vous devriez savoir que la victoire reste toujours aux gros bataillons, mais ne vous gênez pas pour le paiement. Il suffira que vous me remettiez la somme demain, à la fin de la Bourse. Maintenant, messieurs, ajouta-t-il en s'adressant aux autres joueurs, je prends la place de ce cher Pitou et je tiens tout ce qu'on voudra.

— N'oubliez pas, monsieur, que nous avons, vous et moi, un autre compte à régler, dit Robert de Bécherel que la défaite de Gustave n'avait pas calmé.

— Je le sais, répliqua sèchement le vainqueur. Envoyez-moi vos témoins. Votre ami Pitou vous donnera mon adresse. Faites votre jeu, messieurs.

Gustave qui s'était levé de fort mauvaise humeur, entraîna Bécherel dans un coin du salon et lui dit brusquement :

— Quelle mouche te pique de chercher une sotte querelle à Galimas ?

— Galimas, c'est ce monsieur ? demanda Robert.

— Un des plus riches coulissiers de Paris.

— Ça, je m'en moque.

— Moi pas. Galimas me fait gagner de l'argent à la Bourse et je tiens beaucoup à ne pas me brouiller avec lui. Tu lui en veux parce qu'il a dit des douceurs à cette petite Violette. Ce n'est pas une raison pour le provoquer. Et d'ailleurs, avant de donner suite à cette stupide altercation, il faut commencer par lui payer ce que nous lui devons.

— Parfaitement. J'ai eu le tort de me mettre de moitié avec toi pour mille francs. Je perds donc cinq cents francs que je t'ai prêtés et tu te chargeras de régler le reste avec ce Galimas.

— Mon cher, nous sommes loin du compte. Les dix mille francs que tu m'as remis, représentent ta part dans la perte. Je verserai les dix mille autres à Galimas… et nous serons quittes.

— Je ne l'entends pas ainsi, dit vivement Robert. Notre association n'était pas illimitée. Il y'a plu de perdre vingt mille francs en deux coups d'écarté. Tu aurais pu aussi bien en perdre cent mille… sans me consulter.

— Il fallait me déclarer que tu te retirais. Et non seulement tu n'as rien dit, amis tu es venu te placer derrière moi pour faire publiquement acte de société. Toute la galerie du reste t'a vu me passer les billets de banque. Maintenant, il te plaît de nier ta dette… c'est fort bien !… J'ai cru à ta loyauté… je me suis trompé… j'en supporterai les conséquences.

Bécherel pâlit de colère, mais il se contint :

— Écoute, Gustave ! dit-il, tout autre que toi ne me parlerait pas impunément comme tu le fais, mais je ne tiens pas à me couper la gorge avec un ancien camarade. Et puisque tu m'as… de bonne foi, je veux bien le croire… considéré comme ton associé, je consens à payer la moitié de la somme.

— C'est heureux, grommela Gustave.

— Seulement, je ne l'ai pas, tu le sais. Et je te demande de me l'avancer pour quelques jours… le temps d'écrire à ma mère et de recevoir sa réponse. Elle m'enverra l'argent, j'en suis certain, dût-elle hypothéquer nos immeubles.

— Bon ! je puis à la rigueur régler demain avec Galimas, puisque j'ai chez moi une quinzaine de mille francs, et attendre que tu me rembourses. Mais je n'en ai pas vingt mille, et il faut que tu réintègres demain à la caisse de ton patron les dix billets qui viennent de s'envoler dans la poche de ce veinard.

— Alors, murmura Bécherel, je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle.

— Il est toujours temps d'en venir là. Te voilà bien avec tes exagérations ! quand on a quatre cent mille francs de biens au soleil, on ne se fait pas sauter le caisson à propos d'une culotte de dix mille francs. On les emprunte.

— À qui ?… tu ne les as pas, et il me les faut pour demain matin.

— À « Rubis sur l'ongle », parbleu !

— Qu'est-ce que c'est que ça ?… te moques-tu de moi ?

— En aucune façon. Rubis-sur-l'ongle – de son vrai nom Marcandier – est un brave usurier qui m'a dix fois rendu des services d'argent. Il paie toujours comptant, et c'est ce qui lui a valu ce sobriquet glorieux que tu as pris pour une plaisanterie.

— Mais il ne me connaît pas, cet usurier !

— Il me connaît, moi, et ça suffit pour qu'il te prête la somme et même une plus forte, dès que je l'aurai renseigné sur ta solvabilité. Et, à ma recommandation, il ne t'écorchera pas. Il ne t'en coûtera guère que trente pour cent… soit : mille francs pour trois mois, y compris la commission de Banque et autres accessoires.

— C'est pour rien ! dit Bécherel avec une grimace ironique. Mais je ne suis pas en situation de marchander. Et tu crois que l'affaire peut se conclure dans la matinée ?

— J'en réponds.

— Alors, tu me conduiras chez cet homme ?

— Non. Si j'y allais avec toi, il s'imaginerait peut-être que c'est de ma part un acte de complaisance, pour ne pas désobliger un ami dans l'embarras. Il vaut mieux, je crois, que je le voie seul. Je serai chez lui demain matin, à huit heures. Je lui expliquerai ta situation, tes ressources et je lui offrirai de te cautionner. Il a en moi une confiance entière. Tu pourras te présenter à neuf heures. Dix minutes après, tu auras ton argent.

— Tu ne lui diras pas, j'espère, que cette somme, si bêtement perdue, n'était pas à moi.

— Jamais de la vie. Je ne lui dirai même pas que tu es chez Lafitte. Je t'annoncerai comme un fils de famille qui mange son patrimoine.

— Ça m'est égal. J'irai chez l'homme à neuf heures précises. Où demeure-t-il ?

— Dans une assez vilaine rue, qu'on appelle la rue Rodier… et son appartement ne paie pas de mine. Mais son coffre-fort est plein et la maison est à lui.

— Où prends-tu la rue Rodier ?

— Elle va en montant, depuis la rue Choron jusqu'à l'avenue Trudaine… quartier des Martyrs.

— Bon ! je la vois d'ici.

— Eh bien, Rubis-sur-l'ongle demeure au numéro 24, au troisième. La portière loge à l'entresol. Tu demanderas M. Marcandier. Elle t'indiquera l'escalier. Et quand tu seras à la porte, tu sonneras trois fois, coup sur coup. Marcandier n'ouvre pas à tout le monde. Il craint les voleurs… et les indiscrets. Mais il te recevra, car je lui aurai annoncé ta visite. Une fois que tu seras dans la boîte, aborde carrément la question et prends-le de très haut avec lui. Les financiers de cette trempe sont comme les femmes ; pour en obtenir ce qu'on veut, il faut les brusquer.

— Je n'y manquerai pas. Et, puisque tu me l'affirmes, je compte absolument que j'emporterai les dix mille. J'en serai quitte pour en emprunter onze à mon notaire de Rennes, avant l'échéance du billet que je vais souscrire à ce vieux Shylock. L'important, c'est que je puisse demain matin me mettre en règle avec la caisse. Maintenant, revenons à mon affaire avec ce coulissier. Tu me serviras de témoin.

— Comment !… sérieusement, tu veux te battre avec Galimas ?

— Et je me battrai, à moins que cet homme ne soit un lâche.

— Un lâche ? non. Il se bat tout comme un autre. Il s'est déjà battu… entre une opération de report et un achat de primes. Il ne tire même pas mal l'épée et le pistolet. Toi non plus, je le sais. Mais il ne vaut pas que tu risques ta peau contre la sienne. C'est un vilain monsieur… la plus méchante langue que je connaisse. Si tu le forces à te rendre raison… de quoi, je me le demande… il ira crier partout que c'est à propos de la pianiste et il ne se gênera pas pour dire des horreurs de cette pauvre fille. La comtesse de Malvoisine la congédierait et la petite a grand besoin de ses appointements pour vivre.

— Je serais désolée de lui nuire, mais je ne peux pas en rester là. Galimas m'a dit qu'il attendrait mes témoins.

— Eh bien, viens demain matin, à onze heures, déjeuner avec moi chez Champeaux. Tu me raconteras en déjeunant la visite à Marcandier. Après, nous irons ensemble à la Bourse et je te ménagerai un entrevue avec Galimas, lequel, si tu veux bien me laisser faire, te présentera ses excuses.

— Soit ! je les accepterai. Après tout, je ne tiens pas essentiellement à m'aligner avec cet individu. Donc, c'est convenu. Demain matin, après la restitution faite, je demanderai un congé pour toute la journée et mon patron ne me le refusera pas.

— Tu vois, mon cher, que je suis bon à quelque chose. J'ai eu tort de t'amener ici, puisque nous nous y sommes enfilés tous les deux d'une forte somme, mais je t'ai fourni le moyen de te tirer d'affaire. Et quant à la perte, nous n'en mourrons ni l'un ni l'autre. Seulement, elle m'a creusé l'estomac. Allons faire un tour au buffet.

— Ma foi, non, j'aime mieux m'en aller. J'en ai assez des comtesses et des coulissiers. Reste, toi. Je m'en vais.

— Comme tu voudras. Mais tu ne partiras pas, je suppose, sans prendre congé de ta préférée. Il me semble que ses yeux te cherchent. Ne la fais pas languir. Moi je passe dans la salle à manger, à seule fin de dire deux mots à un pâté de foie gras. À demain. Prends le fiacre qui nous a amenés. J'en trouverai un autre.

La partie d'écarté continuait, mais le salon avait changé d'aspect. Les femmes, y compris Mme de Malvoisine et Mlle Herminie, étaient allées souper. Le colonel Mornac n'était plus là. Il ne restait à faire cercle autour de la cheminée que des dames insignifiantes et des seigneurs sans importance. Violette continuait à jouer des quadrilles et des valses. Robert vint à elle et fut très étonné de la trouver en pleurs.

— Qu'avez-vous, mademoiselle ? lui demanda-t-il affectueusement.

— J'ai tout entendu, balbutia la jeune fille. Vous avez eu une querelle… vous allez vous battre…

— Rassurez-vous, mademoiselle, l'affaire s'arrangera et si vous n'avez pas d'autre sujet de chagrin…

— Mme de Malvoisine vient de me signifier qu'elle me renvoie. Demain, je quitterai sa maison.

— Ah ! c'est indigne !… Et sous quel prétexte… ?

Que vous reproche-t-elle ? Serait-ce de m'avoir répondu quand je vous ai parlé ?… Alors ce serait moi qui serais cause…

— Ne vous en affligez pas, monsieur. J'étais lasse de supporter les humiliations dont on m'abreuve ici. Je vivrai comme j'ai toujours vécu… de mon art… Et, du moins, je serai libre.

— Et je ne vous verrai plus ! s'écria Robert.

— Pourquoi pas ? J'ai confiance en vous. Dites-moi où je puis vous écrire et si vous me promettez de ne m'offrir que votre amitié…

Robert tira une carte de son portefeuille, vide de billets de banque, et la glissa dans la main de Violette, qui la prit en lui disant tout bas :

— Partez, monsieur, je vous en supplie. On nous regarde.

Il s'inclina et sortit précipitamment du salon. Il emportait une espérance qui le consolait un peu de sa perte, et il lui tardait d'être seul pour réfléchir aux incidents de cette soirée dont il ne prévoyait guère les suites.

Chapitre 2

À vingt-quatre ans qu'il avait, Robert de Bécherel n'était pas encore revenu des illusions et des enthousiasmes de sa première jeunesse. Il devait cette prolongation d'adolescence à l'éducation qu'il avait reçue.

Fils d'un père qui ne prenait rien au sérieux et d'une mère pieuse jusqu'à l'austérité, tendre jusqu'à la faiblesse, ignorante du mal et ne sachant rien du monde, Robert tenait de tous les deux, par ses défauts et par ses qualités.

De son père, il avait hérité l'insouciance, ou plutôt l'inconscience des devoirs de la vie et une fâcheuse légèreté de conduite. De sa mère, il avait la bonté du cœur, la délicatesse des sentiments, et aussi une naïveté dangereuse dont il ne s'était pas encore corrigé. Trois années passées dans l'ancienne capitale de la Bretagne, après son volontariat, lui avaient plutôt nui que servi.

À Rennes, où son nom lui ouvrait toutes les portes, il était devenu promptement une espèce de coq de clocher. Sa figure, sa tournure, ses manières distinguées et son esprit aimable avaient fait de lui le point de mire de toutes les héritières, en dépit de la médiocrité de sa fortune, largement ébréchée par l'auteur de ses jours. On lui pardonnait tout : son goût prononcé pour le jeu et même ses conquêtes en dehors de la haute société Rennaise où il avait ses grandes entrées.

Il n'aurait donc tenu qu'à lui de se marier brillamment dans son pays. Sa mère le désirait beaucoup et il adorait sa mère. Mais il s'était blasé assez vite sur ces succès de province et, un beau jour, il s'était mis en tête d'aller chercher une situation à Paris.

Un ancien ami de son père, M. Lafitte, chef d'une importante maison de banque, avait offert de le prendre pour secrétaire particulier. Mme de Bécherel s'était résignée à se séparer de son fils qui, dans sa ville natale, ne faisait rien de bon. Et, depuis un an qu'il l'avait quittée, elle n'avait pas encore eu à regretter son départ.

Robert avait pris goût à ses nouvelles fonctions et les remplissait avec zèle exemplaire. De plus, il s'était défait d'une certaine pointe de vanité départementale qui n'aurait pas été de mise dans le monde parisien, où on n'accepte les gens que pour leur valeur personnelle. Il y vivait sagement, sans rigorisme outré. Sa distinction native le préservait des entraînements vulgaires, et, au milieu de ce pêle-mêle de Paris où tous les rangs sont confondus, il se gouvernait en fils de famille qui se respecte.

Sa sagesse, à vrai dire, ne tenait qu'à un fils et son avenir dépendait du hasard d'une première liaison, car il n'avait pas de parti pris. Aussi s'était-il laissé mener par un ancien camarade dans ce salon de médiocre aloi où il venait de voir et d'apprendre tant de choses bizarres et de perdre dix mille francs qui ne lui appartenaient pas.

Il était rentré chez lui à deux heures du matin, et il avait fort peu dormi, préoccupé qu'il était, des sottises qu'il avait faites chez la soi-disant comtesse de Malvoisine. Et cependant sa perte de jeu ne le tourmentait pas outre mesure. Il se croyait assuré de trouver à emprunter, le matin même, la somme qui lui manquait et il lui était à peu près indifférent de payer des intérêts usuraires.

Le côté blâmable de la faute qu'il avait commise, en disposant de l'argent de M. Lafitte, ne frappait pas beaucoup son esprit et on l'aurait étonné en lui disant que c'était tout bonnement un abus de confiance. À ses yeux, l'important c'était de rendre cet argent, et s'il était trouvé dans l'impossibilité de le restituer immédiatement, il n'aurait éprouvé aucun embarras à confesser ses torts à son patron.

Le côté moral de l'acte lui échappait. Et, contraste bizarre, il se reprochait amèrement de s'être mis dans le cas d'affliger sa mère qui ne manquerait pas d'apprendre plus tard que son fils hypothéquait ses terres pour rembourser un usurier.

Ainsi était fait ce garçon que la nature avait doué d'excellentes qualités, gâtées plus tard par l'exemple d'un père dévoyé et par trop grande indulgence d'une mère angélique. Le cœur était resté bon. Le caractère manquait de consistance.

Donc, pendant les heures qui s'écoulèrent entre sa sortie du salon de la rue du Rocher et sa visite forcée au sieur Marcandier, Robert pensa surtout à Violette. Rien ne manquait à cette ébauche d'aventure. Violette était charmante et le mystère qui entourait son existence était un attrait de plus pour un homme affligé d'une imagination vive.

D'où venait-elle cette gracieuse jeune fille, cette artiste merveilleuse ? Qu'y avait-il dans son passé et par quelle succession de hasards l'enfant élevée dans un couvent de Rennes était-elle venue échouer, pianiste et chanteuse à gages, chez une comtesse équivoque ? Le colonel Mornac, grand connaisseur en ces matières, ne craignait pas de se porter garant de sa vertu. Et le sceptique Gustave lui-même ne disait que du bien de l'orpheline jalousée par la belle Herminie.

Robert, tout disposé à les en croire, se demandait ce qu'elle allait devenir, maintenant que Mme de Malvoisine l'avait congédiée. Habitait-elle la maison de la rue du Rocher ? Il avait négligé de s'en informer, et, comme il se proposait de n'y plus remettre les pieds, il ne savait pas s'il la reverrait jamais. Elle avait accepté sa carte, mais lui écrirait-elle ? Et, si elle lui écrivait, que pourrait-il faire pour lui venir en aide ? À quoi le mènerait, d'ailleurs, cette amitié que Violette lui offrait, sans lui laisser espérer qu'un sentiment plus tendre pourrait naître plus tard d'une liaison si singulièrement commencée ?

Ces questions et bien d'autres encore qu'il se posa sur le même sujet troublèrent son sommeil beaucoup plus que le souvenir de la partie d'écarté et de sa querelle avec le coulissier Galimas.

Finalement, après avoir envisagé sous toutes ses faces cette situation, nouvelle pour lui, il se promit d'aller très prochainement voir le colonel, qui ne refuserait sans doute pas de le renseigner et même de le conseiller.

Un peu calmé par l'espérance de savoir bientôt à quoi s'en tenir, il se leva avant huit heures et sonna son groom – car ce secrétaire appointé à cinq cents francs par mois avait un groom et un très joli appartement de garçon, absolument comme s'il eût vécu en ces temps lointains où les héros des romans de Paul de Kock roulaient en cabriolet et entretenaient des danseuses avec six mille livres de rentes.

Le groom était l'enfant d'un de ses fermiers, un jeune gars des environs de la Prévalaye, très attaché à son maître et déjà très déluré.

L'appartement avait été meublé par Mme de Bécherel qui était venue installer son fils à Paris et qui avait fait les choses grandement. Robert avait un salon, une chambre à coucher et un fumoir arrangé avec un goût parfait. Rien n'y manquait, pas même les objets d'art et Robert s'y plaisait fort. Il y déjeunait à peu près tous les jours, Jeannic ayant assez de notions culinaires pour préparer les œufs et la côtelette traditionnels.

Ses fonctions de secrétaire particulier n'occupaient Robert que deux heures le matin et deux heures l'après-midi. Il avait donc beaucoup de temps à lui et il l'employait presque toujours d'une façon intelligente.

Ce jour-là, il commença par écrire à M. Lafitte, pour lui demander la permission de ne pas venir au bureau, un billet qu'il lui fit porter par Jeannic et où il ne parlait pas des dix mille francs.

Il pensait que M. Lafitte ne s'inquiétait pas de savoir si la somme était arrivée à sa destination, pas plus qu'il ne s'étonnerait que Bécherel ne la lui rapportât que le lendemain, et il voulait prendre le temps de conclure l'emprunt qui allait lui permettre de rembourser son patron.

Cela fait, l'ancien camarade de Gustave Pitou s'habilla rapidement, plus rapidement que de coutume, car il soignait toujours beaucoup sa toilette, et sortit pour aller voir le personnage que ses clients avaient surnommé Rubis-sur-l'ongle.

La rue Rodier où demeurait Marcandier n'est pas très loin du faubourg Poissonnière et il n'était que huit heures et demie. Robert avait donc tout le temps, puisque le rendez-vous n'était que pour neuf heures, et il éprouvait le besoin de marcher pour se rafraîchir les idées.

Il fit le trajet à pied, sans se hâter et il arriva bientôt au bas de la rue qui s'appelait jadis la rue Neuve-Coquenard. C'est une voie assez irrégulièrement tracée qui part de la ci-devant rue Coquenard, baptisée rue Lamartine, en 1848. Toutes les deux ont gagné à changer de nom, mais elles sont restées à peu près aussi laides qu'elles l'étaient autrefois.

Bécherel se mit bravement à grimper cette rude montée où les cochers ne s'aventurent pas volontiers, car elle est si mal pavée qu'ils craignent de briser les ressorts de leurs voitures. C'est un couloir étroit entre deux rangées de vieilles maisons. Quelques-unes surplombent. Les autres, à peu d'exceptions près, montrent des façades décrépites et des fenêtres disparates qui semblent avoir été percées au hasard.

Avant d'atteindre le point où elle coupe à angle droit la rue de la Tour-d'Auvergne, Robert vit à sa gauche, au-dessus d'une porte de mauvaise apparence, le numéro indiqué par Gustave. Il était averti que Marcandier ne logeait pas dans un palais, et cependant il hésitait à entrer.

— Cette maison a la physionomie d'un coupe-gorge, dit-il entre ses dents. Et, au fait, c'en est un, puisqu'elle abrite un usurier.

Elle avait trois étages, trois fenêtres superposées et hermétiquement closes ; pas de boutiques au rez-de-chaussée et une porte bâtarde ouverte sur une allée d'un aspect peu engageant.

— Et dire qu'un capitaliste habite une telle baraque ! reprit-il. C'est à n'y pas croire. Enfin !… à bon vin pas d'enseigne !… et pourvu qu'il m'allonge, séance tenante, dix billets de mille francs, c'est tout ce que je demande.

Il se décida à franchir le seuil et, au bout d'un corridor obscur, ses pieds heurtèrent le premier degré d'un escalier détraqué. Il s'accrocha d'une main à une rampe toute gluante d'humidité et après avoir monté une dizaine de marches vermoulues, il entrevit une lueur rougeâtre et il entendit une voix enrouée lui crier :

— Quoi que vous demandez ?

Cette voix sortait d'une sorte de niche creusée dans le mur, et il s'efforça d'apercevoir la créature qui l'interpellait ainsi. Il n'y réussit pas tout d'abord, mais une âcre odeur de cuisine lui apprit que la clarté douteuse qui tremblotait devant ses yeux venait d'un foyer où cuisait quelque mets à l'usage spécial des portières.

— C'est-il vous qui venez pour les serrures ? reprit la voix.

Cette fois, Bécherel reconnut positivement que cet agréable organe était celui d'une femme et il essaya de pénétrer dans l'antre au fond duquel elle se tenait. Il y fut accueilli par un horrible miaulement.

— Faites donc attention ! vous allez écraser Mistigris ! vociféra la préposée à la garde de l'immeuble du sieur Marcandier.

Mistigris était un chat dont les prunelles luisaient dans l'obscurité, pour compléter l'aspect diabolique de cette loge, digne en tout point d'une sorcière.

— Je demande M. Marcandier, dit Robert.

Au lieu de lui répondre, la femelle se pencha sur son foyer, se releva tenant à la main une chandelle allumée et s'avança jusqu'à l'entrée de sa caverne. Jamais plus hideuse vieille ne se montra sous un plus ignoble accoutrement. Le trait saillant de son visage était un nez recourbé comme un bec d'oiseau de proie, et son costume se composait d'un indescriptible amas de guenilles de toutes les couleurs. Elle examinait Robert avec ses petits yeux ronds, des yeux de chouette, et elle ne se pressait pas de répondre.

— Êtes-vous sourde ? lui cria Bécherel, en frappant du pied.

La coquine recula et le chat, effarouché, s'enfuit dans l'escalier, où il prit position en grondant sourdement.

— Qu'é que vous lui voulez à M. Marcandier ? interrogea la mégère.

— Ça ne vous regarde pas. Et puisque vous ne voulez pas me répondre, je monte. Je sais qu'il demeure au troisième. Je trouverai bien la porte.

Et sans plus s'attarder à parlementer. Robert enfila l'escalier, en bousculant Mistigris qui lança un sifflement sinistre et lui passa entre les jambes, pour aller se réfugier dans la loge. L'abominable portière y rentra aussi en grommelant des injures et après avoir enjambé quelques marches, Bécherel y vit un peu plus clair. Les carreaux dépolis d'une fenêtre qui devait prendre jour sur une cour intérieure laissaient passez assez de lumière pour qu'il pût distinguer sur le palier deux portes, fermées toutes les deux et probablement condamnées, car elles n'avaient ni serrures ni boutons.

— Singulier logis ! se dit Robert. Cet usurier ne doit pas tirer un gros revenu de son immeuble, car il ne me paraît pas qu'il ait beaucoup de locataires… et si les autres étages ressemblent à celui-ci, il n'en a pas du tout.

Il constata bientôt que le second n'était pas plus habité que le premier et il ne s'y arrêta point. Au troisième, il se trouva encore une fois devant deux portes qui ne portaient aucune indication, mais il s'aperçut que l'une des deux était entrouverte, et à tout hasard, il la poussa. Elle donnait sur un couloir, faiblement éclairé, dont il n'apercevait pas le bout. — C'est un labyrinthe que cette maison, murmura-t-il. Gustave, en m'envoyant ici, aurait bien dû me remettre un plan pour m'aider à m'y reconnaître… Enfin !… M. Rubis sur l'ongle demeure peut-être au fond de ce corridor.

Il s'y engagea à tâtons et il y marcha un certain temps sans en trouver la fin.

— Jamais je n'aurais cru que cette baraque eût tant de profondeur avec une façade si étroite, pensait-il. On dirait vraiment qu'elle s'étend jusqu'à la rue des Martyrs. Mais je n'y vois goutte, et si je continue, je finirai par me casser la tête contre un mur, ou par tomber dans un trou. Est-ce que Gustave se serait moqué de moi ?

Robert allait rebrousser chemin lorsqu'il entendit un bruit dont il ne devina ni la cause ni le point de départ. En écoutant avec attention, il finit par constater que les sons venaient du fond du couloir, des sons sourds et traînants qui ressemblaient à des plaintes.

— Ah ça, murmura-t-il, est-ce qu'on égorge quelqu'un dans ce repaire ?… ou les gens que cet usurier écorche crient-ils comme si on les mettait à la question ? Parbleu ! j'en veux avoir le cœur net et je saurai ce qui se passe ici.

Sans plus délibérer, il se remit à marcher en s'appuyant, pour se guider, à la paroi du corridor. Plus il avançait, plus le bruit devenait distinct. Bientôt, il n'y eut plus à en douter ; c'était la voix de quelqu'un qui se lamentait, et cette voix paraissait être celle d'une femme.

Après avoir fait encore une douzaine de pas dans l'obscurité, Bécherel rencontra un obstacle qui lui barra le passage et en palpant avec ses mains, il sentit que cet obstacle était une porte en fer, garnie de gros clous en saillie, comme une porte de prison. Et il fallait que les gémissements fussent bien forts pour qu'il les entendît à travers cette clôture cuirassée. — Bah ! pensa-t-il, c'est peut-être tout simplement une femme qui accouche.

Pour s'assurer qu'il avait deviné, il colla son oreille contre le battant, et il lui sembla entendre, entrecoupées de sanglots, des paroles qui n'avaient pas de sens déterminé. Il n'en distinguait qu'une, qui revenait sans cesse et qui pouvait être : « mignonne » ou « ma bonne ». La finale était encore : « onne ».

Et ce mot lui parut être plutôt un appel qu'une plainte. À qui s'adressait-il ? Robert ne s'en doutait pas, mais il se dit que lorsqu'on appelle, c'est qu'on a besoin de secours, et il frappa du poing contre la porte blindée en criant le plus haut qu'il put :

— Hé ! là-dedans ! qui êtes-vous ? que demandez-vous ?… que puis-je faire pour vous ?

Non seulement on ne lui répondit pas, mais le bruit cessa immédiatement. Bécherel frappa encore, à grands coup de pied, cette fois, il cria à tue-tête et sans plus de succès. La personne qui tout à l'heure gémissait si bruyamment, se taisait maintenant, de même qu'un chien, enfermé dans sa niche, cesse de hurler quand il entend claquer le fouet de son maître. Aux cris avait succédé un silence profond.

— Au diable la geigneuse ! s'écria Bécherel. Je suis bien bon de m'inquiéter des lamentations d'une fille qui se tait quand on l'appelle, et, puisque je me suis trompé de porte, je vais me remettre en quête de Marcandier. C'est égal ! il se passe chez lui d'étranges choses, et je me propose de lui en dire deux mots… si je parviens à le trouver, car sa maison me paraît être machinée comme un théâtre, et j'ai une peur atroce de mettre le pied sur une trappe, dans cet infernal corridor. Il ne me manquerait plus que de tomber dans les bras de cette affreuse vieille de l'entresol.

Il rebroussa chemin et il n'eut pas cette mauvaise chance. Il sortit sans accident de ce long corridor ; il se retrouva devant l'autre porte, bien fermée celle-là, et il s'aperçut qu'elle était munie d'une sonnette. Il vit aussi que la serrure de celle qu'il avait poussée manquait et il comprit pourquoi la portière lui avait demandé s'il était le serrurier.

Il s'agissait maintenant de pénétrer chez l'usurier et, pour se conformer aux instructions de Gustave, Robert sonna trois fois, coup sur coup. Une longue minute s'écoula sans que rien bougeât dans l'appartement et il allait recommencer lorsqu'il vit apparaître, derrière un guichet subitement ouvert, deux yeux qui le regardaient, deux yeux jaunes qui brillaient comme de l'or ; des yeux de fauve.

— Monsieur Marcandier ? demanda-t-il.

— C'est moi, répondit une voix de basse. Qui êtes-vous ?

— Je viens de la part de mon ami, Gustave Pitou.

Un verre grinça ; la porte s'entrouvrit et la voix reprit en se radoucissant :

— Je vous attendais. Entrez, cher monsieur.

Bécherel entra en se disant ; voilà un usurier bien familier. Il ne m'a jamais vu et il me donne du : Cher monsieur. Cette onctueuse politesse va sans doute me coûter cher.

D'après ce qu'il avait vu depuis qu'il avait franchi le seuil de cette maison borgne, Robert s'attendait à être introduit dans un cabinet orné de crocodiles empaillés et autres accessoires à l'usage des marchands d'argent du vieux style. Il fut très étonné de trouver un salon élégamment meublé. Il y avait un bureau Louis XVI en acajou massif, des sièges capitonnés, des bibelots japonais et même une bibliothèque pleine de livres richement reliés. Autre surprise : à neuf heures du matin, ce salon était éclairé par deux lampes. Il est vrai qu'on ne se serait pas douté qu'au dehors il faisait grand jour, car les fenêtres, s'il en existait, étaient complètement masquée par d'épais rideaux de tapisseries anciennes.

— Veuillez vous asseoir, cher monsieur, reprit Marcandier en prenant place derrière le bureau. Je viens de recevoir la visite de cet excellent Pitou et je sais à quelle circonstance je dois l'honneur de la vôtre.

— Alors, dit Robert en s'asseyant, il est inutile que je vous explique…

— Parfaitement inutile. Gustave m'a tout raconté. Vous êtes allé avec lui passer la soirée chez la comtesse de Malvoisine. On a joué à l'écarté. Vous vous êtes associés, et à vous deux, vous avez perdu mille louis, dont cinq cents sur parole. Il vous les faut ce matin, car vous les devez à ce faquin de Galimas qui ne vous ferait pas crédit de vingt-quatre heures. Et vous venez me demander de vous les prêter.

— C'est bien cela. Gustave m'a assuré que vous pourriez.

— Il ne vous a pas trompé, cher monsieur. J'aime à obliger les jeunes gens et ma situation de fortune me le permet. Je vais donc vous remettre les dix mille francs dont vous avez besoin. Mais je tiens à vous édifier d'abord sur ma personne. Vous avez cru, je le parierais, que votre ami vous adressait à un usurier. Vous devez voir maintenant que je n'en ai pas l'air.

C'était vrai. Marcandier montrait une figure avenante, il était vêtu comme un gentleman et il ne paraissait pas avoir plus de quarante-cinq ans. Robert, ébahi de ce préambule, ne put que s'incliner en signe d'acquiescement.

— Ce n'est pas à dire que j'oblige gratis ceux qui s'adressent à moi, reprit Marcandier. En échange des dix mille francs que je vais vous compter, vous allez me souscrire un effet de onze mille francs, à trois mois. Je vous prête donc à un intérêt que les sots appellent usuraire. Moi, j'ai sur ce point des idées particulières. Je soutiens que l'argent est une marchandise dont la valeur varie comme celle d'une maison que son propriétaire loue plus ou moins cher, suivant qu'il trouve plus ou moins facilement des locataires. Et la preuve que j'ai raison, c'est que la Banque de France élève ou abaisse à son gré le taux de ses escomptes, en se basant sur la rareté ou sur l'abondance du numéraire.

— Ah ça, pensait Bécherel, est-ce qu'il va me faire un cours d'économie politique ?

— Et pour finir par un autre exemple, je puis bien vous dire que vous n'auriez pas recours à moi, si vous ne vous trouviez pas dans un embarras momentané. Vous possédez un patrimoine très suffisant pour vous permettre d'emprunter à cinq pour cent chez le premier notaire venue une somme beaucoup plus importante que ces malheureux dix mille.

— C'est Gustave qui vous a dit cela ?

— Ce n'est pas de lui seulement que je tiens mes renseignements. Je vous connais depuis longtemps, sans que vous vous en doutiez, ou plutôt je connais votre situation de fortune. Elle n'est pas énorme, mais elle est solide, puisqu'elle consiste en immeubles non grevés d'hypothèques. Vous vous demandez comment je suis si bien informé. C'est bien simple. Je suis en relations d'affaires avec M. Lafitte, et il m'a quelquefois parlé de vous.

— J'espère que vous ne lui parlerez pas de moi, s'écria Robert.

— Pour qui me prenez-vous ? Je suis discret par état comme un médecin… et je comprends très bien que vous ne teniez pas à passer pour un joueur, aux yeux de votre patron. La négociation que nous allons conclure ne sera connue que de vous et de moi. Je ne compte pas ce cher Pitou. Il est un peu léger, mais il est trop lié avec vous pour se lancer dans des bavardages qui pourraient vous nuire.

— Pas si lié que vous croyez. Je l'ai connu au régiment où j'ai fait mon volontariat et je l'avais complètement perdu de vue, lorsque je l'ai rencontré, hier.

— Il m'a raconté cela. Et, croyez-moi, il a de sérieuses qualités, en dépit des apparences. Il a le tort de jeter l'argent par les fenêtres, mais il sait en gagner beaucoup. C'est un homme à idées. Il arrivera, je n'en doute pas, à faire une grosse fortune et il pourrait vous aider à faire la vôtre.

— C'est à quoi je ne songe guère, dit Bécherel, avec un mouvement d'impatience.

Marcandier vit le geste et reprit sur un autre ton :

— Excusez-moi, monsieur. Lorsque je me trouve en face d'un homme qui me plaît, je me laisse volontiers aller au plaisir de la causerie et j'ai un peu trop oublié l'objet de votre visite. J'y reviens et il ne nous reste plus qu'à échanger votre signature contre dix billets de banque. Les voici. Je paie toujours rubis sur l'ongle.

Tout en parlant il plaçait sur la table un effet à remplir et un paquet de dix billets de mille francs qu'il venait de prendre dans un tiroir de son bureau.

— Vous souriez ? dit-il en regardant Bécherel. Bon ! je devine que Gustave vous a parlé de mon surnom… Rubis sur l'ongle…, c'est une expression qu'il m'arrive souvent d'employer. Elle a du bon, quand elle est suivie d'effet et, avec moi, c'est le cas. Mais elle a attiré sur votre serviteur les plaisanteries de messieurs les remisiers. Ils sont là toute une bande joyeuse qui ne cherchent que des occasions de blaguer les gens sérieux. Je crois même qu'ils m'appellent le père Rubis sur l'ongle, moi qui n'ai jamais eu ni femme ni enfants… car je suis un célibataire endurci et incorrigible.

« Mais pardon, cher monsieur, voilà encore que je m'embarque dans des digressions inutiles. Veuillez signer ici et ajouter votre adresse, après votre nom : bon pour dix mille francs. Je remplirai moi-même le corps du billet. L'échéance à trois mois, n'est-ce pas ?

— À trois mois, répéta Robert.

— Cela suffit. Prenez la peine de compter les billets.

— Ils y sont, répondit Bécherel qui se leva, après les avoir empochés. Maintenant, monsieur, il ne me reste qu'à vous complimenter sur la rondeur avec laquelle vous traitez les affaires et à prendre congé de vous.

— Encore un mot, cher monsieur. C'est la première fois que vous me faites l'honneur de venir chez moi, et vous vous étonnez sans doute que j'habite une pareille bicoque.

— J'avoue, dit Robert, que l'apparence extérieure de votre maison m'a un peu surpris.

— Dites donc franchement qu'elle vous a effrayé, reprit en riant Marcandier. Excusez-moi de vous avoir reçu ici. Gustave aurait dû tout simplement vous amener aujourd'hui à la Bourse. J'y vais tous les jours et il sait où m'y trouver. Il est vrai que je n'y arrive guère qu'à une heure et que vous étiez pressé d'avoir les fonds. Or, ce cher Gustave connaît mes habitudes. Je traite ces sortes d'affaires ici, de huit à dix, le matin, mais je vous prie de croire que je n'habite pas cette masure. J'ai mon hôtel à moi, rue Mozart, à Passy. L'immeuble délabré où vous me voyez m'est échu dans l'héritage d'un oncle. J'y ai fait meubler la pièce où nous sommes et j'abandonne le reste à la surveillante d'une concierge aussi vieille et aussi laide que la bâtisse qu'elle garde. Ce lieu m'est commode pour y donner audience aux gens qui viennent me demander des services et que je ne tiens pas recevoir dans mon véritable domicile.

— Je comprends cela, murmura Bécherel qui ne disait pas ce qu'il pensait, car la vie en partie double de ce capitaliste marron lui semblait au moins bizarre.

Et il se promenait bien de ne pas partir sans lui avoir dit deux mots de ses aventures dans l'escalier.

— Les emprunteurs préfèrent aussi cet arrangement, continua l'intarissable Marcandier, car si on les voyait entrer chez moi, à Passy, on soupçonnait qu'ils viennent me demander de l'argent et leur crédit en souffrirait, tandis que, dans cette rue écartée, ils ne craignent pas de rencontrer des personnes de leur connaissance. Et ceux qui viennent ci ne s'en vantent pas.

— Cependant, Gustave ne se gêne pas pour dire ce qui s'y passe.

— Gustave m'a de grandes obligations et il n'y a pas de danger qu'il ébruite nos petits secrets. Quant à la vieille que vous avez vue dans sa loge, elle était au service de feu mon oncle et elle m'est dévouée comme un caniche.

— Dites plutôt comme un dogue. Elle a failli me dévorer quand je lui ai demandé si vous étiez chez vous.

— Oui, elle n'est pas commode, mais elle est de bonne garde.

— Elle m'a pris pour un serrurier.

— Pas possible !

— Mais si. Elle m'a demandé si je venais pour les serrures.

— Elle ne vous aura pas vu. Il ne fait pas clair dans l'escalier.

— Si peu clair que j'ai eu beaucoup de peine à monter au troisième étage… et je n'ai rencontré personne pour me renseigner.

— Naturellement. Je n'ai pas cherché à louer les autres logements qui sont de véritables chenils. J'ai même fait condamner les portes. Je ne veux pas de locataires qui me gêneraient. Du reste, je ne laisse jamais d'argent ici. Vous voyez qu'il n'y a pas de coffre-fort. Ma caisse est dans une poche.

— Mais vous n'êtes pas seul sous ce toit ?

— Pardon ! complètement seul… à moins que vous ne comptiez la mère Rembûche.

— Une sage-femme ?

— Comment, une sage-femme ? Je vous parle de ma vieille portière.

— Je suis pourtant sûr que l'appartement dont la porte donne sur le même palier que le vôtre est habité.

— Quel appartement ? La porte que vous avez vue à côté de la mienne masque un couloir sans issue.

— Cette porte, je l'ai trouvée ouverte. La serrure avait été enlevée. Je suis entré…

Marcandier eut un mouvement nerveux qui n'échappa point à l'œil attentif de Bécherel.

— Je suis entré et j'ai poussé jusqu'au bout du corridor.

— Si vous êtes allé jusqu'au bout, vous avez dû vous casser le nez, ricana Marcandier qui avait déjà repris son sang-froid. Je ne suis jamais entré dans ce corridor, mais je sais qu'il aboutit à un mur. Cette maison a été construite jadis en dépit du bon sens. À chaque étage on y trouve un petit appartement comme celui-ci, flanqué d'un couloir que j'ai fait clore, quand je suis devenu propriétaire. Et je me rappelle maintenant que la mère Rembûche m'a annoncé ce matin qu'elle allait faire remplacer la serrure qui ne tenait plus.

— Ce corridor aboutit en effet à un mur… mais dans ce mur, il y a une porte.

— Bah ! vraiment ?

— Oui… une porte bardée de fer. Il ne tient qu'à vous de vous en assurer.

— À quoi bon ? cette maison est contiguë à une autre dont je ne connais ni le propriétaire ni les habitants. Peut-être appartenaient-elles autrefois à un seul individu. On les aura vendues séparément. Le mur sera resté mitoyen et mon oncle aura fait fermer la communication.

J'ignorais tout cela… Il faudra que je me renseigne auprès de mon notaire. Mais… cette porte, vous l'avez trouvée fermée, je suppose ?

— Oh ! très solidement. J'y ai heurté à coups de poing et à coups de pied. Elle n'a pas bougé.

— Et pourquoi diable ! cher monsieur, vous êtes-vous amusé à y cogner ?

— Parce que, derrière cette porte, il y avait quelqu'un… Une femme, je crois… qui gémissait et qui appelait. L'idée m'est venue que c'était peut-être une femme en couches.

— Bon ! dit en riant bruyamment Marcandier, c'est pour cela que vous me demandiez tout à l'heure si j'avais pour locataire une sage-femme. J'étais bien sûr que non, mais je ne réponds pas qu'il n'y en ait pas une dans la maison à côté. Je demanderai cela à ma portière qui connaît tout le monde dans le quartier.

— Je crois que je m'étais trompé, car dès que j'ai frappé, les plaintes ont cessé.

— Vous aurez fait à cette malheureuse une peur atroce. Mais, dites-moi, cher monsieur… est-ce que l'aventure en est restée là ?

— Je n'ai eu aucune envie de la pousser plus loin, et je ne vous en aurais pas parlé, si vous ne m'aviez pas dit qu'il n'y avait personne que vous dans cette maison. J'ai pensé que je ferais bien de vous avertir.

— Et je vous remercie de m'avoir renseigné. Tout cela ne serait pas arrivé, si ma stupide portière ne s'était pas avisée d'enlever, sans mon autorisation, cette serrure, et de la donner à raccommoder. Je vais, dès aujourd'hui, prendre des mesures pour me clore. Ce n'est pas une porte qu'il me faut, sur mon palier, c'est un mur. Et je vais écrire à mon architecte de m'envoyer immédiatement des maçons.

« Ainsi donc, cher monsieur, si, comme je l'espère bien, vous me faites l'honneur de revenir me voir, vous ne serez plus exposé au désagrément d'entendre gémir une femme en mal d'enfant. »

Bécherel s'inclina sans répondre. Il comptait n'avoir plus jamais affaire à M. Marcandier, dit Rubis-sur-l'ongle, et il lui tardait de s'en aller. Il manœuvrait de façon à gagner la porte, mais l'usurier, qui lui barrait le passage, reprit d'un ton dégagé :

— Oserai-je vous demander si vous avez passé une soirée agréable chez Mme la comtesse de Malvoisine ?

— Pas assez agréable pour me consoler d'y avoir perdu dix mille francs, répondit sèchement Robert.

— C'est juste… mais à part ce léger accident, qui est déjà réparé, vous avez dû vous y plaire… et certainement vous avez remarqué Mlle Herminie Des Andrieux.

— Gustave m'a présenté à elle.

— Elle est charmante, n'est-ce pas ? et elle sera fort riche, ce qui ne gâte rien. Je connais beaucoup son oncle qui a des millions et qui les lui laissera. C'est un beau parti que cette jeune fille.

— Superbe… mais je ne songe pas à me marier.

— Vous avez tort. Je comprends qu'à votre âge, on aime à s'amuser, mais l'un n'empêche pas l'autre et il faut penser à l'avenir.

— Je vous suis très obligé, monsieur, des conseils que vous voulez bien me donner, mais voici l'heure où je dois me rendre à mon bureau et je…

— Excusez-moi, cher monsieur !… ce que j'en disais c'était dans votre intérêt. Mais je n'ai pas la prétention de vous dicter une règle de conduite. Et je me reprocherais de vous retenir plus longtemps, puisque M. Lafitte vous attend, ajouta Marcandier, en s'effaçant pour laisser passer Bécherel.

Il le reconduisit jusque sur le palier, en lui répétant :

— Toujours à votre service quand vous aurez besoin de moi.

Robert descendait déjà quatre à quatre les marches de l'escalier et il se disait :

— Qu'ont-ils donc tous à me jeter à la tête les charmes et les millions de cette Herminie ? On jurerait qu'ils se sont donné le mot pour me pousser à l'épouser.

À l'étage au-dessous, il se croisa avec la mère Rembûche qui ramenait un serrurier portant sa trousse en bandoulière et il ne s'arrêta point à lui parler, car il lui tardait de sortir de ce sombre logis. Il revit avec un vif plaisir le jour, assez terne pourtant, qui éclairait la rue Rodier, et il se hâta de regagner des quartiers moins mal habités. Robert de Bécherel n'avait qu'à se féliciter du résultat de sa visite à Marcandier et il ne pouvait que savoir gré à Gustave Pitou de l'avoir adressé à cet usurier, déguisé en homme du monde, qui venait de lui prêter avec tant de rondeur la bagatelle de dix mille francs.

Et cependant il se demandait s'il se demandait s'il n'était pas tombé en de mauvaises mains. M. Rubis-sur-l'ongle lui était suspect. Il entrevoyait un accord entre ce personnage et Mme de Malvoisine. Il se disait que, dans la vie ordinaire, les affaires d'argent ne se traitent pas si légèrement.

L'incident du corridor lui trottait aussi par la cervelle. Il soupçonnait que les plaintes qu'il avait entendues n'étaient pas celles d'une femme en couches et qu'elles ne partaient pas, comme l'affirmait Marcandier, d'une maison contiguë à la sienne. Mais les préoccupations tristes ne prenaient jamais racine dans l'esprit de Robert.

— De quoi vais-je m'inquiéter ? murmura-t-il en faisant craquer ses doigts. J'ai l'argent et trois mois devant moi pour le rendre. Que m'importent la belle Herminie et les machinations des gens qui la soutiennent ? J'aime mieux penser à cette adorable Violette, et si je puis la revoir, je me moque du reste.

Il s'agissait maintenant de réintégrer la somme dans la caisse de son patron. Il aurait pu remettre la restitution au lendemain, puisqu'il venait d'écrire à M. Lafitte pour lui annoncer qu'il ne viendrait pas au bureau ce jour-là ; mais il crut qu'il valait mieux se débarrasser tout de suite de cet argent. Gustave ne l'attendait qu'à onze heures pour déjeuner chez Champeaux. Il avait donc largement le temps de passer rue d'Enghien avant d'aller retrouver son ami au restaurant, place de la Bourse.

Ainsi fit-il, mais au lieu de monter dans le cabinet du banquier, il entra chez le caissier, un vieux bonhomme avec lequel il était en excellents termes.

— Mon cher Maingard, lui dit-il, le patron m'a chargé hier soir d'aller remettre dix mille francs à un des clients de la maison, M. de Brangue, rue de l'Arcade. Je n'ai pas trouvé ce monsieur chez lui, et je vous rapporte la somme.

— Il vaut mieux la remettre à M. Lafitte lui-même, répondit le caissier. Il l'a prise sans doute sur ses fonds personnels, et je n'ai pas d'ordres pour la recevoir.

— Encaissez-la tout de même. Je ne veux pas voir le patron. Je lui ai écrit pour lui demander congé aujourd'hui.

— Il n'a peut-être pas reçu votre lettre, car il vous attend. Il m'a fait appeler tout à l'heure pour me recommander de vous envoyer chez lui, si je vous voyais ce matin.

— Diable ! il est capable de me garder et j'ai disposé de ma journée. Enfin !… puisqu'il y tient, j'y vais. J'espère que je n'y resterai pas longtemps.

Le cabinet de M. Lafitte touchait au bureau du caissier. Robert n'eût qu'une porte à ouvrir. Il trouva le banquier écrivant une lettre.

— Monsieur, lui dit-il, je vous rapporte les dix mille francs. M. de Brangue était absent et je viens…

— Asseyez-vous, interrompit M. Lafitte, sans cesser d'écrire. J'ai à vous parler.

Ce financier était un homme de soixante ans passés, grand, sec et d'un aspect sévère. Rasé de près et vêtu de noir, il avait l'air d'un magistrat et ses employés le redoutaient beaucoup. Robert qu'il avait toujours traité avec une bonté exceptionnelle, s'étonna d'être accueilli de la sorte, mais il prit un siège et il attendit, tenant à la main le paquet de billets de banque.

M. Lafitte acheva sa lettre, la mit sous enveloppe, écrivit l'adresse et, après avoir posé le pli sur la table, dit à son secrétaire :

— Alors, vous avez la somme ?

— La voici, monsieur.

— Où vous l'êtes-vous procurée ?

— Que voulez-vous dire ? balbutia Robert.

— Évidemment, vous ne l'aviez plus, quand vous m'avez écrit, il y a deux heures, pour me demander la permission de ne pas venir aujourd'hui. À qui l'avez-vous empruntée ?

Robert, très pâle, allait protester.

— Épargnez-vous un mensonge, lui dit froidement M. Lafitte. Je sais que, cette nuit, vous avez perdu au jeu l'argent que je vous avais confié. Je sais même où et contre qui vous l'avez perdu.

— Qui vous l'a dit ? demanda vivement Bécherel.

— Peu importe. Je le sais et vous ne pouvez pas le nier.

— Pardon, monsieur… j'ai perdu, c'est vrai… et les billets de banque que j'ai perdus étaient à vous, c'est encore vrai. Mais j'avais à moi… chez moi… les dix mille francs… et même davantage. Je n'exposais donc que mon argent, puisque j'étais en mesure de vous les rendre ce matin. Les voici, ajouta Robert, en les plaçant sur le bureau.

— J'ai beaucoup de peine à croire que vous n'ayez eu qu'à les prendre dans un de vos tiroirs. Je sais fort bien que votre situation de fortune vous aurait permis de me rembourser plus tard. Mais cette fortune est en terres dont votre mère touche la moitié du revenu. Et je doute fort que vous ayez économisé dix mille francs sur les appointements que je vous donne. D'ailleurs, si comme vous le prétendez, vous aviez eu de l'argent chez vous, vous ne m'auriez pas écrit pour me demander congé jusqu'à demain. Vous vouliez vous donner le temps de vous procurer la somme. Vous l'avez trouvée plus vite que vous ne l'espériez, et vous voilà.

En parlant ainsi, le banquier regardait fixement Bécherel. Il aurait voulu lire sur le visage de son jeune secrétaire le repentir ou tout au moins la confusion qui précède un aveu. Mais au lieu de rougir, Bécherel relevait la tête. Son orgueil étouffait la voix de sa conscience et il répliqua d'un ton cassant :

— Je n'ai rien à me reprocher. Vous m'avez remis hier dix mille francs ; je vous les rapporte ce matin. Que demandez-vous de plus ?

— Alors, vous croyez que la restitution suffit pour effacer le souvenir d'un abus de confiance ?

— Monsieur ! cria Robert en se levant furieux.

— Oui, monsieur, un abus de confiance, reprit M. Lafitte. Je répète ce mot parce que je n'en connais pas d'autre pour qualifier la faute que vous avez commise. Et il faut que vous ayez sur l'honneur des notions bien fausses, si vous pensez qu'il est sauf, lorsqu'on rend le bien d'autrui qu'on a pris, ne l'eût-on gardé qu'un jour ou qu'une heure. Et alors même que vous auriez dit la vérité en affirmant que vous possédiez une somme égale ou supérieur à celle que vous avez perdue, vous n'en seriez pas beaucoup moins coupable d'avoir disposé d'un argent qui aurait dû vous être sacré. J'aurais aimé ne jamais le revoir que d'apprendre que vous vous en êtes servi pour jouer. Tant pis pour vous, monsieur, si vous ne comprenez pas la gravité d'un pareil acte. Et sachez qu'il n'y a pas deux morales. Il n'y en a qu'une. Est-ce votre père qui vous a enseigné celle que vous me paraissez professer ?

— Je vous défends de parler ainsi de mon père !

— Votre père a été mon ami, et c'est parce qu'il l'a été que j'ai le droit de vous rappeler que, lui aussi, il ne pensait rien au sérieux et qu'il lui en a coûté cher. Il est mort presque ruiné et… presque déconsidéré. Je lui ai pardonné ses erreurs, quoiqu'elles m'aient porté quelque préjudice ; mais je vous déclare qu'il est mort à propos, car s'il avait vécu davantage, Dieu seul sait comment il aurait fini. Son exemple est une leçon dont vous ferez bien de profiter.

— Assez, monsieur !

— Veuillez m'écouter jusqu'au bout. J'ai encore à vous parler de votre mère. C'est une sainte. Elle a déjà beaucoup souffert. Avez-vous songé au nouveau chagrin que vous allez lui causer ? Cette lettre que je terminais quand vous êtes entré est pour elle. Quand elle apprendra demain que je suis forcé de me séparer de vous, elle recevra le coup le plus douloureux qui l'ait frappée, depuis la mort de votre père. Il y a huit jour, je lui écrivais que j'étais très content de vous et il me faut maintenant lui annoncer un malheur… que, pas plus qu'elle, je n'avais prévu, croyez-le bien.

Le souvenir de sa mère, évoqué par M. Lafitte, toucha Robert. Ses nerfs se détendirent et les larmes lui vinrent aux yeux. Mais son orgueil blessé reprit vite le dessus. Il se raidit contre l'émotion qui le gagnait, et il dit sèchement :

— Alors, vous me renvoyez ? Vous me chassez de chez vous ? reprit-il, en regardant d'un air de défi M. Lafitte qui répondit, sans s'émouvoir du ton et de l'attitude de son secrétaire :

— C'est vous qui m'y forcez. Et j'ai la ferme conviction d'agir dans votre intérêt. Je ne méconnais pas vos qualités. J'ai eu depuis un an le temps de les apprécier et je rends pleine justice à votre intelligence et à votre activité. Mais il a suffi d'une occasion pour vous détourner du bon chemin. D'autres occasions se présenteront et vous succomberez encore. Je crois donc que vous devez quitter une situation où vous seriez fréquemment exposé à des tentations nouvelles. Choisissez une carrière où vous n'aurez jamais aucune responsabilité d'argent. Ce sera pour vous le salut. Je souhaite que vous y réussissiez et je vous y aiderai, si je puis.

— Merci ! dit ironiquement Robert. Nos relations prennent fin en ce moment et vous n'entendrez jamais parler de moi. Mais je veux savoir ce que vous avez écrit à ma mère.

— Je lui ai écrit que vous avez joué et que je ne puis plus vous garder chez moi. Je me suis abstenu d'ajouter que vous avez perdu une somme qui ne vous appartenait pas. Si vous ne me l'aviez pas rendue, je n'en aurais pas dit davantage. Mais ma résolution est irrévocable.

— Je n'essaierai pas de vous en faire changer et il ne me reste qu'à vous demander encore une fois à qui je dois un désagrément dont je me consolerai sans peine.

— Je ne suis pas tenu de vous nommer la personne qui m'a renseigné et je m'étonne que vous cherchiez à me blesser par des paroles amères, car je vous ai parlé avec une modération dont vous devriez me savoir gré. Tout ce que je puis vous dire, c'est que, si vous connaissiez mieux ce Paris où vous me paraissez disposé à vous lancer à l'étourdie, vous sauriez que la maison dans laquelle on vous a entraîné et de celles où l'indiscrétion est à l'ordre du jour. Il y vient toutes sortes de gens qui ne se croient pas obligés de taire ce qui s'y passe. Le hasard amené ici ce matin quelqu'un qui vous y a rencontré et qui ne m'a rien dit qui ne me fût vrai… vous avez été obligé d'en convenir.

« Restons-en là, monsieur. Et comptez sur ma discrétion, à moi. Votre mère seule saura ce qui s'est passé. Rien ne vous empêchera donc de dire à vos amis que vous m'avez quitté volontairement. »

Un court salut du banquier clôtura l'entretien. Robert le lui rendit à peine et sortit sans ajouter un seul mot. Il s'en allait, abasourdi, écrasé, comme un homme qui vient de recevoir un pavé sur la tête. Il descendit l'escalier en chancelant et quand il fut dans la rue, il se mit à marcher devant lui, sans savoir où il allait.

Le coup était d'autant plus rude qu'il le recevait juste au moment où il se réjouissait d'être miraculeusement sorti de l'embarras terrible où son imprudence l'avait jeté.

Il faut dire, à son éloge, qu'il se préoccupait moins de la perte de sa place que la douleur qu'allait éprouver sa mère en recevant la lettre de M. Lafitte.

Robert le maudissait ce banquier rigoriste qui ne pardonnait pas une première faute, et il le trouvait ridicule de faire des grandes phrases à propos de si peu de chose, car il ne comprenait pas encore que la probité est comme la réputation d'une femme ; le moindre accroc emporte le reste. Ce garçon, si haut campé sur le point d'honneur, était en ces matières d'une légèreté déplorable qu'il devait à son éducation. Son père lui avait appris à mépriser l'argent et il n'admettait pas qu'on l'accusât d'indélicatesse pour s'être servi de quelques billets de mille francs qu'il était sûr de restituer le lendemain.

— Moi aussi, je lui écrirai à ma mère, murmura-t-il. Je lui dirai que cet homme est un brutal qui pousse tout au tragique et qui me fait un crime d'une peccadille. Je lui dirai que j'en serai quitte pour emprunter sur hypothèque une somme qui n'amoindrira pas beaucoup notre fortune et que je trouverai facilement un emploi pour remplacer celui que je viens de perdre. Le colonel Mornac, qui connaît tout Paris, se chargera volontiers de m'en procurer un. Ma mère, qui le connaît, se rassurera lorsqu'elle saura que je l'ai retrouvé et qu'il s'intéresse à moi.

C'est égal ! ajouta-t-il entre ses dents, je donnerais le peu d'argent comptant qui me reste pour savoir quel est le drôle qui m'a dénoncé… et je ne m'en doute pas. Les habitués du salon Malvoisine ne sont pas des gens d'affaires et ne fréquentent pas les financiers… Mais, si ! il y a ce Galimas qui est coulissier… et les coulissiers vont prendre des ordres dans les maisons de banque… Galimas aura su, par cet animal de Gustave, que j'étais le secrétaire particulier de Lafitte, et ce matin il aura régalé le patron de mon histoire de jeu. Parbleu ! ça tombe bien. J'ai déjà un compte à régler avec lui. Il me paiera tout à la fois. Je le souffletterai en pleine Bourse. Justement, Gustave m'a proposé de m'y conduire, après notre déjeuner. Quand j'aurai administré un bon coup d'épée au sieur Galimas, je m'en irai à Rennes, et j'y passerai un mois avec ma mère pour la consoler.

Ce projet le rassérénait déjà. Mais tout à coup, il se frappa le front, en disant :

— Et Mlle Violette ! je ne peux cependant pas l'abandonner.

Robert l'avait fort oubliée, cette pauvre Violette, depuis qu'en franchissant le seuil de la maison de l'usurier, il avait mis le pied dans un engrenage qui l'avait traîné où il en était, c'est-à-dire à se trouver sur le pavé, avec la charge d'une grosse dette, fort peu d'argent disponible, un duel en perspective et ce mécontentement de soi-même qu'on éprouve quand on s'est mis dans un mauvais cas, par sa faute. Car il avait beau s'évertuer à se justifier à ses propres yeux ; il sentait bien, au fond, que depuis la veille, il n'avait fait que des sottises.

La première de toutes avait été de jouer, la seconde d'emprunter de l'argent à un homme dont il aurait dû se défier et de s'être mis à sa merci en lui souscrivant un billet, sans indication d'échéance ; la troisième d'avoir répondu par des insolences aux très justes reproches de M. Lafitte. Il ne lui en restait plus une seule à commettre, à moins de s'embarquer dans de nouvelles aventures qui pourraient bien se dénouer d'une façon moins anodine.

Mauvaise situation, s'il en fut, pour se constituer le défenseur envers et contre tous d'une jeune fille qu'il connaissait à peine. Et cependant, il y était décidé, sans trop savoir comment il s'y prendrait pour venir en aide à cette pianiste persécutée.

— Bah ! se dit-il, j'aurai un conseil et un allié en la personne du colonel.

Robert faisait fond, pour toutes choses, sur cet excellent colonel Mornac, qui lui portait un vif intérêt, mais qui n'était peut-être pas disposé à l'appuyer à tort et à travers, ni à soutenir toutes les causes qu'il plairait à son jeune ami de prendre en main. Robert ne doutait de rien et la leçon qu'il venait de recevoir ne l'avait pas désabusé de ses illusions sur la vie, sur les hommes et même sur les femmes.

Quand il arriva au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière, où il demeurait, il se rappela que Gustave l'attendait à déjeuner, et au lieu de rentrer chez lui pour écrire à sa mère, comme il en avait l'intention, il prit le chemin de la place de la Bourse par les boulevards.

— Pourvu que ma lettre soit mise à la poste avant cinq heures, c'est tout ce qu'il faut, pensait-il. Et j'ai absolument besoin de voir Gustave, ce matin, pour lui raconter ce qui m'arrive et pour lui rappeler qu'il m'a promis d'être mon témoin contre le mauvais drôle qui m'a dénoncé, après m'avoir provoqué.

Onze heures venaient de sonner à l'horloge de la Bourse quand il arriva devant la porte du restaurant où il devait trouver son ami. Il y avait déjà beaucoup de mouvement sur la place et il eut quelque peine à se démêler au milieu des voitures qui la traversaient dans tous les sens.

La salle vitrée où il entra n'était pas beaucoup moins bruyante que la place. Toutes les tables étaient occupées et il lui fallut louvoyer pour arriver à celle où était Gustave qui achevait une douzaine d'huîtres et qui lui dit :

— Mon cher, j'ai commencé sans toi, mais j'ai commandé pour deux… des côtelettes, des œufs brouillés aux truffes, et voici ta douzaine de Marennes. Assieds-toi, attaque-la et verse-toi de ce joli Grave. Je t'engage à mettre les morceaux doubles. Nous n'avons qu'une heure.

— Pourquoi donc es-tu si pressé ?

— Parce que c'est aujourd'hui la veille de la liquidation. Il y a des nouvelles et la journée sera chaude. Mais il ne s'agit pas de ça. As-tu terminé avec Rubis-sur-l'ongle ?

— Oui. Il m'attendait et l'entrevue n'a pas été longue. Après un quart d'heure de conversation, j'ai eu les dix mille francs.

— Je te l'avais bien dit. N'est-ce pas qu'il est rond en affaires, ce cher Marcandier ?

— Oh oui ! très rond, répondit Bécherel ; si rond que je me défie un peu de lui.

— Et pourquoi ? demanda Gustave.

— Parce qu'on n'a jamais vu un usurier prêter de but en blanc une somme aussi forte à un monsieur qu'il ne connaît pas.

— Tu oublies que je l'avais préalablement renseigné sur toi. Il sait que tu es un fils de famille et qu'il te reste une belle fortune territoriale… indivise avec ta mère, c'est vrai, mais qui te reviendra un jour tout entière. Et puis, ton nom a fait son effet… là, comme ailleurs.

— Mon nom !… Ah ça ! tu te figures donc que je descends des ducs de Bretagne ? Nous sommes d'une bonne vieille noblesse de robe ; rien de plus.

— C'est bien assez pour des gens qui seraient embarrassés de remonter jusqu'à leur grand-père. On voit bien que tu ne connais pas les parvenus. Marcandier est le fils d'un garçon de café, et c'est pour cela qu'il a un faible pour les gens qui ont un titre ou seulement la particule.

— Est-ce que Mme de Malvoisine et Mlle Des Andrieux sont aussi des parvenues ? demanda ironiquement Robert.

— Heu ! il y a de ça, répondit en riant Gustave. Je ne garantirais pas que leurs ancêtres aient figuré aux croisades.

— Ni que la belle Herminie n'est pas la fille de cette comtesse qui la fait passer pour sa pupille, hein ?

— Tiens ! tu sais cela !

— Un ancien ami de mon père qui était à la soirée, me l'a dit, hier soir… le colonel Mornac.

— Alors, il est inutile de te le cacher. C'est vrai. Herminie est une enfant de l'amour. Mais elle aura une dot assez belle pour compenser ce léger inconvénient. Et, je te le répète, si tu daignais l'épouser, tu t'en trouverais bien.

— Marcandier m'a tenu le même langage. C'est une conspiration, à ce qu'il paraît. Je te préviens qu'elle avortera. Ce mariage ne me va pas.

— Oh ! tu n'es pas forcé. Je comprends même que, dans ta situation, tu cherches mieux que la fille naturelle d'un riche capitaliste.

— Oui, parlons-en de ma situation, dit Robert avec humeur ? Sais-tu ce qui m'arrive ?

— Non, ma foi !

— Lafitte vient de me congédier comme on congédie un domestique… et sans me donner mes huit jours.

— Ton patron !… et pourquoi ?

— Parce que le misérable coulissier qui t'a décavé à l'écarté est allé ce matin lui dire que j'avais perdu cette nuit dix mille francs.

— Galimas !… ah ! le gredin !

— Oui, mon cher, ce joli monsieur m'a dénoncé. J'espère que maintenant tu ne prendras plus son parti comme tu l'as fait après notre altercation à la table de jeu… et je t'avertis que non intention est d'aller, en sortant d'ici, à la Bourse… à seule fin de lui coller une paire de gifles.

— Ce sera vif… mais il ne les aura pas volées… à moins qu'il n'ait parlé sans mauvaise intention. Il ne savait pas que l'argent que tu m'a passé au commencement de la partie appartenait à ton patron… et en allant voir Lafitte pour lui demander ses ordres, comme il le fait tous les matins, il aura bavardé.

— Voilà encore que tu cherches à l'excuser !… Tu ferais mieux de t'excuser toi-même de ne m'avoir pas dit que cet homme connaissait Lafitte.

— J'ai eu tort.

La conversation tomba momentanément. Robert pensait à la vengeance qu'il allait tirer de Galimas, et Gustave s'était mis tout à coup à réfléchir, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il n'en perdait pas un coup de fourchette pour cela et Robert, qui avait faim, mangeait aussi vigoureusement. Les contrariétés ne coupent pas l'appétit à un garçon de vingt-quatre ans.

— Écoute, reprit l'ami Gustave, après un assez long silence, Galimas s'est conduit comme un polisson. Je vais lui payer, tout à l'heure, les dix mille francs que je lui dois et après… je lui dirai ce que je pense de son procédé… Il ne tiendra qu'à lui d'avoir deux duels au lieu d'un. Mais occupons-nous de toi. Que vas-tu faire, maintenant que tu as perdu ta place ?

— Je n'en sais rien. Au pis-aller, je retournerai à Rennes.

— Voilà ce que j'appelle un parti désespéré. Tu t'y abrutiras et tu y mangeras bêtement ton bien. Veux-tu rester à Paris et gagner de mille à deux mille francs par mois pour commencer ?

— Ne te moque pas de moi. Je n'ai pas envie de rire.

— Je ne plaisante pas. Si tu veux travailler avec moi, je te garantis que tu encaisseras de jolis courtages.

— Me faire remiser ? Jamais de la vie ! D'abord, je n'entends rien aux affaires de Bourse.

— Qu'as-tu donc appris chez Lafitte ?

— J'étais chargé de sa correspondance, et il ne m'envoyait pas à la Bourse. C'était convenu avec ma mère.

— Ah ! si tu as peur de faire de la peine à maman !…

— Je suis libre de mes actions. Mais, je te le répète, je ne me sens aucune aptitude pour le métier que tu me proposes et je n'en sais pas le premier mot.

— Je te l'apprendrai et après cinq ou six leçons, tu en sauras autant que moi. Admire dès à présent tous les avantages qu'il assure à ceux qui le pratiquent. Regarde les messieurs qui déjeunent près de nous et ces petits jeunes gens qui bourdonnent autour d'eux comme des mouches.

— Ils ont tous la même figure… des yeux noirs, des cheveux frisés, on se croirait dans le pays hébreux.

— On y est. Tu sais bien que, si tous les spéculateurs ne sont pas Israélites, tous les Israélites sont plus ou moins spéculateurs. Les déjeuners que tu vois sont des capitalistes qui jouent sur les cours. Ceux-là se ruinent quelquefois et s'enrichissent très souvent. Les autres sont des courtiers qui viennent prendre leurs ordres de vente ou d'achat et aucun de ces financiers en herbe ne gagne moins de dix à douze mille francs par an. Ça vaut bien la peine de déroger.

— Je ne dis pas le contraire. Mais je n'ai pas la vocation.

— Elle te viendra. Et d'ailleurs, rien ne t'empêche de jouer pour ton compte, tout en faisant du courtage. C'est même le moyen de ne faire que de bonnes spéculations… quand on est bien conseillé… et je m'en charge de te conseiller. Avec ta situation de propriétaire foncier, tu auras tout le crédit que tu voudras.

— Merci ! dit brusquement Robert. Parle-moi plutôt de ce qui s'est passé chez ta comtesse de Malvoisine après mon départ. Cette jeune fille… Mlle Violette… est-elle restée dans le salon jusqu'à la fin de la soirée ?

— Comment ! s'écria Gustave, tu penses encore à cette petite ! Elle est gentille, je ne dis pas le contraire… mais t'inquiéter d'elle, au moment où tu es dans l'embarras, c'est trop fort. Décidément, mon pauvre ami, tu n'es pas sérieux et tu ne le seras jamais, je le crains.

— Ça me regarde, dit Bécherel avec impatience. Je te demande encore une fois de me dire ce qui s'est passé là-bas, après mon départ.

— Eh bien ! ta pianiste est sortie du salon un peu après toi, et plus tard, la comtesse m'a dit qu'elle venait de lui donner son congé définitif. Mlle Violette se trouve donc logée à la même enseigne que toi. Elle est sans place. Mais, sois tranquille, elle n'aura pas de peine à en trouver une, car elle a beaucoup de talent comme musicienne. Et si elle voulait se lancer dans le monde où on s'amuse, elle y réussirait encore mieux. Galimas ne demande qu'à lui faire un sort.

— Encore cet homme !… Tu as donc juré de m'exaspérer ! cria Robert en frappant du poing sur la table.

— Calme-toi, cher ami. La jeune Violette est de force à se défendre. Galimas en sera pour ses peines. Et d'ailleurs tu la protègeras. Commence par gagner de l'argent. Lorsque tu en auras, tu seras libre de tes mouvements. L'argent, c'est l'indépendance.

Cet axiome frappa l'esprit mobile de Robert. Il comprit qu'en effet, dans la situation précaire où il était, il ne pouvait rien pour la jeune fille qui l'intéressait. Et, à en croire son ami, il ne tenait qu'à lui de s'assurer de beaux revenus en travaillant à la Bourses.

— Je vais t'en faire gagner dès aujourd'hui, reprit Gustave.

— Bien obligé ! Je ne veux pas m'exposer à en perdre… et, s'il agit encore d'une association…

— Je ne te mettrais pas de moitié dans une affaire, si je ne jouais pas à coup sûr. Tiens ! la voilà qui vient à moi, l'affaire. Vois-tu ce grand garçon qui s'avance là-bas ? Eh bien ! laisse-moi causer trois minutes avec lui, et, après, je te dirai si nous pouvons marcher carrément.

Gustave se leva, tendit la main au nouveau venu, l'entraîna derrière un arbre vert, planté dans une caisse, à deux pas de table et entama avec lui une conversation à voix basse. Robert se mit à examiner le monsieur que son camarade accueillait avec tant d'empressement.

Ce nouveau venu était un blond, assez bien de figure, pas mal tourné et vêtu avec une élégance recherchée. À première vue, on aurait pu le prendre pour un homme du meilleur monde, mais en le regardant plus attentivement, Robert s'aperçut qu'il avait l'œil faux et une physionomie sournoise.

— Il a l'air d'un valet enrichi, pensa-t-il.

Le bellâtre s'éloigna et Robert entendit qu'il disait :

— Allez de l'avant et tapez ferme.

— Comme un sourd, répondit Gustave. Dites à votre patron qu'il peut compter sur moi.

Puis revenant à la table où Bécherel l'attendait :

— Avale vite ton café. Tu finiras ton cigare sous la colonnade. Les minutes valent de l'or, ce matin.

— Pourquoi ?

— Tu le verras tout à l'heure. Garçon, l'addition !

Et tout en réglant la note, Gustave reprit :

— Mon cher, nous allons écraser tes cours. Tu ne sais pas ce que c'est. Eh bien ! tu vas l'apprendre et tu reconnaîtras que cet exercice est fatigant, mais lucratif.

Il se dirigea vers la sortie, et Robert qui le suivait de près, vit plusieurs messieurs l'accoster, successivement ; mais Gustave, sans s'arrêter, les éconduisit d'un geste qui signifiait : je ne sais rien ; ou : je ne veux rien dire.

— Ah ça ! ils te prennent donc pour un oracle ? lui demanda Bécherel, quand ils furent hors du restaurant.

— Pour un sous-oracle, et ils n'ont pas tort. Je viens de recevoir une nouvelle sûre et je la garde pour moi. Quand ils l'apprendront, mon coup sera fait.

— Tu vas donc jouer aujourd'hui ?

— En voilà une question ! Penses-tu que je vais pénétrer dans ce monument pour contempler les peintures en grisailles qui décorent le plafond de la grande salle ?

Bécherel ne souffla plus mot et se laissa entraîner vers le temps grec, où en fait de déesse, on n'adore que la fortune. Il en sortait des clameurs confuses, car l'heure avait sonné et le culte de cette divinité capricieuse était en plein exercice. Les retardataires enjambaient quatre à quatre les marches qui s'étendent devant la façade de l'édifice, et la foule encombrait déjà le péristyle et les colonnades latérales.

Une longue file de voitures s'étendait devant la grille ; d'autres arriveraient à toute minute, jetant sur l'asphalte du trottoir un spéculateur ou un commis d'agent de change qui n'attendaient pas pour sauter à terre que le cheval fût arrêté. Tout ce monde de l'argent courait, grouillait, s'agitait et vociférait.

— Je n'ai jamais visité Charenton, pensait Bécherel, mais je me figure que les pensionnaires de cet établissement se démènent moins et font moins de tapage que ces messieurs-là.

Gustave ne lui laissai pas le temps de réfléchir.

— Viens avec moi, dit-il en grimpant vivement l'escalier. Et quoi que je dise ou que je fasse, garde un silence prudent. Je ne te demande qu'une chose c'est de ne pas ouvrir la bouche.

Arrivé sous la colonnade, il obliqua à gauche et conduisit Bécherel au point d'intersection du péristyle, auquel aboutit le grand escalier, et de la galerie qui fait face au nord.

— Reste là, lui dit-il. Tu verras une jolie bousculade.

— Pardon ! je suis venu ici pour souffleter Galimas et non pour assister à des batailles de remisiers.

— Tu le souffletteras plus tard… je te l'amènerai… quand j'aurai liquidé notre opération…

— Ton opération, rectifia Bécherel. Moi, je ne veux pas jouer.

Gustave ne l'écoutait plus. Il venait de se lancer dans la mêlée et il se débattait au milieu d'une douzaine de messieurs qui le savaient bien renseigné et qu'il parvint à écarter pour se précipiter dans la salle.

Robert resta planté sur ses jambes et assez embarrassé de sa contenance. Des jeunes gens passaient devant lui, un carnet à la main, jetaient un chiffre aux clients groupés sous la colonnade et retournaient en courant se plonger dans la fournaise, qui devait être en pleine ébullition, à en juger par le vacarme qu'elle faisait. Bientôt, il en vint qui remarquèrent ce jeune homme de bonne mine, adossé à une colonne et s'arrêtèrent une seconde pour lui annoncer les cours en mettant leur carnet sous ses yeux, à quoi Robert se croyait obligé de répondre par un : merci, monsieur ! qui les étonnait beaucoup, parce qu'ils n'étaient point accoutumés à cette politesse inutile.

— Ils me prennent pour un spéculateur, c'est évident, pensait Bécherel. J'ai bien envie de m'en aller… Mais, non, je ne puis pas partir avant d'avoir revu Gustave, à moins que le Galimas ne vienne à passer par ici.

Il se résigna donc à rester et pour prendre patience ils se mit à écouter les mots qu'échangeaient les courtiers et dont il ne comprenait qu'à demi la signification.

— Que fait-on à la corbeille ?

— On baisse dur. Quatre-vingt-deux vingt-cinq.

— On a ouvert à quatre-vingt-trois. C'est raide.

— À propos de quoi cette dégringolade ?

— Mauvaises nouvelles du Tonkin.

— Est-ce officiel ?

— On n'a encore rien affiché. Mais le gros Gustave est toujours bien informé ; il a un ami du ministre dans sa manche. Et il pousse à la baisse comme un enragé. Il vient de vendre trois cent mille.

— Rien que ça pour commencer ! Il faut qu'il soit bien sûr de son fait. Il est trop malin pour s'enfiler, celui-là. Mais il doit y avoir quelqu'un derrière lui. S'il était seul, il n'aurait pas assez de crédit pour jouer si gros jeu.

Cela dura ainsi vingt minutes. Robert, ahuri, se demandait si son ami était devenu fou. L'idée lui vint de s'informer. Il avisa à quelques pas du coin où il se tenait un jeune homme dont la figure lui plut et qui faisait sa partie dans ce concert de propos ininterrompus.

— Monsieur, lui demanda-t-il en portant la main à son chapeau, pourriez-vous me dire ce qui se passe ?

— Parfaitement, monsieur. On baisse parce que M. de Bismark vend des primes.

— Comment, monsieur ?

— Vous voyez ce gros homme qui a le nez rouge et des favoris taillés en côtelettes ?… Eh bien ! c'est le premier secrétaire du prince de Bismark. Il a été envoyé ici par son maître, tout exprès pour peser sur les cours.

Robert comprit que ce farceur se moquait de lui. Il pâlit de colère et il allait l'apostropher rudement, lorsque survint un autre commis qui prit par la taille le donneur de renseignements facétieux et lui cria :

— Qu'est-ce que tu fais ici ? Le patron te cherche partout. Il y a une dépêche. On vient de l'afficher. La nouvelle du Tonkin n'était qu'un canular. La rente remonte. Avant cinq minutes, on aura rattrapé le cours d'ouverture. On est déjà à quatre vingt-deux cinquante.

Ils partirent tous les deux comme des chiens courants qui ont débusqué un lièvre et ils étaient déjà hors de portée avant que Bécherel eût trouvé l'impertinence qu'il cherchait pour en cingler le polisson auquel il avait eu la fâcheuse idée de s'adresser. Ils se perdirent dans la foule, si vite que Robert dut renoncer à les poursuivre.

— J'ai donc l'air bien provincial que ce drôle se permet de me faire une charge, dit-il entre ses dents. Si jamais je le retrouve, je le corrigerai de façon à lui ôter l'idée de recommencer. Quel vilain monde ! je ne m'y habituerai jamais, et décidément je m'en vais.

Il allait décamper quand il aperçut Gustave qui arrivait tout essoufflé.

— Enfin, te voilà ! dit Bécherel. J'allais partir. À quoi penses-tu de me laisser me morfondre sous cette colonnade ? Et me feras-tu le plaisir de me dire pourquoi tu m'as amené ici ?

— Pour te faire gagner de l'argent, grand nigaud, répondit Gustave en poussant son ami hors de la foule. Le tour est joué.

— Quel tour ?

— C'est bien simple. En arrivant à la Bourse, nous avons vendu trois cent mille francs de rente au cours de quatre-vingt-deux francs soixante-quinze, et nous venons de les racheter au cours de quatre-vingt-deux vingt-cinq.

— Je ne comprends rien à ce que tu me dis.

— Comment ! tu ne comprends pas que la différence entre le cours de vente et le cours de rachat est de cinquante centimes, à notre profit… ce qui représente un bénéfice à nous partager de cent cinquante mille francs… moins les courtages.

— Tu te moques de moi. D'abord, je ne t'ai pas autorisé à jouer pour mon compte. Et de plus, si j'avais perdu une somme aussi forte, je n'aurais pas pu la payer. Il m'est donc impossible de partager le bénéfice de ton opération. Ce ne serait pas honnête. Je refuse.

— Tu refuses ! s'écria Gustave. Ah tu en as, toi, des scrupules ! Je t'apporte presque une fortune et tu fais la fine bouche ! c'est vraiment par trop bête ! Mais je vais mettre ta conscience en repos. Apprends, cher ami, que sans toi, je n'aurais pas pu opérer sur trois cent mille francs de rente. Je me suis servi de ton nom et de ton crédit.

— Mon crédit ?… tu es fou.

— Mais non. Écoute un peu comment je m'y suis pris. J'ai un ami qui est en situation d'avoir des nouvelles sûres… ou passant pour telles… ce blond que tu as vu au restaurant… il a suffi qu'il s'y montrât et qu'il me parlât pour que le bruit se répandit qu'il venait de me confier un secret du gouvernement. Comme je voulais opérer pour mon compte et que je n'ai pas assez de surface, il me fallait un nom à mettre en avant. J'ai pris le tien. M. Bécherel, gros propriétaire foncier, en Bretagne, a joué à la baisse, par mon intermédiaire. Un fort coulissier qui a toute confiance en moi ne m'en a pas demandé davantage… d'autant que le résultat de l'opération était certain… pourvu qu'elle fût bien menée et je l'ai dirigée… magistralement, j'ose le dire. Nous avons racheté, juste une minute avant qu'on n'affichât la dépêche officielle qui dément la nouvelle d'un désastre au Tonkin. Maintenant, l'affaire est dans le sac. Tu n'as plus qu'à te présenter avec moi chez l'agent de change, le quatre du mois prochain, et sur ta signature tu toucheras les cent cinquante mille. J'en remettrai la moitié à mon donneur de renseignements et nous nous partagerons le reste… soit environ trente-cinq mille pour chacun de nous. Qu'est-ce que tu dis de ça, hein ? avais-je raison de te dire que le métier avait du bon ?

— Et du mauvais aussi, morbleu ! Cette exploitation d'une fausse nouvelle est une véritable filouterie et, je le répète, je refuse absolument d'en profiter.

— Libre à toi, mon cher. Mais tu ne refuseras pas, j'espère, d'aller toucher chez l'agent. Toi seul as qualité pour recevoir l'argent, puisque l'opération a été faite en ton nom. Et je ne fais pas fi de la somme, moi… ni mon associé non plus. Si tu veux nous l'abandonner, nous nous en accommoderons, mais il faut que tu signes le reçu. Tu ne voudras pas me faire perdre l'argent que j'ai gagné.

— Eh bien, soit ! je le toucherai pour toi, mais je dirai à l'agent comment les choses se sont passées.

— Ce serait encore pis. Tu ruinerais complètement mon crédit. Si on savait dans le monde des affaires que j'ai opéré en ton nom, sans t'avoir consulté, je ne trouverais plus une maison qui consentit à exécuter un ordre de moi. Je n'aurais plus qu'à me jeter à l'eau, et tu serais cause de ma mort. Ce serait une singulière façon de me remercier d'avoir mis plus de trente mille francs dans ma poche.

— Je n'en veux pas, te dis-je.

— J'ajoute que tu te ferais beaucoup de tort à toi-même, si tu disais la vérité à l'agent. On te reprocherait d'avoir été mon prête-nom. On ne croirait pas que j'ai agi sans te consulter et tu passerais pour avoir, d'accord avec moi, trompé un coulissier sur ta solvabilité.

— Non, si j'abandonne mon bénéfice.

— Tu ne peux pas l'abandonner. L'agent te mettra en demeure de recevoir et si l'argent ne sort pas de sa caisse, on dira que tu l'y as laissé pour servir de couverture à de futures opérations. Donc, tu n'as à choisir qu'entre deux alternatives : ou me remettre de la main à la main la totalité de la somme, ou ce qui serait plus sage, garder ta part et me remettre le reste. Mais, quoi que tu fasses, ils faut que tu touches.

— Que le diable t'emporte, avec tes inventions, tes initiatives et ta manie de m'associer malgré moi à tes entreprises !… cette nuit, tu m'as mis de moitié dans ton jeu, sans me consulter. Il m'en a coûté dix mille francs et ma place… et voilà que maintenant tu me fourres sans me prévenir dans une opération véreuse !…

— Qui te rapporte plus du triple de ce que tu as perdu chez Mme de Malvoisine et qui te permet dès à présent de te passer de ton emploi chez Lafitte. Et au lieu de m'en savoir gré, tu me dis un tas de choses désagréables ! En vérité, tu m'affliges avec ta naïveté. La Bourse n'est pas un salon où on se fait des politesses, et on ne s'y bat pas à armes courtoises. Ici, mon cher, c'est le combat pour la vie. Les forts et les habiles mangent les faibles et les niais… et personne ne plaint les morts qui restent sur le carreau. Tu parles de manœuvres déloyales ?… Ici, elles le sont toutes. T'imagines-tu par hasard que les hauts barons de la finance se privent d'utiliser leurs millions et leurs relations qui les mettent à même d'être mieux informés que les gens comme nous et de faire à leur gré la hausse ou la baisse ? Ils jouent à coup sûr ceux-là… à l'écarté, ça s'appelle tricher.

Robert, étourdi par cette avalanche de sophismes, baissait la tête et ne savait trop que répondre.

— Tiens ! reprit Gustave, ton ex-patron, le vertueux Lafitte… crois-tu qu'il s'abstient de profiter des renseignements particuliers qui lui arrivent ?… Je te garantis que s'il avait su tout à l'heure ce que mon homme est venu me dire, il aurait vendu de la rente par brassées et il aurait gagné des millions, lui qui peut opérer sur une grande échelle. Ne sois donc pas enfant. Envisage la vie telle qu'elle est… une lutte perpétuelle où tout ce qui n'est pas défendu est permis.

« Et surtout, ajouta en riant le cynique remisier, ne te plains pas que la mariée est trop belle. Ce matin, avant de déjeuner avec moi, tu n'avais que des dettes… tu parlais d'aller enterrer à Rennes… et tu déplorais, sans pouvoir y remédier, le malheur de la jeune Violette. Maintenant, la roue de la Fortune a tourné pour toi. Te voilà possesseur d'un joli capital… rien ne te force plus à quitter Paris… et rien ne t'empêche de venir en aide à ta préférée. L'argent, c'est le nerf de la guerre… en amour comme ailleurs…

— Assez là-dessus ! Si je me décide à accepter ma part, ce sera pour rembourser ce Marcandier… et je commencerai par gifler Galimas.

— Encore ! Tu as la rancune tenace. Moi, quand j'ai gagné, je pratique volontiers le pardon des injures. Je viens de le voir, Galimas. Il est en plein coup de feu et c'est à peine s'il a eu le temps d'encaisser les dix mille francs que je lui devais. Je crois, du reste, qu'il est en train de s'enfiler dans les grands prix. Il n'était pas renseigné comme moi et il a pris le mouvement à rebours. Il était à la hausse quand on a commencé à baisser et maintenant qu'on remonte il s'est mis à la baisse. Il pourrait bien recevoir, comme on dit, le flic et le flac.

— Je voudrais qu'il se ruinât.

— Diable ! tu n'es pas tendre. Heureusement pour lui, il a les reins solides. Il ne sautera pas, mais s'il perd, comme je le crains, la forte somme, tu peux être tranquille. Il ne s'amusera pas à courir après Mlle Violette.

— Fais-moi donc le plaisir de ne plus t'occuper d'elle, dit vivement Robert.

— Allons, bon ! voilà encore que je viens de marcher sur tes plates-bandes ! Mais je ne recommencerai pas, car je te quitte pour rentrer dans le sanctuaire. Si tu m'en crois, tu vas laisser Galimas en repos. Il ne songe pas plus à toi ni aux témoins que tu devais lui envoyer qu'à se pendre… et en te dénonçant à Lafitte, il t'a rendu service, sans le vouloir, puisque te voilà sur le chemin de l'opulence. Oublie cet olibrius, et rentre chez toi. Tu recevras demain un avis de l'agent de change et tu passeras à la caisse, le jour du règlement. Car j'espère bien que je t'ai converti à des idées plus sages et que tu ne bouderas pas contre la fortune qui te prend par la main. Au revoir !… à bientôt !

Et lâchant le bras de son ami, le triomphant Gustave se mit à fendre les groupes pour retourner à ses courtages.

Robert, resté seul, se demanda s'il avait rêvé. Il ne pouvait pas s'accoutume à l'idée que sa situation venait de changer d'un coup de baguette et qu'il devait ce miracle de féerie à ce gros garçon que le hasard avait jeté sur son chemin, la veille, et qui tenait déjà tant de place dans sa vie. Il n'en était pas encore à se féliciter de l'avoir rencontré, mais il n'était pas encore à se féliciter de l'avoir rencontré, mais il n'était déjà plus aussi fermement résolu à refuser sa part d'un bénéfice assez mal acquis. Il se disait qu'avec cet argent, il pourrait se libérer d'une dette qui lui pesait et cela sans être obligé d'affliger sa mère, en hypothéquant leur bien.

En attendant qu'il se décidât, il fallait lui écrire, le jour même, afin que sa lettre arrivât en même temps que celle de M. Lafitte et Robert n'avait pas de temps à perdre. Il suivit donc le conseil de Gustave et il rentra chez lui par le chemin le plus court. En y arrivant, il y trouva une lettre qu'on y avait apportée pendant son absence et dont l'écriture lui était inconnue. Il la décacheta sans empressement et il ne fut pas peu surpris d'y lire ceci :

« Il faut absolument que je vous parle. Si vous me portez quelque intérêt, venez demain à deux heures aux Tuileries, sur la terrasse du bord de l'eau, près de l'Orangerie. »

C'était signé : Violette.

Chapitre 3

Le mois de février touchait à sa fin et on sentait déjà l'approche du printemps. Le soleil un peu pâle de la saison brillait dans un ciel sans nuages et l'hiver semblait faire ses adieux aux Parisiens, en leur concédant une journée tiède et sereine, après tant de bourrasques et de frimas.

C'était un temps fait à souhait pour la promenade et pour les rendez-vous en plein air. Tous les privilégiés que le labeur quotidien n'enchaîne pas à leur bureau ou à leur boutique s'étaient répandus par les rues. Des femmes élégantes flânaient à pied devant les étalages des bijouteries de la rue de la Paix, et l'avenue des Champs-Élysées était encombrée d'équipages qui montaient vers le bois.

À deux heures moins le quart, Robert de Bécherel entra dans le jardin des Tuileries par la rue de Rivoli, et le traversa au pas accéléré pour arriver à la terrasse du bord de l'eau. La veille, après avoir écrit à sa mère une lettre plus courte qu'il n'aurait fallu, il avait passé une soirée à réfléchir solitairement aux événements du jour qui venait de finir et de la nuit précédente.

Il hésitait encore entre deux partis à prendre. Le plus sage eût été de retourner à Rennes et de laisser son dangereux ami se démêler comme il pourrait des suites de cette vilaine affaire de Bourse. Mais l'autre parti avait des côtés séduisants. Rester à Paris, s'y créer une situation indépendante, en usant des relations et des conseils de ce Gustave qui savait gagner cent cinquante mille francs en vingt minutes ; c'était tentant pour un secrétaire congédié. Il se disait qu'on peut gagner de l'argent dans le monde où ce garçon lui proposait de l'introduire, en gagner honnêtement et sans recommencer le coup de la fausse nouvelle.

Rien ne le pressait de quitter Paris, puisqu'il avait de quoi attendre, même sans toucher à la somme dont il se trouvait crédité malgré lui chez un agent de change, et plusieurs motifs l'y retenaient : entre autres, le désir bien légitime de se tirer des griffes de l'usurier, Rubis-sur-l'ongle, et de ne pas rester sous la menace d'une échéance.

D'ailleurs, quoi qu'il décidât, il ne pouvait pas partir sans voir cette jeune fille qui avait fait sur lui une si vive impression et qui réclamait son appui, avec une franchise de bon augure, par une lettre virilement tournée. Une intrigante, en quête d'un amant, n'aurait pas écrit de ce style. Et, après les incidents de la soirée chez la comtesse, Robert, qui était la cause involontaire du renvoi de Mlle Violette, lui devait bien de se rendre à l'appel qu'elle lui adressait. Il avait donc ajourné sa résolution définitive jusqu'après l'entrevue, et il se promettait aussi de n'en prendre aucune avant d'avoir exposé son cas au colonel Mornac.

Il arrivait au rendez-vous, assez ému et encore plus préoccupé de savoir ce qu'allait lui demander la victime de l'injustice de Mme de Malvoisine et de la jalousie de la soi-disant pupille de la comtesse. Il aborda la terrasse par l'escalier qui touche à la grille ouverte en face du pont de Solférino et, après l'avoir monté, il se dirigea vers l'Orangerie construite, il y a quelques années, sur le terre-plein qui domine la place de la Concorde. Sur la longue esplanade du bord de l'eau, il n'y avait que de bonnes, des enfants et deux ou trois vieillards qui se chauffaient au soleil. Le lieu n'est fréquenté que pendant l'été, aux heures où on fait de la musique dans le jardin, et, cependant, on y jouit en toute saison d'une vue magnifique sur la Seine.

À gauche, la pointe de la Cité et les tours de Notre-Dame – un vaisseau à l'ancre avec ses mâts – en face, les restes du palais du conseil d'État qui ressemblent à une ruine romaine ; à droite, dans le lointain, le Trocadéro et les coteaux de Meudon. C'est un tableau achevé que les flâneurs n'admirent guère, ni les amoureux qui se cherchent sur cette promenade déserte.

Robert passa sans s'y arrêter. Il n'avait qu'une pensée, qui était de découvrir la jeune fille qu'il n'apercevait pas encore, et il craignait d'être arrivé trop tôt.

Il la vit enfin quand il eut dépassé le bâtiment de l'Orangerie. Elle avait poussé jusqu'au bout du quinconce planté au-dessus de la grille du pont tournant, et elle venait droit à lui. Il la reconnut de loin et il a trouva encore plus à son goût que l'avant-veille. Dans le salon de la rue du Rocher, il n'avait pu juger que de sa figure, et on ne connaît bien une femme que lorsqu'on l'a vue marchant, au grand jour. Beaucoup qui brillent, assises et aux lumières, perdent à cette épreuve. Mlle Violette y gagnait. Sa taille était charmante ; elle avait ce que Damas fils appelle la ligne, c'est-à-dire une tournure attrayante, une allure gracieuse et dégagée, une parfaite harmonie dans les proportions du corps et dans les mouvements.

Elle n'était pas très grande, mais pas trop petite non plus. Et elle était mise avec goût, quoique très simplement. Une toilette noire qu'elle portait à merveille faisait ressortir la blancheur de sa peau, l'éclat de ses grands yeux noirs et l'or de ses cheveux blonds. Elle ne paraissait pas troublée du tout et elle aborda Robert en lui tendant la main : une petite main finement gantée de noir.

— Merci d'être venu, lui dit-elle. J'y comptais, je l'avoue, mais je suis heureuse de voir que je vous avais bien jugé.

— Et moi, mademoiselle, répliqua Robert en souriant, je suis fier de vous avoir inspiré assez de confiance pour que vous n'ayez pas craint de recourir à moi.

— Qu'aurais-je pu craindre ? Nous n'avons échangé que bien peu de mots, mais je me flatte que nous nous sommes compris. Du reste, aux premières paroles que vous m'avez adressées, j'ai répondu en vous posant mes conditions… et vous les avez acceptées.

— Il m'en a coûté de m'y soumettre, mais je ne saurais nier que je vous ai promis de ne pas vous faire la cour.

— C'est tout ce que je vous demande.

— Je n'ai pas promis de ne pas vous aimer.

— Eh bien ! aimez-moi comme je vous aime… d'une bonne et franche amitié. Vous allez me dire que ce sentiment ne peut exister qu'entre personnes de même sexe. J'espère bien vous prouver le contraire.

— J'essaierai de me rallier à vos idées. Je ne réponds pas d'y réussir.

— J'entreprendrai votre conversion à mes risques et périls. Il me suffit que vous m'ayez juré de ne pas me parler d'amour, sous quelque prétexte que ce soit. Et je vous préviens que j'ai l'esprit très ouvert. Si vous essayiez de m'adresser des déclarations déguisées… comme vous l'avez déjà fait chez Mme de Malvoisine, je comprendrais à demi-mot, et, à la première tentative de ce genre, je couperais court à nos relations, quoique j'y attache infiniment de prix.

— Pas plus que je n'y en attache moi-même, puisque je me résigne à les accepter telles que vous me les offrez. Mais à quoi vont-elles donc se réduire, bon Dieu ! si vous commencez par leur assigner des limites tellement étroites que…

— N'est-ce donc rien, monsieur, que de s'estimer réciproquement et de se soutenir dans les épreuves de la vie ? Vous pourriez me répondre que nos situations ne sont pas pareilles et que j'aurai souvent besoin de votre appui, tandis que vous qui êtes heureux et riche…

— Beaucoup moins que vous ne pensez, mademoiselle, interrompit Bécherel, dont la défiance s'éveillait déjà. J'ai en ce moment de graves soucis et je viens de perdre un emploi dont je vivais.

— Ah ! mon Dieu, s'écria la jeune fille ; et moi qui vous ai appelé pour vous parler de l'embarras où je me trouve ! Je vous en supplie, ne vous occupez pas de moi… je saurai me tirer d'affaires toute seule… songez à vous, monsieur, et oubliez que je suis dans la peine.

Ce fut dit avec un élan spontané et un accent de sincérité tels que Robert chassa le soupçon qui lui était venu à l'esprit. Elle lui avait dit : vous êtes riche et il avait pris cette fin de phrase pour le préambule d'un appel à sa bourse. Il regrettait déjà d'avoir eu cette mauvaise pensée, mais il n'en revenait pas d'entendre une toute jeune fille s'expliquer avec tant de sang-froid et une si complète netteté de langage et d'idées, dans une occasion si particulièrement délicate.

— Oh ! dit-il gaiement, je ne suis pas bien malheureux et mes soucis ne sont rien en comparaison des vôtres. Ma mère a de la fortune, et je…

— Votre mère !… oh !… monsieur, pensez à elle, d'abord… et, si vous êtes affligé, allez la rejoindre bien vite. Si j'en avais une, c'est près d'elle que je me réfugierais.

— Oui… je sais que vous êtes orpheline…

— Qui vous l'a dit ?

— Un ancien ami de mon père que j'ai retrouvé avant-hier à la soirée de Mme de Malvoisine.

— Le colonel Mornac, n'est-ce pas ?

— Vous le connaissez ?

— Oui, pour l'avoir vu quelquefois chez la comtesse. Il m'a toujours témoigné de la sympathie et je suis sûre qu'il ne vous a pas mal parlé de moi.

— Il m'a fait de vous un chaleureux éloge… et il m'a laissé entendre qu'il y a dans votre vie un douloureux mystère. Si j'osais vous demander…

— De vous raconter mon histoire. Si j'y consentais, vous seriez le premier à qui je l'aurais dite toute entière.

— Vous me donneriez donc une marque de confiance qui me toucherait profondément.

La jeune fille hésita. Elle regardait Robert pour tâcher de lire dans ses yeux si l'intérêt qu'il semblait lui porter ne cachait pas quelque arrière-pensée.

— Soit ! dit-elle après un silence. Quand vous me connaîtrez mieux, je serai moins gênée pour vous dire ce que j'attends de vous. Mon passé vous expliquera ma situation présente. Seulement, je vous préviens que mon récit sera un peu long. Si vous tenez à l'entendre, nous ferons bien de nous asseoir sur ce banc.

Le siège qu'elle indiquait était de marbre blanc et il devait dater de l'époque où fut plantée cette partie du jardin. Les arbres, dépouillés de leurs feuilles, ne l'abritaient guère ; mais il faisait ce jour-là un temps qui permettait de s'y chauffer au soleil, dont les rayons illuminaient doucement la grande avenue des Champs-Élysées et l'Arc de Triomphe de l'Étoile.

Robert ne se fit pas prier pour y prendre place à côté de la jeune fille, qui se laissa aller un instant au plaisir de contempler le tableau changeant qu'elle avait sous les yeux : les promeneurs élégants répandus sur les contre-allées, les fringants cavaliers filant au grand trot, les huit-ressorts étincelants emportant vers les lacs du bois de Boulogne des heureux de ce monde et aussi des heureuses.

— Que c'est beau ! murmura Violette.

— C'est le spectacle que Paris donne à peu près tous les jours, de deux à quatre, dit Bécherel, en souriant. Est-ce donc la première fois que vous le voyez ?

— Mon Dieu, oui. Mme de Malvoisine sortait en voiture très souvent, mais elle ne m'emmenait pas avec elle… et je n'ai jamais osé m'aventurer seule, à pied, dans cette foule.

— Ces équipages… ces toilettes… tout ce luxe qui étincelle vous fait envie, sans doute ?

— Non. Il m'éblouit, mais il ne me tente pas. Je n'ai jamais ambitionné la richesse. Pour moi, ce ne serait pas le bonheur. Celui que je rêve est tout différent… et il ne m'est pas plus facile d'y atteindre.

— Où le place-vous donc ?

— Ce que je voudrais avant tout, c'est l'indépendance.

— Alors, vous avez dû bien souffrir chez la comtesse.

— Au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Mais ces souffrances-là font partie de mon histoire et j'ai promis de vous la raconter. Je n'y arriverai jamais, si vous continuez à me poser des questions incidentes.

— J'écoute, mademoiselle.

— Alors, je commence. Mais je vous préviens que je vais être obligée de remonter très loin… jusqu'aux premiers jours de mon enfance…

— Ils ne se perdent pas dans la nuit des temps, ces jours-là, dit gaiement Robert. Vous avez à peine dix-neuf ans.

— Peut-être vingt… peut-être dix-huit… je ne sais pas l'âge que j'ai, ou je ne le sais que par approximation.

— Comment cela ?

— Mais oui. Je n'ai pas d'état-civil. J'ignore le lieu de ma naissance, le nom de mes parents, et jusqu'à mon prénom véritable.

— Alors, celui de Violette ?…

— C'est un surnom qu'on m'a donné plus tard. Tout à l'heure, je vous dirai pourquoi. Mais, je vous en prie, ne m'interrompez plus. Le plus lointain souvenir qui me soit resté du passé se rapporte à un fait assez insignifiant. Je n'avais pas trois ans puisqu'une femme… ma nourrice sans doute… me portait dans ses bras. Nous étions sur une terrasse entourée d'eau…

— Une terrasse entourée d'eau, c'est une jetée… un môle, qui s'avance dans la mer.

— On me l'a dit… et je le crois. Il y avait beaucoup de monde sur cette jetée. Je regardais sans voir comme regardent les bébés. Tout à coup, une masse énorme s'avança et passa tout près de moi. C'était comme une maison qui marchait.

— Un navire qui entrait dans le port, parbleu !

— C'est probable. Mais dans quel port ?… c'est ce que je n'ai jamais su et ne saurai jamais.

— Pourquoi ne le sauriez-vous jamais ? Je parie que je le trouverais, moi, ce port et que si je vous conduisais sur cette jetée, vous la reconnaîtriez.

— Peut-être, parce que, ce jour-là, je fus prise d'une peur atroce et je poussai de tels cris que ma nourrice dut m'emporter. Un fait comme celui-là se grave dans la mémoire d'un enfant et d'autres beaucoup plus importants n'y laissent aucune trace. Je reconnaîtrais peut-être l'endroit où j'ai pleuré ; je ne reconnaîtrais pas la ville. Je n'en ai gardé aucun souvenir.

— Mais… vos parents, vous devez vous les rappeler, votre mère, au moins…

— Très confusément. Je revois quelquefois par la pensée la figure d'une femme qui m'embrassait et, avec beaucoup d'efforts, j'arrive à me représenter ses traits. Mais l'image s'efface presque aussitôt et je ne la retrouve plus. Le son de sa voix qui était douce comme une musique me revient quelquefois à l'oreille et il me semble que je l'entends. Je me souviens aussi que cette femme, qui devait être ma mère, répétait souvent un mot que je n'ai jamais pu retrouver tout entier quoique je me rappelle vaguement l'assonance qui était sourde et brève… j'ai pensé depuis que ce devait être mon petit nom.

— Voilà encore un indice à noter. En fait de noms, il y a un répertoire tout indiqué ; c'est le calendrier qui contient la liste de toutes les saintes. L'avez-vous consulté ?

— Oui… et cette lecture n'a pas réveillé ma mémoire.

— J'essaierai, moi… je referai ce travail, et je m'amuserai à vous rappeler à l'improviste par un des noms qui répondent au signalement que vous venez de me donner. Qui sait si vous ne vous rappellerez pas l'avoir déjà entendu autrefois ?

— Je n'en serais pas beaucoup plus avancée, murmura tristement Violette. Ce n'était sans doute pas un nom de famille.

— Et de la vôtre… de la maison que vous habitiez… vous ne vous souvenez pas ?

— Il me semble que cette maison était grande et que je m'essayais à marcher dans les allées sablées d'un jardin où il y avait des fleurs… C'est tout le souvenir qui m'en est resté.

— Si vous n'aviez que trois ans, l'oubli s'explique. Mais vous avez grandi, et quand vous avez pu parler, écouter, raisonner, quand votre intelligence s'est développée, vous avez dû avoir un sentiment plus net de votre situation et garder souvenance des choses et des personnes qui vous entouraient, jadis.

— Sans doute… et je me suis demandé bien des fois ce qui s'était passé à ce moment-là dans ma vie. Il y a une lacune inexplicable… C'est comme une grosse tache noire qui me cache les faits… Je suis parfois tentée de croire que j'ai dormi pendant deux ou trois années. Brisée par des évènements que j'ai toujours ignorés, la chaîne de mes souvenirs s'est renouée à l'époque où je me suis trouvée dans un orphelinat de Rennes… votre ville natale. Nous étions prédestinés à nous rencontrer un jour.

— C'est bizarre ! vous êtes née dans un port et Rennes est assez loin de la mer. On vous y avait donc amenée ?

— Oui… mais comment ? je l'ignore. On m'y a ramassé, un matin, en été, au fond de la promenade du Thabor, où j'avais passé la nuit, couchée sur un banc. Je ne parlais pas encore distinctement et cependant je paraissais avoir au moins quatre ans. On crut d'abord que j'étais idiote. Je n'avais sur moi aucun papier ni aucune marque ; mais j'étais bien habillée et je portais du linge très fin qu'on avait pris la précaution de démarquer. On en conclut que mes parents étaient riches et qu'ils avaient fait exprès de me perdre.

— On aurait dû essayer de les retrouver, ces parents barbares, s'écria Robert.

— On n'y a pas manqué, mais les recherches n'ont abouti à rien. Je fus conduite dans une maison où on élevait, par charité, des orphelines et on m'y apprit à parler d'abord… puis à lire, à écrire, à coudre, à broder. Je serais devenue très vite une habile ouvrière, mais la directrice s'aperçut bientôt que j'avais des dispositions pour la musique et une jolie voix. On me fit chanter à l'église où nous suivions les offices. Le bruit se répandit dans la ville que l'une des pensionnaires de l'orphelinat était un petit prodige. La supérieure du couvent de la Visitation vint m'entendre. Elle offrit de se charger de moi et j'entrai très volontiers dans la communauté qui recevait des jeunes filles sans fortune, destinées à se faire religieuses. La règle n'était pas très sévère. J'ai passé là les plus heureuses années de ma vie.

— Pourquoi donc êtes-vous sortie de ce couvent ?

— Je ne songeais point à le quitter, et je ne songeais pas non plus à l'avenir, lorsqu'un jour… c'était il y a trois ans… la supérieure me demanda si je me proposais de prendre le voile quand j'aurai l'âge d'entrer en religion. J'étais très pieuse, mais je ne me sentais pas assez de vocation pour m'engager à prononcer plus tard des vœux perpétuels et je le lui dis franchement. Elle me loua de ma sincérité, mais elle me déclara que j'arrivais à un âge où la communauté ne pourrait plus me garder et où il me fallait choisir un état. Je ne pouvais être qu'institutrice ou bien donner des leçons de chant et de musique. Or, il se trouvait précisément qu'une dame très respectable qui tenait un pensionnat de demoiselle à Saint-Mandé venait d'écrire à la supérieure de la Visitation pour lui demander si elle n'aurait pas parmi ses élèves une jeune fille qui fut en état de faire une sous-maîtresse et dont elle pourrait garantir la moralité. J'étais précisément cet oiseau rare. J'acceptai ce que notre Mère me proposait. Il m'eut été difficile de refuser. J'allais être obligée de quitter le couvent. Que serais-je devenue seule au monde, sans famille, sans appui, sans argent ?

— Quand je pense qu'à ce moment-là, j'étais à Rennes !

— Je n'en savais rien, dit en riant la jeune fille et alors même que je l'aurais su, vous ne supposez pas que je serais allée me mettre sous votre protection. Je partis, escortée par une Sœur qui me conduisit chez Mme Valbert, à Saint-Mandé. J'y fus reçue à merveille. Cette dame me plut beaucoup ; je lui plus aussi et j'entrai en fonctions. J'y suis restée un an.

— Et vous en êtes sortie pour entrer chez Mme de Malvoisine ?

— Oui… pour mon malheur… et je vais vous dire comment. Le hasard a joué un grand rôle, dans ma vie ; je suis née casanière, je m'attache très vite aux personnes qui m'entourent et cependant je ne puis rester nulle part. C'était ma destinée, sans doute, et je ne suis probablement pas au bout de mes peines. Je m'étais accoutumée à ma nouvelle existence… plus gaie que celle du couvent. Mme Valbert était excellente pour moi. Mes élèves m'aimaient beaucoup. Je leurs donnais des leçons de musique et de chant très appréciées par elles et par la directrice.

— À la bourgeoisie riche. Beaucoup d'entre elles avaient des parents qui venaient les chercher dans des voitures de maître, les jours de sortie. Et toutes, ou presque toutes, étaient en situation de faire de beaux mariages. Elles ne pensaient qu'à cela et elles me parlaient sans cesse de leurs espérances, à moi qui n'espérais rien. C'est en les écoutant que j'ai appris ce qu'était la vie pour les femmes. Je n'en avais aucune idée, et sous ce rapport, j'étais encore une enfant. Je dois leur rendre cette justice qu'elles ne cherchaient point à m'humilier en faisant allusion au malheur de ma naissance.

— Elles l'ignoraient peut-être.

— C'est vrai. Elles l'ignoraient et elles l'ignorent encore. Mais Mme Valbert le connaissait. La supérieure de la Visitation l'avait renseignée et elle a gardé le secret. Je lui dois de la reconnaissance et pourtant, si Mme de Malvoisine avait su la vérité, je serais encore au pensionnat de Saint-Mandé. Mais je m'aperçois que je vous fais languir et je me hâte d'arriver au dernier épisode de mon ennuyeuse odyssée.

« A certains jours… le jour de sa fête, par exemple… Mme Valbert donnait au pensionnat des concerts et elle invitait, non seulement les parents de mes élèves, mais encore ceux des anciennes pensionnaires.

« Herminie Des Andrieux avait quitté la maison depuis dans ans lorsque j'y suis entrée, mais elle assistait régulièrement à ces réunions, avec sa tutrice Mme de Malvoisine. Elles ne m'entendaient jamais chanter sans m'accabler de compliments. Et je dois dire que j'y étais très sensible. La comtesse ne me plaisait pas beaucoup, mais Herminie m'était assez sympathique. Elle n'est pas mauvaise au fond et son plus grand défaut est la vanité. Du reste, je ne la connaissais pas encore comme je l'ai connue plus tard.

— Malheureusement, puisque vous avez consenti à entrer dans cette maison de la rue du Rocher.

— Certes, si j'avais su ce qui s'y passait et si j'avais prévu qu'on m'en chasserait brutalement, je n'aurais pas accepté les propositions que me fit Mme de Malvoisine. Et pourtant elles étaient brillantes. Elle m'offrait de me défrayer de tout et quatre cent francs par mois. Je mangerais chez elle et j'habiterais un appartement loué, payé et meublé à ses frais. Elle laissa entendre à Mme Valbert que parmi les habitués de son salon, je pourrais u jour trouver un mari. Et Mme Valbert me conseilla vivement de ne pas refuser la situation inespérée qui se présentait à moi.

— Mais… qu'était-elle au juste cette situation ?

— Mon grand tort a été de ne pas exiger qu'on la définît d'une façon précise. J'étais engagée comme demoiselle de compagnie. Je n'aurais pas dû me contenter de ce titre vague, sans savoir à quoi il m'obligeait. Mme de Malvoisine assurait que sa fille adoptive avait besoin d'une compagne qui l'aiderait à compléter son éducation musicale. J'étais en état de la satisfaire, car j'avais eu à Rennes d'excellents maîtres ; j'avais beaucoup travaillé et j'étais devenue très forte. Je ne pouvais pas deviner qu'on m'engageait comme bonne à tout faire.

— Quoi ! cette femme a osé faire de vous…

— Une servante ? oh non. En apparence, j'étais traitée comme une amie… qui rend des services. Mais si vous saviez ce qu'on exigeait de moi !… Je n'avais pas un instant de liberté. J'étais tenue d'arriver le matin à neuf heures et d'attendre en étudiant mon piano, qu'il plût à Herminie de venir prendre une leçon de chant. Et, comme elle n'a qu'une voix ingrate, avec d'énormes prétentions, cette leçon était pour moi un supplice. Après le déjeuner où Mme de Malvoisine ne paraissait pas toujours, je restais à la disposition de ces dames qui ne se privaient pas de sortir sans moi. Quand elles ne me laissaient pas seule jusqu'à l'heure du dîner. La mère me demandait de leur faire la lecture ; et quelle lecture, bon Dieu !… des romans de Paul de Kock ou des journaux de modes.

— Naturellement, murmura Bécherel, qui savait, par le colonel, à quoi s'en tenir sur le passé de la soi-disant comtesse.

— Tout cela n'eût été rien encore et une pauvre fille comme moi ne devait pas se plaindre des corvées qu'on lui imposait. J'étais payée pour les subir. Mais il y avait les soirées…

— Vous avez dû souffrir, au milieu de ce monde équivoque.

— Oui, j'ai souffert… plus que vous ne pouvez l'imaginer. Dans les premiers temps, je n'étais pas en état de juger les habitués du salon de la rue du Rocher… et encore moins les habituées. Je ne savais rien de la vie, n'en ayant vu que ce qu'on en voit dans un couvent et dans un pensionnat de demoiselles. Il me semblait pourtant qu'il devait exister un monde où on rencontrât des hommes mieux élevés et des femmes moins évaporées. Ce n'était chez moi qu'un instinct, car je manquais de points de comparaison.

« Un soir, quelques mots dits par M. de Mornac, qui paraissait s'intéresser à moi, m'ouvrirent les yeux… et je compris que j'étais mal tombée. Je m'aperçus aussi qu'on m'avait engagée surtout pour mettre en lumière les mérites d'Herminie. On m'aurait su gré d'être laide pour que le contraste fît valoir son éclatante beauté, mais on se contentait d'exiger que je vantasse son esprit et ses talents. Par malheur, j'avais beau m'évertuer à la proclamer grande musicienne, et à amener la conversation sur des sujets qui lui étaient familiers, je ne pouvais pas l'empêcher de jouer et de chanter faux, ni de dire quelquefois des sottises. Et c'est à moi qu'on s'en prenait.

« Il arrivait même que des messieurs s'occupassent de moi plus qu'il n'aurait convenu. Certes, je ne les encourageais pas. Mais on ne me pardonnait pas d'attirer involontairement leur attention. C'est tout simple. Herminie veut se marier et ceux qui se permettent de ne pas lui faire la cour sont à l'index chez la comtesse.

— Alors, je dois y être bien mal noté, dit en souriant Bécherel.

— Moins mal que vous ne pensez. Herminie est… et surtout sera très riche. Elle ne cherche pas la fortune ; elle cherche un nom… et le vôtre lui a plu. Votre personne lui a plus encore davantage. Vous pouvez donc vous attendre à être invité à toutes les soirées de Mme de Malvoisine… maintenant que je n'y suis plus.

— Elle aura beau m'inviter. Je n'irai jamais.

— Je ne vous demande pas cela ; mais laissez-moi finir ma triste histoire. Les grosses humiliations ont commencé pour moi, il y a un an. Jusqu'alors, ma situation était encore supportable. Mme Valbert s'informait de moi de temps en temps et la comtesse, qui ne pouvait articuler contre moi aucun grief sérieux, n'osait pas se plaindre de mes services. Elle avait imaginé un autre moyen de se débarrasser de moi. Elle voulait me marier à un monsieur de ses amis qui proposait de m'épouser sans dot. Mais ce monsieur me répugnait horriblement et je me dérobai à l'honneur qu'il croyait me faire.

« À dater de ce jour, je devins le souffre-douleur de Mme de Malvoisine et Herminie ne prit pas ma défense. Je passai à l'état de gagiste. On ne chercha même plus à sauver les apparences. Je continuai de paraître au salon, mais il me fut interdit de prendre part à la conversation, j'étais rivée au piano, condamnée à accompagner en sourdine les doux propos qui s'échangeaient entre Mlle des Andrieux et les invités de la comtesse ; à les faire danser quelquefois jusqu'à trois heures du matin. Et les hommes qui tenaient à plaire à ces dames ne s'approchaient de moi que pour me tenir des propos… blessants.

— Je m'étonne que vous ayez patienté si longtemps.

— J'étais résolue à partir. Je n'attendais qu'une occasion. Elle s'est présentée. Mme de Malvoisine a pris les devants, puisqu'elle m'a signifié mon congé. Je la quitte sans regret et je ne crains qu'une chose, c'est qu'elle me calomnie auprès de Mme Valbert. Je tiens beaucoup à l'estime de mon ancienne maîtresse de pension qui a été si bonne pour moi et qui connaît mon histoire.

— Êtes-vous bien sûre que Mme de Malvoisine l'ignore, cette histoire ?

— Parfaitement sûre. Vous en doutez, parce que vous vous demandez comment la comtesse a pu prendre chez elle une jeune fille qui n'avait pas de nom de famille. Mais j'en ai un qu'on m'a fabriqué de toutes pièces, à Rennes. J'ai oublié de vous dire qu'on m'a baptisée à l'orphelinat où on m'a recueillie. La directrice a été ma marraine. On m'a appelée Marie Thabor… du nom de la promenade où on m'a trouvée. Plus tard, on m'a surnommée Violette, parce que j'avais un goût prononcé pour les violettes, et le surnom m'est resté. Mme de Malvoisine l'a trouvé joli et ne m'a jamais appelée autrement. Elle ne s'est jamais informée de mes parents. Elle croit qu'ils sont morts, et il est probable qu'elle ne se trompe pas.

— Probable, oui. Mais ce n'est pas certain, murmura Robert.

— Quoi qu'il en soit, je ne me connais aucun lien de famille et je ne puis compter que sur moi-même.

— Et sur un ami, mademoiselle.

— Je ne dis pas non, et le moment est venu de vous apprendre ce que j'attends de vous. Mais, d'abord, je veux que vous soyez fixé sur l'état de mes finances. Si j'étais sur le pavé, sans ressources, je ne m'adresserais pas à vous. Je suis trop fière pour demander l'aumône à qui que ce soit. Mais en ce moment, je n'ai nul besoin d'argent. Mon séjour chez Mme de Malvoisine a eu cela de bon que j'ai fait de grosses économies. J'étais défrayée de tout et je n'ai pas dépensé le quart des appointements que j'ai touchés pendant deux ans. De plus, le mobilier qu'elle m'a donné m'est resté et mon loyer est payé pour six mois. Sous ce rapport, je n'ai qu'à me louer d'elle, et les torts qu'elle a eus envers moi ne me feront jamais oublier ses bienfaits.

— Vous n'avez pas non plus à lui en savoir beaucoup de gré, dit vivement Robert. L'argent, à ce qu'il paraît, ne lui coûtait guère. Le colonel m'a appris que…

— Je ne veux rien connaître et je n'ai jamais rien vu chez elle qui m'autorise à croire que l'origine de sa fortune est de celles qu'on n'avoue pas. Cela dit, je reviens à ma situation personnelle. J'ai de quoi vivre pour dix-huit mois au moins. C'est plus de temps qu'il ne me faut pour conquérir l'indépendance définitive… et je vais y tâcher !

— Vous y réussirez, je n'en doute pas, mais je me demande comment. À Paris, pour une jeune fille qui veut rester honnête, l'existence est si difficile… les débouchés si rares…

— Vous allez me trouver bien présomptueuse, mais on m'a dit si souvent que j'avais du talent comme musicienne et comme chanteuse que j'ai fini par le croire. Eh bien, ce talent… je voudrais en tirer parti.

— En donnant des concerts ? Le succès serait certain, mais je doute que les bénéfices vous conduisent au but que vous voulez atteindre.

— J'en doute aussi… et je rêve d'autre chose.

— Le théâtre, peut-être ?

— Eh bien, oui, le théâtre, répondit sans hésiter Violette.

— Vous m'avez dit chez Mme de Malvoisine que jamais vous ne consentiriez à y entrer.

— Avant-hier, je n'en étais pas où j'en suis aujourd'hui. J'ai réfléchi depuis et je me suis décidée.

Robert se tut et sa physionomie se rembrunit.

— Oh ! reprit la jeune fille, je comprends que vous ne m'approuviez pas et je prévois les objections que vous allez me faire. Vous pensez que monter sur les planches, c'est courir à ma perte. Et je ne me dissimule pas que j'ai pris là une résolution périlleuse. Mais je connais le danger et je me sens de force à l'affronter… si je trouve un appui pour me soutenir dans cette rude épreuve.

— Un appui !… répéta Robert avec une certaine amertume. Jolie comme vous l'êtes, vous n'en trouverez que trop, mademoiselle.

— Vous ne me comprenez pas. Et je m'afflige que vous vous trompiez à ce point sur mon compte. Je ne cherche pas un protecteur, dans le sens que le monde des théâtres attache à ce mot. J'entends rester ce que je suis… une honnête fille. Et moi qui aspire tant à la liberté, je ne songe guère, veuillez le croire, à m'enchaîner par des liens de ce genre. Non, ce que je veux, je vous l'ai dit, c'est un ami qui m'encourage et qui m'aide de ses bons avis. Je ne manque pas d'énergie, mais je manque d'expérience… et j'aurais besoin de m'étayer de celle d'un ami. Vous m'avez offert d'être le mien…

— Je vous l'offre encore. Mais hélas ! je ne connais pas beaucoup mieux que vous la carrière où vous voulez entrer. J'en vois les écueils, comme tout le monde les voit, comme vous les voyez vous-même. Mais je ne sais ce que je pourrais faire pour vous aider à les éviter. Et d'ailleurs, à quel titre vous servirais-je de pilote, si j'en étais capable ? Je ne suis ni votre mari, ni votre…

— Ni votre amant, dites le mot. Je puis tout entendre, après avoir vécu deux ans chez Mme de Malvoisine. Qu'importe ? vous serez mon camarade et mon conseiller.

— Personne ne voudra croire que je ne suis que votre ami, dit Robert.

— Que m'importe ce qu'on croira, répondit Violette, j'aurai ma conscience pour moi, et tôt ou tard on me rendra justice. Êtes-vous donc moins brave que moi, vous qui, en votre qualité d'homme, n'avez rien à perdre en passant pour… pour ce que vous ne serez pas.

— Non, certes. Seulement, j'aurai beaucoup à souffrir.

— Et de quoi, grand Dieu ?

— Vous avez toutes les illusions de votre âge. Vous croyez à l'amitié pure… à ma sagesse… vous croyez qu'on peut impunément jouer avec le feu… et qu'en vous voyant tous les jours, je ne deviendrai pas éperdument amoureux de vous.

— Je vous rappelle nos conventions. Vous avez juré de ne jamais me parler d'amour.

— Je vous en parle parce que vous m'y forcez. Il faut bien que je vous dise la vérité… et la vérité c'est que les serments les plus sincères ne tiennent pas contre les entraînements du cœur. L'alliance que vous rêvez est impossible. Elle vous coûterait votre réputation et moi, je jouerais un rôle ridicule. Me voyez-vous m'établir surveillant votre vertu… vous conduire au théâtre et vous attendre à la sortie ?

— Monsieur, vous ne me comprenez pas du tout, dit la jeune fille d'un air fâché. Je n'attends pas de vous des services de ce genre. Je vous demande si vous pouvez m'ouvrir la carrière que j'ai choisie, après mûre réflexion. Et si j'y échoue, je ne vous rendrai pas responsable de mon insuccès. Je l'attribuerai à l'insuffisance de mon talent. Mais pour que je sache si j'en ai, il faut que je puisse me faire entendre. Et je ne connais personne au théâtre.

— Ni moi non plus, hélas !

— Je vous crois, mais j'avais pensé que, par vos relations, je pourrais arriver jusqu'à un directeur… d'une scène lyrique quelconque. Ainsi le colonel Mornac les connaît tous… il me l'a dit ; j'aurais pu m'adresser directement à lui. Je n'ai pas osé. Me reprocherez-vous d'avoir pensé que vous consentiriez à me servir d'intermédiaire auprès de lui ?

— Non, mademoiselle, répondit assez froidement Robert. Je ferai ce que vous me demandez. J'espère même que le colonel se prêtera à votre désir et j'admets que vous réussissiez au théâtre. Mais après ? Quelle sera votre existence ?… Savez-vous comment vivent les actrices ?… Croyez-vous qu'elles se contentent de leurs appointements… quand elles en ont ?

— Je m'en contenterais, moi. J' ai bien su économiser les trois quarts de ceux que me donnait Mme de Malvoisine.

— Vous oubliez que chez elle vous étiez défrayée de tout. Au théâtre, on exigera de vous des toilettes qui absorberont et au-delà l'argent que vous gagnerez… en admettant que vous en gagniez. Me direz-vous que vous vous marierez ?… Épouseriez-vous un acteur ?

— Non, murmura la jeune fille.

— Espérez-vous qu'un homme du monde, admirateur de votre talent, vous demandera votre main ?

— Encore moins, dit tristement Violette.

— Sur qui comptez-vous donc ?

— Sur personne, répondit-elle en pleurant.

Ses larmes touchèrent Robert qui regrettait déjà d'avoir été trop dur.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, lui dit-il doucement, pardonnez-moi de vous arracher vos illusions. Je les crois dangereuses et je suis trop votre ami pour vous les laisser. Violette essuya ses yeux, releva la tête et dit en regardant Robert de Bécherel :

— Je ne vous en veux pas. Mais, ma résolution est prise et je me sens assez sûre de moi pour échapper aux périls que vous me signalez. Il me suffit que vous ne m'abandonniez pas… c'est-à-dire que vous ne refusiez pas de me donner des conseils quand j'aurai recours à vous. Je suis seule au monde et je n'ai confiance qu'en vous. Je vous demande de me voir à l'œuvre avant de me juger. Quand j'y serai, si ma conduite ne vous paraît pas irréprochable, si vous me trouvez indigne d'intérêt, vous ne vous occuperez plus de moi… mais jusqu'à ce que j'aie subi cette épreuve, ne me retirez pas votre protection… je n'ose plus dire votre amitié.

— Elle vous est acquise, mademoiselle, répliqua vivement Robert. Ma protection est bien peu de chose, mais je suis tout à votre disposition. Et puisque vous le voulez absolument, je verrai le colonel Mornac ; je lui demanderai de vous faciliter l'entrée de la carrière que vous avez choisie, et je ne doute pas qu'il ne se prête à votre désir. Où devrai-je vous apporter sa réponse ?

— Mais… chez moi. Pourquoi n'y viendriez-vous pas ? Je serais toute fière de vous montrer comme je suis bien installée. Par exemple, je me sers moi-même… je ne veux plus de la femme de chambre que Mme de Malvoisine m'envoyait pour faire mon ménage. C'est moi qui vous ouvrirai la porte. Je vous préviens seulement que je demeure très loin… rue de Constantinople, 47… au coin du boulevard extérieur. Voulez-vous que je vous attende, demain… à trois heures ?

Robert n'était pas un roué ; mais il n'était pas non plus un naïf, et il fut un peu surpris d'entendre Mlle Violette l'inviter à venir la voir chez elle, comme si c'eût été la chose la plus naturelle du monde. Mais il ne soupçonna point ses intentions. Il crut fermement qu'elles étaient innocentes et il ne se trompait pas. Il se dit qu'après tout, il n'avait pas le droit de l'empêcher d'entrer au théâtre et que, si elle tournait mal, il n'aurait rien à se reprocher. Quant à l'avenir de cette amitié qu'elle lui offrait ingénument, il en serait ce qu'il pourrait. Et, sans qu'il se l'avouât à lui-même, l'idée qu'elle aboutirait à une liaison amoureuse ne lui déplaisait pas du tout. Pour le moment, l'important c'était de soustraire Violette aux persécutions de ce Galimas, qui ne manquerait de la poursuivre de ses vilaines propositions, dès qu'il saurait que Mme de Malvoisine l'avait renvoyée.

— Je viendrai certainement, mademoiselle, dit-il avec empressement et d'ici là, j'aurai peut-être vu le colonel.

Puis il eut une idée.

— N'avez-vous jamais cherché à retrouver vos parents ? demanda-t-il tout à coup.

— Jamais. Je savais trop bien que je n'y réussirais pas.

— Voulez-vous que j'essaie, moi ?

— Vous, mon ami !… s'écria la jeune fille.

Et se reprenant aussitôt :

— Pardon, monsieur !… je ne sais pas si vous me permettez de vous appeler mon ami.

— En doutez-vous encore ? demanda en souriant Robert. Pour vous montrer que vous en avez le droit, faut-il que je vous appelle Violette, tout court ?…

— Je vous en prie.

— En attendant que je puisse vous appeler par votre nom… celui que votre mère vous avait donné et que vous avez oublié ?

— Ma mère !… que ce mot est doux à prononcer !… murmura l'orpheline. Et je ne verrai jamais celle à qui je serais si heureuse de l'adresser !

— Qui sait ?… Elle vit encore, sans doute… vous êtes si jeune.

— J'aime mieux croire qu'elle est morte que de croire qu'elle m'a abandonnée.

— Rien ne prouve qu'elle vous ait abandonnée. On vous a peut-être volée et elle pleure votre perte.

— Si je pouvais croire cela…

— Que feriez-vous ?

— Je la chercherais. Mais c'est impossible. Dès que j'ai été d'âge à comprendre, la supérieure du couvent de Rennes, en m'expliquant où et comment on m'a trouvée, m'a dit que mon aventure avait été racontée dans les journaux… qu'on avait publié et affiché mon signalement dans toutes les grandes villes de France. Si ma mère eût été vivante, elle serait venue me réclamer… à moins qu'elle ne m'ait perdue volontairement.

— Mais, votre père ?… n'avez-vous gardé de lui aucun souvenir ?

— Aucun souvenir précis. Il me semble qu'au temps où ma nourrice me portait dans ses bras, un homme me grondait souvent, avec une grosse voix qui me faisait peur.

— Cette voix, vous la reconnaîtriez peut-être, si vous l'entendiez.

— J'en doute… et d'abord, il faudrait la retrouver.

— Je me figure qu'elle est au Havre. Vous m'avez parlé d'une jetée qui s'avance dans la mer et d'un grand navire qui entrait dans le port. Il y a au Havre une jetée ou les Havrais vont voir arriver les paquebots transatlantiques.

— On me l'a dit. Je n'y suis jamais allée. Je ne connais que Rennes et Paris… et encore, je les connais mal… Au couvent de la Visitation, les élèves ne sortaient qu'une fois par semaine pour aller en promenade. À Saint-Mandé, les jours de congé, nous ne poussions pas plus loin que le bois de Vincennes. Chez Mme de Malvoisine, je restais confinée, l'hiver, au coin du feu comme Cendrillon, et l'été, j'osais à peine m'aventurer seule au parc Monceau. Deux ou trois fois, j'ai poussé ma promenade jusqu'au jardin des Tuileries. Et si je vous y ai donné rendez-vous, c'est parce que j'en savais le chemin.

— Mais du moins vous êtes allée au spectacle avec la comtesse ?

— Jamais je ne suis entrée dans un théâtre.

— Et vous voulez y débuter !

— C'est beaucoup d'audace, je le sais, mais que vous dirai-je ?… l'inconnu m'attire. Et je suis sûre que je ne me troublerai pas sur la scène… pour la même raison qu'un conscrit qui ignore le danger va bravement au feu.

Robert n'en revenait pas d'entendre Violette parler ainsi, mais le moment eût été mal choisi pour la décourager.

— Iriez-vous avec moi à l'Opéra où à l'Opéra-Comique ? lui demanda-t-il.

— Oh ! bien volontiers, répondit avec empressement la jeune fille. Écouter Don Juan… les Huguenots… Carmen… tous les chefs-d'œuvre que je sais par cœur… c'est mon rêve.

— Un rêve qu'il me sera facile de réaliser. Mais puisque vous avez confiance en moi, pourquoi ne me permettriez-vous pas de vous conduire au Havre ?… Je voudrais voir si vous reconnaîtriez la jetée… et nous chercherions ensemble la maison où il y avait un jardin.

— Je ne suis pas sûre que je la reconnaîtrais… mais je ferai ce que vous voudrez ; car je ne doute plus de vous. Je sais que vous ne m'obligerez jamais à vous rappeler nos conventions. Et maintenant que nous sommes d'accord, il faut que je vous quitte. Je veux voir aujourd'hui Mme Valbert, car je tiens à son estime, et si je ne me hâtais pas de lui expliquer ce qui m'arrive, Mme de Malvoisine pourrait me devancer et lui raconter les choses à sa façon. Je vais donc à Saint-Mandé… en omnibus… et je reviendrai de même. Au revoir !… À demain, conclut Violette en se levant et en tendant à Robert une main qu'il serra avec effusion.

Elle s'envola, légère comme un oiseau, et il la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu au bout de la grande allée du jardin.

— Quelle étrange fille ! murmura-t-il. Et quelle singulière aventure après celles d'hier ! Depuis deux jours, je vis dans l'imprévu… et Dieu sait comment tout cela finira… si tant est que cela finisse, car me voilà pris… Violette est charmante et je ne me résignerai jamais à l'abandonner. Son idée de débuter au théâtre est une folie. Je tâcherai de l'en détourner. Mais pourquoi n'essaierais-je pas de retrouver sa famille ?… Ce serait une bonne action… ma chère m'approuverait, si je la consultais… et je la consulterai… dès que j'y verrai plus clair dans ma situation, car il faut d'abord que je me tire des embarras où m'a mis cet animal de Gustave.

En monologuant de la sorte, Robert avait repris machinalement le chemin par lequel il était venu. Il remontait la terrasse vers le pavillon de Flore et il marchait la tête basse, si bien qu'il ne voyait pas venir un monsieur qui lui cria :

— Qu'est-ce que tu fais ici, toi ?

Robert leva les yeux et reconnut le colonel Mornac.

— Parions que tu as un rendez-vous avec une femme. La terrasse du bord de l'eau ne sert qu'à ça. Oh ! je ne te le reproche pas. C'est de ton âge. Et moi-même qui n'ai plus vingt-cinq ans, j'y suis venu pour y rencontrer une personne qui ne veut pas encore me recevoir chez elle. Seulement, moi… c'est fait. Ma belle vient de me quitter.

— La mienne aussi, dit en souriant Robert.

— Alors, j'ai deviné. Et je ne suis pas fâché de te trouver. Nous allons causer.

— Oh ! très volontiers, mon colonel, car j'ai bien des choses à vous apprendre. Je me proposais d'aller vous demander à déjeuner, demain matin.

— Bon ! je compte sur toi, pour midi, heure militaire. En attendant, viens faire un tour avec moi aux Champs-Élysées, et raconte-moi tes affaires. Comment as-tu passé ton temps depuis avant-hier soir ?

— Fort mal, mon colonel.

— Comment, fort mal !… Qu'as-tu donc fait ? Ah ! j'y suis ! L'autre soir, pendant que je flirtais avec ma veuve, je t'ai aperçu planté près de la table d'écarté. Tu as joué et tu as perdu ton argent.

— Encore, si je n'avais perdu que cela.

— Oh ! oh ! est-ce que tu aurais…

— M. Lafitte a su que j'avais joué et il m'a congédié.

— Diable ! voilà une jolie nouvelle à annoncer à ta mère.

— Je lui ai écrit.

— Et te voilà dans une belle situation, sans place et sans le sou. C'est complet. As-tu au moins payé ta dette de jeu ?… car tu as dû t'endetter à cette partie. On joue cher chez la comtesse.

— J'ai emprunté pour m'acquitter.

— Autre sottise. À qui as-tu emprunté ?

— À un usurier qu'on m'a indiqué.

— De plus fort en plus fort. Pourquoi ne t'es-tu pas adressé à moi, animal ?

— Je n'ai pas osé. Il s'agissait de dix mille francs.

— Peste ! tu vas bien quand tu t'y mets. Et pour parer à l'échéance du billet que tu as souscrit, tu vas être obligé d'hypothéquer tes terres. Tu prends le même chemin que ton père, mon garçon, et ça te mènera plus loin que lui, car il a eu la chance de mourir à temps. Toi, tu mettras ta mère sur la paille.

— J'aimerais mieux me brûler la cervelle.

— Tu en arriveras là, si tu continues. Et si tu tiens à ta peau, tu n'as plus qu'un parti à prendre. Engage-toi, et sois soldat plutôt que batteur de pavés.

— Je ne compte pas rester oisif… Il ne tient qu'à moi de gagner beaucoup d'argent.

— Par quel procédé, je te prie ?

— En travaillant… à la Bourse.

— C'est-à-dire en jouant sur la hausse ou la baisse. Tu appelles cela travailler ? Est-ce ton ami Gustave qui t'as mis en tête cette belle idée ?

— Pourquoi vous cacherais-je que… hier… il m'a associé, sans m'en avertir, à une spéculation qu'il croyait sûre et qui a bien tourné, puisque pour ma part, j'ai gagné quelque chose comme trente-cinq mille francs.

— Voilà un remisier bien généreux !… et tu les as touchés les trente cinq mille ?

— Pas encore. Et même j'hésite à les prendre. Il a joué pour mon compte, sans ma permission. Et s'il avait perdu, je n'aurais pas pu payer… immédiatement.

— Alors, je n'admets pas que tu hésites. Il faut laisser cet argent dans la caisse de l'agent de change et signifier au sieur Gustave que tu lui défends de se servir de ton nom pour couvrir ses tripotages.

— C'est votre avis ?

— Absolument.

— Eh bien ! je le suivrai… en ce sens que je toucherai la somme et que je la remettrai intégralement à Gustave.

— Qui s'empressera de recommencer. Si tu fais cela, tu es perdu et je ne m'occuperai plus de toi. Je puis m'intéresser à un garçon qui mange son bien proprement, mais pas à un homme faible qui transige avec l'honneur. C'est bon pour ton Gustave ces compromis-là.

En causant ainsi, ces messieurs avaient traversé la place de la Concorde et ils venaient de prendre pied sur la contre-allée de la grande avenue des Champs-Élysées.

— Écoute, mon garçon, reprit le colonel, j'ai été l'ami de ton père ; je serai le tien… à certaines conditions, dont la première est que tu rompras avec ce coulissier équivoque. Laisse-le se tirer comme il pourra de cette vilaine affaire et s'il réclame, envoie-le moi… je te débarrasserai de lui.

— Je ne tiens pas à le revoir, dit Bécherel.

— Tant mieux ! Maintenant, quels sont tes projets pour l'avenir ?

— Je n'en ai arrêté aucun.

— Alors, retourne à Rennes et redeviens gommeux de province. Tu finiras peut-être par dénicher une héritière. C'est la grâce que je te souhaite mais je ne puis rien pour toi. J'aime les forts et ici, je t'aurais volontiers donné un coup d'épaule. N'en parlons plus, puisque tu n'as pas assez d'énergie pour tenir bon sur le pavé de Paris.

— Vous admettrez bien que j'y vive de mes revenus… comme vous, mon colonel.

— Ils sont maigres, tes revenus… et tu auras tôt fait de manger ton fonds. Moi, mon fils, je suis riche, j'ai de l'expérience et malheureusement, je n'ai plus de mère. Que dira la tienne de ta belle résolution de rester à Paris, sans fortune et sans emploi ?

— Je la prierai de venir s'y fixer avec moi.

— Ce serait très bien ; seulement je doute qu'elle y consente. À l'âge qu'elle a, on ne renonce pas facilement à ses habitudes. Enfin !… tu peux toujours essayer. Et puisque tu commences à entendre raison, je ne te retirerai pas mon amitié et je ne refuserai pas de t'aider de toutes les façons. Pour commencer… as-tu besoin d'argent immédiatement ?… il est entendu, j'espère, que tu ne toucheras pas chez l'agent de change ?

— Je vous le promets, et j'ai chez moi quelques milliers de francs qui me suffisent pour le moment.

— Bon ! et les dix mille que tu dois à l'usurier ?

— Ma mère ne refusera pas de me les avancer. Je compte sur vous pour lui expliquer comment je me suis laissé entraîner et pour plaider auprès d'elle les circonstances atténuantes.

— Tu aurais en ma personne un très mauvais avocat. Ta mère m'a toujours considéré comme un viveur et je ne lui inspire aucune confiance. J'aime mieux te prêter la somme. Tu n'auras qu'à me prévenir deux jours avant l'échéance. En attendant, tu devrais aller faire un tour en Bretagne.

— Je le voudrais, mais je ne le puis pas.

— Pourquoi ?

— Parce que j'ai charge d'âme.

— Charge d'âme, toi ! Quelle est cette plaisanterie ?

— C'est très sérieux. Mlle Violette a été chassée par Mme de Malvoisine, à cause de moi. Maintenant, elle habite seule le logement qu'elle occupait déjà, rue de Constantinople, 47.

— Elle est venue te demander ta protection. Elle a choisi là un singulier Mentor.

— Qu'elle ait eu tort ou raison, me conseillez-vous de lui refuser mon appui ?

— Je te répondrai quand je saurai ce que tu comptes faire d'elle. Ta maîtresse, évidemment.

— Je vous jure que non.

— Que tu n'en aies pas l'intention, c'est possible à la rigueur. Mais ne t'engage pas pour l'avenir, car il y aurait dix à parier contre un que tu manquerais à ton serment. Que veut-elle de toi, cette petite ?

— Elle veut entrer au théâtre. Elle me demande de l'y aider, en m'adressant à vous qui êtes mieux placé que moi pour faciliter ses débuts.

— J'avais toujours pensé qu'elle finirait par là. Et je suis convaincu qu'elle aura du succès. Elle a une voix admirable et des aptitudes musicales de premier ordre.

— Alors, vous refuserais-je ? Avec sa beauté, elle devait fatalement mal tourner ! mieux vaut que ce soit comme actrice. La scène donne un certain prestige à la chute. Je connais justement le directeur d'un nouveau théâtre lyrique qui s'est ouvert l'hiver dernier. Il cherche des sujets. Je lui présentai ta protégée et quand il l'aura entendue, je te prédis qu'il l'engagera à de très belles conditions. La suite ne me regardera plus. Je ne me mêlerai pas de t'empêcher de devenir son amant. Elle se fait fort de rester vertueuse. Et en vérité depuis qu'elle m'a raconté son histoire, je commence à croire qu'elle y réussira.

« Je la connais, à peu près, son histoire. Je l'ai sue par hasard, et je l'ai gardée pour moi. C'est la maîtresse du pensionnat où elle était à Saint-Mandé qui me l'a racontée. Et Mme de Malvoisine n'en sait pas le premier mot. Cette Violette, bien nommée, a été trouvée, je ne sais plus où, sur une promenade publique ! Et elle n'est certainement pas la fille d'un ouvrier, ni d'un paysan, car elle a de la race jusqu'au bout des ongles. J'ai toujours supposé que ses parents étaient du monde, qu'ils l'ont égarée exprès et qu'il y a là-dessous un drame de famille.

— Moi, je n'en doute pas.

— Et tu t'y intéresses. Eh bien, pourquoi ne cherches-tu pas à les retrouver, ces parents barbares ?… et riches très probablement. Ce serait là un occupation méritoire, qui conviendrait à tes goûts romanesques. Et si tu parvenais à lui rendre une famille, elle n'aurait plus besoin de triompher au théâtre. Cette famille ne la recevrait probablement pas à bras ouverts, mais il y a peut-être ou il y aura plus tard un gros héritage à recueillir.

— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi, car je suis décidé à entrer en campagne immédiatement.

— Violette t'a-t-elle donné quelques indications qui puissent te mettre sur la piste ?

— Elle m'a parlé d'une grande ville… un port de mer… dont elle a gardé un souvenir confus… le Havre, peut-être. Elle se rappelle aussi, vaguement, la figure et la voix d'une femme qui devait être sa mère… puis une grande maison avec un jardin.

— Si tu n'as pas d'autres renseignements que ceux-là, les recherches ne seront pas faciles. Mais je ne suis pas fâché de te voir te lancer dans cette chasse aux ancêtres. Ça vaudra toujours mieux que de battre le pavé, sans but, et surtout que de jouer à la Bourse… ou à l'écarté. Où l'as-tu revue cette petite, depuis la soirée de la rue du Rocher ? Est-ce qu'elle a eu l'aplomb de venir te relancer chez toi ?

— Non. Elle m'a écrit qu'elle m'attendrait sur cette terrasse, aujourd'hui, à deux heures. Je l'y ai trouvée. Elle était arrivée avant moi. Nous nous sommes assis sur un banc et nous avons causé longuement. Elle vient de me quitter pour aller voir à Saint-Mandé son ancienne maîtresse de pension. Elle craint que Mme de Malvoisine ne la calomnie auprès de cette dame.

— Et elle n'a pas tort. La comtesse va faire de son mieux pour lui nuire. Mais je verrai, moi aussi, Mme Valbert et je lui parlerai de son ancienne élève. C'est une brave femme que cette marchande de soupe. Je l'ai connue par hasard en allant voir la fille d'un de mes anciens camarades de régiment qui était sa pensionnaire. Mais, résumons-nous, car je vais te lâcher. On m'attend chez moi. Il est donc convenu : primo, que tu renonces à Satan et à ses œuvres… c'est-à-dire au nommé Gustave et aux opérations de Bourse.

— Oh ! sans regret.

— Secundo, que je me charge de rembourser l'usurier qui t'a prêté. Je serais même bien aise de le rembourser tout de suite, afin que ta signature ne traîne pas entre ses mains et tu vas me faire le plaisir d'aller le prévenir que d'ici à deux jours, tu retireras ton billet. — Je ne demande pas mieux.

— Tertio, enfin, que je vais m'occuper de ta protégée. Je tâcherai de lui faire obtenir une audition aux Fantaisies Lyriques, et d'autre part, je t'aiderai dans tes recherches… je me sens même de force à t'accompagner dans tes voyages de découvertes… au Havre ou ailleurs. Maintenant j'ai dit, et j'ai besoin d'être seul. File au pas accéléré et viens déjeuner demain matin.

Chapitre 4

Après le court entretien qu'il avait eu, en plein air, avec le colonel Mornac, Robert de Bécherel était rentré chez lui tout réconforté. Ce colonel philosophe se trouvait être précisément le Mentor qu'il lui fallait : un Mentor indulgent, mais résolu, qui excusait les fautes, sans transiger avec les principes. Il avait suffi qu'il se prononçât énergiquement pour que Robert comprît ce que valait l'aimable Gustave qui jouait si lestement avec l'argent et avec le crédit d'un camarade, retrouvé par hasard, après des années d'oubli.

Robert, maintenant, était fermement décidé à laisser dans la caisse de l'agent de change le produit d'une opération faite sans son consentement, et à planter là le remisier peu scrupuleux qui s'était servi de son nom.

Il se promettait aussi d'en finir sans retard avec le sieur Marcandier, dit Rubis-sur-l'ongle, qui ne lui inspirait aucune confiance. Mieux valait assurément avoir pour créancier M. de Mornac, ancien ami de son père, que de rester à la discrétion d'un usurier suspect. Mais ce qui le comblait de joie, c'était que le colonel consentait à faciliter les débuts de l'intrépide jeune fille. Il encourageait Robert dans son hardi dessein de chercher la famille de cette pauvre abandonnée. C'était plus que n'espérait l'ex-secrétaire particulier de M. Lafitte.

Et, en vérité, dans la situation où il s'était mis par sa faute, il ne pouvait rien lui arriver de plus heureux, car il n'était plus tourmenté par la nécessité pressante de prendre un parti définitif. Sa vie avait un but.

L'insouciance, poussée jusqu'à l'imprévoyance, était on grand défaut, mais il y avait en lui l'étoffe d'un redresseur de torts, à la façon de Don Quichotte, qui passa son existence à défendre les jeunes princesses persécutées par des enchanteurs méchants. Violette n'était pas princesse et ses persécuteurs ne se montraient pas. Il s'agissait de les découvrir, sous peine de se battre contre des moulins à vent, comme l'illustre chevalier de la Manche.

Mme de Malvoisine, la belle Herminie et l'affreux Galimas ne comptaient pas, puisque Violette était ou croyait être hors de ses atteintes. Il fallait donc remonter à la cause première de ses malheurs et retrouver les parents dénaturés qui l'avaient jetée, tout enfant, sur les chemins, pour se débarrasser d'elle.

Comment finirait l'aventure et, de quelque façon qu'elle se terminât, qu'en reviendrait-il à Robert ? Le colonel paraissait croire que le cours naturel des choses amènerait son jeune ami à devenir l'amant de Violette et que ce dénouement presque forcé ne serait pas très regrettable.

Le dernier des Bécherel goûtait assez cette morale facile qu'il avait toujours pratiquée et cependant il lui venait des aspirations moins vulgaires. Son cœur commençait à se mettre de la partie et il lui semblait déjà que Violette méritait d'être aimée autrement qu'une modiste résignée à mal tourner.

Sur ce point, il n'avait pas encore de projet bien arrêté. Tout dépendrait des événements. Il comptait s'y laisser aller, mais l'idée d'épouser plus tard une adorable jeune fille qui n'avait d'autre défaut que d'être sans famille et sans fortune, cette idée romanesque ne lui répugnait pas.

Restait la question scabreuse de l'entrée de Violette au théâtre. Robert ne se dissimulait pas que jamais sa mère ne consentirait à son mariage avec une actrice. Mais Violette ne l'était pas encore, et avant qu'elle le fût, il la connaîtrait assez pour être à même de choisir entre le bon motif et l'autre.

Dans le cas où il choisirait le bon, il espérait bien qu'elle renoncerait sans regret aux succès qu'elle ambitionnait comme artiste dramatique. Et il s'accommodait assez de rester quelque temps dans l'indécision ; le temps d'étudier le caractère de Violette et d'être mieux fixé sur la nature du sentiment qu'elle lui inspirait. Ce serait comme un nouveau volontariat qu'il ferait avant de contracter un engagement plus sérieux et plus long que celui qu'il aurait signé, s'il avait voulu suivre la carrière militaire.

Ainsi rassuré et à peu près consolé de ses mésaventures récentes, Robert finit assez gaiement sa journée. Il dîna bien dans un bon restaurant et il alla entendre une chanteuse en vogue qui lui parut inférieure comme talent et comme beauté à sa chère Violette.

Son consentement fut un peu gâté par une rencontre qu'il fit dans la salle. Le coulissier Galimas y trônait à l'orchestre, à dix fauteuils de lui, et Robert ne fut pas peu surpris de recevoir de ce personnage un salut presque obséquieux qu'il se dispensa de lui rendre. Il se demanda à quoi il devait cette politesse inattendue et, en cherchant bien, il pensa que Galimas saluait en lui le capitaliste qui venait de gagner une grosse somme, de moitié avec Gustave. Il se demanda même si Galimas n'était pas dans l'affaire et cette idée ne fit qu'affermir sa résolution d'éviter désormais ledit Gustave et même de lui rompre en visière, s'il en trouvait l'occasion.

Vexé sans doute d'en avoir été pour un coup de chapeau inutile, l'opulent coulissier s'en tint là, quoique l'occasion fût bonne pour reprendre la querelle qu'il semblait avoir oubliée.

— Gustave l'aura renseigné, se dit Bécherel. Il sait que la Malvoisine a sur moi des visées matrimoniales et je crois décidément que tous ces gens-là s'entendent comme larrons et foire. Ils en seront pour leurs peines. Je suis de force à me défendre.

Puis, l'idée lui vint qu'ils s'en prendraient peut-être à Violette. Ils étaient bien capables de se venger sur elle des dédains de son amoureux ; mais avec l'appui du colonel qui les connaissait à fond et qui avait pris le parti de la jeune fille, Robert espérait bien déjouer leurs manœuvres.

La soirée s'acheva sans autre incident. Galimas quitta la salle avant la fin du spectacle. Robert, qui resta jusqu'au bout, rentra chez lui tranquillement, se coucha et dormit beaucoup mieux que la nuit précédente. Il ne fit que des rêves d'or, et il s'éveilla frais et dispo, le lendemain, dès l'aurore.

L'emploi de la journée qui commençait était réglé d'avance : à neuf heures, visite à Marcandier ; déjeuner à midi chez le colonel Mornac et entrevue à trois heures avec Mlle Violette ; rue de Constantinople.

La visite à Marcandier le préoccupait fort peu et il comptait l'expédier rapidement. On n'a jamais vu un marchand d'argent se faire prier pour recevoir le remboursement d'un billet qui n'est pas encore échu, et Bécherel venait avertir son prêteur qu'il retirerait le lendemain celui qu'il avait signé l'avant-veille.

— Onze mille francs pour dix mille. Mille francs d'intérêts gagnés en trois jours constituent un joli bénéfice, même pour un drôle qui prête à quarante pour cent.

Robert se disait cela en montant, sans se presser, la raide pente de la rue Rodier. Il la connaissait déjà et pourtant il s'étonnait de plus belle qu'un riche capitaliste y eût élu domicile, car elle lui déplaisait encore plus que la première fois qu'il y était venu. Il glissait à chaque instant sur les pavés boueux et il lui semblait que les maisons avaient l'air sinistre. Peut-être lui auraient-elles paru très gaies, si l'une d'elles avait abrité Violette, mais il était encore sous l'impression de se première entrevue avec l'usurier et ces vieilles bâtisses lui faisaient l'effet de loger des malandrins.

Celle qu'habitait Rubis-sur-l'ongle était bien la plus laide de toutes et quand Bécherel arriva devant la porte bâtarde de cette masure, il hésita encore une fois à s'engager dans l'allée noire qui aboutissait à l'escalier gardé par l'horrible concierge que son maître appelait : la mère Rembûche.

Il leva les yeux et il vit que les fenêtres étaient closes par des volets de bois plein qui n'avaient pas l'air de s'ouvrir souvent. Il n'y manquait que des barreaux de fer pour compléter la ressemblance avec une geôle. Bécherel remarqua aussi que cet étrange immeuble, contigu d'un côté à une maison de moins mauvaise apparence, ne touchait, de l'autre côté, à aucune construction. Il était séparé de l'immeuble le plus voisin par une ruelle étroite et obscure dont Robert n'apercevait pas le bout : un de ces passages qui foisonnent à Londres et que les Anglais appellent des lanes. Seulement, à Londres, ils sont souvent voûtés et ils servent de chemins de communication entre deux voies plus fréquentées. Celui-ci était à ciel ouvert et paraissait n'avoir aucune issue.

Mais Bécherel n'était pas venu là pour faire des études sur la topographie de ce quartier bizarre. Il n'était pas loin de dix heures et il tenait à ne pas manquer le sieur Marcandier. Après un temps d'arrêt assez court, il se décida donc à franchir le seuil fangeux de cette masure et après avoir suivi le corridor à tâtons, il s'engagea dans l'escalier.

La portière n'était pas dans sa loge, mais il connaissait le chemin et il n'avait plus besoin de se renseigner. Il continuait donc à grimper, lorsque, en débouchant sur le palier du premier étage, il vit se dresser devant lui, armée d'un balai, la mégère avec laquelle il avait déjà eu maille à partir.

Le palier n'était pas beaucoup mieux éclairé que le corridor d'entrée : cependant la Rembûche reconnut le visiteur de l'avant-veille et en le voyant s'apprêter à forcer le passage, elle croisa la baïonnette, c'est-à-dire qu'elle empoigna à deux mains son balai par le manche et qu'elle en présenta les brins poussiéreux au visage de Robert de Bécherel.

— M. Marcandier ? lui demanda-t-il, comme la première fois.

— Il n'y est pas, répondit la vieille, d'une voix de matou en colère. Décanillez !… et plus vite que ça.

— Je vous dis qu'il m'attend.

— C'est pas vrai… et je vous dis, moi, que vous ne monterez pas… pour espionner comme l'autre matin. Vous m'avez fait avoir des raisons. Mais aujourd'hui vous ne passerez pas. Les mouchards n'entrent pas ici.

— Insolente drôlesse !

— Oh ! ne faites pas le malin et décampez illico ou bien je crie à l'assassin. A-t-on jamais vu un roussin qui veut entrer de force dans une maison honnête !

— Vous mériteriez une verte correction, mais je me respecte trop pour vous l'appliquer. J'ai besoin de parler à M. Marcandier. Faites-moi place.

— Pour que vous alliez rôder dans toute la maison et écouter aux portes !… pas si bête ! J'ai pas envie d'être chassée par mon maître. Il est sorti du moment… Mais quand bien même qu'il serait chez lui, je ne vous laisserais pas monter. Il me l'a défendu.

Robert hésita. Il avait bonne envie d'écarter d'un revers de main cette sorcière et d'aller sonner d'autorité à la porte de l'usurier. Mais la coquine était très capable de s'accrocher à ses habits, et de pousser des hurlements qui pourraient bien attirer les voisins. Rien ne l'empêcherait même de se précipiter dans la rue et d'appeler au secours. Il ne tenait pas du tout à s'expliquer avec des sergents de ville, et il avait intérêt à éviter le scandale d'une discussion en plein air qui ne manquerait pas d'attrouper autour de lui les badauds du quartier. Mieux valait maîtriser sa colère et prendre le sage parti de battre en retraite.

— Assez ! vieille folle ! dit-il ; je m'en vais. Mais vous aurez de mes nouvelles. J'écrirai à M. Marcandier pour lui apprendre comment vous recevez les gens qui ont affaire à lui, et nous verrons ce qu'il dira de la façon dont vous faites votre métier de portière.

— Portière ! vociféra la Rembûche qui voulait qu'on lui appliquât l'honorable qualification de concierge. Tu m'insultes, maintenant, espèce de miriflor !… Je vais t'en donner de la portière.

Elle brandissait son balai comme une massue et pour se dérober aux malpropres atteintes de cette mégère, Robert se hâta de descendre quatre à quatre les marches vermoulues de l'escalier.

Il éprouva une véritable satisfaction à se retrouver sur le pavé de la rue et à constater que le Cerbère femelle avait renoncé à l'y poursuivre, car elle ne montra point ses guenilles sur le seuil de l'allée sombre. Contente sans doute d'avoir repoussé l'assaillant, elle ne voulait pas risquer une sortie hors de l'immeuble confié à sa garde.

Cette scène ridicule avait fort irrité Bécherel et quelque peu brouillé ses idées ; mais il se remit assez vite du trouble où elle l'avait jeté et tout en montant la pente de la rue Rodier, sans s'inquiéter de savoir où ce chemin le conduirait, il commença à envisager sous un nouvel aspect l'algarade que la portière de l'usurier venait de lui faire.

Il lui sembla tout d'abord qu'elle n'avait pas pu prendre sur elle d'en user si brutalement avec un monsieur que Marcandier avait déjà reçu et qu'en lui barrant le passage, elle n'avait fait qu'exécuter une consigne donnée par son maître.

S'il en était ainsi, pourquoi Rubis-sur-l'ongle avait-il résolu de fermer sa porte au débiteur qu'il avait si gracieusement accueilli l'avant-veille ? Était-ce qu'il tenait à rester créancier de Robert de Bécherel et qu'il avait deviné ce que Robert venait précisément lui annoncer qu'il allait le rembourser dès le lendemain ? Conjecture inadmissible, s'il en fut, à moins cependant qu'il n'eût été avisé par Gustave du gros bénéfice que son jeune client venait de réaliser à la Bourse. Et s'il en était informé, quel intérêt avait-il à éviter le remboursement ?

Robert n'y comprenait rien, mais en repassant dans sa tête les détails de sa dispute avec la mère Rembûche, il se souvint qu'elle l'avait traité de roussin, c'est-à-dire, en argot parisien, d'agent de police.

Ce fut un trait de lumière. Ces aimables épithètes se rapportaient évidemment à l'exploration qu'il avait faite du corridor aboutissant à une porte de fer, au troisième étage, tout près de l'appartement occupé par Rubis-sur-l'ongle, qui l'avait tancée vertement pour avoir laissé ouverte la porte de ce corridor. Et si ce personnage l'avait grondée, c'est qu'il attachait une importance toute particulière à ce que personne ne découvrit la porte en question.

Donc, cette porte cachait un mystère que Marcandier ne voulait pas laisser pénétrer. Les histoires qu'il débitait à propos des cris entendus par Robert n'étaient que des mensonges destinés à lui donner le change. Il n'y avait derrière cette porte ni dentiste, ni femme en couches. Il y avait quelqu'un qui souffrait et qu'on retenait là par force.

Sur cette conclusion assez hasardée, l'imagination de Bécherel se mit à galoper et il se représenta Marcandier comme un de ces félons du temps de la chevalerie qui enfermaient dans une tour obscure une reine détrônée. De là à rêver de la délivrer, il n'y avait qu'un pas pour un garçon de sa trempe, et ce pas, il l'eut bientôt franchi.

Cette idée s'empara si bien de son esprit qu'il oublia momentanément un autre projet qui l'intéressait davantage : la recherche des parents de Violette. Il avait tout le temps d'entreprendre ce voyage de découvertes qu'il voulait faire au Havre et il avait au contraire sous la main le mystère de la rue de Rodier. C'était même une bonne occasion de s'essayer au métier de chercheurs de pistes et il caressait l'espoir de jouer un mauvais tour à Marcandier et aux acolytes qu'il lui supposait : Gustave, Galimas, la Malvoisine ; tous ces personnages qu'aucun lien apparent ne rattachait à Rubis-sur-l'ongle, mais qu'il tenait pour suspects au même titre que l'usurier.

Pour en venir à ses fins, il lui fallait d'abord trouver un moyen de pénétrer dans la forteresse où gémissait la victime qu'il aspirait à secourir. Or, il savait pas expérience qu'il n'y entrerait pas par la rue Rodier. La Rembûche était là pour l'en empêcher. Avant d'ouvrir un siège, on commence par reconnaître les abords de la place, afin de déterminer le véritable point d'attaque et Robert pensa avec raison qu'il ne devait pas procéder autrement. Jusqu'à l'heure du déjeuner chez le colonel, il ne pouvait pas mieux employer son temps qu'à explorer les alentours de la maison. Il s'agissait de connaître les tenants et les aboutissants de cet immeuble comme on n'en voit guère.

Pour ce faire, il revint tout doucement sur ses pas, et après s'être assuré que la vieille, depuis qu'il l'avait quittée, n'était pas venue se mettre en sentinelle sur le pas de la porte, il se glissa dans le passage à ciel ouvert qui bordait d'un côté le logis de Marcandier.

Bécherel reconnut bientôt que cette ruelle était une impasse ouverte sur la rue Rodier, fermée à l'autre bout par un mur, et bordée à droite par une maison sans ouvertures. À gauche, parallèlement à cette maison dont la façade donnait sur la rue Rodier, s'étendait un long bâtiment qui paraissait n'être qu'un prolongement de la maison de Marcandier. Des deux côtés, ces hautes constructions avaient un aspect aussi sombre que l'extérieur d'une prison.

À qui demander des renseignements ? On ne voyait personne, et d'ailleurs, Robert ne tenait pas à interroger le premier venu. Il voulut cependant explorer jusqu'au fond cette ruelle et il ne perdit pas ses peines, car non loin du mur qui fermait le passage, il avisa un édifice bizarre.

C'était haut comme une tour et surmonté d'une sorte de cage en verre qui avait dû servir d'atelier à un photographe. Mais cet artiste, collaborateur du soleil, avait sans doute déguerpi depuis longtemps, car la plupart des vitres de son belvédère étaient brisées et le cube de maçonnerie que couronnait cette serre aérienne tombait en ruines. Il ne paraissait pas du reste avoir jamais été bien solide.

Robert, en s'approchant, vit qu'on avait commencé à le démolir. Les persiennes des fenêtres et la porte du rez-de-chaussée étaient déjà enlevées. Un gros tas de plâtras encombrait le vestibule, et il y avait des débris amoncelés dans la ruelle. Mais les ouvriers ayant pour une cause quelconque interrompu leurs travaux, ce qui restait de ce pavillon délabré était accessible à qui voulait y entrer. Et l'escalier était encore intact, un escalier tournant qui montait jusqu'au faîte vitré de cette espèce de donjon quadrangulaire.

C'était un coup de fortune pour Bécherel qui cherchait précisément un observatoire dominant les maisons voisines, et d'où il pourrait avoir une vue d'ensemble sur ce quartier qu'il ne connaissait pas. Il n'eut rien de plus pressé que de s'engager dans l'escalier, non sans s'être préalablement assuré d'un coup d'œil qu'il n'y avait là personne qui pût le voir entrer.

L'ascension ne fut pas très commode ; les marches tremblaient sous ses pas et il s'envolait des murailles des nuages de poussière qui l'aveuglaient. Mais ces obstacles n'étaient pas de nature à arrêter un homme poussé par une curiosité intéressée. Il atteignit rapidement le but de cette escalade, et, quand il l'eut atteint, il fut largement récompensé de ses efforts.

Non seulement le belvédère qui couronnait le pavillon était placé à une plus grande hauteur que les toits des maisons voisines, mais le pavillon était bâti sur un point très élevé, de sorte que, du haut de cette tour, Robert découvrit un immense panorama.

Il avait devant lui tout Paris, vu comme le voient les oiseaux qui volent dans le ciel : des entassements de toits accidentés qui s'étageaient au loin comme les vagues d'une mer houleuse, où les cheminées figuraient assez bien des récifs dentelés et les monuments des îlots escarpés. Les coteaux de Châtillon fermaient au sud l'horizon, borné du côté de Montmartre par la longue rangée des maisons de la rue de la Tour d'Auvergne.

En toute autre occasion, Robert aurait pris plaisir à admirer ce tableau singulier, mais il n'était pas venu là pour contempler des effets de soleil sur la coupole dorée de l'église des Invalides qui dressait dans le lointain sa masse étincelante. Les premiers plans l'intéressaient bien davantage et après avoir donné un rapide coup d'œil à l'ensemble, il se mit à regarder à ses pieds.

La tour carrée sur laquelle il était perché dominait immédiatement un jardin, ou plutôt un clos planté, car on n'y voyait ni gazon, ni fleurs : rien que des arbres malingres, disposés en quinconce, qui avaient eu bien de la peine à pousser dans un sol caillouteux. Cette espèce d'esplanade ressemblait au préau d'une prison ou à la cour d'un pensionnat. Elle était entourée de murs et vers Montmartre, elle paraissait s'étendre très loin, mais elle allait en se rétrécissant et on n'en voyait pas le bout.

Robert conjectura qu'il devait y avoir de ce côté une sortie sur une rue qu'il ne connaissait pas, n'ayant jamais parcouru le quartier. Il en devinait une autre en face de lui, au-delà du mur de clôture, car il distinguait une solution de continuité entre ce mur et d'assez belles maisons qui s'élevaient un peu plus loin, et cette rue semblait être parallèle à la rue Rodier.

À sa gauche et assez près de son observatoire, le clos était borné par un treillage en fer très solide et très haut qui le séparait d'un jardin – un vrai, celui là – un parc en miniature, plein d'arbustes verts et de grands pins au feuillage sombre, à travers lesquels on entrevoyait un petit hôtel dont la façade devait se trouver en bordure sur cette rue dont Robert ne savait pas le nom.

Était-il habité ? Il semblait que non, car aucune fumée ne sortait des cheminées de briques et il fallait que le propriétaire fût d'humeur mélancolique, car le jardin avec ses ifs et ses cyprès avait un faux air de cimetière. Il y avait pourtant des gazons assez bien entretenues et des allées ratissées avec soin, ce qui prouvait que l'immeuble, inoccupé peut-être, n'était pas abandonné.

Robert de Bécherel, n'étant pas en état de résoudre immédiatement la question, reporta son attention sur la maison de Marcandier dont il n'était séparé que par la ruelle étroite et dont il dominait la toiture. Cette maison qui, par devant, manquait de largeur, puisqu'elle n'avait qu'une fenêtre à chaque étage, s'étendait tellement en longueur qu'elle empiétait sur le jardin aux arbres verts, au milieu duquel son pignon s'avançait comme un cap. Elle était couverte en tuiles et le toit très incliné des deux côtés, formait à sa partie supérieure une arête sur laquelle un homme aurait pu aisément se tenir à cheval.

Ce bâtiment ressemblait à une nef d'église de campagne ou plutôt au magasin à fourrages d'une caserne de cavalerie. Le toit était percé de deux ouvertures, garnies d'un vitrage mobile qu'on pouvait pousser de l'intérieur, comme le couvercle d'une tabatière, et ce jour-là, ces clôtures en verre étaient levées. Le pignon avait-il des fenêtres sur le jardin ? C'est ce que Robert ne pouvait pas voir, de l'endroit où il était placé. Mais ce qu'il pouvait constater de visu, c'est que, du côté de ce jardin, la maison de l'usurier n'était pas contiguë à une autre maison et qu'il n'avait pas de voisin immédiat. Ce grenier, décidément, n'était que le prolongement de l'immeuble dont la façade donnait sur la rue Rodier.

Il se pouvait à la rigueur que ce long bâtiment fût intérieurement coupé en deux par un mur mitoyen et qu'il appartînt par moitié au propriétaire de l'hôtel, mais dans ce cas, ce propriétaire, qui devait être riche, n'aurait pas loué à un dentiste où à une sage-femme des logements qu'on ne pouvait accéder qu'en traversant son habitation et son jardin. Donc Marcandier avait menti en disant que la voisine qui gémissait derrière la porte de fer n'était pas sa locataire, et qu'il ne la connaissait pas. Cette voisine était sa prisonnière à lui et ne pouvait sortir de là qu'avec permission, car la salle où on l'avait logée n'avait probablement pas d'autre issue que cette porte dont Marcandier possédait seul les clés.

De tous ces raisonnements, Robert n'hésita pas à tirer cette conclusion que Rubis-sur-l'ongle avait sur la conscience bien d'autres méfaits que les prêts usuraires, et qu'il tenait enfermée une malheureuse créature. Il était même permis de croire qu'il la maltraitait, puisqu'elle jetait des cris lamentables.

Mais que faire pour lui arracher sa victime ? Le dénoncer à la justice ? C'était assurément le moyen le plus simple, mais ce n'était peut-être pas le plus efficace. La justice agit prudemment, c'est-à-dire lentement et elle n'ordonne pas une visite domiciliaire chez un monsieur honorablement posé, sur la plainte d'un jeune homme sans consistance, plainte non appuyée de preuves, car Robert n'en pouvait pas fournir. Un juge ou un commissaire de police aurait commencé par faire appeler Marcandier pour lui demander des explications et Marcandier, averti, aurait eu le temps de faire disparaître la séquestrée.

Robert ne pouvait réussir qu'en opérant lui-même et c'est à quoi il se résolut.

Ce n'était pas facile d'entrer en communication avec l'être vivant que l'usurier retenait et torturait sous ce toit, séparé du belvédère par un précipice. Un chat aurait peut-être franchi d'un bond la ruelle, mais l'acrobate le plus agile aurait reculé devant ce périlleux tour de force et d'adresse. Robert ne pouvait pas songer à le tenter. Faire le tour de tout ce vaste pâté de maisons, trouver la porte de l'hôtel particulier qu'il apercevait au fond du jardin, et demander à ceux qui l'occupaient – en supposant qu'il fût habité – l'autorisation d'examiner de plus près le pignon du bâtiment suspect ? C'était presque aussi impraticable que de risquer un saut de quinze pieds en largeur et de trente pieds en profondeur.

Il y avait gros à parier qu'on le prendrait pour un fou et qu'on lui rirait au nez ; sans compter que si, par hasard, on le laissait pénétrer dans le jardin, il n'en serait probablement pas beaucoup plus avancé, car il était douteux que la maison Marcandier eût une entrée de ce côté. Et puis, que dire à ces gens et comment leur expliquer pourquoi il soupçonnait leur voisin de s'être rendu coupable du crime assez rare que le code pénal a qualifié de séquestration arbitraire ?

Robert commençait à désespérer d'en venir à ses fins lorsqu'il avisa sur un mur, au-dessus et au-delà du toit, une inscription peinte en lettres noires, hautes d'un pied : Hôtel de la Providence. Cette enseigne destinée à être vue de loin était celle d'un hôtel garni, dont la porte devait se trouver rue Rodier, un peu plus bas que celle de la maison Marcandier. Et cet hôtel avait des fenêtres latérales qui dominaient le grenier d'un mètre, ou peut-être de deux, à cause de la déclivité du toit qui, de ce côté, s'appuyait au mur de la maison voisine. Robert comprit aussitôt le parti qu'il pouvait tirer de la disposition des lieux.

Il ne s'agissait que de louer une de ces chambres, si avantageusement placées, de venir s'y installer, le soir, et de descendre, à l'aide d'une corde à nœuds, sur la toiture, inaccessible du côté de la ruelle. Une fois qu'il y aurait pris pied, il ne lui serait pas difficile d'atteindre une des fenêtres à tabatière, de soulever ou de briser le vitrage et d'introduire dans l'ouverture une lanterne allumée et attachée au bout d'une ficelle, afin de voir ce qui se passait dans l'intérieur du grenier mystérieux. Ce projet, instantanément conçu, lui parut admirable et il ne pensa plus qu'à le mettre à exécution le plus tôt qu'il pourrait.

Il se demanda pourtant, une dernière fois, s'il ne se trompait pas dans ses conjectures ; si ce bâtiment servait vraiment de prison à quelqu'un et s'il n'allait pas s'exposer à se casser le cou pour rien. L'idée lui vint d'essayer de s'assurer qu'il était habité et, pour ce faire, il ramassa sur le plancher du belvédère en démolition des gravats d'un certain poids et d'un certain volume qu'il se mit à lancer dans l'ouverture la plus rapprochée de lui.

Il la manqua deux fois, et les gravats roulèrent jusqu'à la gouttière ; à la troisième tentative, ayant visé plus juste, il réussit à faire passer le plâtras par l'hiatus du vitrage levé. Robert, qui ne doutait de rien, espérait que le prisonnier, s'il y en avait un, renverrait le projectile par la même voie, pour signaler sa présence. Mais il eut beau recommencer à mettre dans le trou, il en fut pour ses peines, et quelque peu découragé par cet insuccès, il se décidé à descendre de son observatoire où il n'avait plus de découvertes à faire. Il persistait dans son dessein de louer une chambre, afin de tenter la nuit prochaine une exploration décisive et il lui tardait de s'aboucher avec le maître du garni.

Lorsqu'il eut pris pied sur le pavé du passage, toujours désert, il se dirigea vers la rue Rodier, et il n'avait pas fait dix pas, lorsqu'il sentit le choc d'un objet lourd qui venait de tomber sur son épaule et qui alla, en rebondissant, rouler sur le pavé de la ruelle, où il finit par s'arrêter au pied du mur opposé. Naturellement, lorsque Bécherel se sentit touché par un objet qui semblait tomber du ciel, son premier mouvement fut de lever le nez en l'air.

Il ne vit personne aux fenêtres de la tour en démolition. Les autres maisons du même côté n'avaient pas d'ouvertures sur la ruelle. Le projectile qui venait de l'atteindre ne pouvait donc avoir été lancé que par le vasistas où Robert avait jeté des plâtras, du haut du belvédère. C'était la réponse attendue qui arrivait enfin sous la forme d'un corps rond, enveloppé dans du papier, ni plus ni moins gros qu'une bille de billard, mais moins dur et moins lourd, fort heureusement pour l'épaule qui avait reçu le choc.

Robert se précipita pour le ramasser et fut tout surpris de trouver sous l'enveloppe une pomme de qualité inférieure ; de celles que les marchandes ambulantes vendent au tas. Ce singulier envoi le déconcerta un peu. Il pensait qu'un message lui arrivait, et il recevait un fruit avarié. Il y avait bien de quoi s'étonner.

Il se demanda d'abord si ce n'était pas quelque mauvais gamin qui s'amusait à le bombarder ainsi, mais il réfléchit qu'on n'avait pas pu le viser. Si la pomme en tombant l'avait atteint, c'était par hasard, puisque la personne qui l'avait jetée ne pouvait pas le voir, rasant le mur, juste au-dessous de la gouttière. Il se dit aussi qu'un prisonnier qui veut, du fond de son cachot, donner signe de vie aux gens du dehors se sert de ce qu'il a sous la main. La personne enfermée avait bien pu lancer, faute de mieux, une pomme qui sans doute faisait partie de la pitance qu'on lui apportait quotidiennement pour l'empêcher de mourir de faim.

Mais, à cet avertissement, elle avait dû, sous peine de n'être pas comprise, joindre une explication écrite.

Robert déplia vivement le papier qui enveloppait la pomme – un papier assez épais, détaché, selon toute apparence, de quelque registre où un épicier inscrivait ses ventes au détail ; et Robert n'y vit d'abord que des chiffres alignés par colonnes. Mais en l'examinant de plus près, il y découvrit des caractères rougeâtres qui semblaient avoir été tracés avec la pointe d'une épingle, tant ils étaient minces et mal formés. Il s'agissait de les lire et ce n'était pas facile.

Bécherel finit cependant par déchiffrer deux mots : « au secours ! » et quelques lettres à peine distinctes qui lui parurent composer la dernière syllabe d'un troisième mot. Cette syllabe était : onne ou oune. Mais la première syllabe manquait. Elle avait été effacée par le frottement, pendant la chute de la pomme, et il n'en restait que des traits confus.

La découverte n'en avait pas moins une grosse importance. « Au secours », avait écrit la personne qui venait de lancer ce singulier projectile. Donc, on la retenait par force et sa captivité devait être très dure, puisqu'on la nourrissait avec des fruits de rebut, et puisqu'elle en était réduite à écrire avec son sang, en se servant d'une épingle ou d'un clou. Car c'était bien du sang qui tachait ce feuillet déchiré. L'encre rouge laisse des traces plus nettes et une plume, même une plume métallique, n'aurait pas éraillé le papier. Et de plus, la finale du mot illisible rappela tout à coup à Robert la plainte qu'il avait entendue, l'avant-veille à travers la porte de fer, cette plainte sourde qui se terminait par une assonance en onne plusieurs fois répétée.

Maintenant, Robert était sûr de son fait. Il y avait sous ce toit un prisonnier, ou plus probablement une prisonnière, et tout indiquait que le geôlier c'était ce Rubis-sur-l'ongle qui faisait plus d'un vilain métier.

— Je le tiens, enfin ! dit-il entre ses dents. Il aura bientôt de mes nouvelles. Et quand je l'aurai démasqué, je m'occuperai de son ami Gustave et des femelles de la rue du Rocher. Nous verrons si tous ces gens-là oseront persécuter Violette, lorsque j'aurai la preuve d'un crime commis par Marcandier… car c'est bel et bien un crime que de séquestrer une femme. Ce Marcandier a peut-être d'autres méfaits sur la conscience et ses complices ne valent pas mieux que lui. J'ai affaire à une bande de coquins des deux sexes.

Après ce monologue assez inutile, Bécherel mit, comme pièce à conviction, la pomme dans la poche de son pardessus, serra précieusement le papier dans son portefeuille et se décida enfin à quitter la place, plus résolu que jamais à tenter l'exploration du grenier. Pour en venir à ses fins, Robert songeait à louer un logement dans le garni dont il avait aperçu l'enseigne, mais il jugea qu'avant d'en venir là il devait étudier la topographie du quartier qu'il n'avait vu que d'en haut et assez mal vu, à cause de l'enchevêtrement des maisons. Il lui restait à le parcourir à pied et notamment à inspecter la rue ou se trouvait l'entrée de l'hôtel particulier qui s'élevait au fond du jardin aux arbres verts. Et il espérait bien y arriver en tournant par la rue de la Tour-d'Auvergne.

Il sortit donc de la ruelle, et il se mit à remonter la rue Rodier, sans regarder derrière lui. Il n'y avait pas fait dix pas, qu'il aperçut le gros Gustave, arrivant à contre-sens. Et il ne pouvait plus éviter la rencontre, car son ancien camarade l'avait vu et venait droit à lui.

— Tant mieux ! pensa Robert. M'occasion est bonne pour en finir avec ce mauvais garçon.

— Parions que tu sors de chez Rubis-sur-l'ongle, lui cria Gustave.

— C'est vrai. Et je ne l'ai pas trouvé.

— Parce que tu es arrivé trop tard. Marcandier n'y est jamais que de neuf à dix et il est onze heures passées.

— Son abominable portière m'a dit qu'il était sorti ; mais il est peut-être pour toi.

— Je ne vais pas chez lui. Je viens de voir un client qui demeure avenue Trudaine et je m'en vais de ce pas déjeuner chez Champeaux. Qu'est-ce que tu lui voulais à noter financier ?

— Le prévenir que je rembourserai demain le billet qu'il m'a fait souscrire.

— Mais il n'est pas échu mon billet !…

— N'importe. Je ne veux pas que ma signature reste entre les mains de cet usurier.

— Diable ! tu es devenu bien fier depuis que tu as la forte somme à toucher chez l'agent.

— Je ne la toucherai pas.

— Ne dis donc pas de bêtises. Hier, j'ai pris la peine de te démontrer que tu ne pouvais pas faire autrement, et tu m'as promis de passer à la caisse.

— J'ai changé d'avis.

— Ah ! voilà qui est fort !

— C'est ainsi.

— Alors, peu t'importe de me mettre dans le plus grand embarras. J'ai besoin, moi, de ma part… et de celle de mon associé… celui qui m'a si bien renseigné.

— Tu t'arrangeras pour la toucher sans moi. Tu pourras même toucher la mienne. Je te l'abandonne.

Gustave pâlit de colère, mais il se contint et il reprit en ricanant :

— Allons ! c'est un accès de scrupules rentrés qui te reviennent. Ça se passera.

— Je ne crois pas, répondit froidement Bécherel.

— Ainsi, tu es décidé à me lâcher !… il fallait me prévenir que tu comptais me laisser me tirer d'affaire comme je pourrais. J'aurais opéré pour un autre.

— C'était, au contraire, à toi de me prévenir que tu voulais te servir de mon nom pour jouer. J'aurais refusé net. Mais je t'ai déjà dit tout cela, hier. Il est inutile de recommencer. Je ne toucherai pas.

— C'est bien, mon cher. Alors, tu trouveras bon que nos relations en restent là.

— Comme tu voudras.

— Voyons, Robert ! on ne rompt pas sans motif sérieux avec un ami qui ne vous a fait que du bien. Avoue qu'on t'a excité contre moi… et dis-moi qui. Ce n'est pas cet excellent Galimas que tu voulais pourfendre. Tu ne l'as pas vu depuis la soirée de la comtesse.

— Je n'ai pris conseil que de moi-même.

— Bon ! j'y suis !… c'est la jeune Violette. Elle ne peut pas me souffrir. Je n'ai jamais su pourquoi, par exemple. Parions qu'elle est venue chez toi… te demander ta protection.

— Laisse Mlle Violette en repos, je te prie.

— Et tu t'es constitué son chevalier. Mes compliments, mon cher. C'est une jolie fille. Mais c'est aussi une fine mouche. Elle te mènera loin.

— Assez ! je ne te reconnais pas le droit de te mêler de les affaires et je te défends de me parler d'elle.

— Ah ! c'est comme ça que tu le prends ! Eh bien ! brisons-là, mon bonhomme ! Nous sommes restés cinq ans sans nous voir, depuis le régiment. Ce sera comme si nous ne nous étions pas rencontrés sur le boulevard Montmartre. Ça m'apprendra à croire aux anciennes camaraderies. Tire de ton côté, moi du mien. Nous ne nous ferons pas faute réciproquement. Tu me mets dans un pétrin abominable en me laissant me débrouiller avec l'agent de change. Je m'en tirerai tout de même. Mais tu ne t'étonneras pas que je te garde un chien de ma chienne.

— Va-t'en au diable ! cria Robert.

Et il passa son chemin, sans que Gustave essayât de le retenir. La rupture était complète, et Bécherel ne regrettait pas d'en être venu là. Il en avait assez de cette camaraderie équivoque et il voulait rentrer dans le parti des honnêtes gens. Justement, le colonel Mornac l'attendait, et il avait besoin de le consulter avant de poursuivre l'enquête si heureusement commencée.

Robert se décida donc à se transporter immédiatement rue de la Boëtie, mais il pouvait bien y aller par le chemin des écoliers, c'est-à-dire en passant, comme il l'avait projeté avant de rencontrer Gustave, par la rue de la Tour-d'Auvergne qui lui semblait devoir communiquer avec la voie qu'il avait entrevue du haut du belvédère.

En prenant cette direction, il était sûr de ne pas se trouver nez à nez avec son ancien camarade, qui descendait vers la place de la Bourse, et il espérait compléter sa tournée d'exploration, en examinant de près la façade de l'hôtel particulier qu'un jardin séparait de l'étrange habitation du sieur Marcandier.

Il fut servi à souhait. À cinquante pas de l'angle de la rue Rodier, il vit s'ouvrir à sa gauche un passage, fort mal pavé, bordé des deux côtés par des clôtures en planches, et inaccessible aux voitures, à cause de la raideur de la pente.

Il s'y engagea sans hésiter et il déboucha bientôt dans une rue, presque aussi escarpée que le passage, mais droite et flanquée de maisons neuves, bâties à l'alignement, une rue sérieuse, classée sur le plan officiel de la ville et baptisée par le conseil municipal. Le nom était peint en lettres blanches sur une plaque blanche : « rue Milton ». Et ce nom, Bécherel le connaissait, quoiqu'il ne fût jamais venu là. Il s'arrêta un instant pour s'orienter et en se retournant, il revit les hautes constructions qui masquaient la butte Montmartre et qui, en aval, dominaient des clos plantés et des terrasses superposées, comme les légendaires jardins suspendus de Babylone.

Ce fond tableau ne l'intéressait pas et il ne perdit pas son temps à l'examiner. Il fit face à Paris, et en regardant à sa gauche, il découvrit aussitôt la tour à moitié démolie où il venait de grimper. Elle lui servit de point de repère pour retrouver l'hôtel qui s'élevait du même côté, mais plus bas, et il se mit à descendre la rue en se tenant au milieu de la chaussée.

Il reconnut bientôt que ce logis de très bonne apparence était inhabité, pour le moment : les persiennes étaient closes aux fenêtres des deux étages qui surmontaient le rez-de-chaussée. Mais il ne paraissait pas qu'il fût abandonné, car la façade avait été blanchie tout récemment. Sans doute, les locataires étaient absents, quoique ce ne fût pas la saison des voyages, et ils pensaient que leur propriété se garderait bien toute seule, puisqu'il n'y avait laissé personne, autant qu'on pouvait en juger du dehors.

Robert ne songea point à se renseigner. Il aurait craint de gâter son affaire en questionnant des domestiques bavards qui raconteraient dans le quartier qu'un monsieur était venu prendre des informations sur leurs maîtres. Et d'ailleurs, le véritable point d'attaque n'était pas de ce côté.

Il se contenta de chercher un endroit d'où il put voir de face le pignon du bâtiment suspect, et cet endroit, il le trouva en s'éloignant du mur de la cour des tilleuls. Par-dessus ce mur, qui n'était pas très élevé et à travers les arbres du jardin, il aperçut, un peu obliquement, le fameux pignon. Il ne le voyait pas de la base au faîte, mais il put constater que dans la partie supérieure de cette bâtisse, presque immédiatement sous le toit, il y avait une porte-fenêtre fermée par des volets et précédée d'un balcon en bois qui devait avoir servi autrefois et servait peut-être encore à hisser des bottes de foin. Donc, ce grenier était ou avait été un magasin à fourrage.

Mais appartenait-il à Marcandier ou dépendait-il de l'hôtel particulier de la rue Milton ? C'est ce qu'il était difficile de deviner. Tout semblait indiquer cependant que ce magasin était une annexe de l'hôtel dont le maître devait avoir chevaux et voitures, car il y avait une porte cochère au milieu de la façade. La remise et l'écurie se trouvaient sans doute au-dessous du grenier.

Robert en revint à supposer, comme il l'avait déjà fait, que le bâtiment était intérieurement divisé en deux parties. Dans l'une, le propriétaire de l'hôtel serrait son foin et son avoine ; dans l'autre, Marcandier, dit Rubis-sur-l'ongle, détenait une créature humaine. Et, s'il en était ainsi, le voisin de l'usurier pouvait parfaitement ignorer ce qui se passait au-delà du mur mitoyen.

Donc, il fallait opérer du côté de la rue Rodier et Bécherel ne pouvait pas ouvrir le siège avant la nuit. Il donna un dernier coup d'œil à ces constructions compliquées et il fila vers le bas de la rue Milton, où il prit un fiacre qui le mena rue de la Boëtie.

Le trajet fut assez long et il eut tout le temps de réfléchir en route à ce qu'il allait dire au colonel. Il s'était promis de lui demander conseil, mais il aurait fallu commencer par lui raconter la découverte qu'il venait de faire.

Sceptique comme il l'était, M. de Mornac pourrait bien ne pas la prendre au sérieux et même se moquer des projets chevaleresques de Robert. Ce ci-devant dragon s'intéressait aux amours de son jeune ami avec la gentille Violette, mais il se soucierait sans doute fort peu de la problématique victime des persécutions d'un usurier qu'il ne connaissait pas. Le colonel s'était offert à chercher avec Robert les parents de l'orpheline ; il ne serait probablement pas disposé à se mettre en campagne pour redresser des torts qui ne le touchaient pas du tout. En demandant trop, Robert pouvait ne rien obtenir, et par conséquent nuire à la pauvre jeune fille, qui avait grand besoin de l'appui de M. de Mornac, non seulement pour débuter au théâtre, mais encore pour se défendre contre des ennemis acharnés à sa perte. Et, faisant un retour sur lui-même, Bécherel en vint à se dire que Violette n'aurait aucun gré à lui savoir de défendre une femme, au lieu de s'occuper uniquement d'elle.

Tout bien considéré, et après avoir pesé le pour et le contre, il résolut d'aborder le colonel sans parti pris, de s'inspirer des circonstances et de n'entamer le récit de sa récente aventure que si l'ancien ami de son père le mettait sur la voie.

Midi sonnait quand la voiture de place s'arrêta devant une maison neuve où M. de Mornac occupait, au fond d'une large cour, un pavillon séparé. Robert fut introduit par un valet de chambre, correctement vêtu de noir, et vit tout de suite que son entresol du faubourg Poissonnière n'était qu'une pauvre garçonnière, en comparaison de ce bel appartement.

Le colonel avait beaucoup plus d'argent que son protégé et il entendait à merveille la vie élégante et confortable. Aussi était-il admirablement installé. Il avait là de l'air, de l'espace et chaque pièce était appropriée à sa destination. Pas un solécisme d'ameublement, pas une nuance qui détonnât, pas de faux luxe, dans cet intérieur aménagé par un viveur intelligent. Il y avait assez d'objets d'art et il n'y en avait pas trop. M. de Mornac n'était pas tombé dans ce travers à la mode qui consiste à faire du logis qu'on habite une boutique de marchand d'antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu était bien choisi. Plus de curiosités rapportées par lui-même de ses voyages que de bibelots achetés à l'hôtel des ventes, au hasard des enchères. Pas de mièvreries non plus. Il y a des logements de garçon qui ont l'air d'avoir été disposés pour héberger une femme galante et on pourrait presque dire que les mobiliers ont un sexe.

Le mobilier de M. de Mornac était du sexe masculin.

Et M. de Mornac se plaisait fort dans le nid vaste et commode qu'il s'était arrangé. Il y revenait toujours avec joie, après des excursions dans des mondes où on sacrifie tout à l'effet – à la pose, comme on dit maintenant – et il appréciait d'autant mieux le bonheur de l'habiter qu'il avait passé vingt-cinq ans de sa vie à s'ennuyer en garnison ou à bivouaquer en campagne.

Robert le trouva étendu sur un divan au fond d'un cabinet de toilette qui était un vrai modèle du genre. De grandes glaces y recouvraient de grands placards qui avaient chacun leur destination particulière. Il y avait l'armoire aux habits de soirée, l'armoire aux costumes du matin, l'armoire aux vêtements pour monter à cheval, une réserve pour les chaussures et une pour certains objets de toilette qui ne pouvaient pas trouver place sur les tablettes de marbre blanc de l'immense lavabo à l'anglaise.

— Peste ! mon colonel, que vous êtes donc bien logé ! s'écria Robert, émerveillé.

— Mais oui, pas trop mal, dit ne riant Louis de Mornac. C'est honteux pour un vieux soldat de se dorloter ainsi dans les capitonnages. Mais j'ai habité assez de bouges quand j'étais jeune ; j'ai bien le droit de me dédommager un peu sur mes vieux jours. Et puis, je te prie de croire que je ne me suis pas amolli dans les délices de cette Capoue, qui me coûte quatre mille francs de loyer, sans compter les impositions. Je monte à cheval deux heures tous les matins et le jour où il faudra charger conter les Prussiens, je serai encore en état de faire proprement le coup de sabre. Tu verras ça, car j'espère bien que tu t'engageras dans mon régiment. Mais, malheureusement, nous n'en sommes pas encore à la revanche. Allons déjeuner, en attendant.

Le colonel se leva et poussa Bécherel dans une salle à manger aussi élégante et aussi bien comprise que le cabinet de toilette.

— Prends place et sers-toi, lui dit-il. Les huîtres sont sur la table et tu as sous la main un joli Sauternes. Je sonnerai mon valet de chambre quand il le faudra. Nous n'avons pas besoin de lui pour causer. Qu'as-tu fait depuis hier ?… As-tu vu ton usurier ?

— Je suis allé chez lui, ce matin, mais je ne l'ai pas trouvé.

— Et Mlle Violette ?

— J'espère la voir aujourd'hui, à trois heures.

— Bref, tu en es toujours au même point. Eh bien, moi, j'ai du nouveau à t'apprendre.

Ce début surprit un peu Robert et lui mit, comme on dit vulgairement, la puce à l'oreille. Quelle nouvelle allait lui annoncer le colonel qu'il avait quitté la veille dans l'après-midi ? Assurément, il ne s'agissait pas des mystères de ce grenier dont M. de Mornac ignorait l'existence. Bécherel pressentit qu'il allait être question de Violette et il vit bientôt pressentit qu'il allait être question de Violette et il vit bientôt qu'il avait deviné.

— Mon garçon, lui dit M. de Mornac, je n'ai pas envie de te répéter les discours que je t'ai tenus hier, à propos de cette jeune fille et de tes projets sur elle. Tu es assez grand pour te gouverner comme tu l'entends. Je t'ai promis de te soutenir dans la tâche noble et… pénible que tu as résolu de t'imposer. Je n'ai qu'une parole, et pour te prouver que je tiens mes engagements, lorsqu'il me plaît d'en prendre, sache qu'aussitôt après t'avoir quitté un peu brusquement, aux Champs-Élysées, je suis allé tout exprès voir le directeur des Fantaisies Lyriques.

— Et vous lui avez parlé de Violette ! s'écria Bécherel, ravi de tant d'empressement.

— Je ne lui ai même parlé que d'elle et je n'ai pas perdu mon temps. Il n'a rien à me refuser, cet excellent Cochard. Je l'ai commandité, l'an dernier, d'une centaine de mille francs qui lui feraient grandement faute, si je m'avisais de les retirer, car la dernière saison théâtrale n'a pas été brillante pour lui, et celle où nous entrons ne s'annonce pas beaucoup mieux. Il a grand besoin de mon argent et surtout d'une artiste qui lui ramène la vogue. Ce qu'il cherche, c'est une perle inconnue… une étoile inédite… de la beauté, du talent et une intelligence hors ligne, attendu qu'il s'agit d'apprendre en trois semaines un rôle assez long et assez difficile. Naturellement, je lui ai répondu : j'ai votre affaire… prenez mon ours !… ah ! pardon, cher ami, j'oubliais que tu es amoureux de cette petite…

— Allez toujours, mon colonel !… je ne vous en veux pas. Et ce directeur a accepté d'emblée le cadeau que vous lui avez offert ?

— Tu dois bien penser qu'il n'est pas homme à acheter, comme on dit, chat en poche. Mais il a consenti tout de suite à entendre ma merveille et afin de ne pas perdre de temps, il a convoqué, pour ce matin, au théâtre, l'auteur et le compositeur de l'opérette en question, le chef d'orchestre, la…

— Ah ! mon Dieu ! Et Violette qui n'est pas prévenue !

— Me prends-tu pour un étourneau ? Elle est avertie depuis hier. Tu m'avais donné sa nouvelle adresse, 47, rue de Constantinople. Je lui ai écrit, avant de sortir du cabinet de Cochard et, en ce moment même, pendant que tu achèves d'expédier ta douzaine d'huîtres, notre protégée est sur la sellette. Si l'examen lui est favorable, elle sera engagée immédiatement… et à de très bonnes conditions.

— Est-ce possible !… en vérité, je crois rêver. Elle doit être au comble de la joie, la pauvre enfant !… et c'est vous qui, d'un mot, lui avez ouvert un avenir superbe !

— Ne t'emballe pas trop. Il n'est pas certain qu'elle plaise à ses juges. Et en admettant qu'ils l'acceptent, il lui restera encore à conquérir le public.

— Elle réussira, j'en suis sûr.

— Moi, je me borne à l'espérer. Maintenant, il faut que tu saches que la pièce dans laquelle ta préférée débutera n'a rien de commun avec le Domino noir et autres opéras-comiques dans le vieux style. C'est une espèce de féerie chantante. La scène se passe dans des pays extravagants, et les actrices seront fort décolletées, quand elles ne porteront pas des maillots ultra collants. Tu vas me dire peut-être que tu n'en es pas fâché… les amoureux sont bêtes… mais, me garantis-tu que cette petite se résignera à montrer ses jambes… et le reste, devant quinze cents spectateurs armés d'excellentes lorgnettes. Il faudrait d'abord savoir si elles sont bien faites, ses jambes.

— J'en suis convaincu, dit Robert avec feu.

— Oh ! je sais que tu ne doutes de rien. Mais enfin, nous ne les avons pas vues et sur la scène des Fantaisies Lyriques, les jambes… c'est presque aussi important que la voix.

Je dois te dire aussi que la pièce est pleine de mots salés, de phrases à double entente et de couplets tout pleins de sous-entendus qu'il faut détailler d'une certaine façon pour forcer les applaudissements. As-tu entendu Judic chanter l'air de la Timbale !… encore un qui ne l'aura pas !… On se pâmait dans la salle… Eh bien, crois-tu que Violette soit en état d'en faire autant ?

— Pas encore… mais pourquoi n'y arriverait-elle pas ?

— Rien ne s'y oppose. Elle a bien assez de finesse pour s'assimiler promptement cet art de faire valoir les nuances égrillardes. Et si tu ne vois aucun inconvénient à ce qu'elle fasse des progrès dans ce genre-là…

— J'aimerais mieux qu'elle en cultivât un autre… et qu'elle débutât ailleurs qu'aux Fantaisies ; mais la pauvre enfant n'a pas le choix. Et puis, qui veut la fin veut les moyens. Combien d'artistes qui brillent aujourd'hui dans les grands théâtres ont chanté d'abord sur des scènes infimes… on en cite qui ont commencé par les tréteaux d'un café-concert.

— C'est très juste et je m'aperçois que tu es plus raisonnable que je ne pensais. Alors, tu ne seras pas jaloux ?

— Comment ?… jaloux ?

— Mais, oui. Tu aimes Violette et tu l'aimeras encore davantage, car elle en vaut la peine. Et, comme tous les pareils, tu seras tous les soirs dans la salle avant le lever du rideau. Je te vois d'ici, au premier rang des fauteuils d'orchestre, épiant une œillade à ton adresse et le gargarisant avec les vocalises de ton adorée.

— Je tâcherai de ne pas être trop ridicule dans ce rôle-là, dit gaiement Robert.

— Bon ! mais Violette ne regardera pas que toi. Ce serait bête et compromettant. Une actrice se doit au public et elle distribue équitablement ses sourires à tous ceux qui l'écoutent. Te figures-tu ce que tu éprouveras quand tu la verras faire les yeux doux et dédier se pantomimes grivoises à quelques spectateur déplaisant ?

— Je saurai que c'est un jeu de scène et je…

— Suppose que ce soit par exemple à ce coulissier qui la poursuit, m'as-tu dit, de ses assiduités… à M. Galimas. Et il sera là, tu peux y compter. C'est un monsieur qui ne manque pas une première.

Robert rougit et ne trouva rien à répondre.

— Mme de Malvoisine y sera aussi, reprit le colonel, avec sa pupille Herminie, et celles-là n'y seront pas venues pour applaudir la débutante. Que feras-tu, si elles se permettent de la chuter ou seulement de rire ? Te constitueras-tu publiquement le champion de Violette contre ses ennemis et contre ceux de ses admirateurs qui te seront antipathiques ?

— En vérité, mon colonel, s'écria Robert, poussé dans ses derniers retranchements, on jurerait que vous prenez à tâche de me décourager !… Vous qui venez d'ouvrir la carrière théâtrale à cette jeune fille et qui paraissiez approuver la décision qu'elle a prise de monter sur les planches pour y gagner sa vie ! Pourquoi désapprouvez-vous aujourd'hui ce que vous approuviez hier ?

— Je me désapprouve pas plus que je n'ai approuvé. Tu ne me comprends pas, mon cher enfant. Je veux tout simplement te montrer les conséquences forcées du début de Mlle Violette à la scène… et aussi te faire sentir que ni toi, ni elle, vous ne pourrez rester vis-à-vis l'un de l'autre, dans une situation mal définie. Vous rêviez tous les deux de je ne sais quelle liaison platonique et amicale. Tu ne répugnais pas à l'idée de l'épouser… plus tard… quand elle aura retrouvé ses parents. Je viens de te prouver, je l'espère, que ce beau projet est inconciliable avec l'entrée au théâtre de cette petite. Il fallait forcément opter. C'est fait, puisqu'elle va être engagée par Cochard, je n'en doute pas… et c'est peut-être bien fait, puisqu'elle a une véritable vocation pour l'art dramatique. Maintenant, soyez amant et maîtresse, si le cœur vous en dit, mais quoi qu'il arrive, renoncez aux espérances chimériques. Une prima donna peut se passer d'ancêtres et de mari. Qu'importe qu'elle n'ait ni nom, ni famille, pourvu qu'elle chante bien ?

— Et votre conclusion, mon colonel ? balbutia Robert.

— Ma conclusion est que le voyage au Havre qui m'avait souri d'abord est parfaitement inutile. D'ailleurs, Violette n'aurait pas le temps de l'entreprendre avec nous. Dès demain, elle va se trouver prise dans l'engrenage des répétitions et elle n'aura plus une minute à elle.

— Je pourrais aller seul là-bas…

— À quoi bon ? Sans elle, tu ne reconnaîtrais pas la maison où elle croit avoir passé sa première enfance. Rien ne prouve, du reste, que cette maison soit au Havre, plutôt que dans un autre port de mer. Je te conseille donc de te tenir tranquille. Mais passons à un sujet plus positif… Tu viens de me dire que tu n'as pas trouvé ton usurier. Il faut lui écrire. Tu ne peux pas rester débiteur d'un pareil drôle. Et avant de t'en aller, tu vas me faire le plaisir de prendre l'argent que j'ai à te remettre pour dégager ta signature.

— Ce sera comme vous voudrez, mon colonel ; mais… j'aimerais autant le laisser chez vous jusqu'à ce que je sois sûr que cet usurier est prêt à le recevoir.

— Dis donc franchement que tu crains de le perdre… comme tu as perdu l'autre soir les dix mille francs de M. Lafitte. Je ne blâmerai pas ta prudence. J'espère que tu as tenu ta parole et que tu n'as pas touché chez l'agent de change.

— Je viens de rencontrer Gustave et je lui ai signifié que je lui abandonnais ma part de l'opération. Nous nous sommes même, à ce propos, définitivement brouillés.

— Je t'en fais mon compliment. Et maintenant que nous avons vidé toutes les questions à l'ordre du jour, nous pouvons déjeuner en paix. Ce ne sera pas long, car je n'ai à t'offrir que la classique omelette aux rognons et la côtelette de l'amitié.

— C'est plus qu'il n'en faut, mon colonel.

— Alors, tu n'as pas le royal appétit de ton père qui fut une des plus belles fourchettes de la Bretagne !… et quel buveur ! Ah ! les jeunes d'à présent ne valent pas les gens de ma génération. Mais tu fais bien de ne pas nous imiter. Tu crèverais à la peine.

Robert ne put s'empêcher de sourire en écoutant ce singulier professeur de morale regretter que le fils de son ami eût dégénéré sous ce rapport, mais cette façon d'envisager l'existence et d'excuser les viveurs d'autrefois ne l'enhardit point à confier au colonel le secret qu'il croyait avoir découvert, encore moins à lui parler de la guerre qu'il allait déclarer à Marcandier, à propos d'une pomme et de trois mots peu lisibles, tracés sur un papier sale. Elle était dans sa poche avec l'enveloppe, cette fameuse pomme et elle y resta jusqu'à une meilleure occasion.

Le déjeuner s'acheva sans autre incident. Robert, tout à la joie que lui causait le succès présumé de Violette, parla fort peu : mais le colonel, mis en belle humeur par la présence du fils de son ancien ami, se lança dans des digressions amusantes sur la vie parisienne et sur les femmes, de sortes que son jeune convive ne s'ennuya pas du tout.

Deux heures se passèrent à deviser, comme dit Coconnas dans la Reine Margot, de faits de guerre et d'amour, car M. de Mornac, après avoir évoqué le souvenir de ses adorées d'autrefois, en vint à raconter ses campagnes d'Afrique et de l'armée du Rhin. Et la causerie, entretenue par d'excellents cigares, n'était pas près de finir, lorsque le valet de chambre entra pour annoncer, sur un ton discret, la visite d'une dame. Robert ne fut pas fâché de profiter de l'occasion pour prendre congé. Il n'avait pas oublié que Violette l'attendait chez elle, et il lui tardait de la voir, pour une foule de raisons.

— Va, mon fils, lui dit le colonel, en lui serrant la main, va et ne reste pas longtemps sans revenir. Je te connais maintenant comme si je t'avais fait et je sais que tes qualités compensent largement tes défauts qui, pourtant, ne sont pas minces, mais tu t'en guériras ; et si tu veux m'écouter et suivre mes avis, je crois que je finirai par faire de toi un homme.

Robert s'en alla, très fier de la confiance que M. de Mornac voulait bien lui accorder, mais médiocrement rassuré sur les conséquences de sa liaison avec Violette. Il en apercevait tous les mauvais côtés – le colonel venait de les lui montrer – et cependant il ne songeait point à se retirer, car il sentait bien qu'il aimait trop l'orpheline pour l'abandonner.

Après tant d'incidents qui venaient de se succéder coup sur coup, il se retrouvait seul en face d'une situation plus compliquée que jamais, et pour s'en tirer honorablement et avantageusement, il ne pouvait compter que sur lui-même, car il n'avait plus rien à demander à son bienveillant conseiller. Il lui prenait des envies d'en appeler à sa mère qu'il se reprochait d'avoir trop négligée depuis quelque temps. Malheureusement, sa mère n'était pas là et le cas où il se trouvait n'était pas de ceux qu'on peut exposer et discuter par correspondance.

Il attendait bien une réponse à la lettre qu'il avait écrite le jour où M. Lafitte l'avait congédié, mais dans cette réponse, il ne serait certainement pas question de Violette, puisqu'il s'était abstenu de parler à Mme de Bécherel de la jeune fille qui le préoccupait beaucoup plus que la perte de son emploi de secrétaire particulier.

Se déciderait-il à tenter de rendre à la pauvre isolée un nom, une famille et peut-être une fortune ? Le colonel venait de lui démontrer que, si elle débutait aux Fantaisies Lyriques, ce ne serait plus la peine qu'il se lançât dans cette entreprise. Alors, que faire ? Mme de Bécherel qui aurait pu approuver le généreux projet de son fils, refuserait de l'encourager à se faire le défenseur attitré d'une actrice, si digne d'intérêt que pût lui paraître marie Thabor, enfant prodige, qu'elle avait vue et entendue jadis, à Rennes, au couvent de la Visitation.

Et l'incident qui avait marqué la fin de l'exploration des abords de la maison Marcandier ne faisait qu'augmenter les perplexités de Robert. Il y avait là aussi une victime à tirer de peine et une piste à suivre, une piste qui ne le mettrait pas sur la trace des parents de Violette, car il était à peu près impossible de croire que cette histoire de femme séquestrée se rattachât par un lien quelconque à l'histoire de l'orpheline. Robert, en s'occupant de délivrer une inconnue, abandonnerait donc, au moins momentanément, l'exécution d'un dessein dont le succès l'intéressait bien davantage.

Il se disait tout cela en cheminant à pied vers la rue de Constantinople, où il serait arrivé trop tôt s'il avait pris une voiture pour s'y rendre, et ses réflexions l'absorbaient à ce point qu'en débouchant de la rue de la Pépinière, il s'engagea, sans y songer, dans la rue du Rocher. Il s'aperçut de cette fausse manœuvre quand il arriva à la hauteur de l'hôtel de la comtesse.

Devant la grille stationnait une victoria prête à conduire au Bois Mme de Malvoisine et sa pupille Herminie qui précisément descendaient les marches du perron. Bécherel fit de son mieux pour passer inaperçu, mais elles avaient de bons yeux et il vit très bien qu'elles l'avaient vu.

— Décidément, grommela-t-il en hâtant le pas, je n'ai pas de chance. Elles ont deviné que je vais chez Violette et elles ne se gêneront pas pour raconter à leurs dignes amis que leur ex-demoiselle de compagnie me reçoit chez elle. Et Dieu sait de quels commentaires les habitués de leur salon assaisonneront cette nouvelle ! peu m'importe d'ailleurs ! je m'attends à tout de la part de ces créatures.

Il ne se retourna point pour les voir monter en voiture, et il arriva très vite au boulevard des Batignolles où la rue du Rocher et la rue de Constantinople se rencontrent. Elles finissent là, toutes les deux, et la dernière maison de la rue de Constantinople s'avance comme un cap sur le carrefour qu'elles forment en se rejoignant. Cette maison était celle où demeurait Violette. Après avoir reconnu le numéro 47, Robert entra et monta à l'entresol qu'elle lui avait indiqué.

Elle vint ouvrir elle-même et, en la voyant sourire, il devina qu'elle avait un succès à lui annoncer. Elle le conduisit dans un petit salon, très simplement meublé, mais tout rempli de fleurs, et sans le faire asseoir, elle lui dit joyeusement :

— Vous m'avez porté bonheur. Je suis engagée… et à quelles conditions ! Vous ne le croirez pas et je me figure que j'ai fait un rêve. Cinq cents francs par mois, pour commencer : et l'administration fournira mes costumes.

— Alors, l'audition vous a été favorable ?

— Vous savez donc que j'en ai obtenu une ?

— Je viens de déjeuner chez M. de Mornac.

— Le colonel !… ah ! comment pourrai-je jamais lui prouver ma reconnaissance ! mais c'est vous que je dois remercier, car sans vous, il ne m'aurait pas recommandée à ce directeur.

Robert partageait la joie de sa protégée, mais il montrait moins d'enthousiasme. Les aperçus que le colonel avait formulés sur les inconvénients de la carrière théâtrale pour une jeune fille lui revenaient en mémoire et il s'étonnait un peu que Violette n'envisageât que les beaux côtés du nouvel avenir qui s'ouvrait devant elle.

— Oui, reprit-elle, ils m'ont tous félicitée, les auteurs, le chef d'orchestre, le directeur… je crois même qu'il m'a embrassé. Ils disent que je jouerai leur pièce comme aucune actrice de Paris ne pourrait la jouer et que, dès le premier soir j'irai aux étoiles… alle stelle… Voilà que je parle italien, maintenant que je suis passée d'emblée premier sujet… des Fantaisies Lyriques : ce n'est pas encore l'Opéra. Et je n'ai pas été trop étonnée, car en vérité, ce matin, j'étais en voix. Mais quelle peur j'ai eue quand je me suis trouvée toute seule, avec quatre ou cinq juges qui n'avaient pas l'air bien disposés pour moi, sur cette scène à peine éclairée, devant la salle vide qui avait l'air d'un grand trou noir ! Heureusement, je suis plus forte que je ne l'aurais cru, car j'ai pu dominer ma première émotion, et au troisième morceau que j'ai chanté, il me semblait déjà que je n'avais fait que cela toute ma vie.

— C'est que vous êtes née artiste, murmura Bécherel. Vous faites bien de suivre voter vocation.

— Parlez-vous sincèrement ? demanda la jeune fille.

— Pourquoi en doutez-vous ?

— Parce que vous n'avez pas l'air bien convaincu de ce que vous dites. Est-ce donc que vous me blâmez ?

— Je n'en ai pas le droit, mademoiselle.

— Mais si, monsieur, vous en avez le droit, puisque vous êtes mon meilleur, mon seul ami, et si j'avais cru vous déplaire, en me présentant à ce directeur, je serais restée chez moi.

— Vous auriez eu grand tort, dit vivement Robert qui voyait que Violette avait les larmes aux yeux. Croyez, je vous en prie que je suis heureux de votre triomphe. Si je ne parais pas aussi joyeux que je devrais l'être, c'est que j'avais rêvé pour vous un autre bonheur… moins éclatant, mais plus durable que la gloire artistique.

— Oui, je le sais… vous rêviez de me rendre tout ce que j'ai perdu… un nom, une famille, une mère peut-être… hélas ! c'était un rêve… vous n'auriez pas réussi… et je me serais reproché de vous laisser vous engager dans une pareille entreprise. Encore si j'avais pu vous fournir quelques renseignements utiles… mais que faire des souvenirs confus qui me sont restés de mon passé ?… et pourtant, je dois convenir que, hier, après vous avoir quitté, ma mémoire s'est réveillée tout à coup sur un point… un seul. Je me suis rappelé ce petit nom qu'on me donnait dans ma première enfance et que j'avais, vous le savez, complètement oublié.

« Et ce réveil de ma mémoire s'est produit par hasard, continua Violette. Figurez-vous qu'en traversant le jardin des Tuileries, après vous avoir quitté, je suis tombée au milieu d'une bande de fillettes qui jouaient aux quatre coins sous les arbres. J'adore les enfants, et je me suis arrêtée à les regarder. Il y en avait une qui ne réussissait jamais à attraper un coin. Les autres se moquaient d'elle et l'appelaient à chaque instant par son nom pour la narguer.

— Eh bien ! demanda Robert, impatient de savoir la suite.

— Eh bien, mon ami, ce nom, c'est celui que me donnait ma mère. Comment l'avais-je oublié ?… Comment m'est-il revenu tout à coup ?… Sans doute parce que personne ne l'avait prononcé devant moi depuis mon enfance. Il est vrai qu'il n'est plus à la mode et que peu de femmes le portent.

— Et ce nom, c'est…

— Simone. Il n'est ni joli, ni harmonieux, n'est-ce pas ?

— Simone ! répéta Bécherel, surpris et encore plus ému.

Il se souvenait, lui aussi. Ce nom, il en avait entendu la dernière syllabe, alors qu'il écoutait, à travers une porte bardée de fer, les douloureux appels de la victime de Marcandier. Le son de cette finale sourde lui était resté dans l'oreille. Il s'étonnait maintenant de ne pas avoir deviné le commencement du mot. Et ce mot troqué, il venait de le retrouver, incomplètement tracé sur le papier qui enveloppait la pomme lancée du grenier.

Son premier mouvement fut de tirer ce papier de la poche où il l'avait serré et de le montrer à Violette, mais il se dit aussitôt qu'il serait toujours du temps de l'exhiber quand il serait mieux renseigné.

— Qu'avez-vous donc ? lui demanda-t-elle, très étonnée de le voir laisser inachevé un geste qu'elle avait très bien remarqué.

— Rien, balbutia Robert. Il me semble avoir déjà entendu ce nom-là.

— Vous l'aurez lu dans les œuvres d'Alfred de Musset. Un des plus jolis contes en vers qu'il ait écrits est intitulé : Simone. Ne vous étonnez pas que je connaisse Musset. Mme Valbert avait ses œuvres complètes dans sa bibliothèque et je les ai dévorées. J'ai eu tort, je le sais, dit Violette.

Robert ne songeait guère à lui reprocher d'avoir là des livres qui n'ont point été écrits pour les jeunes filles. Robert se demandait s'il allait lui raconter son voyage d'exploration autour de la maison Marcandier et les découvertes qu'il avait faites. Au premier abord, il semblait tout naturel qu'il ne lui cachât pas cette aventure, mais il lui suffit de réfléchir un instant pour apercevoir les inconvénients d'une confidence prématurée.

Le premier de tous c'était de troubler l'esprit de Violette, au moment où elle avait besoin de calme pour se préparer à subir la grande épreuve de ses débuts à la scène. Puisqu'elle était décidée à entrer au théâtre, il fallait qu'elle fît tout pour y réussir. Dès lors, à quoi bon lui donner, d'un autre côté, des espérances qui probablement ne se réaliseraient pas ?

L'analogie du nom de Simone avec le son des plaintes de la prisonnière et avec le sens incomplet des caractères qu'elle avait tracés n'était peut-être qu'une coïncidence fortuite et tout restait à faire pour éclaircir le mystère du grenier. Quelle était cette prisonnière et comment arriver jusqu'à elle ?

Robert avait conçu un projet dont le succès était très incertain, et pour le mettre à exécution, Violette ne pouvait lui être d'aucun secours. Ce n'est pas l'affaire d'une jeune fille de se promener, la nuit, sur un toit, au risque de se rompre le cou, sans parler des autres dangers qu'elle courrait en prenant part à une campagne contre les persécuteurs d'une inconnue. Pour rien au monde Robert n'aurait consenti à l'y exposer et si elle ne devait pas s'associer à ces opérations, mieux valait qu'elle les ignorât.

Pourquoi lui causer une fausse joie en lui montrant la possibilité de retrouver ses parents, alors que, sur ce point, il en était encore à de simples conjectures ? Quand il aurait recueilli des indices sérieux et surtout quand il serait parvenu à entrer en communication avec la séquestrée, il parlerait à Violette de ses découvertes. En attendant, mieux valait se taire.

Ainsi fit Bécherel, et Violette, qui ne pouvait pas lire dans ses pensées, reprit, sans chercher à s'expliquer son silence :

— Oui, j'ai eu le tort de lire des livres défendus et quelques autres torts qui n'étaient pas beaucoup plus graves, mais je les ai bien expiés, hier, à Saint-Mandé.

— Comment cela ? demanda Robert, très satisfait d'une diversion qui le dispensait de se prononcer.

— À Saint-Mandé… au pensionnat. Vous savez qu'en vous quittant, je suis allée voir Mme Valbert. Eh bien ! elle m'a reçue très froidement et quand j'ai essayé de lui apprendre pourquoi et comment je suis sortie de la maison de la rue du Rocher, elle m'a coupé la parole en me déclarant qu'elle savait tout, que j'étais très coupable et qu'elle entendait ne plus jamais s'occuper de moi. Mme de Malvoisine m'avait devancée. Qu'a-t-elle pu dire contre moi ? Je l'ignore.

— Des mensonges… des calomnies. Vous deviez vous y attendre. Heureusement, vous n'avez plus besoin de cette dame Valbert.

— Non, sans doute ; mais je m'étais attachée à elle et je souffre beaucoup d'avoir perdu son estime. Je suis revenue navrée et j'ai pleuré longtemps. Il n'a pas fallu moins que la lettre de M. de Mornac pour me remettre le cœur.

— Mais vous êtes toujours décidée à entrer au théâtre ?

— Pourquoi y renoncerais-je ? Le mal est fait maintenant. Me voilà déclassée. Je n'ai plus d'amis.

— Il vous en reste un.

— Vous, je le sais. J'espère aussi que M. de Mornac ne m'abandonnera pas. Et j'ai pour moi ma conscience. Je l'ai interrogée, après la triste déconvenue que je viens de vous raconter, et elle ne me reproche rien. Si j'avais une mère, je pourrais, sans rougir, lui raconter toute ma vie et lui confier toutes mes pensées.

— Une mère, répéta Bécherel très ému. Avez-vous renoncé à l'espoir de revoir la vôtre ?

— Hélas, oui. Mon petit nom, que je me suis rappelé, n'est pas un indice suffisant pour retrouver la trace de celle que j'ai perdue et que j'aurais tant aimée. Il faudrait que Dieu fit un miracle.

— Mais… s'il le faisait ?

— S'il me rendait ma mère, je ne vivrais plus que pour elle.

— Et vous ne regretteriez pas les succès qui vous attendent au théâtre ?… les applaudissements ?… la gloire ?…

— Je ne regretterais rien, mon ami. Mais quel plaisir trouvez-vous à me parler d'un bonheur qui ne se réalisera jamais ? J'ai besoin de courage et de sang-froid dans la position où je me trouve. Je n'en sortirais pas, si je me laissais aller à caresser des chimères décevantes. Je vous en supplie, ne m'y poussez pas.

— Vous avez raison. Ce bonheur que je rêve pour vous, c'est à moi de vous l'assurer, et j'y parviendrai peut-être.

— Prenez garde, mon ami. En vous écoutant, je pourrais croire…

— Croyez que je ferai tout pour découvrir le secret de votre naissance. Je ne puis, ni ne veux vous en dire davantage. Et, à mon tour, je vous demande en grâce de ne pas m'interroger. Oubliez que j'entrevois une chance de succès et ne songez plus qu'à vos débuts. Quand devez-vous revoir le directeur des Fantaisies Lyriques ?

— Demain matin. On m'a distribué mon rôle. Je vais apprendre cette nuit les paroles, et je répéterai demain. Les autres artistes savent le leur, et M. Cochard compte que la première représentation aura lieu dans trois semaines.

— Vous aurez bien peu de temps à me donner, dit tristement Robert.

— Oh ! je trouverai bien le moyen de vous voir tous les jours, s'écria Violette. Si vous y tenez, ajouta-t-elle en souriant.

— Vous n'en doutez pas, j'espère.

— J'en soute si peu que nous allons convenir de nous rencontrer ici, chaque jour, à cinq heures, quand je reviendrai de mon théâtre.

— J'arriverai, mademoiselle, à cinq heures moins un quart.

— Appelez-moi Violette.

— Non… Simone… à condition que vous m'appellerez ; Robert.

— Oh ! je veux bien. Simone !… oui, c'est mon nom… j'en suis sûre maintenant… mais je resterai Violette pour tout le monde, excepté pour vous. À présent, partez, mon ami. Il faut que j'étudie.

Robert prit la main que la jeune fille lui tendait et elle ne la retira pas quand il y mit un baiser. Il s'en alla, le cœur pris et la tête en feu. Mais il n'hésitait plus à ouvrir une campagne contre les ennemis de Violette et il se jurait à lui-même de mener à fin la hasardeuse entreprise où il allait s'engager.

Chapitre 5

Robert de Bécherel ne s'était pas trompé. Mme de Malvoisine et Mlle Herminie l'avaient parfaitement vu, du haut du perron de leur hôtel, au moment où elles allaient monter dans leur victoria.

C'était l'heure où elles sortaient en voiture, pour peu qu'il fit beau et, comme ce jour-là, le temps était superbe, elles n'avaient garde de manquer cette occasion de se produire aux yeux du tout-Paris qui fréquente les Champs-Élysées. Les femmes qui ne sont pas du vrai monde tiennent à le connaître au moins de vue et ne perdent jamais l'espoir de s'y glisser. C'était le cas de la comtesse de la rue du Rocher, et tous ses efforts tendaient à prendre pied dans cette société parisienne où, quoi qu'on en dise, on n'entre pas en prouvant qu'on est très riche. De plus millionnaires que Mme de Malvoisine sont restées à la porte et sa persévérance n'avait pas encore été récompensée.

Elle était bien arrivée à côtoyer les grandes mondaines aux premières représentations, aux fêtes de charité, aux expositions des cercles, mais elle n'avait jamais pu parvenir à être reçue dans un salon bien posé, et le sien n'était fréquenté que par des hommes de plaisir et par des déclassées.

Ce n'était pas que son passé fût trop connu. Peu de gens étaient aussi bien informés que le colonel de Mornac sur les antécédents de la dame, mais personne ne prenait au sérieux son titre de comtesse ; on soupçonnait que sa prétendue pupille était sa fille, et l'oncle à succession ne se montrant jamais, quelques-uns en étaient venus à douter de son existence. Mais on ne doutait pas que Mlle des Andrieux fût un beau parti, car les prétendants qui s'étaient renseignés chez le notaire de la comtesse savaient que la belle Herminie apporterait à l'époux de son choix quatre cent mille francs de dot, sans compter de magnifiques espérances.

Et pourtant, Herminie allait bientôt coiffer sainte Catherine, quoiqu'il n'eût tenu qu'à elle de se très bien marier, en dépit des nuages qui enveloppaient sa naissance et l'origine de la fortune de sa mère d'adoption. C'était sa faute. Elle rêvait un mariage qui lui ouvrirait un monde fermé pour elle et, de plus, elle voulait que son mari lui plût. Mme de Malvoisine, fatiguée d'attendre, aurait volontiers rabattu quelque chose de ses prétentions, pour caser sa pupille. Herminie était intraitable. Et, ce jour-là, à la suite de dissentiments, ravivés par un récent mécompte, elles étaient, l'une et l'autre, d'assez mauvaise humeur.

La victoria qui les emportait roulait déjà sur la grande avenue des Champs-Élysées et elles n'avaient pas encore échangé dix paroles : une victoria fort bien tenue, attelée de deux superbes bais bruns, conduite par un cocher majestueux et armoriée à profusion. Il y avait des couronnes comtales jusque sur les harnais.

On les regardait beaucoup, et elles avaient déjà recueilli en passant bon nombre de saluts, mais pas un qui les flattât, car les messieurs qui les leur adressaient étaient beaucoup plus connus à la Bourse qu'au Jockey-Club. Les grandes dames qui les rencontraient sur ce chemin à la mode faisaient semblant de ne pas les voir, et les horizontales n'osaient pas leur sourire, quoique, pour la plupart, elles sussent fort bien à quoi s'en tenir sur leur compte.

Cet isolement au milieu de la foule élégante n'était pas fait pour rasséréner Herminie. Sa mine grognonne disait assez que cette promenade en tête-à-tête avec la comtesse n'était pas de son goût.

— Tu as l'air lugubre, commença Mme de Malvoisine. À quoi penses-tu ?

— Si je vous le disais, vous ne comprendriez pas, répondit d'un ton sec Mlle des Andrieux.

— Dis toujours.

— Je pense que je voudrais être à la place de cette fillette qui nous poursuit pour nous vendre un bouquet.

— Perds-tu l'esprit ?

— Non, je parle sérieusement. Elle est en haillons et elle ne dînera peut-être pas ce soir, mais elle est libre comme une fauvette, elle va où il lui plaît, elle aime qui elle veut et personne ne se moque d'elle.

— Et qui donc se moque de toi ?

— Tout le monde… et pas de moi seulement… de nous. Oh ! ne faites pas l'étonnée. Vous vous en apercevez bien. Le landau de la marquise de Charmière vient de dépasser notre victoria…

— Eh bien ?

— L'autre jour, à la vente au profit de l'œuvre des Enfants abandonnés dont elle est dame patronnesse, vous lui avez payé, devant moi, vingt-cinq louis, une pelote à épingles, et elle vous a comblée de remerciements. Eh bien, tout à l'heure, elle a tourné la tête pour ne pas être obligée de nous reconnaître.

— Elle ne nous a pas vues.

— Oh ! que si ! mais il ne lui convient pas de nous saluer publiquement. Et tenez !… voilà Claudine Rissler et Coralie de Baranos qui passent en nous riant au nez. Les drôlesses elles-mêmes se permettent de nous narguer.

Herminie connaissait par leurs noms toutes les filles à la mode et ne se privait pas de copier leurs toilettes.

— De quoi vas-tu t'inquiéter ? murmura la comtesse, assez vexée. Et qu'as-tu donc aujourd'hui à trouver tout mauvais ?

— J'en ai assez de la vie que je mène, répliqua brutalement Herminie.

— Tu n'as cependant pas sujet de te plaindre. Je te laisse te gouverner à ta fantaisie. Ton oncle me l'a souvent reproché. Et si tu es encore demoiselle, c'est que tu es trop difficile.

— Vous trouvez… moi je trouve que je ne le suis pas encore assez. Vous ne m'avez jamais présenté que des parvenus qui me dégoûtent. Je veux un gentilhomme et je l'aurai.

— On t'en a amené un avant-hier et tu n'as pas su le retenir. Du reste, il ne vaut pas que tu le regrettes, ce petit hobereau de Bretagne. Il n'a même pas un titre à t'offrir. Si tu l'épousais, tu ne serais seulement pas baronne.

— Oh ! pour ce qu'il en coûte à Paris de se faire comtesse !… et, d'ailleurs, peu m'importe qu'il soit titré ou non. Il me plaît tel qu'il est.

— Reste à savoir si tu lui plais, et j'en doute. Il n'avait d'yeux chez moi que pour Violette et, depuis que je l'ai chassée, il a dû la revoir. Je parierais qu'il allait chez elle quand nous l'avons aperçu dans la rue du Rocher.

— C'est impossible. Je l'empêcherai bien d'y retourner.

— Alors, décidément, tu t'es éprise de ce garçon ?

— Oui, répliqua sans tergiverser Mlle des Andrieux, et j'ai juré qu'il m'épousera.

— Je voudrais bien savoir comment tu t'y prendras pour l'y forcer…

— Vous verrez.

— Et je trouve assez étrange que tu ne m'aies pas encore fait part de cette belle résolution. J'espère du moins que tu ne pousseras pas les choses plus loin sans consulter ton oncle.

— Mon oncle ! vous savez bien qu'il fait tout ce que je veux. Quand revient-il ?

— Quand il aura terminé les affaires qui l'ont appelé à Marseille… dans quinze jours ou trois semaines.

— Je n'attendrai pas son retour pour débarrasser M. de Bécherel de cette mijaurée de Violette. Marcandier m'y aidera.

— Marcandier ? répéta la comtesse, ébahie.

— Parfaitement. Il est homme de ressources. Il trouver a bien un moyen de couper court aux intrigues de cette coureuse de cachet.

— Quelle idée bizarre ! Marcandier nous est très dévoué… à ton oncle surtout… et il est très habile en affaires… mais celle-là sort de sa spécialité.

— J'ai mes raisons pour l'y employer. Et tout de suite. C'est chez lui que nous allons en ce moment.

— Comment ?

— Oui. Avant de monter en voiture j'ai dit à votre cocher de nous conduire rue Mozart. Il est quatre heures. Marcandier rentre après la Bourse. Nous sommes sûres de le trouver.

— Bon ! mais que vas-tu lui demander ?

— Vous m'entendrez. Je parlerai devant vous.

Mme de Malvoisine ne résistait jamais aux volontés d'Herminie. Elle se tut et l'entretien cessa au moment où la victoria, arrivée à la place de l'Étoile, tournait par l'avenue d'Eylau.

Elle était édifiante, cette conversation entre une mère coupable et sa fille naturelle. Si Robert de Bécherel avait pu l'écouter, il eût été complètement fixé sur la valeur morale de ces dames de la rue du Rocher, mais il aurait aussi compris à quels dangers il s'exposait en s'attachant à Violette.

C'était la guerre, une guerre sans trêve et sans merci, que la tendre Herminie déclarait sa rivale et à lui par contrecoup ; et cette amoureuse sans scrupules allait recruter un redoutable auxiliaire en la personne de Rubis-sur-l'ongle qui était la créature et l'âme damnée de ce prétendu oncle dont les millions devaient revenir un jour à la soi disant pupille de la comtesse.

Sans doute, Robert n'aurait pas reculé, mais du moins il aurait pu se préparer à soutenir sans trop de désavantage cette lutte inégale. Et il était loin de s'attendre aux malheurs qui menaçaient la pauvre Violette, car en ce moment même, il se félicitait d'avoir conclu avec elle un traité d'alliance.

Le colonel de Mornac, moins intéressé que son jeune ami dans cette cause sentimentale, aurait, s'il eût été là, étudié avec curiosité les effets de l'éducation qu'avait reçue d'une ex-modiste, passée demi-mondaine, une fille assez peu douée. Élevée par une bonne bourgeoise, Herminie n'aurait pas tourné autrement que les demoiselles de cette classe respectable. Elle n'aurait pas rêvé de grandeur et elle se serait mariée à quelque honnête négociant qu'elle n'aurait peut-être pas trompé.

Mais d'abord, on lui avait appris, dès sa plus tendre enfance, à vénérer l'argent. Ses premières étrennes avaient été des louis. L'oncle, le fameux oncle, la comblait de cadeaux mal choisis, mais il ne s'était jamais occupé de former son cœur ni de redresser son esprit. La fausse comtesse, pas davantage. Aussi, le fruit de cette union interlope s'était-il promptement gâté.

Herminie, accoutumée de bonne heure à ne prendre conseil de personne, avait passé ses premières années à tyranniser ceux qui l'entouraient, sa mère aussi bien que ses domestiques. Il lui fallait des souffre-douleurs. Au pensionnat de Saint-Mandé, elle n'avait fait que s'infatuer davantage de sa beauté et de l'opulence de ses parents, mais avait fini par y voir clair dans sa situation.

Elle s'était aperçue que la richesse n'est pas tout et que sa naissance lui fermait certaines portes qui s'ouvraient pour des jeunes filles moins bien dotées qu'elle. Et une fois rentrée chez sa mère, elle n'avait pas tardé à deviner toute la vérité.

D'autres, à sa place, auraient plaint cette mère déraillée et se seraient attachées à ce père qui cachait sa paternité pour des motifs qu'elle n'avait pas à juger. Herminie méprisait Mme de Malvoisine qu'elle seule aurait dû respecter ; elle ménageait sn soi-disant oncle, parce que son avenir dépendait de ce millionnaire, mais elle n'avait pour lui qu'une très mince affection et elle s'accommodait fort bien de ne le voir qu'à d'assez rares intervalles.

Et c'est en vivant dans le salon de la fausse comtesse qu'elle s'était juré d'en sortir par un mariage qui la bombarderait femme du vrai monde. C'est le rêve éternel de toutes les déclassées ; et pas plus que les drôlesses enrichies par l'inconduite, Herminie, tarée par son origine, ne comprenait que ces mariages-là abaissent l'homme qui les fait et ne relèvent pas sa femme.

Il fallait à cette bâtarde un fils de famille noble et les prétendants de cette catégorie ne fréquentaient pas le salon de la rue du Rocher. Robert de Bécherel y était venu, par hasard ; son nom lui avait plus et elle le trouvait charmant. Elle avait décidé, séance tenante, qu'elle l'épouserait et elle n'en voulait pas démordre. Il lui paraissait tout à fait superflu de s'assure préalablement du consentement de Robert, car elle n'admettait pas qu'un jeune homme presque pauvre pût refuser une grosse fortune apportée par une belle personne.

Le seul obstacle qu'elle aperçut au mariage de ses rêves, c'était Violette et cet obstacle, elle se faisait fort de le supprimer promptement, avec l'aide du complaisant Marcandier, toujours prêt à servir les mauvaise causes ; pourvu qu'il y trouvât son avantage.

Si M. de Bécherel avait un caprice pour cette gagiste, on le lui ferait passer et tout serait dit. Il suffirait probablement de la calomnier, mais, s'il le fallait, on emploierait les grands moyens. On la réduirait à la misère en l'empêchant de gagner sa vie et alors, on lui enverrait un monsieur riche qui n'aurait pas de peine à la séduire en lui proposant de l'entretenir sur un bon pied. Robert, lâché pour ce capitaliste, se dégoûterait d'elle, et Mlle des Andrieux aurait le champ libre pour procéder de la même façon avec cet amoureux récalcitrant. Il ne s'agissait que de le mettre dans des embarras d'argent d'où il ne pourrait sortir qu'en épousant une héritière.

Ce serait le mariage forcé, mais peu importait à Herminie, pourvu qu'elle eût le droit de s'appeler Mme de Bécherel. Elle se ferait aimer plus tard… après la noce. C'était, au fond, le moindre de ses soucis. Elle voulait un mari décoratif. Le reste la touchait médiocrement. Animée de ces louables intentions et décidée à tout faire pour en venir à ses fins, elle ne pouvait pas mieux s'adresser qu'à Marcandier. La comtesse n'avait pas voix au chapitre, mais il fallait compter avec l'oncle à succession ; et Marcandier, seul, avait quelque influence sur ce personnage qui restait volontairement dans la coulisse, mais qui tenait entre ses mains les destinées financières d'Herminie.

La victoria filait grand train. Les deux bais bruns avaient brûlé le pavé de l'avenue d'Eylau et descendait déjà la pente assez raide de la rue Mozart. Ces dames, du joli petit hôtel que l'heureux spéculateur s'était fait bâtir à l'angle de la rue de la Cure et qui s'avance comme un cap entre les deux vies. Il l'avait payé, suivant sa coutume, rubis sur l'ongle, et il y menait une existence appropriée à ses goûts, qui n'étaient pas précisément ceux d'un bon bourgeois.

— Je savais bien que nous le trouverions chez lui, dit Herminie, rompant enfin un silence qui commençait à inquiéter Mme de Malvoisine. Le voyez-vous, accoudé sur la balustrade de sa terrasse et fumant son cigare ?

Cette terrasse, ingénieusement placée avant de l'hôtel, faisait corps avec la construction et communiquait de plain-pied avec le salon du rez-de-chaussée surélevé. Elle était garnie d'arbustes en caisse et elle avait très bon air.

— Je le vois, murmura la comtesse. Il n'est pas seul.

— Non. Il y a Julia Pannetier, des Fantaisies Lyriques. Il est avec elle depuis un an. Herminie était fort au courant des liaisons des actrices, et la vie privée de Marcandier n'avait pas de secrets pour elle.

— Nous allons le gêner, reprit Mme de Malvoisine.

— Mais non. Il la renverra, voilà tout. Il ne se gêne pas avec ces demoiselles, et il a raison, puisqu'il le paie.

Ce langage, dans la bouche d'une jeune fille à marier, aurait révolté une autre mère, mais Herminie y avait accoutumé la sienne et la comtesse se contenta de hausser les épaules.

— Tenez ! continua Mlle des Andrieux, il nous a aperçues et voilà Julia qui déguerpit. Marcandier ne fait que son devoir en la renvoyant. Il a trop d'obligations à mon oncle pour se permettre de ne pas nous recevoir.

— Ton oncle lui en a aussi quelques-unes, dit à demi-voix la Malvoisine.

Herminie ne releva pas cette assertion. La victoria venait de s'arrêter devant une petite porte percée dans le soubassement de l'hôtel, sur la rue Mozart, et Marcandier était déjà là pour aider ces dames à descendre de voiture.

— Bonjour, mon cher ! lui dit cavalièrement Herminie. C'est moi qui ai décidé maman à venir vous voir. J'ai à vous parler de choses sérieuses.

— Je vous attendais presque, répondit en souriant l'usurier. Veuillez entrer.

La comtesse passa la première et sa fille, dans le vestibule, trouva le moyen de demander tout bas :

— Julia va bien ?

— Elle se porte à merveille, mais elle a des ennuis, murmura Marcandier.

Il les conduisit au premier étage, dans le salon contigu à la terrasse, et il les fit asseoir sur un large divan d'où on voyait, par une porte-fenêtre, toute la partie supérieure de la rue Mozart.

— Quel bon vent vous amène, chère madame ?

Cette question s'adressait à Mme de Malvoisine qui grommela :

— Herminie va vous le dire. Moi, je n'en sais rien.

— Je viens vous raconter mes affaires, dit Mlle des Andrieux, vous consulter et réclamer votre appui.

— Trop heureux de vous servir. De quoi s'agit-il ?

— De mon mariage.

— Bon ! je crois que je devine. Gustave Pitou m'a renseigné. Et j'ai vu le jeune homme.

— M. de Bécherel ?

— En personne. Il m'a même fait l'honneur de m'emprunter dix mille francs.

— Eh bien ! qu'en pensez-vous ?

— Qu'il vous conviendrait parfaitement. Mais il ne m'a pas paru disposé à en finir avec la vie de garçon.

— C'est précisément ce à quoi je voudrais l'amener.

— Ce ne sera pas très facile, mais on peut essayer. Le moment est bon. Endetté vis-à-vis de moi et congédié par Lafitte dont il était le secrétaire particulier, il n'a pas le sou.

— Alors, comment pouvez-vous dire que ce garçon convient à ma fille ! s'écria la comtesse. Nous ne tenons pas à la fortune, mais nous ne voulons pas d'un meurt-de-faim.

— Pardon ! il n'en est pas là. J'ai pris des informations dans son pays. Il a de bonnes terres en Bretagne et il appartient à une des familles les plus anciennes et les plus considérées de sa province. Sa femme serait reçue d'emblée partout… même au faubourg Saint-Germain…

— C'est fort bien, répliqua Mme de Malvoisine, avec humeur. Mais oseriez-vous affirmer que l'oncle d'Herminie l'approuverait d'épouser ce gentillâtre ?

— J'affirme, chère madame, que Léon ne s'y opposerait pas… surtout s'il savait que M.de Bécherel plaît à sa nièce, répondit Marcandier. Vous riez, mademoiselle ?

— Je ne peux pas m'empêcher de rire quand je vous entends appeler mon oncle : Léon, dit Herminie. Les petits noms ne vont bien qu'aux jeunes… et la preuve, c'est que maman l'appelle : monsieur Morgan… gros comme le bras.

— Affaire d'habitude, mademoiselle, reprit Marcandier. Votre oncle et moi nous nous sommes connus à un âge et dans des circonstances où on ne se sert pas, entre amis, de formules cérémonieuses. Nous avons continué à nous tutoyer : je lui dis : Léon, et il me dit : Pierre, comme au temps où j'étais second à bord de son brick : le Vautour.

— Avez-vous de ses nouvelles ? interrompit la comtesse.

— J'en ai reçu ce matin. Il va bien. Il sera ici dans quinze jours et il me parle justement de mademoiselle. Il voudrait la voir mariée cette année. Il prétend qu'il vieillit et qu'il n'a pas le temps d'attendre.

— Donc, j'ai raison de vouloir épouser M. de Bécherel, conclut Herminie.

— C'est mon avis, appuya Marcandier. Et je ferai de mon mieux, mademoiselle, pour amener à vos pieds ce beau gentilhomme. Seulement, qui veut la fin, veut les moyens. J'ai un plan. Me donnerez-vous carte blanche pour l'exécuter ?

— Avec joie !

— Alors, veuillez m'écouter. D'abord, je tiens le jeune homme par un billet qu'il m'a souscrit et que je puis lui présenter demain, car il l'a signé en blanc. Évidemment, il ne serait pas en mesure de le rembourser, car il n'attend pas l'échéance avant trois mois et il lui faudrait du temps pour emprunter sur hypothèque. Il dépend donc de moi de le mettre dans le plus grand embarras en le faisant poursuivre à outrance. Mais cette persécution ne me mènerait pas très loin.

— Et elle aurait l'inconvénient de l'irriter contre moi, s'il venait à savoir que vous me connaissez.

— Il le sait déjà, car je lui ai parlé de vous, lorsqu'il est venu me voir, rue Rodier. Naturellement, je lui ai fait votre éloge.

— Et lui, qu'a-t-il dit de moi ?

— Rien. Il m'a paru qu'il cherchait à se dérober. Le mariage l'effarouche. Mais, pour en revenir à ma créance, je crois que je ferais bien de renoncer à m'en servir pour le mettre aux abois. Il trouverait de l'argent pour me payer. Sa mère lui en donnerait. Et d'ailleurs, il a des amis qui l'obligeraient volontiers… un entre autres que m'a signalé Gustave et avec lequel nous aurons maille à partir un jour ou l'autre… un certain colonel…

— Le colonel Mornac ! s'écria la comtesse. C'est un très galant homme et il honore mon salon, quand il y vient.

— Je ne dis pas le contraire, chère madame, mais il est contre nous, de toutes les façons. Je me suis déjà aperçu qu'il donne de mauvais conseils à M. de Bécherel. Pitou, que j'ai vu ce matin, m'a raconté que ce soldat rigide a poussé son protégé à rompre avec lui. Pitou… un ancien camarade… Et c'est fait… Ils sont brouillés. Mais le mal n'est pas là. Il est d'un autre côté auquel peut-être vous ne pensez pas. M. de Bécherel refuse de se laisser marier, parce qu'il est pris… par une blonde.

— Vous avez deviné cela ! s'écria Mlle des Andrieux. Mon cher Marcandier, vous êtes un grand homme.

— Je suis tout simplement un homme qui prend la peine de raisonner et de tirer la conclusion de ses raisonnements. Après avoir causé avec ce garçon, je me suis douté tout de suite qu'il y avait anguille sous roche. Depuis que je sais par Gustave comment il s'est comporté chez vous, je suis fixé… je connais l'anguille. Ce Breton naïf s'est toqué, à première vue, de votre musicienne. Il s'agit avant tout de le dégager d'une liaison dangereuse qui commence à peine. C'est sur cette créature qu'il faut frapper.

— Je l'ai mise à la porte, dit Mme de Malvoisine.

— Peut-être avez-vous eu tort. En la gardant, vous auriez pu la tenir en bride, tandis que, hors de chez vous, elle échappe à votre surveillance.

— Pas tant que vous croyez. C'est moi qui ai loué et meublé l'appartement qu'elle habite rue de Constantinople. J'ai même payé d'avance une année de loyer.

— Cette générosité… regrettable… ne vous confère pas le droit, chère madame, de contrôler sa conduite.

— Oh ! le concierge de la maison ne connaît que moi… et si je voulais faire donner congé à Mlle Violette, je n'aurais qu'à parler.

— Encore faudrait-il un prétexte.

— Le prétexte est tout trouvé, dit vivement Herminie. Elle reçoit M. de Bécherel, j'en suis sûre…

— Et on ne garde pas dans une maison honnête une jeune fille, seule, qui reçoit un homme chez elle. C'est juste. Mais quand on la reverrait, vous n'en seriez pas beaucoup plus avancée. Elle irait loger ailleurs et M. de Bécherel continuerait à aller la voir. Pour le détourner d'elle, il n'y a qu'un moyen, c'est de lui susciter un rival… non pas un jeune amoureux dont la concurrence ne ferait que l'exciter, mais un protecteur sérieux qui assurerait à cette pianiste une situation lucrative.

— J'ai eu la même idée que vous, dit en riant Mlle des Andrieux. Décidément, nous sommes faits pour nous entendre.

— Et nous nous entendons à merveille, appuya Marcandier. Eh bien, ce protecteur sérieux, nous l'avons sous la main et il jouera son rôle au naturel, car il en tient pour la petite.

— Galimas, le coulissier ?

— Justement. Il m'a parlé d'elle aujourd'hui à la Bourse, où… ceci entre parenthèse… il vient de faire un coup superbe après une mauvaise opération ; il a gagné le triple de ce qu'il avait perdu hier. Il ne regardera donc pas à sacrifier quelques milliers de lui pour satisfaire une fantaisie. Si solide que soit la vertu de votre ex-demoiselle de compagnie, je ne pense pas qu'elle résiste aux propositions d'un monsieur disposé à débourser une centaine de mille francs, pour frais de première installation.

— Il n'en faudra pas tant, dit méchamment Herminie.

— Pardon ! Violette s'estime très haut, et elle a raison. C'est un morceau de roi.

— Comment ! vous vantez ses mérites !

— Non, mais je suis obligé de les reconnaître. Et du reste, elle va très prochainement doubler de valeur.

— Qu'entendez-vous par ces paroles ?

— Ah ! voilà !… j'ai appris beaucoup de choses, depuis hier… une entre autres qui va fort vous surprendre.

— Cette fille aurait-elle fait un héritage ?… ou gagné le gros lot à quelque loterie, demanda dédaigneusement Herminie, qui pensait toujours à l'argent.

— Rien de tout cela. Elle va débuter au théâtre.

— Et c'est ce début que vous nous annoncez comme un heureux changement dans sa situation ! Je m'en réjouis, moi, qu'elle monte sur les planches. M. de Bécherel ne s'attachera pas à une cabotine.

— Hé ! hé !… le théâtre pose les femmes. Mais je parle surtout de Galimas. Il adore les actrices et il fera encore plus de folies pour Mlle Violette, quand il la verra en scène… admirée… applaudie.

— Quel conte nous débitez-vous là ! Vous ne me ferez pas croire que cette pécore a trouvé du jour au lendemain un engagement.

— C'est pourtant la vérité.

— Où cela ? aux Bouffes-du-Nord… ou à Belle-ville ?…

— Aux Fantaisies Lyriques.

— Comme figurante, alors ?

— Comme première chanteuse. Vous savez bien qu'elle a une voix superbe.

Herminie pinçait les lèvres et Mme de Malvoisine, qui ne paraissait pas plus contente que sa fille, dit sèchement :

— Elle ne chante pas mal, mais où donc le sot qui l'a engagée a-t-il pu l'entendre ?

— L'histoire est assez curieuse. Je viens de l'apprendre, par le plus grand des hasards. La voici : Vous connaissez ce vieux beau qu'on appelle M. de Mornac. Vous le recevez même.

— Oui… et je m'en flatte.

— Eh bien ! c'est à la prière de M. de Bécherel que ce ci-devant colonel a facilité à Mlle Violette l'exécution d'un projet qu'elle avait depuis longtemps, paraît-il, et que depuis son renvoi de chez vous elle a confié à son amoureux : Le directeur des Fantaisies Lyriques est un certain Cochard qui me devait de l'argent et qui allait faire faillite, lorsque M. de Mornac l'a commandité de cent mille francs. Vous saisissez ?

— Parfaitement, dit Herminie. Et cet imbécile compte sur Violette pour relever la fortune de son théâtre ?

— Il y compte si bien qu'elle va débuter dans quinze jours. Il va jouer sur ce début sa dernière carte. C'est lui-même qui me l'a dit, ce matin, après m'avoir rendu la somme que je lui avais prêtée. Il a oublié que j'ai un autre compte à régler avec lui et il lui en coûtera cher, pour m'avoir été désagréable, en…

— En congédiant votre amie, Julia Pannetier, interrompit Mlle des Andrieux, qui comprenait à demi-mot.

Elle était radieuse, cette excellente Herminie, d'apprendre que Marcandier avait un grief personnel contre le directeur qui venait d'engager Violette ; car elle devinait qu'elle aurait en lui un auxiliaire actif, puisqu'ils étaient aussi intéressés l'un que l'autre à empêcher Violette de réussir au théâtre.

— On ne peut rien vous cacher, mademoiselle, répondit en souriant Rubis-sur-l'ongle. Je connais depuis longtemps Julia Pannetier, je lui suis très attaché et elle vient d'être victime d'une intrigue de coulisses. On lui a fait un passe-droit dont Mlle Violette pourrait profiter. C'est vous dire que je ne souhaite pas le succès de cette débutante, inventée par un colonel en retraite.

— Pas plus que je ne le souhaite moi-même, dit vivement Mlle des Andrieux. Quand je pense qu'une véritable artiste comme Julia se voit forcée de céder la place à une chanteuse d'occasion !… c'est une injustice criante… et j'espère que cette Violette tombera comme elle le mérite… à plat.

— J'y ferai de mon mieux, je vous le promets. Et Julia m'aidera. Tout le monde est pour elle au théâtre… ses camarades, le chef d'orchestre, les auteurs… tout le monde, excepté cet affreux Cochard. Nous avons déjà dressé nos batteries pour la première représentation. Ce sera, je l'espère, un four complet.

— J'y serai. Maman louera une loge. Et j'aurai le plaisir d'entendre siffler cette péronnelle.

— Sans parler de celui de jouir de la confusion de M. de Bécherel qui e manquera pas de se trouver au premier rang des fauteuils. La chute de son amoureuse le dégrisera.

— J'y compte.

— Cette chute refroidira peut-être aussi Galimas, mais peu vous importe qu'il ne couvre pas d'or la débutante, pourvu que M. de Bécherel revienne de ses illusions.

— Et, quoi qu'il arrive, j'aurai le plaisir de me venger de Violette, conclut la douce Herminie.

— Mais… si elle allait réussir contre vos prévisions ? demanda tout à coup la comtesse qui ne s'associait qu'à demi aux espérances de sa fille.

— Impossible, chère madame, dit péremptoirement Marcandier. Nos mesures sont trop bien prises. Je ferai ma salle à l'avance… des chuteurs aux premières loges… des tapageurs aux troisièmes galeries. Je m'entendrai avec le chef de claque. Ses hommes applaudiront à contre-temps pour agacer les spectateurs payants. Je dépenserai dix mille francs, s'il le faut, mais la pièce n'ira pas jusqu'au bout.

— Vous oubliez, mon cher, que si vous avez intérêt à la faire tomber, le colonel a intérêt à la faire réussir, puisqu'il commandite le directeur. Lui non plus ne regarde pas à l'argent et il a, de plus que vous, beaucoup d'amis dans tous les mondes. Il les amènera et ils tiendront tête à vos cabaleurs payés.

— Eh bien, ce sera une belle lutte, dit gaiement Marcandier, mais je vous prédis que la cavalerie serra battue en la personne de ce ci-devant dragon qui se mêle de lancer des Divas inconnues. Julia connaît mieux que moi les dessous du théâtre et les manœuvres de coulisses. Elle pourrait vous dire que Mlle Violette sera sifflée, quand même elle aurait le talent de la Patti. On peut à la rigueur imposer une prima donna au public ; on ne l'impose pas aux autres artistes et tous ceux des Fantaisies se ligueront contre elle, ne fût-ce que pour être agréable à cette chère Julia, leur ancienne camarade.

— Ah ! comme je les comprends ! s'écria Mlle des Andrieux. Elle est charmante, cette jeune femme ; elle chante dans la perfection, et elle s'habille avec un goût !… je ne la rencontre jamais sans être tentée de lui demander l'adresse de son couturier.

— Je suis à même de vous la donner, dit Marcandier avec une grimace ironique. C'est moi qui paie les notes.

— Ne vous en plaignez pas, mon cher. Je suis sûre que bien des messieurs se chargeraient volontiers de les payer à votre place. Les hommes envient votre sort et les femmes conviennent que vous ne pouviez pas mieux choisir. Si je vous disais qu'un de mes regrets, c'est de ne pas connaître Mlle Pannetier. Pourquoi ne nous la présenteriez-vous pas ?

— Parce que… ce ne serait pas convenable, mademoiselle, répondit gravement Rubis-sur-l'ongle.

— Herminie ! s'écria la comtesse, en prenant son grand air de femme du monde.

— Eh bien, quoi ? demanda Mlle des Andrieux, sans se laisser intimider par l'attitude de sa respectable mère. Une artiste dramatique vaut bien les séparées, les divorcées et les veuves consolables que vous recevez chez vous.

Puis, s'adressant à Marcandier :

— L'occasion est bonne, mon cher. Julia est ici. Tout à l'heure vous étiez avec elle sur la terrasse. Voulez-vous que nous allions la chercher ?

Marcandier, au fond, était de l'avis d'Herminie qui tenait pour l'égalité des femmes, mais il hésitait, de peur de froisser les susceptibilités de la comtesse, quoiqu'il les trouvât ridicules. La question fut tranchée par Julia, qui s'était réfugiée dans le boudoir contigu au salon et qui n'avait pas perdu un mot de la conversation.

La timidité n'était pas son défaut, et, jugeant qu'elle pouvait se montrer, elle écarta la portière en soie du Japon, et elle avança la tête, en disant gaiement :

— Peut-on entrer ?

Herminie courut à elle, la prit par la main et l'amena devant Mme de Malvoisine qui suffoquait de colère. Cette Diva de quatrième ordre était vraiment une jolie fille ; une brune au teint mat, aux lèvres rouges, aux yeux noirs, agrandis au pinceau. Elle avait l'air hardi, le sourire engageant de la courtisane habituée à s'exhiber en public et ce fut sans aucun embarras qu'elle dit à Herminie :

— Merci, mademoiselle, pour tout le bien que vous pensez de moi et pour tout le mal que vous souhaitez à la Violette des Batignolles. Pierre vient de m'apprendre que cet âne de Cochard l'a engagée pour tenir mes rôles. Elle ne les tiendra pas longtemps. À nous deux, nous la renverrons courir le cachet.

Mme de Malvoisine, blessée dans sa dignité, tourna le dos à l'actrice et descendit sur la terrasse, dont la porte était restée ouverte. Marcandier alla l'y rejoindre pour la calmer et Julia resta en tête-à-tête avec l'héritière de l'oncle Léon.

— Excusez-la, dit Herminie, en parlant de sa mère ; elle est pleine de préjugés. Moi, je n'en ai pas et je ne demande qu'à être votre amie, madame.

— Oh ! je veux bien ! s'écria Julia Pannetier. Je vous aime déjà comme si nous avions joué la comédie ensemble. C'est dit ! nous sommes alliées contre cette pianiste crottée. Et vous verrez que vous ne regretterez pas de m'avoir mise dans votre jeu. Je ne suis qu'un irrégulière, mais j'ai plus d'expérience que vous et je pourrai, à l'occasion, vous donner des conseils utiles.

— Quand ce ne serait que pour m'apprendre à m'habiller.

— Vous êtes fort bien comme vous êtes. Mes toilettes ne vous conviendraient pas. Elles sont trop voyantes. Moi, je suis obligée de me faire remarquer pour plaire à Marcandier. Il tient à ce qu'on se retourne pour me voir quand je vais au Bois, dans son coupé. On sait qu'il est riche et que je suis avec lui. Je fais de la réclame à sa fortune. Les hommes sont bêtes.

— Pas tous, dit tout bas Herminie.

— Heureusement ! La vie serait trop ennuyeuse si on ne l'égayait pas un peu en se payant un caprice de temps en temps. Je n'ai jamais vu M. de Bécherel mais je suis sûre qu'il est charmant. D'abord, c'est un jeune, et j'exècre les vieux.

— Marcandier n'est pas vieux.

— Il est mûr, et c'est déjà trop pour moi. Mais que voulez-vous ! j'ai été bien contente de le rencontrer au début de ma carrière. Les commencements sont difficiles quand on n'est pas née avec des rentes. Vous qui pouvez choisir, croyez-moi, mademoiselle, n'épousez jamais qu'un garçon qui vous plaît.

— J'y suis très décidée… et c'est pour cela que je tiens à M. de Bécherel. Cette créature veut me le prendre…

— Elle n'y réussira pas. Et quand même il aurait pour elle une fantaisie, ce serait l'affaire de huit jours. Après la chute que nous lui préparons, il n'en voudra plus.

— Tombera-t-elle ?… entre nous, elle a une voix superbe.

— Il n'y a pas de talent qui tienne quand les camarades s'entendent pour faire manquer à une débutante ses répliques et ses entrées. Et je me charge de leur donner le mot d'ordre. Nous n'avons à craindre qu'un homme… le colonel Mornac. Ce troupier fourbu fait la pluie et le beau temps aux Fantaisies Lyriques.

— Et il soutiendra Violette, puisqu'il l'a imposée au directeur, mais… attendez donc ! dit Herminie qui faisait face à la rue Mozart ; ce monsieur à cheval qui vient là-bas…

— Oui… de loin, il ressemble au vieux brisquard dont nous parlons.

— C'est lui ! je le reconnais et il nous a vues.

C'était bien le colonel Mornac qui descendait la rue Mozart, au pas d'un cheval alezan qu'il avait acheté tout récemment et qui faisait honneur à son maître, car c'était un superbe demi-sang.

Le colonel que Robert avait laissé recevant une visite, après le déjeuner, rue de la Boëtie, profitait du temps printanier pour essayer cette jolie bête et, après l'avoir travaillée dans les allées du bois, rentrait à Paris par Auteuil. C'était donc le hasard d'une promenade qui l'amenait rue Mozart et il ne s'attendait guère à y voir Mme de Malvoisine, mais il avait de bons yeux et il la reconnut de très loin, causant sur la terrasse d'un élégant hôtel particulier avec un monsieur qu'il ne connaissait pas.

Il ne s'étonna pas trop de rencontrer si loin de la rue du Rocher cette comtesse très répandue, mais, comme il était en belle humeur, il voulut se donner le malin plaisir de l'interviewer, afin de savoir ce qu'elle faisait là. Il dirigea donc son cheval vers le jardinet suspendu où elle se tenait et il la salua, selon les règles de la vieille équitation française, en se dressant un peu sur ses étriers et en arrondissant le bras pour soulever légèrement son chapeau. Il fit même, pour plus de courtoisie, exécuter une courbette à l'alezan, avant de l'arrêter sous la balustrade où s'accoudait la mère d'Herminie.

Mme de Malvoisine n'avait pas les mêmes raisons que sa fille pour détester M. de Mornac. Au contraire, elle le trouvait charmant, ayant toujours eu un faible pour les militaires, et si le colonel se fût avisé de lui faire la cour, elle ne lui aurait probablement pas été cruelle ; car elle admirait sa haute taille, son air martial et il lui plaisait surtout en sa qualité d'homme du vrai monde. Elle était fière de le recevoir chez elle où ses pareils ne venaient guère. Elle n'eut donc garde de quitter la place, quand il s'approcha, et au lieu de battre en retraite dans le salon, elle s'avança pour lui sourire.

Marcandier connaissait le colonel pour l'avoir rencontré au théâtre. Et Marcandier n'était pas fâché du tout de l'occasion qui s'offrait à lui de s'aboucher avec ce défenseur de Violette et de savoir à quelle espèce d'homme les ennemis de la débutante allaient avoir affaire. Il resta donc aussi, mais il se tint sur la réserve comptant bien que la loquace comtesse allait se charger de faire parler M. de Mornac.

— Bonjour, chère madame, commença le colonel. Je ne m'attendais guère à la bonne fortune de vous trouver aujourd'hui sur mon chemin.

— Je suis venue voir un vieil ami à moi, dit la comtesse, en regardant Marcandier, qui s'inclina sans mot dire.

Elle s'abstint de le nommer, parce qu'elle ne se souciait pas de mettre le colonel en relations avec le principal agent du mystérieux oncle d'Herminie et aussi parce qu'elle ne jugeait pas que l'usurier méritât cet honneur. Et, pour d'autres raisons, Marcandier lui sut gré de ne pas le présenter. Il voulait bien diriger les opérations contre la protégée de M. de Mornac, mais il ne tenait pas à se mettre en avant.

— Que devenez-vous donc, mon cher colonel ? reprit Mme de Malvoisine ; et que vous avons-nous fait, pour que vous ne vous montriez plus chez moi ? Hier soir encore, Mme de Carantoir se désolait de votre absence.

Mme de Carantoir était la veuve dont Mornac recherchait les bonnes grâces et il savait à quoi s'en tenir sur le chagrin de cette aimable personne qui avait bien voulu, ce jour-là précisément, lui faire une première visite.

— Que voulez-vous ! dit-il d'un air dégagé. On ne va pas toujours où l'on souhaiterait aller. J'ai passé ma soirée avec des gens graves qui m'ont fort ennuyé. J'aurais préféré voir de frais visages…

— Comme celui de Violette.

— Comme celui de Mlle des Andrieux, continua le colonel, sans relever l'interruption malicieuse de Mme de Malvoisine. Donnez-moi donc de ses nouvelles. Il y a trois jours que je ne l'ai vue et je m'en plains.

— Vraiment, monsieur ? dit une voix qui venait du fond de la terrasse.

En même temps, le profil de camée et les épaules sculpturales de la belle Herminie se montrèrent derrière la comtesse.

— Je ne me doutais pas que vous me regrettiez, continua ironiquement l'imposante jeune fille ; mais puisque vous voulez bien vous informer de moi, je puis, à mon tour, vous demander ce que devient cette petite qui a un nom de fleur… vous savez qui je veux dire ?

— Pas du tout, répondit le colonel avec un aplomb superlatif.

— Alors, interrogez M. de Bécherel. Il n'a pas oublié la Violette, lui… ah ! vous y êtes maintenant.

— Parfaitement, mademoiselle. Mais depuis la soirée à laquelle j'ai assisté chez Mme de Malvoisine, je n'ai pas rencontré la personne dont vous parlez.

— Vous n'ignorez pas du moins qu'elle va entrer aux Fantaisies Lyriques. C'est vous qui l'avez recommandée au directeur.

— Il l'a donc engagée ce matin ? C'est vous qui me l'apprenez. Tant mieux ! Je lui souhaite tout le succès qu'elle mérite.

— Moi, je lui souhaite une chute qu'elle n'aura pas volée… quand ce ne serait que pour la punir de prendre la place d'une artiste de talent… qui est mon amie.

— Je ne savais pas que vous aviez des amies au théâtre, dit M. de Mornac, toujours calme et railleur.

— Oui, monsieur, j'en ai une. Venez, ma chère Julia, que je vous présente le protecteur de votre remplaçante.

Mlle Pannetier qui, jusqu'alors, s'était tenue en arrière, ne se fit pas prier pour paraître. Elle arriva, le sourire aux lèvres, comme elle se serait avancée sur les planches, si le public des Fantaisies l'avait rappelée en scène, après un morceau brillant, et elle se mit à dévisager le colonel avec une rare impudence.

Mme de Malvoisine, rouge de colère et de honte, maudissait l'extravagance de sa fille qui prenait plaisir à se compromettre en se vantant de sa liaison avec une cabotine. Marcandier rongeait son frein et donnait à tous les diables Herminie qui lançait au colonel un défi intempestif en proclamant qu'elle était l'ennemie de Violette. Autant aurait valu avertir M. de Mornac qu'à eux tous, ils complotaient de faire siffler sa protégée. Il ne restait plus à cette sotte qu'à le mettre en cause, lui, personnellement, et elle n'y manqua pas.

— Allons, mon cher, dit-elle à l'usurier, défendez vos amies ! Apprenez à M. de Mornac que vous êtes très attaché à Julia et que vous ne souffrirez pas que son imbécile de directeur la sacrifie à une pianiste congédiée.

Cette interpellation inattendue acheva d'éclairer le colonel, et il se mit à regarder avec plus d'attention Marcandier qui ne se pressait pas d'obéir aux injonctions de Mlle des Andrieux.

Une fois lancée, Herminie ne s'arrêtait plus.

— Dites-lui donc aussi, reprit-elle, que M. de Bécherel est votre obligé ; qu'il ne tiendrait qu'à vous de lui être très désagréable, et que vous ne vous en priverez pas, si notre chère Julia est évincée par cette virtuose du pavé, bonne tout au plus à chanter dans les cours. Ce sera la paix ou la guerre, comme il lui plaira.

Marcandier aurait voulu être à cent pieds sous terre, mais il ne desserra pas les dents. Il se réservait de dire son fait à l'indiscrète Herminie, dès que le colonel ne serait plus là. Et le colonel ne le fit pas attendre, car il savait maintenant à quoi s'en tenir sur tous les adversaires de Violette et sur leurs projets.

— Chère madame, dit-il à la comtesse, je me reprocherais de vous retenir plus longtemps sur cette terrasse où vous finirez par vous enrhumer. Permettez donc que je vous quitte.

Et, sans attendre une réponse, il fit volter son cheval, le mit au grand trot, tourna par la rue de l'Assomption et fila vers le quai d'Auteuil. Il laissait sans regret ces malintentionnés des deux sexes se reprocher des torts dont chacun d'eux avait sa part. Il ne pensait qu'à avertir promptement Robert des méchants desseins qu'ils tramaient contre son amie. Il savait que Robert, en le quittant, après déjeuner, était allé rue de Constantinople, mais l'entrevue devait avoir pris fin et il pensa que le jeune homme était rentré chez lui. Il prit donc, toujours aux grandes allures, le chemin du faubourg Poissonnière.

Arrivé devant le numéro 29, une belle maison qui possédait une porte cochère, il entra dans la cour, confia son alezan à la garde d'un palefrenier qui se trouvait là, occupé à laver un coupé appartenant au locataire de l'appartement du premier étage et grimpa lestement à l'entresol.

Le groom Jeannie vint lui ouvrir, le reconnut pour l'avoir vu à Rennes chez Mme de Bécherel et, sans lui demander son nom, l'introduisit dans le fumoir où Robert lisait une lettre.

— Vous, ici, mon colonel ! s'écria Robert.

— Moi-même, mon garçon, et je n'y viens pas sans motif, dit M. de Mornac, en se campant à califourchon sur une chaise.

— Ah ! que je suis heureux de vous voir !

— Vrai ? Eh bien ! tu n'en as pas l'air, car tu pleures !… comment, à ton âge ! Ah ! ça, tu n'es donc décidément qu'une poule mouillée ?

— Non, mon colonel, je vous assure… c'est cette lettre…

— Une lettre de la petite, parbleu ! Elle t'écrit des choses touchantes. Ce n'est pas une raison pour larmoyer.

— Lisez, mon colonel.

— Je veux bien… et je vais lire tout haut. Ce sera pour toi une aggravation de peine assez méritée.

M. de Mornac commença d'une voix ferme :

« Robert, mon bien-aimé, mon unique enfant, tu m'as désolée en m'apprenant la faute que tu as commise. Je te remercie pourtant de ne pas me l'avoir cachée, car il m'eût encore plus cruel de connaître par M. Lafitte la triste vérité. Ta lettre heureusement m'est arrivée en même temps que la sienne.

« Je ne veux pas te gronder. Tu dois déjà avoir assez de chagrin. Ne te tourmente pas de la perte de cette somme. Je vais me la procurer et je te l'enverrai d'ici à très peu de jours. « L'argent n'est rien ; l'honneur est tout et j'espère que tu n'y as pas manqué. Mais, je t'en supplie, épargne-moi de nouvelles douleurs. J'ai déjà tant souffert. Aie pitié de ma vieillesse, et, puisque tu n'es pas assez sûr de résister aux entraînements de Paris, reviens près de moi. Tu seras reçu comme le fut l'enfant prodigue de la Bible.

— On ne tuera pas le veau gras, mais tous les chapons de vos fermiers y passeront, dit le colonel qui affectait de plaisanter pour dissimuler son émotion.

Il continua :

« Nous vivrons ensemble, et nous ne nous quitterons plus, jusqu'au jour où Dieu me rappellera à lui. Et tu ne regretteras pas les fausses joies de cette ville maudite qui m'a pris mon fils. Je sais qu'à ton âge, tu ne peux pas te contenter de l'existence que je mène à Rennes. Mais je t'ai trouvé une adorable jeune fille qui t'aime et qui est toute prête à t'épouser. Elle te rendra heureux, elle te donnera de beaux enfants que nous élèverons ensemble et elle t'apportera une magnifique fortune qui te permettra de satisfaire les goûts de dépenses que tu tiens de ton pauvre père.

« Dis-moi que tu consens et arrive bien vite. Ta fiancée t'attend. Tu as deviné de qui je parle.

— As-tu vraiment deviné ? demanda M. de Mornac.

— Oui, balbutia Robert. Il s'agit d'une demoiselle que j'ai vue l'été dernier.

— Mais tu es épris de Mlle Violette. Nous causerons de cela tout à l'heure. J'achève d'abord ma lecture.

« Si tu refusais, si tu restais sourd à mes prières, je te préviens, mon cher enfant, que je n'hésiterais pas. Je partirais pour Paris. Il y a bien une place pour moi dans ce petit appartement que j'ai pris tant de plaisir à arranger. Tu m'y recevrais, n'est-ce pas ? Et tu me laisserais te choyer comme aux jours de ton enfance. Mais tu ne voudras pas m'imposer un déplacement qui dérangerait toutes mes habitudes de provinciale. J'attends ta réponse avec confiance. Ton cœur te la dictera. Je ne veux te gêner en rien et je comprends que tu ne puisses pas partir au pied levé. Prends ton temps, mon Robert. Trois semaines, est-ce assez ?… Oui. Eh bien ! je t'attends avant la fin de mars ; tu arriveras avec le printemps.

« Ta mère qui t'aime plus que jamais. »

— Et plus que tu ne le mérites, dit le colonel, en passant sa main sur ses yeux qui se mouillaient malgré lui. Ah ! il y a un post-scriptum.

« Croirais-tu que cette pauvre Jeannette qui me sert depuis trente ans et qui t'a vu naître, m'a offert toutes ses économies ; en me voyant pleurer, elle avait compris que tu avais fait quelque sottise et que tu m'écrivais pour me demander de l'argent.

« Tout le monde t'adore ici. »

— Eh bien ? demanda M. de Mornac. Qu'est-ce que tu dis de ça, bel amoureux. Faut-il que j'envoie ton groom chercher un fiacre pour te conduire à la gare Montparnasse ?

— Ma mère elle-même n'exige pas que je parle immédiatement.

— Bon ! je te vois venir. Tu voudrais bien ne pas lui faire de la peine, mais tu ne voudrais pas abandonner Violette. Comment te tireras-tu de là ?

— J'attendrai que Violette ait réussi au théâtre où elle vient d'être engagée.

— J'en étais sûr et je n'essaierai pas de te faire changer de résolution. J'y perdrais mon éloquence et je n'aime pas à prêcher, mais je t'apporte des renseignements qui pourraient modifier tes projets. Tout à l'heure, en passant à cheval par la rue Mozart, à Passy, j'ai avisé sur la terrasse d'un joli hôtel particulier Mme de Malvoisine en conférence avec un monsieur que je ne connais pas, mais qui te connaît.

— Rue Mozart ! c'est là que demeure le prêteur auquel Gustave m'adressé.

— Comment est-il fait cet usurier ?

— Assez grand… vigoureusement taillé… il porte toute sa barbe et il a de quarante à quarante-cinq ans.

— C'est l'homme que j'ai vu. Eh bien, mon cher, il est d'accord avec la comtesse et sa fille pour faire siffler Violette.

— Je pensais bien qu'il était à leurs ordres. Mais pourquoi en veut-il à cette pauvre enfant ?

— Parce qu'elle va remplacer aux Fantaisies Lyriques, une actrice qu'il entretient… une certaine Julia Pannetier… dont la fière Herminie ne dédaigne pas l'amitié. Te voilà fixé, j'espère, sur la respectabilité de ces dames.

— Je l'étais déjà. Et je sais que cette Julia est une drôlesse. Elle demeure tout près d'ici… Rue Rougemont… et elle a très mauvais renom dans le quartier. On dit qu'elle a pour amant un cocher.

— Eh bien, mon garçon, voilà le quatuor auquel Violette aura affaire quand elle débutera : cette Julia, qui ne vaut ni plus ni moins que toutes ses pareilles ; un gredin qui prête à quarante pour cent et qui doit exercer de pires industries ; une comtesse de contrebande ; une bâtarde qui veut t'épouser malgré toi et qui mettrait le feu au théâtre pour empêcher ta petite amie de réussir.

Robert allait protester que ces gens-là ne lui faisaient pas peur, mais M. de Mornac s'écria, en s'avançant vivement vers une porte entrebâillée, au fond du fumoir :

— Qu'est-ce que tu fais ici, toi ?… Tu nous espionnes, je crois.

En même temps, il saisissait par le collet de sa veste le groom Jeannic et il l'amenait devant son maître stupéfait.

— Mais, non, monsieur, dit le groom. Je n'écoutais pas, je vous le jure. Quand vous m'avez attrapé, j'étais en train d'épousseter les portières.

— Où as-tu pris ce gars-là ? demanda le colonel à Robert.

— Aux environs de Rennes. Il est né sur une de nos terres, et je n'ai pas encore eu à me plaindre de lui.

Jeannic baissait la tête ; mais il paraissait médiocrement effrayé, il n'avait guère plus de dix huit ans, et il paraissait en avoir plus de vingt. C'était un vrai Breton, large d'épaules, avec une tête ronde, une figure intelligente et des yeux bruns qui savaient regarder en face.

— C'est bon ! reprit M. de Mornac, en le poussant dans la chambre voisine. Disparais et que je ne t'y reprenne plus.

Et il ferma la porte sur lui.

— Tu sais, dit-il à Robert, on ne m'ôtera pas de l'idée qu'il nous écoutait. À ta place, moi, je ne le garderais pas.

— Je vous assure, mon colonel, qu'il m'est très attaché. J'ai remarqué cependant que depuis deux ou trois mois, il sort un peu trop souvent ; et je ne serais pas très étonné qu'il eût fait la conquête de quelque fille de boutique.

— Ou mieux que ça. Une horizontale comme cette Julia s'accommoderait très bien de ce garçon. Revenons au complot contre Violette. Te sens-tu de force à la défendre contre cet usurier et ces trois femelles ?… Oui. Eh ! bien, je te soutiendrai et comme un homme averti en vaut deux, je prendrai mes mesures pour le soir de la première. Maintenant, que vas-tu répondre à ta mère ?

— Qu'elle me verra avant la fin de mars.

— Compris. Tu veux prendre le temps de voir comment tournera ta liaison avec cette petite. À cela, je n'ai rien à objecter ; mais tu vas me promettre que tu n'iras pas contre la volonté de ta mère.

— Je vous en donne ma parole.

— Alors, compte sur moi. Viens me voir le plus tôt et le plus souvent que tu pourras. Tâche de ne pas faire de nouvelles sottises. Si tu en étais tenté, relis la lettre de la sainte femme qui ne vit que pour toi. Cette lecture te rendra meilleur et elle te préservera des entraînements. Moi, je te laisse à tes réflexions. Je m'en vais de ce pas voir Cochard pour le prévenir du tour que ces gens-là veulent lui jouer. Je suis presque aussi intéressé que toi au succès de la débutante, car, si elle tombe, Cochard fera faillite et mes cent mille francs seront flambés.

Sur cette conclusion, le colonel s'en alla retrouver son cheval qui l'attendait dans la cour et Bécherel n'essaya pas de le retenir.

Chapitre 6

Robert de Bécherel savait gré au colonel d'être venu lui dénoncer les trames des ennemis de Violette, mais il n'était pas fâché de le voir partir, car il se trouvait dans une de ces dispositions d'esprit où un homme a besoin d'être seul.

Après sa visite rue de Constantinople, Robert s'était décidé à entreprendre, le soir même, l'exploration du grenier où gémissait une femme qui pouvait être la mère disparue de sa jeune amie. Un mot avait suffi pour le mettre sur cette nouvelle voie. Violette s'était souvenue tout à coup qu'elle s'appelait Simone, et ce nom, la séquestrée l'avait écrit avec son sang sur le papier qu'elle avait lancé dans la ruelle, par une des ouvertures du toit de sa prison. C'était bien assez pour que Robert essayât d'arriver jusqu'à elle.

Il n'avait pas dit à Violette un mot de son projet, parce qu'il craignait de lui donner un espoir qui ne se réaliserait pas ; et il s'était hâté de rentrer chez lui. Il y avait trouvé la lettre de sa mère et cette lettre l'avait profondément ému, mais elle n'avait fait que l'affermir dans le dessein qu'il venait de former.

Il comprenait très bien que Mme de Bécherel n'admît jamais qu'il s'attachât à une actrice, mais il se flattait qu'elle ne repousserait pas une orpheline qu'elle avait vue enfant et à laquelle il aurait rendu sa mère.

Si Violette retrouvait cette mère infortunée, elle renoncerait de grand avec un accent qui ne permettait pas de douter de sa sincérité. Et depuis qu'il connaissait ses intentions, les dangers qu'elle aurait courus en débutant aux Fantaisies Lyriques l'inquiétaient beaucoup moins, car il pouvait croire qu'elle n'aurait pas besoin de subir cette périlleuse épreuve. Aussi avait-il pris assez philosophiquement les fâcheuses nouvelles que M. de Mornac lui apportait.

La coalition des gens de la rue Mozart ne l'effrayait plus, maintenant qu'il comptait que sa chère protégée ne serait pas forcée de s'exposer aux sifflets de cette cabale. Et il avait jugé qu'il valait mieux ne pas parler au colonel d'une expédition scabreuse que ce soldat correct aurait pu désapprouver. À lui de défendre Violette, si elle était finalement obligée de monter sur les planches ; à Robert d'essayer de la soustraire à la nécessité d'y monter.

Mais l'incident du groom accusé d'écouter aux portes ne laissait pas que de préoccuper Bécherel. Il avait mis sa confiance en ce garçon, et il lui importait fort qu'elle ne fût pas mal placée, car, au moment d'entrer en campagne, il avait plus que jamais besoin d'un serviteur fidèle, quand ce n'eût été que pour l'aider dans les préparatifs du voyage de découvertes qu'il voulait commencer, la nuit prochaine.

Et comme on croit volontiers ce qu'on désire, Robert, après mûre réflexion, pensa que M. de Mornac s'était trompé. Jeannic avait été choisi par Mme de Bécherel entre plusieurs fils de fermiers, parce qu'elle le savait honnête et laborieux. Quelle apparence que cet enfant du pays espionnât son maître ? Que, jeune et bien tourné comme il l'était, Jeannic eût une bonne amie dans le quartier, c'était très possible ; mais il n'y avait pas là de quoi le renvoyer. Robert se contenta de le gronder et le gars se défendit si bien que son maître, convaincu de son innocence, lui donna immédiatement ses instructions pour le soir.

Robert avait beaucoup réfléchi aux moyens à employer pour en venir à ses fins et son plan était arrêté jusque dans les moindres détails.

Il s'agissait d'abord de se procurer deux cordes à nœuds et à crochet : une très longue et une autre beaucoup plus courte ; une lanterne sourde, un levier portatif et une pince solide. M. de Bécherel ne pouvait guère acheter lui-même des objets à l'usage ordinaire des voleurs ; mais Jeannic pouvait, sans inconvénient, se charger des acquisitions. Un domestique est souvent dans le cas de se servir d'outils dont un gentleman n'a que faire ; il peut même avoir besoin de cordes pour hisser des bottes de foin au grenier, si son maître a des chevaux. Et Jeannic, entre autres qualités, était discret ; taciturne même, comme le sont généralement les Bretons, quand ils n'ont pas bu.

Il reçut, sans se permettre une observation, l'ordre de se procurer immédiatement tous ces ustensiles et il ne parut pas s'étonner que M. de Bécherel fit de pareilles emplettes.

— Je vais sortir, lui dit Robert. Tu emballeras tout cela dans une grande malle, avec du linge et un costume complet. Je rentrerai à neuf heures ; tu iras me chercher un fiacre et tu y chargeras mon bagage. Je partirai, ce soir, par le chemin de fer du Nord et je serai très probablement de retour demain, dans la journée.

— Monsieur peut être sûr que tout sera prêt, dit laconiquement Jeannic.

— J'y compte. Va faire tes achats et tâche de ne rien oublier.

Le groom sortit, sans répliquer, et Robert se mit aussitôt à écrire à sa mère. Il tenait à ne pas manquer le poste et il lui restait tout juste le temps, car il n'était pas loin de cinq heures et la dernière levée se fait à cinq heures et demie, aux grands bureaux.

Sa réponse se ressentit un peu de la précipitation qu'il mit à la rédiger. Il la fit affectueuse, et il n'eut pas de peine à trouver des expressions tendres, car il adorait sa mère, mais il évita de s'expliquer nettement sur ses projets. Il parla d'embarras qui le retenaient à Paris et il laissa entrevoir qu'il ne désespérait pas de trouver un emploi aussi avantageux que celui qu'il venait de perdre. Tout se déciderait, assura-t-il, d'ici à la fin du mois, et quoi qu'il arrivât, sa mère le reverrait avant peu. Et il se dispensa, bien entendu, de traiter la question du mariage avec l'héritière de Bretagne. Il atermoyait ainsi parce qu'il espérait découvrir bientôt le secret de la naissance de Violette, et il se réservait d'en dire plus long dans une prochaine lettre.

Dès qu'il eut fini, il se hâta de sortir, sauta dans la première voiture vide qu'il rencontra, et en descendit au bas de la rue Milton. Il tenait à se présenter à pied à l'hôtel de la Providence où il se proposait de coucher, s'il trouvait vacante la chambre qui dominait le toit du grenier. Il voulait, avant d'y débarquer définitivement, s'assurer que cette chambre était libre et pour s'entendre avec le logeur, il avait préparé d'avance une histoire. Il monta donc pédestrement la rue Rodier et il s'arrêta devant la porte du garni, à quelques pas de la maison de Marcandier.

Elle n'était pas majestueuse, l'entrée de cet hôtel bien nominé « la Providence », puisqu'il se trouvait placé là tout à point pour lui faciliter le sauvetage d'une malheureuse femme enfermée et retenue de force, mais elle avait meilleure mine que celle de la vieille baraque gardée par la Rambûche.

La porte avait deux battants qu'on ne fermait que la nuit et un passage voûté conduisait à la cour, au fond de laquelle le maître de l'établissement se tenait dans une sorte de cage vitrée d'où il pouvait surveiller les allées et venues de ses locataires.

Cet aubergiste avait des manières plus avenantes que la plupart de ses confrères. Il se leva avec empressement pour répondre à Bécherel qui lui demandait un logement à louer pour une quinzaine :

— Je n'ai de libre, en ce moment, qu'une chambre au quatrième, mais d'ici à quelques jours, j'en aurai une meilleure à offrir à monsieur.

— Au quatrième, c'est justement ce qu'il me faut, pensa Robert.

Et il répondit :

— Très bien. Je m'accommoderai provisoirement de celle-là. Seulement, je voudrais la voir avant de l'arrêter.

— Parfaitement, monsieur ; je vais vous y conduire. Monsieur a des bagages ? Je demande cela à monsieur, parce que la chambre est un peu petite.

— Une seule malle que j'ai laissée au chemin de fer du Nord et que j'irai prendre ce soir, si le logement me convient.

— Très bien, monsieur ; si vous voulez me suivre…

L'hôtelier précéda Bécherel dans un escalier plus propre et mieux éclairé que celui du capitaliste Rubis-sur-l'ongle. L'ascension fut longue, car au-dessus du quatrième, il n'y avait plus que la toiture.

Le local décoré du nom de chambre n'était qu'un étroit cabinet, meublé d'un lit sans rideaux, de deux chaises de paille et d'une table de bois blanc, garnie d'une cuvette et d'un pot à l'eau ébréchés. Mais, pour cette fois, Robert ne tenait pas au confortable ; il ne tenait qu'à la vue et, sans s'arrêter à inventorier ce mobilier trop sommaire, il alla droit à la fenêtre dont les carreaux poussiéreux laissaient passer fort peu de lumière.

— Je les ferai nettoyer, se hâta de dire le logeur.

Il aurait pu se dispenser de cette promesse engageante. Robert, en s'approchant, venait de reconnaître que la fenêtre donnait directement sur le toit du bâtiment dont Marcandier avait fait une prison. Il l'ouvrit, cette bienheureuse fenêtre, et dit en se penchant sur la barre d'appui pour regarder au dehors :

— La vue qu'on a d'ici n'est pas mal.

— Du côté de Montmartre, elle est un peu bornée par les maisons d'en face, s'empressa de répondre l'hôtelier ; mais, du côté de la rue Milton, vous apercevez un très joli jardin ; et à Paris, c'est chose rare que d'avoir de la verdure sous les yeux… sans compter que dans ce quartier très élevé, l'air est excellent.

— Je le sais et je suppose qu'on doit y être très tranquille. J'aurai quelquefois à travailler la nuit et je n'aime pas à être dérangé quand je veille.

— Oh ! sous ce rapport-là, monsieur ne pouvait pas mieux tomber. Les bruits de la ville n'arrivent pas jusqu'ici ; d'ailleurs, il passe très peu de voitures dans notre rue Rodier et pas un seul omnibus. Le bâtiment dont cette chambre domine le toit est inhabité, et le maître du petit hôtel qui s'élève au bout du jardin est en voyage avec tous ses domestiques. Monsieur pourra se croire à cent lieues de Paris, et si monsieur s'occupait, par exemple, de travaux littéraires…

— Précisément, interrompit Robert, enchanté de l'occasion qui s'offrait de s'attribuer une profession plausible. J'ai écrit dans mon pays une pièce de théâtre et je viens la soumettre au jugement d'un auteur célèbre qui demeure pas loin d'ici… avenue Trudaine. J'aurai certainement à la retoucher d'après ses conseils, et j'ai besoin de m'isoler pour écrire.

— Monsieur peut être sûr que personne n'entrera chez lui sans que monsieur ait appelé. Je vais donner des ordres en conséquence. Alors, monsieur prend la chambre ?

— Ça dépend du prix, dit Robert pour mieux jouer son rôle de voyageur.

— Soixante francs par mois… payables par quinzaine et d'avance.

Ce cabinet borgne n'avait jamais été loué plus de vingt-cinq francs et encore pas souvent ; mais Bécherel aurait de bon cœur donné dix louis pour l'occuper, de préférence à tout autre local. Aussi se garda-y-il bien de marchander. Il remit trente francs au logeur qui les empocha avec une satisfaction visible et qui dit :

— Si monsieur veut bien descendre avec moi au bureau, je vais inscrire le nom de monsieur sur mon registre des entrées. C'est une formalité que la police nous impose, monsieur dit le savoir.

— Très bien, murmura Bécherel, assez contrarié d'être obligé de faire une fausse déclaration. Les inconvénients de sa hasardeuse entreprise commençaient à lui apparaître, mais celui-là n'était pas de nature à l'arrêter, car rien ne l'empêchait de tourner la difficulté en ne mettant qu'à demi. L'aubergiste écrivit sous sa dictée « Robert » à la colonne des noms ; « propriétaire » à la colonne où doit être inscrite la profession. Bécherel s'appelait bien Robert, et il possédait des terres.

Restait l'indication du domicile habituel. Il aurait volontiers désigné Rennes, mais il avait annoncé qu'il venait d'arriver par le chemin de fer du Nord et, de peur de se contredire, il donna le premier nom de ville du Nord qui lui passa par la tête : Dunkerque.

— Je reviendrai avec ma malle, ce soir, avant dix heures, dit-il, quand cet enregistrement fut terminé.

— Monsieur trouvera la chambre prête, répondit le logeur. Elle n'a pas de cheminée ; mais si monsieur désirait du feu, j'y ferai monter un poêle mobile.

— C'est inutile. Il suffira que vous y mettiez une table pour écrire et deux bougies pour m'éclairer.

Ce n'était pas à se chauffer que Bécherel comptait passer son temps, là haut. Il s'en alla, reconduit jusqu'à la porte de la rue par le logeur, et assez satisfait de ce début de sa campagne.

Il aurait pu sans doute demander plus de renseignements à cet homme qui ne demandait qu'à parler, mais il avait jugé plus sage de ne pas s'enquérir de ce qu'étaient les voisins. Une question imprudente aurait pu éveiller la défiance de l'hôtelier, qui restait persuadé de tenir un locataire inoffensif et indifférent à ce qui se passait dans la maison à côté.

Robert se félicitait aussi d'avoir loué pour un mois, car il n'était pas certain de réussir le soir même, et il voulait se réserver la faculté de recommencer l'expédition, si la première tentative échouait.

Que ferait-il ensuite, si, au contraire, il parvenait à entrer en communication avec la séquestrée ? C'était là une question qu'il n'avait pas encore envisagée et qu'il eût été prématuré de se poser à l'avance. Tout dépendait de la tournure que prendrait l'aventure et il comptait se décider d'après les événements. Mais, quoi qu'il arrivât, il était décidé à la pousser jusqu'au bout, dût-il s'exposer à des dangers plus sérieux qu'il ne l'avait prévu avant de s'y engager.

Tout était prêt pour commencer les opérations et en attendant le moment de passer des préparatifs à l'action, Bécherel avait quelques heures à dépenser. Il crut ne pouvoir mieux faire que de les employer agréablement. Son plan était arrêté dans son esprit ; il n'avait plus besoin d'y penser. D'ailleurs, il se connaissait lui-même et il savait que les longues réflexions ne faisaient que brouiller ses idées. En revanche, il était doué de la faculté de s'abstraire, pour ainsi dire, d'oublier momentanément les préoccupations sérieuses et de prendre des distractions dans les conjonctures les plus graves.

Il descendit donc au boulevard des Italiens et il alla s'asseoir devant Tortoni, pour y fumer un cigare, en regardant les promeneurs.

Là, il eut le déplaisir de voir arriver Gustave Pitou, flanqué de deux autres remisiers qui venaient boire des apéritifs avant dîner et médire de leur prochain ; mais ces messieurs firent semblant de ne pas le reconnaître et cela le décida à rester. Il semblait être, ce jour-là, d'une gaîté folle ce gros Gustave, et Bécherel en conclut qu'il devait avoir trouvé un moyen de toucher sans difficulté chez l'agent de change le produit de l'heureuse opération de l'avant-veille. Mais, en le voyant rire et chuchoter avec ses camarades, Bécherel se demanda s'il ne leur parlait pas du complot tramé contre la débutante et cette idée troubla sa quiétude.

Quoi qu'il en fût, ces jolis messieurs quittèrent la place après une station de vingt minutes, largement arrosées d'absinthe et de vermouth, et Robert, délivré de leur voisinage, traversa le boulevard, vers sept heures, pour s'en aller dîner au Café Anglais.

Il n'avait pas coutume de prendre ses repas dans ce restaurant, beaucoup trop cher pour sa bourse de secrétaire particulier, mais ce n'était pas la première fois qu'il y entrait et il s'y casa sans éprouver cet embarras qui gêne tant les provinciaux quand ils se risquent dans un lieu public fréquenté par de Parisiens bien posés. Sa tournure et sa tenue ne déparaient pas le cénacle d'habitués élégants qui ont leur place retenue dans le petit salon d'en bas. Aussi, les garçons s'empressèrent-ils à le servir.

Il leur commanda un dîner dont le menu faisait honneur à ses connaissances en gastronomie et des vins appropriés à sa situation présente : une bouteille de Musigny d'une grande année, pour se donner des forces, et une demi-bouteille de vin de Champagne d'une bonne marque, pour se procurer cette pointe d'excitation qui ne nuit pas lorsqu'on va se lancer dans une expédition difficile.

Il arriva pleinement à ce double résultat et quand il leva la séance vers huit heures et demie, il se sentait en état de tenter l'impossible.

Il s'achemina à pied vers son domicile et en y arrivant, il trouva Jeannic assis sur la malle, et il s'assura que rien n'avait été oublié. Les cordes qu'il mesura lui parurent suffisamment longues ; les outils solides et pas trop volumineux. La lanterne, bien conditionnée et de dimensions convenables, était garnie d'une grosse bougie de cire. Un costume complet de rechange recouvrait le tout. En un mot, ses ordres avaient été exécutés avec intelligence.

Les préparatifs supplémentaires le regardaient personnellement. Il mit dans sa poche un bon revolver et un paquet de cartouches, dans son gousset une dizaine de louis pour les cas imprévus, autour de ses reins une ceinture de gymnaste qui pouvait servir à faciliter une descente ou une escalade et il envoya son groom chercher un fiacre.

Jeannic obéit sans mot dire et Robert s'étonna quelque peu de son silence, mais il ne pouvait pas lui reprocher d'être discret et il attribuait cette quasi indifférence au tempérament des Bretons qui ne s'étonnent jamais de rien.

Quand la voiture fut à la porte et la malle chargée, il descendit, recommanda au jeune gars de bien garder l'appartement jusqu'au retour de son maître et dit à haute voix au cocher de le conduire à la gare du Nord.

Si Bécherel tenait à passer par la gare du Nord pour aller rue Rodier, ce n'était pas sans motif. Il en avait même plusieurs pour prendre ce chemin détourné.

D'abord, il ne voulait pas que Jeannic sût où il allait ; son portier encore moins, et il venait de l'apercevoir flânant hors de sa loge. Ensuite, il prévoyait que l'hôtelier, curieux, s'aviserait peut-être d'interroger le cocher, afin de savoir d'où il venait. Il pensait que son expédition nocturne devait rester secrète, et il n'avait pas tort, à un certain point de vue, car si elle échouait, il aurait tout intérêt à ne pas se vanter de l'avoir faite. Quand on se lance dans une entreprise risquée, il faut réussir ou se taire.

D'un autre côté, Robert oubliait que, s'il lui arrivait malheur, personne ne saurait ce qu'il était devenu, personne, pas même le colonel Mornac, qui aurait pu le tirer d'embarras ou du moins venger sa mort.

Robert aurait dû penser à sa mère avant de brûler ainsi ses vaisseaux ; mais il n'envisageait jamais les mauvaises chances ; il ne voyait que le but à atteindre, sans s'inquiéter des obstacles. Il ressemblait par là aux grands capitaines. Seulement la campagne qu'il ouvrait n'était pas de celles qui rapportent de la gloire et il aurait sagement fait de s'assurer d'être secouru en cas d'insuccès.

Il n'y songea pas une minute. En débarquant au chemin de fer, il fit déposer sa malle dans la salle d'attente et renvoya son fiacre ; un quart d'heure après, il en prit un autre, y fit charger son unique colis et donna au cocher l'adresse de l'hôtel de la Providence. Un malfaiteur ou un proscrit n'auraient pas pris plus de précautions pour dépister la police.

La course n'était pas longue et l'emménagement s'effectua sans aucun incident. Le maître du garni reçut avec empressement son nouveau locataire et l'accompagna lui-même jusqu'à sa chambre, pendant qu'un garçon assez mal tenu montait le bagage. La table, débarrassée de la cuvette, était garnie de tout ce qu'il faut pour écrire, y compris une main de papier écolier, et de deux bougies plantées dans des chandeliers de cuivre jaune.

Dès qu'elles furent allumées, Bécherel remercia l'hôtelier de ses attentions et s'empressa de le congédier. Après quoi, son premier soin fut de s'assurer que la porte était munie intérieurement d'un verrou. Il eut la satisfaction de constater qu'il y en avait un. Il le ferma, retira la clé et la remit en dedans pour empêcher qu'on regardât par le trou de la serrure.

Ainsi protégé contre une invasion brusque et contre l'espionnage, Robert procéda à l'inventaire de la malle. Il en tira successivement les cordes, le fanal, et le reste, sauf le costume de rechange qui lui était inutile, pour le moment. Il ne l'avait fait emballer qu'à seule fin de laisser croire à Jeannic qu'il allait vraiment à la campagne, et le veston du matin qu'il portait sous son pardessus ne le gênait pas du tout pour commencer la périlleuse excursion qu'il méditait.

Il rangea sur le lit les objets dont il avait besoin et il alla ouvrir la fenêtre. La lune à son dernier quartier n'était pas encore levée et la nuit était sombre. Pas une étoile ne brillait au ciel, et il n'y avait pas un souffle de vent. Ce temps favorisait les projets de Bécherel, en ce sens qu'il ne courait pas le risque d'être vu se promenant sur le toit, mais, d'autre part, il l'empêchait de se rendre un compte exact de la distance qui le séparait de ce champ d'exploration. Heureusement, il l'avait mesurée de l'œil, pendant le jour, et il savait que les tuiles sur lesquelles il voulait descendre se trouvaient à deux ou trois mètres en contrebas de la fenêtre.

Le toit s'avançait, d'un côté, jusqu'à la rue Rodier, couvrant non seulement le grenier, mais encore le troisième étage de la maison Marcandier ; de l'autre, il s'étendait jusqu'au jardin aux arbres verts, bien plus loin que l'hôtel de la Providence, auquel il s'appuyait. Et il s'élevait par une pente assez raide jusqu'à un faîte, au-delà duquel il s'abaissait vers la ruelle, où se trouvait le pavillon abandonné par le photographe.

Les vitrages mobiles n'existaient que du côté de cette ruelle. L'expédition consistait donc à prendre pied d'abord sur les tuiles placées immédiatement au-dessous de la fenêtre, à se hisser ensuite sur la pente, à enjamber l'arête supérieure et à se laisser glisser jusqu'aux ouvertures dont le couvercle vitré devait avoir été baissé, à la tombée de la nuit.

La première partie de l'entreprise était de beaucoup la plus facile. Robert, s'il n'avait pas eu à remonter plus tard dans sa chambre, aurait pu sauter sur le toit, sans se faire grand mal, mais il était obligé d'assurer son retour, en laissant la corde accrochée à la fenêtre. Les grosses difficultés devaient commencer à la descente sur le revers opposé de la toiture, mais il les avait prévues et il s'était préparé à les surmonter.

Il lui restait pourtant une question à trancher. À quelle heure devait-il se mettre à l'œuvre ?

Évidemment, plus il différait et plus il aurait de chances de n'être pas dérangé par des voisins indiscrets, pendant son excursion, mais aussi, moins il lui resterait de temps pour la mener à bonne fin avant que l'aube vînt le surprendre. Et puis, il redoutait les ennuis et les impatiences d'une attente trop prolongée. Il était si nerveux qu'à force de piétiner dans sa chambre et de consulter sa montre, il se serait peut-être découragé. Mieux valait mettre à profit l'ardeur qui l'animait. À la guerre, quand il s'agit de charger, on ne laisse pas les soldats se morfondre l'arme au pied. Leur enthousiasme se refroidirait à marquer le pas.

D'ailleurs, les habitants de ce quartier paisible ne se couchaient probablement pas beaucoup plus tard que les poules. Ce qui le prouvait bien, c'est qu'à dix heures, qui venaient de sonner à une horloge proche, tout le monde dormait dans l'hôtel de la Providence.

Le logeur n'avait pas exagéré en vantant la tranquillité dont ses locataires jouissaient. Aucun bruit n'arrivait aux oreilles de Robert, accoudé à la fenêtre et il n'apercevait pas d'autre lueur que le reflet lointain des becs de gaz de la rue Milton. La maison de Marcandier lui cachait ceux de la rue Rodier.

Ce silence profond et cette absence totale de clartés domestiques le décidèrent à agir immédiatement.

Il ne faisait pas froid et son pardessus n'aurait servi qu'à l'embarrasser. Il ôta, se sangla avec la ceinture de gymnaste, ornée d'un crochet qui était de taille à supporter le poids d'un homme, mit dans ses poches le levier et les tenailles, alluma son falot, rabattit le manteau en fer-blanc pour masquer la bougie et le suspendit à un des boutons de sa jaquette, par un anneau destiné à cet usage. Enfin, il enroula autour de sa poitrine la plus longue des deux cordes et, équipé de la sorte, il accrocha la plus courte à la barre d'appui de la fenêtre. Après quoi, il se coula sous cette barre, les pieds en avant, saisit à deux mains le premier nœud et descendit à la force du poignet. Ce fut l'affaire d'un instant pour arriver en bas.

Il s'agissait maintenant de grimper jusqu'au faîte à plat ventre, exercice pénible, s'il en fut, quand on rampe sur des tuiles emboîtées les unes dans les autres et ne présentant pas de saillies propres à servir de points d'appui. Cependant, Robert n'hésita pas, et, à force d'adresse et d'énergie, il atteignit l'arête supérieure. Là, pour reprendre haleine et aussi pour examiner la déclivité sur laquelle il lui restait à s'aventurer, il se mit à califourchon, faisant face au jardin.

De ce point culminant, il parvint à distinguer à dix pieds en dessous du faîte, les deux plaques en verre qui marquaient de deux tâches blanchâtres le fond plus sombre de la toiture. Comme il l'avait prévu, elles étaient baissées et, soit qu'elles fussent trop épaisses, soit que l'intérieur du grenier fût plongé dans une obscurité complète, elles ne laissaient passer aucune clarté. Le travail devait donc se compliquer de la nécessité de les soulever avec son levier et du danger de glisser pendant l'opération.

Robert allait cependant se risquer sur ce plan incliné qui aboutissait à un précipice, lorsque qu'il vit briller une lumière au dernier étage de l'hôtel particulier dont la façade donnait sur la rue Milton.

— Tiens ! se dit-il, les maîtres sont revenus depuis ce matin.

Presque qu'aussitôt la lumière disparut, pour reparaître un instant après à l'étage au-dessous, et disparaître encore. Robert comprit que cette lumière était portée par quelqu'un qui descendait au rez-de-chaussée de l'hôtel, et de là, peut-être dans le jardin. Pour s'en assurer, il s'avança sur le faîte, jambe de-ci, jambe de-là. Arrivé au bout, il se coucha, le corps allongé et la tête dépassant l'extrémité de l'arête. La position n'était pas commode, mais il fut bientôt récompensé de la peine qu'il avait prise.

D'abord, il revit la lumière qui avait disparu et il reconnut que, cette fois, elle brillait à une fenêtre du rez-de-chaussée de l'hôtel. Puis, elle disparut encore, mais elle fut remplacée presque aussitôt par une autre clarté moins vive. Ce n'était plus qu'un point lumineux, et ce point ne tarda guère à changer de place. Il s'éclipsa un instant pour reparaître en haut du perron.

Un homme, porteur d'une lanterne, descendit lentement dans le jardin et se dirigea en droite ligne vers le bâtiment sur le faîte duquel Robert était perché. Évidemment, cet homme dont l'obscurité l'empêchait de distinguer les traits, ne sortait pas, à cette heure de la nuit, pour se promener par les allées. Et, en effet, Robert le vit, précisément au-dessous de lui, ouvrir une porte et entrer dans le corps de logis attenant à la maison de Marcandier. Donc, les habitants de l'hôtel de la rue Milton avaient aussi accès à ce corps de logis.

Étaient-ils complices de l'usurier qui séquestrait une femme, ou bien, comme l'affirmait M. Rubis-sur-l'ongle, un mur mitoyen divisait-il en deux parties le bâtiment suspect ? Et, s'il en existait un, où se trouvait-il placé par rapport au grenier transformé en prison ? Séparait-il le grenier de l'habitation de Marcandier, ou le séparait-il d'un magasin à fourrages dépendant de l'hôtel particulier ? Rien n'empêchait d'ailleurs que le galetas où la femme était enfermée eût deux portes : une du côté de la maison de la rue Rodier, et l'autre du côté du jardin. Et s'il en était ainsi, la complicité du voisin n'était pas douteuse.

Quoiqu'il en fût, le mystère se compliquait au lieu de s'éclaircir, et Bécherel, très perplexe, ne pouvait mieux faire que d'attendre la sortie de l'homme au falot avant d'agir, car il n'était pas impossible que cet homme fût en ce moment près de la séquestrée. Il lui apportait peut-être des vivres. Et dans ce cas, la visite qu'il lui faisait ne serait pas longue.

Robert resta donc en observation ; seulement il se remit à cheval sur le faîte, en se reculant un peu et il partagea son attention entre le jardin et les vitrages mobiles.

Bientôt, il lui sembla que les plaques vitrées devenaient un peu plus brillantes, comme si elles eussent été éclairées par en-dessous ; faiblement, comme peut éclairer la lueur d'un falot. Il aurait bien voulu s'en assurer, en allant y regarder de plus près, mais il se dit qu'il ne verrait rien, à cause de l'épaisseur du verre, et qu'il ferait mieux de ne pas quitter son poste.

Bien lui en prit. Au bout de cinq minutes, les fenêtres à tabatière redevinrent ternes, et très peu de moments après, l'homme reparut dans le jardin, toujours armé de sa lanterne. Robert le suivit des yeux, le vit rentrer dans l'hôtel, et éteindre son fanal avant de fermer la porte.

Ce fut tout. L'hôtel resta silencieux et sombre. L'homme était sans doute parti comme il était venu : par la rue Milton. Donc, il n'habitait pas l'hôtel et tout semblait annoncer qu'il n'y reviendrait pas cette nuit-là.

La situation changeait de face. Certainement, le geôlier qui surveillait la prisonnière n'était pas Marcandier, car pour entrer en communication avec elle, Marcandier n'aurait pas pris la peine de faire un long détour et de se montrer à découvert en traversant le jardin.

En vertu de ce raisonnement, Robert commençait à croire à l'innocence de ce vilain personnage. Il se demandait aussi quel intérêt aurait eu Marcandier à enfermer la mère d'une pauvre fille qu'il ne connaissait que comme demoiselle de compagnie de Mme de Malvoisine et dont il ignorait le passé. Et Robert ne doutait plus que la malheureuse victime qui appelait Simone à son secours ne fût la mère de Violette. S'il avait cru avoir affaire à une séquestrée quelconque, il ne se serait pas mis en campagne.

Donc, c'était du côté de la rue Milton qu'il fallait chercher la clé du mystère. Il ne s'agissait que de se renseigner sur le propriétaire de cet hôtel inhabité pendant le jour et fréquenté pendant la nuit, Robert pensait que ce ne serait pas difficile, et il comptait bien, une fois qu'il saurait le nom et qu'il connaîtrait un peu la vie et les fréquentations de ce personnage, découvrir le lien qui le rattachait aux parents de l'abandonnée. Mais, en attendant, il fallait délivrer sa victime et le moment était venu d'essayer.

Bécherel projetait de descendre dans le grenier en s'aidant de la longue corde à nœuds : il ne désespérait pas de décider la prisonnière à sortir avec lui, par le même chemin et de l'amener, par-dessus les toits, dans sa chambre de l'Hôtel de la Providence, où elle serait en sûreté, jusqu'à ce qu'il pût la conduire ailleurs, car son bourreau ne viendrait pas l'y chercher. Si elle refusait de tenter une ascension très difficile pour une femme, il pourrait du moins s'expliquer avec elle, lui faire raconter son histoire, et quand il la saurait, s'en aller tout simplement, accompagné du colonel Mornac, avertir le commissaire de police du quartier, et le requérir de venir mettre fin à une séquestration arbitraire. Le reste serait l'affaire des magistrats qui ne manqueraient pas de mettre la main sur le ou les coupables.

Robert refit donc, toujours à cheval sur le faîte, le chemin qu'il avait déjà parcouru, en sens inverse, et quand il fut arrivé au-dessus des ouvertures vitrées, il se mit en devoir d'y descendre. Elles étaient placées à deux mètres l'une de l'autre et à mi-chemin entre l'arête supérieure et la gouttière. Il prit bien ses hauteurs pour arriver tout près de la plus rapprochée de lui et il commença à se laisser aller, les pieds en avant, le ventre collé aux tuiles, en se retenant du mieux qu'il pouvait avec ses mains.

Un couvreur de profession aurait pu sans trop de danger tenter ce voyage, mais Bécherel qui manquait d'habitude y risquait sa vie. Heureusement, la pente était plus douce de ce côté du toit, et les tuiles moins lisses étaient plus faciles à saisir.

Il mit bien dix minutes à descendre de trois mètres, mais il parvint à se placer immédiatement au-dessous de la plaque mobile. Ses pieds rencontrèrent là un point d'appui sur une tuile ébréchée, et, profitant de cet équilibre instable, il se mit à la besogne.

Il commença par dénouer la corde roulée autour de son corps. Ensuite, il détacha de son cou sa lanterne qui l'avait beaucoup gêné à la montée et encore plus à la descente, la posa, couchée sur le toit, à portée de sa main, la cala avec la corde, arrangée en demi-cercle, tira de sa poche le levier court, solide et aminci par un bout qu'il introduisit dans la jointure inférieure de la plaque.

Ce vitrage mobile était lourd. Il résista d'abord et Bécherel eut beaucoup de peine à le soulever, car il n'avait pas été fabriqué pour qu'on l'ouvrît du dehors. Mais il était muni intérieurement de deux supports en fer qu'on pouvait manœuvrer de bas en haut et qui, une fois arrêtés par un cran, servaient d'arcboutants pour l'empêcher de retomber. Après la première pesée exécutée à l'aide du levier, Robert y mit les mains et poussa de toutes ses forces, en s'appuyant sur ses genoux, au risque de glisser. Bientôt, un bruit sec lui indiqua que le cran d'arrêt venait de jouer et que la plaque, maintenue désormais par les supports, allait rester levée.

L'ouverture était assez large pour qu'un homme pût y passer, mais avant de s'y aventurer, il avança la tête pour regarder. Il ne vit rien, au fond de ce trou noir. Il n'entendit rien non plus. La prisonnière cependant n'en était pas sortie, puisque son geôlier était revenu seul. Robert pensa qu'elle dormait et ne songea pas un seul instant à abandonner une entreprise si bien commencée.

Sa corde était garnie, à chacun de ses bouts, d'un crampon d'acier, un gros et un petit. Il accrocha le plus gros à une des tiges métalliques qui soutenaient le vitrage et qui était de taille à supporter le poids de son corps. Mais il ne voulait descendre qu'après avoir examiné d'en haut les profondeurs du grenier. Rien ne prouvait que la séquestrée n'était pas gardée à vue par un coquin subalterne qui ne se ferait pas faute d'attaquer Robert avant qu'il eût eu le temps de se mettre en défense, au moment où il prendrait pied sur le plancher.

Il attacha donc sa lanterne au petit crampon, par l'anneau qui la surmontait, et en relevant la feuille de tôle qui masquait la lumière, il eut la satisfaction de constater qu'elle ne s'était pas éteinte pendant ce voyage mouvementé.

Il ne lui restait plus qu'à la laisser couler dans le grenier avec la corde, et il allait procéder à cette opération facile, lorsque la tuile échancrée sur laquelle ses pieds s'appuyaient céda tout à coup. Bécherel se sentit glisser avec une rapidité foudroyante et comprit qu'il était perdu. Dire qu'il ne perdit pas la tête un instant, ce serait lui faire trop d'honneur. On a beau avoir du courage et du sang-froid, il est des cas où, surpris par un accident imprévu, l'homme le mieux trempé s'abandonne et ferme les yeux pour ne pas se voir mourir. Mais l'instinct de la conversation persiste et supplée à la volonté disparue.

Machinalement, Bécherel étendit les bras pour tâcher de se retenir à un objet quelconque. Sa main droite rencontra la corde accrochée au support du vitrage et s'y cramponna avec une énergie désespérée. Bien lui en prit de l'avoir empoignée à un mètre tout au plus de son point d'attache, car s'il l'avait prise plus bas, elle n'aurait pas résisté à la secousse produite par la brusque détente, tandis que là, le choc fut médiocre. C'est un effet bien connu de tous les explorateurs de cimes et de glaciers dans les Alpes.

Quatre touristes, dont un lord d'Angleterre, périrent, il y a une vingtaine d'années, sur le mont Cervin, pour avoir laissé trop lâche la corde qui les liait les uns aux autres. Un faux pas de celui qui marchait le dernier les entraîna tous dans un précipice.

Bécherel eut moins mauvaise chance, grâce à un heureux hasard et grâce aussi à la solidité du support, mais la dégringolade fut si rapide et le vide était si près de la fenêtre qu'au moment où il put s'arrêter, ses jambes avaient déjà dépassé la gouttière.

La lanterne, fortement cahotée dans la chute, pendait au-dessous de lui, et comme, malgré tout, elle ne s'était pas éteinte, sa lumière aurait pu attirer dans la ruelle des passants de la rue Rodier qui auraient eu le singulier spectacle d'un homme gigotant et d'un fanal se balançant à trente pieds en l'air. Mais il ne passait personne et, du reste, c'était là le moindre souci de Bécherel.

Il pensait uniquement à se tirer de cette situation périlleuse et le premier effort qu'il fit fut pour prendre à deux mains la corde, car il sentait bien que sa droite seule se serait vite lassée de le porter. Quand ce fut fait, il crut être à moitié sauvé. Il ne s'agissait plus que de hisser d'un nœud à l'autre, mais il fallait d'abord ramener ses genoux sur la gouttière en zinc qui allait peut-être fléchir sous lui. Il y tâcha et il allait y parvenir, lorsqu'une douleur aiguë, suivie presque aussitôt d'un engourdissement de ses deux jambes, paralysa ses mouvements.

— Une crampe ? murmura-il.

Il en avait eu plus d'une fois en nageant, et il savait que l'immobilité est le seul remède à ce mal passager. Il cessa donc de remuer et il attendit. La question était de savoir si la crampe se passerait avant que la force lui manquât. En pareil cas, les minutes sont des siècles. Et il sentait déjà ses bras se détendre peu à peu. Un frisson passa dans sa chair. Le vertige le prenait et il lui semblait que la maison vacillait comme un navire en mer. Peu s'en fallut qu'il n'ouvrît les mains et qu'il ne se laissât glisser dans le vide.

Heureusement, il pensa à Violette. Et l'image de la jeune fille, évoquée tout à coup, lui rendit le courage et l'espoir. Il se raidit pour tenir encore quelques secondes et il y réussit. L'engourdissement disparut peu à peu. Il était sauvé. Il put prendre avec ses genoux un point d'appui sur la gouttière qui résista et il ne s'attarda pas sur ce perchoir dangereux.

Après un court temps d'arrêt, il commença à s'élever à la force du poignet et il atteignit sans trop de peine le rebord de la fenêtre. Il s'y cramponna, afin de se précautionner contre une nouvelle glissade, puis il se mit à ramener à lui la corde préservatrice et le fanal qui allait enfin entrer en scène. La bougie brûlait toujours et le moment était venu de l'utiliser pour éclairer les profondeurs du grenier.

Bécherel laissa couler doucement par l'ouverture le câble qui la portait, suivit des yeux la lumière qui descendait lentement, et quand la lanterne se posa sur le plancher, il reconnut que le local où était enfermée la malheureuse qu'il venait délivrer n'avait pas plus de dix à douze pieds d'élévation. La corde était trop longue de deux mètres, et il dut la filer jusqu'au bout pour n'avoir pas à subir un nouvel à-coup lorsqu'il s'en servirait pour descendre.

Enfin, penché sur le trou, il regarda et il s'aperçut bien vite que le pouvoir éclairant de son falot n'était pas assez fort pour percer les ténèbres du grenier. Le foyer lumineux ne s'étendait ni très loin, ni très haut. Il n'éclairait que les planches noircies par l'usage qui remplaçaient le parquet dans cette chambre occupée par une femme. De meubles, Bécherel n'en apercevait aucun et la prisonnière ne se montrait pas. La lumière devait cependant l'avoir réveillée, si elle dormait.

Pourquoi, au lieu de s'approcher, restait-elle tapie dans quelque coin de son cachot ? N'avait-elle donc pas compris que cette lanterne, venue d'en haut, lui annonçait du secours ?

Bécherel s'apercevait un peu tard que le luminaire dont il s'était muni ne pourrait lui être utile qu'à condition de descendre lui-même et de le tenir à la main. Pourtant, il aurait bien voulu, avant de se risquer dans cette boîte à surprises, s'assurer qu'elle ne cachait pas un ennemi prêt à l'assaillir et il attendit encore.

Sa patience fut récompensée.

Au bout de cinq minutes d'observation attentive, il vit remuer quelque chose dans le cercle éclairé. On eût dit un rideau mobile qui disparaissait dans l'ombre et reparaissait à des intervalles réguliers ; un lambeau d'étoffe qui certes ne marchait pas tout seul et qui devait être le bas d'un vêtement ; d'une robe sans doute. Bécherel supposa que la recluse se promenait autour de la lanterne, comme un papillon de nuit, attiré par la clarté, vole autour d'une lumière sans oser en approcher. Évidemment, elle se défait, et il fallait qu'elle fût sous l'influence d'une profonde terreur pour redouter ainsi un objet inoffensif.

— Elle finira bien par se décider à y toucher, se dit Robert.

Il ne se trompait pas. Après avoir tourné un certain temps, elle s'accroupit tout à coup devant la vitre du fanal. C'était bien une femme, habillée d'une espèce de peignoir qui l'enveloppait depuis le cou jusqu'aux talons. Elle s'était pelotonnée sur elle-même, baissant la tête et ne montrant pas son visage ; mais Bécherel espérait qu'elle allait s'emparer de la lanterne, se relever, la hausser au bout de son bras et regarder en l'air pour savoir qui la lui envoyait.

Cet espoir fut déçu. La prisonnière, après une courte station, se rejeta brusquement en arrière et redevint invisible. Elle s'était sans doute réfugiée à l'autre bout du grenier, et elle ne se montra plus. Maintenant Robert ne pouvait plus compter qu'elle reviendrait et, pour pousser l'aventure plus loin, il fallait absolument qu'il payât de sa personne.

Quel besoin avait-il, après tout, de voir la figure de la séquestrée ? Il ne la connaissait pas et s'il existait une ressemblance entre cette malheureuse et Violette, il n'aurait pas pu la constater à distance. Il ne lui restait d'autre moyen d'en finir que de s'aboucher avec elle, de lui parler, de l'interroger et il ne pouvait vraiment pas l'interpeller du haut du toit, surtout depuis qu'elle se cachait. Du reste, pour être assuré de ne courir aucun risque, il lui suffisait de savoir qu'il n'allait pas avoir affaire à un homme, et il le savait, car s'il y en avait eu un dans le grenier, l'apparition de la lanterne l'aurait décidé à se découvrir.

Bécherel n'hésita pas. Le levier dont il s'était servi était resté sur le toit, fort heureusement, car il aurait pu tomber dans la ruelle, et Bécherel, qui tenait à ne pas laisser de traces de son passage, s'empressa de le réintégrer dans sa poche. Après quoi, il se retourna pour introduire ses jambes dans le soupirail, saisir la corde et commencer à descendre, en s'aidant des nœuds. Cet exercice n'était qu'un jeu en comparaison des difficultés qu'il avait déjà surmontées et il eut tôt fait d'arriver en bas. Dès qu'il eut pris pied, il décrocha le falot, l'éleva à la hauteur de sa poitrine et chercha la femme.

Il ne la trouva point tout d'abord, mais il vit qu'en fait de meubles, ce galetas ne contenait qu'un lit de sangle, garni d'une paillasse. Pas de chaises, pas une table. Rien qu'une longue planche fixée à la muraille, une cruche en grès, et dans un coin, un paravent troué. Sur la planche, les restes d'un repas de cénobite : des fruits avariés et un morceau de fromage moisi. Les détenus de Mazas sont infiniment mieux traités, et Bécherel se demanda comment une créature humaine avait pu résister à un pareil régime.

Où était-elle ? Elle n'avait pu sortir de son cachot et, pour la découvrir, il entreprit de faire le tour du grenier que la lumière du fanal éclairait incomplètement. En longeant le mur, il ne tarda point à rencontrer la porte bardée de fer à laquelle il avait heurté la première fois qu'il était venu chez Rubis-sur-l'ongle, et, un peu plus loin, le paravent qu'il s'empressa d'écarter. Robert s'attendait un peu à trouver la recluse collée contre ce paravent, mais il ne prévoyait pas qu'il allait la trouver agenouillée sur le plancher et cachant sa figure avec ses mains.

Il ne l'aperçut pas tout d'abord, mais il faillit trébucher en la heurtant. Averti par ce contact, il abaissa son fanal et les rayons lumineux tombèrent en plein sur un corps plié en deux qui avait l'apparence d'un sac de laine.

— Relevez-vous, madame, dit-il en touchant l'épaule de la femme, qui répondit par un gémissement.

— Je viens vous délivrer, ajouta-t-il.

Elle se redressa un peu et montra à demi son visage, émacié par les privations et bouleversé par la frayeur.

— Ne me faites pas de mal, murmura-t-elle.

— Ne craignez rien. Je suis un ami répondit Bécherel.

Et comme elle ne bougeait pas, il la prit par la main pour l'aider à se remettre sur pied. Elle se laissa faire et, lorsqu'elle fut debout, adossée à la muraille, il put l'examiner à loisir, car elle resta immobile comme une statue. C'était évidemment la peur qui la pétrifiait ainsi. Elle regardait Bécherel avec des yeux si effarés qu'elle avait l'air d'une condamnée qui vient de voir apparaître le bourreau.

Elle était enveloppée dans un long vêtement de laine grossière, assez semblable à un froc de moine, une espèce de robe flottante qui lui montait jusqu'au cou et que dépassaient par le bas des pieds nus, chaussés de sandales en sparterie. Sa tête n'était coiffée que d'une forêt de cheveux gris, emmêlés comme les brins de chanvre d'une quenouille. Son visage avait la pâleur de la cire.

Elle avait dû être belle. Ses traits étaient réguliers et fins. Mais il était difficile de deviner son âge. À voir sa figure flétrie, on lui aurait donné soixante ans. Peut-être était-elle beaucoup plus jeune. La réclusion et les mauvais traitements vieillissent vite les prisonniers. Quand Latude sortit de la Bastille, on le prit pour un centenaire.

Bécherel cherchait à découvrir une ressemblance entre cette femme et Violette. Il n'en trouva aucune, quoiqu'il y mît de la bonne volonté et il s'aperçut que la lumière de sa lanterne gênait la malheureuse, accoutumée sans doute à vivre dans les ténèbres. La clarté qu'il dirigeait sur elle l'éblouissait et pour s'y dérober, elle fermait les yeux comme un oiseau de nuit surpris par un rayon de soleil.

Robert, qui n'avait pas lâché sa main, sentit qu'elle tremblait. Il l'entraîna jusqu'au grabat où elle couchait et il posa son fanal sur la planche de sapin qui servait de garde-manger à la séquestrée. Elle s'assit machinalement sur le lit de sangle et se tint là, sans remuer et sans parler. Robert pensa qu'elle attendait qu'il l'interrogeât.

— Madame, lui dit-il doucement, j'ai eu beaucoup de peine à arriver jusqu'à arriver jusqu'à vous et nous n'avons pas de temps à perdre. L'homme qui est entré ici tout à l'heure pourrait s'aviser de revenir…

— Non, murmura enfin la prisonnière, il ne reviendra que la nuit prochaine.

— Il ne vous trouvera pas, si vous voulez me suivre…

— Vous suivre ?

— Oui, et immédiatement. Le chemin pour sortir d'ici n'est pas commode, mais je vous aiderai.

Elle ne parut pas comprendre. Robert lui montra du doigt la fenêtre entrouverte au milieu de la toiture. Elle leva la tête et la baissa presque aussitôt, mais elle n'articula pas une parole. Elle frissonnait.

— Vous n'osez pas ? lui demanda Bécherel.

Elle fit signe que non.

— Eh bien ! sans que vous risquiez un voyage dangereux, je vous sauverai tout de même. Dites-moi qui vous êtes. Contez-moi votre histoire et, je vous le jure, demain vous serez libre. J'avertirai la justice qu'on vous retient ici contre votre gré ; par son ordre, les portes de ce grenier s'ouvriront et les misérables qui vous y ont enfermée seront punis. Parlez, je vous en prie. Vous comprenez bien la question que je vous adresse. J'attends votre réponse.

La réponse ne vint pas. Bécherel commençait à se demander s'il n'avait pas affaire à une idiote, mais il ne se découragea pas.

— Voyons, reprit-il, vous n'avez pas toujours vécu ici. Vous étiez quelqu'un avant qu'on vous reléguât dans cet affreux galetas. Vous aviez un nom. Dites-le-moi.

— Un nom ? murmura la femme.

— Oui. Comment vous appelez-vous ?

— Je ne sais pas… j'ai oublié.

— Eh bien, faites un effort. La mémoire va vous revenir.

— Je ne peux pas.

Robert ne croyait guère à cette oblitération totale d'une faculté qui diminue avec l'âge, mais qu'on ne perd jamais complètement. Les vieillards ne se rappellent pas les faits récents, mais ils se rappellent très bien les faits anciens, et les fous eux-mêmes gardent quelque souvenir de leur passé. Robert, qui savait cela, n'abandonna donc pas la partie ; seulement, il s'y prit d'une autre façon.

— Vous habitiez un port de mer, n'est-ce pas ? demanda-t-il brusquement.

— La mer ?… oui, je l'ai vue… c'est beau, la mer.

— Vous habitiez Le Havre.

— Le Havre ?… non… je ne connais pas.

— Diable ! pensa Bécherel, il paraît que je me trompais… Au fait, toutes les villes maritimes ont des jetées. Mais, du moins, vous connaissez Marcandier ? reprit-il.

Cette nouvelle épreuve ne réussit pas mieux que la première. La recluse le regarda d'un air hébété. Évidemment, elle n'avait jamais entendu parler de Marcandier. Plus Bécherel avançait dans cet interrogatoire, plus il reconnaissait que, jusqu'alors, il avait fait fausse route, et déjà il n'était pas éloigné d'absoudre l'usurier du crime dont il l'avait accusé.

Il se pouvait après tout que Rubis-sur-l'ongle ne fût pas coupable. Le spectacle auquel Robert avait assisté du haut du toit permettait de croire que le persécuteur de cette femme habitait l'hôtel de la rue Milton. Et, s'il en était ainsi, le procédé des interrogatoires à brûle-pourpoint ne pouvait plus servir, puisque Robert ignorait le nom de ce personnage. Il crut contourner la difficulté en demandant à l'improviste :

— Savez-vous où vous êtes ?

La prisonnière secoua la tête pour dire : non.

— Vous êtes à Paris… dans une maison qui donne d'un côté sur la rue Rodier et de l'autre sur un jardin qui s'étend jusqu'à la rue Milton.

Ces noms de rue ne firent aucune impression sur l'interrogée, mais elle s'écria :

— Un jardin !… j'aime les jardins… il y a des fleurs.

— Vous en avez eu un autrefois.

— Oui… il était plein de roses.

— Pourquoi l'avez-vous quitté ?

L'éclair qui avait brillé un instant dans les yeux de la malheureuse s'éteignit tout à coup et elle retomba dans cette torpeur qui désespérait Bécherel. Avait-elle perdu l'esprit ? ou bien jouait-elle un rôle, et ne disait-elle que ce qu'elle voulait dire, répondant aux questions insignifiantes et se taisant dès que Robert lui en posait de trop précises ? L'idée lui vint alors qu'en dépit de ses protestations d'amitié, elle le prenait pour un émissaire chargé par son geôlier de lui arracher des confidences compromettantes.

— Elle le craint tant, se disait-il, qu'elle n'ose pas parler, de peur qu'il ne soit aux écoutes derrière cette porte, par laquelle il est entré et sorti. Elle croit qu'il lui tend un piège et que, si elle me racontait ses malheurs, il la tuerait. La terreur lui ferme la bouche.

La supposition était assez vraisemblable, car la victime de ce scélérat avait en ce moment l'attitude soumise et craintive d'un chien habitué à être battu. Il s'agissait de la rassurer et ce n'était pas facile. Tous les serments du monde n'y auraient rien fait et il n'essaya pas de la convaincre. Cependant, il fallait en finir, car il ne voulait pas être venu pour rien et il en était encore à douter d'être en présence de la mère de Violette. Mais il tenait en réserve une autre épreuve qui devait être décisive. Si celle-là ne l'éclairait pas, il ne lui resterait plus qu'à s'en aller comme il était venu. Le mystère de cette réclusion ne l'intéressait qu'à cause de Violette, et, s'il ne parvenait pas à le percer, il lui importerait beaucoup moins de délivrer une inconnue, une folle que peut-être on n'avait pas eu tort d'enfermer. Ce sentiment n'était pas très généreux ; mais, dans la situation où se trouvait Robert, il était excusable.

— Vous vous méprenez peut-être sur mes intentions, reprit-il. Je ne vous veux que du bien, et, si je ne connais pas tous les événements de votre vie, je sais du moins que vous avez une fille.

Robert n'était pas si sûr que cela de ce qu'il affirmait, mais il plaidait, comme on dit, le faux pour savoir le vrai, et cette manœuvre bien connue parut tout d'abord lui réussir. La prisonnière tressaillait, ses yeux brillèrent et elle releva la tête. On eût dit que le sentiment maternel se réveillait tout à coup dans ce cœur meurtri.

— Voulez-vous que je vous dise son petit nom ? reprit Bécherel, en adoucissant sa voix.

Elle s'appelle Simone.

— Simone ! murmura la malheureuse en passant sa main sur son front comme pour y retenir un souvenir qui la fuyait. Oui…, je connais ce nom… mais… je n'ai pas de fille… Non… je n'en ai pas.

À cette réponse, Bécherel, qui croyait déjà tenir le secret, s'aperçut qu'il fallait en rabattre. La mémoire de la recluse avait évidemment reçu un choc, mais ce choc n'avait pas suffi pour la rendre tout à fait lucide, et l'amoureux de Violette crut ne pouvoir mieux faire que de recommencer.

— Elle a dix-neuf ans, continua-t-il, elle est blonde, ses yeux sont noirs. Elle devait être déjà ainsi dans sa première enfance. Vous ne pouvez pas l'avoir oubliée… si elle était ici, vous la reconnaîtriez, j'en suis certain.

Il n'obtint pas de réponse, mais il vit bien que le coup avait porté. Le visage contracté de la séquestrée disait assez qu'elle faisait des efforts inouïs pour retrouver le fil de ses idées, subitement renoué et brisé presque aussitôt. Ses veines qui se gonflaient apparaissaient comme des sillons bleus sous sa peau blanche, et les gouttes de sueur qui perlaient sur son front trahissaient une contention d'esprit presque effrayante.

Il se pouvait que l'isolement et les privations lui eussent fait perdre la raison. C'était même très probable, mais Robert ne la soupçonnait plus de feindre la folie pour cacher un secret, car elle devait horriblement souffrir.

— Si je vous conduisais près d'elle, reprit-il, vous seriez bien heureuse, n'est ce pas ? Et la pauvre enfant qui vous pleure depuis tant d'années me bénirait de lui rendre sa mère.

— Simone ?… vous avez dit Simone ?…

— Oui, et il est impossible que ce nom ne vous rappelle pas le temps où vous la serriez dans vos bras. Ce bonheur peut revenir. Il ne tient qu'à vous de la revoir. Ayez seulement le courage de sortir d'ici avec moi.

— Par où ? demanda brusquement la prisonnière. Il a fermé la porte à triple verrou… comme toujours.

— Qui, il ?

— Mon persécuteur… mon bourreau… celui qui me retient dans ce cachot et qui m'y laisse mourir de faim et de froid. Je l'ai supplié cent fois de me tuer. Il ne veut pas.

— Pourquoi vous torture-t-il ainsi ?

— Je ne sais pas.

— Mais vous savez qui il est ?

— Non.

— Vous pouvez du moins me décrire son visage, puisqu'il vient ici toutes les nuits.

— Il vient masqué. Je n'ai jamais vu ses traits.

— C'est étrange… Mais cela prouve que vous le connaissez. Si vous ne l'aviez pas vu autrefois, alors que vous étiez libre, il ne prendrait pas la précaution de se masquer. Mais, enfin, il vous parler…

— À peine. Il me jette ma pitance, et, quand j'essaie de me plaindre, il ne me répond pas.

— N'entre-t-il que de ce côté ? demanda Robert en désignant du doigt la porte qui devait donner sur un escalier conduisant au jardin.

— Je ne le vois pas toujours entrer. Il arrive souvent pendant que je dors. Mais je suis certaine qu'il ne sort que par là… Je me réveille quand il vient et je le vois sortir.

Toutes ces réponses à des questions dont chacune avait un but précis n'éclaircissaient pas le mystère que Bécherel s'efforçait de pénétrer, mais les dernières avaient été formulées d'une façon plus nette, et il semblait que l'interrogée comprenait mieux ce que l'interrogateur attendait d'elle.

Si la pauvre créature était folle, comme il y avait lieu de le craindre, elle entrait depuis quelques instants dans une période de lucidité dont il importait de profiter. Aussi Robert se hâta-t-il de revenir à ce nom de Simone qui avait produit sur la prisonnière une impression fugitive, mais très vive, à en juger par le changement de sa physionomie.

— Vous prétendez que vous n'avez pas de fille, reprit-il. Vous savez bien que vous en aviez une… et qu'elle a disparu. Vous croyez sans doute qu'elle est morte… mais elle vit, je vous l'affirme… elle vous cherche… et je lui ai promis de vous retrouver.

Il s'arrêta, parce qu'il s'aperçut qu'elle ne l'écoutait plus. Son esprit s'était envolé encore une fois dans les nuages. Elle fermait les yeux comme pour suivre un rêve. Comment la réveiller de ce demi-sommeil ? Il fallait évidemment une secousse plus forte pour la tirer de cette espèce d'engourdissement de l'intelligence. Il lui vint une idée. La pomme et le papier qui l'enveloppait étaient encore dans sa poche. Il pensa à s'en servir pour atteindre son but.

— Vous vous taisez quand je parle de Simone, dit-il ; vous semblez l'avoir oubliée. Et pourtant, vous vous souvenez d'elle quelquefois, puisque vous l'appelez à votre secours… car c'est bien vous qui m'avez jeté ceci.

En même temps, il exhibait la pomme et il dépliait le papier où elle avait écrit avec son sang le nom qu'il venait de prononcer. L'effet se produisit immédiatement, mais en sens inverse de ce qu'il espérait.

À peine eut-elle jeté les yeux sur les objets qu'il lui montrait qu'elle se leva toute droite, en criant :

— Ce n'est pas vrai. Je n'ai rien écrit… Je n'ai rien jeté… Vous mentez… Vous inventez cela pour qu'on me batte… Vous êtes un méchant homme… Allez-vous-en… Je ne veux plus vous voir… Si vous me parlez encore, je ne vous répondrai plus.

Et avant qu'il eût eu le temps de la retenir, elle s'enfuit au fond du grenier pour s'y cacher de nouveau derrière le paravent. Cette fois, c'était bien de la folie et presque de la folie furieuse, car elle se mit à jeter des cris lamentables.

Bécherel ne savait plus que faire et il commençait à se demander si l'expédition qu'il avait entreprise n'était pas aussi folle que cette femme qui passait en une seconde de l'abattement à l'exaspération et qui lui échappait, au moment même où il croyait la tenir. Comment la ramener maintenant ? Comment calmer cet accès subit et faire entendre raison à une aliénée par intermittence ? Il ne pouvait plus se flatter de remettre l'entretien au point où il l'avait conduit avant la malencontreuse exhibition qui avait tout gâté.

Le pis était que les cris ne cessaient pas. Elle hurlait maintenant des mots inintelligibles et il reconnaissait parfaitement la voix qu'il avait entendue lorsqu'il s'était égaré dans le corridor, le jour de sa visite à Marcandier. Seulement, cette voix s'élevait à un tel diapason qu'elle devait porter jusque dans la rue. La situation devenait très critique pour lui. Les passants ou les voisins pouvaient être attirés par ce vacarme, s'imaginer qu'on égorgeait une femme et recourir à l'intervention des sergents de ville. À Paris, même dans les quartiers les moins fréquentés et les plus excentriques, tout le monde n'est pas couché à onze heures et toute circulation n'a pas cessé. Et Robert ne se souciait pas d'être surpris en compagnie d'une folle dans un grenier où il était entré comme le vin entre dans les bouteilles, par en haut. Pour la première fois depuis le commencement de cette aventure, il songea à battre en retraite sans la mener à fin. Il lui en coûtait de partir avant d'avoir résolu le problème, mais cette solution qu'il avait entrevue un instant, il ne comptait plus l'obtenir.

Il attendit pourtant, parce qu'il espérait vaguement que la recluse allait s'apaiser et que, sa colère passée, elle consentirait encore à l'écouter. Les forces humaines ont des limites, et on ne peut pas crier indéfiniment. La femme serait bien obligée de se taire quand la voix lui manquerait, et elle faiblissait déjà. Encore quelques instants peut-être et les hurlements qui l'inquiétaient allaient cesser. Robert pensa que le moment était venu de s'approcher de la hurleuse afin de se tenir à portée pour profiter de l'accalmie dès qu'elle se produirait, et il s'acheminait à petits pas vers le paravent, lorsqu'un bruit retentissait de coups frappés du dehors, sur la porte bardée de fer, l'arrêta court au milieu du grenier.

Qui frappait ainsi ? Le bruit venait du côté de la maison de la rue Rodier, et Marcandier qui n'y couchait jamais n'était certainement pas là à onze heures du soir.

— Veux-tu te taire, coquine ! cria une voix que Bécherel crut reconnaître ?

L'effet de cette injonction grossière ne se fit pas attendre. La prisonnière se tut immédiatement.

Les choses s'étaient passées ainsi, le jour où Bécherel avait cogné la porte, et la pauvre femme devait être accoutumée à obéir aux avertissements de ce genre. Celui-là lui était sans doute envoyé par l'affreuse portière de l'usurier, et Robert pensa que cette mégère se servait pour frapper du manche de ce fameux balai dont elle l'avait menacé, le matin, pour l'empêcher de monter chez Rubis-sur-l'ongle.

Le bruit avait cessé, mais rien ne prouvait qu'elle ne fût pas restée là, l'oreille au guet, et l'incident mit fin aux dernières hésitations de Robert. Il se dit que, s'il essayait encore de calmer la séquestrée ou seulement de s'approcher d'elle, les cris allaient recommencer. Or, la Rembûche, qui possédait toute la confiance de son maître, avait probablement une clef de la porte bardée de fer. Elle pouvait entrer dans la louable intention de corriger la recluse pour l'empêcher de hurler, et alors Robert, se trouvant face à face avec la vieille sorcière, n'aurait eu d'autre parti à prendre que celui de l'étranger.

Il en avait bonne envie, mais cet acte de vigueur n'aurait servi qu'à empirer sa situation. Alors même que toutes les portes du grenier eussent été ouvertes, la malheureuse qu'il voulait délivrer ne l'aurait pas suivi. Et, d'ailleurs, que faire d'elle si par miracle elle consentait à sortir ? On ne circule pas dans les rues sans attirer l'attention des passants, quand on traîne à son bras une femme aux allures étranges, à peine vêtue d'un costume bizarre qu'on aurait remarqué, même en temps de carnaval. Et il était très douteux qu'un fiacre se trouvât là tout à point pour l'emmener, un fiacre où elle aurait peut-être refusé de monter. Mieux valait encore la laisser en prison, sauf à recommencer plus tard l'expédition qui avait si mal tourné.

Il revint sur la pointe du pied à l'endroit où il avait posé sa lanterne et il s'empressa de l'éteindre, de peur qu'un rayon de lumière filtrant par le trou de la serrure n'avertît la Rembûche que la prisonnière n'était pas seule. Il s'agissait maintenant de s'en aller. Il suspendit le falot à son cou, comme il l'avait déjà fait, retrouva à tâtons la corde à nœuds et l'empoigna pour grimper jusqu'à la fenêtre.

Blottie derrière le paravent, la recluse ne bougeait plus et, aux bruits de toute espèce, avait succédé un silence profond. C'était le moment de partir, car la pauvre femme aurait pu s'aviser de sortir de sa cachette et de crier encore plus fort, au risque de provoquer une intervention décisive de la mère Rembûche.

Bécherel se hissa à la force du poignet, atteignit promptement l'ouverture, se glissa sur le toit, attira à lui la corde, détacha le crampon, se campa solidement sur les tuiles afin d'éviter un nouvel accident, et referma le vitrage non sans peine, car les supports étaient quelque peu rouillés et le mécanisme ne fonctionnait pas très facilement. Il parvint cependant à abaisser la plaque, et, toutes choses étant remises en place, il reprit le chemin malaisé qu'il avait déjà parcouru en sens contraire.

Cette fois, le voyage se fit sans accident et il put, après une dernière escalade, rentrer dans sa chambre, sain et sauf, mais fort peu satisfaisant du résultat final de son entreprise. Les deux bougies, qu'il n'avait pas éteintes avant de se mettre en campagne brûlaient encore.

Il ramena à lui la petite corde qui pendait au-dehors, ferma la fenêtre, et s'empressa de réintégrer dans sa malle les ustensiles divers dont il venait de se servir, et qu'il tenait beaucoup à ne pas laisser traîner là. Dès qu'ils furent emballés, il donna un tour de clef à la malle et il s'assit devant la petite table à écrire. Il s'y assit, beaucoup moins pour se reposer que pour réfléchir à ses récentes aventures.

Elles n'étaient pas gaies, et il ne se dissimulait pas qu'elles n'avaient abouti à rien ou à presque rien. Il avait constaté par ses yeux qu'une femme était enfermée dans le grenier. Ce n'était pas précisément une découverte, car il ne doutait pas du fait depuis qu'il avait ramassée dans le grenier. Ce n'était pas précisément une découverte, car il ne doutait pas du fait depuis qu'il avait ramassé une pomme sur le pavé de la ruelle, et il ne se trouvait pas beaucoup plus avancé qu'avant de s'être abouché avec la séquestrée.

Rien ne prouvait que cette femme fût la mère de Violette. Elle avait montré quelque émotion quand Robert avait prononcé devant elle le nom de Simone, mais elle s'était remise très vite et il n'avait pu en tirer aucun renseignement positif. L'entretien avait tourné promptement au dialogue haché, aux propos incohérents et il s'était terminé par une explosion d'extravagance.

La malheureuse était folle ; Robert n'en doutait plus et n'espérait pas la guérir. Assurément, elle n'était pas moins intéressante, puisqu'on le retenait de force et surtout puisqu'on lui faisait subir des traitements indignes. Mais Bécherel commençait à revenir de ses idées chevaleresques. Il se disait que bien des familles craignent d'étaler leurs plaies et que les parents de cette pauvre créature avaient peut-être de bonnes raisons pour la garder, au lieu de la placer dans un asile d'aliénés : des raisons privées qui ne les justifiaient pas de la maltraiter, mais qui ne regardaient pas les étrangers.

Qui étaient-ils, ces parents barbares ? Probablement les occupants de l'hôtel de la rue Milton. Marcandier devait être leur complice, ou tout au moins leur confident, et même leur argent, puisque sa damnée concierge surveillait la prisonnière.

Mais il n'y avait aucune apparence que cette vilaine histoire se rattachât à celle de Violette. Pas plus que Mme de Malvoisine, Marcandier ne connaissait le passé de l'orpheline, car s'il avait eu à se reprocher d'avoir séquestré la mère, il aurait bien su empêcher la pauvre fille d'entrer comme demoiselle de compagnie chez la prétendue comtesse.

— Et quand même, se dit Bécherel, quand même j'acquerrais la certitude que cette malheureuse a enfanté Violette, que ferait Violette d'une mère pareille ?… une insensée qui ne lui apprendrait pas le secret de sa naissance, puisqu'elle a perdu la mémoire en même temps que la raison. Ce serait pour Violette un surcroît de chagrin et une lourde charge, sans compter qu'en arrachant la victime à ses persécuteurs, je ne ferais qu'exciter contre la pauvre enfant Marcandier qui l'est déjà bien assez.

« Allons ! décidément, mieux vaut que je renonce à un projet dont le succès n'améliorerait pas la situation de Violette. Je pourrais, avant d'abandonner la partie, consulter le colonel Mornac… Mais d'abord, il m'en coûterait beaucoup de lui raconter mon expédition… je l'ai ratée… il n'y a pas de quoi m'en vanter… et puis, je prévois ce qu'il me répondrait… il me conseillerait de me tenir tranquille et il n'aurait pas tort. Le proverbe dit qu'il ne faut pas courir deux lièvres à la fois. J'aurai bien assez à faire de défendre Violette contre les ennemis qui vont cabaler contre elle, le jour où elle débutera. »

Le colonel, qu'il invoquait toujours dans les circonstances graves, aurait peut-être été de cet avis, mais il n'aurait certes pas approuvés sans réserves ce brusque revirement. Avec la mobilité d'esprit qui était un de ses grands défauts, Robert de Bécherel désertait tout à coup un dessein sur lequel il fondait toutes ses espérances. Il avait rêvé de rendre une mère à Violette, qui renoncerait alors à entrer au théâtre, et qu'il épouserait plus tard avec l'approbation de sa mère à lui, de sa chère mère qui pouvait arriver à Paris d'un instant à l'autre. Ce doux projet s'en allait en fumée, et Robert ne songeait plus qu'à assurer le triomphe de la débutante, sans se demander où le mènerait cet amour naissant qui n'avait plus de l'amitié que les apparences.

Il lui tardait déjà de rentrer chez lui pour dresser de nouvelles batteries, mais après les contes qu'il avait débités au maître du garni, il ne pouvait guère déguerpir au milieu de la nuit sans éveiller dans l'esprit de cet homme quelque soupçon de ce que son locataire était venu faire à l'hôtel de la Providence.

De plus, Robert ne voulait pas y laisser sa malle toute pleine d'objets compromettants. Mieux valait remettre le déménagement au lendemain, et le motiver en annonçant au logeur, après une courte sortie, qu'un télégramme arrivé au bureau de la rue Milton le forçait, à son grand regret, de rentrer immédiatement à Dunkerque.

Après avoir fumé d'innombrables cigares et fait cent tours dans sa chambre, Bécherel se résigna à se coucher dans un lit qui ne valait pas celui de son appartement du faubourg Poissonnière. Il eut quelque peine à s'endormir, mais, la fatigue aidant, il finit par fermer les yeux, en répétant tout bas : Fantaisies Lyriques !

Chapitre 7

Trois semaines se sont passées et Robert de Bécherel n'a pas recommencé l'expédition qui lui a si mal réussi. Il a beaucoup pensé, pendant quelques jours, à la malheureuse femme qu'il a laissée à la merci de ses persécuteurs ; plus d'une fois même, il a été tenté d'aller raconter son aventure au commissaire de police du quartier des Martyrs, et il s'y serait probablement décidé, s'il n'eût pas été absorbé par des préoccupations intimes. À Rennes, où il menait la vie désœuvrée des provinciaux, il serait allé faire sa déclaration dès le lendemain ; à Paris, dans la situation particulière où il se trouvait, il était assez naturel qu'il y mît moins d'empressement.

Depuis cette nuit mémorable où il était descendu dans le grenier, après une périlleuse excursion sur les toits, les jours s'étaient envolés comme des heures et le souvenir de la séquestrée s'était effacé peu à peu de son esprit.

Pour s'excuser à ses propres yeux de l'avoir oubliée si vite, il se disait qu'il serait encore temps de lui porter secours quand Violette aurait débuté. Si Violette réussissait, elle n'aurait plus besoin de lui ; si elle tombait, il lui resterait encore l'espoir de retrouver ses parents, au Havre ou ailleurs, puisque ce n'était pas sa mère qui pâtissait dans la geôle de la rue Rodier.

Au fond, ce beau raisonnement n'était qu'un prétexte qu'il se donnait à lui-même pour justifier son indifférence à l'endroit de la recluse. La vérité, c'est qu'il était amoureux fou de Violette, qu'il ne vivait plus que pour elle, et que peu lui importait maintenant qu'elle restât sans famille, pourvu qu'elle l'aimât. Aussi, s'était-il bien gardé de lui raconter son voyage nocturne. Il évitait même de lui rappeler l'histoire de son passé, et lorsque par hasard elle lui parlait de sa mère, il détournait la conversation.

Il voyait Violette tous les jours, chez elle, au moment où elle rentrait de sa répétition. Le rendez-vous de cinq heures avait été pris une fois pour toutes, et il tenait d'autant plus à ne pas le manquer que, d'un commun accord, ils avaient décidé qu'il ne se montrerait jamais au théâtre, de peur de la compromettre.

Il se contentait de l'attendre sur le boulevard extérieur, au bout de la rue de Constantinople, et de monter avec elle, sans réfléchir que le concierge ne se priverait pas de gloser sur ces entrevues quotidiennes qui se prolongeaient quelquefois un peu plus qu'il n'aurait fallu. Elles étaient chastes pourtant et les deux amoureux n'en profitaient que pour se dire ce que se disent au printemps les petits oiseaux qui gazouillent sous la feuillée.

Leurs causeries tendres auraient fort ennuyé le colonel, qui n'était pas sentimentale. Elles les ravissaient, et Violette, sans livrer à Robert le secret de son cœur, en était venue à le lui laisser deviner. Elle ne se cachait plus de l'aimer, et elle s'inquiétait beaucoup moins de l'avenir. Ils semblaient s'être entendus pour n'en jamais parler. Ils se laissaient aller au courant, comme des marins qui ont cessé de ramer, et ils ne se demandaient pas où ils aborderaient. Au mariage ou à l'union libre ? Il en serait ce que Dieu voudrait, et en attendant la fin du voyage, ils savouraient le bonheur de se voir chaque jour et d'échanger de doux propos, les yeux dans les yeux, la main dans la main.

À ce jeu, Violette risquait son repos, mais elle espérait rester maîtresse d'elle-même et elle croyait Robert incapable d'abuser du sentiment qu'il lui inspirait. Quand elle se sentait faiblir, elle lui parlait de son théâtre et de ce dur travail des répétitions qui l'écrasait de fatigue. Elle n'avait cependant pas à se plaindre, ni à regretter la résolution qu'elle avait prise, car de ce côté, tout allait à souhait. Le directeur, qui comptait sur un succès éclatant, la choyait comme le propriétaire d'une écurie de courses soigne le cheval avec lequel il espère gagner le Grand Prix de Paris. Les auteurs de l'opérette se frottaient les mains, comme s'ils avaient découvert une mine d'or. Et les artistes eux-mêmes étaient obligés de reconnaître que la remplaçante de Julia était une musicienne accomplie et une cantatrice de premier ordre.

Elle avait appris son rôle avec une facilité extraordinaire ; elle le savait à fond et elle était si sûre de ses effets qu'elle n'avait même plus cette peur d'avoir peur qui trouble les débutantes.

Le colonel Mornac assistait aux répétitions qui marchaient de mieux en mieux. Lui non plus ne doutait pas du triomphe de Violette et il ne cachait pas son opinion à Bécherel, qui venait encore quelquefois lui demander à déjeuner. Il le rassurait même sur les dangers qui menaçaient sa petite amie et il paraissait redouter médiocrement les gens qui lui avaient déclaré la guerre. Il se chargeait, disait-il, de déjouer leurs menées. Mais il n'abordait jamais la question scabreuse de l'avenir des amours suivraient leur cours naturel et il jugeait inutile de rappeler à son protégé les inconvénients d'une liaison avec une actrice. Un garçon de vingt-quatre ans n'écoute guère ces sortes de sermons et M. de Mornac n'aimait pas à prêcher en pure perte.

De ses récentes aventures, Robert ne lui avait pas soufflé mot, et comme le colonel n'avait jamais pris au sérieux la chasse aux ancêtres que rêvait son jeune ami, il s'abstenait de revenir sur un sujet qui ne l'intéressait guère. Du reste, il n'avait pas remis les pieds chez la comtesse.

Marcandier ne donnait pas signe de vie. Bécherel lui avait écrit pour lui annoncer son intention de retirer sa signature. L'usurier n'avait pas répondu, et Bécherel s'était facilement résigné à attendre, pour le rembourser, l'échéance du billet.

L'enfant prodigue écrivait aussi à sa mère des lettres un peu embarrassées ne tourmentait pas autrement de celles qu'il recevait d'elle. Dans ces lettres, la sainte femme ne se plaignait pas ; elle ne mettait pas son fils en demeure de rentrer à Rennes immédiatement ; mais Robert devinait bien qu'elle était à bout de patience, et il ne savait pas trop ce qu'il ferait si, lassée d'attendre, elle se décidait, un beau jour, à partir pour Paris et à tomber chez lui à l'improviste.

Violette, pourtant, s'informait souvent de Mme de Bécherel, et, dans son innocence, elle se réjouissait d'avance de la revoir et de la remercier de s'être intéressée à elle, lorsqu'elle était encore au couvent de la Visitation. Elle ne se demandait pas quel accueil ferait la pieuse et noble dame à une chanteuse des Fantaisies Lyriques. Autrefois, elle eût été moins rassurée sur le résultat de cette rencontre, mais le bonheur lui faisait voir tout en rose. Violette avait pourtant un grave sujet d'inquiétude et de chagrin qu'elle ne confiait pas à son amoureux.

Depuis une quinzaine de jours, elle recevait, tantôt chez elle, tantôt au théâtre, des lettres d'un monsieur qui ne les signait pas et qui lui offrait, non pas son cœur et sa main, mais sa protection, et sa fortune. La jeune fille n'avait pas fait grande attention à la première, mais dans les suivantes, le monsieur avait précisé ses propositions. Il offrait un petit hôtel, ce rêve de toutes les débutantes, un titre de six mille francs de rente sur le Grand-Livre et une allocation mensuelle, presque équivalente au douzième du traitement d'un ministre de la République. Et, en échange de ces générosités invraisemblables, il ne demandait rien, pour le moment, pas même une audience. Il ne disait pas non plus où il avait vu Violette, mais il se réservait de se faire connaître, le soir de la première représentation à laquelle il comptait assister.

Après pas plus qu'avant cette soirée décisive, Violette ne voulait accepter les offres de cet adorateur anonyme, mais elle entrevoyait qu'elle aurait fort à faire pour se débarrasser de ses assiduités. Et surtout, elle craignait que Robert de Bécherel, son défenseur naturel, n'intervînt pour provoquer cet homme comme il avait provoqué Galimas chez Mme de Malvoisine. Elle ne voulait pas que son amoureux exposât sa vie pour elle et elle se promettait de ne pas l'appeler à son aide. Elle espérait se protéger toute seule et elle s'y préparait. Il lui tardait, d'ailleurs, et à Robert aussi, que le jour de la grande épreuve arrivât.

L'incertitude est le pire de tous les maux, et ils comprenaient qu'ils ne pouvaient plus vivre comme ils vivaient depuis près d'un mois.

Il arriva enfin, après bien des remises, ce jour de la première représentation.

On était prêt, depuis plus d'une semaine, mais le directeur, expert en réclames, n'avait eu garde de négliger de surexciter la curiosité du public, en annonçant pour le surlendemain le début de Mlle Thabor et en modifiant l'affiche le lendemain sous prétexte de raccords à faire.

Il soignait la publicité, sous toutes ses formes ; chaque matin, on lisait dans les journaux quelques lignes habilement rédigées, pour annoncer qu'une étoile de première grandeur allait se lever sur la scène des Fantaisies Lyriques. C'était jouer le tout pour le tout, car si, par malheur, l'étoile s'éclipsait dès sa première apparition, le triomphe escompté d'avance se changerait en désastre. Mais les directeurs aux abois ont toutes les audaces et Cochard savait bien qu'il risquait sa dernière carte sur le succès problématique de Violette.

Elle n'avait pas voulu que ce joli nom figurât sur l'affiche, et elle avait repris, pour débuter, celui de Marie Thabor qu'on lui avait donné jadis, à Rennes ; mais tout se sait à Paris, dans un certain monde, et l'histoire de cette cantatrice improvisée était, pour bien des gens, un secret de Polichinelle. On se racontait que Cochard l'avait découverte chez une comtesse interlope, où elle tenait le piano, à tant par mois, et qu'elle était remarquablement jolie. Et sa beauté, prônée par les feuilles spéciales qui s'occupent des théâtres, affriolait déjà beaucoup d'amateurs.

Dans les grands clubs foisonnent les messieurs blasés qui recherchent les primeurs, et ceux-là ne manquent aucune occasion de compléter leur collection de raretés. Ils vont aux premières comme ils vont aux ventes où on doit mettre sur table un bibelot inédit.

Toute la salle était louée depuis huit jours et le colonel, très répandu dans les cercles, n'avait pas peu contribué à répandre le bruit qu'une merveille inconnue allait se révéler sur une scène inférieure.

Les Fantaisies Lyriques ne prétendaient pas à détrôner l'Opéra. C'était un petit théâtre qui avait eu ses jours de gloire sur l'ancien boulevard du Crime, où on pleurait jadis en écoutant des drames larmoyants, mais qui avait eu ensuite de grands revers.

Depuis sa création, on y jouait l'opérette, pas toujours avec succès. À la suite de quelques fours lamentables, la foule avait désappris le chemin de cette salle minuscule, mais elle ne demandait qu'à le reprendre, car l'opérette répond à un besoin du temps présent. C'est le café-concert, un peu plus relevé, et le café-concert est en pleine vogue.

Cochard, vieux routier d'entreprises dramatiques, s'était mis en tête de relever les Fantaisies, depuis qu'un généreux commanditaire l'appuyait de son argent, et s'il échouait, ce ne serait pas sa faute, car il n'avait pas ménagé ses peines.

M. de Mornac n'avait pas cru devoir lui dire pourquoi il s'intéressait à Mlle Thabor. Cochard ignorait l'existence de Robert de Bécherel. Cochard croyait que le colonel tenait uniquement à ne pas perdre cent mille francs engagés dans l'affaire. Cochard ne connaissait pas les dessous de la situation. Il avait bien entendu dire que des ennemis de sa nouvelle pensionnaire montaient une cabale contre elle, mais il comptait sur la bienveillance éclairée du public que le talent et la beauté d'une actrice disposent toujours favorablement. Il comptait aussi sur son chef de claque.

Le colonel s'était chargé de donner ses instructions à ce dispensateur des applaudissements, important personnage dont le tact et l'adresse peuvent atténuer la chute ou corser le succès d'une pièce et d'un artiste. Le colonel avait pris la chose à cœur. Il y consacrait tout son temps et toute son influence. Il avait pris, à ses frais, plusieurs fauteuils où il comptait placer ses amis des deux sexes. De plus, il ne manquait pas une répétition, encourageant Violette et lui donnant des conseils, amadouant les artistes, mal disposés d'abord, les femmes surtout. Et, entre Violette et lui, il n'était jamais question de Robert de Bécherel. C'était convenu avec Robert, qui donnait carte blanche à son protecteur, parce qu'il avait mis en lui toute sa confiance.

Robert ne comptait pas cependant pousser l'abstention jusqu'à se priver d'assister à la première représentation, mais il s'était juré de ne pas entrer dans les coulisses. Il avait tout simplement retenu un fauteuil d'orchestre sur un bon rang et il se promettait de ne pas le quitter, jusqu'à la fin de la pièce.

La répétition générale avait eu lieu à huis clos. On n'y avait même pas admis les critiques, et cette exclusion inusitée était encore un truc de Cochard, qui tenait à laisser aux spectateurs payant tout le plaisir de la surprise.

Le matin de la représentation, Robert déjeuna au café de la Paix avec le colonel qui se montra de plus en plus rassuré, et ils ne se répandirent point en propos oiseux sur les chances de l'épreuve que Violette allait affronter le soir même. La veille d'un duel, l'homme qui va se battre ne tient pas beaucoup à parler avec son témoin de la rencontre du lendemain.

Robert alla ensuite rue de Constantinople. Violette, obligée de se rendre au théâtre bien avant le lever du rideau, n'aurait pas pu le recevoir, comme d'habitude, à cinq heures. Elle abrégea même l'entrevue, et après vingt minutes de tendre causerie, ils se quittèrent, aussi émus l'un que l'autre, en se promettant de se retrouver après la représentation, de quelque façon qu'elle se terminât.

Ils convinrent qu'à ce moment-là, Robert attendrait Violette dans un fiacre, à la sortie des artistes, et la reconduirait chez elle, mais que, tant qu'elle serait en scène, ils n'échangeraient aucun signe de reconnaissance. Elle ne voulut même pas savoir où son amoureux serait placé dans la salle, afin de se prémunir contre la tentation de le chercher des yeux. Ses regards auraient pu la troubler et elle allait jouer une si grosse partie qu'elle tenait à rester absolument maîtresse d'elle-même.

Bécherel, en la quittant, rentra tout droit chez lui pour s'habiller. Il était obligé de dîner plus tôt que de coutume parce que le spectacle commençait à huit heures et il désirait faire un tour de promenade avant de se mettre à table. Il était, au fond, assez inquiet et très troublé. Le grand air et l'exercice le remettraient d'aplomb et lui rendraient le calme dont il avait besoin pour supporter les émotions de la soirée.

En rentrant, il trouva Jeannic occupé à brosser les habits et à préparer la toilette de son maître, comme il en avait reçu l'ordre le matin. Depuis l'algarade que M. de Mornac avait faite à ce garçon qu'il accusait d'écouter aux portes, Bécherel était très satisfait des services de son groom.

Il l'avait envoyé chercher sa malle à l'hôtel de la Providence, et Jeannic s'était acquitté avec intelligence de cette mission assez délicate. Robert lui avait fait la leçon, prévoyant bien que le maître du garni le questionnerait et le gars, fûté comme un paysan qu'il était, avait très bien répondu aux interrogations de cet homme. Et en rendant compte à Robert de son expédition, il n'avait pas paru s'étonner que son maître parti par la gare du Nord eût laissé son bagage chez un logeur de la rue Rodier.

Jeannic était décidément un serviteur précieux, quoi qu'en dît le colonel. Il continuait bien à sortir un peu trop souvent, mais Robert passait dehors une bonne partie de ses journées et par conséquent ne souffrait pas des absences de son domestique. Il en devinait le motif qui n'était pas des plus louables, mais peu lui importait que cet enfant de la Bretagne eût une bonne amie parmi les Parisiennes du quartier. Robert ne se croyait pas chargé de surveiller ses mœurs, quoique Mme de Bécherel, en le lui envoyant, lui eût recommandé de ne pas le laisser se perdre dans la grande Babylone.

Bien entendu, Robert n'avait jamais parlé de Violette devant lui et comme elle n'était jamais venue chez son amoureux, Jeannic devait ignorer qu'elle existait. Robert n'avait pas non plus dit qu'il allait au spectacle ce soir-là, mais ce n'était pas difficile à deviner, et il ne s'étonna pas trop d'entendre Jeannic lui demander la permission de minuit sous prétexte d'aller rejoindre un compatriote qui venait d'arriver à Paris.

En même temps, Jeannic lui remit une lettre venue de la poste. Cette lettre n'était pas timbrée de Rennes et l'écriture de l'adresse n'était pas de Mme de Bécherel. Elle n'avait rien de particulier, cette enveloppe que Jeannic venait de remettre à son maître, de la main à la main, car Bécherel n'en était pas encore à se faire présenter sa correspondance sur un plateau d'argent.

C'était une lettre tout ordinaire, formant un pli carré et fermée tout bonnement à la gomme. Robert n'avait qu'à l'ouvrir pour la lire, mais il aimait à deviner, en examinant l'adresse, le nom de la personne qui lui écrivait. C'était chez lui une manie, quand il ne reconnaissait pas l'écriture à première vue, et cette fois, il était sûr de n'avoir jamais vu celle de la souscription.

Cette écriture ronde, menue et serrée avait un caractère particulier, mais elle n'avait pas de sexe. Elle pouvait être aussi bien d'un homme que d'une femme. Le timbre de la poste portait l'indication du bureau de la place de la Bourse.

Que contenait ce message ? Une bonne nouvelle, ou la facture d'un fournisseur ? Robert se le demanda avant de la décacheter. Il lui trouvait un air mystérieux et, en homme d'imagination qu'il était, il se figurait qu'il allait y trouver la solution d'un des problèmes qui, depuis trois semaines, lui trottaient dans la cervelle. Et ce ne fut pas sans une certaine émotion qu'il fendit l'enveloppe.

Il déplia vivement le papier plié en quatre et une particularité lui sauta aux yeux tout d'abord. Aucune appellation comme « monsieur » ou « mon cher ami » ne se détachait en vedette, et aucune signature n'apparaissait au-dessous des huit ou dix lignes qui remplissaient la moitié de la page. Ses pressentiments ne l'avaient pas trompé : c'était bien une lettre anonyme et elle disait ceci :

« Violette est une jolie fille et M. de Mornac est un habile homme. Ils s'entendent à merveille pour vous berner. Très rouée, cette petite ! Très malin ce colonel ! Il est son amant depuis quinze jours et naturellement il lui veut du bien, mais il n'a pas la moindre envie de l'épouser. Il lui fallait un nigaud qui s'amourachât de la belle au point de la prendre en légitime mariage. Il l'a trouvé. Vous êtes un beau parti pour cette bâtarde et M. de Mornac est votre meilleur ami. Mariez-vous vite. Vous ferez ménage à trois et vous serez… le plus heureux des trois. Pas ce soir, par exemple. Ce soir, après le spectacle, le mauvais rôle sera pour vous. »

Peu s'en fallut que la lettre ne tombât des mains de Bécherel, et quand il leva les yeux, après l'avoir lue jusqu'au bout, il montra un visage si décomposé, que Jeannic demanda s'il était malade.

— Laisse-moi !… je m'habillerai seul, répondit brusquement Robert. Je te donne congé pour toute la soirée et quand tu rentreras, tu n'auras pas besoin de m'attendre.

Le groom disparut et son maître se laissa tomber sur un fauteuil. Le coup qu'il venait de recevoir était rude, d'autant plus rude qu'il était imprévu. Jamais Bécherel n'avait eu l'ombre d'un soupçon sur l'honnêteté de Violette, ni sur la loyauté de M. de Mornac. Sa première pensée fut que l'accusation était absurde et que le dénonciateur anonyme était un misérable dont les calomnies ne méritaient que le mépris.

Mais, comme toujours en pareil cas, la réflexion vint. Robert se demanda, pour la première fois, comment le colonel, assez sceptique de sa nature, avait pu si subitement s'intéresser à Violette et prendre si chaleureusement son parti. Pourquoi ce viveur émérite, qui ne croyait pas à la vertu des femmes, se donnait-il tant de peine pour préparer le succès au théâtre d'une fillette qui ne l'occupait guère, alors qu'elle faisait son triste métier de demoiselle de compagnie chez une comtesse de contrebande ? Pourquoi, depuis que M. Cochard l'avait engagée, M. de Mornac s'abstenait-il de prêcher, comme autrefois, la sagesse à son jeune ami ? Pourquoi semblait-il, par son silence, l'encourager à se laisser aller au penchant qui l'entraînait vers Violette ? Pourquoi ne lui parlait-il plus d'un projet auquel il s'était associé d'abord, ce projet de voyage à la recherche des parents de l'orpheline ?

Ces questions et d'autres encore, Bécherel se les posait et n'y trouvait pas de réponse satisfaisante. Il se disait aussi que le colonel voyait tous les jours Violette, au théâtre où il régnait en maître, en sa qualité de principal commanditaire du directeur ; que la familiarité des coulisses autorise bien des libertés, et que si la débutante réussissait, elle devrait son triomphe à la protection de M. de Mornac, puisque, sans lui, elle n'aurait jamais obtenu même une audition. La reconnaissance peut mener très loin une jeune fille inexpérimentée et le colonel avait tout ce qu'il fallait pour tirer profit de ce sentiment.

Robert se trouvait dans la situation d'un homme qui chemine tranquillement par un sentier fleuri et qui voit tout à coup s'ouvrir à ses pieds un précipice sans fond. Il se sentait blessé au cœur, et il resta longtemps comme anéanti. Heureusement, la réaction se fit peu à peu. Il se révolta contre sa faiblesse et il se reprocha de s'être laissé troubler par une indigne calomnie qui n'était qu'un mensonge grossier. Comment croire qu'un brave et loyal soldat avait pu s'abaisser jusqu'à tromper lâchement le fils de son ami, et qu'une enfant naïve et pure s'était salie par une basse trahison ? On peut s'illusionner sur la valeur morale d'un homme et sur la solidité de la vertu d'une femme, mais en ce monde imparfait, tout a des bornes, même la scélératesse, et ils sont rares les êtres capables de perfidies si noires.

— Les infâmes, murmura Bécherel, ce sont les auteurs de cette lettre. C'est à eux que je dois m'en prendre, et je les trouverai, car je sais où il faut les chercher.

La lettre en effet ne pouvait venir que d'un des ennemis de Violette, un de ceux qui complotaient sa perte. Ils étaient au moins trois : Herminie, Marcandier et Julia Pannetier, la chanteuse évincée. Robert soupçonnait surtout Herminie. La lettre sentait la femme jalouse ; mais que cette épître abominable eût été rédigée ou non par Mlle Des Andrieux, Robert ne risquait guère de faire fausse route en tapant, comme on dit vulgairement, dans le tas.

— Ce soir, après la représentation, pensait-il, je montrerai cet odieux écrit à Violette, et demain je le montrerai M. de Mornac. Je les aime et je les estime trop pour le leur cacher. Et quand ils l'auront vu, nous déciderons ensemble ce que nous devons faire pour en finir avec toute la bande.

Il la relut pourtant cette lettre maudite et il y remarqua un passage qui ne l'avait pas particulièrement frappé tout d'abord. « Ce soir, le mauvais rôle sera pour vous. » Cette prédiction, assez obscure, terminait l'épître, comme une espèce de post-scriptum menaçant. À quoi s'appliquait-elle ? Bécherel, après avoir bien cherché, pensa que c'était tout simplement une allusion aux sifflets qui, devaient assaillir la débutante.

L'explication ne le satisfit pas complètement, mais, faute d'en trouver une meilleure, il serra dans son portefeuille la lettre qu'il tenait à garder comme pièce de conviction, et il s'habilla.

En toute autre occasion, il serait allé en redingote aux Fantaisies Lyriques, mais l'habit noir est de rigueur aux premières et il se mit en tenue de soirée. Sa toilette achevée – elle lui avait pris du temps – il envoya Jeannic lui chercher une voiture découverte et il se fit conduire aux Champs-Élysées.

Il faisait très beau, les équipages encombraient l'avenue et Robert eut le déplaisir de croiser les dames de la rue du Rocher qui rentraient du Bois dans leur victoria, constellé de couronnes comtales. Il se dispensa naturellement de les saluer et il crut voir la belle Herminie lui lancer un regard de défi, accompagné d'un sourire railleur. Mais cette muette déclaration de guerre l'affecta médiocrement, car il savait déjà à quoi s'en tenir sur les intentions de la demoiselle. Il continua sa promenade jusqu'à l'Arc de triomphe, se fit ramener à la place de la Concorde, renvoya son fiacre et s'en alla dîner chez Le Doyen, au moment où la nuit tombait.

Une station d'une heure à une table bien servie rasséréna ses idées et dissipa ses derniers doutes à l'endroit de la prétendue trahison du colonel. Il aperçut clairement l'invraisemblance de l'accusation et il se promit bien de n'y plus penser jusqu'au lendemain. Il dîna même assez agréablement, et il était dans d'excellentes dispositions d'esprit quand il sorti du restaurant. C'est l'effet ordinaire de la détente qui se produit toujours après une crise morale.

Il remonta en voiture, plein de confiance, et à huit heures moins quelques minutes, il débarqua sur le boulevard du Temple, devant le théâtre où allait se décider l'avenir de Violette… et le sien.

La façade du théâtre gouverné par l'audacieux Cochard brillait comme un soleil. Le gaz courait en festons lumineux sur les corniches et au-dessus de la porte principale apparaissait en lettres de feu le nom de la pièce de réouverture. C'était le réveil éclatant des Fantaisies Lyriques, fermées depuis six mois, et tout le quartier était sur pied pour contempler l'illumination.

Le public du parterre et des galeries hautes, ce public qui ne dédaigne pas de faire la queue, était déjà entré dans la salle et les spectateurs élégants commençaient à arriver. Des coupés de maîtres fendaient au grand trot la foule des marchands de contremarques et jetaient sous le vestibule des messieurs cravatés de blanc. On voyait bien que M. de Mornac avait battu le rappel parmi ses amis des clubs, et il fallait que le début de Mlle Thabor surexcitât au plus haut point leur curiosité pour qu'ils eussent ainsi écourté leur dîner, de peur de manquer l'entrée en scène de la diva inédite.

Bécherel remarqua même un ou deux huit ressorts, avec cocher en livrée et laquais derrière, amenant des femmes en grande toilette de soirée ; mais il n'aperçut pas ces dames de la rue du Rocher.

Violette était depuis longtemps dans sa loge d'artiste ; pour s'y rendre, elle avait dû passer par une allée noire qui s'ouvrait dans une rue étroite, derrière le théâtre, et Robert n'espérait pas rencontrer le colonel, très affairé ce soir-là dans les coulisses et dans le cabinet du directeur. Cependant, il ne se pressa pas d'entrer, et il acheva son cigare sur le trottoir, non loin de quelques gommeux qui parlaient de la pièce et de la débutante.

L'opérette qui portait la fortune de Cochard était l'œuvre d'un musicien de talent, mais elle avait le tort d'appartenir à un genre démodé. Elle tenait un peu de la féerie. L'action se passait dans un de ces pays imaginaires gouvernés par une reine Tohubohu XXV ou par un roi Potiron XXXVI. Le librettiste l'avait intitulée : l'Île des Oiseaux, et le livret dépassait en ineptie toutes les productions de la même espèce. C'était un miracle que le compositeur eût trouvé de jolis airs à mettre sur ce fond d'extravagances niaises.

Robert savait cela par M. de Mornac et aussi par Violette qui n'était pas mécontente de son rôle, écrit justement dans sa voix, ni de ses costumes coquets et pas trop écourtés. Elle espérait que la musique sauverait les paroles, et le colonel n'en doutait pas. Bécherel était moins rassuré, et les propos qu'il entendait à la porte du théâtre ne le tranquillisèrent pas.

— L'Île des Oiseaux ! ricanait un des jolis messieurs qui piétinaient près de lui. En voilà un titre bête ! Pourquoi pas l'Île des Lapins ?

— Parce qu'aucune femme ne viendrait voir ça, riposta un autre chevalier du gardénia ; elles croiraient toutes qu'on veut leur en poser une.

En d'autres temps, Robert aurait peut-être fait chorus avec ces aimables farceurs, car il n'aimait pas les calembredaines musicales ; mais ne il pensait qu'à Violette et tout ce qu'on disait contre le théâtre où elle allait chanter le piquait comme une insulte à lui personnelle. Il regarda de travers les plaisants et, pour cesser d'entendre leurs sots propos, il entra dans la salle.

Elle était petite, mais on l'avait fraîchement restaurée et elle paraissait toute neuve. Peu s'en fallait qu'elle ne fût déjà pleine et les habitués n'avaient pas mémoire de l'avoir jamais vue si bien garnie. Habits noirs à l'orchestre, diamants aux premières loges. On aurait pu se croire dans un théâtre à la mode, et les spectateurs entassés au Paradis se sentaient intimidés.

Robert eut quelque peine à gagner son fauteuil, qui se trouvait au milieu, sur le troisième rang, et pour y arriver, il eut le déplaisir de frôler Gustave Pitou, assis à côté d'un autre remisier et parlant haut, suivant sa coutume. Les deux camarades de volontariat firent semblant de ne pas reconnaître. La rupture était définitive.

Robert, assez contrarié de ce voisinage, resta debout, tournant le dos au rideau, et se mit à passer la salle en revue, afin de reconnaître, avant que la pièce commençât, les amis et les ennemis de Violette. Ce n'était pas très difficile, car le hasard les avait partagés en deux camps.

À droite de la scène, plusieurs loges étaient occupées par des messieurs qui appartenaient évidemment au meilleur monde. Ceux-là devaient être des amis du colonel et ils étaient venus pour applaudir. Mais, de l'autre côté, s'agitaient, aux premières, des élégantes à outrance qui faisaient certainement partie du clan des irrégulières.

Robert en connaissait de vue deux ou trois et il les soupçonnait fort de manquer de sympathie pour la débutante. Il ne douta plus de leurs intention hostiles, quand il découvrit parmi elles Julia Pannetier, en toilette tapageuse. Cette divette congédiée était, à n'en pas douter, l'âme d'une cabale qui s'organisait sur place. Et l'amoureux de Violette se demandait avec une certaine inquiétude lequel des deux partis remporterait la victoire, si comme c'était fort à craindre, la bataille s'engageait.

Aux secondes, il y avait un public mi-parti : des bourgeoises paisibles attirées par les réclames qu'on avait faites à la pièce et à l'actrice ; de bons jeunes gens, tout fiers d'assister à une première, et des demoiselles sans importance qui n'étaient ni pour ni contre une débutante. Ce groupe, plus nombreux que les deux autres, représentait le centre dans cette assemblée et suivant qu'il se rallierait aux approbateurs ou aux opposants, la pièce irait aux nues ou tomberait sous une majorité de sifflets. Bécherel n'y pouvait rien et il reporta son attention sur les fauteuils d'orchestre.

Galimas y trônait au premier rang, Galimas en grande tenue, cambré, frisé au petit fer, étalant son gilet blanc sur sa poitrine bombée comme une cuirasse. Était-il venu pour chuter Violette ? Robert le souhaitait presque, car c'eût été une excellente occasion de vider leur ancienne querelle. Mais il soupçonnait que, tout au contraire, le coulissier projetait d'applaudir de façon à se faire remarquer de la ci-devant demoiselle de compagnie que naguère il serrait de près, aux soirées de la comtesse de Malvoisine.

Robert ne pouvait pas l'en empêcher, mais il se promettait de le surveiller, surtout à la sortie et, s'il se permettait d'aller attendre Violette à la porte des artistes, de le forcer à quitter la place. La prédiction du colonel se vérifiait : Robert était jaloux de ses voisins de l'orchestre, et il se sentait tout disposé à épier la direction des sourires que Violette allait forcément adresser au public.

On frappa les trois coups. Les musiciens entamèrent une ouverture parsemée de jolis motifs, et la toile se leva sur un décor qui avait la prétention de représenter l'Île des Oiseaux. Sous des verdures exotiques, au bord de la mer, siégeait, entouré de sa cour, sa majesté Vautour premier, roi de la nation emplumée. Le Grand-duc, chef de la puissante tribu des hiboux et premier ministre, attendait, prosterné devant le trône, les ordres de son maître. La reine Pintade se rengorgeait, assise près de son auguste époux : des gardes figurés par des perroquets rouges et bleus et des demoiselles d'honneur figurées par des colombes entouraient ce couple royal.

Les costumes étaient originaux, les colombes étaient presque toutes gentilles et cette bizarre mise en scène fut accueillie par un murmure approbateur. Bien entendu, la débutante n'était pas là ; on lui avait ménagé une entrée à effet, mais Robert savait qu'elle n'allait pas tarder à paraître et le cœur lui battait bien fort.

On peut croire qu'il n'écouta guère le roi Vautour, quand ce monarque ailé s'avança sur le devant de la scène pour expliquer à sa femme et à ses sujets la cause de ses chagrins. La musique de son palais venait d'être désorganisée par la fuite de la première chanteuse, une mésange légère qui s'était fait enlever par un mauvais sujet de chardonneret. Il s'agissait de la remplacer ; un concours allait s'ouvrir et toutes les oiselles du royaume étaient appelées à y prendre part, au grand chagrin de la reine Pintade, qui craignait que son roi, mélomane enragé, ne s'amourachât de celle qui remporterait le prix.

Cette exposition naïve en parut pas déplaire, grâce aux calembours et aux grimaces dont l'assaisonna Vautour Ier, un gros et vieux comique, très aimé des habitués du théâtre des Fantaisies. Le public patientait parce qu'il attendait la chanteuse si tapageusement annoncée. Et Robert augurait assez mal de l'opérette qui commençait si niaisement.

Tout à coup, la porte d'une avant scène du rez-de-chaussée s'ouvrit avec fracas et tous les yeux se tournèrent vers les retardataires qui s'annonçaient si bruyamment. La première qui se montra fut Mme de Malvoisine, en grande toilette, couverte de bijoux et outrageusement décolletée ; Mlle des Andrieux la suivit de près et elles s'établirent sur le devant de la loge, en étalant leurs robes et en remuant sièges et petits bancs, au grand mécontentement des spectateurs sérieux qui ne se gênèrent pas pour murmurer.

Bécherel pâlit en voyant ces dames. Il espérait presque qu'elles ne viendraient pas, et maintenant il ne pouvait plus se dissimuler que Violette allait avoir à compter avec leur malveillance. Il s'aperçut tout de suite qu'au lieu de regarder la scène, elles lorgnaient la salle à qui mieux mieux, et il en conclut qu'elles y cherchaient les amis convoqués par elles pour chuter la débutante.

Herminie, sa jumelle collée à ses yeux, distribuait de-ci de-là de petits signes de tête, et Bécherel remarqua fort bien que le plus amical de tous était adressé à Julia Pannetier, cantonnée dans une première loge, en face de l'avant-scène. Évidemment l'entente était faite entre ces demoiselles ; elles avaient des soutiens parmi les spectateurs et Herminie les cherchait avec sa lorgnette, comme un général, avant le combat, passe en revue ses soldats pour s'assurer que chacun est à son poste.

Cependant, le Roi Vautour, un instant troublé par le tapage de cette entrée, avait repris sa tirade, émaillée de bons mots au gros sel, et on riait. Son allocution à ses sujets fit interrompue par l'apparition d'une mouette, qui arrivait à tire d'ailes, c'est-à-dire en courant, annoncer que deux oiseaux inconnus dans l'île venaient de s'abattre, poussés par la tempête, sur les rochers de la plage et chantaient d'une voix mélodieuse. Sa majesté ordonna qu'on les amenât en sa présence. Quatre superbes perroquets se détachèrent de la troupe des gardes, disparurent entre le dernier portant et la toile de fond et revinrent presque aussitôt, escortant les naufragés : un rossignol et une fauvette.

Le rossignol était naturellement le ténor du théâtre des Fantaisies, premier sujet du boulevard du Temple, et cabotin jusqu'au bout des ongles. Il avait été jadis du dernier bien avec Julia Pannetier. La fauvette était la débutante, et un murmure approbateur salua son entrée.

Son costume, dessiné par Grévin, lui allait à merveille et quoiqu'il fût très décent, il mettait en lumière toutes ses beautés ; ses grands yeux brillaient sous un capuchon de velours noir ; un corsage, couleur de muraille, moulait sa taille svelte et une jupe suffisamment écourtée laissait voir, avec le bas de sa jambe fine, ses adorables petits pieds, chaussés de bottines grises dont les bouts figuraient de mignonnes griffes d'oiseau.

Elle était entrée dans l'esprit de son rôle, et conduite par le rossignol, elle s'avançait la tête basse, comme il convient à une fauvette débarquant sans passeport dur la terre étrangère.

Quand Vautour Ier demanda d'une voix nasillardes : « Que venez-vous faire dans mon royaume, jeunes étrangers ? », elle se redressa lentement et ses yeux illuminèrent la salle.

Le chef de claque n'eut pas besoin de donner le signal des applaudissements. Ils éclatèrent de tous les côtés à la fois, et du haut en bas, car le parterre aussi bien que les troisièmes galeries en prirent leur part. Et ils se prolongèrent si longtemps que Violette faillit en perdre contenance. Elle ne s'attendait pas à cette ovation et la joie la suffoquait.

Herminie était verte et Julia affectait de ricaner.

Robert savourait ce premier succès de son amie, mais ce n'était encore qu'un succès de beauté ; il le sentait bien et il se demandait avec anxiété quel effet allait produire la voix de Violette, cette voix douce et sonore qui lui remuait le cœur, quand elle lui parlait. Elle avait deux ou trois phrases à dire avant de chanter, et elle les dit sans se troubler. Elle expliqua au roi qu'elle venait d'un lointain pays avec le rossignol, compagnon de son enfance, qu'ils allaient ensemble par les chemins, gazouillant pour gagner leur vie, que s'étant aventurés sur la mer, le bateau qui les portait avait été jeté à la côte par un ouragan terrible, et qu'ils n'avaient échappé à la mort que par miracle.

Et le débonnaire souverain des oiseaux lui ayant demandé de lui donner un échantillon de son talent de chanteuse, elle attaqua son grand morceau du premier acte, celui qui allait probablement décider de son avenir théâtral, car le public l'attendait là.

C'était un air très original et très difficile que le compositeur bien avisé avait écrit exprès pour elle, une sorte de romance où elle racontait ses malheurs, coupée à la fin de chaque couplet par des vocalises où elle imitait le chant de l'oiseau qu'elle représentait, et terminée par une prière adressée à Vautour Ier : « Pitié !… pitié !… pour la pauvre fauvette. »

Ce fut un triomphe. On applaudit si fort et si longtemps que le ténor qui faisait le rossignol fut obligé d'attendre au moins trois minutes pour chanter à son tour. Enfin, le bruit commençant à s'apaiser, il ouvrait la bouche pour donner une note sur laquelle il comptait beaucoup, lorsqu'un coup de sifflet éclata, comme un coup de foudre éclate parfois, en été, au milieu d'un ciel sans nuages. Il partait du cintre, c'est-à-dire des places à bon marché. Mais Bécherel tremblait déjà que cette manifestation hostile n'encourageât à siffler aussi les autres ennemis de Violette disséminés dans la salle.

Tous les spectateurs levèrent la tête pour voir le manifestant et Robert fit comme tout le monde. Il eut la satisfaction d'entendre qu'on criait : « À la porte ! Enlevez-le ! » et de constater que là-haut, les horions pleuvaient sur le siffleur qui se défendait, mais qui finalement fut poussé dehors.

Avant qu'il disparût, Bécherel avait eu le temps de l'entrevoir et, à sa profonde stupéfaction, il lui avait semblé reconnaître son groom Jeannic. Il s'était trompé sans doute. Jeannic lui avait bien demandé la permission de rentrer tard, ce soir-là. Mais quelle apparence que ce Breton se fût payé le spectacle, au lieu d'aller au cabaret boire jusqu'à minuit avec un gars de son pays ? Et si par impossible, il s'était avisé d'entrer au Fantaisies Lyriques, il ne se serait certainement pas permis de troubler la représentation.

Du reste, le public en masse avait donné tort à l'opposant. Les bravos redoublaient. Mais Herminie et sa mère ne s'y associaient pas plus que Julia Pannetier et ses amies. Toutes celles-là faisaient grise mine et regardaient en l'air, espérant sans doute que le tumulte allait continuer au Paradis et que l'exemple donné par un grincheux des troisièmes allait être suivi par les voisins.

Galimas, en revanche, avait pris le parti de la débutante. Il s'était levé de sa stalle et il applaudissait, debout, pour faire montre de son enthousiasme, et surtout pour attirer l'attention de Violette. Elle ne songeait guère à lui, la brave fille, et elle n'avait pas perdu la tête. Elle attendait, avec un calme surprenant, que l'orage fut passé et ses yeux ayant rencontré ceux de Robert, elle lui sourit pour le rassurer. C'était une infraction à leur traité, mais il ne lui en sut pas mauvais gré. Il la remercia d'un signe de tête et la télégraphie en resta là.

Le dialogue reprit sur la scène. Le ténor chanta son air, qui fut moins acclamé que celui de Violette. Le roi nomma immédiatement la fauvette première chanteuse du Palais et la pièce continua par une explication entre Vautour Ier et la reine Pintade, jalouse de la jeune étrangère à laquelle le roi faisait déjà les yeux doux.

Bécherel n'écouta guère les dialogues qui suivirent. Il lui tardait que Violette chantât encore et il savait qu'elle n'avait presque plus rien à dire jusqu'à la fin du premier acte. Aussi reporta-t-il son attention sur l'avant-scène où Herminie trônait seule avec sa mère.

Elles n'osaient pas se faire remarquer par des éclats de voix, mais elles ne cessaient de chuchoter et Herminie se retournait souvent du côté de la porte de la loge. Robert pensa qu'elles attendaient quelqu'un et il ne se trompait pas : mais personne ne vint et l'acte se termina sans incident.

Le rideau se baissa sur un chœur de colombes, accompagnant le refrain d'une courte chanson dite par Violette avec un goût exquis, et les applaudissements qu'elle enleva ne furent troublés cette fois par aucune protestation. Le succès n'était plus douteux, et Robert qui étouffait de joie, sortit pour respirer un peu. Les propos qu'il entendit dans les couloirs sonnèrent agréablement à ses oreilles :

— En voilà pour cent représentations.

— Grâce à la débutante, car la pièce est stupide.

— On n'est pas jolie comme cette petite.

— Et quelle voix ! c'est du cristal !

— Une Diva nous est née, prononça gravement un critique important.

Bécherel l'aurait volontiers embrassé. Mais il se contint et il monta au foyer, sans se préoccuper des rencontres qu'il y pourrait faire.

Il n'était pas grand le foyer des Fantaisies Lyriques, et Bécherel n'y vit d'abord que des figures inconnues. Il aurait voulu y rencontrer M. de Mornac, car il éprouvait le besoin de parler de son bonheur à un ami, et il s'était engagé à ne pas mettre les pieds dans les coulisses. Maintenant, il rejetait bien loin les odieuses suppositions qui hantaient son esprit avant d'entrer au théâtre et il ne doutait plus que la lettre anonyme ne fût un tissu de mensonges impudents et de calomnies stupides.

— Je la lui montrerai dès ce soir, se disait-il, car j'espère bien qu'après la représentation, il accompagnera Violette jusqu'à la voiture où je l'attendrai. Nous rirons tous les trois de cette sotte Herminie et de ses complices qui se sont mis en frais d'imagination pour écrire cette épître maladroite.

Il se lassa bientôt d'être bousculé dans la foule. Après s'être accoudé un instant au balcon qui dominait le boulevard, il sortit du foyer et il allait descendre l'escalier pour reprendre sa place à l'orchestre, lorsque dans le couloir des premières loges il se trouva précisément derrière un monsieur donnant le bras à une femme. Il ne pouvait pas les reconnaître puisqu'il ne voyait que leur dos, mais ils parlaient assez haut, et il lui sembla que ce n'était pas la première fois qu'il entendait la voix du monsieur. Il ne chercha pas cependant à écouter ce qu'ils disaient, et ce fut bien malgré lui qu'il saisit au vol quelques mots qui éveillèrent sa curiosité.

— Ce que je rage ! disait la femme. J'en ferai une maladie, pour sûr. Ils n'ont donc pas d'oreilles, ces ânes qui l'applaudissent. Une grue qui ne sait pas se tenir en scène et qui chante faux ! Non, parole d'honneur, les hommes sont trop bêtes.

— Il y a longtemps que tu devrais le savoir, chère amie, répondit le monsieur sans s'émouvoir. Je prévoyais ce qui est arrivé.

— Toi ! allons donc ! Hier encore, tu me promettais que la pièce n'irait pas jusqu'au bout.

— Eh bien ! mais… nous n'en sommes encore qu'à la fin du premier acte… et il y en a trois.

— Les deux autres iront comme le premier. On lui fera bisser tous ses morceaux ; on lui jettera des bouquets ; on la rappellera dix fois. Et cette fameuse cabale sur laquelle tu comptais !… Oui, parlons-en ! Pas un siffleur !… si, un seul… et celui-là, je sais qui c'est… il a sifflé pour me faire plaisir… mais les autres… un tas de poules mouillées qui n'osent pas seulement éternuer, de peur qu'on ne les mette à la porte !… tous des biches… jusqu'à ce grand dadais de Florimond, le ténor. Il m'avait pourtant juré de lui couper tous ses effets. Ah ! bien, oui !… il lui fait de l'œil à cette fauvette de malheur, qui jouerait les dindes au naturel.

— Que veux-tu chère amie, elle est très jolie et elle a du talent. Mlle Des Andrieux prétend le contraire, mais…

— Encore une qui nous lâche ! elle avait juré qu'elle ferait du bruit dans son avant-scène et elle ne bouge pas.

— Elle a raison. Toute la salle se lèverait contre elle.

— Alors, cette fille va réussir… tous les journaux demain chanteront ses louanges… et ils feront des comparaisons. Ils diront que Cochard a bien fait de me remplacer. Si c'est comme ça que tu me consoles, tu peux retourner d'où tu viens et je t'avertis que je ne rentrerai pas ce soir avec toi rue Mozart, car je ne resterai pas jusqu'à la fin. J'en ai assez d'entendre claquer des mains.

— Allons ! allons ! ne crie pas. Tu sais bien que je ne laisserai pas la débutante prendre ta place et que j'ai une dent contre Cochard. Pour faire tomber sa chanteuse et fermer son théâtre, j'emploierai, s'il le faut, les grands moyens…

— Quels moyens ? Comment t'y prendras-tu ?

— Je vais t'expliquer la chose. D'abord, je…

Robert n'entendit pas la fin de la phrase. Il avait pu jusqu'à ce moment suivre cet intéressant dialogue, parce que la foule le portait, pour ainsi dire, et le collait presque sur le couple qui marchait devant lui. Mais ils avaient fait du chemin peu à peu, ils étaient arrivés à l'endroit où l'escalier aboutit dans le corridor des premières et la foule se divisa en deux courants, l'un qui continua de circuler autour des loges, l'autre qui s'engouffra dans les profondeurs de l'escalier. En moins de dix secondes, Bécherel se trouva séparé du monsieur et de la dame et il ne songea point à les suivre, d'abord parce qu'ils l'auraient vu et surtout parce qu'il savait maintenant à quoi s'en tenir sur leur compte.

Le hasard l'avait bien servi en l'amenant sur les talons de Marcandier et de sa douce amie, Julia Pannetier. Il avait eu le plaisir de les entendre déplorer le succès de Violette et il ne croyait pas du tout à l'effet des grands moyens que Marcandier se vantait de tenir en réserve pour empêcher le triomphe final de la débutante. Robert descendit donc tranquillement et regagna son fauteuil d'orchestre, sans subir, cette fois, le désagrément de passer par-dessus les jambes de Gustave Pitou, qui n'avait pas encore repris sa place.

Galimas occupait déjà la sienne et promenait sur l'assistance des regards vainqueurs. Son sourire triomphant semblait dire à tous : c'est moi qui vais être l'amant et le protecteur en titre de la jolie fille que vous venez d'applaudir.

Herminie et sa mère n'étaient pas sorties de leur avant-scène, et bientôt Bécherel y vit entrer Marcandier qui venait de se débarrasser de Julia en la réintégrant dans sa loge. Herminie le fit asseoir près d'elle et entama avec lui un dialogue vif et animé. Bécherel était trop loin pour entendre les paroles, mais il voyait les mines et les gestes. Il en devinait même à peu près le sens.

Herminie commença par gronder Marcandier. Elle lui faisait la moue et sans aucun doute elle lui adressait les mêmes reproches que Julia. L'usurier se défendait, et avec succès, car la physionomie de Mlle des Andrieux se rassérénait à vue d'œil.

— Bon ! se dit Robert, qui se rappelait la conversation surprise par lui dans le corridor des premières, il lui promet que la pièce finira mal et il lui annonce qu'il va employer les « grands moyens ». Qu'entend-il par ces paroles ? Du diable si je le devine !… Ah ! la pupille de la comtesse fronce le sourcil, elle secoue la tête… on dirait qu'elle répugne à les employer, ces fameux grands moyens… pour qu'elle hésite ainsi, il faut qu'ils soient raides !… Mais Marcandier insiste ; il essaie de la ramener à des idées plus pratiques… et elle l'écoute sans se gendarmer ; il va réussir à la convaincre, car ce ne sont pas les scrupules qui l'étouffent, cette héritière. Le dialogue se corse. Herminie interroge… Marcandier répond en la regardant dans le blanc des yeux et en écartant ses deux mains ouvertes. Il a l'air de dire : c'est comme ça ! Si vous n'acceptez pas ce que je vous propose, l'affaire est manquée. Il lui pose un ultimatum. Voyons un peu ce qu'elle va faire. Elle devrait consulter sa respectable mère.

Herminie n'avait garde de déranger Mme de Malvoisine toujours occupée à lorgner. Herminie réfléchissait. Elle ne réfléchit pas longtemps. Elle se pencha vers Marcandier pour lui parler à l'oreille, et aussitôt Marcandier, se levant, lui serra la main et sortit de sa loge. Évidemment, ils étaient d'accord et il s'en allait pour se mettre à l'œuvre.

Quelle œuvre ? Robert se le demandait avec une certaine inquiétude, mais l'archet du chef d'orchestre frappant sur son pupitre annonça le deuxième acte et Robert ne pensa qu'à Violette.

On l'avait chaleureusement applaudie à sa première entrée et à son premier air. Quand elle reparut à la trois sur deux, comme on dit en argot des coulisses, ce fut de la frénésie. La salle faillit crouler. La débutante avait changé de costume ; elle était toujours habillée en fauvette, mais en fauvette de cour ; soie et velours, avec des diamants partout, au cou, aux oreilles et dans les cheveux : de superbes pierres fausses fournies par le directeur Cochard ; et sa beauté y gagnait encore.

Pour elle, cet acte ne fut qu'un long triomphe. Elle était en scène tout le temps, tantôt pour chanter un grand morceau qu'elle enlevait avec un brio incomparable, tantôt pour soutenir des dialogues gais avec Vautour Ier qui voulait la faire asseoir sur son trône et avec la Reine Pintade qui complotait de la livrer aux hiboux, bourreaux attitrés du souverain des Oiseaux. Violette les dit avec beaucoup de finesse et d'esprit. Son jeu valait sa voix. Elle était décidément née pour le théâtre et sa place était marquée à l'Opéra-Comique.

Au plus fort de l'extase où le ravissait les succès inespérés de la jeune fille qu'il aimait, Bécherel fut dérangé par des murmures de ses voisins de droite. Il tourna la tête de ce côté et il ne fut pas peu surpris de voir que le préposé à l'entrée des fauteuils d'orchestre l'appelait du geste et lui montrait de loin un papier qu'il tenait à la main.

Agacés par cette pantomime, les spectateurs assis sur le même rang que Robert commençaient à donner des signes d'impatience très accentués. Les mots « silence ! » et « fermez la porte ! » prononcés à demi-voix par les spectateurs les moins endurants intimidèrent l'homme qui remplit à l'orchestre les fonctions dévolues, aux premières, à des ouvreuses de loge, et voyant que Bécherel ne faisait pas mine de bouger, cet employé de Cochard imagina un moyen de s'acquitter de la commission que, sans doute, on venait de lui confier et de lui bien payer.

Il dit quelques mots à l'oreille d'un monsieur assis sur le strapontin le plus rapproché de la porte et il lui remit le papier qu'il tenait. Ce monsieur eut la complaisance de le passer à son voisin, qui en fît autant, après avoir regardé la suscription, et de main en main le billet arriva jusqu'à Bécherel. On chuchotait, on riait sous cape et on regardait à la dérobée le destinataire de ce message transmis par une voie rapide autant qu'inusitée, mais on ne grognait plus et le silence se rétablit promptement.

Robert, le plus étonné de tous, prit avec une certaine hésitation le papier plié en quatre et vit qu'il portait non pas son nom, mais ces mots écrits au crayon : « À la personne qui occupe le fauteuil numéro 89 sur le troisième rang, côté droit de l'orchestre. »

Qui lui envoyait cela ? Évidemment, quelqu'un qui était dans la salle ou sur le théâtre.

Violette, peut-être ; à moins que ce ne fut Galimas ou Marcandier. Et quel avis ou quel défi lui apportait ce pli qui n'était même pas cacheté ?

Bécherel, assez inquiet, l'ouvrit et il eut quelque peine à y déchiffrer cet avertissement :

« Ta mère vient d'arriver à Paris. Il paraît qu'elle t'a écrit et que tu n'as pas reçu sa lettre. N'ayant trouvé personne à la gare ni à ton entresol du Faubourg Poissonnière, elle a envoyé chez moi ton portier que mon valet de chambre a renvoyé ici. Je viens de le voir et de lui dire que tu allais venir immédiatement. Ta mère t'attend dans la loge du concierge, qui n'a pas la clé de ton appartement, et ton groom est sorti. Tu n peux pas la laisser là. Fil sans perdre une minute et reviens dès que tu l'auras installée. Raconte-lui une histoire quelconque pour lui expliquer que tu es obligé de t'absenter une heure ou deux.

« Elle ne te retiendra pas et tu pourras être de retour au théâtre avant la fin du troisième acte. Violette compte sur toi pour la reconduire, après la représentation et, en attendant, elle m'a prié de ne pas la quitter un seul instant. Donc, il m'est impossible de bouger du théâtre. Demain, je verrai Mme de Bécherel et je te soutiendrai. Ce soir, c'est à toi de la calmer.

« Ici, tout marche à souhait. Le succès est assuré, et quel succès ! Avant deux ans, ta petite amie sera engagée à l'Opéra. Tu dois être content. Moi, je jubile. »

En fait de signature, il n'y avait qu'une initiale, un M ; mais ce billet ne pouvait venir que du colonel et Robert le crut.

Content ! il ne l'était guère, le pauvre amoureux. La malencontreuse arrivée de sa mère gâtait toute la joie que lui causait le triomphe de Violette. Mais il est juste de dire qu'il n'hésita pas à suivre le conseil de M. de Mornac.

Elle était en scène, sa chère amoureuse, et il allait sortir au beau milieu d'un acte, mais le colonel avait dû dire à Violette pourquoi son ami partait et il la connaissait assez pour savoir qu'elle lui pardonnerait de se rendre à l'appel de Mme de Bécherel. Il se réservait d'ailleurs de plaider lui-même sa cause, après la représentation. Il se leva donc et il se mit en devoir de gagner la porte. Ce n'était pas chose facile, car il en était très loin et il lui fallait passer par-dessus dix spectateurs, peu disposés à se déranger.

À peine fut-il debout que les cris : « Assis !… assis donc ! » éclatèrent derrière lui. Il ne s'en préoccupa point et il avança bravement sans s'inquiéter davantage des réclamations de ses voisins. Et ce n'était pas ceux qu'il enjambait qui criaient le plus fort. Ceux-là lui avaient passé le billet et devinaient que ce jeune homme venait d'être appelé dehors par la nouvelle d'une catastrophe qui le touchait de près : quelque chose comme la mort subite d'un proche parent ou un incendie à son domicile. Mais les autres, n'ayant rien vu, s'indignaient contre l'impertinent qui troublait spectacle et on l'interpellait de tous les coins de la salle. Le tapage était si fort que les acteurs cessèrent momentanément de jouer et Robert avant d'arriver à la porte, eut le crève-cœur de voir Violette pâlir et interrompre l'air qu'elle venait de commence. Il était trop avancé pour reculer et il alla jusqu'au bout, poursuivi par les huées.

Dans le couloir, il trouva l'ouvreur qui en lui présentant son pardessus, lui dit que le billet avait été apporté des coulisses du théâtre, et Bécherel ne douta plus qu'il ne lui eût été adressé par M. de Mornac. Il courut à la sortie sur le boulevard, sauta dans un fiacre et invita le cocher à brûler le pavé, s'il voulait gagner un royal pourboire.

Qu'allait-il dire à sa mère, ce fils affolé par un incident si extraordinaire ? Il n'en savait rien encore mais il espérait qu'en route, il lui viendrait une inspiration et surtout il comptait sur l'inépuisable indulgence de Mme de Bécherel. Après tout, elle ne pouvait pas trouver mauvais que n'étant pas prévenu de son arrivée, il eût disposé de sa soirée ; et elle n'exigerait certainement pas qu'il restât auprès d'elle, après l'avoir installée chez lui.

Les difficultés inhérentes à la situation ne surgiraient que plus tard, quand le moment viendrait de lui parler de ses vues sur Violette ; et, en attendant, il se réjouissait sincèrement de la revoir, car il l'aimait de tout son cœur.

Stimulé par l'espoir de mériter la récompense promise, le cocher fouailla si bien son cheval qu'il ne mit pas dix minutes à faire le trajet. Quand il arriva, Robert, sans prendre le temps de le payer, se précipita dans le vestibule de la maison et ne fut pas médiocrement étonné de trouver son portier assis au coin d'un bon feu et lisant tranquillement un journal du soir.

Un dialogue s'engagea qui eût été comique, s'il s'était agi d'un quiproquo ordinaire. Le concierge, ahuri, déclara qu'aucune dame n'était arrivée, qu'il ne connaissait pas du tout M. de Mornac et qu'il n'avait pas quitté sa loge de toute la soirée. Bécherel, non moins abasourdi, insista, ne put rien tirer de cet homme et comprit enfin qu'on venait de le mystifier. Dans quel but ? On était au mois de mars. Cette farce n'était donc pas un poisson d'avril et elle passait les bornes. Bécherel ne pouvait guère l'attribuer au colonel. Il ne connaissait pas son écriture ou, s'il l'avait vue autrefois, il ne se la rappelait pas assez pour être sûr que ce billet au crayon était de lui. Et d'ailleurs, le colonel était un parfait gentleman qui ne se serait pas permis de plaisanter de la sorte et surtout de mettre en scène Mme de Bécherel qu'il respectait profondément.

À force de chercher, Robert eut l'idée que c'était son ci-devant ami Gustave Pitou qui lui avait joué ce méchant tour. Gustave savait que Mme de Bécherel devait venir à Paris, et Gustave était très capable de se permettre une de ces mauvaises charges que se font volontiers entre eux les boursiers. Celle-là était à seule fin de décider Bécherel à sortir en pleine représentation, d'exciter contre lui la colère du public et en même temps de troubler la débutante qui justement se trouvait en scène à ce moment-là. C'était le cas ou jamais d'en finir avec ce polisson.

Robert, exaspéré, se jura de le gifler à la première occasion, et, comme elle pouvait se présenter le soir même, au théâtre, il y courut, c'est-à-dire qu'il remonta dans son fiacre et qu'il se fit ramener à fond de train aux Fantaisies Lyriques, sans s'inquiéter de la mine que faisait son portier, qui le soupçonnait évidemment d'avoir perdu l'esprit.

— À quelque chose malheur est bon, se dit Bécherel ; je ne manquerai pas le troisième acte et ma présence va rassurer Violette, qui doit se demander ce que je suis devenu. Et, après la représentation, je montrerai ce papier au colonel en même temps que la lettre anonyme de tantôt… Deux dans le même jour, c'est un peu trop. Je ne lui fais pas l'injure de croire que c'est lui qui m'a écrit la seconde, mais je tiens à lui mettre sous les yeux toutes les pièces du procès.

Bécherel arriva au théâtre au moment où l'entracte finissait, et il se hâta de regagner sa place pour éviter d'attirer encore une fois sur lui l'attention de toute la salle. Il aurait volontiers interrogé de nouveau le préposé à l'entrée de l'orchestre, car il ne s'expliquait pas comment le billet au crayon avait pu venir des coulisses, mais cet homme n'était pas à son poste et Robert ne s'attarda point à l'attendre.

Il arriva assez vite à son fauteuil, mais non pas sans peine, car beaucoup de spectateurs étaient déjà rentrés. Il vit dans leur avant-scène la comtesse et sa fille, mais pas Marcandier, ni Gustave. En revanche, Julia Pannetier paradait aux premières loges, entourée de ses bonnes amies et il lui sembla qu'elle avait l'air triomphant, à ce point qu'il se demanda si on avait sifflé Violette à la fin du deuxième acte. Il s'aperçut aussi que le public murmurait, parce que la toilette ne se levait pas.

Pour peu qu'on ait fréquenté les salles de spectacle, on connaît ces impatiences qui s'emparent subitement du public, on en a suivi le développement et on a assisté à leurs effets. Ce n'est d'abord qu'un murmure sourd, un frémissement qui court de rang en rang et de loge en loge. L'entrée de quelques retardataires fait encore diversion. Les spectateurs mondains se contentent d'exprimer à demi voix leur mécontentement ; d'autres, aux fauteuils d'orchestres, commencent à frapper le plancher du bout de leurs cannes, et ceux des troisièmes galeries les accompagnent en frappant du pied. Puis les braillards s'en mêlent. On crie : la toile ! doucement d'abord, presque timidement ; mais le tapage va crescendo et bientôt, c'est un chœur formidable qui réclame le lever du rideau.

D'ordinaire, ce vacarme est assez innocent, et on sait bien qu'il va cesser dès qu'on entendra les trois coups du régisseur. Mais il ne faut pas que l'attente se prolonge par trop, car si elle dépasse les bornes permises, le public s'exaspère. Et on en était au moment psychologique où les gens bien élevés s'irritent et où ceux qui ne le sont pas se mettent à imiter le chant du coq ou à contrefaire les cris d'une foule d'autres animaux.

Robert, tout étonné de ce tumulte, ne devinait pas pourquoi on tardait tant à commencer le troisième acte et soupçonnait qu'un accident de mise en scène devait être la cause du retard ; par exemple, un décor mal planté qu'il avait fallu remettre en place. Assurément, il se passait derrière le rideau quelque chose d'insolite, car les musiciens étaient tous à leur pupitre, n'attendant, pour entamer un ensemble, que le coup d'archet de leur chef qui ne le donnait pas.

Bécherel remarqua aussi que la belle Herminie souriait méchamment et échangeait des signes avec Julia Pannetier qui se démenait là-haut dans sa loge. Ces aimables personnes se réjouissaient sans doute d'un contretemps qui ne pouvait pas manquer d'indisposer le public contre la débutante, mais elles ne paraissaient pas plus s'en étonner que si cet incident eût faire partie du programme de la soirée.

Enfin, au moment où Robert commençait à s'inquiéter sérieusement, les trois coups retentirent et furent salués par des acclamations universelles. Pendant que le rideau remontait vers les frises, le silence se fit comme par enchantement.

On applaudit même un très beau décor, représentant le palais du Roi des Oiseaux, un décor pour lequel Cochard s'était mis en frais, mais on s'étonna un peu de n'y voir ni Vautour Ier, entouré de sa garde, ni la reine Pintade escortée de ses demoiselles d'honneur. Pas un acteur ou une actrice, pas un figurant ni une figurante. La scène était déserte et si splendide que fut le palais, il ne pouvait pas suffire seul à contenter la curiosité de spectateurs déjà fort agacés.

Alors, on vit sortir de la coulisse et s'avancer jusqu'au trou du souffleur, un personnage en habit noir qui avait la lutine grave et contrite d'un régisseur obligé de faire une annonce. Robert, déjà très ému, se flattait qu'il venait réclamer l'indulgence du public pour une artiste pris d'un enrouement subit et il tremblait qu'il ne s'agît de Violette. Le régisseur commença ainsi :

« Mesdames et Messieurs, nous avons la douleur de vous annoncer que la direction se trouve dans l'impossibilité absolue de continuer la représentation. »

Il y eut des exclamations de désappointement, mais avant d'éclater en imprécations, la foule attendit une explication.

« Par un inqualifiable oubli de ses devoirs d'artiste et du respect qu'elle doit au public, Mlle Thabor…

— Oh ! oh !… quoi ?… qu'est-ce qu'il y a ? elle se trouve mal ! crièrent des voix.

— Mademoiselle Thabor, déjà habillée et toute prête à entrer en scène, a brusquement quitté le théâtre, sans prévenir personne et malgré toutes les recherches qui ont été faites, il a été impossible de la retrouver. »

Le tonnerre tomant au beau milieu de la salle n'aurait pas produit plus de fracas et plus de désordre que cette malencontreuse annonce. La fin se perdit dans le bruit et peu de personnes entendirent que la direction proposait de rendre l'argent, à moins qu'on n'acceptât de laisser lire le rôle de la Fauvette par une chanteuse en disponibilité.

Les spectateurs se levèrent en masse et des projectiles variés commencèrent à pleuvoir du paradis sur l'infortuné régisseur, qui n'eut que le temps de fuir pendant que la toile tombait. Et en vérité, il y avait de quoi se fâcher, car on ne vit jamais à Paris une actrice disparaître pendant une représentation, surtout pendant une deuxième une représentation, surtout pendant une première. Ces choses-là n'arrivent que sur des théâtres forains, au fond des provinces les plus arriérées, et encore pas souvent.

Les Parisiens prennent mal ces sortes de plaisanteries et si la salle des Fantaisies Lyriques ne fut pas, ce soir-là, démolie de fond en comble, c'est que le Dieu qui règle les destinées des directeurs fit un miracle en faveur de Cochard. On se rua, les uns pour sortir, les autres pour envahir l'orchestre des musiciens qui avaient jugé prudent de déguerpir par les dessous. Les plus enragés parlaient d'escalader la scène et de mettre à sac les décors et les costumes. Les gardes de service eurent fort à faire pour arrêter le désordre et pour empêcher les accidents pendant que le public évacuait tumultueusement la salle.

Robert, lui, n'avait pensé qu'à Violette disparue. Quel vertige s'était emparé d'elle ? Avait-elle pris peur ou perdu la raison ? Et surtout, qu'était-elle devenue ? Robert devait tout craindre : un suicide, un guet-apens. Sa première pensée fut de courir au secours de celle qu'il aimait. Il ne se dit pas qu'il arriverait trop tard. Il se précipita vers la porte, en sautant par-dessus les fauteuils, réussit, en échangeant force horions, à gagner le corridor et de là, brochant à travers la foule, comme un sanglier à travers un taillis, il arriva sur le boulevard, sans paletot, mais non pas sans contusions.

Il ne s'y arrêta point à écouter ce qu'on disait dans les groupes. Il savait où était l'entrée des artistes et il y courut en faisant le tour par une rue noire. À la porte de l'allée qui aboutit à l'escalier intérieur du théâtre, il tomba au milieu d'un rassemblement de figurants et de machinistes qui se répandaient en imprécations contre l'artiste dont la fuite les mettait sur le pavé. Il se fit faire place en distribuant des coups de poing qui lui furent rendus avec usure, se jeta dans l'allée, grimpa jusqu'au premier étage, bouscula des garçons de théâtre, enfonça des portes et finalement entra comme un obus sur la scène où se démenaient Cochard, son régisseur, le ténor Florimond et quelques autres.

Le nom de Marie Thabor sortait de toutes les bouches, accompagné d'épithètes peu flatteuses et quand ils virent apparaître Bécherel, fait comme un voleur, Bécherel qu'aucun d'eux ne connaissait, tous ces affolés se jetèrent sur lui pour l'expulser, mais il sut se débarrasser de ceux qui le tenaient déjà au collet.

— Je suis un ami du colonel Mornac, dit-il en s'adressant au directeur. Où est Mlle Thabor ?

— Allez demander ça à votre colonel, répliqua Cochard qui ne se possédait plus. Il est parti un quart d'heure avant elle. Il l'a peut-être rencontrée. Ah ! il peut se vanter de m'avoir fait là un joli cadeau. Je suis ruiné du coup. Il y perdra cent mille francs, mais ça ne me console pas.

— Mais enfin, que s'est-il passé ?

— Il s'est passé que cette créature a trouvé joli de se faire enlever par un monsieur qui était probablement dans la salle et qui lui aura offert de la mettre dans ses meubles. Eh bien ! il lui en coûtera bon à tous les deux, car je la repincerai, la gueuse… et je lui ferai un procès. Je lui demanderai trois cent mille francs de dommages et intérêts… et le monsieur les paiera.

— Le nom de cet homme ?

— Est-ce que je sais, moi ? Vous vous figurez donc qu'elle m'a pris pour confident ? Elle n'avait pas qu'un amant, je suppose. Cherchez dans le tas. Et au surplus, vous m'ennuyez. J'ai autre chose à faire que de vous répondre. Fichez-moi la paix.

Bécherel furieux allait sauter à la gorge du directeur, quand le colonel arriva fort à propos pour contenir son jeune ami. Malheureusement, la colère de Bécherel se tourna contre M. de Mornac.

— Vous devez le savoir, vous, où elle est ? cria-t-il.

— Qu'est-ce à dire ? répliqua le colonel en se redressant, et d'où vient que tu te permets de me parler sur ce ton ?

— Violette est partie avec vous.

— Ah ça, est-ce que tu deviens fou ?

— Je vous somme de m'apprendre où vous l'avez conduite.

— Et moi, je te somme de te taire.

— Vous ne nierez pas que vous êtes son amant.

— Voilà qui est trop fort, et si tu crois que je me laisserai insulter par un gamin de ton espèce…

Robert, hors de lui, leva la main, mais le colonel la saisit en l'air et arrêta le geste qui allait se terminer par un soufflet.

— Je le tiens pour reçu, dit-il froidement. Tu vas sortir avec moi et nous allons régler nos comptes. Mon cher Cochard, reprit le colonel, sans se départir de son calme, je suis désolé de ce qui vous arrive et je me regarde comme engagé à vous indemniser du préjudice que vous a causé ma protégée. Excusez-moi de vous l'avoir recommandée. J'aurais dû prévoir ce qui vient de se passer. Et le diable s'en est mêlé. J'étais sorti pour aller fumer un cigare dehors, quand cette enfant a décampé. Si j'avais été là, je l'aurais empêchée de filer, croyez-le. Mais le mal est fait et je vous le répète, je tacherai de le réparer.

— Encore si elle avait attendu la fin de la représentation ! gémissait le pauvre directeur. Mais il paraît que ça lui a pris comme un accès de folie. Son habilleuse m'a raconté qu'au moment où la malheureuse sortait de sa loge pour descendre en scène, un garçon d'accessoires lui a remis une lettre… elle l'a lue et elle a continué à descendre sans prononcer une parole… seulement, au lieu d'entrer dans la coulisse, elle est descendue dans la rue… le concierge l'a vue passer et deux machinistes qui fumaient leur pipe sur le trottoir l'ont vue monter dans une voiture qui l'attendait.

— Et elle y est montée telle qu'elle était, en costume de fauvette… je viens de les interroger ; j'ai aussi questionné l'habilleuse et je suis parfaitement au courant. Il n'y a qu'une chose que j'ignore comme vous, c'est la cause de cette fugue.

— La cause ! elle n'est pas difficile à deviner. Cette péronnelle était la maîtresse d'un homme qui m'en veut et qui lui aura offert une forte somme pour me jouer ce tour-là. C'est ce gredin qui lui a envoyé la voiture et qui lui a écrit que le moment était venu de planter là le théâtre. Il savait bien ce qu'il faisait, le misérable !

— Soupçonnez-vous quelqu'un ?

— Non. J'ai des ennemis à remuer à la pelle. Lequel a fait le coup ? je ne m'en doute pas.

— Oh ! on le retrouvera bien. Et je me charge de le traiter selon ses mérites. Mais, pour le moment, mon cher, je ne puis que vous engager à prendre la chose philosophiquement. Je vous reverrai demain.

Et se tournant vers Bécherel qui faisait assez piteuse mine, M. de Mornac lui dit froidement :

— Maintenant, monsieur, j'ai une explication à vous demander. Veuillez me suivre.

Les témoins de cette scène n'avaient pas soufflé mot et ils laissèrent volontiers partir le colonel avec ce jeune extravagant qu'ils prenaient pour l'amant de cœur de la fauvette envolée.

Robert se laissa emmener sans rien dire. Il commençait à croire qu'il avait eu tort d'accuser M. de Mornac et à regretter d'avoir été si vif.

— Monsieur, commença le colonel, quand ils furent dans la rue, je vous…

Puis, se reprenant aussitôt :

— Non… monsieur, c'était bon devant ces cabotins, mais pour causer à nous deux, ça me gênerait. Je préfère te tutoyer, comme j'en ai l'habitude. Tu n'y gagneras rien, je te le promets, car ton incartade te coûtera cher. En attendant que je te la fasse payer, je vais rentrer chez moi à pied par les boulevards, et tu vas m'accompagner jusqu'à l'entrée du faubourg Poissonnière. D'ici là, j'aurai le temps de te dire ce que j'ai sur le cœur.

— Comme il vous plaira, mon colonel, murmura Bécherel.

— D'abord, reprit M. de Mornac, ne va pas t'imaginer que je te tiens quitte du geste que tu t'es permis. J'ai plus du double de ton âge et tu es le fils d'un homme qui fut mon ami. Ces raisons-là ne m'empêcheront pas de me battre. Tu as besoin d'une leçon ; tu l'auras.

— Je la recevrai sans me plaindre.

— Eh bien tu feras. Donc, c'est convenu. Demain, tu recevras mes témoins.

« Maintenant, tu vas m'apprendre pourquoi tu t'es permis de m'accuser publiquement d'une infamie. La ridicule idée que j'étais l'amant de cette petite ne t'est pas venue toute seule. On a dû te la souffler.

— Vous avez deviné. J'ai reçu une lettre anonyme.

— Je m'en doutais. Et tu as été assez niais pour y croire !

— Je n'y ai pas cru d'abord. Mais pendant la représentation, j'en ai reçu une autre. Et dans celle-là on m'annonçait que ma mère venait d'arriver… qu'elle m'attendait dans mon appartement… J'ai cru que le message venait de vous.

— Vraiment ?… Et l'écriture ? tu ne t'es pas aperçu que ce n'était pas la mienne ?

— Vous ne m'avez jamais écrit.

— C'est vrai, au fait ! Et alors ?…

— Alors, je suis sorti avant la fin du deuxième acte. J'ai pris un fiacre qui m'a conduit chez moi, où mon portier m'a dit qu'il n'était venu personne. J'ai compris qu'on s'était moqué de moi, et je me suis fait ramener au théâtre où je suis arrivé pendant le dernier entracte… Vous savez le reste.

— Mais non. Je ne sais rien du tout.

— Quand le régisseur a annoncé que Violette était partie, j'ai perdu la tête. Je me suis précipité hors de la salle, je suis entré de force sur le théâtre où j'ai trouvé ce Cochard qui m'a appris que vous étiez sorti en même temps que Violette.

— Et tu en as conclu, sans hésiter, que je l'avais enlevée. Ah ! tu n'y vas pas par quatre chemins, toi ! Et tu as tôt fait de condamner les gens. Tu as décidé dans ta cervelle d'oiseau que, moi, un vieux soldat, moi qui t'ai pris en amitié, jusqu'à m'intéresser à cette jeune fille dont je me souciais fort peu, je m'étais conduit comme un drôle !

— La colère m'a emporté. Je ne raisonnais plus.

— Alors, tu veux bien reconnaître que tu t'es trompé et que je ne suis pour rien dans la disparition de ton adorée ?

— Je le reconnais, si bien que je vous supplie de m'aider à la retrouver.

— Parbleu ! tu me la bailles belle ! Tu la connais ta Dulcinée. Tu dois savoir si elle est capable de se faire enlever par un monsieur beaucoup plus riche que toi.

— Jamais ! Je réponds d'elle.

— Tu parles là comme un amoureux que tu es. On ne doit pas répondre d'une femme. Je conviens cependant qu'il y a des chances pour que celle-ci ait été comme toi la dupe d'un chenapan qui a juré sa perte. Elle aussi, a reçu une lettre.

— Oui… et elle m'avait vu sortir pendant qu'elle était en scène…

— Alors, tout s'explique. On t'a attiré dehors, pour qu'elle remarquât ton départ et on lui aura écrit que tu venais d'être renversé par une voiture… que tu avais une jambe cassée… ou quelque chose de pareil, et que tu demandais à la voir immédiatement.

— Et c'est ce Marcandier qui a écrit les trois lettres. Je comprends maintenant pourquoi, dans celle que j'ai revue avant de venir au théâtre, il me disait que la soirée finirait mal pour moi.

— Il est possible que ce soit lui, mais il a certainement des complices et de plus d'une espèce. D'abord, Herminie et sa mère qui l'ont poussé. Et puis, un monsieur quelconque, tout disposé à faire un sort à Violette.

— Galimas ! s'écria Robert. Il était dans la salle ; mais qui vous fait croire ?…

— Mon cher, Marcandier, si scélérat qu'il soit, n'a pas enlevé Violette pour l'assassiner. Il a dû s'entendre avec le coulissier pour lui amener la petite, et ils espèrent tous les deux qu'elle se laissera tenter par les offres brillantes que lui fera Galimas. Ils sont même capables de la garder en chartre privée jusqu'à ce qu'elle se décide. Mais il faudra bien qu'ils lui rendent la liberté un jour ou l'autre, à moins qu'elle n'accepte les propositions malhonnêtes de ce manieur d'or.

— Oh ! mon colonel !

— Je ne le crois pas, mais il faut tout prévoir. Et si cela arrivait, il ne te resterait plus qu'à oublier ton infidèle. Si, au contraire, elle résiste, ils finiront forcément par la relâcher et elle n'ira pas porter plainte. Tu seras même le premier à lui conseiller de se taire. Je suis donc d'avis que pour le moment tu n'as qu'à te tenir au repos.

— Et vous n'agirez pas non plus ! vous souffrirez que…

— Moi, je vais me renseigner sur tous ces gens-là. Un ancien sous-officier de mon régiment occupe à la préfecture de police une place qui le met à même de me fournir des informations sûres. Il m'apprendra ce que c'est au fond que ce Marcandier qui fait tant de métiers et ce capitaliste qui le patronne… ce prétendu oncle d'Herminie que personne n'a jamais vu. Quand je saurai à quoi m'en tenir, je ne refuserai pas de te donner un coup d'épaule… sans préjudice du coup d'épée que je compte bien t'administrer avant de me racommoder avec toi. Oh ! je me contenterai de te piquer au bras, et tu ne l'auras pas volé.

« Mais je m'aperçois que tu as perdu ton paletot dans la bagarre. Or, il fait un froid de loup et je ne veux pas que tu attrapes une pleurésie. Je t'ai dit tout ce que j'avais à te dire. Prends un fiacre et rentre chez toi. Tu auras de mes nouvelles demain. »

M. de Mornac s'éloigna sans que Robert osât lui tendre la main. Après avoir douté de la loyauté de son meilleur ami, il doutait maintenant de l'innocence de Violette.

Chapitre 8

Pendant que les incidents se succédaient dans la salle, d'autres se succédaient sur la scène des Fantaisies Lyriques. Ce soir-là, le drame était partout.

Depuis qu'elle était arrivée au théâtre, à l'heure où Robert de Bécherel finissait de dîner aux Champs-Élysées, Violette avait passé par toutes les épreuves qui attendent une débutante et elle les avait supportées avec une patience héroïque : les encouragements de son directeur, encouragements tout à fait superflus au dernier moment ; les conseils des auteurs lui recommandant de soigner tel ou tel passage de son rôle ; les félicitations anticipées et quelque peu ironiques des autres artistes ; les tracasseries de l'habilleuse qui voulait absolument raccourcir la jupe du costume ; les lenteurs du coiffeur qui n'en finissait pas de la coiffer en fauvette.

Le colonel avait eu l'esprit de se tenir à l'écart jusqu'à ce qu'elle descendit de sa loge, à l'appel du régisseur, et à cet instant décisif, il s'était borné à lui adresser quelques paroles affectueuses. Aussi était-elle en possession de tous ses moyens quand elle fit sa première entrée. Elle avait gardé toute sa lucidité, à ce point qu'elle reconnut parfaitement Herminie à l'avant-scène du rez-de-chaussée et Robert aux fauteuils d'orchestre.

Les applaudissements ne l'avaient pas troublée, pas plus que le coup de sifflet parti des troisièmes galeries. Et à la fin du premier acte, on lui avait fait dans les coulisses une véritable ovation dont M. de Mornac avait pris sa bonne part. Violette n'en était pas plus fière pour cela et sa modestie lui avait gagné tous les cœurs, même ceux de ses camarades.

L'acte suivant n'avait pas moins bien marché et le succès n'était plus douteux, un succès colossal, lorsque Violette avait vu Robert se lever et sortir précipitamment. Alors, pour la première fois, elle s'était troublée, mais la représentation avait pu continuer et la toile était tombée au bruit des bravos unanimes qui n'avaient pas calmé les inquiétudes de la débutante acclamée. Elle se demandait pourquoi Robert était parti subitement et elle avait déjà le pressentiment d'un malheur.

Elle aurait voulu confier ses tourments à M. de Mornac et le prier de se mettre à la recherche de son jeune ami, mais le colonel n'était plus là. Il venait de quitter le théâtre en annonçant à Cochard qu'il allait fumer un cigare en plein air, et qu'il serait de retour avant que le rideau se levât pour le troisième acte. Violette s'était résignée à remonter dans sa loge.

Elle en sortait, lorsqu'un garçon d'accessoires lui remit un billet qu'elle ouvrit en tremblant et qui ne contenait que ces lignes, écrites au crayon, comme le message reçu par Bécherel :

« Robert vient d'être victime d'un accident grave. J'ai pu le faire transporter dans une maison amie. Il veut absolument vous voir. Venez immédiatement. Ma voiture vous attend pour vous conduire près de lui. »

Le piège était grossier et pourtant la jeune fille s'y laissa prendre. Elle ne douta pas que cet avis ne vint de M. de Mornac. Elle ne se demanda pas de quel accident il s'agissait, ni comment le colonel avait pu se trouver là juste à point pour ramasser le blessé, ni chez quel ami il l'avait mené dans un quartier où ni lui ni Robert ne connaissaient personne. Elle ne pensa qu'à courir au secours de l'homme qu'elle aimait et, s'il devait mourir, à le revoir encore une fois avant qu'il expirât. L'idée ne lui vint même pas de prévenir le directeur. À quoi bon du reste ? Il aurait essayé de la retenir et elle était résolue à se rendre à l'appel de M. de Mornac.

Elle savait le chemin de l'escalier ; elle s'y précipita et dans la rue, à quelques pas de l'entrée des artistes, elle trouva un domestique en livrée sombre qui lui dit, en ôtant son chapeau :

— La voiture est là, et si mademoiselle veut bien me suivre…

— Qu'est-il arrivé à M. de Bécherel ? interrompit Violette.

— Un grand malheur, mademoiselle. Il a été renversé et foulé aux pieds sur le boulevard par les chevaux d'une voiture lancée à fond de train. On l'a relevé évanoui et on craint qu'il n'ait une jambe cassée.

— Où est-il ?

— Tout près d'ici, mademoiselle. M. de Mornac fort heureusement a été témoin de l'accident et il a fait transporter M. de Bécherel chez une dame qui habite un hôtel, quai de Valmy. Nous y serons dans cinq minutes.

Violette n'avait jamais entendu parler du quai de Valmy. Elle n'était pas renseignée non plus sur le train de vie de maison du colonel, mais elle savait qu'il était très répandu dans tous les mondes. Elle crut que la voiture et les gens étaient à lui et elle ne s'étonna pas qu'il fût en relations avec une dame logée dans un quartier très éloigné de son domicile. Elle ne fit donc aucune difficulté pour monter dans un coupé fort bien attelé qui stationnait un peu plus loin. Le domestique ferma la portière, grimpa sur le siège à côté du cocher, et le cheval fila comme un trait, par la rue Saint-Maur, en traversant le canal Saint-Martin.

Avant le pont, le cocher tourna à gauche et Violette s'aperçut à peine qu'elle roulait sur un quai, très désert à cette heure, bordé de magasins et de quelques rares maisons fort peu éclairées. Elle ne pensait qu'à Robert et elle trouvait que le cheval, qui brûlait le pavé, n'allait pas assez vite.

Bientôt le cocher ralentit l'allure et le coupé, après avoir décrit une courbe savante, entra sous une voûte qu'il traversa pour aller s'arrêter dans une cour. Violette n'avait eu que le temps d'entrevoir la façade d'un hôtel à deux étages et une porte très haute qui fut refermée bruyamment aussitôt que la voiture eut un passé. Le valet de pied vint ouvrir la portière, aida la jeune fille à descendre, l'accompagna dans le vestibule jusqu'au bas d'un escalier brillamment éclairé et lui dit :

— Si mademoiselle veut monter… c'est au premier.

Violette ne se fit pas répéter l'invitation. Elle franchit quatre à quatre les marches de marbre blanc et sur le palier, elle trouva une porte ouverte. Elle entra, non sans s'étonner un peu de ne rencontrer personne dans une salle à manger qui semblait faite uniquement pour souper en tête-à-tête, tant elle était petite et peu garnie de sièges.

Un lustre en verre de Venise, dont toutes les bougies étaient allumées, pendait du plafond au-dessus d'une table toute servie. Des vins couleur de topaze et couleur d'améthyste scintillaient dans des carafes de cristal.

Ce festin préparé dans une maison où souffrait un blessé plongea Violette dans la stupéfaction. Elle n'y comprenait plus rien et elle commençait à avoir peur. Elle traversa pourtant cette étrange salle à manger ; elle entra dans un salon capitonné du haut en bas et de là dans un boudoir tendu de soie et bouton d'or. Toutes ces pièces étincelaient, mais elles étaient vides.

— Ce domestique se sera trompé, pensa Violette.

— On a transporté M. de Bécherel au second.

Elle revint sur ses pas et monta bravement à l'étage supérieur. Là, elle trouva encore des illuminations et une porte ouverte : celle d'une bibliothèque garnie d'armoires en ébène dont les vitres laissaient voir une collection de livres richement reliés qui n'avaient pas l'air d'être des livres honnêtes. Leur petit format et leurs titres, imprimés en lettres d'or, sentaient le fagot.

Violette ne s'arrêta point à les examiner et pénétra dans une chambre à coucher dont l'aspect n'était pas plus rassurant. Il y avait des glaces partout, même au fond du lit, caché dans une alcôve, tout enguirlandée de dentelles. Plus loin, c'était le cabinet de toilette : une merveille de luxe coquet. La baignoire, la table, les vases étaient en onyx ; les menus objets en ivoire ou en argent.

Une honnête femme aurait eu peur de se damner en s'habillant là, et Violette n'osa pas franchir le seuil de ce réduit, arrangé évidemment pour l'usage d'une courtisane. Elle comprit alors qu'on l'avait indignement trompée, et elle ne songea plus qu'à fuir avant que l'homme qui l'avait attirée là ne se montrât. Mais comment ? Elle avait entendu fermer la porte cochère et elle n'espérait guère que les valets de ce misérable consentiraient à la lui ouvrir. Elle courut à la fenêtre pour appeler au secours.

Malheureusement, cette fenêtre donnait sur une cour intérieure où elle ne vit que le coupé qui l'avait amenée. Il était déjà dételé et le cocher avait disparu. Et cette cour était close par un mur qui interceptait complètement la vue. Violette ne savait même pas où se trouvait cet hôtel maudit, car pendant le trajet, elle n'avait pas pris garde au chemin que le coupé avait suivi.

— Eh bien, chère amie, comment vous trouvez-vous dans votre nouveau logement ? dit une voix derrière elle.

Violette tressauta comme si elle eût été mordue par un serpent et, en se retournant, elle se trouva face à face avec l'homme qu'elle haïssait et qu'elle méprisait le plus. L'odieux Galimas était là devant elle, l'air insolent, le chapeau sur la tête, l'œil allumé et le sourire aux lèvres, un mauvais sourire qui fit frissonner la jeune fille. Instinctivement, elle s'était adossée à la fenêtre ouverte et elle ne bougeait pas.

— Que diable faites-vous là, chère enfant ? reprit le coulissier. Vous allez vous enrhumer. Fermez donc cette croisée et venez vous asseoir sur ce fauteuil qui vous tend les bras. Vous y serez beaucoup mieux et nous pourrons causer. Nous avons un tas de choses à nous dire, car nous ne nous sommes pas vus depuis que vous avez quitté le salon de cette excellente comtesse.

— Sortes ! dit Violette d'une voix étranglée par l'émotion.

— Que je sorte ? ah ! vous avez bien dit ça ! Et je reconnais que vous avez le droit de me mettre à la porte, puisque vous êtes chez vous. Oui, mademoiselle, l'hôtel, le mobilier, tout cela vous appartiendra demain. Vous n'aurez qu'à passer chez mon notaire et à signer l'acte par lequel je vous donne quittance de trois cent mille francs… et ça vaut mieux que ça. J'ai profité d'une occasion… un négociant qui avait fait bâtir et meubler cette bonbonnière pour sa maîtresse et qui s'est ruiné. Le quartier ne vous plaît peut-être pas beaucoup, mais comme vous aurez chevaux et voitures, rien ne vous empêchera d'aller tous les jours au bois. Cinq mille francs par mois par-dessus le marché, c'est gentil, hein ? Du reste, vous connaissez mes conditions puisque vous avez reçu mes lettres.

— Ainsi, c'était vous qui m'écriviez !…

— Parbleu ! je m'étonne que vous ne l'ayez pas deviné… Ils sont rares, par le temps qui court, les hommes sérieux qui offrent à une jolie femme une fortune comme entrée de jeu… soixante mille francs de rente, c'est une fortune… mais vous les valez bien.

— Misérable ! murmura Violette.

— Des gros mots ! Vous avez tort, ma chère. Mais vous m'en voulez peut-être de vous avoir enlevée en pleine représentation. Ça, c'est un mauvais tour que je tenais à jouer à votre directeur. Et, consolez-vous… Si vous voulez entrer au théâtre, vous trouverez dix engagements meilleurs que celui de ce pleutre de Cochard. Et je ne m'opposerai pas à ce que vous remontiez sur les planches. Vous avez énormément de talent et ce serait vraiment dommage de n'en pas tirer parti. Du reste, je comprends les femmes, moi, et je sais qu'il ne faut jamais contrarier les vocations. Vous êtes née artiste ; vous le serez. Et je ne vous demanderai qu'un peu de reconnaissance. Oh ! je ne serai pas exigeant. Je n'ai pas la prétention de vous inspirer une passion profonde. Mais quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que je suis un bon garçon et vous vous habituerez moi.

Violette se sentait mourir de frayeur et de honte. Elle était à la merci de cet homme et forcée d'entendre son langage infâme. Que répondre à ses cyniques propositions et que faire pour s'y dérober ?

— Voyons, reprit-il en se rapprochant d'elle, ne soyez pas si farouche. On dirait que je vous fais peur. Je vous jure que je ne vous veux pas de mal… au contraire.

— Si vous faites un pas de plus, la fenêtre est là, dit la jeune fille. Plutôt que de vous appartenir, je me briserai le crâne sur le pavé.

À l'accent et au geste de Violette, Galimas comprit qu'elle le ferait comme elle le disait, et il s'arrêta. Mais il ne se tint pas pour battu. Il se disait qu'il avait affaire à une nature exaltée et que s'il cherchait à brusquer l'aventure, il ne ferait qu'exaspérer Violette. Il la tenait et il savait bien qu'elle ne pouvait pas lui échapper. Mieux valait donc essayer de la prendre par la douceur.

— Calmez-vous, mademoiselle, je vous prie, dit-il sur un tout autre ton. Vous vous méprenez sur mes intentions. Si je vous ai demandé de vous éloigner de cette fenêtre, c'est que si vous y restez, vous allez prendre froid, je m'intéresse à votre santé… et à la mienne ; ajouta Galimas, après avoir éternué de la façon la plus grotesque.

— Voulez-vous le laisser sortir ? demanda froidement Violette.

— De cette chambre ? oh ! parfaitement. Je désire même vous montrer comme le nid que je vous destine est bien arrangé. Vous vous y plairez, j'en réponds.

— Je veux sortir de cette maison… à l'instant.

— Vous n'y êtes pas prisonnière, je vous le jure. Dès demain, vous irez et viendrez à votre fantaisie. Mais à l'heure qu'il est, ce serait un crime de vous laisser partir. Songez donc que nous sommes ici sur le bord du canal Saint-Martin… ces parages sont infestés de rôdeurs qui vous feraient certainement un mauvais parti.

— Peu m'importe. J'aime mieux mourir assassinée que de rester ici.

— Vous êtes dure pour moi, mais je ne vous en veux pas, parce que je suis sûr que vous réfléchirez avant de prendre une décision que vous regretteriez plus tard. La nuit porte conseil. Résignez-vous donc à la passer dans votre hôtel. J'espérais y souper ce soir avec vous, mais si ma présence vous gêne, qu'à cela ne tienne !… je vais vous laisser seule… et je viendrai déjeuner avec vous demain matin… si vous me le permettez.

« Dès qu'il vous plaira de vous lever, vous n'aurez qu'à sonner. Votre femme de chambre viendra prendre vos ordres. J'avais cru pouvoir lui donner congé ce soir. Mais vous trouverez dans ce cabinet quelques toilettes à choisir, car je suppose que vous ne tenez costume vous aille fort bien. Vous êtes charmante en fauvette. »

Violette n'en revenait pas d'entendre cet homme lui parler ainsi. Il ne croyait pas qu'elle pût refuser le sort brillant qu'il lui offrait. Ce coulissier fastueux n'était point accoutumé à rencontrer des femmes que l'or n'éblouissait pas, et sûr de triompher définitivement, il consentait sans trop de peine à attendre. Alors, elle en vint à se demander si elle ne ferait pas bien de profiter du délai qu'il lui accordait et de chercher un moyen de fuir. Pour cela, il fallait qu'elle ses débarrassât de lui, jusqu'au lendemain et elle ne pouvait y réussir qu'en feignant d'accepter la convention qu'il lui proposait.

— Nous sommes d'accord, chère enfant, reprit-il ; un accord provisoire, je le sais bien, mais qui deviendra définitif, je n'en doute pas. Pour l'instant, je tiens à vous prouver que je ne suis pas si méchant que j'en ai l'air. Je vais donc vous souhaiter le bonsoir. Nous reprendrons cette conversation demain et, avec moi, je vous le répète, vous serez libre comme l'air, car je suis convaincu que vous n'abuserez pas de votre liberté. C'est convenu, n'est-ce pas ?

— Je vous saurai gré de vous retirer, mais je ne vous promets rien, répondit fièrement Violette.

— Bon ! bon ! je ne vous demande pas de serments ; ricana Galimas. Je sais ce qu'ils valent, les serments. J'aime bien mieux compter sur votre conversion volontaire. Vous êtes intelligente. Vous y viendrez.

Et, sans attendre la réponse, il disparut, en refermant la porte derrière lui ; pas à clé, car Violette n'entendit pas grincer la serrure. Il pouvait donc revenir, quand il lui plairait, et la première pensée de la pauvre enfant fut de se précautionner contre un retour offensif, en poussant le verrou. Mais elle le chercha vainement, ce verrou protecteur. La porte n'en avait pas et cette chambre maudite restait à la discrétion de qui voulait y entrer.

Violette, désespérée, revint à la fenêtre et s'y cantonna. C'était la seule ressource qui lui restât, non pas pour fuir, car elle se serait tuée en sautant, mais pour mourir, plutôt que de subir les violences de cet homme. Elle y était résolue. La question était de tenir jusqu'au bout et elle sentait bien que la force lui manquerait, si l'attente se prolongeait. Les émotions qu'elle avait subies coup sur coup l'avaient épuisée. Elle tombait de fatigue et une jeune fille, si énergique qu'elle soit, ne résiste pas indéfiniment au sommeil. Et alors même qu'elle resterait sur pied toute la nuit, elle ne serait pas plus en sûreté quand le jour serait venu, car elle ne croyait pas du tout aux promesses de Galimas et, tout profitant de la trêve qu'il avait bien voulu lui accorder, elle s'attendait à voir la guerre recommencer le lendemain.

Où était-il allé ce parvenu grossier qui singeait les procédés des grands seigneurs de l'ancien régime ? Avait-il quitté la place pour lui laisser, comme il le disait, le temps de la réflexion, ou s'était-il caché dans quelque coin de cette odieuse maison, comme un tigre qui guette le moment de surprendre sa proie endormie ? Elle ne pouvait pas deviner qu'il était allé consulter son complice.

Galimas était profondément vicieux. Il appartenait à cette catégorie d'enrichis qui croient fermement que l'or est le véritable roi de ce monde, et il n'hésitait jamais à satisfaire un caprice, à quelque prix que ce fût. Pourquoi aurait-il hésité, puisqu'il ne croyait pas à la vertu ? Les femmes auxquelles il s'adressait habituellement ne demandaient qu'à être séduites et ces Danaés ne lui résistaient que pour se faire payer plus cher.

Il avait donc été médiocrement impressionné par les refus hautains et la fière attitude de Violette. Il n'y voyait qu'un calcul, et il eût été difficile qu'il n'y vît autre chose, accoutumé comme il l'était aux défenses simulées des femmes de théâtre. Cependant, il avait des doutes. Jamais il ne s'était trouvé à pareille fête. Ces dames ne vont pas, en pareille occasion, jusqu'à menacer de jeter par la fenêtre et, d'ailleurs, il n'avait jamais eu besoin d'enlever personne. Ses arrangements avec ses maîtresses à gages s'étaient toujours traités à l'amiable. Et si, cette fois, il s'était laissé persuader de procéder tout autrement, c'est qu'il lui avait semblé original d'imiter les grandes façons du siècle de Louis XV. Mais il n'entendait pas se compromettre et il ne se souciait pas de se faire une mauvaise affaire avec la justice. Or, les allures de la divette qu'il venait d'attirer dans un piège lui avaient donné à réfléchir, et avant de s'engager plus avant dans une aventure qui menaçait de tourner au drame, il voulait savoir ce qu'en pensait l'organisateur de ce guet-apens. Et celui-là, il l'avait sous la main, dans le sous-sol de l'hôtel où il attendait que Galimas vînt lui rapporter ce qui se passait là-haut.

Ce sous-sol contenait la cuisine, l'office et la cave ; mais le service de la nouvelle maîtresse du logis ne fonctionnait pas encore et les deux alliés n'avaient pas à craindre d'y être dérangés.

— Eh bien ? demanda l'ami du coulissier.

— Eh bien, mon cher, répondit Galimas, je n'ai rien pu tirer de cette sauvagesse, pas même une promesse vague. Elle parle de se tuer… rien que ça ! Je crois bien qu'elle joue la comédie, ailleurs qu'à la scène, mais ça commence mal.

— Je t'avais prévenu.

— Oh ! je sais qu'elle s'apprivoisera.

— En es-tu bien sûr ?

— Pas absolument et si je pensais qu'elle restera toujours aussi farouche…

— Que ferais-tu ?

— Je la lâcherais carrément. Je n'ai aucun goût pour les coups de griffe et je serais sûr d'en recevoir, si cette petite ne change pas de caractère.

— Alors, tous les frais d'installation que tu as faits…

— Serviraient pour une autre. Il n'y a pas qu'elle de jolie fille, à Paris. Et quand même l'hôtel resterait vacant jusqu'à meilleure occasion, je n'en mourrais pas. J'ai gagné assez d'argent depuis un mois pour me passer la fantaisie d'avoir une petite maison toute prête pour y loger une maîtresse, quand j'en aurai trouvé une qui en vaudra la peine.

— Il est certain que tu peux te payer ce caprice-là. Mais cette Violette, si tu ne la gardes pas, il faudra bien que tu lui donnes la clé des champs.

— Naturellement. Je la regretterais, parce qu'elle est jolie comme un cœur, mais je ne peux pas la retenir de force.

— Et tu crois qu'il n'en sera que cela ?

— Que veux-tu qu'il en soit ? elle n'aurait pas à se plaindre de moi, après tout.

— Pardon, cher ami. Tu lui as causé un préjudice matériel. Elle allait réussir au théâtre et sa carrière est perdue.

— Allons donc ! ça lui fera une réclame.

— Bon ! et Cochard ? que dira-t-il quand il saura que c'est toi qui lui as enlevé sa première chanteuse sur laquelle il comptait pour relever sa fortune ?

— Je m'en moque de Cochard. Il n'a pas le sou.

— Te moques-tu aussi de l'amoureux de la petite ? Ou bien te figures-tu qu'elle se privera de lui raconter ce qui s'est passé ?

— Ce nobliau de province que j'ai vu chez la Malvoisine ? Je n'ai pas peur de lui. Et s'il n'est pas content, je lui collerai un bon coup d'épée. Nous avons du reste un vieux compte à régler.

— Il s'agit bien de duel ! Ce garçon ne se battra pas avec toi. Il ira trouver son ami le colonel Mornac qui a le bras long, et, à eux deux, ils déposeront une bonne plainte contre toi entre les mains du procureur de la République. Or, tu ne tiens pas, je suppose, à avoir maille à partir avec ce fonctionnaire.

— Fichtre, non ! mais je ne vois pas de quoi on pourrait m'accuser. Tout ça, c'est une affaire de femme, et les affaires de femme, ça ne tombe pas sous le coup de la loi.

— Quand la femme est majeure, mon cher. Violette a dix-neuf ans, tout au plus… et le Code pénal punit sévèrement le détournement de mineure. Tu passerais bel et bien en cour d'assises. Il y aurait de quoi te faire perdre toute ta clientèle.

Galimas commençait à faire piteuse mine, mais la colère le prit et il répliqua rageusement :

— Tu es superbe dans ce rôle-là, ma parole d'honneur ! Si j'ai fait une bêtise, c'est toi qui m'a poussé à le faire. Je ne songeais pas du tout à enlever cette fille. Je comptais tout bonnement lui envoyer une ambassadrice qui se serait chargée de lui démontrer qu'il vaut mieux vivre dans l'opulence que de donner des leçons de piano. J'ai commencé par lui écrire et, comme elle ne me répondait pas, je me suis piqué au jeu. Alors tu m'as mis en tête d'employer un moyen de roman qui, prétendais-tu, frapperait l'imagination de la petite et la déciderait à s'humaniser. Tu t'es même chargé de le mettre en pratique, ce moyen. C'est toi qui as joué de la lettre anonyme, c'est toi qui as fourni la voiture et les hommes. Et voilà que maintenant, tu viens me parler de cour d'assises ! Il est bien temps, en vérité ! Tu ferais mieux de me dire comment je dois m'y prendre pour y échapper, car si j'y passe, tu y passeras aussi.

— Nous n'y passerons ni l'un ni l'autre, si tu veux m'écouter. Mais laisse-moi d'abord te prouver que j'étais de bonne foi en te conseillant d'enlever Violette. Je ne t'ai jamais caché que, pour des raisons à moi connues, je voulais débarrasser d'elle ce M. de Bécherel qui l'adore au point de songer à l'épouser. Je serais arrivé à ce résultat, si elle s'était décidée à accepter tes propositions. Je ne l'espérais pas beaucoup, parce que je la connais. Mais enfin, je me disais : essayons toujours. Quand elle verra les merveilles de l'hôtel du quai de Valmy, elle se laissera tenter… Maintenant, l'essai est fait. Qu'en penses-tu ? Je te le demande à toi-même. Il ne s'agit pas ici de ton amour-propre de séducteur. Crois-tu, en ton âme et conscience, venir à bout de la résistance de cette enragée de vertu ?

— J'ai peur que non. Et après ?… je m'en consolerais.

— Et tu laisseras l'oiseau s'envoler de sa cage. Voilà précisément ce que je ne veux pas.

— Tu veux quoi, alors ?

— La mettre dans l'impossibilité de nuire.

— Et comment ? Tu n'as pas, j'espère, le projet de lui tordre le cou.

— Fi donc ! c'est bon pour les brutes imbéciles, ces procédés-là.

— Du reste, je ne te laisserais pas faire. Mais enfin, où veux-tu en venir ?

— À te débarrasser de cette créature par un moyen doux, et pour toujours. Tu n'y parviendras pas sans moi.

— Je veux connaître le moyen.

— Pourquoi ? Pour en partager la responsabilité avec moi ? Tu as tout intérêt, au contraire, à me laisser agir seul. Tu ne me crois pas assez bête pour aller me mettre un meurtre sur la conscience. Le reste ne te regarde pas. Je me charge de tout. Tu n'auras qu'à te taire… et à envoyer paître les gens qui s'aviseraient de te soupçonner. Personne n'a vu Violette entrer ici, personne que les deux hommes qui l'y ont amenée et qui sont à moi. Le rôle qui te reste à jouer n'est pas difficile. Tu vas remonter là-haut ; tu diras à cette pimbèche que, toutes réflexions faites, tu ne veux pas la garder malgré elle, et, qu'en conséquence, elle est libre de partir immédiatement. Tu lui offriras même de la reconduire chez elle en voiture. Elle refusera, mais elle acceptera la liberté. Pendant que tu parlementeras avec elle, je vais faire ouvrir la porte cochère. Elle pourra filer quand elle voudra.

— Mais…

— Oh ! ne me demande pas d'explications. Je ne t'en donnerais pas. C'est à prendre ou à laisser. Si ma proposition ne te va pas, je décampe et tu t'arrangeras comme tu pourras avec ta prisonnière.

— Qu'elle aille au diable !… et toi aussi, grommela Galimas. Je vais lui dire deux mots et ensuite… je te l'abandonne.

— C'est ce que tu as de mieux à faire, mon cher. Et sur ce, je te laisse. Après ton entrevue avec la donzelle, tu coucheras ici ou tu rentreras chez toi, à ton choix. Tu ne me reverras plus cette nuit, mais demain, à la Bourse, je te donnerai des nouvelles qui te mettront l'esprit en repos.

Ayant ainsi parlé, l'organisateur du guet-apens faussa compagnie à Galimas qui ne chercha point à le retenir. Le coulissier en avait assez de la situation scabreuse où il s'était mis et il voulait en finir. Il remonta donc à l'étage où il avait laissé Violette, et son complice s'en alla retrouver les subalternes qui avaient amené la jeune fille dans ce coupé qu'elle prenait pour celui du colonel.

En entrant dans la chambre où elle attendait que son sort se décidât, Galimas vit qu'elle ne s'était pas éloignée de la fenêtre, et sans s'approcher d'elle, il lui dit :

— J'ai réfléchi, mademoiselle, et je ne veux pas que vous gardiez de moi un mauvais souvenir. Vous feriez bien de rester ici jusqu'à demain, mais vous n'y êtes pas forcée. Dès à présent, vous êtes libre de quitter cette maison. Vous ne voulez pas vous servir de ma voiture. Vous vous en irez donc à pied. C'est une grosse imprudence. Permettez-moi seulement de vous dire qu'au boulevard extérieur, vous trouverez très probablement un fiacre. Permettez-moi aussi d'ajouter que je reste à votre disposition, quoi qu'il arrive. Je m'estimerais très heureux qu'il vous plût de m'écrire que vous avez changé d'avis. Je demeure rue du Quatre-Septembre, 31.

Et Galimas, qui n'avait fait qu'entrebâiller la porte, disparut sans laisser à Violette le temps de le remercier. Elle en avait cependant bonne envie, car elle croyait l'avoir converti, et elle prenait au sérieux l'offre inattendue qu'il lui faisait de partir. Elle resta pourtant assez perplexe, car elle ne s'expliquait pas que cet homme renonçât subitement à poursuivre ses desseins odieux, mais ce n'était pas le moment de délibérer ; il pouvait se raviser, et mieux valait profiter de l'occasion. Elle se décida donc à quitter la fenêtre protectrice. Galimas avait laissé la porte entrouverte. Elle écouta et elle l'entendit descendre. Quand le bruit de ses pas n'arriva plus jusqu'à elle, Violette attendit encore un peu, afin de lui laisser le temps de sortir de l'hôtel, s'il était de bonne foi. Et, après cinq minutes qui lui parurent fort longues, elle se décida à risquer l'aventure.

Elle se glissa dans l'escalier, toujours brillamment éclairé, et elle arriva sous le vestibule, sans rencontrer personne. La porte cochère était ouverte à deux battants. Elle se précipita et se trouva sur le quai désert.

Elle ne savait pas où elle était, ni de quel côté se diriger, mais l'important, c'était de fuir et elle se mit à courir, en rasant les maisons. L'eau noire du canal lui faisait peur. Elle se disait qu'elle finirait bien par arriver dans un quartier plus fréquenté ou par rencontrer une voiture. Et elle allait droit devant elle sur le pavé glissant.

Elle marchait ainsi depuis un certain temps, lorsqu'elle entendit derrière elle le roulement cahoté d'un fiacre qui arrivait aux petites allures. Si ce fiacre était vide, c'était la providence qui le lui envoyait. Elle s'arrêta et elle attendit. Bientôt, elle le vit poindre ce fiacre secourable, conduit par un cocher, à moitié endormi, qui laissait trottiner ses deux rosses, évidemment parce qu'ayant fini sa journée, il rentrait à sa remise.

C'était le cas ou jamais de se montrer et Violette, s'avançant jusqu'au milieu de la chaussée, appela ce cocher emmitouflé jusqu'aux yeux dans un immense carrick à l'ancienne mode.

— Dix francs pour vous, lui cria-t-elle, si vous voulez me conduire rue de Constantinople.

— Tout de même, ma petite dame, répondit cet homme en arrêtant ses chevaux. Et je vous mènerai bon train. Montez !

Violette ne se le fit pas dire deux fois. Elle ouvrit la portière, et se jeta, tête baissée, dans le fiacre. Elle n'eut pas même le temps de s'y asseoir, car elle fut saisie par des mains vigoureuses et on lui appliqua sur la bouche un large bâillon de cuir, pendant qu'on lui liait les jambes et les bras avec des cordes.

Et, pour que rien ne manquât à cet enlèvement, beaucoup plus effrayant que l'autre, on lui banda les yeux avec un mouchoir.

Tout cela s'était fait avec une dextérité et une prestesse extraordinaires, et les scélérats qui la tenaient n'avaient pas prononcé une parole. Ils étaient au moins deux. L'un s'était assis à côté d'elle, et l'autre en face, sur la banquette de devant, car ce fiacre était à quatre places. Violette ne pouvait plus ni remuer, ni crier, ni voir et c'est à peine si elle pouvait respirer.

Elle comprit qu'elle était perdue et elle recommanda son âme à Dieu, mais elle avait gardé toute sa lucidité et elle se demandait ce que ces misérables allaient faire d'elle. Pourquoi l'enlevaient-ils ainsi, alors qu'elle était déjà à leur merci, dans l'hôtel de Galimas, et où la conduisaient-ils ? Les chevaux avaient pris un trot allongé et le fiacre, lancé à fond de train, bondissait sur les pavés inégaux d'une chaussée mal entretenue. Bientôt, les secousses devinrent moins fortes et Violette comprit qu'on roulait maintenant sur le macadam. Mais il lui était impossible de deviner quel chemin on avait pris. Elle pensa qu'on l'emmenait hors de Paris, pour l'égorger en plein champ, ou pour la jeter dans la Seine.

La mort ne l'effrayait pas. Elle y était résignée et elle la préférait aux violences qu'elle ait craint de subir avant que Galimas la laissât partir. Mais elle n'aurait pas voulu mourir, sans revoir Robert, et elle ne pouvait pas supporter l'idée qu'il l'accuserait de s'être fait enlever volontairement comme tant d'autres femmes : ladies anglaises fuyant avec un ténor le domicile conjugal ; actrices abandonnant subitement le théâtre pour suivre un prince russe, prêt à les couvrir d'or. Et c'était là le sort qui l'attendait fatalement, car Robert ne pouvait pas deviner la vérité.

Comment décrire ce qu'elle souffrit pendant cet horrible voyage, qui ne fut pas très long, lais qui lui sembla durer un siècle ? Enfin, la voiture s'arrêta, la portière s'ouvrit, les bourreaux descendirent, enlevèrent la jeune fille comme un paquet et l'emportèrent en la tenant par les pieds et par la tête. Elle comprit qu'ils entraient dans une maison. L'air était moins vif. Mais ils ne firent que la traverser, et au bruit du sable qui craquait sous leurs pieds, elle pensa qu'ils suivaient une allée de jardin.

Bientôt, elle n'en douta plus. Des branches d'arbustes, mouillées par l'humidité de la nuit, frôlaient son visage, et une odeur de terre fraîchement remuée montait du sol. Elle entendit le bruit des ailes d'un oiseau subitement réveillé qui s'envolait.

Puis, l'air redevint tiède. On était à l'abri. Les porteurs avaient traversé le jardin et montaient lentement un escalier, celui qui tenait la tête marchant à reculons.

Violette recevait une légère secousse à chaque marche qu'ils franchissaient. Elle eut la présence d'esprit de les compter. Il y en avait vingt-deux. À la vingt-deuxième, ils s'arrêtèrent et ils la mirent sur ses pieds, sans la lâcher. Une clé grinça dans une serrure, une porte geignit sur ses gonds rouillés, et Violette sentit que l'un de ses persécuteurs la poussait doucement par le dos, pendant que l'autre la soutenait par devant.

Attachée comme elle l'était, elle marchait difficilement. Elle put cependant faire quelques pas, et presque aussitôt on lui délia les jambes, puis les bras.

Elle attendait qu'on lui enlevât le bandeau qui couvrait ses yeux et le bâillon qui lui fermait la bouche. Elle attendit en vain. Et elle entendit encore une fois le bruit de la porte et le bruit de la clé. Les bourreaux étaient partis.

Dans quel cachot l'avaient-ils laissée ? Pourquoi ne l'avaient-ils pas tuée tout de suite ? Lui réservaient-ils donc l'affreux supplice de mourir de faim ? Elle ne pouvait plus implorer leur pitié, puisqu'ils avaient disparu. Un silence lugubre s'était fait autour d'elle ; le silence de la tombe. Et dans cette solitude effrayante, elle entendait battre son cœur.

Maintenant, il ne tenait qu'à elle d'enlever le bâillon qui l'étouffait et le bandeau qui l'aveuglait. Elle n'osait pas. Elle se figurait qu'elle allait voir des choses horribles. Elle se figurait qu'elle allait voir des choses horribles. Elle respirait un air lourd et nauséabond, à ce point qu'elle se demandait si on l'avait enfermée avec des cadavres. Elle n'était pourtant pas dans un caveau. Ces hommes avaient monté un escalier et ses pieds posaient sur un plancher, assez mal raboté, il est vrai, mais qui ne les glaçait pas comme l'auraient fait des dalles de pierre. Où qu'elle fût, elle ne pouvait pas rester dans une incertitude pire que les plus atroces réalités.

Elle commença par défaire le bâillon et ce ne fut pas sans peine, car il tenait par des crochets serrés derrière la tête, comme ceux d'un masque de salle d'armes. Elle parvint cependant à s'en débarrasser, mais elle y mit le temps. Restait le bandeau qui était de grosse toile et qu'elle n'avait qu'à dénouer. Quand ce fut fait, elle ouvrit les yeux et elle ne vit rien. Autour d'elle, l'obscurité était profonde.

Violette avait laissé tomber sur le plancher le bandeau qui ne pesait guère et le bâillon qui était assez lourd. Le faible bruit produit par cette double chute éveilla un écho, comme fait le moindre choc sous les hautes voûtes d'une ne de cathédrale. La sonorité du local indiquait assez que ce n'était pas un souterrain. En levant les yeux, la jeune fille aperçut, au-dessus de sa tête, non pas une clarté, mais deux lueurs vagues ; pas même des lueurs ; des espèces de taches blanchâtres qui tranchaient sur les ténèbres.

Où l'avait-on enfermée ? Elle ne le devinait pas et elle n'osait pas avancer. Chaque pas qu'elle aurait fait pouvait la conduire au bord d'une trappe ouverte et la précipiter au fond d'une oubliette. Elle se dit qu'elle ne devait pas être loin de la porte qui s'était refermée sur elle et que de ce côté, le sol ne manquerait pas tout à coup sous ses pieds. Au lieu d'avancer, elle recula.

Ses mains touchèrent un mur ; elle s'y adossa et elle prêta l'oreille. Il lui semblait entendre des bruits étrangers. C'était comme un murmure intermittent, une plainte étouffée qui cessait par moments. Son sang se glaça dans ses veines à l'idée qu'une créature humaine agonisait dans ce cachot, ses jambes fléchirent, elle s'affaissa sur elle-même, et elle tomba assise ; puis couchée au pied de la muraille.

Elle était à bout de force physique et sa lucidité commençait à l'abandonner. Le sang lui montait à la tête et elle perdait peu à peu le sentiment de sa situation présente. L'image de Robert passait devant ses yeux. Où était-il, en ce moment ? que faisait-il ? Elle se figurait le voir maudissant la perfide qui l'avait abandonné pour suivre l'infâme Galimas. Robert avait dû remarquer les manèges de cet homme pendant la représentation et croire qu'il avait séduit Violette, en lui offrant beaucoup d'or. Et sans doute, au lieu de songer à la lui reprendre, Robert la méprisait ; Robert se jurait de ne jamais la revoir. Cette pensée brisait le cœur de la pauvre fille et lui enlevait sa dernière espérance. Elle n'attendait plus rien que la mort et elle l'appelait de tous ses vœux.

Ce fut le sommeil qui vint, le lourd sommeil qui suit les grandes crises, un sommeil sans rêves, un sommeil de plomb. Combien de temps dormit-elle ainsi ? Elle ne le sut jamais et quand elle se réveillé, elle ne se souvenait plus de rien. Elle ouvrit les yeux, mais ce fut pour les refermer aussitôt. Le jour était venu ; il tombait d'en haut et il l'éblouissait, quoiqu'il fût assez terne.

Un souffle qu'elle crut sentir sur son visage la fit tressaillir et la tira de l'assoupissement où elle restait plongée. Son premier regard rencontra celui d'une femme agenouillée près d'elle, une femme dont la figure touchait presque la sienne et dont les lèvres murmuraient des paroles indistinctes. Violette laissa échapper un cri de surprise et se redressa vivement. La femme ne bougea pas et continua de la dévorer des yeux.

— Qui êtes-vous ? demanda la jeune fille d'une voix tremblante. Êtes-vous donc prisonnière comme moi ?

Elle n'obtint pas de réponse, mais elle entendit cette fois les mots que répétait l'inconnue.

— Simone, disait-elle, Simone où es-tu ?

— Simone ? c'est mon nom.

— Ce n'est pas vrai… tu mens… Simone est morte. Tu dis cela pour m'éprouver… comme cet homme qui est venu ici et qui voulait m'emmener.

— Et si j'étais cette Simone que vous croyez morte ?…

— Tu lui ressembles ; mais ce n'est pas toi.

— Que feriez-vous si vous la retrouviez ?

— Ce que je ferais ? Comment oses-tu me demander cela ? Tu ne comprends donc pas que celle que je pleure était ma fille.

— Votre fille ! s'écria Violette.

Et elle se mit à dévisager l'inconnue. Ses traits amaigris par la souffrance ne lui apprirent rien, mais la voix lui rappela un souvenir. Il lui semblait l'avoir déjà entendue aux jours de son enfance, cette voix douce et bien timbrée.

— À votre tour, reprit-elle ; dites moi votre nom ?

— Mon nom ?… je l'ai oublié… Je cherche quelquefois à m'en souvenir… et il y a des jours où il me revient tout à coup.

— Eh bien ! essayez, je vous en supplie.

La femme prit son front dans ses deux mains et resta longtemps immobile et silencieuse. Puis, se redressant brusquement :

— Autrefois, je m'appelais Berthe.

Violette pâlit. Elle aussi se rappelait tout à coup.

— Vous habitiez un port de mer ? demanda-t-elle.

— J'habitais tout près de la mer… Comment le sais-tu ?

— Au Havre, peut-être.

— Non, à Ingouville.

Violette savait assez de géographie pour ne pas ignorer que le joli village d'Ingouville est un faubourg du Havre.

— Sur un côteau ? reprit-elle vivement.

— Oui… Des fenêtres de notre maison je voyais la mer.

— Et il y avait un grand jardin, plein de fleurs.

— Oh ! les fleurs ! murmura la recluse ; je les aimais tant ! Est-ce qu'il y en a encore ?

Les larmes vinrent aux yeux de Violette.

— Vous aviez une fille ? dit-elle.

— Je l'adorais. On me l'a prise.

— Qui vous l'a prise ?

— Je ne sais pas. On me l'a volée. Un soir. Elle jouait dans le jardin. Je l'ai quittée un instant… et quand je suis revenue, elle n'était plus là.

— Et vous ne l'avez jamais revue ?

— Non, jamais. La douleur m'a rendue folle. On m'a enfermée… dans un navire. Je suis restée bien longtemps sur la mer.

— Et ensuite ?

— Ensuite ?… je ne me souviens plus. Où sommes-nous ici ?

— Vous êtes à Paris. C'est tout ce que je sais, car, moi aussi, on m'a enlevée. Cette nuit, on m'a traînée ici de force, après m'avoir bandé les yeux. On vous a pris votre fille… à moi, on m'a pris ma mère. J'avais à peine quatre ans lorsqu'on m'a trouvée, endormie sur le banc d'une promenade publique… à Rennes… bien loin du Havre où je suis née.

— Pourquoi dis-tu que tu es née au Havre ?

— J'en suis sûre. Je le rappelle que ma nourrice me portait sur la jetée… et ce jardin, plein de fleurs, à Ingouville, je le vois encore.

La séquestrée écoutait avec une attention profonde et ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire. On devinait que l'intelligence lui revenait en même temps que la mémoire. Tout à coup, elle se jeta sur Violette ; elle la prit par le cou et une de ses mains se posa sur l'épaule de la jeune fille effrayée. Le costume de fauvette était assez décolleté.

— Ce signe ? demanda la recluse, en touchant du doigt un point noir qui tranchait sur la blancheur de la chair nue.

— Je l'ai depuis que je suis née, murmura Violette.

— Ma fille ! tu es bien ma fille ! s'écria la pauvre femme, en l'étouffant de baisers.

Ce fut pendant quelques instants un échange d'étreintes et de sanglots.

— Ah ! Je le savais bien, que vous étiez ma mère ! disait Violette. C'est Dieu qui nous a réunies.

— Oui, nous mourrons ensemble… car s'ils t'ont jetée dans un cachot, c'est qu'ils veulent te tuer. Les connais-tu, les monstres ? Racontes-moi ta vie… Que faisais-tu quand ils t'ont prise ?… Pourquoi te traitent-ils comme ils m'ont traitée ?

— J'ai été élevée par charité dans un couvent de religieuses… plus tard, j'ai été sous-maîtresse dans un pensionnat près de Paris… ? puis, demoiselle de compagnie chez une dame qui se fait appeler la comtesse de Malvoisine.

Violette s'arrêta. Il lui en coûtait de dire à sa mère qu'elle avait fini par chanter sur un théâtre, et pourtant elle s'attendait à être interrogée sur l'étrange costume qu'elle portait, mais la séquestrée n'y prit pas garde. Depuis qu'elle gémissait dans le grenier de Marcandier, la malheureuse avait eu le temps d'oublier comment s'habillent les jeunes filles. Il ne paraissait pas non plus que ce nom de Malvoisine eût fait sur elle une impression quelconque. Évidemment, elle ne l'avait jamais entendu prononcer.

— Écoute, reprit-elle en serrant contre sa poitrine Violette, qui osait à peine croire à tant de bonheur, j'ignore ce qu'ils feront de toi. Peut-être te laisseront-ils mourir de faim et de froid. J'ai supporté bien des années de supplice, mais tu n'y résisterais pas. Eh bien, nous essaierons de fuir… un homme est entré ici, la nuit, il n'y a pas très longtemps, par le toit… il voulait me sauver… j'ai refusé… J'ai cru que mon bourreau me l'envoyait pour me tendre un piège… il me montrait un papier où j'avais écrit ton nom de Simone et que j'avais jeté par cette fenêtre qui est là-haut. Je n'espère pas qu'il revienne… mais nous parviendrons peut-être à nous échapper sans lui.

— Cet homme, c'est Robert, pensait Violette, et je comprends maintenant pourquoi, il y a quinze jours, il me promettait de me rendre ma mère.

Chapitre 9

Bécherel, après la courte explication qu'il avait eue avec le colonel, était rentré chez lui, désespéré.

Il ne soupçonnait plus M. de Mornac, mais il doutait encore de Violette, et la pensée qu'elle avait pu se laisser tenter par les propositions d'un Galimas le faisait horriblement souffrir. Il cherchait à se persuader du contraire et il n'y parvenait pas.

Par surcroît de malheur, il se trouvait condamné provisoirement à l'inaction. Qu'aurait-il pu faire ? À qui redemander Violette ? Galimas et Marcandier lui auraient ri au nez, s'il était venu la réclamer chez eux. Il ne s'agissait plus cette fois de grimper sur un toit et de descendre dans un grenier pour délivrer une prisonnière. Il s'agissait avant tout de savoir à qui s'en prendre et de découvrir la maison où Violette était allée, volontairement ou non, en sortant du théâtre. Et dans Paris immense où trouver la disparue ?

Le colonel, du reste, avait conseillé à Robert de se tenir en repos, jusqu'à nouvel avis de sa part. Il avait promis en même temps de donner de ses nouvelles, dès le lendemain. Robert n'avait donc qu'à l'attendre.

Le pauvre garçon passa une nuit affreuse. Il s'enferma dans sa chambre et il était si troublé qu'il ne pensa pas à s'assurer que son groom était rentré, ce groom qu'il croyait avoir aperçu aux troisièmes galeries, sifflant Violette.

Cet étrange incident lui revint à l'esprit quand il se réveilla, et son premier soin fut de le tirer au clair. Il sonna Jeannic qui se montra, l'oreille basse, comme un écolier pris en faute ; et il l'interpella vertement.

Le gars nia d'abord, mais pressé de questions, il finit par avouer qu'il était entré au théâtre, avec une contremarque achetée à la porte, et qu'il avait sifflé, parce que la pièce l'ennuyait. Cette explication ne satisfit pas son maître et sa mine déconfite indiquait assez qu'il ne se sentait pas la conscience nette. Elle exprimait aussi un repentir sincère et quand Robert lui signifia qu'il allait le renvoyer à Rennes, il baissa la tête en pleurant silencieusement, au lieu de se récrier.

La matinée se passa sans événement. Bécherel avait résolu de ne pas sortir, de peur de manquer la visite de M. de Mornac. Il déjeuna sommairement, et, en sortant de table, il passa au fumoir, où il alla s'étendre sur un divan pour réfléchir encore à la situation.

Elle lui semblait inextricable, et, après s'être creusé la tête à chercher la solution du problème posé par la disparition de Violette, il en vint à penser à sa mère et à se demander s'il ne ferait pas mieux d'aller sans tarder la rejoindre à Rennes.

Elle ne lui écrivait plus depuis quelques jours et elle pouvait arriver à Paris d'un instant à l'autre. À quoi bon l'attendre, maintenant qu'il n'espérait plus revoir Violette ? Tous ses rêves de bonheur s'étaient évanouis et il commençait à envisager sans effroi l'avenir qui l'attendait en Bretagne, où il ne tenait qu'à lui de couler des jours heureux et calmes.

Comme le joueur qui, dans le chef-d'œuvre de Regnard, se soucie fort peu de sa future quand il gagne et qui soupire après elle quand il perd, Robert, accablé par la fortune, toujours contraire aux amours violentes, se prenait à regretter l'existence si pénible qu'il avait dédaignée, au temps où il croyait à la fidélité de Violette.

Il en était là lorsqu'un vigoureux coup de sonnette lui annonça l'arrivée du colonel, que Jeannic introduisit presque aussitôt dans le fumoir, et qui commença ainsi, sans préambule d'aucune sorte :

— Je t'ai promis, hier soir, de m'occuper de ton affaire. Je t'ai tenu parole, je sors de la préfecture de police et je suis en mesure de te renseigner exactement sur les persécuteurs de ta bonne amie. Mon ancien adjudant n'a fait aucune difficulté de me montrer les dossiers de tous ces gens-là et dans un quart d'heure ; tu en sauras autant que moi sur leur passé.

« Procédons par ordre : Galimas est un parvenu dans toute la force du terme. Né de parents pauvres, mais malhonnêtes, il a fait ses études à l'école mutuelle où n'a guère appris qu'à lire, à écrire et surtout à compter. À dix-huit, il faisait les commissions des employés du comptant. À vingt, il travaillait chez un remisier. Où a-t-il ramassé les premiers billets de mille qui lui ont permis d'opérer à son compte ? Le diable seul pourrait le dire. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il possède aujourd'hui de quatre à cinq millions, dont il fait le plus mauvais usage, sans se brouiller toutefois avec la justice. Ce champignon vénéneux, poussé comme tant d'autres sur le fumier de la Bourse, prospère et grandit tous les jours… et je ne te conseille pas d'essayer de t'extirper. S'il a séduit Violette, tant pis pour elle ! Nous n'y pouvons rien.

« J'arrive à Marcandier. L'histoire de celui-là est plus compliquée et se rattache à celle de ces dames de la rue du Rocher. Voici comment : La Malvoisine, je te l'ai déjà dit, était, il y a vingt-cinq ans, à la tête d'un magasin de modes fort bien achalandé.

— À Paris ? demanda Bécherel.

— Oui, rue Vivienne, et elle avait pour clients les demoiselles à la mode de ce temps-là. Elle était fort belle et pas vertueuse du tout. Entre autres connaissance masculines, elle fit celle d'un monsieur dont la réputation était des plus douteuses, mais dont l'opulence était incontestable, à en juger par le train qu'il menait.

« Ce personnage, qui n'habitait Paris que d'un façon intermittente, armait, disait-on, au Brésil, des navires dont il était propriétaire et qu'il commandait quelquefois lui-même. On le connaissait sous le nom de Morgan.

« De sa liaison avec Joséphine Lureau, qui se fait appeler maintenant Mme de Malvoisine, naquit une fille.

— Herminie ! s'écria Bécherel.

— Parfaitement. Elle fut inscrite sous le nom de sa mère sur les registres de l'état civil, et elle l'a porté jusqu'au jour où la modiste, après une éclipse assez longue, sur laquelle les renseignements font défaut, reparut à Paris, titrée comtesse de Malvoisine. Il y a de cela environ quinze ans. Le temps a passé sur cette métamorphose et personne aujourd'hui ne se souvient de Joséphine Lureau. Elle n'a laissé de traces que dans les archives de la préfecture.

— Et Marcandier, mon colonel ?

— M'y voici. Ce Morgan, père d'Herminie, qu'il n'avait pas reconnue, probablement parce qu'il était marié, reparut en même temps que sa maîtresse et sa fille, acheta un hôtel pour elles, un hôtel pour lui ; et se fixa définitivement à paris, où il mena, du reste, une existence très retirée et assez mystérieuse, s'absentant pendant des mois entiers, ne se montrant jamais chez la prétendue comtesse et n'affichant aucun luxe, quoiqu'il ait une douzaine de millions déposés en compte courant à la Banque de France… le préfecture en a la preuve.

Bécherel n'écoutait pas sans quelques impatiences ce récit où il n'était pas question de Violette.

— Morgan, reprit le colonel, ramenait un homme qui, lui, ne se cachait pas du tout, et qui se fit très vite connaître à la Bourse par des coups heureux. Celui-là, c'est ton usurier : Pierre Marcandier, dit Rubis-sur-l'ongle.

— Et il est commandité par le père d'Herminie… un affreux chenapan, selon toute apparence. Et comme cette fille s'est mis en tête de m'épouser, le Marcandier a imaginé de supprimer Violette pour me ramener aux pieds de la bâtarde de son maître.

— C'est mon opinion, seulement le mot : supprimer est un peu fort. Je ne crois pas qu'il l'ait tuée. Les coquins de l'espèce de Marcandier n'assassinent pas.

— Qu'a-t-il fait d'elle, alors ?

— Je soupçonne qu'il s'est entendu avec Galimas pour l'attirer dans le domicile où ce galant coulissier cache ses fredaines… quelque chose comme une petite maison… ces enrichis singent volontiers l'ancien régime. Mon ami de la préfecture m'a promis de faire faire des recherches et il découvrira certainement le nid où Galimas abrite ses amours à prix fixe. Il a même poussé la gracieuseté jusqu'à mettre à ma disposition deux agents de la sûreté qui l'attendent dans la rue. Je tenais à te voir avant de les lancer aux trousses de Galimas.

— Et de Marcandier, mon colonel. On ne m'ôtera pas de l'esprit que c'est lui qui a préparé le guet-apens. Galimas n'a été qu'un instrument…

— C'est possible. Mais en admettant que tu aies deviné, nous n'en sommes pas beaucoup plus avancés. Où Marcandier aurait-il conduit Violette ? Pas chez lui, rue Mozart, où il vit presque maritalement avec cette Julia Pannetier.

— Je n'en sais rien… et pourtant…

— Je le sais, moi, dit Jeannic, qui apparut tout à coup.

Ce fut un coup de théâtre. Le groom avait laissé retomber la portière derrière laquelle il s'était caché et s'avançait en tremblant. M. de Mornac, furieux, lui sauta à la gorge, et lui cria :

— Ah ! gredin ! tu nous écoutais. Je t'y ai déjà pris, mais cette fois, c'est trop fort et je vais te rosser d'importance.

— Ne me touchez pas, dit le Breton en se dégageant d'un bond et en prenant une position défensive.

Il était fort comme le sont les gars de son pays et si le colonel avait essayé de lui administrer une correction manuelle, il n'aurait pas eu beau jeu.

— C'est à mon maître que j'ai affaire, reprit Jeannic, à lui seul.

— Eh bien, parle ! lui dit Bécherel. Justifie-toi si tu peux. Et tâche de ne pas mentir. Tu n'y gagnerais rien. Je t'ai chassé et je ne te reprendrai pas.

— Oh ! j'ai mérité que monsieur me renvoie ; mais je ne voudrais pas retourner au pays sans que monsieur m'ait pardonné.

— Te pardonner quoi ?… d'écouter aux portes ? demanda Robert avec humeur. Va demander l'absolution au recteur de ta paroisse. Il te la donnera, si tu n'as pas d'autres méfaits à te reprocher.

— Comment ! s'écria M. de Mornac, tu t'amuses à discuter avec ce drôle, au lieu de le jeter à la porte ? Tu trouveras bon que je te quitte.

— Monsieur, lui dit Jeannic, vous auriez tort de vous en aller. J'ai des choses à apprendre à mon maître… des choses qu'il faut que vous entendiez, car…

— Explique-toi vite alors, interrompit Robert, en regardant le colonel pour le prier de rester.

— Tout ça est venu de ce que… il y a trois semaines… j'ai entendu, sans le vouloir, que vous parliez d'une dame… qui demeure tout près d'ici… rue Rougemont… Mme Julia.

— Bon ! s'écria M. de Mornac, tu es son amant, coquin ! je m'en doutais.

— C'est vrai que j'étais son bon ami… Mais, c'est fini. D'abord, elle en a un autre et ça ne me va pas. Et puis, après ce qu'elle a fait hier…

— Ah ! ça, drôle, est-ce que tu vas nous raconter ses amours avec cette fille ?

— Laissez-le parler, mon colonel, dit vivement Bécherel, qui commençait à deviner où le groom voulait en venir.

Et s'adressant à Jeannic :

— Tu étais au théâtre, hier soir ? Tu me l'as dit.

— Oui, monsieur, répondit le gars sans hésiter. Et j'ai bien regretté d'y être venu, quand je vous ai vu, de là-haut, assis derrière les musiciens. C'est Mme Julia qui m'avait donné un billet.

— Et qui t'avais commandé de siffler.

— C'est la vérité. Et je vous jure que je n'en avais pas envie… elle est si gentille la demoiselle habillée en oiseau et elle chante si bien… Mais Mme Julia m'a fait signe et je n'ai pas osé lui désobéir. Je m'en suis bien repenti, car les gens qui étaient à côté de moi m'ont bourré de coups de poing… On m'a poussé dehors.

— Après ?

— Après… j'en avais assez du théâtre et j'aurais bien voulu rentrer à la maison, mais Mme Julia m'avait fait promettre de l'attendre dans un café, qui est sur le boulevard… je l'ai attendue.

— Et… elle est venue ?

— Oui… elle était bien contente… elle m'a raconté qu'on avait manqué de tout casser dans la salle, parce que la chanteuse s'était sauvée… Moi, ça me faisait de la peine… alors, elle s'est moquée de moi… elle m'a dit que cette demoiselle lui avait pris sa place, qu'elle la détestait et qu'elle se réjouissait d'être débarrassée d'elle… elle a ajouté qu'on ne la reverrait plus parce qu'on l'avait mise en cage.

— En cage ! s'écria Robert.

— Oui, ça voulait dire : en prison. Et comme je lui ai demandé ce que cette pauvre demoiselle avait fait pour être arrêtée par les gendarmes, elle m'a dit que je n'étais qu'une bête… qu'il n'y avait pas de gendarmes dans cette affaire-là… que son bon ami, l'autre, celui qui lui donne de l'argent, avait enlevé la chanteuse…

— Elle ne t'a pas dit où il l'avait conduite ?

— Si… dans une maison qui est à lui et où on va la garder de force. Ça m'a fâché. Mais j'ai fait semblant de trouver ça très bien, parce que je voulais savoir si c'était vrai. Alors, elle m'a donné des preuves et la colère l'a pris. Je lui ai dit qu'elle n'était qu'une coquine et je l'ai plantée là. J'étais ici avant minuit.

— Et tu ne m'as rien dit quand je suis rentré !

— Je ne savais pas que monsieur connaissait la demoiselle qu'ils ont si mal traitée. Et pourtant, cette vilaine histoire me tourmentait. Je voyais que monsieur avait du chagrin et je n'osais pas lui demander pourquoi. Mais quand j'ai entendu que monsieur parlait de la chanteuse… et de l'enlèvement… j'avoue que ce n'était pas comme l'autre fois… aujourd'hui, je me suis caché exprès pour écouter.

— Oh ! je te pardonne.

— Et moi, je le remercie, dit me colonel, surtout s'il a eu l'esprit de tirer de cette drôlesse une indication utile. Voyons ! Est-ce rue Mozart qu'on a enfermé la demoiselle ?

— Non. Je n'ai jamais entendu parler de cette rue-là.

— Rue Rodier, peut-être ? demanda vivement Bécherel.

— Non plus. Je la connais, la rue Rodier. C'est là que monsieur m'a envoyé chercher sa malle qu'il avait laissée dans un hôtel.

M. de Mornac interrogea du regard Robert qui lui répondit brièvement : je vous expliquerai cela, et qui, revenant à l'interrogatoire, dit à Jeannic :

— Mais enfin, elle te l'a nommée, la rue ?

— Oui… Je ne me rappelle pas très bien le nom… Il me semble que ça finit comme Marton… Morton…

— Rue Milton ! s'écria Bécherel.

— Justement.

— Bon ! dit le colonel, c'est là que demeure le père d'Herminie. Le mystère commence à s'éclaircir.

— Pour moi, il a achève de s'éclaircir, répliqua Robert. La maison de cet homme communique par un jardin avec celle où Marcandier reçoit ses clients, rue Rodier. Jeannic, mon garçon, tu viens de me rendre un service que je n'oublierai jamais. Laisse-nous. J'ai besoin d'être seul avec le colonel.

Jeannic disparut, et sans perdre une minute, Bécherel se mit à raconter à M. de Mornac son expédition d'antan ; il la lui raconta depuis l'incident final, sans oublier aucun détail. M. de Mornac écouta ce récit avec toute l'attention qu'il méritait, et en tira d'abord une conclusion assez inattendue :

— Il fait convenir, dit-il froidement, que tu as eu grand tort de le cacher cette aventure. Si tu me l'avais confiée, nous n'en serions pas où nous en sommes.

— Oui, j'ai eu tort, s'empressa de répondre Bécherel, mais maintenant que vous la connaissez, vous ne doutez pas, j'espère, que Violette n'ait été enfermée dans cette geôle mitoyenne.

— Je n'en suis pas encore bien sûr. Et voici pourquoi. D'abord, si c'est Marcandier qui a fait le coup, il n'avait pas besoin de s'adjoindre Galimas.

Robert ne trouva rien à répondre à l'objection.

— Ensuite, si c'est la mère de Violette que Marcandier a séquestrée dans son grenier, il aurait commis une étrange imprudence en y logeant aussi la fille.

— Vous oubliez, mon colonel, que Marcandier ne connaît rien de l'histoire de Violette. La Malvoisine et sa fille ne la connaissent pas non plus. Où l'auraient-ils apprise ? Ils savent que Violette est une enfant trouvée. Ils n'en savent pas davantage.

— Ça, c'est un argument spécieux : mais nous ne risquions rien d'agir comme si tu avais raison… et d'agir immédiatement. J'ai à peu près carte blanche de la préfecture. Mes deux agents se promènent dans la rue devant ta porte et je les ai amenés dans un fiacre à quatre places. Nous allons y monter avec eux… je dis nous, parce que je t'emmène. Tu connais le terrain et tu pourras m'être utile.

— Et nous irons ?

— Rue Milton, parbleu ! Là, tu me laisseras opérer seul. Je ne sais pas encore comment je m'y prendrai, mais je te réponds que j'entrerai dans la maison. Es-tu prêt ?

Bécherel s'était, à tout hasard, habillé dès le matin. Il n'eut qu'à mettre son chapeau. Ils trouvèrent dans l'antichambre Jeannic qui ne faisait pas brillante figure.

— Toi, mon garçon, lui dit amicalement le colonel, je te consigne ici jusqu'à notre retour, mais je t'ai rendu mon estime, et quand on t'appellera pour servir trois ans dans un régiment, je me charge de ton avancement.

Les deux agents saluèrent respectueusement le colonel et Robert, qui n'avait jamais vu de policiers en bourgeois, fut tout étonné de leur trouver si bonne mine. L'ami de M. de Mornac lui avait donné le dessus du panier, deux anciens soldats accoutumés à l'obéissance passive et au respect hiérarchique. Sur l'ordre du colonel, ils occupèrent dans le fiacre la banquette du devant et il leur donna en route des instructions sommaires.

Bécherel ne devinait pas comment le chef de l'expédition allait opérer, mais ce n'était pas le moment de l'interroger et il n'ouvrit pas la bouche pendant le trajet qui fut court. La voiture, arrivée par la rue Lamartine, remonta la rue Milton et, un peu plus bas que l'hôtel suspect, le colonel donna l'ordre d'arrêter. Tout le monde descendit, mais les agents restèrent près du fiacre, tandis que M. de Mornac et Bécherel continuaient à pied.

— Tu reconnaîtras bien la maison ? demanda le colonel.

— La voici, répondit Robert, en montrant de la main le petit hôtel qu'il avait longuement examiné, sans y pénétrer, lors de sa première expédition. Il y a un jardin derrière, et au fond de ce jardin, un long bâtiment qui n'est que le prolongement de la maison de le rue Rodier où Marcandier reçoit les emprunteurs. Mais celle que vous voyez devant nous est inhabitée. Elle l'était du moins le jour où je suis venu explorer les environs du domicile de Rubis-sur-l'ongle.

— C'est que Morgan était absent. Mais il est de retour. Regarde. Les persiennes sont ouvertes. Et je suis fort aise que ce chenapan soit rentré à Paris. Je vais trouver à qui parler. Maintenant, voici mes instructions :

« J'ai laissé les deux agents, là-bas, près du fiacre. Toi, tu vas rester ici, de l'autre côté de la rue, en face de l'hôtel. Allume un cigare. On te prendra pour un flâneur qui attend une femme. Et tu ne bougeras pas jusqu'à nouvel ordre.

— Quoi ! mon colonel, vous voulez entrer seul ?

— Il le faut. Si j'ai besoin de toi, je reviendrai te chercher.

— Mais ce Morgan doit être un scélérat de la pire espèce. Il a sans doute des domestiques qui ne valent pas mieux que lui. Ces gens-là pourraient vous faire un mauvais parti.

— Je ne les crains pas. D'abord, j'ai un bon revolver dans ma poche. C'est de quoi les tenir en respect. Et puis, j'ai assuré mes derrières. Au premier signal, mes hommes de la préfecture arriveraient à la rescousse. Et ce signal, ce sera un coup de pistolet. C'est convenu avec eux.

— Ils ne l'entendront pas. Ils sont trop loin.

— Mais tu l'entendras, toi, et tu les appelleras. Du reste, je ne serai pas obligé d'en venir là. Je sais ce qu'il faut dire pour intimider le sieur Morgan.

— Et vous croyez qu'il vous recevra ?

— J'en suis sûr. J'ai le mot de passe. Et il m'écoutera, j'en réponds. Je n'ai pas le temps de t'expliquer comment je vais m'y prendre. Mais, si tu as confiance en moi, tu peux bien me laisser faire. Tu joueras ton rôle plus tard, mais en ce moment ton intervention pourrait tout gâter. Au revoir donc !… à bientôt.

Et sans laisser à Bécherel le temps d'élever de nouvelles objections, M. de Mornac traversa la rue et sonna vigoureusement à la porte de l'hôtel. Le valet qui vint ouvrir était en veste et en chaussons, un plumeau à la main. Il n'avait pas du tout l'air d'avoir servi dans de bonnes maisons et sa physionomie n'avait rien d'engageant. Il marquait mal.

— Qui demandez-vous ? dit-il grossièrement.

— M. Léon Morgan, répliqua le colonel en appuyant sur le prénom.

— Monsieur ne reçoit pas.

— Il me recevra. Allez lui dire que je viens de la part de M. Pierre Marcandier pour une affaire urgente.

Le domestique hésita et il allait peut-être fermer la porte au nez du visiteur, quand une voix rude lui cria du fond du corridor :

— Laisse-le entrer.

M. de Mornac poussa en avant et se trouva face à face avec un homme qu'il reconnut, à la description que lui en avait faite son ami de la préfecture de police.

Morgan était gros, grand, large d'épaules : un colosse. Le visage rouge brique, les cheveux gris taillés en brosse, les sourcils hérissés, la barbe rasée, sauf les favoris, il avait l'air d'un matelot ou plutôt d'un forban. Les yeux étincelaient, le regard était mauvais, la physionomie dure. Les traits cependant étaient réguliers et il avait pu être beau, quand il était jeune.

Il portait une large vareuse qui laissait à découvert son cou nu, un cou de taureau, et il avait à la bouche une courte pipe noire, un vrai brûle-gueule.

— Vous venez de la part de Pierre ? demanda-t-il brusquement.

— Oui, monsieur Léon.

— Comment a-t-il su que j'étais arrivé à Paris, ce matin ? Je lui avais écrit que je ne rentrerais que demain.

— C'est vrai. Mais il m'a envoyé à tout hasard. Il s'agit de choses importantes et il viendra lui-même, ce soir.

— Bon ! descendez avec moi, dans le jardin.

M. de Mornac ne demandait pas mieux, pour beaucoup de raisons. Une entrevue dans une chambre aurait eu des dangers. En plein air il n'en courait aucun. Il suivit donc Morgan qui s'arrêta au milieu d'une allée, à dix pas du perron, et qui lui dit de but en blanc :

— Nous sommes seuls. Qu'est-ce que vous me voulez ?

— Je vais vous le dire.

— Je l'espère bien. Mais d'abord, qui êtes-vous ?… Je ne vous connais pas.

— Pierre Marcandier me connaît, lui.

— C'est possible. Votre nom ?

— Mon nom ne vous apprendrait rien. Il vous suffira de savoir que je suis envoyé ici par M. le préfet.

— Quel préfet ?… Je m'en moque, des préfets.

— Par M. le préfet de police.

— Un mouchard ! Ah ! mille tonnerres ! nous allons voir. Jean-Marie ! cria Morgan, à pleins poumons.

Avant que le valet qu'il appelait eût le temps d'accourir, le colonel tira son revolver de sa poche, et dit froidement :

— Si vous ne renvoyez pas votre domestique, je vais tirer en l'air et les agents qui m'attendent dans la rue Milton vont entrer ici.

Jean-Marie montrait déjà son nez sur le haut du perron, mais son maître lui cria :

— Tiens-toi dans le corridor et n'ouvre à personne.

— La recommandation est inutile, reprit M. de Mornac. Si j'appelais mes agents, ils enfonceraient la porte. Et vous avez tout intérêt à ne pas faire de scandale, car je viens simplement vous demander des explications sur un fait. Si celles que vous allez le fournir me paraissent satisfaisantes, je n'aurai plus qu'à me retirer. Et vous ne serez plus inquiété.

En ce moment, la figure de Morgan était curieuse à observer. Il se demandait évidemment s'il allait se jeter sur le visiteur et l'étrangler de ses larges mains, ou s'il valait mieux filer doux et le laisser parler. Il n'aurait sans doute pas hésité, s'il avait eu la conscience nette.

— Je n'ai rien à démêler avec la police, dit-il enfin. Je suis un ancien armateur ; j'ai quinze millions et j'ai gagné honorablement ma fortune.

— Je sais à qui j'ai affaire, interrompit M. de Mornac. Nous sommes renseignés sur vous, monsieur, et il est certain que, depuis quinze ans que vous vous êtes fixé à Paris, vous menez une existence irréprochable.

— Il est heureux que vous le reconnaissiez.

— Je n'en pourrais pas dire autant d'un homme auquel vous accordez votre confiance. Pierre Marcandier nous a été signalé plusieurs fois comme se livrant à des opérations usuraires.

— Ça ne me regarde pas. Pierre a navigué avec moi dans le temps. Il était intéressé dans les affaires commerciales et il a gagné de l'argent. Je ne m'occupe pas de ce qu'il en fait.

— Je comprends cela… d'autant mieux qu'il vous représente auprès de Mme la comtesse de Malvoisine… votre ancienne amie.

À ce nom, Morgan tressaillit, mais il se remit très vite.

— Vous êtes bien informé, dit-il, mais je suppose que vous n'êtes pas venu ici pour me parler de mes relations avec cette dame. Dites-moi ce qui vous amène et finissons-en.

— Voici. Une plainte a été portée contre vous tout récemment, et je suis chargé de vérifier si elle est fondée. On vous accuse de séquestration arbitraire.

— Séquestration arbitraire ! répéta Morgan, du ton d'un homme qui ne comprend pas cette qualification donnée par le Code pénal à un crime assez rare. Qu'est-ce que c'est que ça ?

— En d'autres termes, reprit M. de Mornac, on vous accuse d'avoir enfermé une personne contre sa volonté et de la retenir de force. Or, la loi punit sévèrement les attentats à la liberté individuelle… Vous ne l'ignorez pas.

— Qui m'accuse ?

— Des voisins qui se plaignent d'être gênés par les cris de cette personne… elle ne cesse, affirment-ils, de hurler et d'appeler au secours… à ce point que, la nuit, ses lamentations les empêchent de dormir.

— Des voisins ? Je n'en ai pas. Vous voyez que mon hôtel est complètement isolé. Il donne d'un côté sur la rue, de l'autre sur ce jardin qui confine à des terrains vagues.

— Mais ce bâtiment qui est là, au fond ?

— Un grenier à fourrages où personne ne couche. Je vous le répète que la plainte n'a pas le sens commun. Ceux qui l'ont portée ont sans doute un intérêt à me nuire… un intérêt que je ne connais pas… et leurs accusations ne méritent aucune créance ? Au surplus, vous n'avez qu'à visiter mon hôtel du haut en bas, vous n'y trouverez personne, et je suis prête à vous le montrer.

Le soi-disant envoyé de la préfecture resta quelques instants sans répondre. Il ne paraissait pas convaincu.

— Pardon ! dit-il, la maison à laquelle est adossé ce grenier à fourrages n'appartient-elle pas à M. Marcandier, votre ami ?

— Je n'en sais rien.

— Nous le savons, nous. Et c'est précisément de cette maison que partent les cris et les gémissements.

— Eh bien ! adressez-vous au propriétaire.

— Il faudra sans doute en venir là. Mais en attendant, permettez-moi d'aborder un côté particulier de la question. Nos renseignements sont précis. Nous sommes certains qu'il y a là quelqu'un et les ordres sont donnés pour qu'une visite domiciliaire soit faite, à bref délai… aujourd'hui probablement… par le commissaire de police du quartier. Elle aboutira sans aucun doute à une découverte fâcheuse pour M. Marcandier. S'il ne s'agissait que de lui, ce serait déjà fait, car il est assez mal noté chez nous. Mais il et avec vous en relations intimes et on y regarde à deux fois avant d'exposer un homme comme vous à se trouver impliqué dans une mauvaise affaire.

— Je vous suis an vérité très reconnaissant, dit Morgan avec une grimace ironique. Mais concluez, je vous prie.

— Je conclus que si vous savez la vérité, vous avez le plus grand intérêt à la dire avant qu'on agisse. Et j'ajoute que nous admettons très bien qu'au fond de cette histoire, il n'y ait pas de crime, dans le véritable sens du mot. La séquestration arbitraire en est un, surtout quand elle a été employée pour faire disparaître une personne dont l'existence gênait celui qui l'a commis, ce crime que le Code n'a pas défini… par exemple une personne ayant des droits à un héritage.

« Mais il est des cas où la culpabilité est très atténuée. Supposez qu'un membre d'une famille respectable soit atteint de folie. C'est toujours une tare pour les enfants… et même pour les parents. Quand on est d'une race où il y a des fous, on trouve plus difficilement à se marier. Alors, on conçoit que cette famille cherche à cacher cette plaie et qu'au lieu d'envoyer le fou dans une maison d'aliénés, elle le garde, elle l'isole…, c'est très blâmable, mais c'est humain, car l'humanité n'est pas parfaite.

— Non, sacrebleu, elle n'est pas parfaite. Et il y a beaucoup plus de canailles que d'honnêtes gens… Mais… où voulez-vous en venir ?

— À vous dire… j'y suis autorisé par M. le préfet… à vous dire que si l'individu enfermé là-haut est un fou et s'il y a été enfermé pour les raisons que je viens de vous citer, l'affaire changerait de face.

— Qu'arriverait-il alors ?

— On apprécierait les motifs de la séquestration et s'il était prouvé qu'elle n'a pas été appliquée dans l'intérêt d'un parent cupide, on ne poursuivrait pas. On se bornerait à ordonner le transfert de l'aliéné dans une maison spéciale.

— C'est votre opinion, à vous.

— C'est l'opinion de mes chefs. Et ils n'auraient pas besoin d'informer la justice. Ils agiraient par mesure administrative… et ils en auraient le droit.

Morgan ne dit mot. Il réfléchissait.

— On procéderait sans bruit et d'accord avec la famille. Tandis que, je vous le répète, si nous sommes forcés de pratiquer une visite domiciliaire, ce sera un gros scandale. Tout le quartier voudra y assister. Et, de plus, la magistrature s'emparera de l'affaire. Elle ordonnera des enquêtes et on entamera une procédure… qui pourrait aller très loin.

« Je vous dis tout cela, monsieur, parce que si les choses tournaient ainsi, vous seriez atteint… indirectement. Le séquestré est chez Marcandier, ce n'est pas douteux, et Marcandier est, sinon votre ami, du moins votre protégé. Si on l'arrêtait, votre considération pourrait en souffrir.

— Vous avez raison, dit brusquement Morgan. J'aime mieux tout vous dire.

— Je vous écoute, monsieur, je vous approuve et je vous promets que vous n'aurez pas à vous repentir d'avoir suivi mon conseil.

— Eh bien ! la femme, dit M. de Mornac qui le savait parfaitement, mais qui, pour rester dans son rôle, s'était bien gardé d'indiquer le sexe de la personne enfermée.

— Oui… la mienne. Vous voyez que je ne vous cache rien. Je l'ai épousée en Amérique et elle ne m'a apporté aucune fortune. Je n'avais donc aucun intérêt à me débarrasser d'elle.

— Tu mens, pensait le colonel. Elle gênait ta maîtresse.

— Elle est devenue folle pendant un séjour que je fis au Havre. J'avais cessé de naviguer et je vins me fixer à Paris. À ce moment, elle n'avait pas tout à fait perdu la raison, mais la maladie fit des progrès si rapides qu'il fallut aviser. Je voulais placer la malheureuse dans une maison de santé. Marcandier m'en dissuada et s'offrit à la garder. J'eus le tort d'écouter le conseil qu'il me donna. Je m'en suis souvent repenti depuis. J'avais le pressentiment que tout cela finirait mal.

— Moins mal que si la dénonciation avait amené une descente de justice. Permettez-moi maintenant de vous adresser une question. Mme de Malvoisine est-elle informée de cette histoire ?

— Ah ! vous savez…

— Je sais que vous avez eu des relations avec elle, et qu'il en est résulté une fille que vous n'avez pas reconnue, afin de pouvoir lui laisser toute votre fortune.

— Je ne m'en cache pas.

— Vous n'avez pas eu d'enfant légitime ?

Morgan pâlit, mais il était en train de dire la vérité, et il répondit :

— Si… ma femme m'avait donné une fille. On me l'a volée.

— Qui vous l'a volée ? demanda vivement le colonel, très surpris de cet aveu.

— Je n'en sais rien. J'étais en Amérique, lorsqu'elle a disparu. C'est la suite de ce malheur que ma femme est devenue folle.

— Et vous n'avez pas cherché à retrouver votre enfant ?

— À quoi bon ? Marcandier m'a affirmé qu'elle était morte. On l'avait enlevée dans une barque pour la conduire en Angleterre et la barque a été coulée en pleine Manche par un navire qui l'a abordée.

— Ah ! c'est Marcandier qui…

— Je l'aimais pourtant, cette petite. Mais j'ai fini par l'oublier. Et c'est presque un bonheur qu'elle soit morte. Depuis mon mariage, ma vie était devenue un enfer. Ma femme avait découvert que j'avais un double ménage, et elle me faisait des scènes continuelles.

Maintenant, j'ai la paix… mais je ne suis pas beaucoup plus heureux.

— Il me semble pourtant que Mlle Herminie…

— Herminie est une fille sans cœur et sa mère l'a fort mal élevée. Elle va se marier, à ce que m'a écrit Marcandier. J'en serai charmé ; je la doterai largement et elle héritera de moi. Je songe à reprendre la mer et mourrai comme j'ai vécu… en marin. J'ai tout dit. Avez-vous autre chose à me demander ?

— Une seule. Il faut que je fasse mon rapport à M. le préfet et pour que je puisse le faire en connaissance de cause, il faut que je voie…

— Ma femme ! Qu'à cela ne tienne. Je ne l'ai pas vue, moi, depuis qu'elle est là-haut, mais j'ai la clé du grenier où Marcandier l'a logée.

— Vous l'avez sur vous, cette clé ?

— Non. Je ne m'en suis même jamais servi. Mais elle est dans mon secrétaire et je vais la chercher.

Il rentra dans son hôtel et le colonel resta seul au milieu du jardin. Il y était en sûreté, puisque Bécherel et les agents auraient entendu le signal qu'il aurait donné, au cas où Morgan et ses gens seraient venus l'attaquer. Mais il n'avait pas songé que Morgan pourrait décamper et cette idée qui lui vint tout à coup fit qu'il regretta de ne pas l'avoir accompagné. En y réfléchissant, il se rassura. Morgan, s'il avait eu l'intention de fuir, n'aurait pas commencé par faire des aveux. Et M. de Mornac n'était pas éloigné de croire que ces aveux étaient sincères et que cet homme n'était pas le grand coupable. Qu'il eût fait jadis la traite des nègres, qu'il eût même été pirate, rien de plus probable ; qu'il eût rendu sa femme très malheureuse, c'était certain. Mais rien ne prouvait qu'il mentît en disant qu'il l'avait fait enfermer parce qu'elle était réellement folle.

Et il n'était pas impossible non plus qu'il fût de bonne foi en affirmant que sa fille avait été enlevée pendant son absence et qu'il déplorait sa disparition. Quoi qu'il en fût d'ailleurs, il ignorait certainement que cette fille qu'il croyait morte était enfermée avec sa mère dans le grenier de Marcandier.

Un Morgan tout nouveau se révélait au colonel qui croyait tenir l'auteur principal des malheurs de Violette, un Morgan qui avait été navigateur sans scrupules, et détestable mari, mais non pas père dénaturé. Le scélérat complet c'était ce Marcandier, l'âme damnée de la fausse comtesse de Malvoisine, le perfide conseiller de Morgan, l'exécuteur impitoyable de l'ordre d'emprisonnement qu'il lui avait arraché, le geôlier barbare de la pauvre folle, le lâche gredin qui venait de condamner Violette au même supplice que sa mère, et cela assurément à l'insu de Morgan.

— Je réglerai plus tard le compte de celui-là, se disait le colonel. Mais que va-t-il se passer si vraiment Violette est là-haut ?… il se peut que cette Julia n'ait pas dit la vérité au groom de Robert et qu'on ait logé Violette ailleurs que dans cette prison de famille… mais si elle y est, comment va se terminer l'entrevue entre le père et la fille ? Ils ne reconnaîtront pas, mais Morgan demandera des explications… je ne me chargerai pas de lui en fournir… du moins pas immédiatement… la scène serait trop pénible pour Violette.

Morgan reparut, tenant à la main une énorme clé ; il avait la mine résolue d'un homme qui vient de prendre un parti dans une conjecture grave et qui ne regrette pas de l'avoir pris.

— Je vais vous satisfaire, monsieur, dit-il froidement, et je compte sur votre impartialité pour rendre à ceux qui vous envoient un compte exact des faits. Vous n'avez qu'à me suivre. Je sais où est le local et j'en connais le chemin, quoique je n'y sois jamais entré.

— Quoi ! jamais ? s'écria Mornac.

— Non. Marcandier seul y entre. Il vient tous les soirs, que je sois à Paris ou que je sois en voyage, apporter des vivres à cette malheureuse… et je vous prie de croire qu'elle n'a jamais manqué de rien…

— Il me semble cependant qu'un homme n'est pas en état de donner des soins à… une malade.

— Heu ! Marcandier est bon à tout… Je m'en suis rapporté à lui et il m'a juré souvent que ma femme ne se plaignait pas de son sort.

— Et ces cris que les voisins entendent ?

— Elle crie quand ses accès la prennent… et ils la prennent malheureusement la nuit. Le reste du temps, elle est très calme.

— Une question, monsieur… Si elle était morte dans sa prison, qu'auriez-vous fait ?

Morgan parut un peu déconcerté, mais il répondit sans trop hésiter.

— J'avoue que je n'ai pas prévu le cas.

— Auriez-vous déclaré le décès ? Certainement, non, car il aurait fallu déclarer en même temps comment vivait depuis quinze ans la défunte, et qui elle était.

— Je m'en serais bien gardé. Lorsque j'ai conduit ma femme ici, au retour d'un voyage en Amérique, j'ai dit qu'elle était morte à New-York.

— Et tout le monde a cru que vous étiez veuf. Vous auriez été obligé de la faire enterrer secrètement.

— C'est probable.

— Dans ce jardin, sans doute.

— Je ne sais pas. Mais voyez dans quelle situation vous vous seriez mis. On vous aurait accusé d'assassinat.

Morgan fit un geste qui signifiait : c'est possible, mais je me serais justifié.

— Je vous dits tout cela, reprit le colonel, pour vous montrer que vous faites sagement de mettre fin à une situation très périlleuse pour vous.

— Je ne demande pas mieux que d'en finir, dit Morgan, mais comment ?… qu'allez-vous en faire, de ma femme ? Je ne peux pourtant pas vivre avec elle.

— Vous la placerez dans une maison de santé. Votre fortune vous permet de lui assurer une existence aussi heureuse que possible. On ne vous demandera pas d'explication sur le passé, quand vous l'y conduirez. Et cette résurrection de votre femme légitime ne changera rien à votre vie, car vous n'avez pas, je suppose, le projet d'épouser Mme de Malvoisine.

— Oh ! non. Marcandier m'y a quelquefois poussé, mais je l'ai envoyé au diable.

— Ainsi, il vous conseillait de devenir bigame. Diable ! c'eût été grave…

— Et puis j'en ai assez du mariage… et de la comtesse. J'ai fait mon testament. Herminie héritera de moi. C'est ma fille, après tout. Vous allez me dire qu'on n'est jamais sûr de ces choses-là… mais je le crois, jusqu'à preuve du contraire. Si l'autre n'était pas morte…

— L'autre ?

— Oui, celle qu'on m'a volée.

— Eh bien ? demanda vivement M. de Mornac.

— Herminie n'aurait pas ma fortune. Et ce serait bien fait, car elle ne vaut pas cher. Je lui laisserais de quoi vivre, pourtant. Et, comme sa mère est déjà très bien rentrée, Herminie pourrait encore épouser un marquis, puisque c'est sa manie.

Le colonel tombait de son haut, car il ne s'attendait guère à entendre parler ainsi le protecteur de Marcandier, dit Rubis-sur-l'ongle. Mais ce langage imprévu dissipait ses derniers doutes. Évidemment, cet homme n'avait à se reprocher que d'avoir permis qu'on enfermât sa femme et il n'avait pas trempé dans l'enlèvement de Violette. Le vrai criminel c'était Marcandier.

Et il ne tenait qu'à Violette de rentrer de plain-pied dans sa situation d'opulente héritière. Mais à quel prix ! Un père comme celui qui se disait prêt à la reconnaître n'était pas fait pour lui plaire, et il se pouvait qu'elle le reniât. M. de Mornac avait même beaucoup de peine à croire qu'elle fût la fille d'un tel homme et la sœur de cette Herminie qui lui ressemblait si peu.

— Venez, monsieur, lui dit Morgan. Venez, je vous prie, et finissons-en.

Il se dirigea vers le bâtiment placé au fond du jardin, et précéda le colonel dans un escalier tournant qui les conduisit, au premier étage, devant une porte massive.

— C'est ici, dit-il. Je vais vous ouvrir, mais je ne sais si je dois entrer. Vous n'avez pas besoin de moi pour faire votre enquête.

— J'aime mieux que vous y assistiez, répondit M. de Mornac, qui avait ses raisons pour ne pas se montrer seul aux deux prisonnières.

— Comme il vous plaira.

Morgan chercha la serrure. On n'y voyait pas très clair et il eut quelque peine à la trouver. La clé qu'il y introduisit était rouillée et n'entrait pas facilement ; quand il voulut la faire tourner, elle résista aux efforts qu'il faisait. Il avait pourtant le poignet solide. Et cette résistance prouvait surabondamment qu'il ne s'était pas encore servi de cette clé. Marcandier avait la sienne, et Marcandier venait tous les jours.

Enfin le pêne céda aux vigoureuses pressions de la main de Morgan et la porte s'ouvrit en grinçant sur ses gonds. Mais, au lieu d'entrer, Morgan recula. Il avait vu se dresser devant lui sa femme attirée par le bruit, sa femme presque méconnaissable. Il la reconnut pourtant et elle le reconnut, car elle lui cria :

— Te voilà, misérable ! tu viens me tuer !…

— Non… non, balbutia Morgan.

— Eh bien ! tue donc aussi ta fille, reprit la séquestration en poussant devant elle Violette qu'elle tenait par le bras.

— Ma fille ! répéta Morgan, stupéfait.

— Oui, ta fille Simone que tu m'avais prise et que Dieu m'a rendue. Regarde-la !… vois ce signe qu'elle a sur l'épaule ! Oseras-tu dire que ce n'est pas elle ?

Le colonel se tenait un peu en arrière. Les prisonnières ne s'étaient pas encore aperçues qu'il était là. Mais quand il se montra, Violette vint se jeter dans ses bras, en lui criant :

— Sauvez-moi !

Elle aurait pu ajouter : de ma mère, car elle n'avait pas compris que l'homme qui était entré le premier était son père, et la folle lui faisait peur.

Morgan dévorait des yeux la malheureuse enfant, et sans doute il la reconnut, car il s'avança en lui tendant la main, et comme elle le repoussait, il dit d'un ton bref :

— C'est bien. Je sais ce qu'il me reste à faire, monsieur, je vous demande un quart d'heure… le temps de réparer mes torts…

Et, sans attendre une réponse, il se précipita dans l'escalier. Le colonel, abasourdi, resta seul avec la mère et la fille, qui ne le laissèrent pas se remettre. Ce fut à qui parlerait la première.

La mère avait retrouvé tout juste assez de raison pour maudire ses bourreaux et elle se répandit en imprécations qui n'apprirent rien de neuf à son sauveur. Mais Violette s'expliqua plus clairement et elle put raconter en peu de mots à M. de Mornac ses étranges aventures. Il les avait devinées et le succès de son entreprise dépassait toutes ses espérances, mais il se demandait comment il allait en profiter.

Le chemin était libre. Il ne tenait qu'à lui de sortir avec les prisonnières de la geôle où Marcandier les avait enfermées. Il lui semblait moins facile de les emmener dans la rue et de les faire monter en voiture, vêtues comme elles l'étaient : la folle à demi-nue et Violette en costume de fauvette. Il le fallait pourtant, et mieux valait encore risquer la sortie et le voyage que de les laisser là, car Morgan pouvait se raviser.

— Venez ! leur dit-il, en faisant signe à Violette de soutenir sa mère.

La mère se laissa faire et ils descendirent tous les trois ; mais, dans le jardin, le grand jour l'éblouit, la force lui manqua et elle fut obligée de s'asseoir sur un banc. Elle se taisait maintenant et à l'excitation provoquée par la vue de Morgan avait succédé une profonde torpeur.

— Où est Robert ? demanda Violette qui avait pris place à côté d'elle.

Le colonel était resté debout, afin d'être prête à tout événement.

— Il m'attend tout près d'ici, répondit-il. Vous sentez-vous le courage de ramener votre mère chez vous dans l'état où elle est ?

— Je ne veux plus la quitter. Mais… cet homme ?…

— Cet homme est moins coupable que vous ne le croyez. Et puis… c'est votre père.

Violette fondit en larmes et M. de Mornac reprit :

— Ne pensez-vous pas, comme moi, qu'il ne vous reste qu'à l'oublier ?

— Hélas ! oui, murmura la pauvre enfant.

— Vous renoncerez donc à venger votre mère. Je vous approuve. Mais il ne faut pas qu'il cherche à vous revoir, lui, et si vous ne craignez pas de rester ici sans moi, pendant quelques instants, je vais lui signifier votre volonté… et la mienne.

Violette ne répondit que par un signe de tête et M. de Mornac s'en alla droit à l'hôtel où il pensait trouver Morgan. Il ne rencontra personne dans le corridor par lequel il était entré. Le domestique n'était plus là pour le renseigner et ne sachant à qui s'adresser, le colonel monta un premier étage. Il y trouva une porte ouverte et il entra dans une chambre qui devait être celle du maître, mais le maître n'y était pas. Il allait appeler, lorsqu'une voix lui cria :

— Attendez-moi, je vous prie, je suis à vous.

Cette voix partait d'une autre pièce qui n'était séparée de la première que par un rideau en soie du Japon, rapporté sans doute par Morgan d'un voyage dans l'extrême-Orient.

M. de Mornac pensa qu'il pouvait bien accorder quelques minutes à ce père repentant et il se rapprocha de la fenêtre qui donnait sur le jardin, où il vit la mère toujours assise, immobile et silencieuse, près de sa fille.

Son attitude disait assez qu'elle se laisserait emmener sans résistance, et c'était un grand point, car le colonel redoutait par-dessus tout une scène qui aurait pu attirer les passants de la rue Milton.

— Me voici, monsieur, dit Morgan qui entra, portant un large pli cacheté. Veuillez prendre cette enveloppe et la remettre à sa destinataire. Elle contient l'acte de naissance de ma fille et son signalement que je fis établir, certifier par des témoins et légaliser à la mairie du Havre, peu de temps après sa disparition… alors que je n'avais pas encore reçu la fausse nouvelle de sa mort. Avec cette pièce, elle fera reconnaître ses droits qui, d'ailleurs, ne seront pas contestés, car je viens de brûler mon testament. J'y ai joint mon acte de mariage avec sa mère. Simone Morgan est ma fille légitime, ma fille unique. Elle est donc de plein droit ma seule héritière.

— C'est bien, monsieur, ce que vous faites là, dit le colonel, surpris et touché. Vous ne comptez pas la revoir ?

— La revoir ? Non ; je la gênerais.

— Elle est là dans le jardin.

— Alors, je puis bien la regarder encore une fois.

Il la regarda, de loin, à travers les vitres, et M. de Mornac qui l'observait, vit de grosses larmes rouler sur ses joues basanées. L'émotion transfigurait le vieux forban et le colonel s'apercevait qu'il avait dû être très beau et ressembler à sa fille, autrefois.

— Elle m'aurait aimé celle-là, murmura Morgan. J'ai manqué ma vie… et il est trop tard pour la recommencer. Adieu, monsieur, reprit-il, en se redressant. Je ne vous en veux pas. Vous m'avez rendu service et je compte sur vous pour empêcher que le bruit de cette affaire ne se répande. Marcandier ne m'intéresse pas, et si vous le livrez à la justice, vous serez dans votre droit. Mais je crois qu'il vaut mieux l'inviter à aller se faire pendre ailleurs…

— C'est aussi mon avis et je…

— Dites à ma fille que je la supplie de me pardonner et de prier Dieu pour moi.

Sur cette conclusion, Morgan disparut derrière le rideau de soie et le colonel n'osa pas le suivre, quoiqu'il entrevît la possibilité d'un dénouement tragique. Il serra l'enveloppe dans sa poche et il regagna l'escalier. Il n'avait pas descendu trois marches qu'il entendit un coup de pistolet.

— Allons ! se dit-il avec un sang-froid que Robert de Bécherel lui aurait envié, j'avais deviné qu'il voulait en finir. Il s'est tué. Il a bien fait. C'est égal, c'était un homme bien trempé… et ce n'est pas cette canaille de Marcandier qui en ferait autant. Violette est capable de pleurer son père, mais elle ne le pleurera que plus tard, car le ne vais pas lui dire qu'il est mort, avant de l'emmener d'ici, avec sa mère. Il s'agit seulement de bien manœuvrer pour que le départ s'effectue sans encombre.

Arrivé dans le corridor, il constata que le valet n'était pas rentré – Morgan avait dû l'envoyer en course pour se débarrasser de lui – et au lieu d'aller dans le jardin ; il ouvrit la porte de la rue. Robert l'y attendait.

— Violette est retrouvée, lui dit-il ; sa mère aussi. Ne m'en demande pas davantage en ce moment et fais avancer le fiacre jusqu'au bas de ce perron. Renvoie les agents, et dis-leur que je serai dans une heure à la préfecture. Monte sur le siège à côté du cocher. Nous allons chez Violette. Tâche qu'elle ne te voie pas. Je ne veux pas d'explications ni d'attendrissements dans la rue. Et il ne faut pas non plus que la folle te reconnaisse. Nous aurions une scène.

Bécherel obéit sans répliquer et tout se passa comme le voulait M. de Mornac. Il avait fait bonne besogne, cet intrépide colonel. Grâce à lui, Violette était sauvée, Robert ne craignait plus de la perdre. Il ne leur restait qu'à être heureux.

Épilogue

Six mois ont passé sur cette histoire et Paris l'a oubliée. Il faut dire que Paris n'en a su qu'une partie. La disparition de Violette, au milieu d'une première représentation aux Fantaisies Lyriques, a fait beaucoup de bruit et tous les journaux s'en sont occupés pendant huit jours. Mais aucun n'a soupçonné la vérité. On a cru à une aventure galante ou à un caprice de jolie femme. Et le directeur, l'infortuné Cochard, a supporté seul les conséquences de cette fugue. Encore son ex-pensionnaire, devenue millionnaire tout à coup, l'a-t-elle largement indemnisé des pertes d'argent que lui a infligées la brusque fermeture de son théâtre.

Les événements qui ont suivi l'enlèvement de Violette ont porté à ses persécuteurs un coup plus rude. Herminie et sa mère ont appris en même temps le suicide de Morgan et la résurrection de sa fille légitime. Plus d'héritage ! Morgan, avant de se tuer, avait brûlé son testament. Et impossibilité absolue de contester la filiation de Simone, Morgan ayant pris soin de remettre sous pli au colonel les pièces qui établissaient cette filiation d'une façon certaine.

Ces dames de la rue du Rocher ont consulté des avocats illustres qui leur ont démontré l'inanité de leurs prétentions. Un enfant non reconnu ne peut recueillir la succession de son père naturel qu'en vertu d'un testament régulier. Et Herminie n'avait pas pris la peine de se faire donner un double du testament détruit. Sur quelles bases auraient-elles pu intenter un procès à Mlle Morgan ?

Elles avaient d'ailleurs de quoi se consoler, car la fausse comtesse tenait des anciennes libéralités de son amant un capital représentant une soixantaine de mille francs de rente. Et elles se sont en effet consolées. Trop consolées même, car Mme de Malvoisine ne se gêne pas maintenant pour dire confidentiellement à ses amies que sa chère Herminie est la fille d'un grand seigneur espagnol et que la mort subite de son prétendu oncle n'a rien changé à sa situation de fortune.

Elle ne ment qu'à demi. Le véritable père d'Herminie est un acteur qui jouait jadis en province les rôles de Mélingue. Morgan n'en a jamais rien su et Violette n'a pas le désagrément d'être la sœur consanguine de cette belle personne qui suivra certainement les exemples de sa mère.

Il valait mieux que sa réputation, ce Morgan, quoiqu'il eût fait un peu les mauvais métiers et vécu comme un cynique, méprisant les règles sociales qu'il traitait de préjugés, ne reconnaissant d'autre loi que sa volonté, bravant l'opinion du monde et tyrannisant ceux qui l'entouraient. Il n'avait peut-être eu dans toute son existence qu'un seul bon sentiment : il aimait sa fille.

Sa femme, Canadienne de naissance, douce et faible créature, épousée au pied levé à New-York, pendant un de ses voyages, n'avait jamais été qu'une victime de son despotisme. Mais, tout en faisant souffrir la mère, il s'était attaché à l'enfant et il ne s'était jamais consolé de l'avoir perdue. Enfin, sa mort volontaire avait presque racheté sa vie criminelle.

Telle était du moins l'opinion du colonel qui admettait la légitimité du suicide dans certains cas et qui, avec juste raison, s'en prenait à Marcandier des malheurs de Violette. L'enquête ouverte par M. de Mornac, après la mort tragique de Morgan, l'avait complètement édifié sur l'infâme conduite de ce drôle enrichi par Morgan dont il était devenu le mauvais génie.

Tout dévoué à Joséphine Lureau, qui alors, n'était pas encore comtesse, Marcandier avait profité d'une absence de son bienfaiteur pour lui enlever Simone, avec la complicité d'une coquine à tout faire, la Rembûche, qu'il avait récompensée en la prenant à son service. C'était la Rembûche qui avait conduit l'enfant à Rennes et qui l'avait abandonnée sur une promenade publique. Marcandier avait profité du désarroi où ce malheur avait jeté Morgan pour le persuader de priver de sa liberté la mère à moitié folle de douleur. Il s'était offert de la garder et Dieu sait comme il l'avait traitée.

Ce dossier, rassemblé par le colonel, aurait suffi à faire arrêter, condamner et enfermer ce misérable dans une prison plus légale et moins dure que le grenier où avait gémi si longtemps la mère de Violette. L'enlèvement remontait à quinze ans et pour ce premier crime, la prescription était acquise à Marcandier, mais la séquestration arbitraire qui venait de prendre fin tombait sous l'application de la loi pénale.

Et cependant, M. de Mornac, après s'être concerté avec son ami de la préfecture, s'était décidé à ne pas recourir à l'intervention de la justice, par égard pour Violette qui aurait été obligée de témoigner devant la cour d'assises appelée à juger le bourreau de sa mère. C'était le cas ou jamais d'agir par mesure administrative.

Marcandier mandé à comparaître et menacé d'arrestation immédiate, s'est résigné à s'expatrier. Il est allé exercer en Angleterre, où son industrie de prêteur à usure est tolérée, plantant là Julia Pannetier, la comtesse de Malvoisine, la belle Herminie, et laissant l'affreuse Rembûche garder la maison de la rue Rodier, en attendant qu'il trouve à la vendre. Il prospèrera peut-être de l'autre côté du détroit, mais en France, personne ne l'a regretté.

Mme de Malvoisine et sa fille disent de lui pis que pendre ; Julia, pour se consoler de la perte des subsides qui lui allouait, vit maritalement avec Florimond, le ténor des Fantaisies Lyriques ; la Rembûche vend pièce à pièce les meubles de son digne maître et, pour anéantir la preuve de ses larcins, elle finira sans doute par mettre le feu à la maison, quand il n'y restera plus que les quatre murs. De ce côté, tout est pour le mieux : mais le colonel avait à remplir une tâche beaucoup plus difficile. Il était d'avis maintenant que son jeune ami devait épouser Violette. Comment faire accepter à Mme de Bécherel ce mariage avec la fille d'une folle et d'un ancien négrier ?

Morgan était mort sans laisser de traces, pour ainsi dire. Il était à peine connu en France et l'origine de sa fortune se perdait déjà dans la nuit des temps. Mais la folle vivait et elle n'était pas guérie. Après quelques jours de lucidité incomplète, elle était retombée dans une démence absolue et il avait fallu la placer dans la maison de santé du docteur Blanche. Heureusement, la Providence a bien fait les choses. Elle s'y est éteinte, au bout d'un mois, dans les bras de Simone.

Restait le passé de Violette, passé irréprochable au point de vue de la conduite, mais entaché d'une apparition sur les planches d'un petit théâtre parisien. On ne badine pas en province avec ces fautes-là, et une femme y est très mal vue, par ce seul fait qu'elle a été actrice, ne fût-ce qu'un seul jour. Et Mme de Bécherel avait sur ce point les mêmes idées que ses compatriotes les plus timorés.

Le colonel a pris le bon parti ; il est allé à Rennes, et le bon moyen, car il s'est adressé d'abord à la supérieure du couvent de la Visitation. Cette vénérable dame, qui avait gardé un excellent souvenir de son ancienne pensionnaire, a goûté les raisons qu'il a fait valoir en faveur de ses protégés et elle a consenti à lui servir d'intermédiaire auprès de la mère de Robert. Le consentement a été dur à arracher et il n'a été obtenu qu'après une enquête sévère sur la vie qu'a menée Violette depuis sa sortie de la communauté.

Il serait téméraire d'affirmer que les millions de Mlle Morgan n'ont pas influé sur la décision de Mme de Bécherel – en Bretagne, on reconnaît la puissance de l'argent – mais Violette en aurait eu cinquante, avec une tare dans son passé, qu'elle n'aurait pas épousé le dernier rejeton d'une vieille famille de la vieille Armorique. Elle s'est mariée en automne à Paris et elle a passé l'hiver à Rennes, où chacun lui fait fête.

On rebâtit, à la Prévalaye, le château des Bécherel qui tombait en ruines et les jeunes époux y vivront heureux.

Le groom Jeannic a été promu à la dignité de valet de chambre et raconte aux gars du pays que les filles de Paris sont enjôleuses.

Galimas, ravi d'en avoir été quitte à si bon compte, continue à gagner beaucoup d'argent et à lancer des demoiselles.

Gustave Pitou a eu des hauts et des bas, mais il a tout ce qu'il faut pour se tirer d'affaires dans une ville où les scrupules sont un bagage gênant.

Herminie va épouser, dit-on, un monsieur qui a employé ses derniers billets de mille à acheter un titre étranger. Elle sera comtesse, comme sa mère.

Le colonel a repris son train de vie accoutumée ; il monte à cheval tous les matins et il console des veuves. Mais il est convenu que, tous les étés, il passera deux mois chez les nouveaux mariés, et chaque fois qu'il revoit Robert à Paris où le jeune ménage vient assez souvent, il ne manque jamais de lui dire :

— Tu sais que je te dois toujours un coup d'épée !