Ellenore : édition ELTeC Gay, Marie Françoise Sophie (1776-1852) Principal investigator Christof Schöch Encoding Stefanie Popp 188983 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org ELTeC ELTeC release 1.1.0 ELTeC-fra ELTeC-fra release 1.0.1 Project Gutenberg 17757 2006 Ellenore. 1ère série Marie Françoise Sophie Gay Michel Lévy Paris 1864 Ellenore Marie Françoise Sophie Gay 1844

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INTRODUCTION

C'est sous le Consulat, à un dîner chez la marquise de Condorcet, où se trouvaient plusieurs des personnes des plus remarquables de ce temps, que je vis pour la première fois la belle madame Mansley, cette spirituelle Ellénore qu'un homme justement célèbre a choisie pour l'héroïne d'un roman qui, sauf quelques voiles très-diaphanes, montre avec confiance la vérité des caractères plutôt que celle des faits. Le portrait qu'a tracé Adolphe d'Ellénore, écrit sous l'influence d'un sentiment intéressé, est bien celui qu'il a vu, mais non pas celui qui la ferait reconnaître par ses parents et par ses amis. L'amour n'est pas sujet à voir juste ; celui d'Adolphe, qui éprouvait également le besoin de se vanter et de se décrier, devait louer et blâmer à faux la cause de toutes ses inconséquences de cœur ; mais qui oserait médire des illusions qui ont produit un si charmant ouvrage !

J'étais ravie de me rencontrer avec cette femme dont j'entendais parler chaque jour d'une si différente manière. Pour les uns, c'était une personne d'un grand caractère, dont l'âme noble, l'esprit indépendant et le ton austère étaient l'objet d'une admiration respectueuse. Pour les autres, c'était une femme bizarre, passionnée, orgueilleuse, inconséquente, prude et légère, conciliant une extrême sévérité de principes avec la situation la plus équivoque. Son caractère et ses qualités variaient en raison du plus ou moins d'occasions qu'on avait eues de la connaître et de se l'expliquer.

Pour cette masse d'indifférents qui classent les femmes par rang et non par espèce, madame Mansley était tout simplement la maîtresse du comte de Savernon. Pour les gens distingués dont elle aimait à s'entourer, c'était l'amie dévouée à qui M. de Savernon devait la conservation de sa fortune et de sa vie ; car elle s'était exposée au danger de périr sur l'échafaud pour obtenir des rois de la Terreur les passeports, ensuite les certificats de résidence qui avaient assuré la liberté et l'existence de toute la famille de M. de Savernon. En reconnaissance du sentiment auquel il devait son bonheur et celui de tous ceux qui lui étaient chers, M. de Savernon consacrait sa vie à Ellénore. On savait que l'opposition de madame la marquise de Savernon au divorce demandé par son mari était le seul obstacle au mariage de ce dernier avec madame Mansley, et cet avenir de mariage suffisait aux gens que les avantages d'une bonne maison et d'une société agréable captivent avant tout. D'ailleurs, à cette époque, on n'était pas rigide, ou, pour mieux dire l'indulgence se portait alors sur le mérite et les agréments, comme elle se porte aujourd'hui sur l'argent et l'égoïsme.

Les talents, les célébrités, les gens distingués de toutes les classes, échappés comme par miracle à la faux révolutionnaire, se réunissaient alors avec une joie mêlée de regrets, comme ces naufragés qui pleurent et s'embrassent après avoir vu périr le vaisseau qui portait leur fortune. La misère et la mort, ces deux niveaux dont aucune vanité ne saurait altérer la justesse, avaient établi une véritable égalité à côté de cette égalité fictive, prétexte du plus féroce despotisme. Le génie, l'esprit, le courage, le savoir, allaient de pair avec tout ce qui restait de nos anciennes illustrations. Le gentilhomme le plus entiché de ses vieux préjugés saisissait avec empressement l'occasion d'y être infidèle en se rapprochant du plébéien éloquent, ou de l'artiste spirituel auquel il devait sa sortie de prison.

La reconnaissance était encore plus facile envers la femme qui l'avait méritée par un dévouement héroïque… Quel moraliste sévère, quel Solon des convenances aurait osé blâmer, dans ces temps de troubles, l'homme qui payait de son nom et de sa fortune l'asile offert, sous peine de mort, par la femme généreuse qui recueillait un proscrit ? Il paraissait si simple alors de préférer ses affections à des titres perdus, à des usages violés, à des seigneuries sous les scellés ! Passer de douces heures près de la personne qui venait de vous sauver la vie, était le bonheur suprême de ce temps de résurrection ; et je le demande à ceux qui ont recouvré depuis leurs châteaux, leurs honneurs et leurs titres, le retour de tous ces biens leur a-t-il jamais procuré d'aussi pures jouissances ?

À ce dîner, où chaque convive tenait plus ou moins à l'histoire moderne, je me trouvai placée entre deux hommes de caractère, d'esprit et d'opinions très-opposés, mais que leur vif désir de briller dans la conversation rendaient tous deux fort aimables. C'était le vicomte de Ségur et Marie Chénier, l'auteur de Charles IX ; en face se trouvaient Garat l'idéologue, son neveu Maillat Garat, le chevalier de Panat, Benjamin Constant, l'abbé Siéyès, madame Talma et le comte de Savernon. Les deux derniers occupaient les places d'honneur auprès de la maîtresse de la maison.

Au milieu de ces spirituels convives on remarquait une figure angélique, c'était celle de la fille de madame de Condorcet, de cette ravissante Eliza[1] qui, à peine dans l'âge de l'adolescence, avait déjà la taille et les traits réguliers d'une statue grecque.[1]

Je ne saurais peindre l'étonnement, la curiosité, le plaisir que j'éprouvais à voir, à écouter tant de gens dont les réputations offraient de si piquants contrastes. D'abord terrifiée par le nom de Chénier, je gardai un silence observateur. Sans doute mon regard craintif trahissait ma pensée, car Chénier quitta un moment son air dédaigneux, et m'adressa la parole de la manière la plus gracieuse. Il me fit l'éloge de mon mari, auquel, ajouta-t-il, il avait été assez heureux pour rendre un léger service.

Ce léger service n'était rien moins que celui de l'avoir fait sortir de la Conciergerie, la veille du jour où il devait être conduit au tribunal révolutionnaire.

Je ne sais ce qui me frappa le plus des manières aristocratiques du citoyen Chénier, ou de la gaieté républicaine du vicomte de Ségur. Le premier avait fait tant de sacrifices à l'égalité, qu'on ne s'attendait pas à le voir prendre autant de soins de tenir à distance ceux qui auraient pu le traiter d'égal, et l'on ne s'attendait pas davantage à entendre le vicomte de Ségur rire de sa misère, et s'amuser si franchement des ridicules des bourreaux qu'il avait bravés.

J'avais vu souvent le vicomte chez madame de Courcelles, vieille femme d'esprit, dont j'habitais la maison. Elle et moi lui avions souvent prêché la prudence, mais inutilement. L'aspect même de la fatale charrette qu'il rencontrait en venant nous voir ne l'empêchait pas de faire des épigrammes beaucoup trop plaisantes sur les membres du comité de Salut public, sur les orateurs des sections, enfin sur les autorités féroces et burlesques qui régnaient alors. Il poussait l'audace jusqu'à conserver sa coiffure poudrée, ses ailes de pigeon, son habit ordinaire, sa tournure, ses manières de l'ancien régime et jusqu'au langage enfantin et aux locutions étranges qu'il avait mises à la mode aux soupers de la reine.

Ce courage, le moins utile sans doute, lui donnait un singulier avantage sur l'homme qu'une faiblesse inexplicable avait jeté au milieu d'une bande de terroristes , et cela sans partager leurs principes politiques ni leurs fureurs sanguinaires ; faiblesse inexplicable qui a donné à Chénier toutes les apparences d'une infâme complicité, et qui a fourni à la calomnie tous les instruments du long martyre qui a désolé et abrégé son existence.

J'avais connu dans mon enfance le père de Marie et d'André Chénier ; j'étais en conséquence prévenue très-favorablement pour ce dernier et très-mal pour l'autre. L'idée de lui devoir de la reconnaissance m'était pénible. Aussi fus-je très-contente d'apprendre la part qu'avait eue madame Mansley dans la sortie de prison de mon mari. C'est elle qui avait prié Benjamin Constant d'intéresser le député au sort du jeune prisonnier. C'est elle qui avait obtenu qu'on signât sa mise en liberté un jour plus tôt. Ce jour gagné, c'était la vie.

Le dîner se passa en discussions politiques, en sarcasmes amers, de la part de Chénier, contre l'esprit superficiel et la vieille frivolité des gens de l'ancienne cour ; en moqueries très-gaies, de la part du vicomte, sur les vertus civiques des fiers républicains, qui mouraient de peur les uns des autres ; en plaisanteries douces, fines et malignes, de Benjamin Constant, sur les prétentions, les ridicules des vieux marquis de l'œil-de-Bœuf et des jeunes Romains du Directoire ; en phrases conciliantes, de la part de Garat, dont le républicanisme se disposait dès lors à tous les sacrifices qu'il a faits depuis au règne de l'empereur.

Cette réunion de toutes personnes qui se détestaient réciproquement, et qui faisaient tant de frais pour se plaire, prouve à quel point l'esprit avait alors de puissance, et comment on pouvait mettre de côté les opinions et les antipathies pour jouir sans entraves de tous les charmes de la conversation. Le caractère et la position de la maîtresse de la maison aidait à cette singulière harmonie : également fière de sa naissance, de son titre aboli et des opinions libérales qui avaient ajouté à la célébrité de son mari, aimant la Révolution dont il avait été le prôneur, abhorrant la Terreur dont il avait été la victime, mêlant le regret des anciens préjugés à l'enthousiasme des idées nouvelles, la marquise de Condorcet s'arrangeait fort bien de toutes les opinions, et les plus opposées trouvaient chez elle un point de contact ; de là vient qu'elle protégeait tous les partis et pouvait les mettre en présence sans danger. De plus elle était belle, et l'homme le plus orgueilleux de son caractère politique ne se trouve jamais humilié de le soumettre aux volontés d'une jolie femme.

Dans cette conversation, à la fois grave et plaisante, tous les aparté étaient médisants et cruels. J'en donnerai pour exemple la réponse que me fit le vicomte de Ségur au reproche que je lui adressai de ne pas dissimuler sa malveillance pour Chénier ; enfin, de le haïr si haut .

— Moi le haïr ! dit-il en souriant, pas le moins du monde, et pourvu qu'il veuille bien ne point fraterniser avec moi ; car vous savez ce qu'il en coûte pour…

Je ne permis pas au vicomte d'achever, tant cette plaisanterie me parut atroce. Je me retournai brusquement du côté de Chénier, craignant qu'il ne l'eût entendue. Ce mouvement fit présumer que les fadeurs du vieux courtisan m'impatientaient ; il m'en fit compliment comme d'une preuve de bon goût ; et il me fallut alors défendre M. de Ségur contre les épigrammes toujours piquantes et souvent injustes du républicain sur les ridicules courageux d'un gentilhomme.

En sortant de table, mon mari me conduisit vers madame Mansley, qu'il appelait sa belle libératrice. J'étais accoutumée à ces sortes de présentations, car M. G… ayant été emprisonné et délivré sept fois pendant le règne de la Terreur, j'étais tenue à la reconnaissance envers toutes les personnes qui avaient plus ou moins concouru à sa délivrance.

J'adressai quelques remerciements à madieme Mansley ; elle y répondit avec une grâce affectueuse qui contrastait singulièrement avec son regard fier et son attitude imposante. Cette bienveillance inespérée aurait dû m'encourager ; mais encore sous l'impression du ton sévère et des manières graves de madame Mansley, je me retirai en balbutiant quelques mots polis.

A l'attitude, au ton, au regard austère d'Ellénore, on devinait qu'elle voulait commander l'estime en dépit de tout, et l'on ne pouvait l'approcher sans subir l'effet de cette volonté absolue. C'était la condition première de toute relation avec elle, et comme on n'exige jamais que ce qui peut être contesté, cette volonté embarrassait d'abord les aspirants à l'amitié d'Ellénore. Mais ils ne tardaient pas à s'y soumettre volontairement.

Madame Mansley étant intimement liée avec la marquise de Condorcet ; je la rencontrais sans cesse chez elle, et je ressentis bientôt l'influence qu'exerçait le caractère d'Ellénore sur les personnes dont elle désirait captiver l'estime et l'affection. Mon admiration passionnée pour tout ce qui s'élève au-dessus de sa situation, pour tout ce qui reste noble et estimable, en dépit des arrêts du monde et des entraves de la société, lui répondaient de mon empressement à la défendre contre les attaques de la médisance. Elles se renouvelaient souvent, car on est d'ordinaire sans indulgence pour ce qu'on ne comprend pas.

Un jour, entre autres, j'eus à plaider pour madame Mansley contre trois femmes d'autant plus sévères que, placées comme on dit aujourd'hui au plus haut de l'échelle sociale, elles avaient à se défendre d'une réputation de galanterie assez bien fondée. Les raisons qu'elles mettaient en avant, appuyées sur la morale et les convenances, étaient pour la plupart irrécusables. Je n'étais pas encore dans le secret des torts, des qualités éminentes et des malheurs d'Ellénore. Cependant je parlai avec tant de conviction de son mérite, du caractère noble, des sentiments distingués qui lui attiraient l'estime des personnes les plus supérieures en tous genres ; je citai, à l'appui de cette assertion, tant de noms honorés et célèbres, que j'obtins une sorte de triomphe sur la malveillance des trois Euménides de salon, acharnées à la réputation de la belle Ellénore.

Un de ses habitués, témoin de cette petite scène, la lui rapporta, en exagérant mon dévouement pour elle. Cette circonstance, quoique de très-peu d'importance, décida de son amitié pour moi. A dater de ce moment, elle ne perdit pas une occasion d'employer le crédit de ses amis puissants, en faveur de mes parents émigrés. Je lui dus la rentrée en France de mon oncle, le marquis de B…, brave officier de l'armée de Condé ; et ce fut avec un vrai plaisir que je la retrouvai à Londres, lors du voyage que je fis après la mort de mon père. Le hasard m'avait fait retenir un appartement dans la même maison qu'elle habitait dans Grosvenor-street. C'est là, à la suite de charmantes soirées passées avec plusieurs personnes distinguées de France et d'Angleterre, qu'Ellénore me raconta son histoire.

— J'ai toujours été calomniée, me dit-elle ; ma situation m'accuse, je mourrai sans être connue, et l'idée d'être confondue, dans l'opinion des gens qui m'ont seulement entrevue, avec les femmes qu'ils ont le droit de mépriser, m'afflige au dernier point. C'est une faiblesse, sans doute, ajouta-t-elle, l'estime de mes amis devrait me suffire ; mais celle-là même a besoin d'être soutenue par de bons témoignages pour me survivre. Vous qui vous amusez à écrire des malheurs imaginaires, promettez-moi de publier un jour le récit véridique de ceux qui m'ont conduite, à travers tant d'événements étranges, à la place que j'occupe. Hélas ! je ne saurais la définir, cette place, car je ne crois pas qu'il en existe de semblable dans l'état de société où nous vivons. Mais au milieu de cette foule d'égoïstes, de cours légers, d'esprits méchants, dédaigneux, il se trouve parfois une âme pure et généreuse qui tient compte des bonnes actions, des sentiments élevés dans les situations les plus périlleuses de la vie morale, qui pardonnent à l'inexpérience de tomber dans les piéges de la séduction, à l'abandon d'accepter l'asile offert par une protection intéressée ; enfin, un être assez juste, assez éclairé pour ne pas confondre la faiblesse et la corruption, le vice et le malheur. Celui-là ne lira pas sans attendrissement mon histoire… Jurez-moi de l'écrire telle que je vous la dirai, telle que Dieu la sait, ajouta Ellénore en levant les yeux au ciel. Cette promesse m'assurera une mort tranquille ; me la faites-vous ?

— Oui, répondis-je en lui prenant la main ; puisse le serment que je fais de vous obéir rendre la paix à votre noble cœur ; puisse l'ardent désir de vous peindre avec tous les agréments, toutes les qualités dont le ciel vous a douée, me donner le talent qui me manque ! Dictez et j'écrirai.

J'offre aujourd'hui à mes lecteurs le résultat de cette promesse.

De puissantes considérations m'ont empêchée jusqu'à présent de publier cette histoire, dont les principaux noms seulement sont changés. Je la crois profitable aux personnes qui, nées pour la vertu, sont prêtes à accepter une situation à laquelle leur caractère ne pourra jamais se soumettre ; et profitable aussi à celles qui, dupe des apparences, ont trop souvent tort de pousser la sévérité jusqu'à l'injustice.

I

Le père d'Ellénore, officier distingué d'un régiment irlandais, commandé autrefois par le duc de…, que nous nommerons le duc de Montévreux, s'étant vu contraint de se réfugier en France par suite des troubles de son pays, vint s'établir à Boulogne avec sa femme et ses enfants. Une modique fortune, encore diminuée par les sacrifices que le capitaine Mansley avait faits à son parti lui donnait à peine les moyens de soutenir honorablement sa famille. Un vieux nègre, dévoué aux intérêts de son maître, l'avait suivi dans l'exil, et son zèle infatigable secondait si bien son habileté, qu'il faisait à lui seul le service des quatre domestiques que son maître avait été forcé de renvoyer en Irlande.

Après avoir fait le métier de valet de chambre le matin, Zaméo devenait cuisinier, puis à peine avait-il servi le dîner, qu'il conduisait les enfants à la promenade, et revenait ensuite soigner le capitaine Mansley que la goutte retenait sur son canapé. Il était le modèle des serviteurs, et même des amis ; car loin de profiter de la liberté que le capitaine lui avait donnée et des offres avantageuses qui lui avaient été faites par de riches maîtres, il était resté fidèle au sien, en dépit du malheur.

Le soir, pour mieux dissimuler les fatigues de sa journée, et distraire les trois petites filles du capitaine de l'impression qu'elles ressentaient en voyant souffrir leur père et pleurer leur mère, il leur chantait des airs créoles, et leur apprenait la danse de son pays. Ellénore, plus jeune que ses sœurs, était la plus adroite à singer les mines du vieux nègre, aussi avait-il pour elle une admiration passionnée qui la lui faisait vanter sans cesse. On ne restait pas cinq minutes avec lui sans lui entendre parler d'Ellénore ; ses traits si fins, ses joues roses, ses beaux cheveux blonds, ses grâces enfantines, ses espiègleries surtout étaient un continuel sujet d'éloges. On ne pouvait les entendre sans éprouver le désir de connaître l'enfant qui les inspirait ; et c'est à cette exaltation singulière qu'on peut attribuer la curiosité, et par suite l'intérêt que la duchesse de Montévreux prit à Ellénore.

La duchesse revenait de Londres, où les plaisirs de la brillante saison l'avaient retenue deux mois ; les suites d'une traversée fatigante la forcèrent de se reposer quelques jours à Boulogne avant de se rendre à Paris. Une femme de chambre anglaise qu'elle ramenait à sa suite, rencontra Zaméo sur les bords de la mer servant de gouvernante aux enfants du capitaine. À leur mise, elle a bientôt reconnu de petits compatriotes, elle s'approche de Zaméo, le questionne sur les jolis enfants qui lui sont confiés ; voit Ellénore, écoute tout ce qu'il lui en dit, et revient conter à sa maîtresse la rencontre qu'elle a faite des charmantes petites filles et de leur étrange bonne.

La duchesse veut aussi les voir ; elle propose à son mari de venir se promener du côté où les enfants du capitaine Mansley sont tous les soirs ; mais à peine a-t-elle prononcé ce nom, que le duc de Montévreux s'écrie :

— Quoi ! mon vieux camarade serait-il ici ? je veux l'aller voir à l'instant même ; ce bon Edwin, que j'aurai de joie à l'embrasser !

En disant ces mots, le duc se dispose à sortir et fait demander le maître de l'hôtel pour s'informer de la demeure du capitaine, bien décidé à s'y faire conduire sur-le-champ.

De quel sentiment douloureux son âme fut affectée en retrouvant dans un si triste état de fortune le brave militaire qui l'avait si souvent accueilli pendant ses fréquents voyages en Irlande, et qui, bien que sous ses ordres, l'avait dans plus d'une affaire périlleuse aidé de ses conseils et de son bras. La vue de ces trois enfants, qui seuls conservaient dans l'élégante simplicité de leur mise une sorte de luxe, contrastant avec l'aspect d'une chambre mal meublée, la profonde douleur empreinte sur le visage de leur mère, cet accablement qu'une noble résignation avait peine à dissimuler, inspirèrent au duc de Montévreux un sincère désir d'améliorer la position de son vieux compagnon d'armes ; mais le caractère du capitaine ne rendait pas ce projet facile, il fallait avant tout ménager sa fierté. M. de Montévreux y parvint en montrant pour Ellénore une admiration, une tendresse extrêmes ; il venait la prendre chaque matin pour la mener à la promenade avec sa femme. La duchesse semblait partager l'attachement de son mari pour cette jolie enfant, et tous deux l'avaient adoptée de fait, avant d'avoir proposé au capitaine de leur confier le soin de son éducation.

Cette proposition faite avec le ton d'une prière et accompagnée de tout ce qui pouvait la rendre séduisante, fut l'objet de plusieurs discussions entre le père et la mère d'Ellénore ; tous deux s'accordaient sur le sentiment généreux qui avait dicté la proposition, ils ne doutaient pas de l'exactitude religieuse avec laquelle les protecteurs d'Ellénore rempliraient la promesse de la bien élever et de la rendre heureuse. Mais la prévision maternelle redoutait pour Ellénore les habitudes d'une existence de luxe et de dissipation, et les graves inconvénients qui en résulteraient si de nouveaux malheurs l'obligeaient à reprendre un jour la vie de privations à laquelle son enfance commençait à s'accoutumer. Les plus sages réflexions, le sentiment le plus vif combattirent vainement contre l'intérêt d'Ellénore, et l'avenir brillant que son père entrevoyait pour elle dans l'affection protectrice d'une des plus grandes dames de la cour de France.

Il fut décidé qu'Ellénore suivrait la duchesse de Montévreux à Paris, et c'est le cœur déchiré de regrets que la pauvre mère adressa à celle-ci des paroles de reconnaissance sur le sort futur de son enfant chéri.

En voyant pleurer sa mère, Ellénore pleura aussi. L'instinct de la nature faillit l'emporter sur tous les calculs d'intérêt et même de générosité ; elle ne voulait plus quitter sa famille ; elle ne voulait pas surtout causer tant de chagrin au pauvre Zaméo, dont les sanglots se faisaient entendre à travers la chambre qui les séparait ; mais la vue d'un beau carrosse attelée de six chevaux et d'une poupée charmante déjà installé sur l'un des coussins de la voiture, triomphèrent de la résistance d'Ellénore ; elle se laissa porter par son père sur les genoux de la duchesse, qui la serra contre son cœur, en répétant le serment de remplacer sa mère ; et le capitaine, rassuré par cette promesse solennelle, passa sa main sur ses yeux, puis, surmontant un moment de faiblesse il donna lui-même aux postillons l'ordre de marcher.

Il y avait toute une destinée dans ce mot:

— Partez !

II

A l'âge de cinq ans, il n'est point de souvenir douloureux qui résiste à l'attrait du moindre plaisir, et celui d'un voyage qui offre à chaque instant un aspect nouveau, et des incidents comiques devaient agir puissamment sur la jeune imagination d'Ellénore ; la vivacité de ses impressions, la manière naïve et piquante dont elle les peignait dans son langage enfantin, charmèrent les ennuis de la route. La duchesse de Montévreux, plus que jamais ravie de trouver tant de plaisir dans une bonne action, redoubla de tendresse pour Ellénore, et voulut qu'elle fût traitée de même que ses propres enfants. La femme de chambre anglaise, que son éducation faisait distinguer dans la maison, fut chargée de donner ses soins à la gentille protégée, de surveiller ses leçons ; et c'est entourée de tous les prestiges du luxe, comblée de toutes les préférences qu'on accorde aux favoris, qu'Ellénore grandit et embellit sous les yeux de Madame de Montévreux, la chérissant comme on chérit une mère, et s'en croyant aimée de même.

Mais si l'amour maternel n'est pas toujours à l'abri des atteintes de la vanité ; si des femmes encore belles s'alarment quelquefois de l'admiration qu'inspirent les jeunes attraits de leurs filles, pouvait-on s'attendre à plus de résignation de la part d'une noble protectrice, accoutumée à se voir dans son salon l'unique objet de tous les hommages.

Cependant la duchesse de Montévreux était naturellement généreuse et bonne ; placée au niveau ou au-dessus de la plupart des gens qu'elle voyait, son amour-propre avait toujours joui d'un parfait repos, et elle ne se doutait pas elle-même du changement qui pourrait résulter en elle du premier trouble jeté dans ce sentiment si implacable. Blasée sur le plaisir de briller, elle aimait par-dessus tout à plaire, et la préférence générale et particulière qu'elle s'était acquise par ses grâces et par son esprit devenait à ses yeux une propriété qu'on ne pouvait lui ravir sans crime.

Au milieu des adorateurs qui composaient sa cour, le marquis de Croixville se faisait distinguer : c'était un homme beau, spirituel, dont le caractère original et indépendant bravait tous les usages du monde et de la cour avec un succès inexplicable. Il avait obtenu la permission de paraître à Versailles, coiffé comme personne ne l'était alors, les cheveux bouclés et sans poudre ; et cela sous le prétexte d'un excès de chaleur à la tête qui la rendait fumante lorsqu'elle était poudrée et qui l'obligeait à se la mettre dans l'eau plusieurs fois par jour. Ce privilège accordé parut au marquis un droit à beaucoup d'autres. L'on doit mettre en première ligne celui qu'il s'arrogea de dire tout ce qui lui passait par la tête, faveur insigne qu'on n'accorde en France qu'à l'esprit et à la gaieté.

On peut juger de la hardiesse des réparties du marquis de Croixville par sa réponse à la reine, lorsque le plaisantant sur la réputation qu'il avait de rançonner cruellement les villes et villages que sa bravoure lui soumettait, elle lui dit:

— Allons, soyez franc, avouez-nous combien vous a valu votre dernière campagne ?

— Très-peu de chose, madame, répondit le marquis irrité de l'indiscrétion de la demande.

— Mais encore, je veux le savoir.

— Presque rien, madame, la dot d'une archiduchesse.

Une telle impertinence, dite par un autre, l'eût envoyé coucher à la Bastille ; mais il était convenu de tout passer au marquis de Croixville. La reine lui tourna le dos pour unique vengeance, et bientôt une nouvelle preuve d'audace de la part du marquis fit oublier celle-ci. Tout en blâmant cet excès d'indulgence, il faut reconnaître qu'on n'en est jamais coupable qu'envers les personnes dont la malice est rachetée par de la bonté et un véritable mérite.

Dans un autre temps et sous un autre régime, M. de Croixville aurait pu jouer un grand rôle, car sa bravoure, son esprit, son activité, sa décision, sa générosité le faisaient adorer des soldats et des officiers qu'il commandait, et ces mêmes qualités, appliquées aux affaires d'État, en auraient pu faire un grand ministre ; mais, à cette époque, les hautes capacités, neutralisées par la prévision d'une révolution inévitable, et par l'impossibilité de retarder la chute d'un pouvoir qui se laissait mutiler chaque jour, ne pensaient qu'à oublier dans les plaisirs l'orage qui les menaçait, elles mettaient leur génie à s'amuser ; aussi M. de Croixville était-il renommé par tout ce que son imagination créait de plaisirs nouveaux et de magnificences inconnues.

Fils d'un maréchal de France, il avait épousé la fille d'un riche président, femme dont la vertu austère, effrayée des nombreux pêchés commis journellement par son mari, faisait pénitence pour deux, et passait la plus grande partie de sa vie à l'église. On racontait tout bas, peu de temps après ce mariage, une anecdote qui prouve que M. de Croixville portait trop loin la manie de se singulariser. Il avait eu de ce mariage deux filles dont il a surveillé beaucoup l'éducation, au milieu de l'existence la plus dissipée. Toutes deux étaient jolies ; l'aînée a été célèbre par son esprit et ses bons mots.

A travers les désordres qui avaient appauvri la santé et la fortune du marquis de Croixville, on lui savait gré de séparer avec respect sa vie mondaine de sa vie de famille. Pour donner une idée de ses goûts dispendieux et généreux, on saura qu'ayant trouvé, à la mort de sa belle-mère, 900,000 fr. cachés derrière une boiserie, ce trésor, joint à ses revenus immenses, ne l'empêcha point de s'endetter en moins de trois ans. Mais ce n'était pas alors comme aujourd'hui, le luxe qui dévorait tant d'or, c'était la magnificence, et rien ne se ressemble moins que ces deux prodigues. L'un se ruine pour lui, la seconde pour les autres. L'un ne veut qu'étonner, humilier, l'autre vise à plaire, à faire illusion sur ce qu'elle offre. Le luxe dit:

— Regardez, mais ne touchez à rien.

— La magnificence dit :

— Tout cela est à vous comme à moi, prenez-en votre part.

III

La terre du Val-Fleury, appartenant au marquis de Croixville offrait la preuve de la supériorité de la magnificence sur le luxe. Elle contenait deux châteaux : l'un sur l'ancien modèle de nos fiefs féodaux ; l'autre sur celui des plus élégants châteaux de l'Angleterre. Chacun des invités choisissait de ces deux habitations celle qu'il préférait. Là ils étaient servis à l'anglaise ou à la française, selon que les allées du parc étaient dessinées par le Nôtre, ou par Bérenger. Le matin, le principal serviteur passait dans tous les appartements, et disait:

Monsieur ou madame, votre intention est-elle de dîner à table ou chez vous ?

Si l'on répondait : — Chez moi, il demandait : — Combien serez-vous de personnes ? Dès qu'on le lui avait fait connaître, il disait : — Cela suffit, et il se retirait silencieusement.

A l'heure indiquée on voyait arriver un dîner exquis ; et sauf plus de recherche qu'à sa propre table, on pouvait s'y croire chez soi et y jouir de tous les agréments d'une société intime et indépendante ; cet usage fondé par le beau-père de M. de Croixville a été longtemps conservé par son fils. Immédiatement après le dîner, le chef de l'équipage de chasse se trouvait dans le premier salon, pour dire :

— Ces Messieurs veulent-ils chasser ?

Et si une seule personne en témoignait l'intention, un moment après, on entendait les chiens aboyer et les chevaux piaffer ; il en était de même pour la chasse à tir.

Quatre valets de chambre musiciens, dirigés par un artiste de l'Opéra, donnaient chaque soir un petit concert, qu'on était libre de fuir ou d'écouter.

Après le souper commençaient les parties de jeu ; le châtelain, sans s'en mêler, faisait les appoints à la fin de chaque partie. C'était un valet de chambre caissier qui payait ou recevait à la volonté des joueurs.

Le vieux château français renfermait une immense bibliothèque dont les volumes étaient à la disposition des invités, à la seule condition d'inscrire leur nom à la place du livre qu'ils prenaient. Enfin jamais on n'a porté si loin la liberté hospitalière ; mais ce qui doit plus surprendre encore, c'est la religion des convenances qui empêchait d'en abuser ; le même jeune seigneur, criblé de dettes, à bout de mensonges pour extorquer de l'argent à un oncle, à un père ou à un tuteur, aurait rougi de ne pas remettre dans les vingt-quatre heures au sac de louis ouvert sur la cheminée, tout l'or qu'il y avait pris, et c'était à qui s'amuserait le plus spirituellement pour payer le président et son gendre de tous leurs frais. Comment le jeune et beau châtelain qui se connaissait si bien en plaisirs, n'aurait-il pas été le héros des plus jolies femmes de la cour.

A toutes les qualités d'un bon gentilhomme, M. de Croixville joignait tous les défauts d'un homme à la mode. Sa naissance, son rang, lui permettaient de certaines liaisons qu'un simple courtisan n'aurait osé former ; car dans ce temps de préjugés, les mésalliances se toléraient en raison de la distance qui existait entre l'ami et ses compagnons de débauche, ou entre l'amant protecteur et sa maîtresse bourgeoise. L'amitié du régent pour l'abbé Dubois et l'amour de Louis XV pour madame du Barry, semblaient avoir érigé cet usage en principe.

IV

M. de Croixville, à l'exemple d'un grand seigneur trop populaire en ses amours, se reposait souvent des petits soupers de Mousseaux et des parties de chasse du Raincy, en venant faire sa cour à la reine et en parlant d'amour à la duchesse de Montévreux. Lorsque le marquis, connu par son goût pour les succès faciles, affichait une de ces passions respectueuses qui font ordinairement la gloire des femmes coquettes, il était sûr de la voir accueillie avec reconnaissance ; pourtant cet amour était devenu, à l'époque dont nous parlons, un tribut tout d'admiration, qui n'attirait ni dangers, ni remords ; les apparences avaient beau compromettre, n'importe, la femme la plus sage bravait la médisance pour captiver le cœur de M. de Croixville, et nulle n'hésitait, pour ainsi dire, à se perdre, en sûreté, pour lui.

Madame de Montévreux était déjà depuis près d'un an l'objet des soins empressés de M. de Croixville, lorsqu'elle s'aperçut de son admiration pour Ellénore qui touchait à sa quinzième année, de la préoccupation qui le dominait tant qu'elle était présente, et de la rêverie où il tombait dès qu'elle quittait le salon, à l'heure où les invités arrivaient ; car il n'était pas d'usage alors de rencontrer de jeunes personnes dans le monde, on ne les y menait que peu de mois avant leur mariage, et il fallait être dans l'intimité des maîtres de la maison pour connaître leurs enfants.

C'était au moment consacré à leur coiffure que les femmes recevaient les hommes privilégiés ; la présence obligée du coiffeur, celle d'une ou deux femmes de chambre ôtaient à ces visites du matin toute apparence de tête-à-tête et de rendez-vous. On y parlait des plaisirs de la veille, de ceux qu'on se promettait le soir, et l'adorateur le plus dévoué y venait apprendre d'un caprice bienveillant, ou sévère, la joie ou l'ennui de sa journée.

Ellénore assistait ordinairement à la toilette de madame de Montévreux. L'indépendance de son esprit, la manière piquante dont elle raisonnait ou déraisonnait sur les aventures qu'elle était loin de comprendre, amusaient à tel point la duchesse et ses amis, que les visites se prolongeaient souvent par le seul attrait de voir et d'entendre causer la charmante Ellénore.

Ce qui surprenait particulièrement en elle, c'était la véhémence de ses opinions politiques ou littéraires, sa profonde connaissance des sujets sérieux sur lesquels elle répondait, et l'éloquence qu'elle mettait dans la discussion. Cette application d'un esprit si jeune concentré sur des intérêts si graves, prouvait assez le goût d'Ellénore pour l'étude, et la nature forte de son caractère ; il y avait dans sa prédilection pour la littérature anglaise, moins d'amour national que d'admiration pour de grand penseurs: nourrie de la lecture de leurs ouvrages, elle y avait puisé les principes d'une philosophie politique, dont on a fait depuis de sanglantes parodies. Sans connaître toute l'infériorité de sa position chez la duchesse de Montévreux, la fierté d'Ellénore accueillait avec avidité tout ce qui tendait à prouver la supériorité du mérite sur les supériorités de convention. L'instinct des protégés leur fait si vite deviner l'appui qui leur manque ! ils se sentent de si bonne heure les sujets du caprice, que leur âme inquiète cherche un refuge chez tous les apôtres de l'indépendance.

Habituée à voir sa protectrice applaudir à ses moindres succès, quel fut l'étonnement d'Ellénore en s'apercevant de l'air sombre qui se peignait tout à coup sur les traits de madame de Montévreux, et de cette expression malveillante qui s'augmentait à chacun des éloges que M. de Croixville faisait des grâces de la jeunesse, de l'audacieuse inexpérience d'Ellénore ! Celle-ci pensa d'abord qu'elle avait dit, sans s'en douter, quelque chose d'inconvenant ; cette idée la rendit confuse, et la fit balbutier en répondant aux tendres flatteries que lui adressait le marquis. Ce trouble fut interprété par madame de Montévreux comme l'effet d'un sentiment qu'Ellénore pouvait ignorer tout en l'éprouvant, mais que la prudence d'une rivale devait empêcher de se développer.

A dater de ce moment, les manières de la duchesse avec Ellénore devinrent moins affectueuses ; elle cessa de s'amuser à la parer, à lui choisir elle-même la robe ou le chapeau qui devait l'embellir ; elle ne la fit plus monter avec elle dans sa calèche, lorsqu'elle allait se promener au Cours-la-Reine, et elle prit soin de lui donner un maître de dessin dont la leçon avait toujours lieu à l'heure où arrivait le coiffeur.

Pour le malheur d'Ellénore, M. de Croixville avait remarqué son absence, il s'en était plaint à la duchesse ; ce reproche maladroit en avait amené de plus vifs et d'aussi bien fondés, et la pauvre enfant, cause innocente de fréquentes scènes de jalousie entre la duchesse et le marquis, s'épuisait en conjectures pour deviner ce qui lui avait fait perdre si subitement les bonnes grâces de sa protectrice.

Enfin, succombant au chagrin de se voir traitée si sévèrement, Ellénore se décide à demander à madame de Montévreux ce qui peut lui attirer ce cruel changement. Les larmes qui baignent son visage en faisant cette question, attendrissent un instant la duchesse ; elle répond, en souriant, qu'elle ne sait pas de quel changement Ellénore veut parler, qu'elle n'a rien à lui reprocher, mais que ses manières avec elle devaient nécessairement se ressentir de la différence qu'on mettait entre un enfant et une jeune fille. Madame de Montévreux ajouta encore plusieurs raisons qui avaient pour but de rassurer Ellénore sur l'affection qu'elle lui portait ; mais il y avait une contrainte visible dans les expressions amicales de la duchesse, le mot de protection revenait si souvent dans ses phrases arrangées que loin d'en avoir le cœur soulagé, Ellénore sortit de cet entretien plus affligée qu'elle ne l'était ; car elle n'espérait plus rien d'une explication.

La bonté dédaigneuse de la duchesse venait de lui révéler cruellement sa condition près d'elle. Toutes ses illusions filiales venaient de s'évanouir, et l'état d'humiliation où la plongeait cette découverte abattit son courage. Elle tomba dans un de ces accès de désespoir qu'on dirait insensés, s'ils n'étaient trop souvent expliqués par de justes pressentiments. Madame de Montévreux ne lui avait adressé que des paroles amicales. Elle n'aurait pu se plaindre d'elle sans paraître ingrate ; et cependant Ellénore, sentant son cœur oppressé, s'empressa de sortir pour lui cacher ses larmes.

La crainte d'être questionnée sur la cause de ses pleurs la détermina à descendre dans le jardin pour se livrer sans contrainte à sa tristesse. Assise sur le banc d'une petite allée sombre, elle méditait douloureusement sur le sort qui l'attendait dans ce brillant séjour lorsqu'elle aperçut M. de Croixville à l'autre bout de l'allée. Il s'était arrêté, et la regardait d'un air où la pitié semblait redoubler un vif intérêt.

Ellénore essuie aussitôt ses larmes, se lève et s'efforce de sourire en saluant M. de Croixville, puis elle se dispose à rentrer, mais il l'arrête, et s'excusant de son indiscrétion :

— Pardon, dit-il, vous pleuriez, je n'ai pas le droit de vous questionner ; mais l'intérêt que vous inspirez à tout ce qui vous connaît, ne permet pas de vous savoir du chagrin sans s'inquiéter de ce qui le cause ; à votre âge on s'afflige pour si peu ! je suis certain que si j'étais assez heureux pour mériter votre confiance, je vous prouverais bientôt que vous avez tort de pleurer.

— Cela ne serait pas difficile, répondit Ellénore, car je ne sais vraiment pas d'où me vient cet accès de tristesse.

Ces mots, dits avec une légèreté affectée, n'abusèrent point M. de Croixville.

— Ainsi, vous ne voulez pas m'avouer ce qui vous fait de la peine, dit-il, eh bien, je le devinerai, et vous ne retirerez d'autre profit de votre défiance que d'avoir offensé un ami, oui, un ami : ce mot vous étonne, vous êtes bien assez jolie, assez aimable pour qu'on soit votre adorateur. Mais mon ambition ne va pas jusque-là; de plus jeunes que moi vous adresseront assez d'hommages passionnés, moi je ne prétends qu'à votre amitié, et à la confiance que vous ne sauriez me refuser, puisque mon attachement pour les maîtres de cette maison m'a mis depuis longtemps dans la confidence de tout ce qui vous regarde. Je ne sais ce qu'on a fait pour vous ; mais je sais aussi à combien de respects, de soins vous avez droit, et pour vous donner l'exemple de la confiance je vous dirai que, depuis quelque temps, il me semble voir moins d'affection dans la manière dont on vous traite.

— Ah ! monsieur, vous vous trompez, dit Ellénore en détournant la tête pour ne pas laisser voir ses yeux qui se remplissaient de larmes.

— Non, je ne me trompe pas, et votre empressement à justifier ceux qui vous… affligent, dit M. de Croixville, après avoir hésité sur le choix d'une expression qu'il voulait adoucir, votre absence de l'appartement de madame de Montévreux, où je ne vous ai pas rencontrée depuis quinze jours, ce soin qu'on prend de ne plus vous mettre d'aucune de nos promenades, tout cela cache un motif blâmable. Vous n'avez pu vous attirer, par aucun tort, ce changement de conduite à votre égard ; il est impardonnable, et malgré votre générosité à le nier, il frappe tout le monde ; je respecte trop la noblesse de votre caractère pour insister sur une confidence qui lui coûterait ; mais comme on ne peut prévoir les effets de cette malveillance que rien n'autorise, je tiens seulement à vous dire que si elle augmentait d'une manière intolérable, vous avez un ami qui saurait bien vous y soustraire, et cela sans que vous ayez à rougir de sa protection ; car en offrant un asile à la fille du brave colonel Mansley, croyez bien que je n'oublierai jamais ce que son honneur eût exigé du mien.

En finissant ces mots, M. de Croixville serra la main d'Ellénore, comme il eût serré celle d'un ami, en s'engageant à lui par une promesse solennelle, et il la quitta sans attendre sa réponse. Il venait d'apercevoir la robe blanche de madame de Montévreux à travers les lilas qui bordaient l'allée. Par un de ces premiers mouvements où la crainte l'emporte sur la prudence, il fit signe à Ellénore de remonter par une allée tournante afin d'éviter la rencontre de la duchesse ; mais la fierté d'Ellénore, et plus encore la conscience de sa conduite innocente, ne lui permirent pas de céder à l'avis que lui donnait M. de Croixville : éviter les regards de sa protectrice, c'était se donner un air coupable, et forte du courage qu'elle avait mis à la défendre contre les accusations de son ami, Ellénore passa près d'elle en la saluant respectueusement, et courut se renfermer dans sa chambre pour se livrer à toutes les réflexions que l'offre de M. de Croixville devait faire naître dans une âme orgueilleuse et vivement blessée.

V

L'idée de se savoir un appui contre la malveillance de madame de Montévreux rendit Ellénore plus calme, elle se promit de supporter avec plus de patience ce qu'elle appelait l'humeur capricieuse de sa bienfaitrice ; et elle retourna chez la duchesse aux heures où elle avait l'habitude de s'y rendre.

D'abord elle fut frappée de la familiarité hautaine avec laquelle la duchesse lui parlait devant M. de Croixville, l'appelant à chaque minute pour lui demander son métier à broder, ses soies, son cordonnet, et laissant dix fois tomber son mouchoir pour le faire ramasser par Ellénore ; puis, quand vint le coiffeur, la duchesse le renvoya en disant:

— Je ne sortirai point aujourd'hui, j'ai mal à la tête, une longue coiffure me fatiguerait ; Ellénore arrangera mes cheveux, et me mettra ma baigneuse. [2]

Enchantée d'être choisie pour soigner sa protectrice, et pour épargner quelque secousse à sa tête malade, Ellénore se met à la coiffer de son mieux, en touchant à peine de ses jolis doigts les cheveux qu'elle boucle.

— C'est bien, dit la duchesse. Maintenant, allez trouver mademoiselle Adeline ; je ne m'habillerai que dans une heure. Ellénore, pensant qu'on la chargeait d'un ordre pour mademoiselle Adeline, sortit sans faire attention au ton qui avait accompagné les derniers mots de la duchesse.

Quand le mal passe la mesure, il est plus long à comprendre.

— Comme vous la traitez ! dit M. de Croixville, quand il fut seul avec la duchesse.

— Je la remets à sa place, répondit-elle, et de la façon la plus douce ; car j'entends qu'elle soit mieux traitée qu'aucune des femmes de ma maison. Mais il est temps de reprendre avec elle les manières convenables à son état.

Alors, se faisant le reproche d'avoir laissé prendre à Ellénore de fausses idées sur sa véritable condition, madame de Montévreux fit entendre clairement qu'elle allait lui faire prendre rang parmi ses femmes de chambre, avec le privilége d'être la mieux payée et la mieux logée.

— Oubliez-vous, dit le marquis, que le père de cette jeune fille était l'un des meilleurs officiers qu'ait jamais commandés le duc de Montévreux et que s'il était ici, il ne permettrait pas qu'on traitât ainsi l'enfant du brave Mansley ?

— Mais qui vous parle de la maltraiter ? reprit la duchesse en haussant les épaules. Ne sera-t-elle pas cent fois mieux chez moi, qu'elle serait chez personne ! Je ne puis la surveiller, ni la doter, comme si elle était ma fille, et c'est lui rendre service que de la former au travail. Avec ses dispositions aux manières indépendantes il est bon de lui rappeler qu'elle ne possède rien et n'a droit à rien.

— Qu'à votre protection, madame, car la pauvre enfant ne l'a pas sollicitée ; et en l'offrant à sa famille, vous avez pris l'engagement de la lui conserver toute votre vie : que deviendra-t-elle si vous la lui retirez ? Sa beauté, son esprit, l'éducation que vous lui avez donnée seront autant de motifs pour conspirer sa perte.

— Sa beauté, son esprit, répéta la duchesse avec amertume, seront beaucoup moins en danger dans mon cabinet de toilette, et mieux gardés par mes femmes que dans mon salon.

— Mais à quoi bon lui avoir donné tous les talents d'une jeune personne comme il faut, si elle doit vivre avec vos femmes de chambre ?

— Sans doute, il aurait mieux valu ne lui montrer qu'à coudre, mais il est encore temps de réparer ce tort, et de l'empêcher surtout de se laisser corrompre par les flatteries ridicules dont on enivre déjà son amour-propre. On veut lui persuader qu'elle a tout ce qui lui manque ; eh bien, il est de mon devoir de l'éclairer et de la réduire à la seule condition qui lui en convienne.

On devine sans peine tout ce que tenta M. de Croixville, pour détourner la duchesse d'une résolution dont il redoutait les suites ; mais chaque mot de sa part aigrissait encore plus l'humeur jalouse de madame de Montévreux et son désir d'humilier sa rivale ; enfin, ne pouvant rien gagner sur son esprit, M. de Croixville la quitta fort en colère et en la rendant responsable de tout ce qui pourrait arriver. Malgré ces menaces, la duchesse continua à se faire servir par Ellénore.

Ce manége dura près de quinze jours, sans qu'Ellénore y vit autre chose qu'une fantaisie de malade ; elle redoublait ses soins pour sa protectrice, en se félicitant de les lui voir préférer à tous les autres. Mais cette illusion ne pouvait se prolonger, car la duchesse de Montévreux voulait, avant tout, l'humiliation d'Ellénore.

Hélas ! rien ne s'y opposait. La mort du commandant Mansley et de sa femme livrait leur pauvre enfant à l'autorité, au caprice de celle qui s'était dite sa bienfaitrice, et l'absence du duc de Montévreux la privait du seul appui qu'elle eût trouvé contre la fureur jalouse de la duchesse.

Un jour, en traversant les antichambres de l'hôtel de Montévreux, M. de Croixville entendit sangloter et rire aux éclats ; ces bruits différents venaient de la salle de bain d'un côté, et de l'office de l'autre ; les domestiques riaient de ce rire éclatant dont les envieux se servent pour humilier leurs supérieurs ; ils mettaient un couvert de plus à leur table en disant:

— C'était bien la peine d'être si fière, de faire si bien la dame, pour finir par dîner avec nous.

Le marquis n'en entendit pas davantage, il courut vers la salle de bains ; il y trouva Ellénore fondant en larmes et se désolant de l'absence du duc de Montévreux qui était encore à Londres.

— Ah ! s'écria-t-elle, s'il était ici il ne souffrirait pas qu'on traitât aussi indignement la fille de son camarade d'armes, mais je mourrai plutôt de faim que de m'asseoir à la table de ses gens. Non, j'irai travailler, j'irai demander l'aumône s'il le faut, mais je ne resterai pas plus longtemps dans une maison où l'on veut…

— Suivez-moi, interrompit M. de Croixville en s'emparant du bras d'Ellénore ; suivez-moi, c'est au nom de votre père que je vous l'ordonne. Je vous jure sur l'honneur de vous mettre en sûreté contre la puissance qui veut vous tyranniser, vous flétrir, et de vous entourer de tout le respect que votre naissance et votre caractère méritent.

— Ah ! monsieur, je n'ai plus d'espoir qu'en vous, dit Ellénore en suffoquant de larmes, menez-moi dans un couvent ; là je serai la servante ; là je supporterai toutes les humiliations qui honorent ; mais vivre dans ce monde odieux, y souffrir l'insolence, la protection trompeuse, l'insulte, le mépris ; non il vaut mieux mourir.

En parlant ainsi, le regard d'Ellénore prenait une expression farouche, le désespoir seul l'animait.

M. de Croixville frémit en devinant la pensée d'Ellénore, et il l'entraîna dans sa voiture avant qu'elle eût le temps de s'apercevoir de sa démarche, tant elle était préoccupée de l'idée de mettre fin à une existence qu'elle pressentait devoir être trop malheureuse.

— Chez madame Gerbourg, dit le marquis à son valet de pied, et peu de temps après la voiture s'arrêta devant la porte d'une jolie maison dans la rue de Verneuil ; le marquis monta d'abord, puis il redescendit accompagné d'une femme âgée et d'un air fort respectable ; elle engagea Ellénore à la suivre chez elle, et là l'ayant fait asseoir :

— M. le marquis vient, dit-elle, de m'apprendre mademoiselle, le motif qui vous fait chercher un asile chez moi ; avant de nous rendre au Val-Fleury, je vous l'offre de bon cœur, tout en regrettant que mon appartement ne soit pas plus agréable, mais c'est un pied-à-terre que j'habite rarement. Le soin de régir les biens de M. le marquis obligeant mon mari et moi à passer presque toute l'année au château du Val-Fleury.

Alors M. de Croixville recommanda Ellénore à madame Gerbourg dans les termes les plus respectueux pour sa jeune protégée ; il dit qu'ayant un petit voyage à faire, ils ne les reverrait toutes deux qu'au Val-Fleury, et les pria de hâter leur départ pour éviter quelque scène de la part de la duchesse de Montévreux, qui serait capable d'un acte de violence si elle découvrait la demeure d'Ellénore.

— Calmez-vous, mon enfant, ajouta-t-il d'un ton paternel en prenant la main d'Ellénore, et croyez que vous êtes encore ici chez l'ami de votre père.

A ces mots il sortit et laissa Ellénore dans l'état d'une personne qui croit rêver, tant elle avait peu réfléchi sur cette démarche qui allait disposer du reste de sa vie.

Madame Gerbourg était la meilleure et la plus crédule des femmes. Le marquis de Croixville lui avait affirmé que la protection qu'il accordait à Ellénore était toute paternelle, elle savait qu'il s'était toujours conduit en bon père envers ses deux filles, qu'il leur avait fait faire à toutes deux de brillants mariages, et elle ne doutait pas de la pureté de ses sentiments pour Ellénore ; il lui avait dit la vérité en lui affirmant qu'elle méritait le respect et l'intérêt le plus vif, pourquoi se serait-elle méfiée de la complaisance qu'il exigeait d'elle ?

Sans être aussi crédule, Ellénore était trop innocente pour concevoir aucun soupçon alarmant ; cependant, lorsqu'elle se vit seule, livrée aux soins d'une personne étrangère, sa tristesse redoubla.

— Que vais-je devenir, pensa-t-elle ? Quels seront mes moyens d'existence ? Me faudra-t-il retomber encore dans le malheur d'une protection sans cesse reprochée ?… Ah ! maudite soit cette éducation fastueuse qui ne m'a rien appris d'utile ; je ne sais pas même assez bien coudre pour vivre de mon travail.

Alors elle questionnait madame Gerbourg sur les moyens d'apprendre à travailler, afin de n'être bientôt plus à charge à personne.

— Ah ! mademoiselle, c'est un projet très-louable, sans doute, répondit madame Gerbourg, mais il est bien difficile à exécuter quand on n'a pas été dressée dès son enfance à ce genre de travail. Si vous saviez le peu que gagne par jour une pauvre brodeuse ! Vrai, cela fait pitié. Coudre dix heures de suite sans être sûre de son pain ! Mais vous n'en êtes pas là, grâce au ciel M. le marquis, en vous servant de père, sait bien à quoi il s'engage ; il ne souffrira pas que la fille d'un brave officier travaille pour vivre ; il vous fera un sort dont vous n'aurez point à rougir. Si vous saviez que de familles il fait exister dans les environs de sa terre. Allez, quand vous aurez entendu toutes les bénédictions que lui donnent tous les habitants du village au Val-Fleury, vous ne serez plus inquiète. Vous saurez que tous ceux qu'il protége sont heureux.

Tout cela était dit de bonne foi, car M. Gerbourg était depuis deux ans seulement régisseur de M. de Croixville, et ni lui ni sa femme n'avaient été témoins des plaisirs bruyants dont avait retenti naguère le château confié à leurs soins.

Lorsqu'Ellénore arriva au Val-Fleury, l'aspect de ces bois admirables, de ces prés, agit agréablement sur son imagination, il lui sembla impossible de ne pas se plaire dans une si belle retraite. Le maître n'y était pas encore ; mais on s'apercevait aux soins empressés de tous les serviteurs pour Ellénore, qu'il avait donné ses ordres pour qu'elle fût reçue avec les égards les plus respectueux. Un joli appartement dans un corps de logis opposé à celui où logeait M. de Croixville, fut montré à Ellénore comme lui étant destiné ; mademoiselle Durand, l'ancienne femme de charge du château, habitait une des chambres de cet appartement ; près de là, couchait mademoiselle Augustine, femme de chambre vouée au service d'Ellénore, et madame Gerbourg logeait dans l'étage supérieur.

Se voir traiter avec tant de déférence, se voir la reine d'un séjour si beau, d'une si riante solitude, après avoir souffert l'humiliation, après avoir craint l'abandon, c'était un plaisir au-dessus de la raison d'une enfant de quinze ans. Ellénore en fut ravie, et elle se méfia d'autant moins de son enchantement, que la vanité n'y entrait pour rien, car il n'y avait pas là de gens devant qui elle aurait pu se vanter de son bonheur. C'était une joie causée par la belle nature, par tout ce que l'art peut y ajouter d'agréable, c'était une joie douce et solitaire : celle là paraît toujours pure.

Ellénore avait trouvé dans son appartement une bibliothèque composée des meilleurs livres anglais et français. On savait que la lecture était son occupation favorite. Un ancien écuyer, chargé du haras de M. de Croixville, s'offrit à Ellénore pour lui apprendre à monter à cheval ; c'était lui qui avait dressé les plus beaux chevaux du marquis ; il choisit celui dont l'allure lui donnait le plus de sécurité pour servir au début d'Ellénore dans cet art difficile. Son intrépidité, son adresse naturelle la mirent bientôt en état de rivaliser avec son maître. Dans le ravissement des progrès rapides de son élève, le bon M. Champré s'écriait:

— Voilà qui me fera honneur auprès de M. le marquis, lui qui aime tant à voir une femme manier un cheval ! c'est que mademoiselle galope à faire envie aux meilleurs cavaliers.

Et l'amour-propre d'Ellénore redoubla son audace.

Un matin qu'elle revenait un peu fatiguée de sa leçon équestre, elle trouva dans son antichambre un homme qui l'attendait ; c'était un élégant tailleur de Paris qui venait lui prendre mesure pour lui faire un habit de cheval à la mode anglaise ; il avait apporté dans la voiture que M. de Croixville avait mise à sa disposition, une malle et des cartons contenant un trousseau de jeune personne et deux jolis chapeaux de paille ; voici la lettre qui accompagnait cet envoi :

«J'ai vu à son retour le duc de Montévreux ; il était si courroucé de votre départ, que je ne lui en ai pas dit la véritable cause, autrement la duchesse recevrait d'amers reproches. Soyez assez généreuse, ma chère Ellénore, pour la lui laisser ignorer. Il m'a remis une assez modique somme provenant de la succession de votre père ; j'en ai employé une partie à l'emplette du petit trousseau que je vous envoie ; le reste, placé chez M. Bernardi mon banquier, pourra suffire à votre entretien.

»J'espère aller bientôt vous rejoindre, et vous renouveler l'assurance de mon respectueux attachement et de ma tendresse paternelle.

»Le Marquis de CROIXVILLE.»

Ce billet si peu romanesque, et qui pouvait braver l'indiscrétion du porteur, causa un vif plaisir à Ellénore ; plus de chaleur dans les expressions, plus de galanterie dans la forme, l'auraient sans doute effrayée. Ce billet affermit sa confiance, et elle se mit à aimer M. de Croixville de toute l'affection due à un père.

Avec quel plaisir d'enfant elle admira chaque pièce de ce trousseau, dont la simplicité cachait toute la recherche du luxe ; comme elle s'amusa à essayer les chapeaux qui lui donnaient l'air d'une gravure anglaise. Ceux qu'elle portait habituellement n'étaient pas moins jolis, il est vrai, mais il lui semblait que ceux-là l'embellissaient davantage. Dans un roman, l'innocence de l'héroïne n'aurait pas manqué de deviner que tant de soins pour la rassurer recélaient quelque intention coupable ; mais dans la parfaite ignorance d'Ellénore, elle crut avoir changé de protecteur, et ne soupçonna point qu'on pût médire des bienfaits de M. de Croixville, plus que de ceux du duc de Montévreux.

Trois semaines s'étaient déjà écoulées, lorsqu'elle remarqua un redoublement d'activité dans tous les serviteurs du château ; on couvrait d'orangers les marches du perron, on râtissait les allées, on remplaçait les tentures des salons, on remplissait de fleurs les vases des consoles, on ouvrait toutes les grilles ; chacun des valets avait revêtu sa grande livrée ; enfin tout annonçait l'arrivée du maître. En effet, un courrier parut bientôt, et peu de temps après un carrosse à six chevaux, entouré d'une foule de paysans, franchit les deux grandes cours et vint s'arrêter devant le péristyle du château anglais.

VI

Dans son premier mouvement, Ellénore s'élance hors de sa chambre pour voler à la rencontre du marquis de Croixville, puis elle réfléchit que peut-être il n'est point seul, et que cette démarche pourrait les embarrasser tous deux. Elle rentre chez elle, et s'étonne de l'espèce de bonté qu'elle éprouve. C'est la première fois qu'elle réfléchit sur l'effet que sa présence au château du Val-Fleury peut produire. Mais cette impression pénible est bientôt dissipée par un message de M. de Croixville qui fait prier Ellénore de descendre dans le salon.

Avec plus d'expérience, elle aurait pu s'alarmer du feu qui brilla dans les yeux du marquis lorsqu'il l'aperçut, et de l'émotion qui faisait trembler sa main quand il prit la sienne pour la porter à ses lèvres ; mais il avait cinquante ans, et, à cet âge, on paraît vénérable aux yeux d'une fille de quinze ans. Un séducteur ? c'est toujours pour elle, dans les livres, comme dans le monde, un très-jeune homme, et tout ce qui a passé trente ans ne lui semble plus dangereux.

Cette illusion devait durer longtemps, car il entrait aussi dans les intérêts de M. de Croixville de la prolonger. Arrivé à la sagesse par l'excès de la folie, il gardait de son mieux le secret de sa vertu. Son amour pour Ellénore, réduit à l'adoration, l'entourait de soins, d'hommages sans jamais exiger de sacrifice. C'était un culte de tous les instants payé par un sourire ; un sentiment exclusif que cette seule pensée alimentait:

— Elle n'aime encore personne plus que moi.

Après avoir épuisé tous les genres de plaisirs, celui d'aimer avec innocence, quoique le pis aller des libertins est peut-être plus vif qu'on ne le suppose ; inspirer encore la confiance, l'abandon, après avoir si souvent abusé de l'une et de l'autre ; se dire : voilà une créature charmante, déshonorée aux yeux du monde, et pour moi seul un ange de candeur et de pureté ! Hors de cet asile l'objet du plus outrageant mépris ; ici, la vierge adorée d'un temple rendu par elle au culte des vertus ! N'est-ce pas un bonheur au-dessus de tous les plaisirs de la débauche ? N'est-ce pas revenir au bien par la courbature du mal ?

Il faut croire que cette situation bizarre avait un grand charme, car Ellénore m'a souvent répété que cette année passée dans une douce sécurité, seule ou dans la société d'un ami plein d'esprit et de grâce, était le plus riant souvenir de sa vie.

Il venait quelquefois du monde au château. Ces jours-là Ellénore ne quittait pas sa chambre, elle s'était imposé cette privation d'elle-même ; sans l'expliquer, elle sentait que sa manière d'être avec M. de Croixville, quoique irréprochable, pouvait paraître étrange aux yeux des gens qui ne la connaissaient point, et elle préférait les éviter.

Cependant un jour qu'elle revenait avec lui et M. Champré, d'une promenade à cheval, ils furent rencontrés dans la grande avenue par plusieurs personnes qui se rendaient au château : c'étaient le marquis de Rosmond, le duc de Lauzun et le vicomte de Ségur, trois joyeux amis de M. de Croixville, habitués comme lui des petits soupers de M. le duc d'Orléans à Paris, et des soirées bachiques du prince de Galles à Londres.

Cette visite inattendue jeta le trouble dans l'esprit de M. de Croixville. La manière dont ces messieurs regardaient Ellénore, l'admiration qu'ils se communiquaient tout haut, enfin leurs sourires malins, lui firent craindre quelque réflexion inconvenante de leur part, et il se décida à leur présenter Ellénore, comme sa pupille, sa fille adoptive, et cela d'un ton si grave, d'un air si digne, qu'il n'y avait pas moyen de prendre cette démarche pour une plaisanterie. Ces messieurs saluèrent Ellénore le plus respectueusement qu'il leur fut possible, puis ils la virent à regret prendre le galop, suivie du vieil écuyer et de deux grooms, impatiente qu'elle était de rentrer chez elle.

— Par ma foi, celle-ci est ravissante, dit le duc de Lauzun, lorsqu'Ellénore fut loin d'eux ; voyez un peu ce sournois de Croixville qui ne nous a jamais parlé de ce trésor.

— Vraiment, c'est pour le conserver, dit le vicomte de Ségur ; de tous les procédés pour n'être pas… trompé, c'est encore le meilleur ; car je suis certainement l'un de ses amis les plus dévoués, eh bien, s'il me donnait ce trésor à garder, je ne répondrais pas de moi.

— Sois tranquille, reprit le duc, on t'épargnera l'épreuve.

Et la conversation s'établit sur ce sujet d'une façon si gaie, que M. de Croixville tenta vainement de faire entendre la vérité ; le marquis de Rosmond fut le seul qui se contenta de sourire, il se rappelait avoir vu Ellénore chez la duchesse de Montévreux, et plusieurs raisons lui faisaient croire qu'il était possible qu'elle fût aussi pure que le prétendait son tuteur, bien que celui-ci en parût vivement épris. Dans cette idée, M. de Rosmond prit le parti de M. de Croixville contre ses incrédules amis ; et il fit l'éloge de la fierté d'Ellénore. Cette vertu assez rare chez les protégés, se faisait tellement remarquer chez elle qu'on ne pouvait la voir un instant sans en être frappé. Enfin il répéta le bien qu'il en avait entendu dire par des amis de la duchesse de Montévreux, et convertit presque les esprits par cette réflexion :

— Pourquoi ne trouverions-nous pas la vertu ici, quand nous voyons tous les jours le vice en si bonne compagnie !

— Soit, dit le vicomte de Ségur, mais puisque nous voilà d'accord sur la chasteté de la belle, ajouta-t-il en s'adressant au marquis de Croixville, il ne faut plus nous la cacher. Allons, sois bon châtelain, fais-nous dîner avec elle.

— Vous n'y pensez pas, mes amis, répondit le marquis ; lui laisser entendre votre conversation érotique ! autant vaudrait vous le livrer tout de suite, grand Dieu !

— Cela vaudrait mieux sans doute ; mais comme cela te coûterait trop, nous voulons bien nous conformer à ton caprice, et je jure au nom de tous, que ta pupille sera traitée avec tous les égards que pourrait réclamer feue Lucrèce ; oui, dût-elle se moquer de nous, elle sera l'objet de notre profond respect.

— Je le crois sans peine, reprit M. de Croixville, car c'est un sentiment qu'elle inspire généralement, et puisque vous me répondez de vous, je veux bien l'engager à faire les honneurs du château aujourd'hui ; mais elle me refusera, j'en suis sûr, le monde lui déplaît ; elle se retire chez elle chaque fois que j'en reçois ; et je n'ai jamais eu la pensée de contraindre sa volonté.

— La contraindre ! fi donc ! il faut simplement lui démontrer qu'en se cachant ainsi à nos yeux, elle donne à son séjour ici un air de mystère qui prête aux conjectures, et qu'en se montrant tout bonnement comme la pupille du marquis de Croixville, elle a droit à tous les respects, par cela même qu'elle lui appartient.

— Voyez un peu, dit M. de Rosmond en montrant le duc, tout ce que la curiosité peut lui faire dire de raisonnable !

Cet entretien fit naître beaucoup de réflexions dans l'esprit de M. de Croixville, il savait ses bons amis capables des plus méchants tours pour lui ravir ce qu'ils appelaient son trésor ; il connaissait aussi cette espèce d'honneur commun aux brigands et aux roués de cour, qui consiste à ne pas trahir la confiance d'un camarade, et il pensait qu'il valait mieux s'en fier à la loyauté du complice, que de s'exposer aux ruses de l'ami. En conséquence, il se rendit chez Ellénore ; c'était la première fois qu'elle le recevait dans son appartement.

— Vous êtes bien aimable de quitter vos amis pour venir près de moi, dit-elle en allant vers lui. Madame Durand m'apprend que ces messieurs doivent passer plusieurs jours au château, et j'aurais été très-malheureuse de rester tout ce temps sans vous voir.

— C'est justement pour éviter cette privation plus cruelle pour moi que pour vous, que je viens vous prier de m'aider à recevoir mes amis, chère Ellénore ; il savent ce que vous êtes pour moi, et ils s'étonneraient peut-être que la fille adoptive de M. de Croixville ne fît point les honneurs du château de son père. En disant ces mots, le visage du marquis peignait une émotion pénible.

— Quoi, mon ami (c'est le nom qu'Ellénore lui donnait), vous exigez…

— Je n'exige rien, mon enfant, reprit-il, et sans des considérations qui vous intéressent particulièrement, je n'insisterais pas sur cette demande ; mais la vie monotone que vous menez ici, la réclusion que vous vous imposez quand nous ne sommes pas seuls, doivent finir par vous ennuyer ; peut-être rêvez-vous déjà une autre existence ? et c'est pour vous mettre à même de la choisir que je…

— Moi ! penser à vous quitter ! interrompit Ellénore ; changer d'existence, quand par vos soins la mienne est si heureuse ! Payer vos bienfaits, votre amitié par la plus sotte ingratitude ! Ah ! vous ne le pensez pas !

Et les yeux d'Ellénore se remplirent de larmes.

Alors, le nuage qui obscurcissait le front de M. de Croixville s'éclaircit ; la joie la plus enivrante brilla dans ses yeux.

— Est-il bien vrai, s'écria-t-il en prenant la main d'Ellénore, mon bonheur pourrait vous suffire ? Mais non, je ne dois pas accepter un si grand sacrifice ; et le marquis, redoublant de générosité à mesure que son cœur se rassurait: j'hésite depuis longtemps, ajouta-t-il, à traiter ce sujet avec vous ; mais puisque vous m'en fournissez l'occasion par un dévouement si noble, je veux au moins que vous sachiez que votre affection seule vous lie à moi ; qu'en acceptant le titre de tuteur, j'ai dû en remplir les devoirs et que vous avez chez mon banquier trois cent mille francs pour le mari que vous choisirez.

— Je vous rends grâce de cette nouvelle preuve de bonté, dit Ellénore simplement ; mais je n'en saurais profiter. Sans avoir une grande connaissance du monde, je sais qu'il sera toujours sévère pour moi, car le malheur m'a réduite à un éclat qu'il ne pardonne pas. Ma fuite de chez la duchesse de Montévreux ne peut être justifiée que par une accusation de ma part. Je n'aurai jamais ce tort envers celle que j'ai appelée pendant dix ans ma protectrice. Ainsi je vivrai sous le poids d'un mépris injuste, mais ce mépris, que mon orgueil peut seul braver, je ne le ferai partager à personne. Vous qui savez si je le mérite, vous serez mon appui, mon défenseur, l'unique affection de ma vie.

— Chère Ellénore, ma fille, s'écria le marquis en la serrant sur son cœur, oui, tu peux disposer de moi, de tout ce que je possède, rien ne saurait acquitter le bien que ces paroles me font. Blasé sur tout, fatigué de plaisirs, d'intrigues, d'ambition, je me trouvais seul au milieu de la foule. Tu viens de me créer un monde, un ciel où tu seras mon ange consolateur. Ah ! béni soit le jour où je t'ai consacré ma vie !

Une telle exaltation dépassait un peu la portée des épanchements paternels ; mais ces expressions passionnées n'étaient accompagnées d'aucune caresse, et comme elles ne faisaient naître aucun trouble, Ellénore y répondit par tous les témoignages d'une sainte reconnaissance.

VII

Fort de l'épreuve qu'il venait de tenter, M. de Croixville apprit gaiement à ses amis qu'ils auraient l'honneur de dîner avec sa pupille ; mais il fut convenu entre eux qu'au moindre mot que désapprouverait le marquis on se lèverait de table, et qu'ils perdraient pour toujours le plaisir de voir Ellénore. Cette loi fut observée sans peine, car il y avait une austérité naturelle dans les manières et l'esprit d'Ellénore, qui, sans imposer la gêne, interdisait toute plaisanterie familière.

Un peu avant l'heure du dîner, Ellénore s'établit dans le grand salon, ayant pour contenance une broderie qu'elle regardait à peine. M. de Croixville arriva bientôt, suivi de ses amis, dont le nombre s'était augmenté de l'abbé Sièyés et du chevalier de Panat ; tous furent très étonnés de la manière simple et polie dont Ellénore les accueillit après que le maître de la maison les lui eût présentés. Il est vrai que la présence de madame Gerbourg, qui faisait là les fonctions de dame de compagnie, sauvait Ellénore de l'embarras qu'elle eût éprouvé en se trouvant seule de femme avec tous ces messieurs.

Rien n'est tel que d'avoir passé sa première jeunesse parmi des gens distingués. Non-seulement on en reçoit des leçons d'une politesse facile quoique très-sagement calculée, mais on en prend involontairement les manières, le ton, et ce je ne sais quoi de naturel, d'élégant et même d'imposant qui ne s'acquiert que parmi eux ; c'est une espèce de franc-maçonnerie qui aide à se reconnaître. Le rang, la fortune, le malheur, ont beau séparer, lorsque ce lien de l'éducation existe entre deux personnes, il les rapproche toujours.

Cependant Ellénore éprouva quelque trouble en reconnaissant dans le marquis de Rosmond un des courtisans de madame de Montévreux ; mais elle s'efforça de le dissimuler, et salua M. de Rosmond de manière à lui prouver qu'elle se rappelait fort bien l'avoir vu chez la duchesse.

Le duc de Lauzun et le chevalier de Panat, ayant été les premiers à offrir leur main à Ellénore pour passer dans la salle à manger, se trouvèrent naturellement placés tous deux près d'elle à table. Ils commençaient à lui adresser les plus gracieuses flatteries, lorsque M. de Croixville mit la conversation sur les grands intérêts du jour, sur la future assemblée des notables, le changement de ministres, et la prépondérance qu'il accordait au gouvernement anglais sur le gouvernement français, etc., etc. En traitant ces sujets sérieux, il savait intéresser Ellénore et lui donner l'occasion de montrer la supériorité de son esprit. Tant que la question fut générale, elle garda un modeste silence ; mais le vicomte de Ségur ayant accusé M. de Croixville d'anglomanie, Ellénore se crut en droit de défendre son tuteur et elle plaida sa cause avec tant d'éloquence, elle déploya une connaissance si exacte de la constitution anglaise et des intérêts politiques qui agitaient la France en ce moment, que chacun, émerveillé de voir cette question grave si bien traitée par une jeune fille, l'écouta avec admiration.

Quand on a parlé longtemps de choses sérieuses, la conversation a peine à revenir aux propos frivoles, et l'on ne saurait nier l'influence qu'un premier entretien a souvent sur l'estime qu'on prend les uns pour les autres. Votre regard tombe-t-il pour la première fois sur un homme, dans le moment où une bonne nouvelle l'animant, il dit mille folies pour amuser ses amis: le voilà à jamais établi dans votre esprit comme un rieur imperturbable, vous vous reprocheriez de l'aborder autrement que par une plaisanterie, et jusqu'à ce que vous l'ayez vu au désespoir, vous aurez la même opinion de lui. Eh bien, il en est de même du sérieux : quand vous avez reçu d'une personne une impression grave, il ne vous est plus permis de la traiter légèrement, vous la ménagez, car vous savez qu'elle vous juge.

En venant au Val-Fleury, dans ce lieu si renommé pour les plaisirs les plus extravagants, ces messieurs ne croyaient pas y retrouver le bon ton et la conversation des salons d'élite ; mais ces manières, ce ton, cette conversation, imposés par une jeune fille dont la candeur et l'audace contractaient si singulièrement avec la situation la plus équivoque, leur parurent très-piquants. La routine du libertinage doit être aussi ennuyeuse qu'une autre, et ce qui sort des lieux communs de la vie plaît toujours aux gens d'esprit. Le duc de Lauzun, qui en avait plus qu'un autre, devina que pour séduire Ellénore il fallait rivaliser d'attentions délicates avec M. de Croixville. Le vicomte de Ségur, ayant observé son principal défaut, flatta sa fierté par des marques de déférence ; le chevalier de Panat servit son goût pour la discussion, en la contrariant sur tous les points avec malice. M. de Rosmond, absorbé dans sa contemplation, était le seul qui ne formât point de projets sur Ellénore. Tour à tour étonné, ravi, il ne cherchait point à expliquer ce qui paraissait incompréhensible dans le caractère et la position d'Ellénore ; il se laissait aller aux charmes qu'elle inspirait, comme on s'abandonne au courant d'une eau pure, sans savoir où l'on abordera.

VIII

M. de Rosmond était un des hommes les plus agréables de tous ceux qu'on remarquait à la cour de France et à celle du roi d'Angleterre, car il tenait également à ces deux cours comme descendant d'une des nobles familles dont le chef avait pris part à l'expédition de Guillaume le Conquérant. Elevé moitié à Londres et moitié à Paris, il avait toute la légèreté, la grâce des manières françaises, unies à ce goût sévère, à ces airs mélancoliques qui rendaient alors les jeunes gens de Londres les modèles de tous nos héros de roman. Ce qui le distinguait particulièrement, c'étaient de grands yeux bleus dont il jouait à merveille. Aussi, très-confiant dans la puissance de son regard, il s'épargnait les flatteries d'usage, les réticences, et ces demi-mots d'une clarté désespérante, qui sont les précurseurs obligés d'un aveu. Dès qu'il avait un intérêt à plaire, sa physionomie prenait une expression mélancolique qui donnait à la moins sensible des femmes l'envie de le consoler. On se sentait attiré vers lui comme par l'effet d'une fascination ; et si le magnétisme avait été généralement plus en crédit dans ce temps, on l'aurait sans doute accusé d'en faire abus pour séduire et entraîner.

Ellénore subit, comme tant d'autres le trouble attaché à ce regard magnétique. C'était, pensa-t-elle, le malaise que font éprouver les gens qui écoutent avec esprit, sans mêler un mot à la conversation ; leur silence oppresse, impatiente, on voudrait les voir s'éloigner ; et s'ils partent, on s'aperçoit bientôt qu'on ne parlait que pour eux.

Ce premier jour se passa ainsi que le désirait M. de Croixville ; ceux qui suivirent s'écoulèrent de même, la matinée consacrée aux plaisirs de la chasse, qu'Ellénore suivait quelquefois à cheval ; le soir les uns jouaient au billard pendant que les autres causaient ou prenaient le thé, mode anglaise adoptée par M. de Croixville, qu'on accusait à bon droit de trop d'anglomanie. Aussi avait-il les écuries les mieux tenues de France.

Après avoir fait et servi le thé en véritable miss , Ellénore se retirait. Le moment où l'on apportait la table de jeu était ordinairement le signal de son départ.

— Maudit soit l'empressé, dit un soir M. de Rosmond en voyant le valet de chambre apprêter la table de reversis !

Cette exclamation, la seule qu'elle eût encore entendue sortir de la bouche de M. de Rosmond, fit sourire Ellénore : elle se retourna involontairement de son côté, et toute honteuse de l'avoir compris, elle imagina de lui donner le change en disant:

— Maudire les gens qui font leur devoir ! savez-vous bien, monsieur, que cela est mal.

Un regard qui voulait dire :

— Je n'ai pas besoin de me justifier, fut la seule réponse de M. Rosmond. Puis, se rapprochant du canapé où Ellénore était assise :

— Enfin, vous daignez donc m'adresser la parole ! ajouta-il avec une sorte d'amertume. Eh bien, j'en suis fâché, me voilà traité comme tout le monde.

Le duc de Lauzun, qui survint, dispensa Ellénore de répondre à M. de Rosmond, et lui rendit service, car ce peu de mots l'avaient jetée dans un trouble extrême.

Craignant de le laisser apercevoir, elle se retira avant que le reversis fût commencé.

Dès qu'elle se trouva seule, elle se reprocha de n'avoir pas répondu à M. de Rosmond cent choses qui lui venaient alors à l'esprit, et dont pas une ne s'était présentée quand il l'aurait fallu. Rester interdite, c'était donner de l'importance à une plaisanterie ; la présence du duc de Lauzun devait au contraire l'encourager à répondre ; enfin, elle se blâmait pour se rassurer, et se promettait bien de réparer sa gaucherie :

— De quel droit, pensait-elle, ce monsieur, qui ne me dit jamais rien, exige-t-il que je lui parle ? Il a un certain air d'intérêt pour moi qui ressemble à de la pitié ; cela m'offense et me déplaît. Oui, la gêne que j'éprouve en sa présence est le signe d'un mauvais sentiment de sa part ; c'est comme une de ces puissances ennemies dont la superstition des Irlandais fait des démons familiers ; mais je ne suis plus sous l'influence de ces vieilles traditions, et je saurai m'affranchir d'un empire imaginaire.

Combattre un fantôme, c'est y croire, et toutes les préoccupations sont dangereuses à l'âge d'Ellénore. Malgré ce qu'elle s'était dit de raisonnable, elle était si sûre de rougir en revoyant M. de Rosmond, qu'elle prétexta un léger mal de tête pour se dispenser de suivre le lendemain la chasse. Mais cette excuse ayant donné l'alarme, M. de Croixville fit prier madame Gerbourg de venir soigner Ellénore ; la chasse fut contremandée, et un courrier reçut l'ordre de se tenir prêt pour aller à Paris chercher le fameux docteur Petit, si la souffrance d'Ellénore augmentait.

Confuse de donner tant d'inquiétude pour un mal de son invention, elle se décida à accepter la promenade en calèche que M. de Croixville lui proposa pour dissiper sa migraine. Quand elle parut avec madame Gerbourg dans le salon, chacun s'empressa de lui témoigner le chagrin, la terreur, le désespoir que son indisposition avait causés ; excepté M. de Rosmond pourtant qui se contenta de la saluer avec respect, puis de la regarder assez de temps pour se convaincre qu'elle n'était pas sérieusement malade.

Cela n'est pas fort poli, pensa Ellénore ; mais tant mieux, cette manière d'être n'oblige à aucuns frais de ma part ; je préfère tout ce qui nous éloigne l'un de l'autre.

Et la pauvre enfant se croyait de bonne foi.

— Le ciel se couvre, dit M. de Rosmond en montant à cheval, je crois que nous aurons de l'orage.

— Quelle idée ! dit le vicomte de Ségur, il fait un temps admirable.

— N'importe, reprit-il, si ces dames le permettent, je mettrai mon manteau dans la calèche.

On se moqua de la précaution ; mais lorsqu'on fut à deux lieues du château, la pluie tomba avec abondance. Pendant qu'on relève à la hâte la capote de la voiture, M. de Rosmond descend de cheval, s'élance dans la calèche et entoure Ellénore du manteau qu'il a fait apporter, avant qu'elle ait eu le temps de l'accepter ou non. Ce despotime de soins impose à sa volonté.

Elle est touchée de la prévoyance dont elle est l'objet, et n'ose s'avouer le frémissement qu'elle a éprouvé lorsque la main de Frédérik a rencontré son bras en voulant le couvrir du manteau. L'orage augmente ; M. de Croixville défend qu'on cherche un abri sous les arbres, car ils attirent la foudre ; une chaumière est à quelque distance, on va s'y réfugier.

Deux enfants presque nus y gardent une petite fille au maillot emprisonnée dans un fauteuil de paille, car c'est l'heure où le père et la mère sont aux champs. Tout dans l'intérieur de cette cabane atteste la plus profonde misère ; Ellénore regrette de n'avoir point pris sa bourse, M. de Rosmond, qui la devine, glisse la sienne sous le traversin du grabat qui meuble le fond de la chaumière. Ellénore l'a vu. Pendant ce temps, M. de Croixville questionne le plus âgé des petits garçons sur le nom de son père ; et voilà un orage qui vaut le bonheur à cette pauvre famille.

De retour au château, on trouve de grands feux allumés pour sécher les promeneurs. Un courrier qui vient de Paris apporte des lettres à M. de Croixville ; on le voit pâlir en les lisant ; ce n'est rien moins que la nouvelle de l'exil de M. le duc d'Orléans à Villers-Cotterêts qu'on lui apprend, et tous les détails de la séance du parlement où M. Duval d'Espreménil s'était emporté contre la cour et ses édits. Les conseillers Fretteau, Sabatier, de Cabre et M. le duc d'Orléans, ayant soutenu vivement son opposition à la volonté royale, venaient d'être exilés à la grande colère de la populace.

Chacun se décida à partir le soir-même pour Paris.

M. de Rosmond, curieux de voir l'impression que ces nouvelles produisent sur Ellénore, fixe ses yeux sur elle. Il la voit calme, mais son regard brille, son attitude est fière ; elle prévoit des événements funestes, de prochaines révolutions, des dangers à braver ; son caractère romanesque et courageux s'en réjouit en secret ; là où les grandes vertus peuvent agir, les convenances disparaissent. Elle est sûre de sa place le jour du péril, elle s'enorgueillit d'avance du dévouement dont elle se sent capable.

Alors il s'engage une discussion politique dans laquelle le vicomte de Ségur dit que le roi ne pouvait s'étonner de toutes les insultes qu'on lui faisait, car il avait donné sa démission le jour où il avait convoqué l'Assemblée des notables. M. de Croixville, imbu des idées anglaises, soutint au contraire que le roi ne pouvait se maintenir qu'en accordant au peuple encore plus de liberté qu'il n'en demandait ; chacun défendait son opinion par des mots piquants et des prédictions effrayantes, la terreur de l'avenir était le seul sentiment unanime ; et nous savons si cette terreur était fondée !

— Oui, tout cela est fort menaçant, interrompit le duc de Lauzun, mais il faut bien en prendre son parti ; d'ailleurs, vous prierez pour nous, ajouta-t-il en se tournant vers Ellénore, car si l'anglomanie s'empare de nous comme de l'ami Croixville, Dieu sait jusqu'où cela nous mènera ; ils ont une manière brutale de traiter leur roi dans ce pays-là. N'importe, si vous faites des vœux pour nous, et que le ciel me ressemble, il vous accordera tout ce que vous voudrez.

— Pendant que vous y serez, dit le vicomte de Ségur, demandez-lui de morigéner un peu ces charmants révoltés qui font du patriotisme à nos dépens. Ils ne se doutent pas de ce que nous coûteront leurs belles phrases.

— Demandez-lui mieux que tout cela, dit à voix basse, M. de Rosmond à Ellénore.

— Eh quoi, s'il vous plaît ?…

— Mon retour.

Puis, il s'éloigna pour rejoindre M. de Croixville et ses amis, qui allaient monter en voiture.

IX

Le coup d'État imaginé par la cour pour intimider le parlement et les partisans du duc d'Orléans n'eut qu'un effet momentané. L'esprit d'indépendance et même de révolte y puisa de nouvelles forces. Les brochures politiques, les pamphlets abondèrent. La liberté de tout dire, enivrait les écrivains, les orateurs de salons et de cafés.

«L'Assemblée des notables, disaient-ils, nous régénère ; elle réveille le patriotisme dans les cœurs, elle montre l'énergie du Français, l'empire de la raison et le progrès des lumières ; elle va créer un esprit national qui sera le flambeau et le frein de l'autorité : la France n'avait que des sujets, elle aura enfin des citoyens, et l'opinion publique sera à jamais la reine des rois.»

M. de Croixville écrivit à Ellénore qu'il allait revenir passer le reste de l'automne au Val-Fleury, et peut-être tout l'hiver, tant le séjour de Paris devenait insupportable par ses agitations et les discussions violentes auxquelles on ne pouvait échapper, si raisonnable que l'on fût.

«Je serais parti dès aujourd'hui pour aller vous rejoindre, écrivait-il, sans ce fou de Rosmond, qui s'est pris de querelle avec un proche parent du marquis de V…, et cela à propos de deux grands personnages dont l'un est accusé d'avoir fait exiler l'autre. Rosmond a pris parti pour la victime ; il s'est dit des deux parts une foule de choses très-piquantes ; ils m'ont choisi pour témoin, honneur dont je me serais fort bien passé, car, de quelque façon que se termine l'affaire, on en parlera à la cour, à la ville, et elle sera blâmée des deux côtés et des deux partis.»

On ne saurait peindre l'inquiétude où cette nouvelle jeta Ellénore, et sa profonde douleur en découvrant l'intérêt qu'elle portait à M. de Rosmond. Que de vains efforts elle fit pour chasser de son imagination le tableau sanglant qui s'y présentait sans cesse.

— Oh ! mon Dieu, pensa-t-elle, pourquoi donc cette terreur qui m'agite, ces larmes que je verse malgré moi ?

Pendant cinq jours que dura cette anxiété, Ellénore prit à peine quelque repos. Désirant et redoutant les nouvelles de Paris, elle ouvrait le journal en tremblant, puis elle allait s'asseoir dans l'avenue, et restait des heures entières à écouter le bruit des voitures qui passaient sur la grande route, dans l'espoir d'en voir une se diriger du côté du château.

Enfin elle ne se trompe point. C'est bien celle du marquis. Oui, elle reconnaît ses gens, sa livrée.

Mais elle ne peut distinguer s'il est seul ou non dans sa voiture. Elle s'en approche ; en l'apercevant, les postillons s'arrêtent ; M. de Croixville descend de voiture et vient embrasser Ellénore ; il est frappé de l'altération de ses traits.

— Vous avez été malade, dit-il avec l'accent de la plus vive inquiétude.

Et la pauvre Ellénore, ne sachant comment expliquer ce qu'elle éprouve, répond qu'en effet elle a beaucoup souffert.

Alors, touchée de l'intérêt que le marquis ressent pour elle, son cœur en éprouve du soulagement. Être aimée est un si grand bonheur, qu'on en ressent la joie, même à travers les plus vives peines.

Cependant, M. de Croixville ne s'occupe que d'Ellénore, il l'accable de questions et redouble son anxiété en ne disant pas un mot du marquis de Rosmond. Ce silence est interprété de la manière la plus sinistre ; Ellénore se sent prête à se trouver mal, lorsqu'en entrant dans le château le marquis dit à ses gens de préparer l'appartement de M. de Rosmond, d'envoyer chercher le chirurgien de la ville voisine pour venir panser son bras.

— Le pauvre homme ne sera ici que dans cinq ou six heures, ajouta-t-il, bien qu'il soit parti fort longtemps avant moi ; mais nous l'avons forcé à ne pas aller trop vite pour éviter les cahots de la voiture. Ségur est avec lui, et l'empêchera de faire quelque imprudence.

— Il est donc blessé ? demanda Ellénore, en respirant plus librement et d'un air presque joyeux.

— Oui, vraiment, il a failli avoir l'épaule cassée ; mais j'ai peur que son adversaire n'en soit pas quitte à si bon marché, aussi n'avons-nous point perdu de temps pour emmener avec nous Frédérik, car si le malheur voulait que cet enragé d'officier des gardes mourût, Dieu sait ce que sa compagnie et sa famille feraient contre le héros et les témoins de ce duel.

Après avoir échappé à un grand chagrin, on est bien fort contre un moindre. Ellénore se réjouit presque de la blessure de Frédérik: c'était un si bon prétexte pour le traiter mieux qu'un autre ! Mais quand elle le vit arriver pâle, les traits contractés par la souffrance, elle eut peine à retenir ses larmes, malgré la grâce qu'il mit à lui sourire, et à se féliciter le plus gaiement possible du malheur qui lui valait une si douce hospitalité.

— Si vous m'en croyez, mon cher Frédérik, dit le vicomte de Ségur, vous irez vous mettre au lit tout de suite ; le voyage a dû vous fatiguer, et le docteur a recommandé le repos avant tout.

— Grand merci, répond Frédérik, je ne connais qu'un mal qui tue, c'est l'ennui, et je n'irai pas m'y exposer quand je suis si heureux de me trouver ici, ajouta-t-il en regardant Ellénore.

— Il n'a pas le sens commun, vous dis-je, on l'a saigné pour la seconde fois ce matin, et il veut faire l'intrépide. Ayez pitié de sa sottise, mademoiselle, et ordonnez-lui de s'aller coucher ; vrai, c'est un acte d'humanité.

— Nous vous en prions, dit Ellénore, d'une voix timide ; et M. Rosmond céda à cette faible instance.

Après qu'il se fût retiré, la conversation tombe sur lui.

— Voilà un vrai triomphe, s'écria le vicomte de Ségur, car c'est bien l'être le plus entêté…

— Et qui ne doute de rien, dit M. de Croixville : on a beau lui dire que les têtes sont montées, qu'il faut être prudent, que c'est compromettre ses amis et sa vie que de se battre avec l'enfant gâté d'une famille en crédit, qui lui fera payer cher sa victoire ; il n'écoute rien ; le voilà bien avancé maintenant. Je suis sûr que l'ordre de l'arrêter est déjà donné ; aussi faut-il le déterminer au plus vite à aller rejoindre sa famille en Angleterre.

— Sans doute, il n'a rien de mieux à faire, reprit le vicomte, il a passablement de dettes. Lord D…, son oncle, les paiera: avec son nom et ses espérances de fortune, il trouvera à faire quelque brillant mariage dont il viendra se consoler à Paris avec la petite Adeline, si elle est encore jolie l'année prochaine, car l'Opéra-Comique les use singulièrement.

— Plus j'y réfléchis, plus je pense qu'il faut le décider le plus tôt possible à faire ce voyage.

— Ce ne sera pas difficile : il aime tant l'Angleterre !

Ellénore n'en entendit pas davantage ; cela suffisait pour fixer son plan de conduite et l'affermir dans la résolution de surmonter le sentiment dont elle se craignait atteinte. Rien ne vit sans espoir, pensa-t-elle, et comme la position de M. de Rosmond et la mienne ne permettent aucune alliance entre nous, ce que je ressens pour lui ne saurait durer. Forte de cette idée, elle se promit d'éviter les occasions de trahir son secret.

Mais tous les masques ont une expression exagérée, celui qu'on pose sur son cœur comme celui qui cache le visage. Ellénore crut mieux dissimuler sa préférence en traitant mal M. de Rosmond ; elle cessa tout à coup de lui donner les preuves d'intérêt que sa blessure réclamait. Il s'aperçut de ce changement et n'en fit point de reproches. Tant de résignation aurait dû éclairer Ellénore sur le peu de succès de sa ruse ; mais elle avait trop d'esprit pour avoir tant de finesse : elle prit tout simplement le silence de Frédérik pour de l'indifférence, et pleura de dépit d'avoir supposé un moment qu'elle en était aimée.

Le plus grand piége d'un amour naissant est dans la croyance d'aimer seul ; car, où serait le danger de nourrir un sentiment non partagé ? Dans cette sécurité, on s'y livre comme à un doux rêve, et le premier mot tendre qui vient frapper au cœur, le trouve sans défense.

Moins Ellénore obtenait de sa raison, plus elle affectait de froideur. Si bien qu'il s'était établi entre elle et M. de Rosmond une sorte de ton amer qui donnait à leurs moindres discussions un air de querelle. Il semblait que le regret de n'être pas d'accord sur un point, les portât à se contrarier sur tous les autres.

X

Lorsque ces discussions avaient pour sujet la politique ou la littérature, les témoins s'amusaient de l'éloquence ou des folies que la colère fournissait aux divers champions ; mais un jour, la conversation s'étant portée sur la puissance des femmes en France, M. de Ségur prétendit qu'elles n'en exerçaient que par leurs charmes, M. de Croixville que par leur caractère, et M. de Rosmond que par leur position dans le monde.

— Placez, disait-il, la femme la plus supérieure dans une situation équivoque, et si elle n'est pas protégée par un pouvoir quelconque, vous verrez qu'elle a moins d'influence que la plus pauvre paysanne dans son ménage.

A ces mots, Ellénore se sentit rougir et pâlir dans la même minute ; mais s'imposant le calme de la fierté :

— Si le malheur d'une situation, quelquefois méconnue, ôte de l'empire, il peut laisser l'indépendance, dit-elle ; et c'est assez pour commander l'estime.

— Vous devenez trop sérieux, dit M. de Croixville, et comme le dîner était à sa fin, on se leva de table.

— Allons voir les préparatifs de la fête, dit M. de Ségur.

— De quelle fête ? demanda Ellénore.

— Mais de la vôtre, madame, répondit Frédérik, en affectant d'appuyer sur le dernier mot.

— Dites donc de la mienne, dit le marquis, car n'est-ce pas demain l'anniversaire de sa naissance ?

— Quoi, dit Ellénore avec embarras, vous voudriez fêter ce malheureux jour, j'en serais bien fâchée !

— Je ne veux rien, reprit M. de Croixville ; mais madame Gerbourg a su, je ne sais comment, que vous étiez née le 15 de ce mois, elle l'a dit à plusieurs personnes, cela s'est répandu dans le village, et tous ceux qui vous doivent de la reconnaissance m'ont demandé la permission de vous offrir un bouquet, et de danser ensuite dans le parc ; ne leur refusez pas ce plaisir, ajouta-t-il en baisant la main d'Ellénore.

— Diable, n'allez pas les contrarier, dit M. de Ségur, ils seraient capable d'en prendre de l'humeur et de mettre le feu au château ; depuis le triomphe des idées républicaines, j'ai un grand respect pour les plaisirs populaires.

— S'il y a peine de mort pour empêcher de faire cette fête, il faudra bien la subir, dit Ellénore en souriant.

— Oui, croyez-moi, reprit le vicomte, résignez-vous de bonne grâce à nos hommages ; moi, je vais caresser ma muse pour en obtenir quelques couplets dignes de vous. Toi qui peins comme un Raphaël, ajouta-t-il en s'adressant à Frédérik, tu devrais bien nous faire un transparent ; ce serait se montrer favorablement aux habitants du Val-Fleury ; les Normands aiment les beaux-arts.

— Sans doute, peindre Vénus et Mars couronnés par l'Amour sous un pommier du pays, ce serait une touchante allégorie, reprit M. de Rosmond avec ironie ; c'est dommage que je n'aie aucune disposition pour ce genre épique.

— Encore ! dit Ellénore d'un ton de reproche, mais assez bas pour n'être entendue que de Frédérik.

— Oui, toujours, reprit-il avec une sorte de rage, tant que je ne pourrai pas me faire entendre autrement ; mais accordez-moi un moment d'entretien, un seul, et vous verrez que ce Frédérik que vous trouvez détestable, insultant, est votre meilleur ami.

— Vous, mon ami ? Oubliez-vous donc…

— Ah ! pour injurier ainsi, il faut adorer ou haïr, vous le savez bien. Mais c'est votre intérêt seul qui me guide. Il faut que je vous parle, il faut que vous sachiez…

— Je ne veux rien savoir, dit Ellénore en se levant pour s'éloigner de Frédérik.

— C'est de votre honneur dont il s'agit, et vous m'entendrez, dit-il d'un ton impérieux ; car M. de Ségur avait été rejoindre M. de Croixville sur la terrasse, aux premiers mots dits tout bas par Frédérik, imaginant qu'il cherchait, par quelques phrases polies, à réparer ses brusqueries, et M. de Rosmond ne craignait pas d'être entendu d'eux.

Ellénore s'arrêta comme frappée d'étonnement: elle jeta sur M. de Rosmond un regard où le doute et l'orgueil se combattaient. Il le comprit.

— Oui, de votre honneur, répéta-t-il d'une voix émue, et croyez-moi, il faut qu'il me soit bien cher, pour oser vous déplaire ainsi.

En ce moment, M. de Croixville, suivi de plusieurs personnes, vint prendre le bras d'Ellénore pour la conduire dans le parc.

Le lendemain, comme on disposait tout pour la chasse à courre, qui devait être le premier plaisir de cette journée, on vit arriver au grand galop un charmant équipage anglais, fort rare alors. C'était le duc d'O… rappelé d'exil, qui venait, suivi de ses intimes, surprendre le marquis de Croixville, et partager les joies de la fête champêtre dont le duc de Lauzun lui avait parlé.

L'arrivée de ce grand personnage eût été fort agréable à M. de Croixville dans toute autre circonstance, car c'était bien l'Altesse la moins gênante et la plus enjouée ; mais le recevoir le jour où l'on fêtait Ellénore, ne pouvoir soustraire cette jolie personne aux regards libertins du prince, aux propos, aux conjectures que devait faire naître la présence d'une jeune personne presque seule au milieu des gens de la cour les plus renommés pour leurs goûts licencieux, voilà ce qui causait d'autant plus de peine à M. de Croixville qu'il fallait la dissimuler.

Ellénore n'était pas encore sortie de son appartement quand on vint lui annoncer l'arrivée du prince. Elle s'en réjouit d'abord en pensant que la fête serait sans doute remise, et qu'elle pourrait passer toute cette journée seule chez elle. Mais déjà plusieurs plaisanteries du prince sur la charmante Irlandaise que le châtelain renfermait dans le donjon du Val-Fleury, comme du temps des croisades, ne permettaient pas au marquis d'éviter à Ellénore l'embarras de paraître aux yeux des nouveaux arrivés. C'est ce qu'il lui fit dire par madame Gerbourg, en la conjurant de céder à sa prière, et en la rassurant de son mieux sur la manière dont elle serait traitée par ses nobles amis.

Placée entre l'obligation de braver audacieusement les regards curieux et malins du prince, ou la crainte de lui laisser perdre ou conserver d'elle une mauvaise idée, que sa vue pouvait détruire, Ellénore se décida pour le parti le plus courageux ; mais elle se réserva le droit de ne descendre dans le salon que pour l'heure du dîner, désirant rester le moins de temps possible sous le poids d'une observation si pénible à supporter.

L'entretien demandé par Frédérik ne pouvait avoir lieu, il le comprendrait bien ; mais que l'idée de cet entretien causait de trouble à Ellénore ! Sans en deviner complétement le motif, sa position dans le monde le lui faisait pressentir, sa raison lui révélait qu'il n'y a rien de bon à attendre des événements quand on est mal posée pour les braver.

Malgré les craintes, les contrariétés qu'elle éprouvait, elle mit à se parer plus de soin qu'à l'ordinaire. L'instinct des femmes les dirige à merveille sur le choix de la parure la plus convenable à l'effet qu'elles veulent produire. Sont-elles en train de minauder, un petit bonnet posé de côté sur des cheveux à peine bouclés, un négligé élégant, qui indique sans les montrer leurs formes gracieuses, s'harmonisent parfaitement avec des attitudes coquettes et des inflexions quasi tendres. Veulent-elles imposer le respect et l'admiration, leur parure est simple, noble et sévère.

Ellénore avait mis une robe de moire blanche à demi décolletée ; ses beaux cheveux, séparés par le milieu, retombaient sur ses épaules en boucles d'or, et donnaient à l'expression noble et pure de son visage quelque chose d'angélique ; une écharpe de gaze bleue lui servait de ceinture. En la voyant ainsi vêtue, en voyant sa démarche noble, son regard fier et l'absence complète de ces petites mines avec lesquelles les jolies femmes, et quelquefois les plus laides, encouragent si bien la galanterie, on se sentait porté naturellement à respecter Ellénore.

M. le duc d'O… lui-même, dominé par ce charme impérieux, lui adressa la parole dans les termes les plus réservés ; et cependant, peu de minutes avant qu'elle lui fût présentée, il en avait parlé d'un ton fort léger, et il s'était promis de lui faire sa cour assez cavalièrement, pour dépiter, disait-il, celui qu'il appelait l'heureux propriétaire.

Le prince était grand, bien fait et ne manquait pas d'esprit ; il était surtout très-gracieux avec les femmes, et d'une coquetterie fort piquante près de celles qui lui donnaient le temps de l'employer ; mais les succès faciles, les orgies réitérées, et par-dessus tout cela une femme honnête et jalouse, une maîtresse dévote et bel-esprit, le rendaient envieux d'une liaison intime et de bon goût, où les plaisirs de l'amour pourraient s'allier à une chaste élégance ; car la pruderie, le pédantisme ou l'impudicité sont également ennemis des longs et doux attachements.

Malgré la pureté des liens qui existaient entre le marquis de Croixville et sa pupille, malgré les discours et le bon maintien d'Ellénore, le prince ne fit point un doute sur la culpabilité de cette liaison, et comme il avait la loyauté facile des mauvais sujets, celle qui consiste à déclarer franchement ses coupables intentions, il dit en voyant Ellénore à l'autre bout du salon :

— J'ai toujours eu un grand respect pour l'hospitalité, mais je t'en préviens, Croixville, il ne tient qu'à cette jolie personne de me faire commettre une méchante action.

— J'espère qu'elle vous en ôtera l'idée, monseigneur, répondit le marquis.

— Voilà une sécurité bien présomptueuse.

— C'est qu'elle n'est pas fondée sur mon mérite.

— Ah ! tu la crois invulnérable, c'est dans l'ordre, nous sommes tous de même avant la preuve.

— Non vraiment, Monseigneur, je sais que la plus sage peut faillir, surtout quand le séducteur vous ressemble, et c'est pourquoi je supplie Votre Altesse d'épargner celle-là.

— Tant d'humilité me charme et m'évite sans doute un revers, car si ce que m'a dit Lauzun est vrai, c'est une belle Arsène dans toute sa fierté, et tu es…

— Le charbonnier qui l'a recueillie, voilà tout, interrompit M. de Croixville en prenant un air modeste.

— Hypocrite ! dit le prince en riant, enlever une créature charmante, la soumettre en lui faisant croire qu'on la protége ; lui laisser toute l'audace de la vertu en la formant au vice ; n'est-ce pas la bonne fortune la plus piquante que puisse ambitionner un roué tel que toi ? Mais le monde n'est pas digne d'un si bel exemple ; je le connais, il ne sera content qu'après avoir détruit un si rare édifice ; et si tu dois le voir s'écrouler, que t'importe celui qui lui portera les premiers coups.

En finissant ces mots, le prince se leva pour offrir la main à Ellénore, car on venait d'annoncer que le dîner était servi ; en passant près de M. de Rosmond, elle l'entendit qui disait au vicomte de Ségur :

— Je n'en répondrais pas, la vanité est si puissante sur le cœur des femmes !

Un regard courroucé lui apprit qu'Ellénore l'avait entendu. Mais bientôt vaincue par l'expression douloureuse empreinte sur les traits de Frédérik, elle le regarda moins sévèrement ; puis, touchée du sentiment de jalousie qu'il ne pouvait dissimuler, elle affecta de répondre tout haut aux choses tendres que le prince lui adressait à voix basse, même à celles qu'elle ne connaissait point ; car Son Altesse la supposant plus expérimentée, lui adressait souvent des apologues, des métaphores dont elle demandait l'explication avec une audacieuse naïveté qui semblait aux uns la preuve irrécusable de la plus complète innocence, et aux autres le sublime de la ruse. Lorsque la voix qui nous parle laisse le cœur calme, l'esprit a toutes ses facultés ; aussi Ellénore répondit-elle sans peine et d'une manière à la fois digne et plaisante aux agaceries du prince.

XI

On s'étonnera sans doute de la retenue du duc d'O… avec une jeune personne que sa présence chez le marquis de Croixville, livrait naturellement à des suppositions fort encourageantes. Il est vrai que madame Gerbourg, faisant près d'elle les fonctions de gouvernante ou plutôt de dame de compagnie, était là pour rendre plus décente la présence d'Ellénore au milieu des amis de M. de Croixville ; mais l'air capable de madame Gerbourg n'aurait pas obtenu le moindre sacrifice de la gaieté de ces messieurs. Le regard imposant, les manières si simplement chastes d'Ellénore agissaient bien davantage sur l'esprit des plus hardis. Ils riaient de leur soumission à ce qu'ils appelaient sa pruderie enfantine . Mais ils en ressentaient une secrète influence qui leur ôtait involontairement toute idée de la blesser. Cet effet difficile à croire, peut être attesté par tout ce qui reste de personnes ayant connu Ellénore. Jamais on n'a vu tant obtenir dans une position où l'on n'avait nul droit de rien exiger.

La rivalité, cette Euménide qui porte souvent au crime et toujours à la malignité les femmes les plus douces, n'a pas une moins mauvaise influence sur les hommes. Il n'est point d'affection qui les arrête : leur premier soin est de détruire toute illusion flatteuse sur le compte du préféré, fût-il leur meilleur ami. Dénoncer ses défauts, mettre en lumière ses ridicules, est un devoir de la part des aspirants à son bonheur. Aussi le duc d'O… ne manqua-t-il pas de mettre la conversation sur ce qu'il appelait les extravagances du marquis de Croixville.

— Je suis sûr que vous ne le connaissez pas, dit-il à Ellénore.

Alors il raconta plusieurs traits d'originalité du marquis de Croixville, et rit de sa manière d'établir surtout des paris, manie copiée des Anglais qui lui coûtait beaucoup d'argent à Londres et lui en rapportait beaucoup plus à Paris.

— Que pensez-vous, ajouta le prince, d'un homme assez fou pour s'exposer à se couper la gorge à propos de trois lapins ? oui, trois lapins ! Ne va-t-il pas s'imaginer un beau jour de parier contre le vicomte de W… qu'il n'y avait pas dans la société un homme aussi grand que trois lapins mis au bout l'un de l'autre ! Le pari accepté et fixé à une somme considérable, chacun tombe d'accord que le comte d'Egmont, le veuf de cette adorable fille du maréchal de Richelieu, est l'homme de tous ceux de la cour ayant la taille la plus élevée. Sa gravité, sa position sociale rendait très-difficile de lui demander à établir le parallèle. Tout autre aurait payé le pari plutôt que d'aller proposer à un tel personnage de se laisser mesurer avec trois lapins ; mais Croixville, qui ne doute de rien, s'y est si bien pris, que ce géant de comte d'Egmont a bien voulu se prêter à l'épreuve, et que le pauvre vicomte de W… en a été pour son argent. Voilà à peu près l'histoire la plus honnête que nous puissions vous raconter de lui, ajouta le prince en s'adressant à Ellénore. Les autres trahissent trop le colonel des hussards.

— Et leur colonel général, dit M. de Croixville, car je pourrais bien répondre au récit de mes folies passées, par le récit des folies présentes de Votre Altesse et de celles de ses joyeux amis ; mais on m'accuserait d'envie et l'on n'aurait pas tort.

Ellénore s'apercevant qu'il y avait un fond d'aigreur dans toutes ces plaisanteries, pria ces messieurs de lui garder le secret de leurs aventures, et lança au baron de Besenval une de ces questions sur les événements du jour, dont la réponse devait fixer l'attention générale.

Cependant le prince, surpris de rencontrer dans une si jeune fille tant de candeur, de présence d'esprit et d'audace, tant d'ignorance et d'instruction, tant de franchise dans les discours et de retenue dans les manières, se trouve presque ridicule de n'oser aborder le sujet qui l'intéresse ; il veut surmonter cette timidité inexplicable, et dit bas à Ellénore en montrant M. de Croixville :

— Quoi ! vous avez la prétention de n'aimer jamais que lui ?

— Pourquoi pas, reprit Ellénore, n'aime-t-on pas toujours son ami, son père ?

— Oui, d'une amitié calme, raisonnable ; mais il surviendra quelqu'un que vous aimerez autrement… et je voudrais… que…

— C'est possible, mais je vous affirme bien que ce ne sera jamais un prince du sang, dit Ellénore avec fierté.

— Bah ! qui sait ? les croyez-vous donc incapables d'aimer ?

— Non, mais j'ai trop d'orgueil pour me contenter d'un amour protecteur. Celui qu'il faut appeler Monseigneur ne sera jamais mon maître.

— Sans doute, mais votre esclave ?

— S'il pouvait l'être, je le mépriserais. Je hais tout ce qui rampe.

— Même aux pieds d'une jolie femme ?

— C'est surtout cette galanterie de serf, dont on se vante en France, que je vois dans vos livres, dans vos comédies, qui me paraît aussi dégradante pour les hommes que peu flatteuse pour les femmes. Encore, si c'était le garant d'un dévouement à toute épreuve ! mais on entend raconter chaque jour des traits indignes d'égoïsme, d'insensibilité et de perfidie de la part de ces îlotes amoureux.

— Je comprends, dit le prince en fixant son regard sur le marquis de Rosmond. Vous préférez un de ces esprits indépendants qui ne feraient pas le sacrifice d'un caprice, d'un travers, à la femme qu'ils aiment ; qui sont entêtés dans leurs volontés, amers dans la discussion, injurieux en amour, et féroces dans leur jalousie. Prenez-y garde, au moins: dire qu'il faut être ainsi pour vous plaire, c'est un aveu.

A ce mot, la rougeur qui couvrait le front d'Ellénore, fit sourire le prince et frémir M. de Rosmond. C'était la première émotion qui se peignait sur le visage d'Ellénore depuis que durait cet entretien. Ne pouvant entendre ce qu'ils se disaient, Frédérik présuma qu'un mot tendre du prince venait de jeter le trouble dans le cœur d'Ellénore, et il lui adressa la parole sans avoir rien de particulier à lui dire, uniquement pour interrompre la conversation qui le mettait au supplice.

Sa voix fit tressaillir Ellénore, elle tourna vers M. de Croixville, un regard suppliant, comme pour l'engager à rendre la conversation générale et assez intéressante pour empêcher le prince de continuer celle qui la jetait dans un embarras visible. M. de Croixville, qui ne souffrait pas moins qu'elle des propos galants que lui adressait le prince, eut recours au moyen le plus infaillible de captiver son attention. Il parla de l'affaire du collier ; une discussion très-vive s'engagea entre le chevalier de R… et le baron de Besenval sur le compte de madame de Lamotte. Le baron prit parti pour la reine avant que personne l'eût accusée ; il s'emporta au point de dire que l'on découvrirait bientôt par quelle odieuse intrigue on était parvenu à compromettre le nom de la reine dans cette affaire. Chaque mot du baron, chaque réplique du chevalier de R…, faisait trembler M. de Croixville, et il commençait à prendre autant de peine pour rompre cette conversation, qu'il en avait pris pour l'amener, lorsque le prince, qui l'écoutait sans y mêler une parole, tenta d'y faire diversion en questionnant le marquis de Rosmond sur son projet de quitter bientôt la France.

— Moi, quitter la partie quand le jeu se gâte ? Non, vraiment, dit le marquis, je ne suis pas homme à céder sans combattre. Alors le prince émit plusieurs opinions qui furent toutes contrariées par Frédérik ; enfin Ellénore, s'apercevant du malaise qu'éprouvait M. de Croixville, n'attendit pas que le dessert fût entièrement servi pour se retirer ; alors le prince se récria avec tant de chaleur contre l'usage anglais ; il s'engagea si solennellement à maintenir les convives dans l'état de raison qu'exige la présence d'une femme digne de respect, que M. de Croixville lui-même joignit ses instances à celles du prince pour qu'Ellénore restât, et qu'il fallut y céder.

Au même instant où Ellénore reprit sa place, Frédérik quitta la sienne, en prétextant une vive douleur à son bras.

— Vous ne soignez pas bien ce pauvre Rosmond, dit le prince à M. de Croixville ; il est changé à faire peur ! et si vous n'y prenez garde, sa blessure lui jouera quelque mauvais tour, on le voit rougir et pâlir dix fois par minute.

— Il serait bientôt guéri, dit le duc de Lauzun, si, comme autrefois, les belles châtelaines pansaient les blessures de nos preux chevaliers.

Cette plaisanterie troubla à un tel point Ellénore que le duc craignit de l'avoir offensée, et tenta de réparer sa maladresse par les compliments les plus flatteurs. Mais Ellénore ne les entendit pas. Effrayée de ce qu'elle éprouvait, et en cherchant de bonne foi la cause, elle rêvait comme si elle eût été seule. Le bruit des boîtes, des fusées qui annonçaient le commencement de la fête la sortirent de cette léthargie. On se leva de table pour voir les illuminations et pour se rendre dans la salle de verdure, où devait se tirer la loterie. M. de Croixville avait imaginé cette parodie des grandeurs de Louis XIV. Tous les numéros étaient gagnants, Ellénore était la Fortune de ce jeu bienfaisant ; c'est elle qui distribuait les lots, et des bénédictions sans nombre tombaient sur sa partialité généreuse.

XII

Cette fête avait attiré tous les châtelains des environs ; plusieurs d'eux étaient déjà venus saluer le marquis de Croixville. Mais leurs femmes affectaient de se tenir à l'écart pour éviter de se rencontrer avec Ellénore. Celles qui hasardaient de causer avec le marquis pour le complimenter sur l'élégance de son bal champêtre, s'interrompaient tout à coup en voyant s'approcher Ellénore, et s'éloignaient aussitôt d'elle avec les signes du mépris le plus insultant.

Une conscience pure rend peu susceptible ; ces manières parurent tout simplement impolies à Ellénore ; elle avait souvent entendu la duchesse de Montévreux critiquer l'insolence du premier rang envers le second, du second envers le troisième, et de celui-ci envers tous les autres, et elle se comprenait humblement dans les victimes de cette malveillance réciproque.

La fête se prolongea fort avant dans la nuit et se termina par un souper auquel Ellénore ne voulut point assister. Résolution dont M. de Croixville lui sut un gré infini ; car le prince, toujours plus ravi de la beauté et des gracieuses brusqueries d'Ellénore, ne l'avait pas quittée d'un instant ; il avait maudit tout haut l'obligation de repartir le lendemain matin pour se rendre à Versailles et assister à la séance des notables. Jamais la politique ne lui avait paru plus fastidieuse ; tout cela était évidemment adressé à Ellénore et devait lui prouver le désir qu'avait le prince de la revoir bientôt. Il espérait que tant de respect dans sa galanterie, tant de timidité dans ses aveux, toucheraient Ellénore et la détermineraient à rester ; mais elle persista dans sa volonté ; et dès qu'elle se fut retirée, les rires bruyants des convives lui apprirent qu'ils se consolaient joyeusement de son absence.

Le prince avoua de nouveau ses torts envers l'hospitalité, et déclara tout net à M. de Croixville qu'il eût à bien défendre sa conquête, parce qu'il était décidé à l'attaquer par tous les moyens que le ciel mettait en sa puissance.

— Je devrais me croire déjà vaincu et m'incliner devant Votre Altesse, répondit M. de Croixville, mais je ne suis pas le seul dont il faille triompher en cette circonstance, et sans nulle fatuité de ma part, je crois Ellénore à l'abri de toutes vos séductions. Oh ! c'est une étrange personne !

— Voilà bien la présomption la plus conjugale ! En vérité, mon cher Croixville, tu as dû faire un excellent mari. Quoi ! parce que cette charmante personne s'est enfuie pour toi et avec toi de chez la duchesse de Montévreux, tu crois qu'elle ne peut plus faire d'autre folie ?

— Je n'ai pas une si ridicule assurance ; mais je connais la fierté d'Ellénore.

— Et tu penses qu'elle lui tient lieu de vertu ? Eh bien, nous verrons.

M. de Rosmond écoutait ce dialogue avec une attention profonde, lorsque le maître de la maison demanda pour prix de ses soins à divertir ses hôtes qu'il ne fût plus question d'Ellénore.

— C'est exiger beaucoup, dit le prince, mais il faut t'accorder quelque chose en retour du plaisir que nous te devons de connaître une si jolie femme. D'ailleurs la pensée est libre, et je ne te le cache pas, désormais, celle de t'enlever ce trésor m'occupera jour et nuit.

— Ah ! monseigneur, point de violence !

— Fi donc ! c'est la ressource de ceux qui ne peuvent se faire aimer. Grâce au ciel nous n'en sommes pas réduits à cette extrémité. Allons, te voilà bien averti, défends-toi, et n'en parlons plus.

La conversation changea de sujet et devint beaucoup trop animée pour la redire. Les vins qui se succédèrent achevèrent de mettre les convives non pas tout à fait dans l'ivresse, mais dans cet état où la confiance va jusqu'à l'indiscrétion, et l'abandon jusqu'à la familiarité.

M. de Croixville et le marquis de Rosmond, qui était rentré dans la salle après le départ d'Ellénore, conservèrent seuls toute leur raison. La blessure de celui-ci lui servit de prétexte pour se refuser aux nombreuses libations qui commençaient à troubler l'esprit des plus intrépides buveurs. Ce même prétexte lui servit encore pour s'exempter d'aller le lendemain matin reconduire le prince jusqu'à Paris. Il fut convenu qu'il viendrait les rejoindre très-doucement dans sa voiture. Mais le souper fini, M. de Croixville, redoutant quelque démarche audacieuse de la part de ses hôtes, veilla, ainsi que plusieurs de ses gens, jusqu'au moment du départ. M. de Rosmond ne se coucha pas non plus. Tous deux veillèrent, sans s'en douter, pour la même cause.

Après avoir passé un habit de voyage, le marquis de Rosmond descendit dans la cour du château pour saluer le prince et partir en même temps que tous ceux qui l'accompagnaient. En effet, les équipages étant avancés, et le prince venant de s'élancer dans le sien, M. de Rosmond monta dans sa calèche en donnant l'ordre au postillon d'aller au pas pendant quelque temps pour qu'il pût s'habituer par degrés au mouvement de la voiture. Mais tous les carrosses, les cavaliers et les piqueurs ayant quitté la longue avenue du château pour prendre la grande route, M. de Rosmond dit à son postillon de retourner au château, qu'il y avait oublié son portefeuille ; et bientôt il se trouva dans le petit salon où venait de descendre Ellénore.

XIII

En voyant entrer M. de Rosmond, le premier mouvement d'Ellénore fut de se lever pour sortir du salon. Mais le marquis la retint en la conjurant de l'écouter au nom de tout ce qu'elle se devait à elle-même.

— Vous allez me trouver bien téméraire, dit-il, mais quand il s'agit de votre sort, de votre honneur, je puis braver la crainte de vous déplaire.

— Que voulez-vous dire, monsieur, quel ton solennel ! répondit Ellénore avec une sorte d'effroi.

— Je veux dire, répondit Frédérik en s'asseyant près d'Ellénore, que vous ignorez sans doute la place que vous occupez ici.

— Hélas ! non, je le sais, c'est celle d'une protégée, et malgré tous les soins de M. de Croixville à me faire croire que tant de bontés acquittent à peine le bonheur qu'il éprouve à me servir de père, je me sens quelquefois humiliée de tout lui devoir. C'est mal, c'est ingrat de ma part, j'en conviens, mais la fierté de mon caractère l'emporte sur ma reconnaissance ; je devrais bénir sa protection, eh bien, je sens qu'elle me pèse.

— Que serait-ce donc si vous saviez le nom qu'on lui donne ?

— Qui oserait la calomnier ? demanda Ellénore en se sentant pâlir.

— Ceux qui ne comprendront jamais, qu'on vous voie tous les jours sans vous adorer… et qu'on vous ait en sa puissance… sans être le plus heureux des hommes.

— Quelle horreur ! s'écria Ellénore. Quoi, l'on pousserait la méchanceté jusqu'à supposer qu'un homme de l'âge de M. de Croixville, que le père de deux filles mariées pût vouloir séduire la fille d'un de ses vieux compagnons d'armes ? C'est impossible.

— Cela est pourtant ; et je n'en veux pour preuve que l'accueil dont vous avez souffert hier, et les airs méprisants que la comtesse de B… et la marquise de L… ne vous ont point épargnés…

— Quoi ! il se pourrait ?… dit Ellénore d'une voix étouffée.

— Avez-vous pu vous tromper sur leurs sourires moqueurs, sur leurs manières dédaigneuses ? Chacun de leurs gestes, chacune de leurs démarches ne disaient-elles pas: «Que nous veut cette femme ? Ne sait-elle pas que l'héroïne d'une semblable fête a bien assez du plaisir d'y présider sans prétendre à la gloire de nous en faire les honneurs, et que dans le monde, on ne saurait tolérer le mélange des femmes comme il faut avec celles qui ont mis toute considération de côté, et qu'enfin… la maîtresse du marquis de Croixville ne peut ?…»

— La maîtresse de M. de Croixville ! répéta Ellénore, tremblante d'indignation. Quoi ! elles auraient pensé ?… Ce nom flétrissant serait sorti de leur bouche ?

— Je l'ai entendu.

— Et vous ne vous êtes point récrié contre cette atroce calomnie ?… Vous m'avez laissé insulter, dégrader, honnir !… Et vous prétendez m'aimer !… Que ferait de plus la haine, la vengeance ?… Ah ! je le vois, votre lâche cœur partage les infâmes soupçons de ces femmes !… Vous venez éprouver mon courage à braver l'insulte… Vous venez lire dans l'élan de ma colère si je mérite ou non l'estime que vous me marchandez… Sortez, monsieur ! épargnez-moi des avis qui me blessent ; laissez-moi tout au malheur qui me poursuit ; n'ajoutez pas l'insulte, le mépris, à toutes les tortures que…

A ces mots, Ellénore, anéantie sous le poids de tant de sentiments pénibles, retomba sur son fauteuil presque inanimée.

— Pardon ! pardon ! s'écria Frédérik en se jetant aux pieds d'Ellénore ; pardon de trop vous aimer pour vous laisser plus longtemps dans l'erreur qui vous perd ; mais il fallait vous éclairer pour vous sauver ; et je n'ai écouté que votre intérêt seul. Vous m'en punirez, je m'y attends. N'importe !… que je vous rende l'honneur, l'estime qu'on se croit en droit de vous refuser, et j'aurai dans votre bonheur de quoi braver votre injustice.

— O mon Dieu ! dit Ellénore en fondant en larmes ? quelle infâme calomnie !… Ainsi, la protection la plus pure, la plus paternelle !… Ah ! si M. de Croixville savait quel nom l'on donne à cette protection !…

— Il le sait, interrompit Frédérik, et en voici la preuve.

En disant ces mots, M. de Rosmond présentait à Ellénore une lettre du duc d'O… au duc de Lauzun, qui finissait ainsi :

«Tenez-vous prêt pour que nous puissions partir de bonne heure ; je suis très-impatient de connaître la nouvelle maîtresse de Croixville ; on la dit charmante et digne d'être l'héroïne d'un roman commencé avec tant d'éclat.»

— Ce billet, ajouta M. de Rosmond, a été oublié et laissé tout ouvert sur une table par le duc de Lauzun. Ces dernières lignes ayant frappé mes yeux, je m'en suis emparé pendant que, resté seul dans son salon, j'attendais que le duc eût fini de s'habiller. A cette heure, j'ai senti la même indignation qui vous accable en ce moment, et je me suis juré de vous venger de tant d'insultes… Ainsi donc, ordonnez, disposez de moi.

Mais Ellénore, dans un accablement profond, gardait le silence du désespoir… Frédérik n'osait le rompre. En cette circonstance, un mot tendre devenait une offense. Enfin, les yeux fixés sur ces lignes diffamantes, et respirant à peine, Ellénore dit d'une voix tremblante :

— Déshonorée… sans être coupable ! perdue à jamais !… et cela, ajoute-t-elle en posant la main sur son cœur, quand je me sens là tous les nobles sentiments qui manquent à mes juges… Et je vivrais parmi ces méchants frivoles… ces traîtres sans pitié… Non ! s'écria-t-elle, ranimée par l'excès de l'indignation, non, je ne serai pas plus longtemps exposée à leurs coups !… Puisque tout ce que j'ai cru bon, honnête, m'a trompé ; puisque tant de protections généreuses n'avaient pour but que de me plonger dans la servitude ou la corruption, je n'ai plus de refuge qu'en Dieu ; lui seul sait si je mérite le mépris dont on m'accable… Mais que devenir ?.. Quel parti prendre ?

— Vous fier à moi… dit Frédérik d'un ton pénétré. Ah ! croyez qu'il faut vous honorer puisque tout ce qu'il y a d'honorable au monde pour vous éclairer ainsi sur votre situation, pour vous livrer à une douleur si vive. Croyez bien que je n'aurais pas eu ce barbare courage si vous ne deviez pas trouver dans mon dévouement pour vous la réparation d'une telle injure…

— Non, dit Ellénore en voulant s'éloigner ;… non, maintenant toute protection me fait horreur.

— Quoi ! même celle d'un mari pour sa femme !…

A ces mots Ellénore resta interdite, elle crut avoir mal entendu : un si grand dévouement lui semblait impossible de la part de cet homme, qui lui avait à peine laissé deviner son amour. Elle retomba sur son siége, accablée sous le poids d'une sensation indéfinissable, car elle appartenait autant au désespoir qu'à la joie. Frédérik, sans chercher à profiter de cette émotion pour l'accroître, demanda d'un air humble si l'offre de sa main était acceptée.

— Non, répondit Ellénore ; c'est impossible !.. songez à votre rang.

— Il n'y en aura bientôt plus.

— A votre fortune.

— Si les affaires continuent à marcher de même, nous serons tous bientôt aussi pauvres les uns que les autres.

— Au monde.

— C'est un bavard qui est toujours du parti des gens heureux.

— A votre famille !..

— Ah ! vraiment, celle qui habite l'Angleterre voit tous les jours des mariages bien moins raisonnables, et les parents que j'ai en France sont trop occupés à défendre leurs titres et leurs biens pour s'inquiéter de mes actions. Grâce au ciel, ajouta Frédérik en baisant respectueusement la main d'Ellénore, j'ai toute l'indépendance qui permet d'être heureux, et quand rien ne s'oppose à mon bonheur… au vôtre… j'espère… serez-vous notre unique obstacle ?

— Oui je le serai, cet obstacle que vous redoutez, s'écria Ellénore avec véhémence, car je vous aime trop pour accepter un si grand sacrifice. Songez que déjà flétrie par les calomnies de la duchesse de Montévreux, perdue de réputation par mon séjour ici, je suis pour jamais exilée de la société où vous devez vivre ; qu'innocente victime des mépris les plus insultants, je ne puis souffrir que vous les partagiez, que j'ai besoin de vous voir honoré, de vous voir heureux pour me consoler des malheurs qui me poursuivent. Hélas ! votre estime est peut-être la seule qui me reste au monde, je veux la conserver au prix de mon bonheur même.

— Ah ! s'il est vrai que ce bonheur dépende de moi, vous me laisserez l'accomplir en dépit de toutes ces vaines considérations, dit Frédérik avec feu.

— Non, vous dis-je, interrompit Ellénore en se levant, je me rendrais digne de la honte dont on m'accable, si je pouvais consentir à en voir votre nom souillé, si j'acceptais votre dévouement généreux ; mais si votre honneur m'impose ce sacrifice, il m'est permis, je pense, d'implorer sans crime les secours d'un ami. Vous le voyez, je ne puis rester plus longtemps chez le marquis de Croixville ; protégez mon départ. La mort de mon père ne me laisse plus d'espérance que dans la pitié de ma sœur… Pourvu que son mari consente à me recevoir ! ajouta Ellénore en fondant en larmes. Pourvu que le bruit de mon déshonneur ne soit point arrivé jusqu'à ce brave officier !…

— Il vous accueillera, ou je le tue, s'écria M. de Rosmond avec indignation ; mais le temps presse, et si vous devez quitter ce château, il faut que ce soit cette nuit même avant le retour du marquis. Une voiture de poste se trouvera vers minuit à la petite porte du parc qui donne dans la foret. Un ancien serviteur à moi, qui m'a suivi ici, et que je laisserai dans le village, vous accompagnera où vous voudrez. N'emmenez que votre femme de chambre. Puisque vous l'ordonnez, je ne vous suivrai pas, j'attendrai qu'un mot de vous m'autorise à aller vous protéger, vous défendre, et mettre à vos pieds ma fortune et ma vie.

— Adieu, dit Ellénore, jurez-moi de rester à Paris, de vous y montrer assez de temps pour me justifier des nouvelles calomnies que fera naître cette seconde fuite. Une lettre de moi va instruire M. de Croixville des motifs de mon départ, en lui laissant ignorer à qui je dois la connaissance de ma honteuse situation chez lui… J'accepte le secours que vous m'offrez pour me rendre chez ma sœur, à Boulogne. Là, le ciel décidera de mon sort ; mais quels que soient les nouveaux malheurs qui m'attendent, croyez que je n'oublierai jamais le noble dévouement dont je reçois la preuve aujourd'hui… Adieu… séparons-nous pour toujours, partez à l'instant même… par grâce… par amour, obéissez-moi…

Puis, retirant avec violence sa main que pressait Frédérik, Ellénore s'enfuit en disant:

— Oh ! mon Dieu, combien il faut l'aimer !…

XIV

Un quart d'heure après cet adieu, le bruit d'une voiture apprit à Ellénore le départ de M. de Rosmond. Elle disposa tout pour le sien. Mademoiselle Augustine alarmée des pleurs qui couvraient le beau visage de sa maîtresse crut pouvoir lui demander si elle avait reçu quelque nouvelle inquiétante sur sa famille, et lui fournit ainsi le prétexte qu'elle cherchait pour motiver son brusque départ. C'était, lui répondit-elle, dans la nécessité d'aller donner ses soins à une sœur malade, qu'elle s'éloignait pour quelques jours dans l'absence et à l'insu du marquis de Croixville, se promettant d'être de retour au Val-Fleury, avant qu'il y revînt lui-même. Mademoiselle Augustine, en femme de chambre bien apprise, eut l'air de croire tout ce que disait sa maîtresse, et s'occupa de préparer le peu d'objets qu'elle devait emporter.

Lorsque dix heures sonnèrent, Ellénore se mit à écrire à M. de Croixville la lettre suivante :

«Monsieur le marquis,

»Je vous quitte en pleurant, et pourtant vous m'avez déshonorée… Cette protection que je croyais si sainte, si paternelle ; cette affection que vous ne m'avez jamais donné l'occasion de suspecter ; qui m'étaient si nécessaires, si douces ; il me faut les maudire… c'est à elles que je dois le mépris outrageant dont j'ai déjà subi l'effet sans en deviner la cause. Vous seul savez si je les mérite, ces mépris ; vous seul savez, monsieur, si, en acceptant vos bienfaits et un asile chez vous, je n'ai pas cru me mettre à l'abri de tout danger. Hélas ! telle était mon inexpérience, ma confiance en votre loyauté, que je n'ai pas eu l'idée qu'on pût calomnier vos sentiments pour moi, qu'on pût me soupçonner d'être votre maîtresse !

»Mon âge, mon ignorance du monde, expliquent assez mon aveuglement à cet égard ; mais vous, monsieur, vous qui connaissiez l'abîme où vous m'alliez plonger, vous qui saviez qu'une vie innocente, que la pureté du cœur ne suffissent pas pour combattre les apparences d'une conduite coupable ; vous qui saviez à quel point les jugements du monde sont irrévocables, vous m'avez immolée sans pitié à ses préventions cruelles, à ses jugements prévaricateurs. Et c'est la fille d'un brave militaire, comme vous, d'un officier qui a succombé aux suites d'honorables blessures, c'est à l'enfant dont son épée aurait vengé la honte que vous prépariez cet avenir d'humiliations et de douleurs !… Mais, je vous pardonne ; car, en me faisant perdre l'estime générale, vous m'avez conservé la vôtre et la mienne. Cela me suffira pour vivre et mourir honnêtement.

»Je retourne dans cette famille dont je n'aurais jamais dû m'éloigner ; je vais chez ma sœur, je vais vivre près d'elle, à moins que son mari, pauvre et noble officier irlandais, ne me repousse comme indigne de leur patronage. Alors je n'aurai plus de refuge que dans l'hospitalité de quelque maison religieuse ; n'importe, tout sera préférable à la situation honteuse dont je m'affranchis aujourd'hui. Adieu, réparez vos torts envers moi en respectant ma résolution ; ne cherchez point à me revoir ; mais ne craignez pas que le mal que vous m'avez fait me rende ingrate pour l'attachement que vous me portez… Je ne le comprends pas… mais il m'est consolant d'y croire. Ah ! gardez-le moi !… il me coûte assez cher !

» ELLÉNORE.»

Elle attendit que les gens du château fussent retirés pour aller déposer cette lettre sur la table de M. de Croixville. En traversant les grands appartements du marquis pour se rendre dans la bibliothèque, où il se tenait ordinairement, elle se sentit oppressée par l'idée de quitter ces lieux si beaux, où elle avait passé des moments si agréables, dont le souvenir ne lui causait aucun remords. Mais aujourd'hui qu'elle était éclairée sur le danger d'y être, sur celui d'y rester, il fallait le fuir, il fallait se livrer au hasard, peut-être plus périlleux encore, de chercher un asile, d'affronter la misère ; car la modique rente dont Ellénore avait hérité à la mort de son père, suffisait à peine à ses premiers besoins ; et l'abondance, le luxe de la maison où elle avait été élevée, devaient lui rendre la privation des soins recherchés plus pénible qu'à une autre. Cependant, elle n'hésita pas à braver les inquiétudes du plus effrayant avenir plutôt que d'accepter volontairement une existence douce, mais déshonorante.

— Jamais, disait-elle en contemplant tous les objets d'art qui décoraient cette belle habitation, jamais je ne reverrai ces beaux tableaux, ces livres auxquels j'ai dû tant d'heures délicieuses ; et cet ami, ce bienfaiteur que le ciel même semblait m'ordonner de chérir, je ne le verrai plus !.. Sa protection me perdait, disent-ils, quel autre donc me sera secourable ? La même calomnie ne peut-elle m'atteindre ? Ne puis-je, dans l'abandon où je suis, sans expérience pour me guider, sans famille pour me défendre, ne puis-je tomber au pouvoir de quelque misérable traître… de quelque… Ah ! si je croyais…

Et dans son désespoir, Ellénore s'avança vers une petite pièce attenante au cabinet de M. de Croixville, dont il avait fait une espèce d'arsenal en y rassemblant une collection d'armes de toutes les époques. Il en avait souvent fait admirer à Ellénore les plus précieuses et particulièrement un petit poignard ciselé, dont la lame rentrait par l'effet d'un ressort dans le manche, et qui pouvait se cacher facilement sous un vêtement de femme. La tradition voulait qu'il eût appartenu à Valentine de Milan. Ellénore s'en empara et traça avec la pointe de son poignard, sur la boiserie où il était appendu, ce peu de mots: Pris par Ellénore .

Munie de ce moyen de défense, bien décidée à l'essayer sur elle-même, si l'honneur ou le désespoir l'y forçait, elle se sentit plus calme, et regagna sa chambre d'un pas ferme.

Mademoiselle Augustine l'y attendait. Toutes deux sortirent du château sans faire le moindre bruit. Le chien, gardien du parc, loin d'aboyer contre elles, se mit à les suivre en animal fidèle qui sait ce qu'il doit à ses maîtres.

— Entendez-vous quelqu'un, disait Ellénore en voyant Augustine regarder sans cesse de tous côtés ?

— Non, mademoiselle, répondit la femme de chambre avec embarras ; c'est que je connais la surveillance de M. Hubert, et j'ai peur qu'il ne nous ait vues sortir.

— Eh bien, marchons assez vite pour être à la petite porte avant lui.

En parlant ainsi, Ellénore doublait le pas, et mademoiselle Augustine, feignant d'avoir peine à la suivre, restait à une assez grande distance d'elle. Déjà le hennissement des chevaux avait averti Ellénore de l'exactitude de Frédérik, de son empressement à protéger sa fuite. Elle allait se servir du passe-partout qui ouvrait les grilles du parc, lorsque le vieil intendant du château sortit tout à coup du massif de noisetiers qui masquait la petite porte.

— Pardon, mademoiselle, dit l'intendant à Ellénore ; mais, sans le consentement de M. le marquis, je ne saurais…

— Ne craignez rien, interrompit vivement Ellénore ; la lettre que je viens de déposer sur le bureau de M. de Croixville, lui explique le motif qui me force à quitter en ce moment le Val-Fleury. Laissez-moi partir ; il ne vous en fera aucun reproche.

— C'est possible, mademoiselle ; mais les recommandations de M. le marquis ne me permettent pas…

— Ouvrez cette porte, dit Ellénore impérativement à M. Hubert, qui s'était emparé de la clef au moment où la surprise l'avait fait tomber de la main d'Ellénore. Ouvrez, ou vous serez cruellement puni de votre résistance.

— J'ai l'ordre de vous garder ici, madame, d'empêcher que vous ne courriez aucun danger, et je mourrai plutôt que de vous voir ainsi exposer au milieu de la nuit, et presque seule à traverser la forêt.

— Et moi aussi je mourrai plutôt que de revenir sur mes pas, dit Ellénore à haute voix, voulant être entendue de l'autre côté du mur. Ne me réduisez pas, bon Hubert, à demander du secours contre la violence. Songez que vous appelleriez vainement à votre aide tous les gens du château ; que j'ai juré à Dieu d'en sortir morte ou vive cette nuit même ; et que dussé-je avoir recours à l'autorité, je saurai bien vous contraindre à me laisser partir.

— Ah ! nous n'avons pas peur du bailli vraiment ; il fera et dira tout ce que nous voudrons.

— C'est ce que nous allons voir, dit le valet de chambre de M. de Rosmond en descendant du mur qu'il venait d'escalader ; va lui demander main-forte, ajouta-t-il en repoussant Hubert et en saisissant la clef que tenait l'intendant.

Alors il ouvre la porte ; Ellénore s'élance dans le carrosse dont la portière est ouverte, Augustine y monte aussi, après avoir jeté sur le pauvre Hubert un regard qui semblait dire :

— J'ai fait ce que j'ai pu, ce n'est pas ma faute.

Et les chevaux partent au galop.

Un pressentiment funeste frappe l'esprit d'Ellénore ; un avenir affreux lui apparaît, et des larmes, des sanglots s'échappent de son sein. Elle demande grâce au ciel pour les crimes qu'elle n'a point commis ; enfin, son désespoir fait pitié à mademoiselle Augustine. Celle-ci voudrait la calmer, et dit, sans le savoir, tout ce qui doit accroître la douleur d'Ellénore. Elle lui vante la bonté de M. de Croixville, l' amour qu'il a pour elle et qui lui fera tout pardonner ; elle l'engage à retourner près de lui, à ne pas le sacrifier à un plus jeune qui la trompera sans doute, et ne lui fera pas un si beau sort. Ellénore ne la laisse parler ainsi que pour se mieux convaincre de la vérité des avis de M. de Rosmond. Elle rougit à chaque mot qui lui prouve les rapports que les gens de toutes les conditions lui supposent avec le marquis de Croixville.

Elle maudit l'impossibilité de jamais s'en justifier, puisque les gens qui l'approchaient de plus près, ceux que sa conduite aurait dû éclairer, abusés par sa situation, par sa seule présence chez le marquis, se croient le droit de la traiter en courtisane. Mais son esprit abattu par tant d'injures, d'injustice, repousse l'idée de profiter des honteux avantages attachés aux vices qu'on lui prête, à la classe où on la jette. Elle sent que sa nature se refuse à la destinée qu'on lui impose. Elle sent que si nul appui ne la protége contre sa propre faiblesse, contre les jugements du monde, son caractère sera digne de l'estime, et finira par l'obtenir. Cette pensée ranime son courage ; et lorsqu'elle arrive à Boulogne, elle est tellement résignée à la vie modeste et monotone qui l'attend chez sa sœur, qu'elle rêve au moyen d'y ajouter quelque aisance par son travail. Sa connaissance parfaite des deux langues anglaise et française lui permet de traduire les romans qui paraissent à Londres et à Paris.

Rien n'a plus de prix à ses propres yeux que la certitude d'échapper à la dépendance par le travail. Ellénore se voit un moyen d'échapper à la misère, à l'ennui ; elle commence à défier le sort… Mais la voiture s'arrête ; elle est à Boulogne, devant la porte de la maison habitée par sa sœur… Son cœur bat en pensant qu'elle va se trouver, enfin, près d'une amie, qu'elle va embrasser ce qui lui reste de toute sa famille… Hélas ! vaine espérance, madame S… s'est embarquée, il y a deux jours pour rejoindre son mari, à Calcutta.

XV

A la nouvelle du départ de sa sœur, Ellénore reste anéantie. On dirait que cette dernière protection lui étant ravie, elle n'a plus qu'à mourir. Les yeux fixes, la bouche muette, elle ne pense pas même au parti qu'elle doit prendre. Le postillon demande en vain où il doit la conduire, elle ne l'entend pas, et Maurice la voyant hors d'état de parler, commande au postillon d'aller à l'hôtel de France ; là il choisit un joli appartement pour Ellénore et sa femme de chambre. Tous deux l'aident à y monter, car elle se soutient à peine. Après les avoir installées, Maurice les quitte pour aller payer les chevaux de poste ; mais il ne revient plus de la journée.

Mademoiselle Augustine explique très-bien les premiers moments de cette absence ; elle engage sa maîtresse à prendre quelque repos pour être en état de retourner au Val-Fleury ; car elle ne doute pas qu'Ellénore en ait le projet. Pendant qu'elle s'étend sur la bonté du marquis de Croixville, et sur la certitude qu'elle a de l'indulgence dont il fera preuve pour ce qu'elle appelle une folie de jeunesse, elle déshabille sa maîtresse et la force de se mettre au lit ; Ellénore lui obéit machinalement ; ses membres, fatigués par le voyage, s'engourdissent ; les forces de son cerveau, épuisées par tant de pensées déchirantes, elle s'assoupit. Mademoiselle Augustine profite de ce moment pour se faire servir dans sa chambre un très-bon souper, puis elle s'endort elle-même en rêvant au plaisir de se retrouver incessamment dans le château où elle menait une si douce vie.

Des soupirs, des sanglots la réveillèrent avant le jour. C'était la malheureuse Ellénore, dont l'accablement avait fait place au désespoir ; mademoiselle Augustine, plus étonnée que touchée de cet accès de douleur, tenta de l'apaiser par tous les lieux communs à sa portée. Cherchant à deviner, à travers les plaintes les mots incohérents qui échappaient à sa maîtresse, quels sont ses projets, ses ressources, et ce qu'elle va tenter pour sortir d'une position si déplorable, elle ne cessait de lui répéter :

— Croyez-moi, mademoiselle, retournons chez M. le marquis.

— Jamais ! jamais ! s'écriait Ellénore.

— Pourtant si M. Maurice ne revient pas, que deviendrons-nous ?… Je pense bien que mademoiselle n'est pas partie sans argent… M. le marquis de Croixville est bien trop généreux pour l'en laisser manquer ; mais on en dépense beaucoup dans les auberges, et sans avoir compté avec mademoiselle, je suis trop sûre qu'en restant quelque temps ici elle verra bientôt la fin de…

— Vous avez raison, interrompit Ellénore, ramenée au positif de son malheur par les réflexions de sa femme de chambre ; il faut quitter sur-le-champ cet hôtel garni, et me trouver deux petites chambres meublées dans une maison simple et un quartier retiré ; ce que j'ai économisé sur ma pension m'aidera à vivre jusqu'au retour de ma sœur.

— Quoi ! vous pensez à rester ici, seule, sans autres ressources que la petite rente dont vous avez hérité de votre père ? s'écria mademoiselle Augustine en devenant plus familière à mesure que l'infortune d'Ellénore lui apparaissait plus clairement. Et que voulez-vous faire avec ces mille francs de pension ? Il n'y a pas là de quoi payer seulement votre loyer.

— N'importe… je me résignerai à tout… n'en est-il pas de plus pauvres encore ?

— Sans doute, mais ceux-là n'ont pas été, comme vous, habitués à coucher sur la plume, à manger dans de la vaisselle plate, à rouler en carrosse. Ah ! je voudrais bien vous y voir, dans une petite chambre, au cinquième, travaillant jour et nuit pour gagner quelques sous !…

— Vous m'y verrez.

— Ma foi non ; car je n'ai pas envie de vous voir dans un grenier. Si vous êtes dans la folle intention de sacrifier votre jeunesse, votre gentillesse dont vous tiriez déjà un si bon parti, à je ne sais quelle idée que je ne comprends pas, tant pis pour vous ! Quand M. le marquis m'a mise à votre service, je lui ai promis de vous soigner de mon mieux, et vous êtes là pour dire que je lui ai tenu parole. Ce n'est pas ma faute si vous l'avez quitté ; mais je me suis dit comme ça: si elle p'ante là un si brave homme, c'est qu'elle en trouve un plus jeune et plus riche, et je ne risque rien de la suivre…

— Taisez-vous ! dit Ellénore, à qui l'indignation avait rendu toute sa force. Écrivez-là le reçu de ce qui vous est dû, j'aurai j'espère, de quoi l'acquitter ; partez ensuite, et que je ne vous revoie jamais.

— Comme il vous plaira, répondit mademoiselle Augustine, intimidée par le ton noble d'Ellénore : aussi bien vous ne me devez rien que les frais de mon retour à Paris ; l'intendant de M. le marquis m'ayant soldée la veille de notre départ du Val-Fleury ; car, Dieu sait si tout ce qui vous approchait n'était pas traité avec des égards !… des soins !… Allez, mademoiselle, ce n'est pas pour vous fâcher, mais je vous le prédis, vous regretterez plus d'une fois le château du Val-Fleury, et son maître, et tous ses domestiques, qui vous servaient comme si vous aviez été une princesse.

— Votre compte ? demanda vivement Ellénore.

Et mademoiselle Augustine, apercevant sur une table du papier et des plumes, se mit à écrire un reçu de cent cinquante francs. Ellénore la paya sans dire mot, bien que cette somme fît un grand vide dans sa pauvre bourse.

— Ce n'est pas tout, dit mademoiselle Augustine, il faut aussi vous rendre compte de vos effets, de ceux que vous avez laissés au château comme de ceux qui sont ici.

— C'est inutile.

— Non pas vraiment ; si cela est inutile pour vous, cela ne l'est pas pour moi. Je ne veux pas qu'on me croie capable de rien détourner. C'est bien assez, ma foi, d'avoir trempé dans une équipée comme celle-ci. Vous croyez peut-être que c'est une bonne recommandation de s'être enfuie comme ça au milieu de la nuit avec une jeune fille, et dans la voiture d'un beau marquis encore…

— Sortez ! sortez, vous dis-je ! s'écriait Ellénore avec emportement.

— Je ne sortirai qu'avec un bon certificat comme quoi vous attesterez que je vous ai servie depuis dix-huit mois avec fidélité, zèle et intelligence , ainsi qu'il y a sur celui de la dernière maîtresse que j'ai servie.

— Je ne saurais attester que votre impertinence ; vous êtes payée, vous n'avez pas le droit d'en exiger davantage ; laissez-moi, ou je ne réponds pas de ce que la colère…

— Mon Dieu ! ne faites pas tant de train pour si peu de chose ; on s'en passera de votre certificat, aussi bien, il ne m'aurait pas servi à grand'chose. Ce n'est déjà pas un si fameux honneur que de sortir de chez une demoiselle de votre genre…

Un mouvement d'Ellénore empêcha mademoiselle Augustine de rien ajouter à cette dernière insulte ; elle sortit de la chambre en fermant la porte avec violence. Puis elle se mit à continuer les propos diffamatoires qu'on l'avait forcée d'interrompre.

Attiré par le bruit des déclamations de cette méchante fille, l'aubergiste accourt, s'informe de ce qui cause son ressentiment bavard.

— Ce n'est rien, dit-elle, fort radoucie par le plaisir de médire de sa maîtresse… J'ai fait une sottise et je la paie aujourd'hui. En m'attachant à cette petite fille qui est descendue hier chez vous, je croyais avoir trouvé la pie au nid, et pas du tout ; il arrive que c'est une vraie folle, qui s'amuse à quitter une bonne, une excellente condition : un homme riche d'un âge raisonnable, pour courir après un blanc-bec qui lui donne tout ce qu'il faut pour s'enfuir et puis qui la laisse là pour revenir. Vous comprenez qu'on ne peut pas s'associer à une extravagante qui sera bientôt dans la misère.

— Comment donc ! s'écria l'aubergiste, il faudrait être un imbécile pour se laisser duper par ces aventurières qui finissent toujours, quelque argent qu'on leur ait donné, par en devoir à tout le monde. Je vous remercie, mademoiselle de m'avoir prévenu. Diable ! moi qui lui ai donné mon plus bel appartement, et qui m'apprêtais à lui servir un dîner des plus soignés ! Où en serais-je ! vrai Dieu ! qui me rembourserait de tous mes frais ? Ah ! je connais ces dames-là, et je vais prendre mes précautions avec celle-ci, comme j'ai fait avec les autres. Tant fourni, tant payé.

— C'est le plus sûr, reprit mademoiselle Augustine, ravie de l'idée que l'aubergiste va la venger des mépris d'Ellénore.

En effet, celui-ci monte chez elle, frappe trois coups à la porte et n'attend pas qu'on lui dise d'entrer pour se présenter brusquement devant Ellénore.

— Pardon, si je vous dérange, madame, dit-il en regardant le peu de bagages répandus çà et là sur les meubles ; mais il faut que je m'entende d'abord avec madame, sur les… arrangements à prendre… relativement à…

— C'est ce que je désirais, monsieur, dit Ellénore en venant au secours de l'embarras qu'éprouvait l'aubergiste à lui adresser quelque chose de désagréable, sorte d'embarras auquel peu de personnes échappaient avec elle, malgré les préventions qui les dominaient, et qui semblait un hommage involontaire rendu à la présence réelle d'une dignité légitime ; je ne puis rester dans cet appartement, ajouta-t-elle, une simple chambre me suffira, faites-la-moi donner, et dites à une de vos servantes de venir m'aider à y transporter mes effets.

— Cela ne sera pas long, pensa l'aubergiste.

Puis, voulant s'instruire des projets et de l'état d'Ellénore, il lui demanda si elle comptait faire un long séjour chez lui.

— Je l'ignore, répondit-elle.

— Sans doute madame attend quelqu'un ?

— Personne.

— Quoi ! pas même une femme de chambre pour la servir ?

— Je n'en ai plus besoin.

— Si c'est ainsi, madame… ferait peut-être mieux de choisir un logement… plus à sa convenance dans quelque maison voisine… Voici la saison de Londres qui arrive ; mon hôtel ne va pas désemplir… L'affluence des étrangers fait nécessairement hausser les prix… Dame ! il faut bien tirer parti des circonstances, et il se pourrait que forcé de céder la chambre qu'occuperait madame… elle…

— J'entends… vous préférez que je ne loge point chez vous, reprit Ellénore, pâle de l'affront qu'elle recevait. Eh bien, trouvez-moi pour cet argent une chambre garnie dans une maison honnête, et je m'y rendrai sur-le-champ.

En parlant ainsi, elle jeta cinq louis sur la table.

A la vue de cet or, l'aubergiste s'inclina respectueusement ; mais ayant remarqué combien peu il en restait dans la bourse, il se releva plus décidé que jamais à se défaire d'une pratique inutile à sa fortune, et il sortit pour aller hâter son départ de chez lui.

Dès qu'Ellénore fut seule, elle s'arma de toute sa fierté pour braver noblement la misère qui l'attendait, se représentant avec une sorte de satisfaction amère tout ce qu'elle allait endurer de privations, de souffrances, qui toutes seraient autant de preuves de sa pureté ; mais si elle trouvait tant de forces pour repousser les terreurs d'un avenir misérable, elle succombait à la pensée d'être sans défense contre les apparences du passé, contre les préventions naturelles que son ignorante confiance avait dû faire naître.

— C'en est fait, pensa-t-elle, l'opinion est établie. Rien ne saurait la redresser. Ne le vois-je pas aux insultes de ces subalternes ? S'ils osent m'humilier ainsi, s'ils n'ont pas même pour moi la pitié que les malheureux inspirent, c'est qu'ils me supposent indigne de tout intérêt, c'est qu'ils me croient abandonnée pour jamais au malheur, à la pauvreté qui suivent la dégradation. Frédérik lui-même subit l'effet de cette horrible prévention. J'entends d'ici les femmes qui l'entourent, et leurs propos moqueurs sur son dévouement pour la petite femme de chambre de la duchesse de Montévreux, pour la maîtresse du marquis de Croixville ! Comment résisterait-il à de semblables discours ? Comment la vérité qu'il sait, lui, se ferait-elle jour à travers tant de calomnies probables ? Non, l'évidence même ne peut rien contre des fables si bien accréditées. On me croit indigne d'un amour honnête. Le sien ne pouvait me rester ! Que deviendrai-je ? grand Dieu ! sans espoir d'être aimée ? Sans nul soutien sur cette terre ?… Aurai-je la patience, la religion qu'il faut pour me résigner à cette existence flétrie, abandonnée ?…

Et la malheureuse Ellénore, absorbée dans cette sombre délibération, dans cette incertitude où sa vie courait une si triste chance, ne s'apercevait pas de la présence de l'aubergiste qui venait de rentrer suivi d'une jeune servante à qui il ordonnait de rassembler, dans une grande corbeille, les différents effets d'Ellénore, et lui disait de les porter dans la mansarde qu'il venait de louer chez sa voisine.

— Vous serez fort bien là, ajouta-t-il en s'adressant à Ellénore. La fenêtre donne sur des jardins. C'est un peu haut, mais en bon air. Il a fallu payer la nourriture pour huit jours d'avance, ce qui m'a obligé de retrancher beaucoup sur le prix de la chambre ; mais que voulez-vous, la confiance ne se commande pas, et quand on est sans entourage, sans malles, ni meubles qui servent de garanties, il faut bien s'attendre à ce qu'on y regardera de près.

En cet instant, mademoiselle Augustine arriva pour réclamer une robe de soie et plusieurs objets à elle qui se trouvaient parmi ceux de sa maîtresse. Pendant qu'elle bouleversait tout dans la corbeille pour trier ce qui lui appartenait, un valet de l'hôtel vint prévenir son maître qu'une voiture à quatre chevaux venait d'entrer dans la cour et lui dit de descendre pour recevoir ces étrangers.

— Vous le voyez, mademoiselle, dit l'aubergiste à Ellénore, il faut que je livre à l'instant même cet appartement. Je n'ai pas de temps à perdre ; j'entends ma femme qui monte et conduit les nouveaux arrivés ici. Allons ! allons ! point de simagrées, il faut sortir sur-le-champ.

Ellénore se lève, les yeux égarés, dans l'attitude du désespoir. Elle obéit à la voix qui la chasse sans savoir où elle va, lorsqu'une autre voix s'écrie avec toute l'autorité de la colère :

— Qui parle de faire sortir d'ici la marquise de Rosmond ?…

A ces accents qui ont retenti au cœur d'Ellénore, elle tombe inanimée dans les bras de Frédérik.

XVI

Lorsqu'Ellénore revint à elle, son premier regard se porta sur Frédérik ; il était assis près du lit où on l'avait couchée. Elle fut frappée de l'anxiété peinte sur les traits du marquis, et non moins étonnée de sentir son bras serré par un inconnu ; c'était le chirurgien qui venait de la saigner ; car les émotions diverses et multipliées qui l'agitaient depuis vingt-quatre heures, avaient fini par lui causer de telles suffocations et une fièvre si violente, qu'il avait fallu lui tirer du sang.

— Voilà le pouls qui se calme, dit le médecin ; la respiration devient plus libre. Soyez tranquille, dans peu elle sera rétablie. A son âge, les atteintes du mal sont vives, mais la guérison est prompte. Il faut seulement la veiller avec soin, empêcher qu'on ne fasse du bruit près d'elle. Mademoiselle, ajouta le docteur en parlant à une femme de chambre qui se trouvait là, si madame la marquise désirait boire, vous lui donneriez une cuillerée de cette potion. J'espère qu'une autre saignée ne sera point nécessaire. Au reste, si les spasmes revenaient, n'hésitez pas à m'envoyer chercher.

Puis le médecin se retira, reconduit jusqu'à l'antichambre par M. de Rosmond, qui le questionna de nouveau sur l'état d'Ellénore, et en reçut les réponses les plus rassurantes.

Pendant ce temps, plongée dans la vague d'un doux rêve, Ellénore laissait errer sa pensée au hasard, sans chercher à la guider par aucun souvenir ; elle sentait un bien-être qu'elle craignait de perdre par le moindre mouvement, par la moindre réflexion. Heureuse de ce qu'elle éprouvait, elle ne cherchait pas à rien comprendre. Le retour de Frédérik près d'elle, sans la sortir de cette rêverie délicieuse, lui fit l'effet d'une apparition accordée par le ciel à ses vœux. Elle le contempla avec amour mais sans oser lui adresser une parole, car elle frémissait de voir au premier son s'évanouir le prestige qui la ravissait.

Frédérik, de son côté, n'osait troubler par un seul mot le calme si nécessaire au retour d'Ellénore à la vie ! car elle était restée plusieurs heures en danger, et l'idée de la perdre, d'être peut-être la cause de sa mort, avait porté l'amour de Frédérik au plus haut point d'exaltation.

— Dormez, lui disait-il, dormez, je vous en conjure ; c'est ma vie que je vous demande, ajouta-t-il à voix basse et d'un ton suppliant.

Et la malade, cédant à cette prière autant qu'à sa faiblesse physique, ferma les yeux en signe d'obéissance ; bientôt un sommeil réparateur vint calmer ses souffrances sans interrompre son doux rêve.

Ce repos de quelques heures suffit pour ranimer Ellénore et la rendre à ses souvenirs. Mais des idées confuses revenaient à son esprit sans qu'elle pût les expliquer.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle à la femme qui la veillait, qui vous a chargée de me soigner ? car je m'en souviens, c'est vous qui me donniez à boire la nuit passée ; qui vous a mise là?

— C'est M. le marquis, madame. Je lui ai été recommandée par la maîtresse de l'hôtel, qui me connaît depuis longtemps ; mais monsieur m'a ordonné d'aller l'avertir dès que madame la marquise serait réveillée, et je cours lui…

— Qui cela ? M. le marquis !… interrompit vivement Ellénore.

Mais mademoiselle Rosalie était déjà dehors de la chambre, où elle rentra quelques moments après, suivie de M. de Rosmond.

— Faites savoir au docteur que madame la marquise peut le recevoir, dit Frédérik à la femme de chambre, en appuyant avec intention sur ce titre de marquise qui excita chez Ellénore un mouvement de surprise.—Par grâce, ne me démentez point, ajouta-t-il, lorsqu'il fut seul avec Ellénore ; laissez-moi porter quelques jours d'avance le titre que vous ne pouvez me refuser.

— Comment ?… il se pourrait !… Mais non… vous m'abusez… s'écria Ellénore tremblante d'émotion.

— Au nom du ciel ! ayez confiance en moi, interrompit Frédérik ; ne vous perdez pas à plaisir. Songez qu'aujourd'hui votre honneur est le mien, et qu'il ne vous est plus permis de le compromettre.

Frederick suppliait comme on ordonne, et toute l'énergie du caractère d'Ellénore faiblissait devant cette autorité à la fois tendre et farouche, protectrice et menaçante.

— Vous n'êtes pas en état, dit-il, de vous porter secours ; laissez-en le soin à un ami dévoué, que vous serez libre de traiter aussi mal qu'il vous plaira dès qu'il vous aura mise à l'abri des insultes de ces misérables. Mais voici le docteur. Ne dites rien qui lui fasse douter…

— Je ne veux pas le voir, dit Ellénore, n'osant croire à ce qu'elle entendait. Je ne suis plus malade.

— Voilà bien le propos d'une convalescente ! dit le docteur en s'approchant du lit d'Ellénore. En effet, voilà un pouls qui promet une prompte guérison ; mais il ne faut pas faire d'imprudence, il y a encore beaucoup de faiblesse, et madame la marquise doit garder le lit toute cette journée pour éviter une rechute.

— Elle sera docile, s'empressa de répondre M. de Rosmond ; elle sait tout le prix que j'attache à sa soumission. Elle ne voudra pas m'affliger en se révoltant contre tant de motifs raisonnables, impérieux même.

Un regard d'Ellénore promit la soumission qu'exigeait Frédérik ; elle ne fut pas moins complaisante pour les avis du médecin, et s'engagea à faire tout ce qu'il prescrivait, craignant de lui donner, par la moindre contrariété, une occasion de prolonger sa visite.

Dès qu'il fut parti, Frédérik s'assit près du lit d'Ellénore en disant:

— Je vous dois l'explication de tout ce qui vous surprend en ce moment, à commencer par ma présence ici. Écoutez-moi avec bonté, et vous verrez ensuite si mes projets méritent d'être approuvés.

»En revenant de Val-Fleury, mon premier soin fut d'ordonner à Maurice de tout disposer pour votre départ secret. Je me rendis ensuite chez le duc de Lauzun ; je le trouvai occupé à m'écrire pour me prévenir de plusieurs dénonciations qui m'accusaient d'insulte envers la cour, et pour m'annoncer que l'ordre de me conduire à la Bastille avait dû être signé le matin même, car ce maudit duel m'a fait pour ennemis les gens les plus puissants auprès du roi.

»Lauzun me pressa de partir sur-le-champ pour l'Angleterre. L'idée d'être plus près de vous à Londres qu'à Paris, me détermina sans peine à suivre son conseil. Je revins chez moi prendre de l'argent, écrire à mon banquier et je me mis en route pour Calais ; j'étais déjà à trente lieues de Paris lorsque je rencontrai Maurice qui venait à franc étrier m'apprendre l'embarras où vous plongeait le départ de votre sœur et son séjour dans l'Inde. Au lieu d'aller à Calais, je me dirigeai sur Boulogne, et conduit par Maurice dans l'hôtel où il vous avait laissée, je suis arrivé au moment même où, accablée sous les insultes de cette vile servante et de cet animal d'aubergiste, vous alliez quitter cet appartement. Je n'ai pu résister au désir de confondre ces misérables, au plaisir de changer tout à coup leur insolence en respect, leur effronterie en crainte. Mon nom seul a suffi pour les faire rentrer dans la poussière. Ah ! gardez-le ce nom, par reconnaissance pour les ennuis dont il vous délivre, et par amour pour moi.

— Non, je ne saurais l'usurper, dit Ellénore.

— Et qui vous empêche de le porter toujours ? Ma famille d'Angleterre est puissante, il est vrai ; elle rêve pour moi un mariage qui serve son ambition. Mais, suis-je forcé de me sacrifier à ses vues orgueilleuses ? Non, mon caractère, mon amour tout s'y oppose. Je veux bien, par égard pour leurs vieux préjugés, prendre tout le temps qu'il faudra employer, tous les ménagements nécessaires pour l'amener à approuver mon choix ; mais comme il est irrévocable, elle finira par souffrir ce qu'elle ne peut empêcher. Mon plan est tout tracé. Dès que vous serez rétablie, je vous conduirai dans quelque jolie cottage aux environs de Richmond ; là, un prêtre nous mariera, assisté par quelques amis qui seront nos témoins ; là, je serai le plus heureux des hommes ; là, si tu le veux, nous oublierons et la terre et tout ce qui l'agite pour nous enivrer d'un bonheur éternel.

— Ah ! c'en est trop pour ma raison, s'écria Ellénore ; à l'aspect de tant de félicité, comment penser à ce qu'elle vous coûte… et pourtant…

— Plus de scrupules barbares, interrompit Frédérik, plus de générosité cruelle ; je ne puis vivre sans toi, confie ta destinée à mon amour, et tu verras si je suis digne de te posséder !

La confiance est la faiblesse des âmes nobles. Ellénore n'hésita pas à croire aux promesses de Frédérik, elle insista seulement sur les sacrifices qu'il lui faisait présentement et sur les reproches qu'il lui ferait peut-être un jour de les avoir acceptés. On devine la chaleur que M. de Rosmond mit à la rassurer sur ce sujet et le succès qu'il obtint contre les scrupules de cette âme naïve et fière, mais passionnée.

Elle promit de se conformer aux projets de M. de Rosmond, d'autant plus qu'ils n'étaient qu'honorables pour elle ; mais se rappelant le danger qui menaçait Frédérik, elle s'écria tout à coup.

— Je veux partir, et partir ce soir même ; allez vous informer de l'heure à laquelle le paquebot met à la voile. Si l'ordre de vous arrêter, arrivait ! Ah ! mon Dieu !.. Il ne faut pas rester un jour de plus ici.

— Y pensez-vous, Ellénore ? A peine revenue à la vie, vous voulez braver la fatigue d'une traversée.

— Je me sens mieux, vous dis-je.

— Mais vous ne savez donc pas que je vous ai tenue tout un jour là, mourante, étouffée par le sang, dévorée par la fièvre ; que sans le secours du médecin, j'allais vous voir expirer… Et il n'est point de considération au monde qui puisse me faire consentir à vous revoir dans un pareil danger.

— C'était la surprise, la douleur, la joie ; maintenant je suis calme, je n'ai plus qu'une crainte, qu'une idée, celle de votre sûreté. Ne me rendez pas tous mes maux, en vous exposant plus longtemps ; songez que si l'on venait vous arrêter en ce moment, on me tuerait avant que de vous arracher d'ici, de vous traîner en prison. Par pitié pour moi, embarquez-vous à l'instant même, s'il est possible, ou j'irai moi-même prier le capitaine de m'emmener.

— Gardez-vous en, chère Ellénore, ce serait trahir le motif de ma fuite que de vous exposer à partir, faible comme vous l'êtes et si peu remise des souffrances dont plusieurs personnes ont été témoins. Je partirai, puisque vous l'exigez : mais je resterai à Douvres jusqu'à ce que vous soyez en état de venir m'y rejoindre. L'ancien passeport que j'ai rapporté de Londres il y à trois mois me suffira pour y retourner ; j'y joindrai ces mots: avec la marquise de Rosmond et une femme de chambre, et je préviendrai de la cause qui vous empêche de m'accompagner, afin qu'on ne mette pas d'obstacle à votre départ d'ici.

Au nom de sa sûreté personnelle, Frédérik était bien sûr de voir céder Ellénore à tout ce qu'il exigerait de sa prudence. Elle insista seulement pour qu'il s'embarquât au plus vite.

Pendant qu'il prenait tous les soins nécessaires pour assurer son passage, Ellénore se faisait servir un bouillon et quelque boisson cordiale pour ranimer ses forces. Elle donnait des ordres à mademoiselle Rosalie, qui déjà séduite par l'intérêt qu'inspirait Ellénore, lui obéissait aveuglément et se conformait sans peine à la recommandation faite par le marquis de Rosmond, de ne la point contrarier. Elle était encore terrifiée de la manière dont le marquis avait traité le maître d'hôtel à propos de ses procédés envers Ellénore, et de sa colère en chassant l'insolente Augustine.

Frédérik revint bientôt dire adieu à Ellénore ; il avait tant de peine à la quitter qu'elle eut besoin de le menacer de partir elle-même pour le déterminer à se rendre à bord du paquebot.

Il y était déjà depuis plus d'un quart d'heure, sans qu'on pensât à mettre à la voile. C'était, disait-on, une dépêche du gouvernement qui se faisait attendre. Frédérik impatienté de ce retard, ouvrit le livre dont il s'était muni contre l'ennui de la traversée, et se mit à lire assis au bout du pont. Enfin le signal retentit, et le paquebot quitta le port. Le vent était favorable, mais il était froid, et l'on se disputait le peu d'abri dû à la grande voile.

— Faites-lui respirer le grand air, crièrent plusieurs voix. On étouffe dans la cabine.

Et personne ne s'inquiétait de celle qui se trouvait mal, d'abord parce que rien n'est si ordinaire que d'être fort souffrant pendant cette traversée, et puis parce que le mal de mer rend très-personnel. A peine si quelques regards se tournaient vers le petit escalier d'où sortait une pauvre femme, pâle comme la mort, et soutenue par deux matelots qui la déposèrent sur des ballots de laine.

— Elle est ma foi très-jolie dit un jeune anglais, en s'adressant à son ami.

A cette exclamation, Frédérik lève les yeux, les porte sur la femme qui excite l'admiration de l'étranger et reconnaît Ellénore.

XVII

A travers les plus tendres reproches sur l'imprudence d'Ellénore, Frédérik ne put dissimuler sa joie de la voir tout risquer pour le suivre. En amour, les preuves de dévouement ne se paient jamais trop cher, lors même que l'objet aimé en est la victime. C'est une des férocités de ce beau sentiment.

Ellénore était si heureuse, un avenir si doux venait de remplacer l'idée d'un avenir si déplorable, qu'elle ne fut pas longtemps à recouvrer ses forces. Mais comme une situation fausse entraîne toujours à sa suite des inconvénients graves et quelquefois périlleux, elle eut à surmonter des difficultés qu'elle n'avait pas prévues et qui la jetèrent dans un grand trouble.

D'abord en débarquant le soir à Douvres, Maurice courut aussitôt vers le meilleur hôtel de la ville avec l'ordre d'y retenir un logement pour lord et lady Rosmond. On sait que dans les mœurs anglaises, quelle que soit l'étendue de leur appartement, nobles ou bourgeois, pauvres ou riches, le mari et la femme n'habitent jamais nuitamment que la même chambre.

En arrivant à l'auberge, Ellénore, à peine remise de ses souffrances et des fatigues de la journée, aurait dû se mettre au lit ; mais cette pudeur secrète qui avertit les femmes les plus aveugles sur un danger qu'elles ignorent lui fit résister aux instances très-raisonnables de Frédérik, et elle s'étendit sur un canapé, en prétendant qu'elle était aussi bien que dans son lit. On servit à souper ; Frédérick en fit les honneurs avec une grâce, une vivacité qui décelaient sa joie. Il ne cessait de remercier le ciel du bonheur d'être là, seul près d'Ellénore, à l'abri des persécutions, des obstacles qu'ils auraient eut à braver en France ; loin des importuns, des envieux et des gendarmes ; enfin il était tout à son amour, et cet amour, il en parlait avec tant d'éloquence, et de passion, qu'un tel délire pouvaient être contagieux.

En voyant dans les yeux d'Ellénore le reflet du feu qui l'animait, et ce trouble divin que fait naître dans une jeune âme les premiers transports qu'elle inspire, Frédérik ne doute point de son triomphe. Mais avare des moments enchanteurs qui le précèdent, il veut les prolonger le plus possible. Cette délicatesse peut-être calculée augmente la confiance d'Ellénore : elle s'abandonne au plaisir d'avouer son amour à celui qui sera bientôt son époux. Elle revient sur chacun des mouvements de son cœur qui auraient dû le rassurer sur la crainte de n'être pas aimé. Elle lui rappelle ces émotions involontaires qui couvraient son front d'une rougeur subite, et trahissaient à chaque instant le secret de son cœur ; enfin elle tomba dans ce charmant bavardage de l'amour où l'on s'apprend ce qu'on sait, où l'on se répète, sans craindre d'ennuyer, où tous les récits sont intéressants, les pensées ingénieuses, les mots éloquents parce qu'ils disent: Je vous aime .

Mais entendre de pareils aveux sans en perdre la raison était un effort plus qu'humain ; Frédérik, ivre d'espérance et d'amour, se jette aux pieds d'Ellénore. Ce n'est pas un amant qui veut la séduire, dit-il, c'est un époux qui réclame ses droits… Ellénore, frappée tout à coup d'une vive terreur, le repousse en s'écriant:

— Oh ! mon Dieu !… lui aussi me trompait !… Il ne veut que mon déshonneur !… Et des larmes abondantes couvrent le visage d'Ellénore. Mais, reprenant aussitôt courage, elle déclare à M. de Rosmond qu'il n'est pas de puissance au monde qui puisse la faire survivre à sa honte.

— Votre estime est le seul bien qui me reste, ajoute-t-elle avec toute l'énergie de son caractère. Je vous jure de l'emporter au tombeau. Si trompée par vos serments, livrée à vous sans autre défense que mon désespoir, vous abusez de ma confiance, voilà qui me préservera de toute offense, voilà qui saura me soustraire à votre lâcheté.

En parlant ainsi, Ellénore menaçait de se frapper d'un poignard, de cette arme dont elle s'était emparée en quittant le château de M. de Croixville.

A cette vue, Frédérik, tremblant, ne pense plus qu'à rendre Ellénore à sa première sécurité, car il la connaissait assez pour être certain de la vérité de sa menace. Mais il lui promet en vain toute la soumission qu'elle a droit d'exiger. Il ne peut obtenir d'elle de continuer ensemble leur voyage.

— Partez cette nuit même, partez à l'instant, dit-elle, allez choisir la retraite où vous voulez que nous allions cacher notre bonheur. Et quand vous aurez tout disposé pour notre union, vous m'enverrez Maurice, et je courrai vous rejoindre. D'ici là, ne nous voyons pas.

Frédérik tenta de nouveau de changer quelque chose à cette sévère résolution ; il prodigua les serments pour l'avenir, les reproches, les regrets de s'être laissé entraîner un instant par l'excès de son amour. Il demanda pardon, les larmes aux yeux ; tout fut inutile. Ellénore resta d'autant plus immuable dans sa volonté, qu'elle était fondée sur un sentiment d'honneur, et qu'un instinct secret l'avertissait qu'en le trahissant elle perdrait son empire.

Après avoir épuisé tous les moyens de persuasion sans pouvoir jamais obtenir d'Ellénore que ces mots:

— Cet amour qui est ma vie… l'échanger contre votre mépris ?… non, jamais… plutôt mourir.

Et cela dit avec le ton calme et absolu qui persuade, parce qu'il est l'accent de la vérité ; Frédérik, convaincu de l'impossibilité de réussir auprès d'Ellénore par l'attrait seul de la séduction, se résigna à suivre le plan tracé par elle. Pressé d'atteindre à son but, il sonna Maurice, lui commanda de faire atteler des chevaux à sa voiture, et une heure après ils étaient tous deux sur la route de Londres.

Pendant le peu de jours qui s'écoulèrent entre le départ de Frédérik et le retour de Maurice à Douvres, Ellénore se sentit accablée d'une tristesse invincible. L'espérance du bonheur prochain qui l'attendait, l'idée de revoir bientôt Frédérik, de lui appartenir sans crainte, sans remords, ces rayons d'une félicité divine étaient assombris par une foule de nuages que l'esprit d'Ellénore s'efforçait en vain de chasser. Le souvenir de la terreur que lui avait causé l'amour de Frédérik, la défiance qui était résultée de cette scène presque tragique, livraient son cœur à des pressentiments douloureux. Le reproche des sacrifices qu'elle acceptait de Frédérik empoisonnait le plaisir de lui voir tout immoler à leur amour : elle s'accusait d'intérêt personnel. Livrée à la réflexion par l'absence, elle raisonnait sa situation, et cette lueur de raison suffit pour lui montrer l'avenir sous des couleurs funèbres.

Une lettre de lord Rosmond vint dissiper ces tristes pensées ; il mandait à Ellénore que tout secondait ses vœux : un joli cottage sur les bords de la Tamise était prêt à la recevoir. Un vénérable ecclésiastique était prêt à les bénir. Les actes étaient dressés chez le notaire du lieu ; enfin, rien ne s'opposait plus à ce que lady Rosmond vînt mettre le comble au bonheur de son mari.

Tout en lisant et relisant cette lettre, qui lui prouvait avec quelle impatience elle était attendue, Ellénore se disposait à aller rejoindre sur-le-champ Frédérik ; Maurice venait de l'avertir que tout était prêt, qu'elle pouvait descendre. Elle traversait le vestibule de l'hôtel pour gagner le perron, au bas duquel sa voiture de poste l'attendait, lorsqu'elle entendit une voix s'écrier :

— Eh ! mais je ne me trompe pas !… C'est bien elle ! Comment se fait-il que j'aie le bonheur de vous rencontrer ici ?

— Je vais… à Londres… rejoindre ma sœur…, dit Ellénore au jeune comte Charles de Norbelle, avec l'embarras et la gaucherie d'une personne qui n'est point habituée à mentir.

— Et Croixville, qu'en avez-vous fait ? Comment a-t-il pu se décider à vous laisser voyager ainsi seule ? Je ne reconnais pas là sa prudence.

— Il est resté à Paris.

— Tant mieux, il vous surveillera moins, et l'on pourra vous voir. Où loge votre sœur à Londres ?…

— Ma sœur… ne reçoit… absolument personne, monsieur le comte, reprit Ellénore en rougissant.

— Ah ! je comprends ; ce jaloux de Croixville veut vous confiner à Londres comme au Val-Fleury ; mais ce n'est pas si facile. Pour rester inconnue, il ne faut pas être si jolie. Ah ! malgré tous ses soins et votre docilité à lui obéir, je saurai bientôt…

— Les postillons s'impatientent, madame, interrompit Maurice, et comme les étrangers sont en plus grand nombre que les chevaux de poste, il ne faut pas laisser prendre les nôtres.

— Ah ! te voilà, Maurice, dit le comte de Norbelle, ton maître est donc ici ?

— Non, monsieur.

— Où est-il ?

— A Paris, il m'envoie à Londres porter des papiers à sa famille, et je profite de la permission que madame veut bien me donner de monter sur le siége de sa voiture. Allons, allons, mademoiselle Rosalie, ajouta Maurice en se tournant vers la femme de chambre, ne perdons pas de temps.

A ces mots, Ellénore profita de l'attention que le comte de Norbelle portait à Maurice pour s'élancer dans la voiture, et les chevaux partirent précipitamment, laissant le jeune comte Charles préoccupé d'une foule de suppositions plus outrageantes les unes que les autres sur les vrais motifs qui attiraient Ellénore en Angleterre.

XVIII

Au milieu d'une grande prairie, bordée par la Tamise, s'élevait une de ces petites maisons en briques avec des volets verts, que les Anglais appellent cottage . Celui-là était entouré de fleurs, d'arbustes odorants qui bravaient les brises d'automne. Une simple haie séparait le petit jardin de la campagne et de la route. C'était un de ces endroits où le voyageur dit en passant:

— Comme on doit être heureux ici !

Ellénore admirait ce site charmant, cette élégante retraite, en se disant: «Je voudrais que ce fût là,» lorsque la voiture s'arrêta justement à la porte grillée, de la jolie petite maison rouge.

Si Frédérik s'était trouvé là pour la recevoir, la joie d'Ellénore eût été complète ; mais un domestique anglais vint dire que mylord ayant été obligé de se rendre à Londres pour affaires, sa seigneurie l'avait chargé de recevoir milady et de la conduire dans l'appartement qui lui était destiné.

L'intérieur de ce cottage était en parfaite harmonie avec son extérieur élégant et simple. Au rez-de-chaussée, un joli parloir, dont les meubles étaient couverts en toile de l'Inde fort à la mode à cette époque ; de l'autre côté, une salle à manger et un petit appartement ; au premier étage, deux chambres à coucher avec deux cabinets de travail et de toilette ; plus haut, les logements des domestiques ; voilà de quoi se composait cette modeste habitation, qui réalisait tous les vœux d'Ellénore.

La chambre de milady, ainsi que Georges la nommait, rassemblait tout ce qui pouvait être nécessaire et agréable à la femme la plus recherchée. Des vases, des coupes remplis de fleurs, donnaient un air de fête à ce petit appartement. Sur un canapé, qui séparait les deux fenêtres, on voyait une robe de taffetas blanc garnie de dentelles, un bouquet d'œillets blancs mêlé de jasmin ; sur la cheminée se trouvait une boîte en forme d'écrin, recouverte en maroquin rouge, sur laquelle on avait imprimé en or les armes de la famille de Rosmond.

A la vue de cet écrin, Ellénore éprouva un sentiment pénible.

— Je n'accepte sa main, pensa-t-elle, qu'à la condition de vivre près de lui, non-seulement sans éclat, sans rien ajouter à ses dépenses habituelles, mais avec la ferme résolution de mettre dans sa maison plus d'ordre et plus d'économie. N'est-ce pas la seule dot que je lui apporte ? et il voudrait s'appauvrir encore en me comblant de dons fastueux ! Non, je ne le souffrirai pas.

En se parlant ainsi, Ellénore saisit l'écrin dans l'intention de le porter dans le cabinet de Frédérik. Elle s'étonne de le trouver si léger, la crainte qu'on eût dérobé les bijoux qu'il devait contenir le lui fait ouvrir ; et son cœur bat de joie en apercevant à la place des riches chatons de brillants que renferment ordinairement un écrin, la parure virginale d'une jeune mariée ; un rameau de fleurs d'oranger.

A côté de ce bouquet, il y avait une lettre conçue en peu de mots, dans laquelle Frédérik disait à Ellénore qu'il viendrait la pendre le soir même à onze heures pour la conduire à la chapelle de Ham…, où le prêtre et les témoins les précéderaient tous deux. «C'est là, ajoutait-il, que le ciel recevra nos serments ; c'est là où j'acquerrai le droit de vous consacrer ma vie !» Et en post scriptum : «Je serai accompagné de la respectable miss Harriette Rosmond, la seule de mes parentes à qui je pouvais me confier.»

Ce n'était plus un songe, ce bonheur qu'Ellénore n'eût osé désirer, il allait s'accomplir… Cette vie qu'elle rêvait, cette vie douce et pure, fruit de l'amour chaste allait être la sienne… Tant de félicité lui semblait impossible ; elle éprouvait cette sorte d'effroi qu'inspire un bonheur trop parfait. Quelque chose nous avertit qu'il n'est pas de ce monde et que, plus il nous approche des cieux, plus sera cruel le retour sur la terre.

Avec quelle innocente coquetterie Ellénore revêtit cette jolie robe blanche, choisie, commandée par Frédérik sur un modèle dérobé furtivement par mademoiselle Rosalie, et confié à son maître. Combien Ellénore était charmée de se trouver belle. «Je lui plairai ainsi,» pensait-elle ; et, fière de cette idée, elle se mirait avec complaisance ; elle s'abandonnait à cette présomption délirante qui ne dure qu'un instant, celui qui précède l'abdication. Une fois soumises aux lois d'un amant ou d'un mari, les femmes deviennent si humbles !

Lorsqu'Ellénore fut habillée, et que sa femme de chambre l'eut quittée, elle attacha elle-même le rameau de fleurs d'oranger sur ses beaux cheveux blonds ; puis voulant cacher cette parure virginale aux yeux des gens de la maison qui la croyaient déjà mariée, elle jeta sur sa coiffure un voile de dentelle noire, et cacha sa jolie taille sous une pelisse de même couleur. Ce ne fut pas sans éprouver une impression pénible qu'elle couvrit de ce deuil sa robe nuptiale ; mais les convenances l'ordonnaient, et elle fit taire ses idées superstitieuses.

Dans quel trouble divin Ellénore passa cette heure d'attente !… Comme son cœur battait au moindre bruit… Oppressée par l'espoir comme on l'est par la crainte, sa respiration s'arrêtait tout à coup ; alors elle se créait une inquiétude pour ne pas succomber à sa joie.

— Si je l'attendais en vain, se disait-elle… Si, retenu par sa famille, il se voyait contraint à m'abandonner… si quelque obstacle imprévu s'opposait à notre union…

Et des larmes venaient attrister ce visage tout à l'heure si radieux ; et puis souriant de son malheur imaginaire, Ellénore revenait à toutes les émotions, à tous les enchantements de l'espérance. Assise près d'une fenêtre ouverte, elle ne s'aperçoit point du froid de la nuit ; l'aboiement d'un chien, le vol d'un oiseau nocturne la font tressaillir. Son oreille, à force de guetter le bruit d'une voiture, croit l'entendre ; mais bientôt le calme parfait d'une nuit à la campagne détruit son illusion, son tremblement s'apaise. Elle se promet de ne plus écouter pour ne plus s'agiter vainement ; mais le moyen de penser à autre chose qu'au roulement de cette voiture, n'est-ce pas le signal qui doit lui annoncer tous les biens de la vie ?

Enfin, un bourdonnement se fait entendre ; il augmente, et, plus de doute, une berline s'arrête à la porte, M. de Rosmond en descend précipitamment pour venir chercher Ellénore ; il la trouve tellement émue qu'elle a peine à se soutenir ; il la presse sur son cœur et l'entraîne vers le perron ; il la soutient pour monter en voiture et la présente à sa vieille cousine, en réclamant toutes ses bontés pour elle. Ellénore voudrait lui adresser quelques compliments, mais un trouble invincible l'empêche de parler, une palpitation violente la suffoque,… ses yeux se ferment malgré elle… Miss Harriette, qui la voit immobile, s'écrie avec emphase :

— Elle se trouve mal… pauvre petite… je le crois bien, vraiment ! une telle solennité !… on succomberait à moins ; et en parlant ainsi elle sortait de sa poche trois flacons de différents sels qu'elle s'obstinait à faire respirer à Ellénore, malgré que celle-ci ranimée par le grand air, lui dit qu'elle était parfaitement remise de son émotion ; mais une chose aussi simple ne pouvait entrer dans l'esprit de miss Harriette Rosmond, il lui fallait de l'extraordinaire, du merveilleux, surtout.

C'était une de ces vieilles filles romanesques, assez communes en Angleterre ; un composé du caractère de la Bélise , de Molière, et de la Tante Aurore , de l'Opéra-Comique, se croyant toujours adorée, et toujours trahie par la raison que la moindre politesse de la part d'un jeune homme lui paraissait une déclaration d'amour ; qu'elle bâtissait sur cet échafaudage un palais enchanté ; qu'elle s'y logeait auprès de son idéal, y recevait en imagination tous les serments dont les amants passionnés sont prodigues, et, qu'enfin, emportée par son exaltation, elle allait ordinairement jusqu'à lui faire offrir de sanctifier leur amour mutuel par les saints nœuds du mariage.

Alors l'innocent héros de ce roman, surpris d'une proposition qu'il n'avait point provoquée, l'éludait le plus poliment possible ; mais tous ses soins à dissimuler ce que son refus avait de désobligeant ne faisaient que redoubler le ressentiment de la vieille miss. Elle criait à la trahison, et prenait des airs de victime qui amusaient d'autant plus ses amis qu'ils savaient la consolation près du désespoir. Trente ans de cet exercice de cœur ne l'avaient point courbaturée, et lorsque miss Harriette Rosmond ne trouvait pas dans ses propres aventures l'emploi de sa sensibilité, elle la reportait sur les êtres dont le caractère et la situation romanesques lui promettaient le plaisir de prendre part à des secrets importants et à des événements étranges.

Frédérik connaissant le faible de sa cousine, et étant certain de la flatter en lui offrant de protéger une jeune personne, belle, honnête, calomniée et abandonnée, c'est-à-dire dans toutes les conditions exigées pour être l'héroïne d'un roman, il n'avait pas hésité à confier à miss Harriette son amour pour Ellénore, et à lui dire comment, n'ayant pu vaincre sa vertu, il s'était décidé à braver les préjugés de sa famille en l'épousant secrètement.

— Je n'ai pas craint d'être blâmé de ma noble cousine, avait-il ajouté d'un ton solennel ; elle sait trop ce que vaut un amour véritable pour s'étonner de m'y voir tout sacrifier.

Ensuite, traçant la peinture de la vie mystérieuse et champêtre qu'il allait mener dans son cottage près de sa bien-aimée, il transporta en idée la vieille miss dans le paradis qu'elle avait si souvent rêvé, et il obtint sans peine d'elle de venir présider au bonheur qu'elle n'avait pu atteindre.

Ellénore se félicita d'être patronnée dans la grande solennité qui allait s'accomplir par une femme d'un âge respectable, et attachée à la famille du marquis de Rosmond. Encouragée par cette présence, elle s'offrit avec plus d'assurance aux regards des témoins qui l'attendaient dans la sacristie attenant à la chapelle de Ham…; là on lui fit signer son nom sur deux registres ; Frédérik en fit autant, puis ils vinrent s'agenouiller tous deux devant l'autel, et le prêtre catholique commença la cérémonie ; elle se passa dans le recueillement convenable et s'acheva au grand regret de miss Harriette Rosmond, sans le moindre événement dont on pût tirer quelque présage. Seulement, après avoir présenté les témoins à ces dames, les leur avoir nommés, lord Rosmond ayant ordonné de faire avancer la voiture de milady, le cocher ne se trouva point. Imaginant que ses maîtres resteraient longtemps dans la chapelle, il était allé boire à la taverne du village. Ce contre-temps parut contrarier Frédérik outre mesure. Il dépêcha Maurice pour arracher, par tous les moyens possibles, le cocher aux délices du porter, et se livra, en le revoyant, à une si vive colère contre ce malheureux, qu'Ellénore en fut effrayée. Elle s'étonna de ne pas trouver Frédérik plus indulgent dans sa félicité, et s'affligea de voir un tel excès de violence flétrir les joies du plus beau moment de sa vie ; il faut si peu de chose pour gâter un bonheur !

XIX

On accuse l'amour d'être aveugle ; hélas ! il ne l'est pas encore assez ! J'en appelle à toutes les personnes sincères avec elles-mêmes. Combien de fois n'ont-elles pas maudit l'amour trop clairvoyant qui leur laissait découvrir un sentiment d'égoïsme, une joie brutale dans les transports qu'elles faisaient naître. Pour séduire, on prend facilement les qualités, les goûts, jusqu'aux manières de l'objet aimé ; mais cette hypocrisie commune à toutes les ambitions survit rarement au succès. Le bonheur rend à soi-même ; aussi faut-il être vraiment aimable pour le paraître au comble de la félicité.

Malgré tous les enchantements de sa nouvelle situation, Ellénore ne tarda pas à s'apercevoir que l'amour de Frédérik était plus violent que tendre et que, tourmenté par une inquiétude dont elle ne devinait pas la cause, son humeur, tantôt sombre, tantôt gaie jusqu'à la folie, lui inspirait une sorte d'effroi qu'elle ne pouvait s'expliquer.

Frédérik passait une partie de ses journées à Londres. Ellénore consacrait ce temps aux soins de sa maison, à la lecture des ouvrages que préférait lord Rosmond.

La politique commençant dès lors à occuper tous les esprits, Ellénore en faisait une étude particulière pour être en état d'en causer avec son mari. Miss Harriette était seule admise chez ce jeune ménage, encore était-il défendu à Ellénore de lui rendre ses visites, bien qu'elle demeurât à un quart de mille de son cousin. Frédérik motivait cette défense sur la crainte de voir lady Rosmond rencontrer chez miss Harriette quelques membres de sa famille. Il était de la plus haute importance, disait-il, de ne pas leur laisser soupçonner son mariage, avant la mort d'un vieil oncle dont il attendait une immense fortune, à la condition d'épouser la femme qu'il lui destinait, et cet oncle ne manquerait pas de le déshériter s'il venait à savoir qu'au mépris de sa volonté, son neveu avait fait un mariage d'inclination.

Ellénore soumise au moindre désir de son mari vivait dans la réclusion sans se plaindre, heureuse de passer sa journée à attendre Frédérik et sa soirée près de lui. Mais Ellénore avait été vue quelquefois se promenant avec M. de Rosmond, elle était trop belle pour n'être point remarquée, même des paysans. Le bruit se répandit bientôt qu'un gentleman renfermait la plus jolie personne du monde dans ce petit cottage entouré d'accacias, et les châtelains des environs dirigèrent bientôt leurs promenades de ce côté.

Frédérik, instruit par Maurice de la quantité de chasseurs qui venaient se reposer tous les matins sous les fenêtres de milady, prit pour prétexte la mauvaise saison qui durait encore pour supplier Ellénore de ne pas sortir de son appartement, et de ne pas s'exposer au froid dans l'état où elle se trouvait. Elle allait être mère et les ordres impérieux de Frédérik lui paraissaient dictés par le plus tendre intérêt ; d'ailleurs, il n'était pas de sacrifice qu'il ne lui fût doux de faire dans l'espoir de s'assurer le nouveau bonheur qui lui était promis.

Un soir, lord Rosmond revint de Londres dans une grande agitation qu'il s'efforçait en vain de dissimuler.

— Je ne savais pas, dit-il en entrant chez Ellénore d'un ton qui voulait paraître insouciant, que le comte Charles de Norbelle eût l'honneur d'être de vos amis.

— Je l'ai vu quelquefois chez la duchesse de Montévreux, répondit Ellénore.

— Ah ! rassemblez mieux vos souvenirs, reprit Frédérik avec ironie. Vous l'avez vu ailleurs aussi, du moins il s'en vante.

— Je l'ai revu à Douvres, il est vrai ; il se trouvait à la porte de l'hôtel de Londres, au moment où j'allais le quitter et monter en voiture.

— Et cette rencontre vous a si peu frappée, que vous n'avez pas cru devoir m'en parler ?

— C'est parce qu'elle m'a été désagréable, monsieur, et qu'elle pouvait vous inquiéter pour notre secret que je me suis décidée à ne vous en rien dire.

— Vous auriez dû exiger de lui la même discrétion.

— Je croyais n'avoir rien à redouter de son bavardage, ayant refusé de le recevoir chez ma sœur à Londres, où, poussée par ses questions, je lui dis que j'allais loger.

— Ah ! vraiment, un homme de cœur ne se décourage pas pour si peu de chose. Un refus de ce genre, fait avec toute la grâce dont une jolie femme ne se départ jamais est juste ce qu'il faut pour redoubler le zèle d'un adorateur. Aussi votre refus a-t-il produit tout l'effet que vous en deviez attendre.

— Ah ! Frédérik… est-ce bien vous qui me parlez ainsi !… vous !… me soupçonner !…

— Je sais bien que vous me prouverez que j'ai tort… c'est dans l'ordre ; mais l'évidence est là pour me donner raison ; tenez… lisez ceci.

A ces mots, Frédérik jeta un papier sur la table à ouvrage d'Ellénore. C'était un billet du comte Charles de Norbelle à milord Bor…; ce billet finissait ainsi :

«J'ai enfin découvert la retraite champêtre où ce rusé de Rosmond renferme la charmante Ellénore. La pauvre enfant n'a fait que changer de prison et de geôlier. Il serait bien temps que quelque chevalier s'armât pour sa délivrance. Ne le pensez-vous pas ? Si j'avais pu me douter de ce qu'elle méditait, lorsque je l'ai rencontrée, l'an passé, à Douvres, je l'aurais ravie à son triste sort. Mais il est encore temps de la rendre à la société, et je vous propose de nous réunir pour accomplir cette bonne œuvre.»

— Voilà une coalition assez glorieuse, je pense, et qui doit vous flatter, dit M. de Rosmond en s'efforçant de sourire.

— C'est sans doute une plaisanterie de M. de Norbelle, qui ne mérite pas l'humeur qu'elle vous donne, et lors même qu'il voudrait s'amuser de ce projet ridicule, vous savez s'il serait déconcerté.

— Non, ma foi, je n'en sais rien, j'en ai vu de plus spirituels que moi trompés à faire plaisir, quand ce ne serait que ce cher marquis de Croixville.

— Oh ! mon Dieu ! s'écria Ellénore, ai-je donc mérité cette injure ? Et des larmes inondèrent son visage.

— Pardon, dit Frédérik, ému par l'accent douloureux d'Ellénore, je vous afflige, mais je vous l'ai dit, l'idée d'être trahi me trouble la raison, me rend barbare ; ce mystère que vous m'avez fait de cette rencontre, la certitude que le comte de Norbelle se promène sans cesse aux environs de cette retraite, a dû m'inspirer des soupçons… j'ai pensé…

— Eh bien, quittons cette maison,… conduisez-moi là où vous me croirez à l'abri de le rencontrer, lui, ou tout autre, interrompit Ellénore, et vous verrez si j'hésite à vous suivre.

— Ah ! vraiment, qu'importe le lieu où vous iriez l'attendre, ne serait-il pas toujours certain de le découvrir ?… Pour peu qu'il vous suppose touchée des peines qu'il prend pour vous apercevoir, pensez-vous qu'il ne vous donne pas bientôt la preuve de son zèle à vous suivre ? Non, ce n'est pas à nous qu'on en apprend dans ce genre d'escrime ; tout dépend de la femme pour laquelle on entreprend tant de hauts faits ; elle seule les encourage ou les déjoue ; aussi n'ai-je pas la prétention de déconcerter les projets de M. de Norbelle. Je suis tout au contraire dans la ferme résolution de n'y apporter aucun obstacle.

— Frédérik… s'écria Ellénore, se peut-il que l'orgueil vous égare au point de me parler ainsi ?… pour vous faire un droit de la situation où vous m'avez prise, des apparences qui m'accusaient, oubliez-vous que je suis arrivée pure dans cette chapelle, où vous m'avez donné votre nom ? Pensez-vous que ce nom qui m'honore, ce nom qui va parer votre enfant, je veuille le souiller par une trahison ? Ah ! vous me connaissez trop pour m'en croire capable ; vous savez trop bien que si je pouvais cesser de vous aimer, la fierté seule suffirait pour me conserver chaste ; mais je vous aime ; et ce qui m'afflige le plus dans l'insulte que vous me faites, c'est que vous n'en doutez pas.

Ces derniers mots d'Ellénore parurent jeter un grand trouble dans l'esprit de M. de Rosmond ; il y répondit par des dénégations faibles, des assurances vagues, et toutes les tendres humilités d'un faux repentir. C'était un moyen infaillible d'amener la conciliation ; mais ce raccommodement, gâté par une arrière-pensée d'un côté et une rancune invincible de l'autre, laissa dans le cœur d'Ellénore une impression douloureuse, dont son imagination fit un pressentiment.

En amour, le premier sentiment qu'on se cache est un anneau de rompu dans la chaîne ; on la rattache en vain, la suture s'en voit toujours, et puis l'on sait qu'elle peut se rompre.

Le refus, fait par lord Rosmond de quitter la vallée de Ham… rendit Ellénore prisonnière, tant elle craignait de rencontrer le comte Charles ou quelqu'un de ses amis. Elle n'osait même pas s'approcher de la fenêtre ; car plus elle vivait cachée, plus ces messieurs faisaient d'efforts pour l'apercevoir ; se promenant sans cesse autour du cottage, questionnant les domestiques, ils avaient plus d'une fois tenté de les séduire à prix d'argent pour obtenir d'eux la permission de se promener un instant dans les serres du jardin ; mais l'incorruptible Maurice donnait à ses camarades l'exemple d'une discrétion à toute épreuve ; il éconduisait tout le monde, même les gens d'affaires. Miss Harriette, à qui les fréquentes promenades des jeunes seigneurs attirés par le plaisir de voir Ellénore, donnaient des espérances pour son propre compte, grondait souvent Maurice de tout ce qu'il faisait et disait pour empêcher ces charmants curieux de pénétrer dans le cottage. Mais il était trop bien payé de sa surveillance pour s'en relâcher un instant.

Un jour M. de Ham…, riche banquier de Londres, envoya un de ses premiers commis pour remettre à miss Ellénore Mansley, une lettre importante. Maurice lui répondit qu'elle n'y était point, et qu'il fallait attendre le retour de mylord. En vain, le commis affirma qu'il était dans le secret de la présence de miss Mansley dans le cottage, en vain répéta-t-il qu'il était très-essentiel qu'elle signât la procuration dont il était porteur, Maurice fut inflexible. Il fallut se résigner à attendre l'heure où lord Rosmond revenait pour dîner, ou pour souper, selon qu'il s'amusait plus ou moins à Londres.

Il arriva vers les six heures, et s'enferma aussitôt dans son cabinet avec le commis, en ordonnant à ses gens de ne point avertir milady de son retour ; après avoir congédié l'homme d'affaires, Frédérik passa chez Ellénore, et lui dit.

— Je vous apporte une triste et bonne nouvelle… ce pauvre marquis de Croixville !…

— Eh ! mon Dieu… qu'avez-vous à m'apprendre ?

— Calmez-vous, ma chère Ellénore, songez à l'état où vous êtes, et qu'il ne faut pas vous abandonner à de trop vives émotions.

— Vous m'effrayez… quel malheur lui est-il donc arrivé ?…

— Vraiment, en vous voyant aussi tremblante, j'hésite à vous le dire.

— Parlez, Frédérik… je vous en supplie ! quel malheur l'a frappé ?…

— Eh bien !… c'est le dernier…

— Il est mort ! s'écria Ellénore en pâlissant.

— Oui, mort subitement…

— Et en maudissant Ellénore ! s'écria-t-elle en sanglotant.

— Je ne le pense pas, reprend Frédérik. Ses dispositions en votre faveur en doivent ôter l'idée. La preuve en est dans la lettre que m'écrit M. Bernardi, son notaire et le mien.

Et voyant qu'Ellénore est trop absorbée dans sa douleur pour prendre connaissance de cette lettre, Frédérik se met à la lire tout haut.

«Monsieur le marquis,

»On m'assure que vous seul savez dans quel endroit s'est retirée mademoiselle Ellénore Mansley, après avoir quitté le château de M. le marquis de Croixville. Si cela est, veuillez avoir la bonté de faire parvenir à cette demoiselle la nouvelle de la mort du marquis de Croixville, qui a succombé, la semaine dernière, à une attaque d'apoplexie. Faites savoir à ladite demoiselle qu'elle est propriétaire d'une somme de trois cent mille francs, déposée chez moi, il y a un an, en son nom, somme dont M. de Croixville avait déclaré être le simple gérant, et qui doit être remise à sa mort entre les mains de la demoiselle Mansley. Ci-joint une procuration en bonne forme pour toucher cette somme et la remettre à qui de droit.

»J'ai l'honneur d'être, monsieur, etc.

***.»

— C'est se conduire en bon gentilhomme, dit Frédérik ; il ne pouvait s'abuser sur le tort qu'il vous avait fait ; il a voulu le réparer en assurant votre indépendance. Cela lui fait honneur… Malgré tous ses travers, c'était un homme d'un grand mérite et qui sera regretté… Mais c'est aussi trop le pleurer, ajouta-t-il en essuyant les larmes d'Ellénore ; allons ! signez cette procuration, qu'il faut renvoyer sur-le-champ à M. Bernardi.

— Moi accepter ses bienfaits quand je l'ai peut-être affligé mortellement !…

— Ce n'est point un bienfait, reprit Frédérik d'un ton imposant, c'est une dette, et la plus sacrée de toutes celles que l'on puisse contracter. Celui qui vous avait perdue à votre insu ne devait-il pas vous mettre à l'abri de la dégradation qu'entraîne la misère ? Devait-il exposer la fierté de votre caractère à fléchir devant la nécessité ? Non, il a fait son devoir ; il a conservé ses droits de père, tels que vous l'en aviez revêtu ; il a doté sa fille, et vous ne pouvez vous soustraire à sa générosité sans offenser sa mémoire.

— Je ferai ce que vous déciderez, dit Ellénore…, mais souffrez mes regrets… Je l'aimais tant avant de savoir les noms odieux qu'on donnait à sa tendresse pour moi… à ses soins… si bons… si paternels. Ah ! je le sens, aujourd'hui qu'il n'est plus… mon cœur lui conservait un attachement que sa perfidie n'avait pu détruire… Oui, il était plus malheureux que coupable, je le sens aux pleurs que sa mort me coûte…

XX

Frédérik eut besoin d'employer tout l'ascendant que l'amour lui donnait sur Ellénore pour calmer sa douleur. Il se chargea du soin de répondre à son notaire pour l'engager à faire passer les fonds d'Ellénore à M. Ham…, banquier à Londres. Lorsqu'il fallut signer la procuration, Frédérik recommanda vivement à Ellénore de ne mettre au bas que ses noms de famille, en disant que le dépôt ayant été fait en son nom de demoiselle, il ne fallait pas y joindre celui de marquise de Rosmond. Ellénore obéit sans faire nulle observation. La somme déposée chez M. Bernardi fut bientôt confiée à M. Ham…, qui la plaça dans de si heureuses opérations qu'il en doubla en peu d'années le capital.

Ellénore devint mère, sa joie d'avoir un fils fut troublée par le sacrifice qu'on lui imposa de ne pas le nourrir de son lait. La révolution française venait d'éclater, M. de Rosmond prévoyait la nécessité de partir d'un moment à l'autre pour aller défendre les parents et les biens qu'il avait en France. Ellénore ne voulait pas que nul obstacle l'empêchât de le suivre. Le petit Frédérik fut donc confié à une bonne nourrice et resta sous les yeux de sa mère.

Il ne fallait rien moins que les horribles nouvelles qui se succédaient pour empoisonner un bonheur aussi doux ; mais chaque jour apprenait à M. de Rosmond le pillage du château d'un ami, d'un parent, la mort violente de quelque malheureux soupçonné d'aristocratie ; c'était à qui se sauverait de cette terre de liberté, où l'on commençait à arrêter tout le monde. M. de Rosmond, occupé à recevoir tout le monde ou à guider les amis qui venaient se réfugier à Londres, y était presque sans cesse, et Ellénore se voyait réduite à la société de miss Harriette et à ses phrases emphatiques sur les aventures, les rencontres romanesques qu'amèneraient sans doute de si grands événements.

Bien que le mariage d'Ellénore dût la rassurer sur son sort à venir, elle ne se vit pas sans quelque plaisir assez riche pour ne rien coûter à son mari ; et elle bénit le souvenir de cet ami qui avait cherché à réparer le tort qu'il lui avait fait, en lui assurant une honnête indépendance. La dignité du caractère d'Ellénore rendait ce bienfait inappréciable ; mais elle s'étonna d'en voir M. de Rosmond encore plus heureux qu'elle. Il dit même à propos de cet héritage plusieurs mots sur la liberté mutuelle qui résultait de l'argent dans toutes les associations, qui frappèrent désagréablement Ellénore ; elle le trouva trop satisfait de savoir qu'avec ce modique revenu elle pourrait se passer de lui. En amour, tout désir d'affranchissement est une injure.

L'humeur de Frédérik devenait chaque jour plus sombre ; mais Ellénore n'en accusait que les tristes nouvelles qui se succédaient. Les biens que la famille Rosmond avait en France venaient d'être saisis par des créanciers patriotes. Le père de Frédérik avait succombé au chagrin de se voir ruiné, et son fils se trouvait réduit à une faible somme placée chez son banquier à Londres. Il fallait se résigner à des économies, insupportables à M. de Rosmond. Ellénore allait être la plus riche du ménage, et c'était avec de tendres instances qu'elle conjurait Frédérik de disposer du peu qu'elle possédait pour l'employer comme il le désirait. Mais une telle somme était insuffisante à maintenir le luxe de M. de Rosmond. Dans son dépit, il se reprochait tout haut de n'avoir point profité de la révolution, qui ôtait à la cour de France tout moyen de sévir contre lui, et de la protection alors toute-puissante du duc d'Orléans, pour aller défendre ses biens, vendre et réaliser sa fortune, et la placer en Angleterre. Tous ces reproches semblaient dire : «Sans le sot attachement qui m'a retenu ici, je serais encore riche.»

L'idée d'être utile à Frédérik dans ces temps de troubles rendait Ellénore patiente à supporter tout ce que le malheur lui faisait dire d'injurieux ; et puis elle croyait tant lui devoir, que rien ne pouvait lasser sa reconnaissance.

Une année se passa dans cette anxiété. Un jour, M. de Rosmond revint de Londres, l'air radieux, le regard animé. Ellénore s'empressa de lui demander quelle heureuse nouvelle le mettait en si bonne disposition.

— Quelles bonnes nouvelles ? Ah ! mon Dieu ! répondit-il, elles sont plus mauvaises que jamais: les Français deviennent fous ; le duc d'Orléans lui-même est effrayé de leur démence ; il craint de l'avoir trop encouragée, c'est pour cela qu'il vient d'arriver à Londres chargé d'une mission qui déguise un exil. C'est une guerre à mort entre lui et la reine, dont tous deux seront peut-être victimes, tant les esprits sont révoltés ; cela fait frémir pour l'avenir, et l'on doit s'estimer heureux de n'être pas témoin d'un spectacle si menaçant.

— Pourtant votre joie ne vient pas de là, dit Ellénore en portant sur Frédérik un regard soupçonneux.

— Aussi n'en ai-je point, reprit-il, et je ne sais ce qui peut vous donner l'idée…

— Je me suis donc trompée, dit Ellénore sans perdre de vue Frédérik.

— D'autant plus trompée, répliqua M. de Rosmond, qu'à toute la peine que les affaires de France causent, il faut que je joigne le regret de vous quitter pour quelques jours.

— Vous éloigner d'ici ? demanda vivement Ellénore. Iriez-vous à Paris ? grand Dieu !

— Non, vraiment, je ne suis pas si fou, c'est bien assez de leur laisser mes biens sans leur donner ma tête ; mais moins il reste de fortune, plus il faut en prendre soin, et c'est pour m'assurer le recouvrement d'une somme assez considérable que je me vois forcé de partir demain matin pour Édimbourg.

— Et votre absence durera…

— Quinze jours, tout au plus.

— Quinze mortels jours !…

— Peut-être moins si l'affaire qui me force d'aller là se termine promptement ; ma chère Ellénore ne peut douter de mon empressement à revenir près d'elle.

Alors Frédérik somma Maurice pour lui ordonner de tout préparer pour son départ.

— Faudra-t-il prendre le grand nécessaire en bois d'ébène ou le petit en acajou ? demanda Maurice.

— Le grand, et tu n'oublieras pas le coffret émaillé.

Or, ce coffret émaillé contenait les ordres, les plaques en diamants que lord Rosmond ne prenait jamais que pour aller à la cour. Ellénore en fit la remarque ; ce qui parut embarrasser Frédérik ; mais il dit que ce coffret renfermait encore d'autres bijoux qu'il voulait déposer chez son banquier, pour plus de sûreté.

Cet incident, si peu important en apparence, jeta l'inquiétude dans l'esprit d'Ellénore. Il lui vint pour la première fois à l'idée que Frédérik ne lui disait pas la vérité ; elle cessa de le questionner de peur de l'entraîner dans quelqu'autre mensonge, et se contenta de se dire :

— C'est un mystère que je ne dois pas pénétrer.

Le lendemain matin, en recevant les adieux de Frédérik, Ellénore fondit en larmes.

— Ah ! c'est faire trop d'honneur à une si courte absence, s'écria M. de Rosmond en voyant la douleur qu'Ellénore tentait en vain de surmonter.

— C'est vrai, dit-elle, je dois vous paraître ridicule, mais j'ai l'âme pénétrée de tristesse comme à l'approche d'un grand malheur.

— Cependant je ne vous laisse pas seule, ma cousine m'a promis de venir s'installer ici pendant mon absence ; elle vous tiendra compagnie. Je sais bien qu'elle n'est pas toujours amusante et qu'il faut avoir un complice pour rire de ses bizarreries, de ses grandes phrases ; mais vous les retiendrez pour me les écrire, cela vous distraira: sans compter que votre enfant vous occupe du matin au soir. Allez, vous aurez à peine le temps de penser à moi.

Ellénore sourit tristement à cette espèce de reproche, et pensa qu'il était inutile de s'en justifier. En ce moment, Maurice vint apporter à son maître un portefeuille rempli de banknotes. Ellénore s'étonna de le voir se munir d'une somme aussi forte pour entreprendre un si petit voyage ; mais elle n'en fit point tout haut l'observation. Cette richesse présente ne s'accordait pas avec ce que M. de Rosmond lui avait dit peu de jours avant, de la gêne qu'il éprouvait depuis qu'il ne recevait plus aucuns fonds de France ; tout, jusqu'au brillant équipage venu pour le prendre, lui paraissait étrange et la plongeait dans des suppositions qui se détruisaient l'une par l'autre. Mais ce qui la frappa le plus désagréablement, ce fut la manière dont M. de Rosmond repoussa les caresses du petit Frédérik, qui s'attachait à sa jambe comme pour l'empêcher de partir. L'enfant était caressant jusqu'à l'importunité, il est vrai, mais l'impatience de son père, la violence qu'il mit à l'éloigner de lui, à ordonner à la nourrice d'emporter son enfant, révoltèrent le cœur d'Ellénore.

— Il faut que ce voyage vous donne bien de l'humeur, dit-elle, pour traiter ainsi ce pauvre petit ?

— C'est qu'il est insupportable, lorsqu'on a quelque chose d'important à faire, d'être ainsi obsédé, reprit M. de Rosmond ; ah ! vous l'aurez bientôt consolé de ce chagrin. Adieu, ajouta-t-il en s'approchant d'Ellénore pour l'embrasser ; mais sa tendresse maternelle était blessée, elle accueillit froidement Frédérik.

— Au nom du ciel, ne me quittez point ainsi, dit-il d'un accent pénétré. Ne me gardez point rancune… Croyez qu'en vous affligeant, je suis plus à plaindre que vous… que la nécessité seule… que je vous aime plus que tout… que je n'aimerai jamais personne autant que ma chère Ellénore… que son amour est ma vie, et que si elle pouvait jamais se donner à un autre… Mais je délire, ajouta-t-il en s'efforçant de se calmer ; pardonnez-moi de vous dire tant d'extravagances… C'est le regret de vous quitter qui me fait perdre la tête… Soyez indulgente.

Sans mieux comprendre ce retour de tendresse que le mouvement de dureté qui l'avait précédé, Ellénore tendit sa main à Frédérik, serra affectueusement la sienne, et le suivit en silence jusqu'à sa voiture.

XXI

Ellénore était encore sous le poids des réflexions qu'elle amassait l'une sur l'autre pour expliquer la conduite de Frédérik, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée de miss Harriette ; elle eut peine à contenir un signe d'impatience en voyant troubler sitôt sa solitude ; mais elle se dit: «elle me parlera de lui», et elle se rendit dans le salon où elle trouva la vieille miss entourée de malles, de cartons, comme si elle avait dû passer des années au cottage, Ellénore ne put s'empêcher de lui en faire la remarque, et miss Harriette répondit qu'elle ne marchait jamais sans tout ce qu'elle possédait de robes ; on ne sait pas ce qui peut arriver ajouta-t-elle ; vous avez beau vous obstiner à ne recevoir personne, vous verrez qu'il surviendra une circonstance, un hasard qui vous forcera à rompre ce vœu ridicule, et puis, qui peut être à l'abri d'une rencontre ?

— Moi, dit Ellénore, moi qui ne sors jamais, et dont les promenades ne vont pas au delà de mon jardin !

— Ah ! c'est s'emprisonner trop volontairement ! et je ne vous promets pas, ma chère cousine, de me conformer aussi scrupuleusement aux recommandations de Frédérik. D'ailleurs, cette manière de se cacher à tous les yeux n'est bonne qu'à exciter la curiosité ; je lui en ai donné la preuve en lui montrant les lettres qu'on m'adresse de tous côtés pour savoir de moi, s'il n'y a pas moyen de pénétrer dans ce charmant cottage, d'y rendre ses hommages, à la beauté qu'on y renferme ? quels sont les jours où il va à Londres ? les heures où vous êtes seule ? enfin cent questions de ce genre qui révèlent assez les sentiments de ceux qui les font, sentiments que les difficultés exaltent, et qui finiront par éclater d'une façon terrible.

— Je crains peu ces passions imaginaires, reprit en souriant Ellénore, et ne crois point à l'amour qui n'est point encouragé.

— Malheureuse enfant ! s'écria miss Harriette d'un ton tragique, combien cette confiance peut vous être fatale ! Heureusement pour vous, Frédérik ne la partage point, et son humeur jalouse vous garantira toujours des pièges de la séduction.

— Vous l'avez donc vu souvent très-jaloux ?… demanda Ellénore avec trouble.

— Jaloux jusqu'à la cruauté, reprit miss Harriette, sans penser à l'effet que devait produire ce qu'elle disait de son cousin sur l'esprit d'Ellénore ; d'abord, dans son enfance, c'était un vrai diable, il se mettait dans des accès de colère à faire trembler son gouverneur. Un jour il a manqué tuer son frère cadet, parce que, étant malade, on avait donné au pauvre petit plus de joujoux qu'à lui. Que voulez-vous, il est né jaloux. La petite Fanny en sait quelque chose, et je connais certaine lady qui… Mais il ne faut pas tout dire. Le fait est que la passion entraîne avec elle bien des inconvénients. Et miss Harriette, continuant sur ce ton, raconta plusieurs aventures de Frédérik qui ne prouvaient pas en faveur de sa bonté ni de sa constance.

Le désir de raconter entraîne souvent les vieux parents dans ces sortes de délations ; ils parlent des défauts des gens qu'ils ont élevés, comme s'ils s'en étaient corrigés ; et le ciel sait si l'on se corrige ! Ellénore écouta avec avidité les moindres détails qui lui révélaient le caractère de Frédérik, et depuis ramena souvent miss Harriette sur le sujet de cet entretien. Pourtant, elle n'en sortait jamais que l'âme attristée ; mais elle avait entendu répéter cent fois le nom de celui qu'elle aimait, et elle consentait à payer ce plaisir par le chagrin de voir mutiler son idole.

Miss Harriette ne fut pas longtemps sans remarquer la quantité de promeneurs qui passaient et repassaient journellement devant la porte du cottage ; aussi prenait-elle le soin de se parer et de se mettre à sa fenêtre en dépit du froid ou de la chaleur, tant qu'elle avait la chance de voir passer quelqu'élégant cavalier. Enfin, elle crut s'apercevoir qu'elle était reconnue de celui qui lui plaisait le mieux ; il venait de lui faire un salut très-gracieux, elle y avait répondu par une révérence et un regard pudique fort encourageant ; aussi le cavalier ne tarda-t-il point à revenir tout seul sur la colline qui dominait la prairie entourant le cottage. Cette prairie était entrecoupée de haies vives, que le cavalier s'amusait à faire franchir d'un saut à son cheval, à la grande émotion de miss Harriette, qui jetait un cri d'effroi à chaque bond du coursier. Il n'y avait plus qu'une haie à sauter, lorsque le cheval mal lancé ou trop retenu dans son élan, s'embarrassa les pieds dans les épines et tomba sous la fenêtre d'où miss Harriette contemplait cet exercice équestre.

Elle crie, elle appelle tous les gens de la maison pour voler au secours du malheureux qu'elle suppose être mourant de sa chute ; elle les conduit elle-même près de lui, leur ordonne de le porter dans la maison, on le dépose sur le canapé du parloir ; comme il paraît évanoui, et que son visage déchiré par les épines de la haie est couvert en partie de sang, miss Harriette ne confie qu'à elle le soin d'étancher ce sang précieux. Elle baignait d'eau le front du blessé, lorsqu'Ellénore, attirée par le bruit de l'événement, arrive et reconnaît le comte Charles de Norbelle.

Dans son premier mouvement, elle va refermer la porte et remonter dans sa chambre ; mais miss Harriette dont la main posée sur le cœur du blessé, en sent redoubler les battements, s'écrie : Il se meurt !… Voilà les convulsions qui le prennent ! Oh ! mon Dieu ! coure vite chercher le docteur !…

Ellénore, effrayée par ces exclamations, s'approche du canapé, et, voyant le comte immobile et ensanglanté, répète l'ordre d'aller chercher du secours au village voisin ; mais le souvenir des soupçons de Frédérik à propos de M. de Norbelle revenant tout à coup à son esprit, elle sort de la chambre sous prétexte de presser le départ du domestique chargé de courir après le chirurgien, et elle laisse le blessé livré aux tendres soins de miss Harriette.

Il avait espéré mieux ; et, voyant que le temps se passait sans ramener près de lui Ellénore, il se décide à sortir de cet évanouissement, et à ne pas attendre la visite du chirurgien, qui aurait constaté qu'il n'avait aucune blessure grave ; il se contente de demander à la vieille miss la permission de venir la remercier de ses bons soins dès qu'il sera rétabli de cette chute, ce qu'elle lui accorde avec reconnaissance ; puis il veut à toute force se traîner en boitant jusqu'à la grille où l'on avait attaché son cheval ; en vain miss Harriette se récrie sur le danger de remonter sur ce même cheval, qui avait failli tuer son maître, sur la souffrance qu'il aurait à braver pendant la route avant d'être à Londres. Le comte de Norbelle, feignant de surmonter toutes les douleurs pour ne pas prolonger l'embarras qu'il cause, enfourche péniblement son cheval, glisse deux guinées dans la main du palefrenier qui tenait la bride, et s'éloigne en jetant sur miss Harriette un regard qui voulait dire : «à bientôt.»

— Vous avez été fort peu charitable pour cet intéressant jeune homme, dit miss Harriette en entrant chez Ellénore.

— C'est que je le connais, répondit-elle, et que j'ai des raisons de croire que sa chute a été volontaire.

— Quelle idée ! risquer de se casser bras et jambes par caprice !

— Non pas par caprice, mais pour avoir un prétexte d'entrer ici.

— Quand cela serait ! comment ne pas être touchée d'un pareil dévouement: risquer sa vie pour apercevoir celle qu'on aime ! Ah ! que d'excuses porte avec elle une si noble audace !

— Je ne soupçonne pas le comte de Norbelle de tant d'héroïsme ; c'est tout simplement une vive curiosité qui l'a engagé à cette comédie.

— Peut-être avait-il un motif moins vulgaire pour désirer pénétrer dans cette maison, dit miss Harriette avec un air moitié fat et moitié mystérieux. Et moi aussi je le connais, ajouta-t-elle en se rengorgeant, non par son nom, car j'étais loin de me douter que ce beau jeune homme qui venait chaque jour se promener dans la prairie sous mes fenêtres fût cet élégant comte de Norbelle, dont les amours avec la belle madame V… ont fait tant de bruit cet hiver à Paris. Maintenant que je sais tous les égards qu'il mérite, je ne manquerai pas à lui témoigner combien…

— Ah ! par grâce, chère miss, interrompit Ellénore, ne l'attirez point ici, ce serait déplaire souverainement à Frédérik.

— Auraient-ils eu quelque vive querelle ensemble ? Seraient-ils ennemis ?

— Je ne sais, mais Frédérik a de puissants motifs pour ne le point recevoir. D'ailleurs, vous n'ignorez pas la complète solitude où il veut que je vive et les raisons impérieuses qui nous obligent à ne communiquer avec aucune personne de la cour de France ou de celle de Londres.

— Croyez que j'ai pour les secrets une discrétion à toute épreuve, mais quand cette discrétion peut s'accorder avec les intérêts d'un sentiment irréprochable, il est inutile, que dis-je, il est coupable de répondre par le dédain, l'insensibilité, aux preuves d'un dévouement si honorable pour celle qui l'inspire. Vous êtes bien la maîtresse d'en agir selon vos préventions, mais chacun a ses devoirs, et celui qui ordonne de reconnaître certains égards n'est pas moins indispensable qu'un autre.

Ellénore, voyant qu'elle n'avait rien à attendre de la raison de miss Harriette, eut recours à la prière, et la conjura d'attendre qu'elle fût retournée chez elle pour recevoir le comte de Norbelle.

— D'ailleurs, plus vous lui portez intérêt, ajouta-t-elle, plus vous devez craindre ce qui pourrait résulter d'une rencontre entre lui et Frédérik.

— Quoi ! vous pensez qu'ils en viendraient à se mesurer ensemble ? dit la vieille folle, fière de l'idée que deux hommes se battraient pour elle ! Ah ! vous me faites frémir ! Comptez que je mettrai tous mes soins à éviter cette catastrophe, et que mon cousin n'aura pas l'occasion de satisfaire son injuste haine !

Ellénore ignorait que c'était flatter la manie de miss Harriette que de lui donner l'espérance d'être l'objet ou le témoin d'un événement tragique. Elle pensa en avoir dit assez pour la déterminer à ne plus avoir aucun rapport avec le comte de Norbelle ; rien n'était plus facile que de lui faire dire lorsqu'il reviendrait au cottage, que ces dames n'étaient point visibles ; mais ce n'est pas ainsi qu'en agissent les héroïnes de romans, et miss Harriette crut plus convenable de tracer ces mots sur un papier ambré :

«On me défend de vous recevoir, devinez s'il se peut la cause de cette cruelle rigueur, et croyez que personne ne s'en afflige plus que la malheureuse Harriette.»

Ravie de ce pathos sentimental, elle chargea le berger, dont les moutons paissaient dans la prairie, de remettre son billet au beau cavalier qu'il avait aidé à secourir peu de jours avant. Ce service, richement payé, fut rendu avec exactitude. Le comte Charles, devinant l'illusion que se faisait la vieille miss, se promit d'en profiter pour arriver jusqu'à Ellénore, et il écrivit au crayon sur un des feuillets de son agenda:

«Il n'est pas de pouvoir au monde qui m'empêche de porter à vos pieds l'hommage de ma reconnaissance ; dussiez-vous me laisser passer la nuit sous vos fenêtres sans me donner la consolation de vous entretenir un moment, l'aurore m'y trouvera, et ma constance à attendre un mot, un regard de celle qu'on ne peut voir sans l'adorer, vous apprendra ce que je n'ose dire.»

Il n'en fallait pas davantage pour mettre le comble au délire d'une tête aussi folle.

— Enfin, s'écria miss Harriette en pressant sur ses lèvres ces lignes, dont les caractères s'effaçaient sous ses baisers, enfin j'ai trouvé celui qui devait répondre à tout ce que mon cœur a de passion, de tendresse, celui qui comprend ainsi que moi ce que l'amour exige, celui que nul obstacle n'arrête ! Béni soit le malheur qui nous a réunis, ce malheur qui lui a démontré tout à coup les trésors de sensibilité que renferme mon âme ! Et je sacrifierais le bonheur de me consacrer à un tel amour ! je repousserais les vœux d'un homme aussi adorable, par déférence pour l'antipathie d'un parent ! Non, il y va de ma destinée ; j'ai trop longtemps attendu la félicité qui m'est offerte en ce jour, je ne l'immolerai pas au caprice de mon cousin.

Alors la vieille miss, cherchant à concilier ses projets romanesques avec la crainte de provoquer quelque acte de violence de la part de Frédérik, se décida d'abord à ne mettre personne dans sa confidence, puis à descendre dans le jardin au milieu de la nuit, et à se munir d'une des clefs qui ouvraient la porte donnant sur les prés ; car la haie qui entourait l'enclos était si large et si touffue qu'on ne pouvait la franchir sans beaucoup de difficultés.

Pendant que cette intrigue singulière se tramait, Ellénore, renfermée dans sa chambre, méditait sur une lettre de Frédérik qui lui annonçait son prochain retour sans en préciser l'instant. Il régnait dans cette lettre une sorte de contrainte mêlée à des assurances d'amour, à des promesses de dévouement pour l'avenir, quels que fussent les événements qui pourraient jeter le trouble dans le lien qui les unissait. C'étaient des serments inutiles, des prévisions effrayantes, des contradictions difficiles à expliquer, dont l'esprit d'Ellénore s'épuisait en vain à chercher la cause. Mais elle allait revoir Frédérik, elle allait lire dans ses yeux ce qu'il lui fallait croire, et il n'est point de craintes vagues, de pressentiments funestes dont la joie d'un retour ne triomphe.

XXII

En s'embarquant dans la plus ridicule aventure, le comte Charles n'avait pas prévu les difficultés d'un rendez-vous nocturne avec une femme vieille et laide dont il fallait ménager l'amour-propre, sous peine de s'en faire une ennemie dangereuse. Mais il fallait vaincre cette difficulté pour arriver à son but ; et le comte n'hésita point à l'affronter. D'ailleurs le comique de la situation lui promettait des récits amusants dont ses amis riraient de bon cœur, et cela maintenait son courage. Il était trop certain que sa belle ne le ferait pas attendre et peut-être pas languir ; aussi avait-il préparé un moyen sûr d'interrompre l'entretien. A un signal convenu, un de ses gens vêtu en gentleman, devait faire du bruit, s'avancer vers la petite porte, enfin donner la crainte d'une surprise qui ternirait pour jamais un honneur si longtemps conservé sans tache. Le comte avait de plus un grand intérêt à faire parvenir à Ellénore un avis important ; cet avis était contenu dans une lettre, et il fallait qu'il le donnât lui-même à Ellénore, car personne ne se serait chargé de la remettre.

— Est-ce vous, Charles ? dit miss Harriette, en entendant marcher de l'autre côté de la haie.

— Oui, ouvrez.

Et la sensible miss tira le verrou, et tourna la clef d'une main tremblante. M. de Norbelle poussa la porte, et se jetant aux pieds de miss Harriette :

— Merci mille fois de cette preuve de confiance, dit-il à voix basse. Mais se relevant aussitôt: allons vers la maison, ajouta-t-il, car ici l'on pourrait nous entendre. Je crois avoir été suivi par un homme, qui m'avait tout l'air d'être un espion de…

— Y pensez-vous ? grand Dieu ! Aller près de la maison, sous les fenêtres de ma cousine, qui passe une partie de ses nuits à lire ou à pleurer, car la pauvre femme est, depuis l'absence de Frédérik, dans une tristesse…

— Il la rend malheureuse, n'est-ce pas ?

— Non, vraiment, mais il faut si peu de chose pour jeter l'alarme dans un cœur bien épris ! Si vous saviez comme mon cœur bat !…

— Et le mien donc !… pour s'affliger ainsi, elle est jalouse sans doute ?

— Je ne pense pas qu'elle ait sujet de l'être ; mais est-il besoin de voir les preuves de la trahison pour la redouter ? la crainte n'est-elle pas inhérente à l'amour, et tenez, dans ce moment même, où votre dévouement, où la démarche que vous avez exigée de ma faiblesse devraient ne me laisser aucun doute, j'éprouve le besoin d'être rassurée par de nouveaux serments…

— Des serments, s'écria le comte ; ah ! nul ne me coûtera pour vous rendre la sécurité ! pour vous prouver l'excès de…

— Assez, assez, interrompit miss Harriette, en repoussant la main qui s'emparait de la sienne, n'abusez pas de l'avantage que vous donne une coupable imprudence ; en me livrant à la loyauté d'un chevalier français, j'ai cru ne courir aucun risque.

— Et vous ne vous êtes pas trompée. Le ciel me confonde, si, malgré tout ce que je vois de séduisant, j'ai jamais eu la pensée d'outrager tant de charmes ! Ne sais-je pas bien ce qu'on doit à l'illustre parente des Rosmond, et comment son noble cousin vengerait l'honneur de sa cousine si quelqu'un osait l'attaquer ; car Frédérik est violent, n'est-ce pas ?

— Violent à l'excès.

— Despote même ; c'est lui qui exige d'Ellénore de vivre ainsi renfermée ?

— Non-seulement renfermée, mais il soustrait les lettres qu'on lui écrit, et lui fait des scènes à propos des gens qui passent sous ses fenêtres.

Et voilà pourquoi aucun de mes billets ne lui est parvenu, pensa le comte. Puis il dit:

— Vraiment, il pousse la démence jusque-là?

— S'il venait à savoir qu'un homme a pénétré la nuit dans ce jardin, il tuerait Ellénore.

— Grand Dieu ! s'écria le comte Charles en pâlissant, je ne veux pas rester un moment de plus ici, si j'allais être cause…. ah ! j'en mourrais de…. et pourtant je dois….

— Restez, interrompit miss Harriette en s'emparant à son tour de la main du comte ; nous n'avons nulle surprise à craindre de la part de Frédérik, il est à Édimbourg encore pour quelque temps ; et j'avoue que la générosité de votre conduite envers moi me fait désirer son retour ; car il est de certains intérêts qu'un tiers seul peut traiter. Vous comprenez, ajouta miss Harriette en baissant les yeux et en serrant tendrement la main qu'elle tenait.

Mais le comte, uniquement occupé du malheur que sa présence la nuit au cottage pouvait attirer sur Ellénore, redoubla de questions sur ce sujet.

— Oui, il est trop vrai, répondit miss Harriette quand la jalousie l'égare, Frédérik ne se possède plus. Ah ! c'est que nous sommes passionnés dans notre famille, et que moi-même je ne répondrais point de ne pas me porter à quelque crime si j'avais là sous les yeux la preuve que celui à qui je livre mon honneur et ma vie, répond à tant de sacrifices par la plus infâme perfidie !

— Et, vous aussi, loin de blâmer, d'adoucir sa violence, vous l'approuvez, c'est fort mal, mais qu'en pense Ellénore ? s'en plaint-elle quelquefois ?

— Jamais.

— Ne la croyez-vous pas un peu lasse de la vie qu'elle mène et de cette tyrannie jalouse que l'on a peine à comprendre, car s'il en faut croire certain bruit, M. de Rosmond serait trop infidèle pour avoir le droit d'être jaloux ?

— Hélas ! l'un n'empêche pas l'autre, dit en soupirant miss Harriette, c'est un tort qui n'appartient qu'à notre sexe ; mais j'espère que mon Charles ne me donnera jamais l'occasion de lui pardonner un tel forfait, ajouta-t-elle en minaudant.

— Quels sont les jours, les heures où votre cousin se rend habituellement à Londres ?

— Vous êtes certain de le trouver ici, presque tous matins vers midi ; mais, plus tard, il monte à cheval et va souvent dîner en ville. Le plus sûr serait de lui écrire un mot pour lui demander un rendez-vous. Voulez-vous que je le prévienne ?

— Non vraiment, gardez-vous-en bien, dit le comte avec effroi ; ce serait nous perdre.

— Par quelle raison ? Ce que vous avez à lui demander ne peut que lui faire honneur.

— Sans doute, mais des raisons… que je ne puis encore vous confier m'obligent à différer. Il faut avant tout que vous me teniez au courant des démarches de votre cousin, que vous m'instruisiez de son retour, des projets qu'il médite ; il faut que je puisse vous voir avec plus de sécurité, ajouta avec vivacité le comte, car cet homme qui s'obstinait tout à l'heure à me suivre m'inspire des soupçons, et je ne veux pas que mon bonheur vous coûte le moindre désagrément… Nous ne sommes pas en sûreté dans ce jardin, dont la clôture est trop basse pour nous soustraire aux regards des passants ; ne vous serait-il pas possible de me recevoir plus secrètement ?

Et le comte adressait cette prière du ton le plus tendre.

— Quoi… vous exigeriez ?… reprit-elle en balbutiant.

— Je n'exige pas, je supplie ; mais dans la maison, à cette heure où tout dort, je serais moins exposé à une surprise.

— Songez donc ce qu'on penserait si…

— Qu'importe, au point où nous en sommes !…

— Cruel, comme vous abusez de votre empire !… Dois-je en croire vos serments, puis-je me fier à vous ?

— Comme à votre ange gardien…

— Mais, faut-il l'avouer ? c'est moi que je redoute ; oui, Charles, c'est ce cœur trop faible… pour résister aux élans de votre passion, ce cœur dont les battements vous révèlent mon délire…

En parlant ainsi, miss Harriette pressait la main du comte sur son sein, tandis qu'il la soulevait de l'autre main pour l'entraîner dans la maison. La tête languissamment appuyée sur l'épaule de son Charles, elle se laissait doucement entraîner vers les marches du perron.

Tout à coup, le bruit d'une fenêtre qu'on ouvre et celui d'une sonnette se firent entendre, alors M. de Norbelle se débarrasse à la hâte du charmant fardeau qu'il soutenait, il s'enfuit précipitamment du jardin, court rejoindre son cheval dans la prairie, et s'éloigne au plus vite en ne pouvant s'empêcher de rire de la manière un peu brusque dont il a déposé sur le sable sa divine conquête.

Un moment avant, mademoiselle Rosalie était venue réveiller sa maîtresse pour lui dire qu'un homme avait été aperçu par Tom dans le jardin, et qu'il était allé appeler ses camarades pour être en force contre le voleur. Ellénore, effrayée, avait passé un peignoir, et, croyant entendre parler sous sa fenêtre, elle s'était décidée à l'ouvrir ; mais pendant qu'elle poussait les volets, les causeurs s'étaient évadés. Chacun des domestiques, armé de fusils, de bâtons, de flambeaux, de lanternes, cherchait à découvrir le bandit qui n'avait pas eu le temps de refermer la petite porte du jardin. Toute la maison était en émoi, et la pauvre Ellénore pressentant quelque nouveau chagrin par suite de cet esclandre nocturne, faisait de sincères vœux pour qu'on trouvât le coupable.

En cet instant, le roulement d'une voiture fit trembler les vitres.

— C'est Frédérik, s'écrie Ellénore. Elle veut se lever de la place où elle est assise pour courir au-devant de lui… Son émotion l'en empêche… La porte s'ouvre avec violence, et M. de Rosmond, la colère dans les yeux, tremblant, pâle de rage, court vers Ellénore, s'empare de son bras comme pour l'empêcher de fuir, et s'écrie :

— Misérable ! c'est donc ainsi que tu me trompes, que tu reconnais ce que j'ai fait pour toi ?

— Au nom du ciel, Frédérik, ne me jugez pas sans m'entendre… Je ne suis pas coupable…

— Assez mentir, je ne t'écoute plus.

— Un homme a été vu cette nuit ici, c'est vrai, on le cherche, attendez qu'on le découvre, et vous saurez alors…

— Tu sais bien qu'il a fui à temps qu'il est à l'abri de toutes recherches…

— Je ne l'ai pas vu, je le jure…

— Je l'ai bien reconnu, moi, ce beau comte de Norbelle ! les lumières de ma voiture m'ont permis d'admirer son front radieux, son air triomphant.

— Quoi ! c'était lui ? s'écria Ellénore.

— Ah ! tu feins de l'ignorer, tu penses m'abuser encore en niant lâchement ta perfidie, quand je te vois tremblante pour lui, quand je te surprends dans tout le désordre du crime, encore souillée des caresses de ton amant !… Fuis, malheureuse ! infâme créature ! va-t'en, va rejoindre celui que tu quittes, va lui demander secours contre moi, car, je le sens, le besoin de la vengeance ne s'arrêtera pas à lui !…

— Frédérik, calmez-vous ! Évitez-vous un remords éternel !

— Ah ! tu crains pour sa vie ! mais il te pleurera aussi, lui… cria M. de Rosmond avec l'accent furieux. Alors, dans son délire, il saisit le stylet qui est sur la table d'Ellénore et la frappe au sein. Son sang jaillit, Ellénore tombe sans mouvement.

— Que faites-vous ? O ciel ! s'écrie miss Harriette, qui accourt. Elle est innocente, je vous le jure sur l'honneur.

Et elle arrache le poignard du sein d'Ellénore, et elle appelle au secours… Mais la pauvre blessée, reprenant ses esprits, lui fait signe de se taire. Puis elle conjure Rosalie et miss Harriette de ne laisser pénétrer personne dans sa chambre.

— Si je meurs, dit-elle d'une voix affaiblie, que l'on ignore la main qui m'a frappée, et si le ciel veut que je survive à tant d'injustices, eh bien, vos soins me suffiront.

En parlant ainsi, elle faisait baigner d'eau sa plaie par Rosalie, puis elle pria miss Harriette de faire de la charpie pour couvrir sa blessure… Et Frédérik, pâle, immobile, respirant à peine, fixait un regard stupide sur ce qui se passait. Ce que venait de dire miss Harriette, sans porter la conviction dans son âme, avait eu sur lui l'effet d'une assertion vraie, dont la puissance agit en dépit du raisonnement. La vue du sang qu'il faisait couler le glaçait d'effroi ; la terreur avait fait place au délire. Croyant à chaque instant voir les yeux d'Ellénore se fermer pour toujours, il semblait attendre ce moment fatal pour se frapper lui-même, et le bourreau inspirait plus de pitié que la victime.

Après être parvenue à arrêter le sang qui sortait de la blessure, miss Harriette dit à Rosalie de l'aider à porter Ellénore dans son lit, car l'état de faiblesse où elle se trouvait ne lui permettait pas de faire aucun mouvement. Frédérik, voyant la peine qu'elles avaient à la soulever, s'élança machinalement vers Ellénore qui ne comprenait pas qu'on pût passer si vite de la férocité à la commisération.

— Rosalie, dit-il, qu'on aille vite chercher un chirurgien.

— Je vous défends de me quitter, dit Ellénore à mademoiselle Rosalie. Je ne veux voir personne. C'est la seule grâce que je vous demande, Frédérik. A ce prix, je vous pardonne. Autrement, je le jure, le chirurgien arrivera trop tard.

— Ellénore, Ellénore ! s'écria Frédérik en tombant à genoux ; je suis un monstre, un traître, un assassin indigne de pardon. Accuse-moi, fais-moi subir le sort que je mérite… Venge-toi d'un malheureux trop coupable pour croire à la vertu, trop passionné pour résister à sa fureur jalouse… Venge-toi, te dis-je… cela calmera mes remords.

— J'aime mieux pardonner, dit Ellénore en pressant la main de Frédérik, cette main teinte de son sang.

— Mon Dieu ! que faut-il faire pour mériter tant de clémence ?

— Ne plus douter de moi, reprit Ellénore ; et ses forces étant épuisées par tant d'émotions différentes, elle perdit connaissance.

XXIII

Ellénore s'obstina à ne pas voir de chirurgien et à se guérir par le seul secours de l'eau, remède efficace, rarement employé à cette époque et dont on fait un grand usage aujourd'hui pour cicatriser les blessures. La sienne n'était pas aussi profonde que l'on avait présumé à la violence de l'hémorragie qui en était résultée, et elle se referma bientôt.

D'abord Frédérik parut très-joyeux d'avoir frappé d'une main tremblante ; car miss Harriette, dans sa loyauté chevaleresque, n'avait pas hésité à lui raconter comment elle était seule l'héroïne de l'aventure nocturne qui avait attiré le comte de Norbelle au cottage ; elle affirma de plus que le comte Charles ne tarderait pas à venir lui-même donner explication de ce mystère par une proposition qui serait sans doute accueillie favorablement de toute la famille Rosmond.

A ce récit, Frédérik avait souri de pitié en devinant la manière ingénieuse dont M. de Norbelle s'était servi du ridicule de miss Harriette pour arriver jusqu'à Ellénore. Mais il lui fut prouvé que celle-ci ignorait complétement le rendez-vous donné par sa cousine, et les projets insensés de cette vieille fille.

La suite de cette explication devait nécessairement ramener le calme dans l'esprit de Frédérik et Ellénore s'étonna de le voir encore plus soucieux que de coutume ; pourtant, il ne se plaignait plus de sa fortune ; il semblait qu'une main invisible lui prodiguât toutes les choses dont il déplorait la privation. Ses projets d'économie étaient abandonnés. Il revenait souvent de Londres avec de nouveaux chevaux plus beaux l'un que l'autre, tout en lui annonçait un surcroît d'élégance. Mais cette prospérité inexplicable, loin de le mettre en bonne humeur ne pouvait triompher de la préoccupation pénible empreinte sur son front. Plusieurs fois, Ellénore l'avait questionné sur la cause du tourment qu'il cherchait à dissimuler : il avait toujours répondu que ce prétendu tourment était une vision de l'esprit d'Ellénore, réponse qui, sans la rassurer, lui imposa la loi de ne plus le questionner.

Un matin Frédérik arriva très-ému et dit:

— Il faut que je vous quitte encore, chère Ellénore ; le duc d'Orléans, las d'attendre son rappel à Paris, se décide à y retourner ; il prétend être certain d'un accueil excellent de la part du peuple ; ce qui obligera la cour à le bien recevoir, en dépit de toute rancune. S'il faut en croire les gens bien instruits, le duc touche au moment de récolter le fruit de ses concessions démocratiques ; sa popularité est telle, que sans M. de La Fayette et ses vieilles idées de monarchie constitutionnelle, on porterait en triomphe demain le duc d'Orléans. C'est sans doute pour profiter de l'enthousiasme qu'il inspire que le prince retourne en hâte à Paris. Il désire que je l'y accompagne ; et vous devinez, ma chère, ce qui peut résulter d'avantageux pour moi de cette faveur.

— J'avoue que le danger de vous trouver en France dans ces moments de trouble, est la seule idée qui me frappe, dit Ellénore avec tristesse.

— Ce danger très-réel pour les ennemis du prince n'existe pas pour ses amis. Rassurez-vous donc ; d'ailleurs, le passe-port que j'emporte me donnera toujours les moyens de revenir dès que je jugerai prudent de quitter la partie ; mais avant d'en venir là, il faut profiter de la chance. La fortune, comme toutes les femmes, se venge des dédains, et c'est mériter sa colère que de ne pas saisir les bonnes occasions qu'elle vous offre… n'êtes-vous pas de cet avis ? ajouta Frédérik, en voyant Ellénore absorbée dans ses réflexions.

— Oui…, vous avez… raison, reprit-elle, sans trop savoir ce qu'elle disait… D'ailleurs vous seul… pouvez juger de la nécessité de ce voyage… Mais vous n'exigez pas que je m'en réjouisse ! n'est-ce pas ? Si du moins je pouvais vous suivre !…

— Ce serait une folie, conduire une femme au milieu d'un tel désordre, vous m'en feriez bientôt vous-même le reproche.

— Jamais je ne vous reprocherai de m'associer à vos dangers. Mais il vous convient mieux d'aller à Paris sans moi, que votre volonté soit faite, dit Ellénore, en se levant pour aller cacher ses larmes.

Frédérik ne tenta point de la retenir ; ces adieux, embarrassants pour lui et pénibles pour Ellénore, il était content de les abréger ; aussi s'empressa-t-il de retourner à Londres sans même embrasser son enfant.

Cette nouvelle séparation plongea Ellénore dans une tristesse profonde, que l'absence de lettres devait encore augmenter. D'abord elle chercha à s'expliquer le silence de Frédérik par les nombreuses occupations qui devaient prendre tous ses moments ; puis le raisonnement cédant à l'inquiétude, elle se figura Frédérik exposé à toute la fureur d'un peuple en démence ou gémissant au fond d'une prison ; elle supplia miss Harriette d'aller aux informations près des émigrés français de sa connaissance, pour savoir en détail ce qui se passait à Paris, et si l'un deux avait quelque nouvelle de lord Rosmond.

Miss Harriette, encore très-offensée de la manière dont son cousin avait refusé de croire aux intentions matrimoniales du comte de Norbelle, n'avait pas paru depuis longtemps au cottage, mais Ellénore réclamait son secours dans une circonstance qui pouvait amener quelque événement, et elle n'hésita pas à se rendre à Londres, chez un de ses vieux parents qu'elle supposait au courant de ce que faisait en France M. de Rosmond. En effet, elle sut par lui que Frédérik se portait fort bien, et que, tout dévoué au duc d'Orléans, il partageait ses plaisirs et ses succès politiques.

Cette réponse, quoique fort rassurante sur le sort de M. de Rosmond, n'était pas de nature à rendre le calme à Ellénore. Elle ne fit que changer d'inquiétude, et passer d'une idée pénible à la plus cruelle de toutes: celle de n'être plus aimée !

Ellénore, si ferme, si noblement résignée dans le malheur, était sans force contre les tourments de l'incertitude. Décidée à sortir de celle où la tenait le silence de Frédérik, elle forma le projet d'aller elle-même en France chercher l'explication de l'abandon où il la laissait. En vain les gens de sa maison, dévoués aux intérêts de leur maître, et chargés par lui d'empêcher Ellénore de s'éloigner du cottage, s'opposèrent-ils de toute leur puissance à son départ. Elle témoigna tant d'inquiétude sur la vie de lord Rosmond, elle affirma si impérieusement qu'elle le savait en danger, que rien ne pouvait l'empêcher de voler à son secours, et joignit à ces assurances celle de payer si généreusement le serviteur qui consentirait à la suivre, qu'elle triompha de toute résistance.

Elle partit munie d'une somme plus que suffisante pour les frais de son voyage.

Arrivée à Calais avec son enfant, un domestique et Rosalie, il lui fallut subir toutes les vexations imaginées par les autorités patriotiques pour entraver la marche des voyageurs. On s'obstinait à ne la pas croire Anglaise parce qu'elle parlait français sans le moindre accent étranger. C'était, disait l'un, la femme de quelque émigré qui venait sous un faux nom conspirer en France. C'était, disait l'autre, un agent secret de l'Angleterre ; enfin, elle risquait d'être renvoyée à Douvres, avec son domestique qu'on ne voulait pas laisser entrer en France ; lorsqu'un bonhomme, comme il s'en trouvait souvent parmi les plus forcenés, touché des persécutions dont on menaçait la belle voyageuse, s'offrit pour lui servir de caution, et même de guide jusqu'à Amiens, où il se rendait pour affaires.

La proposition acceptée des deux côtés, Ellénore se remit en route ; seulement, tourmentée par une agitation qui brûlait son sang, elle fut prise d'un violent accès de fièvre qui l'obligea de s'arrêter un jour entier à Amiens. Le lendemain se trouvant un peu mieux, elle voulut se lever pour prendre des forces et elle vint s'asseoir près d'une fenêtre donnant sur la cour de l'auberge. Tout en méditant sur la triste cause de son voyage, elle donnait quelque attention au mouvement perpétuel des gens de la maison, occupés à charger la voiture des partants, à décharger celle des arrivants ; c'était une agitation, un changement d'objets dont les yeux s'amusaient en dépit de la langueur de l'esprit.

Tout à coup, Ellénore voit entrer un courrier au grand galop ; il fait ranger de côté une calèche et une chaise de poste qui attendaient des voyageurs. A la peine qu'il prend pour que la porte d'entrée soit libre, à l'embarras qu'il fait, elle pressent l'arrivée de quelque grand équipage. En effet, une berline à six chevaux entre avec fracas dans la cour ; elle croit reconnaître la livrée du domestique qui est sur le siége, c'est bien celle des Rosmond. Le cœur lui bat en pensant que Frédérik est peut-être dans cette voiture. Elle se lève, se met à la fenêtre pour mieux voir qui va sortir de la berline. La portière s'ouvre ; mais deux femmes seules en descendent. Aux saluts multipliés du maître de l'hôtel, à son empressement à les conduire dans son plus bel appartement, Ellénore devine que l'une d'elles est une grande dame, et l'autre une demoiselle de compagnie. La livrée qu'elle a reconnue lui fait présumer que ce peut être une parente de Frédérik. Elle envoie mademoiselle Rosalie s'informer du nom de la personne qui vient d'arriver, et dont elle n'a pu distinguer le visage caché sous une dentelle noire. Mademoiselle Rosalie remonte bientôt, et dit en riant:

— C'est sans doute une erreur ; les gens de l'hôtel auront confondu les noms: ils s'obstinent à me répondre que la dame qui vient d'arriver est lady Caroline, la femme de lord Frédérik Rosmond. J'ai beau leur soutenir qu'ils se trompent que ce nom est celui de ma maîtresse ; ils ne m'écoutent pas.

— Allez prier le maître de la maison de venir me parler, dit en tremblant Ellénore ; puis se remettant d'une impression pénible, elle attendit avec calme la visite de l'aubergiste. Il avait tant d'ordres à donner, tant de pas à faire pour se rendre aux exigences de ses hôtes nombreux, qu'il fut longtemps avant de se rendre chez Ellénore. Enfin, il entra ; elle hésita un moment à le questionner, comme si elle avait peur de sa réponse ; mais, surmontant un sentiment de crainte qu'elle se reprochait, elle lui demanda le nom de la dame qui venait d'arriver en berline à six chevaux.

— C'est lady…. lady…. Caroline… Caroline… Ah ! voilà que j'ai oublié ce nom, ajouta l'aubergiste en se frappant le front… mais c'est quelqu'un de conséquent à en juger par sa suite.

— Je crois la reconnaître, reprit Ellénore avec embarras. Ne pourriez-vous me faire donner son nom par écrit ?

— Rien de si facile, vraiment ; c'est toujours pour nous une bonne aubaine quand des amis se rencontrent chez nous, cela les engage souvent à y rester quelques jours de plus.

— Eh bien, voyez à me faire savoir le nom de cette dame le plus tôt possible, interrompit Ellénore avec impatience.

— Ah ! mon Dieu ! que je suis bête ! reprend l'aubergiste. C'est l'excès du travail qui me fait perdre la tête. J'oubliais que j'ai là, dans ma poche, de quoi répondre merveilleusement à ce que madame désire. On vient de me remettre le passe-port de cette milady pour le faire visiter à la mairie. Vous y verrez ses prénoms, comme dans un acte de mariage.

— Donnez, donnez, dit vivement Ellénore, en avançant la main pour prendre le papier que lui présentait l'aubergiste. Mais à peine eût-elle jeté les yeux dessus le passe-port que la pâleur de la mort couvrit son visage. Elle resta anéantie.

— Pardon, dit le maître de l'hôtel, si je presse madame ; mais il faut que les passe-ports soient soumis à l'autorité aussitôt l'arrivée des voyageurs, autrement on nous fait des difficultés qui n'en finissent pas. Si madame voulait bien me rendre ce papier ?

En parlant ainsi, il retira doucement le passe-port de la main d'Ellénore ; puis, sans comprendre ni vouloir rompre le silence qu'elle gardait, il sortit.

Ellénore resta longtemps immobile, comme foudroyée par le coup qui venait de la frapper… Enfin, ces mots à peine articulés sortirent de sa bouche :

— Lady… Caroline…, femme légitime… de lord Frédérik Rosmond…, âgée de vingt-neuf ans !!!

Et moi… qui suis-je donc ?… et mon enfant !… Oh ! malheur à celui qui nous plonge tous deux… dans l'infamie ! Mais non, c'est impossible, un songe affreux m'abuse… Lady Caroline Rosmond… non… j'ai mal lu… moi seul suis sa femme… la mère de son fils… il n'aime que moi… Et en finissant ces mots, Ellénore tomba suffoquée par l'excès du désespoir qu'elle s'efforçait de combattre.

XXIV

Après avoir lu le passe-port de lady Caroline de Rosmond, cette preuve irrécusable de la trahison de Frédérik, Ellénore, revenue du spasme convulsif qui lui avait ôté quelques moments l'usage de ses sens, chercha vainement à douter de son malheur. Plus elle interrogeait le passé, plus il la confirmait dans la triste vérité qu'elle s'obstinait à se nier.

Cependant elle veut acquérir à tout prix la certitude de l'infâme conduite de Frédérik ; elle va jusqu'à se résigner à voir cette lady Caroline Rosmond, à apprendre de sa bouche même par quels moyens lord Rosmond est parvenu à lui cacher les liens qui l'enchaînaient à une autre. Elle veut savoir laquelle des deux est la victime… Elle veut braver l'horreur d'une explication dont elle prévoit trop que la honte doit rejaillir sur elle seule. Mais que lui importe une humiliation de plus !

Dans l'excès du malheur, on sent parfois quelque volupté à l'accroître volontairement ; l'espoir d'y succomber explique cette folie. Ellénore se flatte qu'elle ne pourra, sans mourir, voir lady Caroline s'indigner aux questions qu'elle va lui faire sur ses droits à porter le nom de Rosmond, et elle prie le ciel d'amonceler tant de coups sur sa tête qu'elle en reste anéantie à jamais.

C'est, exaltée par cette horrible pensée, qu'elle sort de son appartement pour descendre dans celui de lady Caroline. Sans réfléchir à l'inconvenance de se présenter ainsi, seule, les cheveux épars, et dans le désordre d'une personne qu'une nouvelle foudroyante vient de mettre au désespoir, elle va sonner à la porte de lady Caroline, lorsqu'un valet de l'hôtel monte à la hâte l'escalier pour remettre, dit-il, une lettre à la dame anglaise.

— Ah ! par grâce, laissez-moi voir l'adresse, s'écrie Ellénore. Le valet la lui montre sans se dessaisir de la lettre, car l'air égaré d'Ellénore lui fait redouter quelque tentative extraordinaire. Mais bientôt sa crainte se change en pitié, car Ellénore, pâle, chancelante, s'appuie en vain sur la rampe ; elle sent ses jambes fléchir, et tombe assise sur les marches de l'escalier. Là, un torrent de larmes vient soulager l'oppression qui l'étouffe.

— Plus de doute, s'écrie-t-elle… je suis perdue…

Et le domestique, touché de l'état de douleur où il voit Ellénore, veut ouvrir la porte de milady pour demander du secours ; mais Ellénore frémit à la pensée de recevoir les soins de sa rivale ; elle reprend courage, et supplie le domestique de n'appeler personne, mais de l'aider seulement à remonter chez elle. Là, un calme trompeur s'empare d'elle ; elle raisonne sa situation ; elle se demande si son courage peut braver la fatalité qui la poursuit, si elle se sent la force de vivre innocente et déshonorée.

— Non, s'écrie-t-elle, puisque le ciel ne m'a donné ni la méfiance qui sauve de la trahison, ni la résignation qui fait supporter les soupçons, c'est qu'il me permet de m'en affranchir par…

En ce moment, le petit Frédérik, qui revenait de la promenade, accourt pour embrasser sa mère, et pour lui montrer les joujoux qu'une belle dame lui a donnés.

A la vue de son enfant, Ellénore repousse avec horreur l'idée inspirée par son désespoir ; elle sent qu'un devoir sacré lui commande de vivre.

— Ah ! je souffrirai tout pour toi, s'écrie-t-elle en pressant l'enfant sur son sein ; je vivrai pour t'apprendre à connaître ta mère, à la défendre, à la justifier… toi seul m'honoreras sur cette terre. Eh bien, ton estime me suffira… tu seras ma consolation… mon honneur… Oui, mon honneur, car tu sauras venger mon offense et la tienne. Puis, passant tout à coup d'une exaltation de tendresse aux emportements d'une trop juste indignation, elle ordonne à Frédérik de haïr son père ; de grandir en force, en courage, pour le frapper de sa propre main, pour le ravir à jamais aux embrassements d'une rivale, de celle qui seule a le droit de porter son nom ; enfin, elle délire.

Rosalie cherche à la calmer en lui racontant comment une dame qui se promenait sur les remparts, s'est écriée en anglais: «Oh ! le bel enfant,» puis s'est approchée d'une boutique de joujoux qui captivait l'admiration du petit Frédérik, et lui a dit de choisir tous ceux qui lui plairaient.

— Vous pensez bien, madame, ajouta la bonne, qu'il ne s'est pas fait prier pour obéir, il a pris tout ce qui était sous sa main. Cette charrette, ce polichinelle, ces soldats de plomb et…

— Comment était cette femme ? interrompt vivement Ellénore.

— Mais assez belle, seulement un peu trop grasse.

— Un laquais la suivait sans doute, quelle livrée portait-il ?

— Il était en habit bourgeois. On dit que, maintenant en France, on insulte les domestiques quand ils portent le moindre galon.

— Et vous n'avez pas demandé le nom de cette femme qui faisait tant de caresses à Frédérik ?

— Je n'aurais pas osé, vraiment. Mais c'est facile à savoir, car lorsqu'elle est remontée en voiture, j'ai entendu son domestique qui disait au cocher, à l'hôtel de Londres , et je crois bien qu'elle demeure ici.

— C'est elle, s'écria Ellénore, c'est elle, je le sens à ma rage ; et s'emparant des joujoux que tenait l'enfant, elle les lance par la fenêtre, Frédérik jette les hauts cris en se voyant arracher le polichinelle qui faisait sa joie. Les rires des cochers qui sont dans la cour se joignent aux cris de l'enfant, aux imprécations de la mère. Rosalie effrayée de l'état violent où elle voit sa maîtresse, et craignant que Frédérik n'en soit victime, l'emporte dans ses bras et sort précipitamment de la chambre.

La solitude calme les plus vifs emportements. La douleur qui les cause n'en est pas moins aiguë; mais la colère a besoin de témoins. Dès qu'Ellénore fut livrée à elle-même, son éclatant désespoir devint sombre et silencieux. Il semblait avoir passé de son cœur dans son imagination ; elle formait une foule de projets plus insensés l'un que l'autre ; le plus cruel, celui qui revenait sans cesse à son esprit, était d'aller chez cette lady Rosmond, apprendre d'elle-même comment lord Rosmond était parvenu à la tromper sur son premier mariage ; car fût-il nul d'après les lois, il avait été consacré par un prêtre, les témoins de cet acte religieux ne pouvaient se refuser à l'attester. Et les voisins du cottage qu'habitait Ellénore parlaient si souvent du beau lord Rosmond et de sa femme que le bruit de leur union avait dû transpirer.

Peut-être cette lady Caroline était-elle la seule victime des ruses de Frédérik ; peut-être, en trahissant Ellénore, restait-il le père légitime de son enfant. Ah ! combien cet espoir la rendait indulgente ! que son amour maternel satisfait lui ferait supporter courageusement l'infidélité d'un perfide ! Mais comment se flatter encore ! comment éclaircir ce doute, hélas ! bien faible ? Lady Caroline seule pouvait le détruire ou le confirmer complétement ; et lors même qu'offensée des questions d'Ellénore elle se refuserait à y répondre, la vérité se ferait jour à travers son indignation.

En se donnant toutes ces raisons pour s'autoriser à une démarche à la fois si audacieuse et si humble, elle ne s'avouait pas la plus déterminante : ce sentiment vindicatif qui porte à jeter le trouble dans le cœur de l'ennemie qui vous ravit le bonheur. Dévoiler à lady Caroline l'infamie de lord Rosmond, lui montrer le désespoir, les tortures où conduisait sa trahison, en faire une prophétie effrayante, était une de ces consolations féroces que l'amour offensé se refuse rarement ; car si cet égoïsme à deux , comme l'appelle un penseur, est parfois dévoué, il n'est jamais généreux.

— Non, s'écrie Ellénore, en marchant à grands pas dans sa chambre, non, il ne jouira pas en paix des profits d'un crime aussi lâche. Le monde en sera juge ; cette femme qui le croit noble, loyal ; cette nouvelle dupe qui le pare de toutes les vertus que je lui supposais, sera désabusée. Elle saura jusqu'où son cœur endurci, son esprit infernal, peuvent pousser la perfidie ; qui sait l'effet d'une telle découverte ?… Ah ! si sa colère allait me venger… si, l'abandonnant à son tour, elle l'accablait de son mépris… de sa haine… il me tuera dans sa rage… Ah ! que cette mort serait préférable à celle qui me tue de minute en minute !

Alors, Ellénore, s'obstinant dans son malheureux dessein, pense à se faire demander par sa rivale l'entretien qu'elle-même désire. Elle écrit ces mots à la hâte :

«Milady,

»Il existe entre nous un secret important. Voulez-vous l'apprendre ?

»Lady Ellénore Rosmond.»

Elle sonne un domestique, le charge de remettre ce billet à lady Caroline Rosmond, et attend avec anxiété la réponse. Effrayée des suites de sa démarche, elle voudrait courir après le domestique, lui arracher le billet des mains mais il n'est plus temps. Il revient lui dire que la dame anglaise est en ce moment avec les autorités de la ville qui veulent s'assurer qu'elle n'est point un agent de Pitt et Cobourg ; que l'on visite ses malles, ses papiers, qu'elle ne saurait écrire un mot sans paraître suspecte ; mais qu'elle s'empressera de recevoir lady Ellénore, dès que ces messieurs la laisseront libre.

— Elle n'a rien dit de plus ? demande Ellénore.

— Rien, madame.

— Elle ne vous a fait aucune question sur moi ?

— Non, madame.

— Oh ! sans doute, elle me croit une parente de lord Rosmond, pensa Ellénore, et elle recommanda au domestique de venir la prévenir, lorsque lady Caroline serait visible.

Dans l'attente d'une semblable entrevue, en proie à toutes les craintes, aux suppositions les plus douloureuses, aux sentiments les plus déchirants, on aura peine à s'imaginer la pensée qui vint tout à coup dominer les autres dans l'esprit d'Ellénore. Cette pensée toute féminine, sera seule comprise par les personnes de bonne foi avec elles-mêmes, qui ont souvent reconnu l'empire des petites idées sur les grandes passions, et qui savent à quel point les vanités du cœur peuvent se mêler aux plus impétueux mouvements de l'âme. Enfin, Ellénore pensa à paraître avec tous ses avantages aux yeux de sa rivale.

Elle fit appeler sa femme de chambre pour lui apprêter une robe élégante quoique simple. Celle-ci, étonnée de ce projet de parure chez sa maîtresse dont le visage est encore empreint des marques d'un profond désespoir, se fait répéter l'ordre ; mais elle n'en doute plus en voyant Ellénore ôter le peigne qui retient ses cheveux pour les faire natter de nouveau, et réparer le désordre de sa coiffure. L'aspect de cette jeune femme pâle comme la mort, le regard éteint, les joues sillonnées de larmes, s'efforçant de paraître belle, ajustant avec goût les draperies de son corsage de mousseline, renouant plusieurs fois la torsade qui lui sert de ceinture pour que les plis de sa longue tunique tombent avec plus de grâce et marquent mieux l'élégance de sa taille, ces soins, pris dans le silence du désespoir, ressemblaient à ceux qu'on prend en Italie pour parer le cadavre d'une jeune fille. En effet, c'était la parure funèbre d'une jeune femme morte au bonheur ; c'était cette pureté de traits, cet ensemble noble, quoique inanimé, qui fait dire en voyant passer la jeune fille sur son cercueil:

— Ah ! mon Dieu ! qu'elle était belle !

Ellénore déplorait l'inutilité de sa peine à cacher sous de vains ornements les dévastations qu'opèrent en un instant les convulsions du désespoir. Elle s'affligeait de se montrer ainsi abattue, flétrie par les larmes, aux regards de celle qui lui enlevait plus que la vie, et dans l'excès d'humilité où plonge le malheur, elle ne s'apercevait pas du charme puissant que cette langueur divine répandait sur toute sa personne. Elle ignorait que les jolis visages, frais, enjoués, s'enlaidissent à la moindre contrariété, mais que les traits nobles, les fronts sérieux s'embellissent sous la pâleur du désespoir.

A mesure que sa toilette s'achevait et que le moment de se rendre chez lady Caroline approchait, elle perdait de son courage à subir cette cruelle entrevue ; s'étonnant de l'avoir provoquée, elle cherchait un moyen de l'éluder. Puis se livrant de nouveau à toute l'indignation que lui avait inspirée ce projet, elle se décidait à l'accomplir, comme on se décide au suicide, sans s'inquiéter de ce qui doit en résulter.

D'abord, elle se promettait de se présenter avec tout le calme d'une sécurité feinte ; puis, cédant à l'impétuosité de ses sentiments, elle accusait Frédérik, menaçait sa complice et s'abandonnait à toute la violence du sentiment qui la dominait ; s'excitant, se blâmant tour à tour, elle n'avait pu encore obtenir d'elle de raisonner sur sa situation, de s'en tenir à un éclaircissement qui la sortit des tortures de l'incertitude, d'éviter enfin l'aigreur, les récriminations qui ne pouvaient que nuire à sa cause et à l'intérêt que sa position, ses malheurs devaient inspirer, lorsqu'on vint l'avertir que lady Caroline était prête à la recevoir.

On lui eût annoncé que l'échafaud l'attendait, qu'elle n'aurait pas éprouvé un plus grand saisissement. Mais il n'y avait plus à délibérer : le caractère d'Ellénore lui rendait un acte de faiblesse plus difficile qu'une résolution pénible, et elle n'hésita pas à suivre le domestique qui devait la conduire jusqu'à la porte du salon de lady Caroline.

XXV

— Qui dois-je avoir l'honneur d'annoncer ? demanda le valet de chambre.

— Lady Rosmond, répondit fièrement Ellénore. Et ce nom, prononcé à haute voix, ne parut causer aucune surprise à lady Caroline. Elle se leva aussi vivement que son embonpoint le lui permettait, salua Ellénore en l'engageant à prendre place sur un canapé, en face de la bergère où elle vint se rasseoir :

— J'ignorais, dit-elle avec un sourire qui voulait être gracieux, que le hasard me ferait trouver ici une parente de lord Frédérik, et je me félicite beaucoup de cette agréable rencontre. Comment se peut-il qu'il ne m'ait jamais parlé du bonheur qu'il a de posséder une si jolie cousine ? Qu'il ait tant tardé à me procurer le plaisir de la connaître ? Ah ! je lui en ferai de vifs reproches.

Et lady Caroline voyant qu'Ellénore ne s'empressait point de lui répondre, ajoutait une foule de lieux communs polis à sa première phrase pour lui donner le temps de se remettre et de vaincre l'émotion qui lui semblait être l'effet d'une extrême timidité. Mais Ellénore l'écoutait à peine, tant sa vue lui faisait éprouver de sensations diverses. La première fut douce, car en examinant ce visage grossièrement régulier, ces grands yeux sans regard, ces lèvres épaisses, ce teint rouge, cette taille colossale, elle se dit: «Il ne peut l'aimer,» et cette pensée la jeta pour un moment dans une de ces joies d'amour, qui ne font trêve à la douleur que pour la rendre ensuite plus poignante. Hélas ! la réflexion devait bientôt lui prouver que si les infidélités permettent l'espoir d'un retour, l'intérêt et la vanité ne sont pas sujets à l'inconstance.

C'est donc pour la fortune de cette femme qu'il devient parjure, faussaire, infâme !… pensa-t-elle, et le sentiment d'un mépris amer vint glacer sa colère ; elle se sentit fière de son rôle de victime, et forte de son innocence, elle s'enhardit à répondre à lady Caroline.

— Je ne suis point parente de lord Frédérik Rosmond, madame, et pourtant je lui appartiens d'assez près.

— Je ne comprends pas, madame ; le nom que vous portez m'a fait naturellement supposer que vous étiez la femme d'un cousin de lord Frédérik, car je connais son frère, et je sais qu'il n'est pas marié. Expliquez-moi, je vous prie, comment ?…

— Oserai-je vous demander, madame, à quelle époque lord Frédérik a eu l'honneur de vous épouser ? interrompit Ellénore en fixant ses yeux sur lady Caroline, comme sur le juge qui va prononcer une sentence de mort.

— Mais, il y a bientôt six mois, répondit lady Caroline, en considérant l'effet sinistre de ce peu de mots sur le visage d'Ellénore.

— C'était en Écosse, n'est-ce pas ?

— Oui, madame, et les fêtes données à cette occasion à Édimbourg ont été si brillantes, que le bruit en est sans doute venu jusqu'à vous. Mais vous paraissez souffrante ; si vous preniez quelques gouttes d'éther ?

En disant cela, la grosse lady se levait pour offrir un flacon à Ellénore ; et celle-ci, touchée des soins qu'elle en recevait, de la manière affectueuse dont elle la traitait, concevait la noble idée de lui épargner le coup qui devait détruire à jamais sa confiance en celui dont elle se croyait aimée ; en cet homme traître, bigame, et assez lâche pour s'être mis, sans doute, à l'abri de la loi par un acte illusoire.

Pendant que l'indignation et la générosité se combattaient dans l'âme d'Ellénore, pendant qu'elle succombait tour à tour au désir de se venger en portant le trouble dans cette union inique, adultère aux yeux du Créateur, et au sentiment noble, à l'exaltation du bien qui l'entraînaient à choisir le plus beau rôle, à ne souiller par aucune méchante action sa conscience de victime, enfin à porter sans tache sa robe de martyre, lady Caroline s'efforçait de deviner la cause de rabattement profond où elle voyait Ellénore, et qui pouvait être cette femme douée de tout ce qu'on envie, et dont la vue excitait sa pitié ? Excepté la vérité, toutes les suppositions se présentaient à son esprit, l'identité du nom ne l'éclairait même pas sur la conduite de lord Frédérik, tant l'énormité de son crime lui paraissait improbable. Inquiète de l'oppression qui semblait suffoquer Ellénore, et commençant à se douter qu'un profond chagrin pouvait seul la plonger dans cet état de stupeur, elle essaya de l'en tirer en lui parlant de son fils ; elle vanta la beauté, la gentillesse de ce charmant enfant, et s'étendit particulièrement sur la pensée qu'il n'était point de douleur qui ne fût consolable par le bonheur d'être mère, et mère d'un enfant si adorable.

Cette réflexion, que lady Caroline supposait devoir rendre Ellénore à des sentiments plus doux, produisit l'effet contraire. L'idée du sacrifice personnel qu'elle était au moment de s'imposer, céda tout à coup à celle du sort qui menaçait son fils. Le désespoir maternel l'emportant sur toute considération, elle s'écria:

— Cet enfant ?… c'est le sien.

— Que voulez-vous dire !

— C'est le sien, vous dis-je, c'est l'héritier légitime de lord Rosmond.

— Qu'entends-je ? l'héritier de lord Rosmond ? c'est impossible.

— Cela est vrai, je vous le jure sur ce qu'il y a de plus sacré au monde, sur l'honneur, cet enfant est le fils de lord Frédérik !

— Cela se peut, dit lady Caroline avec un sourire amer ; mais un enfant légitime ?…

— Oui, madame, c'est le fruit d'un mariage que j'ai dû croire légal et irrévocable, car il s'est fait devant témoins, dans une église et par un prêtre. Miss Harriette Rosmond, la cousine de lord Frédérik, peut l'attester, elle y assistait. Cet engagement, pris au nom du ciel, ne peut être violé impunément. Je ne puis laisser dépouiller mon fils de ses droits. Il faut que la loi le protège contre l'abandon de son père. Il faut que la loi décide entre nous ; que l'une de nous deux soit la maîtresse d'un roué, la victime d'un infâme suborneur… ou la femme du plus méprisable lord de l'Angleterre.

— La décision n'est pas douteuse, s'écria lady Caroline en se levant pourpre de colère. Apprenez, mademoiselle, qu'on ne se joue pas d'une famille comme la mienne, que j'ai un père, un frère, pour qui tout le sang d'un faussaire ne suffirait pas à laver la moindre tache faite à notre nom. Perdez l'espoir de m'intimider par vos menaces, par vos aventures romanesques. Je vous plains d'avoir été dupe des serments d'un jeune lord qui s'est amusé, comme tant d'autres, avant de se marier. Je vous promets de l'intéresser à votre enfant, de l'engager à lui faire un sort, car les fautes du passé doivent se payer, et je consens à…

— C'en est assez, madame, mon fils n'aura jamais besoin de vous, ni de son père… Quelle que soit la valeur de l'acte qui m'a livrée à lord Rosmond, je resterai, plus que lui, digne du nom qu'il porte. J'aurais fait mieux encore, sans cet enfant qui excite votre pitié ; oui, si j'étais la seule victime de ce monstre de perfidie, j'épargnerais son honneur aussi généreusement qu'il a lâchement compromis le mien. J'hésiterais à divulguer son infamie par égard pour vous, madame, qui m'avez montré de l'intérêt, pour vous, qu'il a déjà trompée, qu'il trompera sans cesse ; car si son amour pour moi était faux, il n'a pas un seul sentiment vrai dans l'âme. Oh ! vous découvrirez bientôt dans quel but il m'a sacrifiée à vous, ou plutôt à votre fortune ; vous gémirez, mais trop tard, d'avoir été complice de son crime, d'avoir satisfait son ambition, sa cupidité à prix d'or : car, ne vous abusez pas, c'est cela seul qu'il aime en vous, c'est…

— Taisez-vous, mademoiselle, interrompit lady Caroline, d'un ton théâtral, en se redressant fièrement, pour faire croire que l'indignation l'emportait sur l'inquiétude ; qu'elle avait une confiance fondée sur trop de preuves évidentes pour soupçonner la bonne foi de son mari, et pour le laisser injurier par une maîtresse abandonnée. Cessez d'injurier l'homme que j'aime, celui dont je m'honore de porter le nom, continua lady Caroline ; ne me contraignez pas à réclamer le secours de mes gens pour me délivrer de votre présence. (Et, en parlant ainsi, elle portait la main sur le cordon d'une sonnette.) Vous avez demandé à pénétrer ici sous prétexte de me révéler un secret important. Est-ce à une aventure de jeunesse, à une de ces intrigues qui précèdent les mariages de tous nos jeunes lords, que vous donnez le nom de secret important ? En vérité, ce serait risible.

— Riez-en donc, madame, interrompit Ellénore avec amertume, car c'est pour vous apprendre que j'étais la femme de lord Rosmond avant qu'il vous connût, et qu'il existe assez de témoins de cet acte solennel pour en soutenir l'authenticité devant tous les juges de l'Angleterre, que je suis venue chez vous ; c'est pour vous dire qu'il y va de la légitimité de mon fils, et que je ne puis sans crime abandonner sa cause.

— Faites tout ce qu'il vous plaira pour rendre votre histoire plus intéressante, reprit vivement lady Caroline ; ameutez tous les avocats de Londres pour amuser le public de vos réclamations amoureuses, le scandale en retombera sur vous, oui, sur vous seule. On sait ce que c'est que la rage des maîtresses quand leurs amants se marient, et personne ne prend leurs injures au sérieux.

— Oui, quand ce sont des maîtresses, des femmes dégradées par le vice, des misérables qui pleurent dans leur amant la dupe qui les paie. Mais les plaintes d'une honnête femme, indignement trompée, d'une mère qui réclame l'appui de la justice contre un acte qui lui ravit le nom et le rang de son enfant, se feront écouter, madame ; des preuves irrécusables jetteront un jour affreux sur la conduite de lord Rosmond. Sa double trahison sera démontrée ; et s'il est impossible que la loi protège un tel excès d'infamie… qu'il tremble !

— Sans doute, il tremblerait s'il devait être jugé par un tribunal révolutionnaire, dit lady Caroline, avec mépris ; car on sait ce qu'une dénonciation produit en France par le temps où nous sommes ; mais, grâce au ciel, ce n'est point à des juges français que nous aurions affaire, et toutes vos délations seront sans nul effet à Londres.

— Mes délations !… s'écria Ellénore indignée ; mes délations !… confondre les réclamations d'une épouse, d'une mère, avec les viles dénonciations de ces monstres d'ingratitude et d'envie, qui traînent sur l'échafaud ceux qu'ils n'oseraient combattre !… Ah ! cette insulte les dépasse toutes, et je ne saurais souffrir plus longtemps d'être traitée ainsi.

En ce moment, plusieurs voix se firent entendre ; des jurements, des menaces, le bruit de plusieurs crosses de fusils retombant avec violence sur les carreaux de marbre de l'antichambre, annoncèrent la présence de la force armée.

XXVI

— Ce n'est pas vrai, s'écria l'aubergiste ; je vous en réponds, citoyen municipal, elle n'est pas suspecte, j'ai vu son passe-port avant de l'envoyer à la mairie : c'est une excellente patriote anglaise.

— Ah ! il est bon là, avec sa patriote anglaise, dit en riant l'agent municipal. Allons, ouvre cette porte, ou ces gaillards-là t'en éviteront la peine, ajouta-t-il en montrant le piquet de garde nationale qui l'assistait.

L'aubergiste ouvrit, et le salon se remplit aussitôt de la foule des brailleurs en carmagnole qui suivaient d'ordinaire les autorités républicaines dans leurs expéditions révolutionnaires. A cet aspect effrayant, lady Caroline resta interdite.

Ellénore qui s'apprêtait à sortir du salon, rentra d'un air calme, décidée à partager les dangers qui menaçaient sa rivale, plutôt que de lui laisser soupçonner un instant qu'elle s'en réjouissait.

— Que vas-tu faire à Paris, citoyenne d'Albion ? car dès cette époque le peuple et ses agens tutoyaient tout le monde, usage que la Convention érigea en loi peu de temps après.

— Que vas-tu faire ? demanda l'agent qui portait la parole avec une importance comique.

— Oui, répéta un chœur de voix rauques, que vas-tu faire à Paris ?

— Belle demande, dit en ricanant un citoyen coiffé d'un bonnet à poil, elle y va faire les commissions de ses bons amis Pitt et Cobourg.

— Ah ! c'est là pourquoi t'as passé la Manche, ma grosse mère, interrompit le plaisant de la troupe. Fallait pas te déranger pour ça. Il y a bien assez à Paris de ces coquins d'insulaires qui font de la contrebande à nos dépens, qui soudoient nos ennemis. Il n'y a pas besoin que les femelles s'en mêlent. Ah ! tu viens ici tout doucettement conspirer contre la République ? Qu'on l'arrête !…

— Avant de rien précipiter, reprit l'agent municipal, sachons ce qui en est ; procédons légalement. Donne-nous tes papiers, citoyenne !

— Mes papiers, répéta lady Caroline d'une voix tremblante, mais je n'avais… que mon… passe-port… et je l'ai confié à l'aubergiste pour le faire… viser…; on ne l'a pas encore rendu…

— Le voilà, s'écria le maître d'hôtel en accourant tout essoufflé ; le voilà! Je viens de le chercher à la mairie, il est en règle, et l'on ne saurait vous inquiéter, milady.

— Ah ! tu crois ça, toi, dit l'orateur ; tu crois que les passe-ports disent tous les projets, les intrigues des voyageurs, n'est-ce pas ; tu crois qu'on va trouver là, écrit au bas de la pancarte. «Une telle, aristocrate émigrée, se rendant à Paris pour renverser la constitution, ramener la tyrannie et livrer la France aux Autrichiens ;» Ah ! tu es bon enfant ! toi…

— Ce passe-port est barbouillé d'anglais à n'y rien comprendre, dit le municipal, en cherchant à deviner les mots qu'il ne pouvait traduire : «Femme de haut et puissant seigneur le marquis de Rosmond.» Qu'est-ce que cela veut dire ? ton mari n'est donc pas un mylord , demanda le municipal en se retournant du côté de lady Caroline ?

— Si, monsieur, il est pair de France et pair d'Angleterre.

— Ah ! la bonne farce, dit l'agent en riant aux éclats, c'est un lord moitié fil, moitié coton. On n'en voit pas souvent comme ça.

— C'est vrai, reprit lady Caroline, pâle de frayeur ; mais la famille de lord Rosmond est d'origine française, lui-même est né à Paris…

— Pourquoi, s'il a l'honneur d'être Français, reprit le municipal, porte-t-il un titre étranger ? C'est un aristocrate…

Et tous de crier :

— C'est un aristocrate !

— Lui, l'ami du duc !… du citoyen Égalité ! c'est un whig, c'est un vrai patriote… N'est-ce pas, madame ? dit la pauvre lady en s'adressant à Ellénore, et oubliant tout ce qui venait de se passer entre elles pour invoquer un témoignage en faveur de lord Rosmond.

— J'affirme que lord Rosmond est depuis longtemps l'ami du ci-devant duc d'Orléans, dit Ellénore d'un ton ferme, et que son voyage à Paris n'avait d'autre but que d'aller recueillir l'héritage de sa mère, morte il y a peu de mois, dans une province de France.

— Ah ! tu le connais aussi, toi, citoyenne ; eh bien, tu vas nous dire où il est ; mais d'abord, continua l'agent, il faut savoir à qui l'on parle ; ton nom ? tes qualités ?…

— Tenez, citoyen, tout cela est dit là dedans, interrompit l'aubergiste en présentant au municipal le passe-port d'Ellénore.

— Imbécile, tu me donnes toujours le même. Est-ce que tu perds la tête ?

— Non, citoyen, je sais bien ce que je fais. Ce passe-port-ci est celui de la petite dame. C'est sans doute une parente de l'autre, puisqu'elles ont le même nom.

— Passe pour le même nom, reprit le municipal ; mais pour le même mari, c'est un peu trop fort.

— Le même mari, répéta le plaisant: ah ! le petit scélérat, il lui en faut de toutes les espèces, des sultanes et des psychés.

— Je ne me trompe pas, ce sont bien les mêmes titres, les mêmes prénoms, et l'un de ces deux passe-ports est faux.

— Pardi ! c'est celui de la grosse milady, s'écrièrent plusieurs voix. Voyez-la, comme elle tremble ! Elle sent bien que son compte est bon… A la lanterne ! la faussaire ! A la lanterne !

Et plusieurs des criards s'avançaient pour s'emparer de lady Caroline, qui, mourante de peur, ne trouvait pas un mot à dire pour sa défense.

— Arrêtez, s'écria Ellénore, en se précipitant devant lady Caroline comme pour lui servir de bouclier contre la fureur des jacobins qui la menaçaient, arrêtez, cette femme n'est point coupable, son passe-port est vrai ; les signatures en font foi, j'en jure sur tout ce qu'il y a de plus sacré au monde ; elle ne conspire pas. Ce qu'elle vous a dit est la vérité même, épargnez-la ; sinon vous commettrez un crime.

Intimidés par l'audacieux dévouement d'Ellénore, les plus animés hésitent ; ils subissent involontairement l'effet que produit d'ordinaire une action généreuse, même sur ceux qui en seraient les moins capables. Ils éprouvent cette sorte d'étonnement admiratif qui sauva mademoiselle de Sombreuil.

Et puis Ellénore est si belle en ce moment ! L'idée de risquer sa vie, pour sauver la femme qui lui ravit à jamais son bonheur, l'enflamme, la divinise à ses propres yeux ; la fièvre d'une noble vengeance brille dans ses regards. Son attitude est fière, dédaigneuse, tout en elle révèle une exaltation sublime ; un mépris de la mort qui désarme souvent les hommes les plus féroces. On l'écoute, on l'admire… on la croit… et pourtant ce qu'elle affirme est impossible à prouver.

— Sacrebleu, dit l'orateur du groupe de mutins, v'là une gaillarde qui a du toupet. Ça m'a l'air d'une brave femme, citoyens, laissons-la s'expliquer.

— Oui, qu'elle s'explique, dit le municipal en reparaissant à la place que la frayeur lui avait fait céder aux mutins, et s'apprêtant à poursuivre son interrogatoire. Si le passe-port de cette femme est bon, ajoute-t-il en s'adressant à Ellénore, si elle est bien réellement la femme de ce lord Rosmond comme ce papier l'affirme, qui êtes-vous ?… toi… (puis se reprenant), oui, qui es-tu ?

— Je suis madame de Rosmond, ainsi que mon passe-port le constate, répond lady Caroline.

— Mais ton Rosmond à toi… quel est-il ?…

La réponse d'Ellénore allait décider du sort de deux personnes. L'accusation de bigamie, fondée ou non, allait faire arrêter lord Frédérik et lady Caroline. Ellénore hésite. La vérité, qu'elle n'a jamais trahie, s'offre à elle, mais sanglante, une double sentence à la main. Elle la repousse. Les patriotes s'impatientent, murmurent, et répètent d'un ton menaçant:

— Allons, parle ! Ton Rosmond, quel est-il ?

— Le cousin germain de l'autre, répond-elle d'une voix assurée ; né comme lui, la même année, dans la même ville.

— Tiens ! ce hasard ! dit le plaisant de la troupe ; on n'en voit comme ça que dans les comédies. Elle croit que nous sommes à la Gaieté. C'est pour sauver sa bonne amie qu'elle invente cette histoire.

— Tout de même, c'est possible, dit l'agent. Il faut s'assurer du fait.

— Eh bien, gardez-moi en prison, reprit Ellénore, jusqu'à ce que vos doutes soient éclaircis, mais laissez cette femme libre.

— Ce sera tout le contraire, citoyenne, dit le municipal en souriant. Celle-ci restera en surveillance ici, jusqu'au moment où elle se fera réclamer par une autorité compétente. Quant à toi, tu es Française, comme on voit bien à ton parler, tu peux continuer ta route, mais à la condition de nous instruire de ce que tu vas faire à Paris, de l'hôtel où tu comptes descendre, et du nom du député qui peut te servir de caution.

— S'il faut subir tant de vexations pour voyager en France, dans ce pays où l'on se bat pour la liberté, j'aime mieux retourner à Londres, dit Ellénore, espérant que sa résistance lui attirera un malheur qui fera diversion à celui qui la tuait.

— Sais-tu bien, qu'avec ces manières-là, tu te feras coffrer, ma petite ? dit le municipal, espérant intimider Ellénore, et ne comprenant rien à la manière dont elle semblait défier son autorité ; mais nous avons assez de mauvaises têtes ici, tu peux retourner d'où tu viens ; je vais apostiller ton passe-port pour qu'on te laisse te rembarquer à Calais.

— C'est ça, crièrent les autres, qu'elle retourne à son bifteck ; mais pas avant d'avoir laissé visiter ses papiers.

— C'est juste, dit l'un, et si l'on trouve dans sa malle quelque lettre suspecte… elle verra…

— Ce soin me regarde, dit le municipal d'un ton impérieux ; allez, mes amis, fiez-vous à moi… Je vais me rendre avec mon adjoint dans l'appartement de la citoyenne. Tu nous y conduiras, ajouta-t-il en s'adressant à l'aubergiste, et vous pouvez être sûrs que j'accomplirai mon devoir… Mais qui donc fait tant de bruit ?

— J'entrerai, vous dis-je, criait à tue-tête un homme qui voulait se faire jour à travers le groupe de sans-culottes qui bouchait la porte. J'entrerai, mille bombes ! il faut que je lui parle.

— A qui ?

— A ma maîtresse.

— Va-t'en au diable !

— J'ai quelque chose d'important à…

— L'autorité est là; on ne la dérange pas… Ah ! tu pousses… tu veux entrer de force… Attends, attends… nous allons te…

— Pas de violences, mes amis, pas de violence ! cria le municipal, c'est sans doute moi qu'on demande, le maire ne peut se passer de moi… Laissez entrer cet homme… liberté pour tous…

— Oui, liberté pour tous ! répétèrent les patriotes.

— Que veux-tu, mon garçon ?

— Je veux remettre cette lettre à la femme de mon maître, à lady Rosmond, que voilà, dit le domestique en montrant lady Caroline.

A ces mots, Ellénore tombe anéantie sur un siége qui se trouvait là, en prononçant d'une voix défaillante le nom de Maurice.

XXVII

Lord Rosmond, effrayé de ce qui se passait à Paris depuis le 20 juin, depuis ce jour de démence populaire où l'émeute, pénétrant jusque dans les salons des Tuileries, vint poser le bonnet rouge sur la tête du roi de France, avait prévu les dangers auxquels s'exposait une femme étrangère, voyageant seule et n'ayant pour la protéger que ses domestiques, espèce de serviteurs fort insolents, parlant à peine le français, et dont les manières aristocratiques étaient capables de soulever toute la populace régnante contre leur maîtresse. Il s'était servi de son crédit auprès de M. de Condorcet, alors président de l'assemblée nationale, pour obtenir un laissez-passer, revêtu d'attestations civiques et de toutes les signatures des puissances du jour, afin d'autoriser lady Caroline de Rosmond à retourner à Londres, où d'urgentes affaires de famille la rappelaient en hâte. Muni de cette pièce importante, lord Rosmond avait dépêché Maurice au-devant de lady Caroline pour la sortir d'embarras, si elle éprouvait quelque difficulté sur sa route, et pour l'engager à retourner sur ses pas. Dans une lettre jointe au certificat de civisme, lord Rosmond lui promettait d'aller la rejoindre sous peu de jours, lui laissant entendre, sans l'articuler, que l'état de fermentation où se trouvait Paris, et les dénonciations fréquentes dirigées contre l'ex-duc Égalité, que l'on accusait d'être du comité autrichien, ne permettaient pas aux amis du ci-devant prince, de rester près de lui sans danger.

Dès que Maurice eut remis à l'agent municipal le laissez-passer où la signature du maire de Paris, du célèbre Pétion dominait toutes les autres, l'agent souleva respectueusement sa casquette, et dit, en montrant ce grand nom à sa suite :

— Vous le voyez, citoyens, la commune de Paris répond des sentiments, des faits et gestes de la citoyenne ; qu'elle aille donc où bon lui semblera, elle peut compter sur notre protection ; car, si nous sommes rigoureux envers les suspects, nous sommes tout zèle pour les amis de la liberté et pour les alliés qui la respectent.

— Mais l'autre, l'autre femme ! s'écrièrent les sans-culottes , désolés de voir une proie leur échapper. Vas-tu la laisser aller, aussi, comme celle-là?

— Elle qui n'a qu'un passe-port suspect, dit l'un.

— Elle qui regimbait contre l'autorité, et qui fait la chattemite, là, dans son coin, pour nous faire oublier ses injures, ajouta-t-il en montrant Ellénore, qui, assise près de l'embrasure d'une fenêtre, était à moitié cachée par le groupe des patriotes .

Alors l'attention générale se portant sur Ellénore

Maurice tourna ses regards vers elle, et s'écria involontairement:

— Ciel ! madame !

Et il resta pétrifié. En vain lady Caroline lui ordonnait de faire mettre des chevaux de poste à sa voiture, le suppliait de ne pas perdre un instant pour hâter son départ, car la terreur qu'elle venait de ressentir, et dont ses membres tremblaient encore, la rendait impatiente de quitter Amiens et de se soustraire à la tyrannie des autorités françaises. Maurice, abasourdi par la surprise de voir là Ellénore, cette belle victime des trahisons de son maître, cette femme dont il avait exécuté les ordres pendant trois ans avec tant de zèle, de respect, de la voir là en face de sa rivale, les traits abattus par la douleur, les regards fixes, la bouche souriant de ce sourire amer qui peint à la fois l'indignation et le mépris, Maurice n'entendait rien.

— Procédons à la visite domiciliaire, dit le municipal.

— Oui, oui, montons chez elle ! cria le chœur des assistants.

— Chez qui ? demanda Maurice, chez madame ?…

— Et qu'est-ce que cela te fait, à toi, qu'on visite ses papiers ? Est-ce que tu as peur qu'on y trouve de tes lettres ? dit le plaisant.

— Non, mais madame… est une bonne citoyenne, et je ne souffrirai pas qu'on la traite comme…

— Tu ne souffriras pas ! interrompit un bonnet à poil. Je vas commencer par te jeter par la fenêtre, et puis nous verrons ensuite…

— Pas de violence ! répéta l'agent ; écoutez la loi. Tu connais donc la citoyenne, puisque tu prends si chaudement son parti ?

— Oui, je la connais, dit bravement Maurice, et je vous répète que c'est une brave femme, une bonne patriote qui n'est pas suspecte.

— Eh bien, puisque tu en sais si long, tu nous diras s'il est vrai qu'elle s'appelle Rosmond, comme l'autre citoyenne ?

Maurice hésita un moment ; puis réfléchissant que ce nom devait être sur le passe-port d'Ellénore, il répondit d'un ton ferme :

— Oui, citoyen.

— Est-il vrai qu'elle soit la femme d'un cousin germain de ton maître ?

— Oui, oui, répéta vivement Maurice devinant le mensonge généreux d'Ellénore, et trop heureux de le consolider. Le mari de madame est aussi… un lord Rosmond… un cousin germain de celui-ci…

— Et pourquoi envoie-t-il sa femme à Paris ?

— Sans doute pour… parce que…

En parlant ainsi, le regard de Maurice semblait implorer d'Ellénore un motif quelconque à donner à son voyage ; mais la voyant garder le silence, il finit par dire :

— Ma foi, je n'en sais rien. Tout ce que je puis affirmer, c'est que la citoyenne mérite toutes sortes d'égards… qu'elle paraît… malade… et que l'on ne doit pas la faire souffrir davantage, en la chicanant sur un tas de formalités qu'elle ne connaît point.

— Cela ne te regarde pas, dit l'agent ; ce n'est pas de toi que nous apprendrons ce que nous devons faire. Puis, se retournant vers l'aubergiste : Allons marche et mène-nous chez la citoyenne ; elle va nous suivre pour être témoin de la visite, car nous ne sommes pas des voleurs, et le premier qui enlève le moindre objet !… sacrebleu ! son affaire sera bientôt faite… Allons, debout, citoyenne !

— Pardon, citoyen municipal, dit l'aubergiste tout en émoi, on m'apprend qu'une voiture à six chevaux entre dans la cour ; c'est un ambassadeur, dit-il, il faut que j'aille le recevoir, mais ce garçon de l'hôtel va vous conduire. Eh bien, où est-il donc ? ajoute l'aubergiste en voyant que son domestique était parti, il s'est bien pressé de redescendre… je vais vous l'envoyer.

— Ah ! tu crois que nous sommes faits pour t'attendre ? C'est bien plutôt ton ambassadeur qui attendra, s'écria le chef des patriotes.

Et tous, animés du même esprit, se jettèrent sur l'aubergiste pour le contraindre à monter l'escalier. Le malheureux, effrayé de se voir entre les mains de ces énergumènes, jetait des cris affreux qui se mêlaient à leurs voix menaçantes. Tous les habitants de l'hôtel sortaient de leurs appartements pour voir ce qui se passait ; les valets de l'hôtel couraient au secours de leur maître. C'était un bruit infernal, qui se calma, comme par enchantement, à la voix douce et paisible d'un homme dont le sang-froid avait déjà bravé plus d'une émeute.

S'étant informé du sujet de ce vacarme, il avait demandé à parler à l'agent municipal.

— Qui es-tu, pour déranger ainsi l'autorité ? lui avait-on répondu.

— Monsieur est ministre de France en Angleterre, envoyé par l'assemblée nationale à Londres, d'où il rapporte de bonnes nouvelles, dit à haute voix le secrétaire de l'ambassadeur.

— Ah ! c'est différent, répliqua le sans-culotte, c'est un patriote de l'assemblée, laissons-le passer.

Et chacun se retira pour faire place à M. de Talleyrand.

Cette scène se passait sur le palier du grand escalier, où deux hommes en bonnet à poil, ayant pris chacun un bras d'Ellénore, la traînaient vers les degrés qui conduisaient à l'étage supérieur.

— Où menez-vous madame ? demanda M. de Talleyrand.

— Chez moi, où l'on va faire une visite domiciliaire, répondit Ellénore en se tournant vers M. de Talleyrand qui, jusque-là, n'avait pu voir son visage.

— Vous ici ? dit-il avec surprise.

— Ah ! monseigneur, dit tout bas Maurice qui s'était glissé derrière l'évêque d'Autun, protégez-la ; sinon ces gens-là lui feront un mauvais parti.

— Ton maître n'est donc pas là?

— Non, monseigneur, je suis tout seul pour la défendre.

— Laissez madame libre, dit l'envoyé de France au municipal, je me rends caution d'elle auprès de vous et de M. le maire d'Amiens ; elle est incapable d'avoir rien fait pour mériter les traitements qu'on réserve aux ennemis de l'État. Ainsi, je la mets sous votre sauvegarde.

— Il a raison, s'écrièrent plusieurs voix. Nous empêcherons bien qu'on lui fasse du mal.

Et les mêmes qui sévissaient un moment avant avec le plus de fureur contre la pauvre Ellénore, s'érigeaient ses protecteurs, et juraient de mourir pour la défendre. Pendant ce temps, elle cherchait à rassembler ses forces pour remercier M. de Talleyrand.

Il répondit aux remercîments d'Ellénore par un de ces mots gracieux que lui seul savait dire, puis il lui exprima tous ses regrets de ne pouvoir rester plus longtemps près d'elle, étant contraint de repartir sur-le-champ pour aller rendre compte de sa mission au ministre des relations extérieures.

— Je suis d'autant plus fâché de vous quitter si vite, que vous m'auriez expliqué beaucoup de choses que je ne comprends pas, et qui redoublent encore l'intérêt qu'on vous porte, ajouta-t-il en serrant doucement la main d'Ellénore.

Puis il la salua respectueusement, aux acclamations du troupeau patriotique à qui les gens de M. de Talleyrand venaient de proposer de boire à sa santé au cabaret voisin, et qui criaient de toute la force de leurs poumons:

— Vive l'envoyé de France ! vive la brave citoyenne ! vive l'avocat du peuple ! vive le ministre français ! vive le ci-devant calotin !

XXVIII

Au milieu des hommages bruyants de cette troupe de soi-disant patriotes, Ellénore avait trouvé moyen de prier Maurice de venir lui parler avant de retourner près de son maître.

— Je n'en aurai pas le temps, avait-il répondu avec embarras.

Mais Ellénore ayant insisté en disant:

— Je vous attends avec dix guinées !

Maurice avait fait un signe qui ne laissait nul doute sur son consentement.

Maurice était, comme la plupart des valets de chambre, confident des mauvais sujets. Sans cesse indignés des méchantes actions dont ils sont les zélés complices, hasardant parfois de vertueuses représentations, des craintes secourables, ordinairement mal accueillies, et dont ils expient le tort par une soumission sans bornes ; partagés entre l'audace et la peur, la malice et la pitié, l'intérêt et le remords, tour à tour pleins de zèle pour le bourreau et la victime, ils sont susceptibles des meilleurs comme des plus mauvais sentiments.

Maurice n'avait pu être au service d'Ellénore pendant trois ans sans apprécier ses qualités aimables, son caractère noble et juste ; car l'on se trompe fort lorsqu'on croit échapper à l'observation de ses domestiques. Le moins intelligent sait toujours à quoi s'en tenir sur la valeur réelle de ses maîtres. Maurice ressentait une estime profonde, un véritable attachement pour Ellénore, ce qui ne l'avait point empêché d'aider son maître à la tromper et à la perdre aux yeux du monde ; sorte de faiblesse qui se trouve souvent ailleurs que chez les valets. Il aurait désiré apporter quelque adoucissement aux peines d'Ellénore en lui peignant son maître moins coupable qu'il ne l'était ; mais il n'y avait pas moyen de justifier sa conduite. Aussi fallait-il la double séduction des prières d'Ellénore et de l'intérêt pécuniaire pour décider Maurice à subir l'interrogatoire qui l'attendait.

Lorsqu'il entra chez Ellénore, le petit Frédérik était sur les genoux de sa mère, il la caressait, il jouait avec les boucles de ses longs cheveux, et cherchait à s'attirer son attention par une foule de gentillesses. Mais Ellénore n'y prenait pas garde. On pourrait dire qu'à force de penser à lui, elle ne le voyait plus. Cet enfant était, dans cet instant même, l'objet d'une grande décision. C'était le devoir qui contraignait sa mère à supporter la vie, à dévorer les humiliations les plus cruelles et les moins méritées ; enfin à concentrer tous ses sentiments, toutes ses espérances dans cet être que le monde appellerait le fruit de son déshonneur. Mais avant de se résigner à fuir pour jamais le souvenir de celui qui la vouait à un malheur éternel, elle voulait connaître toute l'étendue de son crime envers elle. C'était, pensait-elle, un moyen d'éteindre ses regrets: le tableau de tant de trahison, de bassesse, devait inspirer un vif dégoût à un cœur aussi loyal que le sien, et elle espérait voir son amour étouffé sous le poids du mépris.

Maurice la trouva dans le calme qui suit d'ordinaire une résolution solennelle.

— Approchez, lui dit-elle d'une voix oppressée et en remettant le petit Frédérik à sa bonne qui l'emmena aussitôt, ne craignez point mes récriminations. Je sais combien vous êtes dévoué à votre maître, vous avez dû lui obéir, je ne vous en fais point de reproches ; en voulant m'éclairer sur ce qui se tramait contre moi, vous vous seriez perdu sans me sauver ; mais aujourd'hui que rien ne peut ajouter à l'horreur de ma situation, dites-moi, depuis quelle époque lord Rosmond a-t-il contracté son mariage avec lady Caroline ? Quant à celui dont vous avez été témoin dans la chapelle de Ham…, qu'il soit légal ou non, je suis décidée à n'en jamais réclamer la validité ; car, malgré l'intérêt de mon fils, comme je ne pourrais faire valoir ses droits qu'en déshonorant son père, qu'en le livrant au sort des plus vils criminels, je préfère tout à cette honteuse vengeance. Ainsi, parlez sans crainte de nuire à votre maître ; je laisse au ciel le soin de le punir.

— Sans doute, madame, mon maître a de grands torts avec madame, dit Maurice en tournant son chapeau dans ses mains, et d'un ton qui décelait son embarras… Mais je puis affirmer à madame que je ne les ai connus que lors de notre voyage à Édimbourg. Jusque-là, j'étais, comme madame, dans la ferme croyance que mylord était son mari devant l'Église, et je ne saurais peindre mon étonnement, je dirai plus, ma vraie peine, lorsque mylord, forcé de me confier les apprêts de son futur mariage avec lady Caroline, m'a avoué que la cérémonie de la chapelle n'avait été imaginée que pour vaincre vos scrupules, et que le prêtre, le notaire, les témoins, tout cela étaient des complaisants déguisés ; qu'enfin, il était libre de faire un mariage indispensable à l'état de ses affaires. Vous saurez, madame, que, dans ses fréquents voyages à Londres, mylord avait perdu au jeu de fortes sommes qu'il était obligé de payer dans un court délai, sous peine d'un grand déshonneur, à ce qu'il prétendait du moins.

»Je le vis rentrer un matin dans un état de désespoir tel, que je le crus fou. Il brisait ce qui se trouvait sous sa main, il parlait de se tuer, puis tout à coup il fondait en larmes, en s'écriant: pauvre Ellénore !… Pardon, madame, mais je vous répète ses propres paroles… allons, puisqu'il le faut, disait-il, puisqu'il n'est pas d'autre moyen d'échapper à leur mépris à tous, de tenir ma parole, de sauver l'honneur de mon nom… obéissons à ma famille… Alors, il se mit à écrire quelques lignes qu'il cacheta et m'ordonna de porter chez mylord, son oncle, puis il se jeta sur son lit tout habillé ; il n'y resta pas longtemps sans voir arriver son oncle et son cousin, avec lesquels il était brouillé depuis trois mois, et qui venaient se réconcilier avec lui, en récompense de son consentement au riche mariage qu'ils voulaient lui imposer.

»Toute la fortune des Rosmond était attachée à cette alliance, disaient-ils, mais le seul avantage qui avait déterminé mon maître, c'était les 50,000 livres sterl. comptant que lui apportait lady Caroline, et la faculté de satisfaire avec une partie de cette somme à ses dettes d'honneur. Il mit pour toute condition à ce mariage, qu'il se ferait sur-le-champ, et au château du père de lady Caroline, dans ce château perdu au milieu des montagnes de l'Ecosse ; il lui était permis de croire que ce qu'on y ferait ne serait jamais connu du reste de la terre, et mon maître s'était flatté que ce qu'il disait être un affreux sacrifice fait à la nécessité, serait longtemps ignoré de la femme… qu'il… aimait…

A ce mot, Ellénore fit un mouvement d'indignation qui, loin d'intimider Maurice, lui donna le courage de répéter :

— Oui, madame, qu'il aimait tendrement… et qu'il aime encore plus que jamais.

— Ce n'est point sur ses sentiments que je vous questionne, dit Ellénore avec dignité, sa conduite les révèle assez ; c'est uniquement sur les faits qui l'ont amené à l'action la plus infâme et que je veux connaître.

— Eh ! madame, il ne fallait pas moins que la crainte d'être chassé de tous les salons de Londres, d'être traité de banqueroutier, pour le décider à partir pour l'Écosse. J'ai cru qu'il ne pourrait jamais s'y résigner, lorsque nous sommes retournés au cottage … Quand il a revu madame… et le petit Frédérik… Mais ce n'est pas cela que je veux dire, ajouta Maurice, en se dépitant contre sa sensibilité ; ce que je puis affirmer, c'est qu'avant d'entrer au cottage , mylord m'avait fait jurer la plus grande discrétion sur le motif de son voyage en Écosse, et qu'il avait accompagné cette recommandation de menaces effrayantes. Bien entendu que je devais être aussi discret au château de L… qu'au cottage . Pour en être plus certain, mylord me confia tout ce que sa situation avait de périlleux, les scènes cruelles qui auraient lieu le jour où vous seriez désabusée, et le désespoir où il tomberait s'il lui fallait renoncer à vous.

«Tout se passa, à Édimbourg, si vite, que l'entrevue, les accords, la noce, s'accomplirent en quinze jours ! Dès le seizième, mylord prétexta une affaire importante pour se rendre à Londres, où il paya ses créanciers, et s'empressa de revenir au cottage avant de passer en France…»

— Assez, interrompit Ellénore, en sentant tous ses membres saisis d'un frisson mortel, assez ; je m'obstinais, malgré l'évidence, à douter encore ; je ne pouvais croire à tant de perfidie. Vous venez de me prouver ce que j'aurais eu honte de supposer. Je vous en remercie, ajouta-t-elle en montrant à Maurice la bourse qui était sur la table, et qu'il prit sans hésiter. Allez raconter à votre maître, continua-t-elle, le hasard qui m'a tout appris. Dites-lui que sa lâcheté n'a rien à craindre de mon ressentiment, et que je ne mets d'autre prix à ma générosité, que la certitude de ne le revoir de ma vie.

Alors Ellénore sonna sa femme de chambre, et Maurice sortit en levant les yeux au ciel, comme pour lui demander pardon d'avoir aidé à désespérer une femme si adorable.

XXIX

Peu d'instants après le départ de Maurice, un grand bruit de chevaux et de postillons annonça celui de lady Caroline. Elle retournait à Londres ; ce qui décida Ellénore à prendre une autre route ; la protection de M. de Talleyrand lui avait acquis celle du maire d'Amiens, elle en obtint sans peine l'autorisation de se rendre en Belgique, et elle partit le soir même pour Bruxelles. Cette détermination, qui l'éloignait plus sûrement de lord Rosmond, était la seule qu'elle pût prendre dans le trouble où était son esprit.

Ce fut un bienfait pour elle, que l'obligation de passer une nuit entière en voiture, livrée à toutes les réflexions que sa triste situation devait faire naître. La fatigue est d'un grand secours dans les chagrins, et l'insomnie qu'elle cause est moins pénible que celle dont le repos ne peut triompher.

Ellénore, franchissant l'espace sans que nul objet, nul autre bruit que celui d'un roulement monotone, dérangeât sa rêverie, les yeux fixés sur les deux étoiles, éprouvait cette sorte de calme inséparable du plaisir de se trouver, pour ainsi dire, en tête-à-tête avec l'immensité. Quelle que soit l'énormité des maux qui vous accablent, la fatalité, la multiplicité des événements qui vous frappent, on se trouve un si petit personnage sur cette grande terre, un être si imperceptible auprès de toutes ces splendeurs du ciel, qu'il en résulte un véritable désintéressement pour soi-même. On pense au peu que l'on est, au peu que l'on dure, et l'on perd toute idée de se révolter contre un destin immuable.

La vue de son enfant endormi sur les genoux de sa bonne, troublait parfois la résignation d'Ellénore, elle maudissait celui qui lui avait donné la vie pour le livrer à tous les chagrins, les dégoûts, dont on abreuve l'existence d'un enfant illégitime. Mais plus le sort qui le menaçait effrayait son cœur de mère, plus elle se pénétrait de la sainteté de ses devoirs. Son bonheur personnel était pour jamais détruit ; elle le sentait ; toutes tentatives pour le ressaisir devenaient inutiles.

— Eh bien, du fond de cette tombe où la trahison m'a précipitée, pensait-elle, veillons à l'existence, à l'éducation de ce pauvre enfant, que sa vie remplace la mienne. Oublions-nous complétement pour ne penser qu'à lui. Jetons un crêpe funèbre sur le passé. Oui, prions pour le repos de notre âme, comme si elle était déjà dans l'éternité !

Ce deuil d'elle-même, accepté franchement, devait rendre à Ellénore la raison et le courage. Fière de sa propre estime, elle se promit de supporter avec calme toutes les injustices, les insultes même que sa situation, si honteuse en apparence, pourrait lui attirer ; elle se promit, surtout, de ne point aggraver le malheur de cette situation par de vains efforts pour en expliquer l'innocence. C'était s'épargner un grand supplice, celui de voir l'impuissance de la vérité sur des esprits prévenus, abusés, et trop flattés peut-être, d'une erreur qui leur donnait le droit de traiter avec mépris une femme dont la beauté, jointe à tant d'autres dons, inspiraient l'envie.

Ellénore, arrivée à Dunkerque, trouva un bâtiment prêt à faire voile pour Ostende ; le négociant qui en était propriétaire consentit à prendre des passagers. Ellénore fut du nombre.

Avant de s'embarquer, elle écrivit à son banquier de lui faire passer des fonds à Bruxelles, sous le nom de madame Mansley, se réservant de lui confier plus tard ce qui l'obligeait à reprendre le nom qu'elle tenait de son père.

Ellénore descendit à Bruxelles, dans un modeste hôtel, près du Parc, évitant tout ce qui avoisinait l'élégant hôtel de Bellevue , alors le rendez-vous de toutes les élégances de l'émigration. Puis dès qu'elle fut moins souffrante, elle chercha un petit appartement dans quelque maison retirée pour y vivre solitaire. Elle fut rencontrée un matin par le prince de P…, excellent homme, gros, court et enjoué, ayant plutôt l'air d'un riche fermier de la Beauce que d'un prince de la cour de Louis XVI, et que son âge mûr n'empêchait pas d'aimer les jolies femmes et d'être fort galant auprès d'elles ; mais d'un caractère noble, généreux, sans prétentions embarrassantes, et toujours prêt à accepter l'amitié qu'on lui offrait pour prix de son amour. Le prince de P… avait vu Ellénore s'élever chez la duchesse de Montévreux et s'était toujours vivement intéressé à elle. Plus d'une fois, depuis que la duchesse avait contraint Ellénore à fuir de chez elle pour se soustraire à la domesticité dont on la menaçait, le prince avait pris le parti de la pauvre fugitive contre sa fausse protectrice ; et ce procédé courageux lui attirait souvent force épigrammes. On le traitait de bonhomme , injure la plus sanglante d'une société où la malice, la finesse étaient seules en crédit.

Le prince de P… aborda Ellénore avec tant de bienveillance, il la questionna sur son sort avec un intérêt si sincère, un ton si paternel, qu'elle céda au plaisir de lui confier ses peines, et lui promit de le revoir le lendemain, ainsi qu'il l'en priait, et de lui raconter les tristes motifs qui la déterminaient à quitter l'Angleterre pour se réfugier à Bruxelles.

Le prince répondit à sa confiance en lui racontant comment il avait échappé, par la vitesse de son cheval, aux agents du comité de surveillance qui le poursuivaient pour le conduire en prison et de là à l'échafaud. A cette époque trop dramatique, chacun était le héros d'une aventure intéressante. Mais le prince convint que les malheurs d'Ellénore dépassaient en fatalité tous ceux des échappés de la Révolution.

Il faut avoir subi la torture d'un tourment humiliant, solitaire, dont la plainte amère, ne pouvant s'exhaler, maintient le cœur sous une oppression mortelle, pour se faire une idée du soulagement qu'éprouva Ellénore en faisant le récit de l'événement aussi malheureux qu'étrange de son faux mariage à un véritable ami, dont la loyauté croyait à la sienne.

Après avoir écouté Ellénore en l'interrompant sans cesse par des exclamations peu flatteuses pour M. de Croixville, et pour lord Rosmond, le prince dit en soupirant:

— La situation est fâcheuse… Les apparences sont telles qu'on aura bien de la peine à faire triompher la vérité ; mais enfin, pour n'être pas probable, elle n'en est pas moins vraie ? J'ai vu quelquefois le monde la deviner. Il n'est pas toujours si aveugle, si injuste qu'on le dit !

— Ah ! juste ou non, comme je suis destinée à le fuir toute ma vie, reprit Ellénore, peu m'importent ses jugements ; si flétrissants qu'ils puissent être pour moi, votre estime, cher prince, me donnera la force de les braver. Vous m'accorderez quelques-uns des moments que la politique et les plaisirs vous laisseront de libres ; et la consolation de vous attendre, d'espérer causer avec vous de ceux que j'aime encore, malgré tout le mal qu'ils m'ont fait, me distraira de ce désir de mourir, qui me poursuit toujours en dépit du remords qu'il m'inspire.

— Se laisser mourir pour faire plaisir aux ennemis qu'on gêne, ah ! c'est une complaisance très-coupable, et que je vous défends d'avoir. Plus la position est difficile, moins on doit se laisser abattre. Le bon Dieu vous donne un enfant pour jouer avec lui, un vieil ami pour pleurer avec vous ; cela vous suffira, j'espère, pour attendre un meilleur temps. Maintenant il faut nous occuper de vous caser ici le mieux possible. Je pardonne à Croixville son enlèvement et le tort qu'il vous a fait, en considération de l'indépendance que vous assure votre part dans son héritage ; la première des conditions pour être honoré ici-bas, mon enfant, c'est de ne rien coûter à personne ; dès que le monde est rassuré sur la crainte d'avoir à se dévouer pécuniairement pour un malheureux, il y prend intérêt, il l'observe avec soin et lui accorde bientôt la considération qu'il mérite ; maintenez-vous dans la sage résolution de ne vivre que pour votre enfant ; oubliez son traître de père et vous trouverez encore assez d'amis pour vous apprécier et pour vous rendre l'existence agréable.

— Je ne compte que sur vous, dit Ellénore en tendant la main au prince, votre amitié, vos conseils soutiendront mon courage ; et lorsque j'aurai à subir les mépris de gens moins innocents que moi, je penserai qu'il y a une âme noble, compatissante, dont je suis connue, qui sait si je mérite tant d'outrages, et dont l'estime me venge. Grâce à vous, cher prince, je ne me croirai pas une pauvre abandonnée de tous.

Le prince de P…, répondit par la protection la plus désintéressée, la plus courageuse, à la confiance d'Ellénore ; il lui trouva dès le lendemain un joli appartement convenablement meublé, dans la maison d'une vieille et honnête femme de sa connaissance, qui n'hésita pas à loger madame Mansley sur la recommandation du prince de P… Il la présenta comme étant la veuve d'un officier mort à Paris dans les dernières émeutes. Sa robe noire et le chapeau de même couleur qu'elle portait ne démentaient point le deuil auquel cette supposition la condamnait. Ce deuil si douloureusement empreint dans son âme, devait longtemps se montrer sur ses vêtements.

L'appartement d'Ellénore était au rez-de-chaussée, donnant sur un petit jardin où son enfant pourrait jouer en prenant l'air, ce qui la dispenserait de le mener souvent au Parc, et lui éviterait l'ennui de rencontrer les gens qu'elle fuyait. Guidée par ses habitudes plus que par sa pensée, elle s'arrangea, dans sa nouvelle retraite, avec toute la simplicité et le bon goût qui lui étaient naturels.

Malgré ses souvenirs amers, sa profonde douleur, elle jouissait, dans cet asile, des bienfaits d'une parfaite résignation ; car elle avait consulté le prince de P… sur ce qu'elle pouvait tenter contre lord Rosmond en faveur de son fils, et le prince lui ayant prouvé qu'il résulterait de ses réclamations beaucoup de scandale et point de succès, elle s'était promis de subir son sort comme un arrêt du ciel. C'est déjà moins souffrir d'une situation malheureuse que de perdre toute idée d'en sortir.

Madame Vannebourg, la propriétaire de la maison qu'habitait Ellénore, avait entendu le prince de P… parler d'elle avec éloge ; elle désira profiter du voisinage d'une personne si aimable, et le prince engagea madame Mansley à la recevoir.

— Vous ne pouvez passer toutes vos journées ainsi seule, dit-il à Ellénore ; je vois le spleen vous atteindre, et je ne souffrirai pas que vous mouriez, sous mes yeux, des suites du mal qu'on vous a fait. Ce serait trop bien divertir vos bourreaux ; il faut oublier leurs infâmes procédés, en accueillant la société, l'affection de quelques amis vrais, dont les soins vous consoleront, ou du moins vous aideront à supporter vos peines.

— Tout à la pitié que je vous inspire, cher prince, vous ne pensez pas à ce que ma position offre de difficultés, à l'impossibilité où je suis de la justifier, à quel point les apparences m'accusent…

— Sans doute, vous ne pouvez aller plaidant à tout venant votre cause, et démontrant à chacun tous vos droits à l'estime ; mais ce qui serait inconvenant et sans effet dans votre bouche, est très-bien placé dans la mienne. Je suis un père de famille, malheureusement assez vieux pour ne pas vous compromettre ; votre fortune vous met à l'abri de tout soupçon flétrissant à cet égard ; car on ne répond à l'amour d'un homme qui n'est ni jeune ni joli que pour de l'argent, et je vous promets d'être cru lorsque je dirai ce que vous valez.

— A quoi bon vous donner cette peine, cher prince, votre amitié me rend aussi heureuse que je puis l'être. La bienveillance de quelques autres n'y ajouterait rien.

— Erreur, s'écria le prince ; les grandes résolutions ont cela de bon qu'en ne peut les tenir. Vous aurez beau vous renfermer, quelques personnes finiront par se glisser chez vous, et vous céderez à leur importunité, peut-être aussi un peu à la fatigue de la solitude. Il n'est pas, grâce au ciel, dans la puissance d'une femme de passer sa jeunesse, son existence entière à pleurer la trahison d'un perfide. Vous finirez par écouter les conseils, les consolations de quelques amis ; eh bien, laissez-moi donc les choisir. Songez que des premiers que vous verrez, va dépendre le genre de société que vous aurez le reste de vos jours. Ne vous flattez pas de vous plaire au milieu de gens excellents, mais communs, mais ignorants de tout ce que vous avez vu et su chez cette duchesse qui vous a élevée, chez cet aimable Croixville qui s'est fait votre tuteur, faute de mieux. Non, ma chère amie, vous ne pourriez vous accoutumer à des vertus mal habillées, à des braves gens de mauvais ton. C'est le premier des inconvénients attachés à l'honneur de vivre parmi nous autres gens de cour. On souffre beaucoup de nos défauts, on les hait, on les méprise, mais on ne peut se passer de nos manières ; c'est donc encore près de nous où vous avez rencontré votre bourreau, que vous trouverez les amis spirituels qui vous rendront justice, qui vous défendront contre les attaques du monde.

— Je ne l'espère pas.

— Et moi, j'en suis certain, reprit le prince, et je vous supplie d'en faire l'épreuve. Vous ne me soupçonnez pas, je pense, de vouloir ajouter à vos peines, en vous exposant à des hommages trop légers, à des amitiés dédaigneuses ; je connais votre fierté, je la respecte, mais je veux qu'elle soit connue par d'autres que par moi… L'évidence est ce qui combat le mieux contre la calomnie ; le malheur, qui se cache avec tant de précaution, ressemble au crime ; il ne faut ni se montrer, ni se soustraire aux yeux du monde, lorsque nul regard ne peut faire rougir. Allons, suivez mes conseils, et croyez que ce sont ceux d'un père.

En parlant ainsi, le prince serra la main d'Ellénore.

— Disposez de moi, dit-elle, en essuyant ses larmes. C'est bien le moins que je suive vos avis pour prix d'une si douce, d'une si sainte protection !

— Merci, dit le prince, je n'abuserai pas de votre docilité ; car vous saurez que votre présence ici n'est plus un mystère pour plusieurs de vos anciennes connaissances et qu'elles me tourmentent chaque jour pour vous les présenter. Mais c'est une faveur que j'accorderai seulement aux plus dignes.

— Je m'en fie à votre sagesse.

— Soyez tranquille, ajouta le prince en riant, je commencerai par les plus vieux et les plus laids. A demain.

XXX

Bruxelles voyait alors arriver en foule les malheureux que leur rang, leur opinion, leurs titres, contraignaient à fuir la France. La plupart, heureux d'abandonner aux révolutionnaires leur fortune pour conserver la vie, supportaient un état voisin de la misère avec tant de philosophie que leur gaieté même n'en était pas altérée. Soutenus par l'espoir d'une restauration que les plus vieux ne devaient pas voir, ils acceptaient le malaise, les privations présentes, comme on se résigne aux mauvais repas des mauvaises auberges, dans un voyage dont le terme est prochain.

C'était à qui ferait la meilleure plaisanterie sur son dénûment, sur les habitudes burlesques qu'il était forcé de substituer à ses habitudes élégantes ; la vanité avait changé d'allure. Fatiguée de magnificence, elle se cachait sous les vêtements d'indienne de la duchesse ruinée, et visait à paraître pauvre, comme elle visait autrefois à paraître riche. C'était une fatuité de misère qui faisait d'autant plus ressortir la grandeur déchue. La jolie marquise, réduite à ranger elle-même sa chambre pendant que son unique servante faisait son déjeuner, se vantait de casser toutes les porcelaines qu'elle essuyait ; une autre parlait cuisine en se flattant d'y faire des progrès.

Un jeune seigneur de la feue cour de Versailles remerciait son père et sa mère d'avoir torturé son enfance, en lui faisant apprendre de force à jouer du violon : talent dont il commençait à tirer profit, soit en donnant des leçons, soit en faisant sa partie dans les concerts. Enfin, chacun s'amusait du comique de sa situation pour s'étourdir sur ce qu'elle avait de pénible, et puis aussi pour faire mieux remarquer le contraste de son haut rang, de sa naissance, de sa fortune, avec l'humble condition où la révolution française le réduisait.

Au sein de la plus grande gêne, manquant souvent du nécessaire, les émigrés, fidèles au caractère français, bravaient en riant leur détresse. Les hommes, toujours courageux et légers, consacraient leurs matinées à d'insipides travaux, et leurs soirées à la galanterie, guettant les aventures scandaleuses pour les colporter de mansarde en mansarde, comme autrefois de boudoir en boudoir, et s'efforçant d'être les héros du roman émigré qui faisait alors le plus de bruit.

Les femmes, réduites à une simplicité presque misérable, n'en étaient pas moins occupées du soin de paraître jolies. La nécessité avait beau les contraindre à porter une robe d'indienne, des souliers de peau, un fichu sans dentelle, une pelisse grossière telle qu'on en voit sur le dos des bourgeoises qui vont à pied à Bruxelles ; cet attirail, plus modeste, ne décourageait pas leur coquetterie innée. La pelisse mal jointe laissait voir un fichu bien plissé ; la robe de toile dessinait la taille de manière à déceler ses contours gracieux ; le gros soulier faisait ressortir le petit pied, et l'ensemble de la tournure avait une allure si élégante, qu'elle attirait tous les regards. Découvrir sous ces vêtements communs, sous la capote noire, sous la saye de l'ouvrière, une grande dame de la cour de Versailles, était un plaisir qui avait tout le piquant de ceux d'un bal masqué. Se faire admirer, adorer, sans le secours du luxe et de toutes les recherches qui ajoutent tant à l'effet de la beauté, c'était une gloire digne des plus ambitieuses.

L'on en citait alors trois que leurs divers agréments faisaient nommer du nom classique des trois Grâces : c'étaient mesdames de M… de C… et de Cl… Nous omettons leurs titres par égard pour la modestie de la seule des trois qui reste. Celle-là n'était belle que par sa taille et son grand air, peut-être trop insolent pour un si beau nom ; madame de C… était la grâce en personne : sa démarche, ses moindres mouvements avaient un charme indicible. C'était un mélange de vivacité, de langueur, d'indifférence, d'agacerie ; c'était une distinction naturelle qui prêtait de la noblesse aux actions les plus ordinaires, et complétait l'ensemble le plus ravissant.

Madame de Cl… était fort aimable, surtout pour l'objet de sa préférence. Elle aimait si bien ; son dévouement, à la fois si pudique et si passionné, inspirait tant d'intérêt, qu'on pardonnait à la faiblesse de son cœur, en faveur de son peu de dissimulation à la cacher.

Ce trio enchanteur, qui faisait la consolation de l'exil, était alors fort occupé de l'arrivée à Bruxelles d'une princesse d'un grand nom, que nous voilerons sous celui de Waldemar. Cette princesse, plus fraîche que belle, plus dévouée que séduisante, s'était vue contrainte de quitter la France au moment où l'on commençait à traiter de suspect tout ce qui possédait un nom illustre, ou une grande fortune. Habituée depuis longtemps aux hommages des jeunes gens de la cour, plus amoureux de son crédit que de ses charmes, elle s'entourait de tout ce que l'émigration avait de plus élégant. Pour plus de sûreté, elle s'était fait accompagner à Bruxelles par le comte de Savernon, jeune homme, beau, bien fait, distingué par sa naissance, par de rares qualités, et dont l'esprit léger, moqueur, cachait un cœur capable d'un profond attachement.

Ainsi que la plupart des jeunes gens qui débutent dans la carrière de la galanterie, M. de Savernon se livra avec toutes les joies de l'amour-propre aux agaceries d'une grande dame beaucoup plus âgée que lui, et par cela même décidée à l'enchaîner par tous les moyens qui étaient en sa puissance. Un des plus efficaces était bien certainement la faculté que sa fortune lui donnait de réunir chez elle l'élite de l'émigration, et des nobles étrangers empressés à lui rendre hommage ; car, si la révolution française enlevait à la princesse de Waldemar la plus grande partie de ses revenus, des fonds placés en Allemagne lui permettaient de vivre, sinon avec opulence, du moins d'une manière convenable, et lui donnaient, de plus, les moyens de secourir ses amis ruinés. Son excellent cœur ne pouvait se passer d'affection, et, comme ces personnes que le besoin d'aimer tourmente, elle se résignait à sacrifier tout pour obtenir un peu, et ne se plaignait jamais du mauvais marché.

Tant qu'un autre amour ne venait pas troubler cette association inégale, c'était une assez douce condition pour celui qui l'avait acceptée ; mais, dès que le trop aimé devenait infidèle, les soupçons, les reproches, les querelles la rendaient bientôt insupportable. Une rupture s'en suivait ordinairement, et l'expérience de cette disgrâce humiliante ne sauvait pas la princesse de Waldemar d'y retomber.

Fière de traîner à son char un homme charmant dont les jeunes femmes enviaient les hommages, elle s'efforçait de rendre sa maison agréable pour l'y retenir et lui ôter toute idée d'aller s'amuser ailleurs. Cela lui réussit jusqu'au moment où, s'apercevant des fréquentes absences du prince de P…, elle lui demanda ce qu'il faisait des soirées qu'il lui consacrait autrefois, et quelle était l'heureuse personne qui l'accaparait au point de lui faire délaisser ses amis.

Le prince s'étendit sur le plaisir d'entendre un reproche si flatteur, et balbutia quelques mots évasifs sur les visites qu'il était obligé de faire à une de ses anciennes connaissances, nouvellement arrivée à Bruxelles.

— Ah ! vous faites le mystérieux, dit la princesse, eh bien, cela doublera notre curiosité à savoir le nom, la patrie et les dieux de votre belle, car vous êtes encore bien capable d'une charmante folie.

— Vous me flattez, madame, et je voudrais être digne de…

— Tout cela ne répond pas à la question, mon cher prince, interrompit le vieux duc de R…, vous avez sans doute vos raisons pour être discret ; moi, qui n'en ai pas, j'apprendrai à la princesse la cause de l'abandon où vous nous laissez depuis quelque temps ; c'est tout bonnement à une fort jolie femme qu'il nous sacrifie.

— Son nom ?… dites-nous vite son nom ! s'écrièrent plusieurs voix ensemble.

— Son nom ! voilà justement le difficile, dit le duc.

— Quoi ? vous ne le savez pas ?

— Si fait, vraiment ; mais c'est qu'on n'est pas encore bien décidé sur celui qu'elle a le droit de porter.

— Est-ce qu'elle est réduite à s'en choisir un ?

— Pas précisément ; mais un de ces mariages de garnison dont les jeunes officiers se rendent trop souvent coupables, l'a forcée à quitter le nom de l'infidèle pour revenir à son nom de famille.

— Je comprends, dit la princesse, c'est une victime volontaire de l'inconstance de quelque joyeux perfide, et le prince s'établit près d'elle en consolateur.

— Pardon, madame, mais vous ne comprenez pas du tout, reprit le prince d'un ton imposant. La femme dont le duc vous parle n'a aucun rapport avec celles qui donnent le droit de les traiter légèrement. Elle a été indignement trompée, il est vrai, mais son malheur, loin de la dégrader, n'a fait que mettre à l'épreuve ses nobles qualités, et que montrer dans tout son jour sa conduite honorable.

— Ah ! s'écria-t-on de toutes parts, le bon prince est amoureux ! C'en est fait…. le voilà convaincu de la vertu de son héroïne. Oh ! sublime effet de la passion !

— Dieu me garde, dit le vieux duc, de blesser un si beau sentiment ! Mais vous conviendrez, du moins, que cette jolie personne n'a pas été inventée pour vous, cher prince, et que deux aventures éclatantes vous réduisent à ne l'adorer qu'en troisième. N'importe, c'est toujours un bon lot ; et comme elle est ravissante, elle ne vous restera pas sur les bras le jour où votre amour s'en lassera.

— Mon amour ! dit le prince avec colère, elle s'en moquerait bien vraiment, si j'étais assez sot pour en avoir, et le vôtre ne serait pas mieux reçu que le mien, ajouta-t-il en s'adressant aux vieux comme aux jeunes gens qui se trouvaient là. Vous riez, mais si vous connaissiez madame Mansley, vous n'en parleriez pas si cavalièrement, et vous verriez bientôt qu'elle mérite plus d'estime que la plupart des femmes qui en médisent.

C'était bien mal défendre la pauvre Ellénore que d'injurier ainsi tant de personnes à propos d'elle. Ce tort, si commun chez les amis plus passionnés que spirituels, eut son effet ordinaire ; chacune des femmes présentes expliqua à sa guise la situation étrange d'Ellénore, et cela dans les termes les plus méprisants. Le prince de P… y répondit par des accès de colère qui s'augmentaient d'autant plus qu'ils excitaient les rires. Enfin, la princesse de Waldemar, voyant qu'il était prêt à suffoquer, demanda grâce pour son ancien ami, et porta la conversation sur les événements politiques, dont la gravité était telle alors, qu'ils captivaient trop douloureusement les esprits pour leur permettre de s'en distraire.

Le prince de P… profita de cette transition pour sortir. M. de Savernon le suivit en lui disant qu'il avait partagé son indignation contre les méchants propos de ces dames, et qu'il voudrait bien avoir l'occasion d'assurer madame Mansley de son estime respectueuse.

— S'il ne dépendait que de moi, cette occasion s'offrirait tout de suite ; mais, sauf quelques vieux amis qu'elle m'a permis de lui présenter, elle s'obstine à ne recevoir personne.

— Vous voyez que cette rigueur ne mène à rien, et qu'elle ferait mieux d'accueillir ceux qui peuvent la défendre contre la malveillance et la calomnie.

— Je suis de cet avis ; car c'est une personne qu'on ne peut pas raconter ; il faut la voir pour se faire une idée du respect qu'elle inspire, en dépit de sa situation ; et c'est en admettant chez elle des gens comme il faut, capables de la juger, qu'elle redressera l'opinion de ceux qui la condamnent sur les apparences, et fera taire les méchants propos des pécores qui l'envient, mais je la prêche en vain ; j'ai beau lui dire qu'à son âge la solitude mène au spleen, elle me répond que c'est une raison de plus pour qu'elle s'y consacre.

— Et votre amitié souffrirait qu'elle mourût de chagrin pour avoir été trompée par un homme sans foi, sans honneur ! Ah ! ce serait un crime ; et si vous l'aimez en véritable père, il faut en exercer la puissance, et la sauver malgré elle de la mort qu'elle désire, et que l'abandon, l'ennui, amèneraient bientôt.

— Vous avez raison, dit le prince, je vais tâcher de la décidera recevoir quelques personnes.

— Je serai du nombre, n'est-ce pas ?

— Rien n'est moins sûr… Vous êtes bien jeune… C'est à peine si elle me trouve assez vieux, moi ! il est vrai que votre dévouement pour la princesse vous classe parmi les élégants galériens dont parle Fontenelle, et à qui leur chaîne donne du poids. Mais j'ai peur que cette garantie ne paraisse pas suffisante à madame Mansley. N'importe, je parlerai pour vous. Je vanterai votre attachement pour la princesse, votre raison, surtout. N'allez pas me faire mentir !

— Ne craignez rien, reprit M. de Savernon ; ce n'est plus le temps des folies: l'exil rend sage. Comptez sur ma soumission à vos avis. Et ils se séparèrent, l'un très-préoccupé du désir de venger Ellénore, l'autre tout à l'espoir de bientôt la connaître.

XXXI

Le prince de P… tint parole à son jeune ami ; mais, malgré tout ce qu'il dit à Ellénore pour la déterminer à le recevoir, elle s'obstina dans son refus.

— Enfin, que lui manque-t-il donc, pour être admis chez vous ? dit le prince. Il a un ton parfait, un nom qui lui impose la retenue, la gravité même ; il a de plus des liens qui ne lui permettent pas de se montrer trop galant. Que lui reprochez-vous ?

— Son âge, ses agréments…

— Ah ! vous avez peur… de vous ?

— Non pas, mais du monde, dont la méchanceté contre moi n'a pas besoin de prétexte.

— Et vous pensez l'adoucir en éloignant de chez vous ceux qui pourraient vous défendre ? Beau calcul, vraiment ! Licencier ses troupes en temps de guerre, ce n'est pas le moyen de gagner des batailles !

— J'ai renoncé à combattre, vous dis-je. Le repos, voilà ma seule ambition, et, pour y parvenir, je ne veux voir que de vieux amis, dont l'affection ne puisse être calomniée.

— Ah ! vous croyez que leurs cheveux blancs feront taire la médisance ? Vaine espérance, on vous trouvera un goût bizarre, voilà tout. Demandez plutôt à Lauraguais. Il va venir, puisque vous le trouvez assez vieux, assez peu dangereux pour lui permettre de vous faire sa cour, je suis sûr qu'il sera de mon avis.

En effet, le comte de Lauraguais, qui venait d'apporter à Bruxelles des papiers qu'il espérait sauver du séquestre en les déposant chez sa fille, la duchesse de… s'était empressé de rendre visite à madame Mansley.

Connu par la franchise, l'originalité de son esprit, l'indépendance de ses opinions, M. de Lauraguais était un homme malin, instruit, bon et amusant, ne reculant devant aucune vérité ; ce qui le faisait passer pour fou. Il disait, en parlant de lui :

— De ma vie je ne fus ce qu'on appelle quelque chose ; né à Versailles, je ne devins point courtisan ; ami de d'Alembert et de Diderot, je ne fus point encyclopédiste ; honoré d'une épître par Voltaire, je restai son admirateur sans devenir son sectaire ; admis au cercle constitutionnel, amant passionné de la liberté, je ne fus point terroriste ; émigré par force, je n'ai jamais agi contre la France ; écrivant toujours et sur tout, je ne suis pas auteur ; amoureux de tous les jolis minois des salons et même des coulisses, je n'ai pas été un libertin ; seulement, mon amour pour les sciences, les lettres, les arts, le génie et mon dédain de l'argent, m'ont fait donner le nom de fou : c'est le seul qui me restera.

M. de Lauraguais professait un grand mépris pour les arrêts du grand monde, il prétendait que ce tyran ne vous tenait pas compte des sacrifices qu'on lui faisait, et il combattit de tout son esprit la résolution d'Ellénore.

Le chevalier de Pa… chez qui la laideur tenait lieu de vieillesse, et l'esprit de fortune, joignit aux instances du prince de P… et aux épigrammes de M. de Lauraguais, les raisons les plus persuasives et les plus piquantes pour déterminer Ellénore à recevoir M. de Savernon, tout fut inutile.

Le chevalier de P…, dont la gaieté ingénieuse savait toujours trouver le côté consolant d'un revers, se chargea d'annoncer à M. de Savernon le refus tenace de madame Mansley, et ne manqua pas de lui faire sentir tout ce que ce refus avait de flatteur.

Bientôt le petit salon d'Ellénore devint l'asile des penseurs, des bons causeurs que l'émigration réunissait à Bruxelles. Chacun d'eux, surpris de trouver tant d'instruction, d'idées sérieuses et même politiques, dans la jolie tête d'une si jeune femme, ne craignait pas de traiter devant elle les sujets les plus graves, et l'admettait sans complaisance dans toutes les discussions importantes que soulevaient alors tant d'événements déplorables, de révolutions terrifiantes. Son éloquence à plaider la cause de la liberté, en dépit des horreurs dont elle était alors le prétexte, charmait les plus spirituels, ceux dont la haute intelligence ne confond pas l'effet et le principe, et qu'un mauvais résultat ne rend point infidèles à une bonne cause.

— La liberté, leur disait Ellénore, est comme le feu, terrible, dévastateur, mais indispensable aux besoins de la vie ; veut-on l'étouffer ? il se venge par l'incendie. Vous qui en êtes à moitié consumés, pansez vos blessures, sans vous flatter d'éteindre à jamais ce soleil moral dont un peuple ne peut plus se passer après s'être réchauffé à ses premiers rayons.

Dans ces conversations quotidiennes, il se disait toujours quelque chose de marquant que les causeurs de madame Mansley s'empressaient de citer dans les autres salons, ce qui donnait aux femmes une occasion de médire d'Ellénore, et inspirait aux hommes le plus vif désir d'être admis à ces réunions intimes dont l'esprit était le seul luxe. Ceux qui en étaient exclus par leurs agréments cherchaient par tous les moyens à mériter une exception, et M. de Savernon, plus irrité que tous du refus positif qu'il avait essuyé, ne pensait qu'à vaincre la résolution d'Ellénore ; c'était devenu un défi entre sa curiosité et son amour-propre qui devait nécessairement l'amener à son but.

Un philosophe a dit:

«On arrive à ce qu'on veut en y pensant toujours.»

M. de Savernon, pénétré de la vérité de cet axiome, rêvait sans cesse aux moyens de contraindre madame Mansley à le recevoir, et les plus vulgaires lui paraissant les meilleurs, il commença par s'assurer à prix d'argent l'indiscrétion du valet de chambre belge qu'elle avait pris à son service depuis qu'elle était à Bruxelles. Celui-ci ayant peu de choses à raconter sur l'existence monotone de sa maîtresse, parlait de sa générosité, la première des vertus aux yeux d'un serviteur. Puis, quand le comte le questionnait adroitement sur les sentiments qu'il supposait à madame Mansley, Lapierre affirmait dans toute sa bonne foi qu'il ne lui connaissait d'autre amour que celui qu'elle portait à son enfant, et il citait plusieurs traits de sa faiblesse maternelle, qui prouvaient à quel point cette sainte passion régnait seule dans son cœur.

— C'est donc par là qu'elle est vulnérable, pensa M. de Savernon, mais comment l'attaquer ? Comment me rendre utile à cet enfant, objet des soins les plus tendres, les plus éclairés, comment le rendre complice de mes projets ?…

Et se répétant sans cesse ces questions, Albert de Savernon se rendait chaque matin au Parc, dans l'allée où le petit Frédérik conduit par sa bonne, venait souvent jouer et prendre l'air. Déjà, plusieurs fois, il s'était associé à ses jeux, soit en rattachant le harnais de son cheval de bois, soit en décrochant la balle que Frédérik lançait de toutes ses forces sur les arbres, et qui s'y nichait si bien, qu'il fallait un bras d'homme pour l'en retirer. A toutes ces coquetteries, Albert avait eu l'imprudence de joindre le don de quelques joujoux qui avaient excité une trop vive joie à Frédérik pour qu'il n'en parlât point à sa mère. Il y avait entre autres un petit oiseau chantant par l'effet d'une mécanique, semblable à celle d'une boîte à musique, qui lui causait des transports inimaginables ; aussi ne manqua-t-il pas de montrer l'oiseau chanteur à sa mère. Elle voulut savoir qui lui avait donné ce joujou de luxe, trop précieux, disait-elle, pour un enfant de son âge.

— C'est un beau monsieur, dit Frédérik.

Et sa mère, devinant qu'elle n'en apprendrait pas davantage de lui, questionna sa bonne.

— C'est en effet, répondit mademoiselle Rosalie, un beau monsieur, que nous rencontrons presque tous les jours au Parc, à l'heure où madame m'envoie y promener le petit, il a l'air d'aimer beaucoup les enfants, et il trouve Frédérik si gentil qu'il ne passe jamais près de lui sans lui dire : «Bonjour, petit ange,» et sans le caresser ; comme il l'a vu pleurer l'autre jour après avoir cassé un de ses joujoux, ce monsieur est venu lui donner des bonbons pour le consoler ; puis il lui a promis de lui apporter un joujou pour remplacer l'autre.

— Il ne fallait pas l'accepter, dit Ellénore.

— Ah ! madame, un joujou ! j'ai pensé que cela n'avait pas de conséquence ; et puis, quand une fois ce joli petit bouvreuil a été dans les mains de Frédérik, et qu'il l'a entendu chanter, il aurait été bien impossible de le lui ôter, je vous jure, il aurait fait de beaux cris, vraiment !…

— N'importe, je vous ai déjà dit d'éviter les rencontres, les conversations avec les personnes que vous ne connaissez pas ; celle-ci a beau être fort innocente, je ne veux pas qu'elle recommence ; lorsque je ne pourrai pas accompagner Frédérik à la promenade, vous le conduirez sous les allées qui bordent le canal ; là, il y a moins de monde, et l'enfant jouera tout à son aise.

En conséquence de cet ordre, M. de Savernon perdit pendant quelques jours la trace de Frédérik, mais instruit par Lapierre des nouvelles mesures prises pour éviter sa rencontre, il monta à cheval pour se rendre au château Lacken, et pour revenir en suivant la pelouse qui borde le canal ; là, un événement fort vulgaire, et qu'il aurait eu honte de provoquer ou d'imaginer, vint lui offrir l'occasion qu'il cherchait depuis si longtemps.

Mademoiselle Rosalie était une très-honnête fille, d'autant plus sage qu'elle était fort amoureuse d'un certain cousin qui devait l'épouser à son retour de l'armée ; mais, comme Rosalie avait un joli visage et toute l'élégance de son état, c'est-à-dire une tenue fort propre, elle faisait des passions. Un jeune, grand et gros brasseur du voisinage en était épris au point de vouloir en faire sa femme, sorte d'honneur dont il s'exagérait tellement la puissance qu'il ne croyait pas qu'on pût le dédaigner ; mais l'amour qui fait refuser une couronne rendit Rosalie insensible aux offres du brasseur, et il en fut vivement courroucé.

Dans son état normal, comme on dit aujourd'hui, le courroux du brasseur s'exhalait en injures, en menaces ; mais quand trois verres de schnick avaient animé son cerveau, il était capable des excès les plus condamnables.

Il revenait de livrer plusieurs tonnes de bière à un cabaretier des environs de Lacken, lorsqu'il rencontra Rosalie tenant Frédérik par la main, et l'aidant à cueillir des marguerites pour en faire un bouquet. L'occasion était belle ; la tête du brasseur Stephens, déjà troublée par les liqueurs bues en l'honneur du marché qu'il venait de conclure, il conçoit l'idée de tenter une dernière fois de séduire Rosalie ; mais à ce projet, qui ne pouvait lui attirer qu'un nouveau refus, en succède un autre tout de vengeance.

— Ah ! pécore, s'écria-t-il, c'est parce que tu as une bonne place que tu fais la fière ; mais tu ne l'auras pas longtemps, va, je vais houspiller ton marmot de manière à ce que l'on ne te le donnera plus à garder, et si tu bronches, je vous flanque tous deux dans le canal.

En parlant ainsi, Stephens avait allongé un si vigoureux coup de poing sur l'épaule de la pauvre Rosalie, qu'elle en était tombée à la renverse. L'enfant qu'elle tenait dans ses bras l'avait suivie dans sa chute ; Stephens, égaré, furieux, s'en empare, et s'apprête à le frapper, peut-être même à le lancer dans le canal, lorsqu'un bras ferme lui arrache l'enfant.

— Misérable, crie M. de Savernon en armant un pistolet qu'il portait sur lui dans ces temps de trouble, sauve-toi ou je te tue.

La vue de cette arme dégrise Stephens, il court vers sa voiture, monte sur un de ses chevaux et les met au galop en disant:

— C'est égal, elle se souviendra de moi.

En effet, la pauvre Rosalie, en tombant si brusquement, s'était cassée la clavicule. Ses cris et ceux de Frédérik attirèrent quelques paysans qui aidèrent M. de Savernon à la transporter près de là, dans une petite auberge, où il la confia aux soins de la maîtresse en les payant d'avance généreusement. Il eût été plus simple de transporter tout de suite Rosalie chez madame Mansley ; mais Albert préférait ramener seul l'enfant chez sa mère. Ce n'est pas qu'il voulût lui imposer l'obligation de le recevoir, car il était bien décidé à remettre l'enfant à Lapierre, après lui avoir raconté comment il avait été assez heureux pour le sauver de la fureur d'un fou, et dans quel état il avait laissé la bonne de Frédérik ; mais il voulait qu'on lui sût gré de sa discrétion.

Tout se passa comme il l'avait imaginé. Madame Mansley, en revoyant son enfant, les yeux encore gonflés de larmes, et amené dans sa chambre par Lapierre, devina qu'il était arrivé quelque accident à sa bonne ; et le récit du danger qu'avait couru Frédérik lui causa un tremblement nerveux qui ne s'apaisa qu'après avoir pleuré.

D'abord, elle s'emporta contre Rosalie, qu'elle accusa d'intrigue avec le brasseur ; puis, ramenée à la pitié par les assurances de Lapierre, qui répétait avec raison que la pauvre fille était innocente, et que la colère du brasseur le prouvait assez. Ellénore envoya chercher une voiture pour se rendre près de Rosalie, pour ordonner tout ce que son état exigeait et savoir d'elle à qui elles devaient toutes deux tant de reconnaissance.

Frédérik, terrifié par le brasseur, ne voulait plus quitter sa mère, elle l'emmena ; lorsqu'ils descendirent à la porte de la petite auberge, Frédérik quitta la main d'Ellénore, courut vers un monsieur qui le prit dans ses bras, et lui rendit ses caresses de l'air le plus joyeux.

La mère de Frédérik rougit en devinant que le sauveur de son enfant était M. de Savernon.

Voir l'être qu'on aime le plus, chérir, caresser une personne que l'on n'a jamais rencontrée, c'est déjà la connaître. Aussi Ellénore éprouvait-elle un embarras extrême dans le choix des mots qu'elle voulait adresser à M. de Savernon, pour lui témoigner sa reconnaissance. Les phrases banales de remercîments obligés lui semblaient trop faibles pour exprimer le sentiment dont elle était pénétrée, et une crainte inexplicable retenait l'élan de son cœur maternel ; cette émotion, à la fois tendre et pénible, la rendait si belle, que M. de Savernon n'avait garde de la calmer par une de ces politesses insignifiantes qui auraient rendu à madame Mansley toute sa présence d'esprit. Il se contenta de la saluer respectueusement, après s'être dégagé des petits bras de Frédérik et l'avoir posé à terre.

Le chirurgien, qu'il venait d'amener pour remettre la fracture de la pauvre blessée, mit fin à cet embarras réciproque, en prenant la parole pour rassurer longuement la maîtresse de Rosalie sur son état ; il prétendait qu'on pourrait la transporter dès le lendemain chez madame Mansley, où elle serait mieux soignée que dans l'auberge.

— Elle mérite d'autant plus la protection de madame, qu'elle ne s'est attirée d'aucune manière le malheur qui la frappe, dit M. de Savernon, empressé de justifier la jeune fille, à laquelle il devait le bonheur de voir Ellénore.

— Vous voulez qu'elle aussi rende grâce à votre bonté, monsieur, dit madame Mansley, avec un sourire ineffable. Quant à Frédérik, il me semble que je n'ai pas besoin de lui apprendre à vous aimer.

— Il est vrai que nous sommes de vieux amis, reprit Albert en embrassant Frédérik.

— J'espère que vous continuerez cette bonne amitié, monsieur, et qu'en grandissant il s'en rendra digne. Je sais déjà, grâce à vous, qu'il n'est point ingrat, car il ne touche jamais aux joujoux que vous lui avez donnés sans parler de vous, sans vous adresser des remercîments, comme si vous pouviez l'entendre ; aussi est-ce lui qui m'aidera à vous exprimer toute ma reconnaissance.

La réponse à ces mots obligeants n'était pas difficile ; mais M. de Savernon était si ému, si préoccupé de cacher son émotion, qu'il ne put articuler que des phrases banales, des paroles sans suite ; il n'osa pas même solliciter de madame Mansley la permission de se présenter chez elle, et pourtant Frédérik le tirait par le bras, en lui disant:

— Viens donc avec nous, viens à la maison ; tu verras mon beau cheval et ma petite charrette.

— Et de plus, une mère qui n'oubliera jamais ce que vous avez fait pour son enfant, ajouta Ellénore, comme contrainte à cette politesse par la franche invitation du petit Frédérik.

A ces mots, Albert s'inclina respectueusement et se garda bien de lever les yeux sur Ellénore, dans la peur d'y laisser lire sa joie ; il fit un effort sur lui-même et surmonta le tremblement qui le saisit en prenant la main de madame Mansley pour la conduire jusqu'à sa voiture. Enfin il s'étudia si bien à la rassurer par une froideur apparente, qu'elle perdit toute idée du danger qu'il y avait pour elle à le recevoir.

XXXII

Le prince de P… revint le même jour de Bruges, où il avait été voir un grand personnage. Sa première visite fut pour la princesse de Waldemar, la seconde pour Ellénore ; il ignorait le péril qu'avait couru le petit Frédérik, et la présence de plusieurs personnes qu'il trouva le soir chez madame Mansley empêcha celle-ci de lui en parler ; elle craignait à ce sujet les plaisanteries du chevalier de Pa…, et ne se sentait pas l'aplomb nécessaire pour braver un moment d'embarras. Mais ce qu'elle évitait d'un côté lui arriva d'un autre, et elle se sentit fort troublée en entendant le prince de P… se récrier sur le changement d'humeur qui s'était opéré chez M. de Savernon depuis qu'il l'avait quitté.

— Je l'ai laissé, dit-il, blâmant tout, déplorant avec raison tout ce qui se passe, et s'étonnant qu'on pût se distraire un instant des malheurs qui accablent nous et notre pays. Et je le trouve aujourd'hui gai, plein d'espoir, et prédisant la fin prochaine de l'atroce révolution, qui nous ruine, les succès de l'armée de Condé, et notre prochaine rentrée en France ; pourtant les nouvelles de Paris sont affreuses. On s'apprête à juger le roi ; Dieu sait quel sort on lui réserve ! Jamais nous n'avons eu plus de sujets d'affliction. En vérité je crois qu'Albert a perdu la tête. La princesse de Waldemar surprise, comme moi, de la manière dont il déraisonnait pour nous prouver que nous avions tort d'être malheureux, lui a demandé la cause de ce changement subit dans ses idées. La question a semblé l'embarrasser, et la princesse a paru de son côté fort mécontente de la réponse.

— Elle eût été plus indulgente, dit le chevalier de Pa…, si elle avait cru être pour quelque chose dans la gaieté du comte ; mais cette bonne humeur ne venait pas d'elle bien sûrement, et je crois qu'elle avait raison de s'en alarmer.

Pendant que tout cela se disait, Ellénore était au supplice, et pourtant elle n'avait pas la présomption de se croire la seule cause de la joie mal dissimulée qu'on reprochait à M. de Savernon. Mais il y a dans la vérité quelque chose qui agit en dépit de tous les scrupules de la modestie ; et elle rougit si visiblement de la réflexion faite par M. de Pa…, que ce dernier sourit avec malice, et se félicita d'avoir à observer les progrès d'un sentiment qui allait sans doute jeter le trouble dans la société de la princesse. Une aventure amoureuse ou scandaleuse était une diversion fort amusante au milieu des ennuis et de la misère de l'émigration. L'esprit moqueur du chevalier de Pa… s'en réjouissait comme d'un bon spectacle.

— Je suis, disait-il, comme ce pauvre diable à qui Grosset donnait un billet d'auteur, au lieu d'argent pour payer son dîner, et qui s'en contentait ; j'oublie que j'ai faim en voyant une bonne comédie.

Ce mot avait d'autant plus de force dans la bouche du chevalier, qu'il a laissé la réputation d'un gourmand d'élite.

Le lendemain, M. de Savernon se présenta chez madame Mansley pour s'informer de l'état de Rosalie, qui y avait été transportée le matin même ; c'était l'heure où l'on reçoit quelques visites avant le dîner. Le valet de chambre le fit passer dans un salon et alla prévenir sa maîtresse, malgré les instances de M. de Savernon pour empêcher qu'on ne la dérangeât ; elle s'empressa de venir le recevoir, ce ne fut pas sans quelque trouble, car elle se rappelait les paroles du prince de P… et elle concevait un pressentiment alarmant.

M. de Savernon aborda Ellénore avec un respect et un sérieux qui la rendirent plus confiante : il parut tout occupé des souffrances de la pauvre blessée et prédit qu'elles cesseraient bientôt, car il l'avait mise entre les mains du plus habile chirurgien de Bruxelles. Puis vint l'éloge du docteur. On passa de là au récit des malheurs de la France, à ce qu'on redoutait pour son avenir ; tous les intérêts furent traités, excepté celui qui avait amené Albert. Que de visites se passent ainsi à tout dire, excepté ce qu'on pense !

Malgré le silence gardé par Ellénore et M. de Savernon sur l'accident de Rosalie, la reconnaissance de celle-ci et le bavardage de ses camarades eurent bientôt appris à tous les voisins comment un beau monsieur était venu au secours du petit Frédérik et de sa bonne. L'histoire se répéta, se commenta, et arriva bientôt des domestiques aux maîtres. Dès que le prince de P… la sut, il vint gronder Ellénore de ne lui en avoir pas parlé, et lui dire qu'il amènerait le soir même M. de Savernon qu'elle ne pouvait plus se dispenser de recevoir.

— Je l'ai déjà remercié, répondit Ellénore en baissant les yeux.

— Je pense que vous n'avez pas manqué à lui rendre grâce d'avoir sauvé la vie de votre enfant, car à la façon dont y allait le brasseur, il l'aurait jeté dans le canal ; mais des remercîments ordinaires ne suffisent pas pour un tel service ; du moins est-ce chez vous qu'il doit les entendre.

— Mais il y est venu, vous dis-je, reprit Ellénore avec impatience.

— Quoi ! Albert a été reçu par vous ici, après le refus que vous aviez fait ?

— Sans doute.

— Et vous ne m'en avez rien dit ?…

— J'ai pensé que vous n'en seriez point étonné en apprenant ce que je lui dois, et que lui-même étant trop généreux pour mettre un prix à l'important service qu'il m'a rendu, respecterait ma résolution de vivre loin du monde, loin des jeunes gens qui en font l'agrément.

— Ah ! il est déjà venu ici ! et le coquin ne m'a rien dit, s'écria le prince d'un air qui voulait être fin, cela me donne à penser.

— Quoi de plus naturel ? M. de Savernon sait bien que je n'oublierai jamais les obligations que son dévouement pour mon fils m'a fait contracter, et il a trop de délicatesse pour s'en faire un droit à violer ma résolution.

— Belle duperie vraiment ! J'espère bien qu'il n'est pas assez sot pour seconder ce beau projet de vous laisser mourir d'ennui, je le forcerai à m'accompagner ici demain au soir.

En ce moment, on annonça le chevalier de Pa… et le comte de Lauraguais. On ne parla que de la colère jalouse de l'Orosmane brasseur, dont le gentil Frédérik avait failli être victime, on envia à M. de Savernon le bonheur de l'avoir sauvé, et l'on plaisanta sur la récompense qui devait payer un tel service.

— En vérité, ce ne serait pas trop d'un peu d'amour, dit le chevalier.

— Dites donc d'une grande passion, s'écria M. de Lauraguais ; pour qui fera-t-on une folie si ce n'est pour un jeune homme charmant, qui sauve ce qu'une femme a de plus cher au monde ?

— Et qui, de plus, est l'amant d'une autre, ajouta le chevalier en souriant.

— Voilà justement ce qui me rend ingrate envers M. de Savernon, impolie, interrompit Ellénore, car si mes amis plaisantent ainsi sur un événement qui devrait simplement les intéresser, que dois-je attendre des gens qui ne me connaissent point, ce qui ne les empêche pas de me juger fort mal.

— Ah ! vraiment, pensez-vous refaire les gens du monde, dit M. Lauraguais ; les contraindre à prendre ces sortes de choses au sérieux quand vous les voyez chaque jour s'évertuer en plaisanteries, en jeux de mots sur les révolutions les plus sinistres, les crimes les plus atroces. On ne s'aborde jamais sans se demander : «Savez-vous le bon mot de M. de Rivarol ou de madame de C… sur les derniers événements de Paris ? C'est ravissant.» Et l'on vous débite une moquerie fort spirituelle dont il faut rire aux éclats, sous peine de passer pour imbécile. En vérité, si quelques braves ne se battaient pas, ne se faisaient pas tuer pour la bonne cause, on aurait une pauvre idée de leur dévouement à la monarchie. La soutenir par des quolibets !

— Que voulez-vous, dit le chevalier, c'est une manière comme une autre, on ne change pas si subitement l'esprit d'une nation. Songez donc que depuis M. de Maurepas, la France s'est gouvernée à coups de chansons, d'épigrammes rimées ; et qu'elle a peine à en perdre l'habitude ; mais soyez tranquilles, messieurs les jacobins la rendront plus grave.

»En France, disait Saint-Evremond, la mort seule brave le ridicule.

»Eh bien, la terreur et la mort se chargent, à ce qu'il paraît, de rendre les pauvres Français à la raison. Hélas ! nous vivrons peut-être encore assez pour les voir sérieux et tristes !

Cette réflexion ayant fourni à Ellénore plusieurs prédictions funestes sur ce qui résulterait de l'inexplicable résignation des Parisiens à subir le joug du comité terroriste qui commençait à régner, la conversation se continua sur ces douloureux intérêts ; il ne fut plus question de M. de Savernon, ce qui ne détourna point le prince de P… du projet de l'amener chez madame Mansley dès le lendemain.

En agissant ainsi, le prince n'avait pas l'intention de vouloir distraire Ellénore d'un amour trahi, par ce qu'on appelle dans le monde une liaison de cœur, une amusante coquetterie ; il la connaissait incapable de sentiments légers, et désirait seulement composer sa société de personnes assez spirituelles pour la comprendre. Il lui semblait impossible de la connaître sans l'estimer et partant sans le faire estimer : en la forçant à admettre un causeur de plus dans son petit salon, il pensait à se faire un second pour la défendre lorsqu'on l'attaquerait chez la princesse de Waldemar ; sorte de plaisir auquel on se livrait souvent, en dépit des airs dédaigneux que prenaient les jolies médisantes et qui s'accordaient mal avec la satire acharnée de tout ce qu'on prétendait avoir été dit ou fait par madame Mansley.

La bonté du prince l'emportait de beaucoup sur son adresse, cette circonstance le prouva ; il n'eut pas de peine à déterminer M. de Savernon à l'accompagner chez Ellénore ; mais il entoura la présentation d'Albert dans la société de madame Mansley de tant de précautions, de mystères inutiles, qu'il la fit remarquer des gens qui ne s'en seraient pas aperçus, tant cette démarche leur importait peu.

M. de Savernon avait un de ces caractères qu'on ne voit jamais dans les romans, mais assez souvent dans le monde. Incapable de mélancolie, il ressentait les grandes douleurs avec courage, et les peines ordinaires excitait simplement sa mauvaise humeur. Gai, railleur, il était dévoué aux amis dont il se moquait ; sa légèreté en parlant d'amour cachait merveilleusement la constance, la profondeur de ses sentiments, et son obstination à les faire accepter. En le voyant si libre d'esprit, si naturellement enjoué, si simple dans ses manières avec elle, Ellénore perdit bientôt la crainte que les soins d'Albert, ses coquetteries pour Frédérik, lui avaient fait un moment concevoir.

— La retraite où je vis, pensa-t-elle, les méchants propos que la société tient sur mon compte l'avaient sans doute encouragé à s'établir en soupirant près de moi ; en me connaissant mieux, il a jugé que cette attitude ne serait pas convenable et me forcerait à cesser de le voir ; il a préféré m'honorer par une franche amitié que de m'insulter par une coquetterie trop confiante. Je lui en sais bon gré. Sa gaieté me distrait, il amuse mes amis, ce qui me répond de leur constance, et je me trouve à mon aise avec lui, comme avec un frère.

Dans cette sécurité, Ellénore laissait venir Albert passer chaque jour une partie de la soirée chez elle ; elle exigeait seulement qu'il ne vînt qu'après le thé servi chez la princesse de Waldemar, heure à laquelle on y faisait ordinairement de la musique. Albert n'était pas, à beaucoup près, aussi mélomane que sa noble amie, et il s'esquivait avec joie pendant le concert d'amateurs pour aller se mêler aux bons causeurs d'Ellénore.

Les discussions avaient un grand attrait pour lui, et il les excitait avec une adresse que tout secondait ; car, à cette époque, les sujets les plus différents s'y prêtaient également. Les mœurs, les livres, la philosophie, le théâtre, la jurisprudence, les sciences elles-mêmes ; on accusait de tout la révolution française, et chacun prétendait connaître le véritable père de cette furie sanglante. Ellénore seule la disait fille du Temps, et osait prédire qu'après de grands malheurs, elle laisserait de grands bienfaits. Maintenant, cette idée est devenue très-commune. Mais c'était la plus hardie qu'on pût lancer pendant le règne de la Terreur.

Il fallait toute l'éloquence d'Ellénore pour la soutenir et la défendre contre ceux que cette révolution exilait et ruinait. Il fallait plus encore ; elle ne pouvait se faire pardonner d'en espérer pour l'avenir qu'en se dépouillant elle-même pour venir au secours des nombreuses victimes de la cause qu'elle plaidait ; mais sa générosité muette envers de nobles malheureux la rendait chère à ceux-là même qui blâmaient ses opinions. Madame de Staël avait déjà donné l'exemple des habitudes aristocratiques unies aux opinions les plus libérales ; mais dans le temps où elle avait écrit en faveur de la liberté, on ne s'était point encore servi de cet étendard sacré pour mener à la mort l'élite de la nation française. Il fallait un courage des temps antiques pour rester fidèles à un culte dont les desservants faisaient horreur. Ces deux femmes l'ont eu, ce courage héroïque, et quoique séparées l'une et l'autre par tout ce que la société, le hasard des circonstances peuvent réunir d'obstacles entre deux personnes dont les amis ont été souvent les mêmes, elles n'ont cessé de prêcher, chacune de son côté, avec enthousiasme et dans le plus beau langage, la religion politique qui soumet aujourd'hui les nations éclairées.

M. de Savernon était du petit nombre d'hommes qui permettent la supériorité aux femmes, pourvu qu'elle soit accompagnée de bonté dans les sentiments et de simplicité dans les manières. Les victoires qu'Ellénore remportait journellement contre ses spirituels amis sur les sujets les plus graves, excitaient son admiration. Sa conversation était quelque chose de si différent du joli gazouillement des autres femmes, qu'Albert commettait souvent l'imprudence d'en parler devant elles. Alors une nuée d'épigrammes tombait sur lui et sur son engouement aveugle pour la ci-devant maîtresse du lord Rosmond. On l'accablait de questions ironiques sur le progrès qu'il faisait dans le cœur de la belle délaissée ; la princesse de Waldemar elle-même, affectait de traiter en riant la prédilection d'Albert pour madame Mansley, et lui demandait d'un ton qui voulait être dédaigneux, si réellement il la trouvait plus jolie que la dernière danseuse française qui venait de débuter au théâtre de Bruxelles. Et toutes ces méchancetés injustes, insolentes, n'excitaient pas seulement l'indignation d'Albert, elles lui inspiraient la ferme résolution de protéger Ellénore contre une malveillance si peu méritée. C'est ainsi que dans une âme noble on fait d'un simple attachement un point d'honneur, et d'un désir coquet une véritable passion.

XXXIII

Ellénore, toujours de bonne foi avec elle-même comme avec les autres, s'avoua bientôt que la préférence gracieuse de M. de Savernon tournait à un sentiment sérieux. Les conséquences fâcheuses qui en pouvaient résulter apparurent toutes à son esprit. Elle résolut de s'y soustraire au prix des sacrifices les plus pénibles. Mais avant d'en venir à éloigner M. de Savernon complétement de chez elle, Ellénore tenta de l'amener peu à peu à y être reçu moins souvent. Elle imagina de faire plusieurs petits voyages dans les environs de Bruxelles, à Malines, à Anvers, à Bruges. C'était pour voir, disait-elle, les monuments gothiques, les beaux tableaux que renferment ces différentes villes. Et tout aussitôt, M. de Savernon se trouvait dévoré du désir de voir aussi toutes ces curiosités. Le prince de P… était forcé de lui rappeler que la princesse de Waldemar serait désolée d'être privée de sa présence pendant des semaines entières, et de le savoir auprès d'une femme dont elle était déjà jalouse, considération qui n'avait pas grand effet sur la raison d'Albert. Alors le prince lui représentait le tort qu'il ferait à Ellénore en confirmant les bruits qui se répandaient déjà sur son amour pour elle.

— Je sais bien qu'ils sont exagérés, et que vous n'avez pas envie d'ajouter au malheur de cette charmante personne en lui attirant la haine d'une rivale qui ne l'épargnerait pas, disait le prince avec sa bonhomie ordinaire ; mais les gens du monde jugent si mal cette chère Ellénore, qu'elle doit éviter toute occasion d'exciter leur malice. Ainsi, faites à sa tranquillité le sacrifice que vous n'auriez peut-être pas le courage de faire à l'amour de la princesse. Nous vous en saurons bon gré ; moi particulièrement, qui me reproche souvent de lui avoir amené un ennemi aussi dangereux que vous.

— Dangereux ! répéta M. de Savernon, elle s'inquiète bien peu de moi, je vous jure, et ne se doute même pas des sots propos qu'on tient sur nous deux ; mais puisque vous pensez que c'est les encourager que de la suivre, je resterai ici. Par grâce, vous qui avez le bonheur de l'accompagner, faites qu'elle ne soit pas longtemps absente, et écrivez-moi tous les soirs ce que vous aurez fait dans la journée, car je vais m'ennuyer à périr.

— Voulez-vous bien vous taire ! si l'on vous entendait, vous seriez aussi maltraité d'un côté que de l'autre. Allons, faites comme il y a deux mois ; vous saviez bien employer votre temps avant de connaître madame Mansley ; reprenez vos habitudes mondaines ; les petites coquetteries avec nos nobles dames, que, soit dit sans vous offenser, vous ne vous refusiez pas, malgré la mauvaise humeur qu'en témoignait la princesse ; enfin, restez l'homme le plus agréable, le plus aimé de notre société de réfugiés, et laissez Ellénore aux soins de ses vieux amis.

Albert ne répondit rien et parut céder aux conseils du prince.

Il apprit un soir, par Frédérik, qu'il partait le lendemain avec sa mère pour aller voir des belles choses.

— Tu viendras aussi, ajouta l'enfant ; nous irons chercher des gâteaux en voiture.

— Je ne demanderais pas mieux, dit Albert, en regardant madame Mansley.

— M. de Savernon a affaire ici, interrompit vivement Ellénore ; c'est toi qui lui apporteras des gâteaux de Bruges et des coquillages d'Ostende.

— Quoi vous irez aussi à Ostende ? s'écria Albert avec dépit ; vous allez donc faire le tour du monde ?

— Pas précisément, reprit Ellénore en riant, mais j'ai besoin de changer d'air, à ce qu'assure mon docteur, et je vais essayer de celui de la mer.

— Il est très-mauvais pour les poitrines délicates.

— Moi, je compte sur le mouvement, la distraction du voyage, dit le prince ; sauf quelques promenades à cheval, madame mène ici une vie trop recluse ; elle n'a plus ni sommeil ni appétit ; nous allons courir après l'un et l'autre, et nous vous la ramènerons bien portante.

— Quand cela ? demanda Albert.

— Quand elle sera fatiguée du voyage et de nous.

— Ah ! faites que ce soit bientôt, madame ; pensez un peu à ceux que vous laissez ici, et qui vont passer des journées insipides.

— Il a parbleu raison, dit M. de Lauraguais ; où voulez-vous que nous retrouvions ces bonnes causeries, ces disputes, même, qui nous forcent chaque soir à employer ce que le bon Dieu nous a donné de raison et d'esprit ? Est-ce parmi des gens, très-comme il faut, sans doute, mais qui ne savent que rabâcher sur leur malheur, ou l'oublier pour des intérêts misérables, que nous trouverons à échanger nos idées, à tirer des espérances du sein des événements que nous déplorons tous ? Non, il faudra subir le babil moqueur, ou la rage insensée de nos camarades d'infortune, et cela n'est ni utile, ni amusant ; revenez donc bien vite.

— Sinon, nous irons vous chercher, interrompit M. de Savernon.

— Oui, pour alimenter les méchants propos dont on m'accable ; ce serait bien peu charitable, dit Ellénore en regardant Albert.

Et il baissa les yeux, confus de s'être attiré un reproche dont il ne pouvait se dissimuler la justice. Il garda le silence le reste de la soirée et ne le rompit pas même au moment des adieux. Il aurait cru profaner ses regrets en mêlant quelques mots aux phrases plus ou moins sincères des amis qu'allait quitter Ellénore, et ne craignit pas de lui paraître impoli. Il avait trop la conscience de la peine qu'il éprouvait, pour ne pas se flatter d'être deviné. Les sentiments vrais ont cela de bon qu'on n'est pas obligé d'en faire l'aveu.

Le chevalier de Pa… brûlait d'accompagner Ellénore dans le voyage d'agrément qu'elle allait entreprendre ; il en parla au prince qui lui en obtint sans peine la permission. Tous trois partirent avec le petit Frédérik dont la gaieté enfantine charma les fatigues de la route. Après s'être arrêtés dans toutes les villes dont les églises et les tableaux méritaient cet honneur, ils se rendirent à Anvers, dans cette belle patrie de Rubens qu'il dota de ses chefs-d'œuvre. Impatients de les admirer, ils voulurent commencer par visiter la cathédrale ; mais leur cicérone flamand ne le permit pas, il leur fallut arriver par degrés au sommet de l'admiration : on ne leur fit pas grâce du plus petit cadre, et même devant la fameuse descente de croix de Rubens, il leur fallut voir, l'un après l'autre, chacun des battants qui recouvrent le tableau et représentent les beaux portraits chers à un grand peintre, avant d'obtenir qu'on tirât le rideau, dernier obstacle apporté à la curiosité des amateurs.

Ellénore et ses deux amis se livraient à leur enthousiasme pour cette belle tragédie coloriée, ils se communiquaient leurs réflexions admiratrices sur ce chef-d'œuvre, lorsqu'ils furent interrompus par les voix de plusieurs personnes qui entraient dans la chapelle. Une d'elles s'écria:

— Eh vraiment, je ne me trompe pas, c'est le prince de P… et le chevalier de Pa…

— Vous ici, madame, dit le prince en se retournant ; et par quel hasard ?

— Mais, par la même raison que vous, je pense, pour venir admirer ces tableaux. M. de Savernon nous a tant répété que nous ne pouvions rester si près de tant de belles choses sans les connaître, que madame de C… et moi nous nous sommes décidées subitement à venir les voir. Mais avec qui êtes-vous là? ajouta la princesse de Waldemar, en apercevant madame Mansley, qui, les yeux fixés sur le tableau de Rubens, en paraissait uniquement occupée.

— Avec madame Mansley, répondit courageusement le prince.

— Comment dites-vous ? reprit la princesse en se troublant.

— Avec madame Mansley, vous dis-je, il n'y a rien là de fort étonnant.

— Avec cette maîtresse de Rosmond ? cette Irlandaise qu'il a laissée là pour se marier ?…

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua le prince avec humeur ; je suis l'ami de madame Mansley et je n'aime pas à entendre mal parler des gens que j'aime.

En finissant ces mots, le prince salua madame de Waldemar et vint rejoindre Ellénore au moment où M. de Savernon s'avançait vers elle très-timidement, et s'informait des nouvelles de sa santé du ton dont on demande pardon. Ellénore lui répondit par un salut très-froid, et prenant le bras que lui offrait le prince :

— Sortons, dit-elle.

— Non pas, s'il vous plaît, reprit-il, nous sommes ici dans la maison de Dieu, et vous avez, plus qu'une autre, le droit d'y rester.

— Mais je souffre un peu, je désire rentrer…

— Pour leur donner le plaisir de croire qu'ils nous chassent ; que nous ne pouvons braver leurs airs insolents ? Ce serait trop les divertir, vraiment !

— N'importe, cette rencontre m'est pénible. Sans la présence de M. de Savernon, j'y aurais été fort indifférente ; mais vous comprenez ce que cette présence y ajoute d'embarrassant. Par grâce, consentez à me laisser partir.

Pendant ce court dialogue, la princesse feignait d'étouffer des rires que la sainteté du lieu ne permettait pas de faire éclater. Elle s'était emparée du chevalier de Pa… et l'accablait de questions sur le voyage romanesque de la belle abandonnée. Il y répondait par des plaisanteries mordantes qui avaient le double inconvénient de mal défendre Ellénore et d'attaquer les ridicules de ses ennemis. Puis il laissait entendre que la jalousie pouvait seule inspirer tant de malveillance contre Ellénore, et sa malice ajoutait qu'on avait raison de craindre sa séduction, car on ne pouvait la voir sans l'adorer. Il entamait une autre phrase à l'appui de celle-ci, lorsqu'il vit madame Mansley et le prince franchir la grille de la chapelle ; alors, s'interrompant tout à coup, il courut les rejoindre, et bientôt après la calèche qui les avait amenés les ramena à l'hôtel des Trois-Rois .

XXXIV

Le premier soin d'Ellénore, en revenant à son auberge, fut de s'informer si la princesse de Waldemar et sa société n'y étaient pas descendues, car elle était bien décidée à en sortir aussitôt, si le voisinage la condamnait à rencontrer sans cesse la princesse, et surtout M. de Savernon ; mais celui-ci ayant prévu la résolution d'Ellénore, avait engagé son amie à descendre aux Armes de l'Empereur .

— N'importe, dit Ellénore, voilà tout l'agrément de mon voyage détruit ; et si j'étais seule, je retournerais sur-le-champ à Bruxelles.

— Sans avoir vu ce qui nous reste à voir ici ? s'écria M. de Pa… Ah ! vous n'y pensez pas !

— Heureusement, dit le prince de P…, qu'elle ne peut raisonnablement nous laisser là, pour s'en aller toute seule, car elle serait assez folle pour céder la place à ces dames ; comme si la ville d'Anvers n'était pas assez grande pour les contenir ensemble ; mais je veux savoir quel malin esprit leur a inspiré l'idée de venir ici en même temps que nous.

— Eh ! vraiment, cela n'est pas difficile à deviner, c'est ce pauvre Albert qui a imaginé cela pour diminuer d'autant les ennuis de notre absence, reprit le chevalier, en portant les yeux sur madame Mansley.

— L'étourdi ! il devait bien prévoir ce que ce beau projet lui attirerait de soupçons, de querelles. Ah ! tout n'est pas joie dans l'honneur d'être aimé d'une femme jalouse.

— Cela n'est pas même supportable tant qu'on lui est fidèle, dit le chevalier ; jugez ce que cela devient, quand on commence à en aimer une autre.

— Je sais bien que vous dites cela uniquement pour m'impatienter, interrompit vivement Ellénore, et que vous ne me faites la déclaration de l'amour qu'il vous plaît de supposer à M. de Savernon, que dans la certitude où vous êtes qu'il ne m'en a jamais parlé ; mais cette plaisanterie m'importune et me cause, malgré moi, une sorte d'embarras quand je me trouve avec M. de Savernon. Soyez assez charitable pour me l'épargner.

— Oui, plus de remarques à ce sujet, dit le prince, et agissons comme si personne n'y pensait… J'ai fait retenir une loge au théâtre Allemand. C'est une troupe de chanteurs de Vienne qui parcourt la Belgique en représentant les opéras de Mozart ; ils donnent aujourd'hui la Flûte enchantée . On dit que la pièce n'a pas le sens commun, mais que la musique est excellente.

— C'est ce qu'il nous faut, dit M. de Pa…, car je ne vous soupçonne pas de mieux comprendre l'allemand que moi, et ne pas entendre les paroles d'un opéra-comique, c'est une bonne fortune !

Ellénore passa dans sa chambre pour changer de robe, et, malgré l'extrême simplicité de sa parure, l'éclat de son teint, l'arrangement de ses beaux cheveux, la blancheur de ses vêtements, la rendaient remarquable en dépit de son désir d'être inaperçue.

Madame Mansley avait l'habitude de dîner à l'anglaise, c'est-à-dire plus tard que tout le monde ; aussi le spectacle était-il commencé lorsqu'elle y arriva. L'effet que produisit son entrée dans la salle aurait flatté la vanité d'une autre, car tous les yeux se fixèrent sur elle, et des signes d'admiration non équivoques dirent assez combien on la trouvait belle. Mais Ellénore en ressentit une confusion pénible, tant elle savait ce que la malveillance fait payer de semblables succès. Cependant Albert en était témoin, et son cœur en battait de joie. Voir approuver sa folie par tout un public d'indifférents, c'est un encouragement dangereux. Tapi dans un coin de la loge de la princesse de Waldemar, il savourait en silence les éloges de ses voisins sur la beauté d'Ellénore, et même les épigrammes des deux femmes qui dépréciaient madame Mansley, pour faire leur cour à la princesse. Mais la personne qui rendait le plus de justice à l'élégante beauté d'Ellénore était celle qui n'en parlait pas. En vain elle entendait dire à la comtesse de M…:

— C'est une fort jolie grisette qui fera très-bien ses affaires avec les princes allemands ou autres ; car, pour nos émigrés, ils sont trop pauvres, et je pense qu'elle n'en fait pas grand cas. Ces dames-là savent fort bien calculer et ne font pas de folies gratis .

La princesse devinait, à la noble attitude de madame Mansley, à ses manières simples et dignes, aux soins respectueux des gens qui l'entouraient que ce n'était point une femme capable des actions avilissantes qu'on lui prêtait. La jalousie est si flatteuse ! si empressée de reconnaître les agréments, le mérite qu'elle redoute ! il ne fallut pas longtemps à madame de Waldemar pour se convaincre de l'importance des sentiments qu'inspirait une personne si distinguée.

Ce n'est point un caprice, pensa-t-elle, Albert l'aime sérieusement ; ses soins pour le dissimuler, la peine qu'elle prend de le fuir en sont la preuve ; je suis bien malheureuse !

Et tous les avantages attachés à un grand nom, à une belle situation, disparaissaient sous l'humiliante pensée de n'être plus aimée, de se voir préférer une femme que le dédain, le calcul peut-être, rendaient rebelle aux désirs de l'inconstant, et dont les froideurs l'emportaient sur un dévouement sans bornes. Qu'il est affreux de se dire : Si je l'avais rendu malheureux, il m'aimerait encore !

La princesse de Waldemar, absorbée dans ses tristes réflexions, paraissait occupée du spectacle et regardait obliquement ce qui se passait dans la loge de madame Mansley. Elle en vit sortir le chevalier de Pa… pendant l'entr'acte pour venir la saluer dans la sienne ; alors M. de Savernon s'empressa d'offrir sa place au chevalier et profita de ce moment pour aller s'informer des nouvelles d'Ellénore. Cet échange de politesses était fort simple, et M. de Savernon aurait cru faire une lâcheté en manquant à rendre publiquement ses devoirs à une personne chez laquelle il s'honorait d'être admis.

Mais la princesse interpréta différemment cette démarche ; elle la mit sur le compte d'une attraction irrésistible, d'un désir trop impérieux pour n'y pas tout sacrifier, même le repos de la femme dont on est adoré, et elle conçut un tel dépit, que, ne pouvant pas se contraindre, elle imagina de se trouver mal. C'était une manière de mettre fin au supplice que lui causait la présence d'Ellénore, et d'éprouver le tendre intérêt d'Albert ; mais celui-ci, tout au bonheur de se trouver près de madame Mansley, d'entendre sa voix, de jouir de son esprit, ne s'apercevait pas de la rumeur produite par l'évanouissement de la princesse, qu'on s'empressait de transporter hors de la loge. Ellénore fut obligée de le lui faire remarquer ; elle engagea de plus le prince de P… à porter secours à la princesse, ce qui forçait Albert à le suivre. En effet, tous deux coururent au foyer où l'on venait de déposer la malade ; à peine Albert fut-il près d'elle, qu'elle ouvrit les yeux et rassura ses amis sur son état ; mais, comme elle prétendit souffrir encore trop vivement d'un reste d'oppression, elle fit demander son carrosse, et toutes les personnes qui l'avaient accompagnée au spectacle furent obligées de la reconduire.

— La princesse a pris là un mauvais moyen, dit le chevalier au prince, lorsque celui-ci rentra dans sa loge après avoir reconduit la princesse jusqu'à sa voiture ; ce n'est pas en contrariant les gens qu'on les captive. Ce pauvre Albert se divertissait beaucoup ici, et la soirée d'auberge qui va remplacer la fin de celle-ci ne lui rendra pas le plaisir qu'il prenait au spectacle. Voilà comme on rend le joug pénible ; on met un ennui à la place d'un plaisir, et l'on s'étonne de voir préférer ce qui amuse.

— Tout cela est fort désagréable, dit le prince en répondant à sa pensée, plus qu'à M. de Pa…, car il prévoyait tout ce que cet évanouissement et les scènes qui en seraient la suite, allaient porter de trouble chez la princesse. Il était impossible qu'Ellénore ne s'avouât pas être la cause de ces querelles ; et le prince redoutait de lui voir prendre un parti violent pour calmer toutes ces agitations.

Il ne se trompait point. Ellénore cherchait sérieusement à se soustraire à de nouveaux chagrins, et elle pensait à employer l'amitié du prince pour déterminer M. de Savernon à rompre tous ses rapports de société avec elle. Le soir même, elle retint le prince quelques moments chez elle, après le spectacle, pour lui faire part du service qu'elle attendait de lui.

— Je dirai tout ce que vous voudrez, répondait le prince, mais j'ai peur qu'il n'en résulte le contraire de ce que vous désirez. Albert est fort entêté dans ses sentiments, et s'il apprend que c'est pour tranquilliser la princesse que vous ne voulez plus le voir, il prendra la pauvre femme en horreur et rompra avec elle d'une manière éclatante.

— Comment faire ? dit Ellénore, n'est-ce pas assez de subir la honte d'une situation que je n'ai pas méritée sans donner lieu à de nouvelles calomnies sur mon compte ? C'est à l'amour que je dois tous mes malheurs, et l'idée d'en inspirer, d'en ressentir, me cause autant d'effroi que de répugnance. Il n'est rien que je ne puisse tenter pour me mettre à l'abri de cet affreux sentiment, source éternelle de larmes, de déshonneur. Grâce au ciel, il a si bien flétri mon âme qu'elle est incapable de l'éprouver de nouveau.

— Belle illusion que vous verrez bientôt s'évanouir, ma chère enfant ; mais puisque vous tenez à conserver l'indépendance qui vous coûte assez cher, comptez sur moi pour déterminer Albert à respecter les arrêts de votre prudence. Je lui parlerai au nom de votre intérêt personnel, autrement il ne m'écouterait pas ; mais en lui peignant ce que ses soins peuvent ajouter de tourments à tous ceux dont vous souffrez encore, il se fera un point d'honneur, je n'en doute pas, d'obéir à vos ordres.

Cette assurance rendit un peu de calme à Ellénore. Cependant elle insista pour retourner dès le lendemain à Bruxelles. C'était déjà prouver à la princesse combien elle désirait éviter une rencontre semblable à celle de la veille. Il fut convenu avec le prince de P… qu'il irait trouver M. de Savernon le matin, de bonne heure, et qu'après un long entretien, il reviendrait déjeuner avec Ellénore et le chevalier, pendant ce temps, on mettrait les chevaux de poste à la voiture pour les ramener tous trois à Bruxelles.

XXXV

— Eh bien, dit Ellénore, quand le prince revint de chez Albert, comment avez-vous été accueilli ?

— Mais beaucoup mieux que je ne m'y attendais ; j'ai été fort content d'Albert. A peine ai-je parlé du tort que ses assiduités pouvaient vous faire, qu'il m'a promis de se conformer à tout ce que vous exigeriez de lui.

— Mais je n'exige rien, dit Ellénore avec un peu d'humeur, il va croire que je fais la Bélise, et que je m'arme contre un amour dont il n'a pas même l'idée. En effet, de quel droit lui défendrais-je de vouloir me plaire, l'a-t-il jamais tenté. C'est la sotte jalousie de cette femme qui me rend ainsi ridicule. Lui avez-vous bien dit, au moins, que ce seul motif m'engageait à l'éloigner de chez moi ; que je n'en viendrais pas à cette mesure de prudence, si ma position me permettait de rassurer moi-même la princesse de Waldemar sur les simples rapports qui existent entre M. de Savernon et moi ? Enfin, avez-vous pensé à mettre ma fierté à l'abri de leurs moqueries ?

— Tranquillisez-vous, ils n'ont vraiment pas envie de rire, ni l'un ni l'autre, de ce que vous leur faites éprouver. Cependant, je dois convenir qu'Albert a montré beaucoup de courage en recevant son congé. Il est vrai de dire que je n'ai pas épargné les bonnes raisons pour lui prouver les scènes qui résulteraient de son entêtement à vous suivre. Il faut croire que mon éloquence l'a persuadé, car il n'a pas fait une objection. Seulement, il m'a questionné sur vos projets, il m'a demandé si l'atroce conduite de lord Rosmond était parvenue à détruire complétement l'affection que vous lui portiez. Sur ce point, je vous ai justifiée de toute faiblesse honteuse. Il est convenu avec moi que la fierté de votre âme s'opposait à l'avilissement d'aimer ce qu'on méprise, et qu'il était impossible à un homme d'honneur de chercher à se faire aimer de vous, sans être décidé à vous consacrer toute son existence. La noblesse, la sagesse de ces idées doivent vous rassurer sur sa résignation ; ainsi n'y pensez plus, et croyez que la princesse vous saura bon gré d'avoir aussi nettement découragé les projets de son infidèle.

En écoutant le prince, Ellénore s'étonnait de ne pas partager sa confiance dans la sagesse résignée de M. de Savernon. Les femmes qu'une sotte vanité n'aveugle pas, pèsent si juste la valeur des sentiments qu'elles inspirent ! Celui de M. de Savernon pour Ellénore était si soutenu, si discret, si respectueux, qu'on pouvait le supposer très-profond, et, partant, difficile à vaincre. Ellénore en avait pris cette idée presque à son insu.

— Je me suis trompée, pensa-t-elle, tant mieux ; il m'oubliera plus facilement, et rien ne troublera la monotonie de ma triste vie.

Ce tant mieux était dicté par la raison d'Ellénore ; mais son cœur s'oppressait à l'idée de ne plus se croire aimée comme elle avait craint de l'être. Il est si doux de se savoir le premier intérêt d'une personne distinguée qu'on ne perd pas sans regret une illusion si flatteuse, surtout après avoir été indignement trahie. Il est si naturel de croire avoir perdu tous ces avantages avec son bonheur, que l'amour le moins sympathique est une consolation de cœur et d'amour-propre qu'on a peine à repousser ; de là viennent tant d'inconséquences dont on fait des crimes aux femmes pour se donner le plaisir de les en punir plus cruellement.

Pendant le déjeuner, Ellénore ne se mêla point à la conversation. M. de P… raconta plusieurs histoires plaisantes qui ne la firent pas sourire. Il mit la préoccupation d'Ellénore sur le compte de son brusque départ. Il leur restait beaucoup de choses à voir à Anvers, et le chevalier s'interrompait souvent pour dire.

— En vérité, vous êtes bien bonne de hâter ainsi la fin de notre charmant voyage, et cela parce que vous rencontrez ici une femme désolée de n'être pas si jolie que vous ; mais vous en trouverez partout de ces femmes-là, et vous feriez bien mieux de n'y pas prendre garde.

Comme sa réflexion ne changeait rien au projet de départ, il ajouta:

— Allons, cédons-leur la place ; mais je crois qu'ils n'y resteront pas longtemps, les jaloux et les amoureux ne peuvent se passer de ce qui les tourmente.

Pour toute réponse, Ellénore alla prendre son mantelet et ses gants, et se dirigea avec Frédérik vers la cour de l'auberge, où la voiture les attendait. Comme elle y montait, un valet de l'hôtel lui remit une lettre en disant:

— Madame est priée de ne la décacheter que lorsqu'elle sera seule, et le valet se retira précipitamment.

Au même instant, le prince et le chevalier, qui avaient été mettre leur manteau, prirent place dans la voiture et les postillons partirent au galop.

Ellénore passa tout le temps de la route à supposer ce que pouvait renfermer la petite lettre qu'elle s'était empressée de cacher sous son mantelet. Elle était d'Albert, sans aucun doute, et elle se reprochait de l'avoir presque autorisée en prenant contre lui une résolution définitive. Son impatience de la lire était fort tempérée par la certitude d'y trouver ce qu'elle aurait voulu ignorer toujours.

Ellénore et ses compagnons de voyage devaient s'arrêter à Malines, pour y dîner et visiter quelques monuments. Elle aurait pu profiter des instants qu'elle donnait à sa toilette pour prendre connaissance du billet mystérieux ; mais il lui vint à l'idée que si ce billet lui causait une impression désagréable, elle ne saurait pas la dissimuler, et qu'il valait mieux ne pas s'exposer aux questions dont ses amis l'accableraient, s'ils s'apercevaient d'un changement subit dans sa disposition ; enfin, elle résista à sa curiosité pour la satisfaire plus à son aise, et se résigna à n'ouvrir la lettre qu'elle tenait que le soir en arrivant à Bruxelles.

La rencontre qu'ils firent à Malines du comte de Lauraguais les y retint plus de temps qu'ils ne comptaient y rester. Le prince de P… les força à s'arrêter pour partager leur dîner, et leur raconter les nouvelles qu'il avait de France. Hélas ! elles étaient bien tristes ; mais après s'en être désolé convenablement, l'impossibilité de rien tenter contre tant de malheurs en faisait prendre son parti, et chacun s'accordait tacitement pour s'en distraire. Après le récit des plus affreux événements, venait celui des misères de l'émigration, puis des aventures galantes qui mêlaient leur comique aux drames les plus sombres.

— On parle beaucoup de la prochaine rupture de M. de Savernon avec la princesse de Waldemar, dit M. de Lauraguais ; ce sont, chaque jour, des scènes à faire la joie des témoins et le supplice des acteurs. A la suite d'une de ces querelles, M. de Savernon a cru pouvoir s'affranchir, il est parti pour faire une tournée en Hollande ; mais il n'était pas à un quart de lieu de Bruxelles, qu'il a été rejoint par le carrosse de la princesse. Là, une sorte de réconciliation a eu lieu, à la condition que M. de Savernon continuerait sa route jusqu'à Anvers. La princesse y a consenti, très-décidée à l'y accompagner ; elle a écrit à sa dame de compagnie et à la comtesse de Cl… de venir la rejoindre. Vous avez dû les rencontrer tous à Anvers.

— Certainement nous les avons rencontrés… et c'est cela qui…

Un regard d'Ellénore empêcha le prince de continuer. M. de P… mit la conversation sur un autre sujet, et Ellénore regretta de n'avoir point lu la lettre, car elle lui aurait peut-être inspiré une réponse verbale, dont M. de Lauraguais aurait été le messager.

En arrivant le soir chez elle, elle lut ce peu de lignes, qui, bien que non signées, ne laissaient aucun doute sur la main qui les avait écrites:

«Ne croyez pas un mot de ce que vous dira le prince. J'ai dû le tromper pour nous épargner à tous des remontrances inutiles ; mais vous tromper ! Vous ! madame ! vous laisser croire que je puis cesser de vous aimer, de vous consacrer toute mon existence, voilà qui est au-dessus de mon courage. Je conçois que cet amour vous importune, malgré mes soins à le dissimuler ; mais il ne dépend ni de vous ni de moi, de l'éteindre. Pourquoi vous en alarmer ; il ne fait de mal qu'à moi, et je suis heureux d'en souffrir.»

— Plus d'espoir de repos, s'écria Ellénore ; je croyais l'avoir trouvé ici. Je pensais qu'en renonçant pour toujours au monde, à ses plaisirs, à ses vanités, on me laisserait tranquille en ma retraite. Mais non, le malheur qui me poursuit veut encore que je m'éloigne du seul lieu où quelques consolations d'amitié m'aidaient à vivre ! Il faut partir ! il faut mettre entre M. de Savernon et moi tant de distance, tant d'obstacles qu'il perde toute espérance de me voir écouter son amour. Moi, croire encore à l'amour ! à la sincérité des serments ! cela n'est plus en mon pouvoir, et lui-même ne s'étonnera pas de l'horreur que ce nom d'amour m'inspire. Ah ! pour le fuir, pour en être jamais à l'abri, il n'est point de sacrifice dont je ne sois capable !

Ellénore passa la nuit à former différents projets qui avaient tous pour but de se fixer dans un pays assez loin de Bruxelles. Le soin de sa fortune l'appelait à Londres, où son banquier, M. Ham…, lui proposait d'employer ses fonds dans une affaire excellente. C'était d'un grand intérêt pour l'avenir du petit Frédérik. Elle se décida en conséquence à partir secrètement pour Ostende, et à s'embarquer sur le premier paquebot qui passerait en Angleterre. Son plus grand regret était de quitter cet excellent ami, ce prince dont le dévouement pour elle s'augmentait en raison du besoin qu'elle en avait ; mais comment lui confier une résolution qu'il aurait sans doute combattue, et lui laisser connaître l'asile qu'elle aurait choisi ? Aurait-il la force d'en garder le secret à M. de Savernon ? Ce dernier ne devait revenir à Bruxelles que la semaine suivante, et Ellénore voulait partir avant son retour.

Elle fit ses dispositions dans le plus profond mystère, recommanda le secret à ses gens ; et après avoir écrit au prince de P… le véritable motif de son départ subit, elle le pria d'en donner pour prétexte une affaire d'intérêt, ou toute autre raison qu'il trouverait convenable, puis elle se rendit à Ostende, pleurant autant de quitter Bruxelles et les amis qu'elle y laissait, que de revenir dans ce même pays où la trahison d'un de ses premiers lords l'avait flétrie d'un sceau ineffaçable.

XXXVI

— Toujours fuir ! pensait Ellénore, l'œil fixé sur les vagues qui l'entraînaient vers Liverpool ! toujours sacrifier les consolations que le ciel m'offre à la crainte de nouveaux malheurs, d'une nouvelle honte ! Eh quoi ! l'épreuve d'une injure non méritée est-elle donc l'appât qui doit en attirer une autre ? Ne peut-il se rencontrer au milieu de tant de perversité une âme assez noble, assez éclairée pour comprendre ce que je suis, ce que je souffre !… pour deviner les tortures d'une femme voué au mépris, aux injures des femmes les plus coupables, aux désirs insultants des hommes qui en font leur caprice, et cela quand son cœur est resté pur au sein de la corruption ; lorsqu'il brûle de l'amour du bien, de cette ardeur divine qui porte aux nobles sentiments, aux actions louables ; enfin, lorsque l'estime de soi-même excite une révolte continuelle contre l'injustice du monde ! Ah ! que de force le ciel doit à un être ainsi persécuté ! quelle main la soutiendra dans cette route périlleuse, où chacun lui jette la pierre…

Absorbée dans ses tristes réflexions, Ellénore ne s'apercevait pas de tous les mouvements qui se faisaient autour d'elle pour se préparer à braver l'orage dont les éclairs annonçaient l'approche. Déjà le roulis agissant sur les passagers leur avait fait quitter le pont ; la pluie commençait à tomber. Les matelots cherchaient à mettre à l'abri les ballots, les caisses que l'ouragan pouvait inonder, car le propriétaire de ce bâtiment de commerce s'inquiétait beaucoup plus de ses marchandises que de ses passagers. On forçait les malades à s'enfermer dans la cabine en dépit de leur besoin de respirer. Chacun sait ce que le moindre gros temps, comme l'appellent les marins, produit dans les mers étroites comme la Manche. Les navires y ont toujours le beaupré verticalement en l'air ou sous la vague, ce qui cause une perturbation générale sur tout ce qui subit ce tremblement de mer, et qui fait que, sans être en danger, les malheureux passagers y souffrent le martyre.

Ellénore seule, résistait au mal qui accablait tout l'équipage. Le bruit des flots mugissants, la vue des éclairs qui faisaient tout à coup de cette mer grondante un océan de feu ; le trouble, le mouvement, la terreur occasionnés par l'approche de la tempête, la plongeaient dans une sorte de délire féroce qu'éprouvent les êtres persécutés du sort à l'aspect des grands désastres de la nature. Ce n'est pas pour eux seuls, pensent-ils, que le courroux du ciel éclate injustement ; ils reprennent leur place dans le malheur commun ; ils ne sont plus les parias du désespoir.

Mais Ellénore ne savoura pas longtemps ses idées sinistres ; après quelques coups de vent et une ondée, accompagnée d'un roulement de tonnerre, le temps s'éclaircit, et la mer redevint calme.

Le petit Frédérik qui avait dormi paisiblement couché auprès de sa bonne, le peu de temps qu'avait duré l'orage, pleura à son réveil pour voir sa maman. Mais la pauvre Rosalie, en proie au mal de mer, n'était pas en état de le conduire sur le pont. Un monsieur qui se trouvait dans la cabine lui proposa de porter l'enfant à sa mère. Elle y consentit, et il prit Frédérik dans ses bras en lui disant:

— Allons voir maman.

Le monsieur qui portait Frédérik aperçut Ellénore assise sur la banquette du pont, regardant fuir l'orage aussi tranquillement qu'elle l'avait vu venir, et à la même place que la pluie, l'ouragan et les brusques invitations des marins n'avaient pu la déterminer à quitter. La voix de Frédérik la sortit de sa rêverie.

— Où donc est ta bonne ? dit-elle, étonnée de le voir dans les bras d'un étranger.

— Elle est trop malade pour en prendre soin, répondit ce dernier, et j'ai pensé qu'il valait mieux qu'il fût près de sa mère que de le laisser pleurer là-bas au milieu de tous les malades.

— Ah ! merci de votre extrême bonté, Monsieur, reprit Ellénore en fixant ses yeux sur cet homme obligeant qu'elle croyait avoir déjà vu.

— Madame ne me reconnaît pas, dit-il, c'est tout simple, j'avais bien rarement l'occasion de me présenter devant elle ; mais ma femme, qui avait le bonheur de la voir tous les jours, n'oubliera jamais les bontés qu'elle a eues pour elle.

— Monsieur Gerbourg !… s'écria Ellénore, ah ! je vous reconnais maintenant ; et votre excellente femme, qu'est-elle devenue ?

— Hélas ! madame, après avoir eu la douleur de perdre notre maître chéri, le marquis de Croixville, la pauvre femme a vu piller son beau château de Val-Fleury ; on l'a surprise à sauver quelques-uns des objets qu'il renfermait ; on l'a traînée en prison ; elle y est tombée si malade, qu'il a fallu la mettre dans un hospice ; là, j'ai pu, avec la protection d'une ancienne sœur de charité, emmener furtivement avec moi la pauvre malade dès qu'elle a été en état de se soutenir. Je l'ai confiée à un marchand de mes parents, qui fait tant de bruit avec ses opinions républicaines, que les autorités les plus soupçonneuses n'ont pas l'idée de l'inquiéter ; c'est lui qui m'a chargé d'une commission soi-disant pour sa maison de commerce, mais dans le fait pour me donner les moyens de sortir de France, où, comme intendant d'un ci-devant noble, je ne pouvais échapper à la guillotine. Ce brave homme, qui ferait frémir madame, si elle le voyait avec sa carmagnole et son bonnet rouge, chanter à tue-tête dans sa boutique :

Ah ! ça ira ! ça ira ! Les aristocrates à la lanterne.

Ce brave homme, dis-je, m'a donné l'argent qu'il me fallait pour traverser la France et vivre jusqu'à ce que j'aie pu trouver un emploi dans l'étranger ; mais j'ai attendu vainement cet emploi depuis que je suis à Ostende, et mes ressources sont épuisées, ajouta le bon Gerbourg en baissant les yeux, presque honteux d'avouer sa misère. Comme je parle bien l'anglais, continua-t-il, car vous savez, madame, que M. le marquis avait autant d'Anglais que de Français à son service, et qu'il fallait savoir leur commander dans leur langue, je me rends à Londres dans l'espoir d'y gagner ma vie en travaillant au métier le plus vil s'il le faut, mais après les dures épreuves que je viens de subir, rien ne me sera difficile.

— Prenez courage, répondit Ellénore, je parlerai de vous à mon banquier. C'est un homme d'un caractère généreux, obligeant, qui se fera un plaisir de vous être utile, j'en suis sûre.

— Ah ! Madame, si je parviens par votre bonté à gagner de quoi m'acquitter avec mon cousin, et à trouver les moyens de faire sortir ma pauvre femme de cet affreux pays où l'on massacre tous ceux qui sont fidèles à leurs devoirs, à leurs affections, je vous devrai plus que la vie, dit M. Gerbourg en essuyant ses yeux.

— Je n'ai pas grand mérite à tenter d'améliorer votre sort, mon cher monsieur Gerbourg ; le mien n'est pas moins à plaindre, et vous me serez utile à votre tour. Les affaires qui m'amènent à Londres peuvent m'y retenir longtemps, et comme je veux y vivre dans la retraite, je serai très-heureuse de pouvoir charger un homme tel que vous, aussi probe, aussi intelligent, de suivre mes intérêts auprès de M. Ham..! ne parlez pas de reconnaissance, et croyez que le ciel, en nous faisant rencontrer ici, a voulu nous protéger tous deux.

Ellénore disait vrai, quoiqu'on feignant d'apprécier beaucoup un secours inutile, car M. Ham…, était plus que suffisant à la gestion de sa modique fortune ; mais le ciel en lui offrant un malheureux à secourir, une âme loyale, courageuse, dont il fallait ménager la délicatesse, tromper le désespoir, lui envoyait la seule consolation qui puisse agir sur un cœur profondément affligé.

— Pour commencer à employer votre complaisance, dit Ellénore, je vous prie de garder ici mon fils, pendant que je vais aller voir comment se trouve sa bonne. Je pense que mon domestique est aussi malade qu'elle ; mais nous voilà au port, tous ces maux-là vont cesser ; il est temps que j'arrive, ajouta-t-elle en voyant sa robe baignée par la pluie ; et elle laissa M. Gerbourg avec cette joie concentrée qu'on éprouve dans une situation désespérée, loin de tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on connaît, à l'aspect d'une main secourable ; qu'elle soit tendue par la charité ou par la pitié, qu'importe ? on n'est plus seul avec son malheur, et la misère ne se fait plus sentir aux premières lueurs d'un rayon d'espoir.

Pour payer son passage en Angleterre, le pauvre M. Gerbourg ne vivait que de pain et d'eau depuis plus de quinze jours. Eh bien, en ce moment, il lui semblait posséder tout ce qui lui manquait ; il jouait avec le petit Frédérik, le faisait danser sur ses genoux au son d'une vieille chanson anglaise dont il répétait le refrain d'un ton si gaillard, que nul n'aurait soupçonné que ces sons joyeux sortaient d'un estomac affamé.

En ce moment, où les flots calmés à l'approche du port permettaient aux passagers de venir respirer sur le pont, un marchand de gâteaux vint offrir sa marchandise à ceux que le roulis avait débarrassés trop brusquement de leur déjeuner. A peine Frédérik l'aperçut-il, qu'il tendit ses petits bras du côté du patronet en criant de toutes ses forces:

— Un gâteau ! un gâteau !

Et Gerbourg en laissa prendre deux à l'enfant, qu'il paya sans regret du prix de la livre de pain qui devait faire son dîner.

Un fois débarqués, les domestiques d'Ellénore, oubliant le mal de mer, reprirent leur service. Mais voulant utiliser M. Gerbourg, elle le chargea de lui chercher d'abord une femme de chambre anglaise. Puis, elle lui remit une somme d'argent plus que suffisante pour payer le premier terme d'une petite maison toute meublée qu'il lui louerait dans le quartier habité par M. Ham… Elle joignit à cette commission plusieurs autres soins à prendre pour qu'il ne manquât rien à son modeste établissement, quand elle arriverait à Londres.

— Il se trouvera bien dans cette maison une petite chambre pour vous, ajouta-t-elle, emparez-vous-en tout de suite pour surveiller les gens par qui vous ferez nettoyer mon appartement. Je me confie à votre adresse à vous faire obéir. Vous n'aurez pas là de quoi déployer vos talents comme au Val-Fleury ; mais vous me rendrez doublement service, en m'empêchant d'être dupe dans ces sortes de marchés, et en me procurant le moyen de vous donner asile jusqu'au jour où vous gagnerez ce qui doit vous assurer une bonne existence.

Ainsi Ellénore persuada à M. Gerbourg que ne pouvant se passer de ses services, il était tout simple qu'elle les payât. Le bonhomme partit le soir même pour Londres, après avoir fait un vrai dîner, muni d'argent, et décidé à ne prendre aucun repos avant d'avoir satisfait à toutes les recommandations de celle qu'il nommait sa providence.

Deux jours après, une lettre de M. Gerbourg engageait madame Mansley à se mettre en route pour venir descendre dans Grosvenor-Street, 28, à la porte d'une petite maison n'ayant que deux étages et trois croisées de face, non compris le rez-de-chaussée, consacré au parloir et à la salle à manger. Le premier, composé d'un joli salon et d'un cabinet de travail ; au second deux chambres à coucher ; dans le fond d'une petite cour la cuisine, au-dessus la chambre de M. Gerbourg, et tout en haut celles des domestiques. Le tout arrangé de la manière la plus simple et la plus confortable.

Ellénore apprit que M. Ham…, averti par M. Gerbourg du projet qu'elle avait d'habiter Londres, avait lui-même présidé au choix et à l'arrangement de la maison qui devait la recevoir. Ainsi, tous deux lui avaient épargné cette tristesse poignante qui s'empare de l'âme en arrivant là où rien ne vous attend. Qui n'a pas éprouvé ce serrement de cœur à son premier pas dans un lieu inconnu et destiné à vous servir longtemps d'habitation ; dans ce désert de souvenirs, d'habitudes, où il faut faire connaissance avec les choses comme avec les gens ? où tout vous révèle la parfaite indifférence que vous inspirez.

Ce sentiment pénible dont Ellénore avait déjà fait l'apprentissage et qu'elle s'apprêtait à subir de nouveau, fit place aux douces impressions de la reconnaissance. Sauf le luxe de l'ameublement, elle trouva son appartement rangé de même que le sien au Val-Fleury. Une petite bibliothèque, remplie de livres français et anglais, ornait les panneaux de son cabinet d'étude ; sa table à écrire était placée de même à portée de ses livres. M. Gerbourg avait été à bien secondé par M. Ham…, dans la parodie de l'appartement occupé par Ellénore, au château du Val-Fleury, qu'en y entrant elle sentit ses yeux mouillés de larmes. Elle avait été si heureuse dans ce beau lieu, qu'en dépit des calomnies et des malheurs que son séjour chez M. de Croixville lui avait attirés, elle ne pouvait se le rappeler sans joie, car aucun des plaisirs qu'elle y avait goûtés ne lui laissait de remords ; elle espérait que cette vérité était connue de M. Gerbourg, et croyait en avoir la preuve dans ses soins respectueux pour elle.

Sans doute, l'intérêt, la reconnaissance, pouvait provoquer les soins, le zèle de ce brave homme, mais la considération ne se commande pas, et quel que soit le désir d'en montrer plus qu'on n'en accorde à son bienfaiteur, il y a mille occasions imprévues où le mépris se révèle à travers toutes les flatteries de l'espoir, toute la sainte hypocrisie de la reconnaissance. Le respect qui se mêlait aux prévenances de M. Gerbourg pour madame Mansley, ne permettait pas de douter de son estime pour elle.

Une des attentions qui toucha le plus Ellénore, ce fut de trouver sur sa console un vase rempli des fleurs qu'elle préférait, et près de sa cheminée une petite chaise pour asseoir Frédérik. Il faut s'être trouvé dans les horreurs de l'abandon, pour connaître le prix des moindres soins, du plus léger souvenir ; se croire encore la pensée de quelqu'un, c'en est assez pour supporter courageusement tous les maux de la vie.

XXXVII

M. Ham… ne tarda pas à venir offrir ses services à Ellénore. Il l'affermit dans le dessein de rester à Londres, plutôt que d'aller s'établir, comme elle en avait eu l'idée, dans quelque petite ville d'Angleterre. Il lui prouva sans peine qu'il était plus facile de vivre ignorée parmi plus d'un million d'habitants qu'au milieu d'une coterie de provinciaux chez qui tout fait événement. Elle apprit de lui que lord Rosmond ayant dissipé une grande partie de la fortune de lady Caroline, tous deux se voyaient contraints à vivre dans un vieux château qu'elle avait en Écosse, terre assez considérable qui était heureusement substituée ; M. Ham… ajouta que les nombreux créanciers que Frédérik avait laissés à Londres ne lui permettaient pas d'y séjourner, et qu'elle ne serait pas exposée à le rencontrer ; considération qui l'emporta sur toutes les autres.

A peine installée dans sa nouvelle demeure, madame Mansley reçut la visite de la propriétaire de sa maison, qui, sachant qu'elle avait des rideaux, du linge à faire faire, venait la prier de les confier à une pauvre femme française, qui cousait et brodait fort bien.

— Elle n'est pas née pour travailler ainsi à la journée, dit madame Cramer, c'est facile à voir ; mais la révolution de France en ruine bien d'autres vraiment ; j'ai pensé que madame serait fort aise de venir au secours d'une ouvrière si fashionable, qui, d'ailleurs, me doit le loyer de la petite chambre qu'elle habite dans la maison où je demeure ici près.

Cette raison expliquait suffisamment le vif intérêt de madame Cramer pour sa pauvre locataire. Ellénore lui promit de faire porter dans la journée même chez sa protégée un paquet de linge de table à ourler.

— Mais quel nom faudra-t-il demander ? ajouta-t-elle.

— Madame Desprez, répondit madame Cramer. C'est sans doute un nom d'emprunt ; on ne me trompe pas facilement, et je l'ai surprise plus d'une fois ne sachant ce qu'on voulait lui dire lorsqu'on l'appelait ainsi ; n'importe, elle finit toujours par répondre au nom de madame Desprez, et l'apprentie qui travaille avec elle le répète à chaque instant comme pour l'y accoutumer.

Madame Cramer ne borna pas là ses recommandations. Elle monta chez mademoiselle Rosalie, pour la supplier de lui remettre l'argent que madame Mansley la chargerait de porter à son ouvrière, lorsque celle-ci aurait fait dire qu'elle avait terminé le linge ; car madame Desprez se contentait de gagner bien peu sur son travail, mais elle n'aurait pu se résigner à l'aller reporter elle-même.

Ces détails, communiqués par Rosalie à madame Mansley, lui inspirèrent le désir d'en savoir davantage sur la véritable condition de madame Desprez. La curiosité du cœur est, grâce au ciel, encore plus ardente que celle de l'esprit ; l'idée de soulager une grande infortune étant l'unique distraction d'un mal sans remède, les malheureux recherchent avec passion ces sortes de peines dont la générosité triomphe : quand la Providence semble vous abandonner, devenir celle d'une autre victime, c'est retrouver ce qui seul attache à la vie : le bonheur d'être utile.

Dès ce moment, les journées d'Ellénore se partagèrent entre les soins qu'elle donnait à son fils, et ceux qu'elle prenait pour arriver jusqu'à madame Desprez. Déjà plusieurs fois, elle s'était présentée chez l'ouvrière, sous prétexte de lui expliquer elle-même comment elle désirait que fussent tracés les festons de ses garnitures ; c'était toujours l'apprentie qui venait recevoir la commande dans le petit vestibule qui précédait la chambre de madame Desprez ; c'était elle qui répondait aux questions d'Ellénore, de manière à trahir le respect profond qu'elle portait à sa maîtresse, et la distance qui existait entre elles, malgré tout ce que la misère faisait pour les rapprocher. La crainte d'être indiscrète empêchait Ellénore d'insister. Un jour pourtant, décidée à faire une nouvelle tentative, elle se rendit de bonne heure à la porte de madame Desprez ; l'apprentie, qui vint lui ouvrir, avait les yeux rouges, et les joues luisantes de larmes.

— Ah ! mon Dieu, que vous est-il arrivé ? s'écria Ellénore avec l'accent du plus vif intérêt.

— Rien, madame, répondit l'apprentie en essuyant ses larmes ; c'est qu'à force de travailler, madame s'est rendue malade, et je n'ai pu achever l'ouvrage qu'elle avait commencé ; je vais vous le rendre, car dans l'état où est madame la…, sans doute elle ne pourra pas de longtemps…

Et les sanglots l'empêchèrent d'achever.

— Calmez-vous, dit Ellénore, en prenant affectueusement la main de cette bonne fille ; et gardez cet ouvrage, je n'en ai pas besoin tout de suite. Mais ce que j'exige absolument, c'est que vous me donniez les moyens de secourir votre maîtresse, et cela sans vouloir pénétrer vos secrets ; elle est peut-être comme tant d'autres grandes dames de France, réduite en ce moment à travailler pour gagner de quoi se nourrir : mais une telle gêne ne peut durer, la crise qui ruine tant de familles nobles ne saurait être éternelle, et l'époque où l'on fera justice de tant d'infamies, permettra bientôt aux pauvres émigrés de s'acquitter des services que la nécessité les force d'accepter en ce moment. Ainsi donc, n'hésitez pas à m'associer dans vos bons soins pour votre maîtresse. Voici de quoi satisfaire aux premiers soins, ajouta-t-elle en posant une bourse sur la seule chaise qui meublât cette antichambre. Je vais passer chez le docteur J…, qui demeure à côté de chez moi. Il sera ici dans une heure ; préparez votre maîtresse à sa visite. Dites-lui qu'il lui est envoyé par un des amis ou des parents que vous lui connaissez. Cherchez aussi quelque moyen de lui expliquer, sans blesser sa fierté, qu'elle a ici une amie qui veille sur elle. Enfin, trompez-la de votre mieux ; il y va de sa vie ; cela doit l'emporter sur tous les scrupules que peut faire naître un mensonge aussi innocent.

Pour toute réponse, la bonne Victorine baisa le bas du mantelet d'Ellénore, puis elle essuya ses larmes en souriant d'espérance. La voix de la malade, qui se fit entendre, rappela aussitôt Victorine dans la chambre de sa maîtresse.

Madame Mansley se rendit chez le docteur J… qui lui promit de passer chez elle en sortant de chez madame Desprez. Elle apprit de lui que la pauvre femme était malade de fatigue, de chagrin et d'épuisement.

— C'est sans doute, ajouta-t-il, une femme de haute condition ; malgré sa difficulté à s'exprimer en anglais, et son désir de rester inconnue, son langage trahit les habitudes d'un haut rang, d'une grande fortune. Elle conserve, au milieu des douleurs de tous genres, cette gaieté de bon goût qui n'abandonne pas les Françaises. On voit que sa pensée dominante est d'échapper à la pitié de ses amis. Sa fièvre l'inquiétait bien moins tout à l'heure que le désir d'apprendre comment j'avais su l'état où elle était, et qui m'avait donné l'idée de lui offrir mes services ; je lui ai fait accroire que j'étais chargé par le gouvernement de donner mes soins aux émigrés français, et que les personnes qui les logeaient étaient invitées à me prévenir lorsqu'elles en connaissaient de sérieusement malades.

Alors elle s'est répandue en actions de grâces sur la protection que l'Angleterre accorde à ceux qui lui demandent asile ; et elle a consenti à prendre à Apothicary hall les médicaments que je lui ai ordonnés, bien convaincue qu'ils étaient compris dans ceux qu'on donne aux hospices ; un mot ajouté par moi à l'ordonnance la maintiendra dans cette illusion.

— Quel âge a-t-elle, demanda Ellénore, vous rappelez-vous ses traits ? Peut-être l'ai-je vue quand j'étais auprès de la duchesse de Montévreux ?

— La souffrance altère le visage et fait souvent paraître plus vieux qu'on n'est, elle m'a paru avoir près de quarante ans. Elle a de jolis yeux très-spirituels, une figure distinguée sans être jolie ; à en juger par ses bras, je la crois grande et mince ; mais une femme au lit, on ne peut deviner la grâce de sa tournure, surtout quand elle est menacée d'étisie.

— D'étisie ! Ah ! mon Dieu ! cher docteur, que faire pour la sauver ?

— D'abord, l'empêcher de broder la nuit, et la mieux nourrir le jour, dès que j'aurai triomphé de sa fièvre.

— Si vous voulez m'aider à la tromper, rien ne sera si facile. Pendant que vous lui rendrez la santé, moi je tâcherai d'occuper son esprit ; je reçois tous les ouvrages nouveaux qui se publient en France et à Bruxelles, je les lui enverrai, je parlerai d'elle à mes amis émigrés, ils pourront peut-être la secourir, la consoler, cela me fera une occupation ; j'en ai besoin pour me distraire.

XXXVIII

Le sort de cette noble malade devint en effet une vive préoccupation pour Ellénore. Elle s'appliqua à apprendre son nom comme par hasard, sans paraître y attacher d'importance. Le moindre secret en avait tant à cette époque, qu'on le respectait, sans s'informer s'il en valait la peine. Ellénore, guidée par une intention louable, désirait beaucoup savoir celui de madame Desprez ; mais elle ne voulait pas l'apprendre à personne. Elle se crut au moment de voir sa curiosité satisfaite, le jour où M. Ham… lui amena le comte de Lally Tollendal, qu'elle avait connu chez madame de Montévreux dont il était un ancien ami.

M. de Lally tué spirituellement par la réputation de bonhomme que lui avait faite M. de Talleyrand, était de ces bavards inoffensifs, dont la conversation pleine de faits, vide d'idées, amusait ou laissait penser à autre chose, deux mérites rarement réunis. Un peu embarrassé du bruit de son éloquence, comme défenseur de la mémoire de son père, M. de Lally voulait pourtant la soutenir, et il s'était imaginé à cet effet de composer une tragédie de Strafford qu'il lisait volontiers à tous ceux qui se résignaient à l'entendre.

Son style boursoufflé faisait dire au comte de Narbonne : «Cette lecture est la plaie de l'émigration.» Chacun se moquait du bon M. de Lally ; un esprit à la mode l'avait appelé le plus gras des hommes sensibles , nom qu'il a conservé à juste titre toute sa vie ; mais on l'aimait en dépit des plaisanteries qu'on faisait sur lui, tant ses qualités remportaient sur ses ridicules.

Chaque personne échappée aux prisons de France avait un drame fort intéressant à raconter.

— Et comment avez-vous pu vous arracher des mains de ces bourreaux ? était la première question qu'on adressait aux Français nouvellement arrivés à Londres.

M. de Lally s'était plus compromis qu'un autre dans la Révolution ; mais la voyant tourner au régicide, il avait sacrifié ses opinions démocratiques à l'intérêt du trône, et s'était permis de donner au roi des conseils qui auraient pu le sauver. Ce fait connu fut aussitôt puni par les héros du 10 août.

M. de Lally raconta à Ellénore comment, traîné dans les prisons de l'Abbaye, et ayant échappé comme par miracle aux massacres du 2 septembre, il avait passé tout son temps de réclusion à composer des plaidoyers en faveur de ses compagnons d'infortune. Le plaisir très-naturel qu'il prenait à parler de lui, et celui qu'on trouvait à écouter tous ces petits faits, ces moindres démarches d'où dépendait la vie du narrateur, ne permirent pas à Ellénore de l'interroger sur les Français qu'il espérait rencontrer en Angleterre. Elle se contenta de l'engager à venir bientôt la voir.

Il lui demanda la permission de lui présenter son ami, M. Malouet, victime ainsi que lui de ses efforts pour sauver la monarchie ; c'était un homme grave, d'un caractère plus honnête que vigoureux, qui aurait laissé la réputation d'un homme inébranlable dans ses principes, sans sa docilité à signer la déchéance de cet empereur, dont il disait, le 13 février 1810, au corps législatif: «Il était réservé au grand monarque qui nous gouverne d'arriver au milieu des ruines pour les faire disparaître, de réparer tout ce qui pouvait l'être, et de s'élever au-dessus des lumières et de l'expérience des siècles.»

Mais le même courage qui sait braver la mort, succombe à l'idée de perdre à jamais le pouvoir ou la faveur. Notre histoire moderne offre une foule d'exemples de gens que le couperet de la guillotine n'a point portés à se démentir, et qu'un brevet de préfet ou de chambellan a changés tout à coup de fiers républicains en zélés courtisans.

Madame Mansley insista faiblement sur la retraite où elle vivait, et sur le peu d'agréments que l'ami de M. de Lally trouverait chez elle.

— Il est exilé, malheureux, et vous ne pouvez lui refuser l'hospitalité, dit le comte ; d'ailleurs, nous sommes tous deux trop vieux pour vous compromettre. L'ami Ham… le sait bien, ajouta-t-il en riant ; autrement, je soupçonne qu'il nous aurait laissés ignorer votre séjour ici.

A ces mots, M. Ham… rougit comme une jeune fille ; son embarras frappa Ellénore, et la déconcerta à son tour ; mais son trouble avait pour unique cause le regret de voir une amitié si précieuse pour elle, s'altérer, se convertir en ce cruel sentiment qui l'avait déjà rendue si malheureuse !

La présentation de M. Malouet ne se fit point attendre, son ami l'amena le lendemain passer la soirée chez madame Mansley.

— Maintenant que nous vous avons raconté toutes les horreurs burlesques qu'il nous a fallu subir avant de nous réfugier ici, dit M. de Lally, mettez-nous un peu au courant des affaires de Bruxelles. Vous en arrivez, donnez-nous des nouvelles de nos pauvres amis, car dans ce temps de liberté, on n'ose pas écrire aux gens qu'on aime le mieux.

— Je vivais à Bruxelles comme ici, dit Ellénore, presque dans la solitude.

— Je sais que le prince de P… avait le bonheur de vous voir souvent, il devait vous tenir au courant de tout ; il aime les histoires romanesques, et, certainement, il ne vous gardait pas le secret de celles dont il était témoin.

Ellénore sourit pour toute réponse, car nier le fait eût été mentir.

— Ah ! priez donc madame de nous apprendre ce que devient mon jeune ami, le comte de Savernon. Madame de Cl… a écrit à une de ses amies, qu'il était amoureux fou d'une dame de moyenne vertu qui fait la cruelle pour porter sa passion à l'extrême, c'est-à-dire au mariage, car le comte Albert profite si bien de sa séparation avec sa femme, qu'à son exemple ses amis oublient qu'il est marié, et que ses nouvelles connaissances le croient célibataire.

— Et que pense la princesse de Waldemar de cette belle passion ? demanda M. de Lally ; elle doit jeter feu et flammes ?

— Je ne suis pas au courant des aventures de ce genre, dit Ellénore en balbutiant ; à Bruxelles ainsi qu'à Londres, je voyais fort peu de monde.

— Le prince de P… suffisait bien à votre instruction vraiment, reprend M. de Lally. Vous écrit-il souvent ?

— J'ai reçu ce matin une lettre de lui.

— Tant mieux ; vous allez lui répondre. Par grâce pour nous, demandez-lui quelques détails sur la folie de notre cher Albert.

M. Ham… s'apercevant du supplice que cette conversation faisait éprouver à madame Mansley, l'interrompit en disant à ces messieurs:

— Vous exigez beaucoup de la complaisance de madame ; mais avant qu'elle vous amuse du récit des événements de Bruxelles, parlez-lui un peu de ce qui se passe ici, dans la colonie parisienne.

— Oui, dit Ellénore, en s'empressant d'adopter le moyen de s'occuper d'autres personnes, je désirerais connaître les noms des derniers Français arrivés à Londres.

— Ce sont de fort beaux noms, répondit M. Malouet. Le malheur a bon goût, il tombe d'ordinaire sur les gens d'esprit. La baronne de S… réunit tous les jours chez elle M. de Talleyrand, M. de Narbonne, M. de Jaucourt, avec M. Fox, le célèbre Burk, Erskine, Sheridan, et plusieurs autres Anglais de marque. De son côté, la marquise de la Châtre préside, près d'ici, à Inniper-Hall, une petite assemblée de réfugiés dont MM. de Montmorency, Lamothe et d'Arblay font partie. A Bury, madame de Genlis, sous son simple nom de Brulart, continue l'éducation de ses élèves, et les laisse danser républicainement au bal de Bury avec les danseurs de toutes classes qui viennent les inviter, ce qui fait dire des bons mots au duc de Liancourt. Ces différentes sociétés se détestent entre elles, c'est dans l'ordre, et les épigrammes réciproques font l'amusement général.

— Ceci est la partie brillante de votre émigration, dit M. Ham… J'en connais une autre plus intéressante, à en juger par ce qui m'est arrivé l'autre jour… mais peut-être vaut-il mieux n'en point parler.

— C'est redoubler notre désir de le savoir, dit Ellénore ; je pense que chacun de nous a un mystère de ce genre, et qu'il ne demande qu'à être indiscret. Encouragez-nous par votre exemple.

— Eh bien, donc, vous saurez qu'après une longue promenade faite hier matin, en compagnie de lord Longborough et de M. de Jaucourt, nous nous sommes arrêtés pour faire reposer nos chevaux dans un quartier de Londres fort éloigné du quartier fashionable . Lord Longborough, mourant de soif, nous proposa sans façon d'entrer dans un café qui se trouvait près de là pour y boire un verre de porter.

»Nous y consentîmes avec plaisir ; mais à peine assis tous trois à une table, M. de Jaucourt fit un mouvement de surprise qui faillit renverser le plateau qu'on nous apportait.

»—Ah ! mon Dieu, que vous arrive-t-il donc ? s'écria lord Charles.

»—Rien, c'est que j'ai cru reconnaître dans le garçon qui nous a servi… mais non, je me serai trompé… dit M. de Jaucourt… cela ne se peut pas.

»—Vraiment, rien n'est si facile que de vous convaincre, faisons-nous apporter quelque chose par ce garçon, dis-je ; et alors, élevant la voix, je demandai des sandwich ; on nous servit aussitôt, mais ce fut le maître qui nous les apporta lui-même, le garçon avait disparu.

»—L'homme qui nous a servis tout à l'heure, n'est-il pas Français ? demanda M. de Jaucourt.

»—C'est possible, répondit le maître d'un air important, car ma maison étant le rendez-vous, de tous les étrangers qui vont visiter Greenwich, j'ai le soin d'avoir des garçons de presque tous les pays. C'est plus commode.

»—Mais vous savez leur nom, je pense, comment s'appelle celui-là?

»—Michel, je crois.

»—C'est cela, reprit vivement M. de Jaucourt, il faut que je lui parle.

»—Je vais vous l'envoyer, et le maître alla courir après son garçon.

»Alors nous voulûmes savoir qui M. de Jaucourt avait cru reconnaître dans ce garçon de café.

»—Vous ne voudrez pas me croire, dit-il, mais c'est le duc de L…, je n'en puis douter.

»—Le duc de L… réduit à cette extrémité ! s'écria lord Charles ; nous ne souffrirons pas qu'il reste plus longtemps dans une taverne.

»—Vous présumez bien, interrompit M. de Jaucourt, qu'il n'est pas facile de rien faire accepter au grand seigneur qui prend ce parti-là plutôt que d'avoir recours à ses compagnons d'infortune ou à ceux qui lui donnent asile. Je parie qu'il m'a reconnu et que nous ne le reverrons pas. En effet, le maître du café est revenu nous dire que Michel était allé à la brasserie pour une commande, et qu'il y resterait longtemps. Cette réponse n'a pas découragé M. de Jaucourt ; il nous a priés de l'excuser auprès de madame de Staël, chez laquelle il devait dîner avec nous ; puis il s'est installé dans un coin de la porte, à lire les journaux, bien décidé à ne revenir nous rejoindre qu'après avoir offert ses services au duc de L…»

— Eh bien, est-il parvenu à lui parler ? demanda Ellénore.

— Sans doute, mais fort tard et fort inutilement ; car le duc, quoique très-touché de l'intérêt que le marquis lui témoignait a persisté dans son amour pour l'indépendance et le travail.

«—J'aurais le spleen demain, lui dit-il, s'il me fallait rester un seul jour à la charité de mes protecteurs et les bras croisés, comme j'en vois tant d'autres de nos pauvres émigrés. Je ne vous demande qu'une grâce, c'est de laisser ignorer à tout ce qui me connaît le parti que j'ai pris ; il n'est pas si à plaindre, je vous l'affirme. Le brave homme chez qui je suis est d'une vanité très-facile à vivre. Je lui répète plusieurs fois par jour qu'il a le plus bel établissement de Londres, et il me traite à merveille ; je mange avec lui et sa famille. Sans lui avoir confié ma vraie situation, il devine qu'elle exige des égards, il en a, et je veux attendre chez lui la fin de nos malheurs.»

— Et moi aussi, dit Ellénore, je pourrais citer un exemple d'autant de courage, de noblesse et de résignation ; mais je me tais pour obéir à la volonté de l'héroïne. Quand on fait tant de sacrifices pour garder le secret de sa détresse, on mérite de le voir respecter par tout le monde.

XXXIX

Pour accorder autant que possible sa curiosité et sa délicatesse, Ellénore chargea M. Gerbourg de veiller sur madame Desprez ; elle l'envoya porter à l'apprentie plusieurs objets dont sa maîtresse devait avoir besoin, et lui recommanda de remarquer tout ce qui pourrait l'aider à connaître le rang véritable de madame Desprez. Les perquisitions de M. Gerbourg amenaient toujours quelques découvertes sur d'autres émigrés dont le caractère et la manière de vivre n'offraient pas moins d'intérêt, mais aucun renseignement positif sur madame Desprez. Enfin Ellénore reçut un billet de sa part, où elle lui exprimait sa reconnaissance pour ses bons soins dans les meilleurs termes ; mais avec une orthographe fort incorrecte, et une écriture de femme de chambre.

L'apprentie aura écrit sous sa dictée, pensa Ellénore ; et elle n'en fut pas plus éclairée.

L'hiver commençait à se faire sentir et redoublait la misère des pauvres réfugiés. Les nouvelles qui arrivaient de Paris étaient chaque jour plus sinistres. L'émigration était partagée entre deux classes fort distinctes: celle qui avait pu sauver assez de fortune pour attendre patiemment la fin de la Révolution ou de la Terreur, et celle qui, forcée de tout sacrifier au salut de sa liberté, de sa vie, avait épuisé ses ressources, et mettait son intelligence à profit pour ne pas mourir de faim. La première conservait sa gaieté, ses habitudes élégantes en dépit des événements ; et la seconde, voulant imiter cette légèreté philosophique, s'appliquait à dissimuler sa misère, à y remédier par les moyens les plus étranges. Cette époque fatale a offert tant de preuves du courage, de la dignité, de l'intelligence et de l'inaltérable gaieté du caractère français, que nous croirions faire tort à notre histoire en les passant sous silence.

M. Ham…, que ses relations d'affaires avec les premiers banquiers de Paris mettaient dans la confidence des tribulations de fortune de nos plus grandes familles émigrées, en parlait souvent à Ellénore ; et comme elle paraissait s'intéresser vivement au sort de ces exilés dont les noms lui étaient presque tous connus, M. Ham…, pour lui plaire, recherchait les occasions de se mettre en rapport avec eux.

— Il faut absolument que vous me rendiez un service, dit-il un jour à madame Mansley. J'ai à dîner chez moi, après-demain, une de mes parentes qui a épousé un émigré fort aimable ; il lui donne en bonheur tout ce qu'elle lui a apporté en argent. Ils ont pour société intime une colonie de vieille noblesse française que je me suis engagé à promener, par ce beau froid, à Windsor, à Kew, et vous devriez venir m'aider à faire les honneurs de nos jardins anglais et de mon dîner. Ils seraient heureux de causer avec une Anglaise qui parle leur langue mieux qu'eux tous, et je ne serais plus embarrassé de savoir comment les recevoir agréablement.

Ellénore refusa le dîner, décidée à se soustraire au monde le plus possible ; mais elle promit de diriger la promenade qu'elle faisait faire chaque matin à Frédérik, du côté de Windsor, et de ne point éviter la rencontre des dames françaises que devait y conduire M. Ham…

MM. Malouet et le comte de Lally voulurent être de la partie. Ils accompagnèrent madame Mansley, et tous trois arrivèrent à la ménagerie de Kew au moment où la société parisienne y regardait des kanguroos, nouvellement débarqués.

— Eh ! voilà ce cher comte de Lally ! s'écria tout à coup une vieille femme, grande, maigre, à la démarche noble quoique vacillante, aux yeux creux, aux lèvres pâles, et aux joues couvertes d'un rouge éclatant. Comment donc êtes-vous parvenu à vous échapper des prisons de ces monstres sanguinaires ? ajouta-t-elle.

Puis, sans attendre la réponse du comte :

— Quant à moi, je dois la vie à ma femme de chambre ; c'est pour m'avoir forcée de changer de vêtements avec elle, au risque d'être menée à l'échafaud sous mon nom, que je puis jouir du plaisir de vous rencontrer ici.

— Cette femme-là peut compter sur notre reconnaissance à tous, madame la duchesse, elle nous a conservé la plus noble protectrice et la meilleure des amies, répondit M. de Lally.

— Ah ! la meilleure des amies ! cela vous plaît à dire, car je parlais fort mal de vous et de vos belles idées constitutionnelles, il y a huit jours ; mais le comte de Narbonne m'a appris ce matin que vous veniez d'écrire à ces bourreaux de la Convention pour vous charger de la défense du roi, et cela rachète tous vos péchés révolutionnaires.

— Je n'ai fait qu'imiter le dévouement de mon ami Malouet, et j'ai bien peur qu'on n'accepte pas plus l'un que l'autre.

Alors, la duchesse se pencha vers M. de Lally pour lui parler à voix basse. Ellénore devina qu'elle le questionnait sur elle ; et redoutant quelques mines peu flatteuses de la part de la duchesse de…, elle prit le bras de M. Malouet et se dirigea vers l'autre côté du parc. Mais la duchesse de…. était trop grande dame pour se montrer dédaigneuse avec personne, et trop bonne pour manquer d'indulgence. Son attachement platonique pour le marquis de L…, dont quarante ans de servage n'avaient pas refroidi la passion, la rendait fort tolérante pour les sentiments romanesques. Elle croyait qu'une femme pouvait être à la fois très-sensible et très-sage. Aussi n'hésita-t-elle point à rejoindre madame Mansley et à lui adresser la parole du ton le plus poli pour lui demander des nouvelles de leur ami commun, le prince de P…

Ellénore, surprise de cette prévenance, y répondit avec grâce et réserve ; alors la conversation et la promenade devinrent générales. Le baron de G… et sa fille, mademoiselle Angélique, le chevalier des M…, sa femme, un petit abbé dont on ne prononçait jamais le nom, se joignirent bientôt à la duchesse, et la voyant causer affectueusement avec madame Mansley, ils saluèrent celle-ci avec une politesse marquée. M. Ham… s'étant rapproché d'Ellénore, lui dit en confidence :

— Vous voyez l'air enjoué, les manières dégagées de ces braves gens-là? Eh bien, ils meurent tous de faim, et on ne sait comment les en empêcher. La duchesse qui est là, parée de tant de falbalas, le front incliné sous le poids des rubans et des plumes, est au dernier chaton du collier de diamants que sa femme de chambre lui a sauvé, et qui l'a aidée à vivre depuis qu'elle est ici. Elle se désolait de n'avoir pas assez d'argent pour courir après son vieil ami, le marquis de L…. Séparée de lui depuis huit mois, elle ignorait si la guillotine l'avait épargné, et se livrait à la crainte de ne jamais le revoir, lorsque, prenant l'air un matin à sa fenêtre, elle l'aperçut à la fenêtre d'une maison voisine.

»On peut juger de leur bonheur à se retrouver ; aussi ne se plaint-elle jamais de ce qu'elle a perdu. Quant au baron qui est là et à sa fille, on ne sait de quoi ils vivent ; et, pourtant, ils ont une tenue fort convenable, et parlent avec tant de mépris des émigrés qui acceptent des secours, qu'on n'ose leur en offrir. La vanité du chevalier poëte est plus commode ; on lui persuade facilement que ses vers se vendent un prix fou ; il en croit tout de suite l'éditeur qui vient lui en offrir beaucoup d'argent. Quant au petit abbé, il est tout politique, il passe ses jours et ses nuits à rédiger de longs mémoires, des plans pour soulever la Vendée, pour détruire la flotte française et s'emparer d'Anvers. Les ministres paient ses plans sans les lire, ce qui ne le décourage pas: au coin du feu de la comtesse de C… où il fait pendant à son petit singe, il continue à gouverner l'Europe.»

M. Ham… s'interrompit en ce moment pour saluer M. de Calonne, l'abbé Delille, et le comte de Narbonne, qui arrivaient et devaient dîner chez lui.

A peine le chevalier des M….. eut-il aperçu le poëte des jardins, qu'il tira un portefeuille de sa poche et se mit à crayonner des vers avec tous les signes de l'inspiration ; il se frappait le front comme pour en faire jaillir les idées. Enfin, il propose à la société de faire halte dans un pavillon du parc où se trouvent plusieurs bancs. On devine son intention ; on s'y prête de la meilleure grâce.

— C'est un impromptu, dit-il inspiré par la présence du Virgile français. On écoute et l'on applaudit ; ce sont des vers en l'honneur de l'abbé Delille ; ils peuvent compter sur tous les suffrages.

— Ah ! mon Dieu, que je suis contente du succès de ses vers, s'écria la femme du chevalier. Mon pauvre mari méritait bien cette récompense, car ils lui ont donné assez de peine. Il n'a fait qu'écrire et effacer toute la nuit ; j'ai cru qu'il n'en viendrait jamais à bout. Heureusement, à force de temps et de travail, il en est arrivé à son honneur.

Cette exclamation délatrice était de nature à faire rire sur le mérite de l'impromptu ; mais la politesse française l'emporta en cette circonstance sur la malignité : personne ne parut avoir fait attention à la grosse bêtise articulée par madame des M…; et elle n'en fut avertie et grondée que dans le tête-à-tête conjugal.

Cette femme, jolie, mais d'une bêtise fabuleuse, était adorée de son mari, ce qui faisait dire au comte de Narbonne, en parlant d'elle :

— Voilà pourtant comme il faut être pour nous rendre amoureux fous !

Aveu très-étrange, sortant de la bouche de l'adorateur en titre de madame de Staël, également célèbre par sa laideur et par son esprit.

XL

Malgré les réflexions pénibles qui ne cessaient d'occuper l'imagination d'Ellénore, ce fut un grand plaisir pour elle de se trouver au milieu d'une société si aimable, et d'entendre encore ce feu roulant de mots spirituels, de plaisanteries de bon goût, de pensées profondes mêlées aux folies les plus amusantes ; car la rigueur de ce temps de ruines et de massacres n'avait pas encore altéré le talent, le charme de la conversation qui assuraient aux Français le titre des premiers causeurs de l'Europe. C'est aux discussions politiques, aux disputes d'intérêt, aux injures quotidiennement imprimées, que devait appartenir l'honneur de détruire avec tant d'autres puissances celle de la conversation française.

Le bruit du galop de plusieurs chevaux et du roulement d'une calèche dans les allées du parc de Windsor, vint mettre fin aux compliments peu sincères dont chacun accablait le chevalier des M… sur son impromptu fait à longue et grande peine.

C'était le prince de Galles qui, averti par le colonel Saint-Léger, son ami encore plus que son favori, avait désiré rencontrer, comme par hasard, cette charmante Ellénore, dont le duc d'O… lui avait vanté les charmes et l'esprit original.

A l'aspect du prince, Ellénore veut s'éloigner, elle fait signe à M. de Lally qu'elle va rejoindre sa voiture, mais il s'approche d'elle en disant:

— Pourquoi donc vous en aller quand le prince arrive ?

— Je suis un peu souffrante, répond-elle avec embarras, et je désire rentrer chez moi.

— Restez, le grand air vous fera du bien, et puis il ne serait pas poli de s'en aller ainsi au moment où…

M. de Lally fut interrompu par le prince de Galles, qui s'écria, en prenant le bras du petit Frédérik:

— Ah ! mon Dieu ! le bel enfant !

— C'est celui de madame, s'empressa de répondre M. de Lally, saisissant cette occasion de mettre madame Mansley en rapport avec le prince et espérant la distraire ainsi de l'envie de retourner sur-le-champ à Londres ; car, malgré les idées libérales de nos nobles démocrates de ce temps, ils ne pouvaient s'affranchir du prestige attaché à la royauté.

Le prince qui l'approchait ou l'attendait, était, en dépit de leurs airs indépendants, de leurs discours républicains, l'objet d'un vieux culte auquel le moins courtisan restait fidèle. Les habitudes anglaises avaient, à la vérité, rendu les devoirs de ce culte moins dangereux, les cérémonies moins fastidieuses ; mais la religion était restée la même : celle qu'on a et qu'on aura toujours pour le pouvoir.

Chaque personne de la société s'était approchée pour saluer le prince. La vieille duchesse qui avait droit à la première politesse, l'attendait avec confiance ; mais le prince, les yeux fixés sur Ellénore, saluait collectivement ceux qui se trouvaient là. A un mouvement qu'elle fit pour se retirer, il s'amusa à déconcerter son projet en s'emparant de Frédérik, pour lui montrer, dit-il, les beaux oiseaux qui venaient d'arriver des îles. L'enfant, ravi de les voir de près, et d'entrer dans les cages de ces oiseaux brillants de si riches couleurs et qu'il n'avait pu admirer que de loin, s'attache à la main du prince et le suit sans attendre la permission de sa mère.

On sait à quel point le prince de Galles était renommé pour ses nombreuses galanteries ; et que l'honneur de lui plaire exposait à de grands dangers. Cependant il avait formé depuis longtemps une liaison fort peu dissimulée avec mistress Harbert, jeune veuve irlandaise, d'une grande beauté. Le roi se refusant à payer les dettes de son fils tant que cette liaison l'empêcherait de se marier, le prince s'était vu contraint de feindre une rupture, et de consentir à épouser sa cousine, la princesse Caroline de Brunswick. Trois mois devaient s'écouler avant la célébration du mariage, et le prince désirait employer cet intervalle le plus agréablement possible.

Aux compliments qu'il adressa à madame Mansley, à ses attentions marquées pour elle et pour son enfant, on devina bien vite ses projets de séductions. Et chacun devint très-curieux de voir comment ils seraient accueillis.

D'abord le prince tenant Frédérik d'une main, revint sur ses pas pour offrir son bras à Ellénore.

— Pardon, monseigneur, dit-elle en s'inclinant, sans accepter l'honneur qui lui était offert, mais madame la duchesse est là.

— Je vous remercie de me le rappeler, dit le prince, car auprès de vous on oublierait tous ses devoirs.

Alors, se tournant vers la duchesse de…, il la combla de joie en lui accordant la faveur à laquelle son rang et son âge lui donnaient tous les droits.

La conduite d'Ellénore, en cette légère circonstance, fut généralement approuvée, mais plus par M. Ham… que par tout autre. Il était accoutumé à voir le prince triompher si vite des scrupules et des obstacles en tous genres qui s'opposaient à ses désirs, qu'à la seule idée des hommages que Son Altesse pouvait adresser à Ellénore, il s'était senti pâlir d'effroi. Il se livrait au plaisir que lui causait la leçon donnée par Ellénore au prince, lorsque le colonel Saint-Léger lui dit à voix basse :

— Ah ! si le prince rencontre de ces manières-là, c'en est fait ; il deviendra amoureux à en perdre la tête !

— Vous croyez ? demanda M. Ham… avec anxiété.

— Certainement, la nouveauté a un attrait irrésistible. Rencontrer la réserve, la rigueur peut-être, dans une occurrence où on n'a jamais eu le plaisir de combattre, c'est une bonne fortune qui doit captiver le cœur le plus frivole. Vous verrez si je me trompe.

— Si vous connaissiez comme moi tous les motifs qui doivent inspirer à madame Mansley la plus grande terreur pour un sentiment de cette espèce, vous ne…

— Raison de plus vraiment pour en être dominée, interrompit le colonel ; à force d'y penser, on cède à ce qu'on craint.

— Quoi, vous avez si mauvaise idée de la vertu des femmes, que vous n'en croyez pas une à l'abri des séductions d'un prince royal ?

— Ah ! quant à moi, je les crois toutes fort sages, mais le malheur veut que je ne les vois pas toutes telles que je les suppose.

— Il serait possible que le prince de Galles n'eut point essuyé de revers !

— Cela n'est pas probable, j'en conviens, et, sans doute, il en aura sa part comme tout homme aimable ; mais depuis que j'ai l'honneur d'être attaché à sa personne, je n'en ai pas vu d'exemple, c'est pour cela que je serais charmé…

— Ah ! vous êtes désespérant ! s'écria M. Ham…

Au même instant, il sentit qu'on s'emparait de son bras.

C'était Ellénore qui avait profité de la rencontre du prince avec M. Fox, et de l'entretien qui s'en était suivi pour s'en échapper avec Frédérik, et venir prier M. Ham… de les conduire en hâte à sa voiture. L'instinct qui fait si vite deviner aux femmes les sentiments qu'elles inspirent, avait fait pressentir à Ellénore l'empressement que M. Ham… mettrait à la soustraire le plus tôt possible aux coquetteries du prince. En effet, il bénit M. Fox et la nouvelle qui lui avait servi à captiver un moment l'attention du prince, au point de ne pas s'apercevoir du départ d'Ellénore. Il l'aida à monter dans sa calèche, en lui promettant de l'excuser auprès de M. de Lally et de M. de Malouet qu'elle devait ramener, et en se chargeant de les reconduire chez lui où tous devaient dîner. Ellénore revint de cette promenade plus décidée que jamais à fuir toute occasion de se retrouver en si noble compagnie.

XLI

Le lendemain de cette promenade, de ce dîner offert de si bonne grâce par M. Ham… à l'élite des réfugiés qui se trouvaient à Londres, la nouvelle de la condamnation de Louis XVI vint les jeter dans la consternation. Encore plus frappés de la violation du pouvoir royal que du jugement inique qui faisait tomber la tête d'un innocent, les émigrés s'abordaient en levant les mains au ciel, mais sans proférer une parole, dans la crainte de maudire cette sanglante parodie devant quelque descendant d'un des bourreaux de Charles 1er. Dans cette affliction profonde, c'était un soulagement que d'en parler avec confiance, et le salon d'Ellénore devenait un asile précieux pour les malheureux Français qui pleuraient sur leur patrie ; aussi, chaque jour, M. de Lally ou M. Malouet la suppliaient-ils d'y admettre quelque nouvelle victime de la Révolution. Refuser d'accueillir des proscrits, d'adoucir leur misère, c'était une prudence impitoyable, dont le cœur d'Ellénore n'aurait jamais eu le courage.

Ce même sentiment de fraternité pour tout ce qui souffrait, lui révèle le chagrin que la nouvelle de la mort du roi doit causer à madame Desprez ; elle craint que la santé de la pauvre femme, déjà si faible, n'en soit accablée ; elle se rend chez elle pour questionner la bonne Victorine sur l'état de sa maîtresse.

Elle entre dans la première pièce où la jeune apprentie travaille habituellement ; elle ne l'y voit pas ; sa broderie, son dé, sont tombés sur le plancher ; tout prouve qu'elle a été interrompue vivement dans son travail par quelque événement.

C'est sans doute sa maîtresse qui se sera trouvée mal, pense Ellénore.

Et elle s'approche doucement de la porte qui sépare ce cabinet de la chambre de madame Desprez.

La porte est entr'ouverte et lui permet de voir que Victorine n'est pas là. Le bruit des pas d'Ellénore sur le plancher mal joint ne fait faire aucun mouvement à la malade. Ellénore la croit profondément endormie ; et, poussée par une curiosité irrésistible, elle s'avance vers le lit, et elle a peine à retenir un cri de surprise en reconnaissant dans cette malade la marquise de M… la parente, l'amie la plus intime de la duchesse de Montévreux.

Elle reste un moment immobile, l'esprit envahi par cette pensée : le ciel livre à mes soins l'amie de celle qui m'a perdue, et je puis lui sauver la vie !… Alors, s'apercevant que la marquise de M… est sans connaissance, Ellénore prend le flacon de sels qu'elle portait sur elle, et le lui fait respirer. En cet instant, Victorine accourt suivie du docteur J…

— Sauvez-la, monsieur, sauvez-la, disait la pauvre fille en pleurant ; puis apercevant Ellénore, elle s'écrie tout à coup: Ah ! mon Dieu ! que dira madame ?…

— Rien, répond madame Mansley en serrant le bras de Victorine, car elle ne saura jamais que j'ai pénétré ici. En disant ces mots, elle passe dans l'antichambre, avant que les gouttes d'éther administrées par le docteur aient ranimé madame Desprez.

Dès qu'elle voit sa maîtresse revenue à la vie, Victorine la laisse avec le docteur, et vient expliquer à madame Mansley comment les dernières nouvelles arrivées de France avaient jeté madame Desprez dans un si violent désespoir qu'elle en était tombée à la mort.

— Rassurez-vous, mon enfant, le docteur la sortira de cette crise ; mais il ne faut pas que le moindre trouble lui rende les convulsions qui l'ont plongée dans ce cruel état. Ainsi, promettez-moi de lui laisser toujours ignorer que je l'ai vue, et joignez-vous toujours à moi pour lui faire accepter les secours dont elle a besoin, sans qu'elle se doute d'où ils viennent. De mon côté, je vous jure de garder son secret, de ne parler d'elle à personne, à condition que vous continuerez à m'associer aux bons soins que vous lui rendez.

— Ah ! madame, s'écria Victorine, c'est mettre le comble à vos bontés, car ma maîtresse ne me pardonnerait pas d'avoir laissé entrer quelqu'un ici qui pût la reconnaître.

Le docteur, en sortant, rassura Ellénore sur l'état de la marquise de M…

— Elle s'était déjà donné la fièvre à force de travail, dit-il ; maintenant, c'est à force de chagrin. Mais j'espère que le quinquina lui fera autant de bien cette fois-ci que l'autre. Cependant, il serait bon de la distraire un peu de ses idées noires. La malheureuse femme ne voit personne, et je soupçonne qu'elle n'a pas été accoutumée à une si austère solitude, car si la bonne Victorine suffit à son service, elle ne peut suffire à sa conversation, et, vous le savez, les Françaises vivraient plutôt sans manger que sans causer. Tâchez donc de lui trouver quelque bon causeur qui consente à la croire madame Desprez, à lui parler comme à une simple bourgeoise, tout en la traitant avec les égards dus à une duchesse. Cela ne doit pas être difficile, il ne manque pas ici de pauvres diables aussi comme il faut et aussi pauvres qu'elle.

— J'y penserai, dit Ellénore, mais songez avant tout qu'elle ne veut pas être reconnue.

En rentrant chez elle, madame Mansley apprend qu'un monsieur l'attend dans le salon. Redoutant une entrevue pénible, elle n'ose demander le nom de ce monsieur, et elle est agréablement surprise en reconnaissant le prince de P…

— Quel bonheur ! s'écrie-t-elle ; vous ici ? cher prince.

— Ma foi ! cela n'a pas été sans peine, dit le prince, en embrassant paternellement Ellénore. Pendant que la moitié de ces républicains féroces incarcéraient et tuaient notre roi, l'autre moitié nous chassait de la Belgique, et même de la Hollande, où je m'étais réfugié. Enfin, après bien des ennuis, des dangers, j'ai pu m'embarquer pour l'Angleterre, et je me trouve si heureux de vous revoir et d'être en sûreté ici, que j'oublie tout ce que j'ai souffert. D'ailleurs, qui oserait se plaindre de son sort, en pensant à celui qu'on a fait au roi de France et à celui qu'on réserve à sa famille !

Après avoir longtemps déploré les horreurs qui se passaient en France et la mort de tant de gens honorables et célèbres, la conversation se porta naturellement sur les amis qui restaient. Ellénore questionna le prince sur plusieurs personnes qu'il voyait habituellement à Bruxelles, telles que le chevalier de Panat, le comte de Lauraguais ; mais elle ne prononça pas le nom de M. de Savernon.

— Vous ne me demandez pas ce que devient Albert, dit le prince, et pourtant il a bien quelque droit à votre intérêt.

— C'est que, vous voyant garder le silence sur lui, j'ai pensé qu'il ne lui était rien arrivé d'extraordinaire.

— Eh bien, vous vous trompez ; en l'abandonnant à sa folie, vous lui avez ôté le courage de porter plus longtemps le joug qui lui pesait: il s'en est affranchi.

— Quoi ! il aurait rompu avec la princesse de Waldemar !

— Ah ! mon Dieu, oui, sans nul égard ; et quand je lui en ai fait le reproche, il m'a répondu que votre ascendant sur lui pouvait seul le contraindre à continuer un servage qui lui devenait insupportable, et qu'en dédaignant de le diriger par vos sages conseils, vous l'aviez rendu à son indépendance ; qu'il était bien assez pénible de ne pouvoir consacrer sa vie à la femme qu'on aime, sans la soumettre à celle qu'on n'aime plus, et une foule d'autres mauvaises raisons que sa passion lui fait trouver les meilleures du monde.

— Mais où est-il ? demanda Ellénore dans un grand trouble.

— Nous n'en savons rien. Lorsque l'armée des patriotes a forcé la princesse à quitter Bruxelles, il l'a conduite jusqu'à la ville d'Allemagne où elle désirait aller attendre le résultat des événements ; puis, lorsqu'il l'a vue en sûreté et fort agréablement établie dans le château d'un de ses parents, il l'a laissée en lui écrivant pour adieu que son devoir l'obligeait à se rendre auprès des princes.

— Et savez-vous si effectivement il est auprès d'eux ?

— Je sais positivement qu'il n'y est pas, reprit le prince en souriant, mais, du reste, j'ignore ce qu'il est devenu.

»Il parlait sans cesse de retourner en France pour sauver sa fortune, pour revoir son vénérable oncle, pour l'arracher à l'échafaud qui le menaçait.

— Il aura peut-être accompli ce fatal projet, dit Ellénore, il est peut-être prisonnier dans un de ces cachots qu'on ne quitte que pour aller à la mort ?

— J'espère que non, dit le prince, en voyant pâlir Ellénore. Son arrestation aurait été mise dans les journaux ; mais je recevrai bientôt une lettre qui m'apprendra où il est, je n'en doute pas, et je le saurais déjà s'il n'avait pas craint de me voir instruire la princesse du lieu de sa retraite ; il n'a pas tort, car les élégies qui suivent les ruptures sont aussi fastidieuses qu'inutiles, et le mieux est de les éviter.

La visite de M. Ham… interrompit la conversation ; il parut charmé de revoir le prince de P… qu'il avait connu lors du premier voyage que le prince avait fait à Londres. Il connaissait l'affection d'Ellénore pour cet excellent ami, et l'idée de le faire servir au dessein qu'il formait, lui rendait sa présence doublement précieuse.

XLII

Un Anglais riche pense rarement à s'enrichir encore par la dot de sa femme. Et pour peu qu'il soit courageux, on le voit tout sacrifier sans regrets au bonheur de posséder celle qu'il aime. Cependant M. Ham… ne se dissimulait point les propos médisants, les reproches de famille qu'il aurait à braver en épousant la mère de Frédérik ; mais peu lui importait qu'elle fût méconnue, calomniée par le monde, c'était une raison de plus pour lui de se faire son vengeur. M. Ham… doué d'assez d'avantages pour mériter l'attachement d'une personne distinguée, ne se faisait pas d'illusion sur l'espèce de reconnaissance qu'il inspirait à Ellénore ; c'était une amitié sans alliage, très-différente de ces amitiés coquettes dont les manières franches, et même un peu brusques, ne sont qu'un prétexte à des familiarités intimes. Aussi M. Ham…, en homme d'esprit judicieux, ne se flattait-il point d'entraîner madame Mansley dans la moindre démarche dont il pût se faire un droit à sa préférence. Il la connaissait déjà assez pour savoir qu'elle ne pouvait être la proie ni du caprice, ni de l'occasion, ni même de toutes les séductions de l'amour-propre. L'attrait d'une existence honnête et honorée devait seule captiver cette âme si fière, et si souvent humiliée. Reprendre dans la société la place qu'on lui contestait, soustraire son fils aux embarras d'une situation difficile, à la défense continuelle d'une réputation calomniée, lui assurer un protecteur, un guide dans ce monde où la première inconséquence décide quelquefois du malheur de toute la vie, étaient les seuls motifs qui pussent déterminer Ellénore à accepter l'offre honorable que M. Ham… se flattait de lui faire agréer.

Tout à l'espérance de voir bientôt réaliser son rêve de bonheur, tout à la joie pure de méditer une bonne action dont la félicité de sa vie entière doit être la récompense, M. Ham… attend avec impatience que les premiers jours du deuil de la mort de Louis XVI soient passés pour demander un moment d'entretien au prince de P…: car, parler d'un intérêt personnel à travers cette tragédie nationale, n'eût pas été convenable. On devine le sujet de cet entretien, et avec quel empressement le prince de P… se chargea de parler le premier à Ellénore d'une proposition qu'il regardait comme le prix dû à ses nobles sentiments et à sa conduite courageuse.

Lorsque le prince, avec le visage rayonnant et la démarche aisée d'un ambassadeur porteur de bonnes paroles, arrive chez Ellénore, il la trouve avec plusieurs personnes, parmi lesquelles était le colonel Saint-Léger.

Il venait de se faire présenter par le comte de Lally Tollendal, en qualité d'envoyé du prince de Galles ; Son Altesse priait madame Mansley de vouloir bien lui donner les noms et l'adresse des familles françaises qu'elle savait être nouvellement réfugiées à Londres ou aux environs, afin qu'elle pût s'unir à elle pour les secourir dans leur infortune. Cette prière, venant d'une Altesse Royale, avait toute l'autorité d'un ordre ; et d'ailleurs, le motif en était si louable, qu'on ne pouvait se refuser d'y obéir.

Ellénore répondit avec grâce, mais d'un air assez froid, qu'elle se conformerait aux volontés généreuses du prince de Galles ; elle pensait qu'en n'ajoutant rien à ce peu de mots, la conversation tomberait, et que le colonel abrégerait sa visite ; mais il paraissait décidé à profiter le plus longtemps possible du droit que lui donnait sa présentation, de ne partir qu'avec celui qui l'avait amené.

Personne ne s'abusa sur le vrai motif de cette ambassade ; c'était un prétexte choisi par le prince pour établir un rapport indirect entre Ellénore et lui, et il espérait bien que, cette occasion une fois trouvée, de lui écrire ou de la voir, amènerait tout naturellement le succès que d'ordinaire les plus jolies femmes ne lui faisaient pas attendre.

Le colonel Saint-Léger avait la réputation d'un homme fort aimable, dont l'unique défaut était d'aimer le prince de Galles avec trop d'aveuglement, et de ne pas assez le contrarier dans ses caprices ; mais il n'entrait aucun vil calcul dans cette faiblesse ; sa grande habitude de vivre à la cour lui avait souvent prouvé la vérité de cette maxime française : «Donner des conseils, c'est prendre de la peine pour déplaire.» Et dans la certitude de n'être point écouté, il s'évitait des représentations inutiles. D'ailleurs, la bienfaisance du prince envers les réfugiés français était une réalité encore plus qu'un prétexte, et l'on s'empressait de lui offrir des occasions de la mettre à l'épreuve.

La fierté des émigrés ne rendait pas cette tâche facile. Il fut convenu entre le colonel et madame Mansley qu'ils se réuniraient pour faire la liste des personnes qui méritaient le plus la protection du prince royal ; et lorsqu'il fallut inscrire les premiers noms…

— Vraiment je ne serais pas embarrassé de vous en dicter, dit M. de Lally à Ellénore, qui tenait la plume ; mais la plupart de ceux que je sais être dans la plus profonde misère sont capables de me démentir. Il n'y a pas de métier auquel ils ne se résignent plutôt que d'accepter des secours. Heureux encore lorsqu'ils choisissent un état inoffensif, car, lorsqu'ils se font arracheurs de dents, comme M. de Basmarais, ou pâtissiers comme M. de F…, ils risquent de devenir bourreaux ou empoisonneurs le plus innocemment du monde.

— Quoi ! s'écria-t-on, M. de Basmarais s'est fait dentiste ? En êtes-vous bien sûr ?

— Vraiment, il n'aurait tenu qu'à moi de mettre son talent à l'épreuve, reprit M. de Lally, je souffrais l'autre jour comme un martyr, le maître de la maison où je loge m'engage à aller consulter une espèce de charlatan français qui fait des cures étonnantes, à l'aide d'un élixir miraculeux, et enlève les dents avec une adresse extrême. Je me rends aussitôt chez cet homme incomparable, et fort heureusement, avant de lui livrer ma tête, je regarde la sienne ; malgré l'étonnante perruque blonde qui cache ses cheveux noirs, malgré les lunettes qui dissimulent son regard, je reconnais l'honnête gentilhomme, le châtelain dont la terre était voisine des nôtres, et la peur de tomber dans ses mains ignorantes paralyse aussitôt ma douleur. Il s'obstine à vouloir m'opérer, se flattant de n'être pas reconnu. Je le menace de le saigner de force, car j'ai autant de droits à faire de la chirurgie, que lui à massacrer la mâchoire des malheureux qui viennent le consulter.

»Frappé de la justesse de cette réflexion, il part d'un éclat de rire ; j'en fais autant. Mais bientôt, revenant au sérieux de la situation, il me supplie de ne pas nuire à sa renommée en parlant du peu d'études qu'il a faites pour arriver à ce prodigieux talent.

»—Quoi ! vraiment, lui dis-je, vous arrachez vous-même les dents à ces pauvres gens ?

»—Pourquoi pas ? me répondit-il ; on se fait un monstre de ces sortes d'opérations, mais rien n'est si simple, c'est l'affaire d'une petite tenaille ; et si vous voulez, je vais vous le prouver.

»—Grand merci ! lui ai-je répondu ; j'aime mieux avoir recours à votre eau miraculeuse, je la crois beaucoup plus innocente que votre petite tenaille.

»Et je me suis emparé de plusieurs bouteilles de cet élixir, dont j'ai eu beaucoup de peine à lui faire accepter le prix marqué dessus, tant il avait la confiance de sa juste valeur. Allez donc proposer à cet homme-là de vivre des bienfaits d'un prince !

Ellénore aurait pu joindre à cet exemple celui de madame Desprez et de beaucoup d'autres ; mais, sans dénoncer les pauvres fiers qui désiraient rester inconnus, elle proposa plusieurs moyens de les secourir à leur insu, en gagnant leurs fournisseurs ou les domestiques dévoués qui s'obstinaient à les servir sans gages, et quelquefois sans dîner. On applaudit à toutes les ruses ingénieuses que son cœur lui fournit, pour améliorer le sort de tant de nobles familles, et le colonel Saint-Léger promit de seconder de tout son zèle les intrigues charitables imaginées par la bonté de madame Mansley pour satisfaire la générosité du prince.

M. de Ham…, en voyant s'établir entre le colonel, le prince royal et Ellénore cette complicité de bonnes actions, éprouva un sentiment pénible, et il insista de nouveau auprès du prince de P… pour qu'il fît à Ellénore la proposition que les visites de la veille l'avaient contraint de remettre à un autre moment.

— Soyez tranquille, dit le prince, il n'y a pas de temps de perdu !

— Mais si le prince royal se met en tête de lui plaire ?

— Oh ! je la connais, et je ne pense pas qu'il y parvienne facilement.

— Ce sont justement les obstacles qu'il y trouvera qui me font frémir. Il est déjà bien assez séduisant par sa personne et par sa position ; et pour peu que la contrariété le porte à aimer, à se dévouer comme moi, je suis perdu.

— En tout cas, dit le prince en souriant, il vaudrait mieux que ce fût maintenant que plus tard ; mais je ne crois pas que vous ayez rien à craindre de ce côté, ajouta le prince en pensant à son jeune ami, M. de Savernon, dont l'amour lui paraissait beaucoup plus dangereux pour Ellénore que celui du prince de Galles.

Cette pensée lui fit hâter son entretien avec madame Mansley. Il choisit le moment de la matinée où elle ne recevait personne, pour se faire annoncer. Présumant bien qu'il avait à lui parler de choses importantes, elle n'hésita pas à le recevoir.

A la suite d'un court préambule, le prince arrive au sujet qui l'amenait près d'elle, et se félicite à la vue de l'impression agréable qui se peint sur les traits d'Ellénore, en écoutant l'offre honorable que le prince lui faisait au nom de M. Ham….

— Quoi ! s'écria-t-elle, je ne suis donc pas un objet de mépris ?… on peut donc deviner à travers les malheurs, les humiliations qui m'ont accablée, que je ne les ai pas mérités ; que nulle action honteuse ne m'a placée au rang des femmes que la société repousse. Ah ! bénie soit l'âme honnête qui a su lire dans la mienne ! Je jure de lui conserver toute ma vie la même reconnaissance qu'on a pour Dieu ! car lui aussi me rend l'existence, et la seule qu'on chérisse, celle de l'âme. L'idée de son dévouement me consolera de toutes les injustices que le sort me réserve encore. Il me rehausse à mes propres yeux, car le plus cruel des effets de la calomnie, des dédains prolongés, est de vous faire douter de ce que vous valez. J'ai pu être la femme d'un honnête homme, justement honoré de tous ceux qui le connaissent, me dirai-je ; et ce souvenir apaisera le sentiment amer qui se révolte souvent en moi contre les coups d'une méchanceté aveugle.

— Cette méchanceté s'adoucira bientôt, dit le prince ; la femme du banquier Ham… fera vite oublier la dupe du marquis de Rosmond. L'essentiel est d'être bien placée dans le monde pour y attendre le jour où il doit vous rendre justice.

— Ce jour viendra trop tard pour moi, je le pressens, aussi ne laisserai-je jamais personne s'associer à mon triste sort.

— Quoi ! vous refuseriez l'offre de Ham…? vous refuseriez de faire taire les bruits injurieux dont votre position est le prétexte ? Ce serait un acte de démence.

— Dont je serai seule victime, reprit Ellénore, et je préfère rester malheureuse, à payer mon bonheur aux dépens de celui d'un mari qui ne m'inspirerait que de la reconnaissance.

— Qu'importe ! l'amour viendrait ensuite, et lors même qu'il ne viendrait pas, cela ne serait pas un grand mal. Rien n'est si inutile en ménage.

— Non, j'estime trop M. Ham…, je suis trop touchée de son offre généreuse pour n'y pas répondre avec toute la loyauté de mon caractère ; je ne saurais l'aimer, comme il a le désir, le droit d'être aimé, et il mérite une femme moins calomniée, plus tendre et plus dévouée que moi.

— Beau sentiment qui n'a pas le sens commun, s'écria le prince vivement ; d'ailleurs il ne s'agit pas de vos inclinations romanesques, ni de votre intérêt personnel. C'est celui de votre fils qu'il faut considérer, et quand vous aurez réfléchi sur les avantages qu'il doit retirer de ce mariage, je suis certain que toutes les belles raisons que vous cherchez pour motiver votre refus s'évanouiront comme un songe.

Alors le prince entra dans les détails de tout ce qui résulterait d'heureux pour Frédérik dans cette union qui replaçait Ellénore au rang dont elle était digne, et insista particulièrement sur l'obligation où son fils ne serait plus d'avoir toujours l'épée à la main pour faire taire les médisants acharnés à la réputation de sa mère.

Le prince parla longtemps sur ce sujet sans qu'Ellénore pensât à l'interrompre. Accablée sous le poids de raisonnements aussi puissants, elle sentait qu'y résister c'était se rendre coupable envers cet enfant dont le bonheur était son unique joie, son premier devoir. A mesure que le prince rendait cette vérité plus évidente à l'esprit d'Ellénore, il la voyait pâlir ; de grosses larmes s'échappaient de ses yeux sans qu'elle les sentit couler. Elle semblait abîmée dans le recueillement qui précède un grand sacrifice.

— Je conçois, ajouta le prince, qu'on ait besoin de réfléchir avant de prendre une aussi importante décision, et je ne crains pas de vous laisser tout le temps nécessaire pour la méditer, bien certain que plus vous y penserez, et plus vous trouverez d'excellentes raisons pour assurer à vous et à votre enfant une existence douce et honorable.

En finissant ces mots, le prince de P… serra affectueusement la main d'Ellénore, et sortit.

XLIII

— Va voir ta mère, dit le prince de P… au petit Frédérik qu'il rencontra au bas de l'escalier, au moment où il venait de laisser Ellénore tout à sa rêverie, va, ta présence et tes caresses feront plus que toute mon éloquence.

Et l'enfant, croyant que sa mère avait quelque chose à lui donner, s'empressa d'aller vers elle.

— Il le faut, pensa Ellénore en le voyant entrer. Que sont mes scrupules, mes vœux pour le repos et l'indépendance, en comparaison du bonheur de cet enfant ! Que de justes reproches il serait en droit de m'adresser un jour en le privant d'un guide, d'un appui, s'il se voyait l'objet des dédains, des plaisanteries offensantes de ses camarades de collége, et plus tard, rejeté d'un monde où le malheur de sa naissance est puni comme un crime. Le prince a raison, il ne m'est pas permis d'hésiter à sortir mon fils d'une position honteuse et périlleuse pour conserver une liberté inutile. Qu'importe le plus ou moins d'ennuis attachés à mon existence ! n'a-t-elle pas été pour jamais flétrie le jour où la calomnie, la trahison m'ont livrée aux injustes mépris des gens du monde ? Puisqu'il n'est plus de bonheur pour moi, que j'assure au moins le tien, ajouta-t-elle en serrant Frédérik contre son cœur.

Cette résolution si louable, Ellénore s'étonna d'éprouver tant de peine à l'accomplir ; mais la femme qui a le plus à se plaindre de l'amour ne renonce pas sans regret à la chance d'en souffrir encore. La passion est la vie de certaines âmes: on dirait que Dieu ne les jette sur cette terre de douleurs que pour aimer et pleurer.

Les attentions du prince de Galles pour Ellénore, le soin qu'il prenait de lui envoyer chaque jour les plus belles fleurs des serres royales, les fruits les plus rares, et tout cela sans qu'elle pût les refuser, car le colonel de Saint-Léger les offrait toujours en son nom, toutes ces preuves d'une coquetterie qui prenait les apparences d'un sentiment discret, inspiraient une sorte de crainte à Ellénore, qui ajoutait une raison de plus à toutes celles qu'elle avait déjà de se mettre sous la protection d'un mari.

Cependant Ellénore délibéra encore quelques jours avant de répondre irrévocablement à la proposition de M. Ham… C'était, disait-elle, pour lui laisser à lui-même tout le temps d'y réfléchir, et de la rétracter si les inconvénients attachés à cet excès de dévouement se révélaient à lui en dépit de son amour. Mais en croyant céder à un sentiment généreux, elle obéissait simplement à cette répulsion invincible qu'éprouve toute femme à se donner par raison.

— J'exige de vous une réponse par écrit, avait dit le prince de P… à Ellénore, autrement l'ami Ham… croirait que je prends sur moi de vous engager près de lui plus que vous ne voulez l'être ; il est essentiel qu'il sache par vous-même les motifs qui vous déterminent à accepter sa main, et la sorte d'affection que vous lui apporterez en retour d'un attachement sans borne. Il n'a pas l'ambition d'être adoré, je le sais, mais l'homme le plus modeste s'attend souvent à plus qu'on ne lui accorde, et il ne faut pas le laisser dans des illusions que la vie conjugale saurait bientôt détruire. Je vois de grands élémens de bonheur dans cette union, justement parce qu'il n'y a d'amour que d'un côté, et que la sagesse sera de l'autre.

— J'écrirai ma réponse demain matin, dit Ellénore avec résignation ; vous aurez ma lettre avant l'heure où vous devez aller dîner chez M. Ham…

En ce moment arrivèrent le petit nombre de personnes qui se réunissaient pour prendre le thé chaque soir chez madame Mansley ; il fallut soutenir une conversation moitié sérieuse, moitié frivole, et entièrement étrangère aux idées qui occupaient son esprit.

La présence de M. Ham…, et l'anxiété peinte dans ses yeux, dans son agitation muette, rappelaient seules à Ellénore l'importance de sa situation. Un simple mot d'elle pouvait changer l'inquiétude douloureuse en joie délirante. Mais ce mot, elle ne pouvait obtenir de sa bouche de l'articuler. Un regard presque tendre aurait produit le même effet, mais elle ne pouvait se résoudre à lever les yeux sur celui à qui elle allait consacrer le reste de sa vie. Son cœur loyal se refusait à ces ruses innocentes qui consistent à donner plus d'espérances qu'on n'en peut réaliser.

La contrainte qu'éprouvaient Ellénore et M. Ham… aurait jeté beaucoup de froid sur la conversation, si le prince de P… ne l'avait soutenue par un enjouement qui ne lui était pas ordinaire depuis que les événements l'avaient forcé à s'expatrier. Impatienté de voir Ellénore prendre si peu de pitié du malaise de M. Ham…, de paraître se plaire à prolonger une pénible incertitude, le prince disait en riant une foule de choses aventurées, dans l'idée que cette gaieté sans sujet apparent prouverait à M. Ham… qu'il n'avait pas à redouter une réponse contraire à ses vœux, car la politesse seule aurait suffi pour empêcher le prince de se montrer si joyeux de lui apporter une mauvaise nouvelle.

— Pour être de si bonne humeur, cher prince, dit M. Lally de Tollendal, il faut que vous ayez appris la délivrance de quelques-uns de nos pauvres amis, ne nous en gardez pas le secret, je vous en conjure.

— Hélas ! depuis la nouvelle de la sortie de Paris de la maréchale d'Aubeterre et de l'évasion miraculeuse de M. d'Herville, je n'en ai reçu que de fort inquiétantes, répondit le prince. Vous savez qu'après s'être sauvé de la prison de l'Abbaye, déguisé en mendiant, il a passé plusieurs nuits à Paris, caché dans des chantiers, frémissant à chaque voie de bois qu'on y venait chercher et qu'enfin, à la faveur d'un certificat de plusieurs années de services comme postillon chez un Anglais, il est parvenu à passer la frontière. Quand madame de Baleroy, sa belle-mère, l'a vu arriver, elle a pensé mourir de joie. J'apprends aussi que le vicomte de Ch… quitte les belles forêts de l'Amérique pour venir partager nos malheurs ; cela est digne de son noble caractère. Dès qu'il sera ici je vous le ferai connaître, et vous m'en remercierez, car c'est un jeune homme un peu rêveur, mais d'un esprit à la fois profond et brillant. Si jamais il lui prend fantaisie d'écrire, je crois qu'il obtiendra de grand succès. Sans compter qu'avec tout cela il a les plus beaux yeux du monde.

»Quant aux lettres de nos malheureux officiers, ajouta le prince de P…, elles ne sont pas consolantes. Le chevalier de Beausire nous écrit «qu'en partant d'En…, avec le duc de Bourbon, il avait 12 livres pour tout argent, qu'il était resté deux mois avec la même chemise, se mettant au lit pour la faire laver quand elle était trop sale. Il ajoute que la misère est au comble dans notre armée, les malades n'y ont pas de quoi se faire soigner, et la mauvaise nourriture donne la dyssenterie aux officiers comme aux soldats.»

»Certes, ce ne sont pas de semblables nouvelles qui me mettent en bonne humeur, continua le prince, mais plus on souffre du malheur de ses amis, plus on se réjouit de la félicité de celui que le ciel favorise, et j'ai dans ce moment l'espoir de voir un homme auquel je porte un grand intérêt, atteindre au sort le plus heureux.

Ces derniers mots furent accompagnés d'un air si fin, que tout le monde les comprit. Les regards se portèrent sur M. Ham…, dont l'amour était peu dissimulé, aussi chacun en observait-il les progrès. L'embarras qu'il éprouva de l'indiscrétion bienveillante du prince changea aussitôt les soupçons en certitude.

— Quoi ! vraiment ? dit le chevalier de Pa… en fixant ses yeux malins sur Ellénore. Eh bien, j'en serais charmé.

Mais elle, sans lui répondre, sonna pour faire servir le thé ; c'était une manière de prouver que ce sujet d'entretien l'importunait ; il n'en fut plus question.

Cependant, chacun garda l'idée que la confidence du prince avait dû faire naître. Le chevalier de Pa… en causait tout bas avec M. de Lally dans un coin du salon pendant qu'Ellénore prenait le thé avec les autres personnes qui se trouvaient là, lorsqu'on annonça lord Bor… et le colonel Saint-Léger.

Ces derniers arrivés, après avoir satisfait aux politesses dues à la maîtresse de la maison, voulurent savoir ce qui animait si vivement la conversation du chevalier et de son ami ; comme ils n'en faisaient pas mystère, le colonel s'écria:

— Un mariage !… En êtes-vous bien sûrs ?

— Autant qu'on peut l'être de ce qu'on voit, dit le chevalier ; à en croire le prince P…, les parties intéressées sont d'accord, il n'y a plus que la bénédiction à recevoir.

— La mienne leur manquera toujours, reprit le colonel ; condamner une si jolie personne à la chaîne conjugale, à la tyrannie jalouse d'un mari ; avec tant d'esprit, d'élévation dans le caractère, la réduire à l'état de bonne femme de ménage, ah ! cela crie vengeance, et il se trouvera, je l'espère, quelque bon génie qui l'arrachera à cette horrible destinée.

En parlant ainsi, le colonel se rapprocha de madame Mansley, espérant deviner à quelques mots d'elle ce qu'il devait penser du mariage que le chevalier disait si prochain ; mais l'attitude sévère que conservait Ellénore avec M. de Saint-Léger ne l'encourageait pas à lui parler d'événements aussi intimes ; et d'ailleurs, le désir d'éviter toute allusion, toute plaisanterie sur un acte dont l'importance la terrifiait, lui avait fait placer la conversation sur un autre sujet.

Cependant le colonel ne veut pas rester dans l'incertitude sur un fait qui ne le surprendrait pas seul. Il s'approche du prince de P…, et se décide à le questionner franchement à propos du futur mariage de madame Mansley.

— Qui vous a donné cette nouvelle ? demanda la prince.

— C'est le chevalier de Pa…, il m'a dit la tenir de vous.

— C'est une plaisanterie de sa part, reprend le prince, qui croit plus sage de ne point faire connaître ce mariage au prince de Galles avant qu'il ne soit accompli. Le chevalier aura interprété tout de travers un mot que j'ai dit au hasard, ajoute-t-il ; et voilà comme on fait des histoires à plaisir !

— Entre nous, j'avais peine à croire à tant d'aveuglement des deux parts, reprit le colonel en souriant. Elle est trop belle, et lui trop raisonnable pour faire chacun une si grande folie.

Le prince laissa le colonel dans cette assurance, et se retira de bonne heure en disant à voix basse à Ellénore :

— N'oubliez pas la lettre que j'attends demain.

XLIV

Tout se réunissait pour affermir Ellénore dans la résolution qu'elle avait prise, et qui lui semblait irrévocable ; pourtant elle passa la nuit entière à chercher comment elle pourrait refuser la main de M. Ham…, sans mériter d'être blâmée par ses amis, et plus tard par son fils.

Ce ne fut qu'après une longue hésitation qu'elle se mit à écrire cette réponse si désirée, qui allait la lier éternellement à un ami , et la fixer en Angleterre. Bien que la France fût désertée alors par tous ceux qui pouvaient la fuir, l'idée de ne plus y revenir était insupportable à Ellénore ; elle prévoyait la chute prochaine de l'atroce gouvernement qui terrifiait alors ce beau pays, et l'espoir de finir ses jours dans la retraite, quoique au milieu de Paris, était une douce pensée qu'elle n'abandonnait pas sans de vifs regrets.

— Mais à quoi bon ajouter à ses peines, se dit-elle, en relatant ainsi l'un après l'autre les sacrifices que le devoir m'impose ! l'intérêt de mon fils commande, obéissons.

Alors elle commença sa lettre à M. Ham…; elle avait déjà écrit tout ce que sa franchise et sa reconnaissance lui dictaient ; elle cherchait encore les mots les plus propres à adoucir l'aveu qu'elle se croyait obligée de lui faire, lorsqu'elle entendit un grand bruit dans son antichambre.

— On ne peut entrer, criait Germain, madame a défendu sa porte.

Et d'autres voix se mêlant aux cris de Germain, on ne distinguait plus aucun mot ; enfin la porte s'ébranle, le domestique fait de vains efforts pour empêcher qu'on ne l'ouvre, il est repoussé par une main vigoureuse jusqu'à l'autre bout de l'antichambre, et madame Mansley voit entrer le comte de Savernon.

La pâleur est sur son front, le délire dans ses yeux ; tremblant à la fois de crainte et de colère, il paraît dans tout le désordre d'un homme au désespoir.

A son aspect Ellénore reste interdite, elle n'a pas même la force de s'indigner contre l'audacieux qui viole ainsi son asile, tant l'apparition d'Albert dans ce moment décisif lui semble un obstacle envoyé par Dieu même, pour rompre le lien qu'elle va former.

M. de Savernon, en la voyant ainsi muette d'étonnement et respirant à peine, sent tout à coup s'apaiser la fureur qui l'avait porté à cet acte de violence, il tombe aux genoux d'Ellénore, et la regardant à travers ses larmes:

— Ah ! dites que ce n'est pas vrai, s'écria-t-il ; dites que jamais un autre… et la douleur l'empêchant de continuer, il cache sa tête entre ses mains, comme honteux de ne pouvoir surmonter son émotion.

— Il le faut… répond Ellénore, d'une voix à peine articulée, et sans faire parade d'un ressentiment qu'elle n'éprouvait pas. Car en pénétrant chez elle contre sa volonté, elle savait qu'Albert obéissait à un sentiment vrai, passionné ; et que le traiter avec dédain ou avec courroux, c'était risquer de le porter au délire.

— Non, rien ne peut vous y contraindre… dit-il avec véhémence, à moins que l'amour ne vous…

— L'amour ? interrompit Ellénore ; je ne peux plus en avoir pour personne.

— S'il est vrai, pourquoi vous marier ? pourquoi sacrifier votre liberté ? pourquoi me mettre au désespoir ?… Savez-vous jusqu'où la crainte de vous voir à un autre peut porter ma rage, le sais-je moi-même !… Depuis que le prince m'a parlé de ce mariage, je n'ai plus ma tête ; je sens que je mourrai avant qu'il ne s'accomplisse : oui… je ne reculerai devant aucun tort, aucun malheur, aucun crime pour l'empêcher…

— Est-il possible ! s'écria Ellénore, rendue au courage par la menace ; vous que je croyais noble, généreux, sensible ; vous que j'aurais imploré dans mes peines, comme un appui, un ami consolateur ; vous ne pensez qu'à mettre le comble à tous les maux qui m'accablent. Ma position dans le monde m'expose à d'injustes mépris, vous ne voulez pas que j'en sorte : l'amour le plus pur m'a perdue aux yeux du public, vous voulez qu'un amour coupable justifie les humiliations dont on m'abreuve, vous voulez m'enlever ma propre estime… Ah ! vous êtes le plus cruel de tous mes ennemis…

— Je ne veux rien que votre pitié, Ellénore ! Ah ! ne me refusez pas ! Songez que dans l'état où me plonge l'idée de ce mariage, vous seule pouvez diriger mes actions ; que l'accent de votre voix est le seul qui parvienne à mon cœur ; que vous êtes ma folie, ma raison, et que vous seule porterez le remords de ce que je puis tenter dans l'excès de ma douleur.

— Oh ! mon Dieu ! que faire ? disait Ellénore vivement émue ; quels conseils dois-je écouter ?…

— Ceux de votre cœur. Il est impossible qu'il ne soit pas touché de mon supplice, qu'il ne soit pas effrayé de ma démence. Ah ! par grâce, épargnez-nous à tous trois des malheurs irréparables.

— Mais par quels moyens ? J'ai donné ma parole au prince, j'ai juré sur la tête de mon fils de me sacrifier à son bonheur… Je me suis enchaînée… je ne saurais…

— Ah ! dites un mot, hésitez seulement ; et cent obstacles vont naître contre ce fatal projet ; des événements imprévus vont vous relever de vos serments, il n'est rien que je ne puisse tenter pour vous affranchir.

— Gardez-vous-en bien, interrompit Ellénore indignée ; si l'on peut soupçonner que vous êtes la cause de cette rupture, si vous osez provoquer M. Ham… je ne vous revois de ma vie.

— Ah ! vous l'aimez ! s'écrie Albert anéanti. Je n'ai plus d'espoir…

— Cette lettre vous apprendra si je cédais à d'autre sentiment qu'à l'amour maternel. En l'écrivant j'étais loin de vous attendre ; lisez, ajouta Ellénore en présentant à M. de Savernon la lettre commencée où elle exprimait à M. Ham… le regret qu'elle éprouvait de ne pouvoir répondre à son amour que par l'amitié.

A peine Albert a-t-il jeté les yeux sur ce papier que, rendu à la vie par l'espérance, il jure de se soumettre à tout ce qu'exigera Ellénore, pourvu qu'elle ne le condamne pas à la voir au pouvoir d'un autre. Il lui peint avec une éloquence si persuasive le désir féroce qui s'empare de lui à cette seule idée, son impuissance à combattre les affreux projets que lui dictent le désespoir, la vengeance, qu'effrayée des malheurs qui doivent en résulter, Ellénore promet d'ajourner sa réponse à M. Ham…

Pour prix de cette concession, elle exige que M. de Savernon ne reste pas à Londres ; sinon, elle s'en éloignera elle-même, et Albert aura de plus à se reprocher de l'avoir privée de la présence et des consolations de ses amis.

— Qu'exigez-vous, grand Dieu ! s'écria-t-il, vous ignorez donc ce que le besoin de vous voir peut me faire faire ? J'ai été ingrat, impitoyable pour celle dont l'amour sans bornes aurait dû m'enchaîner. Je me suis fait un droit de l'abandonner en lui avouant sans pitié l'amour qui me dévore, cet amour si différent de la pâle reconnaissance qui m'attachait à elle. Enfin le besoin de vous revoir m'a rendu méchant, barbare ; j'ai tout bravé pour n'être qu'à vous, pour vivre de l'air que vous respirez et vous m'ordonnez de partir !

— Elle a bien raison ! dit le prince en entrant ; j'avais prévu que la folie d'Albert l'amènerait ici, et j'arrive pour vous soutenir dans la résolution que vous avez prise et qu'il veut vous faire abandonner, ajouta le prince en s'adressant à Ellénore. J'ai beaucoup d'amitié pour lui, je le crois très-sincère dans son sentiment pour vous ; mais il n'est pas libre…

— Les lois nouvelles vont rompre tous mes liens, interrompit Albert.

— Votre fils a besoin d'un protecteur, madame.

— Je jure de lui servir de père jusqu'au moment où il me sera permis de l'adopter…

— Ce moment n'arrivera pas, reprit le prince d'un ton impérieux, car vous savez, Albert, que le caractère et les principes de madame de Savernon ne lui permettront jamais de consentir à un divorce, et je vous connais trop pour vous croire capable de calomnier sa réputation de sainte, en l'accusant devant un tribunal. D'ailleurs exilés, chacun de votre côté, ayant tous vos biens sous le séquestre, vous ne pouvez réclamer aucune autorité française sans vous exposer à porter tous deux votre tête sur l'échafaud. Soumettez-vous donc, comme nous tous, à votre cruel sort ; et n'entraînez pas dans votre malheur cette chère Ellénore à qui le ciel doit tant de réparations. N'empêchez pas l'honnête homme qui a su découvrir ce qu'elle mérite à travers les infâmes calomnies dont on l'accable, de la rendre à la société, aux douceurs de la famille, à la considération qui lui est due. Songez que l'honneur vous défend de l'arracher à une existence que vous ne pouvez lui donner, et que c'est vous mettre au niveau de celui qui l'a indignement trompée pour satisfaire sa passion que de la contraindre à un aussi grand sacrifice.

— C'est juste… dit Albert d'une voix étouffée… que suis-je… en comparaison… de son repos… de tous les biens qu'on lui offre… Qu'importe que je succombe… à mon…

Et les larmes l'empêchèrent d'achever.

Ellénore, plus touchée de l'accablement où elle voit Albert qu'elle ne l'avait été de l'éclat de son désespoir, s'empresse de demander au prince quelques jours encore avant de faire parvenir sa réponse à M. Ham…

— Il ne saurait s'étonner de me voir longtemps réfléchir avant de prendre une décision aussi importante, ajouta-t-elle, et je croirais manquer à l'honneur, à la délicatesse, en ne méditant pas avec conscience sur tous les devoirs que ce grand acte m'impose.

— A quoi bon ces délais, ces prétextes ?… C'est sa peine qui vous afflige, dit le prince en montrant Albert… En sera-t-elle moins vive dans quelques jours ; lorsque l'habitude de vous revoir, de vous entendre, lui ôtera le peu de raison qui lui reste ? Non, il faut trancher net les difficultés que rien ne peut aplanir. Je vais de ce pas chez Ham…, lui dire que vous consentez à l'épouser.

En cet instant, il sortit une exclamation si déchirante du sein d'Albert, qu'Ellénore en tressaillit.

— Ah ! je vous en conjure, dit-elle au prince d'un ton suppliant, ne me liez par aucune parole irrévocable !

— Quelle misérable considération peut vous faire hésiter ?

— Je ne sais,… mais je crains de ne pouvoir faire le bonheur de M. Ham… Sa générosité envers moi exige que je lui consacre non-seulement toutes mes actions, mais encore toutes mes pensées…

— Eh bien, qui vous en empêche ? n'êtes-vous pas touchée de son amour, de ce qu'il lui fait faire pour vous et pour votre fils ?

— Ah ! je ne l'oublierai de ma vie. Mais plus je lui dois, plus je serais coupable de ne pas le rendre heureux.

— Quel étrange scrupule ! N'avez-vous pas tous les dons qu'on recherche dans une femme ? N'avez-vous pas cette loyauté de caractère qui doit faire la sécurité de celui qui vous aime ? Enfin, n'avez-vous pas le cœur libre ?…

— En vérité… je n'en sais rien, répond Ellénore, tremblante et confuse.

A ces mots, Albert se précipite aux pieds d'Ellénore, il les couvre de baisers ; puis, se relevant aussitôt, les yeux brillants de larmes de joie :

— Je sais à quoi ce mot divin m'engage, s'écrie-t-il… Adieu, je pars l'âme pénétrée de reconnaissance. Vous ne me reverrez qu'affranchi de tous liens, que digne enfin de posséder Ellénore.

Puis Albert sortit sans vouloir écouter la voix qui le rappelait.

— Arrêtez-le, criait Ellénore, il va se perdre, il va rentrer en France… pour y faire prononcer son divorce… et l'échafaud est là qui l'attend.

— Rassurez-vous, répondit le prince en jetant sur Ellénore un regard de pitié, on ne veut plus mourir quand on se croit aimé !

Et il la laissa en proie à une agitation dont elle avait peine à s'expliquer la cause. Était-ce la pitié, était-ce un sentiment plus tendre qui l'avait émue à l'aspect du désespoir d'Albert ? Voilà ce que, dans la bonne foi de son âme, elle ne put résoudre.

XLV

Ellénore ne s'était pas trompée sur le projet de M. de Savernon. Le prince de P… eut beaucoup de peine à l'en détourner. Il alléguait la nécessité de chercher à sauver sa fortune et celle de toute sa famille des mains des républicains ; mais le prince lui montra une liste des émigrés, nouvellement publiée à Paris. Il lui fit voir que ses noms et prénoms y étaient tracés en toutes lettres, qu'il y avait peine de mort pour tout émigré qui tenterait de rentrer en France, et qu'il fallait autant prendre un pistolet et se brûler la cervelle, que d'aller se livrer ainsi au couperet de la guillotine. Albert, convaincu de cette vérité, avait renoncé à son projet insensé.

Cependant, il devenait chaque jour plus difficile d'expliquer le retard que mettait madame Mansley à répondre à la proposition de M. Ham…, et on commençait à parler de M. de Savernon à propos des raisons qui empêchaient Ellénore de faire un aussi bon mariage.

Elle avait bien fait promettre à Albert d'aller se fixer à Édimbourg, à cette seule condition, elle s'était engagée à ne pas épouser M. Ham… Mais Albert trouvait sans cesse de nouveaux prétextes pour retarder son départ de Londres, et madame Mansley, perdant l'espoir de le voir tenir sa parole, consulta le prince de P… sur le parti qu'elle devait prendre.

— Vous aurez beau prier, menacer, répondit le prince, il vous promettra toujours d'obéir, et n'aura jamais la force de s'éloigner de vous. N'avait-il pas cent raisons de rester en Allemagne, auprès de la princesse ? Eh ! il n'a pu tenir au désir de vous rejoindre.

— Cependant j'attendais son départ pour instruire M. Ham… de ma résolution.

— C'était fort prudemment agir, car on ne sait pas ce que peut amener entre eux deux cet étrange refus. Mais, je vous le répète, Albert n'aura pas le courage de vous fuir.

— Pourtant il m'a juré de…

— Ah ! vraiment ! on viole des serments bien plus sacrés ! et l'on n'a pas toujours la passion pour excuse. Que pouvez-vous attendre d'un insensé ? Je l'ai vainement prêché à Bruxelles pour la même folie ; je n'aurais pas plus de succès ici.

— C'est à moi de fuir encore ! s'écrie madame Mansley en pleurant, je ne pourrai donc jamais goûter un instant de repos ?

— Tant que vous serez jeune et jolie, ces malheurs-là vous poursuivront, ma pauvre amie ; mais quel que soit le lieu de votre retraite, Albert le découvrira, il viendra vous y surprendre.

— Non, dit Ellénore avec une expression sinistre, je le choisirai tel, que j'y serai à l'abri de sa présence.

— Songez que vous devez quelque pitié à l'excès de sa passion.

— Ah ! le ciel sait que si l'honneur me permettait d'y répondre, je ne le fuirais pas, mais puisqu'il existe entre nous un obstacle invincible il faut nous séparer. Aidez-moi à tenir cette sage résolution, cher prince ; éclairez votre ami sur les chagrins, les nouvelles calomnies que doit m'attirer son amour. Démontrez-lui qu'il achève de me perdre ; et peut-être, ému de pitié pour des maux si peu mérités, il craindra de les accroître, il me laissera chercher le repos dans l'absence.

Le prince de P…, désolé de voir Ellénore sans cesse réduite à fuir pour se soustraire à de nouveaux malheurs, la prie d'attendre avant de prendre un parti violent, qu'il ait tenté un nouvel effort sur Albert, pour le déterminer à accomplir sa promesse.

A peine le prince est-il sorti, qu'Ellénore s'empresse de s'ôter à elle-même tout moyen de faire échouer le projet qu'elle médite. Elle écrit au ci-devant abbé Sièyes pour réclamer sa protection, comme membre de la convention nationale, et pour le prier de lui adresser, poste restante, à Boulogne, un laisser-passer qui lui permette d'entrer en France et jusqu'à Paris.

Cette ressource de fuir, la seule qui fût à la possession d'Ellénore, on trouvera peut-être qu'elle y a trop souvent recours. Certes, dans un roman où l'on a le choix des moyens, on se garderait bien de revenir au même pour sauver son héroïne ; mais, dans la vie réelle, les mêmes dangers ramènent les mêmes actions. D'ailleurs, la fuite est l'unique bouclier des femmes contre les attaques de l'amour, et celles qui ont un sincère désir d'échapper au déshonneur n'ont pas d'autre refuge.

Après une semaine d'attente, Ellénore vit arriver chez elle M. Ham… avec un billet tout ouvert, où se trouvait ce peu de mots:

«M. Ham… est prié de faire savoir à la citoyenne Mansley, que son laisser-passer l'attend à Boulogne, chez le maire de la ville.

— Expliquez-moi ce que veut dire ce billet sans signature, demande M. Ham…; auriez-vous le dessein de rentrer en France ?

— Je voulais le laisser ignorer, répond Ellénore, mais vous tromper m'est impossible.

— Quoi ! lorsque la terreur est à son comble, lorsque chaque jour voit tomber la tête d'un de vos amis, vous allez vous offrir volontairement aux poignards des jacobins, et cela quand vous avez ici un asile où les bourreaux de la France ne peuvent vous atteindre… où l'on vous offre, sinon le bonheur, au moins le repos, où la protection la plus sainte vous est assurée.

— Ah ! ma vie entière ne suffirait pas à m'acquitter de tant de bienfaits, s'écrie Ellénore, et je ne puis m'en rendre digne qu'en les refusant ; mais telle est la fatalité attachée à mon sort, que je ne saurais accepter votre main, ni celle d'un autre ; qu'il n'est aucun moyen de me soustraire à l'existence affreuse à laquelle la trahison me condamne. C'est un arrêt du ciel: tout injuste qu'il soit, il doit s'accomplir, mais si votre bonté généreuse ne peut rien contre mon malheur, j'attends tout d'elle pour le bonheur de mon fils. Oui, vous le protégerez, vous m'aiderez à en faire un homme honnête, distingué, et je vous devrai la seule consolation que je puisse goûter sur cette terre maudite. Jurez-moi de l'aimer, et de lui servir de guide…

— Hélas ! il ne tenait qu'à vous que je ne fisse encore plus pour lui, dit M. Ham… avec l'accent d'une douleur profonde ; mais je respecte votre volonté ; peut-être le temps vous éclairera-t-il sur les vrais sentiments que vous inspirez, ajouta-t-il en faisant allusion à un autre amour ; alors vous ferez la différence d'une exaltation passagère à un attachement constant, dévoué, et peut-être aussi votre cœur éprouvera-t-il le besoin de le récompenser. D'ici là disposez de moi comme si vous aviez daigné accepter ma fortune et ma vie. Ah ! vous me devez bien cette compensation pour le chagrin que vous me faites.

Et M. Ham… détourna la tête, honteux de ne pouvoir surmonter l'émotion qui remplissait ses yeux de larmes.

Ellénore, touchée d'une résignation si noble, y répondit par tout ce que peut dicter l'amitié la plus tendre. Elle parla avec tant de chaleur à M. Ham… de sa résolution d'éviter la présence de M. de Savernon, pour faire taire les méchants bruits qui circulaient déjà sur Albert et sur elle, qu'elle amena presque M. Ham… à approuver son départ pour la France. Elle prétendit n'avoir rien à craindre des chefs terroristes, étant sous la protection du conventionnel qui avait le plus de crédit sur eux ; et M. Ham…, sans s'avouer le sentiment qui le dominait, et qui le faisait préférer voir Ellénore exposée à la froide férocité de Robespierre, plutôt qu'à la brûlante séduction d'Albert, finit par lui promettre de favoriser de tous ses moyens le projet qu'elle avait de partir clandestinement avec le petit Frédérik et sa bonne.

— S'il m'arrive malheur, ajoute Ellénore, je vous lègue mon fils, et je mourrai dans la ferme assurance que vous lui servirez de père ; me le promettez-vous ?

— Je le jure sur l'honneur.

— Eh bien, je n'hésite plus, dit Ellénore en serrant la main de M. Ham…; mais ce moment est peut-être le dernier qui nous rassemblera. Ah ! que je l'emploie du moins à vous répéter tout ce que la reconnaissance la plus…

— Soyez heureuse, interrompit M. Ham…, que je devienne votre ami le plus cher, le seul auquel vous aurez jamais recours dans vos malheurs, le tuteur, le guide de votre enfant, et vous serez quitte envers moi.

Huit jours après cet entretien, Ellénore, partie secrètement de Londres sur un bâtiment américain, débarquait à Boulogne. A peine avait-elle le pied sur la rive que les gardes du port l'arrêtèrent et la conduisirent à la mairie avec le petit Frédérik et sa bonne.

Arrivée devant le maire, Ellénore réclama son laisser-passer ; il l'avait, en effet, reçu la veille de la part d'un membre du comité de salut public. Le signalement porté dessus se trouvait parfaitement exact, et cette haute protection attira à madame Mansley de grands égards de la part du maire, et la bienveillance des gardes nationales et des sans-culottes qui l'avaient escortée jusqu'à la mairie. Son portefeuille n'en fut pas moins visité ; mais comme il ne contenait qu'une traite sur le citoyen Perregaux, on le lui rendit aussitôt en apostillant son passe-port, et rien n'entrava plus sa marche jusqu'à Paris.

Là, son premier soin fut d'aller remercier M. Sièyes de la protection qu'elle lui devait.

— Que venez-vous faire ici ? dit-il avec effroi ; vous ignorez donc ce qui s'y passe ?

— Non, répondit-elle, mais mourir ici ou ailleurs, peu m'importe. Je viens implorer votre appui et vos conseils pour obtenir la rentrée en France d'une famille qui ne peut vivre plus longtemps dans l'exil. Dites, que dois-je faire ?

— Rien.

— Mais si vous saviez à quelle misérable existence elle est réduite.

— Cela vaut mieux que la mort.

— Quoi ! il n'est donc plus d'espérance de voir finir cet affreux…

— Taisez-vous et attendez, reprit le conventionnel à voix basse, en regardant de tous côtés si quelque porte mal fermée ne l'exposait à être entendu de la chambre voisine. Ceci ne peut durer. Je vais vous donner une lettre de recommandation près d'une femme de mes amies dont les conseils vous seront utiles. D'abord elle vous servira de caution, dans le cas où l'on vous traiterait de suspecte. Puis, elle vous mettra en rapport avec quelques hommes en crédit auprès de nos autorités. Mais ne me citez pas, je vous en conjure. Excepté à madame Talma ; ne dites à personne que vous me connaissez. J'ai le plus grand intérêt à me faire oublier en ce moment: et il faut tout celui que je vous porte pour m'avoir fait solliciter votre passe-port dans cet instant de troubles.

Ellénore, surprise de la terreur empreinte sur le visage et dans les discours de l'ex-abbé, lui promit d'agir avec toute la prudence et la discrétion possibles. Elle prit la lettre qu'il avait écrite en sa faveur à madame Talma.

Ellénore s'empressa de se présenter chez cette femme dont on vantait l'esprit, à qui ses idées libérales donnaient le droit de plaider vivement la cause des victimes de la Révolution et de leur rendre d'éminents services.

Madame Talma accueillit Ellénore avec sa grâce accoutumée ; elle l'avait souvent entendu louer par le vicomte S…; elle savait par quels événements romanesques elle avait débuté dans la vie, et elle se félicita de pouvoir aider le sort à réparer ses injustices envers une si charmante personne.

Madame Mansley trouva la femme du célèbre tragédien dans cette jolie petite maison de la rue Chantereine, devenue depuis le palais de la gloire du plus grand capitaine de notre siècle. Tout dans cette jolie retraite trahissait les goûts simples et élégants de la maîtresse de la maison.

— C'est ici, lui dit Ellénore, que se réunissent tous les jours l'élite des gens supérieurs qu'a épargnés la faux de la Terreur ; c'est ici qu'ils viennent rendre hommage au talent et à l'esprit.

— Vous leur faites ainsi qu'à moi trop d'honneur, répondit madame Talma ; ils viennent tout bonnement s'amuser réciproquement de leur conversation spirituelle, et ils ne souffrent point que nulle querelle politique, nulle critique jalouse, trouble la paix, la gaieté qui règnent dans ce salon. Une seule fois il a été profané par la présence du plus féroce des jacobins: Marat, qui se croyait le droit d'entrer partout, là même où il était inconnu ayant appris que l'abbé Sièyes était chez moi, vint apporter un message au député ; il ne resta que cinq minutes, après lesquelles un artiste, qui se trouvait là, mit la pelle au feu et brûla des parfums pour purifier l'air qu'avait souillé ce monstre. Sans Charlotte Corday, ajouta madame Talma, cette petite plaisanterie nous aurait envoyés tous à l'échafaud, mais le secret s'en est gardé avec la religion de la peur.

— Hélas ! cette peur trop légitime doit paralyser jusqu'à votre obligeance, madame, reprit Ellénore, et c'est être plus qu'indiscrète que d'oser la réclamer en ce moment.

— Ne croyez pas cela ; c'est me faire un vrai plaisir à moi et à ces farouches républicains que de leur donner une occasion de manquer à leurs grands principes. La plupart ne font les impitoyables que pour mieux cacher leur désir de réparer les maux qu'ils ont causés, et c'est à nous autres femmes qu'il appartient de leur prouver qu'en nous accordant tout ce que nous voulons, ils n'en restent pas moins incorruptibles.

L'expérience vint bientôt confirmer ce que madame Talma disait avec tant d'esprit et de raison.

Dès que la chute de Robespierre permit de tenter quelques démarches en faveur des émigrés, madame Talma intéressa si bien les citoyens Chénier, Garat, Daunou et autres au succès des pétitions qu'Ellénore confiait à leur crédit, que dans l'espace de six mois elle obtint la radiation de tous les membres de la famille de Savernon, et un peu plus tard la levée du séquestre qui faisait rentrer Albert et les siens en possession d'une partie de leurs biens.

On concevra sans peine qu'un semblable service dut enchaîner madame Mansley à madame Talma par tous les liens de la reconnaissance, et que l'amour de M. de Savernon s'augmenta encore de tout ce qu'il devait au dévouement d'Ellénore. Cet amour dont la constance allait triompher des plus courageuses résolutions, de la plus sincère résistance, ramena bientôt M. de Savernon à Paris.

Madame Talma voulut connaître cet homme pour lequel elle avait, disait-elle en riant, tant intrigué auprès des puissances républicaines. Ellénore le lui présenta ; madame Talma le trouva beau, aimable, fort amoureux, et pourtant elle se dit que ces dons précieux ne suffisaient pas pour captiver l'âme forte et poétique de madame Mansley.

— Elle se laisse aimer, pensait-elle, entraînée par un sentiment généreux, elle a cru devoir s'immoler à ce qu'elle inspire. Elle s'imagine être récompensée par le bonheur qu'elle donné ; pourvu que cette illusion dure autant que sa vie, pourvu qu'elle ne rencontre jamais celui qui la lui ferait perdre !

En ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et l'on vit entrer le célèbre Adolphe de Rheinfeld.

I

En cédant aux nombreuses sollicitations des lecteurs, curieux de savoir la fin de l'histoire d'Ellénore, de cette vie commencée sous l'influence de tant d'événements romanesques, de tant de sentiments passionnés, je ne me dissimule pas l'impossibilité d'en soutenir l'intérêt. Comment le récit des sensations d'un cœur déjà flétri par de longues souffrances, des rêves d'une imagination tant de fois déçue aurait-il l'attrait de la peinture exacte des tourments d'un cœur naïf, ignorant du mal, dupe par la loyauté, victime par innocence ?

Non, les conséquences d'une fausse position dans le monde sont trop prévues pour avoir le piquant des faits qui l'ont amenée ; mais, peut-être le tableau de la société de cette époque, dont nulle autre ne saurait donner l'idée, sera-t-il assez attachant pour faire supporter la simplicité du sujet.

Assez d'historiens plus ou moins vrais, plus ou moins éloquents, se sont chargés de transmettre à la postérité les grands événements de ce règne de gloire. Je me borne à constater l'effet qu'ils produisaient sur les différents salons de Paris, que le deuil de la noblesse, la misère des anciens riches, la persécution de toutes les célébrités passés et présentes n'empêchaient pas d'exercer cette influence toute spirituelle qui a été si longtemps une puissance dans notre pays.

Madame de Staël a donné, dans ses Considérations sur la révolution française , une esquisse de la société de Paris, telle qu'elle était lorsque «la vigueur de la liberté se réunissait, ainsi qu'elle le dit, à toute la grâce de la politesse chez les personnes,» et que les hommes du tiers état, distingués par leurs lumières et leurs talents, se joignaient à ces gentilshommes plus fiers de leur propre mérite que de leurs anciens priviléges, dans le temps où les plus hautes questions que l'ordre social ait jamais fait naître étaient traitées par les hommes les plus capables de les entendre et de les discuter ; mais à cette époque, où sauf la disposition des esprits, tout était encore à sa place ; où l'on discutait sur les différents partis de l'Assemblée constituante avec la même chaleur qui animait l'année d'avant les disputes entre les voltairiens et les séides du citoyen de Genève, la conversation avait conservé cette élégance aristocratique, cette ironie implacable dont la terreur de l'échafaud, ou le pouvoir d'un gouvernement tout militaire, devaient seuls triompher.

Alors, les vainqueurs et les vaincus, se faisant une guerre loyale sans se douter qu'en suivant des routes différentes ils marchaient vers le même précipice, causaient ensemble avec l'espoir commun de se ramener réciproquement à leur opinion. Sorte d'illusion qui maintient l'urbanité dans les discussions et ne leur permet pas d'arriver à ce point d'éloquence où la vérité l'emporte sur l'intérêt personnel.

Depuis la chute du règne de la guillotine, le bourreau et la victime, se rencontrant sans cesse dans le même salon, forcés, par des considérations impérieuses, de se supporter, de se parler même, ils devaient nécessairement se créer un nouveau langage, de manières qui, sans manifester le juste ressentiment des uns et la haine des autres, ôtaient toute idée de conciliation, et donnaient à leurs discours la rudesse de l'indépendance et à leurs plaisanteries l'amertume de la satire.

Là devait se perdre ce désir mutuel de se plaire qui engageait autrefois le causeur à prodiguer toutes les richesses de son esprit pour le seul bonheur d'être écouté ; là devait expirer cette bienveillance intéressée qui encourage et double les facultés en tous genres.

Là devait finir ce marivaudage galant qui avait longtemps suffi aux amours de salon ; là devait s'évanouir cette gaieté sans sujet qui faisait l'envie des loustics allemands et de l' humour anglaise.

La gravité politique, la mélancolie shakspearienne s'emparèrent des jeunes esprits, et il en résulta une opposition entre les nouveaux goûts, les nouvelles mœurs et l'ancien caractère des Français, qui a duré assez longtemps pour mériter d'être constatée, et qui peut servir de transition à la peinture de nos mœurs présentes, si dramatiquement retracées par nos grands romanciers modernes.

Nous avons laissé Ellénore chez madame Talma au moment où Adolphe de Rheinfeld venait d'y entrer.

Il avait quitté une petite cour d'Allemagne où sa famille s'était réfugiée lors des persécutions religieuses, pour visiter la France dont la révolution l'intéressait ; mais bientôt, retenu par la difficulté de franchir les frontières, sous peine d'être arrêté comme émigré, par le désir de constater ses droits de citoyen français, et plus encore par l'attrait de la société spirituelle qui l'avait accueilli, il s'était décidé à vivre à Paris ; c'était la vraie patrie de son esprit, dont la finesse, l'ironie, la profondeur, la gaieté, n'auraient obtenu autant de succès dans aucun autre pays.

— Comment trouvez-vous mon cher Adolphe, dit à voix basse madame Talma en se penchant vers Ellénore, pendant que M. de Rheinfeld répondait à MM. Riouffe et à Chénier, qui étaient assis de l'autre côté de la cheminée.

— Mais je n'ose trop vous l'avouer, répondit Ellénore ; il est, je crois, un des amis que vous préférez !…

— Oh ! vous pouvez dire le plus cher… car il est si aimable !…

— Alors, je suis forcé de le trouver charmant, reprit en souriant Ellénore.

— Non, vraiment, je ne suis pas si exigeante, et d'ailleurs je sais l'effet qu'Adolphe produit à la première vue, sa grande taille un peu dégingandée, sa figure pâle, ses cheveux d'étudiant de Gottingen, ses bésicles et son air moqueur le font prendre tout d'abord en exécration. J'ai éprouvé cela comme vous ; mais comme moi aussi, vous subirez l'influence de son esprit, de sa grâce irrésistible, et vous le trouverez ravissant en dépit de tout ce qu'il a de désagréable.

— Savez-vous bien que vous en faites un homme fort dangereux ; car on ne peut aimer qu'avec passion celui qui déplaît ?

— Aussi l'aime-t-on passionnément. Demandez à madame de Seldorf ?

— Quoi ! cette femme entourée de tant d'adorations ? à qui sa célébrité tient lieu de beauté ? Cette femme dont m'a tant parlé le comte de Narbonne, et qui le rendait amoureux fou, elle le délaisserait pour ce monsieur-là?… C'est difficile à croire.

— Cela est vrai pourtant ; mais je comprends votre étonnement ; nous sommes, nous autres Françaises, les seules femmes du monde chez qui l'amour s'introduit par les oreilles plutôt que par les yeux. En Angleterre, l'homme le plus spirituel qui n'est pas tiré à quatre épingles, s'il n'a pas avant tout la tenue d'un gentleman, n'a aucune chance de plaire. En Espagne, pour être aimé, il faut être noble. En Italie, il faut être beau. En Allemagne, il faut être riche. En France seulement, il faut avoir de l'esprit ; mon cher Adolphe en est la preuve.

— Je regrette moins de n'être point Française, car mon culte pour l'esprit ne saurait aller si loin.

En ce moment Chénier interrompit sa conversation pour demander à madame Talma si elle ne consentirait pas à venir le lendemain soir à la reprise de Charles IX .

— Pour applaudir mon infidèle ? En vérité, c'est me supposer trop d'héroïsme, répondit-elle.

— Est-ce qu'une femme de votre supériorité prend garde à ces choses-là? N'êtes-vous pas ce que Talma honore le plus ?

— Je le crois, mais pour me contenter de son estime, il aurait fallu ne pas avoir eu mieux, et quand je le vois sublime et accablé sous le poids des applaudissements que son talent excite, je rentre chez moi fort triste. C'est une faiblesse qui va très-mal, j'en conviens, avec ce caractère de Romaine qu'il vous plaît de m'accorder ; mais les Romaines aussi étaient jalouses.

— Quand la rivale en valait la peine, dit Riouffe, en pensant flatter madame Talma, par cette réflexion dédaigneuse.

— Elles en valent toujours la peine, reprit celle-ci ; qu'importe leurs qualités, leurs agréments, elles les ont tous, puisqu'elles sont préférées. Au reste, je suis juste, et comme je veux que madame Mansley ne prenne pas de moi une idée ridicule, je vous dirai qu'en épousant un homme beau, célèbre, et beaucoup plus jeune que moi, je ne me suis pas fait d'illusion sur le sort qui m'attendait, mais j'espérais qu'il s'accomplirait moins vite, et que je le supporterais plus courageusement ; il en est de l'infidélité comme de la mort: plus on la prévoit, plus elle est cruelle.

M. de Rheinfeld, touché du sentiment douloureux qu'exprimait alors le visage de madame Talma, s'empressa de ramener la conversation sur les intérêts politiques.

L'arrivée de la marquise de Condorcet n'en changea pas le sujet. Elle mêla son avis aux questions les plus graves, et fut écoutée par Ellénore avec toute l'attention qu'on prête aux personnes célèbres.

Madame de Condorcet l'était à plus d'un titre. Sa beauté, plus sévère qu'attrayante, l'avait fait surnommer par Chénier la Junon des philosophes ; et le talent de son mari, les opinions républicaines dont il avait péri victime, le noble courage qui l'avait porté à se livrer aux terroristes plutôt que d'exposer à leur fureur la personne qui lui avait donné asile, rejetait sur sa veuve un extrême intérêt.

Les malheurs historiques qui ont eu un grand retentissement dans la société restent souvent plus vifs dans la mémoire des indifférents que dans celle des familles qui les ont longtemps pleurés. Cela est facile à expliquer. Il faut mourir ou se distraire momentanément de ses regrets, lorsqu'ils sont de nature à dévorer la vie. Leur part est encore assez grande dans la solitude des jours et dans l'insomnie des nuits. On ne les porte dans le monde qu'à la condition de ne les pas montrer. Mais l'indifférent aux yeux duquel vous n'avez de prix que par votre désespoir, ne vous pardonne pas de l'avoir laissé amortir par le temps, et vous fait un crime de vos efforts à le lui cacher.

Ellénore commit cette injustice, et tout au souvenir du séjour de M. de Condorcet dans les carrières, où il avait souffert la faim ; de ce petit livre latin qui avait été le délateur du marquis, de son courage à se laisser mourir d'inanition pour se soustraire à l'échafaud ; Ellénore s'étonnait que sa veuve pût parler d'autre chose.

Cependant la belle Sophie de Condorcet avait un air imposant qui allait fort bien à son nom et à ses malheurs. Son sérieux lui tenait lieu de tristesse ; et ses amis seuls savaient que sa gravité n'était pas invincible.

— Puisque vous venez ici en solliciteuse, dit à part madame Talma à Ellénore, il faut vous résigner à être un peu coquette, c'est l'unique moyen d'attendrir nos farouches républicains. Chénier, par exemple, vous saurait gré d'un petit mot sur sa dernière tragédie.

— Sur Timoléon , répondit Ellénore, je croyais que c'était lui rendre service que de n'en rien dire.

— Il ne tient pas à ces sortes de délicatesse, reprit en souriant madame Talma. Vantez-le, n'importe comment. C'est l'homme du monde le plus sensible à l'éloge, surtout lorsqu'il sort d'une jolie bouche.

— Je ne saurais ; il a l'air trop dédaigneux.

— Ah ! si vous en êtes encore à croire aux airs, vous ne parviendrez à rien de ce que vous voulez. Apprenez donc, ma chère enfant, qu'on se donne toujours l'air du caractère le plus opposé au sien ; par exemple, Chénier, qui affecte des principes antimonarchiques, et nous écrit des odes spartiates, est marquis dans l'âme ; il fait faire antichambre chez lui aux sans-culottes , comme les courtisans faisaient antichambre chez le prince de Rohan. C'est toujours les mêmes souplesses d'une part, les mêmes airs protecteurs de l'autre. Les révolutions déplacent les choses et les gens, mais ne les changent pas de nature. Chénier est né aristocrate ; la peur des cachots et de la guillotine l'a fait républicain. N'allez pas en rien conclure contre sa bravoure. Il a prouvé, dans plus d'une circonstance, qu'il savait porter l'épée d'un gentilhomme ; mais on en a vu d'aussi braves que lui fléchir devant l'échafaud : il n'y a que nous autres femmes qui n'y prenions pas garde. C'est qu'il menaçait d'ordinaire ceux que nous aimions plus que la vie. Vous êtes là pour le prouver, car le moment de votre arrivée ici fut bien mal choisi ; mais votre courage a été récompensé : ne vous en faites pas un droit pour commettre la moindre imprudence. La chute de Robespierre n'a pas entraîné celle de tous ses amis, et ce qu'il en reste est sans pitié pour les partisans de l'ancien régime. On sait que vous en recevez plusieurs. Eh bien, dans leur intérêt même, faites-vous des amis parmi les nôtres. Il y en a de dignes d'une préférence.

— Je n'en doute pas, reprit Ellénore, puisqu'ils sont honorés de la vôtre ; mais vous me permettrez, madame, de m'en tenir à votre protection.

En disant ces mots, Ellénore se retira.

II

— Quelle ravissante personne ! s'écrièrent à la fois M. Riouffe et Maillat Garat dès que madame Mansley eut quitté le salon. Elle est Irlandaise, dites-vous ? mais elle parle français sans le moindre accent, et avec une délicatesse d'expression ordinairement impossible aux étrangers.

— C'est qu'elle a été élevée en France, répondit madame Talma.

— Ah ! racontez-nous son histoire, dit Riouffe. Si jeune qu'elle soit, elle a déjà dû faire des passions.

— Sans compter la vôtre, car vous me paraissez décidé à l'adorer, interrompit Chénier.

— Ma foi, si j'étais plus aimable, je tenterais sa conquête.

— Tentez toujours ; les femmes ont des caprices si bizarres.

— Non, Riouffe n'a pas de chances, dit Garat: sa conversation est trop légère. La pruderie de madame Mansley s'en effaroucherait trop vite.

— Elle est prude ? dit Chénier. J'aurai dû le deviner. Elle doit être fière aussi. Son rang l'y oblige, ajouta-t-il d'un ton moqueur. Mais tout cela n'empêche pas qu'elle ne soit fort jolie, et ne déraisonne sérieusement avec beaucoup d'esprit.

Alors il s'engagea une sorte de combat entre les admirateurs et les détracteurs d'Ellénore, qui déplaisait visiblement à la maîtresse de la maison, et qu'elle voulut terminer en disant:

— Vous êtes tous également exagérés dans votre opinion sur madame Mansley. Je suis certaine que celle d'Adolphe, qui garde le silence, est la seule raisonnable. Voyons, que pensez-vous de cette belle Ellénore ?

— Moi, madame, répondit Adolphe avec l'air d'un homme qu'on éveille en sursaut. Je ne l'ai pas vue.

— Quoi ; vous n'avez pas vu cette femme charmante dont nous parlons depuis une heure ?

— J'ai de mauvais yeux… vous le savez… J'étais placé loin d'elle… je ne l'ai pas regardée…

— Voilà une insouciance qui pourra vous coûter cher, mon ami, si jamais on la raconte à celle qu'elle offense, dit madame Talma. Ce sont de ces fautes que la meilleure des femmes punit comme un crime.

— Lorsqu'on lui en fournit l'occasion ; mais…

— Elle se trouve toujours, interrompit Chénier, et je vous prédis qu'avant peu…

— Je ne crois point aux oracles ; les vôtres surtout ont beaucoup perdu de leur crédit depuis qu'ils m'ont prédit le triomphe de la république en France sur tous les autres gouvernements ; je la vois tourner de jour en jour au despotisme militaire, et je ne doute pas que dans le nombre de vos jeunes conquérants il ne se trouve un futur César.

— C'est possible, dit Riouffe, mais la race des Brutus n'est pas encore éteinte.

— A quoi servent-ils ? reprit Chénier, à préparer le règne d'un Tibère. En vérité, j'aimerais autant celui d'un cardinal de Richelieu.

— Espérons mieux que tout cela, dit madame Talma ; la liberté nous coûte assez cher pour la défendre contre toute espèce de tyrannie, même celle de la gloire. Et puis n'êtes-vous pas là pour plaider sa cause ? Les tournois de la tribune ont aussi leurs vainqueurs, et les couronnes de chêne valent bien celles de laurier.

Adolphe ayant ainsi ramené la conversation sur les intérêts politiques. Il n'aurait plus été question d'Ellénore, si le vicomte de Ségur n'était arrivé en disant:

— Je croyais madame Mansley ici ?

— Elle y était il y a peu de moments, dit madame Talma.

— Ce sont vos discussions politiques qui l'auront fait fuir. Vous avez la rage de vouloir gouverner chacun à votre manière ; aussi Dieu sait comme cela va. Ce n'est pas que ses idées anglaises sur la liberté à la mode soient meilleures que les vôtres, et qu'elle les soutienne avec moins d'entêtement ; mais elles ont un faux air de raison qui ne leur permet pas de supporter vos folies ; je l'avais prévu, elle sera partie d'ici révoltée.

— J'en serais désolé, dit Riouffe, car je me fais une grande joie de la revoir, et s'il ne fallait pour cela que se déguiser en Vendéen, je n'hésiterais pas un instant, au risque d'être traité comme ce pauvre Charrette… Mais vous qui la connaissez depuis longtemps, dites-nous, je vous prie, ce qu'il faut croire de tout ce qu'on en raconte. Les uns prétendent que c'est la chaste victime d'un de nos roués de l'ancienne cour, et qu'à ce titre elle mérite la protection de tout bon patriote ; les autres la rangent dans la classe des femmes tout simplement légères, et l'accusent de vouloir rehausser ses faiblesses par l'aristocratie de ses choix. Cela serait fort décourageant pour un bourgeois de ma sorte. Par grâce ! éclairez-nous sur ce qu'il en faut penser.

Alors le vicomte de Ségur raconta comment il avait vu pour la première fois Ellénore, encore enfant, chez la duchesse de Montévreux ; que c'était la fille d'un officier irlandais ; qu'après s'être engagée d'élever Ellénore comme son enfant, la duchesse en était devenue jalouse, au point de la forcer à quitter sa maison pour accepter l'asile que lui offrait le marquis de Croixville ; il parla de son enlèvement et de son faux mariage avec le jeune marquis de Rosmond ; de la manière cruelle dont elle avait appris que le contrat, la cérémonie nuptiale, tout n'avait été qu'une comédie ; que son enfant n'était pas légitime ; qu'il existait une véritable marquise de Rosmond, et que la pauvre Ellénore déshonorée sans avoir jamais manqué à l'honneur, malheur dont la profonde estime et l'attachement dévoué de M. de Savernon ne parvenait point à la consoler. Chacun se récria sur la fatalité de sa destinée, sur le romanesque de ses aventures ; M. de Rheinfeld seul ne mêla aucune de ses réflexions à toutes celles qui interrompirent le narrateur. Et pourtant il était facile de voir que le récit captivait entièrement l'attention d'Adolphe.

— Que faut-il conclure de tout cela ? demanda Garat.

— Qu'habituée à être trompée, elle ne demande pas mieux que de l'être encore, dit Chénier.

— Oh ! si j'en étais sûr, j'irais à l'instant même me jeter à ses pieds, dit Riouffe.

—- Eh bien, vous pourriez y rester longtemps, car j'en connais d'aussi aimables que vous, reprit le vicomte de Ségur, qu'elle laisse soupirer sans la moindre pitié de leur peine. C'est une femme étrange, qui a tout ce qui fait le bonheur : la beauté, la jeunesse, l'esprit, la fortune, et qui ne sera jamais heureuse.

— Vous verrez qu'elle aura placé son amour sur quelque sot, dit M. de Rheinfeld avec un sourire amer.

— Non ; elle a bien une passion malheureuse, mais personne n'en est l'objet.

— Serait-elle avare ? demanda madame de Condorcet.

— Plût au ciel ! On aurait un moyen sûr de la séduire, mais il n'est au pouvoir de qui que ce soit de satisfaire son ambition. Elle est à la poursuite d'un bien qu'on usurpe souvent, mais qu'on ne rattrape jamais ; elle a la manie de la considération, et vous comprenez qu'on n'y arrive guère par le chemin qu'elle a pris, ou plutôt en sortant du gouffre où le sort l'a jetée. Mais le ciel s'amuse souvent à déjouer l'effet de tous ses dons par un goût désordonné pour l'impossible. Voyez plutôt madame de Seldorf, toute l'Europe est aux pieds de son esprit ; on va jusqu'à parler de son génie. Eh bien, cela ne lui suffit pas, elle veut qu'on la trouve belle.

III

Au nom de madame de Seldorf, Adolphe fit un mouvement qu'il réprima aussitôt, se promettant de venger plus tard la baronne d'un reproche malheureusement trop bien fondé ; il eut recours à l'influence qu'il exerçait à volonté sur la conversation, et l'amena sur le burlesque des métiers adoptés par plusieurs des victimes de la Révolution pour se soustraire à la misère.

Il parla du comte de R…, qui donnait des leçons de guitare sans savoir une note de musique ; de la marquise de F…, qui tenait une pension bourgeoise où les hommes dînaient gratis, et ne payaient que le souper, et il finit par demander au vicomte si son commerce de vieux meubles était aussi lucratif.

— Il devient chaque jour meilleur, répondit M. de Ségur sans se déconcerter, surtout depuis que nos parvenus tournent à l'aristocratie : ils veulent tous des meubles d'émigrés, et nous savent très-bon gré de les avoir sauvés de leur propre pillage. J'ai vendu ce matin à mon ancienne fruitière un meuble complet tout en damas jaune, et qui figurera merveilleusement dans le grand appartement qu'elle vient de louer sur les boulevards, pour y recevoir ce qu'elle appelle sa compagnie ; elle compte y donner de beaux bals, suivis d'excellents soupers, le tout payé avec les bénéfices des petits accaparements de grains tentés par son mari avec beaucoup de succès. Ah ! c'est une femme de joyeuse humeur, et pas du tout fière, car elle m'a invité à son prochain bal.

— Et vous irez ?

— Pourquoi pas ? Je suis sûr de n'y être pas connu, et je ne suis pas fâché de voir comment ce monde-là s'amuse.

— Mais vous lui ferez, je pense, le sacrifice de vos ailes de pigeon poudrées à frimas, dit madame de Condorcet.

— Non, vraiment ! ces ailes-là ne se sont pas pliées devant la guillotine, je ne vois pas pourquoi elles s'abattraient devant ma riche fruitière.

— Vous aurez bientôt une occasion de les placer avantageusement, dit madame Talma, car on prétend que le perruquier Clénard va donner une fête superbe, à ce bel hôtel de Salm qu'il a acheté presque pour rien de la nation, qui l'avait encore eu à meilleur marché.

— Certes, j'irai à sa fête, si le citoyen Clénard daigne me mettre sur sa liste en qualité d'ancienne pratique. Je vous affirme que ces soirées-là sont fort divertissantes de plus d'une manière. D'abord, il y a un luxe de fleurs, une nouveauté d'ameublements et de parures dont l'effet ne peut se peindre. Figurez-vous le boudoir d'Aspasie, rempli de Grecques plus belles les unes que les autres, et d'une beauté incontestable, car leurs tuniques sont drapées avec tant d'art, qu'on devine tous les attraits qu'elles ne montrent pas. Ce sont autant de statues animées qui semblent être descendues de leur piédestal pour recevoir de plus près les adorations des humains ; mais quels humains, bon Dieu ! et que leur costume, leur ton, leurs manières sont peu en harmonie avec la grâce de cet essaim de déesses ! Je voyais hier la belle madame Tallien à côté d'un incroyable à gilet frangé, à cravate à cornes, à badine en massue ; elle avait l'air d'Hermione causant avec un escamoteur français.

— Mais c'en était peut-être bien un aussi…

— Non, vous le connaissez tous. C'est un homme très comme il faut, mais pour qui la mode est une religion. Il la suit dans tout ce qu'elle a de plus extravagant. Si son titre lui avait permis de se montrer sous le règne des sans-culottes, il n'aurait pu s'empêcher d'imiter leur non-costume. C'est sa folie.

— Elle est moins courageuse que la vôtre, dit madame Talma, et vous vivrez dans notre histoire, rien que pour avoir traversé le temps de la Terreur, coiffé et vêtu comme vous l'étiez aux petits soupers de Trianon. Il a fallu bien moins d'héroïsme pour triompher de Robespierre.

Chénier revendiqua une part dans cet éloge. En effet, il avait conservé sa grande coiffure de l'ancien régime, en dépit du nouveau ; mais il avait tant contribué à l'établissement de ce dernier par ses discours à la tribune, que ses phrases républicaines avaient obtenu grâce pour sa frisure de royaliste ; aussi le vicomte de Ségur ne se refusa-t-il point le plaisir de lui dire en riant:

— Sans doute il y a du mérite à garder son plumage, même en changeant de langage ; mais vous conviendrez que j'ai toujours gardé les paroles de mon air.

— Ah ! c'est un fait incontestable, dit Riouffe, et qui prouve que le jeu des révolutions ressemble à tous les autres. Il ne s'agit pas de les bien jouer, mais d'avoir la chance. On en a tué vingt mille de moins aristocrates que le vicomte.

— C'est qu'on ne m'a pas fait l'honneur de me croire dangereux. Mais, comme on pourrait se raviser, et qu'il reste encore beaucoup d'amateurs des journées de septembre, je vous supplie de me laisser jouir le plus longtemps possible du dédain de nos Brutus. J'aime la vie, surtout depuis que je suis obligé de gagner la mienne en faisant le métier de brocanteur. Et puis je suis curieux de savoir où tout cela nous mènera. J'ai dans l'idée que si le ciel m'accordait encore une dizaine d'années, je vous verrais tous plus royalistes que moi.

A ces mots, de grands éclats de rire se firent entendre. On traita la prédiction de rêve insensé. Le général Bernadotte, qui arriva juste au moment où elle excitait la gaieté générale, s'en divertit plus que personne, et raconta plusieurs traits de notre armée républicaine, qui démontraient assez sa haine contre les tyrans, et ne laissa pas douter d'une révolte sanguinaire contre le premier qui tenterait de s'emparer du pouvoir.

— Bons soldats ! disait le vicomte de Ségur en haussant les épaules ; mais ce sont des esclaves nés, qui obéissent comme des nègres, sans oser demander pourquoi et pour qui on les fait tuer. Leur général est leur roi ; et le premier de vous qui le voudra s'en fera couronner sans la moindre opposition.

Bernadotte se récria tellement sur l'absurdité de cette sentence, et chacun la trouva si extravagante que le vicomte, accablé sous les moqueries de tout le monde, en fut réduit à se retirer, en disant humblement:

— Je n'ai pas la prétention de passer pour un oracle, mais c'est ainsi que les plus vrais ont été reçus.

IV

En rentrant chez elle, Ellénore trouva M. de Savernon qui l'attendait.

— Eh bien, dit-il, pendant qu'elle ôtait son châle, qu'avez-vous obtenu de tous ces coquins-là?

— Ah ! pouvez-vous traiter ainsi des gens à qui nous devons tout, et sans lesquels vous seriez exilé de France !

— C'est à vous seule que je veux devoir ce service, je ne veux pas savoir qui vous l'a rendu pour n'être pas obligé de partager ma reconnaissance entre l'amour et la haine, car je devrais cent fois la vie à tous ces jacobins, que je ne pourrais m'empêcher de les haïr.

— Grâce au ciel, les jacobins dont vous parlez ne sont plus tout-puissants, et les patriotes qui leur ont succédé ne demandent qu'à réparer les maux causés par Robespierre et ses séides.

— Dites plutôt qu'ils affichent une sorte de modération pour mieux consolider leurs lois républicaines, et ramener ainsi le règne du peuple souverain. Quels étaient les coryphées de ce noble parti, les Manlius qui se pavanaient ce soir chez madame Talma.

— Le vicomte de Ségur, répondit avec malice Ellénore.

— Oh ! celui-là n'est pas des leurs, et l'on ne conçoit pas sa complaisance à souffrir leur société.

— C'est sans doute qu'il la trouve spirituelle ; car vous le connaissez, son ancien amour pour madame Talma, tout ce qu'il lui doit pour l'avoir protégé contre les périls les plus imminents, ne lui feraient pas supporter volontairement une conversation ennuyeuse.

— Oui, j'admire sa bonne grâce à sourire à ces fiers Spartiates, à ces héros de la liberté, qu'il voudrait voir pendus ; mais je ne saurais l'imiter. La vue de ces gens-là me fait horreur.

— Vous confondez à tort, vous dis-je, les partisans de la liberté avec les chefs de la Terreur. Les premiers se sont laissé dépasser par les seconds. Voilà leur seul crime ; et la plupart en ont déjà été punis par la mort. Ce triste exemple, et la fidélité de ceux qui restent attachés aux opinions qui deviennent tous les jours plus difficiles à soutenir doivent leur assurer l'estime de tous les partis.

— Oh ! j'en connais un qui ne leur pardonnera jamais d'avoir démantibulé le plus doux des gouvernements pour nous mener au plus féroce.

— En ce cas, pourquoi avoir recours à eux ?

— Par la même raison qu'on se sert d'un couteau qui a déjà blessé plus d'une fois, et qu'un général a recours à des espions pour surprendre l'ennemi, mais il n'en fait pas sa société ; et j'avoue que je serais désolé d'être exposé à rencontrer chez vous ces messieurs de la République ; cela ne m'empêche pas de rendre justice à leur esprit ; celui de M. de Rheinfeld surtout m'a paru des plus piquants.

— Ah ! vous le connaissez ? dit Ellénore avec étonnement.

— Oui, j'ai dîné plusieurs fois avec lui chez la baronne de Seldorf ; c'est le héros de son salon, et ce n'est pas par une galanterie servile qu'il se maintient dans la préférence de cette femme célèbre, car il la contrarie à tout propos, mais juste ce qu'il faut pour animer son amour-propre et redoubler son éloquence. Rien n'est si amusant que leurs attaques réciproques ; on croirait, à la chaleur de leurs discussions, à la malice de leurs plaisanteries, au mordant de leurs épigrammes, qu'ils vont se brouiller pour toujours: bien au contraire, ils n'en sont que mieux ensemble.

— Cela se comprend. Quand les cœurs sont d'accord, les esprits peuvent se combattre impunément.

— Leurs cœurs ? Je ne crois pas qu'ils soient pour rien dans tout cela ; ce qui ne les empêchera pas d'être très-fidèles l'un à l'autre : les chaînes de l'amour-propre sont plus solides que celles de l'amour, dit-on, et comme ils se connaissent réciproquement plus d'esprit qu'à personne au monde, ils ne se laisseront pas échapper. On tient toujours à ce qu'on ne peut remplacer.

— Mais si j'en crois les amis de la baronne, elle ne se contente pas des suffrages de M. de Rheinfeld.

— Sans doute elle les veut tous, elle sait trop bien qu'elle leur doit son amour, et qu'un peu moins admirée par le monde dans ce qu'elle a de supérieur, M. de Rheinfeld ne verrait plus que la beauté qui lui manque. Ah ! vous ne saurez jamais combien il est difficile de se faire aimer quand on n'est pas jolie !

— Pourtant les exemples ne sont pas rares. Madame de Bourdic, madame Fanny de Beauharnais sont encore là pour prouver…

— Que la petite vanité de voir sa complaisance et ses infidélités célébrées dans de jolis vers de boudoirs, peut donner le courage de se consacrer quelque temps à une femme laide, voilà tout ; mais ces amours-là ne font point de dupes, pas même parmi les gens qui en paraissent le plus dominés. L'illusion n'entre pour rien dans leur attachement, c'est ce qui en assure la durée.

— Celui de M. de Rheinfeld pour madame de Seldorf est fondé sur des motifs plus graves ; il y a tant de prestige dans une grande supériorité !

— Aussi est-il fier de sa conquête, et ne se donne-t-il parfois des airs d'inconstance que pour empêcher le sentiment de la baronne de s'endormir dans la sécurité.

— Ah ! vous le croyez capable d'un si misérable calcul ?

— Et de bien d'autres, vraiment ; mais ne me demandez pas ce que je pense de vos révolutionnaires ; je me reconnais injuste envers ceux qui valent quelque chose ; j'ai trop vu les autres à l'œuvre. Il en est résulté une antipathie pour tous, que je ne saurais vaincre ; heureusement, j'ai peu l'occasion de les voir.

— Parce que vous ne rendez pas à madame Talma les visites que vous lui devez ; et c'est un tort qui touche à l'ingratitude.

— J'en conviens, mais je m'en donnerais un plus grand en lui montrant mon aversion pour ses amis. Quant à elle, vous savez combien j'aime à la trouver chez vous et à lui parler de ma reconnaissance. Ce n'est pas que j'ignore ses élans patriotiques et sa prédilection pour les nouvelles idées, mais je les lui pardonne en faveur de leur ténacité ; car du temps de ce vieux prince de Soubise, dont elle a hérité, elle amusait la société du prince par des épigrammes sur les travers de la noblesse, et par ses prédictions sur les malheurs que tant d'abus attiraient aux premières familles de France. En l'appelant la Cassandre de la Révolution, hélas ! on ne pensait pas dire si juste !

— Puisse-t-elle être encore douée de la même puissance, car elle m'a prédit ce soir le prochain retour de votre sœur à Paris.

— Quoi ! Siéyès consentirait…

— Oui, à se rendre caution, près des autorités régnantes, de la famille dont il sollicite la radiation. Vous voyez qu'il y a du bon dans ces monstres-là.

— Ah ! qui pourrait vous voir, vous entendre, et ne pas faire tout ce que vous désirez ? s'écria M. de Savernon, en baisant la main d'Ellénore.

Cet entretien prouva à madame Mansley l'impossibilité d'amener jamais M. de Savernon à supporter la société des gens d'une opinion contraire à la sienne, malgré les obligations qu'il pourrait leur avoir. Elle se résigna à porter à elle seule tout le poids de la reconnaissance due à de si éminents services. Noble détermination qui ajouta encore à l'embarras de sa situation et partagea sa vie journalière entre les deux sociétés les plus opposées.

A mesure qu'un personnage de l'ancien régime obtenait la faveur de rentrer en France, M. de Savernon l'amenait chez madame Mansley, où son titre d'exilé ruiné lui attirait un accueil gracieux, et quand elle avait fait les honneurs de son modeste dîner au prince de Poix, au duc de Duras, au comte Charles de Noailles, au vieux duc de Laval, elle allait finir sa soirée chez une des amies de nos grands publicistes. Là, séduite par l'attrait de tant d'esprit supérieurs, elle se félicitait du sentiment qui l'obligeait à se montrer bienveillante envers eux, et voyait avec plaisir les plus influents lui fournir chaque jour un nouveau motif de reconnaissance.

Elle rencontrait souvent chez madame Talma et chez la marquise de Condorcet une jeune femme que la reconnaissance y attirait aussi, et dont le mari était sorti de prison par suite des démarches d'Ellénore auprès des républicains qu'elle voyait habituellement chez ces dames. Madame Delmer, que la Révolution avait saisie au moment où les jeunes filles commencent à penser, et qui faillit en être plus d'une fois victime, s'était élevée dans l'admiration des idées philosophiques qui l'avaient enfantée et dans l'horreur des atrocités dont elle venait d'être le prétexte. Affligée d'une imagination exaltée, madame Delmer s'enflammait au récit de tous les traits de dévouement et d'héroïsme si communs alors dans tous les partis, et en divinisait les héros, sans s'informer seulement de l'opinion qui les avait fait agir. Pourtant une prédilection très-marquée pour la politesse élégante des fidèles de l'ancienne cour, sans diminuer son goût pour les illustrations nouvelles, lui faisait rechercher la société des premiers: sorte de plaisir qui pouvait passer alors pour une bonne action ; car les émigrés rentrés étaient pauvres et suspecte au gouvernement.

Madame Delmer frappée de la beauté, de l'esprit d'Ellénore, et plus encore des malheurs qui la plaçaient dans une fausse position, se prit d'amitié pour elle, l'admit parmi les gens distingués qu'elle recevait, et dont le plus continuellement aimable était le célèbre chevalier de Boufflers.

Ce vivant souvenir des hommes à la mode de la cour de Louis XVI était aussi le type du philosophe français, moitié prêtre, moitié soldat, moitié rhéteur, moitié poëte bon et malin, brave et galant, loyal et adroit, gai jusqu'à la folie, sérieux jusqu'à la profondeur ; il faisait également rêver et rire.

Destiné par sa famille aux bénéfices de l'état ecclésiastique, il leur avait préféré la gloire des armes. Après s'être fait distinguer, comme capitaine de hussards, dans la guerre de sept ans, il avait commandé l'île Saint-Louis, au Sénégal. Sa naissance illustre, ses longs services, ses grands voyages, l'amitié de Voltaire, celle de madame de Staël, de la maréchale de Luxembourg, la protection de la reine, et, plus que tout cela, son esprit gracieux, original et piquant, lui avaient acquis cette bienveillance passionnée que le monde accorde toujours aux gens qui l'amusent. Sa conversation avait pour chacun un attrait particulier ; il parlait aux amateurs de l'ancien régime de ces jolis concerts où Marie-Antoinette chantait, accompagnée par un piano, et ravissait un petit cercle de courtisans plus décidés à l'applaudir qu'à la défendre.

Il racontait aux fanatiques de la liberté son séjour parmi les esclaves ; aux militaires, ses campagnes et sa sanglante bataille d'Aménebourg, à nos jeunes écrivains, ses visites à Ferney, et à nos jolies femmes, son dernier dîner chez madame Bonaparte ; il leur redisait la joyeuse chanson qui en avait égayé le dessert. Cette faculté de parler à chaque esprit sa langue faisait rechercher la société du chevalier de Boufflers par les partis les plus contraires.

La pénétration qui lui avait souvent fait prédire les fautes des autorités passées et présentes, son indulgence pour ce qu'il appelait l' humanité des grands hommes et le revers des grandes actions, le garantissait de cette haine politique qui divisait alors tous les échappés de la Terreur. Il ne concevait pas comment, après avoir couru en masse d'aussi terribles dangers, on ne s'embrassait point cordialement, sans égard au rang, à la fortune, ainsi que le font les marins d'une frégate échappés à un récent naufrage. Il prenait en pitié ces malheureux encore mutilés par la Révolution, qui, au lieu de se réunir pour conserver la liberté achetée par tant de sacrifices, se disputaient à qui la perdrait le plus tôt. Son goût pour les caractères originaux, les événements dramatiques ; son faible pour l'esprit, le mettaient en relation avec toutes les supériorités de l'époque ; aussi, il est fort à regretter qu'il n'ait point laissé de mémoires ; car nul mieux que lui n'aurait raconté les mœurs de ce temps de révolution, où les préjugés, battus par les intérêts, s'efforçaient de vivre, quoique mutilés, et où les vainqueurs de ces mêmes préjugés ne pensaient à les écraser que pour les relever à leur profit.

Dans ce bouleversement général, il a existé un moment, fort court à la vérité, où la beauté, le mérite réel, les avantages naturels, si communément soumis aux avantages de convention, avaient retrouvé toute la puissance que le ciel leur donne, et que la société leur conteste.

On pardonnait à la belle madame Tallien de porter un nom odieux ; d'abord parce qu'elle ne s'était résignée à l'accepter que pour sauver sa tête, et qu'elle en avait sauvé beaucoup d'autres, en convertissant son adorateur jacobin à la religion des simples patriotes. Et puis elle rappelait si bien les charmes, la grâce irrésistible de l'antique Aspasie, son dévouement courageux pour tous les malheurs, même les plus obscurs ; pour toutes les victimes, même les plus ingrates, cette protection infatigable, qui l'a fait appeler par ses ennemis mêmes, Notre-Dame de bon secours , lui avait acquis une sorte de royauté républicaine, que les plus farouches de nos Brutus n'osaient lui disputer.

Une petite maison, déguisée en chaumière, et située dans l'allée des Veuves, lui servait de temple. C'est là que chaque jour, un prisonnier, accusé et convaincu du crime d'aristocratie, un émigré muni d'un faux certificat de résidence, un prêtre travesti, venaient baigner des larmes de la reconnaissance les belles mains de madame Tallien.

C'est là que tout ce qu'il y avait de talents novices, de héros futurs, de célébrités en herbe, venaient causer de leurs projets, et s'enrichir réciproquement de leurs idées ; c'est là que les parvenus se civilisaient par degré, en se frottant aux anciens châtelains dont ils se partageaient les terres. C'est là que Barras imitait le maréchal de Richelieu, Siéyès le cardinal de Retz, et un riche fournisseur le surintendant Fouquet ; tandis que tous les porteurs de grands noms français affectaient les manières et le langage des petits négociants.

Ce travestissement réciproque offrait chaque jour les scènes les plus étranges, surtout quand un de ces artisans, sorti tout à coup de sa classe par l'effet d'une spéculation plus hardie que loyale, prenait en protection un pauvre diable de grand seigneur trop heureux de continuer la bonne chère dont il avait l'habitude et qu'il était d'autant plus sûr de retrouver chez le parvenu, que celui-ci avait hérité de son cuisinier, avec la plupart des autres biens de son illustre famille. Enfin, c'est là que la comtesse de Beauharnais, cette aimable créole, veuve d'un des hommes les plus élégants de la cour de Louis XVI, avait vu pour la première fois ce petit officier corse, qui devait la placer au-dessus de toutes les souveraines de l'Europe.

V

Ceux qui n'en ont pas été témoins ne concevront jamais comment tant de classes, de fortunes, de rancunes, d'opinions différentes se réunissaient chaque jour, pour le seul plaisir d'échapper aux souvenirs de terreur qui avaient fini par atteindre les plus ardents révolutionnaires, aussi bien que les plus fidèles de l'ancien régime.

Ces réunions, loin d'engager à des concessions mutuelles, maintenaient au contraire les partis les plus opposés dans leur malveillance réciproque ; mais le besoin de s'amuser est tel en France, que la noblesse ruinée (sauf quelques-unes de ces familles dont le puritanisme chevaleresque s'est fait honorer), se prêtait de fort bonne grâce à profiter des invitations dont les nouveaux enrichis l'accablaient ; car la vanité de ceux-ci visant à dépenser leur argent en bonne compagnie, il fallait voir l'air qu'ils prenaient lorsque charmé du beau visage et de la tournure élégante d'une jeune fille, qui avait pour toute parure de bal une robe de grosse mousseline et des cheveux coupés à la Titus, vous demandiez son nom, et qu'ils vous répondaient en appuyant sur chaque syllabe :

— C'est la fille du ci-devant comte de ***, la nièce du duc de ***, qui est émigré. La pauvre enfant danse comme si elle avait encore une dot.

Et tous convenaient qu'elle pouvait s'en passer.

C'était un mélange de dédain insolent d'une part, de protection grossière de l'autre, d'imitation de l'antique et de singerie anglaise, de luxe et de misère, d'élégance et de burlesque qui alimentait la conversation de tout le monde.

Ceux qui n'avaient perdu au grand naufrage que leur fortune, s'en consolaient en riant des bévues de ceux qui l'avaient repêchée et qui la dépensaient d'une façon si comique ; enfin, jamais époque n'a mieux montré à quel point on peut supporter courageusement les plus dures privations, lorsque l'amour-propre n'en souffre pas ; c'était à qui se vanterait de sa pauvreté. Les femmes, qui se rendaient autrefois à Versailles en berline à six chevaux, se cotisaient pour payer le fiacre qui devait les conduire au spectacle, et les incroyables du jour mettaient autant de fatuité à se raconter leurs économies forcées, que leurs pères en mettaient, avant la Révolution, à se vanter de leurs dettes.

Monarchistes ou républicains, révolutionnaires ou modérés, chacun éprouvait au même degré le besoin de se distraire des dangers passés, et de l'affreux spectacle qu'on avait eu si longtemps sous les yeux. La crainte de voir revenir d'un instant à l'autre le règne de la guillotine, donnait à tous les partis le désir de profiter des intervalles de calme ; chacun agissait, comme le malheureux atteint de la fièvre quarte, qui ne se refuse rien, dans le répit d'un accès à l'autre. On s'amusait pour s'étourdir. Les hôtels, les palais, les jardins les plus beaux de nos seigneurs en fuite, étaient métamorphosés en salles de bals publics, où l'on entrait pour son argent, et où l'affluence d'une société nécessairement très-mélangée, n'amenait aucun désordre, tant le petit nombre de gens bien élevés qui se trouve dans un salon, exerce sur les autres une autorité tacite, qui les porte malgré eux, à l'imitation des bonnes manières.

Ellénore refusait de paraître à toutes les fêtes, où sa beauté lui aurait attiré les regards des curieux, et sa position, les propos des médisants. Cependant, M. de Savernon aimait le monde et souffrait de la retraite à laquelle se condamnait madame Mansley, ce qui la fit consentir à prendre une loge à l'année, au Théâtre-Français ; il était alors dans toute sa splendeur tragique et comique.

De la loge d'Ellénore, placée au rez-de-chaussée au-dessus de l'orchestre, on voyait toute la salle sans être vu, et l'on avait pour vis-à-vis, aux loges des premières, celle de la baronne de Seldorf, qui offrait un spectacle très-amusant dans les entr'actes, par la quantité de gens célèbres de toutes façons et de tous pays, qui venaient rendre hommage à la femme supérieure, dont l'esprit était alors une des gloires de la France.

C'était le jour de la première représentation de l' Agamemnon de Népomucène Lemercier. La jeunesse de l'auteur, l'amitié que lui portait madame de Seldorf, la réputation de causeur brillant qu'il s'était acquise dans le salon de la baronne, les éloges donnés à l'avance par Talma aux principaux rôles de la pièce, tout devait exciter la curiosité du public ; aussi la salle était-elle remplie jusqu'au comble. On y remarquait un grand nombre d'amateurs de spectacle et de littérature, que nos drames et nos vaudevilles révolutionnaires avaient éloignés depuis longtemps du Théâtre-Français.

Les mêmes femmes qui, l'année d'avant, n'osaient sortir que vêtues d'une robe d'indienne et coiffées d'un bonnet de servante, se montraient là parées de tuniques élégantes et les cheveux si parfaitement nattés à la grecque, qu'elles semblaient échappées des jeux olympiques d'Athènes. On pouvait seulement leur reprocher de pousser l'imitation un peu trop loin, et de justifier ces vers de M. de la Chabaussière :

Les hommes délicats m'en seront tous témoins, Nos beautés à la mode élégamment vêtues, Voulant rivaliser les grâces demi-nues A montrer leurs appas mettent beaucoup de soins, Mais on les aimait mieux quand on les voyait moins.

Que dirait aujourd'hui cet aimable critique, à la vue des mêmes nudités[1] que ne recouvrent plus un châle drapé à l'antique, ni même des gants longs ? [1]

Dans cette tragédie d'Agamemnon, M. Lemercier avait fait preuve de son culte pour l'antique plus que ne le permettaient alors nos habitudes dramatiques, et cette routine à laquelle Racine s'était lui-même soumis de franciser les classiques grecs au goût des courtisans de Louis XIV ; l'auteur s'était permis le tutoiement général des personnages, et avait laissé à celui de Cassandre, à cette somnambule troyenne, dont les oracles étaient aussi sans crédit, toute la mélancolie de la résignation au plus grand des supplices: celui de dire toujours la vérité sans être jamais crue.

Ce caractère, qui sortait des limites au delà desquelles les jeunes princesses de tragédie n'osaient s'aventurer, avait inspiré de si vives craintes à un académicien, ami de l'auteur, qu'il l'avait engagé à arranger ce rôle sur les patrons accoutumés, en l'ornant d'un petit amour bien timide et de toutes les jérémiades à l'usage de cet emploi. Heureusement, Lemercier avait l'esprit trop courageux pour céder à cet avis. Le succès a récompensé son audace. Mais, en dépit de cet exemple, on ne peut nier qu'en France, où l'on nous accuse de vouloir du nouveau, n'en fût-il plus au monde , il y a peine de mort pour toute espèce d'ouvrage dramatique qui hasarde la moindre innovation. Notre public n'est inconstant qu'en parure ; il n'est point de vieilles beautés qu'on ne puisse lui faire applaudir, à la faveur d'une robe nouvelle. Il garde toute sa malveillance pour les visages inconnus. C'est probablement ce qui fait qu'on lui en montre si rarement.

Talma, qui brûlait du désir d'enrichir notre scène de tous les effets mâles et franchement tragiques d'Eschyle, de Sophocle, de Shakspear et de Schiller, saisit avec joie l'occasion de représenter le plus fidèlement possible un véritable Grec.

On lui pardonna l'exactitude de son costume en considération de la noblesse, de la grâce qu'il mettait à le porter. Ce manteau bleu attaché sur une épaule par un camée, et retenu de l'autre côté par la main d'Égiste à la manière de l'Apollon du Belvédère, sans que les mouvements de l'acteur en fussent gênés, faisait une illusion complète et donnait une idée fort juste de la coquetterie d'un tyran qui tient sa puissance de l'amour d'une femme criminelle. Ce mélange d'élégance et de cruauté, très-commun dans le monde et très-neuf au théâtre, où chaque tyran était forcé d'endosser la cuirasse de fer et le manteau couleur de sang, parut étrange, inconvenant ; et il fallut tout le talent de Talma pour le faire accepter. Mais la terreur qu'il inspira en disant ce vers:

Il est temps qu'un forfait révèle qui je suis.

lui acquit si bien l'attention, la faveur du public, qu'on lui permit de braver l'usage en étant vrai de toutes les manières.

La tragédie terminée au bruit des applaudissements les plus vifs, le nom du jeune auteur circula dans toutes les bouches ; chacun désirait le connaître, et lorsque le chevalier de Panat vint demander à Ellénore ce qu'elle pensait de l'ouvrage, elle lui répondit que la pièce lui donnait une grande idée du talent de l'auteur.

— Voulez-vous le voir ? dit le chevalier ; tenez, le voilà qui entre dans la loge de madame de Seldorf ; elle était impatiente de lui faire ses compliments ; elle a prié M. de Rheinfeld d'aller le lui chercher.

— N'était-ce pas mettre sa complaisance à une grande épreuve ? demanda Ellénore.

— On pourrait le supposer, et peut-être s'en flatte-t-elle ; mais Adolphe a sur ce point une philosophie désespérante. D'ailleurs, vous le savez, nous ne prenons jamais la jalousie qu'on veut nous donner.

— En effet, M. de Rheinfeld semblait écouter avec tout le calme possible ce que l'enthousiasme le plus éloquent fournissait de flatteries enivrantes à madame de Seldorf sur le succès mérité de M. Lemercier. Un auteur moins spirituel en aurait eu la tête tournée, et un adorateur plus passionné en aurait perdu son repos ; mais tous deux savaient que dans cet éloge académique, madame de Seldorf voulait encore plus montrer son esprit que vanter celui de Népomucène.

Malgré le plaisir qu'Ellénore prenait à regarder l'auteur qu'on venait d'applaudir avec tant de chaleur, elle fut obligée de détourner les yeux de la loge de madame de Seldorf, pour éviter ceux de M. de Rheinfeld qui étaient constamment fixés sur elle. Cette importunité la fatiguait d'autant plus qu'elle n'osait s'en plaindre ; enfin, elle prit le parti de se retourner et de causer avec le comte Arch… de P… Son frère venait d'être nommé ministre des relations extérieures, en remplacement du citoyen Lacroix et en compagnie du citoyen Cochon, ministre de la police, qui ne fut destitué qu'un mois après.

Cette admission dans le conseil suprême des ministres de la république d'un ci-devant prêtre, était le sujet de toutes les conversations.

Les patriotes accusaient madame de Seldorf d'avoir influencé le choix du Directoire, et les aristocrates ne lui pardonnait pas d'avoir engagé un des leurs à faire partie d'un gouvernement dont ils désiraient ardemment la chute.

Les journaux étrangers, plus libres que les nôtres, retentissaient d'injures sur les nouveaux ministres et sur ceux qui fixaient alors l'attention publique ; on lisait dans l'un que M. Adolphe de Rheinfeld était un ambitieux qui cherchait à se dédommager au Luxembourg de l'indifférence des colléges électoraux ; et nos journaux répondaient à ces méchancetés:

«Que c'est bien connaître ce jeune et éloquent défenseur de la constitution actuelle ! Ceux qui le voient dans les sociétés, modeste, timide, réservé, ne seront pas peu surpris d'apprendre que c'est un intrigant éminemment adroit, qui s'est formé à l'école de la baronne de Seldorf. Et voilà, ajoutait le journaliste, à quelles calomnies il faut s'attendre aujourd'hui, dès que l'on a le courage d'attacher son nom à des écrits républicains.»

Au milieu d'opinions si différentes et soutenues chacune avec acharnement par les divers partis, il était bien difficile à Ellénore de s'en former une sur le vrai caractère de M. de Rheinfeld ; elle l'entendait alternativement élever aux nues et traîner dans la fange, ce qui reportait souvent sa pensée sur lui ; car l'esprit revient naturellement sur ce qu'il a peine à comprendre. Ellénore, se reprochant le temps qu'elle employait à se rendre compte des qualités et des défauts d'une personne qui devait lui être si indifférente, crut expier sa préoccupation en penchant pour les mauvaises impressions qui lui restaient des méchants bruits répandus sur Adolphe. Elle s'empressa même de montrer ses préventions défavorables contre M. de Rheinfeld, pour s'en faire un bouclier contre les traits de son esprit piquant et contre le charme invincible de son silence.

La conscience des femmes a des ruses dont elles sont involontairement complices. Ellénore se croyait de bonne foi à l'abri de la séduction d'un homme dont les défauts, les désagréments lui étaient antipathiques, et pourtant une voix intérieure lui disait qu'il pouvait être dangereux pour elle.

Le cœur a la seconde vue dont l'esprit se moque en qualité de philosophe. Son dédain pour l'instinct, pour les avertissements secrets, les terreurs inexplicables, pour l'attraction ou la répulsion sans motif, le fait tomber souvent dans de grandes fautes ; l'esprit est un fat qui croit tout savoir ; le cœur seul devine.

VI

A la sortie du théâtre de la République, ainsi qu'on appelait alors le Théâtre-Français, Ellénore, cachée modestement derrière une des colonnes du vestibule, regardait le groupe de flatteurs qui se formait autour de madame de Seldorf, dont la plupart venait demander son avis sur la tragédie nouvelle pour s'en faire un.

M. de Rheinfeld profita de la nécessité où se trouvait la baronne de répondre à tant d'hommages pour prouver à madame Mansley que, malgré le soin qu'elle prenait de dissimuler sa présence, il saurait toujours la découvrir, il lui fit un salut respectueux ; elle y répondit avec embarras, et en se retournant vivement près du chevalier de Panat, comme pour décourager Adolphe du désir de venir lui parler, s'il en avait eu l'idée.

— Pardon, si je vous quitte un moment, dit le chevalier ; mais il faut bien que j'aille remercier madame de Seldorf de son invitation. Je dois dîner demain chez elle avec la belle madame Récamier ; je n'ai garde de manquer une aussi bonne occasion de satisfaire à la fois mon estomac, mes yeux et mes oreilles.

Alors le vestibule se remplit de femmes élégantes, dont les plus belles fixèrent l'attention d'Ellénore : elle désira savoir leurs noms.

— Celle-ci, lui répondit le comte Charles de N…, en lui désignant la plus remarquable, est une Milanaise, qui veut bien se consacrer à l'adoration de nos généraux français. Cette autre, dont l'attitude fière et tant soit peu dédaigneuse donne l'idée d'une vertu austère, est, dit-on, sous le charme des accords de ce jeune et joli compositeur que vous voyez là près d'elle. Les grands talents sont fort à la mode. Le héros de nos concerts de Feydeau, de nos concerts de salon, est aussi celui de la belle comtesse de B…, qui est en face de vous, tout près de madame de V…, qui peut à bon droit prendre sa part du succès de la tragédie que nous venons de voir, car son intérêt pour l'auteur va aussi loin que possible. Quant à la marquise de C…, vous savez son histoire mieux que moi ; c'est d'elle que Champcenest disait:

»—Je ne connais pas de femme plus généreuse : elle donne à ses ennemies autant d'amants qu'elle en voudrait avoir.

Et le comte Charles continua sa revue, en joignant aux noms que demandait Ellénore l'histoire des aventures galantes qu'elle ne demandait pas.

En ce moment, plusieurs personnes se rangèrent pour laisser passer madame Bonaparte et sa fille ; car on accordait par avance au conquérant de l'Italie et à sa famille les déférences qui seraient bientôt exigées par l'empereur. Le public saisissait avec joie les occasions de témoigner sa reconnaissance à celui qui cachait sous des lauriers toutes les plaies de la Révolution.

— Si j'étais aussi méchant que vous le prétendez, dit le comte de N…, je vous répèterais ce que l'on racontait ce matin chez un de nos directeurs, en parlant de certain malheur conjugal dont le laurier vainqueur ne défend pas ses… généraux en chef ; mais je ne veux pas m'attirer votre colère, et vous ôter la douce illusion de croire que la gloire ne trouve pas d'infidèles.

A ces mots, M. de N… fut interrompu par une de ses parentes qui lui dit à voix basse :

— Vous êtes là avec une bien jolie femme ; comment l'appelez-vous ?

— C'est une Irlandaise que j'ai connue à Londres, répondit le comte en éludant la question.

— Cela ne me dit pas son nom. Elle est sans doute depuis peu de temps à Paris, car je ne l'ai rencontrée nulle part.

— Elle vit fort retirée.

— Je le pense ; car avec ce visage-là elle serait remarquée de tout le monde. Enfin, comment la nommez-vous ?

— Madame Mansley.

— Quoi, c'est là cette madame Mansley qui a enlevé le marquis de Savernon à la princesse de V…, après s'être fait enlever elle-même par deux amants ? Ah ! vraiment, je ne l'aurais pas deviné, à voir l'air respectueux que vous aviez en lui parlant. Passons de l'autre côté, je ne me soucie pas de me montrer en si mauvaise compagnie.

Ces mots, dits assez haut pour être entendus d'Ellénore, vinrent frapper son cœur. Il lui sembla sentir le froid glacé de la lame d'un poignard ; la pâleur de la mort couvrit son visage, et il lui fallut un courage surnaturel pour ne pas succomber à sa souffrance. Appuyée sur la colonne derrière laquelle elle se tenait, elle ne s'aperçut pas que le comte de N… l'avait quittée pour suivre sa belle médisante. L'indignation, la honte la dominaient à un tel point, qu'elle ne pensait qu'à sortir le plus tôt possible de ce lieu, où la poursuivaient la calomnie et l'insulte, lorsqu'une voix douce et sonore vint la tirer de sa cruelle préoccupation.

C'était celle de M. de Rheinfeld. Sans adresser à Ellénore une seule parole qui pût lui faire soupçonner qu'il savait ce qu'elle souffrait, elle ne douta pas un moment qu'il n'eût vu ou deviné la démarche ou les mots outrageants qui la plongeaient dans un trouble insurmontable ; elle lui sut gré de lui témoigner un intérêt si vif à l'instant où elle se croyait sans défense contre la méchanceté des indifférents ; et, bien qu'elle ne lui répondit que par les lieux communs d'une politesse ordinaire, Adolphe sentit, à l'accent pénétré qui accompagnait ces phrases banales, qu'il avait été compris.

Il y a parfois si peu de choses dans ce qu'on se dit, et tant dans ce qu'on ne se dit pas, que le vrai langage des gens du monde est tout entier dans les inflexions ; aussi le souvenir de cette voix émue, animant une réponse insignifiante, fit-il rêver longtemps M. de Rheinfeld.

Au moment où il saluait madame Mansley pour aller conduire la baronne de Seldorf jusqu'à sa voiture, M. de Savernon venait prévenir Ellénore que la sienne était avancée. Il parut surpris de la trouver en conversation avec un homme qu'il faisait profession de détester, et ne put s'empêcher de lui dire, quand ils furent seuls:

— Je suis fâché qu'on vous voie parler à cet enragé républicain… Quand vous le rencontrez chez la marquise de Condorcet, ou chez madame Talma, je conçois qu'en considération des services qu'elles vous ont rendus vous traitiez leurs amis avec plus d'égards qu'ils n'en méritent ; mais dans un lieu public, là où vous ne pouvez expliquer les motifs de semblables relations, vous pourriez vous en éviter la honte.

— Je ne rougirai jamais, dit Ellénore avec véhémence, des politesses d'une personne bien élevée, dont les opinions peuvent différer de celles que vous professez, mais dont les manières et le ton sont semblables aux vôtres ; ce sont les impertinences de vos ci-devant grandes dames qui blessent tout ce qu'il y a de nobles sentiments dans mon âme, et jusqu'à ma conscience ; car j'ai la certitude de valoir mieux qu'elles, et supporter leur mépris est un supplice avilissant auquel je ne saurais me résigner, je vous en préviens. Le monde est en droit de me mal juger, c'est vrai, mais j'ai aussi le droit de le fuir ; et je suis décidée à me soustraire à ses insultes.

Cette violente sortie amena tout naturellement le récit de l'injure, de l'humiliation qui venait d'accabler la malheureuse Ellénore. En vain, M. de Savernon jura de la venger ; en vain, il témoigna, par son indignation, sa douleur, le regret de livrer ainsi l'être qui'il aimait le plus au monde, aux dédains de la société, à la méchanceté des envieux, à celle des femmes galantes, la plus féroce de toutes ; en vain, il lui répéta ce que peut inspirer l'amour le plus dévoué, le plus passionné. Rien ne put apaiser la révolte de cette âme si fière, ni consoler l'esprit si juste d'Ellénore ; car elle se condamnait d'avance aux arrêts, dont elle avait pour ainsi dire autorisé l'injustice.

En subissant chaque jour le triste effet des sacrifices qu'elle faisait au dévouement de M. de Savernon, il était impossible qu'un bonheur payé si cher ne perdît pas beaucoup de son charme.

Ellénore, se reprochant de laisser échapper trop souvent des mots qui trahissaient son supplice, évitait tous les sujets de conversation qui pouvaient rappeler ce qui s'était passé à la sortie du théâtre de la République. M. de Savernon prit ce silence pour de l'oubli, et arriva quelque temps après chez Ellénore, avec les coupons d'une loge qu'il venait de louer au théâtre Feydeau, où se donnait le soir même un beau concert.

— Vous aimez la musique, dit-il ; j'ai pensé qu'il vous serait agréable d'entendre chanter Garat et madame de Valbonne ; tous deux sont ravissants dans le duo d' Orphée ; on y exécutera la grande symphonie en ut de Haydn ; le concert finira par des romances de Boïeldieu et la Gasconne , chantées par Garat ; on s'arrache les loges.

— Eh bien, faites des heureux en disposant de celle-ci, dit Ellénore ; car je me sens trop souffrante pour en profiter. D'ailleurs, j'ai promis à madame de Condorcet, de passer la soirée chez elle.

— Si vous êtes assez bien portante pour braver le savant bavardage du salon de madame de Condorcet, vous vous trouverez mieux encore du plaisir d'entendre de la bonne musique, sans être obligée même d'en dire votre avis ; car je m'engage à n'interrompre par aucune question la rêverie où vous paraissez vous complaire.

— Je ne demande pas mieux que d'en être distraite, je vous l'affirme ; mais les brillants plaisirs du monde, loin d'avoir cette puissance, ajoutent à ma tristesse ; vous savez toutes les raisons que j'ai de les fuir, n'insistez pas et laissez-moi leur préférer les plaisirs de l'intimité.

— Mais n'est-ce pas un plaisir intime, que d'être dans sa loge avec ses amis particuliers, surtout lorsque cette loge est, comme les premières du théâtre Feydeau, fermée de tous côtés ?

— Excepté de celui par lequel on est vu de toute la salle. Les jours de concert, vous n'en pouvez disconvenir, ce sont les spectateurs qui deviennent le spectacle. Encore, si les plus belles femmes, celles qui visent le plus à l'effet, captivaient à elles seules la curiosité des spectateurs, on pourrait espérer rester inaperçue ; mais les plus humbles ne sauraient échapper aux regards de la malveillance, et c'est l'encourager que de s'y exposer volontairement.

— Ainsi, vous refusez ? dit M. de Savernon d'un ton amer ; tout ce que j'imagine pour dissiper votre ennui vous paraît insipide ; mes soins vous deviennent odieux. Chacune de vos actions, chacune de vos paroles, si nobles, si douces qu'elles soient, laissent percer l'antipathie que je vous inspire. Oh ! je suis bien malheureux !

— Non, reprit Ellénore ; mais vous êtes insensé, et je vous supplie de m'épargner dans votre accès. Songez que votre malheur est une injure, et que vous ne pouvez vous plaindre sans m'accuser et me désespérer.

A ces mots, accompagnés d'un sourire charmant, Ellénore prit la main d'Auguste et la serra cordialement. C'était plus et moins qu'il n'espérait ; car dans cette caresse, dans cet accueil si tendre, il y avait plus d'amitié que d'amour.

— Pour vous prouver à quel point j'attache du prix à vos aimables prévenances, ajouta Ellénore, je vais disposer de cette loge, pour avoir le droit de vous en remercier ; mais vous irez l'offrir de ce pas à votre jolie nièce, qui la parera bien mieux que moi ; de cette façon, je vous devrai le plaisir de lui procurer une soirée amusante, et vous m'en sauverez une pénible.

M. de Savernon n'osa plus insister, il fit ce que désirait Ellénore, et la laissa se rendre chez la marquise de Condorcet, où elle devait rencontrer M. de Rheinfeld.

VII

La brochure qu'Adolphe venait de publier sur les Effets de la Terreur , dans un temps où plusieurs jacobins qui avaient créé cette puissance meurtrière travaillait à la ranimer, lui attirait alors tous les suffrages des honnêtes gens, et fixait sur lui l'attention générale.

Cette brochure politique était le sujet d'une discussion très-vive chez madame de Condorcet, lorsque madame Mansley y arriva: on la savait très-capable d'y mêler une idée ingénieuse ; les habitudes anglaises qui permettent à une femme d'esprit de prendre un grand intérêt aux affaires d'État avaient développé chez elle une disposition à des études sérieuses, qui la rendait fort digne d'avoir part à ces sortes de discussions: aussi crut-on devoir les continuer devant elles.

Certes, l'avis était unanime sur le tort que la Terreur avait fait à la liberté ; et l'on savait bon gré à l'auteur de le constater, seulement quelques-uns, lui reprochaient cette phrase :

«Le gouvernement avait le droit de punir les traîtres agitateurs ; mais la Terreur poursuivit, assassina, voulut anéantir tous les prêtres ; elle recréa une classe pour les massacrer ; et, tandis que la justice eût paralysé le fanatisme, la Terreur en le poursuivant, en le combattant par l'injustice et la cruauté, en a fait un objet sacré aux yeux d'un grand nombre, presque intéressant aux yeux de tous.»

Ce presque intéressant appliqué à de malheureuses victimes dont le sang coulait encore dans les villages de la Vendée, semblait une expression bien froide en parlant de tels massacres, et pourtant, les personnes qui croyaient y voir une sorte d'antipathie contre les prêtres n'auraient pas eu le courage d'en imprimer autant à une époque encore si menaçante. Siéyès, qui prévoyait sa désertion aux idées libérales que M. de Rheinfeld soutiendrait toujours, répétait avec complaisance les principaux avis des journaux anglais sur la nouvelle brochure, et comment ils traitaient l'auteur :

— C'est, disaient-ils un intrigant éminemment adroit qui s'est formé à l'école de la baronne de Seldorf.

— Eh ! voilà à quelle calomnies il faut s'attendre aujourd'hui, dès qu'on a le courage d'attacher son nom à des écrits républicains ! s'écriait tout le monde, excepté Ellénore.

Son silence fut remarqué ; madame de Condorcet lui demanda si elle avait lu le dernier ouvrage d'Adolphe.

Cette question la troubla à tel point qu'elle se résigna à mentir plutôt que d'être obligée de donner son avis sur les opinions et le style de M. de Rheinfeld ; elle dit ne l'avoir pas encore lu, et son trouble augmenta en voyant sur plusieurs visages qu'on ne la croyait pas.

C'est une bonne fortune pour les bavards que de trouver une personne ignorante de la chose à la mode, de celle que chacun sait ; ils se croient le droit de la lui raconter, et madame Mansley ne gagna rien à sa ruse ; il lui fallut subir cinquante citations de pages qu'elle savait par cœur, et dire ce qu'elle en pensait. Impatientée de se voir ainsi déconcertée dans son mutisme, elle se laissait aller à la critique de plusieurs phrases du livre qu'on lui citait, lorsque l'auteur entra.

— Ma foi, défendez-vous vous-même, dit Garat l'oncle, ainsi qu'on l'appelait ; vous êtes bien assez fort pour cela.

— Et contre qui faut-il m'armer ? demanda Adolphe.

— Contre madame ! répondit Garat en montrant Ellénore.

— Est-ce bien vrai ? reprit Adolphe en s'adressant à elle d'un ton où le reproche se mêlait à la surprise.

C'était mettre à l'épreuve le courage de madame Mansley, et il ne la trahissait jamais. Elle soutint bravement le paradoxe qu'elle avait adopté, mettant sur le compte de ses opinions monarchiques constitutionnelles, les raisons bonnes ou mauvaises qu'elle opposait à l'écrit républicain ; et se retranchant pour ainsi dire dans son injustice et sa mauvaise foi, pour se soustraire à l'empire que cet homme d'un esprit supérieur exerçait sur le sien.

Elle ignorait qu'en sortant de la vérité on va toujours plus loin qu'on ne veut dans la ruse.

L'envie de cacher son admiration pour le mérite d'Adolphe, la fit tomber dans le tort de le nier. M. de Rheinfeld, justement offensé de tant de sévérité, d'ingratitude même, y répondit par des mots piquants qui lui auraient attiré pour jamais la haine d'une autre femme ; mais celle-ci, que le dédain seul outrageait, parut enchantée d'avoir pu irriter un instant l'esprit le plus calme et le plus ironique. Il en résulta un combat très-amusant pour les témoins, où madame Mansley reprit l'offensive, et dans lequel Adolphe retrouva toute sa malice et sa gaieté ; car il venait d'acquérir la preuve que la médisance d'Ellénore n'était qu'un voile pour cacher sa pensée.

— Eh bien, soit, pensa-t-il, nous nous détesterons, nous ne serons jamais du même avis. Nos amis désespéreront de pouvoir jamais nous accorder. Qu'importe ! si je l'aime, si elle le devine, et si elle se croit obligée de me maltraiter pour se défendre !

Malgré les applaudissements prodigués à l'éloquence d'Ellénore et à sa profession de foi politique, que l'on prétendait alors être dictée par Pitt et Cobourg , et qui est devenue depuis un lieu commun national, Ellénore sortit de ce brillant tournoi mécontente d'elle. Le sourire de reconnaissance qui répondait à ses épigrammes contre ce qu'elle appelait la diplomatie genevoise du spirituel auteur de la brochure, l'irritait d'autant plus, qu'elle ne pouvait s'en plaindre, et elle se promit d'éviter avec soin les occasions de rencontrer M. de Rheinfeld, trouvant plus facile de le fuir que de se soustraire à son ascendant sur elle.

Ce projet une fois arrêté dans son esprit, Ellénore ne pensa point qu'il pût s'y présenter aucun obstacle ; M. de Rheinfeld la savait entourée de personnes qui haïssaient également ses opinions, ses succès, et ne lui pardonnaient pas de joindre au caractère d'un républicain, le ton et les manières d'un aristocrate. Il n'oserait jamais demander à être présenté chez elle ; et n'ayant nul rapport de société intime, encore moins d'intérêts politiques, il était impossible qu'il s'en établit entre eux d'aucune espèce.

N'est-ce pas ainsi que la prudence la plus sincère raisonne contre tout les penchants qu'on redoute ?

Malgré le plaisir que les amis de madame de Condorcet prenaient à exciter le dépit d'Ellénore et la malice d'Adolphe, elle sentit que tous deux pouvaient se porter des coups dangereux dans ce combat d'esprit, et elle changea la conversation en disant à madame Mansley :

— Vous serez sans doute, mardi prochain chez madame Delmer, M. de Ségur y lit sa pièce ; ce n'est rien moins qu'un ouvrage en cinq actes et en vers.

— Ah ! mon Dieu, s'écria la ci-devant duchesse de Fl***, quelle ambition ! sauter ainsi tout à coup des fariboles du vaudeville aux profondeurs du drame ou aux inspirations de la haute comédie ; des pointes du couplets à la sublimité de l'alexandrin, cela me paraît d'une audace extrême.

— Et qui mérite d'être encouragée, reprit madame de Condorcet. On a la manie, en France, de condamner les auteurs à ne pas sortir du genre où ils font leurs premiers essais. Tant pis pour eux si, se méfiant de leurs forces, ils ont commencé par les proverbes pour arriver à la tragédie, on les condamnera longtemps, et peut-être toujours, à ne point dépasser les petits succès de leurs petits ouvrages, et je ne doute pas que cette tyrannie de la routine ne nous prive souvent de bonnes pièces de théâtre.

— Cette tyrannie-là, comme tant d'autres, a son beau côté, dit le chevalier de Panat, vous en conviendrez mardi.

— Le vicomte vous a confié son sujet ?

— Non, madame, mais un de ces amis indiscrets qui s'affligent si vivement et si haut des travers de leurs camarades dramatiques, m'a dit, avec l'accent du plus tendre intérêt, qu'il était désolé de voir un talent de si bonne compagnie se livrer aux caprices d'un parterre grossier, et j'en ai conclu à l'affectueuse pitié du critique qu'il comptait sur la médiocrité de l'ouvrage pour éviter également le scandale d'une chute ou l'éclat d'un succès.

— M. de Rheinfeld est le plus fidèle habitué du salon de madame Delmer. Il sera à cette lecture, pensa Ellénore, cela m'ôte tout désir de l'entendre.

— J'ai bravé la prison, dit la duchesse, j'allais braver l'échafaud lorsqu'il vous a plu, messieurs, de l'abattre, et je ne prévoyais pas que mon courage pût être mis jamais à une plus grande épreuve ; mais la lecture d'un drame en cinq actes et en vers ! du drame d'un ami !… quel supplice ! bon Dieu ! et que la terreur qu'il inspire fait pâlir celle dont nous sortons !

— Qui sait, dit Riouffe, ce sera peut-être plus comique que vous ne pensez.

— Quant à moi, je n'y manquerai pas, dit un jeune tragique, qui venait d'obtenir un succès au théâtre. Je suis curieux de savoir comment un échappé de l'œil-de-Bœuf traite les sujets sérieux.

— Avec la même facilité que des républicains font des vers à Chloris, dit le chevalier de Panat en faisant allusion à un madrigal nouveau.

— Enfin, quel que soit le motif de votre curiosité à tous, interrompit madame de Condorcet, venez la satisfaire, et n'exposez pas la pauvre madame Delmer à se trouver mardi soir en tête-à-tête avec son lecteur.

M. de Rheinfeld répondit à cet ordre amical par un salut qui ne laissait aucun doute sur sa soumission, et qui affermit Ellénore dans sa résolution d'échapper à la lecture du drame. Mais les décisions les plus sages sont souvent déconcertées par les personnes les plus intéressées à les voir maintenir.

En surprenant madame Mansley au moment où elle écrivait à madame Delmer pour s'excuser de ne pouvoir se rendre à son invitation, M. de Savernon lui reprocha son peu de complaisance pour un ami spirituel, et lui fit entendre que s'il s'agissait d'applaudir quelque ouvrage d'un de ces républicains qu'elle aimait tant à rencontrer chez madame Talma, elle se résignerait sans peine à ce qui lui semblait alors une corvée.

— Vous me faites bien de l'honneur, dit-elle, en pensant que mon absence serait remarquée par M. de Ségur, entouré, comme il va l'être ce soir, des plus aimables flatteurs et des plus jolies pédantes ; mais si vous croyez qu'il tienne le moins du monde à ce que j'assiste à cette solennité littéraire, j'irai en dépit de ma migraine.

M. de Savernon la remercia de cet acte de condescendance ; et l'on ne saurait peindre le malaise qu'éprouvait Ellénore en recevant ses remercîments.

Sans se rendre compte d'aucun des sentiments qui la dominaient, elle cédait à leur impression. L'idée que M. de Rheinfeld et M. de Savernon allaient se rencontrer chez madame Delmer lui était désagréable ; et pourtant elle les avait souvent vus dans le même salon sans que leur différence d'opinion amenât la moindre discussion entre eux. Leur politesse, leur bon ton mutuel ne pouvaient lui donner de craintes sur leurs rapports, qui, du reste, ne seraient jamais assez intimes pour risquer d'être interrompus. A quoi donc attribuer ce qu'elle souffrait en cette circonstance ? Elle l'ignorait sincèrement, et un instinct secret lui faisait éviter avec soin tout ce qui aurait pu le lui apprendre.

VIII

Le soir de la lecture arrivé, Ellénore s'y rendit avec la marquise de Condorcet. M. de Savernon vint de son côté, et il eût soin de se placer loin d'Ellénore ; car, malgré la liberté qui s'appliquait alors aux mœurs les plus intimes, on n'en était pas encore venu à ce point de franchise galante qui ne laisse aucun doute sur les liaisons amoureuses et leur donne dans le monde un air de conjugalité qui les fait tolérer. On n'est sévère aujourd'hui que pour les plaisirs cachés. Le mystère ajoute tant de charme à l'amour qu'on ne médit plus de celui qui s'en passe ; cependant la société est trop corrompue pour n'être pas prude ; elle exige des sacrifices aux convenances, et permet qu'on offense les lois et la morale, pourvu qu'on respecte les usages et le bon goût.

Ellénore, placée près de madame Delmer, en face de la porte du salon, s'occupa tellement de regarder les personnes qui entraient, qu'elle n'entendit pas un mot de l'exposition de la pièce. Cependant le premier acte était lu, il fallait en dire son avis ; son embarras était visible ; M. de Boufflers s'en apercevant, dit à voix basse à madame Mansley :

— Répondez hardiment que c'est parfait ; tous ces gens-là vous comprendront, et l'auteur vous croira.

Le conseil suivi, Ellénore retomba dans sa rêverie ; elle en sortait brusquement chaque fois que la porte s'entrouvrait pour laisser entrer un auditeur en retard ; elle s'attendait voir paraître M. de Rheinfeld d'un instant à l'autre.

La lecture entière s'accomplit sans lui. Et Ellénore, uniquement attachée à deviner la cause de son absence, répétait, à la fin de chacun des actes qu'elle n'avait point écoutés, la phrase dictée par M. de Boufflers, et dont l'effet, loin de s'affaiblir par la répétition, allait toujours en croissant.

— Si vous saviez combien votre suffrage m'enchante, s'écria le vicomte. Certes, je suis très-flatté de ceux de tous les gens d'esprit ici rassemblés ; mais mon ouvrage serait détestable qu'ils l'auraient applaudi de même : vous seule auriez eu le courage de me dire la vérité, parce que vous écoutez et jugez avec conscience, et que vous ne craignez pas d'éclairer un ami, votre lumière dût-elle lui faire mal aux yeux.

On devine ce que souffrait Ellénore pendant cet éloge si peu mérité ; ce fut pis encore lorsqu'on entendit une voix, qui fit la tressaillir, s'écrier :

— Eh ! béni soit le bon génie qui fait de la mémoire de madame l'espoir et la consolation des malheureux qui n'ont pu venir assez tôt pour joindre leurs applaudissements à tous ceux que j'entends.

— Vraiment, vous arrivez à une belle heure, dit M. de Ségur en s'adressant à M. de Rheinfeld, qui sortait du boudoir de madame Delmer. Je reconnais bien là votre adresse à échapper aux corvées littéraires.

Adolphe s'excusa sur la longueur d'un dîner ministériel suivi de conférences politiques, et finit par ajouter :

— Mais je n'y perdrai rien, madame est trop bonne pour n'avoir pas pitié de moi, et elle a trop d'esprit pour n'être pas ravie de raconter le vôtre.

— Eh bien, je lui laisse le soin de le faire valoir, reprit le vicomte en s'éloignant pour répondre à tous les aimables menteurs qui venaient le complimenter.

Alors, feignant un très-vif intérêt pour l'auteur et son drame, Adolphe accabla Ellénore de questions sur la marche et les scènes principales de l'ouvrage, et découvrit bientôt qu'elle n'en savait pas un mot. Madame de Condorcet, qui vient se mêler à leur conversation, ne cessait de répéter :

— Mais où donc aviez-vous la tête, ma chère amie, pendant la lecture ? Vous avez compris tout de travers. Serait-ce la présence de ce beau colonel, ou les tristes nouvelles qu'il nous apporte, qui vous ont captivée à ce point ?

— Quelles nouvelles ? demanda vivement Ellénore, empressée de changer le sujet de l'entretien.

— Il prétend que pendant que nous sommes ici à singer l'hôtel de Rambouillet, on se bat sur le boulevart.

— Ah ! mon Dieu ! s'écria Ellénore avec un accent qui rappelait le temps de la Terreur.

— Tranquillisez-vous, dit M. de Rheinfeld, les combats ont cessé, grâce à une proclamation du général Augereau, qui engage ses soldats à ne pas sauter sur les petits collets noirs qu'ils rencontrent dans les rues ; malgré cet avertissement, si vous avez, mesdames, quelque ami qui, par goût ou par opinion, ait adopté le costume des Chouans, l'habit gris orné d'un collet de velours noir, conseillez-lui de ne le porter que dans sa chambre ; car la vue de ce charmant négligé met en fureur tous ceux qui ont fait la guerre de la Vendée ; et comme ces braves enragés accusent le gouvernement de ne pas assez fusiller de bas Bretons, ils se font justice eux-mêmes. C'est ce qu'ils ont tenté aujourd'hui en s'amusant d'abord simplement à couper les collets noirs qui voulaient bien se laisser tailler en pièces ; mais plusieurs s'étant révoltés contre cette plaisanterie militaire, il en est résulté des combats à outrance. La garde nationale, la police s'en sont mêlées, et l'on est en ce moment à la poursuite des malheureux Chouans réfugiés à Paris ; pourtant ceux qui viennent ici pour échapper aux horreurs de la guerre civile devraient y être protégés ; mais on prétend qu'ils conspirent. C'est le mot à la mode ; et comme en France la mode a toujours raison, si folle qu'elle soit, loin de la contrarier, il faut se ranger pour la laisser passer.

A toute autre époque, une semblable nouvelle aurait jeté l'effroi parmi tous les invités d'un salon. Chacun n'aurait pensé qu'à se ménager une retraite sûre, à éviter les rues où l'on se battait, les gens qu'on poursuivait ; mais depuis les atroces épreuves subies sous le règne de l'échafaud, on était difficile en terreur, et le meurtre de quelques inconnus n'avait plus la puissance d'interrompre les plaisirs d'une société bien choisie. Aussi, après quelques réflexions banales sur les troubles partiels qui sont la suite inévitable des grandes révolutions, les amis de madame Delmer revinrent-ils paisiblement à la causerie littéraire et coquette qui avait suivi la lecture du drame. On parla de sa première représentation, qui devait avoir lieu au théâtre de Louvois, où mademoiselle Raucourt avait rassemblé les débris de l'ancienne Comédie française. Saint-Phal, Naudet devaient remplir les premiers rôles, et l'auteur avait insisté pour qu'il lui fût permis d'en confier un petit à un jeune acteur comique dont il aimait l'esprit et la vivacité. Cet acteur, qui jouait la comédie pour apprendre à la faire, méditait déjà le succès de la Petite ville : c'était le joyeux Picard.

Après avoir employé tout son esprit à prédire à l'auteur un triomphe que l'on n'espérait pas, chacun se retira.

En rentrant chez elle, madame Mansley vit sa femme de chambre venir au-devant d'elle, l'œil hagard, la pâleur sur le visage et les lèvres si tremblantes qu'il n'en pouvait sortir aucune parole.

— Oh ! mon Dieu ! qu'est-il arrivé ? demanda Ellénore effrayée.

— Rien… rien, madame, répond mademoiselle Rosalie en faisant signe à sa maîtresse qu'elle ne peut parler devant le domestique qui l'accompagne.

Alors Ellénore envoie Germain se coucher et se dispose à passer par son salon pour entrer dans sa chambre, mais Rosalie l'arrête :

— Madame va peut-être me gronder, dit-elle, pourtant il n'y avait pas moyen de faire autrement, ils l'auraient tué le malheureux…

— Tué !… qui ?

— Un pauvre jeune homme, poursuivi par les soldats de la caserne qui est dans la rue à côté. Ils l'avaient déjà criblé de coups de sabre, quand un portier, qui faisait mine de tomber sur lui avec les autres, et criait à toute force : «A la lanterne ! le collet noir ; mort aux chouans !» l'a poussé de force dans la maison qui fait le coin, a fermé vivement la porte cochère sur le nez des soldats, et a entraîné le jeune homme vers la grille qui donne de la cour de cette maison dans la nôtre. J'étais sur te pallier, m'apprêtant à descendre pour m'informer de la cause du bruit que j'entendais dans la rue ; car les soldats poussaient des cris de rage qui retentissaient dans tout le quartier ; j'avais laissé la porte de l'appartement entr'ouverte : un homme se précipite vers l'escalier, le monte quatre à quatre, se jette dans l'antichambre. Je cours après lui en criant au voleur. Il tombe à genoux ; il me supplie de lui sauver la vie ; il me montre sa tête toute sanglante ; il me jure qu'il vous connaît, que son père est l'ami de M. de Savernon, que vous êtes trop bonne pour m'en vouloir de l'empêcher d'être massacré par des furieux. Enfin, que vous dirai-je, madame ? La pitié me prend quand je vois le malheureux perdre connaissance ; je ne pense plus qu'à arrêter le sang qui sort de sa blessure, qu'à le faire sortir de son évanouissement, et je lui faisais respirer de l'eau de Cologne, lorsque j'ai entendu une voiture s'arrêter. J'ai pensé que c'était madame, et j'ai tout laissé là pour venir la prévenir qu'il y avait dans son salon un pauvre garçon à moitié mort, et que je ne…

— Allons le secourir au plus vite, interrompit Ellénore en ouvrant précipitamment la porte du salon… Grand Dieu ! comme il est pâle !… Ah ! celui-là est dans un véritable danger, ajouta-t-elle en se rappelant la ruse de M. de Norbelle. Courez vite chercher un chirurgien…

Et, tout en s'exclamant ainsi, madame Mansley, à genoux, près du corps inanimé étendu sur le tapis, entourait de coussins la tête du blessé.

— Mais, madame, je vais réveiller toute la maison si je demande des secours à cette heure ; on se doutera que le chouan s'est réfugié chez nous, et on viendra piller la maison sous prétexte de le trouver.

— Non, dites… que c'est… moi… oui, moi… qui me trouve mal… que je viens d'être frappée… d'un coup de sang… qu'il faut qu'on me saigne à l'instant même… Allez…

En ce moment le blessé se ranima, et fit un geste qui semblait vouloir empêcher Rosalie d'obéir ; puis, joignant les mains en signe de prière, il articula avec peine quelques mots pour supplier sa protectrice de lui permettre de mourir sous son toit hospitalier, plutôt que d'être écharpé par les bourreaux armés qui l'avaient mis dans l'état où il se trouvait.

L'idée de livrer ce malheureux à une mort certaine, l'emporta sur toutes les considérations qui devaient décider Ellénore à refuser l'hospitalité à un Vendéen poursuivi : d'abord, parce qu'il était moins en sûreté chez une femme accusée de recevoir beaucoup de royalistes: et ensuite, par les inconvénients de la position d'Ellénore, qui pouvait rendre très-suspecte la présence d'un jeune révolté, caché chez elle. Mais la bonté, la noblesse qui la caractérisaient ne lui permirent pas d'hésiter un instant.

— Il a sans doute une mère, pensa-t-elle ; je crois l'entendre me crier : Sauvez-le ! Et frémissant à ce cri imaginaire, Ellénore n'écouta que son cœur ; elle ordonna à mademoiselle Rosalie de céder sa chambre au blessé, de l'y établir dès qu'il pourrait s'y traîner, et de lui prodiguer tous les soins que la prudence rendrait possibles.

En attendant, elle souleva les cheveux sanglants de cette belle tête ; rapprocha de son mieux les chairs séparées par la lame du sabre, posa dessus une compresse imbibée d'eau fraîche, déchira par bandes un mouchoir qu'elle avait sur elle, entoura le front pâle du blessé ; puis apercevant une manche de son habit coupée en plusieurs endroits, elle parvint à la détacher avec l'aide de Rosalie, et elle ne put retenir un cri de pitié en voyant ce bras déchiré et sabré du haut en bas. Elle le pansa avec le même soin, et dit:

— Cela suffira, j'espère, pour lui faire attendre sans trop de souffrances le moment où le docteur Moreau pourra venir chez moi. Je vais m'établir malade, cela justifiera l'appel du docteur, et c'est vous Rosalie, qui serez chargée de faire faire ce qu'il ordonnera.

A ces mots Ellénore sentit une main brûlante se poser sur la sienne.

— O bonté céleste ! dit le blessé en cherchant à se lever. Vous me rendez… la vie… madame, mais je ne doit pas vous punir de ce… bienfait. Dès que le jour paraîtra faites-moi porter… à l'hospice… Sinon, les misérables sont capables de venger leur férocité déçue… et je mourrais désespéré d'avoir compromis le salut d'un ange.

— Tranquillisez-vous répondit Ellénore, l'émeute est dissipée, et les précautions sont prises sans doute pour qu'elle ne recommence point. Le docteur Moreau est non-seulement un homme très-savant dans son art, mais un homme d'esprit et de bon conseil ; il vous guérira d'abord, et vous indiquera ensuite le meilleur parti à prendre pour échapper à tous les dangers qui vous menacent. J'ai pour valet de chambre un brave garçon discret et dévoué, Rosalie va se mettre à vos ordres sans laisser soupçonner votre présence ici. Celle de Rosalie dans ma chambre nuit et jour sera motivée par la feinte maladie dont je ne guérirai, je vous le jure, que le jour où vous serez hors de tout danger.

Un regard mouillé des larmes de la reconnaissance répondit seul à cet ordre donné avec toute l'autorité d'une volonté généreuse.

— Il faut que vous sachiez… madame… de qui vous êtes… la providence… Je m'appelle Lucien de…

— Je ne veux pas savoir votre nom, interrompit vivement Ellénore ; il se peut qu'on vienne m'interroger ; on fait journellement des visites domiciliaires, et j'aurais peur de mal mentir en répondant que vous n'êtes pas chez moi. Voici votre gardien, ajouta-t-elle en voyant entrer Germain qu'amenait Rosalie, fiez-vous à lui.

En finissant ces mots, Ellénore se sauva dans sa chambre, autant pour éviter au blessé d'user du peu de forces qui lui restait en protestations de reconnaissance que pour échapper aux aveux que ce malheureux croyait devoir lui faire sur sa position et sur le danger qu'elle courait en lui donnant asile.

IX

Le lendemain, à sept heures du matin, Ellénore fut réveillée en sursaut par la voix d'un inconnu qui s'était cru autorisé, en qualité de commissaire de police de la section, à entrer en même temps que mademoiselle Rosalie dans la chambre de sa maîtresse, pour être plus sûr de la surprendre, elle et la personne suspecte qu'il cherchait.

— Pardon citoyenne, dit-il en soulevant son énorme casquette, mais le salut de la patrie passe avant tout, on te soupçonne d'avoir caché dans ta maison un scélérat de conspirateur. Nous venons la visiter du haut en bas, elle est cernée par un piquet de garde nationale, et je t'engage en ami à nous dire franchement où se tapit ce beau gibier, pour nous épargner la peine de tout bouleverser ici, et de t'arrêter toi-même pour t'apprendre à protéger les ennemis de la République.

Dès les premiers mots, prononcés d'un ton menaçant par le commissaire, Rosalie était sortie de la chambre en lançant un regard à sa maîtresse qui semblait dire : Faites-le causer le plus longtemps possible.

— En vérité, citoyen, vous m'avez causé une telle surprise… et je dormais si profondément quand vous êtes entré dans ma chambre, que j'ai à peine entendu ce que vous m'avez dit… on m'accuse… et de quoi ! s'il vous plaît…

— De cacher ici le traître Drouet.

— Qui cela ? le Drouet de Varennes ?

— Oui. Celui qui, après nous avoir débarrassé du tyran a envie de le remplacer par son camarade Gracchus-Babeuf ; mais le Directoire est là pour l'en empêcher.

— Moi… protéger ce monstre de Drouet, s'écria Ellénore ; moi le soustraire au châtiment qui lui est dû! Ah ! je vous jure bien sur tout ce qu'il y a de sacré sur la terre, que s'il était en mon pouvoir de vous le livrer… je n'hésiterais pas.

Ce serment fait avec tant de chaleur et de bonne foi, ébranla un instant la sévérité du commissaire.

— Si c'est ainsi reprit-il, tu ne dois pas craindre nos perquisitions. Fais-nous conduire par ta bonne dans tous les coins et recoins de ton appartement ; car il faut que je fasse un rapport détaillé qui constate que je n'ai trouvé chez toi ni conspirateur, ni chouan.

Ellénore sonna Rosalie.

— C'est que ce Drouet est bien le plus rusé coquin… On ne sait comment il a pu réussir à s'échapper de la Conciergerie, et je ne me laisserai pas dindonner par lui comme ce bêta de geôlier qui…

— Rosalie vous allez conduire le citoyen dans toutes les chambres de cet… appartement dit madame Mansley avec une tranquillité assez naturelle qui naissait de l'idée que si le réfugié était le premier bourreau de la famille royale, elle le verrait arrêter sans regret.

— Quoi, madame, il faut que je mène le citoyen même dans la chambre de notre pauvre cuisinière qui est si malade ? le médecin a pourtant bien recommandé qu'on la laissât en repos. Elle a eu la fièvre toute la nuit, j'en sais quelque chose, c'est moi qui l'ai veillée ; elle vient de s'assoupir, si on la tourmente, Dieu sait ce qu'il adviendra.

— N'importe, obéissez au citoyen, reprit Ellénore en montrant le commissaire qui furetait partout, et qui regardait jusque dessous les meubles ; pendant que vous ferez vos perquisitions, je passerai une robe pour vous laisser continuer dans cette chambre.

Dès qu'elle fut seule, Ellénore sentit son cœur se serrer en pensant que ce beau jeune homme qui lui avait inspiré une pitié si vive, pouvait être le fils du maître de poste de Sainte-Menehould. Cependant son costume de Vendéen lui semblait un déguisement mal choisi pour un terroriste, puisque tous deux étaient également pourchassés.

— Non, c'est un homme comme il faut, pensa-t-elle, je n'en puis douter au peu de mots qu'il m'a adressés, et si ce terrible commissaire ne le reconnaît pas pour l'infâme Drouet, il acceptera facilement le conte que Rosalie lui fera de la cuisinière malade.

Puis passant de cette supposition à une autre, elle perdit et retrouva vingt fois son inquiétude.

Enfin la grosse voix du commissaire retentit dans le salon. Ellénore alla tremblante au-devant de lui, préférant connaître tout de suite ce qu'elle avait à redouter.

— Le gaillard nous échappe encore, dit l'agent du Directoire ; car, d'après nos renseignements, il est certain qu'il est entré ici un fuyard de je ne sais quel endroit, et tout porte à croire que c'est celui que nous cherchons ; à moins que ce ne soit un de ces damnés de chouans dont nos soldats ont juré la mort. Mais comme nos sabreurs sont bien assez forts pour faire leurs affaires eux-mêmes, cela ne nous regarde pas. Par ainsi, ma petite citoyenne, nous allons nous retirer tout doucement, non pas pourtant sans prendre quelques précautions contre les ennemis de la République. Nous allons laisser deux de nos hommes ici ; ils seront nourris et logés à la charge des locataires tant que durera l'état de surveillance. Que cela ne vous inquiète pas, ajouta-t-il en surprenant le geste d'effroi que ne put réprimer Rosalie : dès que nous aurons mis la main sur Drouet, nous vous débarrasserons de nos agents. Aussi bien la citoyenne n'a pas l'air de vouloir risquer la prison pour sauver ce gueux-là. Adieu donc, et vive la république !

— Vive la république ! répéta Rosalie en conduisant le républicain jusque chez le portier, où il installa ses deux surveillants, après leur avoir enjoint de ne laisser entrer ni sortir aucun homme, sans l'avoir confronté avec le signalement qu'ils avaient dans leur poche.

— Par quel miracle a-t-il échappé à ce cerbère ? demanda Ellénore à Rosalie, dès qu'elle la revit.

— Ma foi, le bon Dieu m'a inspirée : quand j'ai vu que ce gros jacobin était bavard, j'ai pensé que j'aurais le temps d'aller coiffer notre pauvre garçon d'un bonnet à moi, de lui recommander de cacher son menton sous sa couverture, de faire comme s'il dormait, ou plutôt comme s'il était mort, le trouvant bien assez pâle pour jouer ce rôle-là. Puis, j'ai imaginé de le faire passer pour notre cuisinière. Puis suppliant le jacobin de ne pas effrayer la malade par sa grosse voix, je lui ai répété dix fois qu'il était trop ami du peuple pour n'avoir pas pitié des domestiques, surtout quand ils étaient mourants. Alors je suis entrée sur le bout des pieds dans ma chambre, j'y avais brûlé une grande quantité de sucre pour faire croire qu'elle était empestée, on ne s'y voyait qu'à travers un nuage ; cela n'a pas engagé le commissaire à y rester longtemps, il s'est approché de la malade, a vu cette figure décolorée, a tâté le lit pour s'assurer qu'il n'y avait qu'une personne couchée dedans, et il est sorti en toussant de toute sa force, et en me disant d'ouvrir la fenêtre pour empêcher cette malheureuse cuisinière d'étouffer.

— Croyez-vous qu'il ait assez regardé cette figure, pour pouvoir la reconnaître s'il l'avait déjà vue ?

— Je n'en doute pas ; car mon bonnet lui allait fort bien, et ne cachait ni son front, ni ses yeux.

— C'est qu'en me laissant aller à cette bonne action, j'ai peur d'avoir sauvé un grand misérable.

— Se pourrait-il ? grand Dieu ! Non, je ne le croirai jamais… et ce qu'il m'a dit hier, après avoir aidé Germain à le faire monter le petit escalier qui mène à ma chambre, me donne trop bonne idée de lui. Savez-vous bien, madame, qu'il a offert à Germain tout ce qu'il avait d'argent dans sa bourse, en lui promettant bien plus encore, s'il voulait le transporter dans un fiacre à l'Hôtel-Dieu ; et cela pour qu'on ne vous inquiétât pas à propos de lui, et comme Germain le refusait de manière à lui ôter tout espoir à cet égard, le malheureux s'écriait:

»—Mais songez donc que je perds votre maîtresse en l'exposant à la vengeance de ces furieux ; que je suis le fils du marquis de la Menneraye, qui commande dans la Vendée ; que sans être hors la loi même, mon nom est proscrit, et que soldats ou magistrats, tous ont le droit de me poursuivre, de me tuer. J'étais venu ici pour revoir ma mère, qu'ils gardent en otage dans une maison de santé. Je voulais l'embrasser avant qu'elle succombât à tous nos malheurs, mais le ciel ne l'a pas permis. Laissez-moi mourir, mes amis, mon existence ne vaut pas qu'on lui sacrifie sa tranquillité.

»Est-ce qu'un méchant parlerait ainsi, madame ; non, les mauvais cœurs ne pensent qu'à eux, il se moquent bien des dangers qu'on peut courir en les sauvant. Ce jeune officier-là est un brave garçon, j'en mettrais ma main au feu, et je voudrais être aussi sûre qu'il ne sera pas fusillé par les patriotes comme je suis sûre qu'il mérite ce que nous faisons pour lui.

— Le marquis de la Menneraye ? Êtes-vous certaine que ce soit bien ce nom-là? demanda Ellénore en réfléchissant.

— Oh ! je me suis appliquée à le bien retenir. Il a dit: le marquis de la Menneraye, et Germain l'a entendu comme moi.

— M. de Savernon le connaît, dit Ellénore en se parlant à elle-même. Ils se sont vus à Bruxelles… en émigration… Je puis lui confier ce qui m'arrive… il trouvera peut-être un moyen…

En ce moment on annonça le docteur Moreau ; il venait rendre compte à madame Mansley de l'état du malade pour qui elle l'avait envoyé chercher.

— Il n'a rien de fracturé, dit-il, et j'espère le guérir sans avoir recours au talent d'un chirurgien ; mais il s'obstine à se faire transporter dehors de chez vous, et je m'y oppose formellement. Je sais fort bien que s'il avait dépendu de moi de lui choisir un autre asile, il ne serait pas ici ; mais puisque sa bonne étoile l'a conduit sous votre toit hospitalier, il faut qu'il en sorte sain et sauf. Il a un bras tailladé en sept endroits. Ce n'est rien ; il le portera longtemps en écharpe, voilà tout. Les blessures de sa tête sont plus graves… et demandent de grands soins.

— Il faut les lui donner, docteur, dit Ellénore, et nous entendre sur le prétexte qui doit vous attirer ici tous les jours. J'ai fort à propos un commencement de rhume, dont vous pouvez faire facilement une espèce de fluxion de poitrine.

— Sans doute, mais ce serait vous rendre prisonnière aussi, et je préfère avoir recours à un de mes clients, qui m'a déjà servi dans une occasion semblable ; car en qualité de Breton, je suis accablé de requêtes de la part de mes pauvres compatriotes ; ceux qui sont pris les armes à la main et qui éternisent une guerre civile inutile, je ne puis rien pour eux ; mais pour les malheureux enfants qu'ils entraînent dans leur folie, sans les consulter ; qu'ils font tuer pour le soutien d'une cause perdue, pour un culte abandonné, dont les dieux sont en fuite et que ces jeunes gens n'ont pas connus ; pour les victimes de cette démence politique, je combats de toutes mes forces, et je vous engage à faire comme moi, à solliciter vos amis patriotes en faveur de ce jeune chouan, dont la conversion ne vous sera pas difficile, car sa reconnaissance me paraît trop vive pour vous rien refuser.

— J'ai peur de le dénoncer en voulant le servir.

— Aussi faut-il le faire sortir de France sous un faux nom ; j'ai pour ami un certain gentilhomme Allemand, né de Français réfugiés en Bavière depuis les guerres de religion ; il vient de se reconstituer Français ; et cet acte flatteur pour un pays désolé par l'émigration le met fort en crédit ; je vais le consulter sur les moyens d'obtenir un passe-port à un de mes malades, nommé Durand. Je lui laisserai entendre qu'il y va de la vie pour ce pauvre jeune homme, et je suis sûr de son zèle à nous seconder dans cette charitable intrigue, surtout s'il sait que vous vous y intéressez.

— Moi ?… Ah ! par grâce, docteur, faites que je ne sois pas compromise dans cette affaire, c'est le seul prix que j'attache à mon dévouement pour cet inconnu ; ne me nommez pas à votre ami.

— Tant pis. Je vous obéirai, mais c'est dommage ; car Adolphe de Rheinfeld aurait trouvé encore plus de plaisir à sauver votre protégé que le mien.

X

Après le départ du docteur Moreau, Ellénore resta longtemps immobile, sous l'impression que ce nom d'Adolphe de Rheinfeld venait de lui produire. Justement effrayée du trouble où ce nom la jetait, elle se révolta contre l'ascendant de ce pouvoir occulte, inexplicable, que rien ne motivait, n'autorisait, et dont elle pensait qu'une volonté ferme devait triompher.

Alors, cherchant à se prouver à elle-même toutes les raisons qu'elle avait de se rassurer sur la crainte d'une préférence impossible, elle se disait:

— D'où vient que son nom m'agite ? sa personne est-elle donc si séduisante, ou mon aveuglement si complet ? Non, je suis sans illusions sur son compte. Ses grands cheveux trop blonds, ses bésicles inamovibles qui devraient m'empêcher de jamais surprendre un de ses regards, ce sourire sardonique, ce calme dédaigneux qu'il oppose à toutes les opinions qui ne sont pas les siennes ; sa tenue nonchalante, ses habitudes ; enfin, tout en lui me déplaît, et l'attrait d'un esprit supérieur ne saurait l'emporter sur tant de causes d'antipathie.

Malgré cette conclusion rassurante, Ellénore sentit qu'il fallait mettre entre elle et M. de Rheinfeld un de ces obstacles infranchissables, qui rendent tout rapprochement impossible. Elle médita plusieurs de ces injures que l'amour-propre ne pardonne jamais, et s'arrêta à celle qui lui parut devoir le mieux provoquer la colère la plus implacable, c'est-à-dire celle d'un auteur.

Adolphe venait de publier une seconde brochure politique qui alimentait toutes les conversations. C'était une prophétie sur les réactions qui sont les conséquences de tous les partis extrêmes. Il y prouvait que la révolution de France, faite contre les priviléges, et ayant dépassé son but en atteignant les propriétés, risquait de voir revenir les abus qu'elle avait détruits, en punition des droits qu'elle avait usurpés.

Cette vérité politique, attaquée par tous les gens qui en étaient le mieux convaincus, précédait dans l'ouvrage une sortie contre les journaux qui devait attirer à l'auteur un grand nombre d'ennemis.

On reproche à la presse quotidienne de notre temps ses indiscrétions, son caquetage. Elle s'est pourtant fort améliorée, à en juger par ce passage d'un livre d'un grand publiciste de 1797.

«La puissance des journaux s'est élevée comme par magie, au milieu d'un écroulement universel. Elle donne de l'audace aux plus lâches et de la crainte aux plus courageux. L'innocence n'en garantit pas, le mépris ne peut la repousser : destructive de toute estime et profanatrice de toute gloire, elle défigure le passé, elle devance l'avenir pour le défigurer de même ; et, grâce à ses efforts et à ses succès, après une révolution de sept années, il ne reste, dans une nation de 25 millions d'hommes, pas un nom sans tache, pas une action qui n'ait été calomniée, pas un souvenir pur, pas une vérité rassurante, pas un principe consolateur.»

Ce n'était pas sur la ressemblance de ce tableau qu'Ellénore pouvait asseoir sa critique ; elle chercha ligne par ligne celles qui présentaient un côté faible ou une idée facile à interpréter, et elle tomba sur celle-ci :

«On n'est obligé de dire la vérité qu'à celui qui a le droit de la savoir.»

— Voilà un précepte commode, pensa Ellénore, et que je m'engage à faire valoir de mon mieux.

En effet, se trouvant le lendemain chez madame Delmer en présence de plusieurs amis de M. de Rheinfeld, elle prouva avec toute l'éloquence de l'indignation qu'une semblable maxime érigeait la mauvaise foi en principe ; que tout homme devenant ainsi juge du droit qu'un autre a de savoir la vérité, lui mentira sans scrupule. Comme si l'on pouvait composer avec une vertu et l'altérer selon ses préventions !

L'arrivée de l'auteur n'interrompit point la discussion sur l'ouvrage ; seulement, plusieurs des personnes qui approuvaient tout bas la critique de madame Mansley la critiquèrent tout haut, ce qui redoubla le zèle d'Ellénore à soutenir son opinion sur l'inviolabilité de la vérité.

— Mais défendez-vous donc, dit madame Delmer à Adolphe ; vous comptez peut-être sur tout ce qu'il y a dans votre brochure d'idées fortes et profondes, exprimées dans un style brillant, pour vous mettre à l'abri de tout reproche ? Détrompez-vous. Nous vous accusons de certaines réserves propices au mensonge, dignes d'un jésuite politique.

— Que d'honneur ! s'écria M. de Rheinfeld. Vous voulez bien m'attaquer ? c'est prouver que vous m'avez lu, mesdames, et je ne saurais trop payer cette faveur insigne.

— On ne peut mieux éviter le combat contre de faibles adversaires. Chez vous, le dédain tourne en galanterie.

— Ah ! c'est me faire injure, et, puisque vous le voulez, je vais m'armer de toutes pièces pour répondre à vos critiques.

Alors la discussion s'engagea d'une manière très-sérieuse entre Ellénore et Adolphe, car il devina que c'était la flatter que de paraître blessé des coups qu'elle portait à son amour-propre. Comme on exagère toujours ce que l'on feint, il montra tant de ressentiment, il s'exprima avec tant d'amertume, que madame Mansley crut avoir atteint le but qu'elle se proposait.

— Enfin, pensa-t-elle, j'ai trouvé le chemin de sa haine ; l'auteur me sauvera de l'homme aimable, et voici probablement la dernière fois que nous causerons ensemble. Tant mieux, car il me ferait contracter l'habitude de dire des choses désagréables. Je ne sais à quoi attribuer le besoin que j'éprouve de le contrarier ; mais quand il est là, je cède à une colère sans sujet qui m'emporte, malgré moi, à des discussions ridicules. Celle-ci lui laissera, j'espère, une trop mauvaise opinion de mon humeur querelleuse pour qu'il s'expose encore à la braver.

Cette petite scène, que toute la politesse des acteurs et des spectateurs avait eu peine à maintenir dans les bornes d'une querelle ordinaire, plongea l'âme d'Ellénore dans une satisfaction d'elle-même, qui lui fit une complète illusion.

Elle rentra chez elle, comme dans un port assuré contre toutes les tempêtes ; la certitude qu'Adolphe n'oserait s'y présenter, et que s'il en avait jamais conçu l'envie, ce qu'ils venaient de se dire mutuellement la lui ferait perdre pour toujours, inspira à Ellénore une sécurité qu'elle crut inaltérable.

Décidée à ne s'occuper que du malheureux qu'elle avait recueilli, elle le confia aux soins de M. de Savernon ; puis elle pensa à implorer les amis républicains, dont elle avait déjà mis l'obligeance à l'épreuve, pour obtenir les moyens de faire sortir de France M. de la Menneraye ; car malgré les hymnes patriotiques, malgré les odes du champ de Mars, où l'on célébrait, chaque décade, le bonheur et la prospérité de la France, malgré le bien-être qu'on éprouvait depuis la chute du formidable comité de salut public, c'était encore une fort triste époque que celle où tant d'héritiers de nobles familles sollicitaient l'exil comme une faveur !

M. de Savernon connaissait le père du jeune Lucien ; il approuva tout ce que la générosité de madame Mansley lui avait inspiré pour le pauvre blessé ; mais ce malheureux était beau, brave, spirituel, et M. de Savernon approuvait encore plus vivement les démarches qu'Ellénore allait tenter pour l'éloigner de Paris.

Elle s'apprêtait à se rendre chez l'ex-abbé Siéyès, lorsqu'on lui remit une grande enveloppe cachetée ; elle ouvre, et voit les lettres imprimées de : République française , en tête d'un passe-port revêtu de la signature de toutes les autorités du jour, portant le nom du citoyen Nicolas Durand, horloger, né à Genève, et retournant dans sa famille.

A la vue du passe-port qui assurait le salut de son protégé, Ellénore ne put contenir un cri de joie, et céda sans réflexion au désir d'aller montrer au blessé le baume municipal qui devait lui rendre la vie. Son domestique l'arrêta en disant:

— Madame oublie ce papier qui est tombé de l'enveloppe lorsqu'elle l'a ouverte.

Ellénore prend la petite feuille volante que lui présente Germain, et lit ce peu de mots:

«N'est-ce pas là ce que vous désiriez, madame ?»

Comme l'écriture lui est inconnue, elle rappelle Germain.

— Qui vous a remis ce paquet ?

— C'est le portier, madame.

— Allez lui demander qui le lui a donné.

— Il n'en sait rien, madame, car je l'ai questionné pour savoir si l'on attendait en bas la réponse ; il m'a dit que cette lettre venait d'être posée sur sa table par un grand monsieur qui n'a pas même demandé si madame y était, mais qui a bien recommandé de lui remettre tout de suite ce paquet.

— C'est sans doute un des amis qui viennent souvent ici, et qu'il n'aura pas reconnu ? demanda madame Mansley d'une voix troublée.

— Oh ! non, madame, car j'étais à la fenêtre de la salle à manger quand ce monsieur est entré sous la porte cochère, et je suis bien sûre de ne l'avoir jamais vu ici. Avec ses grands cheveux blonds et ses bésicles, il me serait resté dans la mémoire.

— Il suffit, dit Ellénore ; et, dès que Germain fut sorti, elle se laissa tomber dans un fauteuil, accablée sous le poids de tant de sensations contraires, de soupçons à la fois si doux et si effrayants, qu'elle avait peine à se soutenir.

Les vives émotions bonnes ou cruelles, ont le pouvoir de suspendre la pensée, de remplacer les craintes les mieux fondées par un vague, où l'espoir se fait jour comme un rayon du soleil à travers les nuages, et cette impression indéfinissable, Ellénore s'y abandonna comme à un rêve dont le réveil lui serait pénible.

M. de Savernon la surprit dans cet assoupissement moral. En la voyant tressaillir au son de sa voix, et le regarder d'un air égaré, il s'écria, avec l'accent de la terreur :

— Grand Dieu ! vous êtes dénoncée ? La Menneraye est arrêté ? Nous sommes perdus ?… Ah ! je l'avais trop prévu, cet affreux malheur !…

Et M. de Savernon continuait de déclamer contre l'imprudence charitable d'Ellénore, contre la tyrannie des républicains, sans écouter ce qu'elle lui disait pour le sortir d'erreur ; mais, en croyant mieux l'état de stupeur où il l'avait trouvée que tout ce qu'elle pouvait tenter pour le rassurer, M. de Savernon persistait dans son désespoir. Enfin, madame Mansley, lui mettant le passe-port sous les yeux, lui commanda d'un ton si impérieux de le lire, qu'il obéit.

Alors, sa fureur se changea en un délire de joie. Il se jeta aux pieds de celle qu'il appelait la providence des proscrits, et lui prodigua toutes les adorations de la reconnaissance.

Embarrassée de recevoir tant de bénédictions pour un bienfait qui n'était pas son ouvrage, Ellénore avoua sans détour comment lui était parvenu ce passe-port sauveur.

— C'est probablement un ami de la Menneraye, que dis-je ? de Nicolas Durand, car il ne faut plus maintenant lui donner d'autre nom, qui, sachant par lui l'asile qu'il vous devait, se sera compromis pour lui faire avoir ce moyen de fuir, et de ne pas vous exposer plus longtemps aux recherches de la police républicaine. C'est qu'elle a des manières très-expéditives, ajouta M. de Savernon en se levant pour aller instruire le jeune blessé de ce qui lui arrivait d'heureux.

Il est permis de cacher aux autres ce qu'on ne s'avoue pas à soi-même. Ellénore cherchait de si bonne foi les raisons qui devaient lui faire douter de la part qu'avait M. de Rheinfeld dans cette affaire, qu'elle adopta, sans hésiter, la supposition de M. de Savernon, et l'affermit dans sa croyance. Mais lorsque rendue par la solitude à ses réflexions, elle tenta d'essayer sur son esprit les mêmes raisonnements qui venaient de lui réussir sur celui d'un autre, elle sentit régner au fond de son âme une conviction invincible, elle ne pensa plus qu'à la difficulté de rester froide sans paraître ingrate, ou d'exprimer sa reconnaissance sans trahir trop de sensibilité. La crainte de tomber dans ce dernier tort l'emporta.

— Décidément, j'aime mieux passer pour ingrate, pensa-t-elle ; il m'en détestera un peu plus, et je ne sais quoi m'avertit que sa haine vaut mieux que son amour.

XI

A vingt ans, être sauvé par une jolie femme, lui devoir la vie, la liberté, et n'en pas devenir amoureux, ce serait un miracle de raison et de froideur auquel personne ne voudrait croire. Aussi trouvera-t-on fort simple que Lucien de la Menneraye reçut le passe-port qui assurait sa fuite sans témoigner la moindre joie. Il affecta même de souffrir tellement de ses blessures, qu'on ne pourrait sans cruauté l'engager à braver les fatigues d'une longue route avant d'avoir repris des forces. En vain M. de Savernon insista pour vaincre une résistance dont il devinait trop bien le motif, Lucien répondait à tout que, mourir pour mourir, il aimait mieux que ce fût sous les yeux de celle à qui sa vie appartenait.

— Je crois que vous seule pouvez lui faire entendre raison, dit M. de Savernon à Ellénore, car le docteur y a déjà perdu son éloquence, et cependant nous jugeons tous deux qu'il y aurait danger pour votre liberté, et même un peu d'inconvenance à garder ce jeune homme plus longtemps chez vous.

— Si c'est votre avis, dit Ellénore, et celui du docteur je m'y conformerai, malgré ma répugnance à congédier un malheureux dont les blessures sont à peine fermées. Allez lui demander s'il peut me recevoir.

— Ne vaudrait-il pas mieux lui écrire ?

— Non, vraiment ; ce que je vais lui dire est fort peu agréable, et doit être adouci par un ton affectueux. D'ailleurs, je tiens à lui prouver la vérité : c'est qu'en le déterminant à profiter sans délai du passe-port qui doit le mettre à l'abri de toutes poursuites, je pense bien plus à son intérêt qu'au mien.

Un quart d'heure après cet entretien, Ellénore entrait dans la petite chambre où elle avait recueilli le jeune Vendéen.

On aurait entendu les battements du cœur de Lucien lorsque sa porte s'entr'ouvrit et qu'une voix douce dit:

— Peut-on entrer ?

Il ne répondit qu'en se jetant aux genoux de sa bienfaitrice.

— Ne parlons point de reconnaissance, s'empressa de dire madame Mansley, en faisant signe à M. de la Menneraye de s'asseoir sur l'une des deux chaises de paille qui, avec un lit, une commode et une table à ouvrage, composaient tout le mobilier de cette chambre.

»Dans ce temps de révolution, continua-t-elle, on peut facilement s'acquitter du service qu'on reçoit ; le proscrit de la veille devient souvent le roi du lendemain, et la gratitude est une monnaie courante. Dieu sait si vous ne me sauverez pas avant peu de la fureur d'un parti quelconque.

— Ah ! que je le voudrais ! s'écria Lucien avec un enthousiasme qui fit sourire Ellénore.

— Eh bien, puisque vous êtes décidé à tant faire pour moi, dit-elle, commencez par m'ôter toute inquiétude sur vous.

— Mais sous quel abri, dans quel temple puis-je être mieux protégé qu'ici ?

— Le temple est modeste, vous en conviendrez, reprit Ellénore en montrant l'espèce de soupente où ils se trouvaient ; mais si misérable que soit ce pauvre asile, vous ne pouvez l'habiter plus longtemps sans risquer de le voir découvert.

— Mais je serai resté un jour de plus, là, près de vous, entendant tous les bruits de votre appartement, la sonnette qui annonce votre réveil, le glissement des anneaux de vos rideaux lorsque votre belle main les ouvre, les aboiements de cette jolie levrette, qui m'avertissent du degré de votre affection pour les gens qu'on annonce. Enfin, je vous entendrai vivre, et ce bonheur me suffira ; il vaut bien…

— Tout cela est fort galant, interrompit Ellénore en affectant de plaisanter sur ce que Lucien déclarait très-sérieusement ; mais puisque vous m'y contraignez, je vais vous parler au nom de ma sûreté. D'après l'avis que je viens de recevoir, vous ne pouvez rester caché ici sans la compromettre.

— Je pars à l'instant même, répond Lucien. Dieu me garde d'exposer au moindre péril l'ange qui m'a sauvé la vie ! Je pars… mais non pas sans lui jurer que, quel que soit le lieu, quelle que soit la situation où je me trouve, fût-ce au bout du monde, dans huit jours comme dans vingt ans, un signe ou un mot d'elle disposera de moi, me ramènera à ses pieds pour y obéir à ses ordres, pour y servir ses projets, et sacrifier, s'il le faut, mon existence entière à ses moindres caprices.

— Songez, dit Ellénore, avec un ton presque solennel, que du fond de cette petite chambre, Dieu entend votre serment et que je l'accepte, comme une consolation réservée à mes chagrins à venir. Soyez sage, ne vous battez plus que pour votre pays, et consacrez-lui cette bravoure qui vous répond d'un beau grade dans ses armées, et d'une bonne part dans sa gloire. Dégoûtez votre père des triomphes de la guerre civile, de ces triomphes suivis de larmes, de remords, et revenez bientôt rapporter ici quelques-uns des drapeaux que le vainqueur de l'Italie y envoie si souvent. J'ai beau n'être pas née en France, elle est ma patrie adoptive, et je me sens une grande prédilection pour tous ceux qui se consacrent à sa prospérité.

— Ce mot décide de ma destinée ; adieu, madame, vous apprendrez bientôt tout ce que peut le despotisme d'un ange.

Madame Mansley essaya ce despotisme sur Lucien, en lui ordonnant d'attendre la nuit pour sortir de sa maison, et pour aller chercher le mauvais cabriolet qui le conduirait hors des barrières de Paris ; il devait ensuite continuer sa route à pied, ou dans quelque charrette s'en retournant à vide, selon que ses forces de convalescent lui permettraient de braver la fatigue ; mais c'était la manière de voyager la moins compromettante et qui semblait la plus agréable à un malheureux reclus.

Dix jours après ce départ, madame Mansley reçut un billet, daté de Wurtemberg, écrit sur du papier d'office, et contenant ces trois mots:

«Grâce à vous.»

Elle en conclut que M. de la Menneraye était en sûreté, et elle ne s'en occupa plus.

Espérant oublier de même celui qui l'avait si bien secondée dans cette bonne action, elle se tint éloignée des amies chez lesquelles elle rencontrait habituellement M. de Rheinfeld ; mais on aimait trop à la voir, à l'entendre, pour supporter patiemment son absence. La marquise de Condorcet, madame Talma, madame Delmer vinrent tour à tour l'accabler d'invitations. Il fallut bien se rendre à quelques-unes, sous peine de laisser deviner le motif qui les lui faisait redouter.

— Je viens vous enlever de force, dit un matin madame Delmer à Ellénore. Garat dîne chez moi avec madame de Valbonne ; ils nous chanteront ce soir le beau duo d'Armide, et quelques morceaux italiens, cela nous délassera de nos conversations politiques, qui dégénèrent trop souvent en querelles. On laissera en repos le nouvel ouvrage de madame de Staël, dont les critiques amères commencent à me fatiguer.

— Quoi ! dit Ellénore, ce livre sur l' Influence des passions , qui, selon l'avis de M. de Talleyrand, serait bien plus amusant si, au lieu d'analyser les nôtres, l'auteur avait raconté les siennes ?

— Oui, c'est ainsi qu'en parle un ami de l'auteur, celui qui lui doit d'être aujourd'hui ministre. Jugez de ce qu'en disent les indifférents ! Heureusement tous ces bons mots, plus ou moins perfides, n'empêchent pas madame de Staël d'être la femme la meilleure et la plus spirituelle du siècle.

— Vous n'aurez donc chez vous que des amateurs de musique ? demanda madame Mansley avant de s'engager.

— Je l'espère, car j'ai supplié mes charmants bavards de ne pas venir.

— Ils aiment un peu à vous contrarier, et vous êtes si bonne, qu'ils n'ont pas à craindre votre colère.

— Vous vous trompez, je suis sans pitié pour ces beaux parleurs qui, n'aimant pas la musique, empêchent les amateurs d'en jouir ; pour ces grandes coquettes de salon, qui ont si peur de manquer leur entrée (comme on dit en style de coulisse), qu'elles ont soin d'arriver au beau milieu du morceau le plus important, et de déranger vingt personnes avant de parvenir à la place qu'un homme poli leur cède, ce qui met au supplice les chanteurs et la maîtresse de la maison. Je trouve fort simple qu'on ne soit pas sensible à la musique ; mais pourquoi afficher les goûts qu'on n'a point ? pourquoi s'obstiner à venir s'ennuyer de ce qui ravit les mélomanes, ou refroidir par une admiration feinte les élans d'un enthousiasme vrai ? Dans l'espoir d'éviter cet inconvénient, j'ai divisé ma société : mes discuteurs, mes Célimènes , mes incroyables ont leur jour ; mes amateurs, mes artistes en ont un autre ; mes poëtes, mes auteurs sont de chaque réunion, car pour ceux-là tout est profit: la beauté, les travers, les talents, les ridicules leur fournissent également des images et des idées.

— Ainsi, vous me rangez parmi vos amateurs ; j'en suis très-flattée, et je vous promets d'arriver si discrètement que Garat lui-même ne saura pas que je suis là pour l'applaudir, répondit Ellénore, rassurée sur la crainte de rencontrer ce jour-là M. de Rheinfeld chez madame Delmer, tant il lui semblait qu'il devait être compris parmi les discuteurs.

Elle s'abusait ; ce fut la première personne qu'elle aperçut en entrant dans le salon de musique : il était debout derrière le piano, appuyé sur une des consoles qui séparaient les fenêtres, et placé tellement en face de la porte du salon, qu'on ne pouvait y entrer sans être aperçu de lui.

Ellénore se sentit rougir à son aspect ; et dans le dépit de ne pouvoir surmonter son émotion, elle résolut de détourner si bien ses regards de l'endroit où se trouvait Adolphe, qu'elle ne pût jamais rencontrer les siens.

Dans l'intervalle de la première partie du concert à la seconde, tous les hommes de sa connaissance vinrent la saluer, excepté M. de Rheinfeld. Pourtant il s'approcha de la belle Regnault de Saint-Jean-d'Angély, qui était à si peu de distance d'Ellénore que leur conversation lui parvenait.

— En vérité, vous m'édifiez par la manière dont vous écoutez la musique, disait madame Regnault, je croyais que vous ne l'aimiez pas ?

— Qu'importe ? si j'aime les personnes qui l'aiment, répondait Adolphe. Et puis ne doit-on pas savoir gré à un chanteur tel que Garat d'exprimer les sentiments qu'on éprouve ? Il y a dans cette manière de faire parvenir les aveux qu'on n'oserait hasarder, quelque chose de ravissant.

— Eh ! comment voulez-vous qu'on devine votre passion dans les reproches amoureux dont Armide accable l'insensible Renaud ?

— Tout ce qui parle amour est mon complice, madame, reprit M. de Rheinfeld avec un sourire ironique.

Alors M. de Chauvelin venant se mêler à la conversation, elle se continua tout en moquerie sur l'effet de grandes passions. Mais, du milieu de ce feu roulant de plaisanteries, il s'échappa quelques mots dits sérieusement, et qui, sortis du cœur d'Adolphe, vinrent retentir à celui d'Ellénore.

Pourtant, de son côté, elle paraissait entièrement captivée par les hommages que lui rendaient plusieurs des gens célèbres qui faisaient les plaisirs et la gloire du salon de madame Delmer. Chénier, Lemercier, Ducis, Isabey, Garat, Chérubini, Andrieux, Legouvé, Gérard, Méhul, Alexandre Duval, le joyeux Picard, le malin Hoffman, Longchamps, l'auteur de Ma tante Aurore , l'aimable Dupaty, l'élégant Forbin, les deux Ségur, le chevalier de Boufflers, le comte de Lauraguais, et ce groupe de jeunes officiers montés depuis aux grades de généraux, de maréchaux, de princes, tous s'empressaient d'obtenir un mot, un sourire d'Ellénore.

Ce soir-là, un sentiment involontaire la portait à répondre avec une sorte de coquetterie aux charmantes flatteries qu'on lui adressait: elle espérait sans doute en voir prendre un peu d'humeur à la seule personne qui affectait de ne lui point parler. Mais ayant jeté à la dérobée un regard sur M. de Rheinfeld, elle fut frappée de la douce joie qui animait sa physionomie ; feignant d'écouter la conversation de ses voisins, y mêlant de temps en temps un mot inutile, il contemplait avec ravissement tout ce que faisait Ellénore pour lui déplaire.

Il fut tiré de cette contemplation par de méchants propos que deux femmes, placées devant lui, se disaient à l'oreille, mais à si haute voix, qu'on ne pouvait s'abuser sur leur désir de les faire entendre. Ils portaient particulièrement sur la facilité de madame Delmer à recevoir de certaines personnes qui n'étaient point faites, à ce qu'elles prétendaient, pour se trouver en bonne compagnie.

— Grâce au ciel ! disait l'une, nous ne sommes plus sous le règne de cette égalité féroce qui mettait au même rang l'assassin et la victime, le brave et le poltron, l'inepte et le savant, l'honnête femme et la prostituée. La société se reconstruit et tout nous fait présager le retour de nos anciens usages. Aussi est-il de notre devoir de nous opposer vivement à ce qui entraverait ce retour aux vieilles convenances.

— Sans doute, répondait l'autre, et le code du monde n'était pas assez rigide pour qu'on ne soit pas très-heureux d'y revenir. Il était même fort indulgent pour la galanterie, et pourvu qu'on eût un certain rang… et d'excellentes manières…

— On fermait les yeux sur tout le reste, interrompit l'autre… Mais souffrir que des créatures sans nom, ayant pour toute recommandation une ou deux aventures scandaleuses, viennent s'asseoir à côté de vous dans un salon, et y attirer tous les hommes que l'espoir d'un succès facile rend si sémillants ; vous obliger à être spectateur du prologue de leurs intrigues futures ; c'est ce qu'on ne saurait tolérer, ajouta-t-elle en montrant par un geste madame Mansley.

A ces mots dits avec le dédain le plus insolent, M. de Rheinfeld se sentit rougir de colère. Entendre insulter Ellénore, sans pouvoir la défendre, le livrait à un supplice au-dessus de ses forces ; et pourtant comment oser prendre son parti contre des femmes qu'il connaissait à peine, et dont rien ne l'autorisait à interrompre les confidences ? Malheureusement pour elles, un de ces nouveaux enrichis qui se faufilaient alors dans le monde élégant, avides d'en apprendre les usages, et de savoir les noms des personnages les plus marquants, vint demander à M. de Rheinfeld s'il connaissait les deux femmes qui étaient devant lui.

— Fort peu, répondit-il, on les dit méchantes et plus que légères ; moi je les crois simplement égarées. Elles ont pris l'offensive pour la défensive, voilà tout.

Alors, certain de sa vengeance dont l'effet se lisait sur le visage crispé de ces dames, il s'éloigna d'elles et se rapprocha d'Ellénore, décidé à lui parler, et se flattant d'en être accueillis comme si madame Mansley avait pu deviner le tort qu'il venait de se donner pour elle.

— Oh ! mon Dieu ! se disait Ellénore, à chaque pas que faisait M. de Rheinfeld pour arriver près d'elle, ne permettez pas qu'il voie mon trouble ; ou plutôt armez-moi contre cet ascendant inexplicable ; donnez-moi l'amertume de l'ironie, la mauvaise grâce du dédain, l'apparence de la profonde ingratitude ; enfin, tout ce qui sépare irrévocablement une âme sensible d'un cœur sec, un esprit supérieur de la sottise vulgaire !

Le ciel, touché, probablement, par la nouveauté de cette prière, l'exauça en partie, et peu s'en fallut qu'Adolphe ne fût découragé par l'air glacial de madame Mansley, par le soin qu'elle prenait de répondre au voisin qui ne lui parlait pas, et cela uniquement pour ôter à M. de Rheinfeld le désir de l'interrompre ; mais l'affectation des sentiments contraires à ceux qu'on éprouve réussit mal aux personnes d'une nature franche. Là où l'on devine un effort, on recherche une cause, et toutes les ruses de l'esprit ne parviennent pas à dissimuler le sentiment qui bouleverse un pauvre cœur.

Cédant moins à une présomption ridicule qu'à un soupçon flatteur, à une sympathie entraînante, Adolphe, pressentant qu'Ellénore répondrait à peine aux mots insignifiants qu'on adresse ordinairement dans le monde aux femmes avec lesquelles on n'a que des rapports de politesse, se pencha vers elle, et lui dit sans préambule :

— Pourquoi vous faire moins gracieuse et moins bonne que vous ne l'êtes ?

Cette attaque imprévue déconcertait tous les plans d'Ellénore. Furieuse de répondre à sa pensée, lorsqu'elle s'efforçait si bien de la cacher, elle feignit de paraître surprise de l'espèce de familiarité que M. de Rheinfeld hasardait en entrant ainsi en conversation avec elle.

— Je ne vous comprends pas, dit Ellénore d'un ton sévère.

— Tant mieux, reprit Adolphe ; cela m'autorise à m'expliquer, et j'ai tant de choses à vous dire !

— Pardon ; un concert exige le silence, et nous ne sommes ici que pour écouter… de bonne musique.

— Vous, peut-être, madame ; mais moi, je n'y suis venu que pour voir…

— Eh bien, n'empêchez pas les autres d'entendre, interrompit Ellénore, en souriant malgré elle, comme pour adoucir la rigueur de cet ordre.

— Je me tais… aussi bien, vous savez mieux que moi ce que je pense, ce que j'éprouve, autrement seriez-vous si sévère, si malveillante pour moi. Ah ! me punir ainsi, il faut que vous connaissiez mon crime.

— Est-ce que Garat ne va pas chanter son air basque ? s'empressa de demander Ellénore à madame Delmer qui passait près d'elle.

— Si, vraiment, il finira par un Soir de cet automne . Mais nous voulons qu'il nous dise avant sa dernière romance :

  Je t'aime tant, je t'aime tant,   Je ne puis assez te le dire.

— Ah ! oui, s'écria M. de Rheinfeld, qu'il chante celle-là, je l'applaudirai de tout mon cœur ; et vous madame ? ajouta-t-il d'une voix émue en s'adressant à Ellénore.

— J'aime peu ces sortes de fadeurs, répondit-elle avec dédain ; mais le talent de Garat fait passer bien des choses.

— A quoi bon feindre pour si mal tromper ? Convenez-en, madame, le talent de Garat et toutes les richesses d'harmonie qu'on prodigue ici, ne nous occupent guère en ce moment ; il y va d'un plus grand intérêt pour vous et pour moi.

A ces mots, Ellénore fit un geste d'impatience.

— Calmez-vous, ajouta Adolphe, et ne laissez pas deviner ce que je vous dis par votre peu de complaisance à l'écouter. Comptez sur mon honneur, sur ma prudence, sur ma crainte de vous compromettre en rien. Mais puisque vous me réduisez à des tête-à-tête de ce genre, qu'il me faut la protection de soixante témoins pour oser vous dire un mot de ce que je pense, vous me pardonnerez de profiter de la seule occasion que j'aie de vous apprendre que vos injures, vos dédains, vos mépris même ne peuvent rien contre ce que vous redoutez ; qu'en devenant, malgré vous, l'idole, vous avez accepté le culte et qu'il faut le subir.

— Je n'en vois pas la nécessité, répondit Ellénore, en prenant un air dégagé.

— Mais vous la sentez, interrompit Adolphe ; on n'exerce pas un pouvoir absolu sans y tenir, croyez-moi. Laissons à d'autres toutes les minauderies, tout le doratisme des petites comédies qui se jouent dans le monde galant. Vous êtes mon secret, je suis peut-être le vôtre, aidons-nous mutuellement à le garder.

En finissant ces mots, il se leva pour retourner à la place qu'il venait de quitter, et laissa Ellénore en proie à une émotion qui tenait à la fois de la surprise, du dépit, de la colère et de l'amour.

Dans l'agitation fébrile qui la dominait, elle s'excita à l'indignation, à la révolte, contre ce qu'elle appelait le comble de l'insolence et de la fatuité.

— Grâce à cet excès d'audace, à cette confiance si impertinente, pensa-t-elle, je n'ai plus rien à craindre ; c'en est assez pour faire oublier tout ce que je lui supposais de sentiments nobles et dévoués. Le service même qu'il vient de me rendre, en m'aidant à sauver un proscrit, disparaît sous le vil motif qui l'a fait agir. Il a cru m'asservir par la reconnaissance ; mais si la générosité, la délicatesse, sont des séductions irrésistibles, le calcul appliqué au bienfait est ce que je connais de plus méprisable, ce qui doit tuer à jamais toute affection naissante. Béni soit Dieu, pour m'avoir éclairée à temps ; je suis sauvée.

En se félicitant ainsi d'échapper à l'empire qu'elle redoutait, Ellénore s'étonnait de la tristesse qui pesait sur son cœur. C'était ce qu'on éprouve à la perte d'une espérance vive, c'était comme la douleur d'un adieu déchirant. Des larmes s'échappaient de ses yeux sans qu'elle s'en aperçût. Une voix secrète lui disait qu'elle était profondément aimée, que cet homme, si maître de lui en apparence, venait d'obéir au besoin de lui parler de sa passion, et non pas à l'orgueil de s'en vanter, qu'il avait trop d'esprit pour tomber dans le tort des sots qui se croient irrésistibles, et que s'il avait osé lui révéler à elle-même ce qu'elle ressentait pour lui, c'est que sans cesse occupé d'elle, épiant ses pensées, ses moindres mouvements, traduisant ses paroles, il avait lu dans son cœur, et que, dédaignant cette ruse vulgaire qui consiste à se plaindre de n'être point compris, lorsque tout vous prouve le contraire, il lui avait parlé sans détour de leur pensée commune.

Pendant que tant de réflexions, de suppositions contrastantes torturaient l'esprit d'Ellénore, Adolphe se complaisait à voir passer sur son beau front les idées qui l'éclairaient ou l'assombrissaient tour à tour. Peu lui importait que ces idées lui fussent ou non favorables.

— Elle pense à moi, disait-il ; et le bonheur attaché à cette certitude l'emportait sur toutes les craintes qu'il aurait pu concevoir.

Plongés tous deux dans une rêverie profonde, ils ne prenaient aucune part aux ravissements causés par la voix de Garat, et surtout par sa chaleur entraînante à exprimer l'amour : quand on possède l'original, on se soucie peu de la copie.

Enfin, les transports de dilettanti se calmèrent ; aux applaudissements effrénés succédèrent les compliments flatteurs. Garat et madame de Valbonne se retirèrent de bonne heure par égard pour leur santé et leurs belles voix.

A voir les soins, les inquiétudes qu'on leur témoignait, on ne se serait pas douté qu'il y eût pour chacun d'autre intérêt au monde ; et pourtant, on se battait sur toutes nos frontières ; les brigands infestaient nos grandes routes ; les jacobins assoupis menaçaient d'un réveil terrifiant ; on était ruiné par le papier-monnaie ; révolté contre un gouvernement qui autorisait tous les désordres, on en désirait et redoutait également la chute. Dans cette crainte d'un funeste avenir, et encore meurtri du passé, on ne pensait qu'à jouir du présent.

L'absence du plus grand ennemi des plaisirs contribuait beaucoup à le rendre agréable. La vanité avait péri avec tant d'autres victimes conduites par elle à l'échafaud. La faux de la Révolution, en coupant, à l'exemple du tyran de l'antiquité, toutes les têtes qui dépassaient celle du peuple, avait dégoûté de cette rage de paraître plus qu'on est, de dépenser plus qu'on a, de briller plus qu'on ne le doit, enfin on ignorait ce supplice volontaire qui ne laisse aux vaniteux, ni paix, ni trêve. Maudite soit la résurrection de cette divinité infernale.

XII

Il était une sorte de recherche de pauvreté, adoptée par la classe des ci-devants, ainsi désignée par le rang qu'elle occupait sous l'ancien régime ; recherche dont l'élégance faisait pâlir le luxe des parvenus.

Par exemple, madame de N…, réduite à mettre son titre de côté pour ne garder que son beau nom, ne paraissait jamais dans le monde que vêtue d'une simple tunique de mousseline blanche ; ses cheveux retenus par une résille en rubans de laine rouge, sa ceinture en ruban pareil, faisait deux fois le tour de sa taille et était nouée à l'antique, ses bras seulement cachés près des épaules par quelques plis artistement drapés, ses pieds emprisonnés dans des cothurnes de taffetas couleur de chair, ornés de bandelettes vertes à la manière des dames grecques, dont ce costume et surtout le beau profil de madame de N…, rappelaient la tournure noble et la grâce austère.

Avec tant d'avantages, elle n'aurait pas échappé sans doute aux bourreaux de la Terreur ; mais son plus proche parent, ayant jeté son titre et son froc aux orties pour se sauver de leurs sanglantes mains, venait d'accepter un emploi éminent sous la dictature de Barras, et elle se trouvait naturellement protégée par l'apostasie et le pouvoir naissant de son illustre parent.

En détaillant ainsi la grande parure de cette époque de transition entre la misère et la magnificence, nous voulons prouver à quel point la vanité était déconcertée par la simplicité à la mode.

Il doit être bien difficile de faire comprendre aujourd'hui, où l'argent est le mobile de tout, le dieu des ambitieux, la gloire des hommes d'État, la passion des amants, le but des artistes, la muse des auteurs, qu'il a existé en France un moment, très-court à la vérité, où ce roi de l'univers s'est vu détrôné par le mérite, la bravoure et la résignation : un moment où nos soldats ni payés, ni vêtus, ni nourris, marchaient gaiement à l'ennemi et gagnaient des batailles ; un moment, où le jeune général choisi par la Victoire pour les conduire dans tant de capitales de l'Europe, disait à ceux que la faim, la misère abattaient:

«Soldats, vos besoins sont grands ; mais la première qualité du soldat est la constance à supporter la fatigue et la privation ; la valeur n'est que la seconde.»

Et tous, éblouis par ces nobles paroles, ressaisirent leurs armes, en s'écriant:

— La victoire nous donnera du pain !

Un moment où les banquiers de Paris, seuls financiers à qui leurs gains légitimes permettaient de venir au secours de nos armées, prêtaient, sur sa simple garantie, à un général sans fortune, douze millions en numéraire, et cela pour empêcher ses braves, qu'il appelait ses enfants, de succomber à la misère ;

Un moment où une jeune personne, jolie, bien élevée, trouvait à se marier sans dot et sans trousseau ;

Où le manuscrit d'un auteur distingué, se donnait pour le prix des frais d'impression.

Mais chaque siècle a sa passion dominante : si l'avarice tue l'amour, là où elle ne règne pas, il a tout son empire.

Chaque jour alors amenait de ces mariages, où la fortune épousait l'esprit, le pouvoir la beauté ; de ces divorces, qui faisaient préférer la misère à l'antipathie et à la trahison. Le cœur, une fois livré à tous les délices, les tourmente d'une passion naissante, avait bien de la peine à la surmonter. Nul intérêt de vanité ne venait vous distraire de ce rêve continuel, où l'on ne voit jamais que la même image, où l'on n'entend que la même voix. On aimait pour le bonheur d'aimer, sans calcul, sans d'autre but que celui de plaire, et comme tous les sentiments généreux, l'amour de ce temps allait souvent jusqu'à la folie. Ellénore en voyait de si nombreux exemples, qu'elle était terrifiée. Mais que peuvent les craintes, les avis de la raison en faveur du repos, contre les agitations, le délire d'un malheur séduisant !

L'Europe commençait à retentir des victoires de Bonaparte. C'étaient des acclamations, une ivresse populaire, dont les grands politiques s'alarmaient pour la liberté ; ils savaient qu'en France, particulièrement, on obéit sans restriction à ce qu'on admire, et ils s'encourageaient à défendre une liberté, achetée par tant de douleurs et de crimes.

M. de Rheinfeld, qui devait succomber plus tard à la séduction du génie aux abois, se rangea parmi les opposants à la nouvelle puissance, jugée d'autant plus redoutable, qu'elle avait pour berceau la gloire, pour prestige le succès.

Cette résistance à l'entraînement général, lui donnait de fréquentes occasions de faire briller son esprit. On ne pouvait raconter les événements du jour, sans citer ses épigrammes et les bons mots de son amie, madame de Seldorf. C'était fort contrariant pour la personne qui fuyait sa présence, les salons où on le rencontrait, et tout cela dans le désir qu'elle avait de n'en plus entendre parler.

Cependant, Ellénore agit courageusement contre sa faiblesse ; elle cessa d'aller chez les amis de M. de Rheinfeld, l'évita le plus possible dans les endroits publics ; et, après avoir mis tant de mois et de soins à l'oublier, elle crut y être parvenue.

Mais Adolphe en avait trop dit, pour supporter cette obstination à le fuir sans se plaindre.

Il écrivit d'abord à Ellénore, dans le seul but de se soulager du poids de ses pensées, sans intention de les lui adresser ; puis, enhardi par la sincère peinture des sentiments qu'il éprouvait pour elle, il avait raisonné (car on raisonne aussi dans la folie), et il s'était prouvé, qu'après l'audace de son aveu à Ellénore, il né risquait pas d'augmenter sa colère ; que les torts d'un amour passionné ne se faisaient pardonner qu'en se continuant, et il se décida à envoyer ses lettres à madame Mansley, non pas sans avoir pris toutes les précautions possibles, pour qu'elles ne tombassent pas en d'autres mains.

Reproduire ces lettres, serait une indiscrétion coupable ; s'efforcer de les imiter, serait une prétention ridicule. Ceux à qui l'on a confié des lettres d'amour de M. de Rheinfeld savent si tant de mélancolie dans le cœur, tant de grâce dans l'esprit, tant de délicatesse dans la flatterie, tant d'éloquence dans le désir d'être aimé, sont imitables.

Leur séduction fut irrésistible. Madame Mansley se persuada que le sacrifice d'un semblable amour suffisait à sa conscience, et qu'elle n'était pas forcée d'y joindre celui des preuves parlantes d'un sentiment qu'elle pouvait combattre, mais non dédaigner.

Elle ignorait toute la supériorité d'une lettre sur une entrevue, où la présence de témoins importuns porte souvent la personne la plus spirituelle à dire des sottises, la plus prudente à commettre une indiscrétion, ou, ce qui est pis encore, à se trahir par l'affectation de son mutisme ou de son parlage à l'envers. Elle ne se méfiait pas de cette faculté de choisir dans ce qu'on pense, qui fait d'une lettre l'expression franche de la passion, sans s'exposer à trahir aucun de ces mouvements spontanés qui en pourraient faire soupçonner le désintéressement et la durée ; elle s'abandonnait à tout le charme de ce portrait flatté, de cette harmonie de paroles qui enivraient son imagination et son cœur.

O don céleste de peindre ce qu'on sent avec des mots heureux, persuasifs ! Présent funeste qui fait tant d'innocents parjures et tant de belles dupes ! Passer la journée, la nuit, avec un billet tendre, le relire, le commenter cent fois, le graver dans sa mémoire, en faire l'évangile de son cœur ! Quoi de moins coupable, dit-on, lorsqu'on se promet de fuir celui qui l'a écrit ? L'absence n'est-elle pas un sûr remède contre cette affreuse maladie ?

A cela nous répondons, en suivant la métaphore, que l'amour est comme la peste, il se gagne par lettre.

Plus Ellénore reconnaissait cette vérité, plus elle cherchait à s'aveugler et à se contenter de se montrer sévère et même assez malveillante envers M. de Rheinfeld, espérant lui cacher sous cette froideur glaciale, sous une différence d'opinions dont elle exagérait l'antipathie, la faiblesse qu'elle avait pour ses lettres ; mais les recevoir sans les renvoyer était leur accorder une faveur dont Adolphe se trouvait trop heureux pour ne pas la payer sans regret de tout ce que tentait Ellénore pour lui ôter de son prix.

D'ailleurs, Adolphe savait que madame Mansley, sans cesse en lutte avec sa destinée, protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre les jugements qu'on portait sur elle ; que sans cesse tourmentée d'une idée particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux, d'inattendu qui la rendait encore plus piquante ; dans ses moments de verve, d'indignation, Adolphe l'examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.

Le dépit d'Ellénore s'augmentait de cette espèce d'admiration ; elle s'en faisait un prétexte vis-à-vis d'elle-même, pour se rassurer contre l'attrait d'un amour assez froid pour s'y bien observer, lorsqu'un mot d'Adolphe, une allusion à la lettre de la veille venaient la replonger dans ce trouble divin, cette ivresse de la pensée qui naît de ce mot:— Il m'aime !

De toutes les personnes qui s'amusaient à exciter les discussions, les mots amers d'Adolphe et d'Ellénore, madame Talma seule en avait deviné le vrai motif.

— On ne se hait pas si haut, disait-elle à Chénier, et j'ai peur pour cette pauvre révoltée. Si le malheur veut qu'elle s'aperçoive de tout ce que ce grand pâle d'Adolphe a de ravissant dans l'esprit et le cœur, son goût pour la sagesse, sa résolution d'expier les torts dont elle est innocente, sa terreur de l'opinion, sa rage de vouloir reconquérir une place à jamais perdue, n'y pourront rien ; elle l'aimera, et le pis est qu'elle aura la sottise de s'en faire un crime.

— J'ignore ce qui se passe dans l'âme de madame Mansley, dit Chénier en souriant, et si les injures spirituelles dont elle accable souvent M. de Rheinfeld sont un langage de convention pour éprouver notre crédulité imbécile ; mais j'ai parfaitement découvert à l'interrogatoire que j'ai subi ce matin, ce qui rend Adolphe rêveur, impatient, enthousiaste, ironique, selon que la voix de votre belle amie devient plus sévère ou plus douce.

— Quoi ! madame de Seldorf se douterait ?…

— On se doute toujours de ce que l'on craint. Ce n'est pas qu'elle le soupçonne de porter ailleurs son hommage , comme vous dirait le vicomte, il ne trouvera jamais une plus belle occasion de le placer ; elle est sûre de ne pas perdre les adorations ostensibles dues à ses talents et à sa célébrité ; mais les devoirs de l'amour-propre une fois remplis envers les coryphées de la société, l'amour va souvent se divertir en moins bonne compagnie, et madame de Seldorf soupçonne celui d'Adolphe de cette petite débauche. Je ne sais par quelle fatalité la calomnie qui travaille si bien d'ordinaire, a manqué son effet sur l'esprit de madame de Seldorf. On a eu grand soin de lui répéter les sots bruits accrédités sur le compte de madame Mansley ; de la ranger parmi ces femmes galantes qui aiment et qu'on aime sans conséquence ; elle a deviné, avec sa perspicacité ordinaire, la supériorité de cette jolie femme, à l'acharnement qu'on mettait à en médire, et j'ai été confondu de la trouver si disposée à croire le bien que j'en pense.

— Cela ne m'étonne pas ; l'esprit rend juste. Mais ce qui me surprend, c'est que madame de Seldorf ait été assez dominée par le sentiment dont les femmes détestent le plus à convenir, pour vous en parler si naïvement.

— Aussi ne l'a-t-elle pas fait. Nous avons eu grand soin d'employer l'un et l'autre tous les mots qui devaient déguiser le vrai sujet de la conversation. Elle me questionnait sur madame Mansley, comme cédant uniquement à l'intérêt qu'inspire une personne injustement flétrie, mais distinguée, partant fort malheureuse. Quant à moi, je lui répondais sur Adolphe en amenant tant bien que mal la différence d'opinion qui provoquait souvent entre lui et madame Mansley des querelles assez vives, et où leur peu de sympathie se laissait trop souvent apercevoir. Enfin, je tâchais de calmer l'inquiétude que madame de Seldorf me cachait ; et, de son côté, elle m'apprenait le nouvel amour d'Adolphe, en voulant m'en ôter l'idée. Ainsi, sans nous rien avouer, nos pensées s'échappaient à travers un flot de paroles insignifiantes. Vous avez dû souvent causer de même ; cela épargne l'embarras des aveux sans rien ôter aux charmes de la confiance.

— Eh bien, qu'est-il résulté de ce beau manége ?

— Que me voilà initié malgré moi dans un mystère qui intéresse également trois personnes que j'aime et qui vont me prendre en horreur dès qu'elles me croiront dans le secret de ce qui les agite. J'ai toujours eu de ces bonnes fortunes-là.

— Pauvre Adolphe ! je le plains.

— C'est singulièrement placer votre pitié ; je la croyais due aux victimes, et non pas au bourreau.

— En amour, reprit madame Talma, il est d'excellents bourreaux, pleins de remords, d'égards et de tendresse. Vous qui parlez, vous l'avez été tout comme un autre, et vous ne pouvez avoir perdu le souvenir du supplice attaché au crime d'une infidélité de bon goût ; l'inconstance brutale est bien moins douloureuse pour l'innocent et le coupable, mais ces ménagements humiliants pour tous deux, ces ruses, dont le succès vous dégrade plus aux yeux de celle qui vous plaît qu'aux yeux de celle qui vous pleure ; cet arsenal de tromperies qu'il faut déployer à chaque bataille, les rend mortelles. Le mieux est de résister en Spartiate ou de céder en Sybarite. Et voilà précisément ce dont Adolphe est incapable ; il n'aura jamais la force de renoncer à l'honneur d'adorer madame de Seldorf, d'être le confident de son esprit, l'esclave de son génie, et il ne saura pas davantage résister au charme invincible qui fait de madame Mansley la femme la plus attrayante, la plus piquante, la plus tourmentante à aimer, la plus impossible à oublier.

— Alors comment faire pour le sortir de peine, ou plutôt de son luxe de plaisir ?

— Il faut l'engager à suivre madame de Seldorf dans le voyage qu'elle projette.

— Et nos affaires politiques ? Songez donc que dans la crise où nous sommes, une voix puissante et plaidant pour la liberté nous est fort utile. Le nombre de ses défenseurs diminue à chaque conquête de notre général. Une campagne de plus, et nous n'aurons tant fait de bien et de mal que pour changer de dynastie. Si l'amour se joint à la victoire pour faire déserter ce qui nous reste de républicains, nous ne serons pas longtemps libres.

— Eh bien, si la présence d'Adolphe vous est nécessaire, c'est madame Mansley qu'il faut éloigner d'ici, et je me charge de ce soin. La pauvre femme ne sera pas difficile à déterminer. Elle est de trop bonne foi dans sa résolution vertueuse pour se refuser au seul moyen de la tenir.

Au moment ou madame Talma achevait ces mots, Ellénore parut à la porte du salon, le visage pâle, les traits contractés et dans une agitation pénible qu'elle s'efforçait en vain de dissimuler. On devinait qu'elle était porteur d'une nouvelle triste et qu'elle cherchait les expressions qui en devaient le mieux atténuer l'effet, soin touchant qui trompe toutes les terreurs, excepté celles d'une mère.

XIII

Si, comme le prétendent certains philosophes, les faibles humains ont été de tout temps pourvus des mêmes vertus et des mêmes vices, on ne peut nier l'influence des révolutions sur la manière d'exercer les unes et les autres.

Les grands dangers ramènent aux idées vraies ; là seulement, la générosité, le dévouement, le courage héroïque reprennent leur rang. Les convenances du monde, ces mille et une lois d'une société détrônée, se bravent sans inconvénient. On pardonne aux fautes rachetées par de nobles qualités ; on préfère l'imprudence au calcul, la faiblesse à l'hypocrisie ; enfin, l'on est moins prude et plus sévère.

Cela explique l'indulgence qu'on avait, à l'époque que nous retraçons, pour les torts de l'amour, et le peu de soins qu'on prenait d'en cacher les suites. Les plus grandes dames de l'ancien régime réduite au veuvage par la faute de l'anarchie, payaient quelquefois leur sortie de prison d'un abandon complet ; et quand le libérateur était jeune et beau, lorsqu'il risquait sa vie pour sauver celle de la noble prisonnière, la reconnaissance de celle-ci était sans bornes. Il existe encore plusieurs preuves vivantes de cet excès de gratitude ; on les cachait peu, lorsque le mystère n'était pas indispensable, et l'on voyait chaque jour de jeunes insensées préférer l'éclat d'une rupture à l'ennui de tromper un vieux mari, au remords de lui donner des héritiers de fantaisie.

C'était fort immoral, dit-on, d'un exemple pernicieux. Il vaut mieux tromper saintement, soit: on ne peut disputer des goûts ni des vices ; mais enfin, la naïveté dans les passions, le désintéressement dans les liaisons de cœur, était un des travers de l'époque. On en est bien corrigé.

La spirituelle Julie, dont la vie noblement galante avait été cruellement expiée par son mariage avec un homme de grand talent, d'une admirable figure, mais beaucoup plus jeune qu'elle, avait eu avant ce mariage un fils, que son père, excellent gentilhomme, ne reniait pas, et auquel il avait donné son nom et la meilleure éducation militaire.

Félix de Ségur était un de ces modèles de jeunes officiers, dont les auteurs de romans et les femmes exaltées faisaient alors leurs héros. Intrépides à l'armée, timides dans un salon, passant de la mélancolie d'un amoureux à la gaieté d'un enfant ; c'était la bravoure, l'élégance en personne.

L'abnégation de soi-même, si commune chez les mères, avait décidé madame Talma à laisser demeurer Félix chez son père pendant ses moments de congé. Elle comptait avec raison sur l'empire d'une si douce présence. En effet, le vicomte de Ségur, dont la frivolité se bornait à son langage, sans influer sur ses actions, avait pour Félix une tendresse extrême, et ne s'absentait jamais de Paris quand il était permis à son fils d'y séjourner quelque temps ; mais il était à l'armée, et le vicomte venait de partir pour Barège, où une affection de poitrine l'attirait. Son appartement était resté confié à un vieux valet de chambre, qui, après avoir régné sur un nombreux domestique, en était réduit à cumuler les emplois d'intendant, de cuisinier, de frotteur, etc.

Ce brave homme balayait humblement l'antichambre de son maître, lorsqu'on frappa vivement à la porte. Il ouvre, et jette un cri perçant en voyant le jeune Félix étendu sur un brancard porté par deux hommes. La pâleur du blessé redouble l'effroi du valet de chambre. Il aide à le transporter sur le lit du vicomte, et commande à l'un des porteurs d'aller chercher un chirurgien.

Il accable de questions le jeune officier, qui ne l'entend pas ; car la douleur d'une blessure rouverte et la perte de sang qui en résulte, l'ont fait évanouir. Enfin, le commissionnaire arrive suivi de M. du P… et d'une garde-malade, qui vient offrir ses soins ; le portefaix la recommande avec un zèle tout particulier.

A son air modeste, preuve de douceur, à ses cheveux gris, preuve d'expérience, Comtois pense qu'elle lui sera fort utile dans les soins qu'exige l'état de son jeune maître, et il lui promet de l'installer la nuit même, auprès du lit du mourant.

Les secours de M. du P… l'ont bientôt ranimé, et Félix raconte comment ayant eu la poitrine ouverte par un coup de sabre autrichien, au même moment où la balle d'un Bavarois lui labourait le bras gauche, à l'affaire de Mantoue, on l'avait transporté à l'ambulance ; là ayant été traité par des moyens expéditifs, il s'était cru assez rétabli pour avoir la force de venir achever sa guérison dans sa famille, mais les cahots des fourgons et de la diligence ayant rouvert ses plaies, il était tombé sans connaissance en arrivant à Paris.

Aux vifs reproches que le docteur lui adressa sur l'imprudence d'entreprendre une si grande route dans un état si déplorable, Félix devina sans peine qu'il était en danger. Il s'excusa en disant:

— Vous avez raison, ce départ devait m'achever. Mais, que voulez-vous ? je préférais mourir ici, à souffrir là-bas ; j'avais si peur de ne pas pouvoir dire adieu à… mes amis.

En finissant ces mots, la bouche de Félix se remplit de sang. Le chirurgien lui recommanda le plus grand calme et un silence absolu ; puis, prenant à part le vieux Comtois, ils passèrent dans un cabinet qui séparait la chambre à coucher de la salle à manger. Le docteur, après avoir écrit plusieurs ordonnances, dit en les remettant au valet de chambre d'en presser l'envoi.

— La situation est grave, ajouta-t-il, et je vous engage à en prévenir ses parents.

Au même instant un cri aigu se fit entendre ; il venait de la salle à manger. Comtois, dans son trouble, n'y prit point garde.

A peine le chirurgien est-il parti qu'il va rejoindre la garde-malade, lui fait quitter la salle à manger, l'établit au chevet du lit de Félix, et court chez l'apothicaire. Pendant que celui-ci confectionne, pèse les drogues ordonnées, Comtois va chez madame Mansley, lui apprend l'état déplorable dans lequel on vient de rapporter son jeune maître, et la supplie de préparer madame Talma à recevoir cette triste nouvelle.

L'effroi qui fait balbutier Comtois passe vite dans l'âme d'Ellénore. Elle se charge du soin douloureux d'amener sa vieille amie à comprendre le malheur qui la menace ; mais la pauvre mère la devine plus qu'elle ne l'écoute, et, faible de santé, sans défense contre un coup si rude, elle tombe dans une attaque de convulsions, suivie d'une fièvre chaude, qui la plonge elle-même dans un danger imminent.

Ellénore, mue par la reconnaissance, n'hésite pas à se consacrer aux soins que réclame la maladie de la mère, et veut la remplacer la plus possible auprès de son fils.

Dès qu'elle a confié madame Talma à l'amitié de madame de Condorcet, elle se rend chez Félix, demande à le voir au nom de sa mère. Comtois répond qu'on lui a défendu de laisser entrer personne chez son jeune maître.

— Grâce à la potion qu'il a prise, il est assoupi maintenant, ajoute-t-il, et ce serait un meurtre que de le réveiller.

— N'importe, dit Ellénore, j'ai promis à madame Talma de lui rapporter la vérité sur l'état de son fils ; il y va de sa vie à elle et je le verrai, fiez-vous à moi pour respecter son sommeil.

En disant ces mots, elle ouvrit doucement la porte de la chambre, et marchait à pas muets vers le lit du malade.

Tout à coup elle s'arrête et retient une exclamation en reconnaissant dans la garde qui tient le poignet de Félix et compte les battements de son pouls, une des plus belles femmes de Paris, la comtesse d'Ermoise la nièce de M. de Savernon.

— Vous le voyez, dit la comtesse d'une voix à peine articulée, il se meurt.

Et cachant sa tête dans ses mains, ses larmes l'inondent.

Il y avait dans ce peu de mots toute l'histoire des amours de la charmante Honorine avec l'aimable Félix.

Madame Mansley se trouvait inopinément initiée dans un secret dont il fallait qu'elle fût délateur ou complice.

XIV

Madame d'Ermoise était l'ennemie de madame Mansley, comme toutes les nièces qui rêvent des amours ambitieux pour leur oncle le sont de la femme qu'il aime. Elle ne pardonnait pas à Ellénore d'inspirer à M. de Savernon un sentiment assez exclusif pour le rendre très-insouciant des affections, des intérêts de sa famille. En dépit des obligations qu'elle lui avait, elle médisait si souvent et si hautement de madame Mansley, affectait tant de mépris pour ce qu'elle appelait ses aventures galantes, et tant de dédain pour sa position dans le monde, que le noble cœur d'Ellénore n'avait pas le choix en cette circonstance.

— Rassurez-vous, madame, dit-elle à la fausse garde-malade, et n'ajoutez pas à toutes vos douleurs la crainte d'une lâcheté dont je suis incapable ; ne pensons qu'à ce pauvre ami.

— Ah ! madame, que de générosité ! s'écria madame d'Ermoise d'une voix étouffée, et en couvrant la main d'Ellénore de baisers et de larmes.

— Les vomissements de sang sont-ils arrêtés ? interrompit madame Mansley, désirant se soustraire à la reconnaissance d'Honorine.

— Seulement depuis deux heures ; mais M. du P… qui me parle sans ménagement, comme à une vraie garde-malade, ne me dissimule pas le danger du pauvre blessé ; et comme je ne lui survivrai point, peu m'importe ce que dira le monde après nous.

— Dieu nous le rendra, j'espère, reprit Ellénore, il doit ce miracle à l'amour qu'il inspire, à votre dévouement, madame ; mais il ne faut pas lui faire acheter son bonheur au prix de votre perte, il en serait inconsolable. Vous avez un mari, une famille à ménager. Songez aux querelles sanglantes qui pourraient résulter d'un éclat entre Félix et celui dont vous portez le nom ; ils sont tous deux de braves officiers servant dans la même armée, se rencontrant sans cesse, et trop jeunes pour mépriser les propos médisants, les avis anonymes. Votre présence ici serait bientôt révélée ; par amour pour lui, ajouta-t-elle en montrant Félix, retournez dans votre maison, je m'engage à vous y faire porter d'heure en heure des nouvelles du malade, à vous laisser pénétrer chez lui, sous ce déguisement, un moment chaque matin ; mais qu'on vous voie chez vous, qu'on ne soupçonne pas que la belle comtesse d'Ermoise ait oublié ce qu'elle doit à ses devoirs, à son nom, à sa position, pour n'écouter qu'un amour coupable.

— Et c'est vous qui m'ordonnez un semblable sacrifice ? Vous qui savez si ce monde injuste tient compte des tortures qu'on s'impose pour lui ?… Non, tant que je craindrai pour la vie de Félix, je ne le quitterai pas.

En cet instant, M. du P… vint savoir l'effet de sa potion, il trouva le malade plus calme, et dit que si le sommeil se prolongeait dans la nuit, et qu'il ne survint pas de nouveaux accidents, sa blessure serait probablement fermée et le malade hors de danger, mais à la condition de garder un régime sévère et d'éviter toute espèce d'émotion ; car une nouvelle hémorragie le replongerait dans un état désespéré.

— Vous l'avez entendu, madame, dit Ellénore après le départ du chirurgien. Vous vous soumettrez à l'ordonnance. Je cours répéter ces paroles d'espérances à la mère de Félix. Elles la sauveront, j'espère ; dans un quart d'heure, la gouvernante qui a élevé ce pauvre blessé viendra vous remplacer près de ce lit, c'est une vieille amie habituée à le soigner, et qu'il reverra avec un plaisir d'enfant. Il n'en serait pas ainsi de la joie de vous retrouver là. Elle lui donnerait un battement de cœur qui serait le dernier. Par pitié pour lui, pour sa mère, cédez à mes supplications ; promettez-moi ce qu'il exigerait de vous, s'il avait la force de vous implorer.

— Oui… c'est sa volonté… qui passe par votre bouche… J'obéirai… mais vous me le jurez… j'aurai à chaque instant de ses nouvelles… sinon je deviendrai folle, et l'inquiétude me fera tout tenter.

Après avoir rassuré madame d'Ermoise et s'être bien convaincue de sa résignation à suivre un avis d'où dépendaient tant de grands intérêts, après s'être engagée de son côté à ne pas parler à M. de Savernon de la rencontre qu'elle venait de faire, à le tromper s'il fallait sur l'imprudence de sa nièce, Ellénore courut rendre à la mère de Félix l'espoir qui devait la ranimer ; puis elle voulut remplacer près d'elle la bonne Marguerite, dont les soins intelligents allaient passer de la mère au fils.

Par cet arrangement, madame Mansley sauva peut-être la vie à deux amis, et sûrement l'honneur à une ennemie ; on verra comment elle fut récompensée de la plus belle de ces deux actions.

Avec l'espérance de revoir bientôt son fils, madame Talma recouvra assez de santé pour permettre à Ellénore de la ne pas veiller plus d'une nuit.

En rentrant le lendemain chez elle, madame Mansley trouva M. de Savernon dans une agitation extrême.

— Ah ! mon Dieu ! que vous est-il arrivé ? s'écria-t-elle.

— Nous sommes dans une inquiétude horrible, répondit-il ; ma nièce a disparu depuis hier matin ; on ne sait où elle a passé la nuit. Nous craignons qu'elle n'ait été arrêtée. Elle parle souvent fort mal des autorités régnantes, et si le malheur veut qu'un de vos patriotes l'ait dénoncée comme suspecte, surtout comme munie de faux certificats de résidence, on l'aura conduite en prison sans lui donner le temps ou les moyens de prévenir sa famille. Voilà ce que nous pouvons supposer de moins malheureux ; car j'ai bien une autre crainte vraiment ; c'est une femme à moitié folle, et qui l'est devenue tout à fait depuis que ce petit Félix s'est amusé à s'en faire adorer. Elle aura lu dans les journaux qu'il a été grièvement blessé à la dernière bataille, elle est capable d'être partie pour le rejoindre et le revoir avant de mourir. Si c'est ainsi, son mari désertera pour les venir tuer tous deux ; et Dieu sait quel sera le désespoir de toute notre famille.

— Rassurez-vous, dit Ellénore en adoptant la première supposition de son ami, pour lui ôter toute idée de la seconde. Je sais… qu'en effet madame de Sermoise a été mise en surveillance pendant plusieurs… heures… par suite d'une imprudence… qu'il ne faut pas ébruiter… mais j'ai tout lieu de croire qu'elle est libre maintenant… Je vais m'en assurer…

— Comment cela ?

— Je ne puis vous le dire… Les personnes qui me servent en cette circonstance demandent… le secret. Qu'il vous suffise de savoir que c'est… Mais qu'importe la cause d'un fait sans nulle importance ? Sauf quelques mots imprudents, votre nièce n'a rien à se reprocher. On l'a traitée avec beaucoup d'égards. Soyez tous assez raisonnables pour oublier ce petit événement, et il n'en restera pas trace.

En vain M. de Savernon insista pour en savoir davantage. Ellénore resta muette ; elle menaça de ne plus s'intéresser à la mise en liberté de madame de Sermoise, si l'on s'obstinait à vouloir en apprendre plus qu'elle n'en pouvait dire.

A peine se donna-t-elle le temps de changer de robe, de monter en fiacre, d'arriver chez Félix, et de faire demander sa garde.

Madame de Sermoise, confuse et joyeuse, lui saute au cou en s'écriant:

— Il est sauvé ! M. du P… vient de nous l'assurer ; ah ! pardonnez-moi de ne vous avoir point obéi ; je vous ai trompée sans le vouloir… Je me croyais plus de courage ; mais tant que je l'ai cru mourant…

— Que je le voie, interrompit Ellénore, qu'il m'aide à vous secourir, maintenant, sinon vous êtes perdue.

En parlant ainsi, madame Mansley entre dans la chambre de Félix, lui raconte l'effet de la disparition de madame de Sermoise dans sa famille, les moyens qu'elle a de l'expliquer sans la compromettre. Mais pour cela, il faut qu'elle se prête au service qu'on veut lui rendre ; il faut qu'elle adopte le conte imaginé par son oncle, et se laisse à l'instant même ramener chez elle par Ellénore.

Félix, touché d'un zèle si généreux, commande au nom de l'amour. Sa voix, quoique bien faible, est entendue ; et bientôt, protégée par Ellénore, madame de Sermoise rentre chez elle, sans avoir même à rougir près de sa femme de chambre, à qui madame Mansley fait un récit tellement probable de la prétendue arrestation de sa maîtresse, qu'elle n'a pas le moindre soupçon de la vérité.

Bientôt toute la famille de madame de Sermoise vient s'assurer de son retour, et promettra de ne pas divulguer la faute ni la punition imaginaire.

Les secrets ne devraient jamais être trahis par les personnes les plus intéressées à les garder, et pourtant c'est ce qu'on voit sans cesse.

Le jeune Félix, ravi des preuves d'amour et d'amitié que lui avait valu l'honneur d'être percé d'une balle autrichienne, faisait ajouter chaque semaine quelques jours de plus à son congé pour les employer à témoigner sa reconnaissance trop passionnément peut-être.

La manière dont on vivait alors, sans étiquette, sans devoir de société ni d'orgueil, donnait une grande facilité à suivre ses inclinations. Il en résultait que les amours, déjà si mal dissimulés quand le monde s'en occupe et s'en indigne, étaient naïvement trahis par le besoin de se voir, d'être toujours ensemble, et par le peu d'obstacles qu'on rencontrait dans l'accomplissement de son bonheur.

Cette classe choisie, composées de rangs plus ou moins élevés, mais dont les manières sont semblables, cette espèce de confrérie qu'on a appelée de tous temps la bonne compagnie, était alors si dispersée, si bouleversée, qu'on se croyait à l'abri de sa police et de ses jugements ; sauf l'intéressé principal qu'il fallait tromper à tout prix, on se contraignait fort peu avec les indifférents, et ce dédain offensant, ils s'en vengeaient d'ordinaire par d'innocentes plaisanteries, qui, répétées de bouche en bouche, devenaient bientôt d'infâmes délations.

C'est ainsi que M. de Sermoise fut instruit des assiduités de Félix près de sa femme. Un de ces amis zélés, dont le plus grand plaisir est de mettre au désespoir l'ami qu'il préfère, s'était vanté, par lettre au jeune capitaine, d'avoir exercé une telle surveillance sur les sentiments et les démarches de madame de Sermoise, qu'il ne pouvait se taire plus longtemps sur sa conduite.

Cette perfide nouvelle arriva au camp le soir même d'une affaire où M. de Sermoise s'était particulièrement distingué. Succès glorieux ; à cette époque où l'héroïsme courait les rangs de l'armée. Confiant dans sa réputation de brave, dans la nouvelle preuve qu'il vient de donner de son dévouement à la patrie, M. de Sermoise croit pouvoir suivre l'impulsion de sa colère sans compromettre son honneur militaire. Il part la nuit même, et sous la blouse d'un charretier, il traverse à pied les montagnes qui séparent la France de l'Italie. Muni d'une petite somme en or, il se met à la suite d'un conducteur de vins du Midi, lui rend quelques services, guide ses chevaux pendant que le charretier sommeille étendu sur ses tonneaux, et parvient ainsi à gagner Paris, en passant partout pour l'aide du conducteur.

A la faveur de son déguisement, M. de Sermoise va se placer en embuscade près de la maison de sa femme. Il y voit entrer M. Félix de Ségur. Il a peine à maîtriser le premier mouvement qui le porte à se jeter sur lui pour l'étrangler, quitte à se battre ensuite s'il échoue dans l'attaque. Mais son amour l'arrête. Si l'avis qu'il a reçu était faux ? si, abusé par l'apparence, on avait pris l'intérêt que toute femme porte à un pauvre blessé, pour l'entraînement d'une passion coupable ? si quelque maîtresse détrônée par le mariage avait imaginé cette calomnie pour se venger du même coup de son infidèle et de sa rivale ? O doux espoir ! comment ne pas tout tenter pour s'assurer de ce qu'on désire !

C'en est fait, M. de Sermoise n'en croira que lui ; et pour combiner à loisir les moyens les plus propres à l'éclairer, il s'assied à la seule table qui soit libre, les autres étant occupées par des ouvriers et des domestiques du voisinage.

Ces derniers, échauffés par le vin, parlent très-haut ; l'un d'eux demande à un de ses camarades s'il ne viendra pas avec lui, la soir même, au fameux drame de Robert, chef de Brigands , qui fait courir tout Paris au Marais.

— Est-ce que je le peux ? répond ce dernier ; ne faut-il pas que j'aille chercher mon maître au Vaudeville, ous qu'on donne une pièce de son père ?

— Est-ce qu'il n'est pas guéri de sa blessure ? est-ce qu'il a encore besoin de toi pour le soutenir ?

— Ah ! vraiment il se porte aussi bien que toi et moi, et il ne craint pas d'aller à pied ; mais quand il est avec madame de Sermoise, ce qui arrive tous les jours, et qu'il fait mauvais temps, faut que je sois là pour leur aller chercher un fiacre.

— Ah ça ! dis donc, ça va joliment avec cette petite femme-là; et si, comme je le crois, ton maître est généreux, c'est un amour qui doit doubler tes profits.

— Cela ne te regarde pas ; les domestiques ne doivent pas se mêler des affaires des maîtres. Certainement, plus on porte de billets, plus on a de pourboires, et je ne me plains pas ; aussi je serais très-fâché de perdre une si bonne place ; c'est pourquoi je ne veux pas me faire gronder : j'irai un autre jour voir ce beau brigand ; mais, quant à ce soir, je serai de planton au Vaudeville de la rue de Chartres.

On devine qu'au nom de madame de Sermoise, le faux charretier avait tressailli, et que son attention s'était portée tout entière sur les causeurs attablés près de lui.

— J'irai au Vaudeville, pensa-t-il, je me placerai dans les combles, à l'abri de tous les regards qui pourraient me reconnaître. De là, je les observerai tous les deux, et je saurai bientôt à quoi m'en tenir. Oh ! que le ciel prenne pitié de moi, et m'épargne quelque folie.

M. de Sermoise passa tout le temps qui s'écoula entre la conversation qu'il venait d'entendre et l'heure du spectacle, à se raisonner sur sa situation et sur le parti à prendre dans le cas, trop facile à prévoir, où il aurait la certitude d'être trahi ; car il avait été aimé de sa femme ; il savait de quel feu ses yeux s'animaient lorsqu'elle écoutait la voix qui lui était chère ; de quelle langueur divine s'embellissait chacun de ses mouvements quand une tendre émotion troublait son cœur ; et, semblable à l'avare à qui l'on vient de voler son trésor, il était sûr d'en reconnaître jusqu'aux moindres pièces de monnaie.

L'envie de se convaincre, cette manie si fatale aux jaloux, qui les porte d'ordinaire à la tyrannie, au meurtre même, agit différemment sur M. de Sermoise ; lorsque par la suite de son espionnage conjugal, il n'eut plus aucun doute sur son malheur, il ne pensa qu'à s'ôter tout moyen de céder à sa juste colère ; il sentit qu'en revoyant son rival ou son infidèle, il ne pourrait contenir sa rage ; qu'il en résulterait un éclat funeste à tous les trois, sans que la joie féroce de la vengeance pût compenser la perte d'un bonheur à jamais évanoui. Enfin, dans son désespoir généreux, préférant souffrir seul, à la triste consolation de faire partager son supplice, il se décide à s'enfuir au bout du monde, à déserter, à laisser croire sa mort, certain qu'on le supposerait plutôt tué que traître à sa patrie.

Sans autre ressource que les dix-huit louis qui lui restent, il marche vers le nord tant que ses forces le lui permettent, demandant l'hospitalité de grange en grange, vivant de pain et d'eau, couchant sur la paille, lavant lui-même son linge dans les rivières qu'il lui faut traverser, évitant toute camaraderie de voyageur qui pourrait faire soupçonner sa blouse de cacher un habit, choisissant les sentiers les plus déserts ; il marche sans repos, sans désir d'arriver ; uniquement pour mettre le plus d'espace possible entre lui et ce qu'il regrette !

Nous ne le suivrons pas dans ce pèlerinage sans but, sans exemple, peut-être, car le courage de s'isoler dans sa douleur est le plus difficile à l'homme. Se venger et se plaindre, voilà les besoins les plus impérieux de son âme. N'y pas céder, se résigner à porter sa croix sans murmure, à subir dignement son martyre, c'est imiter le Christ ; c'est s'élever jusqu'à Dieu.

Le bruit de la disparition du capitaine Sermoise se répand bientôt dans l'armée. Son général écrit à Paris pour avoir des nouvelles du déserteur ; mais personne ne l'a vu, et toutes les démarches ordonnées pour s'assurer qu'il n'a pas été la victime d'un accident ou d'un assassinat n'amènent aucun renseignement. Sa famille, ses amis sont dans une anxiété sans pareille. Sa femme pleure, mais sans montrer cette cruelle agitation qui naît du combat d'une triste certitude avec un reste d'espoir. On dirait qu'elle est dans la confidence du ciel, et qu'elle sait comment il a disposé du sort de son mari ; des sanglots seuls s'échappent de son cœur ; nulle plainte, nulle parole ne soulage sa peine, et lorsqu'émue de sa sombre douleur on cherche à lui prouver que n'ayant pas la preuve du malheur qui la désole, elle doit en douter encore, elle lève au ciel ses yeux baignés de larmes et répond par cet amer sourire du désespoir qui déconcerte toute tentative de consolation.

Ellénore avait prévu ce que l'imprudence de Félix et de madame de Sermoise leur attirerait de chagrins et de blâme. Elle aurait pu s'armer contre eux de leurs dédains de ses avis pour les abandonner au châtiment qu'ils avaient mérité. Mais la noblesse de son cœur ne lui permettait pas ces lâches procédés que le monde appelle de sages précautions, et elle courut offrir à madame de Sermoise tous les secours d'une amitié qui tenait plus de la pitié que de la sympathie.

Elle fut accueillie avec les témoignages d'une tendre reconnaissance ; car c'était avec madame Mansley seule qu'Honorine pouvait parler de Félix. L'éclat produit par la disparition de M. de Sermoise avait porté l'attention publique sur sa femme ; il ne lui était plus possible de laisser entrevoir sa faiblesse sans devenir aussitôt l'objet de l'indignation générale. Il avait fallu cesser tous ses rapports avec celui qu'on soupçonnait être la cause de l'événement qui faisait alors le sujet de toutes les conversations, et le beau visage d'Ellénore était le seul qui reflétât aux yeux d'Honorine les regards qui venaient de se fixer sur lui.

Mais ce prestige consolant devait bientôt s'évanouir. Le ministre de la guerre venait d'envoyer au jeune de Ségur l'ordre de rejoindre l'armée d'Italie ; il partit.

Dès lors, la présence d'Ellénore perdit beaucoup de son charme auprès de madame de Sermoise, dont l'amour étant égoïste comme elle, ne se dérangeait de son sentiment que pour ce qui le servait.

Ce refroidissement, Ellénore le mit d'abord sur le compte de l'atonie qui succède aux grandes crises. Mais elle fut bientôt obligée d'en reconnaître le vrai motif. Les insolences marquées de la marquise de La Rochette et de la vieille duchesse de Nortvallon ne lui laissèrent pas la moindre illusion à cet égard. Ces dames, toutes deux proches parentes de madame de Sermoise, accusaient madame Mansley d'avoir non-seulement protégé, mais encouragé l'amour d'Honorine pour M. de Ségur. L'indiscrétion d'un domestique avait appris leur rencontre auprès du lit du jeune blessé. On n'ignorait que les efforts d'Ellénore pour faire quitter à madame de Sermoise, son déguisement et pour la décider à rentrer chez elle. Enfin cette famille, qui aurait dû bénir l'influence d'Ellénore en cette circonstance, fut la plus acharnée à calomnier sa conduite et ses louables intentions.

— Que pouviez-vous attendre des conseils d'une semblable créature ? disait la duchesse à sa petite-fille ; vous étiez bien sûre qu'elle vous entraînerait le plus possible à suivre son exemple ; parce qu'elle est la maîtresse de votre oncle, ce n'est pas une raison pour lui obéir. Ces dames-là ont tant d'intérêt à faire tomber une femme honnête à leur niveau !

— Encore, répondait l'autre, si Honorine avait l'excuse d'une de ces camaraderies de prison qui nous ont liées parfois à des êtres indignes de nous approcher, et qu'il fallait une révolution sanglante pour mettre en rapport avec nous. Mais payer le peu de services que cette madame Mansley prétend avoir rendus à notre famille par le déshonneur de cette même famille, c'est trop cher. Nous sommes quittes du reste, et nous pouvons, sans scrupule, la remettre à sa place, en lui témoignant notre juste ressentiment pour la part qu'elle a prise dans cette sotte aventure. C'est une bonne occasion de cesser de la voir, il ne faut pas la laisser échapper, et M. de Savernon en pensera ce qu'il voudra ; mais notre complaisance envers lui ne peut aller plus loin.

Madame de Sermoise combattit faiblement ces préceptes d'ingratitude ; d'abord, parce qu'elle savait à quel point ces dames étaient opiniâtres dans leurs idées, et puis laisser attribuer sa faute à l'entraînement de conseils dangereux, c'était presque s'en disculper. Cette supposition ajoutait bien peu à la mauvaise opinion que ces dames avaient d'Ellénore ; aussi madame de Sermoise les laissa tranquillement déblatérer contre sa bienfaitrice, et lui donner tant de preuves de leur malveillance, que madame Mansley, indignée de leurs procédés offensants, se décida à ne plus s'y exposer.

XV

Le monde est long à prendre le parti des innocents, il lui faut des preuves pour croire à la vertu, il n'est pas si difficile pour le vice. En moins de quinze jours, il fut établi dans plusieurs salons que madame Mansley avait servi de manteau à une intrigue qui n'aurait peut-être jamais été tentée sans son secours, et dont le scandale était son ouvrage.

Le vieux baron de B… en parlait dans ce sens, un soir, chez madame de Seldorf, lorsque M. de Rheinberg, après avoir écouté patiemment le récit calomniateur qui accusait Ellénore, se leva tout à coup et affirma qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans cette histoire.

Un démenti aussi formel amena une discussion très-vive dans laquelle Adolphe laissa trop apercevoir son estime passionnée pour madame Mansley.

— Ah ! mon Dieu ! quel beau plaidoyer ! s'écria madame de Seldorf d'un ton ironique ; je ne vous savais pas si bien au courant de toutes les vertus de cette jolie femme.

— Il n'est pas nécessaire de la connaître beaucoup pour la savoir incapable d'une action flétrissante. Quant à moi, qui n'ai jamais eu l'honneur d'être reçu chez elle, je ne m'en crois pas moins le droit de la défendre contre des suppositions absurdes, car j'ai appris de ses amis à l'honorer.

— Et de ses amants à l'aimer, interrompit madame de Seldorf ; cela est tout naturel, ajouta-t-elle avec un rire forcé.

— Vous aussi ! dit avec surprise M. de Rheinberg.

— Ah ! ne pensez pas que jeme joigne aux méchants qui s'acharnent à cette pauvre femme, reprit vivement la baronne, poussée par un sentiment généreux qui l'emportait sur une impression pénible. Je sais mieux que personne comment le monde juge ce qu'il ne comprend pas, et combien il est difficile de le ramener à la vérité lorsqu'il s'est commodément établi dans une erreur. Il déteste tout ce qui le dérange, et malheur au talent, à la passion ou à la supériorité originale qui dépasse les limites de son admiration routinière ; il les punit de leur audace en la calomniant. Aussi suis-je toujours tentée de prendre le parti des victimes de sa sévérité. D'ailleurs, les amis distingués dont madame Mansley est entourée, prouvent assez pour son mérite, et je crois qu'on ne parle si mal d'elle que par envie.

Madame de Seldorf dit cette dernière phrase en regardant Adolphe de manière à lui traduire le mot envie par celui de jalousie. Il la devina et faillit se trahir par l'expression trop vive d'une reconnaissance qui avait plus pour objet la bonté, l'esprit loyal de madame de Seldorf, que son dépit flatteur.

Elle paraissait rassurée ; mais sa pensée ne l'était pas, et après avoir attiédi l'admiration d'Adolphe pour Ellénore, en en professant une plus exaltée encore, elle fit tomber la conversation sur le malheur d'avoir été abandonnée par un homme que madame Mansley croyait de son devoir d'aimer, et elle partit de là pour peindre les tortures attachées à l'état du dernier qui aime.

— Qu'il est dévorant le malheur qu'une telle destruction de la vie fait éprouver ! dit-elle. Le premier instant où ces caractères, qui tant de fois avaient tracé les serments les plus sacrés de l'amour, gravent en traits d'airain que vous avez cessé d'être aimé ; lorsque cette voix, dont les accents vous suivaient dans la solitude, retentissaient à votre âme ébranlée et semblaient rendre présents encore les plus doux souvenirs ; lorsque cette voix vous parle sans émotion, sans être brisée, sans trahir un mouvement du cœur, oh ! pendant longtemps encore la passion que l'on ressent rend impossible de croire qu'on ait cessé d'intéresser l'objet de sa tendresse, que des cœurs qui se sont compris ne sauraient cesser de s'entendre ; et rien ne peut faire renaître l'entraînement dont une autre a le secret ; vous savez qu'il est heureux loin de vous par l'objet qui vous rappelle le moins ; les traits de sympathie sont restés en vous seule ; leur rapport est anéanti, il faut pour jamais renoncer à voir celui dont la présence renouvelait vos souvenirs, et dont les discours les rendaient plus amers ; il faut errer dans les lieux où il vous a aimé, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour attester le changement de tout le reste. Le désespoir est au fond du cœur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le cacher. On n'attire pas la pitié par aucun malheur apparent ; seul, en secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource dans le monde peut-il exister contre une telle douleur ? Le courage de se tuer ? Mais, dans cette situation, le secours même de cet acte terrible est privé de la sorte de douceur qu'on peut y attacher ; l'espoir d'intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes sensibles est ravie à celle qui n'espère plus de regrets !

Dans ces accès d'éloquence, madame de Seldorf était bien sûre de ne pas être interrompue. Elle parlait avec tant de feu ; elle appliquait si bien les généralités à des intérêts particuliers, qu'on se laissait entraîner à penser comme elle. Adolphe seul osait souvent la contredire, comme on excite un noble coursier pour redoubler son ardeur ; mais cette fois, terrifié par le tableau qu'elle venait de mettre sous ses yeux, par cette menace déchirante du supplice qu'elle subirait s'il persistait dans son amour pour Ellénore, il se jura d'en triompher.

— Non pensa-t-il, non je ne risquerai pas le bonheur de la personne la plus dévouée, la plus noble, la plus spirituelle, pour le désir insensé de vaincre une antipathie inexplicable, une haine si passionnée qu'elle devrait m'ôter tout espoir de l'éteindre, mais c'est cette haine, si ressemblante à de l'amour, qui me captive malgré moi ; c'est l'attrait d'un succès impossible, d'un voyage dangereux, d'un ennemi à combattre, à tuer, à faire prisonnier surtout ! Et c'est à cette joie féroce que j'immolais mon repos, celui de… Non… je ne la verrai plus ; je ne lui donnerai plus le plaisir de m'accabler de ses dédains ; rien ne m'est si facile que de l'éviter ; je sais les heures où elle se rend chez nos amis communs, j'aurai soin de ne m'y pas trouver.

Adolphe en était là de ses réflexions, lorsqu'on annonça le chevalier de Boufflers ; chacun s'empressa de le questionner sur M. de Sermoise. En qualité d'ami intime de son père, il devait être mieux instruit qu'un autre de ce qu'on savait sur le fugitif ; mais il dit que toutes les perquisitions restaient sans effet, et que la famille commençait à perdre tout son espoir.

A chaque personne qui arrivait, on renouvelait les questions sur cette funeste disparition ; et dans les réponses, les explications, les causes présumées, le nom de madame Mansley se trouvait souvent mêlé, de manière à rendre sa défense difficile.

La baronne, fidèle à l'opinion qu'elle avait soutenue sur le mérite d'Ellénore, disait bien quelques mots en sa faveur ; mais la meilleure des femmes d'esprit craint le ridicule avant tout, et celui de se répéter lui ferait abandonner la plus juste cause.

C'est ce qui arriva. Adolphe n'osa continuer la défense que madame de Seldorf ne pouvait ou ne voulait plus soutenir, et M. de Boufflers seul chercha à intéresser les plus médisants, en leur racontant comment, sous prétexte de venger la morale et les maris, on adressait à madame Mansley des lettres infâmes.

— Enfin, ajoutait-il, la pauvre femme en est réduite à ne pas sortir de chez elle, dans la crainte d'être insultée publiquement. Et déjà plusieurs des personnes qu'elle croyait être de ses amis ont décidé en plein salon qu'elles ne la verraient plus.

— Quoi ! mêmes celles qui lui doivent leur retour en France, et partant leur fortune ? demanda M. de Rheinberg.

— Voilà une question bien niaise, pour un homme d'esprit, reprit en souriant le chevalier ; mais votre jeunesse l'excuse ; plus tard, vous saurez que pour la plupart des obligés, rien n'est si vite saisi qu'une occasion honnête de se brouiller avec son bienfaiteur.

— Je le conçois à merveille, dit madame de F…; je vous avoue qu'il me serait fort pénible d'être sauvée d'un grand danger par un échappé du bagne, et qu'après avoir payé son dévouement de ma fortune, je le fuirais comme la peste.

— La comparaison n'est pas soutenable, dit M. de Rheinberg ne pouvant plus contenir son indignation. Et il allait sans doute ajouter tout ce qu'il s'était promis de taire, lorsqu'un regard de madame de Seldorf l'arrêta.

Le silence où retomba Adolphe parut une défaite. La conversation se continuant sans qu'il y prît aucune part, on le crut découragé par la difficulté de changer l'opinion établie sur le compte de madame Mansley. Madame de Seldorf elle-même pensa qu'ennuyé d'entendre bavarder sans cesse sur une histoire, qui, dans le fond, l'intéressait peu, il s'occupait du décret qu'il devait attaquer le lendemain à la tribune.

Pendant ce temps, M. de Rheinberg, oubliant les résolutions qu'il venait de prendre, honteux de l'idée d'avoir projeté un moment de fuir madame Mansley, lorsque tout se réunissait pour l'accabler, plus entraîné que jamais à la défendre et à la servir, composait la lettre qu'en rentrant chez lui il allait écrire à Ellénore.

XVI

— Et de quel droit ce monsieur ose-t-il m'écrire ? se disait madame Mansley chaque fois qu'on lui remettait une lettre d'Adolphe.

Puis, cédant involontairement au désir de savoir ce qu'elle contenait, Ellénore la décachetait avec dépit, jetait l'enveloppe au feu en se reprochant de n'avoir pas le courage d'en faire autant de la lettre. A mesure qu'elle la lisait, elle sentait sa colère s'affaiblir, se changer en douce émotion, et elle s'abandonnait au charme d'une éloquence persuasive ; puis, jalouse d'en prolonger l'effet, elle recommençait sa lecture à travers un voile de larmes.

Mais plus l'amour d'Adolphe se cachait sous des sentiments généreux, plus il s'efforçait d'en modérer les expressions, de le rendre pour ainsi dire insensible au cœur timoré d'Ellénore, plus elle en reconnaissait le danger. En vain elle évoquait tous les défauts qu'elle croyait détester dans M. de Rheinfeld, en vain elle se répétait.

— Je le hais pourtant ; ses opinions, ses habitudes, tout nous sépare. L'entêtement qu'il met à me défendre, à me plaire, ne se soutient que par l'espoir de se venger un jour de mon indifférence. Il ne comprend pas qu'ayant pu subjuguer la femme la plus spirituelle, la plus célèbre de l'Europe, il échoue auprès d'une personne aussi simple, aussi malheureuse que moi. Hélas ! sa constance à me poursuivre s'éteindrait bientôt s'il devinait tout ce que je souffre. Ah ! qu'il l'ignore toujours !.. Mais, je le sens, pour n'avoir pas à craindre sa pénétration, il faut avoir recours à l'unique moyen d'y échapper. La paix vient d'être signée avec l'empereur d'Allemagne ; j'obtiendrai un passe-port pour Vienne ; de là, j'irai à Londres. L'obligation d'y conduire mon fils pour y être élevé sous la protection de mon respectable ami, M. Ham…, et dans l'ignorance des calomnies, des malheurs qui flétrissent ma vie, sera le prétexte de mon voyage. Quelques mois d'absence suffiront pour décourager la constance de M. de Rheinberg, et pour me rendre le calme dont j'ai besoin.

Ellénore, forte de ce projet, et sans aucun doute sur le résultat qu'elle en attendait, ne pensa plus qu'à le faire approuver par M. de Savernon et à disposer ses amies à recevoir bientôt ses adieux.

Elle commença par se rendre chez la marquise de Condorcet, où Adolphe venait tous les soirs depuis huit jours, dans l'espoir de l'y rencontrer. Lorsqu'elle entra, il captivait l'attention générale par le récit de la solennité qui avait eu lieu le matin même au Luxembourg en l'honneur de la paix et du héros qui l'avait acquise à coups de victoires.

— Jamais on n'a vu la gloire tant et si justement applaudie, reprit Adolphe, après s'être interrompu pour saluer Ellénore, et peut-être aussi pour se donner le temps de réprimer l'émotion produite par cette présence si désirée.—- Mais je ne sais pourquoi, continua-t-il, là même où je voyais les statues de la liberté et de l'égalité décorer l'autel de la patrie, il m'a pris tout à coup une vive inquiétude pour ces nouvelles patronnes de la France. Cependant rien n'était si modeste que l'attitude du général Bonaparte en écoutant les acclamations du peuple de spectateurs qui le portait aux nues, et je ne puis accuser que le discours du ministre de l'intérieur des mauvaises pensées qui me sont venues. Je ne sais s'il vous produira le même effet: je lui ai trouvé ce parfum d'adulation avec lequel les courtisans enivrent les rois ; et comme M. de Talleyrand n'est pas homme à jeter sa flatterie aux moineaux, j'en conclus qu'il espère beaucoup de l'ambition du héros qu'il encense. Pourtant il a commencé par ces paroles rassurantes:

«On doit remarquer, et peut-être avec quelque surprise, tous mes efforts en ce moment pour expliquer, pour atténuer presque la gloire de Bonaparte ; il ne s'en offensera pas. Le dirai-je ? j'ai craint un instant pour lui cette ombrageuse inquiétude qui, dans une république naissante, s'alarme de tout ce qui semble porter une atteinte à l'égalité ; mais je m'abusais: la grandeur personnelle, loin de blesser l'égalité, en est le plus bel ornement, et, dans cette journée même, les républicains doivent tous se trouver plus grands. Et quand je pensa à tout ce qu'il faut pour se faire pardonner cette gloire, à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites, à ses lectures favorites, à ce sublime OSSIAN qui semble le détacher de la terre ; quand personne n'ignore ses profonds mépris pour l'éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes, ah ! loin de redouter ce qu'on voudrait appeler son ambition, je sens qu'il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre. Peut-être lui ne le sera jamais.»

— Et vous concluez de ce discours que le petit caporal veut profiter de ses succès pour s'emparer du pouvoir ? dit madame de Condorcet.

— Sur ce point, je ne sais pas positivement ce qui est ; mais je sais bien ce que M. de Talleyrand suppose ; il est trop fin pour ne s'être pas aperçu qu'on n'aime rien tant que d'être vanté sur les qualités qu'on n'a pas, et s'il exalte le républicanisme de Bonaparte, c'est qu'il a deviné ses projets ambitieux, reprit Adolphe en affectant d'être tout entier aux intérêts politiques qui alimentaient la conversation.

Ellénore, ne voulant pas paraître avoir l'esprit moins libre, y mêla quelques-unes de ces observations profondes qui révèlent les habitudes studieuses d'un esprit réfléchi. Puis, craignant de tomber dans le pédantisme politique, elle se jeta dans l'ironie et demanda à tous les prétendus champions de la liberté, là présents, si c'était bien sérieusement qu'ils s'établissaient les défenseurs d'une divinité à laquelle pas un d'eux ne croyait.

On peut se faire une idée des exclamations qui accueillirent cette singulière attaque. Et Adolphe la mit sur le compte des préventions anglaises de madame Mansley.

— Cette chère liberté, dit-il, n'ayant pas moins coûté à nos voisins qu'à nous, pour la conquérir et l'épouser, ils ont, comme tous les maris, la prétention de la garder pour eux seuls. Mais nous en sommes les amants, et ce titre-là répond de notre constance.

— Vous, messieurs ! reprit Ellénore, avec un sourire de pitié ; vous, les fanatiques de la liberté. Vous, qui n'aimez qu'à dominer ou à servir ! Vous avez bien trop d'esprit, vraiment, pour le sacrifier aux simples intérêts de la chose publique. Il vous faut des effets surprenants, des succès miraculeux, des héros à encenser, des puissants à flatter. Enfin, vous ne vivez que des charmants poisons qui tuent l'égalité.

— Ceci est d'une injustice révoltante, s'écria Garat, le publiciste, imaginer que les auteurs d'une révolution telle que la nôtre se courberont de nouveau si volontairement sous le joug qu'ils ont secoué, et reprendront gaiement les chaînes rompues au prix de tant de sang ! C'est nous calomnier tous.

— Eh bien, si je vous fais injure, si dans moins de cinq ans, vous n'êtes pas les sujets les plus soumis d'un pouvoir despotique, je consens à subir tous les supplices qu'il vous plaira de m'imposer.

— Cinq ans ! c'est bien long, madame, dit Adolphe en souriant ; ne pourriez-vous avancer un peu l'époque où nous aurons quelques droits sur vous ?

— Je le pourrais, je crois, sans nul danger, car vous qui, le premier, avez douté de ce que je prédis, vous ne résisterez pas plus qu'un autre au torrent qui emportera la liberté française et tous ses éloquents soutiens.

— Cela aurait été possible il y a quelques moments, madame ; mais à présent qu'il y va de l'honneur de vous vaincre, de vous infliger une punition à son choix, je vous jure qu'il n'est pas d'attrait, de menaces, de pouvoir au monde qui puisse me faire changer d'opinion.

— Qu'on dise après ceci que la république a tué la galanterie ! s'écria Chénier : heureusement, nous sommes là pour prouver que c'est une calomnie ; mais c'en est une aussi que de nous croire assez faibles pour nous prosterner devant une tyrannie quelconque, fût-ce même celle de la gloire. Il y a tout à parier que ce vainqueur de l'Italie, malgré les belles phrases patriotiques qu'il nous a débitées ce matin en répondant à notre ministre défroqué, ne pense qu'à changer son épée en sceptre ; d'ailleurs, il n'en aurait pas l'idée que nos ministres la lui donneraient, tant ils se courbent devant lui ; à cet égard, je partage l'opinion de madame Mansley. Seulement, je ne crois pas à l'unanimité des suffrages de serments parjures qu'elle prédit ; j'espère qu'il restera assez de fidèles à la liberté pour gêner le despotisme qui couve ; quant à moi, j'ai payé trop cher l'honneur de la défendre, pour ne pas être un de ses martyrs.

En finissant ces mots, Chénier se retira, et dès qu'il fut sorti, chacun se récria sur l'altération de son visage, qui portait l'empreinte d'une vive douleur morale et physique.

— Ce n'est pas étonnant, dit M. Guinguéné, l'un des amis dévoués de Chénier, le malheureux est assassiné chaque matin par un poignard anonyme, et il n'est pas de santé ni de force d'âme qui puissent résister à de semblables coups.

— Mais d'où viennent-ils ? demanda madame de Condorcet.

— D'une main inconnue, qui change chaque jour d'écriture pour lui adresser les mêmes mots.

— Ces mots sont donc bien terribles ; car Chénier a trop d'expérience et d'esprit pour attacher la moindre importance à une lettre anonyme.

— C'est ce que je lui répète sans cesse, et ce qu'il dit lui-même. Ce qui ne l'empêche pas de devenir pâle comme la mort toutes les fois qu'on lui remet une lettre, et de rester des heures entières la poitrine haletante, les mains contractées, les yeux rouges fixés sur cette phrase sanglante :

«Caïn, qu'as-tu fait de ton frère ?»

— Quelle horreur ! s'écria M. de Rheinfeld.

— Dites: Quelle calomnie ! ajouta le citoyen Garat ; car j'ai été témoin de tout ce qu'a tenté Chénier pour sauver son frère, et combien de fois il a risqué de se faire arrêter et guillotiner pour arracher André aux mains de ses bourreaux.

— Sans doute, c'est une calomnie, dit le chevalier de Panat, mais convenez que, dans la même position, elle n'aurait jamais atteint ni vous ni moi.

— Que voulez-vous dire ?

— Que ni vous ni moi, ni aucune personne ici présente, ne seraient restés, une minute après le supplice de leur frère, attachés au gouvernement qui l'avait fait périr sur l'échafaud.

— Cela est bien facile à dire, reprit M. Guinguéné ; mais quand la démission est un arrêt du mort, on hésite à l'offrir ou à la demander.

— Alors on subit les conséquences de sa timidité. C'est ainsi que les plus belles actions avortent: on les porte au plus haut degré ; elles allaient atteindre au sublime, il ne fallait plus qu'un effort, le courage épuisé en est incapable, et tout ce qu'on a fait d'admirable disparaît sous le reproche de ce qu'on aurait du faire.

Cette réflexion ne trouvant pas de contradicteurs, on se rejeta sur la pitié qu'inspirait l'état de Chénier et sur les moyens d'empêcher la fatale lettre de lui parvenir.

— Vous pensez bien que j'en ai beaucoup tenté, répondit M. Guinguéné ; mais tous ont été déjoués avec une adresse inconcevable. Enfin, craignant qu'aidés de ses domestiques, nous puissions soustraire quelques-unes de ces lettres quotidiennes, les lâches auteurs les ont adressées au président même de la Convention, et depuis au membre du conseil des Cinq-Cents.

«C'est en pleine assemblée, et souvent au milieu d'une vive discussion que le malheureux reçoit sur la même plaie le même coup qui l'a faite, et qui la rend chaque jour plus mortelle.

— Mais à quoi sert donc cette police qui coûte si cher à l'État, si ce n'est à découvrir les assassins de tous genres ?

— Elle est trop occupée à créer ou à déjouer des conspirations, pour s'intéresser aux intérêts des honnêtes particuliers. D'ailleurs, que gagnerait Chénier à connaître ces misérables anonymes ; il ne pourrait pas se battre avec eux comme il l'a fait dernièrement avec M. de Kerbourg ; des ennemis qui se cachent sont toujours lâches ; il faut les mépriser, et supporter leurs insultes comme on supporte les maladies inévitables dans une longue existence.

— J'étais là, dit madame Delmer, au théâtre de la République, dans la même loge d'avant-scène où se trouvaient Chénier et madame de la B…, lorsqu'Amédée de Kerbourg insulta Chénier, qui d'abord n'y fit pas attention ; mais M. de Kerbourg ayant ajouté un mot offensant pour madame de la B…, Chénier la vengea par une injure flétrissante à laquelle M. de Kerbourg répondit par un geste qui lui a valu une blessure grave. Je suis lié d'amitié avec le blessé ; mais je suis forcée de convenir qu'il a eu le premier tort.

— Et que Chénier a eu le second, interrompit vivement M. de Rheinfeld.

— Comment cela ?

— En ne tuant pas celui qui avait insulté la femme qu'il aime. Je ne serais pas si humain en pareille circonstance.

— Beau mérite de votre part, vraiment ! dit Garat ; quand on se fait des adorations qui sont celles de tout le monde, on n'est pas exposé à ces ennuis-là.

Ellénore avait rougi de reconnaissance aux derniers mots d'Adolphe. Elle se sentit pâlir en écoutant la réponse de Garat, qui faisait allusion aux sentiments très-connus de M. de Rheinfeld pour madame de Seldorf.

— Et je serais assez folle, assez lâche pour aimer l'esclave de madame de Seldorf ? Celui que tout le monde reconnaît pour l'heureux adorateur de cette femme célèbre, pensa Ellénore, et je me laisserais éblouir, entraîner par son éloquence perfide, par ses soins à m'obséder de son souvenir, par cet entêtement à me plaire, qui n'a peut-être pour but que le plaisir de tromper ? Ah ! béni soit l'avis qui me rappelle ce que je n'aurais jamais dû oublier.

XVII

Pendant qu'Ellénore s'armait de toutes les forces de sa raison et de son esprit contre Adolphe, celui-ci réfléchissait sur le triste effet produit par le souvenir de madame de Seldorf.

Ce malheureux Garat, pensait-il, vient de détruire par un seul mot le fruit de toutes mes peines, l'espoir de tous mes plaisirs ! Il n'est rien comme l'innocente main d'un ami pour vous porter un coup mortel. Que faire maintenant pour réparer cette gaucherie funeste ?… Ah ! quelle fatalité ! jamais elle ne m'avait souri avec tant de bienveillance ; jamais, après m'avoir lu, elle ne s'était montrée moins offensée de mon audace ; j'étais peut-être au moment d'obtenir, non pas un aveu, car elle mourrait plutôt que d'avouer qu'elle m'aime, mais une de ces injures ravissantes qui prouvent son dépit contre sa faiblesse et m'autorise à lui parler de mon amour ; jamais les circonstances n'avaient été plus propices: le monde l'accable de la plus injuste rigueur, c'est à qui lui donnera le nom le plus flétrissant ; j'avais mille occasions de prendre son parti, de me faire tuer pour elle, et voilà qu'un seul mot, une sotte réflexion renverse mon beau château en Espagne, et la rend à toute sa haine pour moi ! Par quel sacrifice, par quel acte de dévouement puis-je la ramener ? la convaincre de ma passion ? Car je le sens, ce que j'ai cru longtemps être une simple préférence, un défi d'amour-propre, est devenu un sentiment impérieux. Je ne fais, je ne dis plus rien que pour m'attirer un regard courroucé, un mot offensant de sa belle bouche. A défaut de mieux, je préfère ses refus à tout ce que la femme la plus séduisante voudrait bien m'accorder. Ah ! mon Dieu ! que je souffre à la seule pensée de perdre sa haine !…

Par suite de cet examen de cœur, Adolphe se décida à tout braver pour dissiper l'impression qu'Ellénore s'efforçait vainement de dissimuler. Il vint se placer derrière le fauteuil qu'elle occupait auprès de la cheminée, et lui dit à voix basse :

— Si l'on vous jurait, sur tout ce que vous inspirez, que l'allusion de Garat n'est plus vraie ?

— Je ne le croirais pas, répondit sèchement Ellénore.

— C'est trop me flatter. Je n'ai pas une constance à toute épreuve, et par malheur une amitié fondée sur l'admiration ne me sauve pas d'une adoration exaltée. Que faut-il faire pour vous prouver cette vérité ?

— Rien.

— Quoi ! pas même une mauvaise action ?… Une rupture éclatante…

— Je vous le défends.

— Ah ! vous commandez !… c'est reconnaître votre puissance, je vous en avertis. Eh bien, soit, on vous obéira, mais à une condition pourtant.

— Je n'en accepte aucune.

— Celle-là sera de votre goût.

— J'en doute.

— C'est de me continuer cette malveillance dont les preuves sont devenues aussi nécessaires à ma vie que l'air que je respire.

— De la malveillance ? reprit en souriant Ellénore, vous lui donnez un bien beau nom.

— Ne riez pas, ceci est plus sérieux que vous ne le croyez.

— Raison de plus pour n'y plus penser.

— N'y plus penser ? je vous en défie.

— Vous verrez.

— Non, je ferai tant d'extravagances que vous serez bien obligée d'y prendre garde.

— Taisez-vous, par grâce ! si l'on vous entendait ?

— On devinerait que, pour vous menacer ainsi, il faut que j'aie perdu la tête, et l'on vous accuserait de ma démence.

— Quelle tyrannie !

— Oui, j'en conviens, c'est la plus cruelle de toutes, celle d'un esclave révolté ; mais qu'un seul mot peut rendre à la plus aveugle soumission… dites-le ?

— Jamais.

— Eh bien, je me contenterai d'un regard, d'un signe qui m'ordonnera de vivre… pour vous… sans me promettre d'autre bonheur que mon adoration… Laissez tomber votre éventail.

Cette prière faite d'une voix tremblante, quoique de l'air le plus insouciant, mit le comble au trouble d'Ellénore. Traiter de semblables intérêts, au milieu d'un cercle d'indifférents, à travers des discussions politiques, confier sa destinée à la chute d'un éventail, cela paraîtrait impossible, si cela n'arrivait pas tous les jours. Mais qui n'a pas dans sa vie joué son repos sur le fait le plus insignifiant en apparence ?

Ellénore effrayée de ce qu'Adolphe pouvait hasarder pour la convaincre de sa passion, crut ne céder qu'à la prudence, en se prêtant à une démarche de si peu de conséquence en elle-même ; elle laissa glisser son éventail sur le tapis… il y resta…

Adolphe, pris tout à coup d'un violent battement de cœur, d'un étourdissement complet, crut qu'il allait succomber à sa joie.

Ellénore se retourna involontairement, et la vue de l'extrême émotion qui dominait Adolphe, lui donna aussitôt le remords de l'avoir causée ; elle ne pensa plus qu'à en atténuer l'effet ; mais Adolphe qui la devinait, se leva en disant:

— Je ne veux plus rien entendre, laissez-moi dans le ciel.

Pendant qu'il glissait ces mots d'une voix émue dans l'oreille d'Ellénore, M. de Chauvelin, que ses idées libérales n'empêchaient pas d'être fidèle à notre vieille galanterie, ramassait l'éventail et le rendait à madame Mansley.

Que de fois on s'est ainsi innocemment fait le complice des faiblesses qu'on blâme.

De tous les secrets, le plus difficile à garder est celui de son bonheur. Le regard, l'agitation, l'éloquence appliquée aux sujets les plus indifférents, tout le trahit. Madame Talma, frappée de la gaieté subite d'Adolphe et de l'accablement où était tombée tout à coup Ellénore, devina sans peine qu'il s'était passé entre eux un de ces événements imperceptibles qui, sans nulle importance pour les autres, décident parfois du sort de deux personnes.

Sa prévention en faveur de M. de Rheinfeld ne lui permettait pas de croire qu'on pût, non-seulement le haïr, mais n'être pas sensible à son amour, et sa prudente amitié commençait à trembler pour le repos d'Ellénore.

— Si leur malveillance réciproque était réelle, pensait madame Talma ; si leurs injures n'étaient pas un voile, si elles partaient du cœur, il y a longtemps qu'ils seraient brouillés à mort. C'est le pressentiment des malheurs qui doivent résulter d'une liaison deux fois coupable, qui leur a inspiré jusqu'ici ce moyen de défense ; mais il vient d'échouer. J'ignore comment une si courageuse résolution a pu succomber à la conversation politique qui captive depuis deux heures l'attention de tous ceux qui sont ici. Il faut que le diable ou l'amour s'en soit mêlé, et je ne saurais, sans trahison, laisser Adolphe s'embarquer à la vue de l'orage, et ne pas lui montrer les remords qui l'attendent, s'il ajoute un malheur de plus à tous ceux qui ont déjà flétri l'existence de madame Mansley.

En conséquence de ce raisonnement, madame Talma choisit un moment où Adolphe passait près d'elle pour lui dire :

— Je voudrais vous voir demain matin, j'ai à causer avec vous.

— J'en suis désolé, mais cela m'est impossible, répondit Adolphe. C'est demain la première séance du club de l'hôtel de Salm. J'ai promis d'en faire le discours d'ouverture, et je ne veux pas laisser échapper une si bonne occasion de dire tout ce que je pense sur le terrorisme , le royalisme et le faux patriotisme qui sont aujourd'hui les plus grands ennemis de la France, enfin j'espère un succès, et je vous avouerai que jamais il ne viendra plus à propos.

— Ah ! ah ! vous comptez sur votre talent pour vous seconder dans quelque mauvaise action, n'est-ce pas ? Eh bien, soit ; montrez-vous avec toute votre supériorité, je me charge de faire valoir vos défauts.

— Vous me faites frémir.

— Eh bien, résignez-vous à m'entendre avant ou après votre séance politique.

— Comme il vous plaira. Cependant j'aurai l'esprit plus libre, je crois, avant de vous avoir entendue ; mais, de toute façon, promettez-moi de garder un profond silence à mon égard tant que je n'aurai pas plaidé ma cause.

Il fut convenu qu'Adolphe viendrait se faire sermonner le lendemain, n'importe sur quel sujet, en sortant du club de l'hôtel de Salm.

Son discours, quoique fort raisonnable pour l'époque, eut un succès éclatant, et jamais aucun de ceux qu'il a obtenus depuis sur un plus grand théâtre ne l'a plus doucement enivré. L'idée qu'Ellénore ne pourrait échapper à son éloge, qu'il la poursuivrait jusque chez les ennemis de la Révolution, le ravissait, car son discours portait l'empreinte d'une horreur profonde pour les crimes commis au nom de la liberté, et promettait aux opprimés du gouvernement nouveau un zélé défenseur. Aussi les royalistes en parlaient-ils avec une admiration qui tenait de l'espoir, M. de Savernon seul persistait à blâmer toutes les actions et les paroles de M. de Rheinfeld.

Les travers attachés à l'esprit de parti étaient alors fort communs et faisaient le tourment des familles, dont la moitié, ayant pris part à la révolution, en suivait les chances, tandis que l'autre moitié, élevée dans le culte de l'absolutisme royal, ne comprenait pas que la France pût se soumettre encore longtemps à un autre pouvoir, et en attendait impatiemment le retour.

Malgré cette loi du Directoire qui forçait les membres des assemblées législatives à jurer, par serment, qu'ils n'avaient aucun parent émigré, on en voyait tous les jours solliciter la radiation de soi-disant amis intimes, qui leur tenaient encore de plus près. Eh bien, dans ces Français rendus à leur patrie, grâce au crédit d'un honnête républicain, il s'en trouvait un bien petit nombre d'assez reconnaissants pour ne pas haïr leur bienfaiteur, et d'assez sages pour permettre à leurs enfants d'aller chercher dans nos armées ce qui pare toujours un grand nom : les dangers et la gloire.

— Je pourrais me dispenser de vous parler de ce qui m'a fait vous demander cet entretien, dit madame Talma en voyant entrer M. de Rheinfeld, car vous le savez sans doute aussi bien que moi ; mais si je n'ai pas la prétention de vous instruire, j'ai celle de vous éclairer sur les suites du roman que vous commencez, sans nulle prévision des scènes qu'il doit amener.

— Vous oubliez qu'on ne fait pas un roman sans amour mutuel, et que le courage d'aimer tout seul est bientôt épuisé. Mais je réponds là à ma pensée plus qu'à la vôtre, dit Adolphe en souriant.

— Vous répondez fort mal, il est vrai, mais vous comprenez fort bien, cher ami, et je ne serai pas obligée de vous prouver pourquoi il est urgent que vous accompagniez madame de Seldorf dans le voyage qu'elle va faire en Suisse, pendant que son mari sera en mission.

— Non, vraiment, je ne comprendrai jamais la nécessité de quitter Paris au moment où l'absence de Bonaparte et de son armée nous expose à de grands revers, où le gouvernement ne sait plus où donner de la tête, où le trésor est à sec, où les soldats manquent de tout, et où ma voix, si faible qu'elle soit, peut crier au secours et ranimer l'énergie de ce peuple affaibli par ses excès et engourdi par la terreur, et ce que je comprends encore moins c'est que ce soit vous, la personne la plus dévouée à la France, à sa prospérité, qui m'engagiez à l'abandonner lorsque les terroristes et les royalistes sont là, tout prêts à ressaisir le pouvoir et à nous rendre la guillotine ou les lettres de cachet.

— Sans doute il faut un motif très-impérieux pour l'emporter sur de si grandes considérations ; mais d'autres sont encore là pour sauver le pays ; et vous êtes seul l'arbitre d'un sort qui m'intéresse vivement. Je vous propose l'éternelle ressource de l'éloignement, parce que c'est un lieu commun qui réussit toujours ; mais j'en préférerais un autre, car je ne me dissimule pas tout ce que nous perdrons avec votre présence, et si votre imagination nous fournit un aussi bon moyen de vous faire oublier, je ne demande pas mieux que de l'adopter ; mais je suis décidée à vous sauver malgré vous, s'il le faut, des remords d'une double scélératesse.

— Peine inutile, j'ai un fond d'innocence qui peut tout braver.

— Quoi, jusqu'au malheur d'une femme adorable ? Ah ! vous vous calomniez.

— D'abord on ne fait le malheur que des gens dont on est aimé. Quant à ceux qui nous haïssent, on n'est pas tenu à leur tout sacrifier, convenez-en.

— Je suis de cet avis ; mais cette haine-là ne vous abuse pas plus que moi, je vous prie de la traiter avec tous les égards qu'elle mérite.

— Que faire ?

— N'y donner aucune suite, méditer sérieusement sur le tort de tromper une femme dont l'esprit est indispensable à votre existence, ce qui ne vous permet pas de disposer de vous, et ne vous laisse à offrir pour prix d'un abandon complet qu'un amour partagé, une chaîne à demi brisée, un de ces attachements qui font également le supplice des deux rivales et de l'infidèle. Je vous connais, vous n'avez ni assez de probité, ni assez de duplicité, pour vous tirer d'une situation pareille. Vous serez, avant six mois, détesté, et, qui pis est, méprisé des deux personnes que vous aimez le plus au monde.

— Que dites-vous ? s'écria Adolphe, terrifié par cette menace.

— La vérité, reprit madame Talma. L'une ne vous pardonnera pas votre ingratitude ; l'autre, votre reconnaissance. Oui, l'affection que vous conserverez pour madame de Seldorf, en dépit de votre inconstance, sera un crime aux yeux de madame Mansley. Elle ne peut plus écouter l'amour que de l'homme qui lui sera assez dévoué pour lui donner son nom… Serez-vous cet homme-là?

Adolphe garda le silence et parut absorbé sous le poids d'une pensée qui ne s'était point encore offerte à son esprit.

— Se taire, c'est répondre, continua madame Talma ; et je me fie maintenant à votre honneur pour vous guider dans le parti qu'il faut prendre.

— L'honneur ! reprit Adolphe avec impatience, et depuis quand l'honneur des hommes est-il compromis par leurs faiblesses de cœur ? N'avons-nous pas fait les lois de manière à être absous de tous crimes en ce genre ? Non, la crainte du blâme ne saurait nous arrêter dans un sentiment passionné ; celle de causer le malheur d'une femme dévouée pourrait seule donner le courage de la fuir. Mais je vous le répète, madame Mansley s'indigne et s'amuse de mon amour. Voilà tout.

— Et pourquoi cet amour ? Je vous prie, êtes-vous bien sûr de l'éprouver ? N'est-ce pas une de ces taquineries qui servent souvent au développement de votre esprit, et dont vous voulez divertir votre cœur ?

— Quelle méchante supposition !

— C'est que je ne m'explique pas comment les qualités, les défauts et les goûts les plus opposés, mènent à un amour mutuel.

— Mutuel ! répéta Adolphe, la joie dans les yeux. Vous êtes bien honnête, ajouta-t-il en souriant.

— Hélas ! oui, mutuel, et je n'en veux pour preuve que les efforts de la pauvre Ellénore pour se persuader qu'elle vous hait. Vous pensez bien que si votre repos avait été seul en danger dans cette circonstance, je ne m'en serais pas inquiétée. Je vous aurais laissé jouer de vos défauts avec toute la grâce qui leur a déjà valu tant de succès ; mais quand j'ai vu que leur séduction commençait à agir sur un cœur déjà meurtri, et qu'un coup de plus doit tuer, j'ai cru vous servir tous deux, en mettant mon amitié entre vos deux haines pour les empêcher de se battre trop passionnément.

— Vous me faites tant de bien et tant de mal avec vos beaux discours, que je ne sais plus que résoudre.

— Eh bien, laissez-vous conduire.

— J'y consens, mais n'abusez pas de ma soumission ; n'en demandez pas trop à ma raison.

— Je ne veux pas même avoir à faire à elle. Votre cœur entendra bien mieux ce que j'ai à lui demander : d'abord la sincère résolution de renoncer à plaire à une personne que tout doit séparer de vous. Songez que sans moi elle ne vous aurait jamais connu ; que la différence de vos opinions avec les siennes, avec celles de ses amis, ne permet aucune liaison entre vous ; que vous ne pouvez sacrifier toutes les antipathies qu'on sait exister entre vous deux, sans apprendre à tout le monde que vous vous adorez. Et ce secret une fois divulgué, je n'ai pas besoin de vous dire les affreux malheurs qui s'ensuivront. Ne vous flattez pas de les détourner, ils sont inévitables. Madame de Seldorf se changera en Euménide acharnée à vos pas ; et M. de Savernon poignardera Ellénore.

Ce résultat était si probable qu'Adolphe en frémit, et qu'il s'engagea à partir pour la Suisse avec madame de Seldorf sans en prévenir Ellénore, sans lui écrire dans l'absence.

— C'est un indigne procédé que vous exigez là, s'écria-t-il en se levant.

— Je l'avoue, et c'est tout son mérite, reprit madame Talma, car un peu moins offensant, il serait sans effet. Mais Ellénore a l'âme fière, et j'espère bien qu'elle ne vous le pardonnera jamais. Dès que j'en aurai la certitude, et que je croirai sa dignité et sa rancune plus fortes que son amour, je vous écrirai de revenir.

— Ce sera la première lettre de vous que j'aurai reçue sans plaisir.

— Ce n'est pas tout ; vous ne reviendrez ici qu'à la condition de ne vous présenter chez moi qu'aux heures où madame Mansley ne s'y trouve jamais ; enfin, qu'en me jurant, en malade soumis, de suivre mes ordonnances.

— J'ai bien peur que ce malade-là ne meure entre vos mains, dit M. de Rheinfeld en respirant avec peine. Il est atteint plus gravement que vous ne le pensez. Mais, qu'importe, ajouta-t-il d'une voix étouffée, elles ignoreront mon supplice… Vous seule le saurez… Votre pitié me suffira, et si… je…

L'excès de son émotion l'empêcha de continuer ; il sortit précipitamment et laissa sa vieille amie effrayée de l'impression qu'elle venait de produire sur cet esprit à la fois si profond, si léger, et qu'elle supposait plus fort contre les agitations du cœur.

C'est une erreur généralement établie dans le monde civilisé que de croire les gens d'esprit insensibles. Et pourtant leurs écrits, leurs longs attachements sont là pour prouver le contraire. Mais l'envie qui s'attache aux supériorités leur conteste les qualités à la portée de tout le monde ; ce serait bien dommage pourtant que le ciel, dans sa munificence, n'eût accordé qu'aux sots la faculté d'aimer.

XVIII

Les embarras du gouvernement devenaient chaque jour plus graves. Chacun se disputait le pouvoir sans savoir l'usage qu'il en ferait, et le secours des hommes politiques, des opinions indépendantes était plus nécessaire que jamais contre le retour des mesures révolutionnaires ou l'usurpation d'un despotisme militaire.

Madame de Seldorf, pénétrée de cette vérité, et rassurée par l'empressement d'Adolphe à vouloir la suivre dans son voyage, lui imposa l'obligation de revenir à Paris sur-le-champ, si quelque événement politique y réclamait la présence des défenseurs de la liberté.

Ravi de se soumettre à un ordre qui devait le ramener, peut-être bientôt, près d'Ellénore, il partit avec plus de courage, non sans déplorer le serment qu'il avait fait à madame Talma de ne pas écrire un mot d'adieu à Ellénore.

Si ne rien tenter pour plaire à ce qu'on aime est un sacrifice souvent impossible, quel nom donner à ce dévouement surhumain qui va jusqu'à s'attirer volontairement la haine de l'être dont on paierait un regard, un sourire au prix du reste de sa vie ?

La route entière se passa en suppositions plus douloureuses l'une que l'autre.

— Comment apprendra-t-elle ma désertion ? se demandait tacitement Adolphe ; quelque ami charitable se chargera-t-il d'en atténuer l'effet en lui prêtant un motif louable ? Je ne puis l'espérer. C'est dans la brutalité du coup, dans l'indignation du procédé, que madame Talma compte pour détruire à jamais le faible monument que j'élevais avec tant de peine. Elle aura tout prévu pour qu'Ellénore reçoive la nouvelle de mon départ devant témoins, sans y être préparée, et par conséquent doublement offensée de se voir délaissée, et livrée dans sa surprise à l'observation maligne des indifférents, pour qui toutes les émotions invincibles sont autant de spectacles divertissants… et j'en suis réduit à désirer qu'elle ait peine à retenir ses larmes…

— A quoi pensez-vous donc ? disait alors madame de Seldorf ; vous avez l'air sombre d'un conspirateur. Si Barras vous voyait en cet instant, il vous ferait arrêter rien que sur votre mine.

— Et il aurait raison, car si je pouvais renverser lui et son Directoire, je le ferais de grand cœur.

— Vous regrettez de n'être pas resté à Paris pour hâter sa chute, je le vois, dit madame de Seldorf avec amertume ; car sans se l'expliquer, elle devinait une pensée rivale dans celle qui absorbait Adolphe.

— Vous vous trompez, reprit-il, je ne puis regretter un succès impossible, à moi, du moins, qui ne voudrais changer que pour être mieux, et non pour remplacer le gouvernement pitoyable du directeur Barras par le despotisme du dictateur Bonaparte.

— Alors pourquoi vous inquiéter autant des événements auxquels vous ne voulez pas prendre part ?

— On n'a pas besoin d'être acteur dans un drame pour s'y intéresser ; et vous-même, madame, vous avez prouvé plus d'une fois qu'on pouvait s'animer vivement pour des intérêts politiques étrangers aux siens.

— Cela est vrai, mais c'est un travers dont j'espère me corriger, et j'exige que vous m'y aidiez. Être tout seul à combattre pour la liberté dans un pays qui n'en veut pas, est une duperie ridicule. Je commence à me lasser des sentiments patriotiques qui m'ont été transmis comme un héritage, et que j'ai adoptés dès que j'ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent et sur les belles actions qu'il inspirent. Les scènes cruelles qui ont déshonoré la révolution française n'étant que de la tyrannie sous des formes populaires, n'avaient diminué en rien mon culte pour la liberté. Mais cette soumission aveugle d'une nation éclairée pour un gouvernement faible et arbitraire, pauvre et dissipateur, grossier et immoral, a découragé ma constance, et je suis décidée à ne plus m'occuper du sort de ces aimables Français dont j'aime tant la conversation et que le ciel a doués de tous les genres d'esprit, excepté de l'esprit national.

— Le parti est fort sage, mais vous ne le suivrez pas plus que moi ; il est de la nature des âmes généreuses de se prendre d'amour pour le bien public, en dépit de tous les maux attachés à cette belle passion. On s'ordonne beaucoup de vertus par calcul, par expérience ou par religion ; l'amour-propre même en crée souvent ; mais on a beau se la commander, on ne se fait point d'indifférence. Voir la nation la plus brave, la plus intelligente de l'Europe, courir au-devant de toutes les dominations, même les plus vulgaires, plutôt que de rester maîtresse d'elle-même, sera toujours une douleur pour vous, et une douleur que vous ne pourrez vous empêcher d'exprimer avec toute votre éloquence ; sorte de crime toujours puni par les autorités régnantes, quelle que soit l'indulgence de leur despotisme.

— Y pensez-vous !… c'est me prédire de longues persécutions, et il y a de la barbarie à menacer les imaginations faibles des malheurs qui les attendent.

— Oui, quand on ne doit pas les partager, dit Adolphe d'un accent triste et doux qui pénétra jusqu'au fond du cœur de madame de Seldorf.

Cette conversation avait lieu en présence d'un vieil ami de la baronne, d'une gouvernante tenant endormi sur ses genoux le plus jeune des enfants de madame de Seldorf, et, dans une berline que six chevaux entraînaient vers la frontière.

Comme ceux que le mouvement emporte, que le voyage distrait en dépit de leur préoccupation, sont beaucoup moins à plaindre, quelque soit leur chagrin, que les malheureux dont l'existence immobile éternise les regrets, nous reviendrons à Ellénore.

XIX

Pendant qu'Adolphe livrait madame Mansley à tous les dangers d'une surprise mortelle, à tout le ressentiment du procédé le plus inexplicable, elle se reprochait de ne lui avoir point caché sa faiblesse pour lui ; et, pressentant l'émotion qu'elle éprouverait en le revoyant après la petite scène de l'éventail, elle s'était renfermée plusieurs jours chez elle pour éviter la rencontre d'Adolphe. Pourtant l'idée de le revoir, après l'aveu muet qui lui était échappé, lui causait une de ces joies mêlées de terreur qui ont tant de charme en amour. Aussi apprit-elle avec une sorte de plaisir l'accident arrivé à madame Delmer, qui s'était foulé le pied en descendant de cheval. Cette dernière blessure la rendant prisonnière, elle avait réclamé la société de ses amis pour l'aider à supporter sa réclusion ; et tous s'empressaient à lui tenir compagnie.

Ellénore, certaine de trouver parmi eux celui dont l'esprit avait la puissance de charmer toutes ses douleurs et de conjurer tous ses ennuis, s'arrêta quelques moments dans l'antichambre qui précédait le salon de madame Delmer, pour laisser calmer les battements de son cœur.

Elle redoutait tellement l'effet du premier regard de M. de Rheinfeld, qu'en entrant dans le salon elle salua tout le monde sans lever les yeux. Les phrases faites d'avance sur l'accident de madame Delmer vinrent d'abord au secours de son embarras. C'était à qui lui raconterait comment le cheval de madame Delmer s'était cabré, et comment la frayeur lui ayant fait poser son pied à faux sur un caillou, elle s'était donné une entorse. Dans ce conflit de voix, Ellénore s'attendait à entendre vibrer celle d'Adolphe ; mais elle connaissait sa répugnance pour les paroles insignifiantes, et s'expliquait son silence par l'émotion qu'elle lui supposait. On aurait dit qu'avertie secrètement de ce qu'elle devait ressentir à la perte de son illusion, elle la prolongeait le plus possible.

Enfin, elle se sentit tout à coup glacée par l'idée qu'Adolphe n'était pas là; cependant, bien des raisons pouvaient expliquer son absence ; il y avait le soir même une séance extraordinaire au club de l'hôtel de Salm. On donnait à l'Odéon un drame nouveau qui attirait tout Paris. Ce drame, traduit de l'Allemand, ayant pour titre : Misanthropie et Repentir , était une importation qui pouvait amener notre public à goûter le théâtre de Schiller, si souvent vanté par Adolphe. Tout devait faire présumer à Ellénore qu'il avait voulu être témoin du succès de ce drame ; mais la vérité est une fée invisible, dont la baguette agit en dépit de toutes les apparences, de tous les raisonnements ; dès qu'elle a touché votre cœur, dès qu'elle a déroulé le tableau de l'avenir qui vous attend, ses rayons ont beau ne pas l'éclairer encore, vous souffrez avant d'avoir vu.

Rien n'avertissait Ellénore du départ d'Adolphe ; madame Talma qui se trouvait là semblait reculer devant l'effet qu'elle avait désiré, et redoutait l'instant où Ellénore serait frappée du coup qu'elle lui avait préparé. Semblable au médecin qui vient d'ordonner une opération cruelle d'où dépend la vie du blessé et qui souffre d'en être le témoin, elle sentait succomber son courage à l'idée de la pâleur qui allait couvrir ce beau front au premier mot qui se rattacherait à ce départ subit ; elle allait jusqu'à espérer que la soirée se passerait sans qu'il en fût question. On oublie si vite ceux qu'on ne voit plus, que cette espérance se serait très-probablement réalisée, sans l'arrivée du comte de Ségur et de Népomucène Lemercier.

Tous deux revenaient de l'Odéon. On les questionna sur le drame nouveau.

— C'est détestable, dit le vicomte, et pourtant je me suis laissé prendre à plusieurs scènes assez dramatiques. Malgré mon horreur pour les querelles de ménage, cette femme égarée, avec son profil grec, ses grands yeux noirs et ses petits airs prudes, m'a presque fait pleurer. Quant à son mari, je n'ai jamais pu m'intéresser une minute à cette classe de gens-là, et ce n'est pas Saint-Phal avec son air lugubre, sa voix sépulcrale et ses sentences de… mari trompé, qui me fera revenir de mes préventions.

— Voilà bien nos esprits superficiels qui ne voient dans un sujet sérieux que le côté comique, dit madame Delmer. Comment se faire une idée de l'ouvrage sur de telles plaisanteries ! Heureusement nous avons là M. Lemercier qui obtient trop de succès pour ne pas apprécier celui-là à sa juste valeur.

— Je les trouve tous légitimes, madame, car ils sont le fruit du talent ou de l'adresse à flatter le mauvais goût à la mode, dit l'auteur d' Agamemnon , et le malheureux qui abaisse son esprit aux absurdités, aux invraisemblances, aux exagérations qu'un certain public applaudit toujours, a peut-être plus de mal et plus de mérite que l'auteur qui obéit tout simplement à son génie. Mais le drame que nous venons de voir, quoique traînard, pleurnichard , enfin pourvu de tous les défauts du genre, a pour sujet un de ces malheurs conjugaux si communs dans les familles, qu'il n'est guère de spectateur qui ne l'écoute avec une sorte d'intérêt personnel, soit comme séducteur, soit comme parent de la victime. On entend de tous les cotés de la salle des sanglots délateurs qui confirment ce que j'avance. Mais quand l'art dramatique en est réduit à fouiller dans les adultères bourgeois pour produire de l'effet, c'est un aveu de son impuissance, et je ne sais pas ce que notre théâtre peut gagner à imiter sur ce point les Allemands.

— Ah ! si M. de Rheinfeld vous entendait, s'écria la marquise de Condorcet, comme il relèverait ce blasphème !

— Je n'en resterais pas moins de mon avis.

— Quel dommage qu'il soit parti ! nous aurions été témoins d'un combat ravissant !

— Parti !… répéta machinalement Ellénore.

Puis, croyant avoir mal entendu, elle s'appliqua à écouter plus attentivement la conversation.

— Oui, tous deux aussi spirituels, aussi entêtés l'un que l'autre, se seraient battus à coups de Corneille et de Schiller, et nous aurions eu les profits de la bataille, dit Garat ; car lorsque de semblables lances se croisent, il en jaillit toujours beaucoup d'étincelles.

— Ah ! nous sommes un peu blasés sur ce plaisir-là, dit Lemercier. Madame de Seldorf, qui aime toutes les discussions, n'a pas manqué de nous offrir souvent l'occasion de guerroyer chacun pour nos idoles. Elle a dû être contente l'autre jour. C'était la veille de son départ pour la Suisse ; elle avait réuni à dîner plusieurs des amis que son absence afflige. On était triste, la conversation languissait, elle imagina de la porter sur le drame nouveau et de m'exciter à médire de cette production germanique, pour forcer Adolphe à rompre le silence. Il avait de l'humeur ; il a soutenu son opinion avec une sorte de violence qui m'a donné de l'avantage sur lui. Cependant je commençais à m'étonner et à me lasser des épigrammes dont il lardait son plaidoyer en faveur des Allemands, lorsque madame de G…, qui était placée à côté de moi, m'a dit à voix basse : «Vous voyez bien que le pauvre homme n'a pas sa tête. Ne prenez pas garde à ce qu'il dit ; à la veille d'un départ, on n'a pas l'esprit libre.» Alors j'ai compris ce que je devais accorder aux agitations trop douces ou trop cruelles attachées à l'honneur de suivre madame de Seldorf dans son voyage.

A ces mots, madame Talma fixa ses yeux sur Ellénore ; elle la vit pâlir et s'appuyer sur les bras de son fauteuil comme si elle allait se trouver mal ; mais, en pareilles circonstances, les évanouissements si communs dans les romans, sont rares dans le monde, où la crainte de laisser voir le réel de son émotion donne presque toujours la force de la vaincre.

La fierté, l'indignation vinrent au secours d'Ellénore. C'était déjà se venger que de paraître insensible au coup qui la frappait ; et elle fit bonne contenance.

En la voyant ainsi immobile, le visage altéré, mais calme, madame Talma pensa qu'Adolphe, traître à son serment, n'avait pu quitter Ellénore sans lui écrire. Elle voulut éclaircir ce soupçon, et profita de l'arrivée d'une visite pour s'approcher de madame Mansley, qui, plongée dans une sorte de torpeur, ne s'aperçut pas de sa démarche, et n'entendit rien des premiers mots qu'elle lui adressa.

— Pauvre amie ! dit alors madame Talma en posant sa main sur le bras d'Ellénore, vous souffrez…

— Moi ?… Non, répondit-elle avec un sourire déchirant.

— Voulez-vous… me ramener chez moi ? Chénier avait promis de venir me prendre ; mais il tarde trop… et je compte sur vous.

— Pourquoi ? demanda Ellénore d'un air égaré.

— Pour me mettre à ma porte, si votre voiture est là.

— Oui… vous avez raison… Il vaut mieux que je sorte d'ici… il y fait trop chaud… j'étouffe…

— Attendez un moment… on va bientôt apporter la table de whist, cela causera un dérangement dont nous profiterons pour nous retirer sans être aperçues.

En cet instant, plusieurs personnes s'approchèrent de madame Mansley dans l'espoir de causer avec elle. Madame Talma, craignant quelque inadvertance qui aurait trahi le trouble d'Ellénore, s'empressait de répondre pour elle. Mais cette ruse ne pouvant se prolonger, elle prit son bras et l'entraîna vers la porte.

Comme elles la franchissaient, elles entendirent ces mots:

— Madame Mansley se retire de bien bonne heure, ce soir ! N'y aurait-il plus ici tous les gens qui lui plaisent ?

Cette réflexion de Chénier piqua la fierté d'Ellénore, elle lui lança un regard sévère pour toute réponse. Mais elle recevait de lui l'avis de se mieux contraindre, et elle se jura d'en profiter.

XX

Un chagrin vient souvent au secours d'un autre : arrivée chez elle, Ellénore trouva mademoiselle Rosalie au bas de son escalier, qui venait la supplier de ne pas s'inquiéter de l'état du petit Frédéric.

— Oh ! mon Dieu ! qu'a-t-il ? s'écria sa mère.

— Le docteur est près de lui, car, madame pense bien que je l'ai été chercher tout de suite quand j'ai vu l'enfant pris subitement de vomissements et même de convulsions ; mais M. Moreau assure que ce ne sera rien que la rougeole.

Et Rosalie, dans la meilleure intention possible, ajoutait à cela tout ce qui devait redoubler l'effroi de sa maîtresse.

Heureusement celle-ci ne l'entendait pas et se précipitait vers la chambre de son fils, certaine qu'on ne lui disait qu'une partie du malheur qu'elle devait redouter, sorte de mensonge officieux dont on a fait tant d'abus à propos de tristes nouvelles, qu'ils sont plus sinistres que rassurants.

Rosalie avait dit vrai, l'enfant commençait à souffrir de la rougeole, et la maladie s'accomplit sans un seul accident fâcheux. Mais comme une mère n'est pas facile à tranquilliser, même lorsque son fils est hors de danger, Ellénore s'enferma près du sien, et, sous prétexte de la contagion attachée à cette maladie, ne voulut recevoir personne.

Une fois calmée sur l'état de Frédéric, elle ne put s'empêcher de revenir à ses agitations personnelles. Elle se fit même le reproche d'avoir mêlé le souvenir d'Adolphe à ses craintes maternelles. Mais que faire contre la pensée, contre ce fantôme qui nous apparaît à son gré, en dépit de tout ce que nous tentons pour le fuir, pour le tuer ? Quel raisonnement, quelle résolution, quel serment peuvent sauver du retour d'une image, du trouble d'un souvenir ? On peut comme le savant célèbre, dire qu'on a trouvé le secret de la terre : « En y pensant toujours ,» c'est du ressort de la volonté ; mais « n'y penser jamais ,» est une faculté qui n'est donnée à aucune puissance humaine.

Ainsi donc, Ellénore avait beau s'ordonner l'oubli brusque du départ qui détruisait d'un seul coup toutes ses illusions ; l'impossibilité de l'expliquer le ramenait sans cesse à son esprit ; elle était, comme le prétendent les docteurs du somnambulisme, sous l'empire du vrai ; elle s'imposait inutilement une colère non méritée, une indifférence non réciproque ; elle était aimée, pleurée ; sa raison le niait, son cœur le sentait. La réalité agissait en dépit de l'éloignement, de la rancune, de toutes les fureurs d'un amour-propre justement irrité.

Qui n'a pas éprouvé cette domination secrète, ce sentiment négatif de ce qu'on voit, de ce qu'on sait, de cet ennemi de l'évidence qui déconcerte tous les calculs pour nous soumettre au pouvoir sympathique dont nous ignorons l'existence ? Qui n'a pas souvent obéi à sa raison en se disant: «J'ai tort.»

La convalescence du petit Frédéric exigeant des soins particuliers et surtout un air pur, Ellénore loua une jolie maison dans la vallée de Montmorency et fut s'y établir. Elle espérait y jouir d'une solitude complète, mais la proximité de Paris lui attirait beaucoup de visites ; seulement elles étaient plus longues qu'à la ville.

Tout faisait présager un nouveau changement dans le gouvernement ; le retour inopiné du général Bonaparte donnait l'espoir de le voir mettre fin aux abus de tous genres qui entraînaient l'État à sa ruine. Chaque parti se flattait d'un succès ; les républicains seuls se méfiaient des protestations démocratiques qui ornaient les proclamations éloquentes du vainqueur de l'Italie. Les plus indépendants se disposaient à combattre de tous leurs moyens le pouvoir absolu qui devait bientôt remplacer l'anarchie.

Peu de temps avant le débarquement de Bonaparte à Fréjus, avait eu lieu, dans le champ de Mars, la grande fête nationale de la fondation de la République. Chaque ministre, à l'imitation des orateurs grecs et romains, qui, grâce au climat d'Athènes et de Rome, pouvaient haranguer le peuple en plein air, s'était imaginé de monter tour à tour à une tribune drapée à la grecque, pour proclamer, dans une foule de phrases emphatiques, l'un les belles actions, les bons ouvrages, l'autre les départements qui avaient bien mérité de la patrie par leurs victoires sur les hordes royales .

A ces discours, dont le vent emportait la moitié, succéda la marche d'un bataillon de conscrits qui venait recevoir son drapeau des mains du président du Directoire ; il profita de cette occasion pour les inviter à abjurer les haines, à ne songer qu'à la patrie en péril. Pendant qu'il leur prêchait la douceur, deux colombes passèrent, d'un vol égal et tranquille, au-dessus de l'autel de la Concorde, et traversèrent le champ de Mars sans jamais se séparer ! Dans notre application à singer les anciens, les Parisiens ne manquèrent pas de tirer de ce vol d'oiseaux le plus heureux présage. Ce qui n'empêcha pas, huit jours après, de faire, au conseil des Cinq-Cents, la proposition de déclarer la patrie en danger .

Cette proposition, malheureusement très-fondée, devait ramener à Paris tous ceux qui, par leurs talents et leur courage, pouvaient apporter quelques secours au mauvais état des affaires publiques. Déjà plusieurs chefs vendéens étaient arrivés sous de faux noms, et y attendaient secrètement la révolution inévitable qu'ils espéraient faire tourner au profit de leur cause. On y parlait dans les salons, dans les endroits publics, sans nulle contrainte, de la chute prochaine du Directoire, et l'on discutait sur ce qu'on désirait mettre à sa place avec une franchise qui bravait la police et les événements.

Le souvenir de la Terreur était encore si vif, qu'à la condition d'en être pour jamais à l'abri, la France devait se laisser gouverner par le premier qui consoliderait ses victoires et rétablirait l'ordre dans ses finances. Mais ce héros, les émigrés le voyaient dans un Bourbon ; les Vendéens dans un colonel évêque ; les républicains dans le général Moreau, et l'armée entière dans Bonaparte.

La crainte d'une insurrection dont il était impossible de prévoir l'issue servait de prétexte à Ellénore pour prolonger son séjour à la campagne ; elle se promettait même d'y passer l'hiver, en dépit des instances de M. de Savernon, pour qui le séjour de Paris était un besoin impérieux.

Il faisait partie d'une classe assez nombreuse alors, composée de gens échappés par miracle à la faux révolutionnaire, et à qui suffisait le plaisir de se revoir. Ils n'allaient pas dans le monde ; mais ils ne pouvaient se passer des nouvelles du jour, de la représentation des pièces à succès, et même des caquets à la mode.

Avec ces goûts-là, on ne croit pas facilement aux plaisirs de la retraite ; aussi M. de Savernon amenait-il sans cesse à madame Mansley les amis qu'il préférait, et même se hasardait-il parfois à lui présenter de nouvelles connaissances, et cela dans l'idée de la secourir contre l'ennui. Elle les accueillit d'abord froidement ; puis, touchée de la bienveillance qu'on lui témoignait, elle y répondait par toutes les grâces d'une politesse hospitalière, dissimulant son profond découragement sous les dehors d'une douce mélancolie, se levant chaque matin sans former un désir, se reprochant de n'être pas assez heureuse de la santé de son fils, du calme, du bien-être de son existence ; car voilà le triste effet d'un sentiment déçu. Dans les romans, on en triomphe ou on en meurt ; dans la vie réelle, on ne fait ni l'un ni l'autre ; satisfait de maîtriser ses actions, on laisse aller sa pensée. C'est le feu souterrain qui dessèche la plante et qui transforme en désert aride la montagne où le lis fleurissait.

— Je vous apporte de grandes nouvelles, dit M. de Savernon en arrivant un matin à Eaubonne, accompagné du chevalier de Panat et d'un jeune homme, qui, enveloppé dans un vaste manteau, se tenait à la porte du salon, sans oser la franchir.

— De grandes nouvelles ! répète Ellénore. Ah, mon Dieu ! vous me faites peur.

— Rassurez-vous, jamais révolution ne s'est faite à moins de frais. On ne s'est battu qu'à coups de langue ; tout était préparé par votre ami l'abbé Siéyès, et vous êtes en ce moment sous son règne, si toutefois Bonaparte veut bien lui laisser une part dans le pouvoir qu'il vient d'envahir. Voilà encore un gouvernement de renversé, nous n'avons plus de Directoire. Reste à savoir ce que durera celui qu'on échafaude en ce moment ; mais en attendant qu'il revienne à qui de droit, il faut bien s'y soumettre, et s'arranger pour échapper au zèle de sa police consulaire et nationale.

— Seriez-vous poursuivi ?

— Pas encore, mais s'il fait beaucoup de recrues dans le genre de celle-ci, dit le chevalier en désignant la personne qui n'osait se montrer, il aura bientôt à répondre au plus rusé de tous les ministres.

— Quel est donc ce monsieur ! demanda madame Mansley à voix basse.

— L'homme du monde qui a le moins de droit à votre bienveillance, reprit M. de Savernon, et qui est le plus innocent du mal qu'on vous a fait ; aussi lui ai-je promis votre secours ; mais il n'osera jamais le réclamer, si vous ne daignez l'y encourager.

— Votre intérêt pour monsieur lui répond de mon empressement à lui…

— Ah ! madame, s'écria le jeune homme en se jetant aux pieds d'Ellénore, ne vous engagez point avant de savoir tout ce qu'on exige de vous ; vous ne me reconnaissez pas, je voyageais avec mon gouverneur lorsque vous avez… fui… la maison… de ma mère…

— Quoi ! vous seriez ?… mais oui, ce sont ses traits, ses beaux cheveux blonds… C'est Édouard !…

— De Montévreux ! ajouta le jeune homme d'un air humble, et ce nom, comment oser le prononcer devant vous ?

— Ah ! je ne me souviens plus que de notre amitié d'enfance, que de ces jeux où vous me protégiez toujours ; mais comment êtes-vous ici ?

— Par suite d'une imprudence impardonnable, interrompit M. de Savernon ; monsieur s'ennuyait de son état d'émigré, et sans consulter ni parents ni amis qui auraient pu le détourner de son projet, il s'est lié avec un marchand de toile de Flandre ; et s'affublant comme lui d'une grosse veste de laine grise et de bons souliers ferrés, il est rentré en France sous le titre de neveu du marchand. C'est dans cet équipage qu'il s'est présenté chez ma sœur, sous prétexte de vendre des torchons à sa cuisinière ; mais, celle-ci que la révolution a rendue méfiante, et qui voit dans tout inconnu un espion de police, reconduisait le pauvre diable, et menaçait d'appeler la garde nationale, s'il s'obstinait à entrer malgré elle. Voyez un peu à quoi il s'exposait ! Enfin les cris de la servante ayant attiré tous les voisins et ma sœur elle-même, elle a pâli en reconnaissant Édouard, et s'est empressée de dire qu'elle avait fait demander ce marchand et qu'on avait tort de le renvoyer. Sans ce témoignage, Dieu sait ce que la garde nationale, qui était déjà à la porte, aurait fait de cet insensé ; mais comme il y avait dans le piquet de gardes un malin qui paraissait se douter de quelque ruse, et que je crois fort capable de revenir avec des camarades plus exigeants, j'ai jugé qu'il fallait soustraire Édouard à leur surveillance, et l'éloigner surtout d'une maison où logent plusieurs émigrés rentrés ; en vous l'amenant, je lui choisissais l'asile le plus sûr, car il est un excès de générosité à l'abri de tous les soupçons.

— Vous me rendrez la justice d'affirmer que je n'ai pas douté un instant du bon accueil qu'il recevrait, dit le chevalier ; j'ai beau être souvent opposé aux raisonnements de madame Mansley, je n'en ai pas moins d'admiration pour son caractère. Mais il ne s'agit pas de mettre Édouard momentanément en sûreté chez elle, il faut encore qu'elle lui obtienne la protection de ces farouches républicains qui ne savent rien refuser aux prières d'une jolie femme.

— Je ne sais si leur crédit pourra procurer à ce jeune imprudent les moyens de rester ici sans danger, dit Ellénore ; mais je vais m'adresser au seul de ces républicains qui passe au service du gouvernement consulaire. Je place toute ma fidélité sur les principes, et m'embarrasse fort peu de celle des instruments. Peu m'importe que Siéyès soit prêtre, conventionnel, directeur ou courtisan d'un général, en attendant mieux, pourvu qu'il m'aide à sauver quelques proscrits, je ne lui en demande pas plus. Puissent vos nobles amis, qui me font un crime de n'avoir pas rompu toute relation avec ce qu'ils appellent mes républicains, vous rendre d'aussi bons services.

Édouard de Montévreux fut établi dans un petit pavillon, au bout du jardin de madame Mansley, faveur bien grande, et qui devait lui coûter bien cher.

XXI

Le retour miraculeux de Bonaparte était un succès qui en présageait beaucoup d'autres ; celui qui avait passé inaperçu au milieu de la flotte ennemie pour venir rétablir l'ordre en France ne devait pas rencontrer une vive opposition à ses projets d'élévation. D'ailleurs son serment au défunt Directoire était encore dans le souvenir de tous les patriotes:

«Citoyens, avait-il dit, en mettant la main sur le pommeau de son épée, je jure qu'elle ne sera jamais tirée que pour la défense de la République et celle de son gouvernement.»

Mais les serments politiques, comme ceux d'amour, ont cela de particulier qu'on y croit toujours. On sait comment celui proféré par Lucien Bonaparte, dans cette grande journée, eut le pouvoir de sauver son frère de la fureur des fanatiques de la liberté.

«Je jure, avait-il dit, de percer le sein de mon propre frère, si jamais il porte atteinte à la liberté des Français !»

Et ce mouvement dramatique, appuyé par la compagnie de grenadiers que commandait Murat, avait mis les représentants de la nation en déroute, mais non pas sans que le général Bonaparte leur eût adressé force paroles et proclamations. Aussi le soir, accablé de fatigue, demandait-il à son secrétaire s'il n'avait pas dit bien des bêtises ; à quoi celui-ci répondit:

— Pas mal, général.

Sauf un petit nombre, tous les amis de la gloire, las d'obéir aux caprices de Barras, et confiants dans les promesses du vainqueur de l'Italie, se prêtèrent au mouvement qui livrait à Bonaparte le commandement de l'armée et la direction des affaires de l'État.

En homme habile, il chargea l'homme qu'il détestait le plus du soin de lui faire une constitution à leur usage. Pourtant Siéyès avait prononcé un discours peu de temps avant où du haut d'une tribune populaire il avait dit:

«La royauté ne se relèvera jamais. On ne verra plus ces hommes qui se disaient délégués du ciel pour opprimer avec plus de sécurité la terre, et qui ne voyaient dans la France que leur patrimoine, dans les Français que leurs sujets, et dans les lois que l'expression de leur bon plaisir.»

Mais Bonaparte connaissait la valeur de ces paroles, et ne s'en servit pas moins de l'orateur pour asseoir sa nouvelle puissance.

Nous ne rappelons ces faits que pour constater la partie comique attachée aux plus grands événements de notre histoire moderne. Siéyès, qui avait l'esprit fin et enjoué, était le premier à rire des inconséquences politiques dont il donnait l'exemple. C'est le mérite, ou le tort du caractère français que de tourner en plaisanterie les sujets les plus sérieux. L'abbé-consul avait déjà fait preuve de sa gaieté philosophique, lorsqu'en 1797, le 12 avril, il fut assassiné chez lui par l'ex-moine, nommé Poule, qui lui avait tiré à bout portant un coup d'arme à feu chargée de deux balles mâchées, dont l'une lui avait fracassé le bras, et l'autre déchiré la poitrine : l'ex-moine fut livré à la justice ; mais elle était si indulgente à cette époque pour les intentions libérales des jacobins fanatiques, que le moine assassin fut bientôt remis en liberté.

En apprenant ce singulier jugement, Siéyès se contenta de dire à son portier :

— Si l'ex-moine Poule revient, vous lui direz que je n'y suis pas.

Depuis, en votant le sénatus-consulte qui revêtait Napoléon du titre d'empereur, et, en se rappelant son vote sur la mort de Louis XVI, il disait:

— C'était bien la peine !

Le souvenir de ce coupable entraînement donnait à Siéyès le désir de s'éclairer des lumières de nos esprits indépendants ; il fut le premier à engager Bonaparte à admettre dans son tribunat les défenseurs de la liberté, tels que Chénier, Stanislas Girardin, Guinguéné, et autres ; M. de Rheinfeld fut du nombre.

Cette nomination devait le rappeler à Paris. L'idée d'être utile aux intérêts de la France devait l'emporter dans son esprit sur toute autre considération. La crainte du retour d'Adolphe décida madame Mansley à passer l'hiver à la campagne. M. de Savernon, mal inspiré, combattit de son mieux cette résolution, sans deviner la part qu'il y avait ; mais il ne put rien obtenir sur ce point d'Ellénore. Seulement elle promit de se laisser conduire à la ville lorsqu'on y donnerait un spectacle digne de curiosité ; mais à la condition qu'elle profiterait de la proximité où elle était de Paris pour revenir coucher à la campagne.

— Que de fatigues inutiles ! s'écriait le chevalier de Panat en entendant Ellénore s'obstiner à braver l'hiver dans les champs. C'est nous seuls qui serons victimes de cette belle passion pour la retraite, car les amis dont vous savez si bien vous passer, ont la sottise de ne pouvoir vivre sans vous ; il n'est pas jusqu'à cette pauvre madame Talma dont la santé fait pitié qui ne médite de faire six lieux l'un de ces jours pour venir causer avec vous ; pourtant son causeur favori lui est rendu, je l'ai trouvé hier au coin de son feu.

— Eh bien, que pense-t-il de notre petite dernière révolution ? demanda le comte de Ségur.

— Il en parle comme de tout, avec ironie, ce qui me ferait croire qu'il y porte assez d'intérêt ; car vous connaissez sa manie de se moquer des choses qu'il a le plus à cœur.

— Quoi ! vous pensez, reprit le comte, que M. de Rheinfeld est sous l'illusion du républicanisme de Bonaparte ? Oh ! c'est calomnier son esprit, j'en appelle au jugement de madame Mansley.

Mais Ellénore, tout à l'idée du retour d'Adolphe, n'entendit pas le comte ; il fut obligé de la questionner plus directement pour la sortir de sa rêverie.

— Moi ? dit-elle, je n'ai aucune opinion sur le caractère de M. de Rheinfeld.

— Cependant, je vous ai entendu cent fois combattre ses idées, et même avec assez d'amertume, ce qui m'avait fait supposer que vous n'aviez pas meilleure idée de lui que de sa politique.

Une femme comme il y en a tant, ravie de voir si mal interpréter ses sentiments, n'aurait pas manqué d'abonder dans le raisonnement de M. de Ségur, mais la loyauté d'Ellénore s'y refusa. Loin de se mettre à l'abri du soupçon par une lâcheté, elle déclara hautement son estime pour la personne et le talent de M. de Rheinfeld. Seulement, ajouta-t-elle, nos opinions, nos habitudes différent ; je vois d'abord le côté sérieux des choses, lui s'applique à n'en démontrer que le côté plaisant ; mais ce défaut qui m'est désagréable dans sa conversation, il ne le porte, il faut en convenir, ni dans ses discours, ni dans ses ouvrages.

— Ce qui ne les empêche pas d'être fort insipides, dit M. de Savernon dont la partialité ne manquait pas une occasion d'être injuste et injurieuse pour Adolphe.

— Enfin, nous allons voir comment tous ces beaux esprits se conduiront, dit le chevalier. Voici déjà les Tuileries reconquises. On ne se loge pas dans ce palais monarchique pour y faire de l'égalité, et je m'attends à toutes les parodies des farces qui ont déterminé la grande révolution. C'est toujours ainsi, on ne chasse les gens que pour se mettre à leur place. Eh bien, tant mieux. Nous reverrons un peu de cette grandeur, de ce faste que nous regrettons. Sans compter qu'il y aura des apprentissages comiques, dont nous pourrons nous amuser.

— C'est fort bien, dit le duc de D…; mais avec le pouvoir arbitraire reviendront les conspirations ; l'on répand déjà le bruit d'une tabatière empoisonnée trouvée sur le bureau du premier consul, et je sais de bonne part qu'on a fait cette nuit plusieurs arrestations.

A cette nouvelle, Ellénore et M. de Savernon échangèrent un regard qui exprimait leur crainte pour le jeune proscrit réfugié dans le pavillon du jardin, car, à chaque tentative contre la vie de Bonaparte, le ministre de la police redoublait de zèle, et ne manquait pas à se faire un mérite près de lui de son adresse à déjouer un complot, parfois imaginaire, mais plus souvent réel.

Il venait d'être averti, par ses espions, de la commande de plusieurs uniformes absolument semblables à ceux des guides consulaires, qui faisaient alors jour et nuit le service auprès du premier consul. Il sut que sous ce déguisement, et avec l'aide de prétendus ouvriers en marbre appelés pour travailler aux cheminées de la Malmaison, les conspirateurs devaient pénétrer dans le château, se cacher dans la carrière qui se trouve au bas du parc, et assassiner le général pendant une de ses promenades solitaires.

L'ordre de fermer l'entrée de cette carrière par une porte de fer ayant donné l'éveil aux chefs de la conspiration, elle avorta ; mais la police n'en devint que plus active. Des agents furent envoyés, non-seulement dans tous les endroits de Paris soupçonnés de receler quelques officiers vendéens, ou quelques jacobins décidés à reconquérir à tout prix leur sceptre encore teint du sang de tant d'innocentes victimes ; mais Fouché donna l'ordre de soumettre aux mêmes recherches les environs de Paris.

Le maire de chaque village fut obligé de déclarer le nombre et l'état des habitants de sa commune ; de plus, on lui enjoignit de faire savoir à l'autorité occulte la qualité des visiteurs qui passaient ou séjournaient quelque temps dans les châteaux et maisons de campagne dépendant de sa mairie.

Il était difficile d'échapper à tant de surveillance. L'ambition, comprimée sous la Terreur, commençait à se réveiller dans toutes les classes ; c'était à qui se ferait valoir près du gouvernement par un acte propice au maintien de l'ordre et surtout à l'expulsion des terroristes, dont le retour au pouvoir était l'effroi de tous les autres partis. On parlait de rétablir plusieurs emplois supprimés au nom de l'égalité et dont les petits émoluments étaient déjà convoités par ceux qui en avaient le plus vivement sollicité l'abolition.

Malheureusement, le maire d'Eaubonne était un de ces zélés qui dénonceraient leur père pour avoir le plaisir de le sauver, et pour se rendre important aux yeux d'un ministre quelconque. Instruit par le garçon jardinier de madame Mansley qu'il voyait tous les soirs une lumière à travers les persiennes du pavillon, où personne n'habitait d'ordinaire, il mit un petit garçon du village en embuscade sur un cerisier qui, du champ voisin, dominait le jardin d'Ellénore ; de la, le petit drôle voyait tout ce qui se passait dans le pavillon. Mais une journée entière s'était déjà écoulée sans qu'il eût eu l'occasion de faire aucune remarque, et il se disposait à quitter son poste lorsqu'à la lueur du crépuscule il vit une persienne s'entr'ouvrir et un homme sortir du pavillon avec toutes les précautions d'une personne qui craint d'être vue ou entendue.

Comme dans l'extrême jeunesse on ne se cache qu'après avoir fait une mauvaise action, Nicolas ne douta pas que le monsieur entouré d'un tel mystère ne fût un grand coupable. On ne le rencontrait jamais en plein jour, il ne se promenait que la nuit ; donc il était suspect. Quelle admirable découverte pour une autorité subalterne ! Comme monsieur le maire allait payer un si grand service !

En effet, le maire donna une pièce de quinze sols au mouchard en herbe, et se hâta de faire part à son préfet de la présence mystérieuse d'un étranger dans la maison habitée à Eaubonne par madame Mansley.

Elle soupait un soir en tête-à-tête avec une de ses sœurs nouvellement arrivée d'Irlande, où elle avait épousé un négociant ; toutes deux se livraient à leurs souvenirs d'enfance et au plaisir de se retrouver après avoir été si longtemps séparées, lorsqu'on vint prévenir madame Mansley que le pavillon de son jardin était envahi par la garde nationale du village, assistée d'un piquet de maréchaussée.

— Ah ! mon Dieu, s'écria-t-elle, Édouard est dénoncé, nous sommes perdus.

— Rassurez-vous, madame, dit Germain ; le pauvre monsieur a déclaré qu'il s'était introduit furtivement dans le pavillon pour échapper à ceux qui le poursuivaient ; il a répété dix fois que les maîtres de la maison ignoraient qu'il fût chez eux. Lorsqu'on lui a dit votre nom, il a juré qu'il ne vous connaissait pas, et qu'on ne devait pas vous inquiéter par rapport à lui. Enfin, ils ont eu l'air de le croire, et je pense bien que madame ne sera pas arrêtée par eux comme ces coquins nous en menaçaient ; quant à lui… il n'y a plus d'espoir. Dieu seul sait ce qu'ils vont en faire.

— Ils ne l'emmèneront pas, ou ils me traîneront avec lui, s'écria Ellénore en courant vers le pavillon.

Elle y arriva au moment où les cavaliers de la maréchaussée ayant fait placer au milieu d'eux celui qu'ils appelaient l'agent de Pitt et Cobourg, le damné chouan, l'assassin futur du premier consul, ils lui ordonnaient de marcher en prison.

En vain, Ellénore criait:

— Citoyens, vous vous trompez, ce n'est point un ennemi de la République ; menez-moi vers le juge de paix, je serai sa caution ; conduisez-moi chez le consul Siéyès, il répondra de lui…

Mais la troupe des gardes, suivie de tous les curieux et des enfants du village, n'écoutait pas ces cris. Ils parvinrent seulement à l'oreille d'Édouard de Montévreux, qui se retourna sans oser faire à Ellénore le moindre signe, dans la crainte de la compromettre, mais en fixant sur elle un regard qui l'aurait consolée, si elle avait été consolable.

De tous les malheurs qui avaient déjà frappé Ellénore, l'arrestation d'Édouard de Montévreux chez elle fut peut-être le plus sensible ; car il compromettait son caractère et la livrait à des soupçons dont la seule idée couvrait son front d'une rougeur brûlante.

En effet, le bruit de cette capture s'était vite répandu chez les émigrés rentrés et dans les familles qui en pouvaient redouter de pareilles ; chacun se répandit en reproches contre une imprudence qui les exposait tous.

— Comprenez-vous, disait la vieille marquise de F… la sotte confiance d'Édouard qui va se loger chez la plus mortelle ennemie de sa mère, chez une femme à qui elle a fait trop de mal pour qu'elle n'ait pas l'envie de s'en venger, et qui attend là tranquillement qu'on le dénonce ?

— Quoi, vous pensez, dit le comte de T…, que cette madame Mansley, dont Panat nous vante sans cesse les beaux sentiments, serait capable…?

— Ah ! vraiment, les beaux sentiments de ces dames-là ne les empêchent pas de se laisser entraîner par l'amour et par la haine. L'occasion était trop belle pour n'en pas profiter. Il aurait fallu avoir une de ces générosités héroïques qu'on ne trouve que dans les romans… Et de mieux famées qu'elle en auraient fait tout autant à sa place ; mais ce qui m'étonne au dernier point, c'est que M. de Savernon ait engagé Édouard à choisir un tel asile.

— Vous oubliez son fanatisme pour sa superbe Ellénore, dit le comte de C…, et cette foi aveugle qui le ferait douter de la miséricorde de Dieu plutôt que de la loyauté de sa belle ; je parierais qu'en ce moment il jette feu et flammes contre ceux qui osent la soupçonner.

— Eh bien, s'il se fait le défenseur de son innocence, il aura fort à faire, reprit la marquise, car il n'est pas un de nous, qui ne soit convaincu de la duperie d'Édouard de Montévreux.

Les probabilités, qui sont ordinairement en faveur du mal, accréditèrent cette opinion, et la malheureuse Ellénore pressentit que tout ce qu'elle allait tenter pour délivrer M. de Montévreux ne la justifierait pas de la calomnie si bien établie sur son compte.

Si la fierté d'une conscience pure aide à supporter dignement les injustices du monde, elle redouble aussi la rancune amère qu'inspire une destinée constamment fatale.

En apprenant les nouvelles infamies qui se débitaient sur elle à propos de l'arrestation du jeune Édouard, Ellénore dit à M. de Savernon :

— C'en est trop, vous ne pouvez partager plus longtemps les avanies dont on m'accable ; vous avez beau savoir que je ne les mérite pas, comme cette vérité est impossible à prouver, l'honneur ne vous permet pas d'en affronter la honte. D'ailleurs, vous ne sauriez exiger que je reste plus longtemps dans un pays où je ne puis faire un pas sans rencontrer une personne qui se croie le droit de me mépriser. Mon courage est à bout. Tant que la méchanceté ne s'est portée que sur la partie romanesque de ma vie, sur ces mystères d'amour qui, n'étant jamais bien connus, peuvent être calomniés sans conséquence, je l'ai subie avec résignation ; mais aujourd'hui qu'elle attaque ma loyauté, mon caractère dans ce qu'il a de plus honorable, la révolte devient un devoir. Adieu ! Ne cherchez pas à me retenir.

— Quoi ! vous voulez fuir au moment de combattre !… avant d'avoir terrassé vos ennemis par la force de vos armes ! avant d'avoir prouvé à tous la vérité qui doit les faire rentrer sous terre ! Et vous me supposez assez faible, assez lâche pour vous laisser accomplir cette fuite : mais songez donc qu'elle confirmerait tous les soupçons qui nous indignent ; qu'en dédaignant de vous justifier, vous affermissez la calomnie.

— Que m'importe l'opinion de gens que je méprise !

— Mais cette opinion, injuste, atroce, entraîne celle des honnêtes gens. Et celle-là vaut la peine qu'on y sacrifie quelque chose.

— Rien ne peut plus me la ramener, vous dis-je ; égarée par les apparences les plus prestigieuses, l'opinion me sera éternellement contraire. Elle me disputait déjà l'estime qu'on doit au malheur ; elle m'accable aujourd'hui de la flétrissante colère due à la trahison. Je n'ai plus rien à en redouter. Qu'elle poursuive le cours de ses injustices ; mais que je ne sois plus là pour recevoir toutes les insultes de la haine, pour tendre ma poitrine à tous les poignards de la calomnie.

En cet instant, madame Delmer entra sans se faire annoncer. Elle venait prévenir Ellénore, que leur ami commun, M. Duchosal avait à lui parler d'une chose importante, et qu'il la priait de le recevoir dans la matinée.

— Vous savez, ajouta madame Delmer, qu'il est lié avec le ministre de la police, avec ce Fouché qui, après avoir fait tuer tant de monde à Lyon et à Paris, a bien voulu épargner le père de Duchosal ; en reconnaissance de ce bienfait, notre ami le voit souvent ; et se fait un droit de cette intimité pour lui demander beaucoup de grands et de petits services ; c'est sans doute pour vous offrir son intercession auprès du ministre qu'il désire vous voir. Ne le refusez pas ; le sort de M. de Montévreux dépend peut-être de cette démarche.

Madame Delmer accompagna cette recommandation de toutes les preuves d'un vif intérêt pour Ellénore.

— Vous le voyez, dit M. de Savernon d'une voix attendrie, tout le monde ne partage pas l'opinion qui vous révolte ; et peut-être de semblables amitiés devraient-elles vous rendre plus forte contre les injures des indifférents.

— Vous avez raison, reprit Ellénore en serrant la main de madame Delmer. Mais ces injures, j'y serais moins sensible, si vous n'en aviez pas votre part ; car c'est mettre votre dévouement à une trop grande épreuve que de vous obliger à combattre sans cesse pour ma cause. Elle a beau être juste, elle ne le paraît pas, et vous feriez mieux de…

— Ceci ne vous regarde point, interrompit en riant madame Delmer ; s'il est vrai que notre amitié nous donne quelques droits, soumettez-vous à nos conseils ; laissez passer ce hourra des Solons ressuscités. Laissez toutes nos vieilles et jeunes médisantes s'épuiser en phrases pompeuses sur les torts qu'elles vous supposent, sur le malheur qui en résulte, vous n'en jouirez que mieux de leur confusion quand M. de Montévreux, rendu par vos soins à la liberté, leur apprendra ce qu'il vous doit et tout ce que vous méritez.

Jamais le baume des douces paroles n'était venu plus à propos calmer les douleurs d'une âme en souffrance. Ellénore promit d'obéir à de si doux commandements. M. de Savernon ne la quitta qu'après lui en avoir fait répéter les assurances.

Deux heures après, Ellénore étant seule se disposa à recevoir la visite qu'on venait de lui annoncer. En pareil cas, on se creuse ordinairement la tête pour deviner la motif de l'entretien demandé ; on va jusqu'à composer les questions, les réponses ; à chaque supposition différente, on invente de nouveaux discours, en ayant soin, comme de raison, de garder pour ceux qu'on s'attribue les meilleurs raisonnements et les mots les plus éloquents. Il arrive souvent que tous ces soins sont perdus, et que les suppositions sont fort dépassées par le fait.

XXII

A peine M. Duchosal fut-il arrivé chez Ellénore, qu'elle devina, à son air contraint, à l'espèce de ménagement qu'il mettait à lui dire les choses les plus ordinaires, qu'il était préoccupé d'un sujet difficile à aborder. Après avoir passé par tous les lieux communs de la santé, du mauvais temps, des fatigues de la ville, des charmes de la campagne, M. Duchosal en vint à dire :

— J'espère que vous n'avez pas douté, madame, de la part que j'ai prise au chagrin que vous avez éprouvé dernièrement en voyant arrêter dans votre maison le malheureux exilé à qui vous donniez refuge.

— Je crois d'autant plus à votre bon intérêt, dit Ellénore avec un peu de fierté, que jamais je n'en ai été plus digne.

— Vous pensez bien que cinq minutes après avoir entendu raconter cette arrestation, j'étais chez Fouché, et que je lui demandais l'explication de ce coup d'autorité, tout comme si j'avais eu le droit de le faire. Un autre à sa place se serait moqué de moi, et n'aurait pas même pris la peine de me répondre ; mais Fouché est un homme d'esprit, dont je ne défends pas les excès révolutionnaires, je suis même certain qu'il sait à quel point ce souvenir me gêne dans ma reconnaissance pour lui, mais je sais aussi que son esprit lui sert à reconnaître ses torts, à tâcher de les faire oublier par de grands services, et surtout à ne pas faire de mal inutile. Or, la persécution contre les émigrés qui cherchent à rentrer en France me semble une mesure fort impolitique ; je ne lui en ai pas fait mystère. A cela il répond qu'il est de mon avis, et que, sans les conspirations que les émigrés tentent chaque jour et qui forcent l'autorité à sévir contre eux, il y a longtemps qu'il aurait demandé leur rappel à tous ; mais on vient de découvrir un nouveau complot contre la vie de Bonaparte. Les septembriseurs et les chouans sont également compromis. La police a besoin d'être éclairée pour atteindre les vrais coupables, et pour ne pas tourmenter les innocents. C'est par cette raison qu'elle réclame l'aide des gens intéressés à maintenir l'ordre, et à soustraire leurs amis aux soupçons qui pèsent sur eux.

Pendant ce long préambule, Ellénore se disait: où veut-il en venir ? Enfin, ne pouvant deviner ce que M. Duchosal voulait d'elle, mais sachant très-bien ce qu'elle voulait de lui, elle prit le parti de lui demander brusquement si, par son crédit près du ministre, il ne pourrait pas obtenir la mise en liberté d'Édouard de Montévreux.

— Cela dépend maintenant plus de vous que de moi, reprit M. Duchosal.

— De moi, qui n'ai jamais vu le citoyen Fouché ? qui ne le connais que de réputation ? ce qui explique assez mon éloignement pour lui ; comment m'accorderait-il la moindre grâce ? En vérité, ce serait par trop généreux de sa part.

— Oh ! les hommes d'État n'entrent pas dans ces petites considérations ; ils se servent de ceux qui leur sont utiles, et servent ceux qu'ils détestent, sans être arrêtés par les opinions et les sentiments qu'ils leur supposent. Je vous en donne pour exemple Bonaparte et Fouché : tous deux se haïssent cordialement, ils sont sans aucune illusion l'un sur l'autre ; mais le premier a besoin de la ruse, des intrigues du second pour arriver à son but, et le second espère trop bien exploiter à son profit l'ambition du vainqueur de l'Italie, pour ne pas la servir de tout son pouvoir.

— En quoi puis-je être utile au ministre de la police ?

— Je n'en sais rien, mais il désire vous parler ; et c'est pour obtenir de vous l'honneur d'un moment d'entretien, qu'il m'a envoyé vers vous !

— Voilà donc ce que vous aviez tant de peine à m'apprendre ? s'écria Ellénore… Je le conçois ; car tous les soins que prend votre amitié pour gazer une sommation brutale n'y change rien. Je suis mandée à la police, voilà le fait.

— Vous confondez une invitation avec un ordre.

— Parce qu'il faut obéir également à tous deux, et que l'idée d'un semblable interrogatoire me glace de terreur.

— Il ne saurait vous embarrasser. En recevant M. de Montévreux à la campagne, vous pouviez ignorer qu'il n'eût pas la permission d'être en France.

— Sans doute, mais je ne l'ignorais pas.

— Ah ! si vous allez vous piquer de franchise avec la police, vous vous perdrez sans sauver votre protégé. Prenez-y garde, la conspiration dont tous les complices ne sont pas encore dénoncés rend son affaire très-mauvaise. N'ajoutez pas au danger de sa situation par des aveux de luxe ou par des mots injurieux. Vous êtes belle, aimable, spirituelle ; servez-vous de tous ces dons pour fléchir la sévérité de son juge. Je ne vous dis pas d'avoir l'air de l'adorer ; mais la plus honnête femme du monde sait fort bien employer ses moyens de séduction au profit d'une bonne œuvre, sans qu'il en coûte rien à sa vertu. Un sourire, une flatterie indirecte, suffisent pour apaiser la colère d'un tyran, et changent souvent sa rigueur en clémence. Essayez.

— Je ne saurais, dit Ellénore accablée sous la nécessité de subir cet interrogatoire. Ma nature s'y refuse. Je puis dissimuler le dégoût qu'on m'inspire, mais feindre la bienveillance pour qui me fait horreur, est un effort au-dessus de mon courage. Ah ! mon Dieu ! s'il vous était possible de m'épargner cette cruelle épreuve ! Dites que je suis malade, en fuite… que sais-je ?… trouvez un moyen…

— Il n'en est pas, interrompit M. Duchosal ; croyez que si j'en avais découvert un, je ne serais pas venu vous supplier, au nom de votre repos, au nom de la sûreté des royalistes qui vous intéressent, de céder à cette invitation, et d'en tirer tout le parti possible en faveur du pauvre prisonnier, dont le sort est peut-être dans vos mains.

Après avoir perdu toute espérance de s'épargner une si pénible démarche, Madame Mansley ne pensa plus qu'à la rendre secrète ; car les rapports avec la police, si innocents qu'ils puissent être, sont toujours suspects.

Le ministre l'attendait le lendemain matin ; il fut décidé, entre elle et M. Duchosal, qu'elle irait le prendre pour qu'il l'introduisit chez le citoyen Fouché à l'heure qui suit son déjeuner, moment qu'il se réservait ordinairement pour sa correspondance particulière, et où l'on était moins exposé à rencontrer des postulants d'audience.

— Si le malheur qui me poursuit, veut que je sois vue chez ce ministre infernal par quelque parent de la duchesse de Montévreux, venu comme moi dans cet antre de perdition pour en tirer le pauvre Édouard, je suis perdue, dit Ellénore avec rage ; il croira que je viens faire mon rapport ou chercher la récompense de mon infamie ! Non, tout vaut mieux que de se prêter à affermir de si atroces suppositions. Je n'irai point… qu'on m'y traîne prisonnière, qu'on m'y fasse subir le sort qu'on réserve aux conspirateurs, peu m'importe ; le supplice que le bourreau des Lyonnais et de Louis XVI m'infligera sera toujours plus doux et moins honteux que celui de passer pour être sa complice.

Et, revenue par cette idée à toute sa résistance, Ellénore n'écoutait plus les représentations de son ami ; il fut obligé de la menacer de nouveau des malheurs dont son refus allait la rendre responsable. Il lui en fit une peinture si effrayante, qu'elle se résigna à se rendre à l'hôtel de la police à peu près aussi tristement qu'on marche à l'échafaud.

Le malheur est moins dur à supporter qu'à craindre, a écrit un auteur moderne, et l'on en peut dire autant des démarches qu'on redoute le plus. Il y a un fond de curiosité dans l'esprit humain qui le distrait en dépit de sa préoccupation. Puis, le mouvement, l'aspect d'objets nouveaux, de visages inconnus sont autant de nuages qui passent devant votre pensée et qui la calment en la voilant.

Ellénore ne connaissant le citoyen Fouché que par ses exploits révolutionnaires, s'en était fait une idée analogue à ses actions, et se le figurait, avec la chevelure noire, l'œil caverneux et le rire féroce d'un brigand de mélodrame.

Déjà la vue des salons dorés du ministère l'avait déconcertée sur l'austérité républicaine de l'ancien conventionnel ; mais ce luxe tenant au riche hôtel livré par ses nobles propriétaires à leurs démocrates vainqueurs, ne prouvait rien contre la haine du maître présent pour tout ce qui brillait, et elle s'attendait à trouver l'empereur des espions.

Dans le simple appareil D'un mouchard que l'on vient d'arracher au sommeil.

Elle fut très-étonnée, lorsque la porte du cabinet du ministre s'ouvrit, et qu'il en sortit un petit homme blond, tiré comme on dit à quatre épingles, et dont les manières froides et polies rappelaient beaucoup plus celles d'un courtisan de Louis XVI que celles d'un Brutus.

— J'ai voulu servir de chevalier à madame Mansley pour la conduire chez vous, dit M. Duchosal en allant au-devant de Fouché ; on la sort difficilement de chez elle, et j'espère que vous lui donnerez lieu de se féliciter de la peine qu'elle prend. Pardon si je vous quitte, mais une affaire pressante m'appelle chez mon notaire.

En finissant ces mots, M. Duchosal pressa la main que lui tendait le ministre, et il sortit du salon.

— Quoi ! vous partez ? s'écria Ellénore sans penser qu'il était déjà trop loin pour l'entendre.

— Il sait, madame, que le sujet de l'entretien que vous voulez bien m'accorder ne doit être connu de personne, et c'est au nom de cet inviolable secret que j'ose réclamer de votre part une confiance entière.

Et le ministre appuyant sur chacune de ces paroles, comme pour se donner plus de temps à examiner l'effet qu'elles produisaient et se demander s'il fallait continuer sur ce ton de déférence, ou en prendre un plus leste, levait timidement ses yeux bordés de rouge sur le noble visage d'Ellénore, et se sentait dominé, malgré lui, par l'admiration respectueuse que sa beauté inspirait.

Comme elle gardait le silence, il crut devoir s'expliquer plus clairement.

— J'ai d'abord à m'excuser auprès de vous, madame, de la mesure de rigueur qu'il m'a fallu prendre contre une personne que vous n'auriez certainement pas cachée dans le pavillon de la maison que vous habitez, si vous aviez su à qui vous donniez asile.

— Je le savais très-bien, citoyen, répondit fièrement Ellénore.

— Permettez-moi d'en douter : les femmes aiment à protéger le malheur, mais non le crime ; et si vous aviez pu soupçonner qu'en croyant faire un simple acte d'hospitalité, vous vous rendiez complice d'un assassinat, vous auriez…

—Édouard de Montévreux un assassin ? c'est une horreur inventée pour le perdre ; il est incapable d'une lâcheté sanglante.

— Eh ! madame, en temps de révolution, ces choses-là prennent des noms fort divers. Ce que vous appelez, à bon droit, une horreur, passe pour un dévouement héroïque chez les gens aveuglés par l'esprit de parti. Se battre contre sa patrie a été de tout temps un crime puni de mort ; et l'histoire a flétri des noms les plus odieux ceux qui s'en sont rendus coupables. Eh bien, demandez à ces messieurs de l'armée de Condé s'ils ne croient pas faire la plus belle chose du monde en tuant le plus qu'ils peuvent des soldats de la république française ? Cependant, nous ne pouvons pas en bonne conscience, encourager cette erreur. Encore s'ils se bornaient à nous faire ouvertement la guerre ; mais, non contents de soulever nos plus beaux départements contre la république, ils viennent en fraude à Paris, dans de fort mauvaises intentions, et ils nous mettent dans l'obligation de les arrêter.

— Je crois pouvoir affirmer qu'en venant en secret à Paris, Édouard de Montévreux n'avait d'autre projet que de solliciter sa rentrée en France.

— Peut être aussi voulait-il voir sa mère ? ajouta le ministre en fixant sur Ellénore un regard scrutateur.

— Sa mère ? répéta-t-elle avec surprise.

— Oui, reprit Fouché à voix basse, la ci-devant duchesse de Montévreux : celle que vous connaissez trop bien, citoyenne, est en ce moment cachée à Paris, et vous le savez aussi bien que moi.

— Je l'ignore, je vous le jure !

— Je m'attendais à cette réponse, elle fait honneur à votre caractère : aussi n'est-ce pas dans l'espoir d'apprendre par vous où elle se cache que je vous en parle ; c'est, au contraire, pour que vous lui fassiez parvenir un avis salutaire.

— Je n'en ai aucun moyen, vous dis-je, et je vous crois mal informé, car la duchesse de Montévreux a trop de prudence et d'amour d'elle-même pour s'exposer ainsi à toute la rigueur de vos lois contre les émigrés.

Puis, Ellénore, tout à la crainte de nuire par la moindre parole inconséquente à la femme qui était la cause de tous ses malheurs, se disait intérieurement:

— Voilà donc pourquoi je suis mandée ici ; cet homme, me jugeant d'après lui, attend de mon juste ressentiment la dénonciation qui doit mettre en son pouvoir ma plus cruelle ennemie. Voyons ce que sa finesse tentera pour me corrompre.

— Les plus beaux sentiments nous égarent quelquefois, reprit le ministre avec un air de bonhomie. Vous croyez peut-être rendre service à la mère et au fils en refusant de vous charger de faire savoir à la première que sa lettre au citoyen Demerville a été surprise, et qu'elle contient une phrase entre autres qui la mènerait tout droit à l'échafaud, si nous la mettions en jugement.

Ici, Fouché s'arrêta, pour contempler la pâleur qui couvrit tout à coup les traits d'Ellénore. Ne pouvant la soupçonner d'être si émue à l'idée du danger d'une ennemie.—Elle aime le fils, pensa-t-il, et cet amour-là m'aidera à tout savoir.

— Le premier consul sait, continua-t-il, que le complot tramé contre sa vie avait pour chefs des émigrés qui ont abaissé leur fierté jusqu'à traiter avec des républicains, ou plutôt des sectateurs de Robespierre, et cela dans la noble intention de le faire assassiner à la sortie de l'Opéra ; lui, dont le système politique admettait l'oubli des torts comme un moyen de s'acquérir la popularité ; lui qui me recommande tous les jours l'indulgence pour les émigrés qui se convertissent et reviennent au culte de la patrie ; lui qui a autant d'horreur pour la guerre civile que de passion pour la guerre étrangère ; l'assassiner ! pour prix de sa peine à rétablir l'ordre, à rendre à chacun les moyens d'existence que lui ont enlevé les troubles et l'anarchie. Vous conviendrez qu'on s'indignerait à moins, et qu'il est permis de sévir contre des ennemis si sottement ingrats. Eh bien, ces ennemis contre lesquels la loi serait inexorable, nous voulons leur sauver la vie ; mais à condition qu'ils sortiront sans délai du territoire de la République.

— Vous oubliez, citoyen, qu'il est aussi difficile de sortir de France que d'y rentrer, et qu'à moins d'être muni de tous les papiers nécessaires…

— Je les donnerai, interrompit vivement le ministre…

Puis s'arrêtant un moment, il ajouta:

— Dès que je saurai positivement que la ci-devant duchesse consent à en faire usage.

— Je vous le répète, j'ignore où elle se cache. Autrement, je lui conseillerais de profiter de votre avis.

— Et ce serait fort prudent ; car son arrestation une fois ébruitée, je ne serai plus maître d'en atténuer les suites. La lettre qui l'accuse est déjà dans les mains du grand juge… Réfléchissez… Ah ! mon Dieu ! le moindre indice peut nous mettre sur la trace. Ne nous exposez pas à frapper à faux.

— Frappez à votre gré, mettez-moi en prison, vous n'en saurez pas davantage.

— Même en exilant les gens qui vous sont chers ?

— Mes amis sont blasés sur les persécutions.

— Pourquoi me faire repentir de leur avoir accordé de faux certificats de résidence ? C'est à cet excès de bonté que je dois l'embarras où je me trouve et les reproches du gouvernement. Je devais me défier de la prétendue loyauté chevaleresque de ces émigrés, qui leur permet de prêter le serment de fidélité au premier consul le jour même où ils méditent son assassinat.

— Tous ne sont pas si ingrats, dit Ellénore en cherchant à surmonter son trouble. Le jeune de La Menneraye, auquel vous avez daigné vous intéresser est, dit-on, maintenant un des officiers les plus distingués de l'armée d'Italie, et celui-là ne vous donnera jamais lieu de vous repentir de votre protection pour lui. Il est la preuve vivante de ce qu'un gouvernement peut gagner à employer la générosité plutôt que la rigueur.

— C'est précisément quelques exceptions de ce genre qui nous ont fait fermer les yeux sur la rentrée en France des complices d'Aréna. Le jeune Montévreux est du nombre. Sa mère les connaît tous ; il faut qu'elle nous les livre ou qu'elle partage leur sort.

— Et c'est sur moi que vous comptiez pour vous rendre ce service ? Heureusement, je n'en ai ni le pouvoir ni la volonté.

— Tant pis pour eux, car c'est la protection qu'ils trouvent contre nous qui les perd ; rappelez-vous, madame, qu'en refusant de nous aider à trouver les vrais coupables, vous vous rangez parmi nos ennemis, et que vous nous forcez à surveiller vos démarches.

— Surveillez, épiez même, je ne conspire pas. Je hais les assassins de tous les partis, et ne crains pas qu'on me surprenne à les protéger.

En ce moment, on entr'ouvrit la porte du cabinet, puis une voix dit:

— C'est l'heure du conseil.

— J'y vais, répondit Fouché. Pardon, citoyenne, de vous quitter ainsi, ajouta-t-il en se levant, mais un devoir impérieux m'appelle aux Tuileries. J'aurais désiré m'y rendre muni des renseignements que vous auriez pu me donner, et, par conséquent, plus en état d'agir en faveur des gens qui vous intéressent ; mais, loin d'imiter votre manque de confiance, je vous dirai que leur sort à tous, à commencer par celui de l'émigré trouvé chez vous, dépend de votre discrétion à ne pas parler de cet entretien, et de votre complaisance à nous faire connaître l'asile où se cache l'ex-duchesse de Montévreux.

En finissant ces mots, Fouché offrit sa main de la façon la plus galante à madame Mansley, pour la reconduire jusqu'à sa voiture, et ils se séparèrent fort mécontents l'un de l'autre.

XXIII

Avant de retourner dans sa retraite à la campagne, Ellénore alla voir madame Talma, qui était souffrante ; elle la trouva seule avec le vicomte de Ségur, et tous deux dans une grande agitation.

— C'est le ciel qui nous l'envoie, s'écria madame Talma en apercevant Ellénore ; nulle ne peut mieux qu'elle…

— Prenez garde, interrompit brusquement le vicomte, rappelez-vous tout ce qui s'est passé entre elles deux…

— C'est parce que je m'en souviens, reprit madame Talma, que je réponds de sa prudence comme de sa générosité. Apprenez, chère amie, que par suite d'une de ces confiances absurdes qu'ont tous les conspirateurs royalistes, la duchesse de Montévreux se trouve horriblement compromise dans cette affaire d'assassinat, qui, véritable ou imaginée par Fouché pour faire sa cour à Bonaparte, n'en sera pas moins fatale à ceux qui s'en seront mêlés. On a beau répéter à ces malheureux émigrés que leur cause est perdue, qu'ils sont entourés de piéges et d'agents de police qui n'ont d'autre mission que de les y faire tomber, ils s'obstinent à croire que le peuple de Paris soupire après le retour des princes, et qu'en tuant l'idole de l'armée, rien ne s'opposerait au rétablissement de cet ancien régime dont ils étaient le plus bel ornement.

»Dans cette croyance, tout ce qui vient leur parler de servir leurs projets insensés est accueilli d'eux comme le Messie. Ils ne supposent pas que la police elle-même puisse avoir l' inconvenance de venir, au nom de leur roi, leur proposer d'entrer dans un complot tendant à renverser la République ; et ils se livrent en toute confiance à ces rusés mouchards, qui commencent par les engager à rentrer en France sans prendre aucune des précautions qu'exigerait leur sûreté ; enfin, qui les encouragent si bien dans leur folie, en leur persuadant qu'elle trouvera ici mille complices contre un ennemi, que, dans leur crédulité d'enfant, ils conspirent tout haut et s'écrivent ce qu'ils font, ce qu'ils veulent, ce qu'ils espèrent avec une naïveté digne de leur politique. Eh bien, c'est une de ces lettres écrites par la duchesse de Montévreux, et que nous savons être entre les mains de Fouché, qui plonge tous ses amis dans l'état où vous voyez la pauvre vicomte. Il sait de bonne part que le ministre a juré à Bonaparte, non pas sur son honneur, ce qui n'aurait pas grand poids, mais sur sa vie, qu'il lui livrerait avant huit jours tous les complices d'Aréna ; qu'ils étaient tous connus de la duchesse de Montévreux, et que, dès qu'il se serait emparé d'elle, il tiendrait tous les fils de la conspiration, ce qui n'est pas vrai ; car la pauvre femme, en travaillant pour le retour des princes, ne se doutait pas que l'on voulût procéder par assassinat. Mais comme ce fait est difficile à constater, si Fouché la découvre, il ne lui fera pas grâce. Ce qui achève de désespérer ses amis, c'est l'impossibilité où se trouve la duchesse de rester plus longtemps cachée dans la chambre qu'habite son ancienne femme de charge, rue de la Harpe, n°…

— Ah ! ne me le dites pas, s'écria Ellénore, en cédant à un mouvement involontaire.

— Pourquoi cela ?

— C'est… que… si par suite… des perquisitions… Enfin, il est plus prudent de laisser… ignorer… où elle est…

— Oui, de tout le monde, mais de vous ! Elle vous a fait bien trop de mal vraiment pour que vous lui en rendiez. Je vous connais si bien, qu'en cherchant tout à l'heure avec M. de Ségur où il pourrait la mettre sans crainte d'être dénoncée par ses hôtes, je lui avais conseillé de la conduire chez vous. Mais il a pensé avec raison que l'arrestation du jeune de Montévreux prouvait à quel point la police était bien instruite de ce qui se passait dans votre maison, et que vous étiez aussi suspecte par la noblesse de votre caractère que d'autres le sont par leurs turpitudes. Mais si vous ne pouvez offrir à votre ennemie l'hospitalité qu'elle vous a ravie si cruellement autrefois, vous pouvez nous guider sur le choix d'un asile.

— Je ne saurais, dit Ellénore, dans un trouble extrême : ces affreuses calomnies répandues sur moi depuis l'arrestation de son fils me forcent à rester étrangère à tout ce qui concerne sa sûreté et à ignorer surtout l'abri qu'on lui prêtera contre l'orage qui gronde sur sa tête.

— C'est impossible, dit le vicomte, nous vous avons déjà livré son secret ; il vous faut la perdre ou la sauver.

— Ni l'un ni l'autre, reprit Ellénore avec fermeté, et pourtant le ciel sait que je donnerais ma vie pour me venger de cette femme en sauvant la sienne.

— Eh bien, vengez-vous à moins. Vous avez demandé et obtenu un passe-port pour votre sœur madame Gardner qui demeure à Boulogne ?

— C'est vrai, ne pouvant me rendre en ce moment moi-même à Londres pour y conduire mon fils chez l'ami qui veut bien diriger son éducation, j'ai prié ma sœur de me remplacer ; elle est moins… connue… que moi, ajouta-t-elle avec embarras. Elle peut risquer un voyage en Angleterre sans être soupçonnée d'aller y intriguer en faveur d'amis dont les opinions inquiètent le gouvernement ; et je l'attends ce soir même, car j'ai reçu l'avis que le bâtiment qui doit les transporter d'Ostende à Douvres mettra à la voile le 14 de ce mois, et il faut qu'ils partent de Paris dès demain. Ce serait une cruelle séparation pour moi, si je n'avais l'espoir de les rejoindre bientôt.

— Et la bonne Rosalie, la gouvernante de Frédéric, l'accompagne sans doute !

— Autrement, pourrais-je le décider à me quitter ? Ah ! mon Dieu, le pauvre enfant ne saura même pas le temps qu'il doit rester loin de moi. On ne lui parlera d'abord que d'une promenade à la campagne. Sa tante lui dira qu'on ne lui fait faire tant de chemin que pour me rejoindre ; et comme ma sœur est une seconde mère pour lui, j'espère qu'il obéira sans trop de chagrin.

— Et moi aussi, repartit M. de Ségur, car il faut que la présence et les caresses de cette bonne tante le consolent de ne plus être avec vous ni avec sa Rosalie.

— Que voulez-vous dire ? demanda vivement Ellénore, terrifiée par la pensée qu'elle supposait au vicomte.

— Vous l'avez déjà deviné. Votre regard inquiet, vos lèvres tremblantes me le disent assez. Et bien, oui ; l'idée est excellente, et je réponds du succès. Que la duchesse se coiffe de la cornette de Rosalie, qu'elle endosse sa robe d'indienne, son châle de casimir, qu'elle prenne Frédéric sur ses genoux…

— Mon enfant ! interrompit Ellénore avec l'accent de la terreur… Lui confier mon enfant !… Jamais… jamais !…

— Et que pouvez-vous craindre d'une femme qui vous devra tant ?

— Avez-vous oublié ce que je lui dois, moi ? la honte, le désespoir qui empoisonnent ma vie. Songez-donc que, sans nul motif, sans nul tort de ma part, pour prix de l'amour filial que je lui portais, elle m'a plongée de sa propre main dans un abîme affreux, et qu'à chaque tentative pour en sortir, elle me frappe d'un nouveau coup qui m'y replonge pour toujours. Et c'est à mon bourreau que je livrerais ce que j'ai de plus cher au monde ! Non… Que justice se fasse ; qu'elle expie sa méchanceté, sans demander secours à l'enfant dont elle a déshonoré la mère.

— Pardonnez-lui ce trop juste ressentiment, dit madame Talma au vicomte en s'emparant de la main d'Ellénore, dont l'agitation tenait du délire. L'amour maternel est le moins généreux de tous, et vous lui demandez-là un grand sacrifice ; mais il n'est pas au-dessus des forces de sa grande âme, et je le sens à cette main qui frémit dans la mienne, à cette oppression qui la suffoque, son héroïque bonté va l'emporter ; en vain de cruels souvenirs, en vain le besoin d'assouvir une juste vengeance combattent les sentiments de son noble cœur, elle succombe à sa générosité, je le sens, je le vois, je l'espère !…

Et madame Talma pleurant aussi, serrait Ellénore dans ses bras et s'initiait tellement à toutes les impressions de son âme qu'on n'aurait pas pu deviner laquelle des deux était la plus émue.

— Quoi ! vous voulez ?… dit Ellénore sans pouvoir achever sa phrase.

— Je le veux maintenant moins que vous, répondit madame Talma avec un sourire où se confondaient l'admiration et la joie.

— Est-il bien vrai ? s'écria M. de Ségur, en se précipitant aux pieds de madame Mansley, et en couvrant sa main de baisers et de larmes ; c'est à vous qu'elle devra la liberté et la vie ! C'est l'ange qu'elle a précipité du ciel qui sera son sauveur sur la terre ! Ah ! l'exemple de tant de vertus convertirait le plus grand coupable ; croyez-moi, la duchesse n'a été si barbare envers vous que poussée par une passion qui fait des plus honnêtes gens des insensés et des criminels. Je suis garant de sa reconnaissance pour vous ; elle égalera la mienne. Mais le temps presse ; il faut que toutes nos mesures soient prises, pour que, la nuit venue, ce départ puisse s'effectuer sans obstacle. Je vais prévenir la duchesse… je vais lui apprendre…

— Arrêtez ! s'écria Ellénore ; je mets une condition à ce service : c'est que la duchesse de Montévreux ignorera toujours qui le lui a rendu ; cette condition est irrévocable, et je ne me prêterai à rien que vous ne m'ayez juré tous deux de la remplir.

— Quant à moi, cela ne me sera pas difficile, dit madame Talma, car je ne connais madame de Montévreux que par le mal qu'elle vous a fait, et le bien qu'en disent plusieurs de ses amis, qui sont aussi les miens ; il résulte de tout cela que je la déteste, mais pas assez pour désirer sa perte, et pour me refuser à aucune des conditions qui doivent l'empêcher.

— Mais comment espérez-vous lui laisser ignorer que c'est à vous qu'elle doit ?…

— Rien n'est plus simple, interrompit Ellénore. Elle ne connaît ma sœur, ni de vue, ni de nom. Madame Gardner ayant été élevée par notre oncle à Dublin, elle y est restée jusqu'au moment de son mariage avec un officier qui est encore à Calcutta. Vous pouvez laisser la duchesse ignorer que c'est ma sœur qui la patronne et mon enfant qui protège sa fuite.

— Vous voulez lui épargner jusqu'à l'humiliation de tout recevoir de la main qu'elle a déchirée. Ah ! c'est pousser la générosité trop loin ! Après avoir été aussi indignement accusée, calomniée, manquer une si belle occasion de se faire rendre justice serait une faute impardonnable, dit madame Talma ; et vous devez à vous-même et aux amis que vous avez conservés, en dépit de tout ce que la duchesse de Montévreux a fait pour vous les enlever, de donner à votre noble vengeance tout l'éclat qu'elle a donné à son insultante conduite envers vous. Le monde ne sait que ce qu'on lui laisse voir, et quand après avoir souffert de ses préventions injustes, de ses arrêts flétrissants on peut l'éclairer, le détromper par une bonne action, il n'y a pas à hésiter.

— Aussi n'hésitai-je point, reprit Ellénore avec une énergie fiévreuse. Je ne veux pas que madame de Montévreux joigne à tous ses mauvais sentiments pour moi l'idée que je me sois prêtée à la sortir du danger où elle est, dans l'unique intention de jouer publiquement une de ces scènes de vieux drames, où la victime se fait avec ostentation le sauveur du tyran. Je ne veux pas qu'elle rougisse de me devoir quelque chose. En faisant de mon fils l'instrument de sa délivrance, je fais, il est vrai, le plus grand effort dont mon courage soit capable ; mais il me reste encore trop de haine au fond du cœur pour accepter la moindre reconnaissance en retour d'un dévouement que j'avoue être le fruit d'un orgueil vindicatif, et non l'effet d'une clémence généreuse. Puisque le ciel a voulu me soumettre à cette nouvelle épreuve, laissez-moi l'accomplir à mon honneur et au profit de la duchesse ; n'empoisonnez pas la joie qu'elle aura en échappant à la mort, peut-être, par la pensée, par le remords de me devoir la vie. Laissez-lui croire que madame Gardner est une de vos amies, faites-lui le conte le plus probable sur l'obligation où est cette madame Gardner de vous rendre un éminent service en se chargeant d'elle jusqu'à Londres. Enfin, je m'en rapporte à vous pour satisfaire à la fois votre désir et ma volonté ; mais j'exige votre parole d'honneur que mon nom ne sera point prononcé, et que la duchesse de Montévreux ne saura jamais que la malheureuse Ellénore, l'enfant confiée à ses soins par un brave officier, par un père mourant, celle qu'elle a répudiée sans cause, qu'elle a perdue sans pitié, s'est vengée d'elle en la sauvant.

Le ton ferme, le regard fier qui accompagnaient cette déclaration ne permettaient pas l'espoir d'y rien changer. Le vicomte de Ségur, trop heureux d'obtenir de madame Mansley un secours si généreux, se soumit, quoiqu'avec peine, à la condition qu'elle imposait. Madame Talma s'engagea aussi au secret, mais en haussant les épaules et en murmurant tout bas:

— Quelle duperie !

Il fut convenu que madame Gardner se rendrait, à l'heure du départ, au bureau des diligences avec le petit Frédéric ; qu'un peu avant de monter en voiture, elle entrerait dans le café voisin, sous le prétexte d'y faire boire un verre de limonade à son enfant ; que là, elle trouverait Thomassin, le vieux valet de chambre du vicomte, avec la nouvelle bonne de Frédéric ; que cette bonne, la tête couverte d'un capuchon de serge grise bordé de velours noir, comme en portent les nourrices de campagne, aurait une provision de bonbons et d'images coloriées pour se faire bien accueillir de l'enfant et que Thomassin ne les quitterait pas qu'il ne les eût vus se mettre en route.

Pour que rien ne manquât à l'exécution de ce projet, il fallait prendre beaucoup de précautions et préparer les acteurs aux différents rôles qu'ils allaient jouer. Madame Gardner devait s'abstenir de toute déférence envers la duchesse, et même lui commander un peu brusquement. Frédéric lui-même devait être prévenu que sa bonne le quitterait pendant quelque temps, et qu'une autre la remplacerait pendant le voyage. Madame de Montévreux devait abdiquer ses manières de grande dame ; se faire une marche pesante, des gestes gauches, des regards hébétés ; des bas de laine, de gros souliers ferrés devaient cacher sa jambe fine et son pied mignon ; elle devait supporter patiemment les galanteries du conducteur et les propos des voyageurs, qui, croyant avoir affaire à une servante assez jolie pour être courtisée et assez âgée pour savoir se défendre, ne se gêneraient pas dans leurs propositions ; mais à cette époque où toute la noblesse restante n'avait échappé à la guillotine qu'à l'aide de la fuite ou d'un déguisement, le talent de jouer un personnage tout contraire à celui qu'on avait représenté dans le monde n'était pas rare. Aussi la duchesse de Montévreux se résigna-t-elle sans peine à tout ce qu'exigeait son rang de nourrice picarde, devenue bonne d'enfant.

Ellénore, qui pressentait plus de difficultés pour décider sa sœur à lui obéir en cette occasion, se leva pour aller la rejoindre à Eaubonne. Elle s'arracha aux embrassements de sa vieille amie, qui ne cessait de louer son héroïsme ; aux actions de grâces du vicomte, qui lui donnait tous les noms qu'on ne donne qu'à la Providence, lorsque la porte s'ouvrit, et qu'une femme de chambre prononça à haute voix le nom de M. de Rheinfeld.

Ellénore déjà ébranlée par tant d'émotions cruelles, étourdie par ce nom magique, par cette présence si enivrante et si fatale, passa rapidement devant Adolphe et s'enfuit de toute la force qui lui restait.

Mais à peine montée dans la voiture qui l'attendait, elle perdit connaissance. Le ciel sait combien de temps elle resta dans cet état léthargique qui n'est ni la vie, ni la mort.

En arrivant chez elle, une vive souffrance colorait ses joues ; elle avait la fièvre, mais le sourire était sur ses lèvres ; et au milieu des tortures que ce moment de séparation maternelle lui faisait endurer, elle sentait qu'une impression heureuse calmait toutes ses douleurs. Elle l'avait revu.

Adolphe s'attendait à trouver madame Mansley chez madame Talma ; il avait reconnu sa voiture à la porte, et comme elles étaient encore fort rares à cette époque, il n'y avait pas moyen de s'y tromper. C'était bien Ellénore qu'il allait revoir, cette idée l'emportant sur toutes ses résolutions de rupture, le transportait d'une telle joie, qu'il tremblait de tous ses membres en franchissant la porte du salon.

Cette émotion pleine de charmes se changea bientôt en surprise désagréable par la fuite précipitée d'Ellénore. Adolphe en fut si outrageusement blessé, qu'oubliant sa longue absence, et qu'après tant de mois passés loin d'elle, il devait à madame Talma sa première pensée comme ses premières paroles, il s'écria avec amertume :

— Je savais n'être pas honoré de la bienveillance de madame Mansley, je savais même lui déplaire ; mais j'ignorais que ce fût au point de ne pouvoir rester une minute dans l'endroit où j'arrive.

— Ne prenez pas garde à cette brusque sortie, dit madame Talma. Vous n'êtes pour rien dans l'agitation qui n'a pas même permis à madame Mansley de vous saluer en nous quittant. M. de Ségur vous dira que la pauvre femme a la tête à l'envers.

En ce moment, un regard du vicomte ordonna à madame Talma la plus profonde discrétion sur ce qui venait de se décider chez elle.

—Édouard de Montévreux, continua-t-elle, était venu lui demander asile, il vient d'être arrêté chez elle, à la campagne, et vous devez comprendre le trouble, l'inquiétude où cet événement la jettent ; elle court toute la journée après ceux qui pourraient intercéder pour le jeune émigré, dont la situation est très-mauvaise en ce moment.

— Si mauvaise, interrompit le vicomte, que je vous quitte pour aller en parler à mon frère ; il connaît plusieurs de ces coquins en place, dont le crédit lui a servi plus d'une fois en semblable occasion. Je vais le faire agir près d'eux en faveur d'Édouard.

A ces mots, il sortit, et M. de Rheinfeld se félicitait de rester seul avec madame Talma, dans l'espoir de la questionner sur Ellénore, lorsqu'on annonça Chénier et madame Baguerval, vieille femme, riche, spirituelle, avec des manières communes et un caractère distingué.

Cette madame Baguerval, veuve d'un opulent financier, avait pour premier mérite de dire tout ce qui lui passait par la tête. D'abord enthousiaste de la Révolution, elle l'avait prise en horreur en en voyant les suites, et elle se moquait également des travers de tous les partis et des défenseurs de toutes les opinions. Avide de savoir ce qui se passait par pur intérêt pour le pays, elle en tirait des conséquences qui se réalisaient très-souvent, et qui lui avaient fait donner par Chénier le surnom de sibylle bourgeoise .

Loin de se choquer du sobriquet, elle en était vaine, et s'efforçait de le justifier à chaque événement politique assez important pour exciter l'inquiétude publique.

— Eh bien, que faut-il croire de cette conspiration avortée, dit-elle en entrant, est-il vrai que la plupart de nos ci-devants aient donné dedans comme des imbéciles, et que nous allons revoir les beaux jours de la guillotine ? Ah ! si c'est ainsi, je vous dis adieu, et retourne dans les vignes de mes bons Champenois ; j'aime encore mieux mourir d'ennui que de mort violente.

— De semblables horreurs ne se revoient pas… dans le même siècle du moins, dit Chénier. Nous avons bien plutôt à craindre un retour de la tyrannie. Mais voilà un renfort, ajouta-t-il en tendant la main à Adolphe, contre les invasions despotiques, et tant qu'il restera quelques voix indépendantes, elles tonneront de toute leur éloquence contre ces bourreaux de la liberté qui, après l'avoir mutilée à coups d'échafaud, veulent l'achever à coups de sabre.

— Il est certain, dit madame Talma, que si on le laisse faire, le vainqueur de l'Italie sera bientôt celui de la France.

— Il l'est déjà, dit madame Baguerval, et vos beaux discours, tous les efforts d'une opposition bourgeoise ou républicaine n'obtiendront rien contre la puissance d'un ambitieux à épaulettes. En France, on ne se soumet qu'à ce qui se bat, qu'à ce qui tue. Robespierre n'a dû son règne d'un moment qu'à son système sanguinaire, qu'à ses massacres quotidiens ; et Bonaparte, couvert de sang autrichien, prussien et autres, fera tout ce qu'il voudra de notre nation. C'est ce qu'avaient parfaitement compris Aréna et ses complices. A propos de ceux-là, est-il vrai qu'Édouard de Montévreux soit du nombre, et qu'il ait été dénoncé par cette belle personne que j'ai vue chez vous, et qui avait, dit-on, à se venger de la duchesse de Montévreux !

— Quelle infamie ! soupçonner madame Mansley d'une pareille atrocité, et c'est vous, madame Baguerval, vous dont chaque journée est marquée par quelque noble dévouement, qui croyez si facilement à une si lâche vengeance !

—Écoutez-donc, ma chère amie, si comme on l'assure, la duchesse a été sans pitié pour votre belle Ellénore : si elle lui a fait tout le mal qu'on raconte, ma foi, à sa place, je crois que je n'aurais pas résisté à…

— Vous vous calomniez… Votre vie entière est là pour vous démentir ; elle est semée de pardons sublimes, d'actions généreuses.

— Oui, j'en fais bien encore quelques-unes, par-ci par-là, mais je ne les conseille plus. C'est une duperie dont l'ingratitude est le seul profit. Je n'ai d'ennemis que parmi ceux à qui j'ai rendu le bien pour le mal ; ils ne vous pardonnent jamais ce genre de supériorité. D'ailleurs, je pense comme un grand tragique, que si le ciel vous livre votre ennemi, c'est pour lui faire justice ; et madame Mansley avait bien le droit de se venger sur le fils des coups donnés par la mère.

Au nom de madame Mansley, Adolphe était sorti de sa rêverie, et avait écouté attentivement la conversation. Malgré le souvenir de sa promesse à madame Talma, malgré sa ferme résolution de combattre à mort sa passion pour Ellénore, il ne pouvait entendre parler d'elle sans rougir de plaisir ou pâlir de colère, selon qu'on la louait ou qu'on l'accusait, et l'idée qu'on la soupçonnait en ce moment d'une lâche vengeance le mettait au supplice. Cependant, il se contint en laissant aux amis d'Ellénore le soin de la défendre, et en se promettant de prendre parti pour elle, quand il l'entendrait attaquer par de plus méchants ennemis. L'occasion s'en présenta bientôt.

— Vous n'avez pas attendu ma permission pour revenir à Paris, lui dit en riant madame Talma ; mais je vous le pardonne ; en lisant votre nom sur la liste des membres du tribunal, j'ai bien pensé que vous ne pourriez vous refuser à cette invitation flatteuse, à cette coquetterie consulaire ; mais prenez-y garde, en politique comme en amour, on ne fait d'agaceries qu'aux gens qu'on veut corrompre.

— Soyez tranquille, madame, j'ai résisté à de plus grandes séductions, et je reviens très-décidé à me faire tuer, s'il le faut, pour le triomphe de mes opinions.

— Rien n'est moins nécessaire : bornez-vous à en démontrer l'avantage sur celles de ces plats orateurs, éternels valets du pouvoir, qui épuisent toutes les formes du langage pour prouver au despotisme qu'il ne saurait s'établir trop tôt.

— Beau moyen vraiment ! dit madame Baguerval. Vous vous ferez chasser du tribunal, renvoyer de France et il n'en sera ni plus ni moins. Il n'y a qu'un remède au mal présent ; il paraît que madame de Montévreux et ses amis l'avaient trouvé, mais on ne leur a pas laissé le temps de l'administrer. La pauvre femme va, dit-on, payer cher le tort de n'avoir pas réussi.

— Serait-elle arrêtée ? demanda vivement madame Talma.

— Pas encore, mais on disait tout à l'heure chez Siéyès, à la sortie du conseil, que, par suite d'un petit conciliabule qui a eu lieu ce matin au ministère de la police entre Fouché et madame Mansley, on était sur les traces de la duchesse et qu'elle serait avant deux jours entre les mains de la justice.

— Madame Mansley avoir des rapports avec Fouché ! s'écria madame Talma, voilà encore une nouvelle turpitude dont on s'amuse à la flétrir.

— Et qui ne doit exciter que le mépris, dit Adolphe avec dédain.

— Ah ! quant à la visite, reprit madame Baguerval, j'en ignore le motif, mais elle est positive. J'étais appelée ce matin, de bonne heure, chez notre amie R… pour lui donner tous les renseignements propres à prouver que la famille des Garneville n'est jamais sortie de France, bien qu'on l'ait inscrite tout entière sur la liste des émigrés. Son bureau est à l'entre-sol, les fenêtres en donnent sur la cour ; c'est de là que j'ai vu, oui, de mes deux yeux vu votre belle madame Mansley monter le perron qui conduit à l'escalier particulier du ministre.

A cette affirmation faite avec toute l'énergie de la vérité, chacun garda le silence, les yeux seuls se disaient entre eux : Est-il possible ?

Enfin, madame Talma, indignée contre elle-même de s'être laissée un moment entraîner à croire ce que disait madame Baguerval, s'écria:

— Vous vous serez trompée, ma chère ; à cette heure, les femmes sont toutes mises de même, et vous aurez…

— Non pas vraiment. Malgré son petit chapeau et le voile noir de dentelle qui le recouvrait, j'ai fort bien reconnu la taille et les traits de la charmante Ellénore. Voilà le malheur d'être belle, et distinguée surtout ; on ne peut vous confondre avec personne.

— Mais l'erreur est d'autant mieux prouvée, que madame Mansley sort d'ici, où elle est restée fort longtemps. Adolphe peut vous l'affirmer ; car elle était encore là lorsqu'il est venu. Elle ne nous a pas dit un mot de cette étrange visite, et, j'en suis certaine, c'est une illusion de votre part.

— Je le veux bien ; mais ce qu'on disait du résultat de cette visite chez Siéyès constate que je ne suis pas seule à l'avoir rêvée. Ce que savent ces gens-là, je puis bien l'avoir vu ! Je ne les connais pas, nous n'avons pu nous concerter pour imaginer un conte. Réfléchissez à toutes ces circonstances, et vous verrez si vous pouvez douter du fait.

— Oui, j'en douterai tant qu'Ellénore ne m'aura pas dit elle-même : c'était moi, c'était bien moi. Oui, celle que vous avez cru si longtemps le modèle du plus noble caractère, celle dont vous portiez aux nues la clémence, la générosité, celle de qui vous en attendiez une nouvelle preuve, venait de livrer son ennemie à la vengeance du gouvernement ?… venait de mériter tous les noms dont on l'accable, venait…? mais non, vous dis-je. Ma confiance dans sa loyauté, dans son honneur, me défend de vous croire : c'est un prestige, c'est un piége, un hasard, un de ces faits inexplicables qui ont amené tant de fois la condamnation d'un innocent ; mais Ellénore est pure de toute action vile, j'en réponds sur ma vie.

Après une sortie si vive, madame Talma, déjà exténuée par la maladie de poitrine qui menaçait sa vie, s'était renversée haletante sur le dos de son fauteuil, tandis qu'Adolphe lui serrait, lui baisait les mains, avec tout le feu d'une reconnaissance passionnée.

Madame Baguerval, désespérée de l'état où elle voyait sa vieille amie, et se reprochant de l'avoir provoqué, niait sans raison tout ce qu'elle avait affirmé ; elle donnait pour preuve de son erreur, des prétextes plus absurdes les uns que les autres.

Chénier, absorbé sous le poids des soupçons qu'il cherchait vainement à combattre, gardait un silence accusateur. Bien que l'heure du dîner fût prête à sonner, personne ne pensait à quitter madame Talma, avant qu'elle ne fût un peu plus calme.

— Je n'en croirai que vous, dit-elle d'une voix faible en se tournant vers Adolphe ; allez demander à madame de Seldorf d'où viennent tous ces méchants bruits, et comment il faut s'y prendre pour en démontrer la fausseté. Elle connaît par elle-même, par tout ce que lui attire son esprit éminent, jusqu'où peut aller le génie de l'envie ; elle nous éclairera. Elle sait par M. de Talleyrand tout ce qui se passe ; quand vous l'aurez vue, vous reviendrez me rassurer, car il y a dans tout ceci quelque chose de diabolique qui me rendrait folle.

— Voilà quelqu'un qui sort probablement de chez elle, dit Adolphe en montrant le citoyen Riouffe qui venait dîner avec la maîtresse de la maison. C'est l'homme le plus au courant des nouvelles du jour.

— Je le crois bien, dit madame Baguerval ; quand il n'y en a pas, il en fait.

— Le tout pour vous amuser, mesdames, dit Riouffe ; mais aujourd'hui je n'ai pas besoin d'avoir recours à mon imagination. Grâce aux événements, nous avons de quoi bavarder. Les Tuileries sont en rumeur. On devait y donner un grand concert, un bal ; madame Bonaparte avait déjà commandé ses robes, ses guirlandes, plusieurs de ses invitations étaient déjà parties, mais Fouché a tout fait décommander, sous prétexte que les chefs de la conspiration dont il effraie le premier consul n'étant pas tous en sa puissance, il pourrait se glisser quelque assassin parmi les danseurs ou autres incroyables , et qu'il fallait remettre le bal au jour où il tiendrait tous les fils et les agents du complot, ce qui ne causera pas un long retard, car il vient de faire, dit-on, la capture la plus importante, celle qui doit le remettre sur la voie ; la confidente, l'âme de la conspiration enfin, la duchesse de Montévreux vient d'être conduite à la Conciergerie !

— Ah ! mon Dieu ! s'écria madame Talma ; et comment cela ? demanda-t-elle avec anxiété.

— Au moment où, redoutant une trahison, elle sortait de sa cachette pour se rendre dans une autre.

— Elle se trouve mal ! s'écria madame Baguerval.

Alors, chacun s'empressa de secourir madame Talma, excepté Adolphe, qui sortit sans proférer une parole.

XXIV

Pendant que la nouvelle de la capture de madame de Montévreux jetait la consternation dans le salon de madame Talma, on ne s'occupait, chez Ellénore, que des moyens d'assurer l'évasion de la duchesse. Rosalie ne s'était pas résignée facilement à obéir à l'ordre qui la séparait de son cher petit Frédéric, et à croire qu'elle était moins indispensable à l'enfant qu'à la mère. Mais Ellénore s'étant fait un prétexte de l'état de souffrance où la mettaient tant d'agitations pénibles, avait si souvent répété qu'elle ne pouvait se passer des soins de Rosalie, qu'il avait fallu céder et disposer même Frédéric à recevoir sans mauvaise humeur les caresses de la femme de chambre qui devait lui servir de bonne pendant le voyage.

Toutes les dispositions étaient prises, les malles fermées. Ellénore serrait son enfant dans ses bras en retenant ses larmes, de peur qu'il ne devinât un long adieu dans ce tendre embrassement, lorsque M. de Savernon arriva l'air abattu, le regard morne, et se fiant à son visage décoloré pour préparer madame Mansley à la triste nouvelle qu'il lui apportait.

A peine l'eût-elle aperçu qu'elle s'écria:

—Édouard est condamné ?

— Pas encore ; mais il n'en est pas moins dans une situation fort périlleuse. Grâce à vos amis républicains et à ce ministre défroqué qui est allié à la plupart des émigrés qu'on persécute, nous avions l'espoir de voir la prison d'Édouard se changer en maison de santé, et une fois sous la surveillance d'un médecin et de quelques vieilles gardes, il aurait facilement obtenu sa liberté, soit en la demandant, soit en la prenant ; mais voilà qu'un nouvel obstacle vient renverser toutes nos espérances et compliquer son affaire de la façon la plus inquiétante.

— Qu'est-il arrivé ?… Ah ! ne me laissez pas dans cette anxiété, dit Ellénore en tremblant.

— Fouché a saisi une lettre de la duchesse de Montévreux à ce Demerville qui est un des complices d'Aréna.

— Qu'importe, si la duchesse est sur la route de Coblentz.

— Oui, mais elle n'y est pas. Persuadée du succès de son entreprise, elle a voulu en être témoin ; elle est parvenue, je ne sais comment, jusqu'à Paris, s'y est tenue cachée plusieurs jours, mais pas assez secrètement pour échapper à l'œil de la police, et l'on vient de la conduire à la Conciergerie.

— O malheur ! s'écria Ellénore stupéfiée par cette nouvelle… Maintenant… que faire ? ajouta-t-elle en répondant à sa pensée.

— Il faut partir à la place de votre sœur, reprit M. de Savernon. J'accours pour vous supplier de ne pas attendre ici les recherches, les vexations qu'on croira devoir faire subir à la personne qui a donné asile au fils de la duchesse. Vous savez ce que cette séparation doit me coûter de peine, eh bien, je vous supplie à genoux de m'en affliger. Il y va de votre liberté, de la mienne, car je ne pourrais de sang-froid vous voir en butte à la colère de ces misérables, et Dieu sait ce qui arriverait alors.

— Soyez tranquille, dit Ellénore en reprenant sur elle l'empire qui ne l'abandonnait jamais dans le danger. Je n'ai point conspiré ; la police est trop bien instruite pour ne pas savoir qu'en recueillant un malheureux proscrit, je ne lui ai pas fait subir d'interrogatoire ; que j'ignore ce qu'il venait faire ici ; que je suis innocente de tout ce qu'on reproche à madame de Montévreux, et que l'inimitié régnante entre nous deux est un sûr garant de cette vérité.

Puis cédant à sa pensée intime qui la portait à exécuter le plan tracé par le vicomte de Ségur, en dépit de l'événement qui devait le rendre inutile, elle insista pour presser le départ de sa sœur, en lui recommandant de ne pas paraître surprise, si la nouvelle bonne de Frédéric ne se trouvait pas au rendez-vous ; de partir seule avec l'enfant, et d'écrire à la première poste ces simples mots:

«Envoyez-moi Rosalie.»

— Mais pourquoi ne pas profiter du seul moyen que le ciel vous envoie d'échapper à la vengeance de cet atroce gouvernement qui vous croit de concert avec ses ennemis ? dit M. de Savernon.

— Fi donc ! j'aurais l'air de fuir.

— Et qui donc n'a pas fui devant leur guillotine ?

— C'est alors que madame de Montévreux aurait le droit de me croire assez lâche pour l'avoir dénoncée.

— La vérité sera toujours là pour vous justifier ; l'essentiel est de vous conserver libre pour pouvoir la dire et la faire triompher. Songez donc qu'une fois en prison, on ne vous laissera ni parler ni écrire ; qu'on vous inventera autant de chefs d'accusation qu'il en faudra pour vous faire condamner. Et vous croyez que je resterai là, tranquille spectateur de votre supplice ? Non ; c'est par pitié pour moi que je vous supplie de partir…

En parlant ainsi, M. de Savernon pressait les mains d'Ellénore et les mouillait de ses larmes.

— Eh bien !… oui… dit-elle, avec le regard fixe et la voix brisée d'une personne qui, après avoir réfléchi, prend une détermination importante. Rosalie, donnez-moi votre capote noire et votre vieux châle de laine à carreaux.

— Emportez de l'argent, dit M. de Savernon, aussi inquiet de l'insouciance qu'Ellénore montrait à les quitter qu'il avait été affligé de sa résistance à partir.

— De l'argent, répéta Ellénore, j'ai tout prévu, ma sœur en a pour nous deux.

— Merci de votre condescendance à suivre mes conseils.

Puis, voyant que madame Mansley ne l'écoutait pas et se disposait à monter en voiture :

— Mais dites-moi donc adieu ! ajouta-t-il.

— Non, à revoir, répondit-elle en souriant affectueusement.

XXV

La voiture qui conduisait madame Mansley à Paris s'arrêta rue du Mail, au café des diligences. Ellénore, préparée à n'y pas trouver madame de Montévreux, espérait que le vicomte de Ségur y serait venu pour dire à madame Gardner la triste raison qui empêchait la duchesse de partir avec elle. Mais elle regarda vainement de tous côtés dans la rue avant de descendre de voiture, et pendant qu'elle donnait lentement au cocher les paquets qu'il devait aller faire inscrire au bureau, elle n'aperçut pas l'ami de la duchesse, alors elle pensa qu'ayant perdu tout espoir de la sauver, il avait cru inutile de se compromettre en venant là où elle ne pouvait se rendre. Une idée plus cruelle encore vint assaillir Ellénore.

— A force de l'entendre affirmer, se dit-elle, il me croit la cause du malheur de son amie ! Ah ! si de tels soupçons entrent dans l'esprit des gens qui me connaissent, qui m'aiment, comment jamais les détruire chez ceux dont l'indifférence accueille tous les méchants bruits ! Mais il ne s'agit pas de moi en cette occasion. J'ai voulu me convaincre par moi-même de l'inutilité de notre ruse pour assurer la fuite de la duchesse. J'emporte dans mon cœur la satisfaction d'avoir fait tout ce qui dépendait de ma volonté, de mon zèle pour la délivrer. Que le monde en juge à son gré ; qu'il se montre aussi dur, aussi injuste qu'il l'a toujours été pour moi ; je le défie d'attenter au calme divin que je conserve au milieu de la tempête. Oui, je suis fière de mon dévouement, car il était sincère et méritait une meilleure récompense.

— On va bientôt partir, citoyens et citoyennes, dit le conducteur en s'avançant à la porte du café ; allons ! en route.

Ellénore, tirée tout à coup de ses réflexions par cette voix sonore, se retire derrière le volet de la porte pour laisser passer les voyageurs qui se rendent à la diligence qui les attend dans la cour ; elle s'apprête à prendre son rang, lorsqu'elle verra sortir sa sœur avec Frédéric: car elle veut le mettre elle-même en voiture pour lui faire mieux accroire qu'elle va le rejoindre, puis elle se promet de revenir chez elle y attendre les événements avec toute la sécurité qui naît d'une bonne conscience ; mais au moment où elle va s'emparer de la main de Frédéric, elle s'aperçoit qu'une autre femme la tient.

Cette femme, dont le capuchon gris et noir cache le haut du visage, marche les yeux baissés à la suite de madame Gardner ; elle tient le bout d'un bâton de sucre d'orge dont Frédéric savoure déjà une partie. Ellénore les suit des yeux en se tenant cachée derrière le volet de peur d'être vue.

Arrivés tous trois près de la diligence, Ellénore voit cette femme prendre Frédéric dans ses bras, et le baiser au front avec tout le respect qu'aurait mis une vraie bonne à caresser l'enfant de sa maîtresse. Elle reste immobile, pétrifiée par la surprise ; son cœur bat de joie ; il n'y règne plus ni crainte, ni ressentiment, ni haine, il est tout entier aux voluptés de la clémence, au délire de la générosité. Cette femme qui couvre l'enfant d'Ellénore des baisers de la reconnaissance, cette femme qu'elle arrache au danger le plus imminent, c'est la duchesse de Montévreux ; c'est bien elle ; les yeux d'Ellénore l'ont parfaitement reconnue. Et quelle autre lui causerait de telles émotions ? Mais qui a pu faire répandre le bruit de son arrestation ?

La diligence était partie, et madame Mansley, absorbée dans ses suppositions, ne pensait pas à quitter sa place ; mais un conducteur étant venu lui demander par quelle voiture elle partait, cela lui donna l'idée d'aller rejoindre la sienne, qu'elle avait laissée à quelque distance du bureau des diligences.

Au moment où elle allait franchir son marche-pied, elle aperçut le vicomte de Ségur installé dans la voiture ; son chapeau sur les yeux et un doigt sur sa bouche pour recommander à Ellénore de ne pas paraître étonnée de le trouver là.

Elle attendit que la portière fut refermée, et que les chevaux fussent lancés pour lui demander l'explication du bruit qui s'était répandu.

— Avant tout, s'écria le vicomte en pressant la main d'Ellénore, laissez-moi vous bénir comme notre bon ange. Non, jamais créature plus noble, plus parfaite, n'est sortie des mains de Dieu !

— Mais comment se fait-il ? répéta Ellénore, voulant échapper aux louanges qu'elle méritait, comment la duchesse a-t-elle pu se soustraire ?…

— Une autre s'est fait arrêter à sa place.

— Vous voyez bien que je ne suis pas la seule.

— Ah ! celle-là n'a pas grand mérite à se dévouer, elle est sûre de ne pas rester longtemps en prison. C'est la fille de ce coquin de R… La duchesse l'a rencontrée autrefois aux eaux de Bagnères. Elle a eu occasion de lui rendre un important service. Cette femme s'en est souvenue ; avertie par son père, qui est l'ami intime de Fouché, que l'on avait découvert l'asile de la duchesse de Montévreux, et que pour éviter tout scandale dans le quartier, on l'arrêterait à la tombée de la nuit, elle s'est transportée aussitôt chez la duchesse, a revêtu sa robe, l'a aidée à mettre son costume de bonne, et s'est amusée à copier tous les airs, toutes les attitudes qui pouvaient la faire prendre pour la duchesse ; à peine la toilette et la leçon étaient achevées, que la garde est arrivée, la duchesse est entrée avec son accoutrement dans l'antichambre avec les domestiques de la maison. L'agent de police et ses alguazils ont passé devant elle pour aller s'emparer de madame Cardouin, qu'ils ont conduite avec tous les égards dus à son rang, à la Conciergerie. Après nous être assurés que cette expédition s'était accomplie sans nulle difficulté, nous n'avons plus pensé qu'à profiter de votre offre généreuse, et le ciel a daigné nous protéger.

— Vous avez compté qu'il m'inspirerait, sans doute, car le bruit de la prise de la duchesse m'avait découragée ?

— Vous étiez sûre que je ne vous aurais pas laissé faire cette démarche vaine ; mais, comme dans tout ceci le moindre billet imprudent est puni de mort, je m'en suis fié à votre intelligence. Nous en serons tous deux récompensés, j'espère. Madame Cardouin a promis de jouer son rôle d'infortunée duchesse jusqu'au moment où la vraie aura passé la frontière. Seulement, il nous faut aussi garder nos airs chagrins, ce qui ne sera pas difficile tant que votre sœur ne vous aura point écrit de Londres.

— Si vous êtes sûrs des gens chez qui était la duchesse, il n'y a rien à craindre, je réponds de ma sœur. Elle ignore le nom de la personne qu'elle sauve ; j'espère que vous avez gardé de même mon secret envers la duchesse.

— Je vous en donne ma parole ; mais rien ne m'a plus coûté, je vous le jure. J'ai été vingt fois prêt à lui dire : Cette inconnue que vous bénissez, cette providence sur terre à qui vous allez devoir la liberté, la vie, c'est la charmante Ellénore… c'est celle pour qui vous avez été si cruelle…

— Arrêtez ! dit Ellénore impérieusement ; ne gâtez pas mon bonheur présent par d'amers souvenirs ; laissez-moi croire que je m'acquitte et non que je me venge.

— Vous êtes adorable ! s'écria le vicomte, et si j'avais seulement vingt années de moins, je serais fou de vous, et d'une si douce folie, que vous seriez forcée d'en avoir pitié.

— Ce n'est pas de cela dont il s'agit, dit en souriant madame Mansley : quelle raison vais-je donner à M. de Savernon, quand il saura que je ne suis pas partie ?

— Croyez-moi, dites-lui la vérité ; aussi bien il la devinerait, et alors vous perdriez tous vos droits à sa discrétion. Je connais bien quelqu'un qui pourra aussi vous soupçonner, car il vous croit capable de tout en ce genre ; mais je me garderai bien de le nommer ; car vous vous haïssez si cordialement tous deux, qu'il n'est pas nécessaire de vous exciter l'un contre l'autre. Je n'en parle que pour n'être point accusé de bavardage, s'il se répandait certain bruit ; mais comme ce bruit pourrait vous compromettre, je compte sur la prudence des gens que vous détestez.

Ellénore rougit à ces mots et les laissa sans réponse. Heureusement la voiture s'arrêta, et l'embarras de revenir chez elle après avoir dit adieu à tout le monde, l'aida à en cacher un autre.

XXVI

On trouve généralement plus de plaisir à médire qu'à louer ; l'un n'exige qu'un peu de malice dans l'esprit, l'autre vont de la chaleur d'âme : cela explique pourquoi le secret des bonnes actions est toujours bien gardé.

Malgré la nouvelle qu'on eut bientôt de l'arrivée de la duchesse de Montévreux à Londres, il n'en resta pas moins établi dans l'opinion de tout le monde qu'elle avait été dénoncée par Ellénore, et l'honneur de son évasion fut tout entier pour la femme qui s'était laissé mener en prison à sa place. L'erreur une fois reconnue, le citoyen R… réclama sa fille ; on la lui rendit, et on lui pardonna la fraude en considération des anciens services républicains de son père, à la condition qu'il la punirait de son dévouement pour les aristocrates. On la nomma l'ange protecteur des pauvres émigrés, et madame Mansley fut l'objet de nouveaux mépris aussi injustes que ceux dont on l'accablait depuis qu'elle était malheureuse.

M. de Rheinfeld, à qui sa connaissance du noble caractère d'Ellénore et quelques indices avaient fait soupçonner la vérité, voulut s'en convaincre, et employa à cet effet un moyen contre lequel les sots sont en garde, car ils sont méfiants d'ordinaire, mais dont les gens d'esprit sont toujours dupes. Il alla dire à madame Talma:

— Eh bien, votre amie n'a donc pu résister aux séductions de l'héroïsme : elle n'a pas craint de s'exposer à la colère du plus cruel de nos ministres ; et cela pour retirer des griffes de la police, pour sauver de la prison et de l'échafaud peut-être, une femme à laquelle elle doit tous les chagrins de sa vie ?

— Qui vous l'a dit ?

— Que vous importe ? Je le sais.

— C'est ce bavard de vicomte qui, dans sa joie de voir madame de Montévreux à l'abri des gentillesses de Fouché, n'aura pu se taire sur la générosité d'Ellénore ; car vous saurez que ce complot d'Aréna et compagnie n'aurait jamais pris la moindre consistance sans la protection toute paternelle que lui a accordée le ministre de la police ; il sait qu'on ne reste en place auprès des ambitieux qu'en servant à leur élévation et à leur sûreté ; il a secrètement encouragé quelques ennemis de Bonaparte à conspirer contre sa vie, et a glissé parmi les conjurés un de ses agents qui le tenait au courant de toutes les démarches ; celui-ci, après avoir déterminé les conspirateurs à prendre jour pour assassiner le général, quand il serait dans sa loge à l'Opéra, est allé les dénoncer à Fouché, qui s'est fait un mérite auprès de Bonaparte de tenir tous les fils du complot et de pouvoir arrêter les chefs au moment même de l'exécution. Mais avant d'en venir à ce brillant coup de théâtre, Fouché a profité de l'occasion pour adoucir la haine dont le premier consul honore les jacobins, et la reporter sur les royalistes ; il en a compromis plusieurs dans cette conspiration de fantaisie, et cela pour le dégoûter de signer chaque jour la radiation de quelque émigré. Siéyès qui sort d'ici, ajouta madame Talma, est dans l'admiration de la manière dont Fouché vient de reconquérir la confiance du général régnant. Se rendre indispensable au maître qui vous déteste, n'est-ce pas faire preuve d'une grande habileté ?

— Sans doute ; mais comme ce zèle habile peut aller jusqu'à créer des assassins, dit Adolphe, et faire tomber leur tête, je m'en tiendrai à la terreur qu'il m'inspire.

Cet entretien fut interrompu par l'arrivée de Maillat-Garat ; il venait de chez madame de Montesson, où il avait eu une scène très-vive avec un ami du duc de Montévreux à propos de madame Mansley et de la part odieuse qu'on lui donnait dans le péril où s'était trouvée la duchesse.

— Vous m'en voyez encore tout ému, dit-il ; mais les expressions de ce monsieur étaient si injurieuses pour la pauvre femme, si blessantes même pour ses amis, qu'il n'y avait pas moyen de les écouter de sang-froid.

— Et comment nommez-vous cet acharné calomniateur ? demanda Adolphe avec un sourire amer et les lèvres tremblantes de colère.

— Ah ! je serai plus généreux qu'il ne le mérite, je ne le nommerai pas.

— Voilà une discrétion bien inutile ; vous n'étiez pas seuls, et les nombreux habitués du salon de madame de Montesson ne garderont pas le secret de cette scène : après le plaisir de dire du mal vient celui de le répéter.

— N'importe, j'ai déjà le remords de vous en avoir parlé, car c'est faire trop d'honneur aux méchants bavards que de s'indigner contre leur médisance ; il serait plus simple et plus sage de la mépriser. Mais le succès qu'elle obtient fait perdre patience ; il n'est pas une personne, là présente, qui ait douté un instant de l'infamie prêtée à madame Mansley. C'était, disait chacun, une vengeance toute naturelle de la part de cette sorte de femme ; une espièglerie révolutionnaire très-excusable dans la Ninon de Siéyès, de Chénier et autres… et cent propos de cette espèce difficiles à supporter, lorsqu'on connaît, comme vous et moi, le noble caractère de madame Mansley.

— Et pourquoi le souffrir, dit vivement M. de Rheinfeld, pourquoi la société n'en ferait-elle pas justice ? C'est avec cette belle tolérance qu'on a fait de la calomnie la reine du monde civilisé.

— Ne voulez-vous pas qu'on s'érige en défenseur de l'innocence, comme du temps de la chevalerie ? On se moquerait bien trop aujourd'hui d'un redresseur de torts.

— Voilà comme, en France, le ridicule tue les plus nobles vertus, les meilleures institutions, reprit madame Talma. Je n'ai jamais pardonné à Cervantes d'avoir fait don Quichotte ridicule ; il comptait sans doute sur le sérieux de l'esprit espagnol pour admirer la loyauté, la sensibilité, le courage de son héros à travers sa folie comique ; autrement il serait inexcusable d'avoir fait rire aux dépens des plus rares vertus humaines: l'amour du prochain, l'abnégation de soi-même, le dévouement au malheur.

— Eh ! pensez-vous donc, reprit Adolphe, qu'il y ait moins de ridicule à s'ériger en brigand de salon, volant à l'un sa réputation, tuant le bonheur de l'autre, et frappant au hasard sur tout ce qu'on envie, sur tout ce qu'on révère ? Non, cette manie, qui décèle encore plus de médiocrité que de malignité, serait bafouée comme une vertu, si elle n'était l'expression des vrais sentiments de ces méchants timides qui jouissent avec reconnaissance du mal qu'ils n'osent faire, des calomnies qu'ils n'osent dire.

— C'est juste. La société est toujours complice des crimes qu'elle condamne ; mais comment l'en affranchir ?

— En les punissant. La tolérance n'est bonne qu'en matière de religion ; mais, appliquée aux vices, elle devient, leur seconde mère, et nous sommes tous responsables des infamies que notre indifférence encourage.

En finissant ces mots, M. de Rheinfeld se leva et sortit brusquement pour échapper au tort de laisser entrevoir le ressentiment qu'il ne pouvait dominer et la secrète joie qu'y mêlaient ses projets de vengeance.

A force de persévérance, de ruse, de questions, il parvint à savoir les noms de toutes les personnes qui se trouvaient chez madame de Montesson, le jour où Garat le jeune prit parti pour madame Mansley contre un de ces orateurs de salon qui médisent pour amuser, comme les coquettes minaudent pour plaire. Il apprit avec plaisir que ce beau parleur, tenant par son nom et ses opinions à la haute aristocratie, se permettait souvent de petites épigrammes sur les défenseurs de la liberté : cela pouvait lui offrir une occasion toute naturelle de demander raison au ci-devant comte de B… de son méchant bavardage, sans qu'on pût soupçonner la véritable cause de l'humeur vindicative d'Adolphe.

Dans cette espérance, il attendit qu'un événement politique mit en verve celui dont il faisait surveiller l'éloquence critique ; la crainte de compromettre Ellénore en la vengeant le rendit patient. C'était encore s'occuper d'elle, et, malgré sa promesse à madame Talma, malgré le serment qu'il s'était fait à lui-même de rester fidèle à un amour éteint, d'étouffer un amour naissant, il n'obtenait rien sur sa pensée, elle était toute à Ellénore ; toute à l'idée de la perdre volontairement, de sacrifier le bonheur d'en être aimé aux intérêts de sa passion. Il ne pouvait ni s'y consacrer entièrement, ni s'en détacher.

C'est à tort qu'on accuse l'amour de l'emporter sur tous les autres sentiments. Cela peut être vrai sous d'autres climats que le nôtre ; mais en France nous voyons tous les jours des amours très-sincères sacrifiés à des vanités trompeuses, à des considérations d'orgueil, de cupidité. Jadis ces sortes de sacrifices étaient commandés par des tyrans de famille et accomplis par de jeunes victimes, qui pleuraient de bonne foi sur le malheur d'immoler l'objet aimé à un mari opulent et titré, ou à une femme laide et noble héritière, sans se douter qu'il viendrait un jour où les jeunes personnes, libres dans leur choix, donneraient la préférence au vieux duc qui ne peut leur plaire, sur le jeune cousin qu'elles se défendent d'aimer ; où l'homme le plus amoureux s'ordonnerait de renoncer à la vie de son cœur pour vivre tout entier de cette vie factice dont l'unique but est de se faire croire plus heureux qu'on ne l'est, le plus grand plaisir d'humilier ses amis, et la seule consolation de se voir envié. Eh bien, l'expérience nous montre à chaque instant de nouveaux exemples de ces auto-da-fé d'amour.

Le pire est que ce genre de supplice n'inspire aucune pitié.

On sut bientôt par un ancien chef de bataillon destitué, nommé Harrel, que ni les émigrés ni les chouans n'étaient pour rien dans la conspiration d'Aréna. Cette découverte rendit le gouvernement moins sévère et moins surveillant envers le parti royaliste, prévention négligente qui faillit coûter la vie au premier consul.

Ellénore, dégoûtée du monde par tout ce qu'elle en supportait d'injustices, s'était constamment refusée à venir passer l'hiver à Paris ; mais, vaincue par les instances de la marquise de C…, elle avait consenti à prendre une loge avec elle pour entendre le fameux oratorio de Haydn, qui devait être exécuté par les premiers talents.

Cette loge de l'avant-scène se trouvait être presque en face de celle du premier consul, aux premières, entre les deux colonnes. On l'attendait pour donner le signal du premier accord, lorsqu'il entra dans sa loge d'un air serein, mais les lèvres blanches, le regard troublé, enfin dans l'attitude d'un homme qui veut paraître calme en dépit d'une émotion terrible ; madame Bonaparte, assise près de lui portait à chaque minute son mouchoir à ses yeux. Les aides de camp Lannes, Berthier, Le Brun et Lauriston sortaient de la loge successivement, et revenaient dire quelques mots à l'oreille de Bonaparte, qui les écoutait sans donner le moindre signe qui pût faire deviner l'impression qu'il en recevait.

On avait entendu une forte explosion un moment avant l'arrivée du premier consul, qu'on avait généralement supposée être un coup de canon tiré en l'honneur du vainqueur de l'Italie ; mais la nouvelle de la machine infernale s'étant aussitôt répandue parmi les spectateurs, ils se mirent à discourir sur l'atroce tentative, à laquelle le premier consul venait d'échapper par miracle, et l'exécution du chef-d'œuvre d'Haydn, s'accomplit sans que personne y prit garde.

C'était à qui accuserait son ennemi de cette machination infernale. Les victimes, soustraites par hasard aux massacres de la Terreur, croyaient reconnaître dans la férocité qui avait décidé la chute de tout un quartier, pour atteindre un seul homme, cette rage républicaine, qui ne pardonnait à aucune supériorité passée ou présente.

Les amis de la liberté, ceux que les crimes dont elle avait été le prétexte n'en avaient pas dégoûtés, accusaient hautement le parti vendéen de cet affreux complot, et soutenaient que les instigateurs de la guerre civile en France étaient seuls capables d'avoir voulu renverser à tout prix l'homme qui devait bientôt les soumettre.

Le peuple criait sur le Carrousel: «Mort aux Anglais ! mort aux ennemis de la République ! Scélérat de Pitt ! voilà bien ton ouvrage !»

La salle de l'Opéra offrait un spectacle tout particulier : le drame n'y était plus sur le théâtre, mais dans les loges. La parure éclatante des femmes qui les remplissaient contrastait d'une étrange manière avec la pâleur et l'abattement de leur visage ; celles dont les maris attachés à la fortune de Bonaparte venaient de braver à sa suite un danger si imminent, ne pouvaient calmer leur effroi ; car le hasard providentiel qui venait de sauver le vainqueur de l'Italie et de la Révolution, le protégerait-il toujours ? Et ne pouvait-on pas tout craindre d'ennemis assez lâches pour accomplir dans l'ombre de tels attentats ?

Les émigrés rentrés, à qui les nouvelles mesures du gouvernement inspiraient assez de confiance pour se donner quelque plaisir, se reprochaient vivement d'être venus à cette fête musicale, car le temps où l'imprudence de se montrer était punie de mort, pouvait revenir. Le crime d'un parti pouvait raviver ceux d'un autre ; et c'est en proie à ces tristes réflexions, que l'ex-duc de L…, le ci-devant marquis de N…, s'efforçaient de paraître écouter avec délices l' Oratorio de Haydn.

On sut bientôt, par le récit des aides de camp du général en chef, que celui-ci n'hésitait pas à mettre sur le compte des septembriseurs le nouveau massacre dont il devait être la première victime ; mais le ministre de la police, tout en approuvant cette opinion, ne la partageait pas, et ses ordres étaient donnés pour poursuivre de préférence les agents du parti qu'il soupçonnait. Il désirait tant les trouver coupables d'un crime qui dépassait tous ceux de la Révolution !

Parmi les bruits absurdes qu'enfantent toujours les grands événements, il courut celui d'une farce politique et sanglante, imaginée par les séides du Mahomet corse pour le rendre plus intéressant, et motiver la création d'une garde prétorienne à laquelle on donnait déjà le nom d'impériale.

Rien dans le caractère de Bonaparte n'autorisait un soupçon si calomniateur. Son ambition dédaignait toute ruse. L'habitude de commander nos armées avec succès lui avait appris combien, dans notre pays, il est difficile d'arriver à la puissance en passant par la gloire. Il savait que les révolutions qui bouleversent les empires ne changent rien à la nature des nations, et que les Français ne s'amuseraient pas longtemps à jouer à la république ; qu'il fallait des dangers à leur bravoure, des loisirs à leur esprit, du luxe à leur vanité, et une cour à leur élégant servage. Loin de hâter par nul incident l'instant de monter sur le trône, il redoutait plutôt l'empressement des soldats qui l'y portaient que la résistance des publicistes qui lui défendaient d'y prétendre.

Un de ces éloquents publicistes venait d'entrer dans la loge de madame de Seldorf, et tous les regards se portèrent sur lui. On espérait deviner, à son attitude, à ses gestes plus ou moins animés, ce qu'il fallait penser des chefs de la conspiration et du parti que le gouvernement allait tirer de ce crime incomplet. Mais M. de Rheinfeld, mettant toute question politique de côté, déplorait franchement la mort de tant de personnes innocentes, et demandait, avec toute l'énergie de l'indignation, que les monstres, de quelque parti qu'ils fussent, auxquels Satan avait inspiré ce chef-d'œuvre infernal, tombassent frappés par la vengeance nationale. L'esprit de justice est si rare là où toutes les passions sont en jeu, que chacun se trompait sur la véritable cause de la colère qui semblait animer M. de Rheinfeld et que partageait madame de Seldorf. Au reste, l'injustice était réciproque. Pendant que M. de Savernon faisait remarquer à Ellénore les différentes impressions produites par l'événement du jour et reprochait à la baronne de Seldorf de ne pas assez dissimuler le plaisir qu'elle savourait en contemplant la pâleur de celui qui ne craignait rien au monde, pas même les bons mots d'une femme d'esprit, M. de Rheinfeld, les yeux fixés sur la loge de madame Mansley, disait en montrant M. de Savernon :

— Ces émigrés sont toujours les mêmes ; la Révolution ne leur a rien appris, ni rien fait oublier ; à la moindre apparence de désordre, ils se flattent de reconquérir tout ce qu'ils ont perdu par leur faute, comme si la France n'attendait que la mort de celui qui fait sa gloire pour se remettre sous leur joug et les prier de vouloir bien relever la Bastille ! Avec leurs sourires malins, leurs épigrammes musquées sur cette machine infernale, ils vont s'attirer la rancune de Fouché, et l'on sait ce qu'elle vaut. Il est, dit-on, confus d'avoir laissé passer ce baril de poudre entre les jambes de la police : et malheur à ceux qui auront aidé à lui jouer ce mauvais tour.

— Vous donnez là-dedans, vous ? disait de l'autre côté de la salle un de ces incrédules qui voient dans tous les événements autre chose que ce qui s'y trouve. Vous vous étonnez qu'on échappe par un miracle au danger qu'on n'a point couru ? Vous vous imaginez qu'il existe des conjurés assez bêtes pour mettre le feu trop tard à l'instrument de leur triomphe, lorsqu'il y avait bien moins d'inconvénient à le mettre trop tôt ? Vous croyez bonnement qu'un projet dont l'exécution exigeait de nombreuses confidences, des démarches suspectes, a pu échapper à la surveillance des agents qui ont découvert la conspiration d'Aréna, à ces limiers si adroits, si sûrs de leurs moyens, qu'ayant supplié le premier consul de s'y fier, ils ont arrêté les assassins au moment où ils allaient frapper. Ah ! ce ne sont pas ces gaillards-là qu'on dupe, et vous verrez bientôt que les purs républicains seront les seuls dindons de l'affaire.

— Il n'y a plus de ménagements à garder contre ces monstres de jacobins, s'écriaient les jeunes militaires en se rencontrant dans les corridors. Il faut tomber à coups de sabre sur ces pékins sanguinaires, ces bavards de tribune, qui tueraient, au nom de la liberté, tout ce qui porte une épée, sous prétexte que nous sommes tous égaux, les lâches comme les braves, les méchants comme les bons ; mais, grâce au ciel, ajoutaient-ils en portant la main sur la poignée de leurs sabres, l'armée est là pour les faire taire et les assommer au besoin.

Ainsi se passa cette soirée consacrée à toutes les richesses de l'harmonie, et vouée, par le fait, à toutes les discordances des opinions les plus contraires, à toutes les amertumes de l'esprit de parti, aux soupçons alarmants, à la crainte du retour de l'anarchie, ou du rétablissement d'un pouvoir absolu ; enfin, à des agitations si vives, à des intérêts si grands, si généraux, que les intérêts personnels disparaissaient sous l'agitation générale, comme la lueur d'une lampe dans l'embrasement d'une ville.

En effet, au milieu de tant de ruines, on aurait rougi de penser à sa fortune ; à la vue de tant de crimes, d'actions généreuses, de tant de morts sublimes, de traits héroïques, on se trouvait sans importance ; le malheur commun sauvait de l'égoïsme ; l'effroi du passé remplissait le présent, et le sort de la France tant de fois compromis, occupait toutes les imaginations. Depuis la jeune fille, dont le frère se battait aux frontières, jusqu'au vieillard qui bravait la fureur du peuple pour sauver un proscrit, pour ramener parmi nous l'ordre et la justice, chacun se consacrait avec joie à une opinion, à un devoir, à une affection ; la vie était si incertaine qu'on n'y tenait que pour la dédier. Ce temps-là pourrait paraître fabuleux aujourd'hui, où le calcul est le dieu du jour, et la patrie une vieille pagode reléguée avec les divinités qui ne servent plus. Mais heureusement le Moniteur est là pour constater l'époque de ces nobles duperies et de ce culte national.

L'amour seul résistait à la fièvre politique qui consumait alors tous les esprits ; il s'augmentait même des périls communs et du dévouement qui le faisaient naître. Sans l'emporter sur le fanatisme révolutionnaire, il s'y mêlait ; il était rare qu'il ne s'en trouvât pas un peu au fond des discussions qui y paraissaient être le plus étrangères, et qu'on ne cherchât point à faire tourner l'événement du jour au profit de sa passion. Par exemple, M. de Rheinfeld, tout en déclamant de la meilleure foi du monde contre cette machine infernale qui venait de tuer sept personnes et d'en blesser un bien plus grand nombre, se réjouissait involontairement de l'occasion que ce désastre allait lui offrir de s'en prendre à M. de B. à propos des épigrammes sanglantes que lui inspirerait sans doute la nouvelle invention mise sur le compte des patriotes ; car déjà l'opinion du premier consul avait transpiré, et encourageait les amis du pouvoir passé ou futur à injurier le parti républicain.

On savait qu'en rentrant aux Tuileries, où une foule de fonctionnaires remplissaient les salons, le général s'était écrié d'une voix forte :

— Voilà l'œuvre des jacobins ; ce sont les jacobins qui ont voulu m'assassiner !… Il n'y a là-dedans ni nobles, ni prêtres, ni chouans !… Je sais à quoi m'en tenir ; on ne me fera pas prendre le change.

Puis il ajouta, en regardant Fouché :

— Ce sont des septembriseurs, des scélérats couverts de boue qui sont en révolte ouverte, en conspiration permanente, en bataillon carré contre tous les gouvernements qui se sont succédé. Il n'y a pas trois mois que vous avez vu Cerracchi, Aréna, Topino, Lebrun, Demerville, tenter de m'assassiner ; eh bien, c'est la même clique. Ce sont les buveurs de sang de septembre, les assassins de Versailles, les brigands du 31 mars, les conspirateurs de prairial, les auteurs de tous les crimes commis contre les gouvernements. Il faut purger la France de cette lie dégoûtante ; point de pitié pour de tels scélérats !…

Le ministre contre qui cette sortie fulminante était particulièrement dirigée, l'avait supportée avec toute la patience d'un homme qui espère prendre bientôt sa revanche, d'un homme trop habile pour chercher à s'excuser d'un tort inexcusable, mais dont on ne saurait le punir ; car de lui seul dépend la découverte des coupables, et, partant, le châtiment de leur crime.

XXVII

Le chevalier de Panat, ami intime du ministre de la marine, était avec lui aux Tuileries, lors de cette scène ; il jugea à la résignation de Fouché, au sang-froid avec lequel il répondait, par l'immobilité et le silence, aux interpellations les plus menaçantes, qu'il avait des convictions contraires à celles de Bonaparte, et que tous ses moyens de surveillance, et même de vexations allaient être dirigés contre les royalistes, les chouans et les prêtres, que le premier consul regardait comme innocents. Dans cette conviction, le chevalier de Panat retourna à l'Opéra que Bonaparte avait quitté bien avant la fin du concert, et vint dire à plusieurs de ses amis que leurs opinions rendaient suspects au ministre de la police, qu'ils eussent à redoubler de prudence. Il conseilla particulièrement à madame Mansley et à M. de Savernon de ne pas retourner à la campagne, avant que les recherches de Fouché eussent amené quelque découverte sur les vrais auteurs de la machine infernale. On pouvait s'aviser de fermer les barrières de Paris, sorte de mesure fort usitée dans toutes les crises révolutionnaires, et il était imprudent d'avoir l'air de fuir.

M. de Savernon trouvant l'avis très-sage, Ellénore se résigna à le suivre tant que la prudence l'ordonnerait, et elle resta à Paris.

Dès le lendemain de l'attentat, Fouché, malgré ses convictions, adressa au premier consul un rapport dans lequel il désignait cent trente personnes, qui, de son propre aveu, n'avaient pas été prises le poignard à la main, mais qui toutes étaient également commises pour être capables de l'aiguiser et de le prendre.

Le plus grand tort de ces malheureux était de rester fidèles aux opinions républicaines, que le ministre avait longtemps et trop vivement professées, et dont il espérait se laver en persécutant ceux qui ne voulaient point imiter son apostasie politique.

Le sénat vota la déportation des soi-disant coupables, et l'horreur qu'inspiraient à tous les partis les auteurs de la machine infernale faillit ramener les fureurs de la Révolution. A leur passage à Nantes, le peuple se jeta sur les déportés avec tant de rage, qu'il fallut faire intervenir la force armée pour que cette ville, encore teinte du sang de tant d'innocentes victimes, ne fût pas le théâtre de nouveaux massacres.

Mais, en dépit des apparences, des accusations générales, de la colère du premier consul, qui suffisaient au public pour approuver toutes les mesures prises, afin de décourager et de punir les inventeurs de semblables machines, il se trouvait parmi tous ces badauds politiques quelques esprits éclairés, ennemis des actes arbitraires, et que cette condamnation sans jugement indignait au point de ne pouvoir s'en taire. M. de Rheinfeld était du nombre ; il voyait dans ce simple arrêté des consuls l'aurore du jour qui rendrait la France à la domination d'un seul homme ; et comme la gloire du général, les talents du premier consul n'avaient pas encore assez prouvé ce qu'on pouvait attendre du génie de l'empereur, il était permis de regretter qu'on eût inutilement versé tant de sang pour la liberté, et qu'un si grand bouleversement n'eût amené qu'un changement de dynastie.

Adolphe discourait à ce sujet un soir chez madame de Seldorf, lorsqu'on annonça le comte de B… A ce nom détesté, le cœur du tribun s'émeut d'une féroce joie ; sans interrompre la discussion qui l'anime, il y entremêle de certaines phrases contre les Vendéens, dont la susceptibilité de M. de B… peut s'irriter. Il signale avec éloquence l'injustice de déporter, sur la simple dénonciation d'un faux frère, une centaine de patriotes échappés à la guillotine, lorsque Paris ouvre tous les jours ses portes aux chouans qui, las de tuer des Français, viennent se reposer des fatigues de la guerre civile au balcon de l'Opéra, et se vanter de leur brigandage dans les salons de l'aristocratie.

— Pourquoi ceux-là, ajoute M. de Rheinfeld en fixant son regard sur M. de B…, ne seraient-ils pas plutôt soupçonnés d'assassinat, d'invention infernale que les républicains ?

— Parce que ceux-ci ont fait leurs preuves, monsieur, dit le comte avec ironie, et que les assassins d'un roi peuvent bien s'abaisser jusqu'au meurtre d'un consul, ne fût-ce que pour s'entretenir la main. D'ailleurs, comment douter de la voix qui les accuse ? de cette voix qui sait si bien voter ?

— C'est parce qu'elle a voté la mort de Louis XVI, qu'il fallait douter de ses arrêts.

— Oui, s'ils tombaient sur des gens comme il faut ; mais, comme ils ne frappent que ses amis, on peut les laisser faire ? il n'y aura pas dans tout cela un honnête homme à regretter.

— Qu'en savez-vous ? reprit Adolphe avec tant d'insolence, que madame de Seldorf, effrayée de la tournure que prenait la conversation, s'empressa de l'interrompre en questionnant M. de B… sur le traité de paix dont son ami, le comte de Cobentzel, discutait les articles avec Joseph Bonaparte à Lunéville.

Le sujet était d'un intérêt puissant, et madame de Seldorf, dont l'esprit savait jeter du piquant et même de la gaieté sur les questions les plus graves, espérait voir céder toutes les querelles d'opinions au plaisir de l'entendre si bien développer ses idées. Elle ignorait qu'il y eût préméditation dans les attaques de M. de Rheinfeld, et que tout sert de prétexte à la mauvaise humeur d'un homme décidé à se venger d'un autre.

Cependant les épigrammes prirent de part et d'autre un tour de plaisanterie qui rassura les personnes présentes sur l'issue de cette petite guerre. M. de B… s'amusait à répéter les mots ridicules des parvenus sur le danger qu'avait couru le héros de vendémiaire et les phrases emphatiques de bourgeoises qui composaient déjà la cour de madame Bonaparte.

— C'est étrange, répondait Adolphe, en répétant les sottises qui excitaient le rire général, je ne reconnais pas là l'esprit fin et gracieux de madame de Rémusat, le bon goût et la distinction de madame de Canisy, ni la politesse exquise de l'ancienne duchesse de la Rochefoucauld, enfin, des femmes de bonne compagnie qui ont de tout temps formé la société de madame de Beauharnais, et que sa prospérité n'a pas rendues infidèles. Vous citez là le langage de quelques femmes dont les maris soldats, devenus généraux à coups de victoire, n'ont pas eu le loisir de penser à former leur éducation littéraire ; mais à toutes les époques on s'est moqué de l'ignorance et de la bêtise des bavards de salons ; et ceux de l'ancien régime n'avaient pas une si bonne excuse. Les balourdises prétentieuses de madame de Marans faisaient la joie de madame de Sévigné, les absurdités du maréchal de Soubise égayaient chaque matin le petit lever de Louis XV, et, depuis des siècles, l'orthographe des gentilshommes est passée en proverbe.

— Il faut en convenir, et sur ce point votre premier consul fait tous les jours ses preuves de noblesse, reprit le comte en ricanant.

— Lui, dont toutes les actions seront gravées, peut se dispenser de les savoir écrire. On doit pardonner à un homme qui en sait beaucoup plus que les autres d'ignorer ce que tout le monde sait ; il faut réserver vos piquantes moqueries pour ces nobles fainéants qui, ne sachant pas se battre, auraient dû apprendre à parler.

M. de B… eut besoin de toute sa présence d'esprit pour dissimuler l'impression qu'il recevait de ces derniers mots ; mais s'en montrer blessé était paraître s'en faire l'application, et l'amour-propre, la dignité le défendaient également: il se contenta de redoubler d'amertume dans ses diatribes contre le petit caporal , en se réservant de demander plus tard à M. de Rheinfeld l'explication du ton singulier et de l'aigreur qu'il avait apportés dans leur discussion.

Madame de Seldorf et ses amis étaient d'autant plus surpris de la chaleur avec laquelle Adolphe défendait Bonaparte contre la malveillance de M. de B…, qu'avant l'arrivée de celui-ci, M. de Rheinfeld avait blâmé hautement l'arrêté des consuls qui violait la loi judiciaire, et faisait présager la création des tribunaux spéciaux dont Bonaparte menaçait la France ; sorte d'institution qui pouvait faire craindre le retour d'un tribunal révolutionnaire, et qu'Adolphe s'engageait à combattre à la tribune de toutes les forces de son éloquence. La modération affectée que mirent les deux discutants dans la suite de la conversation ne rassura point madame de Seldorf. Les politesses de la haine et les sourires de la rancune ne trompent plus personne ; lorsqu'Adolphe se leva, au même moment où M. de B… se disposait à sortir du salon, madame de Seldorf l'appela pour lui demander tout haut quel jour il parlerait au tribunat ; puis elle ajouta à voix basse :

— J'espère bien qu'il ne sera plus question entre vous et M. de B… de tout ce que vous vous êtes dit réciproquement de ridicule. Songez que cette querelle sans motif ferait le plus grand tort à tous deux.

— Quelle idée ! reprit Adolphe en riant ; vous voyez bien que nous nous quittons les meilleurs amis du monde.

Et il partit sans attendre de réponse.

XXVIII

Le lendemain, on ne parlait dans les salons et les cafés de Paris que du duel qui avait eu lieu le matin entre M. de Rheinfeld et le ci-devant comte de B… Comme on en ignorait encore la cause, l'issue et les détails, chacun les imaginait et les racontait à son gré ; les uns en accusaient la politique, les autres la rivalité toute d'amour-propre, fondée sur les admirations de M. de B… pour l'esprit de madame de Seldorf, et quelques propos un peu fats sur la manière dont elle accueillait ses soins. Garat, le tribun, la marquise de Condorcet et madame Talma étaient les seuls qui fussent dans le secret de cette affaire. Tous trois avaient la bonne volonté de le garder ; mais entraînés par l'impatience d'entendre donner à cette querelle les motifs les plus absurdes, ils n'avaient pu résister à la petite vanité de se montrer instruits de la vérité du fait que l'on commentait si ridiculement ; et, sans articuler le nom de madame Mansley, il était résulté de leurs réticences, de leurs phrases mystérieuses sur la part qu'une jolie femme aurait eue dans ce duel, que plusieurs soupçons s'étaient portés sur Ellénore, et qu'un de ses amis avait cru prudent de la prévenir du bruit qui se répandait.

«Mon frère vient de m'apprendre que M. de Rheinfeld s'est battu ce matin pour venger de mauvais propos tenus sur vous par le comte de B… chez madame de Seldorf. Si cette nouvelle est fausse, comme je l'espère, donnez-moi les moyens de la démentir.»

Ce billet du vicomte de Ségur jeta Ellénore dans une affreuse anxiété, et, s'il faut l'avouer, la crainte d'être compromise de nouveau dans des événements et des querelles dont elle était innocente, ne fut pas celle qui la domina en ce moment. L'idée du danger que courait Adolphe dans une semblable affaire, lui dont la vue basse ne lui permettait pas de rien distinguer à dix pas de distance, lui que ses études, ses occupations pacifiques avaient nécessairement détourné des exercices où l'adresse seconde le courage ; la certitude qu'avec tant de chances contraires Adolphe avait dû succomber, voilà l'unique pensée qui oppresse Ellénore. Incapable de rester inactive dans l'agitation qu'elle éprouve, elle court chez madame de Condorcet, dans l'espoir que les amis intimes de la marquise étant ceux d'Adolphe, elle doit savoir s'il est blessé ou mort.

Elle arriva au moment même où madame de Condorcet et Maillat-Garat tentaient vainement de calmer l'inquiétude de madame Talma, qui ne cessait de répéter, avec l'accent du désespoir :

— Il est tué, vous dis-je… autrement il m'aurait rassurée par un mot, par un message… Je viens de passer moi-même chez lui… on m'a dit à sa porte qu'il n'était pas rentré de la nuit… Son domestique a couru inutilement chez toutes les personnes que son maître visite ou reçoit chaque jour, aucune ne sait ce qu'il est devenu depuis hier soir… Ah ! pouvait-il en être autrement ! se battre en aveugle, en insensé, en brave maladroit, contre un homme qui n'a d'autre talent que de bien faire des armes et que d'envoyer une balle où il veut ! Une telle folie devait être punie de mort… plus de doute, il est tué.

— Tué ! répéta une voix défaillante.

Et la malheureuse Ellénore, étouffée sous le poids d'une émotion plus forte qu'elle, tombe inanimée sur le seuil de la porte qu'on venait de lui ouvrir. En vain on la secourt, on lui fait respirer des sels, le sang qui s'est porté subitement à son cœur en suspend les battements ; ses yeux sont sans regard, ses lèvres sans couleur… On la croit expirante… On donne l'ordre d'aller chercher un médecin. Madame Talma se désole et s'accuse de l'état où est sa jeune amie, et c'est quand l'alarme est au comble, quand les domestiques, aussi troublés que leurs maîtres, ne sont plus à leur poste et laissent toutes les portes ouvertes, qu'un homme pénètre jusque dans le salon de madame de Condorcet, et, qu'en dépit du douloureux spectacle qui est là devant les yeux, un cri de joie s'échappe de toutes les bouches.

— Adolphe… cher Adolphe ! Ce nom, répété vingt fois par les amis qui le pleuraient, n'a pas la puissance de faire sortir Ellénore de son anéantissement.

— Grand Dieu ! s'écrie Adolphe en se précipitant à genoux, et serrant dans ses mains les mains glacées d'Ellénore ; elle se meurt…

— Non, cette voix va la rendre à la vie, dit madame Talma, en voyant ce beau visage se ranimer. La nouvelle de votre mort l'a plongée dans cet état ; parlez-lui, qu'elle vous entende… Réparez le mal que je lui ai fait.

— Se peut-il, dit Adolphe dans une sorte de délire…

Et, oubliant jusqu'à la souffrance d'Ellénore, il l'appelle à grands cris, la supplie de vivre ; lui adresse une foule de mots incohérents dictés tour à tour par la joie et la terreur, puis voyant la pâleur d'Ellénore disparaître, ses beaux yeux se remplir de larmes, et sa bouche sourire, il embrasse sa vieille amie, il baise la main de madame de Condorcet, il serre celle de Maillat avec toute l'effusion d'une vive amitié, il les remercie tous de leur intérêt pour lui et s'excuse de les avoir tant inquiétés pour rien. Enfin il exhale en hymne de reconnaissance, en paroles inutiles les sentiments qui débordent de son cœur.

Pendant ce temps, Ellénore, dont l'étouffement avait fait place à un frisson général, semblait sortir d'un rêve douloureux et ne rien comprendre à sa souffrance, ni au bonheur de ceux qui l'entouraient ; pourtant ce bonheur la rendait à la vie, elle le sentait, mais sans vouloir l'expliquer, tant elle avait peur de découvrir qu'il n'était qu'un prestige. Elle écoutait d'un air égaré les questions dont on accablait Adolphe, observait son sang-froid en répondant que ses amis avaient été trompés par des bruits absurdes, qu'il n'avait aucun droit à l'admiration due au vainqueur, ni à la pitié due aux vaincus.

— Il ment… dit-elle.

— Qu'importe ! interrompit madame Talma, le voilà, il n'est ni tué, ni blessé, comme j'en avais le sot pressentiment, il ne mérite plus qu'on s'occupe de lui ; c'est la chère Ellénore qui réclame tous nos soins ; elle n'est pas, grâce au ciel, aussi accoutumée que nous à voir tuer ses amis ; elle a été saisie de cette fausse nouvelle ; mais quelques instants de repos suffiront pour la rétablir. Je vais la ramener chez elle et ne la quitterai qu'après m'être assurée qu'elle n'a plus de fièvre. Le médecin en sera pour sa visite.

En parlant ainsi, madame Talma, secondée de la maîtresse de la maison, aidait Ellénore à se lever et à marcher vers la porte.

— Je me sens beaucoup mieux, dit-elle, frappée du motif qui engageait madame Talma à la sortir d'une situation embarrassante ; puis s'efforçant de sourire, elle ajouta: Gardez-moi le secret de cette subite indisposition : on aime tant à me trouver ridicule !

— Je devrais vous demander pardon de votre inquiétude, dit Adolphe, en feignant de s'adresser à tous ceux qui l'écoutaient ; mais j'en suis trop heureux pour en avoir le moindre remords.

Ces derniers mots revinrent bien souvent à l'esprit d'Ellénore. Que de choses ils renfermaient !

En arrivant chez elle, on lui dit que le chevalier de Panat, M. de Savernon et le comte Charles l'attendaient dans son salon. Alors, sentant la nécessité de faire bonne contenance, elle prit un air calme ; et certaine que madame Talma ne dirait rien qui pût révéler l'émotion qu'elle venait d'éprouver, Ellénore aborda ces messieurs sans montrer d'embarras.

— Pardon de nous être ainsi installés chez vous, dit le chevalier, pour y attendre votre retour ; mais nous tenions à savoir ce qu'il fallait penser de ce duel où l'on vous fait jouer un rôle à vous qui n'avez jamais vu, je crois, M. de B…, et qui rencontrez bien rarement M. de Rheinfeld.

— Ce prétendu duel, s'empressa de répondre madame Talma, est un des cent contes que la police imagine chaque jour pour amuser les Parisiens et les empêcher de voir où on les mène.

— Ah ! quant au fait, dit M. de Savernon, on ne saurait le nier, car le vieux duc de L…, l'un des témoins de M. de B…, vient de me le raconter.

— En êtes-vous bien sur ? demanda madame Talma.

— Comment, si j'en suis sûr, je vous affirme que je n'étais ni fou ni endormi lorsqu'à nous a peint sa surprise extrême, en voyant tomber M. de B… blessé à la jambe par M. de Rheinfeld, qui, semblable à la Nicole du Bourgeois gentilhomme , avait tiré au hasard, car en considération de sa mauvaise vue et de certains propos agresseurs, on lui avait accordé l'avantage de tirer le premier, et certes, on ne se doutait guère qu'il en pût user ni abuser. Mais son bon génie en a ordonné autrement, ajouta M. de Savernon en regardant Ellénore, il a été épargné par miracle, comme le sont d'ordinaire les gens destinés à de grands succès. Et puis il défendait, dit-on, une si belle cause.

— Quant à cela, personne n'en sait rien, dit le chevalier ; et là où la politique est pour quelque chose, on peut affirmer qu'elle en est le premier intérêt.

— Si, à peine échappés aux poignards des septembriseurs, les honnêtes gens se tuent entre eux, il n'y a pas de repos à espérer et le séjour de Paris ne sera plus supportable, reprit Ellénore : aussi vais-je retourner ce soir même à la campagne.

— Quoi, malgré le froid et la neige ?

— Qu'importe ! je préfère tout à l'ennui d'entendre parler sans cesse d'événements dans lesquels je ne suis pour rien, et où la malveillance me donne toujours un rôle ridicule. Lorsque le monde s'acharne à une personne, elle ne peut l'apaiser qu'en le fuyant.

En vain M. de Savernon tenta de retenir Ellénore à Paris, par la raison que lui-même était contraint d'y rester auprès d'une de ses sœurs gravement malade. Ellénore persista dans sa résolution, et le soir même elle alla coucher à Eaubonne.

Sa tête et son cœur étaient trop préoccupés des événements de la journée pour qu'elle pensât à goûter quelque repos ; aussi, après avoir commandé à ses gens d'éteindre tous les feux de la maison, excepté celui de sa chambre, elle leur permit d'aller se coucher, et se mit à rêver au coin de sa cheminée.

Elle s'abandonnait depuis une heure au moins à ce plaisir des malheureux, qui consiste à repasser toutes ses émotions de la veille, à se reprocher de ne pas les avoir assez contraints ; à reconnaître ses imprudences, ses faiblesses, à les juger avec toute la sévérité de la vertu ; à se promettre de bonne foi de surmonter, d'éteindre le sentiment dont on se fait un crime, sans s'apercevoir que se jurer sans cesse de l'oublier, c'est y penser toujours. Elle ressentait ce vague effroi qu'inspire le silence de la nuit, en plein hiver, dans une habitation au milieu des champs ; là où le bruit du sarment qui pétille, de la bûche qui pleure, de la lampe qui grésille, du pendule qui se balance, fait seul diversion à ce calme de la tombe. Elle s'alarmait de sa complète solitude, comme elle se serait alarmée de la voir troubler, lorsqu'elle crut entendre frapper trois petits coups sur l'un des barreaux de ses persiennes.

XXIX

La peur ne se raisonne pas. Cette vérité, passée à l'état de lieu commun, explique suffisamment pourquoi elle se manifeste par les effets les plus contraires. Il n'est pas rare de la voir s'associer à la pensée présente, et d'en deviner la cause comme par intuition. C'est ce qu'éprouva Ellénore au léger bruit des trois coups frappés à sa fenêtre.

Sa chambre à coucher, située près du salon au rez-de-chaussée, donnait sur un charmant parterre, attenant à un beau jardin. On pouvait sans peine atteindre aux fenêtres de son appartement. Aussi soit raison, soit pressentiment, il ne lui vint pas à l'esprit qu'un voleur eût la politesse de l'avertir de sa présence par ces trois petits coups, et comme la terreur se porte ordinairement sur ce qu'on craint le plus au monde, elle fut subitement saisie de l'idée qu'Adolphe était là.

Comment y était-il parvenu ? quel motif impérieux l'avait poussé à cette extravagance ? voilà ce qu'elle ne se demanda point. Tout à l'effroi de ce qui pourrait résulter d'une telle démarche, elle ne pensa qu'à se faire un droit de ses malheurs pour obtenir d'Adolphe de ne pas chercher à les accroître en abusant de l'intérêt qu'elle ressentait pour lui. Tremblante, sans réflexion comme sans certitude, elle entr'ouvrit sa fenêtre et dit en respirant à peine :

— C'est vous ? n'est-ce pas ?

— Ah ! je le savais bien, que vous me devineriez, répondit une voix facile à reconnaître.

— Par pitié, fuyez d'ici.

— Il faut absolument que je vous parle.

— Y pensez-vous, à cette heure ?

— Que craignez-vous ? Je resterai là.

— Sur la neige à la gelée…

— Qu'importe, mais vous saurez…

— Je ne veux rien savoir… Partez ! il y va de ma vie… car si l'on pouvait supposer que…

— Eh ! me croyez-vous donc si sot que de risquer de vous déplaire, de vous compromettre, pour vous parler de moi ?—Non, je viens vous supplier de partir dès demain pour la Belgique, de là vous passerez à Douvres. Fouché sait la part que vous avez prise à l'évasion de madame de Montévreux. Elle est soupçonnée par lui de s'entendre avec mademoiselle de Cicé, et celle-ci a trempé, dit-il, dans l'affaire de la machine infernale. Voilà ce que notre ami Duchosal, l'intime de Fouché, vient de m'affirmer ; voilà ce qu'il m'a chargé de vous apprendre.

A cet avis charitable, à cet acte de dévouement, Ellénore sentit sa reconnaissance l'emporter sur toutes les considérations d'une pruderie intempestive.

— Je dois trop à votre bonté en ce moment, dit-elle, pour ne pas me fier à votre honneur.

En finissant ces mots, elle alla ouvrir la porte qui donnait sur le jardin ; Adolphe entra tremblant encore plus d'émotion que de froid ; mais un sentiment généreux lui imposant pour premier devoir de ne pas abuser des avantages de sa position, il s'efforça de paraître trop dominé par l'idée du danger qui menaçait Ellénore pour pouvoir s'en distraire même par de douces espérances.

— Duchosal m'a dit vous avoir fait obtenir un passe-port, il y a quinze jours, dont vous n'avez point fait usage ?

— Cela est vrai, répondit Ellénore en adoptant avec empressement le ton grave, l'air inquiet qui ôtait à cette visite nocturne ce qu'elle avait d'inconvenant, et leur sauvait à tous deux l'embarras d'une entrevue si dangereuse.

— Eh bien, il faut vous servir de ce passe-port, et partir dès demain pour Anvers avec madame Delmer, qui profite de ce qu'on négocie la paix, dont le traité sera bientôt signé, pour se rendre à Londres. Il faut y passer avec elle avant qu'on ait donné l'ordre de vous poursuivre.

— Mais il est sans doute déjà expédié cet ordre, et je ferais peut-être mieux de l'attendre ici que de me donner un air coupable en fuyant. D'ailleurs, je n'ai pas peur de la prison.

Et tout en parlant avec une véritable indifférence de sa sûreté personnelle, Ellénore attisait le feu, et faisait signe à M. de Rheinfeld de s'asseoir sur le fauteuil qui était à l'autre coin de la cheminée, comme elle eût fait si elle l'avait reçu en plein jour. Leurs efforts pour se tromper mutuellement sur le romanesque de leur situation, pour maintenir leur conversation sur tout autre intérêt que celui qui les animait, donnait à cet entretien un charme inexplicable.

— Vous n'avez pas peur de la prison, répéta Adolphe, cela se comprend, en voyant ce que vous faites de votre liberté ; mais M. de Savernon ne serait pas si résigné, et comme votre arrestation l'entraînerait à quelque folie qui amènerait la sienne, c'est au nom de sa propre sûreté que nous vous supplions de penser à la vôtre.

Le nom du marquis était jeté là, comme un monceau de glace sur un brasier. Ellénore en ressentit l'effet et dit avec dignité :

— Vous avez raison, je dois lui éviter ce danger, je partirai à trois heures, je suivrai votre avis, en conservant une éternelle reconnaissance de la peine… que vous avez bien voulu prendre… de venir me le donner… à cette heure… et par le temps qu'il… fait.

— Méchante ! s'écria Adolphe, est-ce à vous de me punir de tout ce que je tente pour obéir à votre pensée, pour vous rassurer contre mon cœur, et vous éviter l'horreur d'un soupçon flétrissant pour tous deux ?

— Moi ? vous croire capable de recourir à la ruse pour arriver jusqu'ici ? d'ajouter par la démarche la plus compromettante aux injustes mépris dont on m'accable ? Ah ! que n'êtes-vous aussi perfide, aussi lâche ; je ne vous craindrais pas ! Mais ma confiance est telle que je ne vous ai pas même demandé par quel moyen…

— Par le plus simple, interrompit Adolphe ; votre jardinier a été placé chez vous par madame de Condorcet, il est resté longtemps dans la maison de campagne qu'elle habitait près de Meulan, il me connaît, je lui ai confié l'avis que je venais vous donner et comme il a vu mourir son maître pour n'avoir pas reçu un semblable avertissement, c'est lui-même qui m'a conduit jusqu'à cette fenêtre : il est à quelques pas de là qui veille à ce que personne ne me surprenne. Soyez donc sans crainte. Eh ! ne sais-je pas que tous les malheurs vous semblent préférables à celui d'être aimée par moi, que vous rougiriez moins d'être accusée d'un crime que de vous voir soupçonnée de répondre à mon amour ? Et pourtant cet amour vous trouble, vous émeut, vous devinez que s'il résiste à tout ce que j'invente pour le tuer, c'est qu'il est immortel, qu'il agit sur vous en dépit de votre volonté, de la mienne, et que ni vous ni moi ne pouvons rien contre lui.

— Eh bien, s'il est vrai que vous ayez sur ma pensée une influence inexplicable, qu'en dépit de la raison, de la haine, dont je m'armais contre vous, mon cœur vous soit aveuglément soumis, soyez noble, soyez généreux ; bornez là votre empire ; ne cherchez pas à m'entraîner dans une position plus cruelle encore que la mienne. Vous connaissez mieux qu'un autre les calomnies, les mépris dont on m'abreuve, vous qui bravez la mort pour m'en venger. Mais ce que vous ignorez, c'est le besoin que j'ai de ma propre estime, de la vôtre, pour supporter tant d'injustices, tant d'humiliations. C'est la nécessité où je suis de tout sacrifier au bonheur de mériter votre dévouement.

— Vous ne sauriez le perdre en l'augmentant.

— Eh bien, j'en attends une nouvelle preuve.

— Ah ! commandez, s'écrie Adolphe le front brillant d'espoir.

— Ne nous revoyons plus…

— Non, c'est trop exiger de ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l'isolement auquel il est condamné. Je n'espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir ; mais je dois vous voir, s'il faut que je vive… Ellénore… vous ne répondez pas ? Et pourtant, qu'est-ce que j'exige ? ce que vous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vous redoutez ? ce monde absorbé dans ses frivolités solennelles ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent: il y va de ma vie. Ellénore, rendez-vous à ma prière ; il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir occupé de vous seule, n'existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à l'ennui de la disgrâce, à la souffrance, au désespoir.

Ces paroles, semblables à une douce harmonie, plongeaient Ellénore dans une rêverie ravissante dont elle craignait de sortir.

— Je vous crois, dit-elle, en tendant la main vers Adolphe, mais sans détourner les yeux du plafond vers lequel ils étaient fixés… Je vous crois… et me fie à vous… disposez de mon sort… mais par pitié, sauvez-moi de la honte…

— Ah ! vous confier ainsi, dit Adolphe en couvrant de baisers la main d'Ellénore, c'est m'enchaîner, c'est m'ordonner d'étouffer mes vœux les plus ardents ; mais, votre repos, votre bonheur l'exigent, dites-vous, que sont mes intérêts en comparaison de ceux-là? Seulement mes sacrifices me donnent des droits à votre soumission. Disposez-vous à partir au premier rayon du jour ; madame Delmer est prévenue, rendez-vous chez elle ; et dès que vous serez toutes deux à l'abri des perquisitions de Fouché, faites-le savoir ; je n'ose en demander plus, ajouta M. de Rheinfeld en se levant. Adieu.

— Adieu, répéta Ellénore. Ce sentiment que je me reprochais comme un crime, vous en avez fait un devoir. Merci, Adolphe, merci ! Je pourrai donc penser à vous sans remords et vous écrire sans crainte. Ah ! bénie soit la persécution qui me vaut tant de plaisir !

En disant ces mots, Ellénore conduisait Adolphe vers la porte donnant sur le jardin.

— Vous m'écrirez ? Vrai ? Ah ! vous me devez bien cela en récompense de ce que vous m'imposez en ce moment. Songez donc que je suis là, près de vous, ivre d'amour, protégé par la nuit, encouragé par votre aveu, et que la terreur de vous déplaire, de vous affliger, me fait renoncer volontairement à toutes mes ambitions ; qu'enfin, j'aime mieux vous paraître ridicule qu'égoïste.

— Ah ! ne regrettez pas cette abnégation de vous-même, cette noble protection accordée à ma faiblesse, sans laquelle vous n'auriez jamais su, ni moi non plus, à quel point je vous aime.

Peu de moments après ces adieux, Ellénore était sur la route d'Anvers, en compagnie de madame Delmer, heureuse de rejoindre son fils et d'échapper par l'absence au dangereux bonheur de voir trop souvent Adolphe.

XXX

La certitude d'être aimé, loin de calmer les agitations de l'amour-propre, les ennoblit seulement. On veut justifier la préférence dont on est fier ; on a recours à la gloire pour consolider sa puissance. C'est elle qu'on charge de porter son nom jusqu'à la personne adorée, en dépit de l'éloignement, des obstacles et des projets d'oubli.

Dès qu'Adolphe se vit séparé pour longtemps d'Ellénore, il ne pensa qu'à s'illustrer par son talent d'orateur, certain que le discours qui se ferait applaudir au tribunat serait lu avec intérêt à Londres, et lui vaudrait le suffrage qu'il ambitionnait le plus.

Les tentatives d'assassinat dont on accusait alternativement les jacobins et les émigrés devaient nécessairement amener des projets de loi tendant à augmenter encore les attributions de la police, et à fonder une justice arbitraire. On demanda la création de tribunaux spéciaux ; et tous les membres du tribunat connus pour être également ennemis de l'anarchie et du despotisme, prirent parti contre une institution dont il était si facile au pouvoir d'abuser. Adolphe se distingua particulièrement dans cette discussion, et y fit preuve d'un esprit sérieux et fin, de cette éloquence profonde et scintillante qui lui ont assuré, depuis, une place distinguée parmi nos premiers orateurs.

Cette opposition raisonnable, mais intempestive, eut l'effet d'une faible digue contre un torrent impétueux, elle en redoubla la force et la rapidité. Bonaparte, meilleur juge que ces spirituels amants de la liberté, de ce qu'il fallait alors à la France pour contenir tous les partis prêts à s'entr'égorger de nouveau, voulait maintenir entre ses mains le pouvoir acquis par ses victoires. Il savait qu'après un bouleversement si général, la force seule peut ramener l'ordre, et que le peuple français obéit sans peine à ce qu'il admire. Il était sûr de le séduire à coups de succès, et il ne pardonnait pas aux esprits supérieurs choisis par lui-même pour seconder ses vues politiques, de s'ériger en frondeurs de toutes les mesures que la raison d'État l'obligeait à prendre ; plus ils montraient de perspicacité à deviner son but et de talent à défendre les principes de la Révolution contre l'envahissement du pouvoir militaire, plus Bonaparte sentait le besoin de leur imposer silence.

La réorganisation sociale que rêvait le vainqueur de Marengo devenait impossible sous les attaques incessantes d'un parti décidé à détruire jusque dans leurs fondations les édifices qu'il voulait relever. Déjà sa politique avait opéré des rapprochements inespérés. La liste des émigrés remise en ses mains voyait chaque jour rayer ses plus beaux noms par un arrêté des consuls. L'ex-duc de La Rochefoucauld-Liancourt et l'ex-duc Matthieu de Montmorency venaient d'être nommés membres du conseil d'administration des hospices de Paris. Tout annonçait chez Bonaparte le désir de se concilier l'ancienne noblesse de France, et Fouché avait beau lui prouver que la machine infernale était une invention toute royaliste, les aveux de Saint-Régent et de Carbon avaient beau ne laisser aucun doute sur ce fait, Bonaparte n'en persistait pas moins dans l'espoir de convertir nos anciens seigneurs à son nouveau culte politique.

— C'est une cour qu'il leur faut, pensait-il, ce sont des grâces, des honneurs, peu leur importe la main qui les distribue ; et je saurai bien les rendre envieux des places et des faveurs dont je puis disposer. Il y a tant de moyens de traiter avec la vanité ; mais l'orgueil de cette poignée de républicains qui croient de bonne foi que la France veut une république, voilà ce dont il faut triompher à tout prix.

En vain le ministre des relations extérieures et le ministre de la police combattaient cette opinion ; en vain nos plus grands orateurs s'épuisaient en discours énergiques pour retarder le retour du passé, ils irritaient l'autorité sans la décourager ; à force de dénoncer la marche ambitieuse du premier consul, ils accoutumaient le peuple à la lui voir suivre. Ils l'obligeaient surtout à reconnaître que loin d'abuser de sa puissance, ainsi qu'ils le prétendaient, Bonaparte l'employait à ramener l'ordre à l'intérieur, tandis que ses armées nous faisaient respecter de l'Europe entière.

L'opposition eut tort ; mais, tout en subissant la loi du plus fort, elle ne se tint pas pour battue, et les bons mots remplacèrent les beaux discours. Les salons devinrent des forteresses politiques où l'artillerie de l'esprit faisait feu continuellement sur chaque action du premier consul. Sa gloire gênait pour en médire ; on imagina de lui opposer celle du général Moreau, et la malveillance, en l'accusant de jalousie, lui supposa bientôt tous les torts d'une rivalité à laquelle il ne pensait pas.

Quelques rapports de société établis depuis longtemps entre madame Mansley et mademoiselle de Cicé avaient motivé les mesures de police prises contre la première, par la raison que la seconde était gravement compromise dans l'attentat du 5 nivôse. La connaissance des détails de cette affaire, qu'on prétendait se rattacher à la conspiration anglaise , ayant parfaitement justifié Ellénore d'y avoir pris part, ses amis s'empressèrent de la rappeler à Paris, en lui affirmant que non-seulement sa liberté n'y courait plus aucun danger, mais que dans les bonnes dispositions de Bonaparte en faveur des émigrés rentrés, elle aurait peut-être le crédit de faire rendre à la famille de Savernon une partie des biens qu'elle possédait dans le Bigorre avant la Révolution. Ce motif, joint à beaucoup d'autres, aurait dû hâter le retour d'Ellénore ; mais un sentiment confus l'avertissait des agitations qui l'attendaient et lui faisait regretter d'avance la vie qu'elle menait à Londres. Les caresses de son enfant, le bonheur de le voir sans cesse expliquaient assez sa répugnance à quitter l'Angleterre ; cependant elle était de trop bonne foi avec elle-même pour ne pas s'avouer que la crainte de revoir Adolphe et le plaisir de recevoir de ses lettres lui faisaient seuls prolonger son absence.

Pour les consciences timides et les imaginations vives, l'éloignement est quelquefois plus dangereux que la présence. On croit pouvoir penser sans crime à celui qu'on est sûr de ne pas rencontrer ; et l'impossibilité de révéler son amour par aucune indiscrétion fait qu'on s'y livre sans remords. Avec quelle joie Ellénore s'enfermait dans sa chambre pour y décacheter la lettre qu'elle avait séparée de celles qui lui venaient de France, et qu'elle aurait craint de lire devant témoins ! Comment peindre le ravissement où la plongeaient ces lettres charmantes ! Combien elles surpassaient encore tout ce qu'on pouvait attendre d'un esprit aussi distingué ; que de grâces dans sa coquetterie, de mélancolie dans sa passion, de bon goût dans sa gaieté, de délicatesse dans sa flatterie, de naturel dans ses aveux ! Ah ! quand on avait goûté de ce divin poison, on en voulait mourir.

— Ne me rappelez point, répondait Ellénore à Adolphe ; songez à tout ce que je perdrais en me rapprochant de vous.

Et, confiante dans l'impossibilité présente de voir abuser de sa faiblesse, elle la dissimulait fort mal, surtout après avoir bien établi dans sa pensée qu'un sentiment fondé sur l'antipathie et traversé par les devoirs, les intérêts les plus sacrés, ne pouvait être que malheureux.

Les cœurs exaltés cherchent à se persuader que l'amour bien exprimé est rarement sincère ; erreur d'autant plus dangereuse qu'elle laisse sans défense contre la plus grande des séductions. Ellénore en fit bientôt l'expérience ; tout lui parut fade en comparaison de l'amour d'Adolphe. Elle lui pardonna le tort d'être spirituel, et comme l'absence lui cachait ce qu'elle n'aimait point en lui, rien ne tempérait la vive admiration que lui inspirait l'éloquence passionnée d'Adolphe et la tendre émotion à laquelle elle s'abandonnait à l'idée d'en être si gracieusement aimée.

Avec un semblable sentiment dans l'âme, on brave facilement tous les piéges où l'amour-propre se laisse prendre. La réputation qu'avait la beauté de madame Mansley, la triste célébrité que lui avait attirée ses malheurs, en faisait un objet de curiosité pour les fashionables, et un objet d'envie pour les élégantes de Londres. C'était à qui s'adresserait à ses amis, tels que le colonel Saint-Léger, M. Ham…, lord Seymour, pour se faire présenter chez elle. Le fameux Pitt lui-même, s'étant retiré momentanément des affaires pour éviter de mettre sa signature au bas du traité d'Amiens, venait souvent se délasser des discussions parmi les causeurs distingués qui se réunissaient chaque soir chez Ellénore. La présence de madame Delmer rendait ces réunions aussi convenables qu'agréables ; Ellénore les multipliait d'autant plus volontiers, qu'elle ne se faisait pas d'illusion sur les sacrifices que s'imposait son amie, pour lui sauver les humiliations qu'on ne lui aurait pas épargnées, si elle avait tenté de la suivre dans le monde, et qu'elle désirait la dédommager par les agréments d'une conversation spirituelle, des plaisirs bruyants de la société de Londres. Madame Delmer sachant tout ce qu'on doit attendre de la galanterie qui se fait prude, avait mis de côté ses lettres de recommandation, décidée à fuir les salons de Londres où l'on n'aurait pas reçu Ellénore. Mais, malgré tous les soins de madame Delmer à lui cacher le vrai motif de sa réclusion, Ellénore le devinait et s'en affligeait. D'ailleurs comment aurait-elle pu l'ignorer ? Dans chaque promenade, dans chaque lieu public où elle accompagnait madame Delmer, qui, en qualité d'étrangère, visitait les curiosités du pays, Ellénore ne rencontrait pas une femme de la haute société qu'elle n'en reçût une impertinence, ou quelque marque d'un dédain insultant ; sa fierté en souffrait à tel point, que rentrée chez elle, des larmes cuisantes s'échappaient de ses yeux : elle maudissait de nouveau sa fausse position, et reprochait au ciel d'avoir mis tant d'honneur, de noblesse dans son âme pour la livrer sans cesse à la honte et au mépris.

Cette paix inespérée et dont on prévoyait la prochaine rupture, nos nouveaux enrichis, nos jolies femmes en profitèrent pour voir la grande ville rivale de Paris et pour y laisser quelques souvenirs de l'élégance française. La belle madame Récamier y obtint des succès d'autant plus flatteurs que sa parure n'y entrait pour rien. Coiffée seulement de ses beaux cheveux, vêtue d'une simple robe de crêpe blanc, l'éclat de son teint, de ses yeux, la grâce de sa taille, le charme attaché à sa personne en faisaient la reine du salon où elle entrait. Les vieilles Anglaises ne comprenaient pas qu'on pût s'attirer tant d'hommages à si peu de frais. Les jeunes, forcées de convenir de la beauté de madame Récamier, niaient son esprit. Elles allaient jusqu'à lui prêter des mots d'une naïveté ridicule, et il a fallu les adorations de tous les gens les plus spirituels de l'Europe pour détruire l'effet de cette sotte calomnie, tant la malveillance adopte facilement les mensonges de l'envie. Il a fallu que, survivant à sa fortune et à sa jeunesse, madame Récamier conservât l'attrait si puissant d'une bonté inépuisable, d'un esprit fin et profond, qui comprend le génie et lui voue un culte dont la supériorité est seule capable ; il a fallu enfin que son salon devint l'asile des illustrations qui composaient celui de madame de Staël, pour que madame Récamier fût reconnue digne d'hériter des causeurs de sa spirituelle amie.

Le bruit de Londres, les hommages flatteurs qu'Ellénore et madame Delmer y recevaient de la part des personnes dont l'amitié est un titre à l'estime générale, ne les rendaient point indifférentes aux événements qui se passaient en France. Plusieurs des amis qu'elles avaient laissés à Paris s'étaient engagés à les tenir au courant des grandes choses qui s'y décidaient chaque jour et des caquets qu'elles faisaient naître. Nous ne saurions donner une plus juste idée de la manière différente dont ces événements étaient jugés à cette époque, qu'en copiant ici deux lettres écrites à madame Mansley par deux frères, connus tous deux par leur esprit et leurs succès à la cour de Marie-Antoinette, que la Révolution avait ruinés également, mais dont l'un rêvait déjà, dans de nouvelles faveurs, le retour de tout ce qu'il avait perdu tandis que l'autre ne pensait qu'à mourir pauvre et fidèle.

Pour expliquer le franc-parler de ces deux lettres, il est urgent de dire qu'elles avaient été confiées à un jeune homme attaché à l'ambassade de France, et qui, ayant l'honneur d'accompagner le général Andréossi à Londres, n'était assujéti à aucune perquisition.

XXXI

LE COMTE DE SÉGUR A MADAME MANSLEY.

«Grâce au ciel et au puissant réparateur qu'il nous envoie, nous commençons à respirer ; le temps des persécuteurs est passé ! Revenez donc, chère madame, et ne craignez plus d'être confondue avec les nobles intrigantes qui se mêlent de conspirer. Tout finit par s'éclaircir. On le sait, vous n'avez jamais été coupable que de sauver vos ennemis, sorte de crime très-récemment puni de mort, mais que le sénatus-consulte, qui permet aux émigrés soumis de rentrer en France, va mettre au premier rang des vertus modernes. Déjà plusieurs de nos illustres familles ont profité de leur radiation pour venir solliciter du premier consul la restitution de leurs biens et l'ont obtenue ; cela devrait servir d'exemple à vos réfugiés de Londres, et rendre moins amères les injures qu'ils dictent quotidiennement à ce méchant Lepelletier, dont l'Ambigu [2] est bien le plus mauvais repas qu'on puisse servir à des abonnés. [2]

»On ne s'explique pas ici comment le gouvernement anglais, qui se dit en paix avec nous, autorise la publication de telles calomnies contre le nôtre. C'est, prétendent-ils, par respect pour leur liberté de la presse qu'ils nous laissent insulter de la sorte ; comme si l' Alien-bill ne leur donnait pas un moyen légal de chasser le pamphlétaire et les assassins qu'il encourage par ses écrits. Quoi ! le sort des deux plus grandes nations de l'Europe serait à la disposition d'un journaliste incendiaire, soudoyé par un parti malheureux, que la colère aveugle ? Quoi ! le flambeau de la guerre se rallumerait à ce foyer immonde ? le sang de nos braves coulerait pour effacer quelques lignes infamantes d'un misérable écrivain ? Non, je ne puis le croire, j'aime mieux penser que l'état florissant où se trouve aujourd'hui la France importune nos voisins, et que, ne pouvant médire de la gloire du vainqueur de l'Italie, ils l'attaquent dans sa politique et dans sa vie privée. Le malheur est qu'il a la faiblesse de s'irriter de ces calomnies. Ah ! que n'a-t-il un peu de la savante indifférence de son ministre Talleyrand, à qui je demandais, l'autre soir, comment il était parvenu à triompher de ses nombreux ennemis:

»—En n'y prenant pas garde, m'a-t-il répondu.

»Le secret de son éternel crédit sous tous les gouvernements est en entier dans cette réponse.

»Le pape vient de le relever de ses vœux. Cela n'est bon qu'à les rappeler ; car à son exemple, tout le monde les avait oubliés.

»Il vient de donner une fête brillante, où régnait son bon goût et un parfum d'ancien régime qui ravissaient également les jacobins convertis et les aristocrates apostats. J'ai eu le plaisir d'y revoir plusieurs de nos habitués de Versailles ; ils s'y trouvaient comme dans la galerie de Louis XIV, coudoyés par des ambassadeurs de toutes les grandes puissances, entourés de femmes dont plusieurs portaient de beaux noms et presque toutes de beaux visages ; car l'étiquette n'obligeant plus à inviter tous les vieux laiderons d'une cour, on choisit les plus jolies citoyennes de la grande ville pour orner un bal. Les émigrés rentrants, encore émus de nos désastres, ne comprenaient pas ce retour subit au luxe et à l'élégance française. Ah ! vraiment, ils en verront bien d'autres, à en juger par les questions qui m'ont été faites ce soir même sur les magnificences de la cour de Russie. Au moindre détail que j'en donnais en historien fidèle, mon célèbre interlocuteur renchérissait sur mes descriptions en traçant le tableau d'une cour bien autrement magnifique. Comme la supposition avait tout l'air d'un plan arrêté, j'en conclus que nous serions bientôt en état de traiter de pair avec toutes les têtes couronnées de notre connaissance.

»Leurs plénipotentiaires ont paru charmés de l'accueil qu'ils recevaient à cette belle fête. Le premier consul s'y est montré particulièrement gracieux pour lord Wilworth, et comme Bonaparte exerce une grande séduction quand il veut se donner la peine d'être aimable, on espère beaucoup de cette mutuelle coquetterie.

»A propos de coquetterie, vous avez bien fait d'être fort jolie par le temps qui court, car dans vingt ans, rien ne sera plus commun qu'un charmant visage, grâce à la découverte du docteur Jenner, dont on se moque, comme de toutes les nouveautés utiles, mais qui n'en fait pas moins chaque jour des miracles. Il est vrai que nous sommes les derniers de l'Europe à profiter de ce bienfait, et que le peuple ne dit plus: «tu m'ennuies, laisse-moi tranquille,» mais « tu me vaccines .» Cela n'empêche pas la maladie préservatrice de faire des progrès. Les savants s'en réjouissent, les plaisants s'en amusent, tout le monde est content.

»Et comment ne le serait-on pas sous ce règne de gloire et de prospérité ? L'armée est triomphante, le peuple libre, le commerce riche, les arts florissants, la noblesse en repos, la bourgeoisie en valeur, et la paix générale vient encore mêler ses douceurs à ces dons du ciel et de la volonté d'un grand homme. En vérité, il faut être voué au démon de l'opposition pour s'acharner, comme certains de vos amis, à flétrir les intentions et les moyens qui nous ont conduits à de semblables résultats ; ils n'ont donc aucun souvenir, ces beaux parleurs pour médire ainsi du présent qui nous rend l'ordre, la gloire et les plaisirs !

»Oui, les plaisirs ; et ce qui vous étonnera autant que moi, les mêmes que nous avions à Versailles. J'ai été invité dernièrement par madame Bonaparte à un spectacle de la Malmaison. Je n'avais assisté à aucune comédie d'amateurs depuis la représentation donnée au Petit-Trianon, en 1786. On y joua le Barbier de Séville . La reine faisait Rosine ; le comte d'Artois, Figaro ; le comte de Vaudreuil, Almaviva ; le prince Estherazy, Bartholo ; la comédie fut suivie du Tableau parlant , opéra-comique de Grétry, que lui-même était venu faire répéter à la troupe royale. La reine avait choisi le rôle d'Isabelle, madame de la Rochelambert celui de Colombine, le comte d'Artois jouait fort bien celui de Léandre, et Garat chantait Pierrot d'une manière ravissante ; sa belle voix, son talent et son titre de directeur des concerts de la reine lui valaient l'honneur de chanter avec elle. La belle comtesse de Guiche et la comtesse de Polignac faisaient aussi partie de la troupe de Trianon, et c'est à leur protection que je dus d'être admis à ces soirées dramatiques qui n'avaient d'ordinaire qu'un public fort restreint, composé de la famille royale et des personnes attachées à la maison des princes. Le nom des principaux acteurs ajoutait beaucoup à l'intérêt de la pièce. D'ailleurs, on sait toujours bon gré aux grands seigneurs d'aimer l'esprit, les arts, et aux souverains de les protéger. Qui aurait jamais prévu que ces plaisirs élégants serviraient de prétexte à la rage populaire ? Qui aurait dit, en voyant cette belle Marie-Antoinette, si spirituelle, si gracieuse dans les scènes avec Figaro, si naturelle, si piquante dans son charmant dépit avec son vieux tuteur, que cette femme douée de tous les agréments qui plaisent le plus aux Français, que cette belle chevelure dorée, que ce cou d'albâtre seraient bientôt… mais ne rappelons pas ces horreurs.

»Je devais garder de cette représentation royale un souvenir ineffaçable. Il me suivit dans la petite salle de la Malmaison, et lorsque, assis au parterre près de la loge du premier consul, le rideau s'est levé et que j'ai vu paraître Bourrienne en Bartholo et l'aimable Hortense en Rosine, je n'ai pu retenir un cri de surprise dont il m'a fallu donner l'explication. Cela a amené des comparaisons qui n'ont paru choquer personne.

»Je ne m'attendais pas à voir le même ouvrage joué par deux cours si différentes. Le talent dramatique d'Eugène Beauharnais et celui de sa sœur dépassent de beaucoup ceux des amateurs. Cela s'explique par les leçons qu'ils reçoivent de Talma et de Michaud à chaque nouvelle pièce que l'on monte. La mise en scène est admirable. Isabey, le fameux peintre en est chargé ; il joue, de plus, les comiques à merveille. Enfin, chacun s'emploie de son mieux à ces représentations, ce qui vous prouve assez combien elles amusent le maître.

»On jouait après le Barbier les Projets de Mariage , d'Alexandre Duval. En voyant Bonaparte rire de si bon cœur à cette jolie comédie, on a cru un moment qu'il ferait grâce à l'auteur et lèverait l'interdit lancé contre son Édouard en Écosse ; mais la politique a des rigueurs à nulle autre pareilles, et l'on ne peut blâmer la prudence qui évite les batailles du parterre, car c'est par le scandale des applications, par les cris des spectateurs en délire que la révolution a commencé, et qu'elle recommencerait, si on la laissait faire : tout le monde n'est pas de cet avis, à en juger par mon frère ; il crie à la tyrannie, parce qu'on n'a pas permis à son ami Dup… de parodier, dans son opéra de l'Antichambre , le costume, le langage, jusqu'aux gestes habituels des chefs du gouvernement. Les particuliers se coupaient la gorge, autrefois, pour de semblables plaisanteries: je ne vois pas pourquoi on les tolérerait davantage aujourd'hui.

»Cette lettre vous sera remise par un homme qui se vante de vous devoir la vie, et dont la reconnaissance serait sans borne, si vous vouliez bien le permettre. Il a sagement pensé qu'il valait mieux être l'aide de camp d'un brave général français, que l'élégant inutile des salons de nos émigrés. Sa famille qui le blâme aujourd'hui, en sera fière dans trois ans ; je réponds de son avenir, puisqu'en l'arrachant à ses assassins, vous lui avez donné le droit de vous aimer. Accueillez-le charitablement comme porteur de mon bavardage et de toutes les tendresses de ma vieille amitié.»

LETTRE DU VICOMTE DE SÉGUR A MADAME DELMER.

«Vous vous plaisez donc bien à Londres, chère madame, puisque vous y restez, lorsque rien ne s'oppose à votre retour ici, que la police veut bien laisser les honnêtes gens tranquilles, et reporter ses tendres soins sur la canaille. Combien je vous envie la possibilité de vivre ailleurs qu'à Paris ! Quant à moi, le tumulte, les menaces, la prison, la guillotine, les massacres, jusqu'aux corvées de la garde nationale, rien n'a pu m'en dégoûter. Je l'aime avec tous ses défauts: son bruit, sa boue, sa badauderie ; c'est pour moi une de ces maîtresses de mauvaise compagnie, qu'on n'estime pas et qu'on ne peut quitter. Cependant elle est aujourd'hui livrée à de nouvelles amours qui ne laissent aucune illusion sur sa fidélité ; après s'être prostituée aux bonnets rouges, elle s'abandonne aux épaulettes, en attendant qu'elle revienne aux traitants et aux courtisans qui gouvernaient sous l'ancien régime. Ce sont des adorations, des acclamations sans fin ; on dirait que les du Guesclin, les Condé, les Turenne n'ont jamais existé, qu'il ne s'est pas gagné une seule bataille avant celle de Marengo, et que les Français ne savaient pas porter l'épée avant qu'un petit Corse leur eût appris à s'en servir. Certes, il la manie fort bien, et s'il voulait s'en tenir là je serais un de ses plus ardents prôneurs. Mais il tranche du César, et si on n'y prend garde il ira droit au Néron. Déjà il ne marche plus que suivi de sa garde prétorienne , il a ses préfets de palais, ses officiers de service et une foule d'esclaves volontaires qui se disputent l'honneur de lui obéir ; sa femme a des dames pour l'accompagner, et l'on a eu soin de les choisir parmi celles qui auraient pu exercer la même profession chez la feue reine.

»Les mœurs de cette nouvelle cour rappellent beaucoup celles des Romains sous l'Empire. Tout y cède à l'ambition, à l'amour des plaisirs ; on n'y est point arrêté par les vieux préjugés, par les vaines considérations qui entravaient jadis les projets, les désirs coupables ; on a tout simplifié. Par exemple, un homme en place aime la fille de sa femme ; quoi de plus naturel ? Il a besoin d'un héritier, il s'en fait un. La mère ne peut s'avouer ; il faut lui assurer un sort honnête ; on la fait épouser à son frère !

»On a quelques rivaux dont la gloire importune : on les fait assassiner ou juger, ce qui se ressemble beaucoup. Le mari trompé d'avance prend mal la plaisanterie : on a recours à une matrone chargée de faire les éducations des filles de la nouvelle cour, après avoir habillé l'ancienne, pour se procurer une jeune personne en plein rapport, et capable de perpétuer une famille régnante. L'épreuve réussit, et tout fait espérer dans l'avenir une guerre de bâtards digne de l'héroïsme paternel. On invente des crimes à ses amis ; on fait du faste pour nos parvenus ; de la religion pour les dévotes de notre faubourg ; de la philosophie pour les patriotes ; de l'étiquette pour les vieux courtisans ; de l'égalité en paroles, de l'absolutisme en actions, et comme tout cela est recouvert d'uniformes brillants, de drapeaux de toutes les nations, et qu'en France on aime par-dessus tout les sabreurs heureux, Dieu sait où s'arrêtera leur char de victoire ?… Il a bien franchi le mont Saint-Bernard, il ira sans peine des Tuileries au château de Versailles. Tout l'annonce, et je m'attends à voir renaître les sottises qui ont servi de prétexte aux massacres de la Révolution. Oui, croyez-moi, tout va ressusciter, sauf les victimes.

»Nous voici déjà revenus au Te Deum ; la déesse de la Raison a laissé faire tant de folies qu'on l'a destituée : après avoir essayé de plusieurs cultes de fantaisie, on a reconnu que le bon Dieu était encore ce qu'il y avait de plus convenable à adorer, et notre vieille cathédrale a rouvert ses portes aux fidèles.

»Toutes nos autorités militaires et civiles jusqu'au ci-devant prêtre qui mène les affaires étrangères, jusqu'au ci-devant bénédictin qui invente des conspirations pour se donner le plaisir d'arrêter les conspirateurs, étaient convoqués à cet acte solennel dont la paix est l'occasion et l'ambition le vrai motif. N'est-ce pas ainsi qu'on faisait dans l'ancien régime ?

»Vous pensez bien que ce retour à la religion n'est pas du goût de tout le monde, le général Augereau et le général Lannes ne se gênent pas pour fulminer à la houzarde contre ce qu'ils appellent les capucinades du grand vainqueur . Il a fallu un ordre pour les empêcher de descendre de voiture, lorsqu'ils se sont aperçus qu'on les conduisait à la messe, et l'on prétend que l'un d'eux est en pleine disgrâce, pour avoir répondu au maître qui lui demandait comment il avait trouvé la cérémonie :

»—Très-belle, mon général, il n'y manquait qu'un million d'hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que nous rétablissons.

»Le Parisien, facile à divertir, s'est fort amusé de voir un cardinal, envoyé par le saint-père, causer familièrement avec notre plénipotentiaire, avec cet abbé vendéen qui, faute de mieux, célébrait la messe sur un autel composé de cadavres républicains. Le peuple faisait tout haut de grosses plaisanteries sur la belle tenue des calotins , qui, par suite du pillage des églises, étaient habillés à neuf. Le retour des oraisons dominicales lui donnait l'espoir de rentrer bientôt dans son ancien calendrier, et de pouvoir célébrer la fête de Saint-Louis ou de la Sainte-Vierge, au lieu de celle de l' oignon ou du navet. Mais ce qui donnait beaucoup à penser, c'était le costume théâtral des héros de la cérémonie ; ces habits écarlates avec des palmes d'or sur toutes les coutures, ce manteau espagnol, cette ceinture chevaleresque, ce chapeau à la Henri IV, dont le panache aux trois couleurs rappelait seul la république, faisaient naître de certaines idées qui pourraient bien se réaliser, en dépit des éloquents Brutus du Tribunat.

»Là ou règne la force, l'esprit n'a rien à faire, et chaque jour nous en donne une nouvelle preuve. Madame de Staël qui croyait, à bon droit, le sien irrésistible, a été cruellement détrompée l'autre soir. C'était au bal donné par l'ancien évêque d'Autun, en réjouissance de la paix et du triomphe de la sainte Église. La baronne a un fond d'enthousiasme qui devait nécessairement s'appliquer à la gloire du Petit Caporal . Aussi, après l'avoir entrepris de conversation, après lui avoir prouvé dans un langage brillant qu'il était le plus grand homme du monde, a-t-elle cru pouvoir hasarder une question sur la femme de ces temps modernes qui excitait le plus l'admiration du héros patriote.

»—Celle qui a fait le plus d'enfants, a-t-il répondu en lui tournant le dos.

»L'auteur de Delphine avait espéré mieux, et son enthousiasme s'est changé subitement en haine, ce qui nous vaut de ravissantes épigrammes sur ce qui se fait et se dit journellement de ridicule aux Tuileries et à la Malmaison. Décidément nos beaux esprits n'y seront plus admis, et nos auteurs dramatiques n'y seront pas mieux traités que les écrivains et les orateurs.

»On vient d'arrêter par ordre les représentations d' Édouard en Écosse . L'intérêt de la pièce en a causé la perte, le talent d'Alexandre Duval, le crédit de mademoiselle Contat, les prières de madame Bonaparte, tout a échoué contre la volonté d'un guerrier qui n'a peur de rien, si ce n'est des explications du parterre français.

»Il arrive encore pis à mon ami Emmanuel Du… On vient de l'exiler pour le plus innocent des opéras-comiques, ayant pour titre l' Antichambre [3], et pour tort, celui de représenter plusieurs fripons de laquais singeant leurs maîtres d'une manière tellement vraie que de grands personnages ont cru s'y reconnaître. C'est bien humble, direz-vous ; mais c'est ainsi. Je devrais avoir ma part de cette disgrâce, car je suis coupable de quelques mauvais couplets de ce pauvre opéra, qui ne me semblait pas avoir jamais rien à démêler avec la politique et la police. Je dois, sans doute, cet excès d'indulgence de la part du sultan, à mon fils qui se bat dans son armée, et à mon frère qui se ferait tuer pour lui être agréable. Je ne partage ni le dévouement de l'un ni l'aveuglement de l'autre ; mais je respecte toutes les illusions, celles de la gloire comme celles de la vanité. [3]

»A propos de vanité, la Harpe continue ses homélies académiques. Il cache son vieux bonnet rouge sous un capuchon monacal, dans l'espoir de faire oublier ses discours par ses sermons, ses chansons par ses cantiques, et ses rendez-vous grivois avec la célèbre gouvernante par la pénitence de lire mutuellement leurs ouvrages. Voici un quatrain improvisé en rêve, à la dernière séance du lycée républicain, par un des endormis du professeur :

On disait autrefois proverbialement, Pour exprimer l'ennui, bâiller comme une carpe ; Mais aujourd'hui l'on dit universellement: Bâiller comme un lycée aux sermons de la Harpe.

»Je n'ai pas la prétention de vous donner des nouvelles d'Adolphe de Rheinfeld. Vous lisez ses discours, ils vous en apprennent assez sur ce qu'il pense et ce qu'il vaut. Mais ce que vous ne pouvez savoir, c'est l'immense succès qu'ils obtiennent près de tout ce qui reste en France d'esprits supérieurs et de caractères indépendants. Ses ennemis prétendent que madame de Seldorf est au moins pour moitié dans tout ce qu'il dit de beau à la tribune. Cette calomnie donne raison à M. de Talleyrand, qui veut qu'un homme d'esprit n'aime jamais qu'une femme bête. Il est certain qu'on ne soupçonnera point madame Gr… de complicité dans les bons mots qu'il dit.

»C'est le jeune Lucien de la Menneraye qui se charge de vous remettre cette lettre. Sa qualité d'aide de camp, envoyé en mission près de notre ambassadeur à Londres, lui permet de cacher ce griffonnage sous ses dépêches diplomatiques. C'en est encore un de plus qui passe à l'ennemi. On comptera bientôt les gentilshommes non servants. Je me félicite d'être assez vieux pour échapper à cette fièvre de gloire, qui, ainsi que toutes les maladies, nous laissera plus faibles qu'avant. Ils lèvent les épaules en m'écoutant, ceux à qui je dis cela ; ils me traitent de ganache , et pourtant vous verrez, vous qui êtes jeune, que la ganache avait raison.

»Ne montrez ces caquets à personne, pas même à l'aimable Ellénore. Sa gravité les prendrait mal ; elle m'appelle le plus courageux des hommes frivoles, en imitation de ce bon de L… que madame de Staël appelle le plus gras des hommes sensibles. J'ai le tort, je l'avoue, de voir les choses comme les gens sous leur aspect comique ; autrement on passerait sa vie à pleurer. Le fond de tout est si triste, qu'il faut bien rire de la forme. Mes sentiments n'en sont pas moins vifs et profonds, vous le savez mieux que personne, vous qui vous moquez si souvent de ma vieille tendresse.»

XXXII

Avec quelle joie Lucien de la Menneraye s'était vu choisi par MM. de Ségur pour être leur messager ! comme il leur jura dans toute la bonne foi de son âme de se faire tuer plutôt que de se laisser prendre leurs lettres ; avec quelle facilité il engagea son honneur, pour affirmer qu'il les remettrait lui-même à leur adresse ! Et que son cœur battait lorsqu'il revit Ellénore ! Entraîné par sa reconnaissance, il se précipita à ses genoux et couvrit ses mains de baisers, sans être intimidé par la présence du prince de P… de madame Delmer et de lord B… qui le regardaient, en souriant de cette singulière entrée.

— Pardon, dit-il, mais toutes mes adorations ne sauraient m'acquitter. Je lui dois tant !

Et Lucien allait poursuivre le récit des obligations qu'il avait à Ellénore, lorsqu'elle s'empressa de l'interrompre, en lui faisant compliment sur son uniforme et sur la manière dont il le portait.

— Vous l'aviez ordonné, reprit-il, je ne pouvais plus servir que dans la grande armée ; je tâcherai d'en être un des meilleurs officiers. Il est si facile de se distinguer quand on a pour but de vous plaire, de vous entendre dire, après quelque action d'éclat: Je ne me repens pas de lui avoir sauvé la vie.

Il fallut qu'Ellénore eût recours à toute son autorité pour empêcher Lucien de continuer sur ce ton. Sans paraître offensée des déclarations naïves, des expressions passionnées du jeune aide de camp, elle crut plus sage et de meilleur goût de le traiter comme un enfant.

— Je ne doute pas des prodiges qui doivent naître d'une reconnaissance si passionnée, dit en riant Ellénore ; j'y compte même pour votre gloire et pour la mienne ; mais comme tout le monde ne saurait partager notre confiance et notre vif intérêt sur ce point, je vous engage à n'en pas ennuyer mes amis. Parlez-leur de cette belle France, si longtemps livrée aux jacobins ; dites-leur ce qu'on doit conclure des avis contraires qui nous parviennent et nous montrent les mêmes événements sous des aspects si différents, qu'il est impossible de découvrir le vrai à travers tant d'admiration ou tant d'ironie.

— Le vrai ? rien que cela ? reprit gaiement Lucien ; vous n'en demandez pas davantage ? Comme si le vrai d'un parti était celui d'un autre. On passe sa vie entre tous ces vrais sans savoir celui qu'il faut croire. Mon grand-père dit que Bonaparte n'en a pas pour six mois à commander en France ; mon général lui assure des siècles de puissance absolue pour lui et ses descendants. Le vicomte de Cas… l'oracle des émigrés récalcitrants, leur prédit que le vainqueur de Marengo, sans cesse exposé aux machines infernales des Vendéens ou aux poignards des terroristes, succombera inévitablement à de tels ennemis. Aux yeux des royalistes, c'est un usurpateur ; à ceux des républicains, un tyran ; des bourgeois, un libérateur ; des soldats, un dieu armé pour la gloire de la France. Faites-vous donc une juste opinion sur lui à travers tant d'arrêts contradictoires ; mais qu'importe ce qu'on doit penser des gens et des choses, lorsqu'on n'y peut rien changer. Le mieux est de les accepter sans chercher à les comprendre ; de fixer les regards sur un seul point afin de n'être point offusqué par les objets désagréables semés çà et là dans l'existence révolutionnaire ; que ce soit pour la royauté, ou pour la liberté, il y a toujours du plaisir à se battre pour un grand général.

— C'est fort bien, dit le prince de P…; mais lorsqu'il signe sa paix avec tout le monde, il ne vous laisse plus que l'honneur de lui faire votre cour.

— Ah ! je ne m'effraie pas de son repos ; il aime trop la poudre à canon pour s'amuser longtemps des douceurs de la paix. Quand j'entends ses promesses, ses beaux discours sur sa résolution de maintenir la bonne intelligence entre l'Europe et nous, il me semble que je fais le serment de ne plus adorer celle…

— Grâce au ciel, les destins de la France ne dépendent pas d'une tête aussi folle que la vôtre, interrompit Ellénore, impatientée de voir Lucien tout ramener à son idée fixe. Répondez à nos questions sur ce qui se passe à Paris sans y mêler vos commentaires.

— Est-il vrai que les actrices du Vaudeville profitent des pièces en l'honneur de la paix, pour chanter le rétablissement du culte ? demanda le prince de P…

— Oui, mon prince, Mimi chante avec un sourire gracieux et un désintéressement tout particulier des couplets dont voici le refrain :

Notre bonheur est accompli Voilà le culte rétabli.

On récite dans tous les lycées des vers sur cette grande restauration. Les dévots se réjouissent, les philosophes font la grimace ; l'un d'eux prétendait l'autre jour que le curé et le vicaire de sa paroisse disaient de lui :

Puisqu'il ne croit qu'en Dieu, c'est sans doute un athée. [4]

Les éternels frondeurs disent que le Petit Caporal ne pouvant plus se livrer aux plaisirs de la guerre, s'amuse à jouer à la chapelle ; ils voient déjà l'inquisition régner dans notre pays et les auto-da-fé remplacer la guillotine. Chacun juge les événements d'après ses intérêts, ses préjugés. Ma mère pleure de joie lorsqu'elle lit mon nom dans le Moniteur à propos d'une victoire ; mon grand-père dit que je me déshonore en servant l'usurpateur. Je suis accablé tour à tour de félicitations, d'injures, sans m'enorgueillir ni m'offenser des unes ni des autres, car ma destinée, un mot d'elle en a disposé, ajouta Lucien en montrant Ellénore. Je n'en ai plus la responsabilité ; vivre pour justifier sa charité, sa protection, consacrer la vie que je lui dois à lui faire honneur, à lui obéir, à…

— Eh bien, taisez-vous, interrompit brusquement Ellénore, ne revenez pas sans cesse sur une idée qui m'importune, et dont mes amis se moquent avec raison, ou je ne vous recevrai plus.

— C'est montrer trop de sévérité, dit madame Delmer ; les sentiments exprimés tout haut ne méritent pas tant de colère.

— Ah ! vous croyez que ceux qui débordent du cœur ne le remplissent pas, reprit Lucien avec dépit ; c'est bien récompenser ma confiance.

— Je crois que vous êtes fort aimable, fort épris, fort imprudent, et que c'est vous rendre service que de vous engager à mieux dissimuler vos opinions, vos impressions et vos passions ; sans compter que les aveux à visage découvert sont embarrassants pour ceux qui les écoutent comme pour celle qui les reçoit, et que c'est risquer de déplaire.

— Ah ! merci mille fois de m'éclairer sur ce tort ; je n'y retomberai plus, je vous jure ! Lui déplaire ! grand Dieu ! mieux vaudrait mourir !

— Belle conversion, ma foi ! dit le prince ; allons, répondez-nous sans commentaires, autrement votre rondeau sentimental reviendra sans cesse. Est-il vrai que votre mère, après avoir caché et nourri, dans un coin de votre château, le vieux curé de votre village, l'a réinstallé dans sa petite église, à la grande satisfaction de ses paroissiens ?

— Certainement, et ce fut un beau jour que celui où il leur dit de nouveau la messe ; la plupart d'entre eux l'avaient cru guillotiné, et sa résurrection leur a paru un coup du sort. Cela a été partout de même : car si les moines avaient laissé de mauvais souvenirs, les curés de campagne étaient regardés comme autant de providences par leurs ouailles, et leur retour a fait bénir le premier consul.

— Vraiment, il faut bien qu'il s'occupe à quelque chose ; il n'en fait pas moins pour le profane. Les théâtres l'intéressent encore plus que l'Église. Il vient, dit-on, d'appeler Paësiello à Paris pour y faire la musique d'un opéra, comme si Chérubini, Méhul et tant d'autres n'étaient pas ici !

— Il sait ce que produit la rivalité.

— C'est sans doute pour désespérer Houdon qu'il vient de faire venir le célèbre Canova à Saint-Cloud ?

— Non ; c'est pour faire son buste. Je l'ai vu commencer, et c'est admirable.

— Fort bien. Il s'élève à lui-même des statues, reprit le prince avec ironie.

— Nous lui en éviterons la peine.

— Porte-t-on toujours des résilles ? demanda madame Delmer.

— L'amour du grec s'apaise un peu, la tunique fait place à la robe et je connais de jolies femmes qui reprennent les corsets. Les artistes s'en plaignent, mais tout le monde ne s'en plaint pas.

— Et les cravates de vos incroyables, sont-elles toujours ridicules ?

— Qu'appelez-vous ridicules ? N'est-ce pas l'exagération à la mode ? Croyez-vous cet énorme chapeau qui vous fait une tête hors de toute proportion avec votre belle taille, moins étrange que ce drap de mousseline dont nos élégants entourent leurs cols et dont les pointes aiguës menacent tous les yeux ?

— Point de commentaires, ils vous sont interdits ; parlez-nous de ce qui fait aujourd'hui le sujet des conversations de Paris, grands événements à part, dit Ellénore.

— Ah ! vous voulez des caquets ! Eh bien, le spirituel, le charmant M. de M… s'est séparé de sa femme.

— De la duchesse de F…, de cette enchanteresse dont la beauté, l'esprit et la gaieté auraient séduit un saint ?

— Oui, mais un aimable mauvais sujet est plus difficile à captiver.

— Je ne suis pas surprise de cette rupture, dit madame Delmer. En s'enfermant pendant deux grandes années dans leur amour sans se permettre la moindre distraction, ils ont épuisé jusqu'à leur dernier battement de cœur. Que vont-ils faire à présent de ce tombeau élevé de leurs propres mains à l'unique enfant né de cette courte union, à ce marbre funéraire qui attriste le jardin de notre amie madame de C… Avec des caractères et des sentiments légers, on devrait éviter l'épigramme du monument !

— Ils vont se consoler chacun de leur côté, dit le prince ; ils ne sont pas si dupes que de s'ennuyer et se regretter. La société y gagnera ; ils dépensaient leur esprit entre eux deux, ils le dissiperont avec tout le monde.

— Et l'ouvrage de notre gentilhomme breton fait-il quelque bruit ?

— Il fait fureur. Attaqué par les philosophes, vanté par les sages, défendu par les femmes, et lu par tout le monde, il a placé subitement M. de Chateaubriand au sommet de notre littérature. Les académiciens lui reprochent sa poésie ; les hypocrites, son éloquence passionnée ; les sots ou les envieux lui font un crime de chacune de ses beautés ; ce qui n'empêche pas le vrai public, celui qui fait les réputations, de l'admirer avec enthousiasme. Pourtant, si j'osais risquer un petit commentaire, je dirais qu'il est cruel pour des pauvres adorateurs de se voir tout à coup sacrifiés à l'amour extatique inspiré par le talent d'un auteur improvisé. Il n'est pas aujourd'hui un mari, pas un amant qui n'ait raison d'être jaloux de l'auteur d' Atala , et il n'est pas de gloire que la sienne n'importune.

— Je m'en réjouis, dit Ellénore ; car je suis fière de son amitié et de mon innocente complicité dans ses succès.

— Vous le voyez ! reprit Lucien avec impatience, il n'est indifférent à aucune jolie femme. Il n'en est pas une qui ne mette avant tous les plaisirs celui de le lire ou de causer avec lui.

— Je fais bien pis, dit en souriant Ellénore ; je lui prépare de nouveaux triomphes.

— Comment cela ?

— En lui rapportant dans mes chiffons les manuscrits qu'il a laissés ici chez son éditeur, et qui doivent compléter son grand ouvrage sur le Génie du christianisme . Nous avons pensé qu'on n'irait pas les chercher là.

— Et si la police les saisit, s'il se trouve parmi tant de pages chrétiennes quelque chapitre trop royaliste on vous emprisonnera ; mais cette idée vous charme, dit Lucien avec dépit ; souffrir pour le poëte de Dieu ! quel honneur !

— C'est notre travers à nous autres femmes, d'aimer à nous compromettre pour le talent persécuté.

— Eh bien, l'on vous ménage plus d'un plaisir, reprit M. de la Menneraye, car on parle de la destitution et même de l'exil de plusieurs tribuns récalcitrants à la tête desquels est M. de Rheinfeld.

A ces mots, Ellénore rougit, et n'entendit plus rien de la conversation qui s'établit sur la vaine opposition de nos plus grands orateurs, sur le pouvoir illimité de Bonaparte, sur cette éloquence dénigrante, soupçonneuse qui faisait dire à la marquise de Coigny «à force de taquiner ce brave Bonaparte, ils en feront un tyran malgré lui.»

Le même nom qui venait de plonger Ellénore dans une si profonde rêverie, l'en sortit tout à coup.

— Heureusement pour M. de Rheinfeld, reprit Lucien, le voilà obligé de s'absenter de Paris quelque temps et de faire trêve à ses discours pour se consacrer tout entier à consoler l'illustre veuve.

— Quoi ! M. de Seldorf ?

— Est mort subitement dans une auberge en venant rejoindre sa femme au château de L… C'est un coup de sang qui rend madame de Seldorf libre et M. de Rheinfeld esclave, car l'obstacle détruit, il lui faudra subir plus de bonheur qu'il n'en veut.

— Au fait, cet excellent baron ne les contrariait pas, et j'ai dans l'idée qu'Adolphe le regrette de tout son cœur, dit madame Delmer. Puis prenant pitié du trouble d'Ellénore, elle congédia les visiteurs sous un prétexte, et laissa son amie livrée sans contrainte à toutes les réflexions, les suppositions que cette dernière nouvelle devait faire naître.

XXXIII

Une lettre d'Adolphe à madame Delmer arriva à propos pour calmer l'esprit d'Ellénore. Il avait trouvé plus convenable d'instruire la première de son prochain départ pour le château de L…, et des soins que réclamait de son amitié le deuil de madame de Seldorf. En faisant passer cet avis par un tiers, il avait obéi à un de ces scrupules de conscience si impérieux dans toutes les fausses positions.

Ellénore l'aurait blâmé d'en agir autrement envers une personne dont il avait reçu tant de preuves d'intérêt ; et pourtant, l'idée des soins qu'il donnait à la baronne lui était si désagréable, qu'elle cherchait sincèrement à s'en affranchir ; mais, que peut la volonté d'esprit contre la faiblesse du cœur ?

Ellénore sentit si bien la nécessité de combattre la sienne, même après s'être flattée de la gouverner, qu'elle désirait parfois être moins insensible à l'amour de Lucien, à cette passion si franche, que rien ne décourageait, et dont le monde devait bientôt l'obliger à faire le sacrifice. La vie retirée qu'elle mena pendant tout l'hiver à Londres fut bientôt calomniée ; on l'expliqua par le plaisir qu'elle avait de recevoir tous les jours M. de la Menneraye. C'était un avantage qu'il partageait avec plusieurs graves amis de madame Mansley ; mais on se garda bien de parler de ceux-ci. D'ailleurs, n'était-il pas le plus aimable, et partant le plus aimé ! Ces méchants bruits parvinrent aux oreilles de M. de Savernon ; il adressa quelques reproches timides auxquels Ellénore trouva plus simple de répondre par son retour en France.

Le chagrin de se séparer de son enfant lui parut une justification suffisante : et puis, s'il faut l'avouer, elle éprouvait un véritable soulagement à se voir soupçonner à faux.

Lorsqu'elle revint à Paris, avec madame Delmer, la paix touchait à sa fin. Le consulat à vie, l'institution de la Légion d'honneur, le rappel des émigrés, les préparatifs de guerre occupaient tous les esprits. Les frondeurs ne tarissaient pas en épigrammes, en bons mots sur les décrets de la prétendue république, sur la toute puissance du dictateur. Insensible à ce que son génie inventait pour la gloire, pour le bonheur de la France, ils épiaient ses fautes pour les dénoncer, et les exagérer aux yeux de la nation ; ils lui créaient des difficultés à vaincre dans ses projets d'améliorations, et le forçaient, par leur opposition constante, harcelante, à redoubler d'autorité pour se défendre.

— Avant de les poignarder, disait M. Daru, ce sont les Brutus qui font les Césars.

En effet, la mauvaise humeur du petit nombre de républicains échappés à la guillotine n'a pas peu contribué à changer la toge consulaire en manteau impérial.

Parmi tant d'édifices écroulés sous la Révolution et relevés par le Consulat, ce qui frappa le plus Ellénore, ce fut la résurrection complète de la société parisienne, avec ses lois, avec ses usages, ses préjugés et ses ridicules ; sauf quelques exceptions en faveur des parvenus dont la fortune était un droit à toutes les places et à tous les salons, on commençait à discuter les titres à la considération, au plus ou moins d'égards, de déférence. Les rangs se reprenaient tacitement. La hiérarchie militaire semblait autoriser celle de l'ancienne noblesse, et le vieux bon ton exerçait une action despotique dans toutes les sociétés qui visaient à l'élégance.

Chaque salon avait son oracle de l'ancien régime, son duc de Lauzun. C'est lui qui, du fond de sa pauvreté, dirigeait le luxe des nouveaux enrichis ; qui leur apprenait la simplicité recherchée, l'indifférence apparente pour tous les grands intérêts ; la bonne grâce dans l'égoïsme ; la politesse dédaigneuse ; enfin, le savoir-vivre, dont l'ignorance attirait aux puissances du jour tant d'épigrammes offensantes et de couplets moqueurs.

La prétention au retour des ci-devant usages devait naturellement ramener les abus de cet ancien code de galanterie si favorable aux fantaisies, aux aventures amoureuses, et si rigoureux pour les grandes passions.

La cour de madame Bonaparte, composée primitivement de quatre femmes très-estimables, s'augmentait chaque jour par de nouvelles présentations qui provoquaient de singuliers débats sur la conduite des femmes, ambitieuses de se montrer au cercle des Tuileries. D'abord celles dont les maris étaient utiles au premier consul, soit à l'armée, soit au conseil, étaient reçues de droit et malgré tout. On rachetait cet excès d'indulgence par une sévérité souvent injuste, et même burlesque, surtout lorsque l'on comparait les inconséquences reprochées aux femmes exclues, avec les torts si graves des femmes admises.

Quand la pruderie, prenant un faux air de vertu, parvient à faire discuter dans le monde les intérêts de la morale, chacun prend leur parti : il faut être si pur pour oser parler contre, pour braver les quolibets méchants en défendant une pauvre égarée, une innocente victime de la corruption, de la trahison des hommes !

Ellénore ne resta pas longtemps sans s'apercevoir du changement qui s'était opéré dans la société pendant son absence ; elle avait reçu de la sienne un accueil fort gracieux ; mais à travers les démonstrations les plus polies, les plus amicales, elle avait deviné une sorte d'embarras dont elle n'osait s'avouer la cause. En effet, ses amies, dont le dévouement pour elle était le même, tourmentées de l'idée de ne pouvoir faire partager l'estime qu'elles lui portaient aux personnes qui la jugeaient d'après les bruits répandus sur son compte, cherchaient à ne pas la mettre en contact avec ses détracteurs. L'impossibilité de ramener leur opinion à plus de justice donnait à chaque maîtresse de maison où se trouvait Ellénore la crainte trop fondée de voir arriver quelque parente, ou amie, ou simple connaissance, dont la pruderie se trahirait par quelques procédés humiliants pour madame Mansley. Il naissait de ce bon sentiment une contrainte visible qui empoisonnait le charme de toutes ses relations.

Madame Talma seule conservait avec Ellénore ce parler franc, dénué de toute arrière-pensée, qui semblait se continuer comme pour mieux faire sentir la retenue qui gênait les autres conversations. La position de madame Talma expliquait cette différence. Les femmes de bonne compagnie qui venaient chez elle avaient d'avance sacrifié les susceptibilités d'une austérité sévère aux charmes d'un esprit ravissant, à l'estime d'un caractère noble, et souvent à la reconnaissance d'un éminent bienfait. D'ailleurs, l'âge de l'aimable Julie, les hommages que n'avaient cessé de lui rendre toutes les illustrations du siècle, et qui faisaient de son salon le rendez-vous des célébrités de l'ancien et du nouveau régime, justifiaient l'oubli des erreurs de sa jeunesse. Mais la beauté d'Ellénore était présente, on ne pouvait lui faire grâce ; et comme on s'avoue rarement les véritables motifs qui portent à traiter froidement une personne dont on avait accepté la situation, sa société libérale lui reprocha ses relations avec les royalistes, et ceux-ci allèrent jusqu'à lui faire un crime de sa reconnaissance envers la société républicaine à laquelle elle devait sa liberté et celle de ses amis.

Dès que la paix fut rompue, les événements se succédèrent avec rapidité, et le gouvernement prit une attitude d'autant plus imposante qu'il se servait de tous les pouvoirs pour assurer le sien. Le clergé se vit tout à coup en crédit dans la personne de l'évêque de Malines et dans celle du cardinal de Belloy, archevêque de Paris. Cette mesure, d'une politique savante, avait rappelé un grand nombre de familles émigrées. Le service divin était rétabli dans toute sa pompe et aux jours fixés par l'ancien calendrier. Le nouveau avait disparu avec les décades et le titre de citoyen, auquel Bonaparte avait substitué celui de monsieur dans sa lettre aux cardinaux, archevêques et évêques de France. Ce retour à la dévotion et aux anciens usages, tourné en dérision par les frères d'armes du premier consul, ne s'effectuait qu'avec timidité. Les prêtres eux-mêmes, encore terrifiés par le souvenir des traitements barbares qu'ils avaient eu tant de peine à éviter, confessaient en secret leurs pénitents, et dissimulaient par-dessus tout l'influence qu'ils exerçaient toujours dans la plupart des anciennes familles. Ellénore en eut un exemple frappant.

A mesure que la société se reconstituait et faisait passer ses différents membres par le scrutin de l'opinion, Ellénore, ayant chaque jour plus à s'en plaindre, s'en tenait éloignée le plus possible, et prolongeait son séjour à la campagne fort au delà de la belle saison.

Un matin, qu'elle s'abandonnait, solitaire, à ses tristes rêveries, on vint lui annoncer la visite de deux sœurs de charité qui, bien que dans un costume bourgeois, étaient munies de toutes les attestations des chefs de leur ordre, et d'une lettre du curé de Saint-Sulpice. Pensant qu'il s'agissait de quelques pieuses aumônes, madame Mansley s'empressa de les faire entrer et de les encourager dans leur mission par l'accueil le plus affectueux. A peine assise, la plus âgée des deux sœurs lui remit un billet, en lui expliquant comment, n'ayant pas grande confiance dans les messagers de campagne, M. le curé les avait chargées de sa commission, et du soin d'insister beaucoup près de madame Mansley, pour la déterminer à se rendre à sa prière. Ellénore lut:

«Madame, une personne qui pense que vous la devinerez, vous prie instamment de vous rendre demain, mardi soir, pendant le salut, à Saint-Sulpice. Le bedeau sera à la porte, et vous conduira, à la vue de cette lettre, dans la petite chapelle où vous êtes attendue, pour rendre le repos à une âme que le Seigneur a daigné rappeler à lui.

«Soyez bénie, etc., etc.

«V. M., curé de Saint-Sulpice

Ellénore, ne comprenant pas ce mystère, questionna les sœurs, mais sans pouvoir en tirer aucun éclaircissement. Elles ignoraient elles-mêmes qui la réclamait ; elles savaient seulement que M. le curé attachant la plus haute importance à cette démarche de la part de madame Mansley, leur avait enjoint de l'obtenir au nom de Dieu.

— Je ne saurais me faire une idée, dit-elle, mes chères sœurs, de ce que M. le curé de Saint-Sulpice peut attendre d'important d'une humble pécheresse telle que moi ; j'ai peur qu'il n'y ait quelque erreur… d'adresse.

— Oh ! non, madame ; voici l'itinéraire écrit par M. le curé lui-même, et que notre cocher de remise a suivi exactement.

— Montrez-le-moi, reprit Ellénore, espérant reconnaître l'écriture. Mais c'était celle du curé. Enfin, ajouta-t-elle avec embarras, ne pourriez-vous me donner quelque indice sur l'âge… la… condition de la personne qui veut me voir ?…

Elle n'osait en demander davantage, et c'eût été inutile ; soit ignorance ou discrétion, les sœurs ne dirent pas un mot qui pût diriger ses conjectures ; elles la laissèrent dans un vague douloureux, car les gens accoutumés à des malheurs qu'ils ne devaient pas prévoir, ne croient plus aux surprises agréables. Il lui était défendu de chercher à s'éclairer par des informations, l'entrevue de la chapelle devant rester secrète.

C'est un fardeau très-lourd que celui d'une pensée inquiétante dont on ne peut parler. Ellénore attendait ce jour-là quelques personnes à dîner, entre autres madame Delmer, à qui elle aurait voulu confier ses suppositions, les plus raisonnables du moins ; car pour celles où se trouvait le nom d'Adolphe, à peine osait-elle se les avouer à elle-même.

Enfin, le moment de se rendre à Saint-Sulpice arrivé, Ellénore, vêtue d'une robe noire et son voile baissé, entre dans l'église. Saisie d'une émotion invincible, elle s'agenouille pour demander à Dieu de la protéger, de la guider surtout dans ce qu'on attend d'elle en cette circonstance mystérieuse. En se relevant, elle voit le bedeau s'approcher d'elle.

— Madame n'a-t-elle pas une lettre à me montrer ? demande-t-il à voix basse.

— Ah ! je l'oubliais, répondit Ellénore, et elle suivit le bedeau jusqu'à la grille du chœur ; là, il la pria d'attendre un instant, et il entra dans la chapelle érigée à la Vierge, et où se trouve un confessionnal.

Il y a dans l'aspect imposant d'un temple, dans le silence, le recueillement qui l'habitent, un secours contre toutes les agitations. Ellénore en ressentit bientôt l'effet, et, confiante dans la bonté divine, elle pensa qu'elle n'était appelée dans la maison du Seigneur que pour une bonne action.

On venait d'entonner les cantiques qui suivent le salut ; l'orgue y mêlait ses accords harmonieux. Les cierges nombreux qui éclairaient le centre de l'église rendaient encore plus obscures les parties restées dans l'ombre. Le bedeau ouvrit une grille à hauteur d'appui qui servait de clôture à la chapelle, puis il fit signe à madame Mansley de s'asseoir et retourna vers la porte de l'église.

Lorsque les yeux d'Ellénore furent accoutumés à l'espèce de crépuscule que répandait sur les objets environnants une lampe sépulcrale suspendue à la voûte, elle aperçut la taille et le bas de la robe d'une femme agenouillée dans le confessionnal. Le son d'une voix grave, mais comprimée, bourdonnait à travers les chants aigus qui faisaient retentir l'église entière. La crainte d'entendre sans le vouloir quelques-uns de ces mots que proférait cette voix sévère, et peut-être aussi le trouble qui l'empêchait de rester en place, engagèrent Ellénore à s'éloigner du confessionnal. A peine se fut-elle levée pour aller de l'autre côté de l'autel, qu'elle se sentit arrêtée par deux mains tremblantes, et qu'une femme se jeta à ses genoux en s'écriant:

— Pardon, pardon, mademoiselle ; je vous ai fait bien du mal ; je m'en accuse, je m'en repens ; aurez-vous la cruauté de me refuser ce pardon, sans lequel je ne puis obtenir celui du ciel.

— Vous, à mes pieds, madame, se peut-il ? disait Ellénore en relevant la duchesse de Montévreux.

— Oui, la religion le veut, et la reconnaissance aussi, car je viens d'apprendre à l'instant que ma liberté, ma fortune, mon fils, c'est à vous que je les dois ; aussi n'hésité-je pas à m'humilier devant vous.

— C'est inutile, madame, je ne me souviens plus que de vos bontés pour mon enfance.

— Non, vous voulez en vain m'adoucir la pénitence ; M. le curé l'a exigé. C'est à ce prix seulement qu'il m'accordera son absolution, et vous disposez en ce moment de mon repos dans ce monde et dans l'autre.

Ellénore, déjà vivement émue par la présence inattendue et la démarche de la duchesse de Montévreux en cherchait l'explication dans son discours pieux, et s'étonnait d'une conversion si prompte. Le curé la voyant hésiter à répondre, crut qu'elle se refusait à la prière de la duchesse, et sortit du confessionnal pour venir affirmer le sincère repentir de madame de Montévreux.

— Je suis garant de ses regrets, de sa piété, ajouta-t-il. Mais, à votre tour, madame, ne soyez pas sans miséricorde. Imitez Dieu dans sa clémence, pour qu'il vous pardonne aussi. Nous sommes tous pécheurs !

— Ah ! madame la duchesse, avez-vous pu douter de mon bonheur à retrouver votre bienveillance, à quelque prix que ce fût ? dit Ellénore en tendant la main à madame de Montévreux.

— Que le Seigneur vous récompense pour le poids dont vous allégez ma conscience, pour l'extinction de ce remords qui me fermait les portes du ciel ; car depuis que la lumière céleste est descendue en moi, depuis que, punie par les vanités du monde de tous les péchés qu'elles m'avaient fait commettre, je m'étais consacrée à remplir exactement tous les devoirs de ma religion, vous étiez le seul obstacle à mon salut. Grâce à vous, je mourrai tranquille.

En parlant ainsi, la duchesse portait la main d'Ellénore à ses lèvres, et celle-ci s'efforçait de retirer sa main.

— Non, disait la duchesse en la retenant, il faut m'humilier, la religion l'ordonne.

— Ah ! mon Dieu, seriez-vous malade ! s'écria Ellénore, sans penser à ce que cette exclamation pouvait dire.

— Non, reprit la duchesse, frappée de l'effroi qu'inspirait sa conversion, vous croyez qu'un tel repentir ne peut venir qu'avec la mort ? Détrompez-vous. J'espère vous prouver longtemps encore que le bonheur de prier Dieu est le premier de tous, et le rétablissement de l'église le premier de nos devoirs. Dieu ne nous a laissé survivre à tant d'horreurs, d'impiétés, que pour aider à relever ses autels, que pour seconder les serviteurs de son culte. Le mérite de le rendre à son ancienne splendeur peut seul nous absoudre du crime de l'avoir laissé profaner. Unissez-vous à nous pour accomplir cette œuvre divine, revenez à Dieu, Ellénore, renoncez aux vaines joies de ce monde, que vous avez déjà payées par tant de malheurs, et qui vous conduiront peut-être au remords, à la dégradation ; abjurez tous les amours qui font souffrir pour le seul qui remplisse l'âme d'une éternelle béatitude. Croyez en ma ferveur, soyez toute à Dieu.

— Oui, je vous le jure, je m'y consacrerai tout entière dès que j'en serai digne, dit Ellénore d'un ton solennel ; mais quand il en sera temps, la divinité, qui lit dans mon cœur, le guidera vers elle. Adieu, priez pour moi.

Ellénore sortit de l'église aussi troublée qu'elle y était entrée, mais par des idées bien différentes: pénétrée d'admiration pour le sentiment religieux qui avait triomphé de l'orgueil de la duchesse de Montévreux, elle se demandait si ce retour au bien était dû à l'effroi de l'enfer ou à l'attrait de la vertu ? si c'était l'œuvre des prêtres ou du repentir ? ce qu'elle pouvait espérer en sa faveur d'une conversion si prononcée ? Et la réflexion l'amena bientôt à conclure que madame de Montévreux, ne pouvant plus être coquette venait de se faire dévote, ce qui n'empêche pas toujours de rester fière et prude.

XXXIV

La fin de l'hiver étant devenue fort rude, les amis d'Ellénore la supplièrent de revenir à Paris par pitié pour le froid qui les gelait en allant la voir. Elle ne pouvait leur faire un plus grand sacrifice ; car la société, devenant chaque jour plus sévère pour elle, lui inspirait un vrai désir de la fuir ; et s'il faut l'avouer, la certitude de n'y pas rencontrer Adolphe dépeuplait à ses yeux les plus agréables salons de Paris.

Cependant, à peine la sut-on de retour en ville que tous ceux qui la connaissaient s'empressèrent de la visiter, les uns par un véritable intérêt, les autres par pure oisiveté.

Le retour de la guerre changeait la position des émigrés, rentrés en grand nombre pendant le peu de temps qu'avait duré la paix. Tant que tous les gouvernements étrangers acceptaient le sien, Bonaparte voyait la cause des Bourbons sans appui, et les émigrés sans moyen de les remettre sur le trône. L'Angleterre reprenant les armes contre la France, devait chercher à l'inquiéter de toutes manières, et lui créer des conspirateurs dans tous les partis. La conjuration de Georges Cadoudal ne laissa aucun doute au premier consul sur le sort que lui réservaient les royalistes: leurs projets d'assassinat bien prouvés, il se crut le droit de sévir contre de tels ennemis ; malheureusement, trompé par de faux rapports, il enveloppa dans sa vengeance un innocent dont la mort a été le plus grand chagrin de la vie de Napoléon.

Rien ne saurait donner une idée des agitations de la société de Paris à cette époque. Le besoin de s'amuser, de profiter des avantages d'un gouvernement fort, éclairé, et surtout très-généreux pour ceux qui s'attachaient à lui, avait déjà conduit au cercle des Tuileries un grand nombre des habitués de Versailles ; de vieux colonels royaux s'y trouvaient à côté de nos soldats parvenus, et la grande coquette du salon de madame Bonaparte aurait pu l'être de celui de la reine. Tous ceux qui portaient une épaulette regardaient en pitié ce qu'ils appelaient les pékins de la cour consulaire, et les anciens gentilhommes riaient des manières grotesques de plusieurs de ces courtisans guerriers. Au milieu de ces contrastes, et comme pour les faire mieux ressortir, on voyait des groupes de républicains pervertis ou convertis, selon qu'ils étaient jugés par le public ou le premier consul. Ceux-là étaient pour la plupart des gens de talent qui auraient préféré un gouvernement libéral à un état despotique, mais chez qui la crainte de vivre sans emploi, sans succès, sans fortune, faisait taire l'opinion. A la tête de cette troupe d'apostats politiques marchaient quelques terroristes, dont on oubliait les exploits sanguinaires, en voyant leurs victimes paraître ne pas s'en souvenir. C'était un conflit d'ambitions actives, de vanités renaissantes, de haines sourdes, de camaraderie ostensible, de malveillance et de flatterie envers le pouvoir qui amenait chaque jour quelque scène piquante. On avait gardé de la Révolution le goût de discuter sur les mesures du gouvernement ; on parlait très-haut et très-mal des projets ambitieux de Bonaparte ; sa police ne le lui laissait pas ignorer et se croyant placé entre la nécessité de sévir ou de succomber, il se décida pour la sévérité. Moreau, compromis dans la conspiration de Georges et de Pichegru, fut arrêté. On ne vit dans celle mesure qu'un acte de rivalité belliqueuse. Les propos du public à cette occasion devaient exciter la colère du premier consul. Il eut la faiblesse d'y céder.

Les gens d'esprit qu'il employait, et dont il était à la fois la terreur et la dupe, avaient deviné dès longtemps le but de ses efforts, et ne s'inquiétaient que de la route à lui faire prendre pour y arriver. L'important pour eux était de ne pas être sacrifiés à un traité quelconque. Connaissant l'étendue du génie de Napoléon et combien il lui serait facile de se passer d'eux, combien chaque jour ajoutant à sa gloire, diminuait de leur crédit et relâchait les liens que la Révolution avait formés entre eux, ils en rêvaient d'autres. Ceux de l'amitié, de la supériorité, de la confraternité étant impossibles, ils eurent recours à ceux de la complicité. Le plus fin de tous, se rappelait le mot du duc de L… parlant d'un aimable roué de la vieille cour :

«C'est un ami charmant, je l'aime de tout mon cœur ; mais nous ne sommes vraiment liés que par nos mauvaises actions.» Il pensa qu'en effet c'était s'assurer à jamais la protection de Bonaparte, que de l'aider dans une injustice sanglante, dans un de ces coups de parti qui ne permettent plus de conciliation, et qui attachent pour toujours les valets qui l'ont conseillé au maître qui l'a laissé faire.

M. de Savernon entra un matin chez Ellénore en disant:

— Je vous devais ma rentrée en France, la fin d'un exil insupportable, et je vous rendais grâce chaque jour d'un si grand bienfait. Eh bien, il faut y renoncer. Il n'est plus possible de vivre ici pour être témoin des horreurs qui s'y commettent. Ce Robespierre à cheval en veut décidément au trône de Louis XIV, et se propose d'exterminer tous ceux qui y ont des droits légitimes. Il vient de faire enlever le duc d'Enghien, au moment où vivant modestement hors de France, à Altenheim, il repoussait avec horreur la proposition qui lui avait été faite de soudoyer un assassin du premier consul ; au moment où perdant tout espoir de voir les Bourbons recouvrer le pouvoir, il se consolait dans l'amour des malheurs de sa famille.

— Le duc d'Enghien arrêté, s'écria Ellénore, et sous quel prétexte ?

— Comme complice de Pichegru : mensonge atroce et suffisamment prouvé par la tranquillité du prince à attendre les gendarmes de Bonaparte, lorsqu'il lui aurait été si facile de s'enfuir à la nouvelle de l'arrestation de ses soi-disant complices. Mais ce bruit, répandu pour contenter la populace, n'abuse personne. Le prince est à Vincennes, où, pour s'en débarrasser plus vite, on va le soumettre à un conseil de guerre. Après lui viendront tous ceux qui étaient attachés aux Bourbons par leurs places, leurs intérêts, leurs sentiments, et ce sera une nouvelle terreur, coiffée d'un bonnet de grenadier au lieu d'un bonnet rouge. Il faut partir pendant qu'on le peut encore, avant que les fusillades aient remplacé la guillotine.

— Ah ! mon Dieu ! dit en entrant le comte de Ségur, qui peut te donner de semblables idées ?

— Ce qui se passe, et ce qu'on doit attendre d'un homme que la rage de régner portera aux plus barbares excès contre tout ce qui lui fera obstacle. Ce qu'il tente aujourd'hui vous dit assez ce qu'il accomplira demain. Partons, vous dis-je !

—Émigrer de nouveau ! Mais rappelez-vous donc les ennuis de cette vie d'exil et tout ce que vous avez risqué pour revoir ce pays que vous voulez quitter, dit Ellénore.

— Vraiment, je ne le fais pas par caprice ; mais je ne saurais me taire sur les horreurs que je vois, ni échapper à l'espionnage des ilotes du dictateur ; admirez comment il traite les gens qu'il suppose ne pas l'aimer, car il va tuer ce malheureux prince uniquement pour servir d'exemple à ceux qui osent discuter ses droits au trône.

— Le tuer ! répéta M. de Ségur ; ah ! je crois que vous allez au delà de la volonté du premier consul. Des personnes qui l'approchent de très-près m'ont affirmé que l'arrestation du prince, dont l'illégalité frappe tout le monde, n'a été ordonnée que pour faire peur aux émigrés rassemblés à Altenheim, et que le mauvais effet de ce coup d'état ayant déjà éclairé Bonaparte, il est probable qu'on se bornera à renvoyer le duc d'Enghien en Allemagne, sous le serment de ne jamais porter les armes contre la France. Mais voilà un homme qui en sait plus que nous là-dessus, puisqu'il a un ami ministre, ajouta le comte en voyant arriver le chevalier de Panat.

— Ah ! mon ami ministre ne sait rien de ce qui se fait sur terre ; il est bien assez occupé vraiment de nos ennemis maritimes, répond le chevalier. Mais je viens de rencontrer sur le boulevard un célèbre votant que je ne veux pas vous nommer, et dont la figure enjouée m'a causé un certain effroi. Ce n'est pas que le pauvre homme ait la moindre animosité contre le prisonnier de Vincennes ; mais quand on a voté la mort de Louis XVI et qu'on se l'entend souvent reprocher, on n'est pas fâché de voir le héros du jour tomber dans la même faute dont on vous fait un crime, et j'ai cru lire la sentence de l'héritier du grand Condé dans l'air niaisement satisfait de ce ci-devant républicain.

— Heureusement, tous ceux qui sont appelés à juger le prince n'ont pas le même intérêt que votre monsieur à justifier son vote par un arrêt infâme, dit le comte.

— Tous, non ; mais il en est qui peuvent compter double et dont l'influence est d'autant plus à redouter qu'ils se sont rendus nécessaires au premier consul. Ce sont des flatteurs haineux toujours ravis des défauts et des torts du maître, et partant toujours prêts à les encourager.

— Quoi ! vous pensez qu'un homme monté si haut par le seul fait de sa gloire, irait la ternir volontairement pour le bon plaisir de ses conseillers et pour leur donner une garantie sanglante de sa religion révolutionnaire ?

— J'en ai peur, dit le chevalier.

— Et moi j'en suis sûr, dit M. de Savernon, c'est pour cela que je m'expatrie une seconde fois.

Ellénore paraissait si malheureuse de la résolution de M. de Savernon que ses amis se réunirent pour engager le marquis à attendre l'événement avant de prendre un parti. Il était tellement exaspéré, qu'Ellénore ne mêla point ses instances aux leurs, tant elle craignait de le voir victime de son indignation trop éloquente.

— Au fait, reprit-il, autant se faire tuer ici qu'aller mourir d'ennui et de honte là-bas ! Pourquoi ceux qui sont nés comme nous et qui pensent comme moi, n'iraient-ils pas demander à ce Bonaparte d'épargner un Bourbon ?

Chacun se récria sur la témérité et l'inutilité de cette démarche.

— Eh bien, moi qui le hais, j'en pense mieux que vous, continua M. de Savernon, car je le crois capable d'être sensible à une action noble et courageuse. Qui sait ? peut-être n'attend-il qu'une sollicitation de la part des émigrés qu'il a laissés rentrer, qu'une démonstration qui atteste l'innocence du duc d'Enghien pour le mettre en liberté. Avec son million d'hommes armés et prêts à tout saccager pour lui plaire, il est bien assez fort pour nous accorder cette faveur.

— Sans doute ; mais ne nous pressons pas de la demander, dit le chevalier ; Cambacérès est, dit-on, de notre avis. On prétend même qu'après un long plaidoyer dans l'intérêt du prince, on lui a répondu : «Vous êtes donc devenu bien avare du sang des Bourbons ?» Il est sur que si celui-là plaide pour le duc, il y en aura bien d'autres. Espérons dans la bonté de la cause, et puis aussi dans le caractère du premier consul ; c'est un homme de génie qui blâme avant tout le mal inutile ; d'ailleurs, il déteste trop les jacobins pour vouloir les imiter.

Ce raisonnement parut plausible, et l'on attendit le lendemain avec plus d'espoir que de crainte ; mais quelle stupeur frappa ce lendemain, tout Paris, à la nouvelle de l'assassinat juridique qui avait eu lieu dans la nuit ! Quelle leçon dans le morne silence de cette ville ! dans ces personnes consternées qui s'abordaient en levant les yeux au ciel, se serraient la main et se séparaient aussitôt pour éviter de se dénoncer par la moindre plainte ; ordinairement dans les crimes de parti, les victimes seules font pitié ; mais dans cette circonstance, les bourreaux étaient si malheureux de leurs succès, si honteux de leur obéissance, qu'ils n'avaient pas la force de dissimuler le poids qui les oppressait ; tout le monde désirait savoir les détails de cet horrible drame, et personne n'osait les demander. L'étonnement, le regret, la terreur, semblaient avoir éteint toutes les voix.

Pour la première fois, Ellénore ne déplorait pas l'absence d'Adolphe ; car il n'aurait pu taire son indignation, et Dieu sait comment on l'en aurait puni. Redoutant pour elle et ses amis l'impossibilité de modérer l'impression qui les dominait, et ce qui pouvait résulter d'une indiscrétion, Ellénore avait prétexté un grand mal de tête pour s'enfermer chez elle. Madame Delmer, qui avait aussi de fortes raisons pour se soustraire à la curiosité des indifférents, qui sont très-souvent sans le savoir les complices des espions, lui fit demander de la recevoir, avec toute l'insistance qu'on met à réclamer un service important.

— Par grâce, continuez à faire défendre votre porte, ma chère amie, car si je vous demande un asile, c'est pour être sûre de ne voir que vous, dit madame Delmer, dans une agitation qui frappa Ellénore.

— O mon Dieu ! auriez-vous commis quelque imprudence ? seriez-vous inquiétée ?

— Non, pas encore, mais je le serais bien certainement, si je m'exposais à discuter avec les bavards qui assaillent ma maison depuis ce matin ; car je suis hors d'état de supporter patiemment leurs déclamations contre celui qu'ils appellent le Tibère moderne, le Corse assassin, le tyran de la France, et cela quand j'ai la conviction que ce tyran, ce monstre sanguinaire est, à l'heure qu'il est, le plus malheureux de tous les hommes qu'il gouverne.

— Je le croirais, car il vient de changer une grande admiration en haine.

— Et il ne la mérite pas.

— Quoi ! vous pourriez l'absoudre de l'exécution de cette nuit ?

— Et s'il ne l'avait pas voulue ? Si, dupe d'un excès de zèle, ou plutôt d'un machiavélisme infernal, il était obligé de subir les conséquences d'un crime qu'il n'a point ordonné ?

— Lui si fort, si puissant, aurait permis…

— Oui, qu'on outrepassât ses ordres. En se saisissant de la personne du prince, il avait voulu effrayer les émigrés rassemblés à Altenheim, et les royalistes conspirant à Paris. Entouré de complots, son bureau couvert des preuves écrites de la trahison de Moreau, des efforts de Pichegru pour le faire assassiner et remettre les Bourbons sur le trône, Bonaparte s'est livré dans son premier mouvement de colère à des menaces, à des projets de vengeance, que des gens intéressés à sa sévérité, à sa cruauté même, ont affecté de prendre au pied de la lettre, et comme personne ne savait aussi bien qu'eux que le moindre incident favorable au prince, la moindre démarche de sa part auprès du premier consul aurait suffi pour le désarmer, ils se sont bien gardé de lui faire savoir que le duc d'Enghien avait demandé plus d'une fois et avec instance à le voir. Ils savaient que satisfait dans son orgueil à la vue d'un Bourbon lui demandant la vie, il la lui accorderait ; et craignant que sa générosité n'allât plus loin, ils ont hâté le supplice, pour échapper au danger de la clémence ; voilà ce que vient de me dire un homme dont vous connaissez le crédit et qui arrive de la Malmaison, il était présent lorsque le colonel Savary est venu rendre compte au premier consul de l'exécution du prince, de ses dernières paroles et de la fermeté noble avec laquelle il avait subi le feu. Un geste de surprise aussitôt comprimé, une expression de colère et de douleur, des questions brèves qui semblaient faites pour se donner le temps de se remettre ; voilà les seuls indices qui firent deviner ce qui se passait dans l'âme de Bonaparte.

La porte du cabinet étant mal fermée, on entendait les gémissements de madame Bonaparte et de sa fille, qui pleuraient dans un cabinet à côté, et les imprécations de M. de Caulaincourt, qui accusait tout haut les auteurs de ce complot politique d'avoir voulu le déshonorer et imprimer à la gloire du premier consul une tache ineffaçable. Dans tout ce que son désespoir lui inspirait, la pensée qu'on avait abusé d'un ordre arraché à la colère et exécuté avec la vitesse de la foudre, dans la certitude qu'une heure plus tard il était révoqué, revenait sans cesse, et ces reproches sanglants, ces exclamations imprudentes était une justification complète des intentions du premier consul.

»—Ah ! s'écriait M. de Caulaincourt, si je n'étais sûr qu'il est en ce moment l'homme le plus malheureux de tous ceux qu'il commande, je ne resterais pas une minute de plus à son service.

— Eh bien, il a raison, ma chère, ajouta madame Delmer, car lorsque Savary et Réal furent partis, M. \ \ \*, resté un moment seul avec le premier consul, l'a vu dans un état d'autant plus violent, qu'il sentait la nécessité de le surmonter, et de ne pas laisser soupçonner qu'au faîte de la puissance, on pût se jouer de lui et le placer entre l'obligation d'accepter un crime ou une défaite. Il y va peut-être de ce trône auquel il aspire… et le mal étant fait, il se résigne à en porter le blâme ; mais il n'en est pas moins digne de pitié. Voilà ce que je ne saurais dire sans m'attirer la colère de tous les gens que je connais, car l'indignation est au comble. Vous allez en juger, j'entends la voix de M. de Savernon qui insiste pour vous voir. Je ne veux pas le priver de ce plaisir, et je vous quitte.

— Non, restez plutôt pour m'aider à le calmer, dit Ellénore, à l'empêcher de se perdre par les discours les plus violents.

En parlant ainsi, elle ouvrit la porte de son cabinet, et M. de Savernon entra. L'accablement de la douleur tempérait chez lui les élans de la fureur : elle s'exhalait en injures étouffées…

— Le monstre ! le Tibère ! disait-il, le voilà qui commence ses véritables exploits ; c'est pour arriver là qu'il passait par la gloire… Et nous attendrions ici, tranquillement, qu'après avoir fusillé les chefs, il égorge les serviteurs ? Non, la Révolution était moins redoutable. La folie d'un peuple cède au génie d'un homme ; mais la cruauté d'un homme s'augmente par le succès ; et je vous prédis le retour d'un règne d'un Louis XI.

Madame Delmer combattit cette opinion avec douceur et fermeté ; elle se permit aussi des prédictions que le temps a réalisées, mais que M. de Savernon accueillit comme autant de rêves insensés. Ce qu'il dit d'injurieux pour le premier consul, à propos du funeste événement du jour, était l'écho de tout Paris. Les jacobins eux-mêmes, en se réjouissant beaucoup de cet acte arbitraire, affectaient d'en médire, et reprochaient à ce crime de n'avoir pas pour excuse la liberté. Eh bien, dans cette désapprobation générale, on n'eut pas un instant la crainte d'une révolte, tant le pouvoir savait se faire respecter.

La terreur qui résulta de la mort du duc d'Enghien paralysa subitement la conversation. Le premier consul lui-même parla sans interlocuteur pendant trois jours, soit au conseil, soit à la Malmaison ; tous ceux qui avaient une habitation à la campagne allèrent s'y réfugier. Ellénore sentit l'urgence de fermer pendant quelque temps sa maison à ses causeurs aristocratiques et politiques, puis tout se rétablit peu à peu dans l'ordre ordinaire. Bonaparte mit sur sa tête la couronne de Charlemagne ; on le laissa faire. Les ambitions, les intrigues, se ranimèrent comme avant la Révolution. La nouvelle noblesse reporta sur les bourgeois toutes les impertinences qu'elle recevait de l'ancienne. La société redevint amusante, imposante et exigeante. Quand chacun s'y créait une place, il était cruel de n'en pas avoir ; aussi ce chagrin fut-il d'autant plus sensible à Ellénore qu'il était de ceux dont on ne se plaint jamais.

XXXV

Les grandes agitations rendent la vie pénible, mais ne l'atteignent pas dans son principe. C'est une pensée fixe et douloureuse, un mal sans espoir dont on ne peut ni ne veut guérir, un secret brûlant qui consume l'existence. Ellénore l'éprouva bientôt. On la vit dépérir au sein du calme, entourée d'amis dévoués, spirituels ; au milieu, sinon des plaisirs, au moins des biens que l'on envie ; sa santé s'altéra, les médecins la déclarèrent en proie à une maladie de nerfs, nom qu'ils donnent à toutes les maladies qu'ils ne comprennent pas. Ils lui ordonnèrent d'aller prendre les eaux de Shisnach. Ces eaux, placées dans un triste hameau, emprisonné par les plus hautes montagnes de la Suisse, n'attiraient que de vrais malades ; et la certitude de ne rencontrer ni agréables ni élégantes , détermina Ellénore à s'y rendre. M. de Savernon espérait l'y accompagner ; mais elle lui donna de si bonnes raisons pour lui épargner les méchants propos que l'on ne manquerait pas de tenir sur sa présence aux eaux, lorsque sa santé ne pouvait lui servir de prétexte, qu'elle obtint de lui d'y aller seule, mais à la condition qu'il viendrait l'y chercher et protéger son retour.

Elle partit, presque heureuse de se savoir pour six semaines délivrée du supplice de penser d'un côté et de parler d'un autre ; il lui semblait que dans le loisir qu'elle allait avoir d'analyser le sentiment qu'elle inspirait à Adolphe, celui qu'elle éprouvait pour lui, elle trouverait le parti le plus raisonnable à prendre contre sa folie. Comme si, chez les femmes, la réflexion n'était pas toujours complice de l'amour.

Pendant qu'Ellénore se perdait en rêves enchanteurs et fouillait avec avidité dans tous les trésors de l'impossible, la fidèle Rosalie, assise près d'elle au fond de la calèche, gardait un silence respectueux, et s'étonnait de voir sa maîtresse ne faire nulle attention à tout ce qui passait sur la route.

Elles avaient déjà changé plusieurs fois de chevaux et venaient d'entrer dans la forêt de Senart, lorsque l'essieu de la jolie calèche que madame Mansley avait ramenée de Londres, se rompit tout à coup et la voiture versa complétement. Heureusement c'était sur le sable des bas côtés, et la chute causa plus de peur que de mal. On était à peu de distance du relais ; la voiture, liée tant bien que mal avec des cordes par Germain et le postillon, fut traînée au pas à la poste prochaine, tandis que Rosalie et sa maîtresse y arrivaient à pied.

L'ouvrier appelé pour raccommoder l'essieu et les dégâts causés par la chute de la voiture, demanda deux heures pour la réparer. Il fallut bien les lui accorder. Mais l'idée de passer tout ce temps dans une mauvaise chambre d'auberge étant insupportable à Ellénore, elle commanda un dîner pour ses gens, les laissa à la poste pour presser les ouvriers, puis prenant le livre qu'elle avait dans son sac, elle demanda à une petite fille qui se promenait, où conduisait l'allée du bois qui bordait le mur des jardins du l'auberge :

— A la fontaine du Chêne, dit l'enfant, et si madame veut ben, je vas la conduire.

Ellénore ayant accepté, la petite marcha devant elle, sans se séparer de l'énorme tartine de pain et de beurre qu'elle dévorait avec grand appétit.

— Est-ce bien loin d'ici cette fontaine !

— Oh, non, madame ; c'est là où nous menons boire les vaches en revenant du bois. Nous allons y être tout d'abord.

En effet, après avoir suivi l'allée jusqu'à un carrefour, elles prirent un des sentiers qui y aboutissaient et s'enfoncèrent dans l'épaisseur d'un taillis dont les hautes branches ombrageaient une source. Là, au pied d'un chêne séculaire et riche de son luisant feuillage, était couché le tronc d'un arbre mort, qui servait de banc aux bergers et bergères dont les troupeaux venaient paître l'herbe des forêts. Ce lieu parfaitement solitaire pendant les jours et les heures du travail des paysans, parut à Ellénore un charmant cabinet de lecture ; mais la douce langueur qui s'empara d'elle en s'y reposant, l'avertit qu'il était dangereux d'y rêver. Elle ouvrit son livre dans l'espoir d'y trouver des distractions à sa pensée dominante, des consolations à sa peine sans sujet. C'est une si grande leçon que le désespoir de René ! que ces belles paroles, sur les âmes dégoûtées par leur siècle, effrayées par leur religion, qui «restées dans le monde sans se livrer au monde, sont devenues la proie de mille chimères ! Alors, dit l'auteur, on a vu naître cette coupable mélancolie qui s'engendre au milieu des passions, lorsque ces passions sans objet se consument d'elles-mêmes dans un cœur solitaire.»

Quelle âme exaltée, quelle imagination déçue ne se retrouve pas dans la peinture de ce morne découragement. Ellénore, moitié captivée par le malheur d'Amélie, en voulait à René de l'avoir compris si tard ; moitié terrifiée par les conséquences d'un amour coupable, s'appliquait les reproches du père Souci, et le profond dédain qu'il avait pour les douleurs du frère d'Amélie. Ce mépris des chagrins du monde, qui lui fait dire à René : «Étendez un peu votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants…—La solitude est mauvaise à qui n'y vit pas avec Dieu. Elle redouble les puissances de l'âme en même temps qu'elle leur ôte tout sujet pour s'exercer.»

O triste vérité ! pensa Ellénore. Mais comment se priver volontairement de l'unique consolation accordée au malheur sans espoir ! de ce charme d'être seule avec sa pensée, d'en faire l'espérance qui manque, le souvenir qui plaît, l'esprit qui séduit, la voix qui trouble ! Comment se refuser le plaisir d'une illusion qui vous rapproche de ce que vous aimez qui vous le montre heureux de vous revoir ! Ému de votre émotion, tremblant, n'osant approcher ni vous appeler de peur de vous tuer de joie.

Et en se parlant ainsi, Ellénore, palpitante, égarée passait sa main sur ses yeux, comme pour se débarrasser d'un prestige. Vain effort !… l'image dont elle a peur reste là, immobile. Elle veut se lever pour la fuir : le tremblement de tous ses membres l'empêche de faire un pas. Un cri expire sur sa bouche glacée d'effroi : elle est prête à retomber, lorsque deux bras viennent à son secours, lorsqu'elle se sent presser sur le cœur d'Adolphe.

— Ellénore ! Ellénore ! s'écrie-t-il ; c'est moi ! Ne tremblez pas ainsi. Vous souriez ! vous pleurez !… Oh ! que je suis heureux du mal que je vous fais !

— Je n'ai plus ma raison… Se peut-il !…

— Oui ! Le ciel, touché de ce que j'ai souffert loin de vous, a voulu m'en rapprocher par un miracle.

— Comment ?… Qui vous a conduit ici ?

— Dieu lui-même, vous dis-je. Je venais du château de L…, on m'arrête ici près pour changer de chevaux. Je reconnais Germain sur la porte… Il m'apprend l'accident qui vous est arrivé, l'endroit où vous êtes, et j'accours vous y joindre.

— Parlez !… Oh ! oui, parlez !… J'en crois mieux votre voix que mes yeux.

— C'est ma joie… c'est mon adoration qu'il faut croire ! Ah ! quel autre qu'Adolphe sera jamais plus fou du seul bonheur de vous aimer ?

Et, dans son transport, Adolphe couvrait de baisers les belles mains d'Ellénore, qui sans songer à les retirer portait sur lui un regard inquiet facile à comprendre.

— A quoi bon vous reprocher mon amour, en redouter les témoignages ? N'avez-vous pas fait et dit tout ce qui devait le tuer s'il était mortel ! Les dédains, l'injure, l'absence, vous avez tout prodigué pour le décourager, l'anéantir ; eh bien, il n'en est que plus vif, plus profond, plus tenace ; essayez d'autres procédés.

Un charmant sourire accompagna ces derniers mots.

— Ce que j'éprouve en ce moment vous en dit assez, reprit Ellénore. A quoi bon me réduire à vous implorer contre ma faiblesse ! Ah ! si vous saviez dans quel instant vous m'êtes apparu ?

— Vous pensiez à moi, peut-être ; vous disiez : je suis son regret, son espoir, sa vie, et c'est un amour si vrai, si dévoué, que j'immole à de vaines considérations, à un lien sans charme, sans devoir, que rien ne sanctifie, que je puis oublier sans peine et rompre sans remords. Et vous vous promettiez d'être plus raisonnable, plus juste envers moi, enfin, moins ennemie du bonheur de tous deux.

— Bien au contraire vraiment, j'évoquais votre image pour lui demander de ne plus me poursuivre ; je lui adressais tous les serments d'oubli, les résolutions courageuses décidées dans la bonne foi de mon âme, et que votre présence est venue déconcerter. Jugez de ce que cette vision réalisée a dû produire sur mon esprit ; je n'en puis revenir encore.

— Vous le voyez, le ciel est de mon parti, dit Adolphe enivré d'espérance ; comment ne pas reconnaître sa divine protection dans le hasard qui m'amène à vos pieds, dans ce concours de circonstances qui vous livre à mon amour, ici, sous son regard brûlant, au milieu de toutes les richesses de la nature, de toutes les fleurs qu'elle fait naître, de tous les parfums qui enivrent ! Ah ! Dieu lui-même nous a conduits dans ce lieu enchanté pour y recevoir nos serments, pour nous ordonner d'être l'un à l'autre. Ellénore ! chère Ellénore ! en peux-tu douter ?

—- Non, s'écrie-t-elle avec l'accent de la terreur, non, le ciel ne peut m'ordonner cette trahison. J'en mourrai… mais jamais…

— Point de blasphèmes, dit Adolphe en posant sa main sur la bouche d'Ellénore. Tu m'aimes, tu m'appartiens… Eh ! pourquoi ma vie te serait-elle moins chère que le bonheur d'un autre ? pourquoi les restes d'un amour éteint, d'un amour que tu n'as jamais partagé, auraient-ils la puissance d'étouffer le feu d'une passion que rien n'a pu vaincre ? Est-ce le monde qui t'arrête ? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans des cœurs tels que les nôtres ; nous serons heureux en dépit de lui, de ses jugements, de ses insultes ; à l'abri de mon amour, ses coups ne pourront t'atteindre. Mon culte pour toi, pour ton noble caractère, lui révèleront tous les dons que le ciel t'a prodigués, et c'est en passant par mon cœur que tu regagneras ta place dans son estime.

C'était connaître la double faiblesse d'Ellénore que d'avoir recours à ce paradoxe amoureux. Mais Adolphe savait tout ce qu'elle souffrait du monde, et il cherchait à lui faire illusion sur ce qu'un nouvel attachement lui attirait de nouveaux mépris.

Ellénore, sous l'influence d'un bonheur si imprévu, portée à croire que son amour n'offensait pas le ciel, puisque tout se réunissait pour le protéger, adopta, malgré tous les efforts de sa raison, les sophismes passionnés dictés à Adolphe par un cœur en délire.

— Oh ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, comment écouter de si douces paroles et garder sa raison ? Comment ne pas répondre par l'aveu de tout ce que je souffre pour lui depuis le jour où une seule inflexion de sa voix est venue à jamais troubler mon existence ? Oui, depuis ce jour, je n'entends plus qu'un son, je ne vois plus qu'une image, je n'ai plus qu'une pensée ; tout ce qui n'est pas Adolphe n'existe plus pour moi ; chacune de mes actions a pour but de le fuir ou de lui plaire. Le peu de bien que je fais, mon courage à secourir le malheur, à supporter l'injustice, mes faibles vertus, enfin, je ne les dois qu'à l'espoir d'en être louée devant lui. Il est ma honte, mon orgueil, mon désespoir, ma joie.

— Ah ! s'il est vrai, dit Adolphe en serrant Ellénore sur son soin, viens… suis-moi… Allons cacher notre bonheur loin de ceux qui l'empoisonneraient, loin des envieux qui ne sauraient ni le supporter ni le comprendre ; dispose de moi, de mon avenir ! Qu'est-ce qu'une vie entière pour prix d'un tel moment ?…

— Grâce pour ma faiblesse, dit Ellénore d'une voix étouffée, en s'échappant des bras d'Adolphe. Songez à tout ce que renferment ces paroles, au ciel qu'elles ouvrent devant moi ; et sauvez-nous à tous deux le tort de soumettre notre destinée à un instant de délire. Cette fièvre, dont je tremble autant que vous, cette félicité enivrante qui rend tous les obstacles vains, tous les sacrifices possibles, je n'en veux rien obtenir, rien de ce que la raison ou l'intérêt condamne. S'il est vrai que je sois pour vous ce que vous êtes pour moi, ajouta-t-elle avec dignité, s'il est vrai que votre avenir m'appartienne, que Dieu le consacre à réparer tous les maux, à effacer toutes les injures d'un sort injuste, barbare ; s'il vous a choisi parmi ses anges pour être mon protecteur, ma providence sur la terre, la réflexion, les calculs, rien ne changera votre vocation. Le serment proféré dans l'ivresse ne sera point démenti dans le calme. Votre volonté sanctifiera vos désirs, et je n'aurai pas la crainte de vous voir rougir de mon bonheur. D'ici là, souffrez que j'attende votre décision ; laissez-moi partir loin de vous. Je serai à Shisnach dans cinq jours. Faites que j'y reçoive le lendemain une lettre qui presse mon retour ou qui éternise mon absence.

— Madame, madame, la calèche est raccommodée, criait la petite fille en accourant vers la fontaine.

— Et les chevaux sont attelés, dit Germain qui suivait l'enfant ; faut-il dire au postillon d'attendre madame ?

— Non, répondit vivement Ellénore, je pars à l'instant. Adieu, ajouta-t-elle d'un ton léger en se tournant vers Adolphe, parlez de moi à nos amis ; empêchez-les de m'oublier.

Puis elle s'élança en avant de Germain, mit une pièce d'or dans la main de la petite fille qui l'avait conduite à cette fontaine de Chêne, dont le souvenir devait vivre si longtemps dans son cœur ; et les claquements du fouet des postillons apprirent bientôt qu'elle s'était remise en route.

XXXVI

Étourdi par tant de sensations diverses, accablé sous le poids de sentiments qui se combattaient dans son âme, sans qu'il pût ni les dominer ni les comprendre, Adolphe resta longtemps immobile à la place où Ellénore l'avait laissé, sans pouvoir s'expliquer comment il avait pu céder aux prières, à la volonté d'une femme dont les aveux l'enivraient ; comment, brûlant d'amour, fou du bonheur de se voir, de s'entendre aimer, quelques mots de cette bouche divine avaient tout à coup changé son délire en stupeur, sa joie en crainte ; il se reprochait d'avoir accepté les conditions imposées par Ellénore, comme s'il avait peur d'en profiter. Les scrupules de cette âme délicate et noble avaient éveillé les siens. Son attachement pour madame de Seldorf, qu'une passion trop vive lui faisait oublier, venait de frapper à sa conscience et s'y établissait en ami importun ; son exaltation n'étant plus soutenue par la présence qui la faisait naître, les difficultés de la situation lui apparurent à travers les visions de l'espoir, l'enchantement d'un amour mutuel. Il raisonnait son bonheur ; c'est déjà le décolorer. Cependant il était bien décidé à lui tout immoler. Sa probité se refusait à renier les paroles qui l'enchaînaient à Ellénore. Il espérait s'être lié irrévocablement, seulement il comptait pièce à pièce ce que lui coûterait une félicité qu'il avait crue impayable. Il serait peut-être resté tout le jour absorbé dans ses réflexions, si on n'était venu l'en tirer en lui rappelant que ses chevaux l'attendaient depuis deux heures. Alors, s'emparant du livre qu'avait oublié Ellénore, il alla retrouver sa voiture.

A peine M. de Rheinfeld fut-il arrivé à Paris, que tous ses amis vinrent le complimenter sur son futur mariage, et comme il paraissait fort surpris d'un tel empressement, madame de Co… lui disait:

— Pourquoi jouer l'étonnement à propos d'un événement si prévu ? En vous faisant la politesse de mourir, ce pauvre baron de Seldorf vous cédait naturellement sa femme, et, le deuil passé, vous deviez…

— Remplacer l'homme le plus ennuyeux du monde, interrompit Adolphe en riant: c'est très-flatteur, mais cela ne me fait pas l'effet d'un devoir.

— C'est bien mieux vraiment, dit Lemercier, c'est une ambition, un brevet de supériorité, un honneur ; car si le premier mari d'une femme lui est ordinairement donné par le calcul ou les convenances, le second est toujours choisi par elle. La sotte le prend beau, l'avare le prend riche, la vaine le prend titré, la coquette le prend fat et crédule ; la femme d'esprit seule le veut supérieur, et celui à qui madame de Seldorf fera le sacrifice de sa liberté sera mis par cela même au rang des hommes les plus spirituels et les plus aimables.

— On vous sait plus de droits qu'un autre à cet honneur-là, dit madame de Co… et le monde, ayant l'habitude de regarder comme fait ce qu'il est convenable de faire, vous félicite d'avance de l'heureux sort qui ne peut vous échapper.

— C'est par trop de zèle, reprit Adolphe ; je pensais que les aristarques de salons, si impitoyables pour les sentiments romanesques, les intimités suspectes, et même les plus innocentes, respectaient encore la grande institution du mariage, et n'en médisaient qu'après la cérémonie. Je vois que rien n'est sacré pour nos moralistes de fantaisie ; pourtant, ils feraient mieux d'améliorer leur destinée que d'arranger ou de déranger celle des autres.

Ces mots, dits sèchement, ne permirent pas de continuer à plaisanter Adolphe sur un sujet qu'il prenait tellement au sérieux ; mais cette conversation, presqu'aussitôt interrompue qu'entamée, n'en laissa pas moins une profonde impression dans son esprit. Il considéra sous tous ses aspects la place que le monde lui assignait. Flatté dans son amour-propre, son ambition, sa gloire, il se demanda, pour la première fois, s'il était réellement libre de disposer de sa main ; si elle n'appartenait pas à la femme dévouée qui s'était consacrée à lui en dépit de ses devoirs et du blâme de cette société d'élite, dont les suffrages, les applaudissements devenaient chaque jour plus nécessaires à son bonheur ; s'il lui était permis, sans manquer à l'honneur, de rompre un lien que sa durée commençait à rendre respectable, et cela au moment même où ce lien pouvait être reconnu de Dieu et des hommes ?

Si Adolphe avait pu avouer la véritable raison qui donnait tant de poids à ses scrupules, il se serait pris lui-même en horreur ; mais qui ne s'est pas trouvé dans une de ces situations complexes où la passion, n'aveuglant qu'à moitié sur les inconvénients attachés au succès de ce qu'on désire, on accueille sans résistance les obstacles, les considérations, les moindres délicatesses qui peuvent servir de prétextes au retard, et même à l'anéantissement du projet conçu dans l'ivresse de l'événement le plus vivement attendu. Avec quel facile courage on sacrifie alors les intérêts de son cœur à ceux de son orgueil ! Avec quelle bonne foi on est dupe des motifs qu'on se donne pour soumettre sa passion aux lois, aux exigences du code des salons. On pleure si sincèrement le bonheur qu'on se refuse ! la femme qu'on immole à celle qu'on n'aime plus ! Comment des regrets si déchirants, une douleur si amère laisseraient-ils le moindre doute sur la réalité, la profondeur de l'amour qui les cause ? comment soupçonner d'un vil calcul, la résolution qui coûte de vraies larmes !

Cependant le tableau de tout ce qu'il lui fallait braver pour s'allier à une personne flétrie dans l'opinion, obsédait Adolphe en dépit de ses efforts pour en détourner sa pensée. La voix de l'expérience lui disait que les lois de la société sont plus fortes que la volonté des hommes ; que les sentiments les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances et qu'on s'obstine en vain à ne consulter que son cœur ; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Ainsi, dominé tour à tour par le souvenir de madame de Seldorf, de ce qu'il lui devait, de ce qu'il en pouvait attendre ; par l'amour que lui inspirait Ellénore, par la joie d'en être aimé, par toutes les agitations du regret et de l'espoir, Adolphe avait déjà composé dix lettres dans sa tête, sans en avoir écrit une seule ligne, tant il avait de peine à fixer ses idées. Il pensait qu'en retardant sa réponse, quelque événement viendrait la rendre plus facile, ou lui donner un moyen de l'éluder. C'est ce qui arriva.

Madame Talma, déjà gravement malade, tomba dans un état désespéré. Ne se faisant aucune illusion sur son danger, elle s'affligeait de mourir sans avoir recommandé ses enfants à sa meilleure amie ; appelant Ellénore dans tous ses accès de fièvre, questionnant sans cesse Adolphe sur la possibilité du prompt retour de madame Mansley, enfin lui témoignant à toute minute ce désir des mourants auquel nulle volonté ne résiste.

Ce dernier désir d'une âme prête à s'envoler, Adolphe en le transmettant, ne pouvait y mêler un autre sentiment que celui de ses regrets. Comptant sur le cœur d'Ellénore pour apprécier sa discrétion, il s'étendit sur les détails touchants de cette mort prochaine, calme et résignée. «Je lui ai promis votre retour, écrivait-il, certain que cette espérance la ferait vivre quelques jours de plus. Puissiez-vous revenir à temps pour lui fermer les yeux, pour nous consoler tous deux en la pleurant ensemble.»

Cette lettre, renfermant une si triste nouvelle, qui pourrait peindre l'émotion d'Ellénore, lorsqu'on la lui remit, sa crainte de l'ouvrir, son pressentiment à la vue du cachet noir qu'Adolphe y avait mis comme pour préparer au chagrin qu'elle allait causer. Préférant les suppositions les plus pénibles à la réalité qu'Ellénore redoutait, elle considérait l'adresse de cette lettre et semblait vouloir en deviner le contenu au plus ou moins de fermeté dans la manière dont son nom était tracé. Plus son hésitation se prolongeait, plus sa respiration devenait difficile. L'habitude du malheur dispose à le prévoir, et c'est avec le même héroïsme qu'un brave marche à la mort, qu'Ellénore, préparée par son imagination à tout ce qui devait la désespérer, se décida enfin à lire la lettre.

— Pauvre amie ! s'écria-t-elle, et un torrent de larmes s'échappa de ses yeux. Ce premier mouvement de sincère douleur accordé à l'amitié, Ellénore chercha parmi les expressions qui dépeignaient si vivement l'affliction d'Adolphe, un mot, un seul mot qui se rattachât à la décision qu'elle attendait. En vain elle cherchait à se convaincre du scrupule religieux qui empêchait Adolphe de lui parler de lui, en même temps qu'il lui écrivait pour ainsi dire sous la dictée de l'agonie. Elle approuvait sa retenue ; elle reconnaissait dans l'abnégation d'un intérêt si puissant, ce respect pour la mort, ce bon goût qui se mêle, en France, aux événements les plus dramatiques. Elle se figurait Adolphe tout occupé des soins que réclamait la mourante, elle lui savait gré de lui avoir promis son retour. Elle cherchait à voir dans cette manière de disposer d'elle un commencement d'autorité conjugale. L'engager à revenir, n'était-ce pas pour lui jurer plutôt qu'il ne pouvait vivre sans elle ? Eh bien, malgré tant d'espérances fondées, tant de probabilités si rassurantes, ce fut le cœur oppressé d'un poids insurmontable qu'Ellénore quitta la Suisse pour se rendre au dernier vœu de sa mourante amie.

Son séjour aux eaux avait été marqué par autant d'ennuis que de succès ; plus sa beauté attirait les regards, plus on la citait, plus les femmes que son éloge importunait y mêlaient des mots injurieux sur l'éclat de ses aventures, et se promettaient de l'humilier chaque fois qu'elle tenterait de s'approcher d'elles. Mais Ellénore, ayant déjà subi l'impertinence des prudes galantes, ne s'y exposait plus, et la vie retirée qu'elle menait commençait à déconcerter les projets de séduction des uns et la méchanceté des autres, lorsque son brusque départ vint ouvrir un nouveau champ aux conjectures. On répandit le bruit qu'elle était partie pour faire courir après elle un des jeunes malades les plus élégants de la saison, à qui son admiration pour elle et sa qualité d'héritier d'un beau nom et d'une grande fortune devaient nécessairement attirer les bonnes grâces d'une femme qu'on supposait fort légère. Ainsi, dans une fausse position, on ne fait pas un mouvement qui ne blesse, pas une démarche qui n'ajoute une prévention de plus à toutes celles que la calomnie donne et que la crédulité accepte.

XXXVII

Se revoir après s'être tout dit, après s'être liés par des aveux plus que par des serments ! Quel moment solennel ! et combien cette solennité s'augmentait encore plus pour Ellénore et Adolphe du spectacle imposant de la mort s'emparant peu à peu d'une âme d'élite, d'un esprit supérieur ; de la mort luttant avec toutes ses terreurs contre la résignation d'une douce philosophie. Nul remords, il est vrai, n'assombrissait ce front pâle, ce regard où l'esprit survivait ; c'étaient les dernières lueurs d'un flambeau qui avait éclairé moins de fautes que de bonnes actions ; mais nul espoir consolant, nulle vision céleste, ne voilaient à ses yeux presque éteints la profondeur de la tombe. Fière de son courage à mourir, à quitter les amis dont les pleurs inondaient sa couche funèbre, heureuse de revoir Ellénore, il semblait que madame Talma l'eût attendue pour rendre le dernier soupir. Il semblait que, confiante dans la bonté de Dieu, elle s'abandonnait, sans souci de l'éternité, au sort commun à tous les êtres. A cette époque, les prêtres, à peine rentrés dans l'exercice de leurs saintes fonctions, étaient en petit nombre à Paris, et peu de familles, encore tremblantes au souvenir des persécutions dont on accablait naguère les ministres du culte et ceux qui les protégeaient, osaient les appeler au secours des agonisants. On mourait sans prières ; on ne s'endormait pas au bruit de la parole divine qui promet le ciel aux bonnes âmes, et la joie de se retrouver un jour à ceux qui ont beaucoup aimé. C'était une séparation déchirante, un adieu sans retour.

A ce cruel spectacle, Adolphe voit Ellénore pâlir et chanceler ; il veut l'entraîner loin de ce lit de mort ; mais au moment où, perdant connaissance, elle tombe sur le sein d'Adolphe, une main vigoureuse l'arrache de ses bras.

— On veut donc qu'elle meure là aussi ? s'écria M. de Savernon en transportant Ellénore loin de cette chambre de deuil. Et il n'attend pas que les secours qu'on prodigue à Ellénore l'aient ranimée pour la mettre en voiture et la ramener chez elle.

Averti par le domestique qu'il envoyait sans cesse chez madame Talma pour s'informer de ses nouvelles, que madame Mansley s'était fait descendre, en arrivant à Paris chez son amie mourante, dans la crainte de perdre par le moindre retard la consolation de la voir encore et de lui prouver surtout son ardeur religieuse à satisfaire le dernier vœu de celle à qui elle devait tant, M. de Savernon, prévoyant l'effet de la vue de cette agonie sur Ellénore, avait vaincu toutes ses répugnances pour venir l'arracher lui-même aux angoisses d'un pareil moment. Cet acte d'un zèle éclairé, d'un intérêt touchant, révélait trop les droits de M. de Savernon à faire du despotisme, lorsqu'il s'agissait de secourir madame Mansley. Son audace à la protéger, à disposer d'elle, disait assez qu'elle était son bien et l'on devina à quel point cette déclaration tacite devait révolter l'amour et la fierté d'Adolphe.

Ellénore aussi le devinait, et trop loyale pour se conserver un dévouement qu'elle ne pouvait plus payer d'une affection sans rivale, elle prit le parti d'avouer à M. de Savernon la passion qu'elle avait combattue vainement. De violentes scènes suivirent cet aveu ; il fallut toute l'autorité que ses malheurs donnaient à madame Mansley pour obtenir de M. de Savernon de ne pas aller défier ou tuer celui qu'il accusait de lui ravir son trésor sur terre.

— Encore, s'il était digne de toi ce sot républicain, disait-il dans sa colère ; s'il était à la hauteur du mal qu'il me fait ? Si ton bonheur devait être le prix de mon désespoir, je lui pardonnerais ; mais ce que je souffre m'apprend ce qu'il te réserve. Je te vois déjà pleurant sa trahison, pleurant sur ta facilité à croire ses belles paroles, à te flatter que, prêt à recueillir les fruits de sa complaisance pour une femme qu'il n'aime plus, il te sacrifiera la fortune qu'il en attend, l'éclat que doit jeter sur lui une telle alliance, le parti qu'en peuvent tirer son esprit, son ambition, sa vanité politique ? Malheureuse insensée ! quoi, le souvenir de l'infâme trahison qui t'a perdue ne t'éclaire pas sur celle qui te menace ? Comment ne pressens-tu pas qu'après avoir obtenu de toi la rupture qu'il te commande, le nouveau scandale qui te ferme la porte du peu de maisons qui te reçoivent, il se fera un droit du mépris qu'il t'attire pour s'éloigner de toi, pour te livrer sans appui, sans consolation, au remords d'avoir mérité les humiliations que la conscience de leur injustice t'avait fait braver jusqu'ici.

— Arrêtez !… c'est trop me punir de mon respect pour votre attachement, interrompit Ellénore, respirant à peine, effrayée par ce terrible oracle. Pourquoi me faire repentir d'avoir préféré subir la torture que vous m'infligez en ce moment au vil plaisir de vous tromper, ajouta-t-elle. Ah ! s'il est vrai qu'un aveuglement incurable me pousse vers l'abîme ; que le ciel m'ait condamnée malgré tout ce qu'il a mis dans mon cœur de bon, de pur, à souffrir tous les châtiments dus aux coupables, laissez-moi du moins la lueur d'espoir qui précède le supplice, prenez pitié de…

— Non… ma douleur ne me le permet pas… je ne pourrais… Mais je sais ce que votre repos, ce que l'honneur m'ordonnent, je m'y soumettrai… Adieu… Plus tard… je n'en aurais plus la force.

En achevant ces mots, M. de Savernon sortit précipitamment. Il laissa Ellénore aussi malheureuse que lui de la peine qu'elle venait de lui faire.

Elle avait prévu son emportement, le plaisir qu'il prendrait à injurier Adolphe, à lui prêter tous les torts, tous les crimes dont on accable le rival heureux, et elle s'étonnait d'éprouver la stupeur d'un coup inattendu. Au lieu du soulagement qu'elle avait espéré après un aveu si cruel, au lieu de ce contentement attaché à l'accomplissement d'un devoir pénible, elle s'étonnait d'être encore sous le poids de la crainte. En vain l'amour d'Adolphe la rassurait, en vain les échos de la fontaine du Chêne retentissaient à son cœur et lui rappelaient sans cesse les douces paroles qui l'enchaînaient pour la vie à celui qui l'aimait, une terreur secrète se mêlait à tous ses rêves.

D'abord, elle expliqua sa profonde tristesse par les regrets que lui laissait la perte de sa spirituelle amie, par le vif chagrin qu'elle ressentit en apprenant le brusque départ de M. de Savernon pour l'Espagne. Pourtant ce départ la tranquillisait sur plusieurs points ; mais l'idée que le malheureux s'expatriait pour n'être pas témoin de l'amour qu'elle avait pour un autre, de l'union qui devait en résulter, lui causait un attendrissement d'autant plus douloureux qu'il s'y joignait quelques reproches personnels et un sentiment vague de l'abandon où cette séparation allait la plonger. Enfin, sa situation n'était plus incertaine. Toute délibération devenait inutile ; et, comme son courage ne l'avait jamais trahie dans aucun de ses revers, Ellénore prit confiance en sa destinée. L'impossibilité d'y rien changer lui donna la force d'attendre avec calme les événements qui la fixeraient, et, ne pouvant plus rien pour son bonheur, elle s'imposa l'espérance.

Pendant ce temps que faisait, que pensait Adolphe ? Oserais-je le dire ? Pourra-t-on croire à tant de faiblesse dans un caractère noble, à tant de petites combinaisons dans un esprit supérieur, à tant d'inconséquences, d'hésitations dans un cœur passionné ? Lui seul peut donner l'idée de lui-même.

«Il y avait dans ce besoin de me faire aimer, a-t-il écrit depuis, beaucoup de vanité, sans doute, mais il n'y avait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l'honneur sont confus et mélangés ; ils se composent d'une foule d'impressions variées qui échappent à l'observation, et la parole toujours trop grossière et trop générale peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir. Presque toujours pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses ; cela satisfait cette portion de nous qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l'autre.—Quiconque aurait lu dans mon cœur en l'absence d'Ellénore, m'aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible ; quiconque m'eût aperçu à ses côtés eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L'on se serait également trompé dans ces deux jugements: il n'y a point d'unité complète dans l'homme, et presque jamais personne n'est tout à fait sincère ni tout à fait de mauvaise foi.»

Cette profession explique toutes les contradictions, les innocents mensonges, les perfidies involontaires dont Adolphe se rendait coupable par faiblesse, par bonté. Oui, par bonté ; car l'idée d'affliger même la femme qu'il avait cessé d'aimer, lui ôtait le courage de lui dire la vérité, il ne la disait pas davantage à celle qui régnait sur son cœur. Lui avouer que son empire servait encore de refuge à une pauvre exilée, c'était s'exposer à sa colère, peut-être même à son abandon ; et cet homme si brave contre tous les coups du sort, contre toutes les fureurs des hommes, devenait tremblant, lâche, à la vue des pleurs d'une femme.

Après plusieurs jours consacrés à rendre les derniers devoirs à sa vieille amie, à surveiller l'accomplissement de ses dernières volontés, Adolphe méditait sur sa conduite envers Ellénore, et se demandait s'il pouvait sans crime, s'arracher à un lien devenu respectable ; si l'amour qu'il ressentait pour elle était de force à braver l'opinion et tant d'autres obstacles, lorsqu'on lui remit une lettre de madame de Seldorf.

A la nouvelle de la mort de madame Talma, elle devait s'empresser de l'en consoler par de tendres condoléances, et Adolphe ouvrit cette lettre avec l'insouciance d'un homme qui sait d'avance ce qu'elle contient. D'abord il s'étonne d'y trouver si peu de lignes, et sa surprise redouble en lisant:

«J'apprends des choses que je ne veux pas croire, et sur lesquelles vous seul pouvez me rassurer. Aussi me verrez-vous arriver à Paris peu d'heures après cette lettre.»

Adolphe lut et relut plus d'une fois ces lignes, sans s'expliquer comment le secret, qu'il croyait enseveli dans son cœur et dans celui d'Ellénore, avait pu parvenir jusqu'à la personne dont il devait le plus troubler la vie. Un soupçon défavorable à Ellénore s'éleva dans l'esprit d'Adolphe ; il pensa que, dans le triomphe qu'elle se flattait à bon droit d'avoir remporté sur lui, elle avait cédé au plaisir de confier ses sentiments, ses espérances, ses projets, à un ami qui pourrait lui servir de guide dans ces graves circonstances, et l'aider surtout à ménager l'amour-propre et la jalousie de M. de Savernon. Il présuma que M. de Panat, effrayé des scènes violentes que devait amener l'aveu public de l'amour d'Adolphe et d'Ellénore, et de la double rupture qui devait s'ensuivre, avait cru bien faire en armant contre cet amour le ressentiment de ceux qu'il désespérait. Cette supposition, toute blessante qu'elle fût pour la dignité d'Ellénore, s'établit dans l'esprit d'Adolphe ; il l'accusa de tout ce que le retour de madame de Seldorf allait lui faire souffrir, des justes reproches qu'il lui faudrait endurer, et finit par se dire que s'il succombait à l'indignation, au dévouement, à l'éloquence d'âme de madame de Seldorf, Ellénore n'en devait accuser qu'elle, et qu'en le livrant aux tendres injures, aux larmes d'une femme qui avait tant fait pour lui, c'était mettre son héroïsme et son inconstance à une trop grande épreuve.

XXXVIII

Il n'est pas nécessaire de confier son amour pour l'apprendre à tout le monde. Les indifférents le devinent aux efforts qu'on fait pour le cacher, et les intéressés le sentent avant de l'avoir remarqué. De là vient que chacun en parle à sa guise, sans ménagement comme sans indiscrétion. Les gens bien appris ont soin de garder le silence sur ces sortes d'intérêts devant les personnes qui peuvent s'en affliger ; mais les étrangers, les étourdis que le plaisir du bavardage entraîne à mille inconséquences, sont les colporteurs ordinaires des aventures ou des conjectures dont la société s'amuse. C'est par ces derniers que madame de Seldorf avait appris le futur mariage de M. de Rheinfeld avec une certaine madame Mansley, qui n'était, disaient-ils, ni fille, ni femme, ni veuve, mais qui avait si bien manœuvré qu'elle avait persuadé à l'homme le plus spirituel de France qu'il fallait passer par le sacrement pour arriver jusqu'à elle.

La malveillance des salons allait si loin contre la pauvre Ellénore, que la baronne ne soupçonna pas Adolphe d'une extravagance si généreuse, d'un dévouement si impardonnable ; mais sachant qu'il y a toujours quelque chose de vrai dans une nouvelle fausse, et qu'il vaut mieux combattre l'infidélité de près que de loin, elle se décida aussitôt à venir au secours d'Adolphe, s'il était en péril, ou à s'affranchir de toute inquiétude, s'il était encore digne d'elle.

L'explication que venait chercher madame de Seldorf ne pouvait s'éluder, et Adolphe, toujours courageux contre l' inévitable , avait résolu de se rendre chez elle aussitôt qu'elle arriverait. Préparé à subir les injures amères d'un amour-propre blessé, il se proposait d'y répondre avec toute l'humilité et le calme d'un coupable résolu à persévérer dans son crime ; et d'autant plus ferme dans sa résolution, qu'elle devait, pensait-il, n'apporter que bien peu de changement à une liaison devenue presque fraternelle. Cet attachement fondé principalement sur des rapports d'esprit, alimenté par des succès, mais attiédi par le manque d'obstacles, par la sécurité attachée à l'idée de se savoir nécessaires l'un à l'autre, avait pris un caractère si raisonnable, qu'il semblait à l'abri de tous les dépits, de tous les emportements d'une passion naissante. Adolphe ignorait le lustre dont se pare tout à coup un amour éteint, à l'idée d'une trahison, ou plutôt à la seule crainte de voir passer sous l'empire d'un autre le sujet qu'on n'aime plus. Il devait l'apprendre de madame de Seldorf.

Pour mieux se convaincre de la facilité de répondre à tout ce qu'elle allait lui dire, Adolphe se donne les airs d'une assurance à toute épreuve. Il monte légèrement l'escalier qui conduit à l'appartement de la baronne, s'informe de ses nouvelles aux gens de la maison, demande si elle a fait un bon voyage, et tout cela d'un ton à prouver sa joie de la revoir. Mais cette gaieté feinte s'abat tout à coup à l'aspect de la pâleur de madame de Seldorf, et des traces qu'a laissées sur son visage la torture d'une crainte invincible, accompagnée de réflexions douloureuses. L'idée de traiter légèrement l'intérêt qui produit un tel ravage, l'abandonne aussitôt: il reste interdit. Alors, voulant vaincre son émotion, il prend la main de madame de Seldorf pour la baiser respectueusement ; elle la retire et dit:

— J'ai voulu savoir s'il était vrai qu'entraîné par un de ces caprices qu'on pardonne aux hommes lorsqu'ils ne font de mal qu'à nous, vous étiez au moment de lui sacrifier un attachement qui nous honore tous deux, que chaque jour rend plus sacré, et que vous ne pouvez rompre sans remords… Votre silence me répond assez, ajouta-t-elle d'une voix émue. Ah ! c'est donc vrai ! Hélas ! tout en le disant je ne le croyais pas encore.

Et voyant qu'Adolphe cherchait quelques mots consolants à jeter sur sa douleur :

— Ne tentez pas de me tromper, poursuivit-elle, et ne craignez rien de mon ressentiment. Votre cœur est libre ; en cessant de le captiver, j'ai perdu tous mes droits sur lui. Avant de vous enchaîner à une autre, peut-être voulez-vous savoir ce que je souffrirai, si vous me quittez ; je l'ignore : il s'élève quelquefois des mouvements tumultueux dans mon âme qui sont plus forts que ma raison, et je ne serais pas coupable si de tels mouvements me rendaient l'existence tout à fait insupportable. Je sens quelquefois en moi comme une fièvre de pensées qui fait circuler mon sang plus vite. Je m'intéresse à tout, je parle avec plaisir, je jouis avec délices de l'esprit des autres, de l'intérêt qu'ils me témoignent, des merveilles de la nature, des ouvrages de l'art que l'affectation n'a pas frappés de mort. Mais, serait-il en ma puissance de vivre quand je ne vous verrai plus ! C'est à vous d'en juger, Adolphe ; car vous me connaissez mieux que moi-même. Je ne suis pas responsable de ce que je puis éprouver ; c'est à celui qui enfonce le poignard à savoir si la blessure qu'il a faite est mortelle. Mais quand elle le serait, Adolphe, je devrais vous pardonner.

— Moi, vous inspirer de semblables pensées, s'écria M. de Rheinfeld ; moi, vous faire tant de mal, non, c'est impossible. Rendez-moi plus de justice, je ne vaux pas de si nobles regrets. Et d'ailleurs, pourquoi nous affliger d'une séparation que rien ne commande ; ne serai-je pas toujours votre ami, votre admirateur ? les moments passés à vous applaudir, à vous adorer, s'effaceront-ils jamais de ma mémoire ! Ah ! ne m'accusez pas, plaignez-moi plutôt de n'avoir pu surmonter…

— Oui, je vous plains, interrompit madame de Seldorf, de vous laisser séduire par les artifices d'une femme qui ne pouvait plus tromper personne… d'une femme qui…

— Arrêtez, n'insultez pas celle à qui vous devez votre estime, celle que je vous ai entendue défendre avec raison contre la calomnie, l'envie et tous les vils sentiments dont vous êtes incapable. Ne vous joignez pas aux méchants qui la poursuivent, ou je vous fuirai comme eux.

En disant ces mots, Adolphe marcha vers la porte.

— Ah ! pas encore, s'écria madame de Seldorf, se repentant d'avoir ranimé le courage d'Adolphe, en froissant chez lui un sentiment généreux. Ne m'abandonnez pas sans m'avoir rassurée sur votre avenir, sur votre bonheur ! Moi seule, peut-être, sais à quels succès vous pouviez prétendre, à quelle réputation vous pouviez atteindre. Où trouverez-vous l'esprit qui vous sortait de votre indifférence, de votre paresse ? la pensée active qui fécondait la vôtre, l'ambition qui s'initiait à tous vos rêves, qui vous eût aidé à les réaliser ! Ah ! je le sens ; le jour qui va nous séparer, nous sera également funeste ! et c'est ce qui rend ma peine si déchirante ; car le ciel m'en est témoin, si votre gloire, votre bonheur exigeaient ce cruel sacrifice, je l'accomplirais, sans même vous laisser voir ce qu'il me coûte ; mais être immolée à un sentiment dont vous rougirez bientôt, me sentir brisée par une main qui ne vous rendra jamais les biens que vous méprisez aujourd'hui, vous perdre, lorsque vous êtes l'unique pensée de mon cœur, l'inspiration de mon esprit, le mobile de toutes mes actions ! Vous perdre, Adolphe ! et dans quel moment encore ?

Il y avait tout un avenir dans cette restriction, car le deuil de la baronne touchait à sa fin. C'est accompagnés d'un torrent de larmes que ces derniers mots avaient été prononcés. Adolphe, surpris, ému de se voir tant aimé, sans force contre le désespoir qu'il causait, ne pensait qu'à le calmer par les promesses d'un dévouement sans bornes.

— Vous le voulez, disait-il inspiré par la pitié, par la gloire d'inspirer tant d'amour à cette femme supérieure, vous le voulez, eh bien, soit ! je serai perfide, infâme, je mériterai pour vous les noms les plus odieux ; mais que vos larmes cessent d'inonder mon cœur ; revenez à vous, revenez à moi !

En parlant ainsi, Adolphe serrait dans ses bras madame de Seldorf, qui, suffoquée par la douleur et par la joie, semblait prête à perdre connaissance.

Les esprits francs sont les plus crédules. De bonne foi dans leurs illusions, ils sont les derniers à les reconnaître. Madame de Seldorf, fière de reconquérir sa puissance sur Adolphe, ne doutait pas qu'il ne fût capable de sacrifier ses plus grands intérêts au désir de la conserver, et M. de Rheinfeld trouvait dans sa raison, dans son respect pour les convenances, pour l'opinion, l'excuse de ses torts et la consolation de ses regrets, tous deux, ravis de se tromper, ne se quittèrent qu'après s'être juré de se consacrer pour jamais au culte de leur ancien amour, de ce fantôme qui devait s'évanouir au premier souffle de l'égoïsme.

XXXIX

De retour chez lui, Adolphe, se méfiant de sa faiblesse, voulut s'ôter tout moyen d'y succomber. Soutenu dans sa résolution par l'impression qui lui était restée de la manière avec laquelle M. de Savernon s'était emparé d'Ellénore, au moment où la douleur de voir mourir son amie l'avait fait tomber mourante elle-même dans les bras d'Adolphe, il écrivit à Ellénore comment cet acte impérieux l'avait subitement éclairé sur des droits qu'il reconnaissait être plus sacrés que les siens. Fort de cette abnégation de lui-même, il fit une peinture de ce qu'elle lui coûtait d'autant plus éloquente qu'elle était vraie ; jamais l'image d'Ellénore ne lui était apparue plus belle qu'en cet instant où il se résignait à la fuir ; jamais la pensée de l'offenser et de l'affliger ne l'avait glacé de tant de terreur ; jamais la joie d'être aimé d'elle ne l'avait plus enivré ; et cependant à travers ses expressions brûlantes, ses protestations d'un amour sincère et passionné, on devinait un parti pris, un adieu définitif, un de ces arrêts de la vanité qui condamnent l'amour aux pleurs à perpétuité.

Pendant que M. de Rheinfeld composait cette lettre, et se livrait, malgré lui, au charme de peindre le sentiment qu'il espérait voir bientôt s'éteindre, comme on se plaît à faire le portrait de l'ami qu'on va perdre, Ellénore lui écrivait aussi pour lui apprendre seulement, et sans vouloir s'en faire le moindre mérite, qu'ayant été choquée autant que lui de l'acte d'autorité de M. de Savernon envers elle, et près du lit de mort de leur vieille amie, elle avait saisi cette occasion de rompre sans retour une liaison qu'elle ne pouvait continuer sans se dégrader.

«Avant de vous connaître, écrivait-elle, ce lien entre l'amour et l'amitié n'était qu'embarrassant ; vous le rendriez coupable, et j'ai trop grand besoin de votre estime pour ne pas aller au-devant de ce qu'elle me commande. Point de réflexions, d'avis inutiles sur cette rupture ; elle est complétée par l'absence de M. de Savernon, et quel que soit le destin qui m'attend, je suis libre… Vous riez de cette prétention, et vous avez raison… vous qui jouez avec ma chaîne.»

Ellénore affectait d'attacher peu d'importance à une détermination qui lui avait extrêmement coûté, ne voulant pas qu'Adolphe se crût engagé par ce sacrifice à lui en faire un semblable.

Les deux lettres se croisèrent.

Madame Delmer arriva chez Ellénore peu de moments après qu'on lui eut remis la lettre d'Adolphe. Etonnée de ne pas la voir se lever pour la recevoir, madame Delmer s'approche d'elle et jette un cri d'effroi en s'apercevant qu'Ellénore est inanimée, la tête renversée sur le dos de son fauteuil. A sa pâleur, à sa froideur de marbre, à sa respiration faible, convulsive, on la croirait mourante. Une lettre ouverte est sur ses genoux ; madame Delmer en reconnaît l'écriture, et l'état où se trouve Ellénore lui est expliqué.

— Le malheureux ! il la tuera ! s'écrie-t-elle, et pourtant il l'adore !

A cette exclamation à peine entendue, Ellénore se ranime ; ses yeux se fixent sur madame Delmer comme sur une apparition fantastique. Encore étourdie du coup qui l'a frappée, elle en a perdu le souvenir. Elle sourit à son amie, lui tend la main affectueusement, s'apprête à lui demander comment il se fait qu'elle ne l'a point entendue entrer, lorsque son mouvement fait tomber la fatale lettre. Alors des sanglots déchirants s'échappent de la poitrine d'Ellénore. Puis ramassant la lettre avec rage :

— Lisez, dit-elle ; je n'ai plus de secret.

Et madame Delmer, émue des expressions touchantes, des regrets passionnés d'Adolphe, approuvant son respect pour l'attachement qu'Ellénore ne pouvait rompre sans ingratitude, sans s'exposer à de nouveaux blâmes, ne comprenait rien au désespoir de son amie. Elle se plaisait à lui relire les passages les plus éloquents, les plus tendres de cette lettre, en s'étonnant de les voir écoutés avec cette ironie amère qu'inspirent la ruse et le mensonge. A ses reproches d'injustice, Ellénore répondait:

— Et moi aussi j'ai cru à ses douces paroles ; et moi aussi j'ai cru à son amour, à son dévouement ; et lui seul sait ce qu'il a fallu de soins, de persévérance, pour vaincre la terreur dont le moindre soupçon d'être aimée de lui remplissait mon âme, pour m'amener à écouter ses aveux, ses plaintes, ses promesses: enfin pour m'enivrer de son amour au point de le partager, de lui abandonner le reste de ma vie.

— Mais qui vous empêche de le croire toujours prêt à l'accepter, à se consacrer à votre bonheur ?

— Quoi ! vous ne voyez pas au fond de ce lac argenté la fange dont les exhalaisons donnent la mort ! Vous ne découvrez pas, à travers cet étalage splendide de générosité, ce luxe de sentiments, la misère profonde de ce cœur desséché ! Ne reconnaissez-vous pas dans chacun de ces mots, disait Ellénore en arrachant la lettre des mains de madame Delmer, le regret de s'être trop engagé avec moi et l'espoir de se voir bientôt affranchi par ma fierté ? Ah ! ces expressions qui vous touchent sont celles d'une pitié blessante, atroce.

— Lui, vouloir vous blesser ? lui s'être fait un jeu de vous plaire pour vous livrer ensuite au désespoir ? Non, Adolphe en est incapable ; et quel motif le porterait à une semblable infamie ? Que gagnera-t-il à mettre le comble à vos malheurs ?

— Vous voulez le savoir ? demanda Ellénore avec une énergie fébrile ; vous voulez que je déchire le voile qui le cache à tous les yeux ? Eh bien, sachez que cet homme, à qui vous prêtez toutes les vertus que son esprit fait supposer, n'est qu'un philosophe sans caractère, un ambitieux sans courage, toujours partagé entre ses sentiments et ses intérêts, traître aux uns, fidèle aux autres ; j'étais dans les premiers, madame de Seldorf dans les seconds. Voilà tout le mystère. Elle lui a fait entrevoir l'avenir qu'elle peut assurer à sa vanité politique et mondaine, et il a été ébloui. A ce tableau resplendissant, que pouvais-je opposer ? Un amour vrai, un bonheur caché, des plaisirs sans gloire ? Il n'appartient qu'aux âmes fortes de se contenter de si peu. La sienne a choisi ce qui lui convenait, je devais m'y attendre ; mais ce que j'aurais eu honte de prévoir c'est son acharnement à troubler mon repos, à vaincre une résistance d'autant plus formidable qu'elle était appuyée sur de l'antipathie ; sa constance à suivre mes pas, à compter tous les mouvements de mon cœur, à contraindre ma pensée à se fixer sur lui ; et tout cela dans la noble intention de m'offrir en holocauste à sa divinité, de se servir de moi pour arriver à obtenir d'elle la récompense due à la peine qu'il prend depuis tant d'années de feindre l'amour qu'il n'a pas… Dites, la perfidie, l'ambition, la lâcheté peuvent-elles aller plus loin ?

— Non, je ne croirais jamais que l'homme le plus désintéressé, le plus délicat, le plus loyal en amitié, soit un monstre en amour. Ah ! s'il était ainsi que la colère vous le montre en ce moment, vous ne l'auriez jamais aimé !

— Eh bien, détrompez-vous ; sa séduction est telle, qu'elle agit en dépit des yeux qui voient, de la raison qui juge, du pressentiment qui effraye ; ses défauts, ses désagréments, sur lesquels on comptait pour maintenir sa haine, se changent en attraits. Il se moque si bien lui-même de ses vices, qu'on prend leur défense contre lui ; et sans nul aveuglement, on passe de la haine à l'amour. Jugez de son pouvoir ! Je le vois tel qu'il est et je l'aime encore !

— Cet excès de faiblesse, il le justifiera.

— Non, tout espoir est perdu, vous dis-je ; madame de Seldorf a reconquis ses droits sur lui ; c'est elle qui lui ordonne cet outrage ; c'est elle qui m'en vengera. Il ne me reste plus qu'à chercher dans le calme du mépris le froid qui doit glacer mon cœur.

— Elle a raison, dit une voix mâle, qui retentit à travers les sanglots d'Ellénore ; le mépris seul doit payer une telle conduite, et c'est pour l'affermir dans la résolution d'étouffer son juste ressentiment que je viens ici, malgré Germain, qui ne voulait pas me laisser entrer.

— Ah ! venez m'aider à la rassurer, à justifier Adolphe, s'écria madame Delmer.

— Je ne puis, répondit le chevalier de Panat, car personne ne sait mieux que moi les motifs qui le font agir. Madame de Seldorf ne s'est pas refusé le plaisir de me faire entendre qu'un simple mot d'elle avait triomphé du caprice de M. de Rheinfeld, et j'accourais ici dans l'espoir d'arriver à temps pour empêcher madame Mansley de sacrifier un attachement sérieux à une coquetterie misérable ; mais j'apprends que M. de Savernon est parti au désespoir, et que l'éclat que je redoutais est inévitable. Eh bien, puisque le coup est porté, sauvons-la du moins de la honte de montrer sa blessure ; cachons ses pleurs, le monde en rirait, et nous devons être les seuls confidents de sa faiblesse.

— Mais quel parti prendre ? que faire pour la soustraire à l'influence satanique d'un homme qui, après avoir tout tenté pour l'éloigner de lui, va tout faire pour s'en rapprocher ?

— Il faut s'emparer d'elle, l'emmener à la campagne avec vous, déconcerter toutes les tentatives de M. de Rheinfeld pour la voir, lui parler, lui écrire. Il faut qu'elle prenne en horreur l'amant de madame de Seldorf ; il faut la rendre à son fils, à ses amis, enfin, la secourir contre elle-même.

Pendant ce conciliabule, Ellénore, anéantie sous le poids d'une douleur fixe, n'entendait rien de ce qu'on décidait à propos d'elle. Madame Delmer prit ce silence pour une approbation ; elle fit appeler Rosalie, lui donna l'ordre d'apprêter les objets dont sa maîtresse pourrait avoir besoin pendant le séjour de quelques semaines à la campagne ; puis, s'adressant à Ellénore avec toute l'autorité de l'amitié, elle lui persuada qu'il était de sa dignité de ne pas rester à Paris au moment où l'on y commentait ses chagrins et leur cause. Le malheur rend docile. Quand tout devient égal, on obéit sans peine.

Dès le lendemain, Ellénore était établie au château de V…, à trois lieues de Paris, chez madame Delmer, qui eut fort à faire pour se défendre aux yeux du monde, du tort d'avoir recueilli avec bonté une femme dont les aventures faisaient tant de bruit ; car la célébrité de madame de Seldorf donnait beaucoup de retentissement aux moindres scènes où elle jouait un rôle.

Dès qu'Adolphe sut l'effet de sa lettre, et qu'il fut bien convaincu qu'Ellénore était à jamais perdue pour lui, il tomba dans un désespoir pareil à celui qu'il causait. Déjà plusieurs fois poussé par une force irrésistible, espérant se justifier par l'excès de sa douleur, il s'était mis en route pour aller au château de V…; puis le souvenir de madame de Seldorf, des pleurs qu'il lui avait vu répandre, la terreur de cette ironie puissante, de cet esprit implacable dont chaque trait donnait la vie ou la mort à une réputation, l'avaient arrêté dans sa marche. On aurait peine à concevoir l'effroi qu'inspirait cet esprit transcendant, aussi bon dans le calme que brillant dans ses éclairs, si de plus grands caractères que celui d'Adolphe ne s'en étaient alarmés au point de sévir despotiquement contre ses épigrammes.

Maudissant la faiblesse qui le rendait tour à tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, s'accusant du mal qu'il avait prévu, désolé de ne pouvoir le réparer, Adolphe demandait à son esprit l'énergie qui manquait à son cœur. Mais cet esprit dont il aurait pu être si fier, lui servait à expliquer sa situation, à analyser ses sentiments, sans lui fournir aucun moyen d'accorder son ambition et son amour.

L'idée de savoir Ellénore livrée aux soins de madame Delmer avait d'abord calmé l'inquiétude d'Adolphe, elle devait trouver chez cette excellente amie tous les secours d'une affection spirituelle ; de plus, il connaissait la bienveillance de madame Delmer pour lui, et il se flattait qu'elle ferait passer son indulgence dans l'âme d'Ellénore. Il s'abusait ; plus la victime s'efforçait de porter dignement sa peine, plus l'espoir d'y succomber la rendait patiente, plus madame Delmer était sévère pour le bourreau.

Le salon de la marquise de Condorcet était le seul où Adolphe pût entendre parler d'Ellénore, car dans tous les autres, on s'empressait d'interrompre la conversation qui portait sur elle dès qu'il arrivait ; madame de Condorcet n'ayant que du bien à dire d'elle, en laissait parler librement, et même elle se plaisait parfois à observer sur le visage d'Adolphe l'altération qui s'y peignait tout à coup au seul nom d'Ellénore.

Un soir qu'elle revenait du château de V…, où elle avait été dîner, il la surprit au moment où elle disait à ses amis:

— La pauvre femme n'a pas pour trois mois à vivre !

— De qui parlez-vous ? s'écria Adolphe sans réfléchir à la brusquerie de sa question.

Madame de Condorcet craignant quelque imprudence de la part de M. de Rheinfeld, répondit avec hésitation :

— D'une personne qui m'intéresse. Puis elle ajouta vivement: Nous vous attendions avec impatience pour savoir ce qu'il y a de vrai dans la prétendue colère du premier consul contre madame de Seldorf. On dit qu'il ne lui pardonne pas certain mot sur l' élimination qui vous a tous chassés du tribunal, continua-t-elle en s'adressant à Andrieux, à Daunou et à Maillat-Garat, qui faisaient partie de son petit cercle.

— C'est possible, répond Adolphe, sans sortir de sa préoccupation. On sait que son génie n'aime pas l'esprit. Mais revenant aussitôt à sa pensée : J'ai eu l'honneur de me présenter chez vous ce matin ; on m'a dit, madame, que vous étiez à la campagne, chez madame Delmer. Vous ne l'avez pas… trouvée… malade, j'espère ?

— Non, vraiment, elle a toujours son beau teint et sa vivacité ; c'est elle qui m'a confirmé la nouvelle du dépit consulaire ; mais il s'apaisera à la première victoire remportée sur les ennemis de la France. Car il faut rendre justice à madame de Seldorf, si elle a des mots sanglants contre la tyrannie, elle a de belles paroles pour la gloire, et celles-ci feront pardonner les autres.

— Cela n'est pas sûr, dit Andrieux, la mémoire choisit mal, elle ne garde que ce qu'il faudrait oublier.

— Oh ! la bonne sentence, s'écria Garat, pour des gens qui, ainsi que nous, savent tes vers par cœur.

Une telle conversation était impossible à suivre par un esprit bourrelé de remords. Adolphe, ne pouvant contenir les sentiments qui l'agitaient, se glissa derrière madame de Condorcet et profita d'un moment où plusieurs personnes discutaient à la fois, pour lui dire d'un ton suppliant:

— C'est de madame Mansley dont vous parliez, n'est-ce pas ?

A ces mots, le visage de madame de Condorcet se couvrit d'un nuage sombre. Elle leva les yeux au ciel.

Adolphe, comprenant trop bien cette réponse, en resta pétrifié ; puis, retrouvant bientôt sa force avec l'espérance de faire mentir cet oracle funeste, il sortit, s'élança de nouveau sur la route qu'il avait si souvent prise et quittée, selon que l'amour ou l'intérêt guidait ses pas. Mais cette fois la sensibilité l'emportait. Poussé par l'aiguillon du remords, par l'image de cette adorable Ellénore mourante,—et mourante pour lui !—il marcha toute la nuit sans s'en apercevoir, sans se demander ce qu'il allait faire, si on le laisserait parvenir jusqu'à Ellénore, si elle consentirait à le voir.

Ce ne fut qu'en apercevant à la lueur des étoiles, la grille du château de V…, qu'Adolphe s'arrêta exténué de fatigue, dévoré d'une soif fiévreuse, couvert de poussière, et glacé par la peur de voir paraître à l'une des fenêtres du château le fantôme adoré qu'il avait eu devant les yeux pendant toute sa route.

XL

C'était à cette époque de l'automne où les nuits sont aussi longues que les jours, où les paysans, n'ayant plus de récoltes à faire, se lèvent tard, où la campagne, encore verte, est déjà triste, où l'on n'entend plus d'autre bruit que celui des feuilles qui tombent. Adolphe, averti par ce morne silence que tout le monde reposait encore au château, se résigna à attendre le réveil du concierge pour tâcher de pénétrer jusqu'aux antichambres. Là il espérait trouver un domestique ami de mademoiselle Rosalie qui le conduirait jusqu'à elle. Enfin, il lui semblait impossible que l'être le plus indifférent ne fût pas touché de ce qu'il éprouvait et ne se rendît pas à ses prières.

Le temps qu'Adolphe passa sur ce banc de pierre, exposé aux brouillards de la saison, à la rosée froide qui baignait ses pieds, loin de calmer les sentiments qui l'agitaient, ne fit qu'ajouter par la réflexion au besoin qu'il avait de soulager son âme et d'obtenir à tout prix son pardon. Exalté par l'excès même de son dévouement, il comptait sur l'étendue de ses sacrifices pour fléchir tous les ressentiments d'Ellénore et pour changer ses pleurs en joie.

Il était en pleine confiance sur l'effet de son retour, lorsque le bruit du premier volet qui s'ouvrit au château le fit tressaillir. Peu à peu les choses et les gens s'animèrent. Le concierge balaya le devant de la porte du petit pavillon qu'il habitait, enchaîna le gros chien, qui avait cessé d'aboyer contre Adolphe, en le voyant rester presque immobile en dehors de la cour sur le banc où les pauvres du village venaient se reposer chaque matin ; puis, après avoir décroché de son mur un trousseau de grosses clefs, le concierge ouvrit les deux battants de la grille.

— Que faites-vous là? dit-il en apercevant M. de Rheinfeld, dont l'air abattu, les vêtements couverts de poussière, parurent suspects au brave Simon.

— Je voudrais… parler à… madame Delmer, fit Adolphe d'une voix mal assurée, et en cherchant dans sa poche l'argent qu'il croyait devoir lui assurer une réponse favorable.

— A cette heure-ci ? vous n'y pensez pas, mon cher ami, madame n'est pas levée, et l'on n'ira certainement pas la réveiller pour vous recevoir. D'ailleurs, j'ai des ordres positifs pour ne laisser entrer que les personnes inscrites sur cette liste, et je parie bien que votre nom n'y est pas.

En parlant ainsi, le concierge dépliait une feuille de papier dont Adolphe s'empara en disant:

— Justement ; vous voyez bien ici le nom de M. de Panat ?

— Allons donc ! vous voulez rire ! Est-ce que vous me croyez assez bête pour vous confondre avec un monsieur qui a la tête de moins que vous ?

— Eh ! non, ce n'est pas celui-là, reprit Adolphe avec l'impatience d'un homme qui n'est pas compris: je m'appelle le comte de Ségur. Voyez si ce nom est parmi ceux qu'on vous a donnés, ajouta-t-il après s'être assuré qu'il était un des premiers inscrits.

— Ah ! c'est différent, dit Simon en mettant ses lunettes. Oui, le voilà bien… vous pouvez entrer ; mais comme ce n'est pas l'heure des visites, je vous engage à vous promener dans le parc en attendant le déjeuner ; ça sera peut-être un peu long, si madame a passé cette nuit, comme celle d'hier, auprès d'une malade que nous avons ici.

— Elle est donc bien malade ? demanda Adolphe avec anxiété.

— Je ne saurais trop vous le dire, parce qu'on ne la voit pas, et qu'elle ne veut consulter aucun médecin ; mais à en juger par l'inquiétude de Madame, par toute la peine qu'elle se donne pour la soigner, il faut croire que la pauvre femme est en danger. Ça vous chagrine, je le vois bien, ajouta Simon en remarquant la pâleur et le trouble d'Adolphe. Eh bien, tous ceux qui la connaissent en sont affligés comme vous ; elle est si bonne, si généreuse, cette chère madame Mansley !

Adolphe, ne pouvant plus contraindre son émotion, récompensa la confiance du concierge, et alla se réfugier dans les allées les plus sombres du parc. L'idée qu'il ne reverrait peut-être plus Ellénore lui causa un tremblement tel, qu'il fut obligé de s'appuyer sur le tronc d'un arbre. Un garçon jardinier qui passait près de là, le voyant prêt à tomber, s'approcha pour lui porter secours, et ne le quitta pas qu'il ne l'eût conduit dans un petit châlet qui servait de point de vue au château.

— Merci, dit Adolphe en s'asseyant dans le fond du châlet ; c'était un étourdissement ; je me sens très-bien maintenant, ne dérangez, je vous prie, personne. Seulement, lorsque madame Delmer sortira de son appartement, obligez-moi de lui faire savoir par un des gens de la maison que le comte de Ségur est ici… et qu'il a quelque chose d'important à lui dire.

Le garçon jardinier promit de s'acquitter de la commission, et Adolphe retomba dans toute l'anxiété de l'attente.

Il faut avoir passé par de semblables épreuves pour savoir tout ce que l'inquiétude peut faire des plus petites circonstances, des actions les plus insignifiantes. D'abord Adolphe s'appliqua à deviner quelles étaient les fenêtres de la chambre d'Ellénore ; car si le châlet était vu du château, on voyait ce dernier en entier du balcon de l'ermitage suisse. Il remarqua deux persiennes ouvertes, lorsque toutes les autres étaient encore fermées.

— C'est là, pensa-t-il.

Et plusieurs mouvements dans la maison, même à l'extérieur, le confirmèrent dans cette idée ; le garçon jardinier, qu'il avait déjà vu s'étant joint à un autre, ratissait, en causant, la terrasse près du château. Un domestique vint les faire taire et leur dire d'aller travailler plus loin. Peu de temps après, les deux fenêtres s'ouvrirent brusquement.

— Ah mon Dieu ! elle se trouve mal ! s'écria Adolphe.

Et il se précipitait déjà vers le château, quand la crainte de l'effet que pourrait produire son apparition le retint ; augmentant son effroi par la manière dont il interprétait les plus petites circonstances, il commençait à perdre courage, lorsque madame Delmer lui apparut au bout d'une allée. Il rentra aussitôt dans le châlet, de peur que, fidèle à sa résolution de ne pas le recevoir, elle ne s'enfuit en l'apercevant.

En effet, à peine a-t-elle franchi la porte du châlet, qu'indignée de la ruse d'Adolphe, elle veut retourner sur ses pas ; mais il la retient, il invoque sa pitié ; il la supplie en termes si touchants de le rassurer sur l'état d'Ellénore, que madame Delmer, sans se laisser attendrir, cède à la crainte de quelque extravagance de la part de M. de Rheinfeld.

— Après l'avoir mise si près de la mort, il ne vous manquait plus que de venir lui porter le dernier coup, dit-elle avec dureté ; au nom du ciel ! ne détruisez pas par votre présence le peu de calme indispensable à sa résurrection.

— Ah ! le ciel que j'invoque aussi connaît le sentiment qui m'amène, et, plus juste que vous, il m'a laissé parvenir jusqu'ici pour y offrir toutes les preuves d'un dévouement sans bornes.

— Vous ! sacrifier au bonheur d'Ellénore vos intérêts, vos opinions, vos liens ? C'est impossible. Vous ne vous appartenez plus, la France réclame vos talents, madame de Seldorf restera éternellement maîtresse de votre esprit ; et votre cœur faible, indécis, passionné par accès, mais froid par nature, ne sera jamais assez fort pour triompher de votre caractère. Vous pleurez, je le vois, et vos larmes sont sincères ; mais vous en répandriez bientôt de plus amères, si, cédant au sentiment généreux qui vous amène, je vous laissais abuser Ellénore sur le sort qui vous attend tous deux. Non, vous ne pouvez sans crime lui promettre une félicité qu'il ne dépend pas de vous de lui donner. C'est pour lui avoir laissé entrevoir cette existence idéale que vous l'avez précipitée dans l'état où elle est ; respectez sa souffrance.

— Mais que puis-je, ô mon Dieu ! pour la rendre à la vie, pour l'empêcher de me haïr ?

— Il faut accepter sa haine en punition de vos torts, renoncer à lui adresser une de ces justifications imparfaites qui affaiblissent le ressentiment sans l'éteindre, lui laisser dans sa rancune la force de vous fuir, dans son mépris un moyen de vous oublier.

— Vous m'en demandez trop, s'écria Adolphe en cachant sa tête dans ses mains, honteux de montrer la rougeur qui couvrait son front.

— Mon amitié est à ce prix : je dis plus, la sienne, car au jour où elle recouvrera le repos, elle vous saura gré de le lui avoir rendu par un si courageux sacrifice.

— Ah ! si je dois obéir à cet arrêt flétrissant, je ne le puis qu'après en avoir reçu l'ordre de sa propre bouche, qu'elle me le donne, et je jure sur l'honneur de le subir, dussé-je mourir à la peine.

Alors Adolphe se jeta aux genoux de madame Delmer et l'accabla d'instances pour obtenir la triste faveur d'être chassé à jamais par Ellénore elle-même.

— Eh bien, soit, dit madame Delmer plus entraînée que persuadée par toutes les raisons que lui donnait Adolphe ; malgré le mal qu'il en peut résulter, elle saura que vous êtes ici ; elle saura quelle intention vous y a conduit, et si, plus confiante que moi dans vos résolutions, elle consent à…

— Oh ! ne l'en détournez pas !

— Je vous promets de lui laisser ignorer ma pensée… tant qu'elle ne me la demandera pas. Mais jurez-moi aussi de vous conformer à sa décision telle qu'elle soit ; songez que la moindre agitation peut la tuer, et ne me livrez pas aux remords d'avoir cédé à vos prières.

En ce moment un domestique vint avertir madame Delmer que le docteur était arrivé.

— Je l'ai fait appeler, dit-elle, en dépit de la volonté d'Ellénore qui se refuse à tous les secours de la médecine, sous prétexte qu'elle n'est point malade, dit-elle, et cependant nous la voyons dépérir de jour en jour. La pâleur de la mort couvre ses beaux traits ; elle a tous les symptômes d'une maladie de cœur, et c'est pour la contraindre à se laisser soigner que je veux avoir l'avis du docteur Moreau.

— Ah ! faites que je le sache aussi, dit Adolphe en pressant la main de madame Delmer. Vous tenez ma vie, disposez-en comme vous voudrez ; je souscris à tout, mais que je la voie ; qu'elle me méprise, mais qu'elle sache que je l'aime plus que jamais !

Ces derniers mots ne parvinrent pas jusqu'à madame Delmer, qui s'était empressée d'aller recevoir le docteur, et de préparer Ellénore à sa visite avant d'oser lui parler de celle d'Adolphe.

Tant de soins, tant de précautions réclamaient du temps, et poussé par sa brûlante inquiétude, Adolphe était parvenu, sans s'en apercevoir, jusqu'au bas de la terrasse qui touchait au château, espérant à chaque porte qui s'ouvrait, à chaque personne qui se dirigeait de son côté qu'on venait lui dire d'entrer. Enfin, le docteur Moreau parut tenant un billet à la main, et suivi d'un valet de chambre de la maison auquel il dit de le conduire vers M. de Rheinfeld.

— Le voilà qui se promène tout près d'ici, répondit le valet de chambre qui le connaissait depuis longtemps pour l'avoir vu chez sa maîtresse.

— Oh ! ciel, que va-t-il m'apprendre, pensait Adolphe. Et, dominé par l'effroi, il n'osait aller au-devant du docteur ; ses lèvres tremblaient, il balbutiait des questions non achevées. Le docteur, devinant celle que le malheureux avait tant de peine à articuler, imagina d'y répondre non pas avec une complète franchise, mais pourtant de manière à laisser soupçonner que l'état de madame Mansley lui paraissait fort alarmant, et qu'il était de son devoir de la maintenir dans un calme absolu.

— Voici, ajouta-t-il, ce qu'elle m'a chargé de vous remettre.

Adolphe prend vivement le billet que lui offre le docteur, et y lit ce peu de mots tracés au crayon d'une main mal assurée :

« Je ne veux plus vous voir. »

Tous les coupables sont susceptibles. Adolphe s'indigna de ce refus, comme s'il ne l'avait pas mérité, et froissant avec rage le papier dans ses mains, il dit adieu au docteur ; celui-ci le retint.

— J'ai promis à madame Delmer de vous ramener, dit-il ; je ne vous quitte pas. Nous sommes de vrais despotes, nous autres médecins, quand il s'agit de nos amis. Allez, j'en ai guéri de plus malades que vous.

— Je n'en doute pas, car je me porte fort bien, reprit Adolphe en affectant une grande liberté d'esprit.

— Eh bien, tant mieux, nous causerons. J'ai à vous apprendre une nouvelle qui vous intéresse.

En parlant ainsi, le docteur conduisait Adolphe vers sa voiture. Lorsque tous deux y furent montés:

— Une nouvelle qui m'intéresse ! répéta M. de Rheinfeld ; il y en a bien peu qui puisse m'émouvoir en ce moment.

— Celle-là vous contrariera, et les contrariétés sont les seules distractions dans les grandes peines.

— Vous voulez exciter ma curiosité ; je n'en ai plus pour rien, tout m'est égal.

— Même le malheur de ceux qui vous aiment ?

— Personne ne m'aime, répondit Adolphe avec amertume.

— Plût au ciel !

Cette exclamation retentit au cœur d'Adolphe ; il fit un effort sur lui-même pour continuer la conversation.

— Eh bien, dit-il, j'attends cette contrariété consolante que vous avez la bonté de me promettre ; car je ne saurais la deviner.

— Je le crois bien, vraiment ; qui aurait jamais soupçonné une semblable petitesse dans un si grand caractère ; mais l'humanité est ainsi faite, c'est un composé de contrastes, de faiblesse et de force, de sublime et de ridicule. Quand on commande à des armées invincibles, à un pays comme la France, qu'on a l'Europe à ses pieds, comment s'inquiéter des bons mots d'une femme ?

— Qu'entends-je, madame de Seldorf serait…

— Exilée, répondit le docteur. Et tous deux gardèrent un morne silence.

XLI

L'exil de madame de Seldorf mettait fin à toutes les fluctuations qui agitaient le cœur d'Adolphe. Après l'avoir connue, courtisée, aimée pendant sa prospérité, l'abandonner à l'instant du revers était une lâcheté impossible. Ainsi l'honneur est parfois un tyran secourable. Ce qu'il ordonne nous sauve du remords de choisir. Adolphe se rendit sans délai chez madame de Seldorf.

— Eh bien, où passons-nous l'hiver ? dit-il en entrant dans le salon de la baronne.

Des larmes de reconnaissance remplirent aussitôt les yeux de madame de Seldorf ; elle serra la main d'Adolphe, et se tournant vers ses amis:

— Comment se plaindre d'une injustice qui vous vaut de telles preuves d'attachement ? Puis, s'adressant à M. de Rheinfeld : nous irons où l'on peut penser et parler librement, où la flatterie n'est pas un devoir, où l'esprit n'est pas un crime, où la tyrannie ne se couvre pas d'un manteau républicain pour frapper sur les défenseurs de la liberté, où les princes innocents ne sont pas jugés par des commissions militaires, où l'on ne fait pas tomber les têtes qui refusent de s'incliner devant l'idole du jour.

Les amis de madame de Seldorf s'empressèrent de l'interrompre, car en exhalant ainsi sa juste colère, elle justifiait presque sa disgrâce et donnait un prétexte pour la prolonger.

Elle se décida à partir pour l'Allemagne, et obtint, de l'officier de gendarmerie qui ne la quittait pas, de rester vingt-quatre heures de plus à Paris pour faire les arrangements nécessaires à un si long voyage. Ce peu d'heures consacrées à de tristes adieux parurent éternelles à M. de Rheinfeld. Il les passa à récapituler ses torts, à s'accuser de ses malheurs, à en pressentir de nouveaux, d'inévitables ; à maudire son caractère, sa destinée : à se livrer à toutes les tortures d'un amour qu'on s'arrache du cœur ; mais l'instant du dévouement arrivé, Adolphe passant tout à coup de l'abattement à l'excès du courage, fut rejoindre madame de Seldorf qui l'attendait. Espérant trouver chez lui l'exemple d'une résignation qu'elle ne pouvait atteindre, à la vue du visage calme et souriant d'Adolphe, elle reprit assez de force pour comprimer sa douleur, pour la raisonner même.

— Oh ! mes amis, disait-elle en les embrassant, l'exil, c'est la mort ! les plus grands hommes de l'antiquité et des temps modernes ont succombé à cette peine. On rencontre plus de braves contre l'échafaud que contre la perte de la patrie. Où retrouverai-je vos bons soins, votre esprit, cette réunion de personnes si distinguées et si simples, si savantes et si rieuses, si amusantes et si dévouées ! Et c'est la fantaisie d'un homme qui me prive de tant de biens ! O vous ! qui restez pour défendre l'indépendance nationale contre le despotisme de la gloire, unissez vos voix puissantes pour sauver la France, et Bonaparte lui-même des vengeances de l'Europe asservie. Montrez-vous l'ennemi des conquêtes, le soutien de nos lois ; mais non, n'écoutez pas ce conseil dangereux ; on vous exilerait, et je ne veux pas vous faire payer si cher le bonheur de nous revoir.

Un quart d'heure après cet adieu, la voiture de madame de Seldorf traversait le boulevard près de la porte Saint-Martin. Plusieurs grosses charrettes encombraient le passage, et les postillons, impatients de reprendre leur galop, criaient au cocher d'une calèche qui marchait au pas, de se ranger pour les laisser passer. Le cocher complaisant obéit, et Adolphe ne put retenir un cri douloureux en reconnaissant dans le fond de cette calèche une femme à demi-couchée, dont la tête était appuyée sur l'épaule de madame Delmer.

— O mon Dieu ! pensa-t-il, est-ce ainsi que je devais la revoir !

Oui, cette femme, c'était Ellénore. Le docteur Moreau ayant déclaré que le froid de la campagne pouvait augmenter la fièvre qui minait la malade, madame Delmer s'était chargée de la ramener elle-même à Paris, en prenant toutes les précautions qu'exigeait son état de souffrance.

Dans le calme parfait où son amie cherchait à la maintenir, Ellénore semblait reprendre à la vie. Ses yeux étaient moins ternes, ses joues plus colorées, sa voix plus sonore. Elle témoignait le désir de voir son enfant, et parlait d'envoyer sa sœur à Londres pour le lui ramener. On devinait, à sa docilité à suivre le régime qui pouvait la guérir, qu'un secret espoir soutenait son courage. Hélas ! cet espoir, elle le puisait tout entier dans le souvenir de sa mère, qu'elle avait vue mourir de la même maladie dont elle se sentait atteinte. A chaque accès de fièvre, à chaque spasme qu'elle éprouvait:

— C'est bien cela, disait-elle, je ne dois pas avoir longtemps à souffrir ; profitons-en pour prouver à ce monde, à la fois si cruel et si dédaigneux, que je ne méritais pas les humiliations dont il m'a abreuvée, et que je n'étais pas indigne du dévouement et du nom d'un homme distingué. Oui, j'en ai la certitude, celui-là ne me trompera pas ; j'ai sa parole ; chaque mot de son serment est gravé dans ma mémoire ; il le tiendra… et d'ailleurs que lui demandai-je ? de me réhabiliter dans l'opinion, de placer ma tombe au rang qui m'était dû, de me venger par un sacrifice illusoire de l'injure, de la lâcheté d'un ingrat, des insultes de la calomnie, des injustices du sort, du fol amour qui me tue ; mais la mort n'est-elle pas là pour m'acquitter de ce bienfait ? lui laissera-t-elle le temps de se reprocher l'excès de sa reconnaissance ? Non, je puis sans scrupule en réclamer cette unique, cette dernière preuve.

Alors, se traînant vers sa table à écrire, elle resta quelque temps à méditer sur la détermination qu'elle allait prendre ; puis, cédant à sa conviction, à cette volonté suprême des malheureux condamnés, elle écrivit cette lettre :

«Vous rappelez-vous ces mots: Je pars !… mais non pas sans vous jurer que, quels que soient ma situation, mes liens, fût-ce dans huit jours comme dans vingt ans, un signe, un mot de vous, disposera de moi, me ramènera à vos pieds, pour y obéir à vos ordres, y servir vos projets, et sacrifier, s'il le faut, mon existence à vos moindres caprices.

»Eh bien, je vous attends, Lucien, ne tardez pas trop à venir, sinon le ciel, qui a pitié de moi, me délivrerait avant de vous revoir, et vous ne pourriez exaucer ma dernière prière.»

M. de La Menneraye était en garnison à Metz lorsque cette lettre lui parvint. Il sollicita un congé d'un mois pour venir soigner un parent dangereusement malade. Muni de cette autorisation, il se mit en route, espérant trouver madame Mansley moins mal qu'elle prétendait l'être, et comptant sur ses soins, sur son amour, pour la rendre à la vie.

L'attente de cette arrivée maintenait Ellénore dans une agitation muette que ses amis prirent pour un retour à la santé ; elle-même les affermissait dans cette erreur par son courage à souffrir et par sa constance à leur affirmer qu'elle allait tous les jours un peu mieux. Elle savait que les meilleurs amis du monde ont un intérêt facile à courbaturer, et qu'ils traitent d'imaginaires les maladies dont on ne meurt pas, ou dont on ne guérit pas tout de suite, et que c'est leur rendre service que de ne pas les ennuyer du récit des souffrances contre lesquelles ils ne peuvent rien.

En effet, ceux qui étaient forcés de remarquer le dépérissement de madame Mansley se débarrassaient d'une bonne partie de la pitié qu'ils en auraient dû avoir, en l'attribuant à toute autre cause qu'au chagrin : c'était, disait-ils, la suite du mauvais régime, d'une vie trop recluse, d'agitations trop multipliées. Quant aux gens du monde, ils en parlaient avec cette commisération blessante qui sert si bien la bonté féroce des méchants.

— Avez-vous rencontré la pauvre madame Mansley dans l'allée des Veuves, où elle va respirer l'air en voiture ouverte, quand le temps et son médecin le permettent ? Elle s'est changée au point de n'être plus jolie.

— Vraiment, je n'en suis pas surprise ; elle est à moitié folle. Savez-vous ce qui la met dans cet état déplorable ? La rage de se faire épouser.

— Oh ! la bonne extravagance ! Mais il me semble qu'elle s'était arrangée de manière à pouvoir s'en passer ?

— Non ; il paraît que l'amour ne lui suffit pas. Elle s'était mis dans la tête de séduire M. de Rheinfeld au point de l'amener à couvrir de son nom tous les péchés cachés et connus de la belle Ellénore.

— Comment a-t-elle pu se flatter un instant de distraire Adolphe de l'envie de se marier, non pas avec elle, mais avec madame de Seldorf ? Ce n'est pas la passion de M. de Rheinfeld, il est vrai, mais c'est son idée fixe, et les entêtements sont bien plus forts que les sentiments. Madame Mansley aurait dû savoir cela, elle qui a déjà fait plus d'une triste expérience sur le cœur humain. C'est bien la peine d'avoir été la dupe du plus grand roué de France et d'Angleterre, si cela ne garantit pas des galanteries bourgeoises d'un patriote. En vérité, ce serait bien sot à elle d'en mourir !

— Aussi n'en fera-t-elle pas la sottise, je vous l'affirme ; il ne manque point de consolations pour de pareils désespoirs, on n'en meurt guère que dans les romans. D'ailleurs, n'a-t-elle pas un petit bâtard qui l'oblige à braver les injustices des hommes et les tortures de la vie (style de ces sortes de victimes), et ne faut-il pas qu'elle se résigne à subir les douleurs et les joies d'une existence orageuse par pur amour maternel ? Soyez donc tranquille, elle ne manquera pas de prétexte pour faire encore parler d'elle, et pour vous donner une nouvelle occasion de plaindre ses malheurs.

— J'aimerais bien mieux l'en consoler, disait un élégant, et faire renaître sur son beau visage les couleurs et le sourire qui l'animaient autrefois. Sans vanité, je vaux bien le grand blond qu'elle pleure, et cela pourrait l'amuser d'en médire avec moi. D'abord, je lui prédirais le désappointement qui le menace ; car il va recevoir le même soufflet qu'il lui a donné : madame de Seldorf s'est fait un nom trop célèbre pour le quitter, dès qu'elle aura la conviction qu'Adolphe la préfère même à celle qu'il aime, et que tous les sacrifices qu'elle attendait de lui son irrévocablement accomplis, enfin, qu'il est brouillé sans retour avec madame Mansley, elle lui fera entendre, avec toute la délicatesse que les gens d'esprit mettent à dire des choses désagréables, qu'elle est très-fière de son affection, très-reconnaissante du noble dévouement qui lui fait partager son exil ; mais que leur bonheur à tous deux exige qu'ils restent libres.

— Oh ! le charmant compliment, et qu'il l'aura bien mérité. Jamais la peine du talion n'aura été mieux appliquée ! Adolphe en crèvera de dépit. Je m'en réjouis d'avance pour cette pauvre abandonnée. Le bon Dieu lui doit bien ce petit plaisir, en compensation de tous les chagrins qu'on lui donne, et de la considération, de la bienveillance qu'on lui refuse.

C'est ainsi que les caquets les plus médisants prennent un air bonace en passant par la bouche des bavards de bonne compagnie. Sans les entendre, Ellénore les devinait, et elle ne comprenait pas comment, accablée par tant de peines réelles, elle pouvait être aussi sensible à de vaines injures, à de sots jugements, dont le repos de sa conscience et l'estime de ses amis la vengeaient assez.

— Et moi aussi, pensait-elle, j'ai ma part de faiblesse, de lâcheté ! Puis-je donner d'autres noms à cette terreur du mépris, si injuste qu'il soit, à cette horrible souffrance qui s'empare de mon être à la vue d'un regard dédaigneux, d'une confidence ironique, d'un de ces signes inventés par l'envie insolente, pour humilier le malheur innocent ? Quoi ! je ne puis supporter les affronts dont m'abreuve un monde que je méprise ! Dieu sait ce que je ferais pour m'en affranchir, et je m'étonne de la faiblesse de cet Adolphe qui me sacrifie aux pleurs d'une amie, et c'est lorsque je succombe aux coups portés par des mains indifférentes, que je lui reproche de céder à la pitié du désespoir qu'il cause. Non, je n'ai pas le droit de le blâmer. Puis passant aussitôt du besoin d'absoudre Adolphe, à celui de l'accuser, Ellénore s'écriait: Mais est-ce bien à un sentiment généreux qu'il a obéi en m'assassinant ! Ah ! je voudrais en vain me le persuader ! C'est la même crainte de l'opinion, le même effroi des jugements, des épigrammes sanglantes de ce monde à la fois corrompu et sévère qui l'a rendu ingrat, parjure. Qu'est-ce donc que cette puissance occulte dont les arrêts prononcés par tant d'être frivoles, insensés, pervers, ont force de lois ; que cette divinité dont les faveurs se payent au prix de ce qu'on a de plus cher ! Mais ces faveurs qu'Adolphe a craint de perdre, ces faveurs qu'il m'a préférées, ne peut-on les reconquérir ?

En ce moment, et comme pour répondre à sa pensée, on prononça le nom de M. Lucien de la Menneraye : c'était Germain qui l'annonçait.

XLII

Il est un degré d'affaiblissement où les émotions douces font presque autant de mal que les plus cruelles. Ellénore, quoique très-confiante dans la promesse de Lucien, ne s'attendait pas à le voir arriver si tôt, et la surprise, la joie de pouvoir opposer une preuve de dévouement à un acte d'ingratitude, lui causèrent une si vive palpitation qu'elle s'évanouit.

— C'est donc vrai, s'écria Lucien en courant pour la soutenir. Elle se meurt ! O mon Dieu ! rendez-la-moi… Ellénore ! Ellénore ! ranime-toi ! O mon premier, mon unique amour, vis encore pour être adorée ; vis pour ta vengeance et mon bonheur !

Et Lucien couvrait de baisers brûlants les mains pâles d'Ellénore ; il espérait dans la ferveur de sa prière, dans l'excès de sa passion, pour obtenir du ciel de la voir sortir de l'anéantissement où elle était plongée. Enfin les yeux d'Ellénore s'ouvrirent, un éclair de joie y brilla, le sourire le plus doux vint animer son visage décoloré. Elle voulut parler, mais une forte oppression l'en empêchait. Et Lucien la suppliant de se calmer, de se taire, ajoutait:

— Je ne veux rien savoir. Vous m'avez appelé, j'arrive ; quelle que soit la mission que vous me réservez, je la remplirai, fallût-il aller frapper votre ennemie au sein de l'enfer, ou acheter votre repos au prix de tout ce que je possède, de tout ce que j'espère, de cette existence que vous m'avez conservée pour la remplir tout entière. Oui, rien ne me coûtera pour vous rendre à la paix, au bonheur que vous méritez ; je ne demande pour récompense que de vous voir renaître. Ah ! vivez pour moi ; on n'a pas le droit de désirer la mort lorsqu'on est passionnément aimé.

La visite du docteur Moreau mit fin à cette entrevue. Il trouva le pouls d'Ellénore fort agité, et ordonna qu'on ne lui laissât voir personne du reste de la journée.

— A quoi bon, dit-elle, me priver de la présence d'un ami, j'ai peut-être si peu de temps à le voir.

— Allons, point de ces idées-là, reprit le docteur, autrement je renonce à vous soigner ; car lorsqu'un malade ne demande pas mieux que de guérir, nous avons souvent bien de la peine à le tirer d'affaire ; mais quand, avec sa maladie, il nous faut combattre la mauvaise volonté du malade, nous ne sommes pas assez forts ; ainsi, prêtez-vous à vivre, quand ce ne serait que par égard pour ma réputation. Songez donc que je serais perdu si l'on pouvait m'accuser d'avoir laissé mourir une jeune et belle femme telle que vous.

M. de la Menneraye se joignit au docteur pour engager Ellénore à se mettre au lit et à éviter toute espèce d'émotions tant que durerait son accès de fièvre. Il était si visiblement consterné de l'état de dépérissement où il voyait madame Mansley, que le docteur s'empressa de lui donner des espérances que lui-même n'avait pas, craignant qu'Ellénore devinât son danger à l'effroi peint sur le visage de son jeune ami.

Le lendemain, lorsque Lucien vint savoir des nouvelles de la malade, on lui dit qu'elle allait beaucoup mieux et qu'elle désirait le voir.

Il la trouva sur son canapé, vêtue d'une robe noire, d'un châle de même couleur ; ses beaux chevaux étaient nattés comme pour attendre un chapeau, enfin, sans sa pâleur extrême et l'air souffrant qui perçait à travers son attitude calme, on l'aurait crue au moment de sortir.

— Grâce à Dieu, je suis en état aujourd'hui de vous exprimer, cher Lucien, tout ce que m'inspire de reconnaissance votre…

— Ne parlons pas de cela, interrompit M. de la Menneraye. En me rendant à vos ordres, je n'ai rien fait que pour moi. Un de nos amis communs, las de combattre avec sa raison contre ce qu'il appelle ma folie, a fini par la prendre en pitié, et s'est chargé de m'instruire de toutes vos actions, même des motifs qu'on leur prêtait. Il espérait sans doute plus de cette relation fidèle que de ses sermons philosophiques. Il est certain que tout ce qu'il m'apprenait de vos sentiments pour M. de Rheinfeld aurait dû me guérir ; eh bien, le croirez-vous ? chaque preuve de dévouement pour cet homme si spirituel vous embellissait encore à mes yeux.—Comme elle sait aimer ! me disais-je. Quel noble aveuglement l'entraîne ! Ah ! pourquoi faut-il tant de talent, de célébrité pour lui plaire ? Pourquoi les agitations de l'incertitude, la crainte d'une trahison, les prévisions d'un malheur humiliant, sont-ils nécessaires à la vie de son âme ! à cette fièvre qu'on ne peut ni donner, ni éteindre, qui n'ait d'un regard, qui vit d'obstacles, de tourments, d'injures, et qui, jouet de la fatalité, n'obéit qu'à elle. Mais cette fatalité qui soumet aujourd'hui Ellénore à une fascination complète ne peut-elle l'en affranchir demain ? Un rayon du ciel ne peut-il l'éclairer, ne peut-il lui montrer la différence d'un amour vrai, dévoué, à un amour composé, bariolé par les sentiments les plus contraires, sans force contre un vil intérêt, contre les propos du monde ? Oui, ce moment viendra ! je le sens à l'espoir qui me reste. Oh ! dites qu'il est venu, ce moment si passionnément attendu ; dites que ma tendresse triomphe de vos regrets, dites que le ciel me destine à vous faire oublier tout ce que vous avez souffert, et même ceux qui vous ont fait souffrir.

— Non, je vous tromperais, répondit Ellénore ; la fascination a cessé, mais la blessure reçue dans ce dernier combat saigne encore et ne se refermera jamais. Il en est une autre plus difficile à avouer, parce qu'elle ne tient pas au cœur, et qu'on est sans pitié pour les plaies de l'amour-propre. Pourtant Dieu sait les douleurs qu'elles font endurer, surtout quand l'honneur et la fierté en partagent le supplice. Je vais mourir, Lucien.

— Non, je ne le veux pas, s'écria-t-il éperdu.

—Écoutez-moi, reprit Ellénore avec une extrême douceur ; je sais que cette vérité vous afflige, mais il faut que vous la sachiez pour me comprendre, pour excuser la faiblesse, la sottise de ma démarche en cet instant. Vous vous êtes offert pour me venger de tous les coups, de toutes les insultes du monde et du sort ; eh bien, soyez-le ce vengeur ; que je vous doive une mort assez honorable pour effacer les erreurs, les calomnies et les humiliations qui ont flétri ma vie. Vous êtes libre, rien ne s'oppose à ce que vous me fassiez la charité d'une douce agonie, à ce que vous changiez cet horrible moment en fête nuptiale. Vous voulez me consacrer votre existence entière ; je n'en demande qu'une heure : me la donnerez-vous ?

— Ah ! vous n'en doutez pas !… s'écria Lucien, en tombant aux pieds d'Ellénore.

Et il lui répéta tous les serments d'un premier amour, du seul que l'on croie être sincèrement éternel.

— Ordonnez, disait-il, je me soumets à tout avec joie ; mais vous vivrez, n'est-ce pas ?

— Oui, répondait-elle en souriant tristement, puisque vous l'ordonnez ; mais ne perdons pas de temps ; réfléchissez au sacrifice que j'ose vous proposer, et qui, bien que momentané, peut vous effrayer encore ; puis, lorsque vous serez décidé à me refuser ou m'accorder l'honneur de mourir votre femme, nous aviserons tous deux aux moyens…

— Eh ! qu'ai-je besoin de réfléchir pour accepter le bien qui comble tous mes vœux, interrompit Lucien avec l'accent de la passion. Depuis le moment où je vous ai vu paraître, là, dans cette petite chambre, où votre bonté m'a recueilli, où vos soins m'ont ranimé, n'êtes-vous pas l'ange sauveur à qui je dois tout ? Et mon amour, ma vie entière, peuvent-ils suffire à m'acquitter ? Ah ! disposez de moi comme d'un esclave que le ciel vous confie. Mon nom, ma fortune, mon honneur, ma gloire, je remets tout entre vos mains, sûr de voir leurs intérêts mieux protégés par vous qu'ils ne le seraient par moi. Ordonnez, faites acte d'autorité pour que je croie à mon bonheur.

Tant d'amour, de générosité, aurait dû consoler Ellénore ; mais la comparaison qu'elle en faisait avec l'amour égoïste dont elle avait à se plaindre, ajoutait encore à sa peine. Voir chez un autre les vertus qu'on rêvait dans celui qu'on aime, c'est souffrir deux fois de sa misère.

Pressé de s'acquitter envers Ellénore par le don de sa main, Lucien rassembla les papiers nécessaires à cet acte solennel. Orphelin depuis deux ans, il n'avait aucun consentement à demander à sa famille, et il crut plus sage de ne pas lui apprendre son mariage, avant que la consécration eût rendu toute récrimination inutile. S'engageant à servir de père à Frédérick, Lucien paraissait si heureux de se consacrer à ses nouveaux devoirs, qu'il avait déjà rempli les premières formalités et fixé le jour de la cérémonie, lorsque Ellénore lui dit:

— Non, pas sitôt ; ma sœur est absente, et je désire qu'elle soit témoin de mon bonheur. Elle m'a vu pleurer si souvent !

— Mais le retour de votre sœur peut se faire attendre, répondit Lucien ; il faut faire tant de détours pour venir de Londres en France ?

— Non, elle sait pourquoi je l'attends ; elle sera ici dans huit jours.

— Eh bien, employez ce temps à vous soigner, à vous rétablir.

— Mais, vous le voyez, reprit Ellénore en montrant ses joues ; les couleurs me reviennent, je ne souffre presque plus.

Et l'oppression qu'elle ne pouvait vaincre démentait ses paroles. Mais il fallait plus d'expérience que n'en avait Lucien pour n'être pas dupe des efforts, des ruses d'Ellénore pour dissimuler le mal qui la tuait ; plus il faisait de progrès, plus elle affectait d'en être moins tourmentée. Comment aurait-il reconnu la contraction de la souffrance dans ce sourire si gracieux ? le désespoir de la guérison dans cette coquetterie charmante qui présidait à la parure simple, mais de si bon goût d'une convalescente, et la pensée d'un adieu éternel dans cette aimable causerie, semée de projets pour l'avenir, et d'actions de grâces pour le bonheur présent ?

Le docteur lui-même s'y trompait, et ne soupçonnait pas les moyens dangereux qu'employait madame Mansley pour se donner des forces factices ; il attribuait à la jeunesse de la malade les honneurs d'un combat qui retardait l'instant fatal ; quelquefois même, ne croyant pas que le courage d'une femme pût aller si loin, il se flattait d'un succès impossible ; madame Delmer et les amis d'Ellénore partageaient cet espoir, et disaient:

— L'ingratitude l'assassinait, la reconnaissance la sauve ; bénie soit la main qui nous la rend !

Ils étaient dans toutes les joies de cette illusion, lorsque Ellénore fit demander, un matin, M. de la Menneraye et madame Delmer, bien avant l'heure où elle les recevait d'ordinaire. Surpris de ce message, ils le furent bien davantage de l'état où ils trouvèrent Ellénore : son visage était livide, ses yeux rouges, ses lèvres tremblantes, sa respiration entrecoupée.

— Venez, dit-elle d'une voix à peine articulée ; la crise de cette nuit ne me permet pas d'attendre… le retour… de ma sœur… Je mourrai sans embrasser mon fils ;… mais faites qu'il soit fier de l'inscription gravée sur le tombeau de sa mère… Le notaire, le maire et le prêtre sont prévenus. J'ai poussé la faiblesse jusqu'à faire venir un imprimeur, auquel vous allez dicter vos billets de faire part de notre mariage en même temps que les autres. Tenez, j'en ai fait le modèle.

Alors, Ellénore lui présenta un papier où on lisait ces mots:

«M. le comte Lucien de la Menneraye a l'honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu'il vient de faire dans madame la comtesse Ellénore de la Menneraye, décédée le… décembre 18…

En vain Lucien se refusait à la croire, à lui obéir.

— J'ai votre serment, disait-elle, et vous le tiendrez. C'est à ce prix seulement que je vous devrai une mort douce et glorieuse. Tout est prêt pour cet acte solennel. J'ai encore assez de force, j'espère, pour me faire porter à la municipalité, à l'église. Ne perdons pas un instant ; il m'en reste bien peu.

— Que dites-vous là? s'écria le docteur en entrant ; vous faire porter hors de chez vous, avec la fièvre ? Pensez-vous que je le permette ?

Il s'approcha du lit de madame Mansley ; il pâlit tout à coup en tâtant son pouls.

— Il y va du bonheur de mes derniers moments, répliqua Ellénore d'un ton suppliant. Cher docteur, ne vous y opposez pas.

— Puisque vous vous obstinez dans cette idée, je ferai ce que vous exigez, et plutôt que de vous rendre chez le maire, dont vous avez besoin, nous l'engagerons à se rendre ici, malgré que votre état ne nous semble pas…

— C'est assez, bon docteur ; écrivez l'attestation nécessaire pour qu'on la porte tout de suite.

— Faites mieux, dit Lucien, allez engager le maire de ma part, le conjurer de satisfaire au désir de notre chère malade ; car je ne saurais la quitter.

Tout en protestant à madame Mansley que son état ne motivait pas la démarche auprès du maire, sorte de mensonge obligeant que les médecins recommencent avec tous les malades à la mort, et qui ne trompe personne, le docteur sortit après avoir ordonné une potion calmante, qu'Ellénore refusa de prendre. Elle demanda une boisson cordiale.

— Ce sont des forces qu'il me faut pour accomplir ces deux derniers actes de ma vie, ajouta-t-elle en prenant la main de M. de la Menneraye ; allons, mon ami, faites que j'en trouve dans votre courage. Ne me pleurez pas, je n'aurais pu faire votre bonheur. Mon misérable cœur, les préjugés, les injustices du monde ne l'eussent pas permis. En vous faisant souffrir de votre dévouement, ce monde l'aurait blâmé, il va le louer en apprenant qu'il ne vous coûte rien. Je mourrai, grâce à vous, réhabilitée à ses yeux, vengée d'un ingrat qui ne m'a pas crue digne de porter son nom, et rassurée sur le sort de mon fils ; car, en vous le léguant, je lui donne un père ; ma mort seule pouvait m'attirer tant de bienfaits. Le ciel m'a compris. Partagez sans regret avec moi sa dernière faveur. Allons, point de tristesse, tâchons que cette cérémonie ait un faux air de fête. Je veux, malgré la saison, qu'on m'entoure de fleurs, qu'on pare mon front mourant de ma plus belle dentelle. Madame Delmer va venir, c'est elle qui se chargera du soin d'arranger tout ici pour nous faire illusion. Elle doit amener Dalvimare, qui improvisera sur sa harpe des chants religieux pendant la consécration du prêtre. Vous le voyez, j'ai pensé à tout ; il faut me le pardonner, je n'avais plus d'autre idée.

Ces mots, souvent interrompus par de violents spasmes, furent suivis d'un évanouissement complet. Lorsque Ellénore en revint, elle se trouva entre les bras de madame Delmer, et entourée des amis qui devaient lui servir de témoins. Elle fit signe de hâter la cérémonie ; son regard terne, ses lèvres livides, sa respiration convulsive, le commandaient encore plus impérieusement.

On la vit se ranimer graduellement aux accords harmonieux de la harpe, sur laquelle Dalvimare préludait dans le salon à côté. C'était un spectacle difficile à décrire que celui de la mort, éloignant un instant son cortége funèbre pour faire place aux apprêts d'une noce ; de voir le contrat de mariage à côté du testament, le bouquet de la mariée auprès du Christ de la mourante ; le sourire et les pleurs sur toutes les figures.

Le maire étant présent, on venait de terminer l'acte et les paroles sacramentelles, lorsque le docteur, qui venait d'entendre le bruit d'une voiture entrant dans la cour, prétendit qu'il manquait un témoin.

— Je vais le chercher, dit-il en posant sur le lit un flacon d'éther.

Et cinq minutes après il rentra, tenant par la main Frédérick, qui s'élança joyeux vers sa mère. Hélas ! cette joie si vive se changea en cri d'effroi à l'aspect du visage décoloré d'Ellénore. Pourtant elle lui souriait, lui ouvrait les bras… suffoquée par le bonheur de le sentir sur son cœur ! Elle voulait lui parler… lui dire qu'il ne restait pas seul au monde, que cet affreux moment lui donnait un protecteur, un père… Elle n'avait plus de voix.

Rassemblant le reste de ses forces pour réunir dans ses mains celle de Lucien et celle de Fréderick, elle paraissait succomber à l'excès d'une félicité inespérée, appelant de ses regards le prêtre qui devait la marier et la bénir. Elle proféra le oui sacramentel. Elle reçut l'extrême-onction, puis sa tête retomba lourdement sur l'oreiller.

— O mon Dieu ! s'écria l'enfant, effrayé de la pâleur de sa mère, elle est donc bien malade ?…

— Non… mon fils… dit Lucien, elle est morte !

CONCLUSION

M. de la Menneraye était jeune, généreux, dans toute la ferveur d'un premier amour. Ses regrets furent sincères. Mais sa famille lui ayant persuadé qu'en laissant mourir Ellénore avec le titre légitime de comtesse de la Menneraye, il avait assez fait pour elle, les billets de faire part ne furent point envoyés. Frédérick retourna en Angleterre, où son éducation et sa fortune lui fournirent une très-honorable existence.

Adolphe, dont madame de Seldorf ne pouvait point se passer comme adorateur, ne fut pas accueilli pour époux. Dans son dépit, il épousa une fille d'une grande maison, plus spirituelle que jeune et jolie.

Les regrets qu'Ellénore laissa dans le souvenir d'Adolphe, le besoin de parler de son amour, en le flattant, et de celle qu'il avait aimée, sans la faire reconnaître, nous a valu un délicieux roman, écrit par lui, et bien supérieur à son histoire. Cela est tout simple : l'esprit choisit, l'amitié raconte.

[1] Elle a épousé depuis M. O'Connor. [2] Sorte de bonnet négligé, qui était à la mode en ce temps.
[1] On lit dans un journal de cette époque-là: «Deux femmes, ces jours-ci, se sont fait huer aux Champs-Élysées par l'effet de leurs robes transparentes. Huer !… ce qui eût été affreux pour nos grand'mères.»( Décade philosophique , année 5, trimestre 1.) [2] Journal qui paraissait à Londres.] [3] Il a été donné depuis avec grand succès sous le titre de Picaros et Diegos. [4] Raboteau. Les Partis, pièce de vers lue au lycée de Paris.