Vers le pôle en aéroplane : édition ELTeC Gilbert, Jehan (1880-1940) Principal investigator Christof Schöch Encoding Christof Schöch Rezearta Murati 21626 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org ELTeC ELTeC release 1.1.0 ELTeC-fra ELTeC-fra release 1.0.1 Vers le pôle en aéroplane : roman d'aventures Gallica (BnF) 2012 Vers le pôle en aéroplane : roman d'aventures Jehan Gilbert Nancy P. Pierron, imprimeur-éditeur 1912 Vers le pôle en aéroplane : roman d'aventures Jehan Gilbert Nancy P. Pierron, imprimeur-éditeur 1912

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Vers le pôle en aéroplane : roman d'aventures

LE BANQUET

Dans la grande salle des fêtes de 1' « Aéro-Club », le banquet s'achevait. L'on entendait un brouhaha confus de conversations, de vaisselle entrechoquée, d'argenterie remuée. Prestes, les maîtres d'hôtel circulaient entre les txbles, les plats à la main.

Dans une loggia, la musique de la garde républicaine, à demi dissimulée par des plantes vertes et des guirlandes de fleurs, commença une valse lente.

La mélodie, d'abord sourde, puis toute menue, devint soudain langoureuse et câline. Chacun l'écoutait sans cependant interrompre la conversation engagée. C'est là l'une des plus grandes influences de la musique, d'avoir quand même prise sur nos sentiments artistiques, alors qu'on n'y prête qu'une attention minime.

Mais il fallait bien le reconnaître, jamais une musique aussi douce, aussi enveloppante n'avait eu autant de chances de plaire à ces nombreux convives que groupait le banquet de l'Aéro-Club.

C'était une valse spécialement composée pour cette réunion, par le jeune maître Marc Delmas, elle s'intitulait « Horizons » et n'était de la première à la dernière mesure qu'un enchantement.

C'est que ce soir-là, 1' « Aéro-Club » fêtait les récentes prouesses des aviateurs français, ils étaient tous là au grand (complet, Lathon, Farlan, Clériot, Faulhan, Dougier, et beaucoup d'autres encore.

Et tous, aux accents de la valse « Horizons », se laissaient aller à rêvasser :oui, c'étaient bien les longues glissades dans l'air pur qu'exprimaient ces phrases musicales.

C'étaient bien les voluptés des vols planés et des montées dans l'azur du ciel que rendait avec une suavité exquise la mélodie du compositeur. C'étaient les magnificences des couchers de soleil, admirés depuis les hautes altitudes ; c'étaient les mers nuageuses planant au-dessus de la terre ; les plaintes mélancoliques du vent, de l'ennemi, soufflant dans les structures des appareils.

Et peu à peu toutes les conversations se turent, s'apaisèrent, les maîtres d'hôtel eux-mêmes semblaient gênés de circuler et, marchant sur la pointe des pieds, faisaient le moins de bruit possible.

Avec de langoureux accords, la valse mourut, doucement, doucement... Il y eut une seconde de silence puis le ministre du commerce, le premier, battit des mains.

Ce fut du délire, une acclamation enthousiaste qui monta vers le plafond de la salle, avec des applaudissements frénétiques .

De nouveau, le brouhaha recommença, les conversations reprirent, on était arrivé au dessert.

Les maîtres d'hôtel apportèrent le champagne et le débouchèrent silencieusement, la mode n'étant plus aux brusques et joyeuses explosions. Cependant chacun en son fors intérieur les désirait, les regrettait ces détonations qui, jadis, étaient synonymes de joie et de gaîté.

En effet, ce banquet n'était-il pas le triomphe de l'aviation et ne pouvait-on désormais considérer l'empire des airs comme définitivement conquis.

La semaine précédente, Lathon, si populaire en France, n'avait-il pas exécuté d'une seule traite le voyage Bordeaux- Paris, et n'affirmait-il pas à tout le monde qu'il était prêt à exécuter des randonnées d'une bien plus grande étendue.

La traversée de la Manche ne se faisait-elle pas couramment et les aéroplanes n'étaient-ils pas aussi bien en faveur dans toute la France qu'à Paris ?

Le ministre du commerce se leva, la coupe à la main, il prononça un discours dans lequel il exaltait le courage français et l'audace des aviateurs réunis à la table d'honneur et, après avoir prodigué les éloges les plus enthousiastes à ceux qui l'entouraient, il termina par l'appel suivant :

— Je vous en supplie, messieurs les aviateurs, messieurs les pionniers de l'air qui m'écoutez. Il faut que la France conserve le premier rang dans l'aviation.

« A qui demander cela, si ce n'est à vous que rien n'effraye et qu'au contraire toutes les audaces attirent.

« Oui, messieurs, poursuivez vos expériences, la France vous encouragera. Et je tiens à vous le dire aujourd'hui à vous tous qui m'entourez, vous trouverez toujours auprès du gouvernement une sollicitude constante, une bienveillance de tous les instants.

« A partir d'aujourd'hui, je crée au ministère du commerce un service spécial exclusivement réservé à l'aviation : venez nous voir.

« Tout à l'heure j'ai parlé d'encouragements, je tiens à, préciser, nous sommes à votre disposition, messieurs, pour tout ce dont vous aurez besoin.

« La main-d'œuvre militaire peut vous être utile, nous vous l'offrons ; nos champs de manœuvre, nos camps d'instruction ? Prenez-les, ils sont à vous ! La France veut vous aider, facilitez sa besogne en lui donnant toute votre confiance, en lui confiant tous vos espoirs.

« Messieurs, je bois à vos triomphes, je bois à vos santés si précieuses, je bois enfin à l'Aviation française victorieuse !

Le ministre se rassit, les applaudissements se déchaînèrent.

Plusieurs orateurs prirent la parole et leur succès ne fut pas moins vif. Enfin le président de l'Aéro-Club fit le discours suivant :

— Messieurs, j'ai tenu à m'entretenir avec vous le dernier, parce que j'ai une initiative remarquable à vous proposer.

« U me semble que la France a le devoir de dépasser toutes les autres nations en aviation, comme l'a si justement dit M. le ministre du commerce.

« Or, je suis d'avis qu'il nous faut étonner le monde, mais je suis d'avis aussi qu'il nous faut stimuler le génie de notre race en lui donnant l'occasion de lutter avec celui des autres pays.

« Je vous propose de fonder un prix de trois cent mille francs qui sera donné à l'aviateur qui fera la prouesse dont je vais parler :

« Nous avons tous été intrigués par les allégations des explorateurs américains : Cook et Peary.

« Ils prétendent tous deux avoir découvert le Pôle, leurs documents paraissent assez probants, mais il faudrait aller s'assurer de leurs allégations,contrôler leurs dires et pour cela, messieurs, il me parait que l'aéroplane est merveilleusement indiqué.

« Pourquoi ne tenterait-on pas de gagner le Pôle après s'en être approché le plus près possible par voie de mer.

« L'aéroplane a rendu bien des services, mais ne rendrait-il pas encore celui- là et ne pourrait-il, d'une seule traite, aller directement au Pôle Nord, en passant par dessus tous les obstacles et en méprisant tous les dangers ?

« Je crois, messieurs, que la chose est possible, l' « Aéro-Club » estime que l'entreprise est colossale, aussi se borne-t-il à vous dire par ma bouche :nous donnons trois cent mille francs à l'aviateur qui le premier atteindra le pôle et nous en rapportera des renseignements convaincants.

« Ceci n'empêche pas les bienfaiteurs habituels des sports d'ajouter les sommes qu'ils jugeront nécessaires.

« L'épreuve sera internationale, chaque pays ne pourra se faire représenter que par un concurrent ; les aviateurs seront transportés à bord d'un bateau spécialement affrété jusqu'au point le plus proche du Pôle ou bien sur la terre ferme,au Groenland par exemple, à un endroit où l'on pourra construire des hangars,destinés au montage des appareils.

« L'Aéro-Club fera paraître ces jours-ci un règlement tout à fait précis de l'épreuve, contenant les renseignements les plus exacts. Dans chaque nation, les sociétés d'aviation devront s'entendre pour désigner le concurrent digne de participer à l'épreuve.

« Je vous demande aujourd'hui, messieurs, de désigner celui d'entre nous qui mérite de tenter l'expédition ?

Le président se tût.

Aussitôt une clameur retentit, de tous côtés le nom de Lathon était prononcé avec enthousiasme.

Au bout de quelques minutes le président reprit :

— C'est notre ami Lathon que vous désignez, c'est parfait. Eh bien, messieurs, je bois au champion de la France, je bois à Lathon, je bois au succès de son voyage au Pôle Nord.

Des acclamations fusèrent à nouveau, c'était du délire, le silence se fit lorsqu'on vit le ministre du commerce se disposer à parler :

— Le gouvernement français, messieurs, avait été pressenti par l'Aéro-Club au sujet de cette course au Pôle, le Conseil des ministres m'a chargé de vous dire qu'il ajoute cent mille francs aux trois cent mille dont on vient de vous parler !

Le marquis de la Lande agita le bras pour demander la parole puis il annonça :

— Je donne deux cent mille francs ! Ne voulant pas demeurer en reste avec le richissime marquis, ami de tous les sports, les gros instructeurs d'automobiles, les industriels qui se trouvaient là s'empressèrent de s'engager pour de fortes sommes...

Si bien que le président, lorsque le tumulte fut un peu calmé, put annoncer :

— Messieurs, le prix du voyage au Pôle sera de un million six cent mille francs !

Un tonnerre d'applaudissements retentit.

Le président ajouta :

— Chaque concurrent devra faire les frais de son appareil, des hangars à bâtir au point de débarquement, mais l'Aéro-Club se chargera du transport jusqu'à ce point.

Le président fit un signe et la musique de la garde républicaine joua la Marseillaise.

II LE MARQUIS DE LA LANDE

Dans la coquette garçonnière des Champs-Elysées qu'habitait Pierre Lathon, l'on n'entendait ce matin-là aucun bruit.

Le jeune aviateur était rentré très tard, ou très tôt, d'un banquet donné en son honneur et il avait intimé à son valet de chambre l'ordre formel de ne pas venir le réveiller avant midi.

C'est que depuis quelque temps, le jeune homme était de toutes les fêtes, chaque société sportive se faisait une gloire de l'avoir comme invité, et lui, dans son désir de contenter tout le monde, acceptait toujours.

Huit jours s'étaient écoulés depuis le banquet de l'Aéro-Club ; l'idée d'un concours international pour gagner le Pôle avait obtenu un succès universel, un succès mondial.

À l'étranger, ç'avait été un enthousiasme fébrile, et les clubs d'aviations étaient en hâte réunis pour prendre des déterminations décisives.

Lathon avait suspendu pendant quelque temps la série de ses vols magnifiques, il se reposait pour ainsi dire, si l'on peut appeler se reposer le fait de se coucher tous les jours à deux heures du matin et de banqueter perpétuellement.

Dix heures venaient de sonner, le valet de chambre Jacques époussetait silencieusement les meubles du salon-bureau où son maître avait coutume de recevoir les visiteurs, lorsqu'à la porte d'entrée donnant sur l'escalier plusieurs coups furent frappés.

Le timbre électrique, par l'entremise obligeante d'un commutateur, restait obstinément sourd lorsque des gens sollicitaient son bouton. C'était là un des côtés ingénieux de la demeure de Pierre Lathon.

Or, ce matin là un visiteur s'obstinait à frapper la porte à coups redoublés.

Le valet de chambre avait, à chaque nouvelle tentative du visiteur, des accès de rage concentrée et haussait les épaules.

La consigne était la consigne ; il n'irait pas ouvrir. Jacques était un soldat de race, les principes de l'obéissance étaient solidement ancrés en lui : il obéissait sans réfléchir, aveuglément, parce qu'on le lui avait ordonné.

Pierre Lathon avait engagé son valet de chambre dans des conditions particulières ; il accomplissait en qualité de sous-lieutenant de réserve ses six derniers mois de service militaire dans un régiment d'infanterie, à Saint-Malo.

Il avait eu comme ordonnance Jacques, de son nom de famille Loniam, et avait pu apprécier les qualités qui étaient en lui.

Certes, ce brave garçon, paysan normand des environs de Cherbourg, n'était peut-être pas au début très débrouillard. Mais il était honnête et pratiquait la discrétion, sachant, s'il le fallait, imiter le mutisme légendaire des carpes.

Peu à peu, Pierre Lathon avait formé Jacques Loniam, il en avait fait le type modèle de l'ordonnance d'officier garçon.

Le jeune sous-lieutenant était réputé à Saint-Malo pour un bon vivant, son logis de la rue des Hautes-Salles devait en voir de raides, se chuchotait-on à l'oreille, avec cette exagération qui est le propre — ou le mie, comme on voudra — de toutes les mauvaises langues.

Jacques Loniam interrogé ne voulut jamais répondre et son dévouement obscur pour Pierre Lathon ne lui attira de la part des curieux et des commères que des:« Quel imbécile !... Ce garçon est idiot !... Ce Loniam est une fichue bête !...»

Heureusement pour lui, le sous-lieutenant Lathon était perspicace, il remarquait et voyait tout. Si bien que vers la fin des manœuvres, Loniam s'entendit tenir le langage suivant :

— Loniam, vous allez être libéré, moi aussi ! Je vous propose, mon petit, de venir avec moi à Paris, comme valet de chambre. J'ai besoin d'un garçon honnête, débrouillard, dévoué, vous êtes tout cela. Acceptez-vous ? Enthousiasmé, le soldat de deuxième classe Loniam s'écria:

— Oui mon lieutenant, de grand cœur !

Et voilà comment l'ordonnance Loniam, le fantassin Loniam, était devenu Jacques tout court, valet de chambre de l'aviateur Pierre Lathon.

Ah ! ce n'était pas un domestique ordinaire, il avait conservé pour son maître le respect du soldat pour son officier.

C'est tout juste s'il ne joignait pas les talons en lui adressant la parole, et parfois, il lui arrivait de l'appeler encore « mon lieutenant ».

Maintenant, Paris l'avait tout à fait formé, le naïf normand, d'une crédulité à toute épreuve, avait fait place à un fin matois, au courant de toutes les exigences de son métier et plus roublard à lui tout seul qu'une demi-douzaine de valets de chambre.

Beau garçon, Jacques Loniam ne désespérait pas d'épouser une ravissante feguné de chambre qui, dans le même immeuble, était au service d'une vicomtesse des plus riches. L'assiduité qu'il lui témoignait, ne l'empêchait aucunement d'assurer son service.

Donc, en cette matinée, un visiteur avait le don d'exaspérer Jacques par sa persistance à vouloir pénétrer dans le coquet et minuscule appartement qu'habitait Pierre Lathon.

Les coups devenant de plus en plus forts et Jacques malgré son flegme normand commençant à perdre patience, il se décida à aller ouvrir.

Pans la demi-obscurité du palier, un homme de haute taille, très chic, très élégant, apparut. Il prit la parole et l'on distinguait aisément dans son accent une mauvaise humeur passagère.

— Eh bien, dit-il, vous ne m'entendez donc pas ? Votre maître est-il là?

— Il est là, monsieur, mais il ne reçoit personne.

— Il me recevra.

— Non monsieur.

— Mais vous êtes insupportable, mon ami, je vous dis d'aller avertir votre maître que je suis là : le marquis de la Lande.

Jacques s'inclina, il avait aussi le respect des titres, mais il avait avant tout celui de la consigne.

— Monsieur le marquis voudra bien repasser, dit-il, monsieur Lathon est couché et ne se lèvera qu'à midi.

Perplexe, le marquis de la Lande se taisait, lorsque la voix de l'aviateur s'éleva: Il est là mais il ne reçoit personne — Entrez donc, cher monsieur, je suis à vous dans un instant. Jacques conduisez monsieur dans mon bureau.

Pierre Lathon venait de se réveiller en sursaut et avait reconnu la voix du marquis. Pendant que ce dernier était introduit dans son bureau, il s'habilla en bâte.

Quelques minutes plus tard, il pénétrait à son tour dans la pièce où le marquis l'attendait.

Ile se serrèrent la main avec effusion, car le marquis estimait fort Pierre Lathon et ce dernier tenait le marquis en très haute considération.

Il avait en effet encouragé depuis trente ans toutes les entreprises modernes les plus audacieuses comme les plus utiles.

Grâce à lui, l'automobile avait fait des progrès gigantesques, ses usines de Montrouge livraient bon an mal an des milliers de machines munies des derniers perfectionnements.

Grâce à lui, également, l'aéroplane avait été expérimenté en France, où les exploits des frères Wright n'avaient trouvé que de trop lointains et de trop sourds échos.

Nous avons vu enfin que le marquis de la Lande avait donné deux cent mille franc, au banquet de l'Aéro-Club, pour le raid vers le Pôle.

— Bonjour mon cher voleur, dit le marquis en riant, lorsque Pierre Lathon apparut dans le bureau.

— Bonjour mon cher ! repartit Pierre Lathon, que me vaut l'honneur de votre visite... matinale, si j'ose dire ?

— Hum' ! Osez toujours !... Matinale, dix heures et quart !

— Couché, deux heures !

— Diable ! Petit lever alors: midi ! Je suis un importun, je m'en vais, vous pourrez vous recoucher.

— Vous plaisantez, restez donc ! Et dites-moi : quoi de nouveau ?

— Eh bien oui, mon cher, quoi de nouveau ? C'est à vous qu'il convient de poser cette question. Il y a une semaine que l'idée du concours international de la course au Pôle est lancée. Vous savez le succès qui vient de l'accueillir, avez-vous songé aux dispositions qu'il vous convenait de prendre ?

Pierre Lathon eut un geste gamin :

— Ma foi non !

— Voilà qui est un grand tort. L'expédition, d'après le règlement de l'Aéro-Club, qui a paru hier, partira dans trois mois. Vous n'avez pas trop de temps pour vous préparer. Maintenant mon cher La- thon, laissez-moi vous dire que vous pouvez absolument compter sur mon concours financier.

« Je vous demande comme un service de puiser dans ma caisse, vous me ferez plaisir. Si vous gagnez le million et les six cent mille francs qui seront décernés au premier prix, vous me rembourserez, sinon vous n'aurez à vous occuper de rien.

— Vous êtes réellement trop aimable !

— Non ! j'aime mon pays et je veux le servir de toutes les façons. Je vous connais, je vous apprécie à votre juste valeur, je sais que vous ferez tout votre possible pour gagner le prix, aussi je veux vous encourager.

Vivement ému de cette marque de sollicitude, Pierre Lathon serra la main du marquis avec chaleur en disant :

— Merci ! je veux me rendre digne de la sympathie que vous me témoignez et je vous assure que je ferai l'impossible pour réussir.

— Bien ! Ne perdons pas de temps à parler de tout cela et causons de choses sérieuses : avez-vous un atelier assez grand pour construire votre appareil ?

— Mon atelier d'Asnières me paraît largement suffisant. — Non ! il ne dispose pas de tout l'outillage nécessaire ; il ne faut rien négliger, mon cher ami, vous le savez bien, vous allez me faire le plaisir devenir vous installer dans mon usine de Montrouge. Vous aurez ainsi sous la main tout ce que vous pourrez désirer. Est-ce dit ?

— Vous le proposez si aimablement que je n'ose refuser. Soit, je serai votre hôte.

— Et vous gagnerez la course ?

— Je tâcherai !

— Si ! Il le faut pour notre honneur national ! Vous serez champion du monde !

Le marquis se leva du fauteuil où il s'était assis puis, serrant de nouveau la main de Pierre Lathon, il se retira sur ces mots:

— Excusez-moi, j'ai des courses à faire jusqu'à midi... je vous attends à l'usine, sans faute n'est-ce pas ? Cette après-midi ? Viendrez-vous ?

— J'irai ! répondit Pierre Lathon.

QUELQUES VISITEURS INATTENDUS

Pierre Lathon était installé dans les usines du marquis de la Lande depuis déjà plus d'un mois.

Rien ne lui manquait ! L'outillage était sans pareil, la main-d'œuvre de premier ordre.

L'atelier où se construisait l'aéroplane destiné à la course du Pôle était isolé des autres constructions de l'usine.

Pour y pénétrer il fallait montrer patte blanche, car Lathon n'aimait pas — à juste raison — être dérangé dans son travail. Le marquis de la Lande et lui s'enfermaient parfois dans le petit bureau adjoint à l'atelier, et là tous deux se passionnaient à résoudre des équations ou à tracer des plans de certaines pièces de l'aéroplane.

Celui-ci s'avançait fort, c'était une machine du mode précédemment adopté par l'aviateur. Mais elle avait reçu plusieurs adjonctions: la place réservée au pilote était plus vaste et pouvait loger trois personnes, de plus elle était entièrement recouverte d'une cloison en peau de mouton qui devait assurer l'habitabilité parfaite de ce minuscule réduit par les froids les plus rigoureux.

Un système spécial de calorifère devait y entretenir une température modérée et l'on ne voyait l'extérieur que par un vaste panneau que des feuilles de mica recouvraient en partie.

L'appareil était un monoplan, sa grandeur était impressionnante.

Les moteurs — car il y en avait deux — avaient été l'objet de soins particuliers, ils étaient logés eux aussi dans une sorte de petite cabine située à l'avant de l'aéroplane, et du volant de direction on pouvait les inspecter en soulevant un simple volet d'acajou.

Suivant un conseil du marquis de la Lande, Pierre Lathon avait décidé que l'expédition française comporterait trois personnes: le mécanicien, un médecin et lui-même.

Le médecin qu'avait choisi l'aviateur n'était pas le premier venu. Il s'appelait Lucien Golfech, et dans les milieux médicaux, de même que dans les milieux scientifiques, il avait acquis une juste renommée.

Trente ans à peine, et déjà Lucien Golfech avait étonné ses camarades et ses professeurs par les remarquables travaux qu'il avait publiés sur les maladies de cœur.

Il s'affirmait comme un jeune maître ! Il avait été le médecin de la mission Berdoulet-Ladoubran, qui avait définitivement exploré la région — encore si mystérieuse il y a quelque temps — du lac Tschad.

Il avait séjourné au Congo, et ses observations sur la maladie du sommeil ainsi que sur les fièvres paludéennes, avaient occupé toute une séance de l'Académie de médecine.

Nous l'avons dit plus haut, Lucien Golfech n'était pas seulement un médecin des plus éminents, mais encore c'était un scientifique.

Des travaux sur les rayons N lui avaient ouvert les portes de tous les laboratoires, on l'y accueillait avec joie, car son esprit clair, lucide et inventif, trouvait parfois des solutions à des problèmes d'une complication abracadabrante.

Tel était l'homme que Pierre Lathon s'était adjoint comme collaborateur.

C'était au demeurant un charmant garçon, très gai, exempt de toute pédanterie et sachant tenir une conversation sur n'importe quel sujet — chose assez rare et digne d'être signalée chez un scientifique.

Quant au mécanicien, il est déjà connu de nos lecteurs, c'était Jacques Loniam, le valet de chambre de Pierre Lathon et son ancien ordonnance.

Pour ceux qui seraient surpris de ce choix, nous donnerons volontiers quelques explications.

Jacques Loniam n'avait certes rien d'un mécanicien, il ignorait l'art de graisser un moteur, de le mettre en marche ou de le réparer.

Mais lorsqu'il avait appris que son maître allait partir pour le Pôle, il avait conçu le projet de l'y accompagner.

Très franchement, il exposa son désir à Pierre Lathon.

— Mais mon vieux Jacques, lui fit observer le jeune homme, vous êtes fou ! Savez-vous conduire seulement une automobile ?

— Non monsieur.

— Et vous voulez conduire un aéroplane dans les régions polaires. Peste mon petit, vous n'êtes pas dénué d'ambition.

Jacques ne se tenait pas pour battu, il insista :

— Je ferai remarquer à monsieur que j'étais autrefois un simple paysan maladroit et peu instruit.

— Et après ?

— Je ferai remarquer aussi à monsieur qu'en très peu de temps je suis devenu, grâce à monsieur, un valet de chambre en qui l'on peut avoir toute confiance.

— C'est vrai, mais quelle déduction voulez-vous tirer de ce fait ?

— Monsieur a fait de moi un bon valet de chambre, il pourrait en faire un bon, un excellent mécanicien.

Pierre Lathon, désarmé par ce raisonnement, se mit à rire et délibérément il décida :

— Allons, quand on a de la bonne volonté c'est déjà quelque chose, mais je vous préviens mon bon Jacques, si un mois avant mon départ pour les régions polaires vous ne me donnez pas complète satisfaction, je vous prierai de rester aux Champs-Elysées et d'y brosser avec la plus grande attention mes meubles et mes tapis pendant mon absence.

Jacques Loniam avait accepté et courageusement s'était mis à l'étude, tous les jours il venait à l'usine de la Lande et s'instruisait du mieux qu'il pouvait.

Si bien qu'un matin il eut la joie de s'entendre dire par son maître : — Jacques, je tiens à vous dire que vous m'accompagnerez au Pôle, vous faites des progrès stupéfiants.

Jacques Loniam se rengorgea et ne fut pas éloigné en cet instant de se prendre pour un grand homme.

Ce jour là, l'équipage du navire aérien était réuni au grand complet, le docteur Lucien Golfech expliquait au marquis de la Lande et à Pierre Lathon quels approvisionnements médicaux il emportait avec lui. Dans un coin de l'atelier, Jacques, tout en serrant un écrou, écoutait attentivement.

Un ouvrier entra et vint accoster le marquis à qui il parla à voix basse. Le marquis eut un mouvement étonné puis donna l'ordre suivant:

— Conduisez ce monsieur et cette dame ici.

L'ouvrier disparut, le marquis ajouta pour ses interlocuteurs :

— Une surprise, messieurs, voici une visite au moins inattendue : Le concurrent anglais, Johnson Faber, sa femme et sa fille Nelly !

Quelques minutes s'écoulèrent, puis les nouveaux arrivants firent leur entrée. Les présentations eurent lieu rapidement et de façon brève. Johnson Faber était une homme d'une quarantaine d'années, à la figure complètement rasée, au regard énergique et investigateur.

Sa femme Katy avait environ trente-cinq ans, elle s'était mariée toute jeune et avait l'air d'adorer Johnson Faber, car les regards qu'elle lui lançait disaient très ingénument l'admiration et l'estime dans laquelle elle le tenait.

Elle était d'une beauté très régulière et joignait à une grâce naturelle une désinvolture charmante, un laisser-aller délicieux .

Nelly Faber avait dix-sept ans, c'était la plus exquise frimousse de jeune anglaise qu'on puisse rêver.

Brune, chose plutôt rare chez les femmes de sa race, elle avait les yeux les plus malicieux et les plus rieurs. Une petite bouche très gracieuse et très mobile achevait de donner à sa physionomie une expression changeante et très sympathique.

Johnson Faber, de passage à Paris, avait tenu à rendre visite à Pierre Lathon qu'il avait vu une fois au meeting de Blackpool et entrevu seulement à celui de Berlin.

— Êtes-vous prêt ? demanda-t-il.

— Pas encore, répondit le jeune aviateur, mais d'ici quelques jours je compte exécuter ma première sortie avec cet appareil. Voulez-vous vous approcher, je vais vous le montrer.

Avec une coquetterie toute française, il montra son monoplan à son concurrent. Il faut dire d'ailleurs pour la louange de ce dernier, que Johnson Faber n'eut pas demandé mieux que d'agir de la même façon.

Lorsqu'il vit la cabine du conducteur, il s'écria avec le plus pur accent français :

— Combien de places dans votre appareil ? Au moins trois, n'est-ce pas ?

— Trois en effet, et voici mes collaborateurs !

D'un geste large, il désigna Lucien Golfech qu'il présenta, puis Jacques qui fit une révérence pour répondre au petit salut bref de l'aviateur anglais.

— Oui, reprenait Pierre Lathon, nous serons trois pour tenter cette épreuve, je crois que ce ne sera pas trop.

— C'est un minimum, en effet, dit à son tour Johnson Faber. Mes collaborateurs à moi, les voici : Katy et Nelly !

Et le sourire aux lèvres, il montra sa femme et sa fille qui s'inclinèrent.

— Mesdames, dit Pierre Lathon, je ne puis que vous féliciter de votre audace et je ne puis qu'envier M. Faber d'avoir avec lui de telles compagnes. Si j'avais été marié, certainement ma femme aurait été de l'expédition. Quels encouragements constants, quelles énergies ne doit-on pas trouver dans une telle collaboration ?

Johnson Faber hocha la tête et reprit:

— Oui, c'est une collaboration à laquelle il me serait pénible de renoncer.

Fuis, changeant soudain de conversation, il dit:

— Avez-vous vu que le dirigeable allemand du comte Dreppelin va se rendre au Pôle lui aussi ?

Pierre Lathon s'étonna :

— Pas possible, vous m'apprenez cette nouvelle !

— Oui, et j'estime qu'il y a là une lutte du plus haut intérêt entre le plus lourd que l'air et le plus léger !

— Nous remporterons la victoire ! D'ailleurs, le dirigeable Dreppelin ne saurait être un concurrent pour nous, puisque le règlement de l'Aéro-Club a bien spécifié que l'épreuve internationale ne serait disputée que par des aéroplanes.

— Oui, mais il y a là tout de même une concurrence morale. Le Dreppelin se trouvera à peu près à la même époque que nous au Spitzberg, le lieu d'où nous devons partir. M. Lathon, je vais vous poser une question qui vous semblera peut-être un peu naïve : Comptez-vous triompher ?

— Mais pourquoi pas ? D'ailleurs, j'ai baptisé mon aéroplane du nom de « Pourquoi pas ? » Voyez-voua, M. Faber, lorsqu'on a la volonté de vaincre, vaincre n'est rien. C'est aussi vrai pour nous autres pionniers de l'air que pour les officiers et même les simples soldats.

Le visage de Johnson Faber rayonnait :

— Serrons-nous la main ! s'exclama l'anglais. Je suis heureux d'avoir un concurrent tel que vous. Moi aussi je veux triompher ! Moi aussi je dis pourquoi pas ? Et c'est ainsi qu'il faut être, M. Lathon : acharné à pouvoir ce que l'on veut et décidé à tous les efforts, à tous les héroïsmes...

« Oui, je suis content de penser que nous tenterons l'épreuve ensemble, voilà qui va me stimuler, car nos autres concurrents, vous savez, c'est piteux.

« L'on se demande où les autres pays ont déniché ces gens-là... ils n'ont presque pas paru dans nos meetings officiels et internationaux.

« Vous, vous êtes un audacieux, un loyal compagnon, M. Pierre Lathon, je vous estime et suis fier de vous le dire.

Le marquis de la Lande, qui était demeuré silencieux jusqu'à ce moment prit la parole :

— M. Johnson Faber, dit-il, permettez-moi de vous inviter à dîner pour ce soir, vous, madame Faber et mademoiselle Nelly, nous aurons pour compagnons Pierre Lathon et le docteur Lucien Golfech. Ce sera pour nous une belle occasion de faire plus amplement connaissance. C'est dit ?

Joyeusement, Faber accepta après avoir consulté sa femme et sa fille du regard.

Quelques minutes plus tard, l'anglais quittait l'usine après avoir pris rendez-vous pour l'après-midi, à l'heure du thé, au Palace-Hôtel, ou l'aviateur était descendu .

Après leur départ, Lucien Golfech qui ne détestait pas pratiquer la moquerie, s'écria :

— Hé ! Hé ! Pierre Lathon, je crois que la petite Nelly Faber ne vous regarde pas d'un œil indifférent !

Pierre Lathon haussa les épaules :

— Vous êtes fou mon cher docteur !

— Pas fou du tout ! Mais c'est si naturel, vous n'avez pas l'air de vous douter que vous êtes un héros et que votre réputation est mondiale ! — Quand vous aurez fini de me « chiner », docteur !

Le marquis de la Lande les interrompit gentiment :

— Dites-moi, mes enfants, si vous bavardiez un peu moins et si vous vous décidiez à travailler un peu.

« Cette visite nous a fait perdre beaucoup de temps, ne trouvez-vous pas ?

Moqueur, le docteur Lucien Golfech riposta :

— On ne perd jamais de temps quand on admire des dames aussi charmantes que madame et mademoiselle Faber !

Pierre Lathon haussa les épaules une deuxième fois et alluma une cigarette.

Quant à Jacques Loniam dans son coin, il jeta un regard furibond au docteur : il n'aimait pas qu'on touche à son maître, même en plaisantant.

AÉROVILLE

Vous aurez beau chercher dans le Bottin des départements, voire même de l'étranger, vous ne trouverez pas Aéroville. En vain demanderez-vous le renseignement au guichet spécial d'une gare ou au télégraphe, on vous répondra sur toute la ligne, si j'ose ainsi m'exprimer :

— Inconnu ! Inconnu ! Ne vous payez pas ma tête !

Et cependant Aéroville existe ou plutôt a existé, car à l'heure où nous écrivons ce récit, les événements que nous racontons ont déjà quelques années de date et les maisons d'Aéroville ne sont plus que des amoncellements de planches vermoulues.

Oui, Aéroville existe et c'est au Spitzberg que cette importante cité a été édifiée.

L'Aéro-Club français s'était décidé pour le Spitzberg, c'est là que devait être donné le départ de la course Spitzberg-Pôle Nord, aller et retour, qui passionnait le monde entier.

Les concurrents avaient été conduits sur cette île lugubre et glacée par un paquebot spécialement frété pour la circonstance et qui avait pris le nom Aéro-Club français.

C'était tout un petit monde qui avait débarqué au Spitzberg, les concurrents étaient dix, ils représentaient la France, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, l'Autriche, la Russie, les États-Unis et le Japon.

Y compris les concurrents et leurs mécaniciens trente et une personnes prenaient part effectivement à la course.

Mais chaque concurrent avait avec lui tout un personnel de monteurs, de mécaniciens, qui était en moyenne d'une vingtaine de têtes par pays, ce qui faisait deux cents hommes.

De plus, l'Aéro-Club avait délégué un jury assez important, des commissaires de surveillance, sans parler des marins de l'équipage du bateau.

Des envoyés spéciaux des journaux du monde entier, avaient grossi le nombre des concurrents et des ouvriers.

Bref, trois cent cinquante personnes au bas mot, étaient venues peupler le Spitzberg.

Aussi, les baraques démontables rapidement installées sur la terre gelée furent-elles presque insuffisantes, et l'on dut renvoyer l'Aéro-Club français avec mission de revenir en Norvège et d'y prendre d'autres matériaux.

Le départ de l'expédition — car en somme cette course n'était-elle pas une expédition ? — s'était fait au Havre, devant une foule enthousiaste. Le gouvernement avait tenu à honorer de sa présence cette cérémonie, deux ministres se trouvaient là. Un régiment rendait les honneurs avec sa musique et son drapeau.

Et lorsque l'Aéro-Club français, ayant détaché ses amarres, quitta le quai avec un bruissement et une trépidation d'hélices, la musique joua la Marseillaise et le drapeau s'inclina devant ces audacieux qui partaient courageusement, qui se lançaient dans une aventure aussi redoutable et qui peut-être y trouveraient la mort.

Il y eut à ce moment dans la foule, un seul frisson, les rivalités de race disparaissaient, c'étaient des hommes qui allaient au danger. C'étaient des représentants de l'humanité, tous unis, tous frères qui tentaient l'impossible avec la même ardeur, avec la même espérance.

Et chacun salua ce navire qui gagnait le large, lentement laissant derrière lui un sillage qui s'effaçait, se fondait dans la mer, synthétisant à merveille l'enthousiasme des foules qui lui aussi bruissait et se faisait jour avec éclat, mais qui s'atténuait presqu'aussitôt, se fanait, s'anéantissait dans la vague perpétuelle des occupations journalières et des questions toujours renouvelées de brûlante actualité.

Le voyage jusqu'au Spitzberg avait paru à tous être une excursion, tant la gaîté avait prédominé.

L'élément français avait tout de suite apporté la joie et l'entrain. De tout cœur les délégués de l'Aéro-Club de France, désireux de distraire leurs passagers, avaient organisé des concerts.

Le marquis de la Lande qui avait tenu à accompagner son jeune protégé, n'était pas le moins ardent à s'amuser, infatigable il organisait les distractions, s'occupait des isolés, mettait en valeur les timides, s'ingéniait de mille et mille façons à rendre la vie du bord agréable.

Sur ces trois cent cinquante personnes que l'Aéro-Club français transportait au Spitzberg, se trouvaient bon nombre de femmes, tous les concurrents mariés n'avaient pu se résoudre à se séparer de leur compagne et quelques unes étaient là.

L'on juge avec quelle joie on les choyait, car le pays était maussadement lugubre et la seule distraction permise était le travail, le travail forcené qui fait oublier .

Le Spitzberg était un pays désolé, sans végétation, où l'on trouvait à peine quelques oiseaux, d'une chair coriace.

Ce n'était évidemment pas un lieu de villégiature et dès leur arrivée en ce pays sinistre, les concurrents de la course Spitzberg-Pôle Nord, n'eurent plus qu'une idée, mais bien ancrée dans leur esprit, fuir au plus vite ces régions.

Le départ de la course devait être donné vers le milieu du printemps au moment où tout l'hémisphère boréal jouit d'un jour presque continu d'une durée de six mois.

Les conditions de ce départ étaient les suivantes : il ne serait donné que le jour où tous les concurrents se déclareraient prêts à partir.

Un accident arrivé à la machine d'un aviateur retarderait tout le monde. Ces conditions étaient rédigées dans un grand esprit d'égalité.

Aéroville fut rapidement construit, chaque aviateur disposait d'une baraque pour lui et les siens, il avait en outre à sa disposition un grand atelier.

Tous ces baraquements étaient chauffés à outrance afin de permettre aux ouvriers de travailler. L'Aéro-Club français avait apporté des stocks de charbon qui semblaient devoir être inusables et qui pourtant durent être renouvelés. Le comité de direction et d'organisation s'était réservé une baraque, plus grande que les autres où était disposée une salle de réunion assez vaste pour contenir les personnes qui devaient faire partie de l'expédition.

C'est dans cette baraque qu'habitait le marquis de la Lande avec les autres membres de l'Aéro-Club.

Dès les premiers jours, une conférence fut organisée pour les concurrents.

Un scientifique éminent, M. Charly-Boissette, de l'Académie des sciences, chargé de contrôler les observations faites pendant la course, avait annoncé que durant les quelques semaines séparant les concurrents du jour définitif, il ferait un cours sur le Pôle et les divers moyens d'y parvenir.

Ce cours était d'une invention heureuse, en effet quelques concurrents n'avaient pas pris la précaution comme Pierre Lathon d'amener avec eux un homme de sciences de la valeur de Lucien Golfech.

Il était donc nécessaire de bien éclairer chacun sur la question du Pôle et de lui donner toutes les précisions nécessaires pour ne susciter dans la suite aucune contestation.

M. Charly-Boissette énuméra les diverses observations qu'il faudrait faire, les résultats qu'il faudrait atteindre et que lui contrôlerait, avec un soin et une minutie extrêmes.

Les concurrents s'estimèrent satisfaits et se réjouirent de ces leçons qu'ils allaient recevoir régulièrement d'un des plus grands maîtres de la science moderne.

Ces concurrents nous l'avons dit étaient au nombre de dix, il sied que nous les présentions à nos lecteurs.

Ceux-ci connaissent déjà notre ami et compatriote Pierre Lathon, son collaborateur scientifique le docteur Lucien Golfech et son mécanicien-valet de chambre, Jacques Loniam.

De même nos lecteurs ont-ils eu l'avantage de voir déjà à Paris, dans l'usine du marquis de la Lande, le concurrent anglais, Johnson Faber, sa femme Katy et sa fille Nelly.

Il nous reste huit concurrents à présenter ainsi que leur suite. Commençons par l'Allemagne.

M. Nicolas Weiner était un homme d'une quarantaine d'années, très énergique, d'un caractère loyal et capable de toutes les audaces, il ne devait amener avec lui dans son aéroplane qu'un compagnon : un jeune licencié ès-sciences de la faculté de Cologne.

Ce dernier, Frans Hyde, paraissait un rêveur, toujours perdu dans ses pensées, toujours absorbé par ses calculs, il était d'un physique sympathique et semblait même ne pas posséder une santé merveilleuse.

Le représentant de l'Italie s'appelait Laurent Taliani, il était vif, enjoué, songeait perpétuellement à dire une plaisanterie mais était d'une volonté un peu molle.

Son entourage était singulier, Laurent Taliani avait prévu quatre places dans son aéroplane, il avait donc trois camarades de route.

Deux mécaniciens lui avaient paru nécessaires, la troisième personne était un jeune médecin Claude Ranello qui, au premier abord ne produisait pas une impression sympathique.

Les mécaniciens se nommaient l'un, Victor Ainoterellini, l'autre, Félix Gumberto. Tous deux avaient un regard fourbe qui déplaisait, ils exerçaient avec le docteur une influence très grande sur Laurent Taliani, bon garçon, très courageux, mais qui nous l'avons dit était un peu mou. L'espagnol Alphonse Dicquez d'une jovialité exubérante inspirait plutôt la sympathie, il avait deux compagnons, Miguel Sebata, un de ses élèves en aviation et sa femme Dolorès, originaire d'Andalousie et dont le teint brun et les yeux de flamme, déconcertaient dans le pays glacial. Miguel Sabata était d'un naturel doux, Dolorès Dicquez était sujette à des emportements qui révélaient sa race, mais elle adorait son mari Alphonse et manifestait à chaque instant son attachement pour lui.

Le Portugal était représenté par Carlo Diboin jeune homme emporté, plus audacieux qu'instruit des choses de l'aviation. Son compagnon était un vieil ouvrier mécanicien, Sébastien Buijo, plus au courant que lui certes, de la mécanique et de ses lois.

Le concurrent autrichien se dénommait Wilhem Fürster, son appareil acheté en France lui avait procuré en Autriche une renommée assez grande. Quelques modifications apportées à sa machine, avaient fini par lui laisser croire qu'il l'avait entièrement construit du premier au dernier écrou.

Il amenait avec lui sa jeune femme Dorothée, une blonde un peu fade, tous deux appartenant à la race des timides à qui des impulsions soudaines et passagères, apportent de l'audace, paraissaient peu désireux de se créer des amitiés parmi les habitants d'Aéroville.

La Russie avait voulu se singulariser et elle y avait brillamment réussi, son délégué n'était autre que le grand Duc Serge Fotropstoek. Grand seigneur, bon-vivant, exempt de toute morgue et qui tentait l'épreuve sans autre espoir que celui de tuer le temps d'une façon plus intelligente que celle adoptée d'habitude par lui.

Les trois hommes qui étaient avec lui appartenaient à sa maison, un mécanicien, un valet de chambre, son secrétaire, ce dernier Félyne Daniloff ne parlait jamais et se renfermait dans un mutisme profond.

Les États-Unis n'ayant pu décider les frères Wright à tenter l'épreuve, n'avaient envoyé en désespoir de cause que deux aviateurs frères également, mais d'un mérite plus que secondaire, les frères Jack et Joël Spithson, ils avaient avec eux un mécanicien, une manière de brute avinée qui se nommait Folter.

. Mais le dixième concurrent était de beaucoup le plus pittoresque, le Japon était le pays qu'il représentait, il s'appelait Nito, était marquis, et avait reçu de son gouvernement les encouragements les plus considérables.

Son aéroplane, un composite de toutes les machines inventées jusqu'à ce jour, pouvait contenir cinq personnes.

C'était un concurrent sérieux, car l'aviation l'attirait comme une religion et il s'y adonnait avec fanatisme.

Ses collaborateurs avaient comme lui le mépris de la mort et n'envisageaient qu'une éventualité : le triomphe. Ils étaient tous quatre japonais, avaient presque tous fait leurs études à Paris et doués d'une perspicacité et d'une volonté peu ordinaires, s'immisçaient partout et s'efforçaient d'apprendre, de s'instruire à chaque seconde, à chaque minute.

Tels étaient, très sommairement dépeints, les concurrents de la course Spitzberg-Pôle Nord. Tous n'avaient pas les mêmes mérites, certains paraissaient devoir être écartés de toutes probabilités de réussite.

Les plus sérieux étaient à n'en pas douter Pierre Lathon, Johnson Paber, l'anglais ; Nicolas Wainer, l'allemand ; Alphonse Dicquez, l'espagnol ; Nito, le japonais.

Indépendamment de tout ce petit monde, nous avons dit qu'il se trouvait plusieurs membres de l'Aéro-Club et des journalistes.

Les membres de l'Aéro-Club étaient : le marquis de la Lande ; Jacques Lavernière, président de la course ; Léonce de Jarnitel ; Bernard Lauvergne ; Pierre de Sanceyt de Peyroutas.

Les journalistes étaient une trentaine, envoyés de toutes les parties du monde, ils se lamentaient, car ils étaient dans l'impossibilité absolue d'adresser la moindre correspondances à leurs journaux respectifs.

Ils vivaient dans une baraque spéciale, sur laquelle l'Aéro-Club avait fait placer une pancarte portant ces mots d'une prétention volontairement comique : Pavillon de la Presse.

Aéroville avait quatre rues, elles s'appelaient : la rue Santos-Dumont, la rue Colonel-Renard, la rue Capitaine-Ferber, la rue des Mille-Vents.

Cette dernière ainsi dénommée car il s'y engouffrait de tels courants d'air glacé qu'on ne pouvait y séjourner, fut-ce même une seconde.

Rien ne manquait donc à Aéroville, ces quatre rues, se coupant à angles droits, étaient chacune la branche d'une croix.

Les hangars-ateliers des aéroplanes n'ouvraient pas sur la rue, mais bien par derrière où l'espace ne manquait pas.

L'on ne pouvait se lasser d'admirer ce village surgi sur le roc glacé, de par la volonté des hommes, si faible comparée aux forces brutales et mystérieuses de la nature.

Il avait suffi d'une parole jetée dans un banquet où étaient réunis des gens d'audace et d'énergie, il avait suffi d'un enthousiasme provoqué par le beau geste de l'Aéro-Club et du Gouvernement français... et maintenant, face aux dangers inconnus, face aux bourrasques terribles et indomptables, Aéroville se dressait. Aéroville qui narguait le Pôle Nord, Aéroville d'où les oiseaux de toile et d'aluminium allaient s'envoler vers les contrées inexplorées.

Et cette solitude du Spitzberg prenait, à être ainsi considérée, un air grandiose de champ de bataille. Oui, d'un champ de bataille moderne effrayant par son vide et où l'ennemi bien dissimulé ne se montrait pas.

Aéroville, certes, valait alors une capitale, c'était l'asile de la science qui recueillait ses prosélytes avant de les lancer à la conquête de l'inconnu.

V HAINES ET SYMPATHIES

Ah ! l'on ne chômait guère à Aéroville, et les grèves et autres misères sociales n'avaient point l'air d'y être connues.

À peine arrivés, les concurrents se mirent à l'ouvrage, les énormes caisses apportées d'Europe et de toutes les parties du monde furent déballées.

Les biplans, les monoplans commencèrent à se monter dans les hangars.

Jacques Lavernière, le président de la course, accompagné des membres de l'Aéro-Club, visitait les ateliers. Il se faisait donner des explications sur les différents mécanismes. Rien n'était plus curieux en effet que cette variété dans les procédés et les constructions.

Le marquis de la Lande constatait tous les jours avec grand plaisir que l'aéroplane de Pierre Lathon était le seul logiquement construit en vue d'une randonnée polaire, et le seul capable de supporter vaillamment ce voyage qu'il importait à tout prix d'exécuter d'une seule traite.

L'aéroplane de Johnson Faber était également des plus curieux, il devait certes être capable des plus grands efforts et devait être un adversaire redoutable pour le jeune français.

L'appareil de Nicolas Weiner était assez ingénieux, d'un modèle tout à fait nouveau, il demandait à être longuement expérimenté avant le départ définitif.

Pierre Lathon, à Paris, avait fait merveille, le jour même où son « Pourquoi pas ? » avait été prêt, il était sorti des usines de Montrouge et avait pris son vol.

Comme premier essai, il avait fait le tour de Paris en suivant les fortifications, puis il s'était dirigé vers la place de l'Opéra, et les grands boulevards acclamé par une population en délire, il avait suivi les boulevards de l'Opéra à la place de la République, de là était allé au-dessus de l'Élysée où il avait eu l'honneur d'être admiré par le président Fallières, puis il avait piqué droit sur la tour Eiffel qu'il avait contournée en se maintenant à une centaine de mètres au-dessus d'elle ; après quoi il était rentré à Montrouge,ayant tout .le long du trajet éprouvé son appareil de maintes et maintes manières.

La conclusion qui devait être tirée et qui fut tirée de ces exploits, fut que Pierre Lathon possédait un véhicule aérien d'une souplesse et d'une endurance stupéfiantes. Doucement Nelly tira Lathon par le bras (page 61). Ce fut dans toute la presse un concert d'éloges, que ne parvinrent pas à surmonter les articles dithyrambiques consacrés dans les journaux étrangers aux essais de leurs compatriotes.

Pour tous les gens compétents, en France, le seul adversaire sérieux de Pierre Lathon était Johnson Faber, c'était, nous l'avons vu, l'avis de tous les membres de l'expédition et du marquis de la Lande, en particulier.

Malgré cette rivalité qui allait donner lieu à une lutte sans précédents dans les annales de l'aviation, Pierre Lathon et Johnson Faber étaient devenus deux amis.

Ils éprouvaient le besoin de se voir plusieurs fois par jour, se rendaient mutuellement visite dans leurs ateliers, discutaient des problèmes de mécanique, se passionnaient pour les questions d'aéronautique, échangeaient leurs idées philosophiques.

Chose plus étonnante encore, les mécaniciens anglais et français sympathisaient à qui mieux mieux, ils étaient rapidement arrivés à parler une sorte de jargon mi-britannique, mi-argo-parisien qui était des plus réjouissants.

Souvent Jacques Loniam s'offrait de lui-même pour rendre à mesdames Faber de ces services qu'on est en droit d'attendre que d'un domestique bien stylé.

On lui en était très reconnaissant et cette reconnaissance rejaillissait sur Pierre Lathon qui adorait la compagnie de ces dames et qui les voyait le plus souvent possible.

Le soir venu, alors que la journée était finie et que dans les ateliers tout bruit avait cessé, l'aviateur français revêtait l'épais manteau de fourrure qui le protégeait des rigueurs du froid et il allait chez l'aviateur anglais.

Presque toujours il y dînait en compagnie de Lucien Golfech, même ils finirent par mettre leurs provisions en commun et Jacques Loniam assura le service.

Assurément, au Spitzberg on ne pouvait trouver meilleur maître d'hôtel.

De temps à autre, Nicolas Weiner et son aide Frans Hyde prônaient place à cette table familiale, mais ces deux hommes n'aimaient pas trop ces réunions.

C'étaient des travailleurs acharnés mais timides, arrachés de leurs ateliers ils ne songeaient qu'à y retourner ; assurément, ils n'avaient pas l'habitude du monde et préféraient la solitude.

Le marquis de la Lande était invité souvent, il aimait beaucoup la compagnie de ce rival anglais, si loyal, si franc.

En dehors de ces personnages, les deux aviateurs ne s'étaient guère liés qu'avec l'espagnol Alphonse Dicquez et sa femme Dolorès, gens sans arrière pensée et d'un commerce agréable. Ils entretenaient aussi des relations de bonne amitié avec le grand duc Serge Potropstock et voyaient quelquefois, non sans déplaisir, le japonais Nito.

En revanche, de véritables inimitiés, qui ne devaient pas tarder à se changer en haines vivaces, éclatèrent dès le début, malgré la bonne volonté de Pierre La-thon et de Johnson Faber.

Le concurrent italien, Laurent Taliani, volontiers attiré vers le français et l'anglais, s'était peu à peu laissé influencer par son compatriote et collaborateur le docteur Claude Ranello, puis par ses deux mécaniciens Victor Ainoterellini et Félix Gumberto.

Ces derniers, particulièrement, détestaient le français, ils firent croire à Claude Ranello que Lathon avait fait un pacte avec Faber et que les deux hommes coaliseraient leurs efforts pour gagner la course, ce qui leur permettrait de partager le prix qui, ne l'oublions pas, était d'un million six cent mille francs. Claude Ranello se laissait lui aussi mener un peu par ses compagnons. Ceux-ci,mentant effrontément et jaloux de la gloire du jeune français, racontèrent que Jacques Loniam avait été aperçu rôdant autour de l'atelier de l'italien, dans le but, sans doute, de surprendre des détails de l'aéroplane Taliani.

Claude Banello, indigné, sans chercher à contrôler la véracité de ce fait, avertit Laurent Taliani et le mit en garde contre des entreprises d'espionnage possibles.

Lé jeune italien avait tout haut manifesté son indignation et s'était bien juré de ne jamais avoir de rapports avec le français/ Quand il le rencontrait dans Aéroville, il l'évitait et ne le saluait jamais.

Pierre Lathon s'en était bien aperçu, mais il avait mis cet incident sur le compte de la jalousie et il n'y avait plus pensé.

Or, les ouvriers monteurs italiens avaient épousé la querelle de leur maître, ils injurièrent bientôt les ouvriers français et anglais, essayant d'entraîner avec eux les allemands.

Mais ces derniers ne se laissèrent pas influencer et demeurèrent neutres ; les russes étaient d'un calme que rien ne pouvait approcher, d'ailleurs peu connaissaient un autre langage que le slave et pour cette raison ne pouvaient s'entendre avec leurs collègues étrangers.

C'était un curieux spectacle que celui d'Aéroville, véritable Tour de Babel où toutes les langues, tous les idiomes s'entrecroisaient.

Les ouvriers espagnols et les ouvriers portugais sympathisèrent tout de suite étant presque du même pays. Les ouvriers américains, comme les russes, vivaient à part, ne se mêlant aucunement à l'existence des autres.

Les autrichiens fréquentaient quelque peu les allemands et leurs rapports étaient sinon excellents, du moins empreints de bonne cordialité.

Quant aux japonais, nous avons, il nous semble, déjà indiqué quelle était leur principale tendance : celle de se faufiler partout et d'entrer dans les bonnes grâces de chacun.

On aurait dit qu'ils faisaient la chasse aux renseignements, et cette supposition paraissait tellement justifiée que Jacques Lavernière, le président de la course, dit un jour à Pierre Sanceÿt de Peyroutas, son camarade :

— Je me demande, mon cher, si ces ouvriers japonais ne sont pas tous officiers des plus instruits qui s'efforcent de s'emparer des derniers perfectionnements de l'aéronautique pour leur gouvernement.

Ainsi, dès les premiers jours, quelques rivalités, minuscules d'abord, s'établirent, quelques froissements se produisirent.

Les frères américains Jack et Jaël Spithson mirent à la porte de chez eux, peut-être un peu brutalement, le concurrent japonais Nito qui, décidément, avait manifesté à l'égard de leur appareil une curiosité par trop grande.

Nito n'avait pas protesté avec bruit, comme un latin n'eut pas manqué de le faire, il se contenta de s'éloigner en haussant les épaules.

Les femmes se fréquentaient entre elles, les dames Faber s'étaient liées d'amitié avec Dolorès Dicquez et voyaient quelquefois Dorothée Fürster, la compagne de l'aviateur autrichien.

À leur société se joignaient souvent deux jeunes femmes françaises, qui étaient venues au Spitzberg en qualité de journalistes, Mathilde Dauvillars et Antoinette Goudourville.

Elles étaient charmantes et connaissaient plusieurs langues, ce qui leur permettait souvent de servir d'interprètes.

Après une journée de labeur, Pierre Lathon trouvait auprès des dames Faber un repos moral qui le délassait.

Le docteur Lucien Golfech n'avait pas cru si bien pronostiquer à Paris,lorsqu'il avait en riant déclaré à Pierre Lathon que Nelly Faber le regardait avec sympathie.

La fille de l'aviateur anglais manifestait à Lathon une amitié cordiale et franche.

Ce dernier se sentait tous les jours pris davantage par le charme qui émanait de l'anglaise, il aimait les longues conversations qu'il tenait avec elle sur toutes sortes de sujets.

Sujets littéraires, sujets sportifs ! Nelly pouvait causer avec facilité de tout ce qui intéressait Pierre Lathon, elle connaissait les meilleurs d'entre les auteurs français, les classiques comme les modernes.

Elle avait admiré souvent Maupassant et elle ne parlait du grand écrivain qu'avec un respect ému.

Le marquis de la Lande ne tarda pas à s'apercevoir de la tournure que prenaient les événements :

— Hé ! Hé ! mon cher Lathon, dit-il un jour. Vous êtes venu au Spitzberg pour conquérir le Pôle, mais je crois que vous avez commencé par conquérir un cœur !

Pierre Lathon sous l'allusion avait rougi, le marquis continua :

— À quoi bon vous en défendre mon cher ? Nelly Faber est une délicieuse enfant, pourquoi ne l'aimeriez-vous pas ?

— Mais je ne l'aime pas ! se récria Pierre Lathon.

— C'est ce que je voudrais bien savoir !

— Je vous assure !

— N'insistez pas, mon cher ami, l'amour est spontané ! Il se déclare en nous subitement: quand on s'en aperçoit il y a longtemps qu'il s'est fait jour !

— Mais vous vous imaginez...

— Vous aimez Nelly Faber, voyons... ne venez pas me dire le contraire... vous ne pouvez vous passer d'elle... vous la recherchez, vous lui consacrez tous vos instants de repos...

— Mais...

— Oui ! oui ! mon beau jeune homme, on ne trompe pas un vieux malin comme moi !

Le marquis de la Lande s'éloigna en riant.

Et Pierre Lathon tout rêveur se demanda à haute voix :

— Est-il bien exact que j'aime Nelly ?

VI AMOUR ET JALOUSIE

Depuis ce Jour, Pierre Lathon s'étudia curieusement, jamais il n'avait soupçonné jusqu'à présent qu'il pouvait aimer la jeune fille et être aimé d'elle.

Il s'était simplement habitué à vivre près d'elle et il constatait une chose indéniable c'est qu'il ne pouvait plus se passer de sa compagnie.

Or, sur ces entrefaites, un événement singulier se produisit qui projeta dans l'âme du jeune homme un peu de clarté, de joie, mais aussi de chagrin.

Un soir, il gagnait emmitouflé dans ses fourrures, la baraque de Johnson Paberqui se trouvait rue du Colonel Bénard, lorsqu'il aperçut dans la demi-obscurité de la rue, mal dissipée par des lanternes accrochées aux baraques, une silhouette qui lui était familière.

À n'en pas douter, c'était Nelly Faber qui marchait à une vingtaine de pas de lui à peine ; il se disposait à accélérer sa marche pour rejoindre la jeune fille qui venait probablement de rendre visite à Dolorès Dicquez on à une autre de ses amies.

Soudain, comme elle passait devant la demeure de l'italien Laurent Taliani, Pierre Lathon vit ce jeune homme sortir de l'ombre et s'avancer vers Nelly.

Celle-ci eut un tel mouvement de surprise que Pierre Lathon, intrigué, se jeta dans l'intervalle qui séparait deux baraques et de là, parfaitement dissimulé,il observa.

Laurent Taliani dit d'une voix sourde que le français entendit parfaitement :

— Mademoiselle, je veux vous parler ! Étonnée, Nelly Faber répliqua :

— Parlez donc Monsieur, je vous écoute, mais dépêchez-vous car il fait froid ici et l'on est exposé à tous les vents...

— Entrez chez moi, Mademoiselle !

La jeune fille refusa net :

— Non Monsieur, mais encore une fois pouvez-vous me dire rapidement ce que vous avez à m'annoncer...

— Mademoiselle, répondit Laurent Taliani d'un accent passionné, je veux vous dire que je vous aime et que je ne peux me lasser de vous regarder...

Nelly eut un rire narquois :

— C'est tout ce que vous aviez à me dire, c'est peu ! — Mais Mademoiselle...

— Eh bien, Monsieur, je consens à vous répondre... vous m'aimez : à votre aise, mais vous feriez mieux de me détester, car je ne vous aime pas et je ne vous aimerai probablement jamais !

Laurent Taliani supplia :

— Mademoiselle, si vous saviez...

D'un ton sec, Nelly l'interrompit :

— C'est bon. Monsieur, je ne veux pas en entendre davantage !

— Mademoiselle, par pitié...

Nelly sans plus écouter poursuivait sa marche, Laurent Taliani lui emboîta le pas.

Pierre Lathon de sa cachette voyait tout, il sentit en lui une grande fureur sourdre : il se précipita et lorsqu'il arriva à la hauteur de l'italien, il s'écria :

— Voulez-vous vous taire, monsieur Taliani !

L'italien s'arrêta, et dardant sur Pierre Lathon un regard irrité, il s'exclama :

— De quel droit vous mêlez-vous de mes affaires ?

— Du droit qu'a tout galant homme de protéger une jeune fille qui ne demande qu'à vous voir partir !

Les deux hommes étreints tous deux de la même émotion sauvage, se regardaient comme deux bêtes fauves sur le point de se battre.

Doucement, Nelly tira Lathon par le bras, en disant :

— Monsieur Pierre, venez donc... venez donc !

À regrets, le français se laissa entraîner, l'instinct batailleur gaulois venait de surgir en lui, il éprouvait le désir violent de se colleter avec l'italien.

Ce dernier proféra une injure, puis il eut un geste de menace et clama :

— Nous nous retrouverons !

Puis il rentra chez lui et ferma sa porte avec fracas.

Nelly tremblait fébrilement, Pierre Lathon encore tout énervé de cette altercation lui dit :

— Comme vous êtes troublée, mademoiselle Nelly, ce fou vous a fait peur !

— Non ! j'ai craint pour vous... j'ai redouté une rixe... une agression...

Et tout à coup la vérité se fit jour brutalement dans l'âme de Pierre Lathon : oui il aimait Nelly, et il souffrait à présent de penser qu'il n'était pas le seul.

Les paroles de Laurent Taliani avaient éveillé en lui une jalousie des plus cruelles qui le peignait, le torturait atrocement. Il ne se contint plus, il sentit qu'en cet instant il aurait l'audace nécessaire pour avouer sa passion, il débuta :

— Mademoiselle Nelly, excusez-moi, je suis très troublé moi aussi. J'ai tout entendu, les propos de cet italien m'ont bouleversé !

Si l'obscurité n'avait pas plongé la figure de Nelly dans l'ombre, Pierre Lathon aurait pu voir une rougeur envahir les traits délicats de la jeune fille.

— Monsieur Pierre !... murmura-t-elle d'une voix délicieusement musicale.

— Oui, mademoiselle Nelly, la jalousie m'a torturé en cette brève minute où cet homme a osé vous dire...

Il hésita quelques secondes, puis acheva d'un seul trait :

— Vous dire ce que je pense, mademoiselle Nelly, car je vous aime moi-aussi.

La jeune fille se taisait.

— Eh bien ? murmura Lathon très angoissé. Vous m'en voulez de vous tenir ce langage ? Pardon, mademoiselle Nelly ! Pardon !... je ne vous parlerai plus de mon amour... jamais... jamais !

Doucement, la jeune fille murmura dans un souffle à peine perceptible :

— Je vous aime aussi, monsieur Pierre !

VII PREMIERS VOLS

L'époque de la course s'approchait, l'activité dans les ateliers devenait de jour en jour plus fébrile et les aviateurs mettaient la dernière main à leurs appareils.

Pierre Lathon et Johnson Faber avaient achevé le montage de leur aéroplane les premiers.

Avant de faire des essais, ils tinrent à vérifier attentivement leurs moindres pièces, leurs moteurs. Cet examen démontra que tout était en place et que rien n'était ou ne paraissait défectueux.

Par un sentiment de coquetterie que des adversaires moins courtois ne comprenaient pas, les deux aviateurs tinrent à faire leurs essais le même jour.

Les appareils furent sortis du hangar et amenés sur le même terrain. Le vent était modéré, mais la température, quoiqu'on fut au printemps, était glaciale.

Les aides étaient assez embarrassés pour manier le monoplan de Pierre Lathon et le biplan de Johnson Faber ; en effet, le vent leur glaçait les mains et leurs épais vêtements de fourrure les gênaient dans leurs mouvements.

Pierre Lathon avait été bien avisé en apportant tout ses soins au chauffage de la cabine où il devait prendre place avec. Lucien Golfech et Jacques Loniam, il y faisait une chaleur modérée.

Johnson Faber, au contraire, avait installé un calorifère de fortune et dès le premier jour, en dirigeant son aéroplane, il souffrit du froid, ce qui lui enlevait plus d'un de ses moyens.

Tout Aéroville était là, chacun avait tenu à assister à ces premiers essais des deux champions vraiment sérieux de la course, des favoris — eut-on dit à Paris, sur l'hippodrome de Longchamp ou d'Auteuil.

Pierre Lathon fit une envolée magnifique, du premier élan il gagna une hauteur de quatre cents mètres, hauteur à laquelle il se maintint. Puis, voyant que son aéroplane était tel qu'il l'avait eu à Paris, bien en main, parfaitement équilibré, il se risqua à faire les tours de force les plus audacieux.

Il coupa l'allumage, descendit en vol plané jusqu'à cent mètres de terre, puis fit marcher de nouveau le moteur et reprit le vol régulier, s'amusant a faire des virages savants, à boucler des boucles, des huit.

Johnson Faber était parvenu à se lancer, il voletait au-dessus de son ami Lathon puis brusquement se glissait sous lui.

On aurait dit de gigantesques oiseaux blancs se poursuivant à tire d'aile, le spectacle était de toute beauté, on devinait que ces appareils étaient capables de randonnées gigantesques.

On comprenait qu'ils pouvaient fournir des efforts prodigieux, leur robustesse bien visible les désignait à l'attention de tous, comme ceux qui devaient être les triomphateurs.

Et malgré les jalousies qu'ils éveillaient, malgré les espoirs qu'ils venaient contrarier par ces belles expériences, ils furent applaudis avec enthousiasme et quelques hurrahs s'élevèrent.

Ce fut piquant de voir les deux concurrents sortir de leurs machines, venir à la rencontre l'un de l'autre et se serrer la main avec effusion en se félicitant.

— Bravo, mon cher, s'écria Johnson Faber, vous êtes un pilote merveilleux !

— Que dois-je donc dire de vous ? riposta Pierre Lathon du tac au tac.

— Moi je suis transi de froid !

Madame Faber arrivait avec Kelly.

Le français regarda la jeune fille amoureusement, il n'avait pas encore parlé de ses projets à Faber. Il se tourna vers sa fiancée et lui demanda :

— Eh bien, mademoiselle Nelly, l'air du Spitzberg ne vous gèle pas trop ?

Elle considéra Lathon d'un air affectueux et répondit :

— Je suis heureuse du succès de mon père, je ne fais pas attention à l'état de la température.

Il l'attirait à part et lui disait à voix basse pendant que Faber causait avec le marquis dé la Lande qui le félicitait :

— Nelly, il faut que nous parlions à vos parents de nos projets, je souffre trop de ne pouvoir être tendre avec vous devant tout le monde.

Elle le fixa un moment de ses yeux si expressifs, puis lui répondit :

— Eh bien Pierre, vous parlerez quand vous voudrez !

— Merci Nelly ! dit-il. Et il lui serra la main.

Comme il regardait autour de lui, il aperçut Laurent Taliani entouré de son ami le docteur Claude Ranello et de ses deux mécaniciens, Victor Ainoterallini et Félix Gumberto.

Il remarqua que l'aviateur Italien avait une mauvaise flamme dans les yeux... il était jaloux sans doute et n'avait pas dû renoncer à se faire aimer de Nelly.

— Pauvre garçon, pensa Pierre Lathon. Il est à plaindre.

Puis il donna des ordres à ses ouvriers et fit rentrer le « Pourquoi pas ? » dans son hangar.

Johnson Faber expliquait quelques détails de sa machine aux membres de l'Aéro-Club, qui l'écoutaient très intéressés.

Au premier plan se trouvait le japonais Nito, très attentif et cherchant à s'instruire comme d'habitude.

Pierre Lathon attendit patiemment la fin de cette sorte de conférence en plein air, puis il prit Johnson Faber par le bras et lui dit :

— Monsieur Faber j'ai à vous entretenir d'un projet qui m'est très cher, voulez-vous m'accompagner jusque chez moi ?

— Mais très volontiers mon ami... je vous suis.

VIII BASSES VENGEANCES

Johnson Faber était assurément l'homme le plus calme et le moins curieux de la création.

L'intonation de voix de Pierre Lathon, son attitude gênée, embarrassée, tout disait que le jeune homme n'était pas dans son état normal et qu'il avait quelque confidence à faire, ou bien des conseils à demander sur une grave affaire.

Certainement Johnson Faber voyait cela, mais il n'en était pas le moins du monde intrigué, il avait adopté un système de philosophie des plus pratiques.

Il avait coutume de dire : laissons les événements venir à nous, dans la vie tout s'arrange, dès lors à quoi bon se faire du mauvais sang, à quoi bon se compliquer l'existence, se créer des ennuis pour en arriver aux mêmes résultats ?

Devinait-il la proche arrivée de cruels soucis, il ne se désolait pas pour si peu, il attendait et ne faisait pas comme tant de gens qui oubliaient le dicton : « A chaque jour suffit sa peine ! » provoquant en eux-mêmes d'atroces chagrins, par l'évocation de l'avenir.

Pour ces raisons, Johnson Faber évitait toujours de se « déprimer » moralement en songeant à ce qui l'attendait. Aussi son esprit était-il libre et dispos,dégagé de toute préoccupation importune.

Docile, il suivit son ami Pierre Lathon dans sa baraque et s'installa confortablement au fond d'un fauteuil d'osier, avant que d'écouter.

— Cher monsieur Faber, commença Pierre Lathon, je vous ai fait venir ici, car ce que j'ai à vous dire est très important.

— Parlez, mon cher ami !

Le jeune français réfléchit quelques secondes, chercha quelle transition il pourrait adopter pour dire le fond de sa pensée, puis se décida à tout avouer brutalement, sans précautions oratoires.

— Monsieur Faber j'aime votre fille et je vous demande sa main ?

L'anglais sourit puis regarda longuement Pierre Lathon.

— Hé t Hé 1 dit-il. Pas si bête ça, Nelly est adorablement gentille, elle est digne do vous... que vous répondre, voyons ?

— Répondez-moi que vous m'accordez cette main que je vous demande ? L'anglais parut hésiter.

— Mais Kelly ? Vous aime-t-elle ?

— Oui, monsieur Faber.

— Vous le lui avez donc demandé ? Ah qu'ils font des cachotteries les amoureux ! Mais mon ami, vous vous imaginez donc que je ne l'avais pas deviné ?

— Voyez-vous un inconvénient à ce mariage ?

— Mais aucun mon cher garçon ! Ah si, cependant ! Il reste bien entendu que nous restons jusqu'au bout de l'épreuve deux concurrents et qu'en aucun cas l'un d'entre nous ne pourra abandonner la lutte au profit de l'autre ?

— Mais...

— Non ! Non ! je vous refuse net la main de ma fille si vous ne consentez pas à faire ce que je vous dis ! Amis, oui ! Concurrents loyaux jusqu'à la fin de l'épreuve... Aucun doute à ce sujet n'est-ce pas ?

— Aucun !

— À merveille !

— Et que décidez-vous ?

— Mais mon cher Lathon avez-vous jamais pensé que je pourrais vous refuser mon enfant. Vous êtes un trop brave garçon, un trop honnête homme pour qu'on se permette d'agir autrement. Vous serez mon gendre, à moins que...

— A moins que ? répéta Pierre Lathon légèrement inquiet.

— A moins que vous ne trouviez la mort dans la course !

— Oh monsieur Faber !

— Il faut penser à tout.

— J'ai confiance dans mon appareil.

— Et moi dans le mien, mais ne sommes-nous pas, vous et moi, à là merci sauvage d'un accident de moteur, d'une tourmente qui nous fera capoter dans les profondeurs sous-marines de quelque abîme !

— Non, ne prévoyez pas cela !

— N'oubliez pas que Nelly voyage avec moi, qu'elle risque sa vie comme moi !

— Je le sais !

Une expression attristée se peignait sur le visage du jeune homme, Johnson Faber le vit, il se leva et, tapant sur l'épaule de son ami, il lui dit :

— Allons ! Allons ! jeune homme, ne pensons plus à ça et venez avec moi... à la maison. Si l'on peut désigner de ce nom familial cette bicoque en planches mal jointes !

Pierre Lathon se laissa entraîner et quelques minutes plus tard, Katy Faber apprenait la nouvelle et manifestait à l'aviateur toute sa joie et toute sa sympathie.

Le champion français était radieux, mais il semblait manquer quelque chose à son bonheur, Johnson Faber s'en aperçut.

— Sommes-nous cruels ! s'exclama-t-il. Nous laissons ce pauvre garçon sans sa fiancée et il fait une tête. Rassurez-vous, monsieur, nous allons l'appeler, mais je vous défends de dire un mot, laissez-moi le soin exclusif de parler...chacun son tour, n'est-ce pas ?...

Il disparut et revint presque aussitôt suivi de Nelly ; la jeune fille comprit que Pierre avait fait la demande.

D'un air mi-rieur, mi-sévère, Johnson commença :

— Eh bien, mademoiselle ma fille, c'est comme ça que vous faites des mystères, c'est comme ça que vous cachez quelque chose à votre vieux bonhomme de père ?

— Mais père...

— C'est bon mademoiselle, je suis fixé ! Ces enfants ! Ils viennent à peine de naître qu'il leur faut dissimuler... Ah mon Dieu ! C'est bien vrai qu'il n'y a plus d'enfants !

— Petit père...

— Il n'y a pas de petit père qui tienne... tu es en faute ! Ta mère et moi t'avons toujours encouragée à dire la vérité et surtout à nous dire tout ce qui te survenait... Or il me semble que tu n'as pas agi comme tu devais le faire !

— M. Pierre Lathon t'avait parlé de ses projets, tu devais nous en prévenir, aussi...

Il s'arrêta pour produire mieux d'effet. Le français, légèrement ému, ne put s'empêcher de dire :

— Aussi ?

Johnson Faber se mit à rire bruyamment.

— Voyez-moi ça ! s'écria-t-il. Celui-là qui s'en mêle. Taisez-vous, monsieur l'Aussi, mademoiselle Nelly Faber, j'ai décidé que vous n'épouseriez pas M.Pierre Lathon.

Nelly pâlit, l'anglais s'empressa d'ajouter :

— Mais vous voyez bien grande folle que je plaisante. Embrasse-le va ton fiancé, tu en as la permission !

— Vrai ?

— Mais oui, mais oui !

Nelly eut une exclamation joyeuse et s'avança vers Pierre qui lui ouvrit ses bras.

Et ils s'étreignirent tendrement pendant que Johnson Faber plus ému qu'il ne voulait le paraître, essuyait un pleur, du coin de son mouchoir.

Madame Faber venait de s'éclipser, elle revint avec un samovar et commença à confectionner un thé familial.

Une heure après, ils étaient tous là en train de savourer l'intimité de leur réunion, lorsque Jacques Loniam escorté du docteur Lucien Golfech apparut.

Ils avaient l'air tellement inquiets tous deux que Pierre Lathon se leva avec un mauvais pressentiment qui lui poignait le cœur.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.

— Ah monsieur ! s'exclama Jacques. Il arrive quelque chose de fou, d'insensé !

— Mais quoi donc ?

— L'un des moteurs du « Pourquoi pas ? » est détérioré.

— Détérioré ! dit Lathon avec un cri angoissé.

— Oui mon cher ! fit à son tour Lucien Golfech. C'est incompréhensible, vous m'en voyez moi-même tout bouleversé.

Nelly, son père et sa mère étaient en cet instant aussi émus que Lathon. Le français prit la parole :

— Mais enfin, Jacques, expliquez-moi, vous aussi Golfech, je vous en prie.

Golfech expliqua : — J'étais revenu avec Jacques dans l'atelier pour y graisser les moteurs et vérifier que l'expérience d'aujourd'hui ne les avait pas quelque peu abîmés... nous ne remarquons rien de particulier, mais lorsque nous débrayons et que nous essayons de mettre en marche le moteur de droite, il se refuse obstinément à se mettre en mouvement et nous constatons, non sans douleur, qu'il est brisé.

— Brisé ! s'indigna Lathon. Mais c'est invraisemblable. Le marquis de la Lande avait fait apporter tous ses soins à la construction des moteurs destinés au « Pourquoi pas ? » Vous vous rappelez Golfech que j'en ai éliminé quatre avant d'arriver à choisir ceux que nous avons.

— Venez voir mon cher ami, reprit le docteur. Vous jugerez vous-même !

Pierre Lathon remit son manteau et se coiffa de la toque de renard qui protégeait sa tête contre les rigueurs du froid.

Johnson Faber, sa femme et sa fille suivirent ; la rue du Colonel Renard fut vite franchie.

En passant devant la porte de Laurent Taliani, Pierre Lathon aperçut l'italien derrière les vitres de sa fenêtre, il avait un regard narquois auquel l'aviateur ne fit pas sur le moment attention. Nelly fit la même remarque et ne put s'empêcher de frissonner en voyant le coup d'œil méchant que lui lança celui qu'elle avait évincé.

L'atelier où était déposé le « Pourquoi pas ? » présentait un curieux spectacle.

L'aéroplane était en effet entouré de presque tous les monteurs mécaniciens qui avaient suivi le français au Spitzberg. Attirés par Jacques, ils examinaient la machine et de sourdes rumeurs couraient.

À l'arrivée de Lathon, les ouvriers s'écartèrent pour lui livrer passage, puis un concert de malédictions s'éleva...

— Qu'avez-vous ? demanda Pierre.

— Ah patron, fit un contremaître en tapant du pied rageusement. Cette brisure du moteur, voyez-vous, ça n'est pas naturel !

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu'un bandit, qu'une canaille, qu'une fripouille a sans doute pénétré dans cet atelier.

Pierre Lathon avait blêmi.

— Pensez-vous ? s'exclama-t-il.

— Oui patron, il n'y a pas de doute ! On a brisé le moteur et celui qui a commis cet attentat connaissait son affaire ! Le lâche ! si je le tenais...

Les autres ouvriers donnaient libre cours à leur indignation : — La crapule, disait l'un avec un accent parigot très prononcé. Faudrait voir qu'il dise un peu son nom !

— Oui, disait un autre, j'y casserais bien la margoulette !

— Et moi, ajoutait un troisième, je l'enverrais au Pôle Nord de la belle façon...

— Merci mes amis de la sympathie que vous me témoignez, déclara le jeune homme, je saurai m'en souvenir, mais laissez-moi voir !

Le contremaître désigna une partie du moteur :

—- C'est là ! dit-il.

Pierre Lathon eut un cri de colère :

— Quel est donc le misérable qui a commis cet acte indigne ?

Johnson Faber examinait à son tour, il hocha la tête :

— Mon cher, dit-il, c'est évidemment regrettable, mais c'est facile à réparer.

— Vous croyez ?

— J'en suis sûr ! Si celui qui a fait cette abomination avait brisé un peu plus haut, c'était irrémédiable, mais je suis certain qu'il n'y a rien de perdu. Je me fais fort moi-même d'arranger la chose.

— Vous me mettez du baume au cœur, répondit Pierre Lathon.

Nelly qui venait de se baisser et de ramasser un objet sur le sol, le tendit à son fiancé.

Il eut un tressaillement de tout non être. .

— L'italien ! murmura-t-il à mi-voix en serrant les poings de rage.

— Serait-ce le Taliani ? gronda le contremaître en roulant des yeux terribles ; il avait entendu la phrase du jeune français.

Ce dernier se ressaisit et protesta :

— Mais non, mais non ! Vous êtes fou ! Qui vous a dit cela ?

— J'avais cru entendre ?

— Vous vous trompez !

Le contremaître haussa les épaules et voulut montrer qu'il n'était pas dupe :

— C'est bon, patron ! On a l'oreille fine ! Si vous avez des raisons pour vous taire, moi je n'en ai pas pour être plus bête qu'un autre. On veillera au grain, pour sûr ! Et on ouvrira l'œil... le bon !

De nouveau Pierre Lathon regardait l'objet que lui avait remis Nelly, c'était un bouton de manchette en acier, mais adorné d'une monture d'émail.

Et cette monture qui avait été pour le jeune homme comme pour la jeune fille une révélation, c'était une réduction du drapeau italien. Mais fallait-il pour cela soupçonner Laurent Taliani ? Fallait-il le croire capable de cette monstruosité ?

Le jeune homme demeurait perplexe. Il était trop, loyal lui-même, pour soupçonner les autres de telles perfidies et il ne pouvait se résoudre à accuser.

C'était pour cela qu'il avait essayé de donner le change au contremaître, qu'il savait très entêté et très violent ; d'ailleurs il redoutait la fougue de tousses mécaniciens qui étaient de braves garçons, capables, pour venger leur patron, leur idole, de se livrer aux pires représailles.

Et cependant, tout ne semblait-il pas convaincre l'italien d'avoir commis cet attentat ? À présent Pierre Lathon se rappelait le regard qu'il lui avait lancé quelques minutes auparavant, et il doutait, se méfiant un peu de lui-même, car il détestait Laurent Taliani depuis qu'il avait en lui un rival amoureux.

Étrange situation dans laquelle il se trouvait. S'il n'avait pas aimé Nelly il eut joui de toute sa liberté d'esprit, pour accuser l'Italien et pour voir attentivement si ce dernier était coupable ou innocent.

Mais, en présence de l'attentat odieux dont venait d'être victime son « Pourquoi pas ? », cette merveille scientifique, il tremblait de tous ses membres, anéanti moralement, écœuré.

Johnson Faber le consola :

— Eh bien, voyons, ne vous laissez pas abattre comme ça ! Puisque je vous affirme qu'il n'y a rien d'irréparable. Allons, ^allons, mon cher ami !

Nelly s'approcha de lui et lui dit à l'oreille :

— Il n'y a pas de doute Pierre, c'est Taliani ou bien l'un des siens qui a commis ce crime !

Cette fois le contremaître avait bien entendu, il eut un rugissement de triomphe :

— Ah ! ah ! patron ! je ne suis tout de même pas sourd. Vous avez raison ma petite demoiselle. Ça ne peut être que ce macaroni de malheur !

Au même instant un homme pénétra dans l'atelier, c'était le mécanicien de Johnson Faber.

— Que veux-tu ? lui demanda l'anglais.

— Maître, répondit l'autre d'un accent embarrassé. Il vient d'arriver un accident à votre moteur.

— Malédiction ! jura Faber.

— Dû certainement à la malveillance ! ajouta l'homme en baissant la voix.

Le contre-maître de Lathon eut une exclamation farouche :

— Ce sont les macaronis ! Parbleu ! nous aurons leur peau. Les ouvriers s'ameutèrent.

— Oui ! à mort ! à mort ! Mort à tous les macaronis ! criait-on de tous côtés.

Sur ces entrefaites, le marquis de la Lande entra dans l'atelier.

— Que se passe-t-il donc, mes chers amis ? dit-il.

En quelques mots on le mit au courant des événements qui venaient de se dérouler .

Il s'efforça de calmer les ouvriers par un langage raisonné et sa conclusion fut celle-ci :

— Mes chers amis, il ne faut pas discréditer le nom français !

« Il ne faut pas que ce nom soit synonyme de désordre et violence. Du calme je vous en prie, du calme ! Vous me ferez de la peine si vous vous portez aux pires extrémités. Laissez-nous faire, nous trouverons les coupables et peut-être ce moment, mais à ce moment seulement, nous vous les abandonnerons.

Une formidable clameur retentit:

— Vive le marquis !

IX LA RÉVOLUTION À AÉROVILLE

'Johnson Faber était à présent doublement ému. L'arrivée de son mécanicien l'avait bouleversé. Hé quoi, l'ennemi mystérieux de Pierre Lathon s'était donc également attaqué à lui.

Dans quel but cynique, inavouable ? L'aviateur anglais que consolaient à présent Katy sa femme et Nelly, s'achemina vers la rue du Colonel Bénard, accompagné cette fois de Pierre Lathon et de Lucien Golfech.

Jacques Loniam était demeuré avec les ouvriers français avec qui il tenait d'animés conciliabules.

Il fallait bien voir en effet la malveillance dans l'accident survenu au moteur de l'aéroplane anglais. Après un examen même superficiel, on ne pouvait conserver de doute à ce sujet.

De même que pour le « Pourquoi pas ? l'on avait procédé par brisure, mais l'on avait été moins heureux pour l'aéroplane Faber que pour celui de Pierre Lathon, et la dégradation était très facilement réparable.

Nelly inspectait le sol tout autour de l'aéroplane comme pour y découvrir des traces, mais elle ne trouva rien.

Johnson Faber interpella Pierre Lathon.

— Y comprenez-vous quelque chose ? Devinez-vous quel peut être le misérable ?

— J'ai des soupçons, murmura le français, mais si bas que les ouvriers anglais qui les entouraient ne purent entendre.

— Quels soupçons ? insista Faber vivement intrigué.

— Des soupçons ! fit Pierre Lathon énigmatique .

— Sur qui ?

— Je vous le dirai, ailleurs et dans un autre moment.

Johnson Faber insista :

— Je vous en prie, mon cher ami, ne me laissez pas dans cette angoisse. Et dites-moi au moins le nom de mes ennemis ! Comment voulez-vous que je me défende si je ne les connais pas ?

Pierre Lathon pour toute réponse mit un doigt sur sa bouche, et recommanda le silence.

En effet les mécaniciens anglais s'efforçaient d'entendre leur conversation et se rapprochaient d'eux.

Au bout de quelques secondes Pierre Lathon reprit: — Nous parlerons de tout ceci plus tard quand nous serons seuls !

Johnson Faber serra les poings et s'exclama :

— Oh ! les gredins ! quelle étrange manière de comprendre la rivalité. N'est-il pas plus beau de s'incliner devant la compétence et la science d'un concurrent, et de désirer le vaincre tout en le respectant ?

— Évidemment, mais tous les esprits ne sont pas d'une loyauté semblable à la vôtre.

— Si je tenais ces bandits, je les tuerais ! déclara l'anglais.

Et l'un des mécaniciens, pour bien montrer qu'il partageait tout à fait l'opinion de son patron, dit en ricanant :

— Yes, je voudrais le avoir ce gentlemen, je casserais le moteur à lui. Malgré toute la peine qu'il avait, Pierre Lathon ne put s'empêcher de rire.

— Tiens ! remarqua-t-il, voilà une expression qui ferait fureur à Paris, je vais la lancer à mon retour. J'entends d'ici un voyou parisien dire d'un ton traînard : « Mon vieux, je vas te casser le moteur ! » Le voilà bien le langage imagé !

Puis il ajouta à voix basse pour Johnson Faber : — Vous voyez, vos ouvriers nous écoutent : plus un mot de cette affaire, n'oubliez pas une chose, c'est que nous avons intérêt à être les seuls justiciers. Ne mêlons pas à cela ces braves gens, beaucoup trop violents et dont le manque de pondération pourrait nous faire grand tort.

Il achevait à peine ces mots qu'un vacarme effroyable se produisit au dehors.

Pierre Lathon se précipita dans la pièce qui donnait sur la rue du Colonel-Renard, il leva les bras au ciel, saisit son manteau qui traînait parterre et sortit.

Johnson Faber, sa femme, sa fille et Lucien Golfech le suivirent après s'être vêtus en hâte.

La rue présentait une vive animation, on se serait cru au sortir d'une réunion publique parisienne.

En tête d'un fort groupement d'hommes, une quarantaine, environ, d'anglais et de français, marchait affairé et important Jacques Loniam.

Il dirigeait tout ce petit monde qui criait, qui hurlait à l'adresse de Laurent Taliani et de ses collaborateurs des menaces de mort.

Les ouvriers paraissaient très surexcités et brandissaient qui des revolvers, qui des leviers, qui des bâtons. Dans le fond de la rue l'on voyait le marquis de la Lande, accompagné de Pierre Sanceyt de Peyroutas et de deux autres membres de l'Aéro-Club, qui arrivait au pas de course.

Une clameur soudain se déchaîna, clameur de haine, clameur lugubre :

— À mort Taliani ! À mort les macaronis !

Ce mot « macaroni » semblait d'ailleurs dans la bouche des ouvriers français et anglais, une injure terrible ; ils tendaient leurs armes vers la baraque où l'italien habitait ainsi que ses aides.

Pierre Lathon s'avança au devant de son valet de chambre et d'un ton autoritaire lui dit :

— Que faites-vous là, Jacques ? Voulez-vous vous en aller et faire rentrer dans leur baraque tous vos camarades !

Jacques se redressa fièrement :

— Que monsieur m'excuse ! répondit-il. Mais je ne peux obéir à monsieur, on a fait un affront sanglant à la France et à l'Angleterre, cet affront sera vengé.

— Jacques, je vous donne l'ordre de partir tout de suite !

— Je Je regrette beaucoup monsieur, mais te ne peux partir !

— Tant pis, laissons-les faire ! dit Lathon à Faber qui s'inquiétait. Nous n'avons qu'à ne pas nous mêler de leur querelle, il ne faut pas qu'on nous juge être à leur tête.

Le marquis de la Lande arrivait à hauteur des ouvriers ; comme l'aviateur français, il s'efforça — mais en vain — de calmer les manifestants.

Ceux-ci montraient qu'ils ne se laisseraient désormais entraver par rien ; ils se ruaient sur la baraque italienne et déjà avaient à moitié défoncé la porte donnant sur la rue.

Tout à coup, les évènements se corsèrent, les ouvriers italiens, conduits par le mécanicien Victor Ainoterellini, firent irruption sur la droite des français et des anglais.

La mêlée devint rapidement sanglante, les adversaires satisfaisaient pleinement toutes leurs rancunes. Ils étaient même tellement rapprochés les uns des autres qu'ils ne pouvaient faire usage de leurs armes.

Et ils se battirent à coups de poings, à coups de pieds.

Jacques Loniam faisait des prodiges, il avait déjà mis hors de combat trois italiens et il se disposait à en attaquer un quatrième, lorsqu'il se sentit brutalement saisi par les épaules et tiré en arrière.

Une troupe nombreuse d'ouvriers de tous les pays venait en effet de faire son apparition sur le théâtre de l'émeute.

Les divers concurrents étrangers s'étaient mêlés à elle. En un clin d'œil tous les combattants furent désarmés et soigneusement séparés en deux camps.

Tous les membres du comité directeur de la course étaient là. Ce fut pour Jacques Lavernière, le président, l'occasion de prononcer un discours.

— Mes amis, dit-il, ce que vous faites là est honteux. Hé quoi, vous donneriez raison à ceux qui disent que les hommes sont semblables aux bêtes féroces et ne demandent qu'à se manger entre eux. Si vous avez des querelles à régler, si vous avez des différents, soumettez-les nous ! Il faut avoir confiance en nous ! Nous donnerons raison à ceux qui ont raison et tort à ceux qui ont tort.

Un nouveau murmure de haine courut dans les rangs des ouvriers français.

Jacques Lavernière mit les poings sur les hanches et familièrement, comme s'il parlait à des enfants indisciplinés, il reprit :

— Quelle férocité ! Vous mériteriez tous la même punition et tous ceux qui sont ici et qui ne partagent pas votre querelle, pensent comme moi !

« Oui, vous mériteriez d'être réexpédiés dans vos pays respectifs.

« Vous entendez messieurs les italiens, messieurs les anglais et vous surtout messieurs les français !

« Ah ! laissez-moi vous dire combien je suis peiné de voir des enfants de la France jeter le trouble dans la cité scientifique qu'est Aéroville !

« Ici nous n'avons pas de gendarmes ! nous n'en voulons pas ! les gendarmes sont pour les voleurs, pour les malhonnêtes gens, donc, ils n'auraient rien à faire ici !

« Que le but qui vous a tous amenés ici, vous préoccupe seul ! Je ne veux plus entendre parler d'une émeute de ce genre ! Ces sentiments de mauvaise rivalité sont odieux.

« Il n'y a pas d'ennemis ici ! nous sommes tous frères et nous poursuivons tous le même but. Qu'il y ait entre vous une noble émulation, soit, mais c'est tout ce que nous pouvons tolérer. Est-ce bien compris ?

Tous se taisaient, la discours de Jacques Lavernière, avait paru impressionner les ouvriers, mais il n'était pas difficile de se rendre compte qu'ils gardaient tous, leurs sentiments d'animosité et que les paroles du président ne les avait nullement calmés.

À la grande stupéfaction de Lathon, Jacques Loniam, secouant la poigne brutale qui le retenait, s'avança vers Jacques Lavernière.

— Monsieur, lui dit-il, tout ce que vous venez de dire est très noble et nous a touchés. Mais vous ignorez peut-être quelle est cette querelle qui nous partage.

— Je ne veux pas la savoir ! protesta Jacques Lavernière. Il est honteux d'en venir aux mains ! Sommes-nous aux temps barbares où les hommes s'entregorgeaient pour les motifs les plus futiles ?

Loniam, très excité, poursuivit :

— Nos motifs ne sont pas futiles ! Ces italiens de malheur ont tenté de détruire les aéroplanes du concurrent français et du concurrent anglais !

Jacques Loniam se taisait, il savourait à présent la volupté qu'il ressentait devoir chacun stupéfié par cette nouvelle.

Laurent Taliani s'avança, suivi de Claude Ranello, il jeta un coup d'œil méprisant à Pierre Lathon et parla ainsi :

— Cet homme ment effrontément ! Jamais aucun des miens n'a commis l'acte qui vient de nous être reproché. J'ignore encore pour ma part, le motif réel de l'agression dont ma maison vient d'être victime.

Son accent avait un tel air de sincérité que tous ceux qui étaient présent, l'innocentèrent immédiatement dans leur pensée.

Mais Claude Ranello voulut confirmer cette impression qui se devinait profondément ancrée dans l'esprit des assistants.

Mal lui en prit, ses airs hypocrites, ses regards sournois, lui aliénèrent la sympathie de toutes les personnes présentes, à commencer par Jacques Lavernière.

— Ces fous, dit-il, nous prêtent les sentiment» qu'ils ont eux-mêmes. Il faut se méfier d'eux, on les voit rôdailler autour de nos ateliers... dans un but facile à comprendre.

Pierre Lathon, indigné et vibrant d'émotion, s'avança :

— Vous en avez menti, docteur Claude Ranello ! je vous mets au défi de prouver ce que vous dites !

Claude Ranello toisa le jeune français et, résolu sans doute à tout risquer pour tenter de le disqualifier, il affirma :

— Je peux en tout cas dire ce que j'ai vu moi-même !

— Qu'avez-vous vu ? — Je ne le dirai que quand je le voudrai !

— Non ! vous devez parler puisque vous tenez un tel langage, je fais appel à la loyauté de tout le monde pour forcer le docteur Claude Ranello à bien spécifier ce qu'il a vu, en quel lieu, quel jour et à quelle heure ?

L'italien gardait le silence, se contentant do hausser les épaules, toujours avec ce même air méprisant, qu'il savait si bien prendre.

Le marquis de la Lande s'écria :

— Il doit parler ! Ses insinuations l'y obligent !

Jacques Lavernière ordonna :

— Parlez sur-le-champ, monsieur, je n'admets pas une semblable attitude. Claude Ranello ricana puis, décidé à tout il déclara :

— J'ai vu moi-même, monsieur Pierre Lathon rôder autour de l'atelier de Laurent Taliani et venir essayer d'y pénétrer.

Le fiancé de Nelly bondit sous l'outrage : — Sur la vie de mon père et de ma mère, je jure que cet homme ment, ment avec une effronterie de bandit !

Jacques Lavernière s'interposa, car le jeune aviateur était menaçant et l'on devinait que son intention était de saisir le médecin italien au collet et de le brutaliser.

— La vérité n'est toujours pas bonne à entendre dire ! déclara de nouveau Claude Ranello.

C'était trop, le français s'élança, il saisit le poignet droit du médecin, l'emprisonna de ses mains nerveuses et s'exclama :

— Misérable !... Canaille ! Taisez-vous eu je vous écrase !... Regardez le poignet de cet homme, monsieur Lavernière !

Claude Ranello tout en faisant de vains efforts pour se dégager s'exclamait :

— Lâchez-moi ! Pierre Lathon poursuivit avec la voix tonnante d'un accusateur :

— Regardez ! mais regardez donc tous le bouton qui est à sa manchette !

Ranello vociféra :

— Vous êtes fou !

— Ce bouton, continuait Lathon, l'avez-vous bien vu, monsieur Lavernière ? l'avez-vous bien remarqué !

— Oui ! répondit le président intrigué, mais que signifie ?

Pierre Lathon abandonna le poignet de l'italien, puis fouillant dans une de ses poches, il en tira le bouton ramassé par Nelly : le bouton d'émail aux couleurs italiennes.

— Tenez, monsieur Lavernière, voyez si ce bouton n'est pas le pendant de celui que vous venez d'examiner.

— En effet ! convint le président.

— Et maintenant regardez encore !

Le jeune homme saisît vivement lé poignet gauche de l'italien et malgré ses protestations l'éleva à hauteur des yeux de Jacques Lavernière, du marquis de la Lande et de tous ceux qui s'étaient approchés.

— Vous voyez que la manchette de gauche est vide de son bouton, vous le constatez tous sans peine. Or moi je prouve ce que j'avance, je ne suis pas comme monsieur.

« S'il est faux que j'aie rôdé autour dé râtelier Taliani, avec l'intention et le projet d'y pénétrer, il est par contre exact que le docteur Claude Ranello que voici est entré dans mon atelier et a tenté d'anéantir l'un des moteurs de mon aéroplane !

Claude Ranello pâlit.

— C'est faux ! protesta-t-il.

— C'est exact, monsieur ! Et la preuve la voici ! C'est ce bouton de manchette qui vous manque et qu'on a ramassé devant témoins dans mon atelier...

— C'est faux ! répéta l'italien.

Quelle machination infernale ! déclara Laurent Taliani qui, de très bonne foi, croyait son collaborateur innocent de l'acte dont on l'accusait.

De nouveaux cris s'élevèrent, les ouvriers français et anglais s'agitaient, des ouvriers étrangers prenaient fait et cause pour eux.

Jacques Lavernière prit la parole :

— Messieurs, en présence de ce qui vient de se passer, je constitue un tribunal d'honneur devant qui vont comparaître MM. Lathon, Taliani, Faber, Ranello et tous ceux qui ont été mêlés à cette affaire. Ce tribunal comprendra deux membres de chaque nationalité qui vont être tirés au sort. Mais je vous en supplie, n'ensanglantez pas Aéroville. Et que le bruit d'incidents scandaleux et regrettables n'arrive pas en Europe ! Messieurs, mes amis, mes camarades, je compte sur vous !... Dans une heure le tribunal d'honneur sera constitué et ce soir son verdict sera rendu. Quel qu'il soit nous nous inclinerons tous devant lui !

Jacques Lavernière prit par le bras le marquis de la Lande et s'éloigna.

Les ouvriers, français, anglais et allemands d'un côté, italiens de l'autre, se regardèrent avec des yeux chargés de haine.

Mais heureusement, les russes, les autrichiens, les espagnols et les américains veillaient, ils empêchèrent le retour des incidents qui avaient amené les scènes que nous venons de raconter. Peu à peu la rue du Colonel-Renard devint déserte comme d'habitude, chacun était rentré chez lui. Et Aéroville reprit son aspect tranquille qui avait été troublé pendant une bonne heure, par une véritable émeute révolutionnaire.

X JUSTICE I

Jacques Lavernière était un homme énergique. Quand il voulait quelque chose, il le voulait bien et arrivait toujours à la réalisation de ses désirs.

L'attentat commis sur les aéroplanes lui parut abominable et il jugea que son auteur ne pouvait demeurer plus longtemps à Aéroville où il constituait un danger permanent pour tout le monde. Le tribunal, composé dans les conditions indiquées par Jacques Laverdière, nomma pour président Nicolas Weiner, le concurrent allemand.

Lés membres dé l'Aéro-Club assistaient à la délibération. L'on entendit d'abord toutes les personnes en cause et s'il apparut tout de suite que Laurent Taliani n'était coupable que de légèreté et de vive jalousie, il sembla par contre infiniment probable aux juges que Claude Banello était bien l'auteur des deux attentats.

Pierre Lathon était tellement connu par sa droiture d'esprit et par sa loyauté qu'il était fou de l'accuser d'imposture.

Avant toutes choses, d'ailleurs, le jeune homme tint à raconter aux juges quelle rivalité avait dès le début du séjour à Aéroville, séparé les ouvriers français et italiens.

Puis il expliqua que Taliani avait trouvé en lui un rival soucieux uniquement de noble émulation, au lieu que Taliani n'avait jamais consenti à le saluer, laissant percer une jalousie évidente et stupide.

Nelly fut plus catégorique, Pierre Lathon avait négligé d'accuser Laurent Taliani et de raconter la scène violente qui s'était déroulée entre les deux jeunes gens. Nelly s'empressa de révéler ce détail au tribunal d'honneur.

Il apparut alors après l'audition de Taliani que ce dernier détestait Pierre Lathon et qu'il était pleinement sous l'influence de son entourage.

Or, il apparut également que cet entourage était nettement hostile à l'aviateur français.

Nicolas Weiner, soucieux de faire ressortir les moindres côtés de cette affaire, sut interroger avec habileté Claude Banello, Victor Ainotorellini et Félix Gumberto. Entendus séparément, ils apportèrent de piquants renseignements à l'enquête. Et bientôt, grâce à Alphonse Dicquez et à Nicolas Weiner, la vérité éclata.

Aucun doute ne restait, Claude Banello, aidé des deux mécaniciens italiens,avait tenté de détruire les deux aéroplanes.

Incident comique, chacun de ces trois personnages accusé d'avoir commis l'acte délictueux, se défendait de telle façon qu'il laissait tout supposer en ce qui concernait les deux autres.

Enfin, on les fit venir tous les trois et le tribunal leur annonça :

— Le tribunal est suffisamment édifié, il n'entend pas vous dénoncer à la justice de votre pays ou tirer de vous une vengeance éclatante. Non !

« Vous allez être expulsés du Spitzberg et l'Aéro-Club français va vous ramener en Europe !

« Quant à M. Laurent Taliani, le tribunal le lave de tout soupçon déshonorant. Il n'était pour rien dans les deux attentats.

L'aviateur italien se trouvait là, ainsi que tous les acteurs de ce drame, il s'éleva et déclara :

— Messieurs, puisqu'il en est ainsi, puisque réellement vous avez acquis la conviction que mes trois collaborateurs ont commis sur les aéroplanes de deux de mes concurrents des attentats que je réprouve, je ne veux pas qu'il reste un seul soupçon sur moi et je me retire de la course Spitzberg-Pôle Nord. Je vais rentrer en Italie.

Nicolas Weiner répondit :

— Vous avez tort, mon cher camarade, notre jugement ne vous atteint aucunement, vous pouvez rester.

Laurent Taliani insista :

— Je vous demande pardon, M. Weiner, je ne peux rester. Je me suis rendu coupable, vis-à-vis de M. Pierre Lathon d'une méfiance injustifiée, je le reconnais ici bien hautement. C'est vrai, je ne fais aucun mystère de l'avouer : j'ai jalousé M. Pierre Lathon. Mais tout semblait conspirer contre lui pour me le rendre antipathique. Dans les débuts, j'étais assez volontiers attiré vers lui. Mes collaborateurs, à qui je ne peux pardonner ces machinations, me le présentèrent comme un homme vil, capable de me voler les modifications apportées récemment à mon appareil. J'ai fini par le croire. Là-dessus est venu se greffer un incident que vous connaissez et que dans sa grande loyauté M. Pierre Lathon vous taisait tout à l'heure : il s'agit de mon amour pour mademoiselle Nelly Faber. C'est vrai, j'ai aimé, et j'aime encore cette jeune fille. Voyez, messieurs, quel fut le mouvement de haine soulevé en moi par l'intervention imprévue de M. Lathon. Ainsi cet homme qui m'était représenté par les miens comme un voleur d'idées, cet homme voulait maintenant me prendre celle que je chérissais si tendrement. Et je prononçai alors cette phrase : « Nous nous retrouverons ! » phrase de dépit, de colère, qui a été mal interprétée par la suite et qui aujourd'hui me faisait accuser du plus noir forfait. Je vous en prie, messieurs, ne me jugez pas défavorablement. Merci de m'avoir mis en dehors de ces machinations infâmes tramées par trois de mes collaborateurs. Non, je ne puis rester parmi vous, et je partirai dès demain à bord de l'Aéro-Club français avec ceux qui commirent, je le répète encore, le plus lâche, le plus abominable des crimes.

Nicolas Weiner se leva et prononça ces quelques paroles :

— Messieurs, nous remercions notre camarade Laurent Taliani des protestations qu'il vient de prononcer ici, c'est un brave cœur nous le savions tous, nous lui reprocherons seulement d'avoir été trop faible vis-à-vis de ceux qui l'entouraient. Un honnête homme devrait avoir une influence sur les canailles et ce ne sont pas. les canailles qui devraient en avoir sur lui. Messieurs, le tribunal d'honneur ayant rempli sa tâche le plus dignement possible, je lève la séance.

Dans un brouhaha de conversations particulières, les assistants sortirent, les mécaniciens italiens avaient un air ministre qui n'était rien moins que rassurant.

Nelly le fit remarquer à Pierre Lathon, ce dernier eut un geste de dédain et déclara :

— Qu'ils aillent se faire pendre ailleurs !

XI UNE NUIT TRAGIQUE

Tout dormait dans Aéroville et pourtant — phénomène singulier 1 — le jour était aussi vif qu'en plein midi. Il était une ; heure du matin, le froid était un peu moins intense et le vent ne soufflait plus.

Après les événements qui avaient animé Aéroville, la cité d'aéroplanes, il était étrange de n'entendre aucun bruit, de ne voir personne dans les quatre rues, personne sur le pas des portes, toutes fermées.

Il était, nous l'avons dit, une heure du matin, à l'horloge officielle de la baraque du Comité. Une heure du matin et il faisait grand jour.

Pour ceux de nos lecteurs que la chose intriguerait, nous rappellerons simplement qu'au Pôle arctique, du printemps à l'automne, règne un jour perpétuel. Pas de nuits noires. Rien ne vient distinguer dans la nature, le jour des heures consacrées en général au repos.

Cependant, tous les animaux égarés dans ces solitudes glaciales s'endorment au moment voulu et peu leur importe l'éclat plus ou moins vif de la lumière. Nous ajouterons encore que cette perpétuité du jour pendant six mois est due au soleil qui éclaire le Pôle arctique pleinement malgré la rotation de la Terre pendant le printemps et l'été.

Quand l'automne survient, le Pôle arctique est plongé dans des ténèbres que viennent uniquement dissiper des aurores boréales magnifiques.

A ce moment, le Pôle antarctique, autrement dit le Pôle Sud, que tout récemment tenta d'aborder le lieutenant Schakleton, est inondé de lumière jusqu'au printemps.

C'est de là que vient l'alternance des saisons. Mais fuyons au plus vite ces questions scientifiques trop ardues pour être développées ici et poursuivons notre récit.

Il était une heure du matin lorsque des baraques italiennes sortirent deux hommes, c'étaient Félix Gumberto et Victor Ainoterellini. t

Étouffant le bruit de leurs pas, par une marche silencieuse, ils longèrent les baraques anglaises, russes et autrichiennes. Ils se dirigèrent ensuite vers les baraques françaises.

Ils avaient certainement de mauvaises intentions, car ils se souciaient peu d'être vus et se retournaient par instants, comme par crainte d'être suivis. Lumière du jour tu gênes instinctivement tous ceux qui se disposent à commettre quelque mauvaise action ! Tu n'es pas aimé|e des gens qui ne travaillent d'habitude que la nuit, tel des hyènes et des vampires. Les ténèbres pour ceux-là sont les complices sûrs, les complices qui encouragent et qui dissimulent.

Les mécaniciens italiens, arrivés aux hangars de Pierre Lathon, tirèrent des poches de leurs manteaux quelques pinces et se mirent en devoir de forcer la serrure de la porte.

Ils y parvinrent facilement et entrèrent. Ils devaient partir le lendemain avec l'Aéro-Club français et l'on avait négligé de les surveiller, pensant que la crainte les immobiliserait.

Le « Pourquoi pas ? » était toujours à la même place, déjà le moteur abîmé avait commencé à être réparé, des outils étaient déposés sur le sol.

Félix Gumberto le premier eut un rire sardonique et silencieux, il brandit une bouteille qu'il avait apportée et la montra sans rien dire à son compagnon, celui-ci fit une grimace significative, prit le récipient des mains de son camarade, le déboucha, et commença à arroser un plan de l'appareil avec le liquide qu'il contenait. Ils avaient formé le projet d'incendier la baraque. Tout semblait devoir réussir, personne ne venait les déranger dans leurs sinistres occupations.

Victor Ainoterellini avait vidé la bouteille, il la posa sur le sol puis fit craquer une allumette et se pencha pour enflammer la toile de l'aéroplane.

Deux détonations retentirent coup sur coup et les italiens tombèrent à la renverse.

Jacques Loniam, qui couchait dans une sorte de soupente d'un hangar voisin, avait entendu marcher, il s'était habillé en hâte et, son revolver à la main, était venu voir ce qui se passait.

Il était bon tireur et avait abattu les deux misérables qui, mortellement blessés, se tordaient dans les affres de l'agonie.

Mais il était trop tard... le « Pourquoi pas ? » avait pris feu et la flamme, légère d'abord, gagnait la cabine de direction.

Loniam se précipita, saisit des fourrures qui se trouvaient là et les jeta sur le foyer.

Grâce à cette promptitude et à cette présence d'esprit, le feu fut étouffé. Lucien Golfech survenait effaré, puis Pierre Lathon et des ouvriers.

L'émoi fut énorme et Jacques Loniam fut, comme on le pense, joyeusement félicité. Quant aux deux cadavres on les jeta dehors sans autres égards...

Et chacun, après avoir longuement épilogué sur cette nouvelle aventure, alla se coucher.

...Mais il était dit décidément que cette nuit-là, personne ne pourrait dormir dans Aéroville, car vers les deux heures du matin un fracas horrible retentit.

Les baraques russes venaient d'être le théâtre d'un drame atroce. Nous n'avons pas oublié que le champion russe était le grand-duc Serge Potropstock et que son secrétaire Félyne Daniloff se révélait un homme taciturne et renfermé.

Or cette nuit-là, le grand-duc avait été réveillé en sursaut, Félyne Daniloff se tenait devant lui et le menaçait d'un revolver .

— Félyne que fais-tu ? avait demandé le grand-duc désagréablement surpris.

— Je viens venger tes victimes, misérable ! je fais partie du « Club des Terroristes rouges » de Moscou et j'étais attaché à ta personne pour t'épier. Or j'ai reçu par le courrier arrivé aujourd'hui un ordre de mon Club, m'enjoignant de te tuer... c'est ce que je vais faire ! Fais une prière pour le repos de ton âme... tu vas mourir ! La bombe qui doit te dépecer est depuis longtemps en ma propriété... le jour est venu ! Prie !

Le grand-duc avait essayé de fléchir son secrétaire :

— Mon petit Félyne, avait-il dit, tu sais bien comme je t'aime, épargne-moi, tu auras une fortune, tu vivras à l'étranger, ton Club ne pourra t'y rechercher.

— Prie, misérable !

Voyant dans les yeux de Daniloff qu'il était décidé à tout, Serge Potropstock se mit à hurler :

— Au secours ! Au secours !

Félyne Daniloff eut un geste bref, il jeta la bombe qu'il tenait de sa main gauche.

Elle éclata sur le lit, anéantit le grand duc et blessa à mort le nihiliste qui tomba sans pousser un cri, victime de son propre fanatisme, et esclave de ses doctrines.

Le feu se communiquait à la boiserie de la baraque, de toutes parts l'on accourait... et le sinistre fut assez rapidement conjuré.

Nuit tragique qui tuait les deux mécaniciens de Laurent Taliani ; nuit tragique, qui privait la course « Spitzberg-Pôle Nord » d'un concurrent de plus.

La fatalité semblait décidément s'acharner sur Aéroville.

XII SIX CONCURRENTS

Maintenant que Laurent Taliani s'était retiré de la course et que le grand duc Serge Potropstock était tombé sous la bombe nihiliste de son secrétaire Félyne Daniloff, il ne restait plus que huit concurrents décidés à tenter l'audacieuse randonnée Spitzberg-Pôle Nord et retour.

Les aéroplanes de Pierre Lathon et de Johnson Faber étaient merveilleusement mis au point, les brisures de moteurs causées par les italiens furent facilement réparées, quant à l'aéroplane Lathon, le commencement d'incendie dont il avait été victime, ne l'avait presque pas endommagé.

Les autres appareils étaient-ils dans un état semblable de perfection ? C'est ce que nous allons rapidement voir. Nicolas Weiner avait fait quelques essais, certes l'allemand obtenait de forts beaux résultats, mais il n'était pas encore absolument sûr de son moteur. En effet, il s'arrêtait souvent, ce qui obligeait l'aviateur à descendre à terre.

Or, dans la randonnée vers le Pôle, ne fallait-il pas réduire au minimum ces descentes qui pouvaient être très dangereuses, l'appareil courant le risque de se briser au lancement ?

Donc Nicolas Weiner et Frans Hyde travaillaient courageusement à l'amélioration de leur machiné à voler, ils espéraient y aboutir .

Alphonse Dicquez lui, avait un appareil très en mains, qui certes, en Europe, pouvait émerveiller bien des gens, mais qui né paraissait pas assez résistant pour entreprendre un match aussi colossal.

Miguel Sebata, le compagnon de Dicquez, le disait sans cesse :

— Mon cher Dicquez, disait-il, je n'ai pas confiance dans l'effort de notre moteur.

Mais Si, mais si, mon petit, vous verrez ! répondait l'espagnol et se tournant vers sa jeune femme Dolorès, il ajoutait : « N'est-ce pas Dolorès, que nous irons au Pôle ? »

Et Dolorès, docile, de dire :

— Puisque tu l'affirmes, mon ami.

En attendant, il sortait tous les jours, volait très tard, s'attardait dans les airs, faisait des constatations, avait pour son appareil des soins maternels.

Pour deux concurrents malheureux, certes Wilhelm Fürster et Carlo Diboin pouvaient se vanter de l'être au-delà de toute mesure...

Malgré tous les efforts qu'ils prodiguaient sans compter, les appareils de l'autrichien et du portugais, ne parvenaient pas à quitter le sol.

Peut-être étaient-ils insuffisamment équilibrés. En effet, un problème assez difficile à résoudre se posait : il fallait emporter une grande quantité d'essence, puisque la distance à parcourir était environ de mille à onze cents kilomètres pour l'aller et autant pour le retour. Ce qui faisait, en tenant compte des aléas, un voyage de deux mille à deux mille cinq cents kilomètres : une bagatelle !

Or, cette essence pesait beaucoup et il fallait une puissance énorme du moteur pour la transporter durant un long parcours.

Sans doute Carlo Diboin et Wilhelm Fürster avaient-ils mal fait leurs divers calculs. Dorothée, la jeune femme de Fürster, était peut-être plus affectée de cet évènement que son mari.

Quant aux frères Jack et Joël Spithson, champions des États-Unis, il leur arriva une mésaventure assez vexante.

Leur mécanicien Folter, un ivrogne, avait mal réglé le moteur, lors de la première expérience ; de sorte que l'appareil par suite d'une défaillance de ce moteur, capota à cinquante mètres de hauteur et vint s'abîmer sur le sol. Il était complètement détruit, les deux frères Spithson étaient indemnes, Folter seul était blessé, mais peu grièvement.

Les deux frères essayèrent de reconstruire l'appareil, mais ils s'aperçurent que c'était une folie et y renoncèrent. Un autre concurrent disparaissait donc !

Le japonais Nito, lui, était loin de vouloir abandonner la partie, son aéroplane volait assez bien et obtenait de bons résultats. Nito était ravi, il escomptait la réussite.

Somme toute, sur les six concurrente de Lathon et Faber, deux étaient dans l'impossibilité de prendre part à la course, à cause de la défectuosité de leurs aéroplanes, et les frères Spithson abandonnaient. Il restait Dicquez, Weiner et Nito. De ces trois là, Nito semblait jusqu'à présent être le plus redoutable.

XII LE DÉPART DE LA COURSE

Le grand jour était enfin arrivé, Aéroville était en fête et chacun paraissait joyeux. Au moins en apparence, car l'épreuve était rude et rien ne prouvait que tous en reviendraient.

Pour la dernière fois, M. Charly-Boissette avait donné aux aviateurs des explications très détaillées sur lès observations à faire, lès précautions à prendre, les probabilités.

Seuls peut-être parmi les cinq concurrents qui se présentaient, Lathon et Faber étaient réellement très confiants dans la réussite.

Pierre Lathon emportait une quantité fantastique d'essence et il disait avec coquetterie :

— Vous verrez que j'aurai à en revendre à mon retour !

Johnson Faber lui, avait calculé son approvisionnement et avait très peu majoré la quantité dont il avait besoin.

Quant à Nicolas, Weiner, Nito et Dicquez, ils paraissaient satisfaits.

Les cinq aéroplanes étaient placés en ligne, séparés de vingt cinq mètres chacun, au nord d'Aéroville, l'avant tourné dans la direction du Pôle.

Une suprême recommandation fut faite par Jacques Lavernière, entouré de tous les membres du comité :

— Messieurs, n'oubliez pas que si l'un d'entre vous se trouve dans une posture critique, vous avez le devoir de l'en tirer immédiatement. Les intérêts de l'humanité passent avant ceux de la course. Tout concurrent secouru aura d'ailleurs l'infériorité et son sauveur sera classé avant lui, je compte sur votre loyauté à tous, pour faire observer cette clause et pour nous dire la vérité ! Et maintenant, messieurs, regagnez vos machines, je me fais auprès de vous l'interprète de tous les habitante d'Aéroville et aussi de nos amis du monde entier, pour vous souhaiter pleine réussite et bon retour. Au revoir messieurs !

Lentement, les aviateurs, se dirigeaient vers leurs machines, Nelly Faber et Pierre Lathon s'embrassèrent tendrement puis se séparèrent à regrets. Jacques Loniam faisait le beau et le docteur Lucien Golfech se moquait de lui.

Une exclamation universelle s'éleva soudain dans l'air glacial, un petit canon de sauvetage de l'Aéro-Club français venait sur l'ordre de Jacques Lavernière de donner le départ de la course.

Presqu'aussitôt après, une pétarade de moteurs retentit, les aéroplanes se lançaient, les hélices tournaient, presque tous partirent en même temps, à l'exception de Nito qui eut quelques ratés et qui se laissa dépasser d'une centaine de mètres.

L'on distinguait dans les airs les appareils ornés des drapeaux de la nationalité, ils gagnèrent les hautes couches de l'atmosphère, bonne précaution, car en cas de panne du moteur, il fallait pouvoir atterrir en vol plané en un endroit favorable.

De l'endroit où se trouvait situé Aéro-ville au Pôle Nord il y avait environ mille à onze cents kilomètres. Pierre Lathon espérait s'y rendre en une huitaine d'heures et redemander aussitôt à son appareil l'effort fantastique du retour. Il espérait atteindre la vitesse constante de cent cinquante kilomètres à l'heure qui avait été prévue dès l'origine pour le « Pourquoi pas ? »

Johnson Faber avait aussi l'intention d'atteindre une vitesse semblable ; les trois autres concurrents, d'après leurs essais et leurs expériences, pouvaient évidemment faire du cent cinquante à l'heure, mais rien ne prouvait qu'ils pouvaient s'y maintenir.

La course seule pouvait le dire. Dès le début, les cinq appareils luttèrent de vitesse, le japonais Nito, qui avait cent mètres de retard, les rattrapa facilement et voulut dépasser ses camarades.

Alphonse Dicquez ne voulut pas se laisser vaincre dès le début et força son allure, ce qui était un tort.

Pierre Lathon, Johnson Faber et Nicolas Weiner continuaient à la même vitesse presque tous trois à la même hauteur, pendant que l'espagnol et le japonais prenaient les devants.

Le résultat ne se fit pas attendre, une heure s'écoula lorsque Nito ralentit et dut s'arrêter. On le vit planer puis descendre sur une plaine recouverte de glace.

Les quatre autres concurrents continuèrent leur route, Alphonse Dicquez se repentit bientôt d'avoir fatigué son moteur, il dut s'arrêter lui aussi pour réparer une pièce importante qui s'était faussée.

L'endroit au-dessus duquel volaient les trois champions, de la France, l'Angleterre et l'Allemagne, était sauvagement beau.

Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la plaine de glace s'étendait, plaine unie et d'un niveau absolument régulier.

D'énormes blocs surgissaient du sol et paraissaient de blancs fantômes. D'ailleurs, ce qui frappait le plus les aviateurs c'étaient ces perspectives blanches.

Tout était blanc, le ciel, la terre, tout jusqu'aux figures des hardis concurrents. Le soleil, dénué de ses rayons, apparaissait à l'horizon, d'un rouge sang, tel que nous l'apercevons parfois, par des journées brumeuses au moment de son coucher.

Ce qui était désolant et donnait une profonde impression de tristesse, c'était l'absence d'êtres animés.

Quel désert ! Quel sinistre et désolé désert !

M. Charly-Boissette l'avait encore expliqué aux aviateurs avant leur départ, le Pôle Arctique était marqué au sommet de la terre par une forte dépression.

Une sorte de cuvette de près de quatre mille mètres de profondeur recevait des eaux que l'Océan Atlantique venait légèrement réchauffer

Au contraire, au Pôle Antarctique, au Pôle Sud, la Terre présentait une saillie, et d'énormes monts s'y dressaient.

Cette cuvette du Pôle Nord était perpétuellement gelée et l'on pouvait dire que c'était un continent de glace, flottant sur l'eau.

Sur les côtes du Spitzberg, cette glace était fondu ; en quelques endroits, on apercevait la mer où venaient s'ébattre quelques chiens de mer, des phoques ; des otaries et où quelques ours blancs venaient nager.

Mais à présent rien de tout cela ne venait distraire les aviateurs, seul le mouvement de leur moteur les préoccupait.

À bord des trois aéroplanes, on calculait les distances et chacun était joyeux de voir diminuer le nombre de kilomètres.

Dicquez et Nito avaient été laissés bien loin à l'horizon, ils ne rattraperaient leurs camarades qu'à moins d'un arrêt de ces derniers.

Lucien Golfech donnait des explications à Pierre Lathon, explications que Jacques Loniam écoutait gravement, non sans fierté.

Lathon était très satisfait du rendement de son moteur, de temps à autre il coupait l'allumage et mettait en marche le deuxième, ce qui permettait au premier de se reposer et de ne pas s'encrasser.

Cette disposition lui donnait une réelle supériorité sur ses adversaires, en effet Johnson Faber dût s'arrêter bientôt pour nettoyer son moteur.

Pierre Lathon voulait s'arrêter aussi, inquiet pour Nelly, mais Lucien Golfech l'en empêcha.

Nicolas Weiner à son tour atterrit et le jeune français se trouva seul, en route vers le Pôle, confiant dans les moteurs incomparables que lui avait donnés le marquis de la Lande.

Les kilomètres fuyaient éperdument, et toujours la plaine blanche déroulait son désert lugubre.

XIV VERS LE PÔLE

Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient du Pôle, les trois français sentaient leur émotion s'augmenter.

Une terreur les prenait soudainement et faisait passer dans leur échine un long frisson : si pour une raison ou une autre ils n'arrivaient pas au but qu'ils s'étaient proposé ?

S'il survenait un accident au moteur, si le réservoir à essence était abîmé ?

Autant d'éventualités que les jeunes gens envisageaient sans se les communiquer. Victorieusement, rompant le silence qui s'était établi entre eux trois, Lucien Golfech annonça :

— Le Pôle est à cent kilomètres !

Nerveux, Pierre Lathon s'exclama :

— Allons « Pourquoi pas ? » encore un bond vers le Pôle mon vieux camarade ? Puis tu nous ramèneras au Spitzberg, après quoi tu pourras te reposer !

— Quel chic voyage quand même ! murmura Jacques émerveillé.

— Vous trouvez, Jacques, dit Lucien Golfech, vous n'auriez pas préféré garder les meubles de votre maître, à Paris ?

— Ah, monsieur veut rire ! je suis si heureux d'être ici !

— Vous y resterez peut-être mon ami jusqu'à la fin des siècles ?

— Amen ! déclara joyeusement Loniam.

— Vrai, ça vous serait égal de mourir en ce moment ?

— Voyez-vous, monsieur le docteur, je n'y crois pas, le « Pourquoi pas ? » est trop bien constitué, nous irons jusqu'au bout, nous triompherons !

— Mais je l'espère aussi ! fit Golfech.

De nouveau, le silence s'établit, le moteur explosait périodiquement, les hélices ronronnaient inlassablement.

L'aéroplane volait sans discontinuer depuis sept heures et demie, d'ailleurs Pierre Lathon, dans son voyage Paris-Bordeaux avait déjà accompli ce raid magnifique qui l'avait si bien qualifié pour la course Spitzberg-Pôle Nord.

Soudain, le ronronnement des hélices diminua d'intensité. Pierre Lathon pâlit et dit :

— Mes amis, nous nous arrêtons !

En effet, le moteur explosa une dernière fois avec peine, puis se tût. Sans perdre son sang froid, Pierre Lathon mit en marche le deuxième moteur. L'aéroplane qui avait commencé la descente, reprit son vol majestueux.

— Ouf, j'ai eu peur ! déclara Golfech.

— Nous ne sommes pas sauvés, dit Lathon. Pourvu que le deuxième moteur n'ait pas une panne à son tour. Nous réparerons le premier, si nous le pouvons, au Pôle...

— Alors vous voulez atterrir ?

— Mais comment donc, il faut mon ami que vous fassiez toutes les observations scientifiques, prescrites par Charly-Boissette, après quoi nous repartirons.

Vingt minutes plus tard, Golfech annonça avec grandiloquence :

— Nous sommes au Pôle !

En effet, la boussole était complètement affolée et tournait dans tous les sens. Blême d'émotion, Lathon coupa l'allumage, le « Pourquoi pas ? » descendit lentement et bientôt se posa avec douceur sur la glace.

Les trois français se revêtirent de leurs fourrures, mirent d'épais bonnets qui ne laissaient passer que les yeux et sortirent.

Avant d'ouvrir la porte, Loniam s'écria d'un accent gavroche :

— Eh bien zut, c'est rien moche le Pôle Nord ! Pas même un chaud de vin pour s'y réchauffer... eh bien où est donc passé le garçon ?... Garçon ? Trois grogs américains, s. v. p.? Et vite, on est gelés !

Pierre Lathon sourit :

— Gosse va ! dit-il en haussant les épaules.

Ils sortirent. Certes, le Pôle Nord n'avait rien de bien extraordinaire. C'était le centre de la cuvette marine dont nous avons parlé plus haut et la glace y était unie comme sur toute l'étendue de cette cuvette, mais Lucien Golfech relevait ses observations, relevait la hauteur du soleil à l'horizon, mesurait l'angle qu'il faisait avec la terre.

Il avait extrait de la cabine du « Pourquoi pas ? » toute une série d'appareils dont il se servit instantanément. Pierre Lathon songeait... ainsi c'était là l'axe de la terre, le Pôle Nord dont on lui parlait tout enfant à l'école, et qu'on lui représentait comme une terre inviolée et inabordable.

Lui, Pierre Lathon, connaissait désormais cet honneur d'avoir été l'un des premiers en ce point si mystérieux du globe. Et il planta le drapeau français dans la glace.

De tous les côtés, c'était le Sud ! le Sud partout ! Devant lui ! derrière lui ! à sa gauche ! à sa droite !

Mais il aperçut Loniam qui inspectait le moteur malade, il s'y rendit, ils eurent vite découvert la cause de la panne, c'était un engorgement auquel ils remédièrent aussitôt.

Une demi-heure s'écoula, le « Pourquoi pas ? » était prêt à partir. Mais Lucien Golfech n'avait pas fini, il fallut attendre une heure encore, car les observations exigées par Charly-Boissette étaient méticuleuses à faire et d'une nature beaucoup trop scientifique pour que nous songions à en entretenir nos lecteurs.

Enfin, le jeune médecin replia tous ses appareils et lés replaça dans l'aéroplane, où l'attendaient Lathon et Loniam transis de froid, car la température était épouvantablement glacée. — Je viens me chauffer, déclara Golfech. Brr ! quel froid !

Avant de repartir, les trois jeunes gens prirent un repas, composé surtout d'aliments chimiques, de capsules préparées en Europe, à Paris, par le Docteur.

Et soudain, lorsque le « Pourquoi pas ? » fut sur le point de s'envoler, Lathon, tout joyeux, signala à l'horizon un aéroplane.

Ils partirent. Dix minutes s'écoulèrent, Lathon eut le bonheur le premier de découvrir avec sa jumelle les couleurs de l'Angleterre.

C'était Johnson Faber qui avait réparé son appareil et qui à son tour venait atterrir au Pôle.

Derrière le panneau vitré, Lathon envoya un baiser à sa fiancée qu'il aperçut distinctement... Les deux machines se croisèrent, mais ne s'arrêtèrent pas, et chacune poursuivit sa route, l'une vers le Nord, l'autre vers le Sud.

Une heure après ce fut l'aéroplane allemand que rencontra Lathon, puis le désert recommença pendant de longues heures.

Une nouvelle panne contraignit, le « Pourquoi pas ?» à atterrir une deuxième fois, en une heure elle fut réparée !

Il y avait quinze heures que le départ de la course avait été donné, lés jeunes gens ne se sentaient aucunement fatigués, mais il leur tardait de revoir les baraques d'Aéroville qui leur paraissaient être le monde civilisé.

Enfin, vingt-quatre heures exactement après son départ, le « Pourquoi pas ? » vint atterrir devant son hangar à Aéro-ville.

Les membres de l'Aéro-Club s'empressèrent très émus, toute la population aussi.

Au premier rang, Pierre Lathon distingua Alphonse Dicquez, Nito, qui avaient abandonné la coursé.

Fiévreusement, il dit qu'il avait réussi dans sa tentative, et ce fut un enthousiasme indescriptible.

Charly-Boissette entraîna Lucien Golfech :

— Mon cher docteur, avez-vous fait ample moisson ?

— Oui, mais je vous demanderai d'aller me coucher, je suis brisé !

Loniam ne voulut aller prendre du sommeil qu'après avoir fait rentrer le glorieux « Pourquoi pas ? » dans l'atelier.

Quant à Pierre Lathon, il attendait avec angoissé lé retour de Johnson Faber, ce retour se produisit cinq heures après.

Il donna lieu à une nouvelle ovation. Nicolas Weiner fit son apparition dix heures seulement plus tard.

Johnson Faber était radieux.

— Mon cher ami, dit-il à Pierre Lathon, je suis heureux d'être parvenu au Pôle, mais je suis encore plus heureux que vous ayez gagné le prix.

Pierre Lathon tendit la main à son futur beau-père :

— Merci, lui dit-il, je tiens à vous annoncer que je veux partager ce prix également entre mes collaborateurs et moi !

« Ils ont été à la peine, il est juste qu'ils aient une rémunération autre que le simple honneur de m'accompagner.

« Je compte aussi dédommager mes monteurs et mes mécaniciens des peines prises ici par eux... Le dévouement de ces braves gens m'a été précieux. Et maintenant, monsieur Faber, rentrons vite en France, j'ai hâte... oh oui, j'ai hâte de vous ravir Nelly...

— Elle vous aime tant ! dit l'aviateur, anglais.

~ Est-ce vrai, Nelly ? demanda Lathon en se tournant vers sa fiancée.

— Oh oui Pierre ! déclara la jeune fille.

... Puis, comme il lui souriait avec tendresse, elle se jeta dans ses bras et ils s'étreignirent longuement.

Jehan Gilbert...