Quand je serai grande : édition ELTeC Gouraud, Julie [Louise d'Aulnay] (1810-1891) Principal investigator Christof Schöch Encoding Christof Schöch 45701 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org ELTeC ELTeC release 1.1.0 ELTeC-fra ELTeC-fra release 1.0.1 Bibliothèque électronique du Québec (BEQ) Quand je serai grande Julie Gouraud Paris Librairie Hachette et Cie 1888 Quand je serai grande Julie Gouraud [Louise d'Aulnay] Hachette et Cie Paris 1888

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I

L'année scolaire est finie. Les portes du Lycée sont à peine assez larges pour suffire à l'empressement des écoliers qui partent en vacances. Toutefois cette journée ne donne pas satisfaction à tous. Mais M. Thiébaut n'est pas du nombre de ces pères de famille dont la physionomie sérieuse accuse une déception. Il sourit à Joseph et à Xavier, qui élèvent leurs bras au-dessus de leurs têtes.

Ces braves enfants sont assurément bien heureux de voir leur père ; mais pourquoi leur mère n'est-elle pas là ? Serait-elle malade, cette mère chérie, dont le souvenir a soutenu leur courage ?

Mme Thiébaut n'est pas malade : elle est restée en Lorraine avec sa petite fille, dont la paresse mérite une punition, et il n'y en a pas de plus grande pour Laure que de ne pas aller à Paris pour être témoin des succès de ses frères. Joseph et Xavier aiment beaucoup leur petite sœur, qu'ils trouveraient parfaite si elle n'était pas paresseuse.

Ils étaient humiliés d'avoir une sœur de huit ans qui ne lisait pas couramment ; mais, une fois en wagon, ils ne songèrent plus qu'à la joie d'embrasser leur mère et aussi bien la petite paresseuse. L'express ne méritait point de reproches, et pourtant les écoliers l'accusaient de marcher moins vite que le jour où il les ramenait à Paris.

Quelques heures plus tard, nos voyageurs embrassaient leur mère. Quant à la petite paresseuse, elle était aussi contente que si elle n'avait rien eu à se reprocher ; mais lorsque son frère aîné lui dit à l'oreille :

« Sais-tu lire ? Nous t'apportons un beau livre... »

Pour toute réponse, Laurette embrassa son frère.

Le retour à la maison fut joyeux : c'est si bon de retrouver sa chambre, de contempler le jardin, de revoir la bonne Rose qui pleure de joie. Son émotion pourtant ne fut pas funeste au dîner, auquel nos voyageurs firent une large brèche.

Laurette sautait, chantait, comme si elle avait eu conscience d'avoir bien employé son temps. Elle se disait : « Mes frères ne me gronderont pas comme ils m'en ont menacée à leur départ ; il y a si longtemps de cela ! »

Nous l'avons dit, Laurette semblait n'avoir rien à se reprocher ; mais cette quiétude fut de courte durée. Dès le lendemain matin Joseph se ménagea une entrevue avec sa petite sœur, et il lui fit des reproches capables de toucher le cœur de la petite fille la plus paresseuse.

« J'ai honte de toi, lui dit-il ; si j'étais papa, je te mettrais des oreilles d'âne, et tu ne les quitterais pas avant de savoir lire. Je te le répète, j'ai honte de toi ! Je n'irai plus prendre le café chez Mme Firmin, si tu dois nous y accompagner.

— Mais, Joseph, répliquait la petite paresseuse, Mme Firmin ignore que je ne sais pas lire : ça ne se voit pas sur ma figure.

— Tu te trompes, Laurette ; quand des petites filles viennent en visite avec leur maman, la maîtresse de maison s'empresse de mettre des livres sur la table du salon, en disant : « Mesdemoiselles, voici de belles histoires et de belles images. » Alors toutes les petites filles ouvrent les livres, et si elles ne lisent pas les histoires, elles lisent au moins ce qu'il y a d'écrit au bas de la gravure ; mais toi, Laurette, si une petite fille plus jeune que toi te demandait de lire ce qui est au bas de la gravure, comment ferais-tu ?

— Oh ! je devinerais bien ce qu'il y a d'écrit, en voyant l'image.

— Ah ! dit Joseph, si notre camarade Léon vient nous voir, comme il nous l'a promis, et qu'il ait l'idée de t'apporter un joli livre, par politesse pour nos parents, j'ai bien peur qu'il ne découvre ton ignorance.

— N'aie pas peur ; s'il me donne un livre, je tournerai les pages, comme si je savais lire ; et s'il revient l'année prochaine, je saurai lire pour tout de bon.

— En attendant, mademoiselle, vous faites beaucoup de peine à papa et à maman.

— Oh ! ils m'embrassent tout de même. Mais, mon frère, donne-moi une petite leçon tous les jours : tu m'apprendras mieux que maman, que ma sœur, que tout le monde. »

Cette entrevue se termina, comme toutes les entrevues du même genre, par des promesses et des baisers.

Joseph eût volontiers entrepris de donner des leçons de lecture à Laurette, mais il ne restait guère à la maison. Les fils de M. Thiébaut étaient fort recherchés. Il ne se passait pas de jour que des garçons de leur âge ne vinssent les inviter à faire une partie de chasse ou de pêche. Comment auraient-ils refusé ? S'ils témoignaient le regret de quitter la maison, leurs parents les y engageaient, trop heureux de voir leurs fils invités par les familles les plus honorables de la ville, et Laure, qui aimait tendrement ses frères, était enchantée de les voir s'amuser avec d'autres garçons.

Quelle que soit la raison, quelle que soit la tendresse d'un frère pour sa sœur, il ne peut lui venir à la pensée de lui sacrifier tous les plaisirs des vacances. Laurette n'avait donc pas à redouter les leçons de lecture dont elle s'était crue menacée. Sa mère ne pouvait guère s'occuper de son travail. Chaque jour il y avait quelque devoir, dont la mère de famille ne pouvait se dégager. Les semaines se succédaient, sans qu'il fût question de reprendre un travail régulier. Laurette croyait avoir remporté une victoire ; mais, hélas ! c'était une nouvelle défaite qu'elle essuyait chaque jour.

La présence de ses frères, la tendresse qu'ils lui témoignaient, lui persuadaient de plus en plus qu'on peut être aimé de tous les siens sans savoir lire. Comme toutes les paresseuses, Laure faisait de beaux projets pour l'avenir. Comme elle s'appliquerait un de ces jours ! quelles belles récompenses lui donnerait sa mère ! Cette perspective communiquait à sa physionomie une expression de contentement, quoique ce ne fût, après tout, qu'une physionomie de paresseuse.

Le départ des collégiens fit un grand vide dans la maison. Les études de Laure reprirent leur cours. La petite fille s'étonnait de la sévérité de sa mère, car elle ne comprenait pas que cette sévérité était une marque de tendresse. L'ignorance de la charmante enfant causait à la mère une véritable peine. Il lui en coûtait beaucoup de conduire sa fille dans des maisons où il y avait des enfants ; mais elle espérait que, un jour ou l'autre, le bon exemple de ses amies aurait une heureuse influence sur Laure.

Hélas ! il n'en était rien, et ce fut seulement aux vacances de l'année suivante que Laure finit par savoir assez bien lire. Mais elle ne dut pas cette victoire à la patience de sa mère ; ce fut à la sévérité d'une maîtresse de pension et à la honte que lui firent ses compagnes. La maîtresse de pension poussa le dévouement jusqu'à introduire l'usage des oreilles d'âne dans sa classe, chose qui ne s'y était jamais vue auparavant.

Laure tremblait à la pensée qu'une semblable coiffure lui était destinée ; aussi, quinze jours plus tard, Laure lisait dans tous les livres destinés aux enfants de son âge. Sa mère lui composa une bibliothèque, dont chaque livre était capable de piquer sa curiosité.

Un beau jour du mois de mai, Laure reprit sa place à la maison paternelle. Avec quel contentement elle retrouvait tous les objets dont elle avait été privée !

Il y avait dans la maison une jeune servante, très aimée de ses maîtres, et qui chérissait Laure. Le retour de l'enfant lui causa une véritable joie ; voyant la bonne volonté de sa petite maîtresse, et se croyant, non sans raison, plus savante qu'elle, Rose ne perdit pas une occasion de lui être utile.

Les nouvelles vacances apportèrent joie et bonheur. Les frères, informés des progrès de leur petite sœur, consacrèrent leurs économies à acheter de petits présents pour elle.

« Ah ! disait Mme Thiébaut à sa petite fille, si les enfants savaient quel chagrin ils causent à leurs parents quand ils ne sont pas raisonnables, ils changeraient bien vite de conduite. »

Il y eut bientôt à Beauséjour un heureux événement : cette année-là, la sœur aînée, Marguerite sortait de pension. Elle aimait tendrement sa sœur, et pensait avec bonheur qu'elle dirigerait ses études, l'encouragerait. Elle se disait que les meilleurs maîtres sont ceux qui nous amusent, et elle se piquait d'être amusante.

Un beau jour, comme nous l'avons dit, la paresse avait fui de la maison, du moins on avait lieu de le croire ; mais si Laure avait enfin compris la nécessité d'apprendre à lire, il lui restait encore beaucoup à faire. Marguerite se dévouait entièrement à sa petite sœur. Lorsque Laure avait bien su sa leçon, la sœur aînée se mettait à sa portée : elle faisait la dînette avec elle. Or, comme Marguerite se souvenait d'avoir excellé dans l'art culinaire, elle se rendait d'autant plus volontiers aux désirs de sa petite sœur.

Les progrès de Laure furent plus rapides qu'on ne pouvait l'espérer. Elle considérait sa sœur comme une savante, et, sans s'attendre à savoir tout comme Marguerite, elle lui disait qu'elle n'aurait plus à rougir de son ignorance. La maîtresse n'était pas moins heureuse que son élève. Marguerite aurait voulu renoncer à toutes les distractions de son âge et se faire aussi petite que sa sœur ; mais elle se soumettait de bonne grâce aux conseils de ses parents, qui considéraient comme un devoir de conduire leur fille aînée dans le monde.

D'ailleurs Laure savait désormais s'occuper. Elle avait, comme nous l'avons vu, une bibliothèque, composée par sa mère, ses frères et sa sœur. Quand elle restait à la maison avec Rose, elle lisait et travaillait à l'aiguille.

Une année s'écoula, pendant laquelle aucun événement ne vint troubler le calme de la vie de famille. Les vacances étaient toujours trop lentes à venir et finissaient toujours trop tôt.

Les deux sœurs, malgré la différence d'âge qui existait entre elles, étaient inséparables. La sœur aînée était fière d'avoir triomphé d'une ennemie qui fait tant de victimes. Laure n'était plus une victime de la paresse ; elle prenait goût à tout ce que lui enseignait sa sœur. Elles ne savaient plus se passer l'une de l'autre.

M. et Mme Thiébaut se plaisaient à voir leurs filles travailler sous la charmille ; elles causaient ou faisaient la lecture.

« Comme on a tort, disait la mère, de se désoler des défauts d'un enfant ! Marguerite a sauvé sa sœur ; elle a assuré son avenir et la tranquillité de notre vieillesse ; nous n'avons plus à nous tourmenter pour notre Laurette. Les qualités dont elle est douée se développeront avec le temps ; et plus tard, espérons-le, quand Marguerite sera mariée, Laure deviendra peu à peu capable de diriger la maison, de nous soigner dans nos maladies. Mais, ajoutait Mme Thiébaut, pourrons-nous marier Marguerite en Lorraine ? Nous serons peut-être obligés de nous séparer d'elle ; dans ce pays-ci, on regarde beaucoup à la fortune, et nous n'avons qu'une jolie aisance.

— C'est vrai, répondait M. Thiébaut : mais nous n'avons pas à nous tourmenter au sujet de Marguerite. Les jeunes filles comme elle sont appréciées en tout pays. »

Cette réflexion mit les parents d'accord.

II

L'heureux événement que l'on espérait en famille arriva beaucoup plus tôt qu'on ne s'y attendait et justifia les prévisions de M. Thiébaut. Marguerite se maria dès l'année suivante ; elle épousait un jeune lieutenant d'infanterie.

Le premier effet de ce mariage fut de faire tort aux études de Laure ; et comme dans ce cas particulier la fillette n'avait rien à se reprocher, elle était franchement enchantée de ne plus entendre parler de lecture, d'écriture, de grammaire, etc. Elle courait, elle chantait ; il lui arrivait même de dire à Rose :

« Quel bonheur, d'avoir un long congé !

— Oui, mademoiselle, répondait Rose, mais, quand il faudra vous remettre à apprendre, cela vous semblera bien plus dur et plus difficile.

— Laisse donc ! quelle singulière idée ! »

Rose était une orpheline que Mme Thiébaut avait adoptée. C'était maintenant une fille de dix-huit ans, qui avait bien répondu aux soins de sa maîtresse. Elle n'était pas embarrassée pour écrire sa dépense, faire ses comptes et vérifier les notes des fournisseurs. Rose avait une grande réputation parmi les voisins, d'autant plus qu'elle n'était pas enflée de sa petite science et la mettait volontiers au service de ses amis et connaissances.

Marguerite était tout entière à son ménage, et avait pris possession d'une jolie maison, dans une petite ville de Champagne où son mari tenait garnison.

L'absence de cette aimable fille attrista ses parents et leurs amis, qui avaient été à même d'apprécier son charmant caractère ; mais personne n'en souffrit autant que Laure.

Lorsque l'ordre fut rétabli chez Mme Thiébaut, on revint sérieusement à l'éducation de Laure. La mère se sentait parfaitement décidée à remettre sa fille en pension ; mais son mari lui avoua qu'il n'avait pas le même courage. Une institutrice viendrait plusieurs fois par semaine donner des leçons à Laure, et sa mère l'aiderait à faire les devoirs, que corrigerait ensuite Mlle Pinder.

La petite devint toute triste lorsqu'elle eut connaissance du parti qu'avaient pris ses parents. Elle s'épancha avec Rose, qui lui dit :

« Mademoiselle, c'est votre faute ; si vous aviez voulu vous appliquer avec votre maman, vous auriez toujours appris avec elle et vous n'auriez pas affaire à une étrangère. »

Laure pirouetta sur ses talons et ne répondit pas un mot. Si la paresse de Laure désolait sa famille, la paresseuse elle-même n'était pas complètement satisfaite ; et cependant on lui laissait toute la liberté de courir, de sauter et d'aller trouver Rose dans sa cuisine, quand bon lui semblait. Les parents savaient que Rose était une fille laborieuse et de bon sens.

Laure eut encore une déception de ce côté. Rose comprenait le chagrin de ses maîtres ; et, sans en être priée, elle résolut de les seconder. Elle se disait :

« Je ne peux rien apprendre à notre demoiselle, mais je peux ne pas lui raconter des histoires, comme je faisais lorsqu'elle était petite ; je répondrai quand elle me parlera, mais je ne commencerai pas la conversation. Il faut qu'elle s'ennuie ; Monsieur l'a dit. Il y a un remède qui réussit toujours dans mon pays. Le grand Galien le connaît, ce remède-là, et sa sœur aussi. C'est comme ça qu'on est venu à bout de Galien et de Zéphyrine. Dame ! c'est dur pour des parents ; mais quand on est sûr de guérir ses enfants comme ça, il faut avoir du courage. C'est le fouet. Si on me l'avait donné, je serais peut-être encore plus courageuse. »

La brave fille se trompait. Ses maîtres lui rendaient justice, et tous ceux qui la connaissaient la citaient comme un modèle de courage et de dévouement. Il n'aurait pas manqué de personnes pour lui offrir des gages auxquels Rose ne pouvait pas prétendre chez Mme Thiébaut ; mais elle ne comprenait pas les allusions qu'on lui faisait à ce sujet.

Laure devenait boudeuse ; elle s'ennuyait ; car il y avait eu un temps où Rose voulait bien jouer avec elle, et ce temps-là était passé. Si la petite fille essayait de la faire sortir de sa cuisine, c'était peine perdue. Laure s'en allait en se disant :

« Je me passerai bien d'elle ! »

Oui, elle s'en passait, mais en s'ennuyant.

Ses parents se désolaient de plus en plus de cette paresse persistante. Jusqu'ici ils étaient parvenus à dissimuler l'ignorance de leur petite fille ; mais ils finirent par essayer de lui en faire honte. Le prétendu mal de tête dont elle souffrait chaque fois qu'il s'agissait de travailler ne fut compté pour rien ; et à partir de cette époque il lui fallut, bon gré mal gré, prendre régulièrement ses leçons. On ne la laissait plus à la maison lorsque ses parents allaient faire des visites ; et la mère recherchait de préférence les familles où il y avait des enfants de l'âge de sa petite fille.

Laure comprit que si ses parents l'emmenaient avec eux, c'était pour la séparer de Rose, qui avait encore de temps en temps la faiblesse de céder à ses caprices.

Laurette, si sincère jusqu'alors, essayait d'esquiver la leçon, en prétextant des maux de tête, comme nous l'avons dit. Cette ruse réussit plusieurs fois ; mais, un beau jour, sa mère, qui avait fini par lire dans son jeu, feignit de prendre son mal au sérieux. Elle exagéra même ses craintes, à dessein.

« Ma chérie, dit-elle, prenons garde que cela ne devienne chronique. »

En parlant ainsi, elle posa un léger sinapisme, sur le front de la petite fourbe.

Laurette jeta un cri :

« Maman, maman ! Ça me pique ! ça me pique ! »

Une minute s'était à peine écoulée, que Laure se sentait déjà beaucoup mieux.

« Crois-tu que tu puisses prendre ta leçon ? »

— Oh oui ! maman. »

À partir de ce jour, Laure se montra plus docile ; elle fit quelques progrès, et la pensée de pouvoir dire à son grand frère : « Je sais écrire enfin ! » acheva de la convertir.

« Maman, je vais beaucoup m'appliquer ; mais, voyez-vous, Mme Hoffmann me casse la tête avec son allemand.

— Eh bien, tu n'apprendras plus l'allemand.

— Oh ! maman, ce n'est pas ce que je voulais dire. Je tâcherai de l'apprendre, parce que Louise et Sophie l'apprennent. »

Pendant quelque temps Laurette tint parole. Elle devint une petite fille de bonne volonté. Les vacances n'étaient pas éloignées ; et, cette fois, l'ex-paresseuse embrasserait ses frères sans redouter leurs questions.

Il n'y a point de conversion qui conduise instantanément à la perfection ; mais la bonne volonté aide à vaincre les difficultés. Et puis, Laure avait dans Rose une bonne conseillère et, mieux que cela, un bon modèle. Lorsque Laure lui confiait ses ennuis, Rose lui disait :

« Vous en auriez bien d'autres si, plus tard, vous ne saviez pas tout ce que doivent savoir les demoiselles ! »

L'éloquence de Rose n'allait pas plus loin ; mais cette éloquence avait son prix. Elle eut aussi son effet ; car les parents de Laure eurent le bonheur de la voir enfin prendre plaisir à la lecture. Mais que de temps il faut pour réparer les désastres causés par la paresse ! Ah ! si la pauvre néophyte avait pu ressaisir le temps perdu ! Mais le temps perdu est perdu à tout jamais. Sa sœur soutenait son courage par de bonnes et aimables lettres ; elle lui disait qu'il n'y a pas d'obstacles invincibles pour ceux qui ont de la bonne volonté, et que cette bonne volonté naissait du cœur.

Sous l'influence de ces lettres, Laure faisait des progrès, auxquels on ne se serait pas attendu. Malgré cela, elle était triste, parce que le travail restait encore pour elle une contrainte ; il n'y avait ni joie, ni enthousiasme, ni effort absolument personnel.

Tant que sa mère ou son institutrice était près d'elle, le courage ne lui manquait pas ; mais c'était pitié de voir la pauvre enfant, le coude appuyé sur la table, la tête inclinée et des larmes dans les yeux. Oh ! qu'il en coûtait à sa mère de ne pas s'asseoir à côté d'elle pour l'aider ! Mais il lui fallait se borner à jeter un coup d'œil sur les devoirs et à donner à la victime du travail un baiser en passant. Cependant Laure tenait bon aux heures de découragement. Le souvenir du sinapisme était comme un coup de fouet.

Il lui arrivait néanmoins encore de se plaindre ; mais le courage lui revenait bientôt, non pas seulement sous l'influence du sinapisme, car elle faisait effort à la pensée de causer de la peine à ses parents ou d'être sermonnée par Rose, ou privée d'œufs à la neige.

Cependant, comme Laure éprouvait un véritable malaise, l'étude fut suspendue pendant quelques jours. Ce repos forcé eut des résultats inattendus. Pour la première fois de sa vie, Laure s'ennuya de ne rien faire, et elle eut la franchise de l'avouer et de dire qu'elle serait contente de se remettre aux devoirs, et même à ses leçons d'allemand qui lui cassaient la tête. Elle désira avoir un maître d'écriture pour se perfectionner, et, par la même occasion, le maître donna des conseils à Rose, qui était décidément une ambitieuse. Elle devait aller passer quelques jours dans sa famille, et elle jouissait d'avance de l'étonnement de ses payses quand elles la verraient prendre la plume. Elle se sentait toute disposée à faire la correspondance de ses amies, pour la gloire.

Rose n'entendait pas aller dans son pays sans avoir mis un ordre parfait dans la maison. Comme la maîtresse d'école venait chaque jour passer quelques heures avec la petite , la domestique jouissait pendant ce temps-là d'une entière liberté.

M. et Mme Thiébaut furent obligés de s'absenter pendant quelques jours. Il arriva que, faisant, comme Rose disait, son rafou dans le grenier, elle trouva un objet qu'elle n'avait jamais vu : une boîte à violon. Avant de l'ouvrir, elle cherchait à deviner, l'usage de cette étrange boîte ; mais, n'y parvenant pas, elle l'ouvrit et, à sa grande surprise, elle vit un violon. C'était une machine de ce genre-là qu'elle avait vue à la noce de sa cousine, et se souvenant de quelle manière le père Nicolas tenait l'instrument, elle fit de même et s'accorda la satisfaction de promener l'archet sur les cordes.

« Quelle belle découverte ! se dit-elle, je m'amuserai à jouer du violon le soir, quand la petite sera au lit. »

Ravie de cette merveilleuse idée, Rose trouva la journée bien longue ; mais, longue ou non, la journée eut une fin.

Dès que Laure fut endormie, Rose prit le violon, l'examina encore, et enfin, après un peu d'hésitation, elle promena l'archet sur les cordes. Elle se croyait tout à fait seule : il n'en était rien. Une bonne vieille respirait l'air frais du soir sur le pas de sa porte.

« De la musique ? se dit-elle, mais il n'y a personne chez les Thiébaut. Et pourtant c'est bien de chez eux que ça vient. Quelle drôle de musique ! Ça ne vaut pas la peine de rester au serein, d'attraper une fluxion ; je n'ai plus que trois dents, et je n'ai pas envie de les perdre. »

Là-dessus la bonne vieille rentra. Quant à Rose, elle était ravie, et l'on peut le dire sans médisance, ravie à peu de frais. Elle eut de la peine à déposer l'archet ; elle se demanda si elle ne descendrait pas le violon ; mais, toutes réflexions faites, elle crut plus prudent de le laisser où elle l'avait trouvé. Quoi de plus facile que de monter au grenier, où elle ne craignait pas d'être surprise ? Elle n'aurait pas eu l'étourderie de prendre de la lumière ; d'ailleurs le ciel était d'une pureté admirable.

Le lendemain, à la même heure, Rose remonta au grenier ; elle sortit le violon de sa boîte et en pinça successivement les quatre cordes. Elle était émerveillée d'elle-même.

La bonne voisine se creusait l'esprit pour savoir d'où venait cette musique, et, quoiqu'elle n'en fût pas charmée, elle la supporta. Puis tout à coup elle se dit : « Si c'était un revenant ? » Et là-dessus elle fut saisie de frayeur.

Alors elle courut chez le boulanger et lui raconta ce qui se passait. Le boulanger la traita de folle et l'engagea à aller se coucher ; mais elle trouva des gens plus crédules, qui la suivirent.

Ils arrivèrent à la maison Thiébaut, comme on disait, au moment d'un terrible crescendo  ; ce crescendo convainquit les voisins que la vieille ne rêvait pas ; et ils retournèrent chez eux en toute hâte.

Rose, avertie par les réflexions des voisins, remit le violon dans sa boîte, en se disant : « Ce sera pour une meilleure occasion. »

Mais l'occasion lui fit défaut. Le silence du revenant ne rassura pas les voisins, car, disaient-ils, les revenants ont leurs fantaisies tout comme nous ; et vous verrez que celui-là recommencera ses diableries.

III

Laure, qui jusqu'ici, sauf quelques légères indispositions, avait eu une bonne santé, tomba malade. Il lui fallut quinze grands jours pour entrer en convalescence. La première fois qu'elle se leva, elle fut effrayée de se voir si grande. Ce n'était plus la petite Laurette, mais Mlle Laure. Elle comprit tout de suite que grandeur oblige, et que sa taille de demoiselle lui imposerait de nouveaux devoirs. Elle ne disait plus : «  Quand je serai grande , je ferai ceci ou cela ». Elle était grande pour tout de bon.

Cette année-là, le printemps répondait à toutes les espérances des cultivateurs ; les jardins étaient dans toute leur parure. Rose tombait en admiration devant les beautés de la nature. Qu'elle serait heureuse si Mademoiselle voulait prendre la peine de se lever de bonne heure pour admirer tout ça ! Mais non ; il fallait que Mademoiselle prît son chocolat au lit. Ah ! si Rose avait pu la décider à se lever de bonne heure une seule fois, Mademoiselle ne se serait pas fait prier pour recommencer le lendemain.

Un jour, à force d'instances, Rose obtint de sa jeune maîtresse de se laisser réveiller pour voir le lever du soleil. Il faut dire aussi que Rose s'était surpassée en éloquence en décrivant les beautés du matin. Le lendemain, Laure voulait ajourner la chose au jour suivant ; mais Rose tint bon. « Il ne faut jamais, dit-elle, remettre au lendemain ce qu'on peut faire le jour même. » Cette fois, Laure se laissa persuader.

« Allons, Mademoiselle, dépêchons-nous : le soleil, ne nous attendra pas. »

Laure quoique persuadée, eut une dernière rechute de paresse.

« Décidément, dit-elle à Rose, laisse-moi tranquille !

— Pour ça non ! Ce n'est pas dans nos conventions vous m'avez permis de vous secouer, et je vous secoue. »

Rose ouvrit la fenêtre et dit :

« Entendez-vous les merles ? Allons ! du courage ! »

Laure finit par prendre une bonne fois son parti, sauta hors du lit et s'approcha de la fenêtre. Elle fut littéralement émerveillée du spectacle qu'elle avait sous les yeux.

« Oui, dit-elle, il faut avouer que c'est bien beau !

— Voyez comme les petits oiseaux vont et viennent. Si nous étions dans la prairie, ce serait bien autre chose ! Tiens, voilà les paysans qui partent pour la ville ; et la pauvre boiteuse qui va vendre son beurre. »

Elles sortirent toutes deux de la maison. Laure gardait le silence, mais elle observait avec attention ce qui se passait sous ses yeux. Rose, voyant qu'elle étouffait quelques bâillements involontaires :

« Allons, dit-elle, rentrons, vous prendrez votre chocolat, et ça vous ragaillardira.

— Peut-être ne ferais-je pas mal de me remettre au lit ? qu'en penses-tu ?

— Oh non ! s'il vous plaît, Mam'selle ; j'ai préparé votre déjeuner sous la charmille ; le bon air du matin vous fera du bien, et si vous vous sentez trop fatiguée, vous ferez un petit somme tantôt. »

Mais Laure, loin de se plaindre d'être fatiguée, montra un entrain qui enchantait Rose ; car la jeune servante se demandait si elle n'avait pas commis une faute en agissant comme elle avait agi. À sa grande surprise, Laure lui dit :

« Je te remercie de m'avoir forcée à me lever ; mais, ajouta-t-elle avec une sorte de timidité, je ne pourrais pas me lever de si bonne heure tous les jours.

— Bien sûr que non ; ce n'est pas nécessaire. Fiez-vous à moi, Mademoiselle, je sais ce qu'il vous faut. »

Laure ne manquait pas d'un petit grain d'ambition et de fierté. Elle finit par se dire qu'elle ne pouvait pourtant pas rester au niveau de Rose, qui cherchait à s'instruire par tous les moyens. Il lui en coûtait, à cette pauvre enfant ; mais elle était grande maintenant, et sa taille seule suffirait pour la mettre en demeure d'en finir avec la paresse.

M. et Mme Thiébaut, qui s'étaient encore absentés, rentrèrent chez eux plus tôt qu'ils ne l'avaient espéré. Quelle joie, quel plaisir de constater le changement qui s'était produit dans leur chère enfant ! Le retour des parents avait beaucoup réjoui leur grande fille, et il ne fut pas question de travail pendant trois jours. Laure était très empressée à rendre de petits services à sa mère ; elle semblait plus raisonnable, quoique sa raison ne fût pas sérieusement mise à l'épreuve. Mais quelle fut la surprise de Mme Thiébaut lorsque Laure lui dit :

« Maman, nous ferons de l'arithmétique, n'est-ce pas ? J'ai un peu calculé avec Rose, pour ne pas oublier ; elle dit que je compte mieux. »

La mère fut enchantée de l'entendre parler ainsi. Elle craignait un peu, sans le dire, que le zèle de Laure ne fût nuisible à sa santé, mais elle fut bientôt rassurée. L'enfant ne se lassait pas d'admirer sa grande taille, et accueillait avec des sourires de satisfaction les compliments que les amis de ses parents lui adressaient à ce sujet.

Quelques mois plus tard, ses frères vinrent en vacances, comme toujours les mains pleines de livres et de couronnes. Les écoliers jetèrent un cri de surprise en voyant leur grande sœur.

Joseph lui dit à l'oreille :

« Sais-tu parfaitement lire et écrire ?

— Oui », répondit-elle, non sans orgueil.

Les frères et la sœur s'embrassèrent ; et, quelques instants plus tard, Joseph revenait sur ce grave sujet.

« Maintenant, dit-il, il faut rattraper le temps perdu. Tu comprends qu'avec une taille pareille il n'est plus permis d'être paresseuse.

— Paresseuse ! s'écria Laure en rougissant.

— Mais oui, ma grande sœur. Tu ne te doutes pas des malheurs que ce défaut attire sur ceux qui n'ont pas le courage de le combattre et de le vaincre. De plus, ils ignorent toutes les jouissances qui viennent de la lecture et du savoir qui en est le résultat. »

Laurette ne répondit pas ; elle regarda la pendule, et ils allèrent rejoindre leurs parents.

Rose, de son côté, n'était pas moins contente de revoir les collégiens. Elle avait toujours quelques questions à leur adresser, quelque affreux brouillon de lettre à leur montrer. « Ah ! se disaient les frères, si notre sœur avait moitié autant de zèle et de curiosité que cette paysanne, nous ne serions pas menacés de la voir faire si triste figure dans le monde. »

Cependant, de la convalescence Laure avait passé graduellement à une santé parfaite, et par un beau jour du mois de juin elle se leva pour de bon , comme disait Rose. Ayant beaucoup grandi, elle était naturellement d'une maigreur qui surprenait tous ceux qui ne l'avaient pas vue avant qu'elle tombât malade. Laure, toute ravie qu'elle fut d'avoir l'air d'une grande personne, n'était pas sans inquiétude sur ce que sa taille permettait désormais d'exiger d'elle.

« Il faut, pensait-elle, que je travaille sérieusement ; mais je ne fais que sortir de convalescence ; c'est un état qui demande encore beaucoup de ménagements ; et bien certainement mes parents ne voudront pas me fatiguer avant que je sois tout à fait rétablie. Ma sœur, qui me tourmentait toujours, me laisse tranquille. Et puis, voyons, franchement, à quoi bon se casser la tête, quand on n'a pas la moindre prétention à passer pour un bel esprit ? Lorsque je saurai l'indispensable, je serai comme tant d'autres jeunes personnes qui sont très gentilles. D'ailleurs j'ai entendu un des professeurs de mes frères se moquer des demoiselles qui veulent tout savoir. »

Parents et amis témoignaient une grande joie de voir Laure bien portante ; mais ce n'était pas l'affaire des amis de parler de travail ; donc, ils n'en parlaient point. Ce fut seulement lorsque les frères furent rentrés au collège que M. Thiébaut dit à Laure :

« Chère enfant, voilà le moment de te remettre à l'œuvre. Tu nous as dit assez souvent : Quand je serai grande . Tu es grande ; bon courage et à la besogne ! Il n'y a plus de temps à perdre. Il faut étudier sérieusement ; autrement, tu serais exposée à des humiliations qui seraient aussi pénibles pour toi que pour tes parents. Il n'est pas permis d'ignorer sa langue et l'histoire de son pays. »

Quand son père lui tenait ce langage, elle l'embrassait, elle lui demandait pardon du chagrin qu'elle lui avait causé ; et le père voyant des larmes dans les yeux de sa fille, l'embrassait aussi et l'encourageait.

« Tu n'as pas idée, lui disait-il, du plaisir, je dirai même du bonheur que procure l'étude. J'étais jeune lorsque j'ai perdu mon frère ; on nous appelait les inséparables. Le travail et le jeu nous unissaient. Nos succès étaient les mêmes : chaque année, nous apportions le même nombre de couronnes à nos parents. Si tu te mets a étudier régulièrement et avec attention, tu te convaincras de ce que je le dis : Le travail procure un bonheur que tu es loin de supposer. »

Laure promit à son père de rattraper le temps perdu. Il ne lui dit pas qu'il craignait qu'elle n'eût pas l'énergie nécessaire pour vaincre les difficultés qui l'attendaient.

Cependant Laure, malgré ses promesses, se remit au travail avec sa nonchalance habituelle. Assise devant son joli petit bureau, elle ouvrait un livre, mais ne lisait pas ; elle prenait son porte-plume et le tournait et retournait entre ses lèvres avant de prendre une plumée d'encre.

Le temps se passait ainsi ; elle se levait pour se dégourdir les jambes, puis se rasseyait ; à peine était-elle assise qu'elle se levait de nouveau au moindre bruit, pour regarder par la fenêtre. Sa curiosité satisfaite, elle ouvrait son livre de géographie, bien décidée à apprendre sa leçon ; mais Rose venait lui dire :

« Mademoiselle, on est à table.

— Mais il n'est pas dix heures, Rose !

— Non ; mais Monsieur va à la ville, et votre maman n'a pas voulu le laisser déjeuner tout seul.

— Maman a bien raison », disait Laure, et elle remettait sans répugnance ses cahiers et ses livres dans le tiroir de la table.

La famille Thiébaut avait de l'aisance, et cette aisance était le fruit du travail du père de famille. Ils avaient, nous l'avons vu, une petite campagne, qui était d'un modeste rapport, mais d'un grand agrément. On y revenait chaque année avec un extrême plaisir.

Il s'agissait de trouver une occupation qui permît de conserver cette campagne, lieu de prédilection de Mme Thiébaut et de ses enfants. Jusqu'alors M. Thiébaut n'avait pas eu d'autre souci que de faire valoir sa petite propriété ; mais la plus grande partie de sa fortune avait été placée dans une de ces entreprises qui séduisent parfois les gens les plus raisonnables. La maison inspirait la plus grande confiance à ses actionnaires ; mais il arriva que des bruits fâcheux coururent, et, au bout de six mois, ces bruits se confirmant, M. Thiébaut perdit la meilleure partie de ses économies.

Dès lors il ne fut plus question d'habiter l'hiver une grande ville. Mme Thiébaut accueillit cette mauvaise nouvelle avec un calme qui aurait surpris son mari, s'il eût ignoré combien sa femme était généreuse. La mère se plut à faire le tableau d'une famille unie. Beau-Séjour n'était pas assez éloigné d'une ville pour que des maîtres ne pussent venir donner des leçons à Laure. À l'énergie dont faisait preuve Mme Thiébaut s'ajoutaient une douceur et une bonne humeur qui doublaient le charme du foyer.

Un si grand exemple de courage et de résignation eut une heureuse influence sur son entourage. M. Thiébaut déclara qu'il se ferait fermier pour tout de bon.

Il avait été question de voyager pendant les vacances, mais forcément le projet fut ajourné. Les écoliers entrevirent ce qu'on avait voulu leur cacher, et leur père crut de son devoir de les mettre au courant de tout.

Ils reçurent cette nouvelle comme des enfants qui ont l'avenir devant eux.

« Eh bien, dirent-ils, nous travaillerons davantage, voilà tout ; et quand nous serons en âge de gagner de l'argent, nous voyagerons. »

Après quelques semaines, nos collégiens repartirent, non sans verser quelques larmes, qu'ils auraient voulu dissimuler.

Il est aisé de croire que les devoirs de Laure étaient un peu négligés ; mais enfin, quand tout fut rentré dans l'ordre, elle reprit ses livres et ses cahiers. Elle ne savait rien de ce qui concernait les affaires ; néanmoins, comme elle avait bon cœur, elle se disait :

« Papa et maman ont du chagrin ; ils ne veulent pas me le dire, mais je le vois. »

Alors elle fit ses confidences à Rose, qui lui dit :

« Je le vois aussi, moi. Eh bien, Mademoiselle, il faut que nous leur fassions des surprises. Vous, ma mignonne, vous travaillerez bien ; et moi, je filerai en cachette ; Madame sera contente d'avoir de bon fil. »

Laure approuvait le projet de Rose et montrait de la bonne volonté.

On résolut de s'installer pour toute l'année à la campagne. Il y avait des voisins. Laure était contente de rencontrer des compagnes de son âge, qui lui faisaient l'accueil le plus aimable ; mais elle n'était pas à son aise. On pouvait lui demander des choses qu'elle aurait dû savoir et qu'elle ignorait. Cette crainte diminuait le plaisir qu'elle eût trouvé dans une réunion de jeunes filles à Beau-Séjour ou dans les environs.

Mme Thiébaut suivait d'un œil attentif ce qui se passait dans l'esprit de sa petite Laure. Ah ! pensait-elle, si elle devenait laborieuse, si elle acquérait l'instruction indispensable à une fille de notre condition, ce ne serait vraiment pas payer trop cher l'épreuve que nous subissons.

Les amis de Mme Thiébaut comprenaient quel chagrin lui causait la paresse de sa fille, d'autant plus que cette mère de paresseuse était remarquablement active, et que la perte d'argent qu'avait faite son mari ne l'éprouvait pas au-delà de ses forces.

Grâce à cette activité de la mère de famille, son intérieur resta ce qu'il avait toujours été.

Comme nous l'avons dit, on avait fait des visites de voisinage, et une certaine intimité s'était établie. Heureusement pour Laure, elle était assez habile de ses petites mains. Elle tenait une jolie tapisserie qui n'avançait guère ; mais enfin elle n'était pas oisive.

Comme il y a partout des enfants terribles, et même de tout âge, il arriva, une fois, qu'une vieille dame, qui ne faisait œuvre de ses dix doigts, s'approcha de la table qu'entouraient les jeunes filles, et passa en revue tous les ouvrages de ces demoiselles. Lorsqu'elle eut l'ouvrage de Laure entre les mains, elle dit :

« Mais, petite, ce n'est pas vous qui avez fait tout cela ? quelle différence entre les points ! »

Une charmante jeune femme repartit :

« Madame, si vous inspectiez tous nos ouvrages, vous pourriez assurément faire la même observation. »

La vieille enfant terrible garda le silence, Laure se disait : « Je l'ai échappé belle ! »

Lorsqu'elle partit, elle embrassa la jeune femme qui l'avait tirée d'un mauvais pas ; et celle-ci lui dit à l'oreille :

« Il faut vous appliquer : vous pouvez mieux faire. »

Cette petite leçon amicale toucha Laure ; elle raconta à sa mère ce qui lui était arrivé, et elle ajouta :

« Je veux désormais m'appliquer à tout ce que je ferai, maman chérie. »

Cependant, si Laure eût été libre de ne plus se trouver dans aucune réunion, elle eût été bien contente ; et comme elle témoignait la crainte de rencontrer encore la dame qui avait eu si peu d'indulgence pour elle, sa mère la rassura. « D'ailleurs, ajouta-t-elle, qu'as-tu maintenant à craindre, puisque tu comprends la nécessité de travailler, de t'appliquer à tout ce qu'on t'enseigne ? Tu vas faire des progrès, et tu seras étonnée toi-même de tout ce que ta petite main pourra accomplir. »

Laure avait confiance en sa mère ; et à partir de ce moment sa bonne volonté permit d'espérer qu'une vie nouvelle allait commencer pour elle et pour ses parents. Mais il en coûte plus de revenir sur ses pas que de marcher courageusement devant soi. Aussi sa mère la surprenait-elle, quelquefois, pleurant sur ses cahiers. Ce chagrin, ou plutôt la honte que Laure éprouvait d'elle-même, était en un sens une consolation pour sa famille.

Dans certaines occasions, M. Thiébaut avait pu constater que sa fille avait beaucoup de mémoire. On pouvait donc espérer que, l'attention s'ajoutant a cette précieuse faculté, Laure sortirait de son ignorance ; cette espérance se confirmait chaque jour.

Comme on l'a vu, l'économie était devenue une absolue nécessité dans la famille Thiébaut. Rose suffisait à tout ; seulement ses maîtres, craignant que ses forces ne fussent pas à la hauteur de son courage et de sa vaillance, la mère de famille essaya de partager les soins du ménage avec sa fidèle servante ; mais Rose ne le lui permit pas, et Mme Thiébaut dut renoncer à ses prétentions.

Un jour, Laure dit à Rose :

« Moi, ne pourrais-je pas t'aider un peu ?

— Mais oui, répondit la bonne fille, ça vous fera du bien d'aller et venir après vos leçons ; et d'ailleurs, quand vous serez tout à fait grande, vous aurez à commander ; or il faut savoir faire les choses pour bien commander aux autres. »

La servante et la jeune maîtresse s'entendirent si bien qu'un mois plus tard elles se partageaient les soins du ménage ; à vrai dire, les parts n'étaient pas égales.

Laure n'était pas d'un caractère jaloux ; cependant lorsqu'elle entendait sa mère causer art avec des étrangers, elle se disait :

« Moi, je ne sais rien de tout cela ! »

Et cependant, si elle avait osé, elle aurait volontiers pris part à la conversation ; mais la crainte de faire des fautes en parlant la rendait muette.

Néanmoins, pendant leurs vacances, les frères constatèrent que leur chère petite Laurette avait fait certains progrès en toutes choses. Aussi lui apportèrent-ils de beaux livres, dont la lecture devait être à la fois agréable et instructive. Ils furent bien joyeux lorsque Laure leur dit :

« Mes frères, je crois que je ne serai plus paresseuse.

— Tu crois, ma sœur, répondit Joseph, mais tu peux en être certaine, puisque cela dépend, après tout, de ta volonté. Tu verras, Laurette, comme tu seras contente quand tu auras bien fait tes devoirs ! Ce contentement-là surpasse tous les autres, car il provient de la conscience d'avoir fait ce que l'on doit. »

IV

Tous les écoliers ont remarqué la rapidité avec laquelle passent les vacances. À la campagne le mois d'octobre s'annonçait très beau, et les frères de Laure en eussent volontiers profité ; mais il fallait partir et rentrer au collège.

Cependant le père de famille n'avait pas tardé à reconnaître que la velléité de se faire agriculteur devait être abandonnée. À son âge on ne pouvait espérer acquérir promptement l'expérience nécessaire ; et d'ailleurs, pour affermer un terrain assez étendu autour de Beau-Séjour, il fallait commencer par faire de tels frais d'installation que la réussite était fort douteuse. En homme prudent, il quitta cette voie où il avait à peine fait quelques pas, et se tourna d'un autre côté, puisqu'il était de son devoir d'employer son temps utilement.

M. Thiébaut avait confié à ses amis de Paris le désir qu'il éprouvait de trouver une occupation lucrative ; et comme il se souvenait d'avoir été professeur au collège où l'on élevait ses fils, il voulut y rentrer, à la grande joie de ses enfants. S'ils n'étaient pas dans la classe où leur père professerait, ils auraient du moins le plaisir de le voir passer matin et soir.

Mais la mère de famille ne supportait pas la pensée de savoir son mari seul dans un petit appartement à Paris, n'ayant plus la vie de famille, qu'il appréciait tant. Cependant serait-il raisonnable de quitter la Lorraine, après s'être si bien installés à Beau-Séjour ? Un projet succédait à un autre, et l'incertitude était toujours la même.

Laurette proposa d'accompagner son père à Paris, pour lui tenir compagnie. Cette proposition fut accueillie par un sourire et des baisers.

Un matin, Rose entra chez sa maîtresse en disant :

« Madame, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit ; j'ai tout arrangé. Laissez-moi aller à Paris avec Monsieur. La femme du menuisier de Beau-Séjour est morte ; sa petite fille, Annette, est rusée comme tout ! On veut la placer ; je lui ferai bien la leçon avant de partir, et Madame, qui s'entend si bien au ménage, la dirigera.

— C'est une excellente idée, dit Mme Thiébaut.

— Et puis, ajouta Laure, nous aurons bien soin de vous, mère chérie. »

L'obligation de se servir elles-mêmes en beaucoup de choses fut une heureuse distraction pour la mère et la fille.

Assurément Laure n'était pas insensible à ce qui se passait ; mais elle pensait avec consolation que le départ de son père serait favorable à ses projets, car elle avait des projets. Elle voulait être matinale ; elle serait la petite femme de chambre de sa maman ; elle préviendrait tous ses désirs.

La mère de famille encourageait Laure ; et même elle n'avait à lui reprocher que de vouloir prendre trop de part aux soins du ménage.

Annette était une bonne petite fille, douce et obéissante. On vit, dès le premier jour, qu'elle serait capable de rendre de petits services aux « belles dames », comme disait la jeune paysanne.

Les belles dames s'attachaient à elle chaque jour davantage.

Annette, étant, chargée d'épousseter les meubles du salon, ouvrit un jour un livre. Ce livre était un volume de Berquin. La petite bonne regardait les images, lorsque Laure, entrant au salon, lui dit :

« Qu'est-ce que tu lis, Annette ? »

Annette ne répondit pas.

« Crois-tu donc que je sois fâchée de te voir lire dans un de mes livres ? Pas du tout ; je te prête ce volume de Berquin, et tu en liras toutes les histoires. »

Annette ne répondit pas.

« Qu'as-tu donc ? Regarde-moi. Tu pleures ? Que lisais-tu donc ?

— Mam'selle, je ne sais pas lire... Le père ne veut pas que j'aille à l'école, parce que je n'ai pas le temps ; et puisque j'irai garder les vaches chez ma tante, quand je serai grande, ça ne fait rien. Tout de même, si je savais lire, le père n'aurait pas la peine d'aller chez le maréchal ferrant faire lire ses lettres. Ça l'ennuie que tout le monde sache ses affaires !

— Comment, tu ne vas pas à l'école ?

— C'est impossible ; la mère est morte, et le père a besoin de moi pour le ménage.

— Ton père se passe bien de toi, quand tu es ici ?

— Parce que je gagne un peu d'argent. La sœur de l'école voudrait bien m'avoir ; mais le père dit toujours : « Plus tard, ma bonne sœur ».

— Eh bien, Annette, si tu veux, je t'apprendrai à lire. Mais ce sera un secret ; il n'y aura que maman qui le saura.

— Ah ! quel bonheur, mam'selle Laure ! et peut-être que vous m'apprendrez aussi l'écriture ? Quel bonheur ! Le père sera joliment content !

— En ce moment, que te reste-t-il à faire ?

— Il me reste à laver la vaisselle.

— Eh bien, moi, je l'essuierai ; et quand tout sera en ordre, je te donnerai ta première leçon de lecture.

— Mais, mam'selle Laure, si j'allais avoir la tête trop dure ?

— Sois tranquille, ma mignonne, rien ne résiste à la bonne volonté. Allons à la cuisine travailler à nous deux ; la petite maîtresse et la petite servante auront bientôt fait. »

La besogne étant finie, Laure dit à son élève :

« Je vais chercher le livre dans lequel j'ai appris à lire. »

Annette ne se contentait pas de penser au bonheur qui lui arrivait, elle avait besoin de s'entendre elle-même parler d'un si grand événement.

« Mon Dieu, disait-elle à haute voix, que je suis donc contente ! Je saurai lire tout comme Jeannette, qui fait ses embarras parce qu'elle a un livre quand elle vient à l'église. Bien sûr, j'aurai un livre aussi, moi ; Mlle Laure m'en donnera un. »

Pendant que la petite servante s'entretenait ainsi avec elle-même, Laure soumettait son projet à sa mère. Ce projet ravit Mme Thiébaut.

« Tu vas, dit-elle, faire une bonne action, ma fille, et je m'en réjouis ; tu en profiteras toi-même. Ce pauvre veuf est bien excusable d'avoir voulu garder sa petite fille près de lui pour l'aider ; et il l'est aussi de la laisser venir ici pour gagner un peu d'argent. »

Laure était radieuse. Elle alla retrouver Annette et elle commença par lui montrer les images du livre.

« J'espère, lui dit-elle, que tu sauras bientôt lire toute seule l'explication qui est au bas de chaque image. »

Dès cette première leçon, Laure constata que son élève était intelligente et que le succès n'était pas douteux.

« Mon Dieu ! pensait Laure, que je serai contente si je réussis ! »

Quand le ménage était en ordre, la maîtresse et l'élève se mettaient à l'étude.

Un mois plus tard, Annette avait un livre de messe. Ce n'était pas un objet de parade, loin de là ! La petite bonne commençait à savoir lire. Son père, le menuisier, était enchanté d'avoir une fille si savante. Mais Annette avait un grand désir de savoir aussi lire dans l'écriture, comme elle disait. Sa jeune maîtresse lui dit de prendre patience, et lui fit comprendre que la difficulté tenait à ce que chacun écrivait à sa manière : mais elle ajouta qu'Annette finirait certainement par savoir lire toutes les écritures.

Le menuisier se confondit en remerciements. Le brave homme regrettait que son talent consistât seulement à raboter des planches, car il eût été bien content d'offrir à Mademoiselle Laure un objet digne d'elle.

« Ne vous tourmentez pas, monsieur Remy, lui dit Laure ; le plaisir d'avoir été utile à votre petite Annette a plus de valeur à mes yeux qu'un présent, si beau qu'il fût. »

Mme Thiébaut tenait son mari au courant de ce qui se passait chez elle. Les frères ne l'ignoraient pas non plus ; et ils se réjouissaient de ce que la paresse de leur sœur ne ferait plus rougir ni elle ni eux-mêmes.

Les vacances de cette année eurent un tout autre caractère que celles des années précédentes.

La présence de Rose, qui avait bien droit d'avoir aussi des vacances, promettait des plaisirs dont il aurait fallu se passer si la bonne servante n'eût pas été là. Elle retrouva avec bonheur la famille, s'établit en souveraine dans sa cuisine, et ne permit qu'à Annette d'y entrer.

Ce n'était pas uniquement pour faire plaisir à la petite. Non ; Rose avait vu beaucoup de choses, et un auditeur lui était de toute nécessité. Annette venait donc tous les jours, comme en l'absence de Rose, dont les récits l'émerveillaient, et Rose ne lui en demandait pas davantage.

Joseph et Xavier aimaient de plus en plus leur « petite sœur », comme ils disaient encore par habitude. L'aîné s'était promis d'ajouter à l'instruction de Laure. Le brave garçon éprouvait une joie qu'il ne cherchait pas à dissimuler ; et parmi les plaisirs qui l'attendaient à Beau-Séjour, il mettait au-dessus de tous les autres celui de s'occuper de sa « petite sœur ».

On les apercevait sous la charmille, causant et souriant des bévues de Laure. Xavier se joignait à eux quelquefois et leur apportait d'aimables distractions.

Si nous avons à peine parlé jusqu'ici de la sœur aînée, c'est que, toute à son intérieur, elle avait une tâche très compliquée. Cependant elle put cette année-là se donner le plaisir de prendre sa part des joies de la famille. Ces joies étaient bien simples : des promenades et le café de l'après-midi, pris avec des amis.

Ces réunions plaisaient beaucoup aux invités ; non seulement parce que le café était excellent, mais parce que la conversation n'avait rien de commun avec cette banalité habituelle qu'on rencontre souvent dans ce genre de réunions. Laure y prenait part, car elle n'était plus intimidée par la crainte de faire certaines fautes de français que des étrangers ne feraient pas.

« C'est drôle, disait-elle à sa mère, nous sommes plus contents depuis que papa n'est plus riche.

— C'est toi, lui répondait sa mère, qui fais notre contentement. Tu ne pouvais pas imaginer combien ta paresse, et par suite ton ignorance, nous faisait de peine. »

Les larmes de regret dont se remplissaient les yeux de Laure mettaient aussitôt fin à ces entretiens.

La présence de Marguerite à la campagne pendant quelques jours de vacances réjouit tous ces bons cœurs ; mais quand il fallut se séparer et voir retourner la jeune femme dans sa maison, le père et les fils à Paris, on versa bien des larmes, tout en disant :

« Au revoir, à Pâques. »

V

Laure, en voyant s'en aller ceux qu'elle aimait, s'était bien dit qu'elle aurait du courage, beaucoup de courage ; elle avait même promis à la bonne Rose de redoubler de soins dans la maison, tout en s'occupant activement de ses études. Mais tenir ses promesses lui fut très difficile, et il lui en coûta beaucoup pour ne pas perdre son temps en pleurs stériles.

Une circonstance contribua à rendre pénibles ces premières semaines. L'éducation de Laure demandait une direction sage et intelligente ; sa mère était trop occupée dans son intérieur pour lui consacrer quelques heures tous les jours, et, la jeune institutrice qui, depuis un certain temps, faisait travailler Laure, quittant le voisinage, il fallut, de toute nécessité, la remplacer.

Toutefois, après avoir perdu quelques semaines en recherches, Mme Thiébaut fut heureuse dans le nouveau choix qu'elle fit. Mlle Raymont avait reçu une excellente éducation, à une époque où une grande aisance régnait dans sa famille. La mort imprévue de son père avait réduit sa mère à une gêne dont elle eût beaucoup souffert si sa fille n'avait résolu de tirer parti de l'instruction que lui avaient donnée ses parents. Elle éprouvait un si grand bonheur à venir en aide à sa famille, qu'on n'eût jamais pu soupçonner combien il lui en avait coûté de prendre le rôle modeste d'institutrice.

Indépendamment de l'instruction qu'elle possédait, il y avait dans toute sa personne un charme qui exerçait la plus heureuse influence sur ses élèves. Laure ne put échapper à cette douce influence. Elle attendait l'heure de la leçon, qui lui semblait toujours commencer trop tard. Mlle Raymont se félicitait du zèle de son élève, et lui en témoignait souvent sa satisfaction.

Un jour, Laure dit à son institutrice :

« Je suis bien heureuse d'aimer l'étude et de ne plus être paresseuse.

— Paresseuse ? s'écria Mlle Raymont, quoi ! vous auriez été paresseuse ?

— Oui ; tous les miens, et ma sœur en particulier, ont travaillé à me faire perdre ce défaut.

— Eh bien, ma chère enfant, vous avez couru un grand danger ! La paresse est une ennemie implacable. Lorsqu'elle s'empare de nous, il est difficile de lui résister. Elle compromet, non seulement notre bonheur présent, mais notre avenir. Aimez tous les vôtres, aimez votre sœur : ils vous ont guérie d'un mal qui vous aurait privée de bien des jouissances. »

Cette sortie contre la paresse étonna un peu Laure ; d'abord elle se croyait guérie du mal, de plus elle n'en avait jamais compris toute la gravité.

Cette conversation eut pour résultat d'attacher Laure encore davantage à son aimable institutrice.

À peine Laure avait-elle mis bravement la main à l'œuvre, que sa mère tomba dangereusement malade. Les études furent entièrement abandonnées. Laure s'acquittait fort bien des nouveaux devoirs que lui imposait la maladie de sa mère ; on eût pu croire qu'elle avait l'habitude de les remplir. Rose, la fidèle servante, rappelée momentanément de Paris, n'intervenait que comme suppléante pour soulager sa jeune maîtresse.

Laure avait d'abord quitté l'étude à regret ; mais elle en prit bravement son parti. Une seule pensée l'absorbait : si cette mère chérie mourait !... Mais il n'en fut rien. Deux mois plus tard, la mère de famille était dans un bon fauteuil, à l'ombre des tilleuls en fleur. La mère et la fille s'entretenaient du danger passé et bénissaient Dieu de ne les avoir pas séparées.

Cependant Laure ne perdait pas son temps ; elle devenait habile à l'aiguille sous le regard de sa mère. De temps à autre elle avait des réminiscences grammaticales qui la gênaient beaucoup ; mais le motif qui l'avait obligée à suspendre ses études était si légitime qu'elle ne voulait pas s'en tourmenter.

Un bonheur inattendu chassa les préoccupations de Laure. La présence de sa sœur allait achever la guérison de sa mère. « Je ne veux pas, pensa Laure, me priver des moments que je puis passer avec elle. Je vais écrire à Mlle Raymont que le séjour de ma sœur à la maison m'oblige à suspendre mes leçons. Quoi qu'en dise le proverbe, le temps perdu peut se rattraper. »

Mlle Raymont ne nous a pas communiqué son opinion sur ce fâcheux proverbe : Le temps perdu ne se rattrape jamais  : mais nous sommes fixés sur le danger auquel s'exposent les paresseux.

Mme Thiébaut se réjouissait de posséder sous son toit le jeune ménage : que de projets ne formait-elle pas pour rendre ce petit séjour agréable à ses enfants ! Son mari pouvait leur consacrer quelques jours, et, bien entendu, Rose, qui était revenue en Lorraine pour soigner sa bonne maîtresse, se faisait une grande fête de revoir Marguerite.

L'activité la plus grande régnait au logis. Laure exécutait les ordres de sa mère avec autant de plaisir que de zèle ; et la bonne Rose, pour se surpasser, étudiait son livre de cuisine avec autant d'ardeur que sa jeune maîtresse en aurait dû déployer à étudier sa grammaire.

Mme Thiébaut laissait en ce moment toute liberté à Laure. Elle écoutait les projets que formait la jeune ménagère pour mieux recevoir ses chers hôtes. La chambre de Laure était rangée comme elle ne l'avait jamais été auparavant. On ne voyait point traîner les livres un peu partout, ni les ouvrages ; en revanche, un bouquet de roses était là, tout prêt, destiné à la chambre de la jeune femme qu'on attendait avec impatience.

Le temps se montre quelquefois indulgent pour notre impatience. Un matin du mois de juin, le clic-clac du fouet d'un postillon se fit entendre. Rose, prévenue de l'heure à laquelle les voyageurs devaient arriver, s'était levée de grand matin ; tout était prêt. La bonne servante connaissait les goûts de Mme Paul ; il fallait que son œil rencontrât dès l'arrivée tout ce qu'elle aimait à la maison.

Quoique Mme Thiébaut fût en pleine convalescence, son visage portait encore les traces d'une longue maladie. La jeune femme, qu'un voyage d'affaires à l'étranger, avec son mari, avait tenue longtemps éloignée, comprit qu'elle avait été menacée d'un grand malheur ; elle ne put retenir ses larmes.

La part des parents étant faite, Laure s'empara de sa sœur, elle la conduisit dans sa chambre, s'attendant à voir Marguerite lui faire compliments sur le bon ordre qui y régnait. Au moment d'en sortir, sa sœur aînée lui dit :

« Mais je ne vois ni papier ni encrier sur ton bureau ?

— Ah ! c'est que je lui ai fait grande toilette pour te recevoir.

— Ma chérie, la plus belle toilette d'un bureau, c'est d'être paré de ses insignes. Mais ne nous faisons pas attendre pour le déjeuner ; nous causerons plus tard.

— Ah ! pensait Laure, elle va me faire de la morale, moi qui suis si heureuse de la voir ici ! »

Oui, la sœur aînée allait faire de la morale à sa petite sœur. Elle se ménagea une promenade avec Laure, et lui dit sérieusement : « Je crains, ma petite amie, que tu ne te contentes trop facilement du peu que tu as appris.

— Non vraiment, Marguerite, tu pourras t'en assurer. »

Tout en marchant, sa sœur lui fit quelques questions et put se convaincre que Laure n'avait pas perdu son temps.

« Quel que doive être ton avenir, ma petite amie, dit Marguerite, si tu ne t'étais pas fait violence, tu aurais eu beaucoup à souffrir. Les parents de Paul sont très aimables pour moi ; je suis entourée de personnes qui préviennent tous mes désirs ; eh bien, si je ne m'occupais pas plusieurs heures par jour, je ne serais pas heureuse comme je le suis. Mon mari, qui parle très bien l'allemand et l'anglais, m'a depuis longtemps demandé d'étudier ces deux langues. Passe pour l'anglais ; mais j'ai beaucoup de peine à apprendre l'allemand. Cependant je dois avouer que, depuis mon mariage, j'ai trouvé une grande ressource dans l'étude de ces deux langues, sans compter que, pendant notre séjour obligé en Angleterre, j'ai pu me tirer d'affaire parfaitement. »

Laure écoutait, sans répondre, la douce morale de sa sœur. Mme Paul continua :

« Ma journée est réglée presque aussi strictement qu'à l'époque ou j'étais jeune fille, ce qui m'a valu la réputation d'être une femme studieuse ; il en résulte que l'on respecte mon temps. Je t'avoue, Laure, que j'ai voulu acquérir cette réputation afin de ne pas me laisser envahir par le monde. Je sais bien que je suis critiquée par certaines dames de notre société ; mais peu m'importe ! C'est au travail que je dois de supporter l'absence de mes bons parents et la tienne, ma chérie. Allons, ma petite sœur, il ne faut pas que notre séjour ici te soit nuisible. Laisse-moi remplacer ton institutrice, je m'en trouverai très bien et toi aussi. »

Laure n'avait pas encore dit un seul mot ; et la jeune femme prit ce silence pour un consentement.

Hélas ! Il n'en était rien. Laure n'était pas encore arrivée à considérer comme une amie quiconque l'entretenait de la nécessité de travailler quand on n'a pas à gagner sa vie. Marguerite ne tarda pas à reconnaître que son zèle n'était nullement apprécié, et rendit bientôt à Laure sa liberté, ce dont celle-ci fut charmée.

Un jour Rose, revenant du marché, fit une chute qui l'obligea de garder le lit pendant quelques jours. Ce fâcheux accident donna carrière au zèle de Laure, la petite ménagère. Elle aimait la brave fille ; et voyant le chagrin qu'éprouvait sa vaillante Rose, elle lui dit : « Ne te tourmente donc pas, nous avons pour te remplacer une excellente fille. Tout est en ordre ; et si tu ne souffrais pas, nous ne nous apercevrions pas que tu manques.

— Ah ! mademoiselle Laure, vous parlez comme..., comme une demoiselle ; mais, nous autres servantes, ça nous bouleverse de ne pas faire notre ouvrage. »

Plus Laure insistait pour persuader sa jeune bonne, plus celle-ci insistait à son tour sur le chagrin qu'elle avait de mettre la famille dans l'embarras.

Il arriva qu'un jour Marguerite ne descendit pas au jardin pour travailler près de sa mère, comme elle en avait l'habitude. Mme Thiébaut, s'étant assurée que la jeune femme n'était pas malade, l'attendit patiemment, supposant qu'elle faisait sa correspondance. Mais Laure allait et venait sous la fenêtre de la chambre qu'habitait Marguerite, lui demandant si elle serait bientôt prête. L'insistance de Laure finit par faire perdre patience à la jeune femme. Elle vint à la fenêtre et dit : « J'aurai fini ma tâche dans dix minutes.

— Sa tâche ? se dit Laure, elle plaisante ! » Cependant la petite curieuse voulait savoir quelle tâche sa sœur pouvait avoir à terminer. Elle monta donc l'escalier à pas de loup, entrouvrit doucement la porte et vit que Marguerite copiait un paysage.

« Tu dessines, à cette heure ?

— Oui, parce que le temps n'est pas sûr, et je veux absolument avoir fini mon travail. Je suis plus tranquille ici qu'à la ville, et Paul sera content quand il verra comme j'ai bien travaillé pour faire plaisir à ma belle-mère, qui est si aimable pour moi. »

Laure ne fit aucune observation et redescendit l'escalier quatre à quatre. Elle commençait à comprendre que personne n'est exempt du travail, et elle était bien décidée à reprendre ses études avec ardeur dès que sa sœur chérie serait partie ; mais pas avant, « car, se disait-elle, il ne serait pas aimable pendant son séjour d'avoir toujours le nez sur une carte de géographie. Ce serait même manquer d'égards pour cette sœur chérie, dont l'absence me cause tant de regrets... »

Si, parmi mes lectrices, il s'en trouve une qui ait connu la paresse, cette cruelle ennemie, elle se dit : C'est bien cela ! Elle se souvient aussi de tous les mauvais tours que sa paresse lui a joués.

Aussitôt après le départ du jeune ménage, l'institutrice reprit ses fonctions et retrouva dans son élève beaucoup de bonne volonté, ce dont elle ressentit une grande satisfaction, car il lui avait été impossible de ne pas s'attacher à Laure. Par bonheur pour cette gentille enfant, Mlle Raymont était persévérante ; rien ne la décourageait. Elle prétendait même que la paresseuse avait du moins certaines tendances qui ne se trouvaient pas chez les esprits légers.

Promesse avait été faite de rendre à Marguerite sa visite quand les vacances réuniraient toute la famille en Lorraine. Mme Paul était en bonnes relations avec de jeunes femmes de son âge ; elle leur parlait du bonheur qu'elle aurait à recevoir les siens. On l'accablait de questions. Les jeunes filles s'intéressaient surtout à Laure, qui allait devenir leur compagne, car la sœur de Mme Paul ne pouvait pas manquer d'être aimable, et elles seraient toutes enchantées de la connaître.

Quant à Laure, voyager avec ses frères était un joyeux événement qu'elle n'avait pas espéré voir se réaliser. Elle était doublement heureuse, la chère enfant, car son institutrice lui avait dit :

« Mademoiselle, je suis contente ; vous avez fait des progrès. Votre langage est plus correct, et si vous aviez un billet à écrire, vous vous en acquitteriez bien, je l'espère. »

Oh ! que ces paroles étaient douces à l'oreille de Laure ! Elle embrassa son institutrice en lui disant :

« Je vous promets de ne pas passer un jour sans ouvrir un livre, sans regarder les notes que vous avez eu la bonté d'écrire sur mon petit cahier. »

Rose, qui se mêlait de tout, par amour pour ses maîtres, disait à Laure :

« Sans rire, Mademoiselle, vous n'avez plus la même figure ; vous êtes bien plus jolie ! C'est donc la grammaire qui fait ça ? C'est drôle tout de même ! »

Le voyage en Champagne allait se réaliser. Les collégiens, toujours glorieux, étaient enchantés d'aller chez leur sœur. Une autre personne devait être du voyage. Mme Thiébaut avait pour principe de récompenser le zèle de sa Rose sous une forme ou sous une autre. Cette fois-ci, on ne la laisserait pas seule ; elle accompagnerait ses maîtres non pas seulement pour payer de sa personne, mais pour voir sa jeune maîtresse bien établie dans son ménage.

La servante était ravie, non pas à la pensée de voir du pays, comme elle disait, mais parce qu'elle était sûre d'être utile.

Marguerite était bien heureuse de recevoir ses parents dans sa nouvelle demeure, car, étant femme d'officier, elle avait dû plusieurs fois changer de résidence. Elle avait tout prévu, tout disposé, pour que ses chers hôtes n'eussent rien à désirer.

Les préparatifs qui occupent une jeune femme recevant ses parents chez elle lui procurent un plaisir qu'on ne peut comparer qu'au plaisir de ceux qui sont l'objet de ces attentions aimables.

C'est en vain que l'œil le plus exercé chercherait matière à la critique dans la demeure de Mme Paul. Rose admire tout ; ce qui ne l'empêche pas de dire qu'elle ne se plairait pas tant dans cette belle maison qu'elle se plaît dans la petite résidence de Beauséjour. Et puis, M. Paul a des moustaches noires qui l'intimident.

Dès le lendemain de l'arrivée, l'ordre le plus parfait régnait chez Marguerite ; et, quelques jours plus tard, des amis de choix venaient fêter les parents de la jeune maîtresse de maison.

Parmi les convives il y avait une jeune fille qui faisait le bonheur de toutes les réunions intimes. Mlle Cécile était une habituée de la maison ; elle fit un aimable accueil à Laure, et Laure, devant sa cordialité, se sentit débarrassée de cette timidité sous laquelle souvent se cache beaucoup de charme.

Marguerite était enchantée de la sympathie qui s'établissait entre les deux jeunes filles, et elle se promettait de les réunir souvent ; car, pensait-elle, Laure ne pouvait qu'y gagner ; et puis, ce serait un moyen de retenir ses parents chez elle.

La famille Jacquemin voyait aussi avec plaisir la sympathie de Cécile pour Mlle Thiébaut. Cette amitié naissante fit de rapides progrès. Le Mademoiselle avait disparu, remplacé par les noms de Cécile et de Laure. Ces deux cœurs s'entendaient en toutes choses. Cependant Cécile, dont l'éducation avait été l'objet de tous les soins de ses parents, ne tarda pas à remarquer que si, par hasard, elle parlait d'un livre qui l'avait intéressée, Laure gardait le silence.

Il était du devoir de Marguerite de présenter ses hôtes à ses amis. De brillantes réunions, d'excellents dîners se succédèrent. Les jeunes personnes de l'âge de Laure furent invitées ; les bons vieux jeux d'autrefois reparurent. On riait, on s'amusait. On se disait, en se quittant : « À bientôt ! » Laure était enchantée. Le souvenir de Mlle Raymont venait bien, de temps en temps, lui rappeler la promesse qu'elle n'avait pas tenue ; mais, se croyant sûre de sa bonne volonté, elle se rassurait.

Un jour que la réunion de ces demoiselles était plus nombreuse, plus animée, toutes ces jeunes filles, après les jeux remuants, furent d'accord sur la nécessité de s'asseoir ; on causerait. À peine eut-on pris place, qu'une maman proposa de jouer au secrétaire.

La proposition fut acceptée avec enthousiasme. Papiers, plumes et encriers parurent sur la table ; et quelqu'un expliqua en quoi consistait le jeu. Aussitôt on prit la plume. Laure ne pouvait s'en dispenser ; elle suivit l'exemple de ses compagnes, non sans trembler à l'idée de faire quelque bévue. Elle eût bien voulu confier à une autre le soin de prendre la plume à sa place ; mais, à moins d'avoir le bras en écharpe, c'était chose impossible. Laure écrivit donc la phrase suivante : « Ses demoiselles sont très aimables ; je les aime beaucoup ». Elle ne prit pas la peine de relire ce qu'elle avait écrit ; elle croyait la phrase correcte.

Tous les billets ont été recueillis, et la lecture en est confiée à Mlle Agate, jeune espiègle. La lecture commence : on rit, on cherche à deviner l'auteur de chaque billet, sans y parvenir. Celui de Laure est dans les mains d'Agate ; elle reste silencieuse, puis éclate de rire et finit par lire la phrase de Laure en disant : « L'auteur de ce billet est une ignorante ou une étourdie, choisissez. »

«  Ses demoiselles sont très aimables... »

Le billet de la pauvre Laure passa de main en main ; on rit, et l'espiègle demanda que l'auteur de cet adjectif possessif se déclarât ; mais une voix domina toutes les autres, c'était la voix d'une grand-mère.

« Mesdemoiselles, je suis votre aînée ; mon avis doit prévaloir. Personne n'est à l'abri d'une étourderie ; je conseille à celle d'entre vous qui a fait cette faute de garder le silence. »

Hélas ! comme toutes les jeunes filles disaient : « Ce n'est pas moi ! » et que le silence de Laure et la rougeur de son visage ne permettaient pas de douter qu'elle ne fût l'auteur de cette malheureuse faute, tous les regards se tournèrent vers elle.

À ce moment, l'arrivée d'une voiture attira l'attention de la jeunesse ; on courut aux fenêtres. C'était le maître de la maison, qui, ayant entendu les éclats de rire causés par l'adjectif possessif, et le bavardage assez malveillant des jeunes filles, voulut savoir ce dont il était question. On le lui dit, et, à la grande surprise des petites moqueuses, le capitaine s'opposa formellement à ce que l'ignorante ou l'étourdie se déclarât. Les bons cœurs approuvèrent les paroles de M. Paul, et surtout Marguerite, qui n'ignorait pas que le billet avait été écrit par sa jeune sœur.

Le capitaine avait parlé avec autorité pour obtenir le silence, et le mot de charité s'était trouvé sur ses lèvres, non seulement parce que Laure était en cause, mais parce qu'il était généreux et indulgent. Le jeu du secrétaire ne revint plus sur le tapis.

VI

Laure avait pu retenir ses larmes tant qu'elle avait été entourée de ses juges ; mais lorsqu'elle fut seule dans sa chambre, elle pleura et, se jetant dans les bras de sa mère, elle lui dit :

« Maman, partons ! partons !

— Non, ma chérie, nous ne ferons pas ce chagrin à Marguerite, qui est si heureuse de nous recevoir. Je regrette assurément que tu aies fait preuve d'ignorance devant toutes ces jeunes filles ; mais je considère cette fâcheuse aventure comme un remède violent, qui guérit le malade. D'ailleurs, la faute que tu as faite est une faute d'étourderie, puisque Mlle Raymont trouve que tu as fait, en français, des progrès réels.

— Oh ! je vous en prie, maman, ne lui écrivez pas la bévue que j'ai commise, elle aurait trop de chagrin !

— Et puis, ajouta Mme Thiébaut, cela pourrait lui faire du tort.

— Oh ! maman... »

Laure ne put en dire davantage. La pauvre enfant aimait son institutrice, et la pensée de lui nuire la désolait.

Laure terminait sa toilette pour le dîner, lorsque quelqu'un frappa à la porte.

« Entrez », dit Laure d'une voix mal assurée, car elle redoutait un témoin des larmes dont ses yeux étaient encore humides ; mais, à la vue de Cécile, elle se rassura.

« J'étais impatiente de vous voir et de vous consoler, dit la bonne jeune fille.

— Je suis inconsolable ; mon aventure va être connue de tout le monde, et l'on prendra pour ignorance ce qui n'est vraiment qu'étourderie.

— Ne vous désolez pas ; il y a tant d'histoires dans notre ville, que la vôtre sera bientôt oubliée ! Voyons, je ne veux pas vous voir pleurer ; écoutez-moi, Laure. L'amitié est une des plus douces choses de la vie. Une amie est chose précieuse. Eh bien, je suis votre amie ; vous le saviez, n'est-ce pas ?

— Oh oui ! Cécile, et j'en suis bien contente.

— Mais, Laure, une amie a des devoirs à remplir. L'amitié doit être clairvoyante. Elle l'est quelquefois au point de s'exagérer ce qu'elle craint ; elle voit les défauts d'une amie, elle en gémit, et, comme elle lui doit la vérité, elle l'en avertit et ne perd pas une occasion de l'aider à s'en corriger. Eh bien, ma chérie, quoique vous ne soyez chez votre sœur que depuis huit jours, je sais que vous avez été très paresseuse, et que, ayant commencé à prendre sur vous de travailler, vous travaillez encore à bâtons rompus, vous relâchant sous le moindre prétexte. Moi, votre aînée, je vous avoue franchement que j'aime l'étude ; mon désir est que, de près ou de loin, nous puissions nous entendre, pour nous exciter mutuellement, par une affectueuse émulation. Je vous aime beaucoup, Laure ; je ne sais pas pourquoi, mais c'est comme ça. Il faut d'abord que je vous embrasse ; et si vous voulez, dès demain, nous commencerons à travailler un peu ensemble. »

Laure embrassa son amie et consentit volontiers à ce qu'elle lui proposait.

« N'est-ce pas chose merveilleuse, reprit Cécile, que nous soyons voisines et que nos mères aient du plaisir à se trouver ensemble ? Ah ! si vous pouviez passer l'hiver, ou au moins quelques mois ici, comme M. et Mme Lebrun le désirent tant ! comme nous travaillerions bien ensemble !

— Ah ! je le voudrais bien aussi, dit Laure, mais je n'ose l'espérer. »

Cécile n'était pas seulement intelligente, elle avait une qualité très rare. Dès sa plus tendre enfance on avait remarqué sa persévérance, qui se montrait même dans ses jeux. Cette qualité, se développant avec l'âge, lui fut d'un précieux secours dans ses premières études.

Du ton le plus aimable elle dit à Laure :

« Nous allons faire un joli petit cahier, sur lequel tu écriras les devoirs que tu auras à faire pendant ces vacances ; car on ne peut rester si longtemps à rien faire. »

Comme on le voit, Cécile supprimait le vous , qu'elle trouvait trop froid entre amies. Laure le supprima aussi, sans se faire prier.

« Tu n'es pas paresseuse, toi, Cécile ?

— Non ; mais on dit que je suis bavarde.

Comme papa et maman riaient de ce que je disais, et que ma bonne riait aussi, je ne me suis pas tout à fait corrigée. Et puis, j'ai un autre défaut : je suis curieuse. Ma maîtresse dit qu'elle n'en est pas fâchée, parce que ce défaut m'aidera à m'instruire. »

Cette conversation intime fut interrompue par l'entrée de la jeune maîtresse de maison.

« Eh bien, mes chères petites, il me semble que vous vous entendez bien.

— Oh oui ! Madame, dit Cécile ; nous nous aimons déjà beaucoup. »

Cécile n'était pas capable de garder un secret : elle raconta dans tous ses détails le plan d'études qu'elle avait fait. La première leçon en commun commencerait le lendemain, et l'on verrait bien que Laure était tout aussi capable qu'une autre de s'instruire.

Mme Thiébaut fut, bien entendu, mise au courant de ce qui s'était passé entre les deux jeunes filles ; elle en fut bien heureuse. Que de fois ne s'était-elle pas désolée à la pensée d'avoir une fille ignorante ! Le résultat de tout ceci fut que Mme Thiébaut, d'après l'avis de son mari, céderait aux instances de sa fille et de son gendre, et demeurerait en Champagne avec Laure pendant plusieurs mois, pour favoriser l'intimité si précieuse qui s'était établie entre sa fille et Cécile.

Quand les vacances furent finies, M. Thiébaut ramena ses deux fils à Paris et il y resta lui-même, reprenant ses honorables fonctions de professeur.

Cécile et Laure passaient souvent leurs journées ensemble. Aux heures d'étude succédait une promenade, quand le temps le permettait ; et quand il ne le permettait pas, on s'amusait à la maison, on faisait de la musique, ou bien une lecture intéressante. Laure n'était plus cette petite étourdie qui ne se souciait pas du beau, sous quelque forme qu'il lui apparût. D'ailleurs Cécile, qui cherchait à fixer l'attention de son amie, ne supportait pas qu'elle restât froide devant des pages pleines de sentiments élevés ou délicats. Non seulement l'aimable jeune fille réussissait dans la tâche qu'elle avait entreprise, mais elle étonnait Laure par l'étendue de ses connaissances.

M. Thiébaut ayant accepté de prendre pension à Paris chez un de ses cousins, qui le lui avait souvent proposé, Rose put rester avec ses maîtresses et en fut bien joyeuse, quoique toute disposée à retourner, quand il le faudrait, prendre soin de son maître.

Laure, qui aimait à causer avec la fidèle servante, lui rendait compte de l'emploi de ses journées et du plaisir qu'elle trouvait à étudier dans la compagnie de Cécile.

« Ah ! dit Rose, je crois bien que la paresse qui vous a joué de si mauvais tours est morte ; mais il faut tout de même vous méfier. Il y a bien des espèces de revenants, mademoiselle Laure.

— N'aie pas peur, Rose ; j'ai une amie qui chasserait celui-là d'un regard.

— Moi, Mademoiselle, j'aime Mlle Cécile ; je voudrais qu'elle vînt ici tous les jours. Tâchez donc de savoir quels sont ses plats favoris, je les ferai quand elle viendra chez nous, car Madame l'invitera sans doute à venir vous voir à Beauséjour.

— Que dis-tu là, ma bonne Rose ? c'est tout mon désir ; mais ses parents consentiront-ils à nous la donner ? Je n'ose l'espérer.

— Qui sait ? »

On en était déjà là ; l'amitié avait fait, comme on le voit, beaucoup de chemin en peu de temps. La jeune maîtresse était patiente, son élève était courageuse et attentive. Un soupir échappait de temps en temps à Laure ; mais aussitôt un sourire de Cécile ramenait la sérénité sur le joli visage de son amie.

L'hiver fut rigoureux cette année-là. Il fut facile à Mme Thiébaut de refuser la plupart des invitations qu'on lui fit. Cécile préférait à toute distraction extérieure le plaisir d'être auprès de Laure ; elle fit si bien que ses parents la laissèrent jouir tout à son aise de la société de la famille Thiébaut.

Laure, assurément, n'était pas sans moyens ; mais il faut convenir que souvent la paresse avait donné lieu d'en douter. Elle se mit à travailler avec tant d'ardeur que bientôt elle arriva à apprendre tout cc qu'une jeune fille de son âge doit savoir. Elle n'étudiait plus seulement par devoir ; le plaisir se mêlait à l'étude, et ce sentiment, tout nouveau pour elle, la surprenait et faisait la joie de son entourage.

La lecture, que Laure avait tant négligée, devint sa distraction préférée. Cécile avait une bibliothèque très intéressante, destinée à compléter l'éducation d'une jeune personne. L'intérêt que Laure prenait à ces lectures l'étonnait elle-même.

Enfin, Laure n'était plus une ignorante ; non pas qu'elle fût déjà une savante ; mais elle reconnaissait ce qui lui manquait, et elle était bien résolue à l'acquérir.

Ces bonnes nouvelles arrivaient aux collégiens, qui ne ménageaient pas les compliments et les encouragements à leur sœur.

Quel est le plus heureux ? Celui qui donne, ou celui qui reçoit ?

Chacun apprécie cette question à sa manière ; mais nous croyons que la part de bonheur était égale en cette circonstance. Laure se disait : « Cécile a contribué à me tirer de l'ignorance, qui me condamnait à la honte » ; et Cécile, de son côté, se disait : « Que je suis heureuse d'avoir triomphé de la paresse qui eût été pour Laure une source d'humiliations et d'ennuis ! »

Un jour, les mères des deux jeunes filles furent tout attristées en constatant que les arbres commençaient à feuiller, que les fleurs printanières s'épanouissaient : c'était le signal du départ. Cette découverte amena des larmes dans les yeux des deux amies ; mais de charmants projets séchèrent ces larmes. On se promit de rester unies l'une à l'autre, au moyen de la correspondance : ce serait un plaisir tout nouveau. Laure allait faire provision de joli papier ; néanmoins, tout en parlant de ces préparatifs, la pauvre enfant avait le cœur bien gros.

Cette fois encore ce fut Cécile qui donna l'exemple du courage.

« Laure, as-tu déjà reçu des lettres ?

— Certainement ; mes frères m'écrivent de temps en temps.

— Leur réponds-tu ?

— Oui... quelques lignes seulement, et je fais un brouillon, que maman corrige.

— Eh bien, j'espère que tu ne feras pas de brouillon quand tu m'écriras. »

La question de brouillon étant réglée, les deux amies coururent au jardin, et pendant ce temps un projet mille fois plus agréable que la correspondance fut accepté par les deux mères. On consentait à envoyer Cécile passer quelque temps à Beauséjour, où elle aiderait sa jeune compagne à travailler sous la direction de Mlle Raymont, dont on allait retrouver les leçons, l'expérience et le dévouement. On peut aisément se rendre compte du plaisir des deux amies quand elles apprirent cette grande nouvelle.

La satisfaction que trouvait Mme Thiébaut à demeurer sous le toit de sa fille aînée et à être témoin de son bonheur ne l'empêchait pas de songer à rentrer chez elle. L'approche de son départ attristait sa fille et son gendre, mais ils étaient trop raisonnables pour chercher à la retenir plus longtemps.

Rose, enchantée de voir se réaliser son rêve à propos de Cécile, eut bientôt fait ses paquets, et ne se fit pas dire deux fois d'aller tout préparer pour recevoir ses maîtresses et la jeune étrangère.

Il fallut donc quitter la Champagne. Marguerite, bien que peinée de cette nouvelle séparation, était heureuse de voir la précieuse intimité qui existait entre l'aimable et studieuse Cécile et la gentille Laure, qui, malgré son courage nouveau, avait si grand besoin d'être stimulée.

Rose, active et infatigable, avait tout disposé dans la petite maison de Lorraine pour que ces dames pussent y rentrer avec plaisir.

« Ce n'est pas si beau chez nous, disait-elle, que chez Mme Paul et chez Mlle Cécile ; mais nous avons un jardin et une petite serre qui ne nous laissent pas manquer de fleurs. Les fleurs, c'est si beau ! Ça vaut mieux que des fauteuils de velours. Quant à la cuisine, je ne crains rien ; Mlle Cécile se trouvera bien chez nous. »

Ce n'était pas précisément par amour-propre que la brave fille raisonnait ainsi ; c'était par attachement pour ses maîtres. Cécile plaisait à Rose ; et puis, elle lui savait gré de venir tenir compagnie à sa jeune maîtresse ; car, en dépit de la morale que la bonne fille faisait à Laure, elle convenait que ce n'était pas amusant d'apprendre.

On revit avec bonheur la petite maison de Beauséjour ; tout y était si propre, si bien en ordre, grâce aux soins de Rose ! La chambre de l'amie communiquait avec celle de Laure. Sur la table se trouvaient l'encrier, les plumes et les livres que Rose avait serrés lorsqu'on était parti pour la Champagne.

En revoyant ces objets, Laure se rappela en rougissant qu'elle avait fait un plan de travail, au commencement des vacances de l'année dernière, et que ce plan, sans l'intervention de Cécile, fût demeuré lettre morte. Son amie, pour la réconcilier avec elle-même, lui remit sous les yeux tout ce qu'elle avait fait pendant l'hiver, et lui promit de lui rendre faciles tous les devoirs que lui donnerait à faire Mlle Raymont.

« Nous travaillerons toujours ensemble, ajouta-t-elle ; mais nous ne perdrons pas un moment. Je serai sévère, je t'en préviens. »

Comme on le pense, Mlle Raymont fut très heureuse de trouver une aussi aimable auxiliaire, et les études furent reprises très sérieusement. Cécile ne quittait pas un instant sa compagne, pendant les heures consacrées au travail, et lui proposait mille moyens pour soutenir son attention.

Laure promettait de suivre très régulièrement le règlement. Elle disait oui, toujours oui, à tout ce que proposait sa raisonnable amie ; mais un soupir lui échappait de temps en temps ; Cécile faisait semblant de ne pas s'en apercevoir. Elle n'admettait aucune excuse quand les devoirs donnés par Mlle Raymont n'étaient pas faits.

Rose, qui pourtant prenait toujours le parti de la science contre la paresse, trouvait que l'on tourmentait un peu trop la pauvre Laure.

« Mademoiselle tombera malade ; vous verrez ça ! Ah ! si elle mourait ! »

Mais heureusement la jeune fille se portait à merveille et s'attachait tous les jours davantage à son amie, dont la patience et la douceur l'attendrissaient. Bientôt Laure s'attacha même à ses livres et à sa plume. Si sa mère, pour l'éprouver, essayait de la retenir, elle s'excusait, elle l'embrassait et allait rejoindre Cécile à la table d'étude.

Un mois plus tard, Laure n'était certes pas encore devenue savante, mais Mlle Raymont reconnaissait que la paresse avait perdu ses droits sur sa gentille élève, et c'était vrai.

« C'est drôle, disait Laure, ce qui m'ennuyait tant ne m'ennuie plus ; je suis contente. Oh ! ma chère Cécile, je comprends encore mieux maintenant ce que je te devrai. Tu ne partiras pas de sitôt, n'est-ce pas ? Oh ! ne t'en va pas, car si je... »

Elle n'acheva pas et se jeta dans les bras de son amie.

Mme Thiébaut et son mari, qu'elle tenait au courant, se félicitaient de voir leur fille revenue à la santé, car la paresse de Laure avait toujours été considérée comme une maladie très dangereuse.

Laure obtint de sa mère la permission d'habiter une autre chambre, également contiguë à celle de Cécile. Le souvenir de sa paresse d'autrefois lui pesait comme un remords ; elle voulait, en changeant de chambre, rompre absolument avec le passé. Il lui arrivait parfois de pleurer en songeant au chagrin qu'elle avait fait à ses parents.

Mme Thiébaut fit meubler la jolie chambre qu'allait occuper Laure. Cet ameublement, tout modeste qu'il fut, ne manquait pas d'une certaine élégance. Tous les objets qui avaient été autrefois sur la table de l'ex-paresseuse avaient disparu, comme si la contagion en eût été redoutable.

Quand deux mois se furent écoulés, Cécile quitta son amie, à qui elle avait si bien fait comprendre la nécessité de sortir de son ignorance. Il fut convenu que la correspondance tiendrait l'aimable jeune fille au courant des progrès de sa chère élève . L'affection qui s'était formée entre elles était une affection sérieuse ; Cécile avait donné, et Laure avait reçu.

La paix régnait dans les deux familles. Laure suivait fidèlement les conseils de son amie, et Mme Thiébaut bénissait celle qui avait sauvé sa fille de ses perpétuelles rechutes dans sa paresse naturelle.

Laure avait maintenant ses heures d'étude parfaitement réglées. Rose ne la secouait plus pour la réveiller. Elle savait à présent apprécier le silence du matin, propice au travail de l'esprit. Elle devenait sensible aux beautés de la nature, et ne comprenait pas comment il lui avait fallu si longtemps pour admirer tout ce qui l'entourait. N'était-ce pas de l'ingratitude envers la Providence ?

Le soin de la chambre de Laure n'était confié à personne. Son bureau était un modèle d'ordre ; non pas de cet ordre qui accuse qu'on n'a pas ouvert un livre ou pris une plume ; on voyait au contraire que ce joli bureau était celui d'une jeune fille studieuse.

Rose, qui avait souvent reproché à Laure de ne pas s'occuper du ménage, trouvait aujourd'hui qu'elle s'en occupait trop et qu'elle faisait ses embarras.

Non, certes, la charmante enfant ne faisait pas d'embarras ; mais elle était la seule personne qui s'aperçût que les forces de sa mère diminuaient.

« Ah ! pensait-elle, si je savais travailler à l'aiguille, maman ne se fatiguerait pas et ne prendrait plus cette ouvrière dont la présence est pour elle une gêne. Non, il n'est pas vrai que le temps perdu ne se répare pas ; il me semble que je suis en train de réparer ma longue négligence. Cependant je ne me sens pas le courage de faire les raccommodages que fait maman. D'ailleurs, si mes frères m'ont donné des livres, c'est pour que je les lise ; si ma sœur m'a fait présent d'un bel atlas, c'est pour que je connaisse tout ce que Dieu a créé de grand et de beau. Ce n'est pas en ourlant des serviettes et en marquant des torchons que je prendrai quelque idée des merveilles de ce monde. »

Lorsqu'elle se trouvait seule, Laure ne doutait pas qu'elle ne fût dans le vrai. Cependant elle avait vu autour d'elle des personnes assez adroites, assez laborieuses, pour comprendre qu'une femme doit savoir tailler et coudre. Que de fois n'avait-elle pas admiré sa mère, armée de ses grands ciseaux, taillant les robes de ses petites filles ? Ah ! comme cela lui paraissait amusant !

Elle se souvenait même qu'un jour, sa mère, qui était en train de tailler une jolie robe pour Marguerite, ayant été obligée de recevoir une visite au salon, elle, toute petite fille, avait promené à tort et à travers les ciseaux dans l'étoffe. Ah ! quel plaisir ç'avait été pour elle ! Mais la punition que lui avait value cette fantaisie était encore présente à son esprit.

Non seulement Laure était complètement guérie de la paresse, mais elle aimait l'étude, les livres, la plume, et c'était précisément ce qui la faisait hésiter devant l'inspiration qui lui était venue d'aider sa mère dans ses travaux d'aiguille. Que de choses intéressantes lui avaient été révélées depuis que Mlle Raymont la regardait, avec raison, comme sa meilleure élève ! « Quel malheur, pensait Laure, si j'étais obligée de consacrer moins de temps à mes études ! »

Comme elle avançait en âge, et qu'elle travaillait parfaitement, ses progrès étaient rapides et étonnaient ses parents et son institutrice. Elle était maintenant au niveau de toutes les jeunes filles de son âge, et le besoin d'exciter son émulation ne se faisait plus sentir. Les lettres de Cécile ne contenaient que des félicitations et des encouragements.

Un jour il arriva que, Laure étant à son bureau, sa mère entra dans sa chambre et la trouva absorbée dans un devoir de calcul assez difficile. La jeune fille entendit un léger bruit, tourna la tête et jeta un petit cri de surprise en voyant Mme Thiébaut.

« Oh ! mère chérie, avez-vous quelque chose à me dire ?

— Oui, mon enfant, et j'espère que tu seras de mon avis. Eh bien, ma Laurette, il faut que tu le saches, et d'ailleurs tu l'as déjà pressenti, je m'affaiblis. La lecture me fatigue ; ma correspondance, quoique peu étendue, me fatigue aussi ; je viens te proposer d'être mon secrétaire et ma lectrice. »

Laure reçut de cette proposition une grande consolation, à laquelle cependant se mêlait un regret. Elle rougit.

« Mère chérie, dit-elle, c'est beaucoup d'honneur pour moi assurément. »

Mme Thiébaut attribua au contentement qu'éprouvait sa fille cette rougeur subite à la pensée de devenir lectrice et secrétaire ; mais c'était une erreur.

Certainement Laure serait heureuse d'être utile à sa mère ; mais elle étudiait avec tant de plaisir ! Tant de choses merveilleuses s'offraient à son esprit ! Il faudrait donc supprimer des heures de travail ? Elle s'épancha longtemps sur ce sujet dans une lettre à Cécile, qui la rassura aussitôt.

« Ne te tourmente pas, disait-elle, tu as depuis longtemps vaincu la paresse ; tu as maintenant un goût prononcé pour l'étude ; sois tranquille, il te sera facile de trouver du temps pour tout ; d'ailleurs les lectures que tu feras à ta mère ne pourront être que fort intéressantes, et tu auras tout à gagner en écrivant sous sa dictée, parce qu'elle écrit très bien. »

Laure accepta les sages réflexions de son amie, et commença à croire, sur sa parole, qu'avec une grande vigilance et d'habiles combinaisons elle pourrait effectivement trouver, comme Cécile, du temps pour tout.

Mme Thiébaut avait fini par comprendre ce qui se passait dans l'esprit de sa fille. Elle était si satisfaite de voir combien Laure était devenue studieuse que la faiblesse qui l'obligeait à négliger ses occupations habituelles, lui semblait un bienfait. Elle demanda à son mari de lui indiquer des ouvrages qui pussent à la fois l'intéresser et instruire sa chère enfant, et celle-ci ne tarda pas à entrer dans ses honorables fonctions.

Elle vit bientôt qu'elle s'était fait une montagne d'une taupinière. Comme elle avait, depuis longtemps, pris l'habitude de se lever de bonne heure, elle put concilier ses études et ses devoirs de secrétaire avec les travaux du ménage.

« Il est bien vrai, pensait-elle, qu'on a souvent besoin d'un plus petit que soi. C'est aux instances de Rose que je dois d'être matinale ; et le zèle qu'elle apporte à tous ses devoirs de bonne servante est encore pour moi un enseignement de chaque jour. »

Laure, par un reste d'enfantillage, aimait à pianoter. Au fond, elle était musicienne, ce qui intéressait son maître ; mais, dans sa position, il ne fallait pas songer à des études musicales sérieuses, qui eussent demandé beaucoup de temps. Il fallait, au contraire, restreindre les instants consacrés à s'amuser au piano. Laure se résignait, non sans tristesse. Toutefois sa mère ignorait combien lui coûtait cet acte de raison. Rose seule n'avait aucune illusion à ce sujet.

Ce n'était pas sa faute si sa jeune maîtresse devait se montrer aussi avare de son temps, car la bonne fille ajoutait sans cesse une occupation nouvelle à celles qui déjà remplissaient sa journée. Elle se levait avant le jour et se mettait sans bruit à filer ; puis la basse-cour était l'objet de tous ses soins. Rose trouvait là à qui parler. On ne lui reprochait pas de se lever trop tôt. Loin de là, elle était accueillie par des battements d'ailes et un caquetage qu'elle comprenait. Elle y répondait en jetant de la graine autour d'elle.

Mme Thiébaut admirait la vigilance et l'habileté de Laure ; sa plus grande peine était de gêner forcément ses goûts actuels, si différents de ceux d'autrefois. Elle aurait du moins voulu lui faire prendre quelques distractions ; mais Laure préférait être toujours là. Elle écrivait sous la dictée de sa mère ; elle tenait les comptes de la maison, comptes d'ailleurs simples et faciles.

Un jour, la fille du menuisier, la gentille et intelligente Annette, vint voir Mlle Laure. La position de son père lui permettait alors d'aller régulièrement à l'école ; et pourtant elle avait l'air bien triste.

« Qu'as-tu, Annette ? Tu as pleuré. Voyons, ma petite, confie-moi ton chagrin.

— Eh bien, Mademoiselle, l'école ne sera plus dans le village ; elle va être transportée. bien plus loin ; et je ne pourrai plus apprendre, moi qui aime tant ça !

— Tu ne voudrais donc plus de ton ancienne maîtresse ?

— Oh si !... Mais on dit comme ça, dans le pays, que vous n'avez plus une minute à vous.

— On parle sans savoir. J'irai demander à ton père de me rendre mon élève ; cela me distraira et me sera d'un véritable secours. »

Annette ne perdit pas un instant pour aller annoncer cette bonne nouvelle à son père.

« Vois-tu, lui dit-elle, quand je serai grande, tu seras vieux. Alors je serai savante et je tiendrai peut-être une école, moi. »

Son père l'embrassa et lui répondit :

« Va, ma mignonne, chez les bonnes dames, va t'instruire ; je m'arrangerai comme je pourrai.

— Non, non, je ne te laisserai pas t'arranger comme tu pourras. Mlle Laure, qui aime tant ses parents, ne souffrira pas que je te néglige. Ah ! que je suis contente ! Moi qui aime tant l'instruction ! »

Le père sourit, embrassa encore une fois sa fille et lui dit : « Tu es mon ange gardien ».

Pendant qu'Annette causait ainsi avec son père, Laure communiquait à sa mère le désir qu'elle avait de reprendre l'éducation de la petite villageoise. Mme Thiébaut donna son consentement au projet de Laure, avec d'autant plus de plaisir que sa chère enfant, depuis qu'elle s'occupait tant des soins du ménage, n'avait d'autre distraction que de s'asseoir auprès d'elle.

L'élève et la maîtresse reprirent donc leurs études. L'hiver se passa tranquillement, et Laure fut tout étonnée de pouvoir, grâce à l'habitude qu'elle avait prise de se lever de bonne heure, trouver effectivement du temps pour tout, même pour compléter son éducation et aussi pour correspondre avec Cécile. C'était là son plus grand plaisir. Cette correspondance lui était d'autant plus agréable que chaque lettre lui valait des compliments.

Cependant la santé de Mme Thiébaut s'affaiblissait de plus en plus, et, par conséquent, les loisirs de Laure devenaient chaque jour plus rares. Il n'était plus question de faire des visites, ni de se réunir avec ses amies. La jeune fille ne se plaignait pas. Tout son temps était utilement employé. Elle s'occupait de la maison, d'Annette, d'études, et arrivait à l'heure convenue près de sa mère, prenant son ouvrage et ne le quittant que pour écrire sous sa dictée ou lui faire la lecture.

Il n'était plus possible de broder ou de faire de la tapisserie, car Rose n'avait guère de temps à donner au raccommodage, et pourtant jamais la bonne fille n'eût consenti à ce qu'une ouvrière vînt à la maison. C'eût été pour elle une très vive contrariété ; elle le dit à sa jeune maîtresse, qui la rassura et lui répondit : « Tu as raison, ma bonne Rose, c'est moi qui dois être cette ouvrière à laquelle tu refuses d'ouvrir la porte.

— C'est bien ce que je pensais, mademoiselle Laure ; mais je n'aurais pas osé le dire. »

Quelle fut donc la surprise de Mme Thiébaut lorsqu'elle vit sa fille entrer chez elle, portant une corbeille remplie de linge à raccommoder ; les larmes vinrent aux yeux de cette bonne mère.

« Pauvre chérie, dit-elle, voilà un ouvrage qui n'est guère de ton goût !

— Vous vous trompez, chère maman, cet ouvrage me plaît beaucoup et me donne des airs de maîtresse de maison. Vous vous souvenez que c'était mon rôle autrefois, quand je jouais avec les petites filles du colonel ? »

Mme Thiébaut, enchantée des progrès que sa fille faisait en toutes choses, écrivait à son mari tout ce qui se passait, et le père de famille applaudissait au zèle de Laure, bien que le bon Monsieur fût un mathématicien qui était souvent dans la lune.

Au grand étonnement de Mme Thiébaut, la jeune fille s'acquittait de ses nouveaux devoirs avec autant d'intelligence que d'exactitude, et sa mère lui en témoignait chaque jour sa satisfaction et même sa reconnaissance. Si Laure souriait en entendant ce mot sortir de la bouche de sa mère, elle se fâchait pourtant ; mais au fond elle était très contente !

Le temps passe vite quand il est bien rempli. La saison des fleurs revint, puis les vacances, ramenant à Beauséjour M. Thiébaut, Joseph et Xavier. Puis il fallut encore une fois se séparer, et c'était chaque fois de plus en plus pénible. Enfin l'hiver s'annonça très sévère. Aucune promenade n'était possible, et la mère de famille se demandait quel genre de plaisir elle pourrait imaginer pour sa chère enfant.

Un jour, une femme, portant une hotte remplie de diverses plantes, s'arrêta sous la fenêtre de la salle à manger, où se tenait habituellement Mme Thiébaut. Laure aimait les fleurs ; sa mère fit signe à la jardinière de venir lui parler. On lui ouvrit ; Rose la fit entrer dans sa cuisine, et aussitôt sa maîtresse y vint avec Laure.

« Oh ! les jolies primevères, dit la jeune fille. Comment faites-vous, ma bonne femme, pour avoir de si charmantes fleurs ? Maman, regardez ce rosier. »

Mme Thiébaut gardait le silence ; elle était absorbée dans ses réflexions. « Nous avons une serre, pensait-elle. Que de fois ai-je regretté, depuis quelques années, de n'y plus mettre de fleurs ! C'eût été du luxe ; mais aujourd'hui ce serait une distraction pour ma fille, qui n'en a aucune autre que les sérieux devoirs qu'elle remplit. »

Elle dit ensuite à Rose :

« Décharge les épaules de cette brave femme, et fais-la déjeuner. »

Rose obéit et s'en alla apprêter le déjeuner de la jardinière, mais elle revint aussitôt pour appeler Mademoiselle, que demandait un fournisseur.

« Va, ma fille, dit la mère, et profite de ce que je suis occupée pour faire ensuite tes devoirs d'anglais. »

S'adressant à la paysanne, elle lui dit :

« J'ai un service à vous demander :

— Un, ma chère dame ? Ce n'est pas assez ; demandez-m'en tant qu'il vous plaira.

— Eh bien, je veux faire une surprise à ma fille ; il faut que vous m'aidiez à garnir notre petite serre. »

La jardinière rougit de plaisir et dit :

« Elle est bien mignonne, votre demoiselle. »

Puis elle nomma une variété de fleuri qui s'épanouiraient successivement, indiquant la manière dont chacune devait être soignée.

La serre n'étant pas en état de recevoir des fleurs, il fallait la préparer ; et comme Mme Thiébaut n'était pas sûre de la langue de Rose lorsqu'il s'agissait de faire plaisir à sa jeune maîtresse, elle ne voulait pas l'appeler.

« Oh ! dit la jardinière, si Madame veut me charger de nettoyer la place et d'y mettre ensuite les fleurs, je serai bien contente de lui rendre ce petit service.

— J'accepte volontiers, répondit Mme Thiébaut ; venez avec moi. »

Mme Thiébaut et la jardinière allèrent chercher les objets nécessaires pour préparer la serre, dans laquelle la brave femme allait placer avec art toutes ces plantes, qu'elle n'aurait peut-être pas vendues dans sa journée.

Avec quelle ardeur la jardinière se mit à l'ouvrage ! Elle disposa les fleurs avec un goût qui surprit Mme Thiébaut. La femme s'en aperçut et dit : « Ça vous étonne, Madame, que j'arrange si bien ces choses-là ? C'est que, voyez-vous, les jardiniers aiment les fleurs quasiment comme leurs enfants. »

Mme Thiébaut, étant montée chez sa fille, la trouva absorbée devant une carte de géographie.

« Ne te dérange pas », dit-elle en l'embrassant.

Laure continua donc tranquillement son étude, ajoutant aux connaissances élémentaires qu'elle avait acquises mille détails intéressants, puisés dans un savant ouvrage. Et sa mère se disait : « Mon Dieu, il ne faut jamais se décourager. Notre paresseuse a entièrement disparu, cédant la place à une jeune fille qui aime l'étude autant, et plus peut-être, que l'aimait Marguerite. »

Cependant il tardait à la mère de conduire sa fille dans la serre.

« Viens voir, lui dit-elle au bout de quelques minutes, les fleurs que j'ai achetées. »

Laure, charmée, se leva et suivit sa mère, qui voulait être témoin de sa surprise, car elle ne s'attendait pas à voir la serre si bien fleurie. Jetant un cri joyeux, Laure dit : « C'est moi qui arroserai ; et Annette m'aidera quand elle viendra travailler avec moi. »

Cette joie franche rendit la bonne mère bien heureuse ; et l'on imagine facilement le contentement de Rose lorsque, à son tour, elle entra dans la serre et vit la joie de sa jeune maîtresse.

Celle qu'on avait appelée si longtemps la petite Laure était absolument transformée. On parlait d'elle avec admiration. Le menuisier ne se contentait pas d'être fier de l'instruction de sa fille ; il se montrait reconnaissant envers Mlle Thiébaut qui la lui avait donnée. Il regrettait, comme il l'avait fait quelques années plus tôt, que son état ne lui permît pas d'offrir un présent à l'aimable maîtresse d'Annette ; regardant les planches dont il était entouré, il se disait : « Il n'y a pas moyen de fabriquer avec cela quelque chose qui soit digne d'elle. »

Un jour le brave homme dit à sa fille :

« Voyons, Annette, as-tu une idée, toi ? Que pourrais-je donc offrir à Mlle Thiébaut ?

— Ce n'est pas difficile à trouver, père : Mlle Laure est tellement bonne que, bientôt, elle aura trois élèves de plus.

— Vraiment ?

— Oui, elle sait que plusieurs petites filles ne pourront pas aller si loin du village, et elle veut les appeler chez elle.

— Qu'elle est donc bonne !

— Eh bien, il faudra courir après les chaises. Ce serait bien plus commode d'avoir un joli banc, et puis une table ; ou bien un petit buffet, où l'on serrerait les livres. »

Le père se frappa le front et dit à Annette :

« Viens, que je t'embrasse. »

Le brave homme pensait en lui-même :

« C'est pourtant vrai que les femmes ont plus d'esprit que les hommes ! C'est ça ! un mobilier de classe ! »

Le menuisier se mit à l'œuvre le jour même ; et, deux semaines plus tard, la petite armoire, la table et les bancs étaient placés dans la serre.

L'hommage de cet excellent homme fut très agréable à Laure et la rendit ambitieuse.

« Annette est trop à l'aise sur ce banc et devant cette table. Il me faut d'autres élèves, si mes parents veulent me le permettre ; mais je n'ose pas le leur demander. »

Le lendemain du jour où le père d'Annette avait meublé la classe, Mme Thiébaut vint voir l'arrangement de la serre.

« C'est, dit-elle en entrant, une véritable classe, il n'y manque que des élèves.

— Oh ! s'écria Laure, si vous et papa me permettiez d'en avoir, je serais bien contente !

— Pourquoi pas ? Ce serait la récompense du courage avec lequel tu as chassé la paresse. J'y consens, et tu peux être sûre que ton père ne me désapprouvera pas.

— Oh ! mère chérie, que vous me rendez heureuse ! J'enseignerai à mes chères petites élèves, dans ces premières années, tout ce qu'on doit savoir au village.

— Je t'engage, mon enfant, à insister sur le calcul.

— Ah ! les pauvres écolières ! je les plains d'avance.

— Le calcul est très utile, ma chérie, indispensable même. Quand tes élèves seront grandes, elles auront des comptes à faire, qu'elles soient fermières, ou ménagères tout simplement. »

Laure convint que sa mère avait parfaitement raison ; mais elle redoutait l'ennui que le calcul causerait à ses élèves, et se promettait de faire tout son possible pour leur en diminuer les difficultés et leur rendre même cette étude intéressante.

Si les mauvaises nouvelles se répandent vite, les bonnes nouvelles ne restent pas non plus en arrière. Mais on refusa d'abord d'y croire ; une demoiselle faire l'école, était-ce croyable ?

Cependant la bonne nouvelle était enfin acceptée, et Rose était sans cesse dérangée pour ouvrir la porte et répondre aux questions des pauvres mères qui amenaient leurs petites filles.

Tout ce monde-là ne lui plaisait guère ; mais elle se disait : « J'ai bien appris, moi ; il faut pourtant que les autres apprennent. Ah ! quel embarras pour notre demoiselle ! »

Rose se trompait ; ce n'était point un embarras pour Laure ; mais une satisfaction, une récompense de son courage, comme l'avait dit sa mère. La serre devint pour elle l'endroit le plus agréable de la maison ; les enfants et les fleurs en faisaient l'ornement.

Laure était devenue non seulement studieuse, mais habile dans la manière d'employer son temps. Rien n'était négligé depuis qu'elle avait entrepris une tâche nouvelle. Sa petite école était une récréation, un bonheur. Si elle découvrait une paresseuse, elle la prenait en grande affection et elle lui donnait tous ses soins. Le passé lui semblait un rêve. Quel plaisir elle trouvait maintenant à prendre part à une conversation intéressante ! Elle se plaisait aussi à répondre aux questions des enfants ; et sa meilleure joie était de développer l'intelligence des petites élèves que l'on appelait les fleurs de la serre.

Laure était heureuse de causer avec sa mère et avec les amis de sa mère ; d'être la lectrice et surtout le secrétaire de Mme Thiébaut ; et si tout le monde s'étonnait de la voir si occupée, si active, si laborieuse, elle était plus étonnée encore que tout le monde d'avoir si complètement triomphé de la paresse, dont elle avait été si longtemps l'esclave.

La petite école était recherchée des parents et aimée des enfants. On apprenait bien sa leçon pour faire plaisir à la gentille demoiselle.

Annette, assez grande maintenant, et déjà très avancée, aidait sa bienfaitrice.

Toujours avec le même courage, Mlle Thiébaut continua son œuvre de zèle, et l'application des jeunes élèves répondait au dévouement de la maîtresse. La réputation de Laure était bien établie : on savait qu'elle était instruite, vigilante et d'une grande activité. Toutefois sa modestie était telle, que les jeunes personnes de son âge ne redoutaient pas de s'approcher d'elle.

Quoique Laure eût vaincu sa répugnance pour la couture, elle n'avait pas abandonné ces jolis ouvrages qu'on aime à voir dans les mains d'une jeune fille. Elle regrettait presque que la personne qui avait constaté son peu d'habileté à la tapisserie ne fût plus de ce monde, pour constater maintenant que la bonne volonté est une maîtresse souveraine, à laquelle rien ne résiste. Laure se disait quelquefois :

« Ma paresse a dû être souvent citée comme une ennemie capable d'annuler les plus belles qualités ; mais j'espère que ma guérison n'est pas ignorée. »

Cependant, les années écoulées à la campagne et le travail du courageux professeur avaient permis de faire des économies et de réparer même dans une certaine mesure les pertes de la famille.

Le père et la mère désiraient marier leur fille, et ils pensaient avec raison qu'on ne viendrait pas la chercher dans le village de Lorraine qu'elle habitait. On résolut donc de passer l'hiver à Paris, où l'on retrouverait M. Thiébaut, ses deux fils, et où l'on pourrait enfin demeurer tous ensemble.

Assurément, Laure serait très heureuse de recommencer à vivre en famille ; mais que deviendraient ses petites élèves ? Adieu l'école et le règlement de vie qu'elle suivait avec tant de fruit près de sa mère. Annette s'offrait pour faire lire et écrire les enfants tous les jours ; mais il fallait avoir beaucoup de patience. Annette n'en manquerait-elle pas avec les petites filles paresseuses ou mutines ?

D'autre part, les promesses que lui faisaient ses élèves ne la rassuraient pas complètement. Elle se souvenait de son passé comme d'un rêve, ou plutôt d'un cauchemar. Combien de fois n'avait-elle pas manqué à ses promesses ? Que de chagrins n'avait-elle pas causés à ses parents, à cette mère chérie qui avait eu tant de bonté à son égard ? Elle connaissait toutes les ruses de la paresse ; c'est pourquoi elle se défiait des promesses de ses élèves. Si elle, qui avait eu des maîtres, avait résisté à leurs conseils et même à leurs prières, que pouvait-elle espérer de ses écolières villageoises ?

Cependant, la veille de son départ pour Paris, elle fit un petit discours aux enfants. La péroraison fut de s'engager à apporter des présents pour celles qui auraient tenu leur parole.

Le soin des fleurs fut confié à Annette, qui était une excellente fille, dont Laure était parfaitement sûre. Quant à celle-là, il n'y avait pas à craindre que le passé lui jouât un mauvais tour.

VII

Les frères de Laure furent extrêmement heureux de la revoir et de reprendre avec elle la vie de famille. Depuis plusieurs années, les vacances leur avaient fait constater les progrès de leur sœur ; ils se réjouissaient donc plus que jamais de la retrouver, maintenant que les deux jeunes gens pouvaient causer avec elle et lui parler de ce qui les intéressait.

Xavier était en admiration devant sa grande sœur ; et Joseph lui disait en l'embrassant avec tendresse :

« Je t'assure que tu n'as plus la même figure qu'autrefois. Tu as l'air si contente !

— C'est parce que je suis contente », répondait Laure.

Elle causait gaiement avec ses frères, leur racontant tout ce qui s'était passé dans la petite maison de Beauséjour depuis leur départ. Elle entremêlait toujours ses récits de reproches qu'elle s'adressait à elle-même, au sujet de son ancienne paresse ; mais Joseph et Xavier ne le supportaient pas. Ils lui disaient :

« Quand une victoire est gagnée, on s'en réjouit uniquement ; ce n'est que beaucoup plus tard, quand on a bien joui du bonheur d'avoir échappé à la mort, qu'on se rappelle les détails de l'action par laquelle on a repoussé l'ennemi et conquis le droit de rentrer dans ses foyers. »

Toutefois Laure était si occupée de ses regrets qu'elle n'obéissait pas tout à fait à ses frères. Elle revenait sans cesse sur le malheur d'avoir perdu son temps pendant de longues années. Chaque aveu de Laure était récompensé d'une caresse. Enfin, il fut convenu entre les frères et la sœur qu'on ne parlerait plus de la paresse, si courageusement vaincue.

Parents et enfants n'étaient pas les seuls heureux de vivre sous le même toit. Rose était ravie de retrouver son bon maître, et ses grands fils qui égayaient la maison. Elle mêlait sa voix aux voix de ses jeunes maîtres, et souvent il lui arrivait de glisser son mot dans la conversation, car elle faisait, pour ainsi dire, partie de la famille.

À Paris, Laure, il faut en convenir, songeait peu à ses élèves, à ses fleurs et même à ses études. Il y a temps pour tout ; elle était maintenant tout entière à ses parents et à ses frères, et profitait de ces douces causeries où chacun a la prétention de se faire entendre et d'intéresser son auditoire.

Cependant l'affection que Joseph, le frère aîné, avait pour sa sœur était une affection très utile. Il s'amusa même à lui faire passer un petit examen, dont elle se tira très bien.

Le maître et l'élève étaient joyeux, autant l'un que l'autre ; mais les campagnardes ne viennent pas à Paris pour aller en classe. Mme Thiébaut était désireuse de renouer connaissance avec quelques familles. Huit jours plus tard, une couturière venait s'entendre avec elle pour renouveler la toilette de Laure. À cette époque, la mode était du plus mauvais goût, comme aujourd'hui. Un véritable débat eut lieu entre Mme Thiébaut et la couturière. Mlle Fagot aînée avait une belle clientèle, et son goût faisait loi. Elle fut donc très surprise qu'une provinciale se permît de critiquer la mode que les Parisiennes acceptaient ; mais elle se soumit, car la commande en valait la peine ; ce ne fut pas du moins sans essayer de convaincre sa nouvelle cliente.

Une lutte semblable eut lieu chez la marchande de modes ; celle-ci se soumit comme s'était soumise la couturière. Après tout, pensait-elle, ce sont des personnes de province.

Cependant, lorsque Laure accompagna sa mère chez Mlle Fagot et chez la modiste, l'une et l'autre l'admirèrent et convinrent elles-mêmes que la simplicité a ses avantages.

Les femmes du monde approuvèrent aussi la toilette modeste de Mlle Thiébaut, et plusieurs mères de famille eurent le bon sens de s'adresser à Mlle Fagot, et la félicitèrent sur son bon goût.

Laure, dans sa nouvelle existence, perdait chaque jour de sa timidité. Elle conservait, autant que possible, ses habitudes matinales. Si elle n'était plus réveillée par le chant des oiseaux, les charrettes allant à la Halle lui indiquaient que l'heure du travail était sonnée pour bien des gens. Assurément Laure ne pouvait s'astreindre, à Paris, au règlement qu'elle s'était imposé à la campagne ; mais elle voulait profiter néanmoins des premières heures du jour, les seules où elle jouissait d'une entière liberté.

Plus son intelligence s'élevait, plus elle se fortifiait dans la pensée que le travail est un trésor. « Je sauve mon matin, disait-elle à ses frères, quand je ne suis pas allée au bal ; et, quoique je ne sois pas sans considération pour mon oreiller, je suis contente de me lever de bonne heure. »

Laure était aimée des jeunes personnes qu'elle rencontrait dans le monde, et les mères recherchaient sa société pour leurs filles. Celles-ci avaient été d'abord un peu intimidées, car Mlle Thiébaut avait la réputation d'être fort instruite ; mais elles avaient été bientôt rassurées, tant Laure se montrait aimable avec elles.

D'où pouvait venir cette réputation qu'on avait faite à Laure ? Ses parents s'en étonnaient, car leur fille avait de bonnes raisons pour ne pas parler de ses études ; mais il y avait dans la maison une personne qui était fière de Mlle Thiébaut, c'était Rose. La géographie était ce qui la frappait le plus ; et comme sa jeune maîtresse avait beaucoup de goût pour cette science, Rose l'avait souvent vue silencieuse devant son atlas, et en concluait qu'elle connaissait le monde entier. La bonne fille pensait sans doute qu'il lui revenait un peu de gloire de l'instruction de Mlle Thiébaut, car elle ne perdait jamais une occasion d'en parler.

Le père et la mère remarquèrent avec étonnement l'heureuse influence que le monde avait sur leur chère enfant. Ils avaient craint que le séjour de Paris ne fût au contraire défavorable à ses progrès ; mais ils furent heureux en voyant qu'ils s'étaient trompés.

La correspondance entre Laure et Cécile ne fut pas interrompue. Mlle Jacquemin était si contente quand elle recevait une lettre irréprochable de son amie ! Elle avait eu bien raison de penser que l'amitié est une maîtresse à laquelle il est difficile de résister.

Mme Thiébaut, qui se croyait brouillée à jamais avec le monde, s'étonnait de se plaire dans les réunions où, par devoir, elle conduisait sa fille. S'il se trouvait, parmi ses relations, une mère qui se désolât d'avoir des enfants paresseux, elle l'encourageait en lui racontant comment Laure avait triomphé de son défaut dominant.

Les frères de Laure éprouvaient un certain respect pour leur sœur, car ils avaient plus d'un camarade atteint du mal dont elle était guérie.

Cependant le temps que devait durer le séjour de la famille à Paris s'était écoulé si agréablement que le mot de départ, prononcé par M. Thiébaut, surprit les enfants ; et Rose fut seule à se réjouir, car elle trouvait qu'on avait dépensé bien assez d'argent comme ça.

Quoiqu'on fût habitué aux discours inopportuns de la bonne servante, on prêta l'oreille à celui-là, et, en dépit des instances des amis, le jour du départ fut irrévocablement fixé. Les jeunes filles qui avaient fait la connaissance de Laure protestèrent de la fidélité de leur souvenir ; et dès les premiers jours d'avril Mme Thiébaut et sa fille, toutes deux suivies de Rose, quittèrent les nouveaux amis pour retrouver les anciens.

L'accueil que Laure avait reçu à Paris faisait craindre à la mère que la vie de la campagne ne semblât bien sévère à sa fille. Il n'en fut rien.

Sa première visite fut pour la serre. Elle s'étonna d'y trouver des fleurs et questionna Annette, qui lui dit que c'étaient des cadeaux des élèves de Mademoiselle ; « mais, ajouta la jeune villageoise, il y aura bien d'autres surprises demain !

— Demain ? dit Laure, y penses-tu ? je serai trop occupée pour t'écouter.

— Ah ! je vous remercie, Mademoiselle, car ça m'aurait joliment coûté de ne pas vous dire aujourd'hui que toutes vos petites élèves savent lire et que...

— Voyons, parle vite.

— Eh bien, elles m'ont tourmentée pour que je brûle les oreilles d'âne, et...

— Et tu les as brûlées ?

— Oui, mam'selle Laure.

— Tu as bien fait, Annette. Viens de bonne heure demain ; tu mettras le couvert ici, et Rose servira un beau goûter à nos élèves. »

Les amies parisiennes de Laure eussent été bien surprises et même un peu piquées, si elles eussent été témoins du plaisir qu'elle éprouvait à se retrouver à la campagne. Elles l'eussent été bien davantage en la voyant, le lendemain de son arrivée, courir au poulailler dès sept heures du matin ; cueillir les premières roses du printemps ; donner un coup d'œil à toutes choses ; épousseter sa bibliothèque, et enfin prendre la plume pour écrire à sa chère Cécile, qui se disait : « Maintenant que Laure est raisonnable et instruite, peut-être ne viendra-t-elle plus me voir ? Elle n'a plus besoin de moi. »

Cécile était dans une profonde erreur, Mlle Thiébaut aimait toujours autant celle qui l'avait aidée à se débarrasser du vilain défaut qui l'isolait de toutes les jeunes filles de son âge ; et elle se disait : « Le malade ne doit pas plus de reconnaissance au médecin qui lui a sauvé la vie que je n'en dois à Cécile ».

Laure était d'une activité qui charmait sa mère. Elle ne négligeait aucun de ses devoirs de maison, et donnait tous les jours deux heures à ses petites élèves. Les amis l'admiraient ; la paix régnait dans la maison. Mme Thiébaut sortit de ses habitudes et ne refusa aucune des invitations qui lui furent adressées. Elle était heureuse de présenter sa fille à ses amis, et même à des étrangers.

Cette bonne mère se complaisait à la faire briller, et ne redoutait plus cette ignorance qui s'était si souvent trahie autrefois, dans les réunions. Un jour même, elle proposa ce jeu qui avait été, quelques années auparavant, un sujet d'humiliation pour sa chère enfant. Laure ne put s'empêcher de rougir d'émotion ; mais, s'étant surmontée, elle mit le jeu en train et le dirigea avec une gaieté et une finesse qui charmèrent toutes les jeunes filles.

Mlle Jacquemin obtint de sa mère la permission d'aller passer quelques semaines à Beauséjour, pour jouir de plus près des succès de son amie. Ce temps fut très agréable à Mme Thiébaut et à sa fille. Cécile était aimable et chantait fort bien. Sa grande simplicité faisait qu'elle ne refusait jamais de se faire entendre. On fit ensemble de charmantes promenades, et l'on passa ainsi un mois d'été, après lequel M. Thiébaut et ses fils vinrent se réunir à ces dames, car le temps des vacances était arrivé.

Marguerite et son mari eurent le bonheur de pouvoir consacrer huit jours à la famille, et se chargèrent de ramener Mlle Jacquemin chez sa mère. On se sépara tristement, mais en disant toujours : au revoir.

La grande activité de Laure lui permettait maintenant de donner un peu plus de temps à la musique et à l'étude des langues étrangères, d'autant que l'aisance, qui commençait à revenir, rendait possible le secours d'une ouvrière, et dispensait Laure de bien des petites corvées de ménagère.

Un matin, Rose entra plus tôt que d'ordinaire dans la chambre de sa jeune maîtresse.

« Mademoiselle, j'ai à vous dire quelque chose qui m'ennuie.

— Tu as cassé le globe de la pendule, ou fait quelque autre chef-d'œuvre, parce que, depuis quelques jours, tu es d'une étourderie étonnante. Voyons, qu'as-tu à me dire, ma bonne Rose ?

— Eh bien, Mademoiselle, mon frère veut que je me marie. »

Laure rougit et répondit doucement :

« Alors il faut te marier.

— Mais ça m'ennuie de vous quitter !

— Oh ! tu t'en consoleras. Qui épouseras-tu ?

— Le garçon du meunier qui est le voisin de mes tantes.

— Le connais-tu ?

— Oui ; nous avons joué ensemble quand j'étais petite. Il est riche ; mais, comme il m'appelait sa petite femme autrefois, il veut m'épouser maintenant.

— Ma bonne Rose, je te regretterai toujours ; mais je suis contente de te voir faire un bon mariage. Nous irons te voir quand tu seras installée dans ton ménage. »

Rose aurait souhaité de parler de sa reconnaissance pour les bontés de ses maîtres ; mais la brave fille était trop émue ; elle s'enfuit dans sa cuisine.

La nouvelle que venait d'apprendre Laure la bouleversa. De plus nombreux devoirs allaient lui être imposés ; le temps lui manquerait pour ajouter à son éducation ce vernis qu'elle remarquait en Cécile. Alors elle se rappela le proverbe et se dit tristement :

« Il est donc bien vrai que le temps perdu ne se rattrape jamais ! »

L'absence de Rose devait en effet jeter Laure dans un grand embarras. La meilleure volonté d'une nouvelle servante ne pourrait pas suppléer à l'habitude que Rose avait de servir ses maîtres et de s'occuper des plus minutieux détails de la basse-cour.

L'annonce du départ de la bonne Rose contraria vivement Mme Thiébaut. Elle s'était attachée à cette excellente fille, qu'elle avait eue tout enfant, et qu'elle avait formée à son service ; puis elle prévoyait un surcroît de préoccupations et de menus travaux pour sa chère Laure. Celle-ci dissimula si bien l'ennui qu'elle en éprouvait, que Mme Thiébaut s'en étonna. Elle se félicitait de voir, dans cette circonstance, Laure faire preuve d'une grande force de caractère.

Annette, qui avait grandi, était assurément de quelque secours ; mais une fille de son âge ne pouvait pas remplacer une servante aussi capable que l'était Rose. Cette vérité fut longtemps méditée par Mlle Thiébaut ; puis, un matin, elle s'éveilla en se disant :

« Notre vieille voisine se souvient encore d'avoir été un cordon-bleu. Je vais lui demander de faire la cuisine ; Annette et moi, nous ferons le reste. »

Laure était si convaincue que son premier devoir était d'épargner à sa mère affaiblie toute préoccupation, qu'elle ne cherchait nullement à défendre sa liberté et à se ménager des loisirs aux dépens de l'ordre parfait de la maison. Elle avait beaucoup de chagrin ; mais sa physionomie ne trahissait pas ce qu'elle éprouvait. La douceur de son regard et de son sourire faisait illusion à son excellente mère, qui n'hésitait pas à mettre son zèle à l'épreuve. Elle avait sans cesse recours à son obligeance pendant la journée.

« Laure, viens travailler près de moi ; finissons le livre que nous avons commencé. Ma chérie, causons un peu du ménage ; es-tu contente de tes aides ? Pendant les vacances il faudra penser à faire servir les mets favoris de ton père. »

D'autres fois Mme Thiébaut disait :

« Il fait beau, nous irons faire quelques visites. N'oublie pas de mettre la jolie robe que Marguerite t'a donnée. »

Laure regrettait le temps qu'il lui fallait consacrer à tout ce qui l'intéressait moins que ses chères études ; mais, dès que sa mère avait parlé, elle s'habillait avec une certaine élégance et sortait avec Mme Thiébaut. Elle était bien reçue partout ; car elle causait bien, et sa douce gaieté charmait les amis de sa famille.

Assurément l'absence de Rose se faisait vivement sentir ; mais le zèle de Laure suppléait réellement à l'habileté de celle qui, autrefois, l'avait mise au courant du ménage.

Mme Thiébaut, nous l'avons dit, croyait devoir accepter les invitations qui lui étaient faites, et sortait souvent, en vue de l'avenir de sa fille. L'amour maternel lui faisait même parfois oublier la prudence, car sa santé demandait des ménagements, qu'elle ne prenait pas toujours.

Un jour, on était allé passer l'après-midi chez des voisins de campagne, et, la soirée étant magnifique, les amis offrirent de reconduire ces dames en voiture découverte à Beauséjour. Pendant le trajet, qui était d'ailleurs de courte durée, Mme Thiébaut souffrit de la fraîcheur, sans se plaindre. On donna cependant au cocher l'ordre de stimuler les chevaux ; mais le mal était déjà fait.

Lorsque les deux dames furent rentrées, Mme Thiébaut se sentit refroidie et comprit l'imprudence qu'elle avait commise. Cependant on alluma un grand feu, on se mit à causer en se chauffant ; et, selon l'usage de tous les pays, on passa en revue la société au milieu de laquelle s'était écoulée une si agréable soirée.

Le lendemain matin, Annette réveilla Laure au petit jour et lui dit :

« J'entends Madame qui se plaint ; elle a toussé toute la nuit. »

Laure fut en un instant au chevet de sa mère, qui, tout en regrettant de l'avoir fait lever d'aussi bonne heure, ne dissimula pas son contentement de la voir près d'elle. Les soins et les prévenances d'une fille sont souvent l'unique remède à une indisposition. Mme Thiébaut avait craint d'être plus malade qu'elle ne l'était. Elle se sentit mieux dès que sa fille l'eut rassurée, et elle l'engagea à se retirer ; mais Laure n'en fit rien. Elle resta près du lit de la malade, qui s'endormit sous le regard de sa fille.

L'état de Mme Thiébaut n'était pas grave ; mais elle se croyait menacée d'une attaque, et, à cause de cela, redoutait d'être seule. Or sa fille était l'unique personne qui lui fût agréable en ce moment.

Laure aimait tendrement cette bonne mère ; mais, quoiqu'elle se dévouât à la soigner, elle cherchait de temps à autre à rompre la monotonie par une lecture intéressante. Cependant elle ne négligeait rien des devoirs d'une maîtresse de maison, et sa mère la voyait souvent entrer dans sa chambre, apportant par exemple une douzaine de torchons à ourler, ou toute autre chose de ce genre.

« Qu'est-ce qui m'arrive là ? disait-elle.

— Il vous arrive une ouvrière de bonne volonté, mère chérie.

— Chère enfant, tu me fais plus de plaisir que si tu me jouais une sonate de Mozart. »

La pauvre mère admirait la petite main qui traçait l'ourlet de toile jaune, et elle avait les larmes aux yeux. « C'est moi, pensait-elle, qui devrais faire cet ouvrage, mais il est bon que Laure s'y exerce. »

Mme Thiébaut considérait sa maladie comme passagère, car elle souffrait peu. Elle se trompait. À partir de ce moment elle ne put guère s'occuper de la maison. Tout reposa sur Laure et sur Annette, et Mlle Thiébaut fut à peu près privée de toute distraction, si ce n'était, de temps à autre, une lecture, instructive ou amusante, choisie par sa mère.

Tout le monde, excepté Cécile, ignorait combien cette vie nouvelle était peu du goût de Laure. Il lui arrivait quelquefois de se dire : « Marguerite travaille aussi, elle ; mais son travail ne consiste pas à ravauder et à raccommoder ; elle brode de petits bonnets pour ses poupons.

Cependant ces pensées ne faisaient que traverser l'esprit de la jeune fille, comme un nuage paraît et disparaît à l'horizon. Elle finit même par aimer sa tâche, qui alors ne lui sembla plus difficile. Sur ce point, Laure était devenue, grâce aux leçons de sa mère, supérieure à Mlle Jacquemin, qui ne savait ni tailler, ni bien coudre. Quand elle s'en plaignait à Laure, celle-ci lui disait :

« Il est encore temps ; tu m'as appris des choses beaucoup plus difficiles. Deviens mon élève à ton tour, quand nous nous trouvons réunies, et tu verras que la bonne volonté suffit pour acquérir ce qui te manque. »

VIII

Il est vrai que Mlle Cécile Jacquemin avait reçu une éducation à la fois brillante et sérieuse ; mais la mère, émerveillée des talents de sa fille, avait complètement négligé ce qui fait le fond de l'éducation d'une femme. Cécile était considérée comme une princesse dans sa famille ; elle ne connaissait aucun détail du ménage, et ses mains n'étaient habiles qu'aux ouvrages de luxe et d'agrément. Malheureusement l'état de santé de Mme Thiébaut s'opposait à ce qu'elle allât, comme l'année précédente, passer l'hiver à Paris ; et l'impossibilité de se réunir à son mari et à ses fils lui fut une véritable peine. La mauvaise saison s'écoula paisiblement à la campagne, et Laure épargna à sa mère les tristesses de l'isolement. Pour l'en récompenser, Mme Thiébaut écrivit à Mlle Jacquemin et l'invita à venir passer quelque temps près de son amie, dès que le printemps serait de retour.

« Puisque vous dessinez le paysage, lui disait-elle, nous avons des modèles à vous offrir ; et vous savez quel plaisir ce sera pour nous de vous recevoir. Je veux faire une surprise à Laure, et aucune surprise ne peut lui être plus agréable que la présence de son amie. »

La permission fut accordée, sans difficulté, et M. Jacquemin alla lui-même conduire sa fille à Beauséjour. En revenant, il dit à sa femme :

« Tu ne reconnaîtrais pas Laure ; elle est active, empressée ; elle trouve du temps pour tout, même pour faire marcher sa petite école. Elle cause d'une manière intéressante. Son père, pendant les vacances, lui apprend à soigner les plantes ; elle n'est étrangère à rien ; et vraiment Cécile passera près d'elle un temps agréable. »

Les deux jeunes filles, quand elles se virent ensemble, ne perdirent pas une minute. Que de questions ! que de récits !

« Tu as maintenant bien peu de loisirs, dit Cécile ; que je te plains !

— Garde ta compassion pour d'autres, ma bonne amie ; je suis utile à mes parents, et cette pensée me rend facile tout ce que je dois faire. Ne crois pas, cependant, que mes livres et ma plume soient ensevelis sous la poussière. Non vraiment, je ne passe pas un jour sans lire quelques pages instructives, et j'écris souvent sous la dictée de ma mère, ce qui forme mon style et m'empêche d'oublier l'orthographe.

— Et ton piano ?

— La pâtisserie lui fait tort quelquefois.

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire que tu verras demain, au déjeuner, une bonne et belle galette, œuvre de mes dix doigts.

— Vraiment ?

— Mais oui ; je m'occupe beaucoup du ménage, quoique une femme âgée, ancienne cuisinière, passe ici l'après-midi. Annette emploie tout son temps au balayage et aux soins extérieurs ; à la campagne on a fort à faire. Moi, je mets la main à tout ; et, ma pauvre mère ne sortant plus, nous avons passé toutes nos soirées d'hiver assises près de la table du salon, maman tricotant, et moi raccommodant le linge.

— Pauvre amie !

— Ne me plains donc pas, je t'en conjure, je suis si heureuse !

— Heureuse ? Est-ce possible, ma petite Laure ?

— Oui, heureuse de ne plus être paresseuse, d'être utile dans la maison par mon activité, de soigner ma bonne mère. Oh oui ! je suis heureuse !... Mais il faut que j'aille donner un coup d'œil à la cuisine ; car je n'entends pas que le dîner soit critiqué par une belle demoiselle champenoise. »

Laure sortit ; laissant son amie à ses réflexions.

Cécile croyait rêver, Laure s'était encore perfectionnée depuis qu'elle l'avait vue. Elle était à tout, commandant, et au besoin dirigeant les servantes ; mais Mlle Jacquemin n'était pas au bout de ses surprises.

Lorsqu'elle vint, sur l'invitation de Laure, la trouver chez Mme Thiébaut, son amie avait devant elle une table chargée d'ouvrages vertueux, c'est-à-dire de bas à raccommoder et de torchons à marquer. Cécile, au comble de la surprise, ne put s'empêcher de s'écrier :

« Comment ! c'est là ton ouvrage ? Ta petite main a daigné ourler cette grosse toile ?

— Oui, ma chère ; et il faut t'avouer qu'elle en est fière.

— Et moi aussi, ajouta Mme Thiébaut. Une femme doit savoir commander, et si elle ne sait pas faire ce qu'elle exige de ceux qui la servent, il est à craindre que son intérieur n'en souffre. »

Cécile ne disait rien ; mais Laure, de peur d'attrister son amie, demanda gaiement :

« Est-ce que, par hasard, tu voudrais devenir mon élève, et peut-être ma rivale ?

— Ta rivale ? Oh non ! je ne suis pas si ambitieuse ; mais je veux profiter de la leçon que je tire de ton exemple. »

Les voisins de campagne de Mme Thiébaut cherchaient souvent à la revoir, ainsi que son aimable fille. Quand ils furent informés de la présence de Mlle Jacquemin, que l'on connaissait déjà, ils insistèrent tellement que Mme Thiébaut, se sentant mieux, consentit à recevoir et reprit, dans le salon, la place qu'elle y avait toujours occupée.

Il y eut alors quelques réunions, dans l'après-midi. Cécile retrouvait avec plaisir d'anciennes connaissances, et ces anciennes connaissances n'avaient pas oublié qu'elle avait une belle voix, et qu'elle ne se faisait pas prier quand on lui demandait de chanter. Les honneurs étaient pour elle, et son amie en était heureuse, mais bien moins, toutefois, que de voir sa chère maman se mêler de nouveau à la société.

En toute circonstance, les mères ont une idée fixe : marier leurs filles, et Mme Thiébaut, que son état maladif empêchait depuis longtemps de mener Laure dans le monde, n'en était pas moins désireuse de marier sa chère enfant, quelque besoin qu'elle eût de ses soins. C'est pourquoi elle avait consenti à attirer chez elle quelques personnes du voisinage, qui lui présentaient parfois leurs parents et leurs amis.

Cette année-là, une Parisienne, nommée Mme Belisle, riche veuve et mère d'un fils unique, avait loué pour l'été une maison de campagne en Lorraine, non loin de Beauséjour. La présence de la mère et du fils surprenait un peu le voisinage. Quel motif avait pu porter cette Parisienne à venir dans ce coin de la France, au lieu d'aller aux eaux ou aux bains de mer ? Son fils était en âge de se marier. Était-ce dans les campagnes de la Lorraine qu'il rencontrerait une femme à son gré ?

Mme Belisle ne voyait que le côté frivole de la société parisienne, et redoutait pour son fils une compagne plus désireuse de briller que de s'enfermer dans sa maison et de s'intéresser à son intérieur. Elle n'était pas fâchée de voir de près la société de province et d'en étudier les habitudes.

Mme Belisle fut bientôt appréciée. C'était à qui la recevrait, lui ferait des politesses. Des invitations à dîner ne tardèrent pas à être adressées à l'étrangère et à son fils. Il n'est pas douteux que M. André Belisle ne fût surtout bien accueilli des mères qui avaient des filles à marier ; mais ces dames ne se flattaient pas que la mère d'un Parisien jeune et riche pût avoir l'idée de choisir une belle-fille en Lorraine.

C'était pourtant le motif de son séjour dans l'est de la France. Soit manque d'indulgence, soit qu'elle n'eût réellement pas rencontré, dans ses relations, une femme vraiment sensée, elle jugeait toutes les Parisiennes défavorablement, et les croyait ignorantes des devoirs d'une bonne maîtresse de maison. C'était assurément une exagération. Quand l'éducation parisienne est bien dirigée, elle est la meilleure. L'agrément s'ajoute à l'utile, et la charité, qui est souveraine à Paris, est certes une bonne maîtresse.

Si la raison qui avait amené Mme Belisle en Lorraine eût été connue, personne n'eût blâmé la riche veuve ; mais, quoiqu'on l'ignorât, elle n'en fut pas moins parfaitement accueillie.

Cependant la Parisienne observa que les ouvrages des jeunes filles qu'elle rencontrait étaient, comme dans sa société, des ouvrages d'agrément, et que même ils n'avançaient guère. Peu à peu ces ouvrages étaient abandonnés ; une jeune virtuose se mettait au piano, elle jouait de brillantes valses, et l'on finissait par céder au charme d'une de ces valses qui ne permettent pas à des jeunes filles de rester sur leur chaise.

Mme Belisle, sachant qu'une société de choix se réunissait souvent chez Mme Thiébaut, se fit présenter à elle, et depuis lors prit part aux réunions dont Cécile faisait le principal ornement. Les parents de Mlle Jacquemin, voyant combien l'air des champs était salutaire à leur fille, lui avaient permis de rester toute la saison à Beauséjour. Elle jouait un double rôle dans les réunions de l'après-midi, étant, tour à tour, au piano et à la danse.

Il arriva que le temps changea brusquement, et que l'atmosphère se chargea d'une humidité pénétrante, qui remit en question la santé, déjà si altérée, de Mme Thiébaut. Sa fille, prompte à s'inquiéter, appela un médecin et se mit en mesure de suivre ses conseils ; mais il y avait réunion ce jour-là dans le salon de la malade, qui, en se contraignant, comme elle le savait faire, assura qu'elle y paraîtrait et défendit qu'on empêchât la jeunesse de s'amuser.

Malgré tout le désir qu'avait Laure de faire bonne mine aux voisins de campagne et aux nouvelles connaissances, elle ne se promit aucun plaisir, parce qu'elle était contrariée de se voir obligée de surseoir aux soins qu'exigeait l'état de sa mère.

Ce jour-là, précisément, on avait projeté de danser au piano entre soi. Il n'y avait d'autre étranger que M. André, qui avait accompagné sa mère, l'aimable Parisienne. Bientôt on commença une valse, et Mlle Thiébaut trouva moyen d'y échapper en se faufilant dans une petite pièce contiguë au salon. Là elle retrouva sa corbeille à ouvrage, et, prenant ses grands ciseaux, se mit à tailler hardiment une camisole de flanelle.

Une simple portière séparait du salon l'espèce de boudoir qui servait en ce moment de refuge à la jeune fille.

Une main souleva cette portière, et Mme Belisle parut.

« Que faites-vous là, mademoiselle Laure ?

— Ah ! madame, ne me trahissez pas !

— Cet ouvrage est donc bien pressé, pour que vous nous priviez de votre présence ?

— Très pressé, Madame. Ma mère s'est refroidie ; et le médecin ordonne de la couvrir immédiatement de flanelle. Je n'étais pas en mesure ; il fallait tailler, afin que la petite bonne pût commencer à coudre et que je pusse achever, dès que j'en aurais le loisir, c'est-à-dire dans quelques heures.

— Et vous ne dansez pas ?

— Je danserai une autre fois. D'ailleurs, pour n'être pas impolie, je vais reparaître aussitôt que j'aurai fini de tailler ; mais je vous en supplie, Madame, ne me trahissez pas !

— Non, vraiment, Mademoiselle, je ne vous trahirai pas, quoique j'en sois bien tentée ; non, soyez tranquille. »

Un peu plus tard on alla au buffet, et Laure, cachant son bagage d'ouvrière, rentra souriante au salon.

« Qu'es-tu donc devenue ? lui demanda Cécité. Mlle Wilson nous a joué une valse enlevante. Quelle idée as-tu donc eue de ne pas danser ? Es-tu malade ?

— Pas du tout ; je me porte très bien ; mais j'ai commencé un ouvrage très pressé.

— Tu exagères, ma chérie ; il faut profiter de notre jeunesse, qui ne reviendra pas, une fois passée.

— Eh bien, bon voyage ! Si tu étais à ma place, Cécile, tu ferais la même chose. Quand on a une mère aussi souffrante que la mienne, on ne songe guère à danser. Pendant que tu valsais, je taillais une camisole de flanelle pour maman. Annette va se mettre à coudre, je terminerai l'ouvrage aussitôt que nos amis se seront retirés, et ma chère maman aura sa flanelle ce soir, comme l'a demandé le docteur. »

Pendant que ces paroles s'échangeaient entre les deux jeunes filles, Mme Belisle, toute à ses réflexions se disait : « Voilà la femme qu'il faut à mon fils. Elle est charmante, sérieuse et dévouée. J'ai toujours désiré pour lui une femme qui sût se servir de son dé et de ses ciseaux. Oui, c'est Mlle Thiébaut qu'il épousera ; elle n'est peut-être pas aussi brillante que Mlle Jacquemin, mais elle en sait assez pour faire notre bonheur. »

À partir de ce jour, la riche veuve parisienne revint souvent chez Mme Thiébaut et ne négligea aucun moyen de rendre les relations plus intimes. À chaque visite, Laure lui apparaissait sous un jour qui la lui faisait admirer davantage, dans son rôle de maîtresse de maison. « Oui, pensait-elle en se retirant, c'est bien cette charmante enfant que j'appellerai ma fille. »

Peu à peu Mme Belisle chercha à incliner son fils vers Mlle Thiébaut, et lui fit remarquer que la conversation de la jeune fille était intéressante. Il suivit son conseil et l'accompagna souvent à Beauséjour.

« Tu pourrais, lui dit sa mère, nous faire la lecture ; Mme Thiébaut étant souffrante, et pouvant à peine lire, tu lui procurerais un véritable plaisir. »

Dès le lendemain, André proposa à ces dames de leur lire le journal de la localité, qui contenait des faits intéressants, mais seulement pour les habitants du pays. Mme Belisle écoutait avec résignation ; mais Laure, dans sa naïveté s'écria :

« Ah ! monsieur André, ce n'est pas amusant ! »

À ces mots, le journal tomba des mains d'André, et Mme Thiébaut lui dit :

« Nous trouverons une lecture amusante dans la bibliothèque de ma fille. Allons ensemble, monsieur André, faire un choix digne du lecteur et de l'auditoire. »

La composition de cette bibliothèque étonna beaucoup le Parisien. Il n'aurait pas supposé qu'une jeune fille qui raccommodait tout le linge de la maison eût des goûts littéraires. Peut-être même eût-il pensé que cette bibliothèque était une bibliothèque d'ornement ou de parade ; mais il remarqua un livre ouvert, un livre d'histoire, dont les pages avaient évidemment été souvent tournées. Ce n'était pas, assurément, un meuble de parade, quoiqu'il fût élégant.

Lorsqu'il rentra au salon, il s'excusa près de Laure d'avoir pénétré ses secrets.

« Je n'ai pas de secrets, monsieur, répondit-elle naïvement.

— Je vous demande pardon, Mademoiselle : la chambre d'une femme la fait connaître. On sait, d'un coup d'œil, si elle est soigneuse, si elle est studieuse ou paresseuse. Il est facile de constater, en entrant dans votre jolie chambre, que vous êtes soigneuse et studieuse. Or ce serait une erreur de croire que les femmes seules apprécient l'ordre ; nous autres hommes, nous sommes même assez sévères sur ce point. »

Laure rougit en entendant faire son éloge ; sa mère s'en aperçut et sourit. Cependant elle avait accueilli froidement le compliment que l'étranger lui avait fait sur le choix de ses livres. Cette froideur passa pour de la timidité ; mais lorsque, quelques jours après, Mme Thiébaut dit à sa fille que l'aimable Parisienne la demandait en mariage pour son fils, elle se jeta dans les bras de sa mère et lui dit :

« Je ne vous quitterai jamais ; je resterai vieille fille. Vous sentez-vous donc capable de vous passer de moi, mère chérie ?

— Les mères sont capables de tout, ma fille, et tu me fais une véritable peine en refusant d'entrer dans une famille honorable. »

Parents et amis essayèrent vainement de convaincre Laure qu'elle regretterait plus tard d'avoir refusé cette proposition ; elle fut inflexible.

Mme Thiébaut n'avait pas hésité à faire son sacrifice ; mais lorsqu'elle fut persuadée que Laure ne changerait pas de résolution, elle se demanda ce qu'elle serait devenue si cette bien-aimée enfant avait quitté le toit paternel.

« Quel bel avenir était offert à Laure ! se disait la pauvre mère ; mais je ne l'ai pas influencée : c'est elle qui refuse la fortune venant à elle. »

Les Parisiens ne tardèrent pas à reprendre la route de la capitale, et le calme rentra sous l'humble toit de Mme Thiébaut. La bonne mère aurait souhaité de pouvoir dissimuler sa joie de posséder sa fille ; mais elle n'y parvenait pas. Elle embrassait Laure et lui prodiguait les noms les plus doux. La chère enfant souriait et lui rendait ses caresses.

Cependant la petite école prospérait. Les enfants témoignaient à Mlle Thiébaut leur affection et leur reconnaissance. Quelquefois, pour lui faire fête, elles arrivaient chargées de fleurs. D'autres petites filles apportaient des volailles qui, sentant la faiblesse des mains qui les tenaient, se débattaient en désespérées, comme si elles pressentaient le sort qu'on leur préparait. La maîtresse répondait à ces attentions de ses élèves par un beau goûter, où figuraient les meilleures confitures.

Mme Thiébaut, dans ces occasions, voulait voir de près la joie des enfants qui, bien qu'un peu intimidées, étaient charmées de sa présence. Elle poussait la bonté pour les élèves de sa fille jusqu'à leur raconter des histoires, une entre autres où il était question de petits garçons paresseux. Les petites filles étaient très fières de ne pas se trouver mêlées à l'histoire de ces petits garçons.

Ces simples fêtes étaient consignées dans les annales de Laure, qui voulait conserver le souvenir de tout ce qui s'était passé dans cette école, devenue, pour elle et pour les jeunes enfants du village, une source de bonheur.

À ce moment, la santé de la mère de famille ne donnant pas d'inquiétude, tout le monde était content. Si Mme Thiébaut n'allait plus chez ses voisins de campagne, ils venaient chez elle ; et, à part le grand chagrin de la séparation, la vie se passait assez tranquillement ; mais, plus tard, l'état de Mme Thiébaut redevint alarmant. Laure se fit alors un devoir de la quitter le plus rarement possible. Elle pressentait un malheur, mais elle dissimulait ses tristes prévisions avec une énergie qui trompait son entourage, et même son père et ses frères, lorsque quelque circonstance particulière les ramenait en Lorraine.

La petite Annette seule pensait :

« Mademoiselle est bien triste ! »

À la suite de ses réflexions sur ce sujet, elle disait aux petites filles de l'école :

« Mademoiselle a du chagrin ; soyez bien sages, cela la consolera un peu. »

Annette s'imaginait souvent que Mme Thiébaut allait mourir.

« Mlle Laure sera orpheline comme moi ! » se disait-elle tristement.

La maladie de Mme Thiébaut s'aggravait de jour en jour. Laure avait déjà compris qu'elle ne devait pas priver sa mère de sa présence, même pour un motif charitable.

Un matin elle dit donc à Annette, qui remplaçait Rose autant que le permettait son âge :

« Annette, te voilà grande, tu n'es plus une enfant, tu es raisonnable, assez instruite pour ta position, et je suis contente de toi. Je vais te donner une preuve de confiance que je ne donnerais à aucune jeune fille du village. Écoute-moi : ma pauvre mère s'affaiblit de plus en plus ; je ne peux plus la quitter pendant deux heures tous les jours, pour apprendre à lire, écrire et compter aux petites filles de Beauséjour en attendant qu'elles soient en âge d'aller à l'école au loin. Eh bien, c'est toi que je choisis pour me remplacer.

— Oh ! Mademoiselle... dit Annette en l'interrompant.

— Écoute-moi. Tu t'es fort bien acquittée de ces fonctions pendant l'hiver que j'ai passé à Paris, et tu as maintenant deux ans de plus. Si je te donne cette charge, mon enfant, c'est que je te crois capable de la remplir. Je connais ton cœur et ta tête. Tu seras douce, patiente ; tu t'attacheras à corriger les petites filles d'un défaut dont on ne se méfie pas assez : c'est la paresse. J'ai été très paresseuse, moi, ma petite Annette.

— Oh ! Mademoiselle, ne dites pas de mal de vous ; ça me fait trop de peine !

— Et moi, Annette, ça me fait du bien de te le dire.

— Oh ! Mademoiselle, vous êtes joliment guérie !... Mais comment pourrai-je... ?

— Sois tranquille ; je n'abandonnerai pas l'école ; j'irai de temps en temps y passer une heure ; mais je ne manquerai pas de prétextes pour me faire remplacer par toi.

— Si elles ne voulaient pas m'écouter ?

— Ne crains rien. Je t'installerai à ma place ; je viendrai souvent donner un coup d'œil à la classe, et les rebelles seront sévèrement punies, et au besoin renvoyées.

— Mademoiselle, je ne sais plus où j'en suis.

— Moi, je le sais. Tu es une bonne fille, et je suis heureuse de te donner cette preuve de mon estime et de mon affection. »

Annelle n'attendit pas d'y être conviée pour embrasser sa bienfaitrice. Elle courut chez son père et lui redit, sans oublier un mot, la conversation qu'elle venait d'avoir avec Mademoiselle .

Le brave menuisier était radieux ; il lui semblait que sa fille devenait une demoiselle.

Annette était vraiment capable de répondre aux vues que sa jeune maîtresse avait sur elle. Son bon sens, sa patience et sa modestie lui conciliaient l'amitié des petites villageoises, ses compagnes, et elle possédait parfaitement l'instruction élémentaire qu'exigeait le jeune âge des élèves de Laure. L'école ne laissait donc rien à désirer, et la jeune garde-malade consacrait à sa mère presque tous ses instants.

Cependant la jeune fille, qui avait enfin pris tant de goût à l'étude, se levait une heure plus tôt afin d'y pouvoir consacrer au moins ce temps. Si elle ne progressait pas, du moins serait-elle sûre de ne pas oublier ce qu'elle savait.

Quant à son talent pour la couture, on le connaissait bien maintenant dans le cercle où l'on avait autrefois remarqué son ignorance sur ce point. Son habileté, souvent constatée par ses jeunes élèves, parvint à la connaissance de tout le village ; et, sa charité n'étant un mystère pour personne, elle eut bientôt une clientèle plus nombreuse qu'elle ne l'aurait voulu. Cependant, quand une pauvre mère venait lui demander de faire la robe du dimanche de sa petite fille, elle ne s'y refusait pas. La vieille femme dont la main tremblait, preuve qu'elle avait besoin d'aide, ne se voyait pas non plus repoussée, et le béguin de l'enfant qui allait naître était accordé de bonne grâce.

En quelques années, les circonstances peuvent améliorer la situation d'une famille ; c'est ce qui était arrivé pour la famille Thiébaut. D'une part, la vie à la campagne ; de l'autre, le travail constant de M. Thiébaut, telles avaient été les causes de l'amélioration des affaires, et M. et Mme Thiébaut avaient enfin pu se réunir dans la petite maison de Lorraine, où ils se trouvaient si bien, pendant que Joseph et Xavier achevaient leurs études dans des écoles spéciales. On peut se figurer la joie de Laure en voyant son père rentrer définitivement dans l'intérieur, et veiller avec elle sur la santé si menacée de Mme Thiébaut.

Le père et la mère, quand ils étaient en tête-à-tête, choisissaient souvent pour sujet de conversation le changement qui s'était opéré dans le caractère de leur fille.

« C'est à n'en croire ni ses yeux ni ses oreilles », disait M. Thiébaut.

Les mères comprennent mieux ces transformations, par la raison que leur patience, leurs prières et leur dévouement de chaque jour en sont la cause première.

Laure avait acquis la réputation d'être une fille dévouée et une maîtresse de maison modèle. Plus d'une demoiselle qui charmait la société par son talent de musicienne enviait le talent de Laure. Plusieurs se souvenaient avec confusion d'avoir ri de son ignorance, et les mères regrettaient de n'avoir pas trouvé dans leurs filles ce que Mme Thiébaut trouvait dans la sienne, qui savait joindre l'utile à l'agréable. On citait aux jeunes filles la raisonnable Laure, en leur recommandant de suivre son exemple ; mais les jeunes filles qui se laissaient convaincre étaient en petit nombre.

La présence de Mlle Thiébaut était une consolation de tous les instants pour sa mère. L'égalité d'humeur de la jeune fille et parfois sa gaieté combattaient dans la malade toute pensée de tristesse. Si Laure voyait un nuage sur le front de sa chère maman, elle donnait aussitôt un tour plaisant à la conversation, qui ne permettait pas à la malade de se laisser aller à la rêverie ; et, comme elle devinait la pensée de sa fille, le sourire revenait sur ses lèvres.

Le moment des vacances arriva, et les deux frères revinrent en Lorraine rejoindre leurs parents. M. Thiébaut, qui avait beaucoup voyagé, voulait que ses fils eussent le même avantage, et, comme le genre de vie à Beauséjour était d'une grande simplicité, on pouvait faire face aux dépenses de voyage des deux jeunes gens.

Laure, habituée aux sacrifices, faisait joyeusement celui de voir Joseph et Xavier la quitter pour voyager, et ne leur en voulait pas d'être contents de partir. Elle prépara avec soin leur bagage et leur fit de petits sermons qui n'étaient interrompus que par des baisers.

Le temps était splendide, les voyageurs enchantés. Laure et ses parents croyaient l'être aussi, mais c'était une illusion. Au fond, on n'était pas enchanté, on se résignait, voilà tout.

Quelques semaines plus tard, un capitaine de dragons attirait l'attention de tous les gens du village. Il entra dans la cour de M. Thiébaut, et ces dames se demandèrent ce que venait faire ce bel officier, que, d'ailleurs, on reconnaissait parfaitement.

« Pourvu, disait une commère, qu'il ne vienne pas nous enlever notre demoiselle ! »

Une discussion s'éleva entre les voisines. Les unes affirmaient que ce beau militaire enlèverait Mlle Laure ; d'autres disaient : « Elle aime trop sa mère pour la quitter. » Une vieille bonne femme, qui avait jusqu'alors gardé le silence, prit la parole en ces termes :

« Vous ne savez ce que vous dites. Toutes les mères désirent marier leur fille, et, se sacrifiant pour elle, se séparent de leur enfant quand elles croient que c'est pour son bonheur. Elles se disent : « Nous sommes vieux, mon mari et moi ; un jour va venir où nous ne serons plus là. »

Celle qui parlait ainsi fut considérée comme une radoteuse, et cependant elle ne radotait pas. Mme Belisle avait conservé le souvenir de Laure, de sa simplicité, de son respect et de son dévouement pour sa mère, de son activité, de son talent de couture. L'ordre qui, par elle, régnait dans la maison, et surtout dans sa jolie chambre, tout cela était encore présent au souvenir du fils et à celui de la mère. Chaque fois que Mme Belisle revenait d'une soirée où elle avait observé des jeunes filles, elle se disait :

« Ces petites coquettes sont charmantes, et sans doute bonnes et aimables ; mais aucune d'elles ne s'appellera ma fille, si, comme je l'espère, mon fils me laisse choisir la femme qui portera son nom. »

Mme Belisle était discrète et prudente : elle attendait avec patience le jour où son fils lui parlerait de ses projets. Ce jour arriva. Quelle fut la joie de la mère lorsque André lui dit qu'il n'avait jamais perdu le souvenir de Laure et que, son refus n'ayant eu rien de personnel, il voulait la demander une seconde fois, heureux de l'obtenir, si l'état maladif de sa mère n'y mettait plus obstacle.

La mère et le fils étant d'accord, ils convinrent de partir immédiatement pour la Lorraine.

À la surprise qu'éprouva Mme Thiébaut en les revoyant, s'ajouta une forte émotion. On causa longtemps ensemble, et avec le plus vif intérêt. L'alliance entre les deux familles était si simple, si convenable, que, deux heures plus tard, il ne s'agissait plus que d'obtenir l'assentiment de Laure.

« Mais où est donc Mlle Laure ? demanda Mme Belisle.

— Elle fait la classe aux plus jeunes enfants du village, répondit Mme Thiébaut ; allons la surprendre. »

Le moment n'était pas favorable pour recevoir une aussi belle visite. Une paresseuse qui avait souvent mis à l'épreuve la patience de Laure, était à genoux, au milieu de la serre, et coiffée d'un affreux bonnet d'âne. On se rappelle qu'Annette avait autrefois brûlé la honteuse coiffure ; mais Laure avait cru devoir la ressusciter, en l'honneur de cette entêtée paresseuse.

Cette visite inattendue produisit l'effet d'un coup de tonnerre ! En voyant le beau militaire, toutes les petites filles étaient ébahies. Elles chuchotaient, elles ouvraient de grands yeux, car c'était la première fois qu'elles voyaient de si près un bel officier. Laure n'était pas moins étonnée, et intimidée. La paresseuse lui fut même d'un grand secours ; et pour répondre aux questions des visiteurs, elle parla de la paresse avec d'autant plus d'éloquence qu'elle était embarrassée d'être surprise dans ses fonctions de maîtresse d'école.

Le capitaine, lui aussi, fit un petit discours sur le même sujet ; mais la péroraison du discours fut qu'il obtint la grâce de la paresseuse.

Mme Thiébaut demanda un congé, qui fut accordé, et dont profitèrent les visiteurs.

Jamais Laure n'avait été plus charmante que dans cette serre, au milieu de ses petites élèves. Mme Thiébaut ne se fit pas prier pour donner les détails que réclamaient la mère et son fils.

« Ma fille, ajouta-t-elle, trouve une grande distraction dans cette œuvre de charité, où la seconde notre jeune servante. Les enfants aiment Laure, et les parents sont reconnaissants de ce qu'elle fait pour leurs petites filles. »

Tout cela augmentait encore l'estime que Mlle Thiébaut avait inspirée aux étrangers. La journée n'était pas finie que la grande question était décidée à la satisfaction des uns et des autres. Il y eut cependant bien des larmes de répandues ! Laure ne comprenait pas comment elle avait donné le consentement qu'on était venu lui demander pour la seconde fois. Elle croyait rêver. Quitter sa mère ? sa mère qui naguère réclamait ses soins chaque jour ? Elle allait donc perdre celle mère chérie ? Et puis, que deviendrait l'école des petites filles ?

Laure s'étonnait de voir sa mère si en train, presque au moment de se séparer d'elle. Elle croyait que Mme Thiébaut ne pourrait pas se passer de sa fille ; mais cette excellente mère la rassura, et les huit jours que le fiancé et Mme Belisle passèrent en Lorraine confirmèrent les espérances de bonheur des deux familles qui allaient bientôt s'allier.

IX

Le mariage de Laure avait été l'occasion d'une fête à l'école ; mais c'était une fête d'adieu. Chaque famille avait reçu un souvenir de la mariée, et les petites élèves, après avoir pleuré en embrassant leur chère maîtresse, avaient regardé avec un vif plaisir les images et les jolis livres roses que Laure avait rangés dans une bibliothèque, où chaque enfant trouverait à s'instruire et à s'amuser.

Laure, devenue Mme André Belisle, était aimée de toutes ces petites filles, et elle les aimait. Elle avait donc une véritable peine en songeant qu'elles allaient oublier tout ce qu'on leur avait appris ; mais il ne devait pas en être ainsi. Ses efforts et ceux de la bonne et intelligente Annette méritaient d'être récompensés par la continuation de la bonne œuvre, qu'Annette ne pouvait pas diriger à elle seule.

L'exemple est un maître puissant. La sœur du notaire, Mlle Emma, comme on l'appelait dans le pays, ne voulut pas abandonner les enfants que Laure avait réunis autour d'elle. Son frère, excellent homme, approuva le projet, sans dissimuler qu'il voyait une grande difficulté à son exécution.

« Mais il y a près d'une heure de marche d'ici à Beauséjour ; tu te fatigueras, tu tomberas malade. »

Il s'arrêta, et, après quelques instants de silence, il ajouta :

« Non, tu ne te fatigueras pas. Je te donnerai une de ces petites voitures qui roulent sans le secours d'un cheval et d'un cocher. »

Mlle Emma était une fort bonne personne ; elle remercia son frère et lui exposa le bonheur qu'elle avait à confirmer le bien que faisait Mlle Thiébaut. Elle ne lui confia point que parfois elle s'ennuyait chez lui, n'ayant pour toute distraction que de voir les paysans aller et venir.

Le notaire avait la longue habitude de souscrire à toutes les volontés de sa sœur ; il souscrivit donc à son projet et lui promit de s'intéresser à ses jeunes élèves.

Dès lors il fut aisé de prévoir que la petite école marcherait à merveille, sans causer la moindre gêne à M. et Mme Thiébaut, vu la situation tout à fait indépendante de la serre transformée en classe.

Laure, si attristée de quitter sa mère, s'en alla du moins tranquille sur le compte de ses élèves. Quant à cette excellente mère, Laure emportait l'espérance de lui voir passer l'hiver prochain à Paris, où le régiment de son mari se trouvait en ce moment. La promesse qui lui en avait été faite pouvait seule adoucir une séparation qu'elle avait d'abord refusée, et qu'elle n'avait fini par accepter que sur les instances réitérées de son père et surtout de sa mère, dont la santé s'était à peu près rétablie.

Lorsque Laure se trouva installée, fort élégamment, à Paris, dans sa vie de jeune femme, il faut bien convenir qu'elle eut la tête un peu troublée et qu'elle ne trouva pas, ou peut-être ne chercha pas, quelques heures à donner à la lecture, à l'étude, aux arts, à l'anglais. Il lui sembla d'abord que le temps des efforts était passé et qu'il fallait se laisser aller maintenant à vivre, comme tant d'autres, sans occupations sérieuses. L'arrivée de ses bons parents mit le comble à ses vœux ; mais Mme Thiébaut, dont le regard était exercé, remarqua promptement l'erreur dans laquelle était tombée sa chère fille.

Elle lui fit de doux reproches, et, pour s'excuser, la jeune femme, au lieu d'avouer qu'ayant été portée à la paresse pendant de longues années, elle aurait besoin de se surveiller toujours sur ce point, allégua l'exemple de certaines Parisiennes de sa connaissance qui passaient leurs journées à ne rien faire ou à faire des riens.

« Tu te méprends, ma chère enfant, répondit Mme Thiébaut ; ce n'est pas de ce côté qu'il faut tourner tes regards, mais bien plutôt vers ta belle-mère, femme supérieure, qui n'est devenue telle que par la réflexion, la vigilance, le travail et la résolution de ne jamais cesser d'apprendre. Il y a temps pour tout. L'adolescence et les premières années de jeunesse sont destinées à étudier les éléments de toute chose ; c'est, pour ainsi dire, le canevas sur lequel on brodera toute sa vie.

— Chère maman, les Parisiennes sont très aimables ; mais je vous assure que j'en connais un bon nombre qui riraient bien si elles me voyaient en mains un livre instructif, et surtout un livre anglais.

— Tu les laisserais rire ; mais tu acquerrais ce qui te manque, car, tout en ayant une instruction suffisante, tu peux facilement doubler le nombre de tes connaissances et devenir une femme plus complète. Cela se fait non seulement par la lecture, mais par des conversations, par des visites répétées aux différents musées dont cette grande ville est enrichie, par mille moyens à la portée d'une femme mariée, et surtout par le contact des esprits studieux, qui sont les seuls dont on doive suivre l'exemple.

— Ma chère maman, vous avez, comme toujours, parfaitement raison ; mais je ne puis vous expliquer ce qui se passe en moi. Je suis, pour ainsi dire, lasse de ramer contre le courant ; je sens le désir de laisser glisser ma barque sans faire effort.

— Pauvre enfant ! ta barque s'en irait bientôt à la dérive. Songe donc que notre nature, bien que domptée, n'est jamais vaincue ; nous la retrouvons toujours en opposition avec notre raison. Si tu prenais pour modèles les jeunes femmes sans valeur qui n'emploient pas utilement leur vie, tu donnerais dans mon esprit gain de cause à un homme dont le souvenir, je l'avoue, ne revient jamais à ma mémoire sans froisser mon amour-propre maternel.

— Comment cela ? Quel est donc cet homme, chère maman ?

— Ah ! c'est toute une histoire !

— Pourquoi ne me l'avez-vous jamais racontée ?

— Parce que je craignais de te décourager. Aujourd'hui que ton sort est si heureusement fixé, je n'ai plus cette crainte, et je vais au contraire te dire ce qui s'est passé il y a un an tout au plus. C'est toi qui es en question.

— Cela devient de plus en plus intéressant Parlez, mère chérie, j'écoute.

— Il y a en Lorraine un monsieur que je connais fort bien de vue et de réputation, un riche propriétaire, veuf et ayant quatre enfants. Ce monsieur souhaitait épouser une femme capable d'élever ses filles, dont l'aînée avait dix ans et était une bonne et douce enfant ; mais sa paresse avait dégoûté et éloigné les institutrices qui avaient commencé son éducation. Le père de cette pauvre petite fille était un homme distingué, instruit et généreux, aimé autant que respecté dans son pays.

« Ce monsieur avait une grande confiance dans son notaire, qui n'est autre que M. Firmin, le frère de Mlle Emma, qui dirige maintenant ta petite école.

— Vraiment ? Je le connais.

— Et lui aussi te connaissait et t'appréciait ; je vais t'en donner la preuve. Ce riche propriétaire avait souvent entretenu M. Firmin, non seulement de l'embarras où il se trouvait, mais du chagrin qu'il avait de voir ses filles confiées à une direction qui laissait beaucoup à désirer.

« Un jour il dit à son notaire : « Mon cher ami, vous placez mon argent à gros intérêts ; mais cela ne suffit pas au bonheur. Mes chères petites filles grandissent comme les fleurs des champs, sans culture ; elles n'ont pas, hélas ! l'influence d'une mère ! Trouvez-moi donc une de ces femmes généreuses qui ont le sentiment de la maternité avant d'être mères, une femme qui aime les enfants.

« -- Mon ami, ce que vous désirez se trouve à Beauséjour. Épousez Mlle Thiébaut.

« -- Bien obligé ! Épouser une jeune fille dont la paresse est devenue proverbiale !

« -- Non, ce n'est pas celle-là.

« -- Ah ! ce n'est pas celle-là ?

« -- C'est bien la même si vous voulez, mais c'est aussi une courageuse jeune fille qui a triomphé d'un défaut par lequel beaucoup de gens sont vaincus. Mlle Laure a fait son éducation à un âge où les jeunes personnes ne songent souvent « qu'au plaisir. Elle n'a plus rien à démêler avec la paresse. Elle a même établi une petite école pour les jeunes enfants des villageois. On l'aime, on la chérit, on la respecte, quoiqu'elle soit encore toute jeune. De tous les placements que j'ai faits pour vous, mon cher ami, aucun ne pourrait être comparé à celui que je vous conseille.

« -- Non, non, non, répondit le client, je ne lui confierai pas mes enfants ! Je n'ignore pas qu'elle a courageusement combattu ; mais, mon cher Firmin, elle a reçu des blessures dont on ne guérit jamais. C'est une nature paresseuse et qui tendra toujours à retomber dans sa mollesse. Si, étant mariée, Mlle Thiébaut cessait de se raidir contre la pente qui lui est naturelle, elle deviendrait, en peu de temps, une de ces femmes insignifiantes et désœuvrées, comme il y en a tant. »

« M. Firmin persista à faire ton éloge, ma fille ; mais son client lui répondit :

« -- Peut-être me laisserais-je persuader si je n'avais pas d'enfants ; mais donner à mes filles une mère dont la paresse a été connue de tous, et qui pourrait facilement retomber dans cet état humiliant, ce serait une faute grave, dont les gens de bon sens auraient lieu de s'étonner. »

« M. Firmin était convaincu que jamais tu ne te laisserais aller à la mollesse, à la paresse, et il déplorait les injustes préventions de son client contre une personne aussi active, aussi travailleuse, aussi courageuse que toi, ma chère enfant. Hélas ! maintenant j'ai peur moi-même. Ce monsieur ne s'est peut-être pas trompé ?... »

Laure baissait la tête et écoutait silencieusement les graves paroles de sa mère. De toutes les leçons qu'elle avait reçues, aucune ne lui avait fait une aussi forte impression.

Mme Thiébaut reprit :

« M. Firmin n'a pas poussé la discrétion jusqu'à ne pas parler à sa sœur de cet entretien ; et c'est par une amie de Mlle Emma que la chose est venue à ma connaissance. Cette dame, il est vrai, blâmait hautement celui qui avait refusé de t'épouser en ne s'appuyant que sur des prévisions défavorables ; elle disait que personne n'était plus digne que toi d'inspirer toute confiance à un homme grave, que tu serais la meilleure des belles-mères. Ces paroles adoucissaient un peu ma peine ; et pourtant, je te l'avoue, j'en ai pleuré, car je ne prévoyais pas alors ce que la Providence a mis sur ton chemin, comme pour récompenser tes efforts sur toi-même et ton dévouement pour moi.

— Heureuse comme je le suis, dit Mme André, je ne regrette rien ; mais l'opinion du monsieur ne me paraît pas dénuée de fondement. Je conviens avec vous, ma bonne mère, que je suis arrivée en peu de mois à trouver du plaisir à ne rien faire, à éviter tout effort.

— Puisque je t'ai fait apercevoir le danger, tu l'éviteras, ma chère fille. Moi non plus, je ne regrette rien en pensant à ton sort si honorable et si heureux. J'aurais même été effrayée à la pensée de te savoir responsable de ces quatre petites filles. Aujourd'hui je vois que j'ai bien fait de ne pas te cacher plus longtemps ce que j'avais tenu secret de peur de te faire de la peine. »

La jeune femme se jeta tout émue dans les bras de sa mère et lui dit :

« Je vous remercie, vous m'avez aidée à me mieux connaître. Je vois que je dois veiller sur moi pour ne pas retomber dans une vie de paresseuse. Je serais bien plus coupable à présent que quand j'étais jeune fille ! » Ainsi l'hésitation de Laure entre une existence inutile et une existence pleine et laborieuse fut de très courte durée. Elle se sentit même honteuse d'avoir pu hésiter, et, ayant retrouvé à Paris quelques anciennes connaissances, elle ne leur cacha point que son parti était pris et que, après avoir donné quelques mois à l'entrain d'une vie nouvelle, son intention était de continuer à se perfectionner dans ce qu'elle savait, et d'y ajouter, autant que possible, ce qu'elle ne savait pas.

Mme Belisle, son aimable belle-mère, lui avait pardonné, avec une grande indulgence, l'espèce de somnolence gracieuse à laquelle on l'avait vue s'abandonner ; mais quand elle retrouva dans sa belle-fille cette Laure si raisonnable, si occupée de travaux intellectuels et d'ouvrages à l'aiguille, elle se dit : « C'est bien celle que j'avais choisie pour mon fils, tant elle m'inspirait de confiance. » Et elle l'en aima deux fois davantage, pressentant le charme qu'elle répandrait dans son cercle intime et le bon ordre qu'elle saurait conserver dans son intérieur.

Quant à M. Belisle, sa mère le voyait s'attacher de plus en plus à sa femme, parce que, outre les qualités du cœur, il trouvait en elle un esprit cultivé, ne demandant qu'à progresser et ne craignant pas d'entendre causer parfois les amis de Mme Belisle sur des sujets instructifs. Aussi éloignée du pédantisme que du terre à terre, Laure se prêtait à tout et se montrait à la hauteur de la situation. Cette conduite lui attira un jour un compliment d'une vieille dame qui avait entendu dire que Laure avait été paresseuse dans son enfance, et même dans les premiers temps de son adolescence. En voyant qu'elle savait régler ses occupations, satisfaire à ses devoirs, faire le bonheur de son mari, de ses parents, de sa belle-mère, et encore trouver des heures pour la lecture et l'étude, cette dame se mit à faire l'éloge de Mme André à haute voix, et finit en disant :

« Madame, vous avez fait mentir le proverbe qui nous affirme que le temps perdu ne se rattrape jamais. »

La bonne Laure se gardait de tout mouvement de vanité en recevant ces témoignages de bienveillance, car elle se disait : « Au fond, je suis encore tentée de céder à la paresse ; et si ma bonne mère ne m'avait pas éclairée par ses sages conseils, je serais retombée dans mon défaut sans presque m'en apercevoir, me contentant de penser : « Je suis comme tant d'autres jeunes femmes ». C'est donc encore à ma mère que je dois d'avoir échappé à ce danger. »

Mme André, ayant surmonté cette violente tentation de paresse que les circonstances semblaient excuser dans une certaine mesure, recouvra aussitôt le talent de ne jamais manquer de temps pour faire tout ce qu'elle devait faire d'essentiel. Elle eut des heures pour ses chers parents, si heureux d'être témoins de son bonheur ; des heures pour les relations qu'il fallait entretenir ; et cependant il lui resta assez de loisirs pour lire avec fruit, pour ajouter chaque jour quelque chose à ses connaissances, et faire des progrès rapides dans l'étude de la langue anglaise, dont elle s'était toujours occupée depuis que, à Beauséjour, elle s'était enfin décidée à travailler.

Avec la finesse des esprits délicats, Laure remarqua que son mari eût souhaité la voir un peu plus musicienne, afin de pouvoir faire danser, dans de petites réunions, ou accompagner le chant de ses amies. Aussitôt la jeune femme dit à sa mère :

« Vous savez, maman, que, pour plusieurs raisons, j'ai dû négliger mon piano ; je le regrette maintenant, à cause d'André. Il demanderait peu ; mais ce peu serait pour lui une joie de plus.

— Qui t'empêche, ma chère enfant, de la lui donner, cette joie ? À ton âge, et avec ce que tu sais, tu ne peux viser à acquérir du talent ; mais, en travaillant régulièrement chaque jour, tu arriveras à ce que ton mari désire de toi. Une demi-heure bien employée tous les matins, et deux bonnes leçons par semaine suffiront pour te mettre en état de faire danser vos amis et de les accompagner. Allons ! fais un effort de plus. »

La pensée d'être approuvée par son mari et de lui faire plaisir donna à la jeune femme le courage de se remettre à étudier son piano, et elle fut tout étonnée de la facilité avec laquelle on lui fit surmonter les difficultés et atteindre au but, fort rapproché d'ailleurs, qu'elle se proposait de toucher. Ce fut une surprise pour M. Belisle, car ces études de piano, toujours fastidieuses pour ceux qui les entendent, se faisaient le matin, en l'absence d'André.

Un jour, il fut à la fois stupéfait et charmé lorsque, ayant réuni le soir une vingtaine de personnes, parmi lesquelles des jeunes gens et des jeunes filles, il entendit sa femme proposer gaiement un quadrille et se mettre au piano sans la moindre hésitation. Elle s'en tira à merveille, et si les invités trouvèrent cela tout simple, comme en effet cela l'était, il n'en fut pas de même de M. Belisle qui, lorsqu'on fut en famille après le départ des amis, remercia sa femme avec effusion d'avoir bien voulu travailler pour lui devenir plus agréable encore.

Cependant, quelques semaines plus tard, il arriva une lettre de Champagne, annonçant à Laure une grande nouvelle. Cécile disait à son amie que ses parents lui proposaient un mari qu'elle était heureuse d'accepter, puisqu'il leur inspirait toute confiance et qu'elle-même le trouvait fort bien. Marguerite et son mari, M. Lebrun, connaissaient aussi ce jeune homme ; c'était même chez eux qu'on s'était rencontré avant de prendre une décision. Tout le monde était content ; et Cécile avait la joie de penser que, son mari désirant lui faire passer quelques mois d'hiver à Paris où résidait une partie de sa famille, elle aurait l'occasion d'y retrouver Laure, de la voir fréquemment et de reprendre avec elle ses bonnes causeries du temps passé.

Comme on le pense, Mme André fut enchantée de la nouvelle et se promit une douce jouissance de la société de sa plus intime amie. Elle écrivit aussitôt en Champagne et complimenta Mlle Jacquemin, en se félicitant elle-même de la prochaine arrivée de Cécile.

L'amitié est avide de détails, c'est pourquoi Laure écrivit presque en même temps à sa sœur, pour la prier de lui dire tout ce qu'elle savait au sujet du mariage en question.

Marguerite ne la fit pas languir, car ce qu'elle avait à dire ne pouvait que faire plaisir à l'amie de Cécile. Se dérobant donc aux soins divers d'une mère de famille, elle s'enferma dans sa chambre et écrivit huit grandes pages à Laure. Elle parlait longuement du milieu si honorable dans lequel entrait Mlle Jacquemin. C'était, disait-elle, une famille de savants. Plusieurs s'étaient même fait un nom par leurs talents, leurs recherches et leurs découvertes. Aussi recherchait-on dans cette famille l'alliance d'une femme à la fois instruite et désireuse de s'instruire davantage. On avait donc apprécié Cécile à sa haute valeur, en la trouvant si intelligente, si cultivée, si complète.

Quant à M. Cormery, il était lui-même ce qu'on appelle vulgairement un piocheur. Son séjour à Paris avait pour but, non seulement de distraire sa jeune femme, mais encore d'y rencontrer des hommes éclairés, avec lesquels il lui fût possible d'échanger ses pensées. Marguerite ajoutait que le mariage aurait lieu prochainement et que le départ suivrait immédiatement.

Laure fit part de cet heureux événement à son mari, qui s'en réjouit avec elle, car, se disait-il, rien ne peut être plus désirable pour une jeune femme que la société d'une amie raisonnable et intelligente.

Un matin, Laure vit apparaître sa chère Cécile, et l'on peut se figurer toute la douceur de cette entrevue. Le tête-à-tête dura au moins une heure, sans que la conversation languît un seul instant.

« Que tu m'as fait de bien, Cécile ! dit Laure, toujours reconnaissante envers son amie ; que tu m'as fait de bien ! Sans toi, je ne serais qu'une vulgaire paresseuse, selon la pente de ma nature. C'est toi qui m'as entraînée dans une autre route ; je te dois tout !

— Ne parle pas ainsi, répondit Cécile, je t'ai aimée, voilà tout. Mais toi, tu m'as complétée, ou du moins tu as comblé la plus regrettable lacune dans mon éducation. Je ne savais pas coudre ; j'étais inhabile à ces talents de ménagère, que les maris ont tant de raisons d'apprécier. C'est toi, ma petite Laure, qui m'as fait sortir de cette impardonnable ignorance. Tu avais été docile aux leçons de ta mère ; tu m'as enseigné ce qu'elle t'avait elle-même enseigné, et j'ai su, comme toi, tailler, repriser, remmailler, raccommoder le linge, devenir enfin femme de ménage.

— Oh ! quelle bonne et aimable élève j'avais en toi, Cécile ! c'était un vrai plaisir de te montrer à travailler, à diriger tes ciseaux et ton aiguille. Je crois même qu'en cela, comme en tout le reste, tu m'as dépassée.

— Je ne le crois pas, chère amie. Ce que je sais, c'est que mon mari, ce jeune savant dont je suis justement fière, a dit à Marguerite, qui servait d'intermédiaire entre nos deux familles :

« Je vous avoue, Madame, qu'il ne me suffirait pas de pouvoir causer avec ma femme et de jouir de ses connaissances en histoire, en géographie, de son talent comme pianiste et comme peintre ; il me serait indispensable qu'elle sût coudre et fût bonne maîtresse de maison, attendu que je ne puis m'occuper de l'intérieur, et que quand une femme manque sur ce point, il y a menace de ruine pour une famille. »

« Oui, ma bonne Laure, voilà ce qu'a dit à Marguerite mon cher Henri. Si tu ne m'avais pas donné ce qui me manquait complètement, il ne m'aurait probablement pas épousée.

— Tu crois ?

— Oui ; Mme Lebrun, comme tu le penses, s'est hâtée de dire que j'étais femme, vraiment femme, et qu'il pouvait avoir toute confiance en moi, parce que j'aimais l'aiguille et que je m'entendais au ménage. Il m'était réservé de lui confier, plus tard, dans un moment d'intimité, que je te suis redevable, ma bonne amie, de la partie de l'éducation féminine à laquelle il tient le plus.

— Comment ! tu lui as dit... !

— J'étais trop contente de le lui dire et d'augmenter ainsi le désir qu'il avait de te connaître. Il viendra dès aujourd'hui, ma chère, te présenter ses hommages.

— Vraiment, Cécile, tu es bonne et généreuse ; tu ne cherches qu'à me faire valoir. Ah ! si tu savais ! si tu savais !...

— Quoi donc ? Qu'est-il arrivé ?

— J'ai failli redevenir paresseuse.

— Ce n'est pas possible ! Toi que j'ai vue, à Beauséjour, si matinale, si active, si laborieuse ; soignant ta mère, t'occupant de ton école, dirigeant le ménage, prenant soin du linge, et trouvant encore des instants pour l'étude ?

— Eh bien, c'est pourtant vrai, Cécile, j'ai failli redevenir paresseuse. La nature est toujours là, vois-tu, et si l'on cesse de lutter, elle a bientôt repris le dessus. Dans les premiers mois de mon mariage, tout était prétexte à l'inaction, au décousu. J'avais, selon moi, mille bonnes raisons de ne rien faire ; et d'ailleurs je voyais autour de moi bon nombre de jeunes femmes qui passaient leurs journées à s'habiller, à se promener et à s'amuser. Je te l'avoue, en comparant leur vie à celle que le devoir et les circonstances m'avaient faite à Beauséjour, je trouvais que j'avais été trop studieuse, trop raisonnable, et qu'il m'était permis, maintenant que j'étais mariée, de me donner ce qu'on appelle du bon temps. J'oubliais que le choix de Mme Belisle et d'André n'était tombé sur ton amie qu'à cause de ce courage de tous les jours, qu'ils avaient vu en moi. C'est ma bonne mère qui m'a arrêtée dans la voie dangereuse où je m'étais engagée ; je me suis posée en femme d'intérieur, pour qui le monde n'est que ce qu'il doit être : une distraction passagère.

— Ma petite Laure, je te sais gré de m'avoir confié cette faiblesse d'un moment, si promptement suivie du retour à tes anciennes habitudes. Nous voici deux maintenant ; nous nous retrouverons le plus souvent possible ; et ensemble nous tâcherons de faire des progrès. »

Le projet des deux amies ne tarda pas à se réaliser. À travers les occupations et les distractions, elles surent se ménager des moments précieux, aller ensemble entendre des discours élevés, visiter les musées, profiter de toutes les occasions de s'instruire qu'offre la capitale. Elles faisaient chacune séparément des lectures utiles, et elles se communiquaient ensuite leurs impressions. Deux jours ne se passaient pas sans qu'elles pussent se dire l'une à l'autre : « Nous avons appris quelque chose de plus ».

Cette tendance vers les plaisirs intellectuels ne les empêchait pas d'être aimables, enjouées, élégantes, selon leur position, et de se rendre parfaitement agréables à leur mari et à leurs parents.

Au milieu de ce bonheur, on n'oubliait pas la petite école de Beauséjour. Laure en était souvent occupée, et Cécile lui en parlait avec grand intérêt.

« Je suis heureuse de penser, disait-elle, que, grâce à la générosité de tes parents et au dévouement de la sœur du notaire, ta bonne œuvre se continue.

— Sois persuadée, répondait Laure, qu'elle se continue sans décroître en aucune façon. Mlle Emma est la bonté même ; elle aime ces chères petites filles comme je les aimais. Annette, qui est grande maintenant, lui sert de sous-maîtresse et se fait remarquer par son zèle. Nos amis de Beauséjour m'écrivent que tout va bien. »

C'était vrai. Il y avait eu assurément beaucoup de larmes versées sur Laure à son départ. Parents et enfants avaient uni leurs regrets et leurs témoignages de reconnaissance, pour la charitable fondatrice de la petite école ; mais au bout de peu de temps on avait dû reconnaître qu'elle était aussi bien remplacée que possible. Mlle Emma était si bonne qu'on ne tarda pas à s'attacher à elle. D'ailleurs chacun a son mérite en ce monde. La nouvelle maîtresse gagna le cœur de ses jeunes élèves par une récompense que Laure avait eu le tort de négliger. Chaque fois que les enfants étaient sages, Mlle Emma racontait une histoire. Le bavardage cessait, comme par enchantement. On riait, on pleurait même à l'occasion, quand l'histoire était pathétique.

Un jour, le notaire, M. Firmin, honora l'école de sa visite, et il ne vint pas les mains vides. Il tira de sa poche des dragées, dont sa sœur fit la distribution.

Le silence avait été observé dans toute sa rigueur, tant que monsieur le notaire avait été dans l'école ; mais, dès qu'il se fut retiré, il y eut des sauts et des cris de joie, que Mlle Emma n'essaya pas de réprimer.

Cependant le moment vint où M. et Mme Thiébaut devaient retourner à la campagne, y passer quelque temps, et de là aller faire une visite à leur fille aînée. La santé de la mère de famille étant à peu près remise, il avait été convenu que, tout en habitant ordinairement Beauséjour, on consacrerait une partie de l'année à Marguerite, tant que son mari tiendrait garnison en Champagne.

À l'occasion du départ de son père et de sa mère, Laure eut le désir d'aller elle-même passer huit jours en Lorraine, et d'y emmener son amie. Les maris ayant gracieusement consenti à cette petite fugue, on prit la route de Beauséjour fort gaiement.

Quel plaisir de revoir cette petite maison où, étant jeunes filles, Laure et Cécile avaient passé de si douces heures ! À ce moment de l'année, la campagne était coquette, ayant revêtu sa parure printanière. Les jeunes femmes, devenues Parisiennes par circonstance, n'en étaient que plus portées à admirer les beautés de la nature, et Mme Thiébaut s'amusait de leurs exclamations joyeuses.

Ce jour-là, Mlle Emma fut distraite de l'attention qu'elle apportait à la page qu'une petite fille écrivait pour la fête de son grand-père. Toutes les élèves se levèrent à la fois, en regardant par la fenêtre.

« Qu'y a-t-il donc, enfants ? »

Toutes les voix répondirent : « Mlle Laure !... Mlle Laure !... »

En criant ainsi, elles s'élancèrent vers Mme Belisle, que l'ancienne habitude leur faisait encore appeler Mademoiselle, et l'entourèrent de telle façon que la jeune femme essaya en vain de se dégager des petites mains qui retenaient sa robe. Ce fut seulement dix minutes plus tard que le silence se rétablit, et Cécile s'amusa beaucoup de cette scène.

Mlle Emma fit le meilleur accueil à la fondatrice de l'école, et lui rendit compte du travail des enfants. Mme Belisle écoutait avec intérêt, et son amie voyait sur ses traits l'expression naïve du contentement.

En effet, les bonnes traditions s'étaient conservées, et Laure sentait le besoin de témoigner sa reconnaissance à la personne qui l'avait si parfaitement remplacée. Annette se tenait bien humblement derrière les petites filles, qui l'aimaient aussi, parce qu'elle était bonne et douce. Elle allait reprendre son service auprès de ses maîtres, qui, toutefois, pour participer eux-mêmes à l'œuvre fondée par leur fille, donneraient, en plus du local, deux heures par jour du temps de leur jeune et intelligente servante.

Mlle Emma, bien loin d'être jalouse de l'affection témoignée à Laure par les petites villageoises, fut au contraire très satisfaite en voyant qu'elle n'avait pas été oubliée, malgré son absence. Le lendemain fut un jour de congé, et, comme les prairies commençaient à se parer de fleurs, les fillettes se firent à l'envi des couronnes de pâquerettes.

Les enfants de l'école se montraient bien franchement joyeuses ; mais elles n'étaient pas les seules à apprécier le trop court séjour de Laure en Lorraine. Cécile eut la satisfaction de voir accourir tous les amis de la famille Thiébaut, qui voulaient saisir au passage l'oiseau revenu au nid pour un moment.

Comme tous ces aimables voisins de campagne connaissaient Cécile, on la prit volontiers pour confidente ; et ce fut à qui ferait l'éloge de Mme Belisle. En effet, la modeste assurance que lui donnait son titre de dame ajoutait encore à son charme ; puis elle avait pris certain vernis d'élégance qui lui allait à merveille ; de plus, ses connaissances s'étaient étendues, de manière à rendre sa conversation de plus en plus attrayante.

Parmi les personnes qui se présentèrent à Beauséjour pendant cette heureuse semaine, Mme Thiébaut reçut une dame d'un caractère assez peu aimable, et qui n'avait pas toujours été très bienveillante à l'égard de Laure, au temps où elle oscillait péniblement entre la paresse et la molle résolution de se vaincre. Cette dame n'avait pas revu depuis plusieurs années la fille de M. Thiébaut. Elle ne fut donc pas peu surprise de la retrouver absolument changée, en causant avec elle, et en constatant qu'elle était devenue une femme instruite, agréable, laborieuse, une femme charmante. Si cette dame n'était pas toujours aimable, elle avait du moins un grand esprit de justice ; et, s'approchant de Mme Belisle, qu'elle avait connue toute petite, elle lui dit :

« Ma chère enfant, votre père est un grand mathématicien, et pourtant il n'a peut-être jamais résolu un problème aussi difficile que celui dont vous nous offrez la solution. Vous avez donné tort au proverbe qui dit :

« Le temps perdu ne se rattrape jamais. »

Laure se rappela qu'une dame âgée lui avait dit la même chose à Paris ; et, une seconde fois, elle pensa qu'elle devait à sa mère de ne pas être rentrée honteusement dans la voie de la paresse.

Mme Belisle ne se faisait plus illusion. En recevant les éloges des amis de sa famille, elle redescendait en elle-même et sentait qu'il ne faudrait jamais cesser de lutter. Bien loin de s'enorgueillir de sa victoire, elle redoutait sa faiblesse naturelle et se montrait remplie d'indulgence pour les enfants tentés de paresse.

Il avait été convenu que Cécile se ferait suivre à Beauséjour par sa femme de chambre. Quand la vieille cuisinière et la jeune Annette aperçurent cette élégante, elles furent un peu déconcertées. Bientôt elles reconnurent, à ses premiers mots, que c'était une Allemande.

« Tel maître, tel valet. »

Fidèles au proverbe, la vieille cuisinière et sa petite compagne firent le meilleur accueil à l'étrangère ; mais celle-ci ne répondait que par monosyllabes aux paroles qu'on lui adressait.

« Eh bien, ça va être amusant, dit Annette : on ne saura rien de chez eux ni de leur pays.

— C'est égal, répondit Fanchette, il faut lui donner à manger ; cette chose-là se comprend dans tous les pays, ma petite. »

En effet, Fritzienne répondit à leurs offres par un sourire, s'assit à la table et dîna du meilleur appétit, ce qui rassura les convives.

De temps à autre, Fanchette risquait une phrase, accompagnée de gestes explicatifs.

« Pourvu, disaient les deux servantes, que Mme Belisle n'ait pas l'idée d'en avoir une comme ça.

— Ce serait plutôt une Anglaise, reprenait Annette, puisque Mme Belisle apprend ce jargon-là.

— Allons, Annette, il faut être charitable avec cette pauvre fille. Si tu étais à sa place, toi si bavarde, tu souffrirais beaucoup.

— C'est vrai ça », répondit Annette, et, comme preuve de sa sympathie pour l'étrangère, elle lui servit une forte cuillerée de fromage à la crème, qui fut accueillie par un sourire.

« Elle n'a pas l'air méchant, dit la vieille Fanchette, mais elle a un fameux appétit ! »

Comme cette gênante intimité ne devait durer que huit jours, on en prit son parti et l'on fit très bon ménage.

X

Huit jours sont bientôt passés, surtout quand on vit heureux entre soi. M. et Mme Thiébaut jouirent beaucoup de la présence de leur fille à Beauséjour, et la société de l'aimable Cécile ajouta encore à leur satisfaction. Les deux jeunes femmes, tout en trouvant du plaisir à être ensemble, ne s'isolaient pas ; elles savaient, au contraire, se mêler à tout et jeter du charme autour d'elles.

Cependant ce n'était pas là que l'existence devait s'écouler. Paris réclamait, du moins pour quelque temps encore, la gentille Laure, et Cécile devait habiter tantôt Paris, tantôt le nord de la France, où des affaires appelaient M. Cormery.

M. et Mme Thiébaut, jaloux des instants qu'on pouvait leur consacrer, s'arrangèrent de façon à ne recevoir aucun étranger la veille du départ de leur fille. Ces braves gens restèrent tous les quatre ensemble et l'on causa avec cet empressement inaccoutumé qui précède toujours les adieux. Cependant cette séparation ne leur causait ni inquiétude ni profonde tristesse, car ils savaient en quelles excellentes mains ils avaient remis leur enfant. André avait répondu à leur attente, et sa mère se montrait pleine de bonté et d'indulgence pour sa jeune belle-fille. Elle avait même dissimulé le chagrin que lui avait causé, pendant les premiers mois, le changement moral de la jeune femme, changement qu'elle attribuait à une espèce de fascination, produite parfois sur les jeunes têtes par le tumulte de Paris et les fêtes qui accueillent une jeune femme à son entrée dans une nouvelle existence.

Laure, maintenant tiraillée entre la maison paternelle et la maison conjugale, ne put retenir ses larmes en disant adieu à ses chers parents ; mais elle emportait deux consolations : la première, c'était de voir la santé de sa mère, qui avait longtemps paru si gravement atteinte, se raffermir de jour en jour ; la seconde, c'était de penser que M. et Mme Thiébaut allaient dans quelques semaines se rendre en Champagne et retrouver, dans la maison de leur fille aînée, une douce société, tous les soins qu'inspire l'amour filial, et tout le plaisir que causent aux grands parents les gentillesses de leurs petits-enfants.

Avant de partir, Laure se rendit à la petite école, pour saluer Mlle Emma et distribuer aux enfants des images et des bonbons. Les petites élèves étaient moins gaies, ce jour-là, que huit jours plus tôt. Elles savaient que Laure s'en allait, et trouvaient cela bien triste ; cependant la jeune femme leur promit qu'on se reverrait encore, une fois ou l'autre ; elle leur demanda instamment d'être bien sages en attendant, et elles se consolèrent de son départ en mangeant ses bonbons.

Il y avait une petite personne que l'éloignement de Mme Belisle affligeait véritablement ; c'était Annette. Cette bonne fille avait voué une profonde affection à sa jeune maîtresse. Elle n'oubliait pas qu'elle lui devait d'avoir ramené sous le toit de son père, le pauvre menuisier, la paix et de quoi aider aux nécessités du ménage. C'était Laure qui l'avait initiée aux fonctions d'une petite servante, mesurant toujours le travail à ses forces, ayant une grande patience pour supporter ses maladresses, ses oublis, ses négligences. C'était Laure qui lui avait fait gagner son premier argent, qu'elle avait été si fière d'apporter à son pauvre père. C'était elle encore qui lui avait enseigné à lire, à écrire, à compter et les éléments d'histoire, de géographie que doit connaître même une villageoise. C'était Laure qui l'avait, pour ainsi dire, associée à sa bonne œuvre, lui confiant, en son absence, les petites filles de l'école, et depuis lors la donnant comme aide à Mlle Emma. Elle gagnait sa vie maintenant, comme servante de Mme Thiébaut et comme sous-maîtresse à la petite école. Son père n'était plus malheureux ; ses frères et sœurs avaient de bons sabots, de bons bas, qu'elle payait de son argent.

Annette ne pouvait donc pas s'empêcher de pleurer en voyant sa jeune et charmante maîtresse retourner à Paris. Elle reviendrait certainement, mais quand ?... D'ailleurs, elle ne reviendrait encore que pour quelques jours, en passant, tandis que, quand on aime bien quelqu'un, on voudrait le voir rester là toujours, et ce ne serait jamais trop.

Cependant, l'heure étant venue, M. Thiébaut reconduisit sa fille à Paris, et Mme Cormery, accompagnée de sa femme de chambre, prit le chemin du Nord, où son mari l'attendait.

Aussitôt que M. Thiébaut fut de retour, une lettre de Marguerite vint lui rappeler sa promesse. On se faisait une grande fête, en Champagne, de l'arrivée des chers parents, on les attendait tous les jours ; quand donc viendraient-ils ?

Le père et la mère convinrent ensemble de passer une quinzaine de jours en tête-à-tête, afin de vaquer à quelques occupations nécessaires. M. Thiébaut avait à faire faire quelques légères réparations à sa maison, et sa femme avait en tête une de ces grandes lessives qui font la gloire et le plaisir des bonnes ménagères de province. On écrivit donc en conséquence à Mme Lebrun, et, comme l'attente d'un bonheur est déjà elle-même un bonheur, Marguerite éprouva une douce joie à se dire tous les matins : « Ils vont venir ! Plus que huit jours ; plus que sept ; plus que six » ; et ainsi jusqu'à la veille de l'arrivée.

Alors ce fut un entrain sans pareil. Les trois enfants de Marguerite préparèrent des bouquets et des surprises. L'ainé, un beau petit garçon de bonne mine, fit pour Bon papa et Bonne maman une dictée, où il n'y avait que six fautes, tandis qu'il y avait ordinairement la douzaine, et même davantage. Ses petites sœurs avaient fait, en plusieurs mois, chacune une pantoufle pour leur grand-père, et elles avaient, le matin même, terminé, pour leur grand-mère, l'une une pelote au crochet, l'autre un petit fichu de laine du même travail.

Albert trouvait avec raison que ses sœurs avaient fait plus et mieux que lui en cette circonstance, et elles étaient de son avis.

« Sais-tu que six fautes, c'est beaucoup ? Surtout quand maman fait un encadrement rouge à la dictée !

— Que veux-tu, Henriette, je suis si étourdi ! Une mouche qui vole me fait mettre un *f* de plus ou de moins, ou bien un accent aigu au lieu d'un accent grave ; c'est plus fort que moi.

— Les mouches volent pourtant aussi autour des petites filles, et les petites filles s'en tirent mieux que toi.

— Oui ; mais quand nous serons grands tous les trois, je saurai faire de bien plus belles choses que vous !

— Ce n'est pas sûr, dit avec un malin sourire la petite Pauline.

— C'est très sûr, Mademoiselle, parce que je serai un homme, et que je me ferai militaire comme papa, comme mon oncle Belisle. »

Tout en se disputant pour rire, et sans se fâcher le moins du monde, on regardait l'aiguille de la pendule, qui marchait de son train ordinaire, bien qu'on fût pressé. Enfin la nuit passa, et les trois enfants se réveillèrent d'autant plus contents que leur mère leur avait donné congé pour mieux fêter les arrivants.

Que de sauts de joie ! que de baisers donnés et rendus ! Marguerite, M. Lebrun et leurs trois enfants entouraient la voiture, et les bons parents ne savaient à qui répondre, parce que tout le monde parlait à la fois. Le tumulte ne s'apaisa que quand tous furent installés autour de la table, déjeunant de bon appétit.

L'intérieur de Marguerite offrait un grand contraste avec celui de Mme Thiébaut. À Beauséjour, tout semblait immobilisé. Un clou qu'on enfonçait dans la muraille y restait indéfiniment. On tenait au moindre objet, parce qu'on l'avait vu pendant longtemps. Tous les souvenirs de famille étaient là ; on les gardait soigneusement pour les laisser aux enfants. Les rideaux, les fauteuils, tout avait fait son temps, et néanmoins on ne songeait pas à rajeunir l'ameublement. Les vieux aiment ce qui les a vus jeunes, ce qui les a accompagnés le long du voyage.

Chez Marguerite, au contraire, tout était jeune, nouveau, à la mode ; mais sans raffinement, sans recherche. Les militaires demeurent où le devoir les mène, et M. Lebrun savait bien que, d'un moment à l'autre, au grand chagrin de sa femme, il pouvait être envoyé à l'autre bout de la France. En conséquence, on ne se mettait pas en peine d'accumuler les élégances et les bibelots. On avait été sobre dans les premiers jours de l'établissement, et l'on conservait cette sobriété en tout. Mais l'ensemble avait un caractère de bon goût qui n'échappait à personne. On était logé grandement, comme on le peut facilement en province, et les enfants de Mme Lebrun avaient pour s'ébattre une jolie pelouse verte qui eût semblé bien grande à des enfants parisiens.

Dès que les chers voyageurs se furent un peu reposés, Albert, Henriette et Pauline entreprirent de leur raconter, avec une entière confiance, tout ce qui avait marqué dans leur existence depuis qu'on ne s'était vu. Cela pouvait se dire en cinq minutes, mais il y eut tant de détails, tant de répétitions et tant de parenthèses, qu'on y employa près d'une heure.

À son tour, le grand-père parla. Ce qu'il avait à dire était bien joli. Il avait pensé à Paris, tout aussi bien qu'à la campagne, à ses chers petits-enfants, et, voulant leur apporter une récompense de leur application au travail, il avait acheté pour eux une fort belle lanterne magique, accompagnée d'une trentaine de verres pour le moins, lesquels représentaient toutes les scènes, si palpitantes d'intérêt, du conte de Perrault intitulé Cendrillon .

M. Thiébaut, voyant se refléter sur les visages le désir d'être mis en possession du charmant cadeau, fit monter une petite caisse, qu'on ouvrit avec d'infinies précautions, pour ne pas casser les verres, et ce fut une explosion de « Oh ! » et de « Ah ! » très amusante pour la galerie, uniquement composée du père, de la mère et des chers aïeuls.

Ce fut bien autre chose quand Mme Thiébaut déclara qu'elle avait étudié à fond la science de la lanterne magique, qu'elle la possédait parfaitement, et qu'elle se promettait de faire passer à ses petits-enfants une charmante soirée, le plus tôt possible.

« Mais, bonne maman, dit le gros et jovial Albert, le plus tôt possible, c'est ce soir. »

M. Lebrun fit remarquer à son fils que, sans s'en rendre compte, il avait fait une demande indiscrète, et qu'on ne devait songer, dans ce premier jour, qu'à faire oublier aux voyageurs leur fatigue.

« Pardon, bonne maman, dit gentiment le petit garçon ; c'est que, voyez-vous, je ne suis jamais fatigué.

— Vraiment ?

— Non, bonne maman ; je suis très fort, et c'est très heureux, puisque je veux être militaire. »

Tout ce premier jour s'écoula dans la joie du revoir. On se coucha de bonne heure, et, le lendemain, chacun se réveilla dispos.

M. Thiébaut voulut assister aux leçons des enfants et faire un petit examen qui lui donnât idée de leurs progrès. Il trouva que tout marchait bien et distribua des encouragements, tout en disant à Albert :

« Souviens-toi, mon ami, que les mouches volent toujours, et tâche de travailler quand même, car te voilà trop grand pour être étourdi.

— Mais, bon papa, les militaires n'ont pas besoin de savoir tant de choses ! Pourvu qu'on soit brave et fort, il me semble que c'est assez.

— Détrompe-toi ; ce que tu dis là pourrait peut-être convenir à un soldat ; mais un officier doit être instruit, très instruit, et il faudra particulièrement insister sur les mathématiques. »

Albert fit une grimace des plus expressives, qu'accompagna aussitôt le rire de ses sœurs. Le grand-père, mathématicien consommé, aurait voulu défendre la science contre le mépris inconscient du futur général ; mais il aurait fallu en dire si long qu'il jugea à propos de ne rien dire du tout.

Mme Thiébaut fut gracieusement invitée par sa fille à faire le tour de la lingerie et à donner un coup d'œil de connaisseuse aux armoires. La mère jouissait véritablement en se voyant ainsi revivre dans ses enfants. Marguerite n'avait mis en oubli aucune des leçons reçues à Beauséjour. On lui fit compliment de la bonne tenue de sa maison ; puis on se mit à parler de Laure, de cette chère enfant, qui restait toujours petite aux yeux de sa mère, et même aux yeux de sa sœur aînée. Marguerite avait été sa première institutrice, aux temps où il fallait une si grande patience pour lui faire surmonter les premières difficultés de la grammaire et du calcul.

Cette patience et cette douceur, dans lesquelles Marguerite avait excellé, ne semblaient pas autrefois produire grand effet ; et cependant ç'avait été le point de départ. De ces circonstances était né dans le cœur de Mme Lebrun un sentiment presque maternel pour sa jeune sœur. Aussi prenait-elle un très vif intérêt à ce que lui disait sa mère au sujet de leur charmante Laure.

Mme Thiébaut ne cacha pas à Marguerite la tentation qu'avait supportée Laure à son arrivée à Paris ; la faiblesse avec laquelle sa nature était retombée dans son ancienne paresse, et aussi la promptitude et le courage qui, à la voix de sa mère, l'avaient à l'instant fait sortir de cette route dangereuse.

Marguerite trouva en ceci plus à louer qu'à blâmer ; car ce temps de mollesse avait été court et avait en partie son excuse dans le décousu d'un changement d'existence, tandis qu'elle avait noblement réparé sa faute et qu'elle s'était donnée franchement à son intérieur, au travail régulier, et avait su, malgré la multiplicité de ses relations, se ménager des loisirs studieux.

La conversation était si agréable à Mme Thiébaut et à sa fille, qu'elles ne cessèrent de parler de Laure que quand les enfants, alors en récréation, vinrent tous les trois ensemble demander à leur grand-mère si ce serait bientôt qu'elle leur montrerait la lanterne magique.

« Ce sera ce soir », répondit Mme Thiébaut.

Il y eut alors une explosion de cris joyeux ; on battit des mains ; mais Albert, qui avait naturellement le commandement du petit bataillon, ne put s'empêcher de dire assez maladroitement qu'il serait bien difficile à tous les trois de faire une bonne dictée dans l'après-midi, ayant en tête la citrouille, le carrosse et toutes les merveilles promises par la lanterne magique, reproduisant les aventures de Cendrillon.

Quelle est la bonne maman qui n'est pas bonne, très bonne ? Il n'y en a pas. Cependant Mme Thiébaut, qui joignait à la bonté un très grand désir d'avoir des petits-enfants instruits, déclara que de la dictée dépendrait précisément le plaisir de la soirée, plaisir qui serait remis au lendemain, et même au surlendemain, si les écoliers se laissaient aller à l'étourderie.

Bien plus, en cette occasion la grand-mère fit observer que tous les trois seraient solidaires, c'est-à-dire que si le commandant Albert donnait plus d'attention aux mouches qu'aux règles de la grammaire, il n'y aurait de lanterne magique pour personne.

« Tu vois, Albert, tu serais cause de notre chagrin ! oh non ! tu ne le voudrais pas.

— Je n'en ai pas l'intention, bien sûr, répondit le commandant ; mais on ne peut répondre de rien. Les distractions vous viennent si vite !

— On les chasse, mon cher petit, dit la grand-mère. Il faut, à tout prix, s'instruire. Tu ne veux pas, je l'espère, être classé parmi les paresseux ?

— Oh ! bonne maman, je vous en prie, ne dites jamais ce vilain mot-là !

— Il est si laid ! » ajouta la petite Pauline, en faisant une moue destinée à manifester son dégoût.

Les trois enfants avaient été, dès leur plus jeune âge, prévenus par leur mère contre ce défaut hideux et stupide qu'on appelle la paresse. Aussi, quand ils travaillaient mal, ce n'était que par étourderie.

La conclusion fut qu'on s'appliquerait de tout son cœur à la dictée, que Mme Thiébaut voulait prendre la peine de faire faire elle-même.

La petite Pauline sauta, pour finir, sur les genoux de sa bonne maman, et lui dit tout bas à l'oreille :

« Bonne maman, une dictée pas bien longue, n'est-ce pas ? Rien que des mots faciles, et surtout, surtout, pas de participes !

— Je n'affirme pas, répondit Mme Thiébaut, qu'il n'y aura que des mots faciles. Où serait le mérite ? Mais je te promets que s'il y a dans ta dictée des fautes de participes, ces fautes ne te seront pas comptées, parce que tu es la plus jeune.

— Est-elle heureuse ! dit en riant le gros Albert. Pour moi, hélas ! tout compte.

— Oui ; on devrait même compter double, parce que, comme chef de bataillon, tu dois l'exemple.

— Oh ! bonne maman ! compter double ? à cause de mon grade et de mon âge ? Vous allez me faire regretter d'avoir grandi. »

Sur ce, le garçon fit une gambade et se trouva dans le jardin, appelant ses sœurs pour courir après un superbe papillon qui, n'étant pas bêle, s'en alla voltiger à la hauteur du clocher de la paroisse.

À quatre heures, au milieu d'un grand calme et d'un complet silence, eut lieu la fameuse dictée. Les petites filles n'osaient regarder ni à droite, ni à gauche, ni en face, de peur de voir un objet qui pût les distraire, et quand, par hasard, Albert se grattait la tête, ce qui voulait dire : « Je m'ennuie et je voudrais m'amuser », sa petite sœur Pauline lui administrait, sous la table, un léger coup de pied sans malice, qui répondait par cet argument très fort : « Lanterne magique ! »

Moyennant toutes ces précautions, le résultat de l'épreuve fut bon, et même la grand-mère le jugea excellent, à part un gros pâté que son petit-fils planta sur son cahier en mordillant le haut de sa plume encore pleine d'encre. En toute autre circonstance, le cas eût été grave ; mais Mme Thiébaut avait un si grand désir d'amuser les enfants, qu'elle mit le pâté sur le compte de la plume, et promit de faire voir, à sept heures et demie, la lanterne magique.

Ce qui avait été dit fut fait. Dès avant le dîner, on étendit, sur un des panneaux du salon, un grand drap blanc. Rien que cela était déjà un plaisir qui faisait sauter Pauline.

On se mit à table pour dîner, et les enfants trouvèrent que le repas était bien long. M. Lebrun s'amusait beaucoup de leur empressement, et le plaisir des parents naissait de celui des trois spectateurs impatients.

Enfin arriva le moment fortuné où, l'obscurité la plus complète régnant dans le salon, il n'y eut d'éclairé qu'un grand rond sur le drap blanc. C'était palpitant d'intérêt ! Pauline ne tenait plus sur sa petite chaise ; elle remuait les pieds, les mains et la tête. Henriette, d'une nature plus calme, n'osait respirer, dans l'attente de ce qui allait apparaître ; et Albert, ce bruyant personnage, poussait à chaque instant quelque exclamation qui traduisait brusquement sa pensée. On fut obligé de lui dire que Cendrillon ne viendrait pas tant que durerait ce vacarme.

Le silence se fit. La chère bonne maman se mit à l'œuvre, et ce fut, comme il est aisé de l'imaginer, extrêmement amusant. Le bon papa riait aux larmes en voyant sa petite Pauline s'ébahir devant les scènes que la complaisante grand-mère animait par de continuels commentaires pleins de gaieté et d'entrain.

Ce fut une délicieuse soirée, qui finit, comme elles finissaient toutes, par un bonsoir affectueux et respectueux et par un profond sommeil.

Pendant l'agréable séjour de M. et de Mme Thiébaut en Champagne, des lettres de Laure vinrent souvent réjouir toute la famille. Elle était heureuse et le faisait voir par les détails qu'elle donnait sur sa situation, sur les incidents de sa vie. Une seule petite tache noire se voyait à l'horizon : Laure regrettait évidemment la société de son amie ; mais ce qui lui était surtout pénible, c'est que Cécile parût fatiguée d'une correspondance qu'elle avait entretenue pendant si longtemps.

Depuis que Mme Cormery avait quitté Beauséjour pour rejoindre son mari dans le Nord, elle avait espacé ses lettres de telle façon que Laure écrivait deux ou trois fois pour obtenir une réponse ; et encore cette réponse était-elle toujours courte et presque sans intérêt. Cécile ne parlait que d'un fort bel héritage que venait de faire son mari, et qui mettait le ménage sur un tout autre pied. Pour tout dire, au lieu d'avoir une belle aisance, on possédait à présent une grande fortune. M. Cormery, d'un caractère un peu grave, à cause du milieu dans lequel il avait toujours vécu, trouvait lui-même un très grand plaisir à présenter sa jeune femme dans la société la plus brillante. Il en avait les moyens. Les dépenses excessives des grandes toilettes féminines ne lui faisaient pas peur. Il aimait à voir Cécile très belle, dans ses nouveaux atours ; et elle-même, jusqu'alors simple, par nature et par éducation, semblait tout étourdie par ces fréquents rapports avec le monde opulent, dont le luxe, la folie même, ne lui déplaisaient plus.

Mme Thiébaut comprenait parfaitement que le quasi-silence de Cécile et le décousu de ses lettres si rares fussent très pénibles à sa fille ; mais son expérience lui faisait voir beaucoup plus loin que ne voyait Laure. Elle disait à son mari :

« Est-il possible qu'une femme dont la jeunesse a été si laborieuse et si raisonnable, se laisse envelopper par les séductions de la fortune et du plaisir comme par un filet sans issue ? On en a vu bien d'autres qui, ne se défiant pas assez d'elles-mêmes, se sont laissé, pour ainsi dire, enivrer par le grand monde, et se sont habituées à une vie molle, inutile, pleine de jolis riens. Ah ! pauvre Cécile ! je crains pour elle les dangers d'une grande fortune et de l'existence trop facile, trop luxueuse qui en peut résulter. Son mari est bien imprudent, et sa belle-mère doit ressentir un vif chagrin. »

M. Thiébaut, toujours disposé à l'indulgence, ne pouvait admettre un pareil changement. En tout cas, disait-il, une femme qui a tant aimé l'étude sera bientôt ramenée à une vie utile par l'étude même. Le tout serait de la décider à se soustraire aux enchantements du monde.

« C'est là un point très difficile », répliquait Mme Thiébaut.

Marguerite s'étonnait extrêmement de ce qu'écrivait sa sœur au sujet de Cécile, que toutes deux avaient tant admirée. Elle ne pouvait croire qu'on arrivât si promptement à préférer la vanité, le vide, à une manière de vivre qui n'avait jamais eu rien de vulgaire, et qui poussait l'âme à chercher le bien, le beau, l'utile. Marguerite causait de tout cela avec son mari, et M. Lebrun finit par lui dire :

« Si le monde a tourné la tête à Mme Cormery, je ne vois qu'une personne qui puisse lui faire retrouver l'usage de son bon sens.

— Qui donc ?

— Ce serait ta sœur.

— Mais, mon cher ami, n'est-ce pas Cécile qui a transformé Laure ?

— C'est vrai. Il n'en est pas moins vrai que, maintenant, on changerait de rôles, et que Mme Cormery serait transformée par Laure.

— C'est singulier ! Une pareille idée ne me serait pas venue.

— Eh bien, ma chère Marguerite, si j'étais Cormery, cette idée me viendrait quand je serais pris par le chagrin de voir ma femme devenir une élégante paresseuse.

— Mais M. Cormery n'a aucun chagrin, puisqu'il donne lui-même à sa femme le goût du monde.

— Il donne lui-même... Cela n'est pas bien sûr. Il a commencé par être fier des succès de sa femme ; il l'a vue avec plaisir être reine partout, par sa beauté, par son esprit, par son instruction, par ses talents. Après s'être un moment abandonné à ce vertige que donne, la continuité des fêtes du grand monde, il est très probable qu'il eût été bien aise d'en rester là ; mais Madame y avait pris goût ; elle n'était plus d'humeur à mener la vie paisible d'une femme raisonnable ; et lui, le pauvre mari, il a fait par complaisance ce qu'il avait d'abord fait par entraînement. Sois persuadée qu'il regrette amèrement de s'être engagé dans cette voie, et qu'il ne sait plus comment en sortir. »

Tels étaient les entretiens que les lettres de Laure faisaient tenir en Champagne, pendant que les trois enfants de M. Lebrun continuaient de bien travailler et de bien jouer sous les yeux de bon papa et de bonne maman.

Joseph et Xavier, qui étudiaient dans des écoles spéciales, ayant eu un congé, vinrent le passer chez Marguerite, à la grande joie de toute la famille. Il ne manquait que Laure, et sans doute on l'eût regrettée, mais elle était si heureuse dans son ménage, et si tendrement aimée de son mari et de sa belle-mère, qu'on se consolait de son absence.

On était bien joyeux alors en Champagne ; mais on craignait depuis longtemps une fâcheuse nouvelle, qui arriva précisément pendant qu'on était tous réunis.

Un jour, M. Lebrun rentra, plus sérieux que de coutume ; il alla droit à sa femme, qui était au jardin, et lui parla à voix basse. Alors elle devint sérieuse aussi ; un nuage de tristesse passa sur son front, et elle soupira, de cet air résigné qu'on a devant une peine qu'on prévoyait, et qui même a tardé plus qu'on n'aurait osé l'espérer.

« Vas-tu le dire à ta mère ? demanda M. Lebrun.

— Non ; pas ce soir. Laissons-la dîner de bon appétit et dormir tranquillement ; il sera bien temps de lui apprendre demain matin ce qui va être pour elle et pour mon père un véritable chagrin. »

Le repas en famille fut joyeux comme à l'ordinaire. M. Lebrun était impassible ; sa femme savait cacher ses impressions sous une sérénité aimable ; et l'on n'avait rien dit aux jeunes gens, de peur que, sans le vouloir, ils ne fussent indiscrets. Cette soirée fut encore très douce pour les chers parents, et la nuit bien paisible ; puis, le lendemain matin, Marguerite, en embrassant sa bonne mère plus affectueusement encore que de coutume, lui apprit qu'hélas ! le régiment de son mari était envoyé à Bordeaux.

Ce fut un coup très dur pour Mme Thiébaut, qui se voyait déjà séparée de son excellente fille par une énorme distance ; elle en fut affligée, et ses yeux se mouillèrent de larmes. M. Thiébaut tâcha de la consoler en lui promettant qu'ils iraient tous les ans à Bordeaux ; mais il ne dissimulait pas son propre chagrin. C'était si doux d'avoir cette chère fille en Champagne, là, tout près de soi ! Elle venait quelquefois passer une semaine à Beauséjour avec ses trois enfants ; il faudrait renoncer à ce bonheur. On ne se déplace pas facilement quand on est si loin les uns des autres.

Enfin, c'était une épreuve, une épreuve à laquelle on devait s'attendre, à laquelle on se croyait mieux préparé. M. Thiébaut fit pourtant remarquer qu'il était rare de conserver si longtemps près de sa demeure une fille mariée à un officier ; et l'on convint qu'on n'avait pas le droit de se plaindre.

« Cela n'empêche pas que je me plains tout de même, disait avec un sourire triste la bonne Mme Thiébaut, qui aimait tant, non seulement Marguerite, mais ce bon Paul, si franc, si gai ! Et le joyeux Albert, et Henriette et Pauline.

Il fut décidé que les parents retourneraient à Beauséjour afin de laisser leurs enfants commencer leurs préparatifs de départ. Les adieux furent pénibles ; tout le monde pleura.

Cependant, lorsque l'émotion fut passée, Albert, Henriette et Pauline furent saisis d'une joie très franche à la pensée de déménager, de faire un beau voyage, de voir Bordeaux, de changer de vie. C'était du nouveau, donc c'était beau. Ils comprenaient bien, surtout Henriette, que leur mère eût du chagrin ; mais, tout en s'efforçant d'être sages, pour la consoler, ils souriaient à l'imprévu et se réjouissaient de connaître autre chose que la Champagne. On leur avait parlé du port de Bordeaux, des beaux navires qu'ils y verraient ; cela suffisait pour exciter au dernier point la curiosité de ces petits Champenois, si bien enclavés dans les terres, et qui n'avaient pas la moindre idée de ce qui a rapport à la marine.

Parfois Henriette cessait tout à coup de s'amuser et se mettait à pleurer en pensant à sa bonne maman. Elle disait à Albert, en lui montrant Bordeaux sur la carte de France :

« Vois donc comme c'est loin de la Lorraine.

— Cela ne fait rien, répondait Albert d'un air martial, bon papa a dit qu'on viendrait tout de même nous voir. D'ailleurs, ajoutait-il en se redressant, tu comprends, ma chère, que quand on se destine comme moi à l'état militaire, il ne faut pas se croire perdu parce qu'on change de garnison. Mon régiment part pour Bordeaux ; eh bien, voilà tout ; j'en prends mon parti, comme papa.

— Moi, je ne serai jamais militaire, répliquait la bonne Henriette, et j'aurai toujours du chagrin de ce qui fera de la peine à bonne maman. »

La petite Pauline ne perdait pas un instant sa gaieté. Les leçons étaient forcément interrompues, ce qui lui convenait assez ; et elle s'inquiétait surtout de savoir si elle pourrait faire voyager sa poupée avec elle, l'endormir sur ses genoux, et lui indiquer les beautés du paysage. On lui dit que oui, et elle fut enchantée.

Mme Thiébaut, triste pour longtemps de l'adieu de Marguerite, se consolait en écrivant à Laure, qui compatissait grandement à son affliction. La jeune femme lui répondait par de longues lettres de huit pages, dans lesquelles il y avait mille détails charmants sur l'intérieur, sur les amis, et particulièrement sur le cher enfant qui était venu réjouir sa petite maman et qui faisait son bonheur et celui de M. Belisle, tant il se portait bien, tant il avait envie de vivre.

Toutes ces lettres si aimables finissaient par la même plainte. Le silence de Cécile continuait d'affliger Laure. Quand arrivait, de loin en loin, une lettre, il n'y était question que de futilités, de toilettes, de bals et de ces petits succès de salon qui ont si peu de valeur aux yeux des gens sensés. Tout cela était pour Laure une énigme, qu'elle cherchait vainement à deviner. Elle ne reconnaissait plus son amie, et c'était avec un véritable chagrin qu'elle la voyait s'amoindrir dans l'esprit de M. Belisle et dans celui de sa mère, femme si supérieure. Laure n'osait plus prononcer le nom de Cécile, de peur d'entendre dire à l'un ou l'autre : « Pauvre jeune femme, elle n'avait pas la tête aussi solide qu'on le croyait ; le monde lui a donné le vertige ».

À ce chagrin réel qu'éprouvait l'aimable femme se joignait celui qui, en ce moment, pesait si fort sur le cœur de Mme Thiébaut. Elle aurait bien voulu la consoler mieux qu'elle ne le faisait au moyen de ses lettres, si fréquentes et si détaillées qu'elles fussent.

Son mari lui fit un jour pressentir un événement qui apporterait peut-être aux bons parents de Lorraine une très grande compensation. Il était question de quitter Paris.

« Si tu étais moins raisonnable, lui dit-il, moins occupée de tes devoirs, je ne te parlerais pas d'avance de ce qui n'arrivera probablement que dans quatre ou cinq mois ; mais je sais que Paris ne t'est nullement nécessaire, et que tu te trouveras bien partout. »

Laure remercia gentiment son bon mari de la confiance qu'il avait en sa raison ; puis elle dit avec une petite moue charmante :

« Ah ! je vois ! Tu me prépares de loin à m'en aller dans un trou, au bout de la France.

— Eh bien, si cela était, ma petite Laure ? N'as-tu pas épousé un militaire, qui doit être, avant tout, obéissant ?

— Si cela était, je serais obéissante aussi ; mais je ne pourrais pas m'empêcher de ressentir une grande tristesse, à cause de mes parents, de ma pauvre mère surtout, si éloignée de ma sœur !

— Ne sois pas triste, mon amie : nous irons, je l'espère, tout près de ta mère, à Nancy.

— À Nancy ! quel bonheur ! »

Laure avait envie de prendre la plume aussitôt, pour annoncer à ses parents la bonne nouvelle ; mais son mari calma cet élan et lui fit observer que, de peur de leur causer une déception, il fallait attendre, pour prévenir ses parents, que la nouvelle se confirmât.

Qu'importait à Laure ce grand Paris et ses beautés ? Elle emporterait avec elle ses plus chères affections, elle retrouverait en Lorraine ses vénérables parents. Elle allait donc être heureuse encore. Il ne lui manquerait, comme à Paris, que de voir Cécile revenir à elle, sans son cortège de vanités ridicules, mais travailleuse et aimable à la fois, ainsi qu'elle l'avait connue, depuis le commencement de leur liaison.

Plusieurs mois se passèrent, et M. Belisle lui-même voulut se charger d'apprendre à son beau-père et à sa belle-mère la grande nouvelle. On peut se figurer la joie que ressentirent les respectables habitants de Beauséjour.

C'était providentiel. Leur vieillesse venait de perdre le voisinage de leur fille aînée, et peu de temps après on allait avoir, encore plus près de soi, la charmante Laure, son aimable mari et le petit Pierre, la joie de la maison.

Mme Thiébaut écrivit à Laure une lettre si bonne, si tendre, que la jeune femme en fut touchée et commença plus gaiement ses apprêts de voyage.

Une seule chose lui était pénible : c'était de ne pouvoir attendre Cécile, qui devait passer l'hiver à Paris, où elle se promettait, écrivait-elle, de mener la vie la plus joyeuse et la plus remuante qu'on pût imaginer.

Ces projets laissaient Laure très froide ; elle était insensible aux entraînements du plaisir, elle qui avait su se composer du bonheur avec des éléments très simples. Mais elle aurait espéré, si elle avait revu Cécile, retrouver dans un coin de son cœur son ancienne affection. Il n'était pas possible que Mme Cormery l'eût oubliée. Mme Belisle aurait triomphé de cette négligence en amitié, qui était si pénible. Laure était triste de tout cela ; mais c'était sur ce point seulement que tombait son regret de quitter Paris.

On s'installa de fort bonne humeur à Nancy, appréciant toutes les beautés de la ville, et mettant au-dessus de tout la courte distance qui séparait les enfants des parents.

La belle-mère de Laure avait quelques liens dans Paris ; cependant elle fut bientôt décidée à venir habiter Nancy une grande partie de l'année, parce que, disait-elle avec un épanouissement de bonheur qui réjouissait le jeune capitaine, « la personne que j'aime le mieux, après mon fils, c'est sa charmante petite femme ».

Il y eut donc là du bonheur pour Laure, non seulement par son intérieur, par l'aimable accueil qu'on lui fit à Nancy, mais encore par le voisinage de Beauséjour et la possibilité de se trouver souvent tous en famille.

XI

Retournons à Paris et remarquons l'expression de tristesse dont s'est empreinte la physionomie de Mme Cormery, la belle-mère de Cécile. Tous ses amis s'aperçoivent qu'elle n'est plus la même, qu'une vague inquiétude pèse sur elle ; mais personne ne lui demande : « Qu'avez-vous ? »

Cependant son fils l'a deviné, et s'il n'a pas encore osé lui en parler, c'est qu'il souffre du même mal et qu'il cherche à s'en distraire.

Sans doute Cécile est charmante ; elle est admirablement douée ; elle est la première partout ; et pourtant son mari et sa belle-mère se trouvent en face d'une douloureuse déception. Mme Cormery avait cru donner à son fils une femme modèle, on l'appelait ainsi, une femme qui se plaisait aux travaux intellectuels, qui avait le noble désir de toujours progresser, sans rien perdre toutefois de la réserve qui sied à une femme. Et voilà que Cécile a délaissé, abandonné ses chères études ; elle ne se soucie plus de ces belles et fortes lectures qu'elle faisait avec tant de fruit. Elle a l'air de mépriser les ouvrages manuels qui font tant d'honneur à une femme, à une mère de famille.

L'amour du monde, la recherche exagérée des plaisirs vifs ont étourdi Cécile ; et son mari, qui l'a lancée sur cette pente, par faiblesse, par amour-propre, est maintenant effrayé du décousu de cette existence, naguère si occupée. Cécile fait de la nuit le jour, et par conséquent consacre au repos les belles heures de la matinée, les seules dont on ait vraiment la liberté de disposer. Adieu donc ces moments de retraite qu'elle avait su se réserver dans les premiers temps de son mariage.

L'après-midi amène les visites à rendre ou à recevoir. L'heure du diner, c'est l'heure des festins, chez soi ou chez les autres ; la soirée, c'est le temps le plus rempli. Rempli de quoi ? Souvent d'un concert et de deux bals. On rentre à trois heures, quatre heures ; quelquefois on rencontre en route, au petit jour, les maraîchers qui approvisionnent Paris. Cécile est fatiguée, très fatiguée, et l'on craint même qu'elle ne perde, bien avant l'âge, sa beauté et sa fraîcheur. Mais parlez-lui de modifier cette vie fiévreuse ; elle vous répond qu'elle est comme tout le monde dans le nouveau milieu où l'a jetée la fortune. C'est bon genre ; il faut bien suivre le courant.

Ces tristes réflexions étaient faites par la mère et par le fils. Tous deux finirent par se confier mutuellement le sujet de leur peine, et la mère ne s'occupa plus dès lors que de chercher un moyen de rendre à Cécile toutes les qualités qu'on avait trouvées en elle au début. Cent fois elle avait entendu parler à sa belle-fille d'une amie intime sur qui son exemple avait eu une bonne influence. Mme Cormery l'avait même souvent rencontrée chez Cécile ; quand M. Belisle était en garnison à Paris. Une bonne idée lui vint tout à coup, car les mères ont toujours de bonnes idées. Elle dit à son fils :

« Mon ami, si tu pouvais rapprocher ces deux femmes, je suis persuadée que, dans les circonstances actuelles, Mme Belisle aurait, à son tour, une bonne influence sur ta chère Cécile. »

M. Cormery reçut cette pensée de sa mère comme une inspiration du ciel, et ne songea plus qu'au moyen de réaliser ce projet.

Il avait toujours été lié d'amitié avec M. Lebrun, le mari de Marguerite. Un hasard heureux l'ayant conduit à Bordeaux, où l'appelaient quelques affaires, il eut avec lui une conversation assez intime ; et le bon Paul, sachant bien ce qu'il faisait, lui dit que Mme Belisle, sa belle-sœur, avait un véritable chagrin du refroidissement apparent de son amie, de la rareté de ses lettres, et de l'espèce d'indifférence qu'elle croyait trouver en elle.

M. Cormery répondit en excusant de son mieux sa femme, et témoigna le vif désir de les voir au contraire resserrer les liens de leur amitié déjà ancienne. Puis il réfléchit longtemps sur ce que lui avait dit son ami, et se promit de mener les choses adroitement, pour mettre sa chère Cécile entre les mains de Laure.

À quelque temps de là, Mme Belisle écrivit à sa mère que M. et Mme Cormery allaient traverser Nancy et qu'elle se réjouissait de la visite de son amie, qui s'annonçait elle-même. Laure ajoutait qu'elle aurait à peine le temps de la voir.

« Ah ! disait-elle en terminant, si son mari voulait me la laisser pendant un voyage d'affaires qui le retiendra quelques semaines à l'étranger, combien j'en serais heureuse ! »

Mme Thiébaut, qui estimait sa fille à sa juste valeur depuis qu'elle l'avait vue surmonter sa nature, se dit qu'il résulterait un grand bien pour Cécile de la société de Laure, et elle attendit impatiemment une nouvelle lettre de Nancy.

Cette lettre arriva, disant que Cécile, en revoyant son amie, avait éprouvé une telle émotion, qu'il était maintenant bien certain que le cœur était toujours le même, et que la tête seule avait été comme étourdie par la fréquentation du monde. Laure avait formulé sa demande, et M. Cormery, sans se faire prier, y avait aussitôt accédé. Cécile allait donc vivre sous le toit de son amie ; toutes deux en étaient ravies.

M. et Mme Thiébaut, qui connaissaient la force du bon exemple et la puissance de l'amitié, conçurent les meilleures espérances au sujet de Cécile.

« Ce n'est qu'un moment de fascination, disait la mère ; il est impossible qu'une personne si intelligente et qui a tant travaillé puisse se contenter longtemps de mener une vie de paresseuse. L'oisiveté ne saurait suffire à une femme raisonnable et instruite. Sous le toit de notre fille, elle retrouvera ses goûts délicats, ses sentiments si élevés au-dessus du vulgaire, et ce sera notre bonne petite Laure qui lui aura rendu cet immense service.

— Je l'en crois capable », répondait le bon père, non sans un peu de fierté.

Dès que les deux jeunes femmes se virent en tête-à-tête à Nancy, elles commencèrent à parler non du présent, mais du passé ; de ce passé qui n'était pas encore bien loin. Elles se rappelèrent tout d'abord leurs heureux moments de réunion intime à Beauséjour.

« Pourquoi, dit Laure, n'irions-nous pas faire une visite de trois ou quatre jours à mes parents ? Ils seraient si contents de te revoir !... Je vais en parler à mon mari, qui, bien sûr, ne me refusera pas la permission de faire cette petite absence. »

Elle s'y prit si bien qu'on partit pour Beauséjour. Deux heures de chemin de fer suffisaient. On fut reçu à bras ouverts, et Mme Thiébaut fut tout d'abord frappée du changement qui s'était fait dans l'amie de sa fille.

Mme Cormery, entraînée, comme elle le disait, par le milieu où elle vivait depuis quelque temps, avait adopté ces modes hardies, étranges, ces couleurs voyantes, ces formes de vêtements qui attirent les yeux de la foule. C'était une tout autre personne, et malgré ce luxe d'élégants colifichets elle était beaucoup moins jolie. Le velouté de ses joues avait disparu sous les clartés malsaines de tant de nuits passées au bal, et ses beaux yeux avaient perdu de leur éclat. Le sommeil du matin, tout en la privant d'un temps précieux, n'avait pas suffi pour réparer les ravages causés par des veilles répétées et prolongées. La santé de Cécile était compromise, et l'on se demanda si elle était d'une constitution assez robuste pour résister à cet excès de mouvement, à ces allées et venues perpétuelles, à ce tourbillon qui l'emportait loin du calme si salutaire de son foyer.

Le bon M. Thiébaut secouait la tête et disait tout bas à sa femme :

« Si Mme Cormery s'entête à mener cette vie toute mondaine, elle n'en a pas pour longtemps ; mais Laure a toutes les adresses du cœur : elle saura la ramener au point de départ. »

Mme Thiébaut approuvait entièrement les paroles de son mari, et partageait son espoir, car elle connaissait la puissance d'une véritable amitié.

Quand ou voyait les doux amies l'une auprès de l'autre, on était frappé du contraste que formaient maintenant ces deux jeunes femmes. Laure avait acquis plus de force, physiquement et moralement. Elle n'était embarrassée de rien, et sa physionomie expressive laissait aisément deviner qu'elle s'intéressait à tout ce qui se passait autour d'elle.

Cécile, au contraire, était dolente, fatiguée sans raison, incapable d'efforts, et toujours disposée à se mêler le moins possible aux petits tracas de la vie. Elle semblait épuisée, tandis que son amie était vaillante, car le travail, sous toutes ses formes, contribue à la force du corps.

La première journée à Beauséjour se passa fort tranquillement, et Laure remit au lendemain le plaisir d'aller visiter la petite école qu'elle avait fondée et que Mlle Emma continuait à diriger. Le soir, on respira au jardin l'air frais et sain de la campagne, et l'on se coucha de bonne heure, car les vieillards en général, et surtout les campagnards, ne savent pas veiller.

Pour allonger un peu cette première soirée, Laure accompagna son amie jusqu'à sa chambre, y entra et s'assit auprès d'elle pour causer. A-t-on jamais fini de causer et de raconter, quand on se revoit après une assez longue absence ? Laure parlait surtout de ses joies de famille, de son bon mari, de son bien-aimé petit garçon. Oh ! quand elle en fut là, sa figure s'épanouit, et ce fut avec le plus charmant sourire qu'elle raconta la très courte histoire du petit Pierre, ses gentillesses, tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il allait faire, car il était hors de doute qu'il dirait bientôt « papa » et « maman » ; ou tout au moins « papa », comme étant plus facile.

Cécile qui, malheureusement, n'avait pas encore le bonheur d'être mère, écoutait Laure parler du petit Pierre sans trop comprendre le plaisir qu'elle trouvait à se dépenser tout entière pour son enfant, à s'occuper elle-même de mille détails peu récréatifs. Il lui semblait qu'une bonne aurait pu s'acquitter de tout cela sans que Mme Belisle exerçât une aussi exacte surveillance.

Quand Laure eut à peu près terminé l'histoire du petit Pierre, Mme Cormery, interrogée à son tour, sortit de sa gracieuse somnolence, et répondit aux questions de son amie. Alors l'entretien prit un autre cours. Cécile avait à parler théâtres, bals, grands dîners et concerts. Peu à peu ses yeux s'animèrent, elle avait à peindre de si jolies scènes ! Mme Belisle l'écoutait sans l'interrompre, mais un peu comme elle eût écouté un conte de Perrault. De temps à autre cependant elle ne pouvait s'empêcher de pousser une exclamation : « Ah ! comme ton genre de vie me fatiguerait !... Mais, ma chère, tu n'as pas un moment de liberté !... Ah ! que je te plains d'être esclave à ce point-là ! »

Mme Cormery continuait ses narrations ; et Laure devenait toute triste, tant son amie lui semblait différente de cette sage et studieuse Cécile qu'elle avait aimée, et qu'elle aimait encore.

Enfin, Mme Belisle hasarda cette question :

« Est-ce que ta belle-mère paraît satisfaite de te voir aussi lancée ?

— Ne me parle pas de ma belle-mère, nous ne nous entendons plus. Elle aurait voulu que son fils restât ce qu'il était quand je l'ai épousé, c'est-à-dire un homme d'intérieur ; mais par complaisance pour moi, voyant notre position devenir très brillante, il m'a jetée lui-même dans une société où l'on s'amuse cent fois plus que dans le monde réservé, compassé, où j'allais auparavant. Mme Cormery ne me pardonne pas d'avoir changé à ce point les goûts et les habitudes de son fils ; et je crois que, sans le violon, elle et moi nous serions brouillées.

— Sans le violon ?

— Oui. Ne t'ai-je donc pas dit que ma belle-mère a la manie de jouer du violon ? Elle est même assez forte, et j'ai l'honneur de l'accompagner. Or c'est un honneur qui revient souvent. Si tu crois que cela m'amuse, tu te trompes.

— Que veux-tu, ma bonne Cécile, nous ne saurions avoir trop d'égards pour nos beaux-parents ; c'est d'ailleurs le meilleur moyen de faire plaisir à nos maris.

— C'est possible ; mais c'est fort ennuyeux.

— C'est singulier ; il me semble que si Mme Belisle jouait du violon, ça m'amuserait de l'accompagner.

— Tu t'imagines cela parce qu'elle n'en joue pas ; mais je t'assure que le rôle d'accompagnateur est très fastidieux. Va, je te le céderais volontiers.

— En attendant, nous allons jouer nos sonates à quatre mains, pendant que nous sommes ici, n'est-ce pas, Cécile ?

— Oui, si tu le désires ; mais je te préviens que j'ai beaucoup négligé mon piano.

— Pourquoi donc ?

— Je n'ai pas le temps. Le monde dévore mes heures.

— Mais le matin ?

— Le matin, je dors.

— L'après-midi ?

— L'après-midi, je fais des visites ou j'en reçois.

— Le soir ?

— Le soir, je m'habille et je sors.

— Ma pauvre Cécile, tu me fais de la peine ! Quelle vie... laisse-moi te le dire, quelle vie inutile !

— Tu as bien raison ; mais quand on est lancée, vois-tu, c'est fini ; on n'a plus le temps de rien faire, tout au plus celui de lire le roman à la mode, pour pouvoir en parler à l'occasion.

— Ah ! Cécile ! il n'y a pas d'existence qu'on ne puisse changer par un acte de volonté.

— C'est bien difficile, va ! je n'ai plus l'énergie que j'avais au commencement de mon mariage. Réagir contre l'entraînement général, me remettre à vivre presque sur place, lire des livres d'une certaine valeur, travailler à l'aiguille, sinon pour moi, du moins pour les pauvres, à présent tout cela me paraît au-dessus de mes forces. Je me laisse aller ; et pour tout dire, quoique ce soit peut-être à tes yeux une mauvaise excuse, je suis comme les autres, comme la foule élégante. Tout Paris en est là !

— Écoute, ma bonne Cécile, je crois que tu te plais à exagérer ; car enfin jamais je ne pourrai admettre que toi qui m'as sauvée de la paresse, tu sois tombée dans cet affreux défaut. »

Cécile baissa la tête et sourit tristement. C'était l'aveu de son inconcevable faiblesse. Oui, elle qui n'était pas, comme Laure, paresseuse par nature, l'était devenue par la fréquentation continuelle d'un monde léger où l'on n'avait d'autre but que de paraître, de plaire et de s'amuser.

« Te voilà bien étonnée, Laure ? Tu ne me croyais pas capable d'en arriver là ? »

Laure se rapprocha plus intimement de son amie, et, la main dans la main, elle lui dit :

« Qu'importe ce que l'excès des plaisirs du monde a fait de toi ! Je sais bien, moi, que tu es beaucoup trop sensée, beaucoup trop raisonnable pour adopter définitivement une vie désœuvrée.

— Tu as raison : cette vie désœuvrée, sans but, sans intérêt réel, me déplaît au fond ; mais je suis entraînée. Comment faire ? »

La volonté de Mme Cormery était devenue si molle qu'elle ne voyait aucun moyen de résister au courant.

Laure qui, au contraire, avait réagi courageusement contre sa propre nature, se sentait capable de ramener son amie dans une autre voie. Elle aurait voulu tenter, le jour même, cette entreprise qui lui tenait au cœur ; mais il fallait ne rien précipiter, pour ne point faire de fausses démarches. Elle résolut de différer un peu, et se contenta de dire, en embrassant son amie :

« Ah ! si tu revenais vivre pendant quelque temps dans notre Lorraine, tu y trouverais d'autres idées, d'autres habitudes, tu y redeviendrais ma Cécile d'autrefois.

— C'est impossible », dit en soupirant Mme Cormery.

Laure, en ce moment, lui était supérieure et connaissait parfaitement le précieux remède qui pouvait guérir son mal.

« Le mot « impossible » est trop fort, dit-elle avec une douceur aimable ; nous reparlerons de tout cela. En attendant, je vais te laisser te déshabiller et dormir.

— Je vais sonner ma femme de chambre, ma petite Laure, car je t'avoue que je ne sais plus rien faire sans elle.

— Vraiment ? C'est une dépendance de plus.

— Que veux-tu ! ce sont des habitudes qui se prennent si vite ! »

En effet, Mme Cormery, qui avait amené sa femme de chambre chez Mme Thiébaut, pour n'y passer que quelques jours, était devenue d'une maladresse achevée. Elle ne savait ni se coiffer seule, ni revêtir la plus simple toilette.

Le lendemain, les deux jeunes femmes allèrent ensemble visiter la petite école.

Cécile fut frappée de la joie franche qu'y apporta la présence de Laure. Mlle Emma fut aimable et rendit de bons témoignages des jeunes élèves. Une seule se faisait honteusement remarquer par sa paresse. Elle était sans cesse et très justement punie ; mais les pénitences glissaient sans faire d'impression sur cette nature molle. Laure, en regardant cette enfant, se sentit prise de compassion. Elle eut l'idée de l'encourager, au contraire, par la promesse d'une belle récompense, qu'elle lui apporterait, si Mlle Emma constatait de véritables efforts.

Cécile admirait son amie et se disait humblement : « Elle vaut bien mieux que moi. Elle prend intérêt à ce qui est bon et utile ; elle fait du bien, et moi, je ne fais rien, si ce n'est de jeter de temps en temps un peu d'or dans la bourse d'une quêteuse. Ah ! que je suis mal embarquée ! Mais comment changer de vie ? C'est impossible ! »

Mme Belisle, voulant attirer l'attention de son amie sur les pauvres, ce qui doit être le soin principal des riches, imagina de profiter du séjour de Cécile pour faire à ses anciennes élèves et aux nouvelles une distribution de prix. Elle en conféra avec Mlle Emma, qui fut charmée de cette bonne pensée, et, ayant fait venir de Nancy des objets utiles et qui en même temps plairaient aux enfants, elle les convia à une petite fête.

Comte ne pouvait détacher ses regards de ce qu'elle voyait de bon et d'aimable en Mme Belisle, dont l'activité savait répondre à tout et, pour ainsi dire, doubler la durée des heures.

Deux jours après eut lieu la petite fête, à laquelle voulurent assister M. et Mme Thiébaut.

Mlle Emma prétendait s'effacer complètement devant la fondatrice ; mais on ne le lui permit pas, puisque c'était elle qui continuait si courageusement la bonne œuvre.

Annette avait mis sa plus belle robe, celle que Mme Thiébaut lui avait donnée pour Pâques. Cette bonne fille avait aidé Laure à confectionner de jolies couronnes de fleurs des champs. Elle était toute joyeuse aussi et ne cessait de dire à sa jeune maîtresse : « Ah ! que vous êtes donc bonne ! »

Il n'y eut qu'une ombre à la joie de la fête. On entendait des sanglots dans un coin de la serre. C'était la petite paresseuse qui pleurait à chaudes larmes. Elle aurait bien souhaité rester chez ses parents ; mais on avait exigé, pour son bien, qu'elle fût présente à la distribution des prix, et témoin du bonheur de ses compagnes qui avaient mérité des récompenses par leur travail. La pauvre petite Francine était inconsolable, et détestait maintenant sa hideuse paresse. Laure eut pitié d'elle, lui donna sa part de goûter à emporter chez sa mère, et lui dit :

« Va, ma petite fille, les autres vont danser des rondes au jardin ; tu as le cœur trop gros pour t'amuser ; mais je te promets que, quand tu ne seras plus paresseuse, je t'apporterai un beau cadeau, et je ferai une petite fête pour toi toute seule. »

L'enfant fut touchée, reconnaissante. Elle tendit ses bras à Mme Belisle, qui se pencha jusqu'à elle et l'embrassa.

Ainsi encouragée, Francine s'en alla, emportant des gâteaux dans son petit panier ; et elle dit à sa mère :

« C'est fini ; je ne veux plus être paresseuse.

— Tu as raison, répondit la paysanne, car il me suffit d'un ânon dans mon étable ; et avec toi, ma fille, ça m'en faisait deux. »

Après la petite fête de l'école, Beauséjour rentra dans son grand calme, et les deux amies trouvèrent le plus doux plaisir à causer ensemble, surtout le matin.

« Vois, disait Mme Belisle, comme nous avons su mettre à profit ces heures du matin. Je te remercie de m'avoir sacrifié l'habitude de te lever tard sans nécessité.

— Vraiment, répondait Mme Cormery, je ne sais pourquoi je me lève si souvent à neuf heures, dix heures, onze heures même !

— Quoi ! sans être sortie le soir ?

— Sans être sortie. Vois-tu, Laure, j'ai pris des manies, de vraies manies ; il y en a pour tous les âges. Quand je ne vais pas dans le monde, je ne me couche pas avant minuit, une heure.

— Que fais-tu, si tard ?

— Je lis les livres à la mode.

— Et que te reste-t-il de ces lectures, ma bonne Cécile ?

— Rien. »

Ainsi Laure rentrait peu à peu dans ce cœur qu'elle connaissait si bien. La plus tendre amitié unissait encore une fois ces deux belles âmes, et il ne pouvait en résulter qu'un grand bien.

Après quelques jours de solitude on prit congé de M. et de Mme Thiébaut, et l'on retourna à Nancy, où Mme Belisle reprit sa vie accoutumée. Son amie put apprécier alors tout ce qu'il y avait de raison et d'amabilité dans la femme du jeune capitaine. Elle se dévouait ; elle était vraiment femme, vraiment mère, et joignait la grâce à la sagesse.

Lorsque Laure retrouva, sur les genoux de sa belle-mère, son cher petit garçon, elle eut des transports de joie. Cécile fut alors témoin de l'affection de Mme Belisle pour sa belle-fille. L'enfant les aimait toutes deux ; mais il caressa sa mère au retour, et lui donna la certitude qu'elle était la première dans son petit cœur.

Cécile eut aussi plusieurs fois l'occasion de remarquer le genre d'affection qu'André avait pour Laure. Il l'estimait autant qu'il l'aimait, avait la plus entière confiance dans son jugement, et lui demandait souvent son avis dans les occasions où son autorité de chef de famille aurait suffi. Il ne la regardait pas comme une femme occupée d'elle-même, de ses plaisirs, de ses petits succès ; Laure était, aux yeux de son mari, une femme supérieure. Pourquoi ? Parce qu'elle faisait parfaitement et à son heure tout ce qu'il convenait de faire.

Les connaissances nouvelles que Laure avait à Nancy ne lui ôtaient nullement sa liberté ; car la jeune femme savait répondre avec politesse aux avances qu'on lui faisait, mais sans se laisser envahir par les invitations. Son activité trouvait du temps pour tout. Quant aux lectures inutiles et sans but qui dévoraient des heures dans l'existence de Cécile, son amie les supprimait absolument, préférant les livres où elle trouvait de belles pensées, de beaux exemples, ou des pages instructives.

Plusieurs semaines s'écoulèrent dans la plus douce intimité. Laure désirait vivement que le séjour de Cécile à Nancy se prolongeât, afin qu'elle se trouvât plus longtemps séparée de ce monde brillant qui lui avait tourné la tête. Elle disait aimablement à son mari :

« Soyons bien gentils, André, afin que notre intérieur lui plaise et qu'elle arrive à se convaincre que le bonheur ne fait pas de bruit.

— Ne suis-je donc pas bien gentil ? » demandait gaiement le capitaine, tout en prenant sa grosse voix.

Mme Belisle, la mère, témoignait à l'amie de sa belle-fille une sincère amitié, et voyait, à n'en pouvoir douter, que la présence de Laure produisait une excellente impression sur l'esprit agité de la jeune mondaine.

Un jour Laure dit à son amie :

« Je crains que tu ne t'ennuies avec nous. Cette vie calme est si différente de la tienne !

— M'ennuyer ? Y songes-tu ? Je t'avoue qu'au contraire ce calme me fait du bien et me porte à réfléchir. Je te vois si heureuse ! Ah ! pourquoi suis-je sortie de mes anciennes habitudes ?

— Ne pourrais-tu pas les reprendre, chère Cécile ?

— Lancée comme je le suis, c'est bien difficile ! Mon mari...

— Ton mari, crois-moi, serait enchanté de recouvrer sa liberté, de se coucher habituellement avant minuit, et de voir sa chère femme s'occuper un peu plus de son intérieur. Quant au monde, s'il cessait de te voir à ses fêtes, il t'aurait bientôt oubliée, va ! sois-en convaincue.

— Laure, tu as raison, je le sens. Ce qui me manque, c'est l'énergie.

— Veux-tu me permettre de t'indiquer le moyen que je prendrais si j'étais à la place ?

— Sois mon bon ange, ma chère Laure ; je veux me laisser guider par toi.

— Eh bien, demande à ton mari de t'éloigner complètement du monde pendant quelques mois.

— Ah ! Laure, s'il voulait finir la saison à Nancy ! Si je pouvais te voir tous les jours, prendre auprès de toi des leçons de courage, d'activité...

— Tu veux dire, chère Cécile, que je serais peut-être assez heureuse pour te rendre ce que tu as fait pour moi ?

— Eh bien, je le veux, reprit Mme Cormery avec un air décidé qu'on ne lui connaissait plus ; je vais écrire à Henri et lui proposer mon plan, qui est aussi le tien. »

M. Cormery se garda bien d'apporter le moindre obstacle au désir si raisonnable de sa femme. Il vint à Nancy, s'y installa provisoirement, et facilita de tout son pouvoir les rapports de Cécile avec Laure et avec son excellente belle-mère.

Plus Mme Cormery se mêlait à cet intérieur, plus elle se reprochait son désœuvrement, sa vie inutile et le peu d'attention qu'elle avait donnée à sa maison, sous prétexte que le nombre de ses domestiques la dispensait de ces soins. Elle comparait aussi la manière dont Laure traitait sa belle-mère avec la froideur ennuyée qu'elle montrait, elle, pour la mère de son mari. Que de fois elle l'avait attristée ! Que de fois elle avait vu des larmes dans ses yeux, sans chercher à en connaître la cause pour tâcher d'y remédier !

Plus la jeune femme rentrait en elle-même, plus elle voyait de réformes à faire. Mais, son amie lui communiquant son courage, elle en eut bientôt assez pour entreprendre de revenir sur ses pas et de demander à la réflexion, à l'étude, la force de résister aux faux charmes d'un monde bien peu digne de la séduire et surtout de lui plaire longtemps.

Quelques mois après, M. Cormery emmena sa femme, promettant de revenir de temps en temps à Nancy. Cécile avait une physionomie tout autre : ses yeux étaient calmes, ses poses simples, sa voix modeste, sa toilette modifiée au point de n'être plus du tout tapageuse. En partant, elle serra Laure dans ses bras et lui dit :

« Quel service tu m'as rendu ! J'ai appris auprès de toi que le bonheur ne fait pas de bruit. »

XII

La petite maison de Beauséjour est pleine, trop pleine. Peu importe ! on consent à se gêner pendant quelques jours pour avoir le plaisir d'être tous ensemble, sous le même toit. M. et Mme Thiébaut ont appelé autour d'eux leurs filles, leurs gendres et leurs petits-enfants. Chaque chambre est convertie en dortoir ; on a mis quatre allonges à la table, et l'on n'a pas encore ses coudées franches.

Et pourtant quelle expression de bonheur sur tous ces visages ! Joseph et Xavier, tous deux entrés en carrière, ne se plaignent pas d'être un peu à l'étroit. Les vieux parents sont si heureux de voir que personne ne manque au rendez-vous ; cela ne s'était pas vu depuis plusieurs années. Les jeunes gens, les officiers, les jeunes femmes, tout le monde plaisante et se laisse aller à cette gaieté française qui est un mélange de modération et de francs rires.

On se croit en famille, et pourtant il y a ici une étrangère et son mari ; mais cette étrangère ne compte pas, on ne fait avec elle aucune cérémonie, c'est l'amie intime de Laure, c'est Mme Cormery, que la secourable amitié de Mme Belisle a fait rentrer dans sa première voie. On ne reconnaît plus cette charmante femme : elle est redevenue ce qu'elle était, simple, laborieuse et sans prétention aux succès de vanité puérile qui naguère l'ont un moment étourdie. Sa grande fortune, elle l'emploie à faire des heureux, après avoir répandu d'abord autour d'elle le confortable et tous les agréments de la vie. Son temps, elle l'économise comme un trésor qui diminue chaque fois qu'on y puise ; elle le consacre à son mari, à sa belle-mère, dont la vieillesse réclame des soins et des attentions ; aux pauvres églises, pour lesquelles on doit se faire un honneur de travailler ; aux malheureux, quels qu'ils soient, car c'est à chaque pas que les riches les rencontrent. Et cette transformation, on la doit à la charmante Laure, rendant avec usure, par son exemple et ses douces paroles, ce qu'en d'autres temps on lui a donné.

En jetant un long et maternel regard autour d'elle, Mme Thiébaut se sentait vraiment heureuse. Enfants, petits-enfants, amis intimes, tous avaient répondu à ses désirs, à son appel. On voyait régner à Beauséjour cette paix enjouée qui n'appartient qu'aux esprits occupés, parce que tout plaisir leur est un délassement salutaire.

Les trois jeunes femmes se recherchaient sans cesse. Elles voulurent aller ensemble à la petite école, et s'acheminèrent vers la serre, emportant chacune des images et des bonbons, car il fallait bien réjouir les petites élèves de Mlle Emma.

Après avoir salué la maîtresse, ces dames jetèrent un coup d'œil sur les jeunes élèves, et furent tout d'abord frappées de la physionomie aimable et éveillée d'une enfant de neuf ans qui les regardait en souriant. On voyait au cou de cette chère petite une large et brillante médaille soutenue par un beau ruban rouge qui s'apercevait de loin.

À qui donc Mlle Emma avait-elle cru devoir rendre cet honneur ? C'était à Francine, à Francine qui avait tant pleuré quelques mois plus tôt, et pour qui Laure avait été si bonne.

Mlle Emma, regardant son élève avec amitié, lui dit en souriant :

« Parlez, mon enfant, et apprenez vous-même à ces dames pourquoi vous portez cette médaille. »

Francine leva la tête, ses yeux brillèrent, et elle dit avec la plus grande simplicité :

« C'est parce que je ne suis plus paresseuse. » Laure fut touchée jusqu'aux larmes à la pensée des efforts qu'avait dû faire la petite paysanne. Elle l'embrassa bien affectueusement et lui dit : « Je n'oublie pas que je t'ai promis un beau cadeau ; tu me diras ce qui peut te faire le plus de plaisir. Est-ce une poupée ? Réponds ? Veux-tu une grande et belle poupée ?

— Non, Madame, dit naïvement Francine, je n'en ai pas besoin, parce que j'ai mon petit frère ; c'est moi qui le berce et qui le console quand il pleure.

— Tu as raison, ma mignonne, un petit frère vaut mieux qu'une poupée. Quand tu auras trouvé ce que tu désires le plus, tu me le diras, et je te le donnerai pour te récompenser de n'être plus paresseuse. Ta maman doit être bien contente de toi ?

— Oh oui ! Madame. Elle me disait l'autre jour : « -- Allons, Francine, voilà que je n'ai plus d'ânons du tout, à présent ! »

— Comment ! reprit Laure en riant, n'y en a-t-il pas toujours un dans ton étable ?

— Non, malheureusement, Madame ; il est mort, il y aura dimanche huit jours. C'est grand dommage ! Il était si gentil ! Et puis, il nous servait pour aller vendre nos salades et nos choux. À présent, il nous faut tout porter au pallier. »

Les trois dames se regardèrent. Elles avaient deviné la meilleure récompense qu'on pût donner à la courageuse enfant. Quelques mots s'échangèrent entre elles, et, deux jours après, la petite Francine, radieuse de bonheur, ramenait à sa mère un joli ânon tout disposé à aller vendre les salades et les choux. La mère poussa des exclamations de surprise.

« Ah ! les bonnes dames ! Est-il beau ! Vois-tu, ma fille, comme tu as bien fait de ne plus faire l'ânon ; ça t'allait si mal ! Que je suis donc contente ! »

Ce fut un jour de fête dans la pauvre demeure ; et tout le monde, au village, disait : « Avez-vous vu l'ânon de Francine ? »

Mme Cormery jouissait, autant que Laure et que Marguerite, du bonheur de ces pauvres gens. Elle avait voulu contribuer pour une large part à l'achat de l'ânon, afin qu'il fût plus beau, plus fort, et plus utile par conséquent.

« Ah ! Laure, dit-elle en riant, cela me coûte infiniment moins cher qu'une robe de bal, et c'est bien plus amusant ! »

Ainsi passèrent quelques jours, pendant lesquels les habitants de Beauséjour furent heureux tous ensemble ; puis, après cette courte halte, chacun retourna à son devoir, à son foyer.

Cécile, soit à Paris, soit dans le Nord, sut, comme son amie, se composer du bonheur avec des éléments très simples, et retrouva dans l'étude et dans l'intérieur ses meilleurs plaisirs, tout en se prêtant à la société, sans affecter une humeur sauvage.

Et le grand monde ?... Le grand monde se fâcha bien un peu, mais pas pour longtemps, car il oublie vite. Quelques personnes se consolèrent de voir rarement Cécile en la critiquant ; d'autres supposèrent que M. Cormery était jaloux. Quelques autres encore allèrent jusqu'à prétendre que Cécile ne supporterait pas la vie sérieuse, et qu'on la verrait reparaître, plus élégante que jamais.

Il n'en fut rien. Cécile resta ce qu'elle devait être ; et elle eut le bonheur de devenir mère de famille, comme son amie Laure. Ses nouveaux devoirs la trouvèrent fidèle, et elle les remplit dignement, sans rien perdre du charme qui la distinguait.

Mme Cormery la mère se réjouissait chaque jour davantage d'avoir retrouvé en Cécile la charmante femme qu'elle avait choisie pour son fils.

En effet, la jeune mère, toujours aimable, trouvait du temps pour tout, même pour accompagner gracieusement sa belle-mère, quand il lui prenait envie de jouer du violon.

C'est ainsi que les deux amies s'étaient complétées l'une l'autre, et qu'elles avaient compris chacune de son côté que le travail est une des sources les plus fécondes du bonheur.