Le petit colporteur : édition ELTeC Gouraud, Julie [Louise d'Aulnay] (1810-1891) Principal investigator Christof Schöch Encoding Christof Schöch 43357 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org ELTeC ELTeC release 1.1.0 ELTeC-fra ELTeC-fra release 1.0.1 Bibliothèque électronique du Québec (BEQ) Le petit colporteur Julie Gouraud Hachette Paris 1867 Le petit colporteur Julie Gouraud Hachette Paris 1867

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Voyons, n'en perds pas l'appétit ; avec ton Amérique, ne dirait-on pas que mon Pierrot va s'envoler ?

Et que diriez-vous, ma mère, si je vous disais que je suis décidé à voir du pays ?

Je dirais, mon cher enfant, que ce n'est pas à ton âge qu'on va courir les mondes. Je te permets d'aller jusqu'à Strasbourg, si ça te fait plaisir.

Cette permission me suffit. Écoutez-moi. Et, quand vous m'aurez entendu, j'espère que vous bénirez mes projets : J'étais encore bien petit le jour où le corps de mon père fut rapporté ici par ses camarades, et pourtant je ressentis un chagrin qui me changea tout à coup. Je n'avais encore pensé qu'à jouer, à courir, parce que je n'imaginais pas autre chose en ce monde. Quand je vous ai vue pleurer, et surtout, lorsque je n'ai plus vu le père à sa place, je me suis dit : Ah ! je voudrais être grand pour gagner de l'argent ! Bien souvent j'ai été pleurer à l'entrée du bois, puis un beau jour je n'ai plus pleuré. J'avais bien encore du chagrin, mais le désir d'apprendre me consolait. Je me figurais être grand, vous ne manquiez de rien, Christine non plus. Tout cela n'empêche pas que j'ai seulement treize ans et trois mois, et je me creuse l'esprit avec M. le curé pour savoir l'état qui va le plus vite. Eh bien ! mère, je l'ai trouvé mon état : Je n'irai pas en Amérique ; je serai marchand ambulant ; mon apprentissage est fait : regardez-moi ces jambes-là, et ces bras, et ces bonnes épaules !

Petit Pierre, pour donner plus de poids à son discours, fit trois ou quatre enjambées, puis enleva Christine, en criant de sa plus grosse voix : bonne marchandise à vendre et pas cher, messieurs, mesdames.

Christine perchée sur l'épaule de son frère riait de tout son cœur, et, si un de ces tristes heureux du monde l'eût vue, je crois bien qu'il eût donné une bonne somme pour réjouir son foyer privé de joies enfantines.

Tu as de bonnes idées, mon Pierre : il ne te manque que de l'argent. Où trouveras-tu l'argent nécessaire pour acheter de la marchandise ?

Oh ! ce n'est pas difficile dans notre pays ! Il ne manque pas de gens qui en prêtent.

Assurément, mais c'est à quoi je ne consentirai pas, je t'en préviens, et je vais te raconter une histoire qui t'en fera passer l'envie à tout jamais.

J'écoute.

J'ai connu dans mon jeune temps un homme aise qui avait un fils unique. Le père travaillait, amassait pour son fils, tandis que plein de vanité, ce malheureux enfant aurait voulu être mis comme un monsieur. Un beau jour il lui prit la fantaisie d'avoir des boucles d'argent à ses souliers. C'était la grande mode alors. Son père qui s'était contenté toute sa vie d'attacher les siens avec des cordons de cuir refusa absolument de donner de l'argent à son fils.

Irrité d'un refus si obstiné le jeune homme emprunta trente francs, s'engageant à en payer l'intérêt. L'intérêt était gros, et chaque année le complaisant prêteur laissait volontiers l'intérêt s'ajouter à l'intérêt.

Les boucles étaient usées et la mode en était passée, lorsque quinze ans plus tard le père mourut, laissant à son fils unique un joli coin de terre. L'usurier se présenta, il n'obtint rien et promit encore de prendre patience : mais l'année suivante il se montra plus exigeant ! il obtint cette fois un sillon du champ, enfin de sillon en sillon tout y passa et quoique la chose paraisse invraisemblable à ceux qui n'en ont pas été témoins, cette paire de boucles coûta dix mille francs au vaniteux qui les avait portées.

Je n'aurai pas de boucles.

C'est sérieusement que je te le dis, Pierre, j'ai horreur de ces prêteurs d'argent. Notre pauvre maisonnette et notre champ y passeraient. Renonce à ton idée ? Tu es un brave garçon, le bon Dieu t'en enverra une autre, va !

Je crois, mère, que celle-là est la meilleure. J'y tiens et voici comment je compte faire : Vous savez le beau château... quoi ! Eh bien ! je vais aller trouver M. le comte et sa femme, et leur demander de me fournir un petit ballot.

Tu veux mendier, mon fils ?

Mendier ? jamais ! n'est-ce pas, au contraire, une belle action d'aller dire au protecteur du pauvre : aidez-moi ? Prêtez-moi la somme nécessaire pour acheter ma première balle de marchandises et chaque fois que je reviendrai au pays je vous donnerai la moitié de mon gain.

Tu es un sage enfant, petit Pierre. Il me semble entendre mon pauvre mari ! Qui ne risque rien, n'a rien. Les proverbes sont là pour nous encourager. Eh ! bien, si la journée est belle demain, tu iras au grand château. Pendant ce temps là, je prierai à la chapelle de Saint-Joseph.

Tu m'emmèneras avec toi, frère. Mme la comtesse m'a parlé un jour que je me promenais dans son beau parc : « Tu es gentille, viens goûter avec mes enfants. » Et j'ai eu une tartine avec des confitures rouges qui tremblaient sur mon pain.

Madeleine, la mère de ces heureux enfants, finissait par prendre confiance dans les projets de Pierre. « On a vu ça, pensait-elle, un enfant courageux tirer sa famille de peine, et certes, mon Pierre en est capable ! Mais je serai triste de ne plus entendre sa voix sonore qui rappelle si bien celle de son père ! Et quand je le saurai courant les chemins par le vent du nord aussi bien que par le soleil ! Et puis, il suffit quelquefois d'une mauvaise rencontre pour perdre un cœur d'enfant. »

Madeleine n'était pas seulement une tendre mère, c'était aussi une femme de bon sens. Elle laissa sa raison naturelle dominer sa sensibilité et finit par entrer courageusement dans les projets de son petit Pierre.

Dès le lendemain elle prépara les meilleurs vêtements de ses enfants, les habilla de son mieux, et placée sur la porte de la maison, elle les vit partir se tenant par la main : après avoir levé les yeux au ciel, un sourire doux et triste erra sur ses lèvres.

II

Pierre et Christine marchaient, et s'arrêtaient de temps à autre pour glaner un fruit de haie échappé à l'oiseau. On touchait à la fin d'octobre Les champs n'étaient pas encore déserts et les deux enfants saluaient le laboureur qui travaillait réjoui par leur gracieuse apparition.

Pierre, je le suppose, préparait son discours et ne se sentait peut-être plus si sûr de réussir car il laissait babiller Christine, se contentant de lui répondre oui ou non et encore ne tombait-il pas toujours juste ; mais Christine n'était pas susceptible, il lui suffisait de donner la main à Pierre pour être satisfaite. Christine avait à peine neuf ans, petite et mignonne elle était l'objet de tous les soins de son frère. Et quand, arrivés à moitié chemin, elle dit : « Pierre, je suis lasse. » Pierre la prit sur ses épaules avec empressement. Sans douter du bon cœur de Pierre, nous ne serions pas étonnés que le futur petit marchand ambulant ait saisi l'occasion d'essayer ses forces en songeant à ses futurs exploits.

Avant d'entrer dans le bourg de Reichshoffen, Pierre remit Christine sur ses pieds, ramena son fichu soulevé par le vent, lissa ses cheveux, donna également un coup d'œil à sa toilette et enfin se moucha. Il marcha résolument alors jusqu'à la porte du château.

Le proverbe a encore une fois raison : Tel maître, tel valet ! « Que demandez-vous, mes enfants ? » dit d'une voix cordiale la femme de Hans le garde.

Nous voudrions parler à monsieur le comte.

« Entrez, mes petits enfants, adressez-vous à droite, dans la cour. »

Pierre obéit et il obtint sans difficulté la permission d'être admis près du comte.

Mais dans ce château la charité unissait les cœurs, et la comtesse vint la première reconnaître les petits visiteurs. Elle les caressa, leur demanda des nouvelles de leur mère et quel motif les amenait.

Madame, j'ai un secret à dire à M. le comte.

Vraiment ! ne le diras-tu pas devant moi, ton secret ?

Oh ! oui, madame, c'est la même chose.

Mon ami, voici les enfants de la femme Lipp. Petit Pierre a un secret à te confier, mais il consent à ce que je connaisse aussi ce secret.

Le comte était en robe de chambre, il était entouré de gros livres : il y en avait partout, sur le bureau, sur les chaises. Il s'interrompit en ouvrant sa tabatière et la prise ayant disparu d'entre ses doigts, « voyons ! » dit-il avec un air plein d'intérêt qui fut pour Petit Pierre un grand encouragement à prendre la parole.

Monsieur le comte, je suis trop jeune pour aller en Amérique comme le fils de Constant Winkel, mais il faut que je gagne pour soutenir ma mère, car je suis l'aîné de la famille. Alors voici ce que j'ai pensé : puisque l'Amérique est très loin, je peux me faire marchand ambulant. Monsieur Hoffman de Hagueneau l'a bien été, et aujourd'hui il a une belle boutique dans la grande rue.

Mais, mon ami, tu auras bien du mal à courir les chemins par tous les temps.

Ça ne fait rien, monsieur, je suis fort et je sais bien qu'on n'a rien sans peine. Je commencerai par faire de petites tournées.

Et que veux-tu vendre ?

Je ne sais pas trop.

Et il se tourna vers la comtesse pour interroger son regard.

Je t'aiderai de mes conseils, si tu pars.

Est-ce là ton secret, Petit Pierre ?

Ça n'est que la moitié, monsieur le comte, l'autre moitié, c'est que vous seriez bien bon de me prêter de l'argent pour acheter ma première balle. Je vous rendrai à mesure que je gagnerai. Je vous le promets, sur la mémoire de mon père.

Nous verrons. Mais quand voudrais-tu partir ? La saison n'est pas favorable au commerce.

Oh que si ! je vendrai du chaud en hiver et du léger en été. Si monsieur voulait avoir confiance en moi, je serais joliment content !

Qui t'a donné l'idée de venir me trouver, mon petit homme ?

Tout le monde sait, et encore bien loin d'ici, que monsieur et madame sont toujours à chercher des malheureux ; alors, comme je ne suis pas riche, j'ai dit mon idée à ma mère, et voilà.

Petit Pierre, je te prêterai de l'argent pour acheter la première balle de marchandises ; mais tu seras exact à me rendre. Tu tiendras tes comptes en ordre ; tu ne feras pas la contrebande et si j'apprends que tu fais le colportage des mauvais livres, je te retirerai mon estime et ma protection. As-tu bien compris ?

Parfaitement. Monsieur le comte peut être tranquille ; je ne vendrai que ce qu'il me dira de vendre.

Sais-tu compter ?

Pour ça, oui, madame.

Voyons, additionne ces chiffres.

Petit-Pierre prit la plume des mains de son protecteur, additionna une demi-colonne de chiffres assez compliqués, et dit d'un air triomphant : « Monsieur veut-il que je fasse la preuve ? »

Non, c'est bien, je suis content de toi. Ma femme s'occupera de tes affaires, et puisque l'approche de l'hiver ne t'effraye pas, procure-toi un passeport bien en règle et tu partiras dès que ta mère le jugera à propos. Mais, Petit Pierre, souviens-toi bien de mes recommandations.

Christine avait plus ou moins suivi la conversation, elle était bouche béante devant une belle sainte Vierge qui faisait partie de la fenêtre. Jamais la petite fille n'avait vu de si beaux tableaux, tant de gros livres et un monsieur travailler à de l'écriture. Il fallut que la comtesse lui prît la main et l'emmenât à l'office où elle servit elle-même un bon goûter au frère et à la sœur. Petit Pierre était rouge de bonheur et Christine ouvrait les yeux sans dire un mot, mais elle mordait à belles dents dans un morceau de gâteau où se montraient à sa grande satisfaction de petits grains de raisin.

Hâtons-nous de rendre justice à Petit Pierre : Il avait eu une bien bonne idée. C'est ce qu'il dit à Christine, dès qu'ils furent sortis de la cour du château.

Je vous laisse à penser quels longs et beaux récits les enfants firent à leur mère en arrivant. Ils ne se possédaient pas de joie. Pierre frissonnait en songeant qu'il aurait pu entrer à la papeterie ou à la forge et passer des années sans rien gagner.

L'imagination du petit garçon battait la campagne. Dans son impatience il alla annoncer à ses amis son prochain départ ; il demandait des conseils principalement à Constant Winkel qui passait pour l'homme le plus sage. De quels transports de joie fut saisi Pierre en entendant le vieillard lui dire : « Tu réussiras parce que tu as du courage, sois toujours honnête, ne te presse pas de gagner, souviens-toi que les petits ruisseaux font les grandes rivières.  »

Madeleine ne causa pas mal, aussi elle, avec ses voisines. La majorité des avis fut que le parti pris était bon, que plus d'un gros marchand avait commencé par vendre dans les campagnes avant d'avoir boutique en ville.

L'intérêt qu'inspirait la veuve Lipp était sincère. Partout elle reçut des encouragements. Le maire en délivrant un passeport au petit voyageur n'épargna pas les conseils et les recommandations. Il dit à l'enfant ce qu'un marchand peut gagner honnêtement, et ce qu'il serait malhonnête de gagner, quoiqu'il n'y ait point à vrai dire de tarif. Petit Pierre devait viser à se faire une clientèle, il devait passer ici et là à certaines époques de l'année. On lui donnerait la préférence une fois qu'il serait bien connu de ses pratiques.

Ces discours n'étaient pas seulement d'une douceur infinie aux oreilles de Pierre, il les méditait, se promettant bien d'être digne de la protection de ses bienfaiteurs.

Madeleine travaillait, veillait pour mettre en ordre le mince trousseau de son fils. Elle fit une brèche à sa petite réserve pour acheter deux bonnes paires de souliers au futur voyageur. Je crois bien que dans sa pensée le voyage de New-York n'était pas plus glorieux qu'une tournée en Alsace. En tout cas, disait-elle, j'aime mieux qu'il ne fasse pas une si grosse fortune et qu'il vienne m'embrasser de temps en temps. Avec leur Amérique qui est à des millions de lieues d'ici on ne sait pas ce que deviennent de pauvres enfants : il n'y a qu'une Alsace au monde !

Huit jours étaient à peine écoulés, lorsque le bruit d'une voiture éveilla l'attention des habitants de Wasembourg. Chacun se mit sur la porte de sa maison et constata que la voiture s'arrêtait chez les Lipp. Les plus curieux s'approchèrent un peu, mais personne n'osa entrer. Un domestique prit dans la voiture un assez gros paquet qu'il porta dans la maison.

C'était bien la comtesse en compagnie de ses filles, qui apportait les objets destinés à composer le ballot de Petit Pierre.

Plus heureux que les voisins nous allons assister à l'exposition des marchandises : bas de laine bleus et noirs, chaussons de lisières, pur Strasbourg, camisoles de laine, fichus d'indienne, plumes de fer, étuis et aiguilles, ciseaux et chaînes d'acier, lunettes, images et chapelets, etc. ; le tout renfermé dans une boîte de sapin recouverte d'une toile cirée avec de fortes bretelles de cuir pour en faciliter le transport.

Pierre se crut riche : on ne pouvait en douter à l'expression joyeuse de sa physionomie. Il touchait chaque objet en silence, puis regardait la comtesse tout aussi heureuse que lui. L'excellente femme renouvela toutes ses recommandations à Petit Pierre. Elle s'informa de l'état du trousseau, elle y ajouta quelques objets, entre autres une grande paire de guêtres en cuir, et remit à Madeleine ce qu'elle avait dépensé pour les deux paires de souliers.

Oh ! que Petit Pierre avait raison ! Pour le riche, il n'y a pas de joie comparable à celle qu'il éprouve en secourant le pauvre, en l'aidant à gagner sa vie. La comtesse et ses filles laissèrent comme un parfum de bonheur dans cette chaumière.

Il fut arrêté que le surlendemain Madeleine accompagnerait son fils au château, sa première étape, que Petit Pierre étalerait sa marchandise et qu'on verrait de quoi il était capable.

Vous le croirez sans peine, dès que la voiture eût disparu les marchandises furent de nouveau inspectées, estimées, quoiqu'on sût déjà qu'il y en avait pour soixante francs.

Christine voulait tout essayer. Malgré la résistance de Pierre, la petite fille parvint à s'emparer d'une paire de lunettes qu'elle mit sur son nez, et trouva grâce par ses espiègleries.

Petit Pierre s'était dit : nos amis vont m'étrenner. Personne ne vint et lorsque l'enfant en témoigna de l'étonnement à sa mère, celle-ci lui répondit : Mon fils, nul n'est prophète dans son pays.

Le soir, Madeleine et ses enfants, agenouillés devant le vieux crucifix de la famille, rendirent grâces à Dieu et après s'être dit bonsoir, ils s'endormirent pleins de confiance dans le lendemain.

III

Petit Pierre, malgré son courage et son enthousiasme pour les voyages, avait pourtant le cœur serré ; heureusement que le soleil perçant peu à peu les nuages vint éclairer la vallée et donner un air de fête aux préparatifs du départ. D'ailleurs sa mère et sa sœur l'accompagnaient.

Madeleine n'était pas la seule à présumer de la bonne fortune de son fils en le voyant partir bien équipé, la balle sur le dos, son bâton à la main. Les voisins auxquels il dit adieu lui prédirent un glorieux avenir.

Le fait est que l'heureuse physionomie de Pierre prévenait en sa faveur : un air d'honnêteté et d'intelligence, une allure décidée, tout cela plaisait à ses amis et devait inspirer la confiance aux chalands.

Ce fut une sorte d'événement lorsque le jeune colporteur arriva au château. Il fut reçu par la comtesse et ses filles. Les gens de la maison vinrent aussi.

Étale ta marchandise : nous allons t'étrenner ; il faut voir comment tu t'y prendras.

Petit Pierre n'était embarrassé de rien : il fit valoir chacun des objets qu'il rangeait sur la table, comme s'il n'eût fait que cela toute sa vie. Madeleine n'en revenait pas ! Tout le monde fit des emplettes ; le comte lui-même sortit de son cabinet pour acheter des plumes de fer dont il n'usait jamais.

Le petit marchand était radieux, il tira un carnet de sa poche, inscrivit les objets vendus, remit la marchandise en ordre. Après avoir renouvelé leurs remerciements, la mère et les enfants se disposaient à partir, lorsque la comtesse les engagea à passer à l'office où les attendait un plat de choucroute et un pot de bière.

Avec quel empressement furent servis les protégés du château !

Allons, Petit Pierre, faites donc honneur à ma cuisine mieux que ça ! Vous allez passer par Walbourg, mon village. En entrant, vous verrez à main droite, une maison qui a deux fenêtres, il y a un vieux banc de pierre devant la porte. C'est là que demeure Rose, ma sœur aînée, entrez et dites-lui bonjour de ma part. C'est une bonne connaissance. Je suis sûre qu'elle vous achètera pour trois francs sans compter un verre de bière. Elle a bon cœur et elle est joliment à son aise. Si les maîtres sont encore au château, c'est moi qui vous le dis, vous ferez d'aussi bonnes affaires que chez nous.

Il fallut cependant quitter un si bon gîte et se séparer !

Madeleine avait formé en secret le projet d'accompagner Petit Pierre jusqu'à Marienthal, célèbre pèlerinage d'Alsace où chacun va se recommander à la Mère de Dieu. La pauvre veuve se disait qu'elle s'en retournerait plus tranquille après avoir prié avec son fils dans ce pieux sanctuaire ; mais elle comprit, sans qu'il fût besoin de le lui dire, qu'une pareille entreprise avec Christine était de toute impossibilité. Déjà la petite fille était bien lasse ; il fallut donc se contenter de faire quelques centaines de pas dans la direction de Walbourg ; puis le moment venu elle embrassa son fils, lui recommandant la prudence et la fidélité à ses devoirs.

Petit Pierre déchargea un instant ses épaules pour mieux embrasser sa mère et sa sœur, leur promettant des lettres affranchies partout où il pourrait écrire et des surprises à son prochain retour. « Car je ne vais pas en Amérique, moi, ajouta-t-il pour raffermir son cœur et celui de sa mère, et s'il vous arrivait du mal je serais bientôt là... adieu, adieu... au revoir ! »

Le brave enfant se mit en route ; il frappait la terre de son bâton, marchait la tête haute et se tournait pour faire de petits signes d'amitié à sa mère et à sa sœur ; puis, au détour d'un sentier, il les perdit tout à fait de vue. Petit Pierre fut soulagé de se trouver tout seul ; il s'assit sur un tronc d'arbre, couvrit sa figure de ses deux mains, comme pour se cacher ses larmes à lui-même et donna un libre cours à son émotion.

Ces larmes ne démentaient point le courage de Pierre ; elles étaient seulement le témoignage de la tendresse de son cœur. Il repassait toute sa vie d'enfant : la mort de son père était un grand malheur, car si l'honnête Lipp eût vécu, Petit Pierre fut resté dans son village.

Voilà comme nous sommes : des que nos désirs sont accomplis, nous apercevons le côté fâcheux que nous n'avions pas voulu voir.

Cependant Pierre n'était pas un garçon à rester là ; il se leva avec résolution, mais avant de se remettre en route il eut la fantaisie de monter dans un arbre pour regarder encore une fois la vallée si chère à son cœur. Il jeta un cri de joie en apercevant la fumée qui s'échappait en grosse colonne blanchâtre du fourneau du maréchal ferrant. Il la suivait dans les airs et reportait ses regards vers le point d'où elle partait.

Petit Pierre resta ainsi perché jusqu'au moment où, ayant entendu des pas d'hommes, il descendit et reprit son ballot.

En passant devant quelques maisons, le petit marchand fit ses offres de service ; mais elles ne furent point acceptées. On le regardait avec une sorte de surprise mêlée d'un peu de défiance.

La rencontre d'un gendarme qui lui demanda ses papiers acheva de le contrarier. Il ne tarda pas à comprendre cependant que cette formalité était nécessaire pour sa sûreté, comme pour celle des autres.

Le gendarme, s'étant assuré de son identité, lui remit ses papiers disant : C'est bien.

Dans la belle saison, la route de Reichshoffen à Walbourg est une des plus jolies promenades du pays ; à cette époque de la saison, c'était bien différent : la pluie avait creusé les ornières, les haies dépouillées n'offraient plus rien aux moineaux qui sentaient déjà approcher la disette. « Encore quelques jours, pensait Pierre, et tout disparaîtra sous la neige. »

Sa consolation du moment, après le souvenir de sa mère, était de pouvoir traverser hardiment les plus mauvais pas, grâce à ses guêtres de cuir. La nuit tombait lorsqu'il entra dans Walbourg.

Les renseignements de Marianne étaient exacts ; il reconnut la maison à deux fenêtres, le vieux banc de pierre où, malgré l'heure avancée, la jeune femme était assise occupée à retirer des châtaignes d'une chaudière, repoussant de petites mains que la vapeur n'effrayait pas.

Salut, Mme Rose, Marianne vous souhaite le bonjour.

Au nom de Marianne, la jeune mère se leva, chassa devant elle les bambins, prit la chaudière et dit au voyageur. « Entrez, entrez, mon ami, la vue d'une chaise ne vous fera pas de peine. »

Petit Pierre obéit, il déposa sa balle de marchandises et s'approcha discrètement du foyer, où Rose s'était empressée de jeter des sarments.

Pas de cérémonie ! Les amis de ma sœur sont les miens. Ôtez vos guêtres et chauffez-vous comme il faut. Mon mari va rentrer et nous allons souper ensemble. Et que vendez-vous, monsieur Pierre ?

Oh ! dites Petit Pierre comme on m'appelle chez nous.

Petit Pierre, qu'avez-vous de beau ?

Bien des choses, je vous montrerai ça avant de partir.

Alors ce sera demain, parce que, ici, on donne l'hospitalité complète ; vous passerez la nuit. Vous allez voir que Charles dira comme moi.

Effectivement Charles entrait avec un petit garçon de dix ans, l'aîné de la famille ; il fut de l'avis de sa femme. Le souper fut joyeux et paisible. Charles Müller raconta des histoires de marchands qui avaient commencé juste comme son hôte. Mais enfin, dit la curieuse et bonne Rose, que vendez-vous ?

Petit Pierre fit la fidèle nomenclature des objets que contenait sa balle et termina par l'article bonnets de coton.

Des bonnets de coton ! mon idée fixe depuis trois mois ! Il n'y a pas un marchand qui ait eu l'idée d'en apporter. Tous vous disent d'un air dédaigneux : « On n'en porte plus. »

Petit Pierre, ajouta Rose avec une sorte d'enthousiasme, vous ferez fortune, parce que vous avez des idées. Je vous demande un peu, s'il y a pareille coiffure pour un homme qui s'en va dehors avant le point du jour ? D'ailleurs, ça me rappelle mon père et mon grand-père.

« C'est le moment de déballer », pensa Petit Pierre, car élevé à la bonne école des proverbes, il savait qu' il ne faut jamais remettre au lendemain.

Le couvert fut enlevé et notre petit marchand étala sur la table les objets contenus dans le ballot. Rose mit aussitôt la main sur les bonnets de coton, les examina, les détira : « Combien la pièce ? »

Pour vous, dame Rose, un franc vingt-cinq centimes.

Vous êtes un mauvais marchand, Pierre, il fallait me demander cinq sous de plus, justement, parce que c'est ma fantaisie ; mais n'importe, je vous prends au mot, donnez m'en une demi-douzaine, et, comme les bons comptes font les bons amis , voilà d'abord sept francs vingt-cinq centimes.

De tous les proverbes connus de Petit Pierre, celui-ci lui parut le plus juste, le plus fort et le plus gracieux.

Rose ne s'en tint pas là, elle acheta des bas pour elle, des mitaines pour ses enfants, et, si Charles Müller n'eût pas toussé d'une façon significative, la boutique du petit marchand serait entrée tout entière dans l'armoire de sa femme.

À peine Petit Pierre fut-il dans son lit, qu'il s'endormit profondément, et, bien avant le jour, il était sur pied. Il considéra son calepin et sourit de satisfaction en voyant que le gain de sa journée s'élevait à trois francs. Profit tout net, puisque la bonne Rose lui avait donné l'hospitalité. Ma fortune sera bientôt faite, dit tout haut Petit Pierre, si les choses vont de ce train-là ; mais, ajouta-t-il en baissant la voix : les jours se suivent et ne se ressemblent pas !

Dès que le brave enfant entendit la porte de la maison s'ouvrir, il descendit. Le son de la cloche lui rappela sa mère : « Elle prie pour moi, j'en suis sûr, pensa Petit Pierre, je vais aller prier pour elle et pour Christine. »

Il disparut et revint chez Rose qui voulut se fâcher, parce que le café avait trop attendu ; mais quand elle sut que son jeune hôte venait de l'église, elle se calma : « C'est bien, mon enfant, n'oubliez jamais les bons exemples que vous avez reçus de vos parents ; allez votre petit train dans le sentier de la vertu ; évitez les méchants, et je vous réponds, moi, Rose Müller, que la Providence vous protégera. »

Il fallut se séparer. Le mari et la femme donnèrent à Pierre tous les renseignements capables de l'aider dans sa route : « Ne craignez pas de vous présenter au château c'est du bon monde encore là ! vous prendrez la forêt ; vous verrez une grosse ferme à votre droite ; les bûcherons vous diront votre chemin et, une fois à Haguenau, la route sera facile jusqu'à Marienthal. Vous descendrez au Cheval-Blanc. Adieu, Petit Pierre, serrez bien votre argent, n'acceptez à boire de personne. »

Suis-je folle ! dit Rose en rentrant. Le cœur me saute comme si c'était Michel ou mon petit Auguste qui s'en irait courir les chemins.

Auguste entendant son nom se mit à crier. Rose le prit, le dorlota, le couvrit de baisers, l'assurant que jamais elle ne lui donnerait son consentement, dût-il devenir assez riche pour avoir six chevaux de travail.

Le village de Walbourg est remarquable par la régularité de ses maisons. C'est une longue rue qui aboutit au château. Pierre le traversa en criant d'une voix plus harmonieuse que forte : Voilà le marchand ! messieurs, mesdames, achetez ! bas de laine, bonnets de coton, aiguilles, ciseaux, dés d'acier, chapelets et images.

Les enfants se sauvaient pour avertir leurs mères, mais celles-ci se contentaient de regarder le petit marchand, dont la figure leur était inconnue.

Pierre arriva près de la grille du château : une petite fille et son frère accoururent pour le voir ; ils l'appelaient, s'enfuyaient et revenaient encore ; ils finirent par aller chercher leur bonne. Celle-ci était une grosse paysanne qui paraissait se croire d'une grande importance, parce qu'elle habitait un grand château. Elle dit d'un ton impérieux à Pierre : « Entrez par la petite porte. » Pierre obéit. La bonne lui ordonna d'ouvrir son ballot, d'étaler sa marchandise sur une table qui se trouvait dans un corridor voisin de la cuisine. Elle examina tous les objets, les déprécia tout en les marchandant et finit par dire : « Vous pouvez emballer, mon garçon, ça ne me va pas. »

Pierre, bien mortifié, serra soigneusement sa marchandise. Son ballot était presque terminé, lorsque la petite Marie ayant aperçu des images, déclara, avec l'autorité d'une enfant gâtée, qu'elle en voulait et qu'elle paierait avec l'argent de sa bourse.

Vainement Ursule essaya-t-elle de l'en détourner, la petite s'obstina, et la bonne fut forcée de l'accompagner jusqu'au château où la maman, plus accommodante, donna à Marie et à Jacques deux francs pour acheter des images.

Le frère et la sœur arrivèrent tout essoufflés près de Pierre ; ils choisirent eux-mêmes les images ; Ursule marchanda, mais Pierre ne rabattit pas un sou, et, en cela il fut d'accord avec Marie et Jacques qui lui disaient : « Ce n'est pas trop, tes images sont fort jolies. »

Petit Pierre, un peu consolé par la pièce de deux francs et le sourire du frère et de la sœur, avait à peine fait quelques pas qu'un chien noir vint sauter devant lui en aboyant. Il le reconnut pour l'avoir aperçu chez Rose. Comme il se disposait à renvoyer l'animal, Müller intervint : « Je vous l'amène, Petit Pierre ; ma femme dit qu'un compagnon de voyage ne vous fera pas de peine ; c'est une bonne bête, amusez-le pendant que je vais tourner les talons. Comme il vous a vu chez nous, il croira qu'il s'agit d'une petite promenade et il vous suivra. »

Cette attention causa une véritable joie à Petit Pierre : Merci, merci, mes bons amis, je suis enchanté ; allons, Fox, en route, à la vie à la mort !

Le chien tomba dans le piège ; il marchait résolument à côté de son nouveau maître qui ne pouvait détacher les yeux de son compagnon de voyage.

IV

Nos deux voyageurs gagnèrent la grande route et marchèrent résolument pour arriver à Haguenau, charmante petite ville près de la forêt de ce nom.

Le chien, qui allait et venait sans cesse, aboyait au moindre bruit ; le souvenir des bontés de Charles et de la bonne Rose, les bénéfices qu'il comptait déjà, occupaient tellement Petit Pierre, qu'il arriva à Haguenau sans s'être aperçu de la longueur de la route, sans même avoir remarqué s'il y avait des maisons où il pût faire quelques affaires.

La nuit était close, lorsque Petit Pierre entrait à l'auberge du Cheval-Blanc ; sa présence surprit l'hôtelier, mais au nom de Charles Müller, le jeune garçon fut accueilli avec empressement. On l'engagea à s'approcher du poêle, car, dans la journée, le vent d'est s'était élevé et le voyageur en avait souffert.

Pierre demanda le plus modeste des soupers, et ce fut encore avec une sorte d'embarras, qui aurait pu faire hésiter à le servir, si sa physionomie et son ballot n'eussent répondu pour lui.

C'était une grande affaire pour ce pauvre enfant d'arriver seul à l'auberge, de demander à souper, un gîte, et enfin de tirer sa bourse pour payer.

Cependant tout se passa pour le mieux : on servit à Pierre un bon morceau de lard aux choux, du pain et un verre de bière.

La maîtresse de l'auberge ne perdit pas de temps pour lui demander d'où il venait et où il allait. À peine Pierre eut-il dit son nom, que la brave femme lui témoigna le plus vif intérêt. Elle se rappela avoir vu Madeleine et ses enfants après le malheur arrivé à la forge. « Comme le temps passe ! Vous voilà maintenant le soutien de la famille. Ayez bon courage ! D'ailleurs, nous autres Alsaciens, nous savons nous tirer d'affaire. Quand nous avons pris l'auberge, nous n'avions que vingt francs en poche, et aujourd'hui... » elle n'acheva pas.

Après avoir donné à souper à Fox qui s'étalait près du poêle, notre Petit Pierre prit possession d'un mauvais grabat, et, comme le couvre-pied était un peu mince, il engagea Fox à prendre place sur le lit. « Pauvre Pierre ! Si Rose voyait son chien faire l'office de couverture, elle serait joliment contente ! »

La dureté du matelas, les fenêtres mal jointes d'une chambre qui n'est guère habitée que dans la belle saison, n'empêchèrent point le voyageur de dormir jusqu'au point du jour.

Pierre fut bientôt prêt et dès que la porte de l'église fut ouverte, il s'y rendit avec empressement, voulant demander à Dieu de nouvelles forces pour réussir dans son entreprise. Il admira les trois autels en bois sculpté qui font le principal ornement de cette belle église.

Petit Pierre sortit content. Le souvenir de la grosse bonne de Walbourg était effacé, le ciel chargé de neige ne l'effrayait pas. Ce fut avec un certain aplomb qu'il demanda à déjeuner.

Tout en le servant, la maîtresse causait, ce qui ne veut point dire qu'elle fût bavarde : la conversation fait partie essentielle du métier d'aubergiste. Après avoir tout dit et redit, la brave femme demanda à son hôte s'il n'avait pas, par hasard, des lunettes ; car sa vue baissait un peu.

Sur la réponse affirmative de Pierre, elle poussa une exclamation de joie : « Vous êtes le premier ! Tous les marchands qui passent, n'ont point d'égard pour les gens d'âge raisonnable, ils vous offrent un tas de colifichets, que je ne veux pas voir seulement. »

Pierre s'empressa d'ouvrir sa boîte, et il présenta à Mme Schmitt un assortiment de lunettes, lui indiquant les numéros et lui donnant ses avis.

L'aubergiste essaya toutes les lunettes, et ne se détermina pour le numéro quatorze qu'après une demi-heure d'hésitation.

Eh ! combien ?

Trois francs cinquante, tout au juste.

Des lunettes, la brave Mme Schmitt passa à une chaîne d'acier pour suspendre ses clefs. « C'est étonnant comme vous avez de l'idée ! Depuis vingt ans que je tiens l'auberge, il n'y en a pas un, jeune ou vieux, qui m'ait offert une chaîne. »

Petit Pierre demanda ce qu'il devait. -- Deux francs cinquante, mon ami, mais nous allons arranger nos comptes : c'est moi qui vous redois.

L'enfant tint à payer sa dépense nette et à recevoir ce qui lui était dû. Il lui semblait entendre les conseils du comte et de la comtesse, et il avait à cœur de leur présenter, à son retour, un livret irréprochable.

Pierre s'empressa de prendre congé de l'aubergiste pour se diriger vers Marienthal, célèbre pèlerinage d'Alsace.

Après la mort de son mari, Madeleine était allée avec ses enfants à Marienthal, mais il y avait déjà longtemps, et Petit Pierre n'avait rien compris au but de ce voyage. Aujourd'hui, il allait entrer dans l'église par sa propre volonté, il implorerait le secours de la mère de Dieu avec le sentiment d'un pauvre orphelin qui veut venir en aide à sa mère et à sa sœur : « J'aurais fait six lieues de plus, pensait-il, pour passer par là. »

Pendant que Pierre marche résolument dans la forêt, nous allons faire connaître au lecteur l'origine du pèlerinage de Marienthal :

Marienthal ou la vallée de Marie.

Ce pieux pèlerinage fut fondé vers le milieu du treizième siècle par un seigneur de Wangen qui fit construire, dans la forêt de Haguenau, une église en l'honneur de la sainte Vierge et un couvent qu'il donna à des religieux dans l'ordre desquels il entra.

Peu d'années après la fondation de Marienthal, le pape Innocent IV, d'illustre mémoire, se déclara le protecteur du pèlerinage, lui accorda plusieurs privilèges et l'enrichit de précieuses indulgences.

Les populations des environs, attirées par le bruit des vertus de son illustre fondateur, vinrent en foule y vénérer Marie et solliciter des grâces.

De nombreux ex-voto, hommages de la reconnaissance des fidèles, attestèrent dès lors les grâces obtenues par l'intercession de Notre-Dame de Marienthal.

Parmi les illustres pèlerins qui vinrent visiter ce lieu, nous citerons Stanislas Leszczinski, roi de Pologne, la reine sa femme et leur fille unique, Marie, qui, chassés de la Pologne, vinrent se réfugier à Wissembourg, en Alsace.

Les nobles exilés avaient une tendre dévotion à Notre-Dame de Marienthal, et bien souvent ils firent à pied les huit lieues qui les séparaient du pieux sanctuaire pour venir demander de meilleurs jours par l'intercession de Marie.

Le souvenir de la dévotion de la jeune princesse en particulier est resté vivant dans le pays. Un jour, avant de partir, elle déposa sur l'autel de la Vierge, à côté des dons de ses parents, une chasuble d'une grande richesse et un bouquet de pierreries et de perles fines qui sont enchâssées dans un bel ostensoir, dont on se sert aux jours de grande solennité.

Plus tard, étant devenue reine de France, Marie conserva la plus grande dévotion pour Notre-Dame de Marienthal, et, chaque année, elle chargeait un ambassadeur d'y porter l'expression de sa reconnaissance.

Marienthal a survécu à toutes les luttes qui ont désolé l'Église, et aujourd'hui encore ce sanctuaire est visité par une foule de pèlerins.

Le 15 août, jour de l'Assomption, le concours est immense, l'auberge devient insuffisante pour loger les pèlerins ; la plupart couchent dans l'église, et d'autres dans les chariots qui les ont amenés.

La chapelle était encore ouverte, lorsque Petit Pierre arriva à Marienthal, il s'empressa d'y entrer ; des bûcherons et leurs enfants étaient agenouillés au pied de l'autel ; Pierre prit place à côté d'eux. Il lui semblait que sa prière, faite en compagnie de gens infortunés comme lui, aurait plus de force sur le cœur de la mère de Dieu.

En sortant de l'Église, il se dirigea vers l'auberge. Cette fois, il entra bravement et il demanda à souper, causa volontiers avec l'aubergiste, eut la satisfaction de vendre quelques objets à des voyageurs qui passaient comme lui, et alla se coucher le cœur content.

Le lendemain il se mit en route pour Bischvillers. Depuis le moment de son départ, Petit Pierre suivait, dans sa pensée, tout ce qui se passait au village et, selon lui il était toujours le sujet de la conversation. Certes ! ce n'était pas fatuité de sa part. Les enfants savent que leurs mères ont toujours le cœur et l'esprit remplis d'eux quand ils ne sont pas là. Pierre était donc dans le vrai en se disant : « Comme elle pense à moi ! Et Christine ? pauvre petite sœur ! Je ne suis plus là pour faire le gros de l'ouvrage : mais quand je reviendrai ! quelle joie ! »

Ces pensées loin d'attrister le voyageur, donnaient un nouvel élan à sa marche. Il prit la route de Bischwillers et marcha quelque temps sans avoir occasion d'ouvrir son ballot. Une jeune fille conduisant un troupeau d'oies, traversa la route et demanda timidement au jeune marchand s'il n'aurait pas un fichu de deuil.

Pas un seul.

Mon Dieu ! vous ne pensez donc qu'à ceux qui ont de la joie au cœur, vous autres ! Voilà plus de trois mois que je mets de l'argent dans ma poche espérant qu'un jour ou l'autre, je pourrai acheter un fichu noir. Moi, je ne vais pas me promener dans les villes.

Pierre éprouva une sorte de confusion du reproche qui lui était adressé si naïvement. Il promit à la jeune fille d'avoir des fichus noirs, lorsqu'il repasserait, et d'aller jusqu'à la chaumière qu'elle lui indiqua. Il lui demanda si elle ne voudrait pas d'un chapelet de Marienthal.

« Oh ! non, merci, j'ai celui de ma mère », dit la pauvre enfant, en tirant de sa poche un chapelet, dont la croix usée témoignait de la loi de celle à qui il avait appartenu.

Cette rencontre plongea Petit Pierre dans des réflexions sérieuses : « Sans doute, se dit-il, c'est une pauvre orpheline ; bien sûr qu'elle n'a pas un frère comme Christine en a un. Pauvre enfant ! »

Mais ses réflexions n'étaient jamais bien longues.

Dans la belle saison, de Marienthal à Bischwillers, le pays n'est qu'un vaste champ de houblon ; et Petit Pierre qui en s'éloignant du pays songeait au retour, croyait déjà voir, dans ces plaines couvertes de neige, les vertes feuilles du houblon s'enroulant autour des longues perches.

Bischwillers est un chef-lieu de canton à quatre lieues de Strasbourg. On y fabrique du drap. À l'époque où arrivait Pierre, cette ville, sans avoir l'importance qu'elle a acquise aujourd'hui par le développement de ses manufactures, fit une certaine impression sur le colporteur. À mesure qu'il s'éloignait, il sentait la responsabilité qui pesait sur lui. La solitude de la campagne ne l'avait point effrayé ; mais comme il approchait de Strasbourg, terme de son ambition, il n'était plus si sûr de lui-même.

L'auberge où il entra était pleine de monde, car c'était un jour de marché. Une trentaine d'hommes étaient attablés, parlant tout haut de leurs affaires, discutant avec le ton qui annonce une querelle inévitable, d'autres jouaient aux cartes, aux dominos et n'étaient guère plus paisibles. Tous les regards se portèrent sur le petit marchand, lorsqu'il entra.

L'apparition d'un enfant excite toujours l'intérêt ou la curiosité : les plus indifférents ne purent s'empêcher de considérer le petit marchand de bonne mine, bien équipé ; mais il est rare que dans une de ces réunions bruyantes, il ne se rencontre quelque méchant qui trouve son plaisir à opprimer l'innocence.

Pierre, les yeux baissés, assis au bout d'une longue table, mangeait sa modeste pitance, lorsqu'un homme vint l'interrompre, lui demandant en quoi consistait son commerce. Pierre suspendit son repas pour répondre à l'individu, et, sur sa demande, il ouvrit son ballot, étala sa marchandise.

Quand ce méchant homme eut tout vu, tout examiné, il dit à l'enfant avec un cruel sourire : « c'est bien, mon petit, tu peux serrer tout cela, j'ai voulu m'assurer de ta complaisance, parce que, vois-tu, je protège la jeunesse, et, quoique je ne sois pas du pays, j'ai voulu te donner un bon conseil. Maintenant, je te payerai un petit verre d'eau-de-vie ; ça fera rentrer les larmes que j'aperçois à la fenêtre de tes beaux yeux. »

Un gros rire termina cette belle tirade ; mais il n'eut point d'écho. L'aubergiste leva les épaules, et sa femme dit tout bas à Petit Pierre : « Vous entrerez à la cuisine en vous en allant. »

Pierre n'avait plus de larmes dans les yeux. Il remit en ordre son ballot, acheva son dîner, et, sans mot dire, il passa à la cuisine.

Mon enfant, ne perdez pas courage ; mais croyez-moi, à votre âge, c'est imprudent d'entrer dans des maisons comme les nôtres. Ayez vos petites provisions et n'entrez que pour boire un verre de bière ; car vous avez pris un état bien dangereux, mon ami. Êtes-vous sans parents ?

Et, sur l'invitation de l'hôtesse, Pierre s'assit et lui raconta son histoire.

« Après tout, dit la bonne femme, vous pouvez réussir !... on a vu cela ; mais, puisque vous allez à Strasbourg, je vais vous indiquer les bons endroits : vous entrerez par la porte de pierre ; allez à la Haute-Montée . Ce sont de braves gens qui ménageront votre bourse ; vous vous laisserez guider par eux pour vos achats, et surtout, lorsque vous repasserez, ne manquez pas d'entrer chez nous ? »

Ce cordial discours fut terminé par l'achat d'un cent d'aiguilles et d'une paire de bas blancs. C'était plus que n'avait osé espérer Petit Pierre.

Bischwillers ne manque pas de boutiques, et notre voyageur avait remarqué, en traversant la ville, plus d'un marchand lui lançant un regard de pitié.

Petit Pierre suivit le conseil de l'hôtesse ; il mit dans sa poche quelques provisions, et bien il fit, car trois lieues de plaines arides le séparaient de Hert où il devait faire sa prochaine étape.

La méchanceté de l'homme de l'auberge lui revint en mémoire, il pressait le pas comme pour le fuir. Pierre était incapable de comprendre quel plaisir cet homme avait pu trouver à le mortifier ainsi. « Ah ! pensait-il, quand je serai grand, je me souviendrai d'avoir été petit ; je protégerai les petits marchands, les petits bergers,... tout le monde. » Ensuite il se mit à pleurer sans ralentir le pas ; car la vue de ce pays si différent du sien, lui serrait le cœur.

Il commençait à se remettre de son émotion, lorsqu'un vieillard, marchant avec des béquilles, parut au détour d'un chemin pour prendre la grande route. Pierre l'attendit et le salua respectueusement.

Je n'achète pas, mon enfant : je vais de mon petit pas, bien loin d'ici, chercher mon pain pour la semaine. Ça se trouve mal, par exemple, j'ai des douleurs de goutte qui m'ont fait crier toute la nuit ; mais que voulez-vous ?

Si ce n'est que cela, partageons mon pain et mon saucisson. Peut-être demain serez-vous plus capable de faire ce petit voyage.

Le vieillard fut aussi surpris qu'attendri de la générosité de Pierre. « J'accepte, mon enfant, lui dit-il, car cette aumône attirera certainement une bénédiction sur toi. Si tu voulais te reposer dans ma chaumière ?

Grand merci, mon bon père, il faut que j'arrive à Hert sans perdre de temps, les jours sont courts, dans cette saison, et, si je ne me trompe, la neige ne tardera pas à tomber.

Adieu donc : que le chemin te soit facile ! Puisse le souvenir de ta bonne action rendre ton fardeau léger !

Peut-être êtes-vous surpris, comme le fut Pierre, de tant de bénédictions pour un morceau de pain donné de bon cœur. Il ne faut pas vous en étonner : La plus petite aumône porte avec elle sa récompense . Si vous aviez vu Pierre rouge d'émotion, regardant le vieillard reprendre le chemin de la maison, vous eussiez envié son bonheur. N'attendez pas d'être grand pour faire l'aumône ; donnez ce que vous avez, et certes, vous possédez beaucoup plus que ne possédait notre petit voyageur.

Le souvenir de cette rencontre contribua beaucoup à distraire le fils de Madeleine, et il arriva frais et dispos. Il ne tarda pas à faire des connaissances. Pierre était si honnête, sa physionomie inspirait une si grande confiance, que plus d'une ménagère se laissa prendre à ses discours. Il y avait tant de sincérité dans sa voix ! Aussi fit-il de bonnes affaires à Hert. Il s'y reposa largement et se remit en route le cœur tout joyeux.

V

En quittant Hert, Pierre eut trois lieues à faire à travers des plaines arides. Il faisait froid, car on était à la fin de novembre, et l'Alsace, dont je n'ai nulle envie de dire du mal, est un pays froid.

La neige tombait, Petit Pierre bénissait la comtesse en sentant ses jambes si bien emprisonnées dans ses guêtres ; il contemplait avec une certaine philosophie la neige qui formait déjà une couche épaisse sur son manteau de toile cirée. Puis de temps à autre, il faisait disparaître son vêtement blanc, en donnant de bons coups de coudes.

Ces journées étaient pénibles, et Pierre supportait le présent en songeant à l'avenir : « Quand je reviendrai, les haies et les prairies seront vertes. Combien aurai-je gagné ? D'abord, j'irai au château porter un petit à-compte, comme c'est convenu, et le reste sera mis dans l'armoire, juste dans le sac où mon père mettait l'argent qu'il rapportait tous les samedis ! que de choses j'aurai à conter ! »

En dépit de son courage, Pierre était bien las. Et ce fut un grand soulagement pour lui, lorsqu'il aperçut une touffe de bois de sapins qui devait le conduire au petit village de Reichstett, à une demi-heure de là. Il parcourut successivement trois villages qui sont très rapprochés.

Nous ne suivrons pas Pierre dans toutes ses courses, il nous suffira de savoir que la vente allait si bien, que c'était devenu une nécessité d'aller s'approvisionner à Strasbourg. Strasbourg ! terme de l'ambition de Petit Pierre.

La veille de Noël, notre cher petit voyageur n'était plus qu'à une lieue de la capitale de l'Alsace ; la campagne était couverte de neige. Des jeux bruyants avaient lieu dans un parc : des enfants riaient, gambadaient sur la neige, se réjouissant de la belle fête dont le jour approchait.

« Oh ! dit une petite fille, en apercevant Pierre, s'il avait quelque chose de joli pour mettre à l'arbre de Noël ! Maman l'achèterait, car elle n'a pas voulu que Brigitte allât à Strasbourg pour acheter des surprises, et ma bonne m'a dit que notre arbre ne serait pas aussi beau que celui de l'année dernière. » La petite Cécile parlait avec une conviction qui passa dans l'âme des frères et sœurs. « Petit marchand, attendez un peu ! » Et toute la bande s'envola, comme une nuée d'oiseaux vers un sillon aux épis d'or.

La pensée de Cécile fut très appréciée par la famille. Brigitte alla chercher le petit marchand. À en croire ces messieurs et ces demoiselles, il fallait sans tarder que Pierre déballât ; mais cet enfant était déjà pour Mme Franck l'objet d'une tendre sollicitude. Son passage devant le château devait lui porter bonheur. Brigitte fut chargée de prendre soin de lui, et, certes la brave femme s'en acquitta bien ! Elle conduisit Pierre au poêle , l'aida à se débarrasser de son manteau, et le fit causer.

J'ai bien vu, à votre air, que vous êtes un bon garçon ; car, ce n'est pas pour dire, mais il y en a bien de votre état qui sont des voleurs, des attrape-monde ; ils vous étalent des mouchoirs de fil, font semblant de s'en aller, reviennent, et vous fourrent du coton.

Mes marchandises sont bonnes, car elles ont été choisies par la comtesse du grand château de chez nous.

Vraiment ! si cette dame est comme notre maîtresse, elle aura joliment fait les choses !

Brigitte eût continué indéfiniment la conversation, si Cécile ne fût venue lui dire que sa mère et sa grand-mère voulaient parler au petit marchand. Pierre fut donc introduit dans une autre pièce près de ces dames : Mlle Odile, la sœur aînée, fut admise au conseil.

Notre jeune marchand étala avec un soin et une adresse qui charmèrent tout le monde. Odile seule fut consternée : « Ma chère maman, je vous l'avais bien dit, il n'a rien de bon pour figurer à un arbre de Noël. »

Je ne suis pas de ton avis, ma fille, c'est une bonne fortune pour nos pauvres gens ; vous-mêmes, mes enfants, vous y trouverez votre avantage. N'avez-vous pas vos pauvres, Odile ?

Sans doute ! Mais un arbre de Noël est à part, et, vraiment, Cécile et les autres seront peu satisfaits.

Cet entretien avait lieu à voix basse et à l'extrémité de la pièce, mais Petit Pierre sentait bien que le discours d'Odile ne lui était pas favorable. « Oh ! pensait-il, je vais acheter à Strasbourg des bagues, des boucles d'oreilles en faux, c'est vrai ; mais je dois avant tout plaire aux acheteurs. »

À sa grande joie, les choses tournèrent tout autrement qu'il ne le craignait. Mme Franck fit main basse surtout, sans imposer aucun sacrifice à Pierre. Elle examinait chaque objet, en demandait le prix ; puis, quand le marché fut conclu, elle remit à Pierre deux pièces d'or. Ce furent les premières qui entrèrent dans sa bourse.

Pierre était rouge ; il devint bleu, lorsque Mme Franck lui dit : « Mon ami, êtes-vous très pressé ? »

Non, madame, je n'ai plus qu'à aller mon petit train à Strasbourg.

Eh ! bien, mon garçon, je vous invite à voir notre arbre de Noël ; vous assisterez à la messe de minuit, et, après avoir pris part au repas de mes gens, vous vous remettrez en route.

Pierre eut beaucoup de peine à dire : « Merci, madame. » Il lui semblait que le vieillard était là ; il entendait ses bénédictions, et même, il lui échappa de dire tout haut : « Il avait pourtant raison ! »

Heureusement que personne n'entendit ce que Pierre disait ; car, je suis sûre qu'il eût été désolé de raconter sa bonne action. Cette aumône était son secret, et, s'il lui échappe un jour, ce ne sera que pour réjouir le cœur de sa mère.

Mlle Odile était bonne et généreuse, mais elle ignorait encore tous les prodiges que peut faire la charité. Ne lui en voulons pas d'avoir accusé Pierre de compromettre la beauté de l'arbre de Noël, avec toutes ses marchandises dénuées d'élégance.

Mme Franck ne fit point de reproches à sa fille, elle se borna à refuser ses services.

Dans une pièce voisine de celle où l'on avait placé l'arbre de Noël, les enfants, leurs petits amis et les serviteurs de la maison attendaient avec impatience le moment où la porte s'ouvrirait. Que de questions ! que de prédictions ! c'était un bavardage, des sauts, des cris de joie, qui échappaient à l'autorité de Brigitte. Cécile allait frapper à la porte, se mettait sur la pointe des pieds, et, soutenue par un de ses frères, elle arrivait jusqu'au trou de la serrure. Ce pénible travail n'avait d'autre résultat que d'augmenter le nombre des exclamations de Cécile.

Enfin cette porte, assiégée par la curiosité enfantine, s'ouvrit à deux battants. La surprise fut telle que le silence succéda au tapage.

Un grand arbre vert, placé au milieu de la chambre, était surchargé de présents de toute espèce ; des bouquets de fleurs accompagnaient chaque objet ; des centaines de petites bougies roses et bleues, des boules de verre diaphanes suspendues aux branches, semblaient autant de fruits délicieux ; mais le plus piquant, ce qui excita l'enthousiasme, ce fut Petit Pierre perché au haut de l'arbre et affublé de toute sa marchandise ; plus une grosse poupée qui tendait les bras.

On lisait, sur la poitrine de Petit Pierre, le nom de Cécile écrit en grosses lettres. La petite fille ne fut point intimidée d'un si étrange présent ; on eût même quelque peine à lui faire comprendre, qu'elle devait attendre son tour.

L'arbre fut bien vite dépouillé ; alors seulement, Petit Pierre descendit et vint mettre aux pieds de Cécile une corbeille remplie de divers objets.

C'est à Cécile que nous devons la présence de Petit Pierre ici ; c'est elle qui a eu l'idée de le faire entrer, parce qu'il faisait bien froid ! Il est donc juste que tout ce que contenait le ballot du petit marchand, appartienne à Cécile, et vous allez voir, qu'elle ne sera pas embarrassée pour faire ses cadeaux.

Rouge, éclatant de rire, et prête à pleurer, Cécile, distribua le contenu de la corbeille avec un tact qui amusa et charma tout le monde. Elle commença par prendre la poupée, et dit, en la remettant à Brigitte : « C'est pour moi, garde-la bien. » Tout y passa, sauf la part des malades que Mme Franck n'oublia pas. Cécile aurait donc encore un bonheur le lendemain. Elle porterait des cadeaux à ses vieux amis absents.

Pierre était l'objet d'une bienveillance générale. Tout le monde lui prédisait bonne fortune ; ce n'était pas parce qu'il avait été l'occasion d'une si bonne surprise ; non, mais il était aimé pour lui-même.

Le petit marchand était tout surpris de se trouver à l'aise avec les gens du château. C'était à qui lui donnerait une bonne place, un bon morceau. Lorsque minuit fut sonné, Pierre se rendit à la chapelle ; en voyant Mme Franck entourée de sa famille, il pensa à sa mère, à Christine, et au village. Il se disait « Là-bas, aussi, il y a une église, ma mère et Christine adorent l'enfant Jésus. » Et il priait et il pleurait.

Tout à coup, un Noël populaire vint réjouir son cœur. Petit Pierre avait une belle voix ; il se mit à chanter, et à chanter si bien, que Cécile, endormie dans les bras de sa bonne, se réveilla et ne s'endormit plus.

Jamais, non jamais cette douce hospitalité ne s'effacera du souvenir de Pierre.

Profitant de la bienveillance dont il se voyait l'objet, et s'apercevant qu'il avait vendu toutes ses plumes, il s'adressa à Brigitte pour la prier de lui en procurer une, car il voulait écrire à sa mère ; mais Brigitte n'en avait point, par l'excellente raison qu'elle ne savait pas écrire : « C'est égal, dit-elle, asseyez-vous là ? » Et Petit Pierre vit venir Cécile avec plume, encre et papier. La petite fille resta près de Pierre tout le temps qu'il écrivit. Elle était émerveillée du savoir de son protégé ; debout, la tête penchée, Cécile suivait avec intérêt la main de Pierre, disant à chaque minute : « Qu'est-ce que tu lui écris ? » Un sourire était la réponse. Plus heureux que Cécile, lisons la lettre que Petit Pierre écrivait à sa mère :

Dans un beau château, 25 décembre.

« Ma bonne mère.

« La date de cette lettre ne te surprendra pas plus que je ne suis surpris moi-même. Ah ! quand on voyage, il arrive toutes sortes d'histoires ! Jusqu'ici, les miennes sont charmantes. Figure-toi qu'il ne me restait plus qu'une lieue à faire pour arriver à Strasbourg, lorsque, passant près d'un beau parc où des enfants faisaient des boules de neige, on m'a appelé, fait entrer, et une petite Cécile âgée de six ans qui a les yeux noirs et les cheveux blonds comme ma sœur, m'a conduit en triomphe chez sa maman. Oh ! mère, qu'il y a de bons riches en ce monde 1 Mme Frank la mère de Cécile m'a acheté tout ce qui restait dans mon ballot. Elle m'a remis deux pièces d'or. Oui, tu ne te trompes pas, ni moi non plus : deux pièces d'or. Il y avait un arbre de Noël magnifique, et Petit Pierre a été posté au haut de l'arbre avec toutes ses marchandises. Quel bel effet je devais faire au milieu des petites bougies bleues et roses, des fleurs et de la verdure ! J'ai été adjugé à ma petite protectrice qui a distribué tous les objets dont elle était maîtresse.

« Mme Frank m'a engagé à rester. Je crois bien, mère, que j'étais ce qu'on appelle, le jour des rois, la part du bon Dieu , et je t'avoue que j'en suis fier.

« J'ai assisté à la messe de minuit. Je me disais : « Bien sûr, ma mère y est allée, Christine aussi. » Il me semblait être à côté de vous et que nous priions tous les trois ensemble. J'étais content, tranquille au milieu de ce bon monde, lorsqu'on s'est mis à chanter le Noël que tu aimes tant, et que le père nous chantait, quand nous étions petits. Alors, sans faire attention aux larmes que je sentais rouler sur mes joues, moi, qui ne suis pas hardi, j'ai entonné.

« J'ai dormi dans un bon lit. Déjà j'ai bien déjeuné, et, après avoir achevé la lettre que je t'écris en compagnie de Mlle Cécile, très étonnée de ma science, j'irai remercier d'abord les maîtres, ensuite les domestiques et je me mettrai en route pour la grande ville.

« Mère, ne te tourmente pas ; tu vois que le ciel me protège. Encore un peu de patience et je reviendrai, et nous travaillerons ensemble à notre petit champ.

« Je t'embrasse, ma bonne mère, et j'embrasse aussi ma sœurette de tout mon cœur.

« PETIT PIERRE »

P. S. Mes respects à nos dignes protecteurs et aux bons voisins. Je n'ai pas encore d'engelures, c'est peut-être, parce que j'ai pris pour mon compte une bonne paire de gants. Ce n'est pas, je t'assure, par câlinerie, mais je ne voudrais pas déplaire au monde, avec mes vilaines mains. »

Petit Pierre s'éloigna le cœur plein de reconnaissance et fit la promesse de ne jamais passer devant le château sans y entrer.

Il trouva bientôt un bureau de poste, il affranchit sa lettre, et la jeta dans la boîte avec un sentiment de fierté.

Il faisait grand froid, les chevaux tiraient péniblement leur fardeau, car le sol était glissant ; Pierre voyait qu'il approchait d'une grande ville. Le cœur lui battait. « Comment allait-il s'en tirer ? »

Et puis Strasbourg était le terme de son ambition, sa curiosité était éveillée. Que d'affaires le petit marchand repassait dans sa mémoire. Le nom des gens à qui il devait s'adresser ; ses dépenses et ses recettes ; la liste des objets à acheter. Oh ! certes ! il mettait en première ligne le fichu de deuil ! Pierre était trop content pour oublier ceux qui n'ont plus de mère.

Il se voyait entrant dans de belles boutiques pour faire des achats ; puis, il portait la main à sa grosse bourse de cuir placée autour de sa taille, cherchant du bout des doigts, ses deux pièces, et, sans la crainte d'être vu des passants, il les eût certainement prises dans sa main pour les contempler.

La figure du prince, l'année, l'exergue, qu'il appelait tout bonnement des mots, étaient gravés dans sa mémoire d'une manière ineffaçable.

Avant d'arriver en ville, il se souvint de la recommandation de la charitable aubergiste de Bischwillers ; il entra chez un boulanger dont la boutique avait déjà une apparence plus recherchée qu'au village, et, il acheta un joli petit pain rond frais, doré, appétissant, comme il n'en avait jamais vu.

Enfin notre petit voyageur entra dans Strasbourg par la porte de Pierre, pour se rendre à l'auberge de la Haute-Montée.

Il n'en revenait pas de voir de si grandes maisons à plusieurs étages avec des balcons jusque sur les toits ; les passants, les charrettes, tous ces gens affairés ne lui faisaient pas peur ; il lui semblait être en pays de connaissance. Chaque fois qu'il demandait son chemin, on lui répondait avec complaisance sans économie de paroles. C'était jour de marché. Pierre s'arrêta pour contempler à son aise les paysans qui arrivaient de tous côtés, portant sur la tête de grandes corbeilles remplies de toutes sortes de denrées. Jamais il n'avait vu pareille élégance : « Des hommes en culottes courtes recouvertes d'un demi-tablier blanc, un habit carré de draps brun, un gilet rouge et un chapeau à cornes ; les femmes, avec leurs longues tresses terminées par un nœud de ruban, autour du cou une cravate de soie noire ou un fichu noué, dont les bouts étaient rejetés derrière les épaules, une jupe courte d'un rouge vif et un bonnet en étoffe noire ouaté et piqué.

Tout cela était pour Pierre une véritable représentation, et, ce ne fut qu'après avoir bien observé, qu'il se décida à prendre le chemin de la Haute-Montée.

La maîtresse de l'auberge, Mme Knops, était une brave femme habituée à voir entrer et sortir des gens de toute espèce, marchands ou autres ; mais il faut croire qu'elle était bonne physionomiste, car elle répondit avec une cordialité toute particulière aux diverses questions de Pierre. Elle lui indiqua les marchands chez lesquels il pourrait traiter avec avantage, lui donna une place au poêle et ne ménagea pas les conseils.

Sans perdre de vue l'objet de son séjour dans la capitale de l'Alsace, Pierre comptait bien se promener et voir les curiosités de la ville. Il commença par se rendre dans cette belle cathédrale dont il avait entendu parler si souvent.

La cathédrale se détachait admirablement sur le sol couvert de neige, elle était éclairée par un ciel bleu et pur. Pierre resta longtemps devant le grand portail, compta les quatorze statues représentant les prophètes de l'Ancien Testament ; le portail de droite et celui de gauche n'échappèrent pas à son observation. Pourtant, il eut l'esprit de se tenir avec discrétion près de deux voyageurs munis d'un guide dont le plus gros des explications intéressait vivement notre Petit Pierre.

Il suivit ces messieurs jusqu'à la porte du côté droit où s'élève une belle statue de la Sainte-Vierge, portant l'enfant Jésus dans ses bras ; là, il renonça à entendre les observations des voyageurs. Pierre resta longtemps devant cette statue ; des pigeons voletaient sur les corniches de la cathédrale, et venaient se poser sur la Vierge et sur l'enfant Jésus. Pierre trouvait cela si joli, qu'il ne pouvait en détacher ses yeux. « Mais, pensa-t-il, les voyageurs doivent être entrés et, si je m'y prends bien, je pourrai profiter de leur instruction. »

Il entre donc : à l'éclat du jour succède une ombre mystérieuse qui transforme en un pieux recueillement sa curiosité.

L'horloge l'avertit qu'il était midi moins le quart, et, voyant arriver des soldats, des enfants avec leurs mères, des curieux de toutes sortes qui, se dirigeaient vers la fameuse horloge, il alla prendre place pour voir de ses yeux ce qu'on lui avait raconté tant de fois.

Les deux voyageurs aussi étaient là, disant maintes choses auxquelles Pierre ne comprenait absolument rien. Toute son attention se concentra sur les statuettes qui allaient se mettre en mouvement, au premier coup de midi. Heureusement que parmi les curieux, tout le monde n'est pas savant, et Pierre entendit un soldat donner à son camarade des explications faciles à comprendre : « Tu vois bien, ces statuettes, disait le caporal, elles sonnent les quarts d'heure, les quatre autres, on les appelle les quatre âges de la vie ; elles sonnent les heures, et la mort aussi. À chaque heure l'enfant que tu vois ouvre la marche et annonce le premier quart ; cet adolescent, qui a l'air d'un chasseur, frappe la demie, avec sa flèche ; puis, cet homme bardé de fer, un vrai brave, il se sert du glaive dont il est armé pour faire entendre les trois quarts ; enfin voici le vieillard qui s'avance appuyé sur sa béquille, il va sonner les quatre quarts. Regarde bien au passage de chaque figure, la mort va toucher le timbre, placé à sa droite avec l'os qu'elle tient à la main. Maintenant, camarade, attention ; regarde plus haut ; au-dessus de la salle des Mages, tu vois la figure de Notre-Seigneur ; dès que la mort va avoir frappé le dernier coup de midi, nous allons voir passer les douze apôtres et le coq là-bas, à gauche, perché sur cette tourelle, va battre des ailes, agiter sa queue et sa tête, et chanter trois fois. »

À peine l'érudit caporal eut-il achevé son explication, que les choses se passèrent telles qu'il les avait annoncées.

Le plaisir toujours nouveau qu'excite le merveilleux mécanisme de cette horloge, n'est pas le moindre hommage rendu à M. Schwilgué qui, par une étude persévérante, est parvenu en 1842 à réaliser une œuvre d'art et de science commencée depuis des siècles.

Petit Pierre éprouvait une sorte de considération pour sa personne depuis qu'il voyait de si belles choses. C'est sans doute ce sentiment qui le ramena à la suite des deux voyageurs ; ces messieurs, comme tant d'autres, demandèrent à monter sur la plate-forme de la cathédrale et Pierre les suivit ; il ne dit point à l'homme chargé de les conduire : « Je suis de leur société », il ne sortit point de pièce blanche de sa bourse, il se contenta de regarder le conducteur avec des yeux suppliants et tendres. C'était absolument comme s'il eût dit : « Ces messieurs vont bien vous payer, moi, je suis un petit marchand alsacien qui peut passer par-dessus le marché. »

Il paraît que le brave homme comprit et accepta les raisons de son compatriote, car Petit Pierre, prenant son silence pour un consentement, monta à la suite des deux voyageurs avec la légèreté d'une souris.

Si la neige nuisait aux détails du paysage, cette immense nappe blanche n'était cependant pas sans beauté. La ville, les prairies, les arbres, les îles du Rhin, la plaine en pente du côté du sud, les enfoncements des montagnes, les villages, les métairies, cette immense plaine entourée de montagnes, tout cela constituait pour Pierre un coup d'œil ravissant. Il trouva ses amis inconnus bien difficiles de regretter la verdure et de considérer leur peine comme perdue.

« Ah ! pensait Pierre, si Christine était là, elle croirait bien sûr que c'est un pays de sucre ! »

Les voyageurs renoncèrent à monter, et Pierre fut obligé d'y renoncer lui-même. Il en fut mortifié, car déjà la vanité le gagnait : il songeait à l'effet que produiraient ses récits de voyage, et certes ! il eût été glorieux pour le fils de Madeleine, de pouvoir dire au retour : « Je suis monté au Munster, c'est-à-dire sur le clocher le plus haut du monde. »

Pour nous, prenant les sentiments de Madeleine, nous préférons savoir son fils sur ses pieds, au beau milieu de la place, jetant un dernier regard sur la belle cathédrale.

« J'aimerais bien, pensait Pierre, me promener dans cette belle ville avec ma mère et Christine ! Mais pour cela, il faut du temps et de la persévérance. »

Le brave enfant songea à reconstituer sa pacotille, mais tout en faisant ses emplettes, il se promenait dans les beaux quartiers ; sans doute il admira le château impérial, la place Kléber, toutes ces maisons si différentes de celles qu'il avait vues. La rue aux arcades l'enchanta surtout, les boutiques, les marchandes, l'étalage de ces beaux rubans brochés d'or et d'argent, tout était pour lui un spectacle plein d'intérêt.

Une journée restait encore à Pierre ; c'était un dimanche, et certes ! il l'employa bien ! Le temps s'était adouci, et un garçon bien chaussé comme lui ne s'inquiétait guère de l'état des chemins.

Après avoir été à la cathédrale, dès le matin, Pierre, bien renseigné par son hôtesse, se dirigea vers la Robertsau, il rencontra des promeneurs étrangers et des habitants de la ville. Il ne parlait à personne et personne ne lui avait encore adressé la parole ; lorsqu'il fut arrivé près d'une brasserie, où, malgré la saison, un certain nombre de promeneurs buvaient la bière et fumaient la pipe, Pierre s'arrêta devant la porte incertain. Entrerait-il ? « Oui, dit l'estomac, une bonne chope de bière me dispensera de faire un dîner copieux. »

Il entra donc d'un air résolu sous lequel se cachait sa timidité. « Moi ici, pensait-il, comme un gros négociant ! Est-ce croyable ? Je vais payer, laisser quelque chose au garçon ! que dirait ma mère ? Serait-elle contente ? »

Et Pierre buvait lentement d'excellente bière. Une pauvre femme portant un enfant dans ses bras, vint se placer au milieu de la réunion. Elle commença à chanter une de ces chansons populaires qui réjouissent toujours le cœur des gens du pays ; mais sa voix, contre l'ordinaire, était si enrouée, que personne ne l'écoutait. Quelques-uns des habitués parurent même si fatigués de la présence de cette triste chanteuse, qu'un garçon, sans en avoir reçu l'ordre, vint la prier de s'éloigner. « Mon Dieu ! » dit la pauvre femme : et ses yeux rencontrèrent ceux de Pierre. Aussitôt, il se lève, s'approche d'elle et lui dit : « Attendez-moi, je ne suis pas enroué, je vais la finir. »

Et sans plus tarder, notre bon Petit Pierre se mit à chanter. Sa voix fraîche et élevée, fit un effet magique. Toutes les chopes restèrent en l'air. La pauvre femme pleurait de joie et de reconnaissance, car la générosité de Pierre avait été comprise, et chacun portait déjà la main à sa poche pour prendre son aumône.

Petit Pierre, encouragé par le succès, chanta un second morceau, et cette fois, ce fut avec une assurance qui doubla son talent ; il n'en revenait pas lui-même. Profitant de l'enthousiasme, il s'avança, rouge de bonheur, tenant son chapeau à la main, et il recueillit, au milieu des bravos, la jolie somme de cinq francs cinq sous, qu'il donna à la pauvre femme, et il se sauva sans avoir achevé sa chope.

La Robertsau, la brasserie, tout s'effaça du souvenir de Pierre. Il ne pouvait s'expliquer la hardiesse avec laquelle il avait agi. Comment avait-il osé faire un coup pareil ? Son cœur lui répondit.

VI

Le jeune paysan perdait chaque jour de sa timidité ; son allure devenait de plus en plus assurée et, passant quelques heures plus tard devant la brasserie du Dauphin, il entra et prit intérêt à tout ce qui se faisait autour de lui.

Un garçon de seize à dix-huit ans vint s'asseoir près de Pierre et le questionna. « Car, dit-il, vous êtes étranger comme moi. » À ce mot d'étranger, Pierre réclama, et il se mit à parler de son pays et à raconter son histoire.

Moi aussi, je cours pour faire fortune, mais ces diables de douaniers sont bien gênants ! leur avez-vous joué déjà de bons tours ?

Je ne fais pas la contrebande.

Vous vous méfiez, l'ami ? c'est à tort : on peut se confier ces choses-là, quand on est du métier.

Je vous assure que je ne fais pas la contrebande et que je ne la ferai jamais.

Vous me blâmez alors ?

Je ne me permets pas de vous blâmer, je réponds à votre question.

C'est le seul moyen, voyez-vous, de faire ses affaires ; autrement il faudrait, pendant vingt ans de sa vie, courir les chemins pour arriver à posséder quelque chose ; et puis, je vous avoue que c'est un plaisir pour moi de faire courir les douaniers. L'été, quand les houblons sont épais, on se cache et, l'oreille au guet, on déguerpit dès qu'ils approchent. L'an passé, j'ai été traqué dans la forêt Noire pendant quinze jours, et force m'a été d'abandonner un de mes ballots pour garder ma liberté.

Où allez-vous, mon enfant ?

Je ne le sais pas encore. Je dois rentrer au village à la mi-mars ; d'ici là, je me bornerai à circuler dans le pays.

Mauvaise affaire ! petits projets et beaucoup de peine.

Je commence...

Bien répondu, l'ami : avec le temps, l'ambition grandira. N'allez pas me trahir au moins !

Ai-je dont l'air d'un traître ?

Non, vraiment. Laissez-moi payer votre chope.

Pierre refusa ; il se disposait à partir, lorsque l'inconnu lui tendit la main : « Touchez là, vous êtes un brave garçon. Maintenant, un petit conseil. Si vous voulez faire un gain qui en vaille la peine, traversez le Rhin, allez dans les villes d'Eaux pendant la belle saison. Vous trouverez là des gens qui dépensent plus d'argent dans un mois que toute l'année chez eux. Nous sommes de véritables distractions pour ce beau monde ; le tout est de savoir s'y prendre. Bon voyage ! »

Jamais Pierre n'avait entendu un pareil langage ! Ce jeune homme paraissait honnête, pourtant il faisait la contrebande et il lui avait conseillé de la faire. À l'en croire, c'était le seul moyen de s'enrichir.

Pierre était soucieux, mal à son aise ; il fut tout étonné de se trouver dans la rue des Grandes-Arcades. La vue du Munster le rappela à lui-même, il dirigea ses pas de ce côté. Cette fois-ci, la curiosité n'était pour rien dans la démarche de Petit Pierre. Il avait besoin de prier, de raffermir son cœur.

« Et pourquoi faire fortune si vite ? se disait le brave enfant, j'en ai bien le temps. Je gagnerais un peu chaque année, je n'en demande pas davantage. D'ailleurs je n'ai aucun goût pour ce vilain métier de contrebandier ; je suis sûr que je me laisserais prendre, comme un oiseau dans le filet de l'oiseleur. Ce n'est pas seulement parce que j'ai promis à M. le comte de ne pas faire la contrebande ; mais je me suis promis à moi-même d'être toujours honnête. Pourvu que ma bonne étoile se maintienne, j'apporterai au moins cent francs ! cent francs ! Dame ! j'aurai fait bien des pas aussi ! »

Pierre rentra à l'auberge de la Haute-Montée, il trouva l'aubergiste sur la porte : « Savez-vous, Pierre, que je commençais à m'inquiéter de vous ? Il y a tant de monde dans ce Strasbourg ! Et, un dimanche surtout, un garçon comme vous peut être entraîné par une mauvaise connaissance. Entrez donc vous chauffer ? »

Pierre était toujours heureux, quand une bonne mère de famille lui témoignait de l'intérêt ; il se sentait moins loin de son village. Il obéit et raconta sa journée en passant l'épisode de la Robertsau.

« Voyez les vauriens ! dit Mme Knops, vouloir engager l'innocence dans le commerce frauduleux ! Eh ! bien, c'est moi qui le leur prophétise, ils retourneront chez eux plus pauvres qu'ils n'en sont partis. Faire la contrebande ! être traqué comme un lièvre ! ça ne vous irait pas ! cependant il ne faut rien exagérer, Pierre. Un supposé qu'un jour ou l'autre vous seriez dans des pays de dentelles, vous pensez à moi, et vous mettez trois mètres de dentelles dans votre soulier : c'est de l'amitié ça ! »

Pour toute promesse, Pierre sourit ; la bonne Mme Knops changea brusquement la conversation :

« Eh ! bien, maintenant, quelle route allez-vous prendre ? »

Je n'en sais rien. Ce n'est pas le temps de sortir du pays. J'ai bonne envie de me diriger du côté de la route de Saverne, et de revenir sur mes pas pour retourner dans notre vallée.

On se quitta après avoir arrêté ce modeste plan ; mais, pendant la nuit, la neige avait tombé avec abondance, et Mme Knops engagea Pierre à renoncer à son voyage.

« C'est impossible, disait le petit marchand, ce que je vendrai en ville suffira à peine à ma dépense. Justement, dans la mauvaise saison, chacun se tient chez soi : c'est le bon moment de la vente, et puis, ajoutait Pierre en avançant la jambe, mes guêtres sont excellentes ; j'ai des souliers neufs, je suis chaussé comme pour faire le tour du monde. »

Il paya son écho et partit, emportant les bénédictions de l'aubergiste.

Pierre sortit de Strasbourg par la porte de Saverne, et il ne tarda pas à trouver les craintes de son hôtesse fort exagérées. Les charrettes, qui se succédaient sur la route, avaient déjà tracé et durci le chemin.

Pierre suivi de Fox s'avançait résolument vers le village de Hausbergen, lorsqu'il glissa. La douleur qu'il ressentit au pied gauche, en tombant, fut si vive qu'il ne put se relever, et, quoiqu'à une très petite distance des maisons, il lui fut impossible de se remettre en route.

Le pauvre Fox, désolé de voir son maître dans cet état, allait en avant et revenait le caresser ayant l'air de lui dire : « Prends patience, quelqu'un viendra. »

En admirant l'intelligence de son chien, Pierre remerciait Rose de lui avoir donné ce compagnon, et il attendait patiemment qu'on vînt le délivrer. Le cher enfant n'avait pas prévu le long chapitre des accidents, et il était très étonné de se voir arrêté dans sa course. Combien d'autres à sa place se seraient désolés ! Mais lui se disait : « Comment vas-tu faire, pour te tirer de là, mon garçon ? Quelle bonne âme aura pitié de toi ? Ah ! si mon hôtesse me voyait ! »

Une heure se passa dans un silence absolu. De temps à autre le chien levait la tête pour écouter, mais il se recouchait aussitôt près de son maître. Le pauvre Pierre faisait de vains efforts pour se remettre sur ses pieds. Il souffrait de plus en plus.

Mais, oh ! bonheur ! Fox se lève d'un seul bond, il court sur la route en aboyant et disparaît. En même temps des chants se font entendre, et viennent réjouir le cœur de petit Pierre. Le chien revient haletant, couvert de sueur, agitant sa queue, caressant son maître ; il semble lui dire : « Voici du secours. »

En même temps apparaît sur la route un char au milieu duquel trône une jeune Alsacienne dans son costume de mariée ; elle tient une quenouille ornée d'un beau ruban bleu et or, son mari et trois autres personnes l'entourent. Il y a aussi dans le char quelques meubles ; le jeune couple quittait la maison paternelle et se rendait à son domicile.

À l'aspect de petit Pierre assis dans la neige, les chants cessèrent : « Arrêtez, dit Suzanne, il est blessé ! » Et, leste comme l'oiseau, elle sauta à terre.

Que vous est-il arrivé ?

J'ai glissé, j'ai fait un effort pour me retenir, mon pied a tourné et j'ai senti une douleur affreuse à la cheville.

C'est une entorse !

Vite, mon garçon, déchausse-toi et je vais te frotter avec de la neige, je n'en manque pas une, quand le remède est là.

Pierre ne bougeait pas.

Eh ! bien, faut-il t'aider ?

Non, mais...

Mais, quoi ? t'imagines-tu, par hasard, que nous allons te laisser sur la route ? Ton accident est de bon augure pour moi. Maintenant, je n'ai plus peur d'être battue, dit Suzanne, en regardant Georges d'un air moqueur.

Pierre était entouré d'amis, et, comme l'avait dit Suzanne, il ne resterait pas sur la route.

La gentille fermière, sans souci de sa belle jupe bleue brodée d'un ruban d'or, de sa chemisette blanche et de son beau corsage, se mit en devoir de frotter le pied du voyageur. Elle lui fit un bandage de son mouchoir, et, le pansement achevé, Suzanne dit aux hommes avec autorité : « À vous de le mettre dans le char. »

Fox prit place à côté de son maître.

Pierre donna l'adresse de Mme Knops.

Quand le char s'arrêta devant l'auberge de la Haute-Montée, l'aubergiste se dit : « voilà une bonne aubaine ! »

Jugez de sa triste surprise, en voyant petit Pierre ! Elle levait les mains au ciel, en entendant le récit de Suzanne, que le chien semblait approuver en caressant l'aubergiste. Grande eût été la consolation de Mme Knops, si elle avait pu retenir les nouveaux époux, mais la chose était impossible.

Après avoir reçu les souhaits de l'aubergiste et les remerciements de Pierre, les jeunes gens et leur suite se remirent en route.

Pierre raconta son aventure autant de fois que son hôtesse voulut l'entendre. Mme Knops, si expansive il y a quelques instants, garda le silence tout le temps que parlait Pierre ; puis faisant un effort sur elle-même :

« Mon chérubin, tu as de la raison. Tu vas comprendre que, dans ton intérêt, tu ne peux rester à l'auberge : Aurais-tu honte d'aller à l'hôpital ?

Honte ! madame Knops, est-ce une mauvaise action ?

J'en étais sûre, tu n'es pas glorieux, tu comprends que tout le monde ne peut pas être riche, et que les hôpitaux sont une bénédiction pour les malheureux. Mais, diras-tu, pourquoi ne me gardez-vous pas chez vous ?

Je ne dis pas cela, madame Knops, je vous trouve déjà bien bonne pour moi !

Eh bien ! mon garçon, je vais m'occuper de toi. Reste là ; dans notre ville, Dieu merci, il y a de la ressource pour tout le monde ; notre hôpital civil va te recevoir à bras ouverts ; tu seras soigné par des sœurs, par un médecin joliment savant ! sois tranquille, tu n'en courras que mieux, une fois guéri.

« Oui, oui, disait Mme Knops, en ajustant son manteau et en cherchant ses chaussons de lisière, Strasbourg est une ville qui peut compter ! Et je ne la donnerais pas pour leur Paris ! »

Tout alla pour le mieux, et bientôt Pierre fut transporté à l'hôpital, grâce aux soins de la brave aubergiste.

En quittant l'auberge, Pierre avait recommandé son chien aux soins de Mme Knops. Ce fut en vain que le pauvre animal suivit son maître jusqu'à la porte de l'hôpital qu'il ne put franchir ! force lui fut donc de se résigner à suivre la bonne aubergiste.

La jeunesse a ses illusions, les malheurs qui se passent sous ses yeux ne l'instruisent pas. Pierre, encore enfant, avait été saisi d'effroi en voyant le corps de son père privé de mouvement, mais voilà tout. Cette image de la mort ne lui avait point enseigné les difficultés de la vie. Parti de son village depuis environ trois mois, il avait eu beaucoup de bonheur et il croyait qu'il en serait toujours de même. Le séjour de l'hôpital l'instruisit. Il commença à réfléchir, la conversation du contrebandier lui revenait en mémoire, il ne pouvait associer les principes du jeune homme avec la cordialité qu'il lui avait témoignée. Pierre croyait que les hommes sont tout bons ou tout mauvais ; jamais encore il n'avait senti cette lutte intérieure qui fait les forts.

Il s'était foulé le pied.

Le chirurgien dont il reçut les soins vit bien vite à qui il avait affaire : « Allons, mon cher enfant, prends courage, dans huit ou dix jours, tu pourras courir les champs ; mais je ne te laisserai partir qu'après parfaite guérison. » Puis, il questionna Pierre, qui oublia tout son chagrin en parlant de son village.

Dans l'après-midi de cette même journée, le petit marchand vit approcher de son lit une dame dont l'aimable physionomie fut un premier encouragement à faire connaissance. L'étrangère s'assit au chevet de Pierre, lui annonçant qu'elle venait lui tenir compagnie. Elle le questionna, s'informa avec une bonté touchante de ce qu'il pouvait désirer. Cette dame fit le tour de la salle s'adressant aux autres malades avec le même intérêt.

Pierre trouvait la chose surprenante, puisqu'il était soigné, et bien soigné ! par les sœurs hospitalières.

Le lendemain l'étrangère revint, elle tira de son sac des oranges, un petit pain blanc comme neige, un livre. Elle semblait trouver un tel plaisir à la vue du contentement de Pierre, que, celui-ci, mettant toute crainte de côté, résolut de lui demander pourquoi elle était si bonne pour un pauvre étranger.

Madame, si ce n'est pas trop de curiosité, je voudrais bien savoir pourquoi vous venez tous les jours voir les malades comme les médecins, et nous apporter de si bonnes choses ?

Puisque tu m'as conté ton histoire, mon enfant, il est juste que je réponde à ta question. Je viens ici, parce que je suis malheureuse.

Malheureuse ! vous, madame ?

Oui, j'avais un fils unique, il est mort à quinze ans. Ce fils était ma joie, mon espérance, comme tu es la joie et l'espérance de ta mère. J'ai essayé de tous les moyens pour me distraire de ma douleur sans pouvoir y réussir. Quelqu'un me dit : « Allez voir les pauvres, les malades surtout et vous serez consolée. » C'était vrai. Je ne suis jamais plus heureuse qu'ici, et voilà pourquoi j'y viens chaque jour. En voyant les souffrances des autres j'oublie les miennes. Ta jeunesse, tes bons sentiments réjouissent mon cœur. Maintenant comprends-tu mon goût pour l'hôpital ?

Je comprends que vous êtes bien bonne, Madame, et que, si ma mère vous voyait près de mon lit, elle pleurerait de joie. Voyez un peu ! j'étais triste de venir à l'hôpital, non par orgueil, comme d'autres qui aiment mieux mourir dans un coin ; mais pourtant, ça me chiffonnait.

l'espère que tu emporteras d'ici des idées plus justes sur l'hôpital ; il suffira, pour cela, de te souvenir des soins que tu y as reçus. Chaque jour le chirurgien ne te voit-il pas avec une bonté parfaite ? Ces sœurs ont-elles négligé l'enfant inconnu qui est venu leur demander l'hospitalité ?

Et vous, madame, qui me tenez compagnie ! Je suis bien heureux qu'on ait inventé l'hôpital. Que serai-je donc devenu ? j'aurais dépensé tout mon gain.

Au lieu de cela, tout sera profit pour toi ; car j'entends qu'une fois sur pied tu viennes au Breuil demander Mme Fritz, et je ferai quelques emplettes.

Pierre aurait voulu sortir de l'hôpital dès le lendemain, et aller offrir ses marchandises à l'excellente Mme Fritz. Le chirurgien ne commit pas l'imprudence de laisser partir son malade. Pendant plusieurs jours encore, le jeune voyageur dut s'exercer dans la cour et se coucher de bonne heure. D'excellentes rations l'aidaient à prendre patience. La sœur lui permettait de lire et affectait de se faire rendre quelques services par lui.

Enfin, l'aubergiste de la Haute-Montée arriva les poches pleines de douceurs ; Pierre était levé, et elle en fut si contente qu'elle l'embrassa. « Vois-tu, dit Mme Knops, tu es resté ici juste le temps nécessaire pour que les chemins soient balayés. Il n'y a plus d'apparence de neige ; ton ballot est dans ma chambre » et, pour achever sa pensée, elle tira une clef de sa poche.

Un matin, après avoir examiné, tâté et retourné le pied du petit voyageur, le chirurgien déclara qu'il pouvait reprendre sa route. « Mettez-moi ce garçon-là dehors », dit-il à la sœur, et, ayant donné une petite tape d'amitié à Pierre, il s'éloigna.

Jamais ordonnance ne fut accueillie avec plus de satisfaction : s'habiller, remercier les sœurs et disparaître, tout cela fut l'affaire d'un quart d'heure.

Une fois dans la rue, Pierre respirait à pleins poumons l'air humide dont l'atmosphère était empreinte, il alla droit à la Haute-Montée. À peine arrivait-il à la porte de l'auberge, que déjà son chien s'élançait vers lui.

Après avoir donné à la conversation le temps nécessaire pour ne pas mériter le nom d'ingrat, il embrassa Mme Knops, prit son ballot et se dirigea vers le Breuil, suivi de Fox.

La domestique était prévenue de cette visite. Elle sourit en voyant Pierre, l'introduisit dans une cuisine dont le fourneau brillait comme l'or, et le fit asseoir, pendant qu'elle allait avertir sa maîtresse. Celle-ci vint sans tarder : sur son invitation, Pierre la suivit dans la salle à manger où il étala ses marchandises. Mme Fritz essaya vainement de l'empêcher de sortir de son ballot tous les objets, le petit marchand disposa sur la table un étalage plein d'ordre et de goût.

Pierre revit ses marchandises avec un plaisir qu'il n'essayait pas de dissimuler. Je ne suis pas sûre que, dans son esprit, ses rubans d'or et d'argent, ses bas de laine et ses fichus noirs à petits pois blancs ne l'emportassent sur la vue de la plate-forme de la cathédrale.

Mme Fritz fit des emplettes sérieuses. Pierre n'en revenait pas, il baissait les yeux et semblait intimidé de sa fortune ! La cuisinière et une autre fille achetèrent aussi quelques petits objets. Enfin Pierre mit dans sa bourse vingt-deux francs.

Il replia tout avec un ordre parfait, sans se hâter. Chaque fois qu'il mettait de l'argent dans sa bourse, il pensait à sa mère. Le vieillard lui revenait aussi en mémoire.

Enhardi par tant de bonté, le petit marchand consulta Mme Fritz sur le chemin qu'il devait prendre.

Pierre était parti dans les derniers jours d'octobre, et janvier touchait à sa fin. Il devait être de retour au commencement d'avril. Cette première excursion avait bien réussi ; il ne fallait pas, selon Mme Fritz, la compromettre : « Je t'engage, mon enfant, dit-elle à Pierre, à prendre la route de Paris jusqu'à Saverne, si tu le peux. Tu trouveras beaucoup de villages et de braves gens. Et tu rentreras à Niederbronn par le même chemin que tu as pris pour arriver jusqu'ici. Dans ta profession, l'essentiel est de te faire une clientèle : il faut qu'on s'habitue à te voir passer à telle et telle époque de l'année, qu'on t'attende pour acheter. »

Comment dire ce qui se passe dans l'âme du pauvre, lorsqu'il se voit l'objet de l'intérêt, et de l'affection de celui qu'il rencontre sur son chemin !

Pierre était resté calme et tranquille sur la neige, attendant du secours, et maintenant il est ému. La voix de Mme Fritz, ses conseils maternels font monter des larmes dans ses yeux.

Il partit, et lorsqu'il eut fait quelques pas, il se retourna et considéra longtemps la maison où il avait eu tant de bonheur.

VII

L'intérêt que nous inspire le fils de Madeleine ne nous permet cependant pas de le suivre d'étape en étape, de séjourner avec lui dans chaque village et d'assister à la vente plus ou moins heureuse de ses marchandises. Disons toutefois que Pierre ne se ressentait plus de sa chute, qu'il faisait, sans trop de fatigue, ses deux ou trois lieues par jour.

Le voici arrivé dans la vallée de Saverne, au pied des Vosges ; la fonte des neiges avait grossi la rivière et tous les ruisseaux. Dans la belle saison, cette contrée est une des plus gracieuses de la France ; le voyageur qui la traverse une fois s'en souvient toujours. Là, ce sont des collines où s'échelonnent des vignes soigneusement cultivées ; plus loin, des prés dont une rivière entretient la fraîcheur ; çà et là, de petites villes dans des plaines coupées de ruisseaux, qu'ombragent des saules et des peupliers.

Au moment où nous rejoignons Pierre dans la vallée de Saverne, rien de tout cela n'existait. Cependant de même que les traits de l'homme rappellent dans l'âge mûr les charmes de la jeunesse, les ruisseaux, les prairies, les sentiers de la colline ont encore le pouvoir de fixer l'attention du voyageur : il pressent les beautés du printemps.

Pierre, bien entendu, ne faisait pas de pareilles réflexions ; il regardait avec plaisir les maisons pittoresques du prochain village où il allait prendre du repos. Il séjourna successivement dans plusieurs endroits, et, arrivé à Hochfelden, il n'oublia pas que les boulangers de ce pays passent depuis des siècles pour faire le meilleur pain d'Alsace. Soit l'imagination ou la réalité, jamais Pierre n'avait mangé d'aussi bon pain.

Les jours se succédaient. Le printemps s'annonçait, les oiseaux commençaient à faire entendre des cris joyeux. Pierre poursuivait sa route, oubliant ses fatigues à mesure que son ballot devenait plus léger et sa bourse plus lourde.

Tandis que Pierre parcourait Vendenheim, offrant sa marchandise, son chien qui jusqu'alors l'avait suivi fidèlement, disparut et, quelles que fussent ses recherches, il ne put le retrouver. Malgré son affliction, le pauvre enfant fut obligé de reprendre sa route, privé de son fidèle compagnon. La nuit approchait.

Il remontait la route pour s'approcher de Brumath, lorsqu'il rencontra un individu d'assez mauvaise mine qui le questionna de la façon la plus indiscrète. Pierre se méfia de cet importun et, apercevant des maisons, il marcha rapidement, espérant trouver un abri. L'inconnu devina sa pensée et, sans perdre un instant, il courut sur Pierre, le renversa, le prit à la gorge, tout en s'efforçant de le bâillonner avec un mouchoir.

Le désespoir de Pierre lui donna une énergie qui prolongea la lutte plus longtemps que ne se l'était imaginé le voleur.

Le pauvre enfant se voyait avec horreur mourir sur un chemin ; il pensait à sa mère, à Christine, à son argent. Si Fox avait été là, avec quel courage l'eût-il défendu ! Quel malheur d'avoir perdu ce compagnon de voyage, au moment où il lui eût été le plus utile !

Pierre mordait la main qui cherchait à étouffer ses cris, sa bouche était remplie du sang de cette main criminelle, il sentit craquer un os ; il mordait, il mordait toujours.

Cependant les forces du pauvre Pierre commençaient à s'épuiser, lorsqu'une bande de joyeux enfants se fit entendre. Un cri, un cri terrible arriva jusqu'à eux : ils fuirent d'abord, et, prompts comme l'éclair, ils reparurent avec un homme d'une haute stature, dont l'apparence suffit pour décider l'assassin à lâcher sa victime. Je me hâte de vous dire que le malheureux s'engagea dans un chemin, où se trouvaient deux gendarmes, qui étaient à sa recherche depuis trois jours.

Petit Pierre dut la vie à M. Vincent, le maître de l'école de Brumath, et à ses élèves. Aussitôt ceux-ci entourèrent le pauvre voyageur, l'aidèrent à se relever. André, le plus jeune des garçons, courut chez sa mère, qui arriva tout émue avec du vieux linge et un vase d'eau fraîche, car on croyait Pierre grièvement blessé. Heureusement qu'il en était quitte pour de fortes contusions. Soutenu par M. Vincent et la mère d'André, il arriva jusqu'à l'école, où la plus cordiale hospitalité lui fut offerte.

Pierre demanda plusieurs fois sa bourse et, voulant justifier ses précautions, il dit à M. Vincent : « Cet argent est pour ma mère et pour ma sœur. » Le voleur n'avait pas pris la bourse, et, sur la prière que lui en fit Pierre, M. Vincent la mit dans son armoire.

La mère d'André ne se retira qu'après avoir vu Pierre étendu dans un lit bien blanc, la tête appuyée sur un bon oreiller : « Ce ne sera rien, disait la bonne femme, mais, si vous m'en croyez, laissez votre état : c'est trop dangereux. »

Ce n'était pas l'avis de Pierre. La protection visible de la providence lui semblait un gage de sûreté pour l'avenir. Mais le voilà donc arrêté de nouveau dans sa course ! Nous ne pouvons pas le laisser dix jours chez son hôte charitable, sans faire connaître ce brave homme à nos lecteurs.

Depuis vingt ans, M. Vincent était maître d'école de Brumath. C'était un homme d'un caractère ferme et doux à la fois. Chrétien instruit et charitable, il ne bornait pas sa mission à apprendre à ses élèves la lecture, l'écriture, l'orthographe et les quatre règles, mais il voyait, dans ces petits blondins, des hommes, des Alsaciens dont le caractère pouvait avoir une bonne ou une mauvaise influence sur le pays. M. Vincent n'épargnait rien pour gagner le cœur de ses élèves, il jouait avec les petits et causait avec les plus grands. Il était consulté sur le métier à prendre ; plus tard on lui demandait son avis sur un projet de mariage.

Le maître d'école était parvenu à réunir ses élèves le dimanche soir chez lui. Là, on causait de toutes sortes de choses. Souvent le maître prenait la parole et captivait son auditoire par des récits intéressants. Dans les grands jours, les chopes de bière circulaient.

L'été, ces réunions se tenaient à la porte de l'école, ombragée par trois tilleuls ; l'hiver on se tenait près du poêle.

Petit Pierre ne pouvait pas s'ennuyer en si nombreuse et si bonne compagnie. M. Vincent eut bien vite fait connaissance avec son hôte, et celui-ci, se sentant protégé, aimé, à cause de sa jeunesse et de son malheur, lui raconta toute son histoire.

Le vieillard y prit grand intérêt, et en entendant si bien parler Pierre, il regrettait presque de ne pouvoir garder auprès de lui un garçon sage et instruit qui, avec le temps, aurait pu devenir un homme accompli ; mais il admirait avec quelle énergie un enfant de quatorze ans persistait dans une voie pleine de difficultés et de dangers. « Voyez-vous, disait Pierre au bon maître d'école, je veux être le soutien de ma mère et de ma sœur : c'est mon devoir. Cette pauvre mère ! Elle a tant travaillé pour nous élever ! Bien souvent, je l'ai entendue pleurer la nuit. Je pleurais un peu aussi, moi, mais je me disais : dormons vite pour devenir grand et travailler ferme. Oh ! non, je ne renoncerai pas à mon petit commerce. Je mange mon pain noir le premier, et encore, n'est-il pas bien noir ! »

Le nouvel ami de Pierre entrait dans ses sentiments. Lui aussi ne voulait pas que Madeleine apprit que son fils avait manqué de périr. Par ses démarches, il obtint que le nom de la victime restât inconnu. Les marchands ambulants sont nombreux, on pouvait donc espérer que l'affaire passerait inaperçue à Niederbronn, et, pour mieux détourner une inquiétude possible, Pierre écrivit à sa mère, comme il avait l'habitude de le faire de temps à autre.

Dans la jeunesse, les blessures du corps et celles de l'âme se ferment vite. Pierre se laissait dorloter par M. Vincent et la mère d'André. Déjà il avait des amis parmi les élèves du maître ; il prenait part aux conversations. Son histoire racontée et commentée donna lieu à d'autres récits, intéressants sans doute, mais qui ne sauraient trouver place ici.

Quand Pierre fut seul avec le bon maître d'école, il lui parla de ses projets, et lui demanda des conseils.

Cette vie d'aventures n'était pas celle que M. Vincent aurait choisie pour un garçon tel que Pierre, cependant il ne pouvait s'empêcher de prendre en considération les raisons du généreux enfant.

« Je reviendrai au pays, disait Pierre, je retrouverai ma mère et ma sœur ; je suis attendu ; elles comptent les jours. Ce sera la première fois que de beaux écus entreront dans le tiroir de l'armoire ; ne craignez rien, mon respectable ami, j'arriverai sain et sauf. Tous les hommes ne sont pas méchants, j'ai trouvé sur mon chemin plus de bienveillance que de mauvaise volonté. Je partirai demain. »

Le maître d'école le regardait avec une sorte d'admiration : « Espère, dit-il, en posant la main sur la tête de son jeune ami. Dieu bénira ta courageuse confiance. Non, ajouta-t-il en soupirant, tous les hommes ne sont pas méchants ; mais ne te fie qu'à ceux qui craignent Dieu. »

VIII

Le lendemain, au point du jour, Pierre embrassait son respectable hôte. Par les soins de celui-ci, de bonnes provisions avaient été préparées pour le voyageur. Son ballot, devenu léger, lui rendait la marche facile. D'ailleurs, il était parfaitement remis de la terrible secousse qu'il avait éprouvée.

C'était en avril : il fait encore froid en Alsace à cette époque de l'année ; mais pourtant, il y a un commencement de végétation qui réjouit le cœur. L'air était pur ; les oiseaux prenaient possession de leur nid, tout était gai autour de Pierre, qui ne se sentait pas d'aise de marcher librement vers Strasbourg, où le maître d'école lui avait conseillé de retourner.

Il éprouva une joie d'enfant à la vue d'un nid de cigognes, perché sur le haut d'une ruine abandonnée. C'était de bonne augure. Les beaux jours n'étaient pas loin ! Pierre en savait bien long sur les cigognes. Quand il était petit, sa mère lui racontait des merveilles sur le compte de ces oiseaux et, tout en marchant, il repassait dans son esprit ce qui l'avait tant amusé autrefois : « Oui, pensait-il, c'est de bonne augure de les voir revenues à leur nid ; il n'y a pas de danger qu'elles aillent ailleurs ; elles sont fidèles, quoique voyageuses. Mesdames les cigognes n'aiment que le beau temps ; c'est comme le monsieur de la forge, qui va dans les pays chauds, quand il neige chez nous, et ne revient qu'en été ! Sont-elles adroites ! C'est incroyable ! Dire que des oiseaux bâtissent leur nid avec des morceaux de bois et des herbes de marais, sans doute parce que ces herbes sont plus solides. »

Pierre causait ainsi avec lui-même, lorsqu'un garçon de dix ans qui passait par le même chemin s'arrêta bouche béante, pour regarder une cigogne posée sur un pied.

Cette rencontre était évidemment une belle occasion pour Pierre de parler de ses chères cigognes.

Tu regardes cet oiseau, là-haut, mon petit ?

Eh ! oui. Comme il est drôle sur sa patte !

Mon ami, il faut parler avec plus de respect de cette cigogne : si tu pouvais te transporter là-haut, tu verrais qu'elle guette les lézards et les grenouilles pour nourrir ses petits. Si elle apercevait une petite couleuvre ou des petits poissons, elle ne ferait pas de cérémonie pour s'en emparer aussi.

Il se peut que ce soit le père qui garde le nid, tandis que la mère est à la chasse ; car ces bons oiseaux ne le quittent jamais tous les deux à la fois.

Les cigognes sont de grandes voyageuses, comme je te l'ai dit : dès qu'elles ont senti le vent du nord, elles s'assemblent en conseil, et s'envolent de compagnie.

Où vont-elles ?

Bien loin d'ici, en Asie, en Afrique ; mais tu ne connais pas ces pays-là.

Oh ! que si, on voit ces pays-là, sur la boule à l'école, et puis, j'ai un cousin en Afrique.

Très bien ; tu es un garçon sage qui profite des leçons de ton maître.

Ces grands oiseaux sont-ils méchants ?

Non ; ils ne sont pas sauvages du tout. Il y en a dans le parc de M. le Comte qui se promènent tranquillement et font la chasse aux insectes ; il y en a même qui jouent volontiers avec les enfants.

Ma mère m'a raconté qu'il y en avait une autrefois qui jouait à cligne-musette ; quand elle était touchée, elle devinait très bien par quel enfant elle devait éviter de se laisser prendre.

Pierre n'eut garde d'oublier le respect et la tendresse qu'on attribue aux cigognes pour leurs parents : « ces oiseaux-là feraient honte à bien des gens, va ! Quand les parents sont vieux ou malades, les plus jeunes leur apportent de la nourriture ; c'est beau ça ! »

Le petit garçon était de cet avis ; mais qu'elle n'eût pas été son admiration, si Pierre avait pu ajouter qu'on a vu des cigognes rester dans leur nid pendant un incendie et y brûler avec leur couvée plutôt que de l'abandonner ! Il n'en eut pas le temps ; les voyageurs étant arrivés au chemin que devait prendre l'enfant, ils se dirent adieu.

Les quelques objets restés dans le ballot furent bien vite vendus, et le marchand arriva à la ville la bourse pleine.

Il était convenu que Pierre éviterait de parler de son histoire, qu'il n'irait point, à cause de cela, à la Haute-Montée et, qu'ayant fait ses achats, il retournerait à Niederbronn par le chemin qu'il avait pris pour se rendre à Strasbourg. Ce conseil, donné par le maître d'école, n'était pas précisément du goût de Pierre ; mais il se disait que l'expérience d'un homme tel que M. Vincent, ne pouvait lui inspirer que de sages idées.

Il se hâta donc de faire ses emplettes : partout il fut bien reçu ; les marchands lui témoignaient de l'intérêt et de la confiance. Tous le félicitaient de sa bonne chance : « Allez, Pierre, croyez-moi, disait la marchande de rubans de la grande rue des Arcades, vous deviendrez, un jour ou l'autre, un gros marchand de Niederbronn ! Je m'y connais, moi, et je vous le dis. »

Pierre souriait à ces bonnes paroles ; il prit congé de la brave femme et continua son chemin. Il revit avec émotion l'hôpital, la brasserie et surtout la belle cathédrale où il ne manqua pas d'entrer ; mais, quel que fût son désir de revoir encore une fois le mécanisme de l'horloge se mettre en mouvement à midi, il se priva de ce plaisir, ne voulant pas s'exposer à faire quelque rencontre.

Le voilà donc parti ! Ce n'était plus en étranger qu'il traversait les bourgs et les villages. Dès qu'il se montrait, son oreille était charmée par un cordial bonjour :

« Eh ! vous voilà ! inutile de vous demander si vous avez fait de bonnes affaires ! quelle mine vaillante ! Tenez, quelque chose me disait que vous passeriez bientôt par ici ! La semaine dernière, un marchand est venu m'offrir sa marchandise, je l'ai refusé net. Une fois qu'on connaît son monde, on est fidèle ; d'ailleurs ce que vous m'avez vendu ne ressemble pas à ce qu'on achète d'ordinaire à tous ces coureurs. Le beau temps va nous arriver, j'ai bonne envie d'acheter une jolie toile rose pour ma Catherine. » Et la commère achetait, achetait.

Partout, Pierre reçut le même accueil. Il ne passa point devant le château où il avait figuré à l'arbre de Noël sans s'y arrêter. Il retrouva la même bonté de la part des maîtres et des serviteurs. Brigitte, chargée de lire le journal à la cuisine, avait tremblé au récit de la triste aventure arrivée à un petit marchand ; « mais, Dieu merci, ce n'est pas vous, Pierre, qu'on a assassiné, disait la bonne Brigitte, et j'espère bien qu'il ne vous arrivera rien de semblable. »

Le plaisir de retrouver des connaissances sur son chemin allégeait le fardeau du marchand. Et quel plaisir c'était pour lui de s'entendre dire : « Ah ! c'est vous ! » Et mille questions prouvaient l'intérêt que chacun portait à sa fortune. Mais ce qui lui causa une vive satisfaction, ce fut la surprise de la pauvre fille en deuil : « Comment ! disait-elle, en déployant le fichu noir apporté à son intention, vous avez pensé à moi ? Et ce beau ruban noir et argent ! Vous me prenez donc pour une riche héritière ?

– C'est un coupon, une bonne occasion dont j'ai voulu vous faire profiter », répondit Pierre qui éprouvait en ce moment quelque chose de l'aisance du riche négociant en mesure de laisser partir certains objets sans profit. Il ne négligeait aucune occasion de vendre, mais ses pensées le précédaient à Niederbronn. Il aurait voulu doubler ses étapes, et, sans l'aventure qui avait compromis son existence, il aurait marché nuit et jour. Une fois arrivé à Marienthal, le reste du chemin lui semblait une promenade d'agrément, comme en font les riches.

Ce fut avec un profond sentiment de reconnaissance que Pierre s'agenouilla devant le sanctuaire de la sainte Vierge. À genoux, les mains jointes, il voyait passer devant lui tous les événements qui avaient rempli sa vie depuis six mois. Il pensait à sa mère, à sa sœur, à son petit trésor, et toutes ses pensées étaient une action de grâce.

L'exercice de chaque jour l'avait développé, et l'habitude de se gouverner donnait à sa physionomie quelque chose de ferme et de résolu. On hésitait même, au premier abord, à reconnaître petit Pierre ; mais au premier sourire, au premier mot, on retrouvait le brave enfant.

Avec quelle joie il traversa Walbourg et vint frapper aux vitres de Rose qui l'avait si bien reçu ! On soupait ; la surprise fut grande : « Par exemple ! votre mère était ici l'autre jour ! Oh ! C'est elle qui va être contente de vous voir ! Pierre, asseyez-vous ! Il y a encore de quoi souper. »

Le mari, la femme et les enfants s'empressaient autour du voyageur. C'était à qui le servirait, le questionnerait, sans même lui donner le temps de répondre. Enfin Pierre accepta encore une fois l'hospitalité. Il raconta à ses amis comment il avait perdu Fox ; mais il ne leur parla pas de la funeste aventure qui l'avait retenu chez le maître d'école.

Après avoir déclaré qu'elle n'avait pas donné un sou aux marchands passants, Rose tourna et retourna ce qui restait de marchandises à son jeune hôte et fit des emplettes qui achevèrent de compléter la somme de deux cents francs.

Pierre ne dormit pas ; s'il parvenait à fermer les yeux, il se trouvait aussitôt à Wasembourg et s'éveillait en sursaut, croyant embrasser sa mère ou Christine.

Dès le point du jour, il partit en dépit de tous les efforts de la bonne Rose pour le retenir.

Il y avait trois semaines qu'il s'était remis en route, et la forêt, quoique encore dépouillée de ses feuilles, avait déjà un parfum que Pierre respirait à pleine poitrine. Les marguerites qu'il avait foulées aux pieds tant de fois lui semblaient autant de merveilles ; il s'arrêtait pour écouter le bruit du vent dans les arbres, pour voir couler un petit ruisseau ; il remuait les cailloux du bout de son bâton, se plaisant à les voir briller au fond de l'eau.

Bientôt il s'arrêta, prit un miroir dans sa caisse et fit un brin de toilette, car il allait revoir les habitants du château. Le cher enfant comparait ses sentiments actuels avec ceux qu'il éprouvait, lorsqu'il vint faire part de ses projets au Comte. Il allait s'acquitter d'une partie de sa dette. Et le reste ? Que de choses n'allait-on pas acheter avec ce trésor !

Pierre n'avait plus de souci pour son petit commerce. Les marchands de Strasbourg lui avaient dit : « Quand vous voudrez, nous vous donnerons une bonne pacotille et, pour l'argent, ne vous en inquiétez pas, vous êtes un honnête garçon ! »

Tout en causant si agréablement avec lui-même, notre jeune voyageur se trouva devant le château. Le cœur lui battait, son bonheur l'intimidait.

Dès que Hans, le garde, l'eut aperçu, ce fut une explosion de cris de joie. À chaque pas, le petit marchand était arrêté ; on le regardait, et sa bonne mine mettait vite au courant de sa fortune.

Enfin, le voilà introduit dans le château. Son embarras disparut en présence du cordial accueil qu'on lui fit. Le pauvre enfant n'en revenait pas du plaisir que causait l'arrivée d'un si petit personnage, car il ignorait que l'aumône du riche est la véritable joie réservée à son cœur.

Que de questions ! de récits et de projets !

Pierre n'attendit pas qu'on lui demandât son livre de recettes et de dépenses pour le présenter à ses bienfaiteurs.

Le Comte et sa femme furent émerveillés de la tenue de ce petit livre.

Pierre, je suis content de toi, très content, mon enfant. Tu as eu une heureuse inspiration. Il faut continuer, et si tu persistes dans la bonne voie, nous t'établirons un jour à Niederbronn. Mais écoute : j'entends que tu dépenses l'argent nécessaire pour te bien nourrir. Je ne veux pas d'économies qui puissent compromettre ta santé.

Le Comte qui aimait beaucoup les histoires, quoiqu'il en sût de plus intéressantes que celle de Pierre, aurait retenu indéfiniment son protégé, si la Comtesse ne lui eût rappelé que le plaisir de l'écouter retardait le bonheur de Madeleine.

L'heureux enfant partit donc.

Les trois quarts de lieue qui le séparaient de Niederbronn, lui semblaient d'une longueur démesurée, il se fâchait contre le plus petit obstacle.

Comment dire ce qui se passa dans le cœur de Pierre, à la première rencontre qu'il fit ? au premier bonjour de connaissance qu'il échangea ? Autrefois, ce garçon qui passe, lui était indifférent ; mais à ce moment, il se rappelle que la maison qu'il habite au village est près de celle de sa mère ; et c'est assez pour qu'il tressaille de joie en l'apercevant. Il l'interroge : les nouvelles sont bonnes ! Alors il redouble le pas et il est bientôt au terme de sa course.

IX

La vallée de Niederbronn, encaissée dans la montagne, conserve longtemps une température froide et humide ; la porte de la chaumière ne s'ouvre pas aux premiers rayons de soleil et le soir, quand le travail des champs est fini, le foyer s'anime.

Cependant, au moment où Pierre arrivait, la fenêtre de la chaumière de sa mère était ouverte, et une petite fille que le voyageur reconnut bien vite pour être Christine, était montée sur une chaise et nettoyait les vitres avec un zèle qui eût attiré l'attention du premier passant.

Pierre resta longtemps en admiration devant la petite ménagère, puis, s'avançant, il vit sa mère au coin du feu. Il approche, souffle sur un carreau. Aussitôt Christine, leste comme l'oiseau, saute à terre, cherchant le téméraire qui a osé commettre un acte pareil, car c'était la première fois qu'elle venait d'accomplir ce travail de ménage.

Pousser un cri, sortir et se jeter dans les bras de son frère, ce fut l'affaire d'un instant. Pierre entra portant sa sœur dans ses bras, et ne la quitta que pour embrasser sa pauvre mère, toute tremblante de cette joyeuse surprise. Non seulement la fenêtre fut fermée, mais la porte aussi.

Quand le fils de Constant Winkel, dont nous avons parlé au commencement de cette histoire, reviendra de New-York, ses récits seront certainement plus curieux que ceux de Pierre ; mais l'intérêt avec lequel Madeleine écoute son fils absent depuis six mois, égale celui qu'éprouvera Winkel.

Le voyageur, lui aussi, n'en finissait pas de questionner sur tout ce qui s'était passé au pays ! Il regardait la chambre, et retrouvait avec bonheur les objets qu'il avait laissés. Christine fit partie de l'inventaire. La petite fille avait grandi, et elle était bien fière de l'étonnement de son frère.

Quelques voisines vinrent dire bonsoir et féliciter Madeleine. Elles ne disaient plus petit Pierre, mais seulement Pierre. Le soir même, le ballot fut ouvert, les présents distribués : Un châle à Madeleine, un fichu rose à Christine, puis encore un petit dé d'argent et un étui d'ébène avec un cercle d'or aux deux extrémités.

Si les malheureux appellent et bénissent le sommeil, il y a quelques rares moments dans la vie où nous ne voudrions pas interrompre le cours de nos sentiments. C'est ce que Christine exprima à sa façon, lorsque la mère aussi heureuse mais plus sage que les enfants, donna le signal du repos.

Le colporteur avait déjà vu du pays, comme on dit ; il avait trouvé un bon gîte à l'auberge de la Haute-Montée : mais le coin où il retrouva son lit, l'image qu'il avait laissée au mur, le rameau de l'an passé, tout cela était autant de trésors qui lui avaient manqué depuis son départ. Et, le matin, lorsqu'il entendit le chant de l'alouette et qu'il vit le soleil se jouer dans la brume, paraissant, se cachant et paraissant encore, puis éclairant toute la vallée, Pierre se demanda comment il avait pu courir les chemins pendant six mois. Il changea bien vite d'avis, en voyant la joie qu'éprouva sa mère à la vue des pièces d'or et d'argent qu'il mit sur la table.

Décidément il avait pris un bon parti ; il fallait du courage et de la persévérance.

Dès le lendemain, il alla faire visite à M. le curé et au maître d'école. Tous les deux furent bien contents de voir avec quelle fidélité petit Pierre avait suivi leurs conseils. Ils ne se lassaient pas d'entendre le récit de son voyage et nous devons lui savoir gré d'avoir gardé le secret de sa mésaventure et de son séjour chez M. Vincent. Cette discrétion annonce une force de caractère fort rare : on aime tant à inspirer de l'intérêt, à se plaindre, à retracer, en les exagérant même, les dangers que l'on a courus ! Pierre n'eût pas été fâché non plus de faire frémir ses amis en racontant la lutte qu'il avait eue à subir ; son cœur eût aussi éprouvé une douce satisfaction à faire connaître les soins dont il avait été l'objet ; mais il voulait suivre la voie dans laquelle il était si heureusement entré, et il savait bien qu'une mère renonce à tous les trésors, plutôt que d'exposer la vie de son fils.

Sans tarder davantage, le jeune Lipp retourna au château emportant toutes ses pièces dans une bourse de cuir à fermoir ; il ne savait pas comment le Comte entendait traiter l'affaire ; il savait seulement qu'elle serait traitée.

Pendant le court trajet de Niederbronn au château, Pierre respirait largement ; il ôtait son chapeau pour mieux sentir l'air frais ; c'était une promenade délicieuse ; il rentrerait dans sa chaumière ; y trouverait un modeste dîner mille fois préférable à celui de l'auberge, et il serait assis entre sa mère et sa sœur !

Les pensées agréables raccourcissent le chemin. Le fils de Madeleine fut donc tout étonné de se trouver dans la cour du château.

Le comte voulut assister au règlement, car il se méfiait de la générosité de la Comtesse ; non pas, croyez-le bien, qu'il attachât de l'importance à rentrer dans ses fonds, mais il jugeait utile d'exiger de son jeune protégé de la régularité dans ses affaires.

Les profits montaient tous frais faits à cent cinquante francs ; le Comte fixa à trente francs la somme qui devait lui être rendue. Il restait donc à Pierre cent vingt francs !

Ne dites pas, c'est peu de chose ; non, ne dites pas cela : vous ignorez le prix de l'argent gagné. Avec la moitié de cette somme, Madeleine fera des merveilles : le jardin sera planté et ensemencé de façon à être d'un bon rapport ; la toilette de Pierre sera réparée ; plusieurs objets de ménage dont la privation se fait sentir depuis longtemps vont diminuer la fatigue de la ménagère ; Christine se ressentira aussi de la fortune de son frère, enfin il y aura une petite réserve.

La veuve Lipp n'était plus l'objet de la compassion des plus indifférents ; son fils avait tout changé et les hommes d'expérience disaient qu'avec un pareil courage Pierre irait loin. C'était à qui l'inviterait, le ferait causer.

Madeleine dut obéir à son fils et se borner aux soins du ménage ; lui, bêchait, sarclait, allait dans la forêt ramasser du bois et rentrait au village avec un énorme fagot sur les épaules. Il travaillait à la journée dans les champs et ne permettait à sa mère qu'une occupation douce et facile ; car, quoique jeune encore, elle n'était plus forte.

La vallée fut bientôt dans toute sa parure ; quelquefois Pierre restait en contemplation devant tant de beautés et il se remettait au travail avec une nouvelle ardeur.

L'heureuse mère aurait voulu retenir le temps qui passait ! Christine employait ses petits talents de ménagère au service de son frère ; elle allait aussi dans la forêt, aimait à lui entendre raconter toutes les merveilles qu'il avait vues à Strasbourg, lui faisant promettre qu'il la mènerait un jour voir la cathédrale.

Le dimanche, la jeune fille mettait son joli fichu rose et elle attachait à son bonnet le ruban or et vert acheté pour elle sous les grandes Arcades. Il n'y avait pas gens plus heureux !

Ce ne sont pas seulement ces cent francs qui font le bonheur de Madeleine ; c'est qu'elle est fière d'être soutenue par son fils, de lui devoir des jours meilleurs après en avoir connu de mauvais ; c'est de pouvoir se dire : si je mourais, Christine aurait un protecteur. Et puis, quel bien-être de savoir le pain du lendemain assuré ! d'avoir de l'argent, quand on en a été privé longtemps... toujours, d'acheter ce qui est utile, sans être l'absolu nécessaire, et de pouvoir faire une petite aumône à plus pauvre que soi !

Brave Pierre, tu vois tout cela, ton cœur s'en réjouit, et dans quelques mois tu te remettras en route avec de grands projets dont nous gardons le secret avec toi.

Cette année-là était une année d'abondance : les foins, le colza et le froment remplirent tour à tour la grange et les greniers du paysan. Dans les chemins, dans les vergers, de joyeuses troupes d'enfants cueillaient en chantant les cerises dont les arbres étaient surchargés.

Sans doute le jeune Lipp avait vu tout cela autrefois, mais jamais il n'avait été si fier de son Alsace, jamais le parfum de la vallée ne lui avait paru si doux ! la pensée du départ l'attristait malgré lui.

Le petit marchand devenu un personnage, car la prospérité fait des amis, était fort recherché comme journalier. Sa mère faisait encore la demi-journée, de sorte que l'aisance régnait chez eux.

L'Amérique et ses grandes spéculations étaient loin de tenter l'heureux colporteur. Revenir au pays, travailler, partir et revenir encore, c'était la plus belle et la plus douce carrière pour le courageux enfant devenu le chef de la famille.

Notre confiance en Pierre est très grande assurément ; nous sommes heureux toutefois de le voir rentré au village sous le toit de sa mère. Le toit paternel est la sûreté des mœurs, l'aliment du cœur.

Pierre Lipp se renouvelait, se fortifiait dans ses bons sentiments, il donnait l'exemple d'un fils dévoué soutenant sa mère à un âge, où bien souvent les garçons coûtent plus de sacrifices qu'ils ne rapportent de profit à la maison.

Les semaines laborieuses se succédaient. Le dimanche, le frère et la sœur se promenaient ensemble ; ils allaient dans la forêt, se plaisant, comme aux jours de leur enfance, à faire des bouquets de bruyère rose, à cueillir des fruits sauvages, à causer. L'importance qu'avait prise Pierre inspirait une sorte de respect à sa sœur qui le regardait comme un père, et certes la petite fille avait raison. N'était-elle pas l'objet de toutes les pensées de son frère ? Combien de fois cette douce figure d'enfant ne lui était-elle pas apparue au milieu des obstacles qu'il avait trouvés sur son chemin ? Il ignorait tout ce qui a été dit de grand et de beau sur l'amour fraternel ; mais la bonté de son cœur, l'élévation naturelle de ses sentiments avaient fait de lui le modèle des frères. Le jeune paysan accomplissait un des plus grands devoirs de l'homme. Rappelons ici les conseils de Silvio Pellico :

« L'intimité du foyer ne doit jamais vous faire oublier d'être polis avec vos frères.

» Soyez encore plus délicats avec vos sœurs. Leur sexe est doué d'une grâce puissante ; c'est un don céleste dont elles usent habituellement pour répandre la sérénité dans toute la maison, pour en bannir la mauvaise humeur et modérer les reproches qu'elles entendent, parfois, sortir de la bouche d'un père ou d'une mère. Honorez dans vos sœurs le charme suave de la femme ; réjouissez-vous du charme qu'elles exercent sur votre âme pour l'adoucir. Et, puisque la nature les a faites plus faibles ou plus sensibles que vous, soyez d'autant plus attentifs à les consoler dans leurs afflictions, à ne pas les affliger vous-mêmes, à leur témoigner constamment du respect et de l'amour.

» Ceux qui contractent, à l'égard de leurs frères et de leurs sœurs, des habitudes de malveillance et de grossièreté restent grossiers et malveillants avec tout le monde. Que ce commerce de la famille soit uniquement beau, uniquement tendre, uniquement saint, et, alors quand l'homme passera le seuil de la maison, il portera dans ses relations avec le reste de la société, ce besoin d'estime et d'affections tendres et cette foi dans la vertu que produit toujours l'exercice journalier des sentiments élevés. »

Le jeune Lipp ne pouvait se défendre d'un certain orgueil, lorsqu'en compagnie d'autres paysans il se promenait dans le parc de Reichshoffen avec sa mère et sa sœur. Les voir vêtues proprement, fraîchement, et cela, grâce au succès de sa petite industrie, était pour lui un bonheur que peut seul comprendre celui qui contribue, par son travail, au bien-être de ceux qu'il aime. Les souliers neufs de Christine attiraient sans cesse ses regards. Oh ! comme il allait courir les chemins, coucher sur la dure, économiser de grand cœur pour doubler son capital.

L'été passa vite, et déjà le soleil de septembre projetait de longues ombres sur les prairies. Pierre devenait sérieux, il se promenait seul et passait des heures entières à admirer la forêt et la prairie prête à donner une nouvelle récolte. Encore quelques semaines et il partirait ! Il le désirait, il le voulait, et pourtant il était triste.

Madeleine voyait bien ce qui se passait dans le cœur de son fils et l'en aimait encore davantage. Elle mettait en ordre son modeste trousseau et, tout en soupirant à l'idée du départ, elle éprouvait sans s'en douter un sentiment d'orgueil maternel, lorsqu'elle comparait Pierre aux autres garçons de son âge. L'avenir lui semblait si beau !

C'était à la fin de septembre : Pierre reçut une lettre de M. Vincent. Celui-ci l'avertissait que l'affaire du misérable assassin allait être jugée et que sa présence était nécessaire.

Cet incident troubla d'autant plus Madeleine que son fils avait dû se borner à lui dire qu'une affaire l'obligeait à hâter son départ. Il fallut se soumettre.

Pierre alla au château où il reçut de nouveaux conseils et de nouvelles marques d'affection. La Comtesse lui donna des commissions et lui en avança l'argent.

Cette fois le jeune Lipp devait monter sur l'impériale d'une voiture du pays et se rendre directement à Strasbourg. Sa mère et Christine vinrent avec lui sur la route attendre la voiture qu'ils aperçurent enfin dans un nuage de poussière ; et, les derniers embrassements étant donnés et reçus, Pierre grimpa lestement sur l'impériale. Le cocher fouetta ses chevaux. La veuve et sa fille restèrent à la même place, répondant aussi longtemps que possible aux signes du voyageur.

X

Nous ne cacherons point au lecteur que Pierre, assis sur l'impériale d'une mauvaise diligence en compagnie des pommes de terre et des prunes, se faisait beaucoup d'effet à lui-même. Il n'était donc déjà plus ce pauvre enfant marchant un bâton à la main ! Et qui aurait pu dire que l'année suivante il n'entrerait pas dans la voiture, si bon lui semblait ?

Sans perdre de vue le paysage, notre voyageur faisait ses ballots de ceci de cela, calculait ses débours et ses profits, et cette fois il consentait à profiter du crédit que lui avaient offert plusieurs marchands de la ville.

L'aubergiste de la Haute-Montée l'accueillit comme son enfant ; la brave femme voulut que le premier repas pris chez elle fût celui de l'hospitalité.

Petit Pierre était devenu un beau jeune homme ; grand, fort et très décidé dans son allure : sa physionomie seule avait conservé l'expression de l'adolescence.

Il n'avait pas de temps à perdre. L'affaire pour laquelle il avait hâté son départ allait être jugée. Lipp devait reconnaître l'assassin.

La justice est lente dans ses arrêts, parce qu'elle est prudente, et Pierre passa tout le mois d'octobre à Strasbourg.

Ayant recouvré sa liberté en novembre, il se mit en route dans la direction de Brumath ; aucune affaire ne l'aurait empêché d'aller rendre visite au bon maître d'école. Il renouvela ses marchandises et, jusqu'au mois d'avril, il courut le pays et alla même jusqu'à Saverne. Partout il fut le bienvenu.

Un incident que nous ne pouvons appeler fâcheux le retint huit jours chez son ami M. Vincent : la neige était tombée en si grande abondance pendant le mois de janvier, que tout homme prudent ne pouvait songer à voyager. Toutefois nous n'appellerons point temps perdu la semaine que le petit marchand passa près du maître d'école. À son âge les conseils sont précieux, lorsqu'on sait les écouter. L'éducation du jeune homme y gagna : M. Vincent consacra ses courts loisirs à donner quelques leçons à son intéressant protégé qu'il considérait comme un négociant futur : l'orthographe, le calcul, la tenue des livres furent remis sur le métier. Le soir, la conversation était intime, sérieuse et gaie tour à tour.

Pierre confia à son respectable ami le grand projet qu'il avait formé un jour dans la forêt du Grossenwald : Il voulait faire un vrai voyage et de vrais profits ; passer le pont de Kehl, et voir un peu le beau monde dans la saison des eaux. »

M. Vincent goûta ce projet et fit un itinéraire qu'il ne craignit pas d'appeler parfait. Le brave homme se plaisait à la pensée que son élève suivrait le chemin qu'autrefois il avait suivi lui-même ; il se croyait dans la forêt Noire et en faisait la description poétique, et Pierre, tout en étant charmé des récits de son hôte, se disait tout bas : « Mais les arbres, les rochers, la vue du Rhin, tout cela ne mettra pas d'argent dans ma poche ! »

Cependant sa patience fut récompensée, car, lorsqu'il fut question des villes que Pierre devait trouver sur son chemin, M. Vincent n'oublia rien de ce qui pouvait intéresser son protégé au point de vue du commerce : il lui nomma même quelques personnes honnêtes qui pourraient l'aider au besoin.

Je suis persuadée que le lecteur partage ma satisfaction, en voyant le voyageur se reposer et s'instruire auprès d'un si bon ami. Je ne suis pas moins certaine du plaisir avec lequel il va le voir reprendre sa route et enfin arriver à Strasbourg, faire des achats sérieux et commencer un voyage important.

Le jeune marchand avait déjà du crédit, il en profita avec discrétion, il aimait à voir son doit et avoir bien en équilibre.

Les objets de son ballot n'étaient plus les mêmes : aux grosses étoffes de laine avaient succédé les fines toiles d'Alsace, les mousselines brodées et unies. Il n'eut garde d'oublier les spécialités de Strasbourg : brosses et peignes, chaînes, breloques et boucles d'oreilles et des épingles d'acier de toutes sortes.

En voyant sa chambre encombrée d'objets semblables, Pierre ne pouvait se défendre d'un certain sentiment d'amour-propre. Ce succès était le résultat de sa persévérance et il voulait en avoir toujours ! Pierre pouvait donc espérer de s'établir à Niederbronn dont les eaux minérales commençaient à attirer les étrangers. Alors sa mère serait vraiment à l'abri de tout besoin et Christine deviendrait un parti.

Ces considérations étaient seules capables de le déterminer à ne point retourner au pays après sa tournée d'hiver. Il fallut cependant se décider à annoncer à sa mère qu'elle ne le verrait pas, comme il le lui avait laissé espérer. Il fit un récit, exagéré peut-être, de l'importance de son voyage, non seulement pour convaincre sa mère, mais encore pour se convaincre et s'enhardir lui-même.

Ayant mis sa lettre à la poste, le fils de Madeleine partit n'espérant et ne voulant point de réponse.

Il sortit de la ville par la porte d'Austerlitz, traversa le petit Rhin, s'arrêta devant l'île des Épis, considéra pendant quelques instants le mausolée du général Desaix, passa le Rhin sur un pont de bateaux qui excita son admiration et sa surprise, et il arriva à Kehl.

Quoique ce ne fût point un dimanche, un grand nombre de promeneurs se reposaient dans les brasseries ayant sur le visage la satisfaction d'être délivrés de l'hiver, et souriant aux beaux jours.

Le plaisir de la promenade n'était pas ce qui occupait le colporteur en ce moment. Les douaniers mettent bon ordre à la rêverie. Il fallut montrer un à un les objets contenus dans le ballot, en déclarer le prix et en payer le droit.

Le jeune Lipp criait en lui-même à l'injustice et se disait que s'il était empereur ou roi, voir même grand duc, jamais il ne consentirait à tourmenter ainsi ceux qui voudraient entrer dans ses États.

Une fois libre, la fâcheuse impression qu'il avait reçue à la douane s'effaça bien vite à la vue des prairies et des forêts dont la verdure naissante faisait pressentir toute la splendeur.

En apercevant les beaux villages disséminés dans la plaine, l'heureux voyageur pensa qu'il ferait de bonnes affaires et reprit courage. Laissons-le aller de surprise en surprise, vendant des chaînes et des pendants d'oreilles aux jeunes filles des environs de Kehl, dont le costume élégant le fait encore songer à sa sœur.

Les travaux des champs n'appellent point encore les femmes au dehors, aussi le colporteur trouve-t-il des chalands. Il étale toutes ses marchandises, lorsqu'on le lui permet, et il ne se plaint pas de sa peine, car il ne se passe guère de jour qu'il n'inscrive un bon profit.

Pierre devenait touriste sans cesser d'être marchand. M. Vincent eût été vraiment heureux, s'il avait pu le voir s'arrêtant pour contempler un joli village éclairé par le soleil couchant, grimper sur la montagne pour mieux voir le pays dont la beauté était un adoucissement à ses fatigues.

Cependant la saison s'annonçait favorable aux voyageurs. Bade, cette ville si vantée par son vieil ami, verrait bientôt arriver les étrangers et, quoique Lipp n'eût pas de marchandises à offrir au monde élégant, il espérait, en s'y prenant bien, ne pas perdre son temps.

Il mit bon ordre à ses admirations et avança rapidement vers Offenhourg ; il arriva par la forêt Noire à Gernsbach, et, au bout de quelques jours, il faisait son entrée à Bade.

Le pauvre Pierre crut rêver en voyant de tous côtés des jardins remplis de fleurs et une foule de personnes qui se promenaient semblant n'avoir à faire que cela ; jamais il n'avait vu pareilles toilettes ! Au lieu d'aller à l'auberge, il s'avança dans la grande allée et resta stupéfait devant une grande maison à colonnes, sur laquelle il lut : Conversation . Ce mot l'intrigua beaucoup : « Si M. Vincent était ici, il me dirait certainement ce que cela signifie. » Il fut tiré de ses réflexions par le son d'une musique ravissante. Il resta cloué à sa place, oubliant le poids dont ses épaules étaient chargées, et ne se retira que sur l'avis qui lui en fut donné.

À l'hôtel où il entra, Pierre ne trouva point la sympathie qu'on lui avait témoignée à la Haute-Montée. À Bade, on spécule sur tout étranger. La saison des eaux fait la fortune des habitants, et l'on compte rigoureusement avec les voyageurs, quelle que soit leur condition.

Petit Pierre avait du bon sens : il se dit que sans doute ses dépenses seraient proportionnées à ses profits. Il commença par souper, puis il dormit jusqu'au lendemain.

Avant de prendre sa caisse sur ses épaules, il voulut se promener un peu pour son propre compte, et il fut bien autrement émerveillé que la veille, en apercevant l'église et le château s'élevant au-dessus de la vieille ville, les hôtels et les beaux monuments de la nouvelle ville, la promenade, appelée le Graben sous laquelle descend un torrent qui va se jeter dans une rivière.

L'humble petit marchand s'étonnait de circuler au milieu du monde élégant ; il avançait timidement dans la ville nouvelle, et n'entrait dans les salles publiques qu'à la suite des autres visiteurs. Arrivé sur la belle promenade qui conduit à la route de Lichtenthal, il éprouva une cruelle déception en apercevant des boutiques remplies d'objets de luxe et autres ; mais le tout, si élégant, si au-dessus de ce que renfermait son ballot, qu'il resta comme pétrifié. Il regardait d'un œil d'envie les sculptures en bois de la forêt Noire, les jouets d'enfants, les verres de Bohême, les boîtes, les bonbonnières en cornaline, etc.

Le premier moment de surprise étant passé, Pierre se dit :

« Je n'ai qu'une chose à faire : s'il ne m'est pas possible d'avoir une boutique, je peux m'approvisionner des objets qu'on achète ici et les porter en ville dans les promenades. Je vendrai en petit ce que les autres vendent en grand ; voilà tout ! Mais comment M. Vincent ne m'a-t-il rien dit de cela ? » Et, prenant son carnet, il trouva une note dans laquelle son vieil ami lui indiquait justement le moyen de se procurer les objets qu'on vend à Bade, sans courir le risque d'être trompé.

Ému de reconnaissance, Pierre ne délibéra pas plus longtemps. Il s'enquit de la maison où il pourrait se pourvoir, et le lendemain il accostait poliment, gentiment, les promeneurs en débitant le catalogue de ses marchandises. Bientôt aussi il s'arrêtait, entrait dans les maisons, frappait aux portes des appartements. Quelquefois il était chassé comme un importun, d'autres fois aussi sa bonne physionomie inspirait de l'intérêt. On lui permettait d'étaler ses marchandises, on achetait tout en le faisant causer.

« De quel pays êtes-vous ?

– Alsacien.

– Nous aimons beaucoup l'Alsace et ses habitants. »

Ce compliment était accompagné de bonnes pièces que Pierre mettait dans sa bourse.

Encouragé par de tels résultats, le petit marchand résolut de rester à Bade tant que les affaires iraient bien. Il ne tarda pas à être connu sous le nom de l'Alsacien . On l'appelait ; on lui voulait du bien.

Ce qui mettait le comble à son bonheur c'était de voir les marchandises d'Alsace filer avec les autres, selon son expression.

Le dimanche, il fermait boutique et se promenait, comme un rentier. Il flânait aux sources et se divertissait beaucoup de voir les dames et les messieurs déguster de l'eau claire. Au bout de trois semaines, il connaissait tout le pays et il aurait pu se proposer comme guide aux étrangers, lorsqu'il quitta Bade deux mois plus tard.

Le petit colporteur avait renouvelé plusieurs fois son fonds, il avait rempli ses engagements, et, tous comptes faits, quinze beaux louis étaient la récompense de son active industrie et de ses peines.

En face d'un pareil résultat, le fils de Madeleine n'hésita pas à consacrer une pièce de vingt francs à ses souvenirs de voyage. Il acheta donc un beau verre pour sa mère et un joli chalet pour sa sœur. Dans sa pensée, la vue de ces objets serait pour lui un encouragement au travail. Il mit avec fierté sa pièce de vingt francs sur le comptoir du marchand et rentra à l'auberge muni de ces deux objets d'art. Avec quel soin il allait les emballer !

On était alors au mois d'août et, malgré l'affluence des voyageurs, Pierre songeait à quitter Bade ; car pour rien au monde il n'aurait voulu passer un des endroits indiqués sur son itinéraire.

Un dimanche soir, comme il revenait de la cascade Geraldsau, sa promenade favorite, il vit entrer dans la maison de conversation, un marchand avec lequel il avait eu quelques relations commerciales ; il le suivit, et ne fut pas peu étonné de se trouver dans un beau salon rempli de messieurs et de dames, tous rangés autour d'une grande table couverte d'un tapis vert. Des pièces d'or étaient disposées symétriquement de chaque côté du tapis et à un moment donné, quelques-uns des spectateurs attiraient avec un petit râteau nombre de pièces dont ils laissaient quelques-unes seulement, et toujours ils en ramassaient davantage.

Pierre se souvint, alors, d'une histoire qu'un des garçons de l'auberge lui avait racontée : un jeune homme étant entré, par curiosité, dans la salle de jeu, avait risqué cent francs et, dans une nuit, il avait gagné cent mille francs ; puis, il était parti le lendemain.

Le jeune Lipp se disait bien que cette façon de faire fortune était fort commode ; mais il ne songeait certes pas à risquer son argent ; car il savait que jouer n'est pas gagner.

Ébloui par tant d'or, il allait se retirer, lorsque le marchand qui l'avait précédé dans la salle jeta une pièce de vingt francs et en ramassa presque aussitôt dix autres. Le joueur recommença six fois de suite et toujours avec le même bonheur. C'en est trop, Pierre jette vingt francs et, rouge d'émotion, il avance sa main qu'il croit remplir d'or, lorsqu'il voit disparaître sa pièce et toutes celles qui étaient placées du même côté. Il s'éloigne à pas précipités, le bruit de ses souliers trouble l'assemblée qui en témoigne du mécontentement.

Rentré à l'auberge, le malheureux Pierre se jeta sur son lit ; il respirait péniblement, comme un homme qui a fait un trajet au-dessus de ses forces. Bientôt il se leva, fit quelques pas dans la chambre et retomba aussitôt sur son lit, épuisé de fatigue. Il aurait voulu dormir, ne fût-ce qu'une heure ; mais en vain il appela le sommeil à son aide. Jamais il n'avait éprouvé de pareils tourments.

Le lendemain, dès que la porte s'ouvrit, il sortit de la ville, entra dans la forêt, et ne s'arrêta qu'à Eberstein. La solitude et la beauté de la campagne firent une heureuse impression sur son âme, il se sentit moins malheureux, lorsqu'il eut pleuré. Mais cette pensée revenait sans cesse : « J'ai joué, j'ai perdu vingt francs ! M. Vincent ne m'avait-il pas fait promettre de ne jamais entrer dans une salle de jeu ? J'ai manqué à ma parole ! vingt francs ! Que de choses utiles j'aurais pu acheter pour la maison ! »

XI

Le soleil s'était levé radieux, la forêt embaumait, et déjà les promeneurs se montraient sur la route, Pierre ne bougeait pas. Il fut tiré de sa rêverie par la présence d'une jeune personne qui était accompagnée de son frère. L'un et l'autre regardèrent beaucoup le colporteur, ils s'éloignaient et revenaient sur leurs pas. Enfin la jeune fille lui dit :

Est-ce que vous êtes malade ?

Non, mademoiselle, vous êtes bien bonne.

Peut-être, ne savez-vous pas le chemin pour rentrer à Bade ?

Oh ! vraiment si, monsieur, je pourrais vous conduire à six lieues à la ronde.

Ils s'étaient éloignés, lorsque la jeune personne revint encore, elle lui demanda un renseignement aussi inutile qu'insignifiant et lui dit enfin :

« Je voudrais bien savoir ce que vous avez ! Bien certainement, vous pleuriez, quand nous avons passé, je n'aime pas qu'on pleure. »

Mon chagrin, mademoiselle, vous paraîtrait bien peu de chose sans doute, si vous le connaissiez.

C'est égal, dites toujours.

Eh ! bien, mademoiselle, j'ai perdu vingt francs par ma faute, et c'est une grande perte pour un pauvre marchand comme moi.

Pleurer pour vingt francs ! Mais vous n'avez qu'à venir à notre hôtel, mon père vous donnera tout de suite ces vingt francs.

Je vous remercie, mademoiselle, je dois supporter cette perte.

Ah ! vous êtes fier ! Comme vous voudrez.

Et elle disparut.

Les promeneurs devenaient nombreux, Pierre comprit que sa place n'était plus là, et il se rendit à son auberge par le chemin le plus long. Il regarda, avec des yeux voilés de larmes, le verre et le chalet, les emballa en prenant mille précautions et se disposa à partir. Cependant il lui restait encore un petit compte à régler avec un marchand de la forêt Noire, et quelques objets à prendre ailleurs.

Il traversait rapidement la promenade, lorsqu'une main se posa sur son épaule.

Monsieur le comte ! et madame !

Eh ! crois-tu donc qu'il n'y a que toi qui viennes à Baden-Baden, monsieur Pierre ! Voyons ; remets-toi. Tu as l'air presque fâché de nous voir.

Ah ! monsieur !

Je vais à la Trinkhalle dans ce moment ; sois à la cour de Bade dans deux heures ; je veux causer avec toi.

Ils se séparèrent.

Si Pierre eût été capable de se faire illusion sur la faute qu'il avait commise, la rougeur qui lui monta au front, lorsqu'il rencontra ses protecteurs, aurait suffisamment éclairé sa conscience. Une lutte s'engagea aussitôt avec lui-même : dirait-il qu'il avait joué ? Rien ne l'y obligeait ; mais était-il loyal de cacher une faute de cette nature à des bienfaiteurs tels que le Comte et la Comtesse ?

Dans son embarras, il marchait sans savoir où il allait ; il ne régla point avec le marchand et n'acheta pas davantage. Il comptait les quarts d'heure et bientôt les minutes. Ce fut dans un trouble semblable que le pauvre garçon arriva devant l'hôtel de la cour de Bade ; il monta lentement, tristement, un magnifique escalier et arriva, encore trop tôt, à la porte qu'on lui avait indiquée.

Voyons ! mets-toi là, Pierre, et raconte-nous ton voyage.

Cette invitation le sauva pour quelques instants.

Il entra dans tous les détails de son voyage, parla longuement du bon M. Vincent, montra son livre parfaitement en règle. Le Comte était satisfait, tout joyeux même.

C'est un résultat inespéré, mon ami ; Dieu a béni ton courage, ton dévouement pour ta mère et ta sœur. J'ai des projets d'avenir que je te ferai connaître, lorsqu'il en sera temps... mais, tu n'as pas ta figure ordinaire, quoique tes joues soient roses. Si tu as quelque embarras d'argent, je suis prêt à t'aider.

Monsieur le comte n'a pas besoin de me questionner ; ma résolution est de ne pas sortir d'ici, sans lui avouer mon malheur. Je suis au désespoir.

Voilà un mot, petit Pierre, qui ne doit jamais sortir de la bouche d'un honnête garçon comme toi. Voyons, parle, ne nous tiens pas en suspens, ma femme a pâli.

Monsieur, malgré les conseils de mon respectable ami, M. Vincent, j'ai eu l'imprudence d'entrer dans la salle de jeu.

J'en étais sûre !

Un marchand de la galerie avec lequel j'étais entré, a joué, a gagné, et moi j'ai cru que j'allais gagner aussi ! Dans deux minutes, monsieur le Comte, j'ai perdu vingt francs ! Je suis un malheureux, un misérable !

Tu as eu grand tort, d'entrer dans cette salle de jeu, mais je m'en console, parce que tu as perdu. Le malheur au jeu c'est de gagner. Si au lieu d'avoir vingt francs de moins, tu avais vingt francs de plus dans ta bourse, j'en serais désolé. Tu te souviendras toute ta vie de la faute que tu as commise. Il y a des fautes qui sont heureuses, et je ne suis pas fâché que tu aies appris à te connaître. Jusqu'ici, tu avais été un garçon exemplaire, et qui sait si tu n'en avais pas un peu trop de satisfaction ?

Je ne sais pas monsieur, mais le fait est que je suis très étonné d'avoir commis une pareille faute. Moi, avoir joué ! avoir osé me placer à côté de ces beaux messieurs et de ces belles dames ! Et jeter mon argent sur ce tapis vert ! Ah ! si celui qui l'a gagné savait ce qu'il m'a coûté de peine, et surtout le bonheur que j'aurais eu de le donner à ma mère, il me le rendrait, j'en suis sûr !

Tu es dans l'erreur, mon pauvre garçon, tout argent est bon pour le joueur. L'amour du jeu éteint dans le cœur de l'homme les plus nobles sentiments. Tu as pu voir avec quelle avidité ceux qui gagnent se précipitent sur leur gain.

Figurez-vous, monsieur le Comte, que, lorsque je les ai vus ratisser ce tapis, comme on ratisse votre parc, si ce n'est que Martin ne va pas si vite, je tremblais, la tête me tournait et je me suis sauvé en tapant du pied ; aussitôt des laquais se sont précipités vers moi pour me dire qu'il ne fallait pas faire tant de bruit, parce qu'on voulait du silence.

Je ne te rendrai pas l'argent que tu as perdu, il faut que tu en souffres.

Je vous assure, monsieur, que je ne voudrais pas l'accepter... Je devais partir aujourd'hui et je ne partirai que demain.

Et où vas-tu ?

À Rastadt, mais lisez mon itinéraire, monsieur.

C'est bien, mon ami. Je serai de retour avant toi. Tu viendras nous voir. Maintenant tu vas dîner ; j'ai donné des ordres pour cela. Allons, courage ! tu es un garçon à profiter d'une faute ; j'ai confiance en toi.

Pierre descendit plus lestement qu'il n'était monté, il respirait librement, passait la main dans son épaisse chevelure : le poids qui pesait sur son cœur avait disparu. Le pauvre enfant n'en revenait pas ! L'indulgence du Comte lui causait autant de joie que de surprise. Il ignorait encore que rien ne relève l'homme aux yeux de ses semblables, comme l'aveu de ses propres torts.

Le Comte avait l'expérience de la vie, il savait que la faiblesse est inséparable de notre nature ; mais il n'ignorait pas aussi que la droiture et la sincérité du cœur nous aident à nous relever de nos chutes.

La vue d'un luxe outré, l'oisiveté, l'amour du plaisir, les folies du jeu rendaient depuis longtemps le séjour de Baden odieux au Comte de B. L'aventure de Pierre ne modifia pas ses impressions : il admirait presque à regret ce pays enchanteur et retourna chez lui le plus vite possible.

Le petit colporteur, lui aussi, quittait avec empressement cette ville d'où il emportait un si triste souvenir ! Il avait environ deux milles à faire pour arriver à Gernsbach. Quel chagrin de quinze ans ne se fût dissipé, en parcourant une route d'un aspect aussi beau ! En remontant la vallée de la Murg, le jeune garçon passa au-dessous du château d'Eberstein, une de ses promenades favorites. Il sentait son cœur plus à l'aise dans les sentiers où il s'engageait résolument. Il admirait les collines, les rochers et les ruines qui s'offraient à ses regards, sans s'inquiéter de leur nom ; il choisissait, pour étape, l'abri le plus frais et y faisait son modeste repas. Il entrait aussi dans les maisons parsemées sur le bord de la Murg, où il prenait des renseignements pour arriver à son but. Ce fut donc, d'après le conseil d'un de ces habitants, qu'il traversa la Murg pour gagner Rastadt.

L'excellent M. Vincent n'avait jamais pris franchement son parti de la réunion de l'Alsace à la France. En écrivant le nom de Rastadt, un profond soupir s'était échappé de sa poitrine, et il avait dit à Pierre : « C'est dans le château de Rastadt, mon ami, en 1713 et 1714, que fut assurée, à la France, la possession de l'Alsace. Ce château, Dieu merci, n'est plus qu'une caserne aujourd'hui. Rastadt est une ville où tu trouveras, en fait d'objets curieux de commerce, des tabatières de papier mâché. Tu me ferais plaisir de m'en apporter une. »

En approchant de la ville, notre jeune voyageur croyait entendre le bon maître d'école. Nous devons avouer qu'il n'était nullement fâché d'être Français, il respectait les rancunes de son vieil ami sans avoir la prétention d'examiner si elles étaient fondées. Cependant il ne prolongea pas son séjour à Rastadt au-delà du temps nécessaire pour acheter quelques objets parmi lesquels se trouvaient les tabatières de papier mâché.

Pierre s'était dit qu'il renoncerait cette fois à ses allures de touriste et gagnerait rapidement Carlsruhe. Mais il ne put résister à l'entraînement d'un grand nombre de voyageurs qui se dirigeaient vers la chapelle de Santa-Marghereta, il les suivit et n'eut pas lieu de s'en repentir envoyant la beauté du lieu.

Il s'achemina ensuite rapidement vers Carlsruhe par la forêt.

XII

Pierre marchait depuis quelque temps, lorsqu'il crut entendre des pleurs d'enfant. Il écoute... et ne peut douter de la réalité. Quel homme eût continué son chemin ?

Le voilà donc, cherchant à s'orienter, appelant, allant à gauche, à droite, revenant sur ses pas. Enfin il aperçut une petite fille d'environ cinq ans étendue par terre : sa robe blanche était déchirée et sale, un mouchoir attaché sur ses yeux n'empêchait pas de voir couler ses larmes en abondance.

Pierre hâta le pas, en dépit des obstacles. Au bruit qu'il fit, l'enfant dit : « Monsieur, ne me tuez pas, je vous en prie, papa et maman auraient trop de chagrin ! » et elle se releva en cherchant à fuir.

Ma petite fille, n'ayez pas peur, je viens vous chercher.

Ah ! quel bonheur !

Lipp s'approcha d'elle, détacha le bandeau qui était fortement serré. La compression et les larmes avaient meurtri les yeux de la petite fille, ses mains étaient déchirées par les épines et les broussailles, elle tremblait de tout son corps, quoiqu'il fît une chaleur étouffante. Son libérateur la prit dans ses bras, essuya son visage, l'embrassa pour la rassurer. L'enfant frémit sous ce tendre baiser.

Vous avez encore peur de moi ?

C'est que le méchant m'embrassait aussi, lorsqu'il m'emportait ; mais je vois bien maintenant que vous m'aimez.

Voyons, ma petite fille, racontez-moi ce qui vous est arrivé ; comment êtes-vous venue ici ? Quel est votre nom ?

Monsieur, je m'appelle Charlotte, mais on dit toujours Lolotte. Papa est ministre à Carlsruhe. J'ai un petit frère qui s'appelle Georges, il est plus grand que moi, il a un petit cheval et il se promène avec papa et maman. Hier, j'avais beaucoup de chagrin de ne pas être allée en promenade avec eux. Je m'amusais pourtant bien dans le jardin ; Miss Cook, ma gouvernante, m'a laissée seule : elle était allée chercher son ouvrage ; alors moi j'ai couru au bout du parc pour qu'elle me cherche. C'était pour jouer, monsieur. Tout à coup, je vois un vilain homme noir qui ouvre la petite porte avec une clef à lui ; je me sauve ; il m'appelle : « Miss Charlotte, venez voir de beaux oiseaux tout en vie ; ils vont manger dans votre main. »

Moi, monsieur, j'aime beaucoup les oiseaux, et, quoique l'homme noir me fît grand peur, j'ai approché ; alors il m'a prise dans ses bras, il m'a cachée sous un grand manteau. Un cheval l'attendait ; il est parti au galop, me disant : « Tais-toi, tais-toi, nous allons chercher des oiseaux. »

Quand nous avons été bien loin, il a ôté ma tête de dessous son manteau. Il m'embrassait, mais sa vilaine figure me faisait peur et il sentait mauvais. Je me débattais si fort, que je manquai de tomber.

« Oh ! oh ! petite méchante, tu ne veux pas de mes caresses. Eh ! bien, nous allons voir ! » Aussitôt, monsieur, il a arrêté son cheval, m'a bandé les yeux si fort, que j'ai cru que c'était pour me tuer ; quand nous avons été bien loin encore, il m'a apportée ici, m'a donné du pain et m'a dit. « Reste là ; ce soir je viendrai te chercher, si tu es sage. » Et puis, je l'ai entendu partir au galop. S'il revient, vous ne me laisserez pas prendre, n'est-ce pas, monsieur ? Je ne veux pas vous quitter. Oh ! ramenez-moi à la maison, où tout le monde pleure ! Ma petite mère chérie, mon petit papa, Georges, miss Cook, ma bonne et tout le monde enfin.

Voyons, Lolotte, ne pleurez plus. Levez-vous !

La pauvre petite obéit, mais dans quel état étaient ses vêtements ! Lipp la prit dans ses bras et, étant arrivé dans une belle allée, il commença par laver ses mains déchirées avec le vin qui lui restait encore ; il ouvrit son ballot, prit de petits bas qui étaient encore trop grands pour Lolotte, lui ôta les lambeaux de sa robe blanche et, déchirant un morceau de toile d'Alsace, il lui fit une sorte de tunique.

Vous êtes donc bien riche, monsieur, pour avoir tout cela avec vous ?

Pierre sourit : « Je suis marchand. On m'achète toutes sortes de choses pour les petits enfants. » Ils se mirent en marche et, ayant trouvé un filet d'eau, il lava le visage de sa petite protégée avec le mouchoir le plus fin qu'il put trouver. Il voulut aussi qu'elle bût un peu d'eau et, pour cela, le bon Pierre ne craignit pas de déballer un petit verre de Bohême dont la vue enchanta Lolotte.

Cependant, la petite fille ne restait pas sans inquiétude ; elle se retournait sans cesse croyant entendre les pas du vilain homme. Bientôt elle dit : « Monsieur, je suis lasse ; je ne peux plus marcher. »

Pierre n'avait pas prévu cet incident. Voyant l'embarras de son libérateur, l'enfant lui dit : « Je me coucherai sur votre paquet, je ne suis pas lourde, allez. »

Ce moyen de transport était effectivement la seule ressource des voyageurs. « Allons, dit Pierre, que Dieu me donne la force de porter mon double fardeau et qu'il nous conduise au port ! »

Charlotte se cramponna au ballot et les voilà partis !.

« Êtes-vous bien, ma petite ?

– Oh ! très bien, monsieur, n'est-ce pas que je ne suis pas lourde ?

– Non », répondit Pierre en essuyant la sueur qui couvrait déjà son visage.

Il se passa encore un certain temps avant qu'ils fussent sortis de la forêt. Un sentier les conduisit dans un petit vallon où ils firent une halte et le voyageur, ayant tiré sa carte routière, constata avec un immense plaisir qu'il n'était pas éloigné de Carlsruhe.

Tout à coup Lolotte se mit à pleurer.

Qu'avez-vous, chère petite demoiselle ?

Je m'ennuie, monsieur le marchand, je voudrais être à la maison.

Nous y arriverons bientôt, allez ! Je vois ça sur ma carte.

Si j'étais à la maison, je jouerais avec ma poupée. Vous ne vendez pas de poupées ?

Non, mais j'ai de bien jolis joujoux.

Oh ! si j'avais ma bourse, je vous en achèterais.

Je peux toujours vous les montrer pendant que nous nous reposons.

C'est cela. Quelle bonne idée !

Lolotte se rapprocha de Pierre qui mit le comble à ses bienfaits en ouvrant une boîte remplie de jouets de Nuremberg. Il les posa un à un sur l'herbe et Lolotte de s'extasier à chaque objet nouveau !

Une heure se passa ainsi à déballer et à emballer. Les deux amis allaient se remettre en route, lorsque le colporteur remarqua le désordre de la chevelure de Lolotte. « Je ne peux pas vous ramener à la maison si mal coiffée ; j'ai des peignes aussi, et je vais arranger un peu vos cheveux.

Vous allez me tirer les cheveux, et moi je pleurerai !

Je ne vous ferai aucun mal, vous verrez, ma petite. Ayez confiance : il ne vous est encore rien arrivé de fâcheux avec moi.

« C'est vrai », dit Lolotte, en se jetant dans les bras de Pierre qui mit un baiser sur ses yeux encore rouges de pleurs.

Figurez-vous donc ce tableau. La petite fille assise sur l'herbe, les cheveux épars ; Pierre à genoux, passant délicatement un peigne de buffle noir dans les cheveux d'or de Lolotte.

Tout alla pour le mieux. L'opération étant terminée, nos voyageurs reprirent leur route. Lolotte marchait en donnant la main au petit marchand. Quelquefois cependant, elle quittait cette main protectrice pour cueillir une fleur, mais elle revenait bien vite.

« Je suis lasse », dit Lolotte, et aussitôt Pierre reprit son cher fardeau. Il fit ainsi près de deux lieues, car l'enfant dormait, la tête appuyée sur son épaule, et il osait à peine faire un mouvement de peur de l'éveiller. Il s'arrêtait seulement et s'appuyait sur son bâton. C'est ainsi qu'ils arrivèrent près d'Ettlingen, qui n'est qu'à quelques lieues de Calsruhe.

Au premier mot que dit Pierre de son aventure à Mme Herz, aubergiste du lieu, celle-ci leva les mains au ciel en s'écriant :

« Mon brave garçon, vous avez fait là une fameuse trouvaille ! Cette enfant est la fille du ministre de France à Carslruhe ! Tout le pays est en l'air, et je m'étonne que vous n'ayez pas rencontré une cavalcade... Pauvre petite ! Voyez comme c'est innocent, et comme ça dort ! Mettez-la sur mon lit. Il n'y a rien de trop beau pour la fille d'un ministre. Peste ! mon gaillard ! Vous pouvez dire que vous avez fait votre fortune en un jour. »

Je n'y ai pas encore songé.

J'y songe, moi, et j'aimerais mieux que mon homme m'eût rapporté ce bijou-là, que le panier de champignons qu'il vient de mettre sur la table.

Mlle Lolotte s'éveilla et fut bien étonnée d'apprendre qu'elle avait dormi sur le lit de Mme Herz.

Le bruit de l'arrivée de Pierre se répandit avec la rapidité de l'éclair. Chacun voulait voir le colporteur. On lui donnait des conseils, on lui offrait charrette et chevaux. L'avis de l'aubergiste prévalut : la station d'Ettlingen n'était qu'à douze minutes, il fallait aller prendre le train, se mettre en premières et arriver triomphant comme un consul de France.

Le jeune marchand goûta l'avis, paya le diner et partit pour la station. Une nombreuse escorte l'accompagna et l'entoura jusqu'au moment où, croyant rêver, il monta en premières de l'express se rendant à Carlsruhe.

Ce fut bien autre chose encore, lorsqu'il fut assis moelleusement, Lolotte à côté de lui, en compagnie de beaux messieurs et de belles dames. La vapeur prit son élan, le cœur de Pierre battait.

La petite fille demandait sans cesse : « Sommes-nous arrivés ? » Et Pierre n'en savait rien. Nos voyageurs étaient signalés à l'attention publique, et, bon gré mal gré, le colporteur fut obligé de lier conversation. Une dame prit la petite fille sur ses genoux, la caressa comme une mère, elle ouvrit son sac rempli d'excellentes provisions, et la petite accepta sans cérémonie une belle grappe de raisin qu'elle picotait comme un joyeux oiseau.

Pendant ce temps-là Pierre repassait les incidents extraordinaires de son voyage, se disant qu'il n'en faudrait pas beaucoup de semblables pour retarder son retour jusqu'à Noël.

La dame annonça à Lolotte qu'on était arrivé, et presque aussitôt le train s'arrêta. Notre voyageur descendit avec son précieux trésor dont la toilette un peu excentrique attirait les regards ; mais, à peine Pierre eut-il fait quelques pas dans la gare, que les employés, les badauds, car il y en a partout même à Carlsruhe, reconnurent la fille du ministre : « C'est elle ! la voici !... Mais oui ! regardez !... »

Aussitôt l'Alsacien fut entouré, accablé de questions : « Où l'avez-vous trouvée ? Avez-vous mis la main sur le moricaud ? » Un chef de train vint poliment mettre un terme aux importunités auxquelles Pierre essayait vainement de se soustraire.

« Monsieur, dit-il, connaissez-vous la ville ? »

Non, monsieur.

Je vais vous faire accompagner à l'hôtel du ministre de France. Donnez-moi votre billet de bagage, je me charge de faire porter vos effets chez M. de Vernes : car je doute, ajouta-t-il en souriant, qu'une fois entré, vous en sortiez de sitôt. »

Pierre chez le ministre ! ! !

Enfin, il n'y avait pas de temps pour les réflexions. La foule suivit les voyageurs. Lolotte, tout en tenant Pierre par la main le précédait de quelques pas.

Carlsruhe est une ville qui date du siècle dernier, elle a été construite à l'entrée du Hartwald, qui conduit à la forêt Noire. Cette ville a la forme d'un éventail, les principales rues partent du château et correspondent aux diverses routes de la forêt qui aboutissent au Rhin, aux Vosges et aux montagnes.

Le ministre avait lancé des courriers sur toutes ces routes et des gens montaient la garde à chaque débouché.

La physionomie des voyageurs rassurait tous ceux qui les voyaient. L'entrée de Lolotte fut quelque chose de solennel et de touchant : des cris de joie, des allées et venues, un fracas de portes, des questions sans fin.

L'enfant se précipite vers l'appartement de sa mère tenant toujours son libérateur par la main. Une porte s'ouvre et la mère paraît, elle se jette sur l'enfant, l'emporte et tombe évanouie.

« Maman, maman chérie, disait Charlotte, il faut me regarder, m'embrasser et remercier monsieur Pierre qui m'a trouvée dans la forêt. »

La mère n'entendait rien, et ce ne fut qu'au bout de deux heures qu'elle sortit de son évanouissement. De nouveaux courriers, envoyés à la recherche du ministre, le ramenèrent et alors il se passa une de ces scènes que nul ne peut se figurer, s'il n'en a été témoin.

Pierre avait voulu se retirer, mais Lolotte parlait en souveraine à son libérateur. Ce ne fut cependant pas tout de suite que le père et la mère lui adressèrent la parole : émus, ivres de bonheur et de surprise, leurs bras enlacés autour de la chère petite créature ils la couvraient de baisers, la regardaient avec une joie mêlée de crainte.

Lolotte prit enfin la parole. L'exorde et la péroraison de son discours furent de se jeter au cou de Pierre. Les détails vinrent ensuite.

Brave jeune homme, vous resterez ici tant que bon vous semblera. J'espère que le misérable qui m'a enlevé mon enfant sera atteint ce soir même par la justice. Ah ! si nous étions en France, il serait déjà écroué ! Vainement le fils de Madeleine chercha-t-il à se retirer ; son bagage était déposé dans une chambre où il devait passer la nuit.

Laissons Lolotte dans les bras de sa mère raconter sa triste aventure rendue mille fois plus cruelle par la naïveté du langage. Que de baisers furent mis sur les yeux, sur les petites mains encore égratignées de l'enfant. Celle-ci n'oublia rien : sa toilette dans la prairie, son voyage sur le dos de Pierre, les joujoux et enfin le bon somme sur le lit de Mme Herz l'aubergiste. La petite fille était si contente, si contente qu'elle n'en revenait pas de voir toujours pleurer sa mère. « Il voulait donc me tuer ce vilain, pourquoi donc, maman ?

Je ne pense pas qu'il voulût te tuer, ma chérie, mais te ramener et se faire donner une somme d'argent.

Le méchant ! Est-ce que tous les hommes noirs sont méchants comme ça ?

Non, chère enfant ; mais tous ceux qui ont perdu la crainte de Dieu, quelle que soit la couleur de leur visage, sont capables de tous les crimes. »

Le petit lit de Lolotte fut mis à côté de celui de sa mère qui passa la nuit à regarder dormir paisiblement son enfant.

Pierre introduit auprès de M. et de Mme de Vernes confirma le récit de la petite fille. Les larmes coulèrent encore, puis on se réjouit.

La reconnaissance du père et de la mère était sans borne. Que pouvons-nous faire, disaient-ils, pour nous acquitter envers vous ? Nous y avons songé toute la nuit. Quelle somme d'argent vous mettrait à même de renoncer à votre pénible métier ?

Je vous en prie, monsieur, ne dites pas de mal de mon métier ; vous lui devez votre enfant, et moi la plus douce des satisfactions. Si j'étais resté dans mon village, je n'aurais probablement jamais fait un pareil exploit.

Le ministre voulait donner une grosse somme d'argent à Lipp qui s'obstina à ne la point recevoir. « Non, monsieur, disait-il, je ne veux pas accepter l'argent que le misérable aurait reçu en vous ramenant votre enfant. »

Ce raisonnement parut juste à M. de Vernes, et, après beaucoup de débats, voici ce qu'on décida :

Le colporteur resterait à Carlsruhe pour témoigner dans l'affaire ; devenu libre, il voyagerait aux frais de M. de Vernes, en chemin de fer ou en bateau à vapeur ; sa bourse bien garnie, lui permettrait d'acheter dans les villes, où il passerait, les objets spéciaux du pays ; arrivé à Strasbourg, il achèterait une petite carriole et un cheval ; il irait directement dans les bourgs, frapperait à la porte des châteaux et, toute sa vie, il tiendrait M. de Vernes au courant de ses affaires et compterait sur son appui.

Le jeune Alsacien accepta ces conditions, tout en étant un peu effrayé de la rapidité de sa fortune.

L'homme de couleur qui avait enlevé la petite fille fut arrêté au moment où il prenait le train de Manheim. Il avoua que le but de son crime avait été d'obtenir de l'argent, en ramenant Lolotte comme s'il l'avait trouvée. Cette spéculation n'était pas un coup d'essai. Déjà à Londres et à New-York il avait ainsi extorqué des sommes assez considérables. Ce malheureux donnait à ses victimes un breuvage narcotique dont il calculait l'effet afin de pouvoir disparaître en emportant sa récompense avant que l'enfant eût repris connaissance.

Petit Pierre, revêtu de son costume alsacien, se promenait dans Carlsruhe avec Lolotte ; chaque jour, ils allaient sur la place du château pour entendre la musique militaire, et de là se rendaient au Jardin botanique et dans les serres chaudes de l'Orangerie. Jamais Pierre n'avait rien vu d'aussi beau dans son pays.

Au retour de ces promenades, Lolotte était triomphante, c'était un bavardage qui charmait son père et sa mère. Il n'y avait plus de trace de larmes sur ce visage enfantin. Semblable à la jeune colombe effrayée par le passage de l'épervier qui arrive saine et sauve sous l'aile maternelle, Lolotte oubliait le danger qu'elle avait couru.

L'heure du dîner étant arrivée, M. et Mme de Vernes exigèrent que Pierre s'assît à leur table. Cet honneur fut vivement décliné par l'humble convive.

« Songez donc, madame, disait-il, que je suis un paysan, Petit Pierre de Wasembourg.

– Je ne sais qu'une chose, reprit Mme de Vernes, c'est que vous m'avez ramené mon enfant. »

Il fallut céder à de telles instances et le jeune Alsacien ayant rajusté sa toilette prit place à côté de Lolotte qui ne se sentait pas d'aise.

Par un instinct naturel à certaines gens, notre petit paysan avait des façons simples et empreintes d'une certaine éducation. Il ne fit aucune gaucherie, trouva le dîner du ministre excellent et se crut obligé d'y faire honneur.

Il écrivit à sa mère une bonne et longue lettre capable de la consoler de l'absence prolongée qu'il avait résolu de faire. Toutefois, il ne crut pas utile d'entrer dans tous les détails des singulières circonstances dans lesquelles il se trouvait ; il était humble de sa nature et ne voulait pas être précédé au pays par une histoire merveilleuse.

Mme de Vernes voulut voir l'endroit où Pierre avait trouvé Lolotte. Un matin elle se fit conduire à l'épais fourré où le misérable avait déposé la petite fille. La mère de Lolotte vit aussi le ruisseau où Pierre avait lavé le visage de l'enfant, la prairie où il avait déballé les jouets de Nuremberg pour dissiper son ennui. Elle vit tout cela, la pauvre mère, elle pleura d'horreur, mais aussi de reconnaissance.

Les apprêts du départ du colporteur se faisaient, rien n'était changé à son itinéraire ; seulement il ne s'agissait plus d'un simple ballot. M. de Vernes entendait les choses autrement. Partout où passerait Pierre, il augmenterait son bagage des produits industriels du pays ; et pour commencer Mme de Vernes fut chargée de faire un choix de bijoux dans la fabrique de Carlsruhe. Et comme le brave garçon avait parlé de sa mère et de sa sœur avec un accent de tendresse qui n'avait point échappé à la mère de Charlotte, elle lui remit deux petites croix d'or qu'il leur offrirait de sa part.

Le jour du départ fut un jour de chagrin pour Lolotte et d'émotion pour ses parents.

Figurez-vous Pierre montant en calèche accompagné de ses nouveaux amis. Lolotte est sur ses genoux, et ils sont l'objet de tous les regards. Les chevaux brûlent le pavé, les passants s'arrêtent, et reconnaissent le héros de Carlsruhe. Le voilà à l'embarcadère, il faut se dire adieu, renouveler de part et d'autre la promesse de s'écrire, de ne jamais oublier que les liens qui unissent leurs cœurs sont indissolubles.

Nous plaindrions le lecteur qui s'aviserait de trouver exagérée la reconnaissance de M. et de Mme de Vernes ; car nous n'hésitons pas pour notre part à déclarer que bien des statues ont été élevées à des hommes qui n'avaient pas mieux mérité que notre Petit Pierre : il n'est pas une mère, pas un père qui ne soit de notre avis.

XIII

Les adieux sont faits : Petit Pierre (nous aimons à l'appeler encore ainsi) est installé dans un wagon de 2e classe, car en Allemagne il n'y a guère que les princes qui abordent la 1re classe, et notre voyageur n'était pas encore un prince. Toutefois, il avait bien bon air ! Un sac de nuit à monture de cuivre fermé par un cadenas, et bien rempli était entre ses jambes. Maître Pierre n'avait point de guide Joanne à la main, il se contentait de regarder par la portière et de lire tant bien que mal le nom des stations. De temps à autre il croisait ses bras et disait tout haut : C'est incroyable !

Le colporteur fut obligé de convenir avec lui-même qu'il n'était pas fâché d'être bien assis et de voyager sans le secours de ses jambes. Il était tout surpris de se voir en compagnie de belles dames qui ouvraient et fermaient d'élégants sacs de voyage et en tiraient une foule d'objets utiles et inutiles. Il en prit note et se promit bien de se mettre en mesure de satisfaire à toutes les exigences des voyageurs.

En chemin de fer on lie aisément connaissance ; une étude préparatoire est nécessaire cependant ; on examine son vis-à-vis, son voisin, en cherchant à deviner ce qu'ils sont, d'où ils viennent et quel peut être le but de leur voyage.

Pierre n'éprouvait aucune difficulté de ce genre ; il voyait bien que les personnes présentes étaient des gens riches qui se promenaient dans ce pays. Mais lui, piquait au vif la curiosité des autres : ce n'était ni un paysan ni un monsieur, comment se trouvait-il à cette place ? Sa bonne tenue et sa physionomie honnête et charmante prévenaient en sa faveur ; on le regardait beaucoup. Deux jeunes personnes chuchotaient, prenaient leur livre et chuchotaient encore. Un petit incident rompit la glace : une d'elles ouvrait une orange par la portière, elle laissa tomber son couteau d'argent. L'intérêt fut général et Pierre crut pouvoir se permettre d'offrir un couteau. La dame accepta ; la conversation prit un tour cordial auquel il eut été difficile de résister.

Vous venez de Carslsruhe ?

Je m'y suis arrêté quelques jours, mais je viens de Bade.

Les eaux vous ont bien réussi, monsieur ?

Je ne les ai pas prises, madame.

Vous êtes artiste, peut-être ?

J'aime beaucoup la belle nature, mais je ne dessine pas.

Carlsruhe est une ville intéressante, bien située, le margrave Charles-Guillaume n'avait pas mal choisi son lieu de repos.

Où logiez-vous, monsieur ?

Chez le ministre de France.

Vous êtes un attaché ?

Oh ! très attaché.

Vous aurez certainement entendu parler de l'enlèvement de la petite de Vernes. Les journaux en ont été remplis. On parlait de cette histoire à Bade.

Avez-vous vu ce vilain homme ?

Oui, madame.

Le jeune Alsacien était-il encore à Carlsruhe ?

Il est parti.

On dit que M. de Vernes lui a donné cent mille francs.

Certes ! ce n'est pas trop.

Pierre se mit à rire : « Voulez-vous savoir, mesdames, l'histoire telle qu'elle s'est passée ?

Certainement.

Vous pouvez y ajouter foi : je suis l'Alsacien qui a été assez heureux pour trouver l'enfant dans la forêt du Hartwald. »

Une explosion de Oh ! et de Ah ! éclata aussitôt. Tous les livres furent fermés et Pierre raconta avec une simplicité charmante tout ce qui s'était passé.

Les dames pleurèrent, le monsieur s'indigna dans un langage énergique.

« Ainsi c'est vous ? Quelque chose nous disait à ma sœur et à moi que vous n'étiez pas un voyageur ordinaire. Quelle bonne rencontre nous avons faite ! Que vous devez être heureux ! Nous pourrons dire que nous avons voyagé avec vous ! Et les cent mille francs, est-ce vrai ?

Non, madame, j'ai été comblé, il est vrai, par M. et Mme de Vernes ; j'emporte leur estime et leur affection, et je suis l'ami intime de Mlle Charlotte ; n'est-ce pas assez ?

Ce thème fut développé, varié sur tous les tons jusqu'à Heidelberg ; car Pierre avait dû nécessairement modifier son plan : il suivit la voie la plus directe pour arriver à Heidelberg.

Maintenant que notre voyageur était débarrassé de ses bagages, qu'il se sentait la poche bien garnie, il résolut de faire l'amateur et devoir, aussi lui, ce qui attire chaque année les étrangers dans ce beau pays. D'ailleurs M. Vincent ne lui avait-il pas dit : « Il faut vous arrêter à Heidelberg, visiter le château, voir la grosse tonne et, si le ciel est pur, monter sur la tour et vous aurez un point de vue qui vous restera longtemps dans l'esprit.

Pierre ne suivit pas ses aimables connaissances à leur hôtel. Il avisa un endroit plus modeste et s'y trouva encore mieux qu'il ne l'avait été dans tous ses voyages. Dès le soir même il commença à circuler dans la grande rue. Il se félicitait d'être arrivé si rapidement dans cette ville.

Que de pensées remplissaient l'esprit du fils de Madeleine ! Tout le passé lui semblait un rêve, et le présent n'était guère plus clair : S'il ne se fût pas égaré dans la forêt, il n'aurait point rencontré Lolotte. « Que serait devenue la pauvre petite ? Et moi, pouvais-je m'attendre à marcher ainsi à pas de géant ? »

Déjà il aurait voulu voir tomber les feuilles, entendre le vent souffler et se trouver tout à coup dans sa chaumière entre sa mère et sa sœur. Il voyait leur surprise, il entendait leurs questions.

Le cher enfant ne savait trop s'il irait se coucher ou s'il continuerait sa promenade, lorsque ses compagnons de voyage l'abordèrent : « Voulez-vous visiter le château avec nous demain matin ? » lui demanda poliment le père des jeunes personnes.

« Très volontiers, monsieur, votre compagnie sera beaucoup d'honneur pour moi.

– Si vous vouliez déjeuner avec nous ?

– Ah ! monsieur !

– Acceptez, mon brave jeune homme ! C'est dit : à neuf heures, puis nous monterons au château.

– Ah çà, dit Pierre, en se mettant sur le balcon de sa chambre, je suis donc devenu un personnage ! Les hommes sont donc bien méchants, pour qu'une action si simple fasse tant d'effet ! » Le lendemain à l'heure dite Lipp se rendit à Victoria-hôtel. Il avait revêtu son costume alsacien non par coquetterie, mais par respect pour ses hôtes.

Le déjeuner fut fort animé ; Pierre écouta beaucoup et parla avec aisance et simplicité.

On se mit en marche pour le château.

Les jeunes personnes refusèrent la voiture mise à leur disposition, préférant marcher sous les frais ombrages du chemin.

La vue qui frappe tout d'abord en arrivant au château eût suffi pour satisfaire notre touriste de circonstance ; mais il se dit avec raison que la société dans laquelle il avait l'honneur d'être admis ne s'en tiendrait pas là, et qu'il ferait un acte de bon sens et de politesse en écoutant les explications d'un homme instruit.

Effectivement M. Letourneurs (autant dire son nom) commença un petit récit historique :

« La colline sur laquelle s'élève ce château s'appelle le Jettenbül, parce que, s'il faut en croire une tradition populaire, la magicienne Jetta y révélait en vers pompeux les arrêts du destin.

« L'aspect irrégulier du château d'Heidelberg tient à ce que les diverses parties en ont été construites à des époques différentes.

« Ce palais détruit et réédifié deux fois dans l'espace d'un siècle, finit par être réduit à l'état où vous le voyez par la foudre. »

Les jeunes personnes passèrent avec une indifférence permise à leur âge devant les restes d'architecture qui sont encore l'objet de l'attention des voyageurs sérieux. Elles étaient impatientes de monter sur la grosse tour. Avec quel ravissement elles virent se dérouler sous leurs yeux la vallée du Neckar, les plaines du Rhin et les ruines du vieux château ! Pierre, silencieux jusque-là, s'écria tout à coup : « Je la vois ! Je la vois ! »

Effectivement, la pureté du ciel aurait permis à des yeux moins clairvoyants que ceux de Pierre, de distinguer la flèche de la cathédrale de Strasbourg.

Une fois engagé dans la société de ses compagnons de voyage, Lipp fut obligé de les suivre partout avec plus ou moins d'intérêt.

À sa grande satisfaction, ils arrivèrent enfin dans le caveau où se trouve la grande curiosité du château, la fameuse tonne qui peut contenir 283 000 bouteilles de vin. Elle a été remplie trois fois. Deux escaliers à deux étages serpentent à l'entour et montent jusqu'à une plate-forme à galerie, posée sur le haut du tonneau. La première fois qu'elle fut remplie, l'Électeur dansa avec toute sa famille sur la plate-forme.

En face du gros tonneau, un petit vieillard en bois attira l'attention de nos voyageurs : il est grotesquement vêtu. Près de lui est accrochée une horloge en bois où pend une ficelle. Sur l'invitation que les demoiselles lui en firent, Pierre tira cette ficelle et il sortit une queue de renard qui vint lui frapper le visage. Cette horloge a été fabriquée, dit-on, par ce petit vieillard, le fou du palatin Charles Philippe. Ce fou s'appelait Perkeo. Il était haut d'un mètre trente centimètres, comme sa statue. Il buvait quinze doubles bouteilles de vin du Rhin par jour.

En sortant de la cave, le jeune marchand jeta un dernier regard sur le gros tonneau, pensant peut-être qu'il ne serait pas fâché de l'avoir chez lui plein de bière de Strasbourg.

Après s'être promenés dans les jardins et sur la grande terrasse, les voyageurs résolurent d'aller au château de Wolfsbrunnen. Chemin faisant ils remarquèrent la Fontaine du loup, ainsi appelée parce qu'on prétend que la magicienne Jetta y fut dévorée par un loup.

Il est rare que les voyageurs ne s'arrêtent pas à l'auberge qui est près de cette fontaine, et délicieusement abritée par de beaux arbres. M. Letourneurs proposa une halte qui fut acceptée. On servit aux voyageurs d'excellentes truites auxquelles ils firent honneur.

Il faut vraiment de la raison pour s'arracher de ces lieux enchanteurs, où les merveilles se touchent.

Une fois dans sa chambre, Pierre se demanda s'il renonçait à son métier de colporteur. Sans doute, vu les circonstances et la bonté de M. Letourneurs, il avait pu visiter le château d'Heidelberg, se promener, voir ce qu'il ne reverrait probablement plus : mais le devoir et la raison, ces fidèles conseillers, lui disaient hautement qu'il devait reprendre ses allures de petit marchand. Si Heidelberg ne lui offrait pas des objets propres à augmenter son commerce, rien ne l'empêchait de proposer aux étrangers de la ville ceux dont il était porteur. « Allons », se dit-il, « redevenons Petit Pierre comme ci-devant, et demain courons la ville ! »

Il passait devant Victoria-hôtel, sans songer à s'y arrêter, lorsqu'il fut reconnu par ses jeunes protectrices. L'appeler, le faire entrer, ce fut l'affaire d'un instant.

Pierre dut déballer, vendre et mettre dans sa poche de bonnes pièces d'argent français. La vue de cette monnaie lui causa un véritable plaisir ; indépendamment de la supériorité qu'il lui trouvait sur les florins et les kreutzer, il lui semblait que de bonnes pièces de cinq francs lui apportaient l'air du pays.

Il n'en revenait pas de son bonheur, et il se demandait pourquoi tout le monde n'était pas heureux comme lui. L'avenir lui semblait encore bien plus beau que le présent : Faire son entrée à Niederbronn, conduisant un char couvert, attelé d'une bonne bête ! « De quelle couleur sera mon cheval ? Comment s'appellera-t-il ? » Puis, il voyait sa mère et sa sœur l'attendant sur la grande route à un endroit qu'il leur désignerait. Quelle surprise ! Elles monteraient dans son char. « Mais pourquoi ne m'écrivent-elles pas ? Au fait, elles ne savent où m'adresser leur lettre. Ma bonne mère ! Patience ! le temps passe, à pied ou en voiture. Je veux bien faire tout ce que j'ai à faire, quoiqu'il m'en coûte. » Et Pierre sentait son cœur plein d'amour et de reconnaissance.

Les étrangers étant nombreux cette année-là à Heidelberg, une sorte de prestige entourait notre jeune colporteur : on le désignait comme celui qui avait ramené à Carlsruhe la petite fille du ministre. Son bon air confirmait le bien que chacun s'accordait à dire de lui. Jamais lettre de crédit, circulaire pompeuse, n'eut un pareil effet. Ses marchandises disparaissaient et sa bourse se remplissait.

Un beau matin, Pierre partit pour Manheim. Cette fois-ci, il monta en troisième, se disant qu'il ne fallait pas prendre au mot les conseils pleins de générosité de M. de Vernes. À mesure que Pierre s'éloignait de Carlsruhe, il reprenait ses allures d'autrefois.

En moins d'une heure il se trouva transporté à Manheim. Il avait pris du goût aux promenades de touriste, et il regrettait la société de M. Letourneurs et de ses filles.

Pierre se plaisait cependant beaucoup à Manheim : le jardin public sur une île du fleuve était son lieu de prédilection : il s'y reposait souvent en buvant de la bière.

Manheim fait un grand commerce d'orfèvrerie et de bijouterie en similor, dit or de Manheim. Pierre fit donc quelques achats de ce genre, en se disant que toutes ces vanités faisaient dépenser de l'argent bien mal à propos, mais que le commerçant n'est pas tenu d'être philosophe. Il n'oublia pas l'anisette, spécialité du pays, qui s'appelle eau de Manheim.

Pierre ne pouvait se lasser d'admirer le Rhin : « La mer peut-elle être plus belle, plus majestueuse ? »

La cloche sonne, un bateau à vapeur va partir... Où va-t-il ? À Strasbourg ! Pierre éprouva une sorte de défaillance, lorsqu'il vit le bateau s'éloigner, et il resta longtemps sur le rivage, comme s'il y était retenu par un secret espoir de s'embarquer aussi. Cependant, fidèle à son itinéraire, il partit le soir même pour Spire.

XIV

Notre Alsacien étant arrivé à Spire déjeunait tranquillement et se disposait à circuler dans la ville, lorsqu'il se frappa le front, courut à sa chambre et y chercha en vain un petit paquet qu'il avait eu l'imprudence de mettre à part. Pierre était donc obligé de retourner à Manheim ; heureusement que la distance n'est pas grande.

Sur la demande de Pierre, le garçon de l'auberge de Manheim lui remit le paquet oublié.

Le jeune marchand courut sur le rivage pour revoir encore le Rhin : « Qu'il est beau, se disait-il, on l'aime, comme si c'était quelqu'un ! Pourquoi ne prendrais-je pas le bateau à vapeur ? Après tout, l'itinéraire de M. Vincent n'est pas un arrêté de par l'empereur ! Et un marchand doit connaître tous les moyens de transport. Je ne ferai pas une promenade de douze jours sur l'Océan, mais je prendrai un petit air de bateau : ce sera le nouveau monde pour moi. »

Lipp était ravi de sa résolution. Il lui restait deux heures à attendre ; il passa tout ce temps à aller et venir sur le pont, à suivre les mouvements des vapeurs venant de Cologne ou descendant de Kehl. Il lui semblait se voir passer dans un de ces grands bateaux, dont les roues puissantes soulèvent les eaux qui viennent battre le rivage.

Bientôt la fumée s'échappe en colonne noire et épaisse, les paquets arrivent de tous côtés, les voyageurs attendent sur le rivage. Le colporteur croyait que tout le monde le regardait, se demandait d'où il venait, où il allait ? La vérité est, que personne ne s'occupait de lui et qu'il ne faisait de l'effet qu'à lui-même.

Ses caisses sont à bord, il traverse la planche et d'une enjambée le voilà sur le pont.

C'était la première fois que Pierre faisait un acte d'indépendance, la première fois qu'il mettait en première ligne un plaisir. « Pauvre Lolotte, pensait-il, c'est à elle que je dois ma prospérité ! mais que serait-elle devenue sans moi ? Ma mère a bien raison : La vie est un échange de bons services. »

Vraiment notre voyageur avait du bonheur. Le ciel était sans nuage, pas de vent, circonstance assez rare sur les bords du Rhin ; de sorte qu'à la grande surprise du petit marchand, on dressa une tente sur le pont et en quelques instants un couvert de cent personnes fut disposé. L'invitation s'adressait à tous ceux qui voudraient payer un florin pour faire un bon dîner.

Pierre éprouva une sorte de confusion à la pensée qu'il pouvait s'asseoir à cette table abondamment couverte de mets dont la vue excitait son appétit. Le fils de Madeleine avait le gousset bien garni ; peut-être allait-il s'asseoir à côté d'un millionnaire, d'une princesse ! Un garçon lui offrirait de tous les plats (et ils étaient nombreux), changerait son assiette, l'appellerait Monsieur ! Certes ! il fallait une forte tête pour résister à tant d'émotions nouvelles.

Cependant Pierre s'assit à cette table imposante. Il se trouva entre deux dames anglaises, la mère et la fille. Il s'était dit qu'après tout, il ferait un bon dîner avec modestie, écouterait, observerait pour éviter les gaucheries que son inexpérience lui faisait craindre. « Ah ! si ma mère et Christine me voyaient ! Seraient-elles surprises ! »

Pierre ignorait que les Anglais, sachant quelques mots de français, sont résolus à les placer courageusement et à profiter de toute occasion pour en apprendre quelques-uns de plus. Il fut donc très étonné, lorsque la jeune personne lui demanda s'il était un Français.

Il répondit : « Oui », avec une fierté qu'eût certainement blâmée M. Vincent.

Alors la jeune Anglaise entama une conversation à laquelle sa mère prit part aussitôt.

Lipp n'avait pas l'apparence d'un Monsieur ; mais il avait dans toute sa personne un je ne sais quoi qui lui valait toujours la sympathie des voyageurs, et bon gré mal gré il dut causer.

Toutefois, la conversation ne fit aucun tort au repas de notre jeune Alsacien. Il trouvait fort agréable de voir une multitude de plats lui être présentés successivement. Il s'amusait beaucoup de sa nouvelle situation et, tout en donnant un coup d'œil au paysage, il ne perdait pas de vue son assiette. Plusieurs fois l'exclamation intime : « C'est inconcevable ! » lui échappa ; mais les dames anglaises prenaient cela pour de l'admiration, et elles ajoutaient leurs impressions à celles de leur voisin.

Un bateau, c'est un monde ; aussi notre colporteur ne pouvait se lasser de regarder ce qui se passait autour de lui. La plupart des conversations semblaient fades au jeune héros de Carlsruhe, en comparaison de ce qu'il aurait pu raconter. Toutes ces personnes voyageaient pour leur plaisir, et cependant il voyait sur la plupart de ces physionomies la tristesse et l'ennui. Pour la tristesse, passe encore, se disait Pierre, car le cœur n'a pas toujours de quoi être content ; mais l'ennui ? Comment ça peut-il vous pincer par un temps pareil sur ce beau fleuve ? Il faisait ces réflexions philosophiques, lorsque l'attention des voyageurs fut ranimée par la vue de Coblentz. Tous les regards étaient tournés du même côté, l'admiration était générale. La jeune Anglaise tira de sa poche un album et se mit à esquisser, avec une aisance parfaite le paysage qu'elle avait sous les yeux. Lipp la voyait dessiner avec plaisir, et cet intérêt acheva d'établir l'intimité entre les dames et le jeune homme.

Peu à peu la conversation prit un tour plus sérieux. Les dames venaient de France, de Paris, de Versailles, de Bordeaux, de Marseille, de partout. Pierre les écoutait, les questionnait. Jamais, non jamais, il n'aurait des choses si intéressantes à dire. L'effet que produisait sur lui le récit des Anglaises, lui inspira le désir de raconter aussi lui son voyage. Le besoin de parler de soi est impérieux à tout homme, c'est comme une faim pressante qui ne permet pas de rester à jeun devant une table bien servie.

Voilà donc Pierre, le petit marchand, qui se met à décliner ses titres, à narrer ses exploits. Non seulement il a pour auditeurs les deux Anglaises, mais beaucoup d'autres personnes. L'histoire vole de bouche en bouche et tout le monde veut voir, entendre le jeune libérateur de Lolotte.

Le capitaine fut obligé d'intervenir pour que tous les passagers ne se portassent pas du même côté, ce qui n'aurait pas manqué d'occasionner un accident.

Petit Pierre n'avait pas prévu un pareil succès et, si nous avons dévoilé le sentiment de vanité qui s'était emparé de lui, presque à son insu, nous devons dire qu'il était, en ce moment, fort embarrassé de sa personne.

Il n'est sorte de commentaires auxquels ne donnât lieu ce récit. Et que de questions !

Ce fut bien autre chose, lorsque la jeune Anglaise, ayant perdu toute timidité, dit à Pierre : «  Monsieur le petite marchand, vous êtes une illustration, et je serais très fort bien aise d'avoir le portrait de vô dans ma petite album pour le montrer en Angleterre.  »

Un tonnerre de bravos appuya la proposition de miss Laura, et Pierre, sentant que toute résistance était inutile, ne songea plus qu'à se soumettre de bonne grâce.

Toute circonstance heureuse ou malheureuse de notre vie nous rapproche de ceux que nous aimons. Pierre assis, la tête haute, le regard fixé sur le riche paysage, pensait : « Oh ! si ma mère et ma sœur me voyaient en ce moment, elles croiraient rêver ! »

Miss Laura avait du talent, la galerie déclara que l'esquisse était bonne, charmante.

Petit Pierre sourit de plaisir en se voyant sur l'album de la jeune Anglaise. Son nom, celui de son village, la date du jour où il avait posé, rien n'avait été oublié.

Le temps où Petit Pierre se grattait l'oreille, pétrissait son chapeau avant d'oser prendre la parole, était déjà bien loin ! Écoutez donc ce qu'il va dire à miss Laura :

« Mademoiselle, puisque vous avez tant de talent, vous pourriez bien, sans prendre trop de peine, me donner la copie de mon portrait. Ma mère l'attacherait à la cheminée et, quand je serais en voyage, elle me regarderait.

– Oh ! dit miss Laura, avec un immense plaisir, monsieur le Petit Pierre. » Et aussitôt l'aimable personne se mit à l'œuvre, poussant la générosité jusqu'à reproduire le théâtre de la scène, le bateau et un aperçu du paysage. Lorsqu'elle eut achevé son travail, vraiment bien exécuté, elle détacha la feuille de l'album et la remit à Pierre.

Je vous laisse à penser avec quel soin notre jeune ami serra ce précieux portrait. « Je ne sais pas s'il arrive, à tous les voyageurs, des histoires aussi agréables, se demandait Pierre. En tous cas, je peux me dire bien partagé ; c'est incroyable ! »

Ainsi bercé par de douces pensées, le colporteur arriva à Kehl. La station qu'il fit à la douane fut bien autrement longue et importante que la première ; mais aussi, notre jeune marchand avait plus d'assurance.

Avec quelle satisfaction il se fût affranchi de la voiture qui conduit les voyageurs de Kehl à Strasbourg ! Qu'il eût été heureux d'entrer dans une brasserie et de s'asseoir sous un berceau de clématites en fleurs, de laisser errer ses regards sur les murs tapissés de vigne vierge en repassant ses souvenirs ! Mais déjà la fortune imposait ses lois à Petit Pierre ; le temps n'était plus où il marchait sa balle sur le dos ! Tous ses paquets devaient trouver leur place sur l'impériale de l'omnibus. Il refusa poliment de servir de guide à Strasbourg aux deux dames anglaises. Il avait des affaires, des amis à voir, et d'ailleurs mieux vaudrait mille fois porter la tabatière au bon M. Vincent que de donner son temps aux étrangères.

La séparation est faite : Pierre arrive à la Haute-Montée avec trois grandes caisses dont l'effet ne fut pas moins grand pour l'hôtesse. « Bon Dieu ! » s'écria la brave femme, en revoyant son jeune hôte, « il n'y a que les Alsaciens au monde, pour aller si vite dans le chemin de la fortune ! Ils sautent par-dessus les montagnes et reviennent en plaine avec de bon grain dans leur sac. »

Pierre était visiblement satisfait de son entrée triomphante à la Haute-Montée. Il ne tarda pas à remarquer qu'au bon cœur de Mme Knops s'ajoutaient les soins dont sont toujours l'objet ceux qui payent bien. C'était un morceau de choix, un pot d'étain brillant contenant une bière de qualité supérieure, et mille riens qu'il eût été fort embarrassé d'analyser, mais dont il sentait la douce influence.

La conversation fut longue et intéressante : toutefois nous sommes décidés à ne point y assister, pas plus que nous ne suivrons notre marchand dans ses allées et venues. Tout ce qu'il nous est permis, c'est de l'accompagner sur la route de Saverne où son cœur l'a conduit malgré toutes les bonnes raisons qu'il avait de hâter son retour.

XV

Pierre avait à peine marché une heure, lorsqu'il rencontra sur la route une vieille paysanne, conduisant par la bride un coursier au poil luisant, la jambe fine et les oreilles... longues. Le voyageur la salua. Ce salut fut comme une parole d'espérance qui illumina tout à coup le visage attristé de la pauvre femme.

N'auriez-vous pas, par hasard, besoin d'un âne, comme il n'y en a pas de pareil au monde ?

Non, ma bonne mère, mes jambes me suffisent jusqu'à présent.

Oh ! Pacha n'est pas un vaniteux qui se contente d'aller en promenade. C'est une bête qui travaille dur, cinq heures par jour, porte quatre cents livres sur le dos et traîne la charrette avec plus de cœur que bien des chevaux de ma connaissance.

Comment avez-vous donc l'idée de vendre une pareille bête ?

La nécessité donne des idées qu'on n'aurait point de soi-même. Je peux dire que, sans l'amour que j'ai pour mon enfant, jamais je ne me serais séparée de Pacha.

Pauvre ami ! ajouta la paysanne en le caressant.

Vous êtes gênée, à ce qu'il paraît, ma bonne mère ?

Je suis réduite à la dernière extrémité par la maladie de mon fils unique, mon soutien, un gars qui a échappé à la conscription, qui travaillait comme quatre. Lorsque la maladie est arrivée, nous étions si heureux ! Maintenant tout est changé. Le ciel a beau être bleu, les oiseaux ont beau voler autour de ma fenêtre, j'ai des idées noires comme le nuage qui porte la grêle et va ravager nos champs.

Il faut remplacer les bras de mon pauvre Michel, le nourrir un peu bien, et c'est Pacha qui va payer tout, compléter ses états de services en me procurant l'argent nécessaire pour attendre le retour de la santé de mon fils.

Vous allez à Strasbourg ?

Oui ; les voisins m'en auraient donné trop peu : pourtant ils l'enviaient, lorsqu'il n'était pas à vendre.

Combien voulez-vous vendre Pacha ?

Il vaut son pesant d'or, mais je ne pense pas en tirer plus de deux cents francs.

Bonne chance, la mère !

Pierre s'éloigna rapidement, comme s'il voulait éviter une rencontre. Il ne put fuir ses propres pensées : « Pourquoi », s'était-il dit, en entendant parler la bonne femme, « n'achèterais-je pas cet âne ? M. de Vernes, dans l'enthousiasme de sa reconnaissance, m'a donné de quoi acheter un cheval ; mais, vraiment, est-il permis à un garçon comme moi, d'afficher tant de grandeur ? Ce Pacha ferait mon affaire. La bête est vigoureuse. et, quand elle sera bien nourrie, son allure doublera. »

Notre voyageur tourna la tête. La paysanne avait tourné la tête aussi.

« Pauvre femme ! Peut-être a-t-elle le secret de ce qui se passe en moi ? Que faire ? c'est un vrai tournoi dans mon esprit et dans mon cœur. Je reviens comblé des dons de la fortune ; laisserai-je échapper l'occasion de secourir une mère et son fils ? »

Il avait rebroussé chemin... Il marchait lentement, les yeux baissés. La paysanne ne bougeait plus.

Si votre âne était un cheval, je le prendrais tout de suite.

Un cheval ! Je n'en ai jamais eu et je n'en aurai jamais. Une bête aussi fière, aussi glorieuse, n'est pas faite pour des gens comme nous. Pacha est aussi humble que le cheval du Commandant en retraite est fier et impatient.

Eh ! bien, je prends votre Pacha.

Parlez-vous vrai ?

Très vrai. Combien en voulez-vous ?

Ce que vous voudrez : car quelque chose me dit que Pacha sera heureux avec vous, et son bonheur doit être compté pour quelque chose dans notre marché.

Je vous donnerai ce que vous me demanderez. Seulement ramenez-le chez vous. Je vais à Brumath, et demain, en passant, je le prendrai.

Vous pouvez vous vanter d'avoir de la chance : Pacha est une bête à part ; je l'ai élevé comme mon enfant, ni plus ni moins, jamais une brusquerie, un mauvais traitement. Aussi, n'a-t-il pas les défauts de ses semblables ; défauts qui sont le résultat de la manière dont on les traite. Doux et patient, Pacha est courageux. Jamais il n'a reçu de fardeau au-dessus de ses forces, et, si vous suivez cette méthode, vous ne le verrez pas incliner la tête, baisser les oreilles pour témoigner la souffrance et le mécontentement que lui cause un fardeau trop lourd. Tenez, savez-vous ce qu'il veut en ce moment ?

Je ne m'en doute pas.

Il m'invite à m'asseoir sur son dos. Pauvre Pacha, tu ne me verras plus ! Laissez-moi vous parler de mon âne, tout au long, maintenant que j'ai accepté son invitation. Cadette, sa mère, n'était pas moins remarquable. Pacha avait quelques mois, lorsque le feu prit dans notre étable. Eh ! bien, monsieur, moi, Catherine Lefranc, j'ai vu Cadette s'élancer au milieu des flammes, pour aller retrouver son ânon. Le fait est que rien n'était plus joli que lui. Quelle gaieté ! quels bonds ! quelles courses dans notre champ ! Jamais ce cher petit n'a eu besoin de se rouler sur l'herbe pour remplacer l'étrille ; Michel le soignait comme on soigne un cheval anglais. Ah ! jeune homme ! ceux qui disent du mal des ânes ne les connaissent pas. Est-il un animal plus ami de nous autres, pauvres gens ? Il est sobre sur la qualité et la quantité de la nourriture ; il se contente des herbes les plus dures, les plus désagréables que le cheval et les autres animaux lui laissent et dédaignent. Par exemple, il est fort difficile pour l'eau, il ne veut boire que la plus claire, et aux ruisseaux qui lui sont connus. Si les hommes étaient aussi difficiles pour la bière et le vin, il n'y aurait pas tant de tapage dans les bourgs et les villes. Il boit aussi sobrement qu'il mange. On dit qu'il n'enfonce point son nez dans l'eau, parce qu'il a peur de l'ombre de ses oreilles. Et, qu'en sait-on ? Pacha est propre, comme tous ceux de son espèce ; jamais il ne se vautre, et le soin avec lequel il évite de se mouiller les pieds, n'est point de l'entêtement, comme le disent les mauvaises langues ; c'est qu'il craint de se les mouiller. Pacha est âgé de six ans, monsieur ; si vous le ménagez, il vivra vingt-cinq ou trente ans. » Pierre, qui avait fait preuve de patience et de bonté en écoutant l'éloge de Pacha, crut enfin le moment arrivé de mettre un terme au flot de paroles de la bonne vieille, et il eut la satisfaction de la voir s'éloigner avec Pacha. Il continua sa route en méditant sur le bonheur que lui causait le parti qu'il venait de prendre.

XVI

En arrivant chez M. Vincent, Pierre frappa légèrement un petit coup à la vitre. Personne ne répondit : les écoliers étaient en vacance. Il frappa à la porte, et, à l'invitation qui lui fut faite d'entrer, il reconnut la voix du maître d'école.

M. Vincent était au coin du feu, enveloppé d'une grosse veste de molleton gris : un bonnet de soie noire cachait complètement ses oreilles.

À la vue de Petit Pierre, le vieillard poussa une exclamation de joie, et toute sa figure fut comme illuminée.

Vous êtes malade ?

Ce n'est rien, mon ami, ta présence, je le sens déjà, va achever ma guérison.

Et il tendit la main à Pierre.

« Voyons, Justine, arrive vite, mets le jambon sur la table, prends la clef du petit caveau et apporte une bouteille de vin de Moselle. »

La servante parut stupéfaite : le vin de Moselle ne se prodiguait pas d'ordinaire ainsi. Toutefois, elle obéit et la table fut bientôt couverte.

Pierre retrouvait un ami. Il lui raconta son voyage sans omettre sa triste aventure de Bade et cette fois encore il trouva de l'indulgence. M. Vincent, tout en reconnaissant que le bateau à vapeur est un moyen de transport fort agréable, ne fut pas aussi coulant sur la modification faite au plan qu'il avait tracé : le brave homme avait une prédilection toute particulière pour la ville de Spire, et il eut été heureux de connaître les impressions de Pierre sur cette ville ; et puis, l'ami restait toujours maître d'école. Force fut donc à notre voyageur d'apprendre que Spire est une ville déchue de son ancienne grandeur primitive : car, sans s'inquiéter des goûts historiques de son hôte, M. Vincent lui dit que César avait campé dans Spire, que les Huns l'avaient brûlée ; il défila, tout au long et sans pitié, les faits curieux qui se rattachent à cette ville, insista principalement sur la guerre faite par Louis XIV, sur le malheur des habitants qui furent réduits à fuir et à aller s'établir en Alsace, en Lorraine et en Bourgogne. La peine de mort était prononcée contre ceux qui tenteraient de traverser le Rhin. M. Vincent, en racontant la barbare exécution qui réduisit en cendres la malheureuse ville de Spire, se leva, parla avec une chaleur qui força Pierre à partager l'indignation de son hôte. Le bon maître n'avait pas d'expression assez forte pour flétrir la mémoire de Louis XIV. « L'incendie, allumé à la fois dans toutes les rues de la ville, dura trois jours et trois nuits. Les flammes étant éteintes, la mine fit sauter les murailles. La cathédrale ne fut même pas épargnée. Pendant dix années, Spire resta un monceau de cendres. »

Pierre regrettait vivement de ne pas être allé à Spire : peut-être eût-il évité cette leçon d'histoire et le maître d'école se fût contenté d'accorder son intérêt au récit du voyageur. Par bonheur, M. Vincent ne connaissait pas la ville sortie des cendres, et, la partie historique (ce qui fut long) étant terminée, on passa à un autre sujet.

Pierre avait par instinct des notions de politesse, et il sut bientôt se faire oublier pour forcer M. Vincent à parler de lui-même.

Quand donc vous reposerez-vous, monsieur Vincent ?

Quand les forces viendront à me manquer, mon ami : jusque-là, je remplirai ma tâche.

Votre tâche ! À votre âge ! Il me semble que vous avez fait assez de bien dans votre vie pour vous reposer.

Il n'y a point de terme au bien qu'on doit faire, mon jeune ami ; tant que l'homme en a la force, il doit travailler. Le travail ! ne le sais-tu pas ? c'est la joie du cœur, la règle de l'esprit. Je mets chaque jour cette vérité sous les yeux de mes élèves, je la glisse partout, sous toutes les formes ; j'habitue l'oreille de l'enfant à entendre ce grand mot jusqu'au jour où je pourrai le lui faire aimer.

Me reposer ! Mais tu ne sais pas, mon jeune ami, comme j'ai besoin de les voir et de les entendre. Il y a trente ans que je suis ici, et j'espère que le ministre m'a oublié et qu'il ne me mettra pas encore à la retraite.

Pierre, je dois l'avouer, ne comprit pas grand chose à l'enthousiasme du maître d'école pour un travail qui lui paraissait si pénible, mais la conviction du vieillard rayonnait sur son noble visage et Lipp se sentait pénétré d'admiration.

Les deux amis se quittèrent, non sans l'espérance de se revoir. Pierre n'avait point oublié les soins que la mère d'André lui avait prodigués lorsqu'il fut renversé par le misérable assassin ; il lui laissa un petit présent.

Quelle que fût l'impression sérieuse qu'avait reçue Pierre de son séjour chez M. Vincent, il reprit bien vite le cours joyeux de ses idées. Il allait chercher Pacha, le payer en beaux écus.

Quoi qu'en dît la bonne femme, son âne témoigna une sensibilité médiocre en la quittant, et elle-même semblait l'oublier pour regarder l'argent que lui procurait la bonne bête.

Pierre prit Pacha par la bride, écouta encore une fois les recommandations de la vieille et il s'éloigna. Il était plus content que fier. Cependant tout homme éprouve le besoin de se flatter soi-même, et Pierre ne tarda pas à admirer Pacha et à concevoir une certaine gloriole du résultat où il était arrivé en si peu de temps. Il constata aussi que la richesse impose des lois gênantes. Il était obligé de s'occuper de son âne, de payer double écho, de le surveiller de très près.

Arrivé à Strasbourg, notre heureux voyageur se hâta d'acheter le char couvert que Pacha devait traîner. Les acquisitions de tous genres étant faites, le fils de Madeleine ne tarda plus à regagner son village. Mme Knops avait été abasourdie de la fortune inopinée de son jeune hôte ; elle lui prédisait qu'un jour il aurait une boutique dans la grande rue en face de l'hôtel de Paris. Elle assista aux préparatifs du départ et resta sur sa porte jusqu'à ce que le jeune marchand eût disparu.

Pierre faisait vraiment bonne figure, assis sur le devant de son char peint en vert. Pacha était harnaché avec une certaine élégance : deux beaux pompons en laine rouge lui donnaient un air de fête, et le fouet que son maître tenait à la main, était un signe d'autorité que l'allure de la bête semblait devoir rendre inutile.

Petit Pierre croyait rêver en se sentant rouler. Quelle surprise au village ! chez les amis ! Il écrirait d'avance le jour, l'heure et le moment où il passerait devant l'avenue de platanes du château. Sa mère et Christine l'attendraient là, s'imaginant le voir descendre de la voiture du pays et, au lieu de cela, il les ferait monter dans son char, tandis qu'il marcherait à côté de Pacha.

Deux ans étaient à peine écoulés et voilà où Pierre en était ! Si le brave garçon s'exagérait l'effet qu'il produisait à tous ceux qui le voyaient passer, il est pourtant vrai de dire que l'entrée de Pacha dans un bourg faisait une certaine sensation.

Les anciennes connaissances hésitaient à reconnaître Petit Pierre qui n'était plus petit. La confiance croît avec la fortune et le jeune Alsacien fit encore de meilleures affaires qu'à son dernier passage. C'était à qui lui donnerait des commissions. On le questionnait, on caressait son âne, on admirait son char. Moins que jamais Pierre n'eût songé à prendre une nouvelle voie, son bonheur était doublé en revoyant le chemin qu'il avait fait à pied, en s'arrêtant devant une porte connue.

Il avait un gros carnet dont toutes les pages étaient surchargées. Il avait dû aussi se procurer un petit coffret à bonne serrure pour recevoir son argent.

Monsieur Pierre se disait qu'il était trop heureux, et Pacha témoignait par son attitude qu'il était satisfait de sa nouvelle condition.

Les dernières heures qui nous séparent du terme de nos désirs sont les plus longues. Et l'heureux enfant tâchait de faire partager son impatience à son âne ; il lui parlait, comme on parle à un bon ami, l'encourageait, le flattait et terminait son discours par un petit coup de fouet dont l'éloquence était toujours comprise.

Pierre entra enfin dans la forêt de Haguenau : c'était la patrie ! Encore un peu de patience et il serait au comble de ses vœux. Qu'eût dit la tendre maîtresse de Pacha, si elle l'avait vu galoper, couvert de sueur, baissant la tête à chaque halte que notre voyageur se croyait en conscience obligé de faire ?

Mais voici le château de Reichshoffen. Dans quelques instants Pierre apercevra sa mère et sa sœur. Alors Pacha aura la bride sur le cou... Qui sait ? Peut-être même aura-t-il les honneurs de l'écurie du château ?

La route n'offrait pas le moindre obstacle, le baudet semblait vraiment partager les sentiments de son maître. N'importe, Pierre n'y tient plus, il saute à terre, il marche sous l'ombre des arbres, il chante, il soupire, s'avance, revient. Une jeune fille, la tête couverte d'un mouchoir pour se préserver de l'ardeur du soleil s'avance aussi résolument, mais sans donner le plus petit signe de connaissance. Je le crois bien ! Christine pouvait-elle supposer que le conducteur de ce joli char était son frère. Pierre ne pouvait pas non plus reconnaître sa sœur sans sa mère.

Lorsqu'ils furent en face l'un de l'autre, un double cri de surprise s'échappa et ils s'embrassèrent.

« Où est la mère ? demanda Pierre aussitôt.

À la maison.

Malade ?

Oui, mon frère. »

Pierre garda le silence et sa sœur n'ajouta pas un mot. Elle avait compris sans qu'il fût utile de le lui dire que ce char était à son frère, et la pauvre petite éprouvait une sorte de honte d'être la première à troubler le bonheur de celui qu'elle aimait si tendrement.

« Christine, dit enfin Pierre, ma mère est malade ?

– Oui », dit-elle, et un torrent de pleurs couvrirent son visage et mouillèrent le joli fichu rose que Pierre lui avait rapporté.

Cependant Pierre respirait. Une mère malade est encore là et le généreux enfant passant aussitôt des plus doux rêves à la réalité se trouva soulagé par la certitude qu'il allait revoir sa mère et contribuer à sa guérison en lui apportant l'argent si nécessaire au bien-être des malades.

Il embrassa encore sa sœur, la considéra avec des yeux pleins de tendresse : « Comme tu es grande, sœurette ! Monte dans le char et raconte-moi tout. Je voulais m'arrêter au château. C'est impossible.

Mon frère, il y a six mois que, un matin, notre mère ne put se lever, ses jambes étaient engourdies. Cependant à force d'essayer, elle finit par aller s'asseoir dans le fauteuil en s'appuyant sur mon épaule et en allant tout doucement. Mais quand elle y fut, elle y resta jusqu'au soir. La mère pleurait et moi aussi. J'allai chercher bien vite la bonne Nicole. Lorsqu'elle vit notre mère, elle hocha la tête et lui dit : « Ma pauvre Madeleine, c'est de la paralysie. » Notre mère le pensait bien : ce qui n'empêcha pas qu'elle eut encore plus de chagrin de l'entendre dire par la mère Nicole.

Le médecin arriva. Il fut bien bon ; il dit :

« Il ne faut pas désespérer : à votre âge tout n'est pas perdu. » Mais, mon frère, moi qui suis encore petite, je ne savais ce que nous allions devenir. Je voulais t'écrire, la mère n'a pas voulu. Les voisines viennent chacune à leur tour lever et coucher notre pauvre mère. Il n'y a que ses jambes qui ne vont pas, elle se porte bien, file toute la journée et cause comme à l'ordinaire.

La mère Nicole me dit :

« Ah ! çà, Christine, v'là un malheur qui t'a fait grandir de la tête dans une nuit. Il faut, mon enfant, te mettre à l'ouvrage ; je te montrerai, mais c'est à toi de soigner ta mère, de tenir le ménage, comme si tu avais dix-huit ans. »

Alors, mon frère, j'ai fait tout ce que la mère Nicole m'a dit. Tu verras comme c'est propre et gentil chez nous ! La mère pleure de joie et de chagrin quand elle me voit balayer, nettoyer, faire la soupe, aller à la fontaine et laver le linge. Elle a besoin de moi à chaque instant : elle dit que je suis ses jambes, ses bras et son cœur aussi. Ah ! c'est bien vrai ! mon frère. »

Pierre avait arrêté Pacha pendant ce triste récit et, la bride sur le cou, l'animal broutait tranquillement.

On eût dit que le voyageur ne se souciait plus d'arriver ; il restait silencieux ; les larmes vinrent enfin soulager son cœur.

Mon frère ; il ne faut pas pleurer. Tu vas voir comme notre mère a bonne mine ! Elle est gaie et elle t'attend avec impatience. Je lui ai mis son joli bonnet et sa jupe des dimanches pour te recevoir.

Pauvre petite ! moi qui étais si heureux ! Allons ! Il y aurait de la lâcheté à tarder davantage.

Ils partirent.

Cet âne est-il à toi ?

Certainement.

Alors la mère pourra se promener quelquefois, ou tout au moins aller à l'église sans que les voisins la portent. Je crois que notre mère guérira. Ses jambes ne sont pas toujours insensibles. Le soir je me mets à genoux devant elle pour faire la prière ; je m'appuie sur ses genoux et elle me dit : « Appuie fort, Christine, pour voir si je sentirai tes coudes. » Quelquefois elle dit en souriant : « Oui, oui, je les sens. » La Marianne de Walbourg vient tous les dimanches avec sa fille Marie. Nous allons nous promener ensemble pendant que nos mères causent. J'aime Marie comme ma sœur. Je voudrais toujours être à dimanche pour la voir arriver.

Et le château ?

M. le Comte et Mme la Comtesse viennent presque tous les dimanches et ils envoient des provisions à la mère.

Et la femme Fritz ?

Morte, mon frère, et Michel aussi.

Et le vieux Winkel ?

Mort, mon frère ; son fils revient sans être riche.

Ainsi, pensait Pierre, je dois bénir le ciel de retrouver ma mère et Christine. Oh ! qu'il lui en coûtait d'être heureux. Ce mot lui semblait une dérision. Cependant Pacha avançait avec ardeur et au bout de vingt minutes ils entraient à Wasembourg.

Beaucoup de dames et de messieurs sont venus cet été boire de l'eau jaune à Niederbronn. Les marchands ont fait de bonnes affaires. M. le Comte veut que tu aies une boutique.

Pierre n'entend plus rien. Il voit le clocher de Niederbronn, la forêt de Jœgerthal avec ses beaux ombrages, il entend le bruit de la forge. Tous ses souvenirs d'enfance se pressent dans sa mémoire... Voici sa chaumière.

Les voisins sont aux portes : « Bonjour ! Petit Pierre, disent les plus anciennes connaissances. -- Bonjour, monsieur Pierre, disent les autres, en considérant Pacha et le char couvert.

– Bonjour ! Bonjour ! et Pierre laissant à Christine la garde de Pacha et le soin de satisfaire la curiosité des voisines, entre dans la chaumière et voit sa mère souriante et émue. Il court et se jette dans ses bras ; puis, lorsqu'il fut remis, il s'assit près d'elle et commença aussitôt le récit de son voyage pour suspendre l'émotion du retour.

Les traits de Madeleine n'étaient point altérés, et la joie qu'elle éprouvait de revoir son fils donnait à sa physionomie une expression de bonheur sans mélange.

Pierre se disait : « Christine a peut-être raison, tout n'est pas perdu ! » Sur la demande de sa sœur, il vint dételer Pacha, les paquets furent déposés au grenier et le coffre-fort précieusement mis dans l'armoire : la chaumière prenait un aspect tout nouveau.

Pacha fut logé provisoirement, tant bien que mal, chez la mère Nicole. Le char eut pour remise l'ombrage d'un gros chêne ; mais la semaine était à peine écoulée que le coursier avait son écurie.

Christine, le jupon soigneusement relevé, faisait les apprêts du souper. Il fallait voir la gentille ménagère soulever la marmite, la découvrir et, armée d'une longue cuiller de bois, tourner et retourner un ragoût objet de toutes ses espérances.

Madeleine faisait des signes d'admiration, elle appelait l'attention de Pierre sur les moindres actions de sa sœur. Rien n'était plus facile que de persuader au bon frère que Christine était admirable, unique dans son dévouement filial.

Bientôt la table fut dressée. Christine voulut approcher le fauteuil de sa mère, comme elle faisait toujours, mais la main vigoureuse de son frère lui enleva d'autorité ce privilège.

La mère mangeait de bon appétit, si bien que Pierre eut toutes les illusions d'un bonheur sans nuage tel que le pauvre enfant l'avait rêvé. Il raconta son voyage, arriva même par anticipation à Carlsruhe. Aucun détail de l'aventure du Hartwald ne fut omis. Madeleine, ferme jusque-là, pleura au récit de l'enlèvement de Lolotte.

Nous ne doutons pas de la sensibilité de l'excellente femme, mais nous sommes portés à croire qu'elle mêla d'autres larmes à celles que lui fit répandre la triste histoire de Lolotte.

Le retour de Pierre au pays fut un gros événement. On parlait de sa fortune avec l'exagération qui accompagne toute nouvelle. Les bons cœurs se réjouissaient de la prospérité de la veuve et, si quelqu'un gémissait de voir la paralysie de Madeleine faire ombre à un si beau tableau, une voix s'élevait pour réclamer :

« Faudrait-il pas que tout soit bonheur d'un côté ? Voilà Madeleine riche maintenant, elle pourra payer le médecin. »

Celui qui parlait ainsi n'était point un méchant homme ; mais il y a dans tout cœur humain une secrète jalousie qui mesure le bonheur d'autrui comme s'il s'en réservait une part.

Dès le lendemain, Pierre alla au château. Il y fut reçu comme un héros qui a été blessé sur le champ de bataille. Les consolations ne lui manquèrent pas. Le Comte et sa femme avaient décidé que Petit Pierre s'établirait à Niederbronn, car l'eau jaune, comme disait Christine, était en renom et beaucoup de malades venaient lui demander la santé.

Les marchandises étrangères que le colporteur avait rapportées étaient précisément de nature à attirer les chalands.

La boutique était choisie et retenue pour le 1er mai. Jusque-là Pierre continuerait son commerce ordinaire puisqu'il avait un char et Pacha. C'est le Comte qui parlait ainsi.

Cet entretien avait lieu dans le cabinet du Comte.

Pierre était assis entre ses bienfaiteurs. De nouveaux fonds furent mis à sa disposition. Ce n'était pas seulement par générosité que le Comte et sa femme agissaient ainsi. Une sorte d'amour-propre, qu'il serait injuste de blâmer, s'ajoute à nos bienfaits.

Cet enfant, parti avec un petit ballot, s'était conduit avec prudence et sagesse. Ses succès avaient dépassé toute espérance et il était impossible de ne pas voir en lui un de ces types qui arrivent rapidement au but par la force de caractère et l'esprit de conduite.

L'homme riche trouve une satisfaction légitime dans son œuvre ; il la suit comme il l'a commencée et il ne se trompe pas en pensant qu'il lui revient une part de l'estime dont jouit son humble protégé.

Ce n'était donc plus par un sentiment de bienveillance que le Comte allait pousser Pierre dans une nouvelle voie ; désormais les intérêts du jeune homme devenaient les siens.

Depuis que les lourdes diligences sont remplacées par le chemin de fer, les voyages ne font plus question : c'est la ruine des uns et la prospérité des autres. Quand une source d'eaux minérales vient à être découverte ou tirée de l'oubli, une heureuse révolution se fait dans le pays.

Les eaux de Niederbronn, connues du temps des Romains, n'ont cependant pris une véritable importance que depuis vingt-cinq ans. À l'époque où nous plaçons notre récit, la jolie vallée où leur source se trouve n'avait encore attiré personne lorsqu'enfin on vit arriver quelques malades. L'année suivante, ils étaient en plus grand nombre : et, au moment où Petit Pierre rentrait chez lui, la saison des eaux était établie : les maisons se rajeunissent, les volets sont peints à neuf, les vitres brillantes, des charrettes de meubles arrivent de Strasbourg, le plus petit propriétaire veut louer. Il se réfugie lui et sa famille dans la partie supérieure de la maison et un écriteau annonce aux étrangers un appartement meublé.

La source de Niederbronn est située au beau milieu d'une petite place plantée d'arbres ; des boutiques bien modestes offrirent d'abord certaines ressources ; mais le nombre des voyageurs ayant successivement augmenté, les boutiques de toutes espèces se multiplièrent.

Pierre ne fit pas d'objection aux beaux projets du Comte. Il se voyait déjà dans sa boutique. Sa mère prendrait place au comptoir, et l'air avenant de Christine ne pouvait manquer d'attirer des chalands.

Cependant l'hiver étant venu Pierre songea à faire sa tournée, mais il avait à cœur de réaliser un projet auquel les circonstances s'étaient opposées jusqu'alors.

XVII

À droite de la vallée de Niederbronn, se trouve celle de Baerenthal qui conduit vers Bitch. Un vieux parent de Madeleine demeurait à l'extrémité de cette vallée. La pauvre femme n'avait pu songer à aller le voir depuis qu'elle était veuve, et maintenant tout déplacement était devenu impossible.

Pierre, dont l'humeur voyageuse ne reculait devant aucun obstacle, trouvait charmant de se promener le bâton à la main et les épaules légères.

Bien souvent lui et Christine avaient entendu parler de la vallée de Baerenthal (vallée des Ours) et le nom seul leur causait de l'effroi.

Cette vallée est d'un aspect curieux : on y voit de grands étangs, de hauts fourneaux, et, s'il faut en croire les gens du pays, elle sert de retraite aux bohémiens qui habitent des huttes de terre ou des cavernes creusées dans les rochers. Cette population insaisissable se rencontre pourtant de temps à autre. Les femmes fument la pipe, portent des bottes ; ce qui semblait la chose la plus extraordinaire du monde autrefois, mais aujourd'hui il ne faut plus aller dans le Baerenthal pour voir des femmes portant des bottes.

Pierre n'avait jamais vu de bohémiens et je serais tentée de croire que la curiosité n'était pas absolument étrangère à la détermination qu'il prit de traverser le Baerenthal.

Christine goûtait peu ce voyage.

Et si tu rencontres un ours ?

Je lui apprendrai à danser.

Mais, s'il te mange ?

Les ours français sont trop bons enfants pour cela et il faut aller bien loin d'ici pour rencontrer un ours méchant. D'ailleurs, si je trouve un de ces voyageurs sur mon chemin je l'inviterai à dîner pour lui éviter un acte qui déshonorerait la vallée de Bærenthal, et pourvu qu'il soit de bonne humeur nous ferons un tour de valse ensemble.

Cette promesse ne rassura guère Christine ; mais force lui fut de laisser partir son frère. Que de vœux s'échappaient de son cœur !

Un matin de décembre le temps était beau, le givre pendait aux branches des arbres, lorsque Pierre après avoir embrassé sa mère et sa sœur partit pour la vallée des ours.

Il était enchanté de traverser la forêt sans souci de vendre ou de ne pas vendre. La solitude était profonde et le bruit seul de ses pas la troublait. Le voyageur, croyez-le bien, n'était pas accessible à la peur et, s'il se mit à chanter une de ses chansons favorites, c'était simplement pour rappeler ses souvenirs d'enfance.

À peine sa belle voix se fit-elle entendre qu'une femme, telle qu'on dépeint les bohémiennes, portant un enfant dans ses bras, s'arrêta devant Pierre et lui dit avec une douce timidité : « Je t'en prie, mon gentil garçon, prends mon enfant ; je n'ai plus la force de le porter.

Avec plaisir. Où allez-vous ?

– Chez ma grand-mère. Je n'ai plus que cet enfant, les autres sont morts, celui-là est malade, et j'ai peur de rester seule avec lui.

– « Pauvre petit ! dit Pierre en le caressant.

La bohémienne, qui paraissait jusque-là absorbée dans une douleur presque sauvage, sourit et prodigua à Pierre les plus tendres remerciements pour le soin qu'il prenait de la pauvre petite créature.

Pierre avait, comme tant d'autres, entendu raconter des choses étranges sur le compte de ces bohémiennes ; mais il n'y croyait plus.

« Elles sont, pensait-il, comme toutes les mères ; elles aiment leurs enfants. »

Ils marchaient à côté l'un de l'autre. De temps en temps la bohémienne soulevait la cape rouge qui couvrait la tête du petit pour s'assurer que son sommeil était paisible.

« Vraiment, pensait Pierre, je suis né pour les aventures ! Que deviendra tout ceci ? »

Et répondant à sa pensée, la bohémienne lui dit : « Ne crains rien, nous ne faisons de mal qu'à ceux qui nous maudissent ; jamais Zara, la mère de cet enfant, ne se rendra coupable d'ingratitude. Je sais où tu demeures : j'aurai l'œil sur toi, et si le feu prenait à ta maison, moi et les miens nous volerions à ton secours.

Tu me connais ?

C'est la première fois que je te vois en face, mais je sais qui tu es.

Pierre n'était nullement flatté et il n'eut garde d'en demander davantage.

La route était bonne, les voyageurs avançaient, ils aperçurent bientôt les ruines du Falkenstein.

La bohémienne s'arrêta à quelque distance pour donner le temps aux yeux surpris de son jeune conducteur de considérer cette grande masse de grès rouge, puis elle dit :

« Ce château a appartenu à une noble famille qui le vendit à d'autres seigneurs. La foudre l'incendia et il est resté inhabité. Ces échelles que tu vois nous permettent à nous d'arriver à la partie la plus élevée de la ruine. Il y a des chambres taillées dans le roc, des salles qui nous servent d'abri. Veux-tu monter ? »

Pierre refusa. La bohémienne lui renouvela ses remerciements et lui offrit une pipe de terre comme il n'en avait jamais vue.

Le voyageur éprouva une véritable satisfaction à retrouver la solitude. Il ne savait s'il devait être content ou fâché de l'aventure. « Après tout, dit Pierre, une bonne action mérite toujours son nom : cette femme aime son enfant elle ne pourrait haïr celui qui l'a porté dans ses bras ! »

Le reste de la route s'accomplit tranquillement et petit Pierre trouva son vieux parent bien portant et de bonne humeur. L'histoire de la forêt intéressa beaucoup le vieillard. Selon lui la rencontre était heureuse : « Cette femme tiendra parole, jamais tu ne seras volé par ceux de sa tribu. »

Le vieillard ne porta pas moins d'intérêt au long récit que lui fit Pierre de tous les événements qui s'étaient succédé depuis la mort de son père. Il aurait voulu transporter sa chaumière à Wasembourg pour être plus près de Madeleine. « Mais à mon âge, disait-il, il faut savoir mourir où l'on est. »

Aucune distraction ne fut offerte à Pierre chez son grand-oncle ; cependant il se sentait heureux de lui faire plaisir, il savait écouter les vieillards, il les questionnait et se trouvait toujours bien de suivre leurs conseils.

L'heureux colporteur passa la nuit sous le toit hospitalier de son oncle : car, malgré les belles promesses de la bohémienne, il ne se sentait nullement disposé à traverser le Baerenthal à la nuit.

Le lendemain le vieillard dit à son neveu : « Je n'ai point d'héritage à te laisser, je vis de peu. Après ma mort tu prendras ce que tu trouveras ici, mais je veux te donner ma belle oie comme gage de reconnaissance pour ta bonne et affectueuse visite. »

Pierre fut triste d'accepter le présent du vieillard dont l'existence lui semblait si précaire, mais il n'osa refuser se promettant bien de revenir à la belle saison avec les objets essentiels dont l'absence ne lui avait pas échappé.

Notre jeune ami rentra chez lui sain et sauf, et je vous laisse juges de l'intérêt avec lequel fut écouté le récit de son aventure.

En attendant le retour des beaux jours qui devaient amener les étrangers à Niederbronn, Pierre alla encore une fois à Strasbourg où il devait faire des emplettes considérables. Il eut la fantaisie de varier un peu son itinéraire et il alla à Froeschwiller par la forêt du Grossenwald. C'était une bien mauvaise idée, et notre voyageur ne tarda pas à s'en convaincre : Froeschwiller est séparé de Woerth par une descente de deux kilomètres qui rend impraticable en hiver la communication des deux villages.

La saison n'était point encore bien rigoureuse, mais le verglas avait rendu la montée comme un miroir. Pacha s'arrêta court devant l'obstacle. La situation était désagréable si ce n'est dangereuse, et Pierre se disposait à retourner sur ses pas, lorsque la bohémienne de Baerenthal se montra.

Il est guéri et je te cherche pour te remercier. J'arrive à propos pour te tirer d'embarras, car, ajouta-t-elle en riant, il vous faut de grandes routes, des chemins battus à vous autres. Suis-moi ! Je sais un chemin où tu pourras passer avec ton char. Le détour pour arriver à Woerth est moins long que le chemin que tu allais prendre.

Mon enfant est guéri. Viens le voir.

Et, sans attendre la réponse de Pierre, elle le conduisit à une espèce de hutte où dormait tranquillement l'enfant.

La bohémienne prit son trésor et ouvrit la marche. Le char brisait les branches qui bordaient un étroit chemin où Pacha ne semblait pas flatté de s'être engagé.

Au bout d'une demi-heure, la bohémienne s'arrêta :

« Il faut que je te quitte ; mais en suivant mes indications tu arriveras inévitablement à Woerth. »

Elle lui dit adieu et le suivit encore longtemps des yeux.

En dépit de son goût pour les aventures et du service que la bohémienne venait de lui rendre, notre voyageur n'était pas trop content de se voir protégé par une de ces créatures qui, à tort ou à raison, sont l'effroi du pays qu'elles habitent.

« Bah ! dit-il après réflexion, un bienfait est toujours un bienfait, et celui qui secourt son semblable ne peut-être maudit de Dieu. »

Il continua sa route sans encombre et arriva à Strasbourg où il resta longtemps, car il était devenu commissionnaire de confiance des grosses maisons de Niederbronn.

Le bien-être se faisait sentir au logis. Pierre avait mille inventions pour faire oublier à sa bonne mère l'infirmité qui la retenait clouée sur son fauteuil.

À certains jours Pacha endossait une selle et il portait la paralysée jusqu'à l'église, quelquefois même jusqu'au château. La maison n'était plus silencieuse, les voisins venaient. Le temps n'était plus où la mère Nicole apportait des provisions à Madeleine. La brave femme s'asseyait à la table de la veuve et le meilleur morceau lui était destiné. Il y avait de la joie dans la chaumière de Madeleine.

Un soir que la réunion avait été encore plus animée qu'à l'ordinaire, Pierre témoigna à sa mère sa surprise de la voir ainsi oublier son infirmité. « Mon enfant, dit Madeleine, pour être heureux en ce monde, vois-tu, il faut s'en mêler un peu, ne pas être trop exigeant, savoir regarder avec courage le mauvais côté des choses, se résigner enfin », ajouta-t-elle, en baissant les yeux.

Les bienfaiteurs de Pierre avaient décidé qu'il s'établirait à Niederbronn. Christine appelait donc de tous ses vœux le retour de la belle saison, ce qui n'empêcha pas la neige de couvrir les montagnes et de rendre les chemins impraticables.

Quelle joie éprouva la gentille enfant au printemps la première fois qu'on ouvrit la fenêtre !

« Oh ! disait-elle, maintenant ça ira vite et nous serons bientôt à Niederbronn. »

Cette espérance amenait mille projets : Christine balaierait la boutique, époussetterait les verres de Bohême sans les casser, elle aurait un plumeau à part pour exécuter cette importante opération. Elle vendrait de ces verres aux belles dames. La mère se tiendrait au comptoir, ce qui ne l'empêcherait pas, quand il ferait beau, de s'asseoir dehors dans le fauteuil à roulettes que Pierre lui avait apporté de Strasbourg.

Non, le bonheur n'est pas banni de la terre, souvent il est près de nous : le courage, la persévérance nous y conduisent lentement mais sûrement. La présence de Pierre, une boutique à Niederbronn, un bon fauteuil pour la mère paralytique, quelques écus dans l'armoire : voilà ce qui constituait le bonheur des Lipp. Ils avaient le cœur content comme tous ceux qui travaillent et espèrent.

Ce fut un moment solennel lorsque la famille quitta Wasembourg. Pacha attelé au char fut chargé de transporter le modeste mobilier. Il fit son entrée dans la ville de Niederbronn par un beau soleil de mai : ce fut un événement véritable.

L'installation fut promptement faite et le lendemain même une calèche s'arrêtait devant la boutique : le Comte et la Comtesse venaient trancher une grave question : celle de l'enseigne que devait adopter le jeune marchand. Le Comte qui avait l'expérience du monde n'ignorait pas qu'il faut attirer l'attention des oisifs.

Il fut décidé que petit Pierre, sa balle sur le dos, devait rester dans les annales du pays comme le modèle de la piété filiale. En conséquence l'artiste choisi pour exécuter l'enseigne monta aussitôt à l'échelle et esquissa au-dessus de la boutique une sorte de tableau représentant un jeune Alsacien de bonne mine dont les épaules semblaient oublier le poids qu'elles portaient. Au-dessous, le nom de petit Pierre écrit en grosses lettres rouges ne pouvait échapper aux regards des passants les plus distraits.

On m'appellera donc toujours petit Pierre, monsieur le Comte ?

Oui, mon ami, et jusque dans ta vieillesse ce nom réjouira ton cœur.

Christine ne perdit pas de vue un seul instant l'artiste perché sur l'échelle. Elle suivait tous ses mouvements et je n'oserais pas affirmer que la soupe fût irréprochable ce jour-là.

Le Comte avait raison : l'enseigne fut un véritable talisman. Les étrangers adoptèrent la boutique de petit Pierre et bientôt on vit d'énormes ballots de marchandises entrer dans la maison.

XVIII

Douze années sont écoulées. Pierre Lipp est devenu un gros marchand de Niederbronn. Il a épousé la fille aînée de Rose de Walbourg. L'état de Madeleine s'est amélioré, la brave femme marche à l'aide de béquilles. Elle a eu la joie d'assister au mariage de son fils, terme de son ambition.

Les relations de Pierre avec la famille du ministre de Carlsruhe n'avaient point été interrompues. Il y avait cependant plus d'une année qu'il n'avait reçu des nouvelles de Mlle Lolotte.

Un jour une voiture de promenade s'arrêta devant la boutique du colporteur. Une jeune femme et son mari en descendirent et achetèrent plusieurs objets.

« Eh bien ! dit enfin la jeune dame, petit Pierre ne reconnaît plus Lolotte » ?

Quel coup de théâtre ! Pierre est rouge jusqu'au front, il salue, il tourne le dos, appelle sa mère, sa femme, Christine ; il ne sait plus où il en est ; heureusement que Mme Petit Pierre a plus de sang-froid : elle fait entrer les visiteurs dans l'arrière boutique dont la propreté charme les regards.

Lolotte était devenue une milady ; milord William tendit la main au jeune homme dont le souvenir était si doux à toute la famille.

Voyons, Petit Pierre, me reconnaissez-vous bien ?

Parfaitement, il faut me pardonner d'être si peu aimable ; mais ça viendra. La surprise m'étourdit. Et Mme votre mère ? et M. votre père ? comment se portent-ils ?

Très bien, mon ami : ils viendront aussi en Alsace cette année.

Est-ce que madame vient prendre nos eaux ?

Pas du tout, je viens prendre l'air.

Et, un fameux air !

Mais quel est cet enfant qui semble vouloir se mêler de la conversation ?

C'est ma fille, milady.

Comment se nomme-t-elle ?

– Lolotte, répondit Pierre, en baissant les yeux et en rougissant.

Cher Petit Pierre ! que vous me faites plaisir ! mon nom portera bonheur à votre enfant et j'espère qu'elle m'aimera à son tour.

Mlle Lolotte se voyant l'objet de la conversation, fit un peu de tapage et sa mère fut obligée de la prendre dans ses bras et de la présenter à une si belle société, le bonnet sur l'oreille, les cheveux en désordre ; et Lolotte enchantée de jouer un rôle, faisait manœuvrer ses petits pieds roses et potelés.

Pierre était radieux. Ce fut bien autre chose quand milady lui annonça son intention de faire ample connaissance avec les belles promenades du pays.

Vous verrez, madame, que je n'ai pas trop vanté l'Alsace, mais il vous faudra du temps rien que pour connaître notre vallée.

Je prendrai le temps nécessaire, mon ami. Voyons, donnez-moi vos conseils pour que je ne m'égare pas.

Oh maintenant, il n'y a plus de danger, milord est là. D'abord, madame, si vous voulez procéder avec ordre, il faut voir la forge de Niederbronn. Je suis obligé de vous prévenir que nous coulons entre autres choses des boulets pour les canons ; mais je vous jure, milord, que le voisinage de la forge ne m'a pas rendu belliqueux et que, si je suis consulté, la France ne fera point la guerre à l'Angleterre. Puisque madame demeure à Reichshoffen... elle ne manquera pas de faire la promenade du Jægerthal, une des plus belles du pays. Vous aurez des surprises de paysage qui vous raviront. Plus loin les ruines du Windstein se mirant dans l'étang qui sert à alimenter les machines à vapeur de la forge. Quand Christine était petite, elle croyait que cet étang était de l'encre parce que les hêtres et les sapins qui couvrent la montagne donnent à ces eaux une couleur sombre.

Si milord et milady font des courses à cheval, ils pourront le même jour suivre le chemin qui longe l'étang, et arrivés au moulin de Windstein, ils prendront à droite un sentier qui les conduira jusqu'à la ruine. Vous dire ce qu'on raconte sur ce vieux château ce n'est pas mon affaire, seulement je sais qu'il est très vieux. M. le Comte vous dira toutes ces histoires qu'il sait mieux que moi. Je ne connais que le plaisir de grimper et de regarder devant moi. Pendant que vous serez sur le chemin je vous engage à aller jusqu'au nouveau Windstein qui n'est pourtant pas neuf, non plus lui. Il y a encore les ruines de Hohenfels, de Windeck et bien d'autres que je ne connais pas. Un savant comme M. le Comte vous dira quand et comment ces châteaux ont été attaqués et détruits. Ma ruine favorite, milady, c'est le Schoeneck  : ça n'est pas malin après tout, puisque Schoeneck veut dire joli coin. Ah ! quand milady sera perchée là-haut, qu'elle verra les montagnes voisines couvertes de châteaux en ruines, toute la vallée de Dambach et encore celle d'Oberstenbach jusqu'à la Bavière Rhénane elle dira : « Vraiment Petit Pierre à bon goût ! »

La vallée de Baerenthal est-elle fort éloignée ?

Pour celle-là je peux vous en donner des nouvelles. Et Pierre raconta son aventure. « Ainsi, madame, vous n'avez rien à craindre, mon amie la bohémienne doit déjà savoir, que vous êtes venue m'honorer de votre visite. Vous pouvez en toute sûreté suivre la belle route bordée de peupliers qui conduit de Niederbronn à Bitch ; à Philisbourg vous prendrez à droite les montagnes et, après un trajet de quatre kilomètres, vous serez dans la vallée de Baerenthal où je peux vous assurer que les ours ne se promènent plus. Mais vous trouverez à Baerenthal des écrevisses comme il n'y en a nulle part, des carpes et des truites dont tous les étrangers veulent goûter. Enfin, si milady rencontre une bohémienne, elle pourra se faire dire sa bonne aventure.

Ce n'est plus la peine.

Je vous engage, en revenant, à visiter le Falkenstein qui se trouve un peu plus loin que le village de Philisbourg. C'est une des ruines les plus intéressantes ; vous l'apercevrez bien vite, car elle est en grès rouge.

À la place de milord, je ne vous permettrais pas de monter, jusqu'au haut du château, car on n'y arrive que par des échelles, et c'est dangereux.

Milord sourit et promit de ne point laisser escalader les ruines du Falkenstein à milady. Il tira sa montre, et cinq minutes plus tard les jeunes gens retournaient au galop vers le château de Reichshoffen...

Je vous laisse juges de l'effet que produisaient de telles visites. Madeleine elle-même en était un peu étourdie. M. et Mme de Vernes vinrent à leur tour rendre visite au jeune marchand. Lolotte avait apporté de Londres un joli assortiment d'objets anglais et elle eut le plaisir de les voir étalés dans la boutique du bon Pierre.

Depuis un an, Christine était fiancée au fils aîné de Rose de Walbourg. Le moment n'était-il pas indiqué pour marier les jeunes gens ? Il fallait profiter d'une si belle compagnie. Madeleine retenue dans son fauteuil n'en menait pas moins les affaires rondement. Elle fixa le jour du mariage et personne ne fit d'objection.

Lolotte (qu'elle nous pardonne de l'appeler ainsi) obtint de la Comtesse le privilège de se charger de la toilette de Christine, et rien ne manqua au joli costume de la jeune paysanne.

Petit Pierre et sa femme étaient habillés de neuf, Madeleine elle-même se laissa parer.

Jamais encore les habitants de Niederbronn n'avaient vu défiler une si belle noce ! L'église, parée comme aux jours de fête, était remplie d'amis. L'estime que s'était acquise la famille Lipp dans tout le pays était si grande, qu'on peut donner le nom d'amis à tous ceux qui étaient venus voir les mariés.

Christine fut conduite à l'autel par son frère : Madeleine, aidée de ses béquilles, marchait à côté d'un homme vénérable inconnu dans le pays ; mais que nous connaissons bien : c'était M. Vincent. Le Comte et la Comtesse, milord et milady ne remontèrent en voiture qu'après avoir vu Christine partir pour Walbourg.

La nouvelle mariée emportait un joli mobilier envoyé de Strasbourg par les soins de Pierre. Il y avait ce jour-là un air de bonheur dans l'atmosphère de la vallée. Tous les visages étaient épanouis.

Lorsqu'il fut seul avec sa mère, Pierre l'embrassa tendrement et lui dit : « Oh ! mère ! si tu n'avais pas de béquilles ! ! !

« Ne dis pas cela, mon fils, ces béquilles je ne voudrais pas m'en séparer ; je les aime, car vois-tu, mon Pierre, je crois que les mères achètent, par leurs souffrances, le bonheur de leurs enfants. »

1  On appelle poêle, en Alsace, l'endroit bien chauffé où mangent les domestiques.