À MA MÈRE
Depuis des années, j'ai si bien pris l'habitude de causer mentalement avec mes amis absents, connus et inconnus, que j'éprouve aujourd'hui le besoin de le faire à voix haute. Je serais un ingrat, si je ne les remerciais pour tout ce que je leur dois. Depuis que j'ai commencé d'écrire cette longue histoire de Jean-Christophe, c'est avec et pour eux que j'écris. Ils m'ont encouragé, suivi avec patience, réchauffé de leur sympathie. Si j'ai pu leur faire quelque bien, ils m'en ont fait beaucoup plus. Mon ouvrage est le fruit de nos pensées unies.
Lorsque j'ai débuté, je n'osais pas espérer que nous serions plus d'une poignée d'amis : mon ambition ne dépassait pas la maison de Socrate. Mais, d'année en année, j'ai senti davantage combien nous étions de frères à aimer les mêmes choses, à souffrir des mêmes choses, en province comme à Paris, hors de France comme en France. J'en ai eu la preuve, quand parut le volume, où Christophe, décharge sa conscience -- et la mienne, -- en disant son mépris pour La Foire sur la Place. Aucun de mes livres n'a éveillé un écho plus immédiat. C'est qu'il n'était pas seulement ma voix, mais celle de mes amis. Ils savent bien que Christophe est à eux autant qu'à moi. Nous avons mis en lui beaucoup de notre âme commune.
Puisque Christophe leur appartient, je dois à ceux qui me lisent quelques explications sur le volume que je leur présente aujourd'hui. Pas plus que dans La Foire sur la Place, ils ne trouveront ici d'aventures de roman, et la vie du héros y semble interrompue.
Il me faut exposer les conditions où j'ai entrepris l'ensemble de mon œuvre.
J'étais isolé. J'étouffais, comme tant d'autres en France, dans un monde moral ennemi ; je voulais respirer, je voulais réagir contre une civilisation malsaine, contre une pensée corrompue par une fausse élite, je voulais dire à cette élite : « Tu mens, tu ne représentes pas la France. »
Pour cela, il me fallait un héros aux yeux et au cœur purs, qui eût l'âme assez haute pour avoir le droit de parler, et la voix assez forte pour se faire entendre. J'ai bâti patiemment ce héros. Avant de me décider à écrire la première ligne de l'ouvrage, je l'ai porté en moi, dix ans ; Christophe ne s'est mis en route que quand j'avais déjà reconnu pour lui la route jusqu'au bout ; et tels chapitres de La Foire sur la Place, tels volumes de la fin de Jean-Christophe [1], ont été écrits avant L'Aube, ou en même temps. La vision de la France, qui se reflète en Christophe et en Olivier, avait, dès le début, sa place marquée dans ce livre. Il n'y faut donc pas voir une déviation de l'œuvre, mais une halte prévue, en cours de route, une de ces grandes terrasses de la vie, d'où l'on contemple la vallée que l'on vient de traverser et l'horizon lointain vers lequel on va se remettre en marche.
Il est clair que je n'ai jamais prétendu écrire un roman, dans ces derniers volumes (La Foire sur la Place et Dans la Maison), pas plus que dans le reste de l'ouvrage. Qu'est-ce donc que cette œuvre ? Un poème ? -- Qu'avez-vous besoin d'un nom ? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s'il est un roman ou un poème ? C'est un homme que j'ai créé. La vie d'un homme ne s'enferme point dans le cadre d'une forme littéraire. Sa loi est en elle ; et chaque vie a sa loi. Son régime est celui d'une force de la nature. Certaines vies humaines sont des lacs tranquilles, d'autres de grands cieux clairs où voguent les nuages, d'autres des plaines fécondes, d'autres des cimes déchiquetées. Jean-Christophe m'est apparu comme un fleuve ; je l'ai dit, dès les premières pages. -- Il est, dans le cours des fleuves, des zones où ils s'étendent, semblent dormir, reflétant la campagne qui les entoure, et le ciel. Ils n'en continuent pas moins de couler et changer ; et parfois, cette immobilité feinte recouvre un courant rapide, dont la violence se fera sentir plus loin, au premier obstacle. Telle est l'image de ce volume de Jean-Christophe. Et maintenant que le fleuve s'est longuement amassé, absorbant les pensées de l'une et de l'autre rives, il va reprendre son cours vers la mer, -- où nous allons tous.
R. R.
Janvier 1909
J'ai un ami !... Douceur d'avoir trouvé une âme, où se blottir au milieu de la tourmente, un abri tendre et sûr où l'on respire enfin, attendant que s'apaisent les battements d'un cœur haletant ! N'être plus seul, ne devoir plus rester armé toujours, les yeux toujours ouverts et brûlés par les veilles, jusqu'à ce que la fatigue vous livre à l'ennemi ! Avoir le cher compagnon, entre les mains duquel on a remis tout son être, -- qui a remis en vos mains tout son être. Boire enfin le repos, dormir tandis qu'il veille, veiller tandis qu'il dort. Connaître la joie de protéger celui qu'on aime et qui se confie à vous comme un petit enfant. Connaître la joie plus grande de s'abandonner à lui, de sentir qu'il tient vos secrets, qu'il dispose de vous. Vieilli, usé, lassé de porter depuis tant d'années la vie, renaître jeune et frais dans le corps de l'ami, goûter avec ses yeux le monde renouvelé, étreindre avec ses sens les belles choses passagères, jouir avec son cœur de la splendeur de vivre... Souffrir même avec lui... Ah ! même la souffrance est joie, pourvu qu'on soit ensemble !
J'ai un ami ! Loin de moi, près de moi, toujours en moi. Je l'ai, je suis à lui. Mon ami m'aime. Mon ami m'a. L'amour a nos âmes en une âme mêlées.
La vie passe. Le corps et l'âme s'écoulent comme un flot. Les ans s'inscrivent sur la chair de l'arbre qui vieillit. Le monde entier des formes s'use et se renouvelle. Toi seule ne passes pas, immortelle Musique. Tu es la mer intérieure. Tu es l'âme profonde. Dans tes prunelles claires, la vie ne mire pas son visage morose. Au loin de toi s'enfuient, troupeau de nuées, les jours brûlants, glacés, fiévreux, que l'inquiétude chasse, que jamais rien ne fixe. Toi seule ne passes pas. Tu es en dehors du monde. Tu es un monde, à toi seule. Tu as ton soleil, qui mène ta ronde des planètes, ta gravitation, tes nombres et tes lois. Tu as la paix des étoiles, qui tracent dans le champ des espaces nocturnes leur sillon lumineux, -- charrues d'argent que mène l'invisible bouvier.
Musique, amie sereine, ta lumière lunaire est douce aux yeux fatigués par le brutal éclat du soleil d'ici-bas. L'âme qui se détourne de l'abreuvoir commun, où les hommes pour boire remuent la vase avec leurs pieds, se presse sur ton sein et suce à tes mamelles le ruisseau de lait du rêve. Musique, vierge mère, qui portes en ton corps immaculé toutes les passions, qui contiens dans le lac de tes yeux couleur de joncs, couleur de l'eau vert-pâle qui coule des glaciers, tout le bien, tout le mal, -- tu es par delà le mal, tu es par delà le bien ; qui chez toi fait son nid vit en dehors des siècles ; la suite de ses jours ne sera qu'un seul jour ; et la mort qui tout mord s'y brisera les dents.
Musique qui berças mon âme endolorie, Musique qui me l'as rendue calme, ferme et joyeuse, -- mon amour et mon bien, -- je baise ta bouche pure, dans tes cheveux de miel je cache mon visage, j'appuie mes paupières qui brûlent sur la paume douce de tes mains. Nous nous taisons, nos yeux sont clos, et je vois la lumière ineffable de tes yeux, et je bois le sourire de ta bouche muette ; et blotti sur ton cœur, j'écoute le battement de la vie éternelle.
Come, quando i vapori umidi e spessi
A diradar cominciansi, la spera
Del sol debilemente entra per essi...
PURG. XVII.
Le grondement du fleuve monte derrière la maison. La pluie bat les carreaux depuis le commencement du jour. Une buée d'eau ruisselle sur la vitre au coin fêlé. Le jour jaunâtre s'éteint. Il fait tiède et fade dans la chambre.
Le nouveau-né s'agite dans son berceau. Bien que le vieux ait laissé, pour entrer, ses sabots à la porte, son pas a fait craquer le plancher : l'enfant commence à geindre. La mère se penche hors de son lit, afin de le rassurer ; et le grand-père allume la lampe en tâtonnant, pour que le petit n'ait pas peur de la nuit. La flamme éclaire la figure rouge du vieux Jean-Michel, sa barbe blanche et rude, son air bourru et ses yeux vifs. Il vient près du berceau. Son manteau sent le mouillé ; il traîne en marchant ses gros chaussons bleus. Louisa lui fait signe de ne pas s'approcher. Elle est d'un blond presque blanc ; ses traits sont tirés ; sa douce figure mouton est marquée de taches de rousseur ; elle a des lèvres pâles et grosses, qui ne parviennent pas à se rejoindre et qui sourient avec timidité ; elle couve l'enfant des yeux -- des yeux très bleus, très vagues, où la prunelle est un point tout petit, mais infiniment tendre.
L'enfant s'éveille et pleure. Son regard trouble s'agite. Quelle épouvante ! Les ténèbres, l'éclat brutal de la lampe, les hallucinations d'un cerveau à peine dégagé du chaos, la nuit étouffante et grouillante qui l'entoure, l'ombre sans fond d'où se détachent, comme des jets aveuglants de lumière, des sensations aiguës, des douleurs, des fantômes : ces figures énormes qui se penchent sur lui, ces yeux qui le pénètrent, qui s'enfoncent en lui, et qu'il ne comprend pas !... Il n'a pas la force de crier ; la terreur le cloue immobile, les yeux, la bouche ouverts, soufflant du fond de la gorge. Sa grosse tête boursouflée se plisse de grimaces lamentables et grotesques ; la peau de sa figure et de ses mains est brune, violacée, avec des taches jaunâtres...
-- Bon Dieu ! qu'il est laid ! fit le vieux, d'un ton convaincu. Il alla reposer la lampe sur la table.
Louisa fit une moue de petite fille grondée. Jean-Michel la regarda du coin de l'œil, et rit.
-- Tu ne voudrais pas que je te dise qu'il est beau ? Tu ne me croirais pas. Allons, ce n'est pas de ta faute. Ils sont tous comme cela.
L'enfant sortit de l'immobilité stupide où le plongeaient la flamme de la lampe et le regard du vieux. Il se mit à crier. Peut-être sentait-il dans les yeux de sa mère une caresse qui l'engageait à se plaindre. Elle lui tendit les bras, et dit :
-- Donnez-le-moi.
Le vieux commença par faire des théories, selon son habitude :
-- On ne doit pas céder aux enfants, quand ils pleurent. Il faut les laisser crier.
Mais il vint, prit le petit, et grogna :
-- Je n'en ai jamais vu d'aussi laid.
Louisa saisit l'enfant de ses mains fiévreuses et le cacha contre son sein. Elle le contempla avec un sourire confus et ravi :
-- Oh ! mon pauvre petit, dit-elle toute honteuse, que tu es laid, que tu es laid, comme je t'aime !
Jean-Michel retourna près du feu ; il se mit à tisonner, d'un air grognon ; mais un sourire démentait la solennité maussade de son visage.
-- Bonne fille, dit-il. Va, ne te tourmente pas, il a le temps de changer. Et puis, qu'est-ce que cela fait ? On ne lui demande qu'une chose, c'est de devenir un brave homme.
L'enfant s'était apaisé au contact du tiède corps maternel. On l'entendait téter avec un halètement goulu. Jean-Michel se renversa légèrement dans sa chaise, et répéta avec emphase :
-- Il n'y a rien de plus beau qu'un honnête homme.
Il se tut un instant, méditant s'il ne conviendrait pas de développer cette pensée ; mais il ne trouva rien de plus à dire ; et, après un silence, il reprit d'un ton irrité :
-- Comment se fait-il que ton mari ne soit pas ici ?
-- Je crois qu'il est au théâtre, dit timidement Louisa. Il a répétition.
-- Le théâtre est fermé. Je viens de passer devant. C'est encore un de ses mensonges.
-- Non, ne l'accusez pas toujours ! J'aurai mal compris. Il doit être retenu par une de ses leçons.
-- Il devrait être rentré, fit le vieux, mécontent.
Il hésita un instant, puis demanda d'un ton plus bas, un peu honteux :
-- Est-ce qu'il a... de nouveau ?
-- Non, père, non, père, dit précipitamment Louisa.
Le vieux la regarda ; elle évita son regard.
-- Ce n'est pas vrai, tu mens.
Elle pleura silencieusement.
-- Bon Dieu ! cria le vieillard, en donnant un coup de pied au foyer. Le tisonnier tomba bruyamment. La mère et l'enfant tressaillirent.
-- Père, je vous en prie, dit Louisa, il va pleurer.
L'enfant hésita quelques secondes s'il devait crier ou continuer son repas ; mais ne pouvant faire l'un et l'autre à la fois, il se remit au dernier.
Jean-Michel continua d'une voix plus sourde, avec des éclats de colère :
-- Qu'ai-je fait au bon Dieu pour avoir cet ivrogne de fils ? C'est bien la peine d'avoir vécu comme j'ai vécu, de m'être privé de tout !... Mais toi, toi, tu n'es donc pas capable de l'empêcher ? Car enfin, sacrebleu ! c'est ton rôle. Si tu le retenais au logis !...
Louisa pleurait plus fort.
-- Ne me grondez pas encore, je suis déjà si malheureuse ! J'ai fait tout ce que j'ai pu. Si vous saviez comme j'ai peur, quand je suis seule ! Il me semble que j'entends toujours son pas dans l'escalier. Alors j'attends que la porte s'ouvre, et je me demande : Mon Dieu ! comment va-t-il paraître ?... Cela me rend malade d'y songer.
Elle était secouée par ses sanglots. Le vieux s'inquiéta. Il vint près d'elle, ramena les couvertures défaites sur ses épaules qui tremblaient, et lui caressa la tête, de sa grosse main :
-- Allons, allons, n'aie pas peur, je suis là.
Elle s'apaisa à cause du petit, et essaya de sourire.
-- J'ai eu tort de vous dire cela.
Le vieux la regarda en hochant la tête :
-- Ma pauvre fille, ce n'est pas un joli cadeau que je t'ai fait là.
-- C'est ma faute à moi, dit-elle. Il ne devait pas m'épouser. Il a regret de ce qu'il a fait.
-- Que veux-tu qu'il regrette ?
-- Vous le savez bien. Vous-même, vous avez été fâché que sois devenue sa femme.
-- Ne parlons plus de cela. C'est vrai. J'ai été un peu chagrin. Un garçon comme lui, -- je peux bien le dire sans te blesser, -- élevé avec soin, musicien distingué, un véritable artiste, -- il aurait pu prétendre à d'autres partis qu'à toi, qui n'avais rien, qui étais d'une autre classe, et pas même du métier. Un Krafft épouser une fille qui ne fût pas musicienne, cela ne s'était pas vu depuis plus de cent ans ! -- Mais tu sais bien tout de même que je ne t'en ai pas voulu, et que j'ai de l'affection pour toi, depuis que je te connais. Puis, quand le choix est fait, il n'y a plus à y revenir : il ne reste qu'à faire son devoir, honnêtement.
Il retourna s'asseoir, prit un temps, et dit avec la solennité qu'il apportait à tous ses aphorismes :
-- La première chose dans la vie, c'est de faire son devoir.
Il attendit un démenti, cracha sur le feu ; puis, comme ni la mère ni l'enfant n'élevaient d'objection, il voulut continuer, -- et se tut.
Ils ne disaient plus mot. Jean-Michel, près du feu, Louisa, assise dans son lit, rêvaient tristement tous les deux. Le vieux, quoi qu'il eût dit, pensait au mariage de son fils, avec amertume. Louisa y pensait aussi, et elle s'accusait, bien qu'elle n'eût rien à se reprocher.
Elle était domestique, quand elle avait épousé, à la surprise de tous, et surtout à la sienne, Melchior Krafft, le fils de Jean-Michel. Les Krafft étaient sans fortune, mais considérés dans la petite ville rhénane, où le vieux s'était établi, il y avait presque un demi-siècle. Ils étaient musiciens de père en fils et connus des musiciens de tout le pays, entre Cologne et Mannheim. Melchior était violon au Hof-Theater ; et Jean-Michel avait dirigé naguère les concerts du grand-duc. Le vieillard fut profondément humilié du mariage de Melchior ; il bâtissait de grands espoirs sur son fils ; il eût voulu en faire l'homme éminent qu'il n'avait pu être lui-même. Ce coup de tête ruinait ses ambitions. Aussi avait-il tempêté d'abord et couvert de malédictions Melchior et Louisa. Mais, comme il était un brave homme, il avait pardonné à sa bru, dès qu'il avait appris à la mieux connaître ; et même, il s'était pris pour elle d'une affection paternelle, qui se traduisait le plus souvent par des rebuffades.
Nul ne pouvait comprendre ce qui avait poussé Melchior à ce mariage, -- Melchior moins que personne. Ce n'était certes pas la beauté de Louisa. Rien en elle n'était fait pour séduire : elle était petite, pâlotte et frêle ; et elle faisait un singulier contraste avec Melchior et Jean-Michel, tous deux hauts et larges, des colosses à la figure rouge, au poing solide, mangeant bien, buvant sec, aimant rire, et faisant grand bruit. Elle semblait écrasée par eux ; on ne la remarquait guère ; et elle cherchait à s'effacer encore plus. Si Melchior avait eu bon cœur, on eût pu croire qu'il avait préféré à tout autre avantage la simple bonté de Louisa ; mais il était l'homme le plus vain. Qu'un garçon de son espèce, assez beau et ne l'ignorant pas, très fat, non sans talent, et pouvant prétendre à quelque riche parti, capable même -- qui sait ? -- de tourner la tête à une de ses élèves bourgeoises, ainsi qu'il s'en vantait, eût été brusquement choisir une fille du peuple, pauvre, sans éducation, sans beauté, qui ne lui avait fait aucune avance... on eût dit une gageure !
Mais Melchior était de ces hommes qui font toujours le contraire de ce qu'on attend d'eux et de ce qu'ils en attendent eux-mêmes. Ce n'est pas qu'ils ne soient avertis : -- un homme averti en vaut deux, dit-on... -- Ils font profession de n'être dupes de rien et de diriger leur barque à coup sûr, vers un but précis. Mais ils comptent sans eux : car ils ne se connaissent pas. Dans un de ces instants de vide qui leur sont habituels, ils laissent le gouvernail ; et quand les choses sont livrées à elles-mêmes, elles ont un malin plaisir à contrecarrer leurs maîtres. Le bateau laissé libre va droit contre l'écueil ; et l'intrigant Melchior épousa une cuisinière. Il n'était cependant ni ivre ni stupide, le jour où il s'engagea pour la vie avec elle ; et il ne subissait pas un entraînement passionné : il s'en fallait de beaucoup. Mais peut-être y a-t-il en nous d'autres puissances que l'esprit et le cœur, d'autres même que les sens, -- de mystérieuses puissances, qui prennent le commandement dans les instants de néant où s'endorment les autres ; et peut-être Melchior les avait-il rencontrées au fond des pâles prunelles qui le regardaient timidement, un soir qu'il avait abordé la jeune fille sur la berge du fleuve, et qu'il s'était assis près d'elle, dans les roseaux, -- sans savoir pourquoi, -- pour lui donner sa main.
À peine marié, il se montra atterré de ce qu'il avait fait. Il ne le cacha point à la pauvre Louisa, qui, tout humble, lui en demandait pardon. Il n'était pas méchant, et le lui accordait volontiers ; mais, l'instant d'après, ses remords le reprenaient, au milieu de ses amis, ou chez ses riches élèves, maintenant dédaigneuses, qui ne tressaillaient plus au frôlement de sa main, quand il voulait rectifier la pose de leurs doigts sur le clavier. Il revenait alors avec une mine sombre, où Louisa, le cœur serré, lisait du premier coup d'œil les habituels reproches ; ou bien il s'attardait dans des stations au cabaret ; il y puisait le contentement de soi et l'indulgence pour autrui. Ces soirs-là il rentrait avec des éclats de rire, qui semblaient plus tristes à Louisa que les sous-entendus et la sourde rancune des autres jours. Elle se sentait un peu responsable des accès de déraison, où disparaissaient à chaque fois, avec l'argent de la maison, les faibles restes du bon sens de son mari. Melchior s'enlisait. À un âge où il aurait dû travailler sans répit à développer son médiocre talent, il se laissait glisser le long de la pente ; et d'autres prenaient sa place.
Mais qu'importait sans doute à la force inconnue qui l'avait rapproché de la servante aux cheveux de lin ? Il avait rempli son rôle ; et le petit Jean-Christophe venait de prendre pied sur cette terre, où le poussait son destin.
La nuit était tout à fait venue. La voix de Louisa arracha le vieux Jean-Michel à la torpeur où il s'abandonnait devant le feu, en pensant aux tristesses présentes et passées.
-- Père, il doit être tard, disait affectueusement la jeune femme. Il faut rentrer chez vous, vous avez loin à aller.
-- J'attends Melchior, répondit le vieillard.
-- Non, je vous en prie, j'aime mieux que vous ne restiez pas.
-- Pourquoi ?
Le vieux leva la tête, et la regarda attentivement.
Elle ne répondit pas. Il reprit :
-- Tu as peur, tu ne veux pas que je le rencontre ?
-- Eh bien, oui : cela ne servirait qu'à gâter encore les choses : vous vous fâcheriez ; je ne veux pas. Je vous en prie !
Le vieux soupira, se leva et dit :
-- Allons.
Il vint près d'elle, lui effleura le front de sa barbe râpeuse ; il demanda si elle n'avait besoin de rien, baissa la lumière de la lampe, et partit en heurtant les chaises, dans l'obscurité de la chambre. Mais il n'était pas dans l'escalier qu'il songeait à son fils revenant ivre ; et il s'arrêtait à chaque marche ; il imaginait mille dangers à le laisser rentrer seul...
Dans le lit, près de la mère, l'enfant s'agitait de nouveau. Une souffrance inconnue montait du fond de son être. Il se raidit contre elle. Il tordit son corps, il serra les poings, il fronça les sourcils. La douleur grandissait, tranquille, sûre de sa force. Il ne savait pas ce qu'elle était, ni jusqu'où elle allait. Elle lui paraissait immense, et ne devoir jamais prendre fin. Et il se mit à crier lamentablement. Sa mère le caressa avec de douces mains. Déjà la souffrance devenait moins aiguë. Mais il continuait de pleurer ; car il la sentait toujours près de lui, en lui. -- L'homme qui souffre peut diminuer son mal, en sachant d'où il vient ; il l'enferme par la pensée en un morceau de son corps, qui peut être guéri, arraché au besoin ; il en fixe les contours, il le sépare de lui. L'enfant n'a pas cette ressource trompeuse. Sa première rencontre avec la douleur est plus tragique et plus vraie. Comme son être même, elle lui semble sans limites ; il la sent installée dans son sein, assise dans son cœur, maîtresse de sa chair. Et cela est ainsi : elle n'en sortira plus qu'après l'avoir rongée.
La mère le presse contre elle, avec de petits mots :
« C'est fini, c'est fini, ne pleurons plus, mon jésus, mon petit poisson d'or...
Il continue toujours sa plainte entrecoupée. On dirait que cette misérable masse inconsciente et informe a le pressentiment de la vie de peines qui lui est réservée. Et rien ne peut l'apaiser...
Les cloches de Saint-Martin chantèrent dans la nuit. Leur voix était grave et lente. Dans l'air mouillé de pluie, elle cheminait comme un pas sur la mousse. L'enfant se tut au milieu d'un sanglot. La merveilleuse musique coulait doucement en lui, ainsi qu'un flot de lait. La nuit s'illuminait, l'air était tendre et tiède. Sa douleur s'évanouit, son cœur se mit à rire ; et il glissa dans le rêve, avec un soupir d'abandon.
Les trois cloches tranquilles continuaient à sonner la fête du lendemain. Louisa rêvait aussi, en les écoutant, à ses misères passées et à ce que serait plus tard le cher petit enfant endormi auprès d'elle. Elle était depuis des heures étendue dans son lit, lasse et endolorie. Ses mains et son corps la brûlaient ; le lourd édredon de plumes l'écrasait ; elle se sentait meurtrie et oppressée par l'ombre ; mais elle n'osait remuer. Elle regardait l'enfant ; et la nuit ne l'empêchait pas de lire dans ses traits vieillots... Le sommeil la gagnait, des images fiévreuses passaient dans son cerveau. Elle crut entendre Melchior ouvrir la porte, et son cœur tressauta. Par instants, le grondement du fleuve montait plus fort dans le silence, comme un mugissement de bête. La vitre sonna une ou deux fois encore sous le doigt de la pluie. Les cloches, plus lentement, chantèrent et s'éteignirent ; et Louisa s'endormit auprès de son enfant.
Pendant ce temps, le vieux Jean-Michel attendait devant la maison, sous la pluie, la barbe mouillée de brouillard. Il attendait que son misérable fils revînt ; car sa tête, qui travaillait toujours, ne cessait de lui raconter des histoires tragiques, amenées par l'ivresse ; et, bien qu'il n'y crût pas, il n'aurait pu dormir une minute, cette nuit, s'il s'en était allé sans l'avoir vu rentrer. Le chant des cloches le rendait très triste ; car il se rappelait ses espérances déçues. Il pensait à ce qu'il faisait là, à cette heure, dans la rue. Et, de honte, il pleurait.
Le vaste flot des jours se déroule lentement. Immuables, le jour et la nuit remontent et redescendent, comme le flux et le reflux d'une mer infinie. Les semaines et les mois s'écoulent et recommencent. Et la suite des jours est comme un même jour.
Jour immense, taciturne, que marque le rythme égal de l'ombre et de la lumière, et le rythme de la vie de l'être engourdi qui rêve au fond de son berceau, -- ses besoins impérieux, douloureux ou joyeux, si réguliers que le jour et la nuit qui les ramènent semblent ramenés par eux.
Le balancier de la vie se meut avec lourdeur. L'être s'absorbe tout entier dans sa pulsation lente. Le reste n'est que rêves, tronçons de rêves, informes et grouillants, une poussière d'atomes qui dansent au hasard, un tourbillon vertigineux qui passe et fait rire ou horreur. Des clameurs, des ombres mouvantes, des formes grimaçantes, des douleurs, des terreurs, des rires, des rêves, des rêves... Tout n'est que rêve... -- Et, parmi ce chaos, la lumière des yeux amis qui lui sourient, le flot de joie qui, du corps maternel, du sein gonflé de lait, se répand dans sa chair, la force qui est en lui et qui s'amasse énorme, inconsciente, l'océan bouillonnant qui gronde dans l'étroite prison de ce petit corps d'enfant. Qui saurait lire en lui verrait des mondes ensevelis dans l'ombre, des nébuleuses qui s'organisent, un univers en formation. Son être est sans limites. Il est tout ce qui est...
Les mois passent... Des îles de mémoire commencent à surgir du fleuve de la vie. D'abord, d'étroits îlots perdus, des rochers qui affleurent à la surface des eaux. Autour d'eux, dans le demi-jour qui point, la grande nappe tranquille continue de s'étendre. Puis, de nouveaux îlots, que dore le soleil.
De l'abîme de l'âme émergent quelques formes, d'une étrange netteté. Dans le jour sans bornes, qui recommence, éternellement le même, avec son balancement monotone et puissant, commence à se dessiner la ronde des jours qui se donnent la main ; leurs profils sont, les uns riants, les autres tristes. Mais les anneaux de la chaîne se rompent constamment, et les souvenirs se rejoignent par-dessus la tête des semaines et des mois...
Le Fleuve... Les Cloches... Si loin qu'il se souvienne, -- dans les lointains du temps, à quelque heure de sa vie que ce soit, -- toujours leurs voix profondes et familières chantent...
La nuit -- à demi endormi... Une pâle lueur blanchit la vitre... Le fleuve gronde. Dans le silence, sa voix monte toute-puissante ; elle règne sur les êtres. Tantôt elle caresse leur sommeil et semble près de s'assoupir elle-même, au bruissement de ses flots. Tantôt elle s'irrite, elle hurle, comme une bête enragée qui veut mordre. La vocifération s'apaise : c'est maintenant un murmure d'une infinie douceur, des timbres argentins, de claires clochettes, des rires d'enfants, de tendres voix qui chantent, une musique qui danse. Grande voix maternelle, qui ne s'endort jamais ! Elle berce l'enfant, ainsi qu'elle berça pendant des siècles, de la naissance à la mort, les générations qui furent avant lui ; elle pénètre sa pensée, elle imprègne ses rêves, elle l'entoure du manteau de ses fluides harmonies, qui l'envelopperont encore, quand il sera couché dans le petit cimetière qui dort au bord de l'eau et que baigne le Rhin...
Les cloches... Voici l'aube ! Elles se répondent, dolentes, un peu tristes, amicales, tranquilles. Au son de leurs voix lentes, montent des essaims de rêves, rêves du passé, désirs, espoirs, regrets des êtres disparus, que l'enfant ne connut point, et que pourtant il fut, puisqu'il fut en eux, puisqu'ils revivent en lui. Des siècles de souvenirs vibrent dans cette musique. Tant de deuils, tant de fêtes ! -- Et, du fond de la chambre, il semble, en les entendant, qu'on voie passer les belles ondes sonores qui coulent dans l'air léger, les libres oiseaux, et le tiède souffle du vent. Un coin de ciel bleu sourit à la fenêtre. Un rayon de soleil se glisse sur le lit, à travers les rideaux. Le petit monde familier aux regards de l'enfant, tout ce qu'il aperçoit de son lit, chaque matin, en s'éveillant, tout ce qu'il commence, au prix de tant d'efforts, à reconnaître et à nommer, afin de s'en faire le maître, -- son royaume s'illumine. Voici la table où l'on mange, le placard où il se cache pour jouer, le carrelage en losanges sur lequel il se traîne, et le papier du mur, dont les grimaces lui content des histoires burlesques ou effrayantes, et l'horloge qui jacasse des paroles boiteuses, qu'il est seul à comprendre. Que de choses dans cette chambre ! Il ne les connaît pas toutes. Chaque jour, il repart en exploration dans cet univers qui est à lui : -- tout est à lui. -- Rien n'est indifférent, tout se vaut, un homme ou une mouche ; tout vit également : le chat, le feu, la table, les grains de poussière qui dansent dans un rayon de soleil. La chambre est un pays ; un jour est une vie. Comment se reconnaître au milieu de ces espaces ? Le monde est si grand ! On s'y perd. Et ces figures, ces gestes, ce mouvement, ce bruit, qui font autour de lui un tourbillon perpétuel !... Il est las, ses yeux se ferment, il s'endort. Les doux, les profonds sommeils, qui le prennent tout d'un coup, à toute heure, n'importe où, où il est, sur les genoux de sa mère, ou bien sous la table, où il aime à se cacher !... Il fait bon. On est bien...
Ces premières journées bourdonnent dans sa tête comme un champ de blé, que le vent agite, et sur lequel passent les grandes ombres des nuages...
Les ombres fuient, le soleil monte. Christophe commence à retrouver son chemin dans le dédale de la journée.
Le matin... Ses parents dorment. Il est dans son petit lit, couché sur le dos. Il regarde les raies lumineuses qui dansent au plafond. C'est un amusement sans fin. À un moment, il rit tout haut, d'un de ces bons rires d'enfant qui dilatent le cœur de ceux qui l'entendent. Sa mère se penche vers lui, et dit : « Qu'est-ce que tu as donc, petit fou ? » Alors il rit de plus belle, et peut-être même il se force à rire, parce qu'il a un public. Maman prend un air sévère, et met un doigt sur sa bouche, pour qu'il ne réveille pas le père ; mais ses yeux fatigués rient malgré elle. Ils chuchotent ensemble... Brusquement, un grognement furieux du père. Ils tressautent tous deux. Maman tourne précipitamment le dos comme une petite fille coupable, elle fait semblant de dormir. Christophe s'enfonce dans son petit lit et retient son souffle... Silence de mort.
Après quelque temps, la petite figure blottie sous les draps revient à la surface. Sur le toit, la girouette grince. La gouttière s'égoutte. L'angélus tinte. Quand le vent souffle de l'est, de très loin lui répondent les cloches des villages sur l'autre rive du fleuve. Les moineaux, réunis en bande dans le mur vêtu de lierre, font un vacarme assourdissant, où se détachent, comme dans les jeux d'une troupe d'enfants, trois ou quatre voix, toujours les mêmes, plus criardes que les autres. Un pigeon roucoule au faîte d'une cheminée. L'enfant se laisse bercer par ces bruits. Il chantonne tout bas, puis moins bas, puis tout haut, puis très haut, jusqu'à ce que de nouveau la voix exaspérée du père crie : « Cet âne-là ne se taira donc jamais ! Attends un peu, je vais te tirer les oreilles ! » Alors il se renfonce dans ses draps, et il ne sait pas s'il doit rire ou pleurer. Il est effrayé et humilié ; et en même temps, l'idée de l'âne auquel on le compare le fait pouffer. Du fond de son lit, il imite son braiement. Cette fois, il est fouetté. Il pleure toutes les larmes de son corps. Qu'est-ce qu'il a fait ? Il a si envie de rire, de se remuer ! Et il lui est défendu de bouger. Comment font-ils pour dormir toujours ? Quand pourra-t-on se lever ?...
Un jour, il n'y tient plus. Il a entendu dans la rue un chat, un chien, quelque chose de curieux. Il se glisse hors du lit, et ses petits pieds nus tapotant gauchement le carreau, il veut descendre l'escalier pour voir ; mais la porte est fermée. Pour l'ouvrir, il monte sur une chaise : tout s'écroule, il se fait très mal, il hurle ; et par-dessus le marché, il est encore fouetté. Il est toujours fouetté !...
Il est à l'église avec grand-père. Il s'ennuie. Il n'est pas très à son aise. On lui défend de remuer, et les gens disent ensemble des mots qu'il ne comprend pas, et puis se taisent ensemble. Ils ont tous une figure solennelle et morose. Il les regarde, intimidé. La vieille Lina, la voisine, assise à côté de lui, a pris un air méchant ; à des moments, il ne reconnaît même plus son grand-père. Il a un peu peur. Puis il s'habitue, et il cherche à se désennuyer par tous les moyens dont il dispose. Il se balance, il se tord le cou pour regarder au plafond, il fait des grimaces, il tire grand-père par son habit, il étudie les pailles de sa chaise, il tâche d'y faire un trou avec ses doigts, il écoute les cris d'oiseaux, il bâille à se décrocher la mâchoire.
Soudain, une cataracte de sons : l'orgue joue. Un frisson lui court le long de l'échine. Il se retourne, le menton appuyé sur le dossier de sa chaise, et il reste très sage. Il ne comprend rien à ce bruit, il ne sait pas ce que cela veut dire : cela brille, cela tourbillonne, on ne peut rien distinguer. Mais c'est bon. C'est comme si on n'était plus assis, depuis une heure, sur une chaise qui fait mal, dans une ennuyeuse vieille maison. On est suspendu dans l'air, comme un oiseau ; et quand le fleuve de sons ruisselle d'un bout à l'autre de l'église, remplissant les voûtes, rejaillissant contre les murs, on est emporté avec lui, on vole à tire-d'aile, de-ci de-là, on n'a qu'à se laisser faire. On est libre, on est heureux, il fait soleil... Il s'assoupit.
Grand-père est mécontent de lui. Il se tient mal à la messe.
Il est à la maison, assis par terre, les pieds dans ses mains. Il vient de décider que le paillasson était un bateau, le carreau une rivière. Il croirait se noyer en sortant du tapis. Il est surpris et un peu contrarié que les autres n'y fassent pas attention, en passant dans la chambre. Il arrête sa mère par le pan de sa jupe : « Tu vois bien que c'est l'eau ! Il faut passer par le pont. » -- Le pont est une suite de rainures entre les losanges rouges. -- Sa mère passe, sans même l'écouter. Il est vexé, à la façon d'un auteur dramatique qui voit le public causer pendant sa pièce.
L'instant d'après, il n'y songe plus. Le carreau n'est plus la mer. Il est couché dessus, étendu tout de son long, le menton sur la pierre, chantonnant des musiques de sa composition, et se suçant le pouce gravement, en bavant. Il est plongé dans la contemplation d'une fissure entre les dalles. Les lignes des losanges grimacent comme des visages. Le trou imperceptible grandit, il devient une vallée ; il y a des montagnes autour. Un mille-pattes remue : il est gros comme un éléphant. Le tonnerre pourrait tomber, l'enfant ne l'entendrait pas.
Personne ne s'occupe de lui, il n'a besoin de personne. Il peut même se passer des bateaux-paillassons, et des cavernes du carreau, avec leur faune fantastique. Son corps lui suffit. Quelle source d'amusement ! Il passe des heures à regarder ses ongles, en riant aux éclats. Ils ont tous des physionomies différentes, ils ressemblent à des gens qu'il connaît. Il les fait causer ensemble, et danser, ou se battre. -- Et le reste du corps !... Il continue l'inspection de tout ce qui lui appartient. Que de choses étonnantes ! Il y en a de bien étranges. Il s'absorbe curieusement dans leur vue.
Il fut rudement attrapé parfois, quand on le surprit ainsi.
Certains jours, il profite de ce que sa mère a le dos tourné, pour sortir de la maison. D'abord, on court après lui, on le rattrape. Puis, on s'habitue à le laisser aller seul, pourvu qu'il ne s'éloigne pas trop. La maison est au bout du pays ; la campagne commence presque aussitôt. Tant qu'il est en vue des fenêtres, il marche sans s'arrêter, d'un petit pas posé, en sautillant sur un pied, de temps à autre. Mais dès qu'il a dépassé le coude du chemin et que les buissons le cachent aux regards, il change brusquement. Il commence par s'arrêter, le doigt dans la bouche, pour savoir quelle histoire il se racontera aujourd'hui ; car il en est plein. Il est vrai qu'elles se ressemblent toutes, et que chacune pourrait tenir en trois ou quatre lignes. Il choisit. D'habitude, il reprend la même, tantôt au point où il l'a laissée la veille, tantôt depuis le commencement, avec des variantes ; mais il suffit d'un rien, d'un mot entendu par hasard, pour que sa pensée coure sur une piste nouvelle.
Le hasard était fertile en ressources. On n'imagine pas le parti qu'on peut tirer d'un simple morceau de bois, d'une branche cassée, comme on en trouve le long des haies. (Quand on n'en trouve pas, on en casse.) C'était la baguette des fées. Longue et droite, elle devenait une lance, ou peut-être une épée ; il suffisait de la brandir pour faire surgir des armées. Christophe en était le général, il marchait devant elles, il leur donnait l'exemple, il montait à l'assaut des talus. Quand la branche était flexible, elle se transformait en fouet. Christophe montait à cheval, sautait des précipices. Il arrivait que la monture glissât ; et le cavalier se retrouvait au fond du fossé, regardant d'un air penaud ses mains salies et ses genoux écorchés. Si la baguette était petite, Christophe se faisait chef d'orchestre ; il était le chef, et il était l'orchestre ; il dirigeait, et il chantait ; et ensuite, il saluait les buissons, dont le vent agitait les petites têtes vertes.
Il était aussi magicien. Il marchait à grands pas dans les champs, en regardant le ciel et en agitant les bras. Il commandait aux nuages : -- « Je veux que vous alliez à droite. » -- Mais ils allaient à gauche. Alors il les injuriait, et réitérait l'ordre. Il les guettait du coin de l'œil, avec un battement de cœur, observant s'il n'y en aurait pas au moins un petit qui lui obéirait ; mais ils continuaient de courir tranquillement vers la gauche. Alors il tapait du pied, il les menaçait de son bâton, et il leur ordonnait avec colère de s'en aller à gauche : et en effet, cette fois, ils obéissaient parfaitement. Il était heureux et fier de son pouvoir. Il touchait les fleurs, en leur enjoignant de se changer en carrosses dorés, comme on lui avait dit qu'elles faisaient dans les contes ; et bien que cela n'arrivât jamais, il était persuadé que cela ne manquerait pas d'arriver, avec un peu de patience. Il cherchait un grillon pour en faire un cheval : il lui mettait doucement sa baguette sur le dos, et disait une formule. L'insecte se sauvait : il lui barrait le chemin. Après quelques instants, il était couché à plat ventre, près de lui, et il le regardait. Il avait oublié son rôle de magicien, et s'amusait à retourner sur le dos la pauvre bête, en riant de ses contorsions.
Il inventait d'attacher une vieille ficelle à son bâton magique, et il la jetait gravement dans le fleuve, attendant que le poisson vînt mordre. Il savait bien que les poissons n'ont pas coutume de manger une ficelle sans appât ni hameçon ; mais il pensait que pour une fois, et pour lui, ils pourraient faire une exception ; et il en vint, dans son inépuisable confiance, jusqu'à pêcher dans la rue avec un fouet, à travers la fente d'une plaque d'égout. Il retirait son fouet de temps en temps, très ému, s'imaginant que la corde était plus lourde cette fois, et qu'il allait ramener un trésor, ainsi que dans une histoire contée par grand-père...
Au milieu de ces jeux, il avait des instants de rêvasserie étrange et de complet oubli. Tout ce qui l'entourait s'effaçait, il ne savait plus ce qu'il faisait, il ne se souvenait même plus de lui-même. Cela le prenait à l'improviste. En marchant, en montant l'escalier, un vide soudain s'ouvrait... Il semblait qu'il ne pensât plus à rien. Quand il revenait à lui, il avait un étourdissement, en se retrouvant à la même place, dans l'obscur escalier. C'était comme s'il avait vécu toute une vie, -- l'espace de quelques marches.
Grand-père le prenait souvent avec lui, dans ses promenades du soir. Le petit trottinait à ses côtés, en lui donnant la main. Ils allaient par les chemins, au travers des champs labourés, qui sentaient bon et fort. Les grillons crépitaient. Des corneilles énormes, posées de profil en travers de la route, les regardaient venir de loin et s'envolaient lourdement à leur approche.
Grand-père toussotait. Christophe savait bien ce que cela voulait dire. Le vieux brûlait d'envie de raconter une histoire ; mais il voulait que l'enfant la lui demandât. Christophe n'y manquait pas. Ils s'entendaient ensemble. Le vieux avait une immense affection pour son petit-fils ; et ce lui était une joie de trouver en lui un public complaisant. Il aimait à conter des épisodes de sa vie, ou l'histoire des grands hommes antiques et modernes. Sa voix devenait alors emphatique et émue ; elle tremblait d'un plaisir enfantin, qu'il tâchait de refouler. On sentait qu'il s'écoutait avec ravissement. Par malheur, les mots lui manquaient, au moment de parler. C'était un désappointement qui lui était coutumier : car il se renouvelait aussi souvent que ses élans d'éloquence. Et comme il l'oubliait après chaque tentative, il ne parvenait pas à en prendre son parti.
Il parlait de Régulus, d'Arminius, des chasseurs de Lützow, de Kœrner et de Frédéric Stabs, celui qui voulait tuer l'empereur Napoléon. Sa figure rayonnait, en rapportant des traits d'héroïsme inouïs. Il disait des mots historiques, d'un ton si solennel qu'il devenait impossible de les comprendre ; et il croyait d'un grand art de faire languir l'auditoire aux moments palpitants : il s'arrêtait, feignait de s'étrangler, se mouchait bruyamment ; et son cœur jubilait, quand le petit demandait, d'une voix étranglée d'impatience : « Et puis, grand-père ? »
Un jour vint, quand Christophe fut plus grand, où il saisit le procédé de grand-père ; et il s'appliqua alors méchamment à prendre un air indifférent à la suite de l'histoire : ce qui peinait le pauvre vieux. -- Mais pour l'instant, il est tout livré au pouvoir du conteur. Son sang battait plus fort aux passages dramatiques. Il ne savait pas trop de qui il s'agissait, ni où, ni quand ces exploits se passaient, si grand-père connaissait Arminius, et si Régulus n'était pas, -- Dieu sait pourquoi ? -- quelqu'un qu'il avait vu à l'église, dimanche passé. Mais son cœur et celui du vieux se dilataient d'orgueil au récit des actes héroïques, comme si c'étaient eux-mêmes qui les avaient accomplis : car le vieux et l'enfant étaient aussi enfants l'un que l'autre.
Christophe était moins heureux, quand grand-père plaçait au moment pathétique un de ses discours rentrés qui lui tenaient à cœur. C'étaient des considérations morales, pouvant se ramener d'ordinaire à une pensée honnête, mais un peu connue, telle que : « Mieux vaut douceur que violence », -- ou : « L'honneur est plus cher que la vie », -- ou : « Il vaut mieux être bon que méchant » ; -- seulement, elles étaient beaucoup plus embrouillées. Grand-père ne redoutait pas la critique de son jeune public, et il s'abandonnait à son emphase ordinaire ; il ne craignait pas de répéter les mêmes termes, de ne pas finir les phrases, ou même, quand il était perdu au milieu de son discours, de dire tout ce qui lui passait par la tête, pour boucher les trous de sa pensée ; et il ponctuait ses mots, afin de leur donner plus de force, par des gestes à contresens. Le petit écoutait avec un profond respect ; et il pensait que grand-père était très éloquent, mais un peu ennuyeux.
Ils aimaient l'un et l'autre à revenir souvent sur la légende fabuleuse de ce conquérant corse qui avait pris l'Europe. Grand-père l'avait connu. Il avait failli se battre contre lui. Mais il savait reconnaître la grandeur de ses adversaires ; il l'avait dit vingt fois : il eût donné un de ses bras, pour qu'un tel homme fût né de ce côté du Rhin. Le sort l'avait voulu autrement : il l'admirait, et il l'avait combattu, -- c'est-à-dire qu'il avait été sur le point de le combattre. Mais comme Napoléon n'était plus qu'à dix lieues, et qu'ils marchaient à sa rencontre, une subite panique avait dispersé la petite troupe dans une forêt, et chacun s'était enfui en criant : « Nous sommes trahis ! » En vain, racontait grand-père, avait-il tâché de rallier les fuyards ; il s'était jeté devant eux, menaçant et pleurant ; il avait été entraîné par leur flot, et il s'était retrouvé le lendemain à une distance surprenante du champ de bataille : -- c'est ainsi qu'il appelait le lieu de déroute. -- Mais Christophe le rappelait impatiemment aux exploits du héros ; et il était dans l'extase de ces chevauchées merveilleuses par le monde. Il le voyait suivi de peuples innombrables, qui poussaient des cris d'amour, et qu'un geste de lui lançait en tourbillons sur les ennemis toujours en fuite. C'était un conte de fées. Grand-père y ajoutait un peu, pour embellir l'histoire ; il conquérait l'Espagne, et presque l'Angleterre, qu'il ne pouvait souffrir.
Il arrivait que le vieux Krafft entremêlât ses récits enthousiastes d'apostrophes indignées à l'adresse de son héros. Le patriote se réveillait en lui, et peut-être davantage au moment des défaites de l'Empereur que de la bataille d'Iéna. Il s'interrompait pour montrer le poing au fleuve, cracher avec mépris, et proférer des injures nobles, -- il ne s'abaissait pas aux autres. -- Il l'appelait : scélérat, bête féroce, homme sans moralité. Et si ce langage avait pour objet de rétablir dans l'esprit de l'enfant le sens de la justice, il faut avouer qu'il manquait son but ; car la logique enfantine risquait fort de conclure : « Si un grand homme comme celui-là n'avait pas de moralité, c'est donc que la moralité n'est pas grand'chose, et que la première affaire, c'est d'être un grand homme. » Mais le vieux était loin de se douter des pensées qui trottinaient à ses côtés.
Ils se taisaient tous deux, ruminant, chacun à sa façon, ces histoires admirables ; -- à moins que, sur le chemin, grand-père ne rencontrât un de ses nobles clients, faisant une promenade. Il s'arrêtait alors indéfiniment, saluait très bas, et prodiguait les formules d'obséquieuse politesse. L'enfant en rougissait, sans comprendre pourquoi. Mais grand-père avait au fond du cœur le respect des puissances établies, des personnes « arrivées » ; et il était possible qu'il n'aimât tant les héros dont il contait l'histoire, que parce qu'il voyait en eux des gens mieux arrivés, et plus haut que les autres.
Quand il faisait très chaud, le vieux Krafft s'asseyait sous un arbre, et il ne tardait pas à faire un petit somme. Alors Christophe s'asseyait près de lui, sur un talus de pierres branlantes, sur une borne, ou sur quelque haut siège bizarre et incommode ; et il balançait ses petites jambes, en chantonnant et en rêvassant. Ou bien, il se couchait sur le dos, et regardait courir les nuages : ils avaient l'air de bœufs, de géants, de chapeaux, de vieilles dames, d'immenses paysages. Il causait tout bas avec eux ; il s'intéressait au petit nuage, que le gros allait dévorer ; il avait peur de ceux qui étaient très noirs, presque bleus, ou qui couraient très vite. Il lui semblait qu'ils tenaient une place énorme dans la vie ; et il était surpris que son grand-père et sa mère n'y fissent pas attention. C'étaient de terribles êtres, s'ils voulaient faire du mal. Heureusement, ils passaient, bonasses, un peu grotesques, et ils ne s'arrêtaient pas. L'enfant finissait par avoir le vertige de trop regarder, et il gigotait des pieds et des mains, comme s'il allait tomber dans le ciel. Ses paupières clignotaient, le sommeil le gagnait... Silence. Les feuilles doucement frémissent et tremblent au soleil, une vapeur légère passe dans l'air, les mouches indécises se balancent, en ronflant comme un orgue ; les sauterelles ivres d'été crissent avec une âpre allégresse : tout se tait... Sous la voûte des bois, le cri du pivert a des timbres magiques. Au loin, dans la plaine, une voix de paysan interpelle ses bœufs ; le sabot d'un cheval sonne sur la route blanche. Les yeux de Christophe se ferment. Près de lui, une fourmi chemine sur une branche morte en travers d'un sillon. Il perd conscience... Des siècles ont passé. Il se réveille. La fourmi n'a pas encore fini de traverser la brindille.
Grand-père dormait trop longtemps quelquefois ; son visage devenait rigide, son long nez se tirait, sa bouche s'ouvrait en long. Christophe le regardait avec inquiétude et craignait de voir sa tête se changer en une forme fantastique. Il chantait plus fort pour le réveiller, ou il se laissait dégringoler à grand fracas de son talus de pierres. Un jour, il inventa de lui jeter à la figure quelques aiguilles de pin, et de lui dire qu'elles étaient tombées de l'arbre. Le vieux le crut : cela fit bien rire Christophe. Mais il eut la mauvaise idée de recommencer ; et, juste au moment où il levait la main, il vit les yeux de grand-père qui le regardaient. Ce fut une méchante affaire : le vieux était solennel et n'admettait point la raillerie sur le respect qu'on lui devait ; ils restèrent en froid pendant plus d'une semaine.
Plus le chemin était mauvais, plus Christophe le trouvait beau. La place de chaque pierre avait un sens pour lui ; il les connaissait toutes. Le relief d'une ornière lui semblait un accident géographique, à peu près du même ordre que le massif du Taunus. Il portait dans sa tête la carte des creux et des bosses de tout le pays qui s'étendait à deux kilomètres autour de la maison. Aussi, quand il changeait quelque chose à l'ordre établi dans les sillons, ne se croyait-il pas beaucoup moins important qu'un ingénieur avec une équipe d'ouvriers ; et lorsque avec son talon il avait écrasé la crête sèche d'une motte de terre et comblé la vallée qui se creusait au bas, il pensait n'avoir point perdu sa journée.
Parfois, on rencontrait sur la grande route un paysan dans sa carriole. Il connaissait grand-père. On montait auprès de lui. C'était le paradis sur terre. Le cheval filait vite, et Christophe riait de joie, à moins qu'on ne vînt à croiser d'autres promeneurs : alors, il prenait un air grave et dégagé, comme quelqu'un qui est habitué à aller en voiture ; mais son cœur était inondé d'orgueil. Grand-père et l'homme causaient, sans s'occuper de lui. Blotti entre leurs genoux, écrasé par leurs cuisses, à peine assis, et souvent pas assis du tout, il était parfaitement heureux ; il causait tout haut, sans s'inquiéter des réponses. Il regardait remuer les oreilles du cheval. Quelles bêtes étranges que ces oreilles ! Elles allaient de tous côtés, à droite, à gauche, elles pointaient en avant, elles retombaient de côté, elles se retournaient en arrière, d'une façon si burlesque qu'il riait aux éclats. Il pinçait son grand-père pour les lui faire remarquer. Mais grand-père ne s'y intéressait pas. Il repoussait Christophe, en lui disant de le laisser tranquille. Christophe réfléchissait : il pensait que quand on est grand, on ne s'étonne plus de rien, on est fort, on connaît tout. Et il tâchait d'être grand, lui aussi, de cacher sa curiosité, de paraître indifférent.
Il se taisait. Le roulement de la voiture l'assoupissait. Les grelots du cheval dansaient. Ding, ding, dong, ding. Des musiques s'éveillaient dans l'air ; elles voletaient autour des sonnailles argentines, comme un essaim d'abeilles ; elles se balançaient gaiement sur le rythme de la carriole ; c'était une source intarissable de chansons : l'une succédait à l'autre. Christophe les trouvait superbes. Il y en eut une surtout qui lui parut si belle qu'il voulut attirer l'attention de grand-père. Il la chanta plus fort. On n'y prit pas garde. Il la recommença, sur un ton au-dessus, -- puis encore une fois, à tue-tête, -- tant que le vieux Jean-Michel lui dit avec irritation : « Mais à la fin, tais-toi ! tu es assommant avec ton bruit de trompette ! » -- Cela lui coupa la respiration ; il rougit jusqu'au nez, et se tut, mortifié. Il écrasait de son mépris les deux lourds imbéciles, qui ne comprenaient pas ce que son chant avait de sublime, un chant qui ouvrait le ciel ! Il les trouva très laids, avec leur barbe de huit jours ; et ils sentaient mauvais.
Il se consola en regardant l'ombre du cheval. C'était là encore un spectacle étonnant. Cette bête toute noire courait le long de la route, couchée sur le côté. Le soir, en revenant, elle couvrait une partie de la prairie ; on rencontrait une meule, la tête montait dessus et se retrouvait à sa place, quand on avait passé ; le museau était tiré comme un ballon crevé ; les oreilles étaient grandes et pointues comme des cierges. Était-ce vraiment une ombre, ou bien était-ce un être ? Christophe n'eût pas aimé se rencontrer seul avec elle. Il n'aurait pas couru après, comme il faisait après l'ombre de grand-père, pour lui marcher sur la tête et piétiner dessus. -- L'ombre des arbres, quand le soleil tombait, était aussi un objet de méditations. Elle formait des barrières en travers de la route. Elle avait l'air de fantômes tristes et grotesques, qui disaient : « N'allez pas plus loin » ; et les essieux grinçants et les sabots du cheval répétaient : « Pas plus loin ! »
Grand-père et le voiturier continuaient sans se lasser leurs interminables bavardages. Leur ton s'élevait souvent, surtout quand ils parlaient d'affaires locales et d'intérêts blessés. L'enfant cessait de rêver, et les regardait, inquiet. Il lui semblait qu'ils étaient fâchés l'un contre l'autre, et il craignait qu'ils n'en vinssent aux coups. C'était, bien au contraire, au moment où ils s'entendaient le mieux dans une commune haine. Même le plus souvent, ils n'avaient point de haine, ni la moindre passion : ils parlaient de choses indifférentes, en criant à plein gosier, pour le plaisir de crier, comme c'est la joie du peuple. Mais Christophe, qui ne comprenait pas leur conversation, entendait seulement leurs éclats de voix, il voyait leurs traits crispés, et il pensait avec angoisse : « Comme il a l'air méchant ! Ils se haïssent, sûrement. Comme il roule les yeux ! Comme il ouvre la bouche ! Il m'a craché au nez, dans sa fureur. Mon Dieu ! il va tuer grand-père... »
La voiture s'arrêtait. Le paysan disait : « Vous voilà arrivés. » Les deux ennemis mortels se serraient la main. Grand-père descendait d'abord. Le paysan lui tendait le petit garçon. Un coup de fouet au cheval. La voiture s'éloignait : et l'on se retrouvait à l'entrée du petit chemin creux près du Rhin. Le soleil s'enfonçait dans les champs. Le sentier serpentait presque au ras de l'eau. L'herbe abondante et molle pliait sous les pas, avec un grésillement. Des aulnes se penchaient sur le fleuve, baignés jusqu'à mi-corps. Une nuée de moucherons dansaient. Un canot passait sans bruit, entraîné par le courant paisible aux larges enjambées. Les flots suçaient les branches des saules avec un petit bruit de lèvres. La lumière était fine et brumeuse, l'air frais, le fleuve gris argent. On revenait au gîte, et les grillons chantaient. Et dès le seuil souriait le cher visage de maman...
Ô délicieux souvenirs, bienfaisantes images, qui bourdonneront, comme un vol harmonieux, pendant toute la vie ! ... Les voyages qu'on fait plus tard, les grandes villes, les mers mouvantes, les paysages de rêves, les figures aimées, ne se gravent pas dans l'âme avec la justesse infaillible de ces promenades d'enfance, ou du simple coin de jardin tous les jours entrevu par la fenêtre, à travers la buée de vapeur que fait sur la vitre la petite bouche collée de l'enfant désœuvré...
Maintenant, c'est le soir dans la maison close. La maison... le refuge contre tout ce qui est effrayant : l'ombre, la nuit, la peur, les choses inconnues. Rien d'ennemi ne saurait passer le seuil... Le feu flambe. Une oie dorée tourne mollement à la broche. Une délicieuse odeur de graisse et de chair croustillante embaume la chambre. Joie de manger, bonheur incomparable, enthousiasme religieux, trépignements de joie ! Le corps s'engourdit de la douce chaleur, des fatigues du jour, du bruit des voix familières. La digestion le plonge en une extase, où les figures, les ombres, l'abat-jour de la lampe, les langues de flammes qui dansent avec une pluie d'étoiles dans la cheminée noire, tout prend une apparence réjouissante et magique. Christophe appuie sa joue sur son assiette pour mieux jouir de tout ce bonheur...
Il est dans son lit tiède. Comment y est-il venu ? La bonne fatigue l'écrase. Le bourdonnement des voix dans la chambre et des images de la journée se mêle dans son cerveau. Le père prend son violon ; les sons aigus et doux se plaignent dans la nuit. Mais le suprême bonheur est lorsque maman vient, qu'elle prend la main de Christophe assoupi, et que, penchée sur lui, à sa demande, elle chante à mi-voix une vieille chanson, dont les mots ne veulent rien dire. Le père trouve cette musique stupide ; mais Christophe ne s'en lasse pas. Il retient son souffle ; il a envie de rire et de pleurer ; son cœur est ivre. Il ne sait pas où il est, il déborde de tendresse ; il passe ses petits bras autour du cou de sa mère et l'embrasse de toutes ses forces. Elle lui dit en riant :
-- Tu veux donc m'étrangler ?
Il la serre plus fort. Comme il l'aime, comme il aime tout ! Toutes les personnes, toutes les choses ! Tout est bon, tout est beau... Il s'endort. Le grillon crie dans l'âtre. Les récits de grand-père, les figures héroïques flottent dans la nuit heureuse... Être un héros comme eux !... Oui, il le sera !... il l'est... Ah ! que c'est bon de vivre !...
Quelle surabondance de force, de joie, d'orgueil, en ce petit être ! Quel trop-plein d'énergie ! Son corps et son esprit sont toujours en mouvement, emportés dans une ronde qui tourne à perdre haleine. Comme une petite salamandre, il danse jour et nuit dans la flamme. Un enthousiasme que rien ne lasse, et que tout alimente. Un rêve délirant, une source jaillissante, un trésor d'inépuisable espoir, un rire, un chant, une ivresse perpétuelle. La vie ne le tient pas encore ; à tout instant, il s'en échappe : il nage dans l'infini. Qu'il est heureux ! qu'il est fait pour être heureux ! Rien en lui qui ne croie au bonheur, qui n'y tende de toutes ses petites forces passionnées ! ...
La vie se chargera vite de le mettre à la raison.
L'alba vinceva l'ora mattutina
Che fuggia innanzi, si che di lontano
Conobbi il tremolar della marina...
PURG. I.
Les Krafft étaient originaires d'Anvers. Le vieux Jean-Michel avait quitté le pays, à la suite de frasques de jeunesse, d'une rixe violente, comme il en avait souvent, -- car il était diablement batailleur, -- et qui avait eu cette fois un fâcheux dénouement. Il était venu s'établir, presque un demi-siècle avant, dans la petite ville princière, dont les toits rouges aux faites pointus et les jardins ombreux, étagés sur la pente d'une molle colline, se mirent dans les yeux vert pâle du Vater Rhein. Excellent musicien, il s'était fait promptement apprécier dans un pays où tous sont musiciens. Il y avait pris racine en épousant, à quarante ans passés, Clara Sartorius, la fille du maître de chapelle du prince, qui lui transmit sa charge. Clara était une Allemande placide qui avait deux passions : la cuisine et la musique. Elle eut pour son mari un culte qu'égalait seul celui qu'elle avait pour son père. Jean-Michel n'admirait pas moins sa femme. Ils avaient vécu en parfait accord, pendant quinze ans ; et ils avaient eu quatre enfants. Puis Clara était morte ; et Jean-Michel, après l'avoir beaucoup pleurée, avait épousé cinq mois plus tard Ottilie Schutz, une fille de vingt ans, aux joues rouges, robuste et rieuse. Ottilie avait juste autant de qualités que Clara, et Jean-Michel l'avait aimée juste autant. Après huit ans de mariage, elle mourut à son tour, non sans avoir eu le temps de lui faire sept enfants. Au total, onze enfants, dont un seul avait survécu. Bien qu'il les aimât fort, tant de coups répétés n'avaient pas altéré sa solide bonne humeur. L'épreuve la plus rude avait été la mort d'Ottilie, il y avait trois ans maintenant, à un âge où il est malaisé de se rebâtir une vie et de fonder un nouveau foyer. Mais après un moment de désarroi, le vieux Jean-Michel avait repris son équilibre moral, qu'aucun malheur n'était capable de lui faire perdre.
C'était un homme affectueux ; mais la santé chez lui était plus forte que tout. Il avait une répulsion physique pour la tristesse, et un besoin de grosse gaieté à la flamande, un rire énorme et enfantin. Quelque chagrin qu'il eût, il n'en buvait pas une rasade de moins, ni n'en perdait un coup de dent à table ; et la musique ne chômait jamais. Sous sa direction, l'orchestre de la Cour acquit une petite célébrité dans les pays rhénans, où Jean-Michel était devenu légendaire par sa stature athlétique et par ses accès de colère. Il ne pouvait se maîtriser malgré tous ses efforts : car cet homme violent était au fond timide et craignait de se compromettre ; il aimait le décorum et redoutait l'opinion. Mais son sang l'emportait : il voyait rouge ; et il était pris brusquement par des impatiences folles, non seulement aux répétitions de l'orchestre, mais en plein concert, où il lui était arrivé, devant le prince, de jeter son bâton avec rage et de trépigner comme un possédé, en apostrophant un de ses musiciens, d'une voix furieuse et bredouillante. Le prince s'en amusait ; mais les artistes mis en cause lui gardaient rancune. En vain, Jean-Michel, honteux de son incartade, s'évertuait, l'instant d'après, à la faire oublier par une obséquiosité exagérée : à la première occasion, il éclatait de plus belle ; et cette extrême irritabilité, augmentant avec l'âge, finit par rendre sa position difficile. Il le sentit lui-même ; et, un jour qu'une de ses crises de colère avait failli amener une grève de l'orchestre, il offrit sa démission. Il espérait qu'après ses services, on ferait des difficultés pour l'accepter, qu'on le supplierait de rester : il n'en fut rien, et comme il était trop fier pour revenir sur son offre, il partit, navré, accusant l'ingratitude des hommes.
Depuis ce temps, il ne savait comment remplir ses journées. Il avait soixante-dix ans passés ; mais il était vigoureux encore ; il continuait de travailler et de courir par la ville, du matin au soir, donnant des leçons, discutant, pérorant, se mêlant de tout. Il était ingénieux et cherchait tous les moyens de s'occuper : il se mit à réparer les instruments de musique ; il imaginait, essayait, trouvait parfois des perfectionnements. Il composait aussi, il s'évertuait à composer. Il avait écrit jadis une Missa solemnis, dont il parlait souvent, et qui était la gloire de la famille. Elle lui avait demandé tant de peine qu'il avait failli avoir une congestion en l'écrivant. Il tâchait de se persuader que c'était une œuvre de génie ; mais il savait très bien dans quel néant de pensée il l'avait écrite ; et il n'osait plus revoir le manuscrit, parce qu'à chaque fois il reconnaissait dans les phrases qu'il croyait siennes des lambeaux d'autres auteurs, péniblement mis bout à bout, à coup de volonté. Ce lui était une grande tristesse. Il lui venait parfois des idées qu'il trouvait admirables. Il courait à sa table, avec un frémissement : tenait-il enfin l'inspiration, cette fois ? -- Mais à peine avait-il la plume en main, qu'il se retrouvait seul, dans le silence ; et tous ses efforts pour ranimer les voix disparues n'aboutissaient qu'à lui faire entendre des mélodies connues de Mendelssohn ou de Brahms.
« Il est, dit George Sand, des génies malheureux auxquels l'expression manque, qui emportent dans la tombe l'inconnu de leur méditation, comme disait un membre de cette grande famille de muets ou de bègues illustres : Geoffroy Saint-Hilaire. » -- Jean-Michel appartenait à cette famille. Il ne parvenait pas plus à s'exprimer en musique qu'en parole ; et toujours il se faisait illusion : il eût tant aimé à parler, à écrire, à être un grand musicien, un orateur éloquent ! C'était sa plaie secrète ; il n'en disait rien à personne, il ne se l'avouait pas à lui-même, il tâchait de n'y pas penser ; mais il y pensait malgré lui, et cela lui mettait la mort dans l'âme.
Pauvre vieux homme ! En rien, il ne parvenait à être lui-même tout à fait. Il y avait en lui tant de beaux et puissants germes ; mais ils n'arrivaient pas à leur croissance. Une foi profonde, touchante, dans la dignité de l'art, dans la valeur morale de la vie ; mais elle se traduisait, le plus souvent, d'une façon emphatique et ridicule. Tant de noble orgueil ; et, dans la vie, une admiration presque servile des supérieurs. Un si haut désir d'indépendance ; et, en fait, une docilité absolue. Des prétentions à l'esprit fort ; et toutes les superstitions. La passion de l'héroïsme, un courage réel ; et tant de timidité ! -- Une nature qui s'arrête en chemin.
Jean-Michel avait reporté ses ambitions sur son fils ; et Melchior promit d'abord de les réaliser. Il avait, dès l'enfance, de grands dons pour la musique. Il apprenait avec une facilité remarquable, et de bonne heure il acquit, comme violoniste, une virtuosité qui fit de lui pendant longtemps le favori, presque l'idole des concerts de la cour. Il jouait aussi fort agréablement du piano et d'autres instruments. Il était beau parleur, bien fait, quoiqu'un peu lourd, -- le type de ce qui passe en Allemagne pour la beauté classique : un large front inexpressif, de gros traits réguliers, et une barbe frisée : un Jupiter des bords du Rhin. Le vieux Jean-Michel savourait les succès de son fils ; il était en extase devant les tours de force du virtuose, lui qui n'avait jamais su jouer proprement d'aucun instrument. Ce n'était certes pas Melchior qui eût été en peine pour exprimer ce qu'il pensait. Le malheur est qu'il ne pensait rien ; et il ne s'en souciait même pas. Il avait tout juste l'âme d'un comédien médiocre, qui soigne ses inflexions de voix, sans s'occuper de ce qu'elles expriment, et surveille avec une vanité anxieuse leur effet sur le public.
Le plus curieux, c'est que chez lui, malgré son souci constant de l'attitude en scène, comme chez Jean-Michel, malgré son respect craintif des conventions sociales, il y avait toujours quelque chose de saccadé, d'inattendu, d'hurluberlu, qui faisait dire aux gens que tous les Krafft étaient un peu timbrés. Cela ne lui nuisit pas d'abord ; il semblait que ces excentricités mêmes fussent la preuve du génie qu'on lui prêtait ; car il est entendu, parmi les gens de bon sens, qu'un artiste n'en saurait avoir. Mais on ne tarda pas à être fixé sur le caractère des ces extravagances : la source ordinaire en était la bouteille. Nietzsche dit que Bacchus est le dieu de la musique ; et l'instinct de Melchior était du même avis ; mais, en ce cas, son dieu fut bien ingrat : loin de lui donner les idées qui lui manquaient, il lui enleva le peu de celles qu'il avait. Après son absurde mariage (absurde aux yeux du monde, et par conséquent aux siens), il s'abandonna de plus en plus. Il négligea son jeu, -- si sûr de sa supériorité qu'en peu de temps il la perdit. D'autres virtuoses survinrent, qui lui succédèrent dans la faveur publique : cela lui fut amer ; mais, au lieu de réveiller son énergie, ses échecs achevèrent de le décourager. Il se vengeait, en déblatérant contre ses rivaux avec ses compagnons de cabaret. Il comptait, dans son absurde orgueil, succéder à son père, comme directeur de musique : un autre fut nommé. Il se crut persécuté, et prit des airs de génie méconnu. Grâce à la considération dont jouissait le vieux Krafft, il garda sa place de violon à l'orchestre ; mais il perdit peu à peu presque toutes ses leçons en ville. Et si ce coup était le plus sensible à son amour-propre, il l'était encore plus à sa bourse. Depuis quelques années, les ressources du ménage avaient bien diminué, par suite de revers de fortune. Après avoir connu une réelle abondance, la gêne était venue et croissait de jour en jour. Melchior refusait de s'en apercevoir ; il n'en dépensait pas un sou de moins pour sa toilette et son plaisir.
Il n'était pas un mauvais homme, mais un homme demi-bon, ce qui est peut-être pire, faible, sans aucun ressort, sans force morale, au reste se croyant bon père, bon fils, bon époux, bon homme, et peut-être l'étant, si pour l'être il suffit d'une bonté facile, qui s'attendrit aisément, et de cette affection animale, qui fait qu'on aime les siens, comme une partie de soi. On ne pouvait même pas dire qu'il fût très égoïste : il n'avait pas assez de personnalité pour l'être. Il n'était rien. Terrible chose dans la vie que ces gens qui ne sont rien ! Comme un poids inerte qu'on abandonne en l'air, ils tendent à tomber, il faut absolument qu'ils tombent ; et ils entraînent dans leur chute tout ce qui est avec eux.
Ce fut au moment où la situation de la famille devenait le plus difficile, que le petit Christophe commença à comprendre ce qui se passait autour de lui.
Il n'était plus seul enfant. Melchior faisait un enfant à sa femme chaque année, sans s'inquiéter de ce qui en arriverait plus tard. Deux étaient morts en bas âge. Deux autres avaient trois et quatre ans. Melchior ne s'en occupait jamais. Louisa, forcée de sortir, les confiait à Christophe, qui avait maintenant six ans.
Il en coûtait à Christophe : car il devait renoncer pour ce devoir à ses bonnes après-midi dans les champs. Mais il était fier qu'on le traitât en homme, et il s'acquittait de sa tâche gravement. Il amusait de son mieux les petits, en leur montrant ses jeux ; et il s'appliquait à leur parler, comme il avait entendu sa mère causer avec le bébé. Ou bien il les portait dans ses bras, l'un après l'autre, comme il avait vu faire ; il fléchissait sous le poids, serrant les dents, pressant de toute sa force le petit être contre sa poitrine, pour qu'il ne tombât pas. Les petits voulaient toujours être portés, ils n'en étaient jamais las ; et quand Christophe ne pouvait plus, c'étaient des pleurs sans fin. Ils lui donnaient bien du mal, et il était souvent fort embarrassé d'eux. Ils étaient sales et demandaient des soins maternels. Christophe ne savait que faire. Ils abusaient de lui. Il avait envie parfois de les gifler ; mais il pensait : « Ils sont petits, ils ne savent pas » ; et il se laissait pincer, taper, tourmenter, avec magnanimité. Ernst hurlait pour rien ; il trépignait, il se roulait de colère : c'était un enfant nerveux, et Louisa avait recommandé à Christophe de ne pas contrarier ses caprices. Quant à Rodolphe, il était d'une malice de singe ; il profitait toujours de ce que Christophe avait Ernst sur les bras, pour faire derrière son dos toutes les sottises possibles ; il cassait les jouets, renversait l'eau, salissait sa robe, et faisait tomber les plats, en fouillant dans le placard.
Si bien que lorsque Louisa rentrait, au lieu de complimenter Christophe, elle lui disait, sans le gronder, mais d'un air chagrin, en voyant les dégâts :
-- Mon pauvre garçon, tu n'es pas bien habile.
Christophe était mortifié, et il avait le cœur gros.
Louisa, qui ne laissait échapper aucune occasion de gagner un peu d'argent, continuait à se placer comme cuisinière dans les circonstances exceptionnelles, les repas de noces ou de baptême. Melchior feignait de n'en rien savoir : cela froissait son amour-propre ; mais il n'était pas fâché qu'elle le fît, sans qu'il le sût. Le petit Christophe n'avait encore aucune idée des difficultés de la vie ; il ne connaissait d'autres limites à sa volonté que celle de ses parents, qui n'était pas bien gênante, puisqu'on le laissait pousser à peu près au hasard ; il n'aspirait qu'à devenir grand, pour pouvoir faire tout ce qu'il voulait. Il n'imaginait pas les contraintes où l'on se heurte à chaque pas ; et surtout il n'eût jamais pensé que ses parents ne fussent pas entièrement maîtres d'eux-mêmes. Le jour où il entrevit pour la première fois qu'il y avait parmi les hommes des gens qui commandent et des gens qui sont commandés, et que les siens et lui n'étaient pas des premiers, tout son être se cabra : ce fut la première crise de sa vie.
Ce jour-là, sa mère lui avait mis ses habits les plus propres, de vieux habits donnés, dont l'ingénieuse patience de Louisa avait su tirer parti. Il alla la rejoindre, comme elle le lui avait dit, dans la maison où elle travaillait. Il était intimidé, à l'idée d'entrer seul. Un valet flânait sous le porche ; il arrêta l'enfant et lui demanda d'un ton protecteur ce qu'il venait faire. Christophe balbutia en rougissant qu'il venait voir « madame Krafft », -- ainsi qu'on le lui avait recommandé de dire.
-- Madame Krafft ? Qu'est-ce que tu lui veux, à madame Krafft ? -- continua le domestique, en appuyant ironiquement sur le mot : madame. -- C'est ta mère ? Monte là. Tu trouveras Louisa à la cuisine, au fond du corridor.
Il alla, de plus en plus rouge ; il avait honte d'entendre appeler sa mère familièrement : Louisa. Il était humilié ; il eût voulu se sauver près de son cher fleuve, à l'abri des buissons, où il se contait des histoires.
Dans la cuisine, il tomba au milieu d'autres domestiques, qui l'accueillirent par des exclamations bruyantes. Au fond, près des fourneaux, sa mère lui souriait d'un air tendre et un peu gêné. Il courut à elle et se jeta dans ses jambes. Elle avait un tablier blanc et tenait une cuiller en bois. Elle commença par ajouter à son trouble, en voulant qu'il levât le menton, pour qu'on vît sa figure, et qu'il allât tendre la main à chacune des personnes qui étaient là, en leur disant bonjour. Il n'y consentit pas ; il se tourna contre le mur et se cacha la tête dans son bras. Mais peu à peu il s'enhardit, et il risqua hors de sa cachette un petit œil brillant et rieur, qui disparaissait de nouveau, toutes les fois qu'on le regardait. Il observa les gens, à la dérobée. Sa mère avait un air affairé et important, qu'il ne lui connaissait pas ; elle allait d'une casserole à l'autre, goûtant, donnant son avis, expliquant d'un ton sûr des recettes, que la cuisinière ordinaire écoutait avec respect. Le cœur de l'enfant se gonflait d'orgueil, en voyant combien on appréciait sa mère, et quel rôle elle jouait dans cette belle pièce, ornée d'objets magnifiques d'or et de cuivre qui brillaient.
Brusquement, les conversations s'arrêtèrent. La porte s'ouvrit. Une dame entra, avec un froissement d'étoffes raides. Elle jeta un regard soupçonneux autour d'elle. Elle n'était plus jeune ; et pourtant elle portait une robe claire, avec des manches larges ; elle tenait sa traîne à la main, pour ne rien frôler. Cela ne l'empêcha pas de venir près du fourneau, de regarder les plats, et même d'y goûter. Quand elle levait un peu la main, la manche retombait, et le bras était nu jusqu'au-dessus du coude : ce que Christophe trouva laid et malhonnête. De quel ton sec et cassant elle parlait à Louisa ! Et comme Louisa lui répondait humblement ! Christophe en fut saisi. Il se dissimula dans son coin, pour ne pas être aperçu ; mais cela ne servit à rien. La dame demanda qui était ce petit garçon ; Louisa vint le prendre et le présenter ; elle lui tenait les mains pour l'empêcher de se cacher la figure ; et, bien qu'il eût envie de se débattre et de fuir, Christophe sentit d'instinct qu'il fallait cette fois ne faire aucune résistance. La dame regarda la mine effarée de l'enfant ; et son premier mouvement, maternel, fut de lui sourire gentiment. Mais elle reprit aussitôt son air protecteur, et lui posa sur sa conduite, sur sa piété, des questions auxquelles il ne répondit rien. Elle regarda aussi comment les vêtements allaient ; et Louisa s'empressa de montrer qu'ils étaient superbes. Elle tirait le veston, pour effacer les plis ; Christophe avait envie de crier, tant il était serré. Il ne comprenait pas pourquoi sa mère remerciait.
La dame le prit par la main, et dit qu'elle voulait le conduire vers ses enfants. Christophe jeta un regard désespéré sur sa mère ; mais elle souriait à la maîtresse d'un air si empressé qu'il vit qu'il n'y avait rien à espérer, et il suivit son guide, comme un mouton qu'on mène à la boucherie.
Ils arrivèrent dans un jardin, où deux enfants à l'air maussade, un garçon et une fille, à peu près du même âge que Christophe, semblaient se bouder l'un l'autre. L'arrivée de Christophe fit diversion. Ils se rapprochèrent pour examiner le nouveau venu. Christophe, abandonné par la dame, restait planté dans une allée, sans oser lever les yeux. Les deux autres, immobiles à quelques pas, le regardaient des pieds à la tête, se poussaient du coude, et ricanaient. Enfin, ils se décidèrent. Ils lui demandèrent qui il était, d'où il venait, et ce que faisait son père. Christophe ne répondit rien, pétrifié : il était intimidé jusqu'aux larmes, surtout par la petite fille, qui avait des nattes blondes, une jupe courte, et les jambes nues.
Ils se mirent à jouer. Comme Christophe commençait à se rassurer un peu, le petit bourgeois tomba en arrêt devant lui, et touchant son habit, il dit :
-- Tiens, c'est à moi !
Christophe ne comprenait pas. Indigné de cette prétention que son habit fût à un autre, il secoua la tête avec énergie, pour nier.
-- Je le reconnais bien peut-être ! fit le petit ; c'est mon vieux veston bleu : il y a une tache là.
Et il y mit le doigt. Puis, continuant son inspection, il examina les pieds de Christophe, et lui demanda avec quoi étaient faits les bouts de ses souliers rapiécés. Christophe devint cramoisi. La fillette fit la moue et souffla à son frère -- Christophe l'entendit, -- que c'était un petit pauvre. Christophe en retrouva la parole. Il crut combattre victorieusement cette opinion injurieuse, en bredouillant d'une voix étranglée qu'il était le fils de Melchior Krafft, et que sa mère était Louisa, la cuisinière. Il lui semblait que ce titre était aussi beau que quelque autre que ce fût ; et il avait bien raison. Mais les deux autres petits, que d'ailleurs la nouvelle intéressa, ne parurent pas l'en considérer davantage. Ils prirent au contraire un ton de protection. Ils lui demandèrent ce qu'il ferait plus tard, s'il serait aussi cuisinier ou cocher. Christophe retomba dans son mutisme. Il sentait comme une glace qui lui pénétrait le cœur.
Enhardis par son silence, les deux petits riches, qui avaient pris brusquement pour le petit pauvre une de ces antipathies d'enfant, cruelles et sans raison, cherchèrent quelque moyen amusant de le tourmenter. La fillette était particulièrement acharnée. Elle remarqua que Christophe avait peine à courir, à cause de ses vêtements étroits ; et elle eut l'idée raffinée de lui faire accomplir des sauts d'obstacle. On fit une barrière avec de petits bancs, et on mit Christophe en demeure de la franchir. Le malheureux garçon n'osa dire ce qui l'empêchait de sauter ; il rassembla ses forces, se lança, et s'allongea par terre. Autour de lui, c'étaient des éclats de rire. Il fallut recommencer. Les larmes aux yeux, il fit un effort désespéré, et, cette fois, réussit à sauter. Cela ne satisfit point ses bourreaux, qui décidèrent que la barrière n'était pas assez haute ; et ils y ajoutèrent d'autres constructions, jusqu'à ce qu'elle devînt un casse-cou. Christophe essaya de se révolter ; il déclara qu'il ne sauterait pas. Alors la petite fille l'appela lâche et dit qu'il avait peur. Christophe ne put le supporter ; et, certain de tomber, il sauta, et tomba. Ses pieds se prirent dans l'obstacle : tout s'écroula avec lui. Il s'écorcha les mains, faillit se casser la tête ; et, pour comble de malheur, son vêtement éclata aux genoux, et ailleurs. Il était malade de honte ; il entendait les deux enfants danser de joie autour de lui ; il souffrait d'une façon atroce. Il sentait qu'ils le méprisaient, qu'ils le haïssaient... pourquoi ? pourquoi ? Il aurait voulu mourir ! -- Pas de douleur plus cruelle que celle de l'enfant qui découvre pour la première fois la méchanceté des autres : il se croit persécuté par le monde entier, et il n'a rien qui le soutienne : il n'y a plus rien, il n'y a plus rien !... Christophe essaya de se relever ; le petit bourgeois le poussa et le fit retomber ; la fillette lui donna des coups de pied. Il essaya de nouveau ; ils se jetèrent sur lui tous deux, s'asseyant sur son dos, lui appuyant la figure contre terre. Alors une rage le prit : c'était trop de malheurs ! Ses mains qui le brûlaient, son bel habit déchiré -- une catastrophe pour lui ! -- la honte, le chagrin, la révolte contre l'injustice, tant de misères à la fois se fondirent en une fureur folle. Il s'arc-bouta sur ses genoux et ses mains, se secoua comme un chien, fit rouler ses persécuteurs ; et, comme ils revenaient à la charge, il fonça la tête baissée sur eux, gifla la petite fille, et jeta d'un coup de poing le garçon au milieu d'une plate-bande.
Ce furent des hurlements. Les enfants se sauvèrent à la maison, avec des cris aigus. On entendit les portes battre, et des exclamations de colère. La dame accourut, aussi vite que la traîne de sa robe pouvait le lui permettre. Christophe la voyait venir, et il ne cherchait pas à fuir ; il était terrifié de ce qu'il avait fait : c'était une chose inouïe, un crime ; mais il ne regrettait rien. Il attendait. Il était perdu. Tant mieux ! Il était réduit au désespoir.
La dame fondit sur lui. Il se sentit frapper. Il entendit qu'elle lui parlait d'une voix furieuse, avec un flot de paroles ; mais il ne distinguait rien. Ses deux petits ennemis étaient revenus pour assister à sa honte, et piaillaient à tue-tête. Des domestiques étaient là : c'était une confusion de voix. Pour achever de l'accabler, Louisa, qu'on avait appelée, parut ; et, au lieu de le défendre, elle commença par le claquer, elle aussi, avant de rien savoir, et voulut qu'il demandât pardon. Il s'y refusa avec rage. Elle le secoua plus fort et le traîna par la main vers la dame et les enfants, pour qu'il se mît à genoux. Mais il trépigna, hurla, et mordit la main de sa mère. Il se sauva enfin au milieu des domestiques qui riaient.
Il s'en allait, le cœur gonflé, la figure brûlante de colère et des tapes qu'il avait reçues. Il tâchait de ne pas penser, et il hâtait le pas, parce qu'il ne voulait pas pleurer dans la rue. Il aurait voulu être rentré, pour se soulager de ses larmes ; il avait la gorge serrée, le sang à la tête : il éclatait.
Enfin, il arriva ; il monta en courant le vieil escalier noir, jusqu'à sa niche habituelle dans l'embrasure d'une fenêtre, au-dessus du fleuve ; il s'y jeta hors d'haleine ; et ce fut un déluge de pleurs. Il ne savait pas au juste pourquoi il pleurait ; mais il fallait qu'il pleurât ; et quand le premier flot fut à peu près passé, il pleura encore, parce qu'il voulait pleurer, avec une sorte de rage, pour se faire souffrir, comme s'il punissait ainsi les autres, en même temps que lui. Puis, il pensa que son père allait rentrer, que sa mère raconterait tout et que ses malheurs n'étaient pas près de leur fin. Il résolut de fuir, n'importe où, pour ne plus revenir jamais.
Juste au moment où il descendait, il se heurta à son père qui rentrait.
-- Que fais-tu là, gamin ? où vas-tu ? demanda Melchior.
Il ne répondait pas.
-- Tu as fait quelque sottise. Qu'est-ce que tu as fait ?
Christophe se taisait obstinément.
-- Qu'est-ce que tu as fait ? répéta Melchior. Veux-tu répondre ?
L'enfant se mit à pleurer, et Melchior à crier, de plus en plus fort l'un et l'autre, jusqu'à ce qu'on entendît le pas précipité de Louisa, qui montait l'escalier. Elle arriva, toute bouleversée encore. Elle commença par de violents reproches, mêlés de nouvelles gifles, auxquelles Melchior joignit, sitôt qu'il eut compris, -- et probablement avant, -- des claques à assommer un bœuf. Ils criaient tous les deux. L'enfant hurlait. Ils finirent par se disputer l'un l'autre avec la même colère. Tout en rossant son fils, Melchior disait que le petit avait raison, que voilà à quoi on s'exposait en allant servir chez des gens, qui se croient tout permis, parce qu'ils ont de l'argent. Et tout en frappant l'enfant, Louisa criait à son mari qu'il était un brutal, qu'elle ne lui permettait pas de toucher le petit, et qu'il l'avait blessé. En effet, Christophe saignait un peu du nez ; mais il n'y pensait guère, et il ne sut aucun gré à sa mère de le lui tamponner rudement avec un linge mouillé, puisqu'elle continuait à le gronder. À la fin, on le poussa dans un recoin obscur, où on l'enferma sans souper.
Il les entendait crier l'un contre l'autre ; et il ne savait pas lequel il détestait le plus. Il lui semblait que c'était sa mère ; car il n'eût jamais attendu d'elle une pareille méchanceté. Tous ses malheurs de la journée l'accablaient à la fois : tout ce qu'il avait souffert, l'injustice des enfants, l'injustice de la dame, l'injustice de ses parents, et -- ce qu'il sentait aussi, comme une blessure vive, sans s'en rendre compte, -- l'abaissement de ses parents, dont il était si fier, devant ces autres gens, méchants et méprisables. Cette lâcheté, dont il prenait une vague conscience, pour la première fois, lui paraissait ignoble. Tout en lui était ébranlé : son admiration pour les siens, le respect religieux qu'ils lui inspiraient, sa confiance dans la vie, le besoin naïf qu'il avait d'aimer les autres et d'en être aimé, sa foi morale, aveugle, mais absolue. C'était un écroulement total. Il était écrasé par la force brutale, sans nul moyen de se défendre, de réchapper jamais. Il suffoqua. Il crut mourir. Il se raidit de tout son être, dans une révolte désespérée. Il tapa des poings, des pieds, de la tête, contre le mur, hurla, fut pris de convulsions, et, se meurtrissant aux meubles, tomba par terre.
Ses parents, accourus, le prirent dans leurs bras. C'était à qui des deux, maintenant, serait le plus tendre. Sa mère le déshabilla, le porta dans son lit, s'assit à son chevet et resta auprès de lui, jusqu'à ce qu'il fût plus calme. Mais il ne désarmait point, il ne pardonnait rien, et il fit semblant de dormir, pour ne pas l'embrasser. Sa mère lui semblait mauvaise et lâche. Il ne se doutait pas de tout le mal qu'elle avait pour vivre et le faire vivre, et de ce qu'elle avait souffert de prendre parti contre lui.
Après qu'il eut épuisé jusqu'à la dernière goutte l'incroyable provision de larmes qui tient dans les yeux d'un enfant, il se sentit un peu soulagé. Il était las ; mais ses nerfs étaient trop tendus pour qu'il pût dormir. Les images de tantôt recommencèrent à flotter dans sa demi-torpeur. C'était surtout la petite fille qu'il revoyait, avec ses yeux brillants, son petit nez levé d'une façon dédaigneuse, ses cheveux sur ses épaules, ses jambes nues et sa parole enfantine et poseuse. Il tressaillit, en croyant réentendre sa voix. Il se rappelait combien il avait été stupide avec elle ; et il se sentait contre elle une haine farouche ; il ne lui pardonnait pas de l'avoir humilié, il était dévoré du désir de l'humilier à son tour, de la faire pleurer. Il en chercha les moyens, et n'en trouva aucun. Il n'y avait nulle apparence qu'elle se souciât jamais de lui. Mais, pour se soulager, il supposa que tout fût ainsi qu'il le souhaitait. Il établit donc qu'il était devenu très puissant et glorieux ; et il décida en même temps qu'elle était amoureuse de lui. Alors il commença de se raconter une de ces absurdes histoires, qu'il finissait par croire plus réelles que la réalité.
Elle se mourait d'amour ; mais il la dédaignait. Quand il passait devant sa maison, elle le regardait passer, cachée derrière les rideaux ; et il se savait regardé ; mais il feignait de n'y prendre pas garde, et il parlait gaiement. Il quittait même le pays et voyageait, au loin, afin d'augmenter sa peine. Il faisait de grandes choses. -- Ici, il introduisait dans son récit certains fragments choisis des récits héroïques de grand-père. -- Elle, pendant ce temps, tombait malade de chagrin. Sa mère, l'orgueilleuse dame, venait le supplier : « Ma pauvre fille se meurt. Je vous en prie, venez ! » Il venait. Elle était couchée. Elle avait la figure pâle et creusée. Elle lui tendait les bras. Elle ne pouvait parler ; mais elle lui prenait les mains et les baisait en pleurant. Alors il la regardait avec une bonté et une douceur admirables. Il lui disait de guérir, et consentait à ce qu'elle l'aimât. Arrivé à ce moment du récit, comme il se plaisait à en prolonger l'agrément, en répétant plusieurs fois les paroles et les attitudes, le sommeil vint le prendre ; et il s'endormit consolé.
Mais quand il rouvrit les yeux, le jour était venu ; et ce jour ne brillait plus avec l'insouciance du matin précédent : quelque chose était changé dans le monde. Christophe connaissait l'injustice.
Il y avait des moments de gêne très étroite à la maison. Ils étaient de plus en plus fréquents. On faisait maigre chère, ces jours-là. Nul ne s'en apercevait mieux que Christophe. Le père ne voyait rien ; il se servait le premier, et il avait toujours assez pour lui. Il causait bruyamment, riait aux éclats de ce qu'il disait ; et il ne remarquait pas le regard de sa femme, qui riait d'un rire forcé, en le surveillant, tandis qu'il se servait. Le plat, quand il passait ensuite, était à moitié vide. Louisa servait les petits : deux pommes de terre à chacun. Lorsque venait le tour de Christophe, souvent il n'en restait que trois sur l'assiette, et sa mère n'était pas servie. Il le savait d'avance, il les avait comptées, avant qu'elles arrivent à lui. Alors il rassemblait son courage, et d'un air dégagé :
-- Rien qu'une, maman.
Elle s'inquiétait un peu.
-- Deux, comme les autres.
-- Non, je t'en prie, une seule.
-- Est-ce que tu n'as pas faim ?
-- Non, je n'ai pas grand'faim.
Mais elle n'en prenait qu'une aussi, et ils la pelaient avec soin, ils la partageaient en tout petits morceaux, ils tâchaient de la manger le plus lentement possible. Sa mère le surveillait. Quand il avait fini :
-- Allons, prends-la donc !
-- Non, maman.
-- Mais tu es malade, alors ?
-- Je ne suis pas malade, mais j'ai assez mangé.
Il arrivait que son père lui reprochât de faire le difficile, et qu'il s'adjugeât la dernière pomme de terre. Mais Christophe se méfiait maintenant ; et il la réservait sur son assiette pour Ernst, le petit frère, toujours vorace, qui la guettait du coin de l'œil depuis le commencement du dîner, et qui finissait par lui demander :
-- Tu ne la manges pas ? Donne-la-moi, dis, Christophe.
Ah ! comme Christophe détestait son père, comme il lui en voulait de ne pas penser à eux, de ne même pas se douter qu'il leur mangeait leur part ! Il avait si faim qu'il le haïssait et qu'il aurait voulu le lui dire ; mais il pensait, dans son orgueil, qu'il n'en avait pas le droit, tant qu'il ne gagnerait pas sa vie. Ce pain que son père lui prenait, son père l'avait gagné. Lui n'était bon à rien ; il était une charge pour tous ; il n'avait pas le droit de parler. Plus tard, il parlerait -- s'il arrivait à plus tard. Oh ! il mourrait de faim, avant !...
Il souffrait plus qu'un autre enfant de ces jeûnes cruels. Son robuste estomac était à la torture ; parfois il en tremblait, la tête lui faisait mal ; il avait un trou dans la poitrine, un trou qui tournait et qui s'élargissait comme une vrille qu'on enfonce. Mais il ne se plaignait pas ; il se sentait observé par sa mère, et il prenait un air indifférent. Louisa, le cœur serré, comprenait vaguement que son petit garçon se privait de manger, pour que les autres eussent davantage ; elle repoussait cette pensée ; mais elle y revenait toujours. Elle n'osait pas l'éclaircir, demander à Christophe si c'était vrai ; car, si ç'avait été vrai, qu'aurait-elle pu faire ? Elle-même était habituée aux privations, depuis qu'elle était petite. À quoi sert de se plaindre, quand on ne peut faire autrement ? Elle ne se doutait pas, il est vrai, avec sa frêle santé et son peu de besoins, que l'enfant dût souffrir davantage. Elle ne lui disait rien ; mais, une ou deux fois, quand les autres étaient sortis, les enfants dans la rue, Melchior à ses affaires, elle priait son aîné de rester, pour lui rendre quelque petit service. Christophe lui tenait sa pelote, tandis qu'elle la dévidait. Brusquement, elle jetait tout, et l'attirait passionnément à elle ; elle le mettait sur ses genoux, quoiqu'il fût déjà bien lourd ; elle le serrait. Il lui passait avec violence ses bras autour du cou, et ils pleuraient tous deux, en s'embrassant comme des désespérés.
-- Mon pauvre petit garçon !...
-- Maman, chère maman ! ...
Ils ne disaient rien de plus ; mais ils se comprenaient.
Christophe fut assez longtemps avant de s'apercevoir que son père buvait. L'intempérance de Melchior ne passait pas certaines limites, au moins dans les commencements. Elle n'était point brutale. Elle se manifestait plutôt par les éclats d'une joie excessive. Il disait des inepties, chantait à tue-tête pendant des heures, en tapant sur la table ; et parfois, il voulait à toute force danser avec Louisa et avec les enfants. Christophe voyait bien que sa mère avait l'air triste ; elle se retirait à l'écart, et baissait le nez sur son ouvrage ; elle évitait de regarder l'ivrogne ; et elle tâchait doucement de le faire taire, quand il disait des grossièretés qui la faisaient rougir. Mais Christophe ne comprenait pas ; et il avait un tel besoin de gaieté qu'il se faisait presque une fête de ces retours bruyants du père. La maison était triste ; et ces folies étaient une détente pour lui. Il riait de tout son cœur des gestes grotesques et des plaisanteries stupides de Melchior ; il chantait et dansait avec lui ; et il trouvait très mauvais que sa mère, d'une voix fâchée, lui ordonnât de cesser. Comment cela eût-il été mal, puisque son père le faisait ? Bien que sa petite observation toujours en éveil, et qui n'oubliait rien, lui eût fait remarquer dans la conduite de son père plusieurs choses qui n'étaient pas conformes à son instinct enfantin et impérieux de justice, il continuait pourtant à l'admirer. C'est un tel besoin chez l'enfant ! Sans doute une des formes de l'éternel amour de soi. Quand l'homme se reconnaît trop faible pour réaliser ses désirs et satisfaire son orgueil, il les reporte, enfant, sur ses parents, homme vaincu par la vie, sur ses enfants à son tour. Ils sont, ou ils seront tout ce qu'il a rêvé d'être, ses champions, ses vengeurs ; et dans cette abdication orgueilleuse à leur profit, l'amour et l'égoïsme se mêlent avec une force et une douceur enivrantes. Christophe oubliait donc tous ses griefs contre son père, et il s'évertuait à trouver des raisons de l'admirer : il admirait sa taille, ses bras robustes, sa voix, son rire, sa gaieté ; et il rayonnait d'orgueil, quand il entendait admirer son talent de virtuose, ou quand Melchior racontait, en les amplifiant, les éloges qu'il avait reçus. Il croyait à ses vantardises ; et il regardait son père comme un génie, un des héros de grand-père.
Un soir, vers sept heures, il était seul à la maison. Les petits frères se promenaient avec Jean-Michel. Louisa lavait le linge, au fleuve. La porte s'ouvrit, et Melchior fit irruption. Il était sans chapeau, débraillé ; il exécuta pour entrer une sorte d'entrechat, et il alla tomber sur une chaise devant la table. Christophe commença à rire, pensant qu'il s'agissait d'une de ses farces habituelles ; et il vint vers lui. Mais dès qu'il le vit de près, il n'eut plus envie de rire. Melchior était assis, les bras pendants, et regardait devant lui, sans voir, avec des yeux qui clignotaient ; sa figure était cramoisie ; il avait la bouche ouverte ; il en sortait de temps en temps un gloussement stupide. Christophe fut saisi. Il crut d'abord que son père plaisantait ; mais voyant qu'il ne bougeait pas, il fut pris de peur.
-- Papa ! papa ! criait-il.
Melchior continuait à glousser comme une poule. Christophe lui saisit le bras avec désespoir, et le secoua de toutes ses forces :
-- Papa, cher papa, réponds-moi ! Je t'en supplie !
Le corps de Melchior vacilla comme une chose molle, faillit tomber ; sa tête s'inclina vers celle de Christophe ; il le regarda, en gargouillant des syllabes incohérentes et irritées. Quand les yeux de Christophe rencontrèrent ces yeux troubles, une terreur folle s'empara de lui. Il se sauva au fond de la chambre, se jeta à genoux devant le lit, et enfouit sa figure dans les draps. Ils restèrent longtemps ainsi. Melchior se balançait lourdement sur sa chaise, en ricanant. Christophe se bouchait les oreilles, pour ne pas entendre, et il tremblait. Ce qui se passait en lui était inexprimable : c'était un bouleversement affreux, un effroi, une douleur, comme si quelqu'un était mort, quelqu'un de cher et de vénéré.
Personne ne rentrait, ils restaient seuls tous deux ; la nuit tombait, et la peur de Christophe augmentait de minute en minute. Il ne pouvait s'empêcher d'écouter, et son sang se glaçait, en entendant cette voix qu'il ne reconnaissait plus ; l'horloge boiteuse marquait la mesure de ce jacassement insensé. Il n'y tint plus, il voulut fuir. Mais pour sortir, il fallait passer devant son père ; et Christophe frémissait, à l'idée de revoir ses yeux : il lui semblait qu'il en mourrait. Il tâcha de se glisser sur les mains et sur les genoux jusqu'à la porte de la chambre. Il ne respirait pas, il ne regardait pas, il s'arrêtait au moindre mouvement de Melchior, dont il voyait les pieds sous la table. Une jambe de l'ivrogne tremblait. Christophe parvint à la porte ; d'une main maladroite, il appuya sur la poignée ; mais, dans son trouble, il la lâcha : elle se referma brusquement. Melchior se retourna pour voir ; la chaise sur laquelle il se balançait perdit l'équilibre : il s'écroula avec fracas. Christophe épouvanté n'eut pas la force de fuir, il resta collé au mur, regardant son père allongé à ses pieds ; et il criait au secours.
La chute dégrisa un peu Melchior. Après avoir juré, sacré, bourré de coups de poing la chaise qui lui avait joué ce tour, après avoir vainement tenté de se relever, il s'affermit sur son séant, le dos appuyé à la table ; et il reconnut le pays environnant. Il vit Christophe qui pleurait : il l'appela. Christophe voulait se sauver ; il ne pouvait bouger. Melchior l'appela de nouveau ; et comme l'enfant ne venait pas, il jura de colère. Christophe s'approcha, en tremblant de tous ses membres. Melchior l'attira vers lui, et l'assit sur ses genoux. Il commença par lui tirer les oreilles, en lui faisant, d'une langue pâteuse et bredouillante, un sermon sur le respect que l'enfant doit à son père. Puis, il changea brusquement d'idée, et le fit sauter dans ses bras en débitant des inepties : il se tordait de rire. De là, sans transition, il passa à des idées tristes ; il s'apitoya sur le petit et sur lui-même ; il le serrait, le couvrait de baisers et de larmes ; et finalement, il le berça, en entonnant le De Profundis. Christophe ne faisait aucun mouvement pour se dégager ; il était glacé d'horreur. Étouffé contre la poitrine de son père, sentant sur sa figure l'haleine chargée de vin et les hoquets de l'ivrogne, mouillé par les baisers et les pleurs répugnants, il agonisait de dégoût et de peur. Il eût voulu crier, et nul cri ne pouvait sortir de sa bouche. Il resta dans cet état affreux, un siècle, à ce qu'il lui parut, -- jusqu'à ce que la porte s'ouvrît et que Louisa entrât, un panier de linge à la main. Elle poussa un cri, laissa tomber le panier, se précipita vers Christophe, et avec une violence que nul ne lui aurait crue, elle l'arracha des bras de Melchior :
-- Ah ! misérable ivrogne ! cria-t-elle.
Ses yeux flambaient de colère.
Christophe crut que son père allait la tuer. Mais Melchior fut si saisi par l'apparition menaçante de sa femme qu'il ne répliqua rien et se mit à pleurer. Il se roula par terre ; et il se frappait la tête contre les meubles, en disant qu'elle avait raison, qu'il était un ivrogne, qu'il faisait le malheur des siens, qu'il ruinait ses pauvres enfants, et qu'il voulait mourir. Louisa lui avait tourné le dos avec mépris ; elle emportait Christophe dans la chambre voisine, elle le caressait, elle cherchait à le rassurer. Le petit continuait de trembler, et il ne répondait pas aux questions de sa mère ; puis il éclata en sanglots. Louisa lui baigna la figure avec de l'eau ; elle l'embrassait, elle lui parlait tendrement, elle pleurait avec lui. Enfin, ils s'apaisèrent tous deux. Elle s'agenouilla, le mit à genoux auprès d'elle. Ils prièrent pour que le bon Dieu guérît le père de sa dégoûtante habitude, et que Melchior redevînt bon comme autrefois. Louisa coucha l'enfant. Il voulut qu'elle restât près de son lit, à lui tenir la main. Louisa passa une partie de la nuit, assise au chevet de Christophe qui avait la fièvre. L'ivrogne ronflait sur le carreau.
À quelque temps de là, à l'école, où Christophe passait son temps à regarder les mouches au plafond et à donner des coups de poing à ses voisins, pour les faire tomber du banc, le maître qui l'avait pris en grippe, parce qu'il remuait toujours, parce qu'on l'entendait toujours rire, et parce qu'il n'apprenait jamais rien, fit une allusion inconvenante, un jour que Christophe s'était lui-même laissé choir, à certain personnage bien connu dont il semblait vouloir suivre brillamment les traces. Tous les enfants éclatèrent de rire ; et certains se chargèrent de préciser l'allusion, en des commentaires aussi clairs qu'énergiques. Christophe se releva, rouge de honte, saisit son encrier, et le lança à toute volée à la tête du premier qu'il vit rire. Le maître tomba sur lui à coups de poing ; il fut fustigé, mis à genoux, et condamné à un pensum énorme.
Il rentra chez lui, blême, rageant en silence ; et il déclara froidement qu'il n'irait plus à l'école. On ne fit pas attention à ses paroles. Le lendemain matin, quand sa mère lui rappela qu'il était l'heure de partir, il répondit avec tranquillité qu'il avait dit qu'il n'irait plus. Louisa eut beau prier, crier, menacer : rien n'y fit. Il restait assis dans son coin, le front obstiné. Melchior le roua de coups : il hurla ; mais à toutes les sommations qu'on lui faisait après chaque correction, il répondait rageusement : « Non ! » On lui demanda au moins de dire pourquoi ; il serra les dents et ne voulut rien dire. Melchior l'empoigna, le porta à l'école et le remit au maître. Revenu à son banc, il commença par casser méthodiquement tout ce qui se trouvait à sa portée : son encrier, sa plume, il déchira son cahier et son livre, -- le tout d'une façon bien visible, en regardant le maître d'un air provocant. On l'enferma au cabinet noir. -- Quelques instants après, le maître le trouva, son mouchoir noué autour du cou, tirant de toutes ses forces sur les deux coins : il tâchait de s'étrangler.
Il fallut le renvoyer.
Christophe était dur au mal. Il tenait de son père et de son grand-père leur robuste constitution. On n'était pas douillet dans la famille : malade ou non, on ne se plaignait jamais, et rien n'était capable de changer quelque chose aux habitudes des deux Krafft, père et fils. Ils sortaient, quelque temps qu'il fît, été comme hiver, restaient pendant des heures sous la pluie ou le soleil, quelquefois tête nue et les vêtements ouverts, par négligence ou par bravade, faisaient des lieues sans jamais être las, et regardaient avec une pitié méprisante la pauvre Louisa, qui ne disait rien, mais qui était forcée de s'arrêter, toute blanche, les jambes gonflées, et le cœur battant à se briser. Christophe n'était pas loin de partager leur dédain pour sa mère : il ne comprenait pas qu'on fût malade ; quand il tombait, ou se frappait, ou se coupait, ou se brûlait, il ne pleurait pas ; mais il était irrité contre l'objet ennemi. Les brutalités de son père et de ses petits compagnons, les polissons des rues, avec qui il se battait, le trempèrent solidement. Il ne craignait pas les coups ; et il revint plus d'une fois au logis, avec le nez saignant et des bosses au front. Un jour, il fallut le dégager, presque étouffé, d'une de ces mêlées furieuses, où il avait roulé sous son adversaire, qui lui cognait avec férocité la tête sur le pavé. Il trouvait cela naturel, étant prêt à faire aux autres ce qu'on lui faisait à lui-même.
Cependant, il avait peur d'une infinité de choses ; et, bien qu'on n'en sût rien, -- car il était très orgueilleux, -- rien ne le fit tant souffrir que ces terreurs continuelles, durant une partie de son enfance. Pendant deux ou trois ans surtout, elles sévirent en lui, comme une maladie.
Il avait peur du mystérieux qui s'abrite dans l'ombre, des puissances mauvaises qui semblent guetter la vie, du grouillement de monstres, que tout cerveau d'enfant porte en lui avec épouvante et mêle à tout ce qu'il voit : derniers restes sans doute d'une faune disparue, des hallucinations des premiers jours près du néant, du sommeil redoutable dans le ventre de la mère, de l'éveil de la larve au fond de la matière.
Il avait peur de la porte du grenier. Elle donnait sur l'escalier, et était presque toujours entre-bâillée. Quand il devait passer devant, il sentait son cœur battre ; il prenait son élan, et sautait sans regarder. Il lui semblait qu'il y avait quelqu'un ou quelque chose derrière. Les jours où elle était fermée, il entendait distinctement par la chatière entr'ouverte remuer derrière la porte. Ce n'était pas étonnant, car il y avait de gros rats ; mais il imaginait un être monstrueux, des os déchiquetés, des chairs comme des haillons, une tête de cheval, des yeux qui font mourir, des formes incohérentes ; il ne voulait pas y penser et y pensait malgré lui. Il s'assurait d'une main tremblante que le loquet était bien mis : ce qui ne l'empêchait pas de se retourner dix fois, en descendant les marches.
Il avait peur de la nuit, au dehors. Il lui arrivait de s'arrêter chez le grand-père, ou d'y être envoyé le soir, pour quelque commission. Le vieux Krafft habitait un peu en dehors de la ville, la dernière maison sur la route de Cologne. Entre cette maison et les premières fenêtres éclairées de la ville, il y avait deux ou trois cents pas, qui paraissaient bien le triple à Christophe. Pendant quelques instants, le chemin faisait un coude, où l'on ne voyait rien. La campagne était déserte, au crépuscule ; la terre devenait noire, et le ciel d'une pâleur effrayante. Lorsqu'on sortait des buissons qui entouraient la route, et qu'on grimpait sur le talus, on distinguait encore une lueur jaunâtre au bord de l'horizon ; mais cette lueur n'éclairait pas, et elle était plus oppressante que la nuit ; elle faisait l'obscurité plus sombre autour d'elle : c'était une lumière de glas. Les nuages descendaient presque au ras du sol. Les buissons devenaient énormes et bougeaient. Les arbres squelettes ressemblaient à des vieillards grotesques. Les bornes du chemin avaient des reflets de linges livides. L'ombre remuait. Il y avait des nains assis dans les fossés, des lumières dans l'herbe, des vols effrayants dans l'air, des cris stridents d'insectes, qui sortaient on ne sait d'où. Christophe était toujours dans l'attente angoissée de quelque excentricité sinistre de la nature. Il courait, et son cœur sautait dans sa poitrine.
Quand il voyait la lumière dans la chambre de grand-père, il se rassurait. Mais le pire était que souvent le vieux Krafft n'était pas rentré. Alors c'était plus effrayant encore. Cette vieille maison, perdue dans la campagne, intimidait l'enfant, même en plein jour. Il oubliait ses craintes, quand le grand-père était là ; mais quelquefois, le vieux le laissait seul et sortait sans le prévenir. Christophe n'y avait pas pris garde. La chambre était paisible. Tous les objets étaient familiers et bienveillants. Il y avait un grand lit de bois blanc ; au chevet du lit, une grosse Bible sur une planchette, des fleurs artificielles sur la cheminée, avec les photographies des deux femmes et des onze enfants, -- le vieux avait écrit au bas de chacune d'elles la date de la naissance et celle de la mort. -- Aux murs, des versets encadrés, et de mauvais chromos de Mozart et de Beethoven. Un petit piano dans un coin, un violoncelle dans l'autre ; des rayons de livres pêle-mêle, des pipes accrochées, et, sur la fenêtre, des pots de géraniums. On était comme entouré d'amis. Les pas du vieux allaient et venaient dans la chambre à côté ; on l'entendait raboter ou clouer ; il se parlait tout seul, s'appelait imbécile, ou chantait de sa grosse voix, faisant un pot-pourri de bribes de chorals, de lieder sentimentaux, de marches belliqueuses et de chansons à boire. On se sentait à l'abri. Christophe était assis dans le grand fauteuil, près de la fenêtre, un livre sur les genoux ; penché sur les images, il s'absorbait en elles ; le jour baissait ; ses yeux devenaient troubles ; il finissait par ne plus regarder, et tombait dans une songerie vague. La roue d'un chariot grondait au loin sur la route. Une vache mugissait dans les champs. Les cloches de la ville, lasses et endormies, sonnaient l'angélus du soir. Des désirs incertains, d'obscurs pressentiments s'éveillaient dans le cœur de l'enfant qui rêvait.
Brusquement, Christophe se réveillait, pris d'une sourde inquiétude. Il levait les yeux : la nuit. Il écoutait : le silence. Grand-père venait de sortir. Il avait un frisson. Il se penchait à la fenêtre, pour tâcher de le voir encore : la route était déserte ; les choses commençaient à prendre un visage menaçant. Dieu ! si elle allait venir ? -- Qui ?... Il n'aurait su le dire. La chose d'épouvante... Les portes fermaient mal. L'escalier de bois craquait comme sous un pas. L'enfant bondissait, traînait le fauteuil, les deux chaises et la table au coin le plus abrité de la chambre ; il en formait une barrière : le fauteuil, adossé au mur, une chaise à droite, une chaise à gauche, et la table par devant. Au milieu, il installait une double échelle ; et, juché sur le sommet, avec son livre et quelques autres volumes, comme munitions en cas de siège, il respirait, ayant décidé, dans son imagination d'enfant, que l'ennemi ne pouvait en aucun cas traverser la barrière : ce n'était pas permis.
Mais l'ennemi surgissait parfois du livre même. -- Parmi les vieux bouquins achetés au hasard par le grand-père, il y en avait avec des images, qui faisaient sur l'enfant une impression profonde : elles l'attiraient et l'effrayaient. C'étaient des visions fantastiques, des tentations de saint Antoine où des squelettes d'oiseaux fientent dans des carafes, où des myriades d'œufs s'agitent comme des vers dans des grenouilles éventrées, où des têtes marchent sur des pattes, où des derrières jouent de la trompette, et où des ustensiles de ménage et des cadavres de bêtes s'avancent gravement, enveloppés de grands draps, avec des révérences de vieilles dames. Christophe en avait horreur, et toujours y revenait, ramené par son dégoût. Il les regardait longuement, et jetait de temps en temps un œil furtif autour de lui, pour voir ce qui remuait dans les plis des rideaux. -- Une image d'écorché dans un ouvrage d'anatomie lui était plus odieuse encore. Il tremblait de tourner la page, quand il approchait de l'endroit du livre où elle se trouvait. Ces informes bariolages avaient une intensité prodigieuse sur lui. La puissance de création, inhérente au cerveau des enfants, suppléait aux pauvretés de la mise en scène. Il ne voyait pas de différence entre ces barbouillages et la réalité. La nuit, ils agissaient plus fortement sur ses rêves que les images vivantes aperçues dans le jour.
Il avait peur du sommeil. Pendant plusieurs années, les cauchemars empoisonnèrent son repos : -- Il errait dans des caves, et il voyait entrer par le soupirail l'écorché grimaçant. -- Il était dans une chambre, seul, et il entendait un frôlement de pas dans le corridor ; il se jetait sur la porte pour la fermer, il avait juste le temps d'en saisir la poignée ; mais on la tirait du dehors ; il ne pouvait tourner la clef, il faiblissait, il appelait au secours. Et, de l'autre côté, il savait bien qui voulait entrer. -- Il était au milieu des siens ; et soudain, leur visage changeait ; ils faisaient des choses folles. -- Il lisait tranquillement ; et il sentait qu'un être invisible était autour de lui. Il voulait fuir, il se sentait lié. Il voulait crier, il était bâillonné. Une étreinte répugnante lui serrait le cou. Il s'éveillait, suffoquant, claquant des dents ; et il continuait de trembler, longtemps après s'être réveillé ; il ne parvenait pas à chasser son angoisse.
La chambre où il dormait était un réduit sans fenêtres et sans porte ; un vieux rideau, accroché par une tringle au-dessus de l'entrée, le séparait seulement de la chambre des parents. L'air épais l'étouffait. Ses frères, qui couchaient dans le même lit, lui donnaient des coups de pied. Il avait la tête brûlante, et il était en proie à une demi-hallucination, où se répercutaient tous les petits soucis du jour, indéfiniment grossis. Dans cet état d'extrême tension nerveuse, voisin du cauchemar, la moindre secousse lui était une souffrance. Le craquement du plancher lui causait un effroi. La respiration de son père s'enflait d'une façon fantastique ; elle ne paraissait plus être un souffle humain ; ce bruit monstrueux lui faisait horreur : il semblait que ce fût une bête qui était couchée là. La nuit l'écrasait, elle ne finirait jamais, ce serait toujours ainsi ; il y avait des mois qu'il était là. Il haletait, il se soulevait à demi sur son lit, il s'asseyait, il essuyait du bras de sa chemise sa figure couverte de sueur. Parfois, il poussait son frère Rodolphe, pour le réveiller ; mais l'autre grognait, tirait à lui le reste des couvertures, et se rendormait solidement.
Il restait ainsi dans l'angoisse de la fièvre, jusqu'à ce qu'une raie pâle parût sur le plancher, au bas du rideau. Cette blancheur timide de l'aube lointaine faisait soudain descendre en lui la paix. Il la sentait se glisser dans la chambre, alors que nul encore n'aurait pu la distinguer de l'ombre. Aussitôt sa fièvre tombait, son sang s'apaisait, comme un fleuve débordé qui rentre dans son lit ; une chaleur égale coulait dans tout son corps, et ses yeux brûlés d'insomnie se fermaient.
Le soir, il voyait revenir l'heure du sommeil avec effroi. Il se promettait de n'y pas céder, de veiller toute la nuit, par terreur des cauchemars. Mais la fatigue finissait par l'emporter ; et c'était toujours quand il s'y attendait le moins, que les monstres revenaient.
Nuit redoutable ! Si douce à la plupart des enfants, si terrible à certains d'entre eux !... Il avait peur de dormir. Il avait peur de ne pas dormir. Sommeil ou veille, il était entouré par des images monstrueuses, les fantômes de son esprit, les larves qui flottent dans le demi-jour crépusculaire de l'enfance, comme dans le clair-obscur sinistre de la maladie.
Mais ces terreurs imaginaires devaient bientôt s'effacer devant la grande Épouvante, celle qui ronge tous les hommes, et que la sagesse s'évertue vainement à oublier ou à nier : la Mort.
Un jour, en furetant dans un placard, il mit la main sur des objets qu'il ne connaissait pas : une robe d'enfant, une toque rayée. Il les apporta triomphalement à sa mère, qui, au lieu de lui sourire, prit une mine fâchée et lui ordonna de les reporter où il les avait pris. Comme il tardait à obéir, en demandant pourquoi, elle les lui arracha des mains, sans répondre, et les serra sur un rayon où il ne pouvait atteindre. Très intrigué, il la pressa de questions. Elle finit par dire que c'était à un petit frère qui était mort, avant que lui-même vînt au monde. Il en fut atterré : jamais il n'avait entendu parler de cela. Il resta un moment silencieux, puis il tâcha d'en savoir plus. Sa mère semblait distraite ; elle dit cependant qu'il se nommait Christophe comme lui, mais qu'il était plus sage. Il lui fit d'autres questions ; mais elle n'aimait pas à répondre. Elle dit qu'il était au ciel, et qu'il priait pour eux tous. Christophe n'en put rien tirer de plus ; elle lui ordonna de se taire et de la laisser travailler. Elle parut s'absorber en effet dans sa couture ; elle avait l'air soucieuse et ne levait pas les yeux. Mais après quelque temps, elle le regarda dans le coin où il s'était retiré pour bouder, se remit à sourire, et lui dit doucement d'aller jouer dehors.
Ces bribes de conversations agitèrent profondément Christophe. Ainsi, il y avait eu un enfant, un petit garçon de sa mère, tout comme lui, qui avait le même nom, qui était presque pareil, et qui était mort ! -- Mort, il ne savait pas au juste ce que c'était ; mais c'était quelque chose d'affreux. -- Et jamais on ne parlait de cet autre Christophe ; il était tout à fait oublié. Ce serait donc de même pour lui, s'il mourait à son tour ? -- Cette pensée le travaillait encore, le soir, quand il se trouva à table avec toute sa famille, et quand il les vit rire et parler de choses indifférentes. On pourrait donc être joyeux après qu'il serait mort ! Oh ! il n'aurait jamais cru que sa mère fût assez égoïste pour rire après la mort de son petit garçon ! Il les détestait tous : il avait envie de pleurer sur lui-même, sur sa propre mort, d'avance. En même temps, il aurait voulu poser une foule de questions ; mais il n'osait pas ; il se souvenait du ton sur lequel sa mère lui avait imposé silence. -- Enfin, il n'y tint plus ; et comme il se couchait, il demanda à Louisa, qui venait l'embrasser :
-- Maman, est-ce qu'il couchait dans mon lit ?
La pauvre femme tressaillit ; et, d'une voix qu'elle tâchait de rendre indifférente, elle demanda :
-- Qui ?
-- Le petit garçon... qui est mort, dit Christophe en baissant la voix.
Les mains de sa mère le serrèrent brusquement :
-- Tais-toi, tais-toi, dit-elle.
Sa voix tremblait ; Christophe, qui avait la tête appuyée contre sa poitrine, entendit son cœur qui battait. Il y eut un instant de silence, puis elle dit :
-- Il ne faut plus jamais parler de cela, mon chéri... Dors tranquillement... Non, ce n'est pas son lit.
Elle l'embrassa ; il crut que sa joue était mouillée, il aurait voulu en être sûr. Il était un peu soulagé, elle avait donc du chagrin ! Pourtant il en douta de nouveau, l'instant d'après, quand il l'entendit dans la chambre à côté parler d'une voix tranquille, sa voix de tous les jours. Qu'est-ce qui était vrai, de maintenant ou de tout à l'heure ? -- Il se tourna longtemps dans son lit, sans trouver de réponse. Il aurait voulu que sa mère eût de la peine : sans doute, il eût été triste de penser qu'elle était triste ; mais cela lui aurait fait, malgré tout, du bien ! Il se serait senti moins seul. -- Il s'endormit, et, le lendemain, n'y pensa plus.
Quelques semaines après, un des gamins avec qui il jouait dans la rue ne vint pas à l'heure habituelle. Un du groupe dit qu'il était malade ; et l'on s'accoutuma à ne plus le voir aux jeux : on avait l'explication, c'était tout simple. -- Un soir, Christophe était couché, de bonne heure ; et du réduit où était son lit, il voyait la lumière dans la chambre de ses parents. On frappa à la porte. Une voisine vint causer. Il écouta distraitement, se contant une histoire suivant son habitude ; les mots de la conversation ne lui arrivaient pas tous. Brusquement, il entendit la voisine qui disait qu' « il était mort ». Tout son sang s'arrêta : car il avait compris de qui il s'agissait. Il écouta, retenant son souffle. Ses parents s'exclamaient. La voix bruyante de Melchior cria :
-- Christophe, entends-tu ? Le pauvre Fritz est mort.
Christophe fit un effort, et répondit d'un ton tranquille :
-- Oui, papa.
Il avait la poitrine serrée.
Melchior revint à la charge :
-- Oui, papa. Voilà tout ce que tu trouves à dire ? Cela ne te fait pas de peine ?
Louisa, qui comprenait l'enfant, fit :
-- Chut ! laisse-le dormir !
Et l'on parla plus bas. Mais Christophe, l'oreille tendue, épiait tous les détails : la fièvre typhoïde, les bains froids, le délire, la douleur des parents. Il ne pouvait plus respirer ; une boule l'étouffait, lui montait dans le cou ; il frissonnait : toutes ces horribles choses se gravaient dans sa tête. Surtout il retint que le mal était contagieux, c'est-à-dire qu'il pourrait mourir aussi de la même façon ; et l'épouvante le glaçait : car il se rappelait qu'il avait donné la main à Fritz, la dernière fois qu'il l'avait vu, et que dans la journée même il avait passé devant sa maison. -- Cependant, il ne faisait aucun bruit, pour ne pas être obligé de parler ; et quand son père lui demanda après le départ de la voisine : « Christophe, dors-tu ? » il ne répondit pas. Il entendit Melchior qui disait à Louisa :
-- Cet enfant n'a pas de cœur.
Louisa ne répliqua rien ; mais un moment après, elle vint doucement soulever le rideau et regarda le petit lit. Christophe n'eut que le temps de fermer les yeux, et d'imiter le souffle régulier qu'il entendait à ses frères quand ils dormaient. Louisa s'éloigna sur la pointe des pieds. Qu'il eût voulu la retenir ! Qu'il eût voulu lui dire combien il avait peur, lui demander de le sauver, de le rassurer au moins ! Mais il craignait qu'on se moquât de lui, qu'on le traitât de lâche ; et puis, il savait trop déjà que tout ce qu'on pourrait dire ne servirait à rien. Et, pendant des heures, il resta plein d'angoisse, croyant sentir le mal qui se glissait en lui, des douleurs dans la tête, une gêne au cœur, et pensant, terrifié : « C'est fini, je suis malade, je vais mourir, je vais mourir !... » Une fois, il se dressa dans son lit, appela sa mère à voix basse ; mais ils dormaient, et il n'osa les réveiller.
Depuis ce temps, son enfance fut empoisonnée par l'idée de la mort. Ses nerfs le livraient à toutes sortes de petits maux sans cause, des oppressions, des élancements, des étouffements soudains. Son imagination s'affolait devant ces douleurs, et croyait voir en chacune d'elles la bête meurtrière qui lui prendrait sa vie. Que de fois il souffrit l'agonie, à quelques pas de sa mère, assise tout auprès de lui, sans qu'elle en devinât rien ! Car, dans sa lâcheté, il avait le courage de renfermer en lui ses terreurs, par un bizarre mélange de sentiments : la fierté de ne pas recourir aux autres, la honte d'avoir peur, les scrupules d'une affection qui ne veut pas inquiéter. Mais il pensait sans cesse : « Cette fois je suis malade, je suis gravement malade. C'est une angine qui commence... ». Il avait retenu ce mot d'angine au hasard... « Mon Dieu ! pas cette fois ! »
Il avait des idées religieuses : il croyait volontiers ce que lui disait sa mère, que l'âme après la mort montait devant le Seigneur, et que, si elle était pieuse, elle entrait dans le jardin du paradis. Mais il était beaucoup plus effrayé qu'attiré par ce voyage. Il n'enviait pas du tout les enfants que Dieu, par récompense, à ce que disait sa mère, enlevait au milieu de leur sommeil et rappelait à lui, sans les avoir fait souffrir. Il tremblait, au moment de s'endormir, que Dieu n'eût cette fantaisie à son égard. Ce devait être terrible de se sentir soudain détaché de la tiédeur du lit et entraîné dans le vide, mis en présence de Dieu. Il se figurait Dieu comme un soleil énorme, qui parlait avec une voix de tonnerre : quel mal cela devait faire ! cela brûlait les yeux, les oreilles, l'âme entière ! Puis, Dieu pouvait punir : on ne savait jamais... -- D'ailleurs, cela n'empêchait pas toutes les autres horreurs, qu'il ne connaissait pas bien, mais qu'il avait pu deviner par les conversations : le corps dans une boîte, tout seul au fond d'un trou, perdu au milieu de la foule de ces dégoûtants cimetières, où on l'emmenait prier... Dieu ! Dieu ! quelle tristesse !...
Et pourtant, ce n'était pas gai de vivre, de voir le père ivrogne, d'être brutalisé, de souffrir de tant de façons, des méchancetés des autres enfants, de la pitié insultante des grands, et de n'être compris par personne, même pas par sa mère. Tout le monde vous humilie, personne ne vous aime, on est tout seul, tout seul, et l'on compte si peu ! -- Oui ; mais c'était cela même qui lui donnait envie de vivre. Il sentait en lui une force bouillonnante de colère. Chose étrange que cette force ! Elle ne pouvait rien encore ; elle était comme lointaine, bâillonnée, emmaillotée, paralysée ; il n'avait aucune idée de ce qu'elle voulait, de ce qu'elle serait plus tard. Mais elle était en lui : il en était sûr, elle s'agitait et grondait. Demain, demain, comme elle prendrait sa revanche ! Il avait le désir enragé de vivre, pour se venger de tout le mal, de toutes les injustices, pour punir les méchants, pour faire de grandes choses. « Oh ! que je vive seulement... » (il réfléchissait un peu) « ...seulement jusqu'à dix-huit ans ! » -- D'autres fois, il allait jusqu'à vingt et un. C'était l'extrême limite. Il croyait que cela lui suffirait pour dominer le monde. Il pensait à ces héros qui lui étaient chers, à Napoléon, à cet autre plus lointain, mais qu'il aimait le mieux, à Alexandre le Grand. Sûrement il serait comme eux, si seulement il vivait encore douze ans... dix ans. Il ne songeait pas à plaindre ceux qui mouraient à trente. Ceux-là étaient des vieux ; ils avaient joui de la vie : c'était leur faute, si elle était manquée. Mais mourir maintenant, quel désespoir ! C'est trop malheureux de disparaître tout petit, et de rester pour toujours, dans la pensée des gens, un petit garçon à qui chacun se croit le droit de faire des reproches ! Il en pleurait de rage, comme s'il était déjà mort.
Cette angoisse de la mort tortura des années de son enfance, -- seulement corrigée par le dégoût de la vie.
Au milieu de ces lourdes ténèbres, dans la nuit étouffante qui semblait s'épaissir d'heure en heure, commença de briller, comme une étoile perdue dans les sombres espaces, la lumière qui devait illuminer sa vie : la divine musique...
Grand-père venait de donner à ses enfants un vieux piano, dont un de ses clients l'avait prié de le débarrasser, et que sa patiente ingéniosité avait remis à peu près en état. Le cadeau n'avait pas été très bien accueilli. Louisa trouvait que la chambre était déjà bien assez petite, sans l'encombrer encore ; et Melchior dit que papa Jean-Michel ne s'était pas ruiné : c'était du bois à brûler. Seul, le petit Christophe fut joyeux du nouveau venu, sans bien savoir pourquoi. Il lui semblait que c'était une boîte magique, pleine d'histoires merveilleuses, comme dans ce volume des Mille et une Nuits, dont le grand-père lui lisait de temps en temps quelques pages, qui les enchantaient tous les deux. Il avait entendu son père, pour essayer les notes, en faire sortir une petite pluie d'arpèges, pareille à celle qu'un souffle de vent tiède fait tomber, après une averse, des branches mouillées d'un bois. Il avait battu des mains et crié : « Encore ! » ; mais Melchior, dédaigneusement, ferma le piano, disant qu'il ne valait rien. Christophe n'insista plus ; il rôdait sans cesse autour de l'instrument ; et, dès qu'on avait le dos tourné, il soulevait le couvercle et poussait une touche, comme il eût remué du doigt la carapace verte de quelque gros insecte : il voulait faire sortir la bête enfermée là. Quelquefois, dans sa hâte, il frappait un peu trop fort ; et sa mère lui criait : « Ne te tiendras-tu pas tranquille ? Ne touche pas à tout ! » ; ou bien, il se pinçait, en refermant la boîte ; et il faisait de piteuses grimaces, en suçant son doigt meurtri...
Maintenant, sa plus grande joie est quand sa mère doit passer la journée en service, ou faire une course en ville. Il écoute ses pas descendre dans l'escalier : les voilà dans la rue ; ils s'éloignent. Il est seul. Il ouvre le piano, il approche une chaise, il se juche dessus ; ses épaules arrivent à hauteur du clavier : c'est assez pour ce qu'il veut. Pourquoi attend-il d'être seul ? Personne ne l'empêcherait de jouer, pourvu qu'il ne fît pas trop de bruit. Mais il a honte devant les autres, il n'ose pas. Et puis, on cause, on se remue : cela gâte le plaisir. C'est tellement plus beau, quand on est seul !... Christophe retient son souffle, pour que ce soit plus silencieux encore, et aussi parce qu'il est un peu ému, comme s'il allait tirer un coup de canon. Le cœur lui bat, en appuyant le doigt sur la touche ; quelquefois, il le relève, après l'avoir enfoncé à moitié, pour le poser sur une autre. Sait-on ce qui va sortir de celle-ci, plutôt que de celle-là ?... Tout à coup, le son monte : il y en a de profonds, il y en a d'aigus, il y en a qui tintent, il y en a d'autres qui grondent. L'enfant les écoute longuement, un à un, diminuer et s'éteindre ; ils se balancent comme les cloches, lorsqu'on est dans les champs, et que le vent les apporte et les éloigne tour à tour ; puis, quand on prête l'oreille, on entend dans le lointain d'autres voix différentes qui se mêlent et tournent, ainsi que des vols d'insectes ; elles ont l'air de vous appeler, de vous attirer loin... loin... de plus en plus loin, dans les retraites mystérieuses, où elles plongent et s'enfoncent... Les voilà disparues !... Non ! elles murmurent encore... Un petit battement d'ailes... Que tout cela est étrange ! Ce sont comme des esprits. Qu'ils obéissent ainsi, qu'ils soient tenus captifs dans cette vieille caisse, voilà qui ne s'explique point !
Mais le plus beau de tout, c'est quand on met deux doigts sur deux touches à la fois. Jamais on ne sait au juste ce qui va se passer. Quelquefois, les deux esprits sont ennemis ; ils s'irritent, ils se frappent, ils se haïssent, ils bourdonnent d'un air vexé ; leur voix s'enfle ; elle crie, tantôt avec colère, tantôt avec douceur. Christophe adore ce jeu : on dirait des monstres enchaînés, qui mordent leurs liens, qui heurtent les murs de leur prison ; il semble qu'ils vont les rompre et faire irruption au dehors, comme ceux dont parle le livre de contes, les génies emprisonnés dans des coffrets arabes sous le sceau de Salomon. -- D'autres vous flattent : ils tâchent de vous enjôler ; mais ils ne demandent qu'à mordre et ils ont la fièvre. Christophe ne sait pas ce qu'ils veulent : ils l'attirent et le troublent ; ils le font presque rougir. -- Et d'autres fois encore, il y a des notes qui s'aiment : les sons s'enlacent, comme, on fait avec les bras, quand on se baise ; ils sont gracieux et doux. Ce sont les bons esprits ; ils ont des figures souriantes et sans rides ; ils aiment le petit Christophe, et le petit Christophe les aime ; il a les larmes aux yeux de les entendre, et il ne se lasse pas de les rappeler. Ils sont ses amis, ses chers, ses tendres amis...
Ainsi l'enfant se promène dans la forêt des sons, et il sent autour de lui des milliers de forces inconnues, qui le guettent et l'appellent, pour le caresser, ou pour le dévorer.
Un jour, Melchior le surprit. Il le fit tressauter de peur avec sa grosse voix. Christophe, se croyant en faute, porta ses mains à ses oreilles pour les préserver des redoutables claques. Mais Melchior ne grondait pas, par extraordinaire ; il était de bonne humeur, il riait.
-- Cela t'intéresse donc, gamin ? demanda-t-il, en lui tapant amicalement la tête. Veux-tu que je t'apprenne à jouer ?
S'il le voulait !... Il murmura que oui, ravi. Ils s'assirent tous deux devant le piano, Christophe juché, cette fois, sur une pile de gros livres ; et, très attentif, il prit sa première leçon. Il apprit d'abord que ces esprits bourdonnants avaient de singuliers noms, des noms à la chinoise, d'une seule syllabe, ou même d'une seule lettre. Il en fut étonné, il les imaginait autres : de beaux noms caressants, comme les princesses des contes de fées. Il n'aimait pas la familiarité avec laquelle son père en parlait. Du reste, quand Melchior les évoquait, ce n'étaient plus les mêmes êtres ; ils prenaient un air indifférent, en se déroulant sous ses doigts. Cependant Christophe fut content d'apprendre les rapports qu'il y avait entre eux, leur hiérarchie, ces gammes qui ressemblent à un roi, commandant une armée, ou à une troupe de nègres attachés à la file. Il vit avec étonnement que chaque soldat, ou chaque nègre, pouvait devenir à son tour monarque, ou tête de colonne d'une troupe semblable, et même qu'on pouvait en dérouler des bataillons entiers, du haut en bas du clavier. Il s'amusait à tenir le fil qui les faisait marcher. Mais tout cela était devenu plus puéril que ce qu'il voyait d'abord : il ne retrouvait plus sa forêt enchantée. Pourtant il s'appliquait : car ce n'était pas ennuyeux, et il était surpris de la patience de son père. Melchior ne se lassait point ; il lui faisait recommencer la même chose dix fois. Christophe ne s'expliquait pas qu'il se donnât tant de peine : son père l'aimait donc ? Qu'il était bon ! L'enfant travaillait, le cœur plein de reconnaissance.
Il eût été moins satisfait, s'il avait su ce qui se passait dans la tête de son maître.
À partir de ce jour, Melchior l'emmena chez un voisin, où l'on avait organisé, trois fois par semaine, des séances de musique de chambre. Melchior tenait le premier violon, Jean-Michel le violoncelle. Les deux autres étaient un employé de banque, et le vieil horloger de la Schillerstrasse. De temps en temps, le pharmacien venait se joindre à eux et apportait sa flûte. On arrivait à cinq heures, et on restait jusqu'à neuf. Après chaque morceau, on absorbait de la bière. Des voisins entraient et sortaient, écoutaient sans mot dire, debout contre le mur, hochaient la tête, remuaient le pied en mesure, et remplissaient la chambre de nuages de tabac. Les pages succédaient aux pages, les morceaux aux morceaux, sans que rien pût lasser la patience des exécutants. Ils ne parlaient pas, contractés d'attention, le front plissé, poussant de loin en loin un grognement de plaisir, parfaitement incapables d'ailleurs non seulement d'exprimer la beauté d'un morceau, mais même de la sentir. Ils ne jouaient ni très juste ni très en mesure ; mais ils ne déraillaient jamais, et suivaient fidèlement les nuances qui étaient marquées. Ils avaient cette facilité musicale, qui se contente à peu de frais, cette perfection dans la médiocrité, qui abonde dans la race qu'on dit la plus musicienne du monde. Ils en avaient aussi la voracité de goût, peu difficile sur la qualité des aliments, pourvu que la quantité y soit, ce robuste appétit, pour qui toute musique est bonne, d'autant plus qu'elle est plus substantielle, -- et qui ne fait pas de différence entre Brahms et Beethoven, ou, dans l'œuvre d'un même maître, entre un concerto creux et une sonate émouvante, parce qu'ils sont de la même pâte.
Christophe se tenait à l'écart, dans un coin qui lui appartenait, derrière le piano. Nul ne pouvait l'y déranger : car il fallait, pour y entrer, qu'il marchât à quatre pattes. Il y faisait à moitié nuit ; et l'enfant avait juste la place de s'y tenir, couché sur le plancher, en se recroquevillant. La fumée du tabac lui entrait dans les yeux et la gorge ; et aussi, la poussière : il y en avait de gros flocons, comme des toisons de brebis ; mais il n'y prenait pas garde, et écoutait gravement, assis sur ses jambes, à la turque, et élargissant les trous dans la toile du piano avec ses petits doigts sales. Il n'aimait pas tout ce qu'on jouait ; mais rien de ce qu'on jouait ne l'ennuyait, et il ne cherchait jamais à formuler ses opinions : car il croyait qu'il était trop petit et qu'il n'y connaissait rien. Tantôt la musique l'endormait, tantôt elle le réveillait ; en aucun cas, elle n'était désagréable. Sans qu'il le sût, c'était presque toujours la bonne musique qui l'excitait. Sûr de n'être point vu, il faisait des grimaces avec toute sa figure ; il fronçait le nez, il serrait les dents, ou il tendait la langue, il faisait des yeux colères ou langoureux, il avait envie de marcher, de frapper, de réduire le monde en poudre. Il se démenait si bien qu'à la fin une tête se penchait au-dessus du piano, et lui criait : « Eh bien, gamin, est-ce que tu es fou ? Veux-tu laisser ce piano ? Veux-tu ôter ta main ? je vais te tirer les oreilles ! » ce qui le rendait penaud et furieux. Pourquoi venait-on lui troubler son plaisir ? Il ne faisait pas de mal. Il fallait qu'on le persécutât toujours ! Son père faisait chorus. On lui reprochait de faire du bruit, de ne pas aimer la musique. Il finissait par le croire. -- On eût bien étonné les honnêtes fonctionnaires, occupés à moudre des concertos, si on leur avait dit que le seul de la société qui sentit vraiment la musique était ce petit garçon.
Si l'on voulait qu'il se tînt tranquille, pourquoi lui jouait-on des airs qui font marcher ? Il y avait dans ces pages des chevaux emportés, des épées, les cris de la guerre, l'orgueil du triomphe ; et l'on aurait voulu qu'il restât, ainsi qu'eux, à branler la tête et à marquer la mesure avec son pied. On n'avait qu'à lui jouer des rêveries placides, ou de ces pages bavardes, qui parlent pour ne rien dire ; il n'en manque pas en musique : ce morceau de Goldmark, par exemple, dont le vieil horloger disait tout à l'heure, avec un sourire ravi : « C'est joli. Il n'y a pas d'aspérités. Tous les angles sont arrondis... » Le petit était bien tranquille alors. Il s'assoupissait. Il ne savait pas ce qu'on jouait ; même il finissait par ne plus l'entendre ; mais il était heureux, ses membres s'engourdissaient, il rêvassait.
Ses rêves n'étaient pas des histoires suivies ; ils n'avaient ni queue ni tête. À peine s'il voyait de temps en temps une image précise : sa mère faisant un gâteau et enlevant avec un couteau la pâte restée entre ses doigts ; -- un rat d'eau qu'il avait aperçu la veille nageant dans le fleuve ; -- un fouet qu'il voulait faire avec une lanière de saule... Dieu sait pourquoi ces souvenirs lui revenaient à présent ! -- Mais le plus souvent, il ne voyait rien du tout ; et pourtant, il sentait une infinité de choses. C'est comme s'il y avait une masse de choses très importantes, qu'on ne pouvait pas dire, ou qu'il était inutile de dire, parce qu'on les savait bien, et parce que cela était ainsi, depuis toujours. Il y en avait de tristes, de mortellement tristes ; mais elles n'avaient rien de pénible, comme celles qu'on rencontre dans la vie ; elles n'étaient pas laides et avilissantes, comme lorsque Christophe avait reçu des gifles de son père, ou qu'il songeait, le cœur malade de honte, à quelque humiliation : elles remplissaient l'esprit d'un calme mélancolique. Et il y en avait de lumineuses, qui répandaient des torrents de joie ; et Christophe pensait : « Oui, c'est ainsi... ainsi que je ferai plus tard. » Il ne savait pas du tout comment était ainsi, ni pourquoi il le disait ; mais il sentait qu'il fallait qu'il le dît, et que c'était clair comme le jour. Il entendait le bruit d'une mer, dont il était tout proche, séparé seulement par une muraille de dunes. Christophe n'avait nulle idée de ce qu'était cette mer et de ce qu'elle voulait de lui ; mais il avait conscience qu'elle monterait par-dessus les barrières, et qu'alors !... Alors, ce serait bien, il serait tout à fait heureux. Rien qu'à l'entendre, à se bercer au bruit de sa grande voix, tous les petits chagrins et les humiliations s'apaisaient ; ils restaient toujours tristes, mais ils n'étaient plus honteux, ni blessants : tout semblait naturel, et presque plein de douceur.
Bien souvent, de médiocres musiques lui communiquaient cette ivresse. Ceux qui les avaient écrites étaient de pauvres hères, qui ne pensaient à rien, qu'à gagner de l'argent, ou à se faire illusion sur le vide de leur vie, en assemblant des notes, suivant les formules connues, ou, -- pour être originaux, -- à l'encontre des formules. Mais il y a dans les sons, même maniés par un sot, une telle puissance de vie qu'ils peuvent déchaîner des orages dans une âme naïve. Peut-être même les rêves que suggèrent les sots sont-ils plus mystérieux et plus libres que ceux que souffle une impérieuse pensée, qui vous entraîne de force : car le mouvement à vide et le creux bavardage ne dérangent pas l'esprit de sa propre contemplation...
Ainsi, l'enfant restait, oublié, oubliant, dans le coin du piano, -- jusqu'à ce que brusquement il sentît des fourmis lui monter dans les jambes. Et il se souvenait alors qu'il était un petit garçon, avec des ongles noirs, et qu'il frottait son nez contre le mur, en tenant ses pieds entre ses mains.
Le jour où Melchior, entré sur la pointe des pieds, avait surpris l'enfant assis devant le clavier trop haut, il l'avait observé ; et une illumination lui avait traversé l'esprit : « Un petit prodige !... Comment n'y avait-il pas pensé !... Quelle fortune pour une famille !... Sans doute il avait cru que ce gamin ne serait qu'un petit rustre, comme sa mère. Mais il n'en coûtait rien d'essayer. Voilà qui serait une chance ! Il le promènerait en Allemagne, peut-être même au dehors. Ce serait une vie joyeuse, et noble avec cela. » -- Melchior ne manquait jamais de chercher la noblesse cachée de tous ses actes ; et il était rare qu'il n'arrivât pas à la trouver.
Fort de cette assurance, aussitôt après le souper, dès la dernière bouchée prise, il plaqua de nouveau l'enfant devant le piano et lui fit répéter la leçon de la journée, jusqu'à ce que ses yeux se fermassent de fatigue. Puis, le lendemain, trois fois. Puis, le surlendemain. Et tous les jours, depuis. Christophe se lassa vite ; puis il s'ennuya à mourir ; enfin, il n'y tint plus, et tenta de se révolter. Cela n'avait pas de sens, ce qu'on lui faisait faire ; il ne s'agissait que de courir le plus vite possible sur les touches, en escamotant le pouce, ou d'assouplir le quatrième doigt, qui restait gauchement collé entre ses deux voisins. Il en avait mal aux nerfs ; et cela n'avait rien de beau. Fini des résonances magiques, des monstres fascinants, de l'univers de songes pressenti un moment... Les gammes et les exercices se succédaient, secs, monotones, insipides, plus insipides que les conversations que l'on avait à table, et qui toujours roulaient sur les plats, et toujours sur les mêmes plats. L'enfant commença par écouter distraitement les leçons de son père. Semoncé rudement, il continua de mauvaise grâce. Les bourrades ne se firent pas attendre : il y opposa la plus méchante humeur. Ce qui y mit le comble, ce fut, un soir, d'entendre Melchior révéler ses projets, dans la chambre à côté. Ainsi, c'était pour l'exhiber comme un animal savant, qu'on l'ennuyait, qu'on l'obligeait tout le jour à remuer des morceaux d'ivoire ! Il n'avait même plus le temps d'aller faire visite à son cher fleuve. Qu'est-ce qu'on avait donc à s'acharner contre lui ? -- Il était indigné, blessé dans son orgueil et dans sa liberté. Il décida qu'il ne jouerait plus de musique, ou le plus mal possible, qu'il découragerait son père. Ce serait un peu dur ; mais il fallait sauver son indépendance.
Dès la leçon suivante, il tenta d'exécuter son plan. Il s'appliqua consciencieusement à taper à côté des notes et à rater tous ses traits. Melchior cria ; puis il hurla ; et les coups se mirent à pleuvoir. Il avait une forte règle. À chaque fausse note, il en frappait les doigts de l'enfant, en même temps qu'il lui vociférait à l'oreille, à le rendre sourd. Christophe grimaçait de douleur ; il se mordait les lèvres pour ne pas pleurer, et, stoïquement, il continuait à accrocher les notes de travers, rentrant sa tête dans ses épaules, à chaque coup qu'il sentait venir. Mais le système était mauvais, et il ne tarda pas à s'en apercevoir. Melchior était aussi têtu que lui ; et il jura que, quand ils y passeraient deux jours et deux nuits, il ne lui ferait grâce d'aucune note, avant qu'elle eût été exécutée correctement. Christophe mettait trop de conscience à ne jouer jamais juste ; et Melchior commençait à soupçonner la ruse, en voyant à chaque trait la petite main retomber lourdement de côté, avec une mauvaise volonté évidente. Les coups de règle redoublèrent ; Christophe ne sentait plus ses doigts. Il pleurait piteusement, en silence, reniflant, ravalant ses sanglots et ses larmes. Il comprit qu'il n'avait rien à gagner à continuer ainsi et qu'il lui fallait prendre un parti désespéré. Il s'arrêta, et, tremblant d'avance à l'idée de l'orage qu'il allait déchaîner, il dit courageusement :
-- Papa, je ne veux plus jouer.
Melchior fut suffoqué.
-- Quoi !... quoi !... cria-t-il.
Il lui secouait le bras, à le briser. Christophe, tremblant de plus en plus et levant le coude pour se garder des coups, continua :
-- Je ne veux plus jouer. D'abord parce que je ne veux pas être tapé. Et puis...
Il ne put achever. Une énorme gifle lui coupa la respiration. Melchior hurlait :
-- Ah ! tu ne veux pas être tapé ? tu ne veux pas ?...
C'était une grêle de coups. Christophe braillait, au travers de ses sanglots :
-- Et puis... je n'aime pas la musique !... je n'aime pas la musique !...
Il se laissa glisser de son siège. Melchior l'y rassit brutalement, et il lui frappait les poignets contre le clavier. Il criait :
--Tu joueras !
Et Christophe criait :
--Non ! non ! je ne jouerai pas !
Melchior dut y renoncer. Il le mit à la porte, lui disant qu'il n'aurait pas à manger de tout le jour, de tout le mois, qu'il n'eût joué ses exercices sans en manquer un seul. Il le poussa dehors d'un coup de pied au derrière, et fit battre sur lui la porte.
Christophe se trouva dans l'escalier, le sale et obscur escalier, aux marches vermoulues. Un courant d'air venait par le carreau brisé d'une lucarne ; l'humidité suintait aux murs. Christophe s'assit sur une des marches grasses ; son cœur sautait dans sa poitrine, de colère et d'émotion. Tout bas, il injuriait son père :
-- Animal ! voilà ce que tu es ! un animal... un grossier personnage... une brute ! oui, une brute !... et je-te hais, je te hais !... oh ! je voudrais que tu fusses mort, que tu fusses mort !
Sa poitrine se gonflait. Il regardait désespérément l'escalier gluant, la toile d'araignée que le vent balançait au-dessus de la vitre cassée. Il se sentait seul, perdu dans son malheur. Il regarda le vide entre les barreaux de la rampe... S'il se jetait en bas ?... ou bien par la fenêtre ?... Oui, s'il se tuait pour les punir ? Quels remords ils auraient ! Il entendait le bruit de sa chute dans l'escalier. La porte d'en haut s'ouvrait précipitamment. Des voix angoissées criaient : « Il est tombé ! il est tombé ! » Les pas dégringolaient l'escalier. Son père, sa mère, se jetaient sur son corps en pleurant. Elle sanglotait : « C'est ta faute ! c'est toi qui l'as tué ! » Lui, agitait les bras, se jetait à genoux, se frappait la tête contre la rampe, criant : « Je suis un misérable ! Je suis un misérable ! » -- Ce spectacle adoucissait sa peine. Il était sur le point d'avoir pitié de ceux qui le pleuraient ; mais il pensait après que c'était bien fait pour eux, et il savourait sa vengeance...
Quand il eut terminé son histoire, il se retrouva en haut de l'escalier, dans l'ombre ; il regarda encore une fois, en bas, et il n'eut plus du tout envie de s'y jeter. Même, il eut un petit frisson, et s'éloigna du bord, en pensant qu'il pourrait tomber. Alors il se sentit décidément prisonnier, comme un pauvre oiseau en cage, prisonnier pour toujours, sans aucune ressource que de se casser la tête et de se faire bien mal. Il pleura, il pleura ; et il se frottait les yeux avec ses petites mains sales, si bien, qu'en un moment il fut tout barbouillé. Tout en pleurant, il continuait de regarder les choses qui l'entouraient ; et cela le distrayait. Il s'arrêta un instant de gémir, pour observer l'araignée, qui venait de bouger. Puis il recommença, mais avec moins de conviction. Il s'écoutait pleurer, et continuait son bourdonnement machinal, sans plus très bien savoir pourquoi il le faisait. Il se leva bientôt ; la fenêtre l'attirait. Il s'assit sur le rebord intérieur, prudemment retiré dans le fond, et surveillant du coin de l'œil l'araignée qui l'intéressait, mais qui le dégoûtait.
Le Rhin coulait en bas, au pied de la maison. De la fenêtre de l'escalier, on était suspendu au-dessus du fleuve comme dans un ciel mouvant. Christophe ne manquait jamais de le regarder quand il descendait les marches en clopinant ; mais jamais il ne l'avait vu encore, comme aujourd'hui. Le chagrin aiguise les sens ; il semble que tout se grave mieux dans les regards, après que les pleurs ont lavé les traces fanées des souvenirs. Le fleuve apparut à l'enfant comme un être, -- inexplicable, mais combien plus puissant que tous ceux qu'il connaissait ! Christophe se pencha pour mieux voir ; il colla sa bouche et écrasa son nez sur la vitre. Où allait-il ? Que voulait-il ? Il avait l'air sûr de son chemin... Rien ne pouvait l'arrêter. À quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit, pluie ou soleil au ciel, joie ou chagrin dans la maison, il continuait de passer ; et l'on sentait que tout lui était égal, qu'il n'avait jamais de peine et qu'il jouissait de sa force. Quelle joie d'être comme lui, de courir à travers les prairies, les branches de saules, les petits cailloux brillants, le sable grésillant, et de ne se soucier de rien, de n'être gêné par rien, d'être libre !...
L'enfant regardait et écoutait avidement ; il lui semblait qu'il était emporté par le fleuve... Quand il fermait les yeux, il voyait des couleurs : bleu, vert, jaune, rouge, et de grandes ombres qui courent, et des nappes de soleil... Les images se précisent. Voici une large plaine, des roseaux, des moissons ondulant sous la brise qui sent l'herbe fraîche et la menthe. Des fleurs de tous côtés, des bleuets, des pavots, des violettes. Que c'est beau ! Que l'air est délicieux ! Il doit faire bon s'étendre dans l'herbe épaisse et douce ! Christophe se sent joyeux et un peu étourdi, comme lorsque son père lui a, les jours de fête, versé dans son grand verre un doigt de vin du Rhin... -- Le fleuve passe... Le pays a changé... Ce sont maintenant des arbres qui se penchent sur l'eau ; leurs feuilles dentelées, comme de petites mains, trempent, s'agitent et se retournent sous les flots. Un village, parmi les arbres, se mire dans le fleuve. On voit les cyprès et les croix du cimetière par-dessus le mur blanc, que lèche le courant... Puis, ce sont des rochers, un défilé de montagnes, les vignes sur les pentes, un petit bois de sapins, et les burgs ruinées. Et de nouveau, la plaine, les moissons, les oiseaux, le soleil...
La masse verte du fleuve continue de passer, comme une seule pensée, sans vagues, presque sans plis, avec des moires luisantes et grasses. Christophe ne la voit plus ; il a fermé tout à fait les yeux, pour mieux l'entendre. Ce grondement continu le remplit, lui donne le vertige ; il est aspiré par ce rêve éternel et dominateur. Sur le fond tumultueux des flots, des rythmes précipités s'élancent avec une ardente allégresse. Et le long de ces rythmes, des musiques montent, comme une vigne qui grimpe le long d'un treillis : des arpèges de claviers argentins, des violons douloureux, des flûtes veloutées aux sons ronds... Les paysages ont disparu. Le fleuve a disparu. Il flotte une atmosphère tendre et crépusculaire. Christophe a le cœur tremblant d'émoi. Que voit-il maintenant ? Oh ! les charmantes figures !... -- Une fillette aux boucles brunes l'appelle, langoureuse et moqueuse... Un visage pâlot de jeune garçon aux yeux bleus le regarde avec mélancolie... D'autres sourires, d'autres yeux, -- des yeux curieux et provocants, dont le regard fait rougir, -- des yeux affectueux et douloureux, comme un bon regard de chien, -- et des yeux impérieux, et des yeux de souffrance... Et cette figure de femme, blême, les cheveux noirs, et la bouche serrée, dont les yeux semblent manger la moitié du visage, et le fixent avec une violence qui fait mal... Et la plus chère de toutes, celle qui lui sourit avec ses clairs yeux gris, la bouche un peu ouverte, ses petites dents qui brillent... Ah ! le beau sourire indulgent et aimant ! il fond le cœur de tendresse ! qu'il fait de bien, qu'on l'aime ! Encore ! Souris-moi encore ! Ne t'en va point !... -- Hélas ! il s'est évanoui ! Mais il laisse dans le cœur une douceur ineffable, Il n'y a plus rien de mal, il n'y a plus rien de triste, il n'y a plus rien... Rien qu'un rêve léger, une musique sereine, qui flotte dans un rayon de soleil, comme les fils de la Vierge par les beaux jours d'été... -- Qu'est-ce donc qui vient de passer ? Quelles sont ces images qui pénètrent l'enfant d'un trouble passionné ? Jamais il ne les avait vues ; et pourtant il les connaissait : il les a reconnues. D'où, viennent-elles ? De quel gouffre obscur de l'Être ? Est-ce de ce qui fut ... ou de ce qui sera ?
Maintenant, tout s'efface, toute forme s'est fondue... Une dernière fois encore, à travers un voile de brume, apparaît, comme si l'on planait très haut, au-dessus de lui, le fleuve débordé, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et tout à fait au loin, comme une lueur d'acier au bord de l'horizon, une plaine liquide, une ligne de flots qui tremblent, -- la Mer. Le fleuve court à elle. Elle semble courir à lui. Elle l'aspire. Il la veut. Il va disparaître... La musique tournoie, les beaux rythmes de danse se balancent éperdus ; tout est balayé dans leur tourbillon triomphal... l'âme libre fend l'espace, comme le vol des hirondelles, ivres d'air, qui traversent le ciel avec des cris aigus... Joie ! Joie ! Il n'y a plus rien !... Ô bonheur infini !...
Les heures avaient passé, le soir était venu, l'escalier était dans la nuit. Des gouttes de pluie faisaient sur la robe du fleuve des cercles, que le courant entraînait en dansant. Parfois une branche d'arbre, quelques écorces noires passaient sans bruit et s'en allaient. L'araignée meurtrière s'était retirée, repue, dans le coin le plus obscur. -- Et le petit Christophe était toujours penché sur le coin du soupirail, avec sa figure pâle, barbouillée, rayonnante de bonheur. Il dormait.
E la faccia del sol nascere ombrata.
PURG. XXX.
Il avait fallu céder, Malgré l'obstination d'une résistance héroïque, les coups avaient eu raison de sa mauvaise volonté. Tous les matins, trois heures, et trois heures, tous les soirs, Christophe était placé devant l'instrument de torture. Crispé d'attention et d'ennui, de grosses larmes coulant le long de ses joues et de son nez, il remuait sur les touches blanches et noires ses petites mains rouges, souvent gourdes de froid, sons la menace de la règle qui s'abattait à chaque fausse note, et des vociférations de son maître, qui lui étaient plus odieuses que les coups. Il pensait qu'il haïssait la musique. Il s'appliquait pourtant avec un acharnement, que la peur de Melchior ne suffisait pas à expliquer. Certains mots du grand-père avaient fait impression sur lui. Le vieux, voyant pleurer son petit-fils, lui avait dit avec gravité qu'il valait bien la peine de souffrir un peu pour le plus bel art et le plus noble qui fût donné aux hommes, pour leur consolation et pour leur gloire. Et Christophe, qui était reconnaissant à grand-père de ce qu'il lui parlait comme à un homme, avait été secrètement touché par cette naïve parole qui s'accordait avec son stoïcisme enfantin et son orgueil naissant.
Mais, plus que tous les arguments, le souvenir profond de certaines émotions musicales l'arracha malgré lui, l'asservit, pour la vie, à cet art détesté, contre lequel il tentait en vain de se révolter.
Il y avait dans la ville, comme c'est l'habitude en Allemagne, un théâtre qui jouait l'opéra, l'opéra-comique, l'opérette, le drame, la comédie, le vaudeville, et tout ce qui pouvait se jouer, de tous les genres et de tous les styles. Les représentations avaient lieu trois fois par semaine, de six heures à neuf heures du soir. Le vieux Jean-Michel n'en manquait pas une, et témoignait à toutes un intérêt égal. Il emmena une fois avec lui son petit-fils. Plusieurs jours à l'avance, il lui avait raconté longuement le sujet de la pièce. Christophe n'y avait rien compris ; mais il avait retenu qu'il se passerait des choses terribles ; et, tout en brûlant du désir de les voir, il en avait grand'peur. Il savait qu'il y aurait un orage, et il craignait d'être foudroyé. Il savait qu'il y aurait une bataille, et il n'était pas sûr de ne pas être tué. La veille, dans son lit, il en avait une véritable angoisse ; et, le jour de la représentation, il souhaitait presque que grand-père fût empêché de venir. Mais l'heure approchant et grand-père ne venant pas, il commençait à se désoler et regardait à tout instant par la fenêtre. Enfin le vieux parut et ils partirent ensemble. Le cœur lui sautait dans la poitrine. Il avait la langue sèche, il ne pouvait articuler une syllabe.
Ils arrivèrent à cet édifice mystérieux, dont il était souvent question dans les entretiens de la maison. À la porte, Jean-Michel rencontra des gens de connaissance, et le petit, qui lui serrait la main très fort, tant il avait peur de le perdre, ne comprenait pas comment ils pouvaient causer tranquillement et rire, en cet instant.
Grand-père s'installa à sa place habituelle, au premier rang, derrière l'orchestre. Il s'appuyait sur la balustrade, et commençait aussitôt avec la contrebasse une interminable conversation. Il se trouvait là dans son milieu ; là, on l'écoutait parler, à cause de son autorité musicale ; et il en profitait : on peut même dire qu'il en abusait. Christophe était incapable de rien entendre. Il était écrasé par l'attente du spectacle, par l'aspect de la salle qui lui paraissait magnifique, par l'affluence du public qui l'intimidait horriblement. Il n'osait tourner la tête, croyant que tous les regards étaient fixés sur lui. Il serrait convulsivement entre ses genoux sa petite casquette ; et il fixait le rideau magique avec des yeux ronds.
Enfin, on frappa les trois coups. Grand-père se moucha, tira de sa poche le libretto, qu'il ne manquait jamais de suivre scrupuleusement, au point de négliger parfois ce qui se passait sur la scène ; et l'orchestre commença de jouer. Dès les premiers accords, Christophe se sentit tranquillisé. Dans ce monde des sons, il était chez lui ; et, à partir de ce moment, quelque extravagant que fût le spectacle, tout lui parut naturel.
Le rideau s'était levé, découvrant des arbres en carton et des êtres qui n'étaient pas beaucoup plus réels. Le petit regardait, béant d'admiration ; mais il n'était pas surpris. Cependant, la pièce se passait dans un Orient de fantaisie, dont il ne pouvait avoir aucune idée. Le poème était un tissu d'inepties, où il était impossible de se reconnaître. Christophe n'y voyait goutte ; il confondait tout, prenait un personnage pour un autre, tirait son grand-père par la manche, pour lui poser des questions saugrenues, qui prouvaient qu'il n'avait rien compris. Et non seulement il ne s'ennuyait pas, mais il était passionnément intéressé. Sur l'imbécile libretto, il bâtissait un roman de son invention, qui n'avait aucun rapport avec ce que l'on jouait ; à tout instant les événements le démentaient, et il fallait le remanier, mais cela ne troublait pas l'enfant. Il avait fait son choix parmi les êtres qui évoluaient sur la scène, avec des cris variés ; et il suivait, palpitant, les destinées de ceux à qui il avait accordé ses sympathies. Surtout il était troublé par une belle personne, entre deux âges, qui avait de longs cheveux blond ardent, des yeux d'une largeur exagérée, et qui marchait pieds nus. Les invraisemblances monstrueuses de la mise en scène ne le choquaient point. Ses yeux aigus d'enfant ne remarquaient pas la laideur grotesque des acteurs, énormes et charnus, les choristes difformes de toutes les dimensions, alignés sur deux rangs, la niaiserie des gestes, les faces congestionnées par les hurlements, les perruques touffues, les hauts talons du ténor, et le fard de sa belle amie, au visage tatoué de coups de crayon multicolores. Il était dans l'état d'un amoureux, à qui sa passion ne permet plus de voir, comme il est, l'objet aimé. Le merveilleux pouvoir d'illusion, qui est le propre des enfants, arrêtait au passage les sensations déplaisantes et les transformait à mesure.
La musique opérait ces miracles. Elle baignait les objets d'une atmosphère vaporeuse, où tout devenait beau, noble et désirable. Elle communiquait à l'âme un besoin dévorant d'aimer ; et en même temps, elle lui offrait des fantômes d'amour, pour remplir le vide qu'elle-même avait creusé. Le petit Christophe était éperdu d'émotion. Il y avait des mots, des gestes, des phrases musicales, qui le mettaient mal à l'aise ; il n'osait plus lever les yeux, il ne savait pas si c'était mal ou bien, il rougissait et pâlissait tour à tour ; il en avait des gouttes de sueur au front ; et il tremblait que les gens qui étaient là ne s'aperçussent de son trouble. Quand arrivèrent les catastrophes inévitables qui fondent sur les amants, au quatrième acte des opéras, afin de fournir au ténor et à la prima donna l'occasion de faire valoir leurs cris les plus aigus, l'enfant crut qu'il allait étouffer ; il avait la gorge douloureuse, comme quand il avait pris froid ; il se serrait le cou avec ses mains, il ne pouvait plus avaler sa salive ; il était gonflé de larmes. Heureusement que grand-père n'était pas beaucoup moins ému. Il jouissait du théâtre avec une naïveté d'enfant. Aux passages dramatiques, il toussotait d'un air indifférent, pour cacher son trouble ; mais Christophe le voyait ; et cela lui faisait plaisir. Il avait horriblement chaud, il tombait de sommeil, et il avait très mal où il était assis. Mais il pensait uniquement : « Y en a-t-il encore pour longtemps ? Pourvu que ce ne soit pas fini !... »
Et brusquement, tout fut fini, sans qu'il comprît pourquoi. Le rideau tomba, tout le monde se leva, l'enchantement était rompu.
Ils revinrent dans la nuit, les deux enfants ensemble, le vieux et le petit. Quelle belle nuit ! Quel calme clair de lune ! Ils se taisaient tous deux, ruminant leurs souvenirs. Enfin le vieux lui dit :
-- Es-tu content ?
Christophe ne pouvait pas répondre ; il était encore intimidé par son émotion, et il ne voulait pas parler, de peur de briser le charme ; il dut faire un effort, pour murmurer tout bas, avec un gros soupir :
--Oh ! oui !
Le vieux sourit. Après un temps, il reprit :
-- Vois-tu quelle chose admirable est le métier de musicien ? Créer ces spectacles merveilleux, y a-t-il rien de plus glorieux ? C'est être Dieu sur terre.
Le petit fut saisi. Quoi ! c'était un homme qui avait créé cela ! Il n'y avait pas songé. Il lui semblait presque que cela s'était fait tout seul, que c'était l'œuvre de la nature... Un homme, un musicien, comme il serait un jour ! Oh ! être cela un jour, un seul jour ! Et puis après... Après, tout ce qu'on voudra ! mourir, s'il le faut ! Il demanda :
-- Qui est-ce, grand-père, celui qui a fait cela ?
Grand-père lui parla de François-Marie Hassler, un jeune artiste allemand, qui habitait Berlin, et qu'il avait connu jadis. Christophe écoutait, tout oreilles. Brusquement, il dit :
-- Et toi, grand-père ?
Le vieux eut un tressaillement.
-- Quoi ? demanda-t-il.
-- Est-ce que tu en as fait, toi aussi, de ces choses ?
-- Certainement, fit le vieux, d'une voix fâchée.
Il se tut ; et après quelques pas, il soupira profondément. C'était une des douleurs de sa vie. Il avait toujours désiré écrire pour le théâtre, et l'inspiration l'avait toujours trahi. Il avait bien dans ses cartons un ou deux actes de sa façon ; mais il conservait si peu d'illusion sur leur valeur qu'il n'avait jamais osé les soumettre au jugement de personne.
Ils ne se dirent plus un mot, jusqu'à ce qu'ils fussent rentrés. Ils ne dormirent ni l'un ni l'autre. Le vieux avait de la peine. Il avait pris sa Bible pour se consoler. Christophe repassait dans son lit les événements de la soirée ; il se rappelait les moindres détails, et la fille aux pieds nus lui réapparaissait. Quand il allait s'assoupir, une phrase de musique résonnait à son oreille, aussi distinctement que si l'orchestre était là ; il tressautait ; il se soulevait sur son oreiller, la tête ivre, et il pensait : « Un jour, j'en écrirai aussi. Oh ! est-ce que je pourrai jamais ? »
À partir de ce moment, il n'eut plus qu'un désir : retourner au théâtre ; et il se remit au travail avec d'autant plus d'ardeur qu'on lui fit du théâtre la récompense de son travail. Il ne songeait plus qu'à cela : pendant la moitié de la semaine, il pensait au spectacle passé ; et il pensait au spectacle prochain, pendant l'autre moitié. Il tremblait de tomber malade pour la représentation ; et sa crainte lui faisait éprouver souvent les symptômes de trois ou quatre maladies. Le jour venu, il ne dînait pas, il s'agitait comme une âme en peine, il allait regarder cinquante fois l'horloge, il croyait que le soir n'arriverait jamais ; enfin, n'y tenant plus, il partait de la maison une heure avant l'ouverture des bureaux, dans la peur de ne pas trouver une place ; et, comme il était le premier dans la salle déserte, il commençait à s'inquiéter. Son grand-père lui avait raconté que, deux ou trois fois, le public n'étant pas assez nombreux, les comédiens avaient préféré ne pas jouer et rendre le prix des places. Il guettait les arrivants, il les comptait, il pensait : « Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq... oh ! ce n'est pas assez. !... jamais ce ne sera assez ! » Et quand il voyait entrer au balcon ou à l'orchestre quelque personnage d'importance, il avait le cœur plus léger ; il se disait : « Celui-là, ils n'oseront pas le renvoyer. Sûrement, ils joueront pour lui. » -- Mais il n'était pas convaincu ; il ne se rassurait que quand les musiciens s'installaient. Encore craignait-il jusqu'au dernier moment que le rideau se levât, et que l'on annonçât, comme on le fit un soir, un changement de spectacle. Il regardait de ses petits yeux de lynx sur le pupitre de la contrebasse si le titre inscrit sur le cahier était celui de la pièce attendue. Et quand il avait bien vu, deux minutes après, il regardait de nouveau pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé... Le chef d'orchestre n'était pas encore là. Sûrement il était malade... On s'agitait derrière le rideau, on entendait un bruit de voix et de pas précipités. C'était un accident, un malheur imprévu ?... Le silence se rétablissait. Le chef d'orchestre était à son poste. Tout semblait enfin prêt... On ne commençait pas ! Mais que se passait-il donc ? Il bouillait d'impatience. -- Enfin, le signal retentissait. Il avait des battements de cœur. L'orchestre préludait ; et, pendant quelques heures, Christophe nageait dans une félicité, que troublait seulement l'idée qu'elle finirait.
À quelque temps de là, un événement musical surexcita les pensées de Christophe. François-Marie Hassler, l'auteur du premier opéra qui l'avait bouleversé, allait venir. Il devait diriger un concert de ses œuvres. La ville fut en émoi. Le jeune maître était violemment discuté en Allemagne ; et, pendant quinze jours, on ne parla que de lui. Ce fut bien autre chose, quand il fut arrivé. Les amis de Melchior et ceux du vieux Jean-Michel venaient constamment aux nouvelles ; et ils en apportaient d'extravagantes sur les habitudes du musicien et ses excentricités. L'enfant suivait ces récits avec une attention passionnée. L'idée que le grand homme était là, dans sa ville, qu'il respirait le même air, qu'il foulait les mêmes pavés, le jetait dans un état d'exaltation muette. Il ne vivait plus que dans l'espérance de le voir.
Hassler était descendu au palais, où le grand-duc lui avait offert l'hospitalité. Il ne sortait guère que pour aller au théâtre diriger les répétitions, où Christophe n'était pas admis ; et comme il était fort indolent, il allait et revenait toujours dans la voiture du prince. Christophe avait donc peu d'occasions de le contempler ; il ne réussit qu'une fois à apercevoir au passage, au fond de la voiture, son manteau de fourrure, bien qu'il perdît des heures à l'attendre dans la rue, donnant de forts coups de poing à droite, à gauche, pour conquérir et maintenir sa place au premier rang des badauds. Il se consolait, en passant la moitié de ses journées à guetter les fenêtres du palais qu'on lui avait désignées comme étant celles du maître. Le plus souvent, il ne voyait que les volets : car Hassler se levait tard, et les fenêtres restaient fermées presque toute la matinée. C'est ce qui avait fait dire aux gens bien informés que Hassler ne pouvait supporter le jour, et qu'il vivait dans une nuit perpétuelle.
Enfin Christophe fut admis à approcher son héros. C'était le jour du concert. Toute la ville était là. Le grand-duc et sa cour occupaient la grande loge princière, surmontée d'une couronne, que tenaient dans les airs, avec des ronds de jambes, deux chérubins joufflus. Le théâtre avait un aspect de gala. La scène était ornée de branches de chêne et de lauriers fleuris. Tous les musiciens de quelque valeur s'étaient fait honneur de tenir leur partie dans l'orchestre. Melchior était à son poste, et Jean-Michel dirigeait les chœurs.
Lorsque Hassler parut, une acclamation monta de toutes parts, et les dames se levaient afin de mieux le voir. Christophe le dévorait des yeux. Hassler avait une figure jeune et fine, mais déjà un peu bouffie et fatiguée ; les tempes étaient dégarnies ; une calvitie précoce se montrait au sommet du crâne, parmi les cheveux blonds qui frisaient. Ses yeux bleus avaient un regard vague. Sous la petite moustache blonde, la bouche ironique restait rarement en repos, contractée par mille mouvements imperceptibles. Il était grand, et se tenait mal, non par gêne, mais par fatigue ou par ennui. Il dirigeait avec une souplesse capricieuse, de tout son grand corps dégingandé qui ondulait, comme sa musique, avec des gestes tour à tour caressants et cassants. On voyait qu'il était prodigieusement nerveux ; et sa musique était son reflet. Cette vie trépidante et saccadée pénétrait l'apathie ordinaire de l'orchestre. Christophe haletait : malgré sa crainte d'attirer sur lui les regards, il ne pouvait rester immobile à sa place ; il s'agitait, il se levait, et la musique lui causait de si violentes secousses, et si inattendues qu'il était contraint de remuer la tête, les bras, les jambes, au grand dommage de ses voisins, qui se garaient comme ils pouvaient de ses ruades. Au reste, tout le public était dans l'enthousiasme, fasciné par le succès, bien plus que par les œuvres. À la fin, il y eut un orage d'applaudissements et de cris, où les trompettes de l'orchestre, selon la mode allemande, mêlèrent leurs clameurs triomphales, pour saluer le vainqueur. Christophe tressaillait d'orgueil, comme si ces honneurs étaient pour lui. Il jouissait de voir le visage de Hassler s'illuminer d'un contentement enfantin. Les dames jetaient des fleurs, les hommes agitaient leurs chapeaux ; et ce fut une ruée du public vers l'estrade. Chacun voulait serrer la main du maître. Christophe vit une enthousiaste porter cette main à ses lèvres, et une autre dérober le mouchoir que Hassler avait laissé sur le coin de son pupitre. Il voulut, lui aussi, arriver à l'estrade, bien qu'il ne sût pas du tout pourquoi ; car s'il s'était trouvé en ce moment près de Hassler, il se serait enfui aussitôt, d'émotion. Mais il donnait des coups de tête, comme un bélier, dans les robes et les jambes qui le séparaient de Hassler. -- Il était trop petit. Il ne put arriver.
Heureusement, grand-père vint le prendre à la sortie du concert, pour l'emmener à une sérénade qu'on donnait à Hassler. C'était la nuit, on avait allumé des torches. Tous les musiciens de l'orchestre étaient là. On ne s'entretenait que des œuvres merveilleuses que l'on venait d'entendre. On arriva devant le palais, et on se disposa sans bruit sous les fenêtres du maître. On affectait des airs mystérieux, bien que tout le monde fût au courant, et Hassler comme les autres, de ce qu'on allait faire. Dans le beau silence de la nuit, on commença de jouer des pages célèbres de Hassler. Il parut à la fenêtre avec le prince, et on hurla en leur honneur. Ils saluaient, tous les deux. Un domestique vint, de la part du prince, inviter les musiciens à entrer au palais. Ils traversèrent des salles dont les murs étaient badigeonnés de peintures, qui représentaient des hommes nus avec des casques : ils étaient de couleur rougeâtre, et faisaient des gestes de défi. Le ciel était couvert de gros nuages, pareils à des éponges. Il y avait aussi des hommes et des femmes en marbre, vêtus de pagnes en tôle. On marchait sur des tapis si doux qu'on n'entendait point ses pas ; et on pénétra dans une salle, où il faisait clair comme en plein jour, et où des tables étaient chargées de boissons et de choses excellentes.
Le grand-duc était là ; mais Christophe ne le vit pas : il n'avait d'yeux que pour Hassler. Hassler s'avança vers les musiciens, il les remercia ; il cherchait ses mots, s'embarrassa dans une phrase, et s'en tira par une saillie burlesque qui fit rire tout le monde. On se mit à manger. Hassler prit à part quatre ou cinq artistes. Il distingua grand-père et lui dit quelques mots très flatteurs ; il se rappelait que Jean-Michel avait été un des premiers à faire exécuter ses œuvres ; et il dit qu'il avait souvent entendu parler de son mérite par un ami, qui avait été l'élève de grand-père. Grand-père se confondit en remerciements ; il riposta par des louanges si énormes que, malgré son adoration pour Hassler, le petit en eut honte. Mais Hassler semblait les trouver très agréables et naturelles. Enfin grand-père, qui s'était perdu dans son amphigouri, tira Christophe par la main et le présenta à Hassler. Hassler sourit à Christophe, lui caressa négligemment la tête ; et quand il sut que le petit aimait sa musique et qu'il ne dormait plus depuis plusieurs nuits, dans l'attente de le voir, il le prit dans ses bras et le questionna amicalement. Christophe, rouge de plaisir et muet de saisissement, n'osait pas le regarder. Hassler lui prit le menton, le força à lever le nez. Christophe se hasarda : les yeux de Hassler étaient bons et rieurs ; il se mit à rire aussi. Puis il se sentit si heureux, si admirablement heureux dans les bras de son cher grand homme qu'il fondit en larmes. Hassler fut touché par cet amour naïf ; il se fit plus affectueux encore, il embrassa le petit, et lui parla avec une tendresse maternelle. En même temps, il disait des mots drôles, et il le chatouillait pour le faire rire ; et Christophe ne pouvait s'empêcher de rire au milieu de ses larmes. Bientôt il fut familiarisé tout à fait, il répondit à Hassler sans aucune gêne ; et, de lui-même, il se mit à lui raconter à l'oreille tous ses petits projets, comme si Hassler et lui étaient de vieux amis : comment il voulait être musicien comme Hassler, faire de belles choses comme Hassler, devenir un grand homme. Lui, qui avait toujours honte, il parlait avec une entière confiance, il ne savait ce qu'il disait, il était dans une extase. Hassler riait de son babillage. Il dit :
-- Quand tu seras grand, quand tu seras devenu un brave musicien, tu viendras me voir à Berlin. Je ferai quelque chose de toi.
Christophe était trop ravi pour répondre. Hassler le taquina.
-- Tu ne veux pas ?
Christophe hocha la tête avec énergie, cinq à six fois, pour affirmer que si.
-- Alors, c'est convenu ?
Christophe recommença sa mimique.
-- Embrasse-moi, au moins !
Christophe jeta ses bras autour du cou de Hassler et le serra de toutes ses forces.
-- Allons, diable, tu me mouilles ! laisse-moi ! veux-tu te moucher !
Hassler riait, et il moucha lui-même l'enfant honteux et heureux. Il le déposa à terre, puis le prit par la main, le mena à une table, bourra ses poches de gâteaux, et le laissa en lui disant :
-- Au revoir ! Souviens-toi de ce que tu m'as promis.
Christophe nageait dans le bonheur. Le reste du monde n'existait plus. Il suivait avec amour tous les jeux de physionomie et les gestes de Hassler. Un mot de lui le frappa. Hassler tenait un verre ; il parlait, et son visage s'était subitement contracté ; il disait :
-- La joie de telles journées ne doit pas nous faire oublier nos ennemis. On ne doit jamais oublier ses ennemis. Il n'a pas dépendu d'eux que nous ne fussions écrasés. Il ne dépendra pas de nous qu'ils ne soient écrasés. C'est pourquoi mon toast sera qu'il y a des gens à la santé desquels... nous ne buvons pas !
Tout le monde avait applaudi et ri de ce toast original ; Hassler avait ri avec les autres et repris son air de bonne humeur. Mais Christophe était gêné. Bien qu'il ne se permît pas de discuter les actes de son héros, il lui déplaisait que celui-ci eût pensé à des choses laides, quand il ne devait y avoir, ce soir-là, que des figures et des pensées lumineuses. Mais son impression était confuse ; elle fut vite chassée par l'excès de sa joie et par le petit doigt de champagne qu'il but dans la coupe de grand-père.
Au retour, grand-père ne cessait de parler tout seul : les éloges qu'il avait reçus de Hassler le transportaient ; il s'écriait que Hassler était un génie, comme on n'en voit qu'un par siècle. Christophe se taisait, renfermant dans son cœur son ivresse amoureuse : Il l'avait embrassé, Il l'avait tenu dans ses bras ! Qu'Il était bon ! Qu'Il était grand !
-- Ah ! pensait-il, dans son petit lit, en embrassant passionnément son oreiller, je voudrais mourir, mourir pour lui !
Le brillant météore, qui avait passé un soir dans le ciel de sa petite ville, eut une influence décisive sur l'esprit de Christophe. Pendant toute son enfance, ce fut le modèle vivant, sur lequel il eut les yeux fixés ; et c'est à son exemple que le petit homme de six ans décida, lui aussi, qu'il écrirait de la musique. À vrai dire, il y avait longtemps déjà qu'il en faisait sans s'en douter ; il n'avait pas attendu, pour composer, de savoir qu'il composait.
Tout est musique pour un cœur musicien. Tout ce qui vibre, et s'agite, et palpite, les jours d'été ensoleillés, les nuits où le vent siffle, la lumière qui coule, le scintillement des astres, les orages, les chants d'oiseaux, les bourdonnements d'insectes, les frémissements des arbres, les voix aimées ou détestées, les bruits familiers du foyer, de la porte qui grince, du sang qui gonfle les artères dans le silence de la nuit, -- tout ce qui est, est musique : il ne s'agit que de l'entendre. Toute cette musique des êtres résonnait en Christophe. Tout ce qu'il voyait, tout ce qu'il sentait, se muait en musique. Il était comme une ruche bourdonnante d'abeilles. Mais nul ne le remarquait. Lui, moins que personne.
Comme tous les enfants, il chantonnait sans cesse. À toute heure du jour, quelque chose qu'il fît : -- qu'il se promenât dans la rue, en sautillant sur un pied ; -- ou que, vautré sur le plancher de grand-père, et la tête dans ses mains, il fût plongé dans les images d'un livre ; -- ou qu'assis sur sa petite chaise, dans le coin le plus obscur de la cuisine, il rêvassât sans penser, tandis que la nuit tombait ; -- toujours on entendait le murmure monotone de sa petite trompette, bouche close, et les joues gonflées, en s'ébrouant des lèvres. Cela durait des heures, sans qu'il s'en lassât. Sa mère n'y faisait pas attention ; puis, brusquement, elle en criait d'impatience.
Quand il était las de cet état de demi-somnolence, il était pris d'un besoin de se remuer et de faire du bruit. Alors, il inventait des musiques, qu'il chantait à tue-tête. Il en avait fabriqué pour toutes les occasions de sa vie. Il en avait pour quand il barbotait dans sa cuvette, le matin, comme un petit canard. Il en avait pour quand il montait au tabouret de piano, devant l'instrument détesté, -- et surtout quand il en descendait (celle-ci était bien plus brillante que l'autre). Il en avait pour quand maman apportait la soupe sur la table : -- il la précédait alors, en sonnant des fanfares. -- Il se jouait à lui-même des marches triomphales, pour se rendre solennellement de la salle à manger à sa chambre à coucher. Parfois, à cette occasion, il organisait des cortèges, avec ses deux petits frères : tous trois défilaient gravement, à la suite l'un de l'autre ; et chacun avait sa marche. Mais Christophe se réservait, comme de juste, la plus belle. Chacune de ces musiques était affectée rigoureusement à une occasion spéciale ; et Christophe n'aurait jamais eu l'idée de les confondre. Tout autre s'y serait trompé ; mais il y distinguait des nuances d'une précision lumineuse.
Un jour que, chez grand-père, il tournait autour de la chambre, en tapant des talons, la tête en arrière et le ventre en avant, il tournait, tournait indéfiniment, à se rendre malade, en exécutant une de ses compositions, -- le vieux, qui se faisait la barbe, s'arrêta de se raser, et, la figure toute barbouillée de savon, il le regarda et dit :
-- Qu'est-ce que tu chantes donc, gamin ?
Christophe répondit qu'il ne savait pas.
-- Recommence ! dit Jean-Michel.
Christophe essaya : il ne put jamais retrouver l'air. Fier de l'attention de grand-père, il voulut faire admirer sa belle voix, en chantant à sa façon un grand air d'opéra ; mais ce n'était pas là ce que demandait le vieux. Jean-Michel se tut et parut ne plus s'occuper de lui. Mais il laissa la porte de sa chambre entr'ouverte, tandis que le petit s'amusait seul dans la pièce à côté.
Quelques jours après, dans un cercle de chaises disposées autour de lui, Christophe était en train de jouer une comédie musicale, qu'il s'était fabriquée avec les bribes de ses souvenirs de théâtre ; très sérieux, il exécutait sur un air de menuet, comme il avait vu faire, des pas et des révérences qu'il adressait au portrait de Beethoven, suspendu au-dessus de la table. En se retournant pour une pirouette, il vit, par la porte entre-bâillée, la tête de grand-père, qui le regardait. Il pensa que le vieux se moquait de lui : il eut bien honte, il s'arrêta net ; et courant à la fenêtre, il écrasa sa figure contre les carreaux, comme s'il était absorbé dans une contemplation du plus haut intérêt. Mais le vieux ne dit rien : il vint vers lui, il l'embrassa ; et Christophe vit bien qu'il était content. Son petit amour-propre ne manqua pas de travailler sur ces données ; il était assez fier pour juger qu'on l'avait apprécié ; mais il ne savait pas au juste ce que grand-père avait le plus admiré en lui : si c'étaient ses talents d'auteur dramatique, de musicien, de chanteur, ou de danseur. Il penchait pour ces derniers ; car il en faisait cas.
Une semaine plus tard, quand il avait tout oublié, grand-père lui dit d'un air mystérieux qu'il avait quelque chose à lui montrer. Il ouvrit son secrétaire, en tira un cahier de musique, le mit sur le pupitre du piano, et dit à l'enfant de jouer. Christophe, très intrigué, déchiffra tant bien que mal. Le cahier était écrit à la main, de la grosse écriture du vieux, qui s'était spécialement appliqué. Les en-têtes étaient ornés de boucles et de paraphes. -- Après un moment, grand-père, qui était assis à côté de Christophe et lui tournait les pages, lui demanda quelle était cette musique. Christophe, trop absorbé par son jeu pour distinguer ce qu'il jouait, répondit qu'il n'en savait rien.
-- Fais attention. Tu ne connais pas cela ?
Oui, il croyait bien le reconnaître ; mais il ne savait pas où il l'avait entendu... Grand-père riait :
-- Cherche.
Christophe secouait la tête :
-- Je ne sais pas.
À vrai dire, des lueurs lui traversaient l'esprit ; il lui semblait que ces airs... Mais non ! il n'osait pas... Il ne voulait pas reconnaître...
-- Grand-père, je ne sais pas.
Il rougissait.
-- Allons, petit sot, tu ne vois pas que ce sont tes airs ?
Il en était sûr ; mais de l'entendre dire lui fit un coup au cœur :
-- Oh ! Grand-père !...
Le vieux, rayonnant, lui expliqua le cahier :
-- Voilà : Aria. C'est ce que tu chantais mardi, quand tu étais vautré par terre. -- Marche. C'est ce que je t'ai demandé de recommencer, l'autre semaine, et que tu n'as jamais pu retrouver. -- Menuet. C'est ce que tu dansais devant mon fauteuil... Regarde.
Sur la couverture était écrit, en gothique admirable :
Les Plaisirs du jeune âge : Aria, Minuetto, Walzer, et Marcia, op. I de Jean-Christophe Krafft.
Christophe fut ébloui. Voir son nom, ce beau titre, ce gros cahier, son œuvre !... Il continuait de balbutier :
-- Oh ! grand-père ! grand-père !...
Le vieux l'attira à lui. Christophe se jeta sur ses genoux, et cacha sa tête dans la poitrine de Jean-Michel. Il rougissait de bonheur. Le vieux, encore plus heureux que lui, reprit d'un ton qu'il tâchait de rendre indifférent, -- car il sentait qu'il allait s'émouvoir :
-- Naturellement, j'ai ajouté l'accompagnement, et les harmonies dans le caractère du chant. Et puis... -- (il toussa) -- et puis, j'ai aussi ajouté un trio au menuet, parce que... parce que c'est l'habitude... ; et puis... enfin, je crois qu'il ne fait pas mal.
Il le joua. -- Christophe était très fier de collaborer avec grand-père :
-- Mais alors, grand-père, il faut que tu mettes aussi ton nom.
-- Cela n'en vaut pas la peine. Il est inutile que d'autres que toi le sachent. Seulement... -- (ici, sa voix trembla) -- seulement, plus tard, quand je n'y serai plus, cela te rappellera ton vieux grand-père, n'est-ce pas ? Tu ne l'oublieras pas ?
Le pauvre vieux ne disait pas tout : il n'avait pu résister au plaisir, bien innocent, d'introduire un de ses malheureux airs dans l'œuvre de son petit-fils, qu'il pressentait devoir lui survivre ; mais son désir de participer à cette gloire imaginaire était bien humble et bien touchant, puisqu'il lui suffisait de transmettre, anonyme, une parcelle de sa pensée, afin de ne pas mourir tout entier. -- Christophe, très touché, lui couvrait la figure de baisers. Le vieux, qui se laissait attendrir de plus en plus, lui embrassait les cheveux.
-- N'est-ce pas, tu te souviendras ? Plus tard, quand tu seras devenu un bon musicien, un grand artiste, qui fera honneur à sa famille, à son art, et à la patrie, quand tu seras célèbre, tu te souviendras que c'est ton vieux grand-père qui t'a le premier deviné, qui a prédit ce que tu serais ?
Il avait les larmes aux yeux, de s'entendre parler. Il ne voulut pas laisser voir cette marque de faiblesse. Il eut une quinte de toux, prit un air bourru, et renvoya le petit, en serrant précieusement le manuscrit.
Christophe revint chez lui, étourdi de joie. Les pierres dansaient autour de lui. L'accueil qu'il reçut des siens le dégrisa un peu. Comme il se hâtait naturellement de leur raconter, tout glorieux, son exploit musical, ils jetèrent les hauts cris. Sa mère se moqua de lui. Melchior déclara que le vieux était fou et qu'il ferait beaucoup mieux de se soigner que de tourner la tête au petit ; quant à Christophe, il lui ferait le plaisir de ne plus s'occuper de ces niaiseries, de se mettre illico à son piano, et de jouer des exercices pendant quatre heures. Qu'il tâche d'abord d'apprendre à jouer proprement : pour la composition, il avait le temps de s'en occuper plus tard, quand il n'aurait rien de mieux à faire.
Ce n'est pas, comme ces sages paroles auraient pu le faire croire, que Melchior se préoccupât de défendre l'enfant contre l'exaltation dangereuse d'un orgueil prématuré. Il devait se charger de démontrer promptement le contraire. Mais, n'ayant jamais eu lui-même aucune idée à exprimer en musique, ni le moindre besoin d'en exprimer aucune, il en était arrivé, dans son infatuation de virtuose, à considérer la composition comme une chose secondaire, à laquelle l'art de l'exécutant donnait seul tout son prix. Il n'était certes pas insensible aux enthousiasmes suscités par les grands compositeurs, comme Hassler ; il avait pour ces ovations le respect qu'il éprouvait toujours pour le succès, -- mêlé secrètement d'un peu de jalousie, car il lui semblait que ces applaudissements lui étaient dérobés. Mais il savait par expérience que les succès des grands virtuoses ne sont pas moins bruyants, qu'ils sont même plus personnels et plus fertiles en conséquences agréables et flatteuses. Il affectait de rendre un profond hommage au génie des maîtres musiciens ; mais il avait plaisir à raconter d'eux des anecdotes ridicules, qui donnaient de leur intelligence et de leurs mœurs une triste opinion. Il plaçait le virtuose au sommet de l'échelle artistique : car, disait-il, il est bien connu que la langue est la plus noble partie du corps ; et que serait la pensée sans la parole ? que serait la musique sans l'exécutant ?
Quelle que fût d'ailleurs, la raison de la semonce qu'il administra à Christophe, cette semonce n'était pas inutile pour rendre au petit l'équilibre, que les louanges du grand-père risquaient fort de lui faire perdre. Elle ne suffisait même pas. Christophe ne manqua point de juger que son grand-père était beaucoup plus intelligent que son père ; et, s'il se mit au piano sans rechigner, ce fut bien moins pour obéir que pour pouvoir rêver à son aise, ainsi qu'il avait coutume, tandis que ses doigts couraient machinalement sur le clavier. Tout en exécutant ses interminables exercices, il entendait une voix orgueilleuse qui répétait en lui : « Je suis un compositeur, un grand compositeur. »
À partir de ce jour, puisqu'il était un compositeur, il se mit à composer. Avant de savoir à peine ses lettres, il s'évertua à griffonner des noires et des croches sur des lambeaux de papier, qu'il arrachait aux cahiers de comptes du ménage. Mais la peine qu'il se donnait pour savoir ce qu'il pensait, et pour le fixer par écrit, faisait qu'il ne pensait plus rien, sinon qu'il voulait penser quelque chose. Il ne s'en obstinait pas moins à construire des phrases musicales ; et comme il était naturellement musicien, il y arrivait tant bien que mal, encore qu'elles ne signifiassent rien. Alors il s'en allait les porter, triomphant, à grand-père, qui en pleurait de joie, -- il pleurait facilement, maintenant qu'il vieillissait, -- et qui proclamait que c'était admirable.
Il y avait de quoi le gâter tout à fait. Heureusement, son bon sens naturel le sauva, aidé par l'influence d'un homme, qui ne prétendait pourtant exercer aucune influence sur qui que ce fût, et qui ne donnait aux yeux du monde rien moins que l'exemple du bon sens. -- C'était le frère de Louisa.
Il était petit comme elle ; mince, chétif, un peu voûté. On ne savait au juste son âge ; il ne devait pas avoir passé la quarantaine ; mais il semblait avoir cinquante ans, et plus. Il avait une petite figure ridée, rosée, avec de bons yeux bleus très pâles, comme des myosotis un peu fanés. Quand il enlevait sa casquette, qu'il gardait frileusement partout, de crainte des courants d'air, il montrait un petit crâne tout nu, rose, et de forme conique qui faisait la joie de Christophe et de ses frères. Ils ne se lassaient pas de le taquiner à ce sujet, lui demandant ce qu'il avait fait de ses cheveux, et menaçant de le fouetter, excités par les grosses plaisanteries de Melchior. Il en riait le premier et se laissait faire avec patience. Il était petit marchand ambulant ; il allait de village en village, portant sur son dos un gros ballot, où il y avait de tout : de l'épicerie, de la papeterie, de la confiserie, des mouchoirs, des fichus, des chaussures, des boîtes de conserve, des almanachs, des chansons et des drogues. Plusieurs fois, on avait tenté de le fixer quelque part, de lui acheter un petit fonds, un bazar, une mercerie. Mais il ne pouvait s'y faire : une nuit il se levait, mettait la clef sous la porte, et repartait avec son ballot. On restait des mois sans le voir. Puis il reparaissait : un soir, on entendait gratter à l'entrée ; la porte s'entre-bâillait, et la petite tête chauve, poliment découverte, se montrait avec ses bons yeux et son sourire timide. Il disait : « Bonsoir à toute la compagnie », prenait soin d'essuyer ses souliers avant d'entrer, saluait chacun, en commençant par le plus âgé, et allait s'asseoir dans le coin le plus modeste de la chambre. Là, il allumait sa pipe, et il baissait le dos, attendant tranquillement que la grêle habituelle de quolibets fût passée. Les deux Krafft, le grand-père et le père, avaient pour lui un mépris goguenard. Cet avorton leur paraissait ridicule ; et leur orgueil était blessé de l'infime condition du marchand ambulant. Ils le lui faisaient sentir ; mais il ne semblait pas s'en apercevoir, et il leur témoignait un respect profond, qui les désarmait, surtout le vieux, très sensible aux égards qu'on avait pour lui. Ils se contentaient de l'écraser de lourdes plaisanteries qui faisaient monter le rouge au visage de Louisa. Celle-ci, habituée à s'incliner sans discussion devant la supériorité des Krafft, ne doutait pas que son mari et son beau-père n'eussent raison ; mais elle aimait tendrement son frère, et son frère avait pour elle une adoration muette. Ils étaient tous deux seuls de leur famille, et tous deux humbles, effacés, écrasés par la vie ; un lien de mutuelle pitié et de souffrances communes, secrètement supportées, les attachait ensemble avec une triste douceur. Au milieu des Krafft, robustes, bruyants, brutaux, solidement bâtis pour vivre, et vivre joyeusement, ces deux êtres faibles et bons, qui semblaient en dehors ou à côté de la vie, se comprenaient et se plaignaient, sans se le dire jamais.
Christophe, avec la légèreté cruelle de l'enfance, partageait le dédain de son père et de son grand-père pour le petit marchand. Il s'en divertissait comme d'un objet comique ; il le harcelait de taquineries stupides, que l'autre supportait avec son inaltérable tranquillité. Christophe l'aimait cependant, sans bien s'en rendre compte. Il l'aimait d'abord comme un jouet docile, dont on fait ce qu'on veut. Il l'aimait aussi parce qu'il y avait toujours quelque chose de bon à attendre de lui : une friandise, une image, une invention amusante. Le retour du petit homme était une joie pour les enfants ; car il leur faisait toujours quelque surprise. Si pauvre qu'il fût, il trouvait moyen d'apporter un souvenir à chacun ; et il n'oubliait la fête d'aucun de la famille. On le voyait arriver ponctuellement aux dates solennelles ; et il tirait de sa poche quelque gentil cadeau, choisi avec cœur. On y était si habitué qu'on songeait à peine à le remercier : il paraissait suffisamment payé par le plaisir qu'il avait à l'offrir. Mais Christophe, qui ne dormait pas très bien, et qui, pendant la nuit, ressassait dans son cerveau les événements de la journée, réfléchissait parfois que son oncle était très bon ; il lui venait pour le pauvre homme des effusions de reconnaissance, dont il ne lui montrait rien, une fois le jour venu, parce qu'alors il ne pensait plus qu'à se moquer. Il était d'ailleurs trop petit encore pour attacher à la bonté tout son prix : dans le langage des enfants, bon et bête sont presque synonymes ; et l'oncle Gottfried en semblait la preuve vivante.
Un soir que Melchior dînait en ville, Gottfried, resté seul dans la salle du bas, tandis que Louisa couchait les deux petits, sortit, et alla s'asseoir à quelques pas de la maison, au bord du fleuve. Christophe l'y suivit par désœuvrement ; et, comme d'habitude, il le persécuta de ses agaceries de jeune chien, jusqu'à ce qu'il fût essoufflé et se laissât rouler sur l'herbe à ses pieds. Couché sur le ventre, il s'enfonça le nez dans le gazon. Quand il eut repris haleine, il chercha quelque nouvelle sottise à dire, et, l'ayant trouvée, il la cria, en se tordant de rire, la figure toujours enfouie en terre. Rien ne lui répondit. Étonné de ce silence, il leva la tête, et s'apprêta à redire son bon mot. Son regard rencontra le visage de Gottfried, éclairé par les dernières lueurs du jour qui s'éteignait, dans des vapeurs dorées. Sa phrase lui resta dans la gorge. Gottfried souriait, les yeux à demi fermés, la bouche entr'ouverte ; et sa figure souffreteuse était d'un sérieux indicible. Christophe, appuyé sur les coudes, se mit à l'observer. La nuit venait ; la figure de Gottfried s'effaçait peu à peu. Le silence régnait. Christophe fut pris à son tour par les impressions mystérieuses qui se reflétaient sur le visage de Gottfried. La terre était dans l'ombre, et le ciel était clair : les étoiles naissaient. Les petites vagues du fleuve clapotaient sur la rive. L'enfant s'engourdissait ; il mâchait, sans les voir, de petites tiges d'herbes. Un grillon criait près de lui. Il lui semblait qu'il allait s'endormir... Brusquement, dans l'obscurité, Gottfried chanta. Il chantait d'une voix faible, voilée, comme intérieure ; on n'aurait pu l'entendre à vingt pas. Mais elle avait une sincérité émouvante ; on eût dit qu'il pensait tout haut, et qu'au travers de cette musique, comme d'une eau transparente, on pût lire jusqu'au fond de son cœur. Jamais Christophe n'avait entendu chanter ainsi. Et jamais il n'avait entendu une pareille chanson. Lente, simple, enfantine, elle allait d'un pas grave, triste, un peu monotone, sans se presser jamais, -- avec de longs silences, -- puis se remettait en route, insoucieuse d'arriver, et se perdait dans la nuit. Elle semblait venir de très loin, et allait on ne sait où. Sa sérénité était pleine de trouble ; et, sous sa paix apparente, dormait une angoisse séculaire. Christophe ne respirait plus, il n'osait faire un mouvement, il était tout froid d'émotion. Quand ce fut fini, il se traîna vers Gottfried, et, la gorge serrée :
-- Oncle !... demanda-t-il.
Gottfried ne répondit pas.
-- Oncle ! répéta l'enfant, en posant ses mains et son menton sur les genoux de Gottfried.
La voix affectueuse de Gottfried dit :
-- Mon petit...
-- Qu'est-ce que c'est, oncle ? Dis ! Qu'est-ce que tu as chanté ?
-- Je ne sais pas.
-- Dis ce que c'est !
-- Je ne sais pas. C'est une chanson.
-- C'est une chanson de toi ?
-- Non, pas de moi ! quelle idée !... C'est une vieille chanson.
-- Qui l'a faite ?
-- On ne sait pas...
-- Quand ?
-- On ne sait pas...
-- Quand tu étais petit ?
-- Avant que je fusse au monde, avant qu'y fût mon père, et le père de mon père, et le père du père de mon père... Cela a toujours été.
-- Comme c'est étrange ! Personne ne m'en a jamais parlé.
Il réfléchit un moment :
-- Oncle, est-ce que tu en sais d'autres ?
-- Oui.
-- Chante une autre, veux-tu ?
-- Pourquoi chanter une autre ? Une suffit. On chante, quand on a besoin de chanter, quand il faut qu'on chante. Il ne faut pas chanter pour s'amuser.
-- Mais pourtant, quand on fait de la musique ?
-- Ce n'est pas de la musique.
Le petit resta pensif. Il ne comprenait pas très bien. Cependant, il ne demanda pas d'explications : c'est vrai, ce n'était pas de la musique, de la musique comme les autres. Il reprit :
-- Oncle, est-ce que toi, tu en as fait ?
-- Quoi donc ?
-- Des chansons !
-- Des chansons ? oh ! comment est-ce que j'en ferais ? Cela ne se fait pas.
L'enfant insistait avec sa logique habituelle :
-- Mais, oncle, cela a été fait pourtant une fois...
Gottfried secouait la tête avec obstination :
-- Cela a toujours été.
L'enfant revenait à la charge :
-- Mais, oncle, est-ce qu'on ne peut pas en faire d'autres, de nouvelles ?
-- Pourquoi en faire ? Il y en a pour tout. Il y en a pour quand tu es triste, et pour quand tu es gai ; pour quand tu es fatigué, et que tu penses à la maison qui est loin ; pour quand tu te méprises, parce que tu as été un vil pécheur, un ver de terre ; pour quand tu as envie de pleurer, parce que les gens n'ont pas été bons avec toi ; et pour quand tu as le cœur joyeux, parce qu'il fait beau et que tu vois le ciel de Dieu, qui, lui, est toujours bon, et qui a l'air de te rire... Il y en a pour tout, pour tout. Pourquoi est-ce que j'en ferais ?
-- Pour être un grand homme ! dit le petit, tout plein des leçons de son grand-père et de ses rêves naïfs.
Gottfried eut un petit rire doux. Christophe, un peu vexé, demanda :
-- Pourquoi ris-tu ?
Gottfried dit :
-- Oh ! moi, je ne suis rien.
Et, caressant la tête de l'enfant, il demanda :
-- Tu veux donc être un grand homme, toi ?
-- Oui, répondit fièrement Christophe.
Il croyait que Gottfried allait l'admirer. Mais Gottfried répondit :
-- Pourquoi faire ?
Christophe fut interloqué. Après avoir cherché, il dit :
-- Pour faire de belles chansons !
Gottfried rit de nouveau, et dit :
-- Tu veux faire des chansons, pour être un grand homme ; et tu veux être un grand homme, pour faire des chansons. Tu es comme un chien qui tourne après sa queue.
Christophe fut très froissé. À tout autre moment, il n'eût pas supporté que son oncle, dont il avait l'habitude de se moquer, se moquât de lui à son tour. Et, en même temps, il n'eût jamais pensé que Gottfried pût être assez intelligent pour l'embarrasser par un raisonnement. Il chercha un argument, ou une impertinence à lui répondre, et ne trouva rien. Gottfried continuait.
-- Quand tu serais grand, comme d'ici à Coblentz, jamais tu ne feras une seule chanson.
Christophe se révolta :
-- Et si je veux en faire !...
-- Plus tu veux, moins tu peux. Pour en faire, il faut être comme eux. Écoute...
La lune s'était levée, ronde et brillante, derrière les champs. Une brume d'argent flottait au ras de terre, et sur les eaux miroitantes. Les grenouilles causaient, et l'on entendait dans les prés la flûte mélodieuse des crapauds. Le trémolo aigu des grillons semblait répondre au tremblement des étoiles. Le vent froissait doucement les branches des aulnes. Des collines au-dessus du fleuve, descendait le chant fragile d'un rossignol.
-- Qu'est-ce que tu as besoin de chanter ? soupira Gottfried, après un long silence... (On ne savait pas s'il se parlait à lui-même, ou à Christophe)... Est-ce qu'ils ne chantent pas mieux que tout ce que tu pourras faire ?
Christophe avait bien des fois entendu tous ces bruits de la nuit. Mais jamais il ne les avait entendus ainsi. C'est vrai : qu'est-ce qu'on avait besoin de chanter ?... Il se sentait le cœur gonflé de tendresse et de chagrin. Il aurait voulu embrasser les prés, le fleuve, le ciel, les chères étoiles. Et il était pénétré d'amour pour l'oncle Gottfried, qui lui semblait maintenant le meilleur, le plus intelligent, le plus beau de tous. Il pensait combien il l'avait mal jugé ; et il pensait que l'oncle était triste, parce que Christophe le jugeait mal. Il était plein de remords. Il éprouvait le besoin de lui crier : « Oncle, ne sois plus triste, je ne serai plus méchant ! Pardonne-moi, je t'aime bien ! » Mais il n'osait pas. -- Et tout d'un coup, il se jeta dans les bras de Gottfried ; mais sa phrase ne voulait pas sortir ; il répétait seulement : « Je t'aime bien ! » et il l'embrassait passionnément. Gottfried, surpris et ému, répétait : « Et quoi ? Et quoi ? » et il l'embrassait aussi. -- Puis il se leva, lui prit la main, et dit : « Il faut rentrer. » Christophe revenait, triste que l'oncle n'eût pas compris. Mais, comme ils arrivaient à la maison, Gottfried lui dit : « D'autres soirs, si tu veux, nous irons encore entendre la musique du bon Dieu, et je te chanterai d'autres chansons. » Et quand Christophe l'embrassa, plein de reconnaissance, en lui disant bonsoir, il vit bien que l'oncle avait compris.
Depuis lors, ils allaient souvent se promener ensemble, le soir ; et ils marchaient sans causer, le long du fleuve, ou à travers les champs. Gottfried fumait sa pipe lentement, et Christophe lui donnait la main, un peu intimidé par l'ombre. Ils s'asseyaient dans l'herbe ; et, après quelques instants de silence, Gottfried lui parlait des étoiles et des nuages ; il lui apprenait à distinguer les souffles de la terre et de l'air et de l'eau, les chants, les cris, les bruits du petit monde voletant, rampant, sautant ou nageant, qui grouille dans les ténèbres, et les signes précurseurs de la pluie et du beau temps, et les instruments innombrables de la symphonie de la nuit. Parfois Gottfried chantait des airs tristes ou gais, mais toujours de la même sorte ; et toujours Christophe retrouvait à l'entendre le même trouble. Jamais il ne chantait plus d'une chanson par soir ; et Christophe avait remarqué qu'il ne chantait pas volontiers, quand on le lui demandait ; il fallait que cela vînt de lui-même, quand il en avait envie. On devait souvent attendre longtemps, sans parler ; et c'était au moment où Christophe pensait : « Voilà ! il ne chantera pas ce soir... », que Gottfried se décidait.
Un soir que Gottfried ne chantait décidément pas, Christophe eut l'idée de lui soumettre une de ses petites compositions, qui lui donnaient à faire tant de peine et d'orgueil. Il voulait lui montrer quel artiste il était. Gottfried l'écouta tranquillement ; puis il dit :
-- Comme c'est laid, mon pauvre Christophe !
Christophe en fut si mortifié qu'il ne trouva rien à répondre. Gottfried reprit, avec commisération :
-- Pourquoi as-tu fait cela ? C'est si laid ! Personne ne t'obligeait à le faire.
Christophe protesta, rouge de colère :
-- Grand-père trouve ma musique très bien, cria-t-il.
-- Ah ! fit Gottfried, sans se troubler. Il a raison sans doute. C'est un homme bien savant. Il se connaît en musique. Moi, je ne m'y connais pas...
Et, après un moment :
-- Mais je trouve cela très laid.
Il regarda paisiblement Christophe, vit son visage dépité, sourit, et dit :
-- As-tu fait d'autres airs ? Peut-être j'aimerai mieux les autres que celui-ci.
Christophe pensa qu'en effet ses autres airs effaceraient l'impression du premier ; et il les chanta tous. Gottfried ne disait rien ; il attendait que ce fût fini. Puis, il secoua la tête, et dit avec une conviction profonde :
-- C'est encore plus laid.
Christophe serra les lèvres ; et son menton tremblait : il avait envie de pleurer. Gottfried, comme consterné lui-même, insistait :
-- Comme c'est laid !
Christophe, la voix pleine de larmes, s'écria :
-- Mais enfin, pourquoi est-ce que tu dis que c'est laid ?
Gottfried le regarda avec ses yeux honnêtes :
-- Pourquoi ?... Je ne sais pas... Attends... C'est laid... d'abord parce que c'est bête... Oui, c'est cela... C'est bête, cela ne veut rien dire... Voilà. Quand tu as écrit cela, tu n'avais rien à dire. Pourquoi as-tu écrit cela ?
-- Je ne sais pas, dit Christophe d'une voix lamentable. Je voulais écrire un joli morceau.
-- Voilà ! Tu as écrit pour écrire. Tu as écrit pour être un grand musicien, pour qu'on t'admirât. Tu as été orgueilleux, tu as menti : tu as été puni... Voilà ! On est toujours puni, lorsqu'on est orgueilleux et qu'on ment, en musique. La musique veut être modeste et sincère. Autrement, qu'est-ce qu'elle est ? Une impiété, un blasphème contre le Seigneur, qui nous a fait présent du beau chant pour dire des choses vraies et honnêtes.
Il s'aperçut du chagrin du petit et voulut l'embrasser. Mais Christophe se détourna avec colère ; et plusieurs jours, il le bouda. Il haïssait Gottfried. -- Mais il avait beau se répéter : « C'est un âne ! Il ne sait rien, rien ! Grand-père, qui est bien plus intelligent, trouve que ma musique est très bien » ; -- au fond de lui-même, il savait que c'était son oncle qui avait raison ; et les paroles de Gottfried se gravaient en lui : il avait honte d'avoir menti.
Aussi, malgré sa rancune tenace, pensait-il toujours à l'oncle maintenant, quand il écrivait de la musique ; et souvent il déchirait ce qu'il avait écrit, par honte de ce que Gottfried en aurait pu penser. Quand il passait outre et écrivait un air, qu'il savait ne pas être tout à fait sincère, il le lui cachait soigneusement ; il tremblait devant son jugement ; et il était tout heureux, quand Gottfried disait simplement d'un de ses morceaux : « Ce n'est pas trop laid... J'aime... »
Parfois aussi, pour se venger, sournoisement il lui jouait le tour de lui présenter, comme siens, des airs de grands artistes ; et il était dans la jubilation, quand Gottfried, par hasard, les trouvait détestables. Mais Gotttried ne se troublait pas. Il riait de bon cœur, en voyant Christophe battre des mains et gambader de joie autour de lui ; et il revenait toujours à son argument ordinaire : « C'est peut-être bien écrit, mais cela ne dit rien. » -- Jamais il ne voulut assister à un des petits concerts qu'on donnait à la maison. Si beau que fût le morceau, il commençait à bâiller et prenait un air hébété d'ennui. Bientôt il n'y tenait plus, et s'esquivait sans bruit. Il disait :
-- Vois-tu, petit : tout ce que tu écris dans la maison, ce n'est pas de la musique. La musique dans la maison, c'est le soleil en chambre. La musique est dehors, quand tu respires le cher petit air du bon Dieu.
Il parlait toujours du bon Dieu : car il était très pieux, à la différence des deux Krafft, père et fils, qui faisaient les esprits forts, tout en se gardant bien de manger gras le vendredi.
Soudain, sans que l'on sût pourquoi, Melchior changea d'avis. Non seulement il approuva que grand-père eût recueilli les inspirations de Christophe ; mais, à la grande surprise de ce dernier, il passa plusieurs soirs à faire de son manuscrit deux ou trois copies. À toutes les questions qu'on lui adressait à ce sujet, il répondait d'un air important qu' « on verrait... » ; ou bien il se frottait les mains en riant, frictionnait à tour de bras la tête du petit, par manière de plaisanterie, ou lui administrait joyeusement des claques sur les fesses. Christophe détestait ces familiarités ; mais il voyait que son père était content, et il ne savait pourquoi.
Il y eut entre Melchior et le grand-père des conciliabules mystérieux. Et, un soir, Christophe, très étonné, apprit qu'il avait, lui, Christophe, dédié à S. A. S. le grand-duc Léopold les Plaisirs du Jeune Age. Melchior avait fait pressentir les intentions du prince, qui s'était montré gracieusement disposé à accepter l'hommage. Là-dessus, Melchior triomphant déclara qu'il fallait, sans perdre un moment : primo, rédiger la demande officielle au prince ; -- secundo, publier l'œuvre ; -- tertio, organiser un concert afin de la faire entendre.
Melchior et Jean-Michel eurent encore de longues conférences. Pendant deux ou trois soirs, ils discutèrent avec animation. Il était défendu de venir les troubler. Melchior écrivait. Le vieux parlait tout haut, comme s'il disait des vers. Parfois ils se fâchaient, ou tapaient sur la table, parce qu'ils ne trouvaient pas un mot.
Puis, on appela Christophe, on l'installa devant la table, une plume entre les doigts, flanqué de son père à droite, à gauche de son grand-père ; et ce dernier commença à lui faire une dictée, à laquelle il ne comprit rien, parce qu'il avait une peine considérable à écrire chaque mot, parce que Melchior lui criait dans l'oreille, et parce que le vieux déclamait d'un ton si emphatique que Christophe, troublé par le son des paroles, ne pensait même plus à en écouter le sens. Le vieux n'était pas moins ému. Il n'avait pu rester assis ; il se promenait à travers la chambre, en mimant les expressions de son texte ; mais à tout instant, il venait regarder sur la page du petit ; et Christophe, intimidé par les deux grosses têtes penchées sur son dos, tirait la langue, ne pouvait plus tenir sa plume, avait les yeux troubles, faisait des jambages de trop, ou brouillait tout ce qu'il avait écrit : -- et Melchior hurlait ; et Jean-Michel tempêtait ; -- et il fallait recommencer, et encore recommencer ; et, quand on se croyait enfin arrivé au bout, sur la page irréprochable tombait un superbe pâté : -- alors on lui tirait les oreilles, et il fondait en larmes ; mais on lui défendait de pleurer, parce qu'il tachait le papier ; -- et on reprenait la dictée, depuis la première ligne ; et il croyait que cela durerait ainsi jusqu'à la fin de sa vie.
Enfin, on en vint à bout ; et Jean-Michel, adossé à la cheminée, relut l'œuvre, d'une voix qui tremblait de plaisir, tandis que Melchior, renversé sur sa chaise, regardait le plafond, et, hochant le menton, dégustait en fin connaisseur le style de l'épître qui suit :
« Hautement Digne, Très Sublime Altesse !
« Depuis ma quatrième année, la Musique commença d'être la première de mes occupations juvéniles. Aussitôt que j'eus lié commerce avec la noble Muse, qui incitait mon âme à de pures harmonies, je l'aimai ; et, à ce qu'il me sembla, elle me paya de retour. Maintenant, j'ai atteint le sixième de mes ans ; et, depuis quelque temps, ma Muse, souventefois, dans les heures d'inspiration, me chuchotait à l'oreille : « Ose ! Ose ! Écris les harmonies de ton âme ! » -- « Six années ! pensais-je ; et comment oserais-je ? Que diraient de moi les hommes savants dans l'art ? » J'hésitais. Je tremblais. Mais ma Muse le voulut... J'obéis. J'écrivis.
« Et maintenant, aurai-je,
Ô Très Sublime Altesse !
aurai-je la téméraire audace de déposer sur les degrés de Ton Trône les prémices de mes jeunes travaux ?... Aurai-je la hardiesse d'espérer que Tu laisseras tomber sur eux l'auguste approbation de Ton regard paternel ?...
« Oh ! oui ! car les Sciences et les Arts ont toujours trouvé en Toi leur sage Mécène, leur champion magnanime ; et le talent fleurit sous l'égide de Ta sainte protection.
« Plein de cette foi profonde et assurée, j'ose donc m'approcher de Toi avec ces essais puérils. Reçois-les comme une pure offrande de ma vénération, et daigne, avec bonté,
Ô Très Sublime Altesse !
jeter les yeux sur eux et sur leur jeune auteur, qui s'incline à Tes pieds, dans un profond abaissement !
De Sa Hautement Digne, Très Sublime Altesse,
le parfaitement soumis,
fidèlement, très obéissant serviteur,
Jean-Christophe Krafft. »
Christophe n'entendit rien : il était trop heureux d'en être quitte ; et, dans la crainte qu'on ne le fît recommencer encore, il se sauva dans les champs. Il n'avait nulle idée de ce qu'il avait écrit, et il ne s'en souciait point. Mais le vieux, après avoir terminé sa lecture, la reprit encore une fois, pour la mieux savourer ; et quand ce fut fini, Melchior et lui déclarèrent que c'était un maître morceau. Ce fut aussi l'avis du grand-duc, à qui la lettre fut présentée, avec une copie de l'œuvre musicale. Il eut la bonté de faire dire que l'une et l'autre étaient d'un style charmant. Il autorisa le concert, ordonna de mettre à la disposition de Melchior la salle de son Académie de musique, et daigna promettre qu'il se ferait présenter le jeune artiste, le jour de son audition...
Melchior s'occupa donc d'organiser au plus vite le concert. Il s'assura le concours du Hofmusikverein ; et, comme le succès de ses premières démarches avait exalté ses idées de grandeur, il entreprit en même temps de faire paraître une édition magnifique des Plaisirs du Jeune Age. Il eût voulu faire graver sur la couverture le portrait de Christophe au piano, avec lui-même, Melchior, debout auprès de lui, son violon à la main. Il fallut y renoncer, non à cause du prix, -- Melchior ne reculait devant aucune dépense, -- mais du manque de temps. Il se rabattit sur une composition allégorique, qui représentait un berceau, une trompette, un tambour, un cheval de bois, entourant une lyre d'où jaillissaient des rayons de soleil. Le titre portait, avec une longue dédicace, où le nom du prince se détachait en caractères énormes, l'indication que « Monsieur Jean-Christophe Krafft était âgé de six ans ». (Il en avait, à vrai dire, sept et demi.) La gravure du morceau coûta fort cher ; il fallut, pour la payer, que grand-père vendît un vieux bahut du dix-huitième siècle, avec des figures sculptées, dont il n'avait jamais voulu se défaire malgré les offres réitérées de Wormser le brocanteur. Mais Melchior ne doutait pas que les souscriptions ne couvrissent, et au delà, les dépenses du morceau.
Une autre question le préoccupait : celle du costume que Christophe porterait, le jour du concert. Il y eut à ce sujet un conseil de famille. Melchior eût souhaité que le petit pût se présenter en robe courte, et les mollets nus, comme un enfant de quatre ans. Mais Christophe était très robuste pour son âge ; et chacun le connaissait : on ne pouvait se flatter de faire illusion à personne. Melchior eut alors une idée triomphale. Il décida que l'enfant serait mis en frac, avec une cravate blanche. En vain, la bonne Louisa protestait qu'on voulait rendre ridicule son pauvre garçon. Melchior escomptait justement le succès de douce gaieté, produite par cette apparition imprévue. Il en fut fait ainsi, et le tailleur vint prendre mesure pour l'habit du petit homme. Il fallut aussi du linge fin et des escarpins vernis, et tout cela encore coûta les yeux de la tête. Christophe était fort gêné dans ses nouveaux vêtements. Pour l'y accoutumer, on lui fit répéter, plusieurs fois, ses morceaux en costume. Depuis un mois, il ne quittait plus le tabouret de piano. On lui apprenait aussi à saluer. Il n'avait plus un instant de liberté. Il enrageait, mais n'osait se révolter : car il pensait qu'il allait accomplir un acte éclatant ; et il en avait orgueil et peur. On le choyait, d'ailleurs ; on craignait qu'il n'eût froid ; on lui serrait le cou dans des foulards ; on chauffait ses chaussures, de peur qu'elles ne fussent mouillées ; et, à table, il avait les meilleurs morceaux.
Enfin, le grand jour arriva. Le coiffeur vint présider à la toilette et friser la chevelure rebelle de Christophe ; il ne la laissa point, qu'il n'en eût fait une toison de mouton. Toute la famille défila devant Christophe, et déclara qu'il était superbe. Melchior, après l'avoir dévisagé et retourné sur toutes les faces, se frappa le front, et alla chercher une large fleur, qu'il fixa à la boutonnière du petit. Mais Louisa, en l'apercevant, leva les bras au ciel et s'écria avec chagrin qu'il avait l'air d'un singe : ce qui le mortifia cruellement. Lui-même ne savait pas s'il devait être fier ou honteux de son accoutrement. D'instinct, il était humilié. Il le fut bien davantage au concert : ce devait être pour lui le sentiment dominant de cette mémorable journée.
Le concert allait commencer. La moitié de la salle était vide. Le grand-duc n'était pas venu. Un ami aimable et bien informé, comme il en est toujours, n'avait pas manqué d'apporter la nouvelle qu'il y avait réunion du Conseil au palais et que le grand-duc ne viendrait pas : il le savait de source sûre. Melchior, atterré, s'agitait, faisait les cent pas, se penchait à la fenêtre. Le vieux Jean-Michel se tourmentait aussi ; mais c'était au sujet de son petit-fils : il l'obsédait de recommandations. Christophe était gagné par la fièvre des siens ; il n'avait aucune inquiétude pour ses morceaux ; mais la pensée des saluts qu'il devait faire au public le troublait ; et à force d'y songer, cela devenait une angoisse.
Cependant, il fallait commencer ; le public s'impatientait. L'orchestre du Hofmusikverein entama l'Ouverture de Coriolan. L'enfant ne connaissait ni Coriolan ni Beethoven : car s'il avait souvent entendu des pages de celui-ci, c'était sans le savoir ; jamais il ne s'inquiétait du nom des œuvres qu'il entendait ; il les appelait de noms de son invention, forgeant à leur sujet de petites histoires, ou de petits paysages ; il les classait d'ordinaire en trois catégories : le feu, la terre et l'eau, avec mille nuances diverses. Mozart appartenait à l'eau : il était une prairie au bord d'une rivière, une brume transparente qui flotte sur le fleuve, une petite pluie de printemps, ou bien un arc-en-ciel. Beethoven était le feu : tantôt un brasier aux flammes gigantesques et aux fumées énormes, tantôt une forêt incendiée, une nuée lourde et terrible, d'où la foudre jaillit, tantôt un grand ciel plein de lumières palpitantes, d'où l'on voit, avec un battement de cœur, une étoile qui se détache, glisse et meurt doucement, par une belle nuit de septembre. Cette fois encore, les ardeurs impérieuses de cette âme héroïque le brûlèrent. Il fut saisi par le torrent de flammes. Tout le reste disparut : que lui faisait tout le reste ? Melchior consterné, Jean-Michel angoissé, tout ce monde affairé, le public, le grand-duc, le petit Christophe, qu'avait-il à faire de ces gens ? Il était dans cette volonté furieuse qui l'emportait. Il la suivait, haletant, les larmes aux yeux, les jambes engourdies, crispé de la paume des mains à la plante des pieds ; son sang battait la charge ; et il tremblait... -- Et, tandis qu'il écoutait ainsi, l'oreille tendue, caché derrière un portant, il eut un heurt violent au cœur : l'orchestre s'était arrêté net, au milieu d'une mesure ; et, après un instant de silence, il entonna à grand fracas de cuivres et de timbales un air militaire, d'une emphase officielle. Le passage d'une musique à l'autre était si brutal que Christophe en grinça des dents et tapa du pied avec colère, montrant le poing au mur. Mais Melchior exultait : c'était le prince qui entrait, et que l'orchestre saluait de l'hymne national. Et Jean-Michel faisait, d'une voix tremblante, ses dernières recommandations à son petit-fils.
L'ouverture recommença et finit, cette fois. C'était au tour de Christophe. Melchior avait ingénieusement combiné le programme, de manière à mettre en valeur à la fois la virtuosité du fils et celle du père : ils devaient jouer ensemble une sonate de Mozart pour piano et violon. Afin de graduer les effets, il avait été décidé que Christophe entrerait seul d'abord. On le mena à l'entrée de la scène, on lui montra le piano sur le devant de l'estrade, on lui expliqua une dernière fois tout ce qu'il avait à faire, et on le poussa hors des coulisses.
Il n'avait pas trop peur, étant depuis longtemps habitué aux salles de théâtre ; mais quand il se trouva seul sur l'estrade, en présence de centaines d'yeux, il fut brusquement si intimidé qu'il eut un mouvement instinctif de recul ; il se retourna même vers la coulisse pour y rentrer ; il aperçut son père, qui lui faisait des gestes et des yeux furibonds. Il fallait continuer. D'ailleurs, on l'avait aperçu dans la salle. À mesure qu'il avançait, montait un brouhaha de curiosité, bientôt suivi de rires, qui gagnèrent de proche en proche. Melchior ne s'était pas trompé, et l'accoutrement du petit produisit tout l'effet qu'on en pouvait attendre. La salle s'esclaffait à l'apparition du bambin aux longs cheveux, au teint de petit tzigane, trottinant avec timidité dans le costume de soirée d'un gentleman correct. On se levait pour mieux le voir ; ce fut bientôt une hilarité générale, qui n'avait rien de malveillant, mais qui eût fait perdre la tête au virtuose le plus résolu. Christophe, terrifié par le bruit, les regards, les lorgnettes braquées, n'eut plus qu'une idée : arriver au plus vite au piano, qui lui apparaissait comme un îlot au milieu de la mer. Tête baissée, sans regarder ni à droite ni à gauche, il défila au pas accéléré le long de la rampe ; et, arrivé au milieu de la scène, au lieu de saluer le public, comme c'était convenu, il lui tourna le dos et fonça droit sur le piano. La chaise était trop élevée pour qu'il pût s'y asseoir sans le secours de son père : au lieu d'attendre, dans son trouble, il la gravit sur les genoux. Cela ajouta à la gaieté de la salle. Mais maintenant, Christophe était sauvé : en face de son instrument, il ne craignait personne.
Melchior arriva enfin ; il bénéficia de la bonne humeur du public, qui l'accueillit par des applaudissements assez chauds. La sonate commença. Le petit homme la joua avec une sûreté imperturbable, la bouche serrée d'attention, les yeux fixés sur les touches, ses petites jambes pendantes le long de la chaise. À mesure que les notes se déroulaient, il se sentait plus à l'aise ; il était comme au milieu d'amis qu'il connaissait. Un murmure d'approbation arrivait jusqu'à lui ; il lui montait à la tête des bouffées de satisfaction orgueilleuse, en pensant que tout ce monde se taisait pour l'entendre et l'admirait. Mais à peine eut-il fini, que la peur le reprit ; et les acclamations qui le saluèrent lui firent plus de honte que de plaisir. Cette honte redoubla, quand Melchior, le prenant par la main, s'avança avec lui sur le bord de la rampe et lui fit saluer le public. Il obéit et salua très bas, avec une gaucherie amusante ; mais il était humilié, il rougissait de ce qu'il faisait, comme d'une chose ridicule et vilaine.
On le rassit devant le piano ; et il joua seul les Plaisirs du Jeune Age. Ce fut alors du délire. Après chaque morceau, on se récriait d'enthousiasme : on voulait qu'il recommençât ; et il était fier d'avoir du succès et presque blessé en même temps par ces approbations qui étaient des ordres. À la fin, toute la salle se leva pour l'acclamer ; le grand-duc donnait le signal des applaudissements. Mais comme Christophe était seul cette fois sur la scène, il n'osait plus bouger de sa chaise. Les acclamations redoublaient. Il baissait la tête de plus en plus, tout rouge et l'air penaud ; et il regardait obstinément du côté opposé à la salle. Melchior vint le prendre ; il le porta dans ses bras et lui dit d'envoyer des baisers : il lui indiquait la loge du granc-duc. Christophe fit la sourde oreille. Melchior lui prit le bras et le menaça à voix basse. Alors il exécuta les gestes passivement ; mais il ne regardait personne, il ne levait pas les yeux ; il continuait de détourner la tête, et il était malheureux : il souffrait, il ne savait pas de quoi ; il souffrait dans son amour-propre, il n'aimait pas du tout les gens qui étaient là. Ils avaient beau l'applaudir, il ne leur pardonnait pas de rire et de s'amuser de son humiliation, il ne leur pardonnait pas de le voir dans cette posture ridicule, suspendu en l'air et envoyant des baisers ; il leur en voulait presque de l'applaudir. Et quand Melchior enfin le posa à terre, il détala vers la coulisse. Une dame lui lança au passage un petit bouquet de violettes, qui lui frôla le visage. Il fut pris de panique et courut à toutes jambes, renversant une chaise qui se trouvait sur son chemin. Plus il courait, plus on riait ; et plus on riait, plus il courait.
Enfin il arriva à la sortie de la scène, encombrée par les gens qui regardaient, se fraya un passage au travers, à coups de tête, et courut se cacher tout au fond. Grand-père exultait, et le couvrait de bénédictions. Les musiciens de l'orchestre éclataient de rire, et félicitaient le petit, qui refusait de les regarder et de leur donner la main. Melchior, l'oreille aux aguets, évaluait les acclamations qui ne s'arrêtaient point, et voulait ramener Christophe sur la scène. Mais l'enfant refusa avec rage, s'accrochant à la redingote de grand-père, et lançant des coups de pieds à tous ceux qui l'approchaient. Il finit par avoir une crise de larmes, et on dut le laisser.
Juste à ce moment, un officier venait dire que le grand-duc demandait les artistes dans sa loge. Comment montrer l'enfant dans un état pareil ? Melchior sacrait de colère ; et son emportement ne faisait que redoubler les pleurs de Christophe. Pour mettre fin au déluge, grand-père promit une livre de chocolat, si Christophe se taisait ; et Christophe, qui était gourmand, s'arrêta net, ravala ses larmes, et se laissa emporter ; mais il fallut lui jurer d'abord de la façon la plus solennelle qu'on ne le mènerait pas, par surprise, sur la scène.
Dans le salon de la loge princière, il fut mis en présence d'un monsieur en veston, à figure de doguin avec des moustaches hérissées, une barbe courte et pointue, petit, rouge, un peu obèse, qui l'apostropha avec une familiarité goguenarde, lui tapa les joues avec ses mains grasses, et l'appela : « Mozart redivivus ! » C'était le grand-duc. -- Ensuite, il passa par les mains de la grande-duchesse, de sa fille, et de leur suite. Mais comme il n'osait pas lever les yeux, le seul souvenir qu'il garda de cette brillante assistance, fut celui d'une collection de robes et d'uniformes, vus de la ceinture aux pieds. Assis sur les genoux de la jeune princesse, il n'osait ni remuer, ni souffler. Elle lui posait des questions auxquelles Melchior répondait d'une voix obséquieuse, avec des formules d'un respect aplati ; mais elle n'écoutait pas Melchior et taquinait le petit. Il se sentait rougir de plus en plus ; et pensant que chacun remarquait sa rougeur, il voulut l'expliquer, et dit, avec un gros soupir :
-- Je suis rouge, j'ai chaud.
Ce qui fit pousser des éclats de rire à la jeune fille. Mais Christophe ne lui en voulut pas, comme il en voulait au public de tout à l'heure ; car ce rire était agréable ; et elle l'embrassa : ce qui ne lui déplut point.
À ce moment, il aperçut dans le corridor, à l'entrée de la loge, grand-père, rayonnant et honteux, qui aurait bien voulu se montrer et dire aussi son mot, mais qui n'osait, parce qu'on ne lui avait pas adressé la parole : il jouissait de loin de la gloire de son petit-fils. Christophe eut un élan de tendresse, un besoin irrésistible qu'on rendît aussi justice au pauvre vieux, qu'on sût ce qu'il valait. Sa langue se délia ; il se haussa à l'oreille de sa nouvelle amie, et lui chuchota :
-- Je veux vous dire un secret.
Elle rit et demanda :
-- Lequel ?
-- Vous savez, continua-t-il, le joli trio qu'il y a dans mon minuetto, le minuetto que j'ai joué ?... Vous savez bien ?... -- (Il le chantonna tout bas.) -- ...Eh bien ! c'est grand-père qui l'a fait, ce n'est pas moi. Tous les autres airs sont de moi. Mais celui-là, il est le plus joli. Il est de grand-père. Grand-père ne veut pas qu'on le dise. Vous ne le répéterez pas ?... -- (Et montrant le vieux) : -- Voilà grand-père. Je l'aime bien. Il est très bon pour moi.
Là-dessus, la jeune princesse rit de plus belle, cria qu'il était un mignon, le couvrit de baisers, et à la consternation de Christophe et de grand-père, elle raconta la chose à tous. Tous s'associèrent à son rire ; et le grand-duc félicita le vieux, tout confus, qui essayait vainement de s'expliquer, et balbutiait comme un coupable. Mais Christophe ne dit plus un mot à la jeune fille ; malgré, ses agaceries, il resta muet et raide : il la méprisait pour avoir manqué à sa parole. L'idée qu'il se faisait des princes subit une profonde atteinte, du fait de cette déloyauté. Il était si indigné qu'il n'entendit plus rien de ce que l'on disait, ni que le prince le nommait en riant son pianiste ordinaire, son Hofmusicus.
Il sortit avec les siens, et il se trouva entouré, dans les couloirs du théâtre, et jusque dans la rue, de gens qui le complimentaient, ou qui l'embrassaient, à son grand mécontentement : car il n'aimait pas à être embrassé, et il n'admettait point qu'on disposât de lui, sans lui demander la permission.
Enfin, ils arrivèrent à la maison, où, la porte à peine fermée, Melchior commença par l'appeler « petit idiot », parce qu'il avait raconté que le trio n'était pas de lui. Comme l'enfant se rendait très bien compte qu'il avait fait là une belle action, qui méritait des éloges, et non des reproches, il se révolta et dit des impertinences. Melchior se fâcha et dit qu'il le calotterait, si ces morceaux n'avaient pas été joués assez proprement, mais qu'avec son imbécillité tout l'effet du concert était manqué. Christophe avait un profond sentiment de la justice : il alla bouder dans un coin ; il associait dans son mépris son père, la princesse, le monde entier. Il fut blessé aussi de ce que les voisins venaient féliciter ses parents et rire avec eux, comme si c'étaient ses parents qui avaient joué les morceaux, et comme s'il était leur chose à tous.
Sur ces entrefaites, un domestique de la cour apporta de la part du grand-duc une belle montre en or, et de la part de la jeune princesse une boîte d'excellents bonbons. L'un et l'autre cadeau faisaient grand plaisir à Christophe ; il ne savait trop lequel lui en faisait le plus ; mais il était de si méchante humeur qu'il n'en voulait pas convenir ; et il continuait de bouder, louchant vers les bonbons, et se demandant s'il conviendrait d'accepter les dons d'une personne qui avait trahi sa confiance. Comme il était sur le point de céder, son père voulut qu'il se mît sur-le-champ à la table de travail, et qu'il écrivît sous sa dictée une lettre de remercîments. C'était trop, à la fin ! Soit énervement de la journée, soit honte instinctive de commencer sa lettre, comme le voulait Melchior, par ces mots :
« Le petit valet et musicien -- Knecht und Musicus -- de Votre Altesse... »
il fondit en larmes, et l'on n'en put rien tirer. Le domestique attendait, goguenard. Melchior dut écrire la lettre. Cela ne le rendit pas plus indulgent pour Christophe. Pour comble de malheur, l'enfant laissa tomber sa montre, qui se brisa. Une grêle d'injures s'abattit sur lui. Melchior cria qu'il serait privé de dessert. Christophe dit rageusement que c'était ce qu'il voulait. Pour le punir, Louisa annonça qu'elle commençait par lui confisquer ses bonbons. Christophe, exaspéré, dit qu'elle n'en avait pas le droit, que le sac était à lui, à lui, et à personne autre : personne ne le prendrait ! Il reçut une gifle, eut un accès de fureur, et, arrachant le sac des mains de sa mère, il le jeta par terre en trépignant dessus. Il fut fouetté, emporté dans sa chambre, déshabillé, et mis au lit.
Le soir, il entendit ses parents manger avec des amis le dîner magnifique, préparé depuis huit jours, en l'honneur du concert. Il faillit mourir de rage sur son oreiller, d'une telle injustice. Les autres riaient très haut et choquaient leurs verres. On avait dit aux invités que le petit était fatigué ; et nul ne s'inquiéta de lui. Seulement, après dîner, alors que les convives allaient se séparer, un pas traînant se glissa dans sa chambre, et le vieux Jean-Michel se pencha sur son lit, l'embrassa avec émotion, en lui disant : « Mon bon petit Christophe !... » Puis, comme s'il avait honte, il s'esquiva, sans rien dire de plus, après lui avoir glissé quelques friandises qu'il cachait dans sa poche.
Cela fut doux à Christophe. Mais il était si las de toutes les émotions de la journée qu'il n'eut même pas la force de toucher aux bonnes choses que grand-père lui avait données. Il était brisé de fatigue, et s'endormit presque aussitôt.
Son sommeil était saccadé. Il avait de brusques détentes nerveuses, comme des décharges électriques, qui lui secouaient le corps. Une musique sauvage le poursuivait en rêve. Dans la nuit, il s'éveilla. L'ouverture de Beethoven entendue au concert grondait à son oreille. Elle remplissait la chambre de son souffle haletant. Il se souleva sur son lit et se frotta les yeux, se demandant s'il dormait... Non, il ne dormait pas. Il la reconnaissait. Il reconnaissait ces hurlements de colère, ces aboiements enragés, il entendait les battements de ce cœur forcené qui saute dans la poitrine, ce sang tumultueux, il sentait sur sa face ces coups de vent frénétiques, qui cinglent et qui broient, et qui s'arrêtent soudain, brisés par une volonté d'Hercule. Cette âme gigantesque entrait en lui, distendait ses membres et son âme, et leur donnait des proportions colossales. Il marchait sur le monde. Il était une montagne, des orages soufflaient en lui. Des orages de fureur ! Des orages de douleur !... Ah ! quelle douleur !... Mais cela ne faisait rien ! Il se sentait si fort !... Souffrir ! souffrir encore !... Ah ! que c'est bon d'être fort ! Que c'est bon de souffrir, quand on est fort !...
Il rit. Son rire résonna dans le silence de la nuit. Son père se réveilla, et cria :
-- Qui est là ?
La mère chuchota :
-- Chut ! c'est l'enfant qui rêve !
Ils se turent tous trois. Tout se tut autour d'eux. La musique disparut. Et l'on n'entendit plus que le souffle égal des êtres endormis dans la chambre, compagnons de misère, attachés côte à côte sur la barque fragile, qu'une force vertigineuse emporte dans la Nuit.
Trois années ont passé. Christophe va avoir onze ans. Il continue son éducation musicale. Il apprend l'harmonie avec Florian Holzer, l'organiste de Saint-Martin, un ami de grand-père, un homme très savant. Le maître lui enseigne que les accords qu'il aime le mieux, des harmonies qui lui caressent si doucement l'oreille et le cœur qu'il ne peut les entendre sans un petit frisson tout le long de l'échine, sont mauvais et défendus. Quand l'enfant demande pourquoi, il n'est pas d'autre réponse, sinon que c'est ainsi : la règle les défend. Comme il est naturellement indiscipliné, il ne les en aime que mieux. Sa joie est d'en trouver des exemples chez les grands musiciens qu'on admire, et de les apporter à grand-père, ou à son maître. À cela, grand-père répond que, chez les grands musiciens, c'est admirable, et que Beethoven ou Bach pouvaient tout se permettre. Le maître, moins conciliant, se fâche, et dit aigrement que ce n'est pas ce qu'ils ont fait de mieux.
Christophe a ses entrées aux concerts et au théâtre ; il apprend à toucher de tous les instruments. Il est même d'une jolie force déjà sur le violon ; et son père a imaginé de lui faire donner un pupitre à l'orchestre. Il y tient si bien sa partie qu'après quelques mois de stage, il a été nommé officiellement second violon du Hofmusikverein. Ainsi, il commence à gagner sa vie ; et ce n'est pas trop tôt : car les affaires se gâtent de plus en plus à la maison. L'intempérance de Melchior a empiré, et le grand-père vieillit.
Christophe se rend compte des tristesses de la situation ; il a l'air sérieux et soucieux d'un petit homme. Il s'acquitte vaillamment de sa tâche, bien qu'elle ne l'intéresse guère, et qu'il tombe de sommeil, le soir, à l'orchestre. Le théâtre ne lui cause plus l'émotion de jadis, quand il était petit. Quand il était petit, -- il y a quatre ans de cela, -- sa suprême ambition eût été d'occuper cette place, où il est aujourd'hui. Aujourd'hui, il n'aime pas la plupart des musiques qu'on lui fait jouer ; il n'ose pas encore formuler son jugement sur elles : au fond, il les trouve sottes ; et quand, par hasard, on joue de belles choses, il est mécontent de la bonhomie avec laquelle on les joue ; les œuvres qu'il aime le mieux finissent par ressembler à ses collègues de l'orchestre, qui, le rideau tombé, lorsqu'ils ont fini de souffler ou de gratter, s'épongent en souriant, et racontent tranquillement leurs petites histoires, comme s'ils venaient de faire une heure de gymnastique. Il a revu de près son ancienne passion, la chanteuse blonde aux pieds nus ; il la rencontre souvent, pendant l'entr'acte, à la restauration. Elle sait qu'il a été amoureux d'elle, et elle l'embrasse volontiers ; il n'en éprouve aucun plaisir : il est dégoûté par son fard, son odeur, ses gros bras et sa voracité ; il la hait maintenant.
Le grand-duc n'oubliait pas son pianiste ordinaire : non que la modique pension attribuée pour ce titre fût exactement payée, -- il fallait toujours la réclamer ; -- mais, de temps en temps, Christophe recevait l'ordre de se rendre au château, quand il y avait des invités de marque, ou bien quand il prenait fantaisie à Leurs Altesses de l'entendre. C'était presque toujours le soir, à des heures où Christophe eût voulu rester seul. Il fallait tout laisser et venir en toute hâte. Parfois, on le faisait attendre dans une antichambre, parce que le dîner n'était pas fini. Les domestiques, habitués à le voir, lui parlaient familièrement. Puis, on l'introduisait dans un salon, plein de glaces et de lumières, où des personnes gourmées le dévisageaient avec une curiosité blessante. Il devait traverser la pièce trop cirée, pour aller baiser la main de Leurs Altesses ; et plus il grandissait, plus il devenait gauche : car il se trouvait ridicule, et son orgueil souffrait.
Ensuite, il se mettait au piano, et il devait jouer pour ces imbéciles : -- il les jugeait tels. -- À des moments, l'indifférence environnante l'oppressait tellement qu'il était sur le point de s'arrêter au milieu du morceau. L'air manquait autour de lui, il était comme asphyxié. Quand il avait fini, on l'assommait de compliments, on le présentait de l'un à l'autre. Il pensait qu'on le regardait comme un animal curieux, qui faisait partie de la ménagerie du prince, et que les éloges s'adressaient plus à son maître qu'à lui. Il se croyait avili, et il devenait d'une susceptibilité maladive, dont il souffrait d'autant plus qu'il n'osait la montrer. Il voyait une offense dans les façons d'agir les plus simples : si l'on riait dans un coin du salon, il se disait que c'était de lui ; et il ne savait pas si c'était de ses manières, ou de son costume, ou de sa figure, de ses pieds, de ses mains. Tout l'humiliait : il était humilié si on ne lui parlait pas, humilié si on lui parlait, humilié si on lui donnait des bonbons, comme à un enfant, humilié surtout si le grand-duc, avec un sans-façon princier, le renvoyait en lui mettant une pièce d'or dans la main. Il était malheureux d'être pauvre, d'être traité en pauvre. Un soir, rentrant chez lui, l'argent qu'il avait reçu lui pesait si fort qu'il le jeta en passant par le soupirail d'une cave. Et puis, immédiatement après, il eût fait des bassesses pour le ravoir : car à la maison, on devait plusieurs mois au boucher.
Ses parents ne se doutaient guère de ces souffrances d'orgueil. Ils étaient ravis de sa faveur auprès du prince. La bonne Louisa ne pouvait rien imaginer de plus beau pour son garçon que les soirées au château, dans une société magnifique. Pour Melchior, c'était un sujet de vanteries continuelles avec ses amis. Mais le plus heureux était grand-père. Il affectait bien l'indépendance, l'humeur frondeuse, le mépris des grandeurs ; mais il avait une admiration naïve pour l'argent, le pouvoir, les honneurs, les distinctions sociales ; sa fierté était sans pareille de voir son petit-fils approcher ceux qui y participaient : Il en jouissait, comme si cette gloire rejaillissait sur lui ; et malgré tous ses efforts pour rester impassible, son visage rayonnait. Les soirs où Christophe allait au château, le vieux Jean-Michel s'arrangeait toujours pour rester chez Louisa, sous un prétexte ou sous un autre. Il attendait le retour de son petit-fils, avec une impatience d'enfant ; et, quand Christophe rentrait, il commençait par lui adresser, d'un air détaché, quelques questions indifférentes, comme :
-- Eh bien ? cela a marché, ce soir ?
Ou des insinuations affectueuses, comme :
-- Voici notre petit Christophe, qui va nous raconter quelque chose de nouveau.
Ou bien quelque compliment ingénieux, afin de l'amadouer :
-- Salut à notre jeune gentilhomme !
Mais Christophe, maussade et irrité, répondait par un « Bonsoir ! » très sec, et allait bouder dans un coin. Le vieux insistait, posait des questions plus précises, auxquelles l'enfant ne répliquait que par oui ou par non. Les autres se mettaient de la partie, demandaient des détails : Christophe se renfrognait de plus en plus ; il fallait lui arracher les mots de la bouche, jusqu'à ce que Jean-Michel, furieux, s'emportât et lui dît des paroles blessantes. Christophe ripostait très peu respectueusement ; et cela finissait par une grosse fâcherie. Le vieux s'en allait, en faisant battre la porte. Ainsi Christophe gâtait toute la joie de ces pauvres gens, qui ne comprenaient rien à sa mauvaise humeur. Ce n'était pas leur faute s'ils étaient domestiques dans l'âme ! Ils ne se doutaient pas qu'on pût être autrement.
Christophe se repliait donc en lui ; et, sans juger les siens, il sentait un fossé qui le séparait d'eux. Il se l'exagérait sans doute ; et, malgré leurs différences de pensées, il est probable qu'il se fût fait comprendre, s'il avait réussi à leur parler intimement. Mais rien n'est plus difficile qu'une intimité absolue entre enfants et parents, même quand ils ont les uns pour les autres la plus tendre affection : car, d'une part, le respect décourage les confidences ; de l'autre, l'idée souvent erronée de la supériorité de l'âge et de l'expérience empêche d'attacher assez de sérieux aux sentiments de l'enfant, aussi intéressants parfois que ceux des grandes personnes, et presque toujours plus sincères.
La société que Christophe voyait chez lui, les conversations qu'il entendait, l'éloignaient encore davantage des siens.
À la maison venaient les amis de Melchior, pour la plupart musiciens de l'orchestre, buveurs et célibataires ; ils n'étaient pas de mauvaises gens, mais vulgaires ; ils faisaient trembler la chambre de leurs rires et de leurs pas. Ils aimaient la musique, mais en parlaient avec une bêtise révoltante. La grossièreté indiscrète de leur enthousiasme blessait à vif la pudeur de sentiment de l'enfant. Quand ils louaient ainsi une œuvre qu'il aimait, il lui semblait qu'on l'outrageait lui-même. Il se raidissait, blêmissait, prenait un air glacial, affectait de ne pas s'intéresser à la musique ; il l'eût haïe, si c'eût été possible. Melchior disait de lui :
-- Cet individu n'a pas de cœur. Il ne sent rien. Je ne sais pas de qui il tient.
Parfois ils chantaient ensemble de ces chants germaniques à quatre voix, -- à quatre pieds, -- qui, toujours semblables à eux-mêmes, s'avancent lourdement, avec une niaiserie solennelle et de plates harmonies. Christophe se réfugiait alors dans la chambre la plus éloignée et injuriait les murs.
Grand-père avait aussi ses amis : l'organiste, le tapissier, l'horloger, la contrebasse, de vieilles gens bavardes, qui ressassaient toujours les mêmes plaisanteries et se lançaient dans d'interminables discussions sur l'art, sur la politique, ou sur les généalogies des familles du pays, -- bien moins intéressés par les sujets dont ils parlaient, qu'heureux de parler et de trouver à qui parler.
Quant à Louisa, elle voyait seulement quelques voisins, qui lui rapportaient les commérages du quartier, et de loin en loin, quelque « bonne dame » qui, sous prétexte de s'intéresser à elle, venait retenir ses services pour un dîner prochain, et s'arrogeait une surveillance sur l'éducation religieuse des enfants.
De tous les visiteurs, nul n'était plus antipathique à Christophe que son oncle Théodore. C'était le beau-fils de grand-père, le fils d'un premier mariage de grand'mère Clara, la première femme de Jean-Michel. Il faisait partie d'une maison de commerce, qui avait des affaires avec l'Afrique et l'Extrême-Orient. Il réalisait le type d'un de ces Allemands nouveau style qui affectent de répudier avec des railleries le vieil idéalisme de la race, et, grisés par la victoire, ont pour la force et le succès un culte qui montre qu'ils ne sont pas habitués à les voir de leur côté. Mais, comme il est difficile de transformer d'un coup la nature séculaire d'un peuple, l'idéalisme refoulé ressortait à tout moment dans le langage, les façons, les habitudes morales, les citations de Gœthe à propos des moindres actes de la vie domestique ; et c'était un singulier mélange de conscience et d'intérêt, un effort bizarre pour accorder l'honnêteté de principes de l'ancienne bourgeoisie allemande avec le cynisme des nouveaux condottieri de magasin : mélange qui ne laissait pas d'avoir une odeur d'hypocrisie assez répugnante, -- car il aboutissait à faire de la force, de la cupidité et de l'intérêt allemands le symbole de tout droit, de toute justice, et de toute vérité.
La loyauté de Christophe en était profondément blessée. Il ne pouvait juger si son oncle avait raison ; mais il le détestait, il sentait en lui l'ennemi. Le grand-père n'aimait pas cela non plus, et il se révoltait contre ces théories ; mais il était vite écrasé dans la discussion par la parole facile de Théodore, qui n'avait point de peine à tourner en ridicule la généreuse naïveté du vieux. Jean-Michel finissait par avoir honte de son bon cœur ; et, pour montrer qu'il n'était pas aussi arriéré qu'on croyait, il s'essayait à parler comme Théodore : cela détonnait dans sa bouche, et il en était lui-même gêné. Quoi qu'il pensât d'ailleurs, Théodore lui en imposait ; le vieillard éprouvait du respect pour une habileté pratique, qu'il enviait d'autant plus qu'il s'en savait absolument incapable. Il rêvait pour un de ses petits-fils une situation semblable. C'était l'intention de Melchior, qui destinait Rodolphe à suivre les traces de son oncle. Aussi, tout le monde dans la maison s'ingéniait à flatter le parent riche, dont on attendait des services. Celui-ci, se voyant nécessaire, en profitait pour trancher en maître ; il se mêlait de tout, donnait son avis sur tout, et ne cachait pas son parfait mépris pour l'art et les artistes ; il l'affichait plutôt, pour le plaisir d'humilier ses parents musiciens ; il se livrait, sur leur compte, à de mauvaises plaisanteries, dont on riait lâchement.
Christophe surtout était pris pour cible des railleries de son oncle ; et il n'était pas patient. Il se taisait, serrait les dents, l'air mauvais. L'autre s'amusait de sa rage muette. Mais, un jour qu'à table Théodore le tourmentait plus que de raison, Christophe, hors de lui, lui cracha au visage. Ce fut une affaire épouvantable. L'outrage était inouï ; l'oncle en resta d'abord muet de saisissement ; puis la parole lui revint, avec un torrent d'injures. Christophe, pétrifié sur sa chaise par l'horreur de son action, recevait sans les sentir les coups qui pleuvaient sur lui ; mais quand on voulut le traîner à genoux devant l'oncle, il se débattit, bouscula sa mère, et se sauva hors de la maison. Il ne s'arrêta dans la campagne, que lorsqu'il ne put plus respirer. Il entendait des voix qui l'appelaient au loin ; et il se demandait s'il ne conviendrait pas qu'il se jetât dans le fleuve, faute de pouvoir y jeter son ennemi. Il passa la nuit dans les champs. Vers l'aube, il alla frapper à la porte de son grand-père. Le vieux était si inquiet de la disparition de Christophe, -- il n'en avait pas dormi, -- qu'il n'eut pas la force de le gronder. Il le ramena à la maison, où on évita de lui rien dire, parce qu'on vit qu'il était dans un état de surexcitation ; et il fallait le ménager : car il jouait le soir au château. Mais Melchior l'assomma, pendant plusieurs semaines, par ses doléances, -- en affectant de ne s'adresser à personne, en particulier, -- sur la peine qu'on prenait pour donner des exemples de vie irréprochable et de belles manières à des êtres indignes, qui vous déshonoraient. Et quand l'oncle Théodore le rencontrait dans la rue, il détournait la tête et se bouchait le nez, avec toutes les marques du plus profond dégoût.
Le peu de sympathie qu'il trouvait à la maison faisait qu'il y restait le moins possible. Il souffrait de la contrainte perpétuelle qu'on cherchait à lui imposer : il y avait trop de choses, trop de gens, qu'il fallait respecter, sans qu'il fût permis de discuter pourquoi ; et Christophe n'avait pas la bosse du respect. Plus on tâchait de le discipliner et de faire de lui un brave petit bourgeois allemand, plus il éprouvait le besoin de s'affranchir. Son plaisir eût été, après les mortelles séances, ennuyeuses et guindées, qu'il passait à l'orchestre ou au château, de se rouler dans l'herbe comme un poulain, de glisser du haut en bas de la pente gazonnée avec sa culotte neuve, ou de se battre à coup de pierres avec les polissons du quartier. S'il ne le faisait pas plus souvent, ce n'était pas qu'il fût arrêté par la peur des reproches et des claques ; mais il n'avait pas de camarades : il ne réussissait pas à s'entendre avec les autres enfants. Même les gamins des rues n'aimaient pas à jouer avec lui, parce qu'il prenait le jeu trop au sérieux, et qu'il donnait des coups trop fort. De son côté, il avait pris l'habitude de rester enfermé, à l'écart des enfants de son âge : il avait honte de n'être pas adroit au jeu et n'osait se mêler à leurs parties. Alors, il affectait de ne pas s'y intéresser, bien qu'il brûlât d'envie qu'on l'invitât à jouer. Mais on ne lui disait rien ; et il s'éloignait, navré, d'un air indifférent.
Sa consolation était de vagabonder avec l'oncle Gottfried, quand celui-ci était au pays. Il se rapprochait de lui de plus en plus, il sympathisait avec son humeur indépendante. Il comprenait si bien, maintenant, le plaisir que Gottfried trouvait à courir sur les chemins, sans être lié nulle part ! Souvent, ils allaient ensemble, le soir, dans la campagne, sans but, droit devant eux ; et comme Gottfried oubliait toujours l'heure, on revenait très tard, et on était grondé. La joie était de s'esquiver, la nuit, pendant que les autres dormaient. Gottfried savait que c'était mal ; mais Christophe le suppliait ; et lui-même ne pouvait résister au plaisir. Vers minuit, il venait devant la maison, et sifflait d'une façon convenue. Christophe s'était couché tout habillé. Il se glissait hors du lit, ses souliers à la main ; et, retenant son souffle, il rampait avec des ruses de sauvage jusqu'à la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur la route. Il montait sur la table ; Gottfried le recevait de l'autre côté, sur ses épaules. Ils partaient, heureux comme des écoliers.
Quelquefois, ils allaient retrouver Jérémie, le pêcheur, un ami de Gottfried ; on filait dans sa barque, au clair de lune. L'eau s'égouttant des rames faisait de petits arpèges, des notes chromatiques. Une vapeur de lait tremblait à la surface du fleuve. Les étoiles frissonnaient. Les coqs se répondaient de l'une à l'autre rive ; et parfois on entendait, dans les profondeurs du ciel, les trilles des alouettes, qui montaient de la terre, trompées par la clarté de la lune. On se taisait. Gottfried chantait tout bas un air. Jérémie racontait des histoires étranges de la vie des animaux ; elles paraissaient d'autant plus mystérieuses qu'il s'exprimait d'une façon brève et énigmatique. La lune se cachait derrière les forêts. On longeait la sombre masse des collines. Les ténèbres du ciel et de l'eau se fondaient. Le fleuve était sans un pli. Tous les bruits s'éteignaient. La barque glissait dans la nuit. Glissait-elle ? Flottait-elle ? Restait-elle immobile ?... Les roseaux s'écartaient avec un froissement de soie. On abordait sans bruit. On descendait sur la rive, et on revenait à pied. Il arrivait qu'on ne rentrât qu'à l'aube. On suivait le bord du fleuve. Des nuées d'ablettes d'argent, vertes comme des épis, ou bleues comme des pierreries, fourmillaient, aux premières lueurs du jour ; elles grouillaient, pareilles aux reptiles de la tête de Méduse, se jetant voracement sur le pain qu'on jetait ; elles descendaient autour, à mesure qu'il s'enfonçait, et tournaient en spirales, puis s'effaçaient d'un trait, comme un rayon de lumière. Le fleuve se teintait de reflets roses et mauves. Les oiseaux s'éveillaient, les uns après les autres. On rentrait en hâte ; on regagnait, avec les mêmes précautions qu'au départ, la chambre à l'air épais, et le lit, où Christophe, qui tombait de sommeil, s'endormait aussitôt, le corps tout frais de l'odeur des champs.
Tout allait bien ainsi, et on ne se serait aperçu de rien, si Ernst, le frère cadet, n'avait un jour dénoncé les sorties de Christophe : dès lors, elles lui furent interdites, et on le surveilla. Il ne s'en échappa pas moins ; il préférait à toute autre société celle du petit colporteur et de ses amis. Les siens étaient scandalisés. Melchior disait qu'il avait des goûts de manant. Le vieux Jean-Michel était jaloux de l'affection de Christophe pour Gottfried ; et il le sermonnait de s'abaisser à plaisir en une compagnie aussi vulgaire, quand il avait l'honneur d'approcher l'élite et de servir les princes. On trouvait que Christophe manquait de dignité.
Malgré les embarras d'argent croissant avec l'intempérance et la fainéantise de Melchior, la vie fut supportable, tant que Jean-Michel fut là. Il était le seul qui eût quelque influence sur Melchior et qui, dans une certaine mesure, le retînt sur la pente de son vice. Puis, l'estime universelle dont il jouissait n'était pas inutile pour faire oublier les frasques de l'ivrogne. Enfin il venait en aide au ménage à court d'argent. En outre de la modique pension qu'il touchait, comme ancien maître de chapelle, il continuait de récolter quelques petites sommes, en donnant des leçons et accordant des pianos. Il en remettait la plus grande partie à sa bru, dont il voyait la gêne, en dépit des efforts qu'elle faisait pour la lui cacher. Louisa se désolait à la pensée qu'il se privait pour eux. Le vieux y avait d'autant plus de mérite qu'il était habitué à vivre largement et qu'il avait de forts besoins. Quelquefois ces sacrifices n'étaient même pas suffisants ; et Jean-Michel devait, pour couvrir une dette pressante, vendre en secret un meuble, des livres, des souvenirs, auxquels il était attaché. Melchior s'apercevait des cadeaux que son père faisait à Louisa, en se cachant de lui ; et souvent, il mettait la main dessus, malgré les résistances. Mais quand le vieux venait à l'apprendre, -- non de Louisa, qui lui taisait ses peines, mais d'un de ses petits-fils, -- il entrait dans une colère terrible ; et il y avait entre les deux hommes des scènes à faire trembler. Ils étaient tous deux extraordinairement violents, ils en arrivaient aussitôt aux gros mots et aux menaces ; ils semblaient près d'en venir aux mains. Mais dans ses pires emportements, un respect invincible retenait toujours Melchior ; et, si ivre qu'il fût, il finissait par baisser la tête sous l'averse d'injures et de reproches humiliants que son père déchargeait sur lui. Il n'en guettait pas moins la prochaine occasion de recommencer ; et Jean-Michel avait de tristes appréhensions, en pensant à l'avenir.
-- Mes pauvres enfants, disait-il à Louisa, qu'est-ce que vous deviendriez, si je n'étais plus là !... Heureusement, ajoutait-il en caressant Christophe, que je puis encore aller, jusqu'à ce que celui-ci vous tire d'affaire !
Mais il se trompait dans ses calculs : il était au bout de sa route. Nul ne s'en fût douté. À quatre-vingts ans passés, il avait tous ses cheveux, une crinière blanche, avec des touffes grises encore, et dans sa barbe drue des fils tout à fait noirs. Il ne lui restait qu'une dizaine de dents ; mais, avec, il s'escrimait solidement. Il faisait plaisir à voir à table. Il avait un robuste appétit ; et s'il reprochait à Melchior de boire, lui-même buvait sec. Il avait une prédilection pour les vins blancs de la Moselle. Au reste, vins, bières, ou cidres, il savait rendre justice à tout ce que le Seigneur a créé d'excellent. Il n'était pas assez malavisé pour laisser sa raison dans son verre, et il gardait la mesure. Il est vrai que cette mesure était copieuse, et que dans son verre une raison plus débile se fût noyée. Il avait bon pied, bon œil, et une activité infatigable. À six heures, il était levé, et faisait méticuleusement sa toilette : car il avait le souci du décorum et le respect de sa personne. Il vivait seul dans sa maison, s'occupant de tout lui-même et ne souffrant pas que sa bru mît le nez dans ses affaires ; il faisait sa chambre, préparait son café, recousait ses boutons, clouait, collait, raccommodait ; et, tout en allant et venant, en bras de chemise, du haut en bas de la maison, il chantait sans s'arrêter, d'une voix de basse retentissante, qu'il se plaisait à faire sonner, accompagnant ses airs de gestes d'opéra. -- Ensuite, il sortait, et par tous les temps. Il allait à ses affaires, sans en oublier aucune ; mais il était rarement exact : on le rencontrait à quelque coin de rue, discutant avec une connaissance, ou plaisantant avec une voisine, dont la figure lui revenait : car il aimait les jeunes minois et les vieux amis. Il s'attardait ainsi, et ne savait jamais l'heure. Il ne laissait pas cependant passer celle du dîner : il dînait où il se trouvait, s'invitant chez les gens. Il ne rentrait qu'au soir, la nuit tombée, après avoir vu longuement ses petits-enfants. Il se couchait, lisait dans son lit, avant de fermer l'œil, une page de sa vieille Bible ; et la nuit, -- car il ne dormait pas plus d'une ou deux heures de suite, -- il se levait pour prendre un de ses vieux bouquins, achetés d'occasion : histoire, théologie, littérature, ou sciences ; il lisait au hasard quelques pages qui l'intéressaient et qui l'ennuyaient, qu'il ne comprenait pas bien, mais dont il ne passait pas un mot... jusqu'à ce que le sommeil le reprît. Le dimanche, il allait à l'office, se promenait avec les enfants, et jouait aux boules. -- Jamais il n'avait été malade, que d'un peu de goutte aux doigts de pied, qui le faisait jurer la nuit, au milieu de ses lectures bibliques. Il semblait qu'il pût durer ainsi jusqu'au bout de son siècle, et il ne voyait aucune raison pour qu'il ne le dépassât point ; quand on lui prédisait qu'il mourrait centenaire, il pensait, comme un autre vieillard illustre, qu'il ne faut point assigner de limites aux bienfaits de la Providence. On ne s'apercevait qu'il vieillissait qu'à ce qu'il avait facilement la larme à l'œil et qu'il devenait plus irritable chaque jour. La moindre impatience le jetait dans des accès de colère folle. Sa figure rouge et son cou court devenaient cramoisis. Il bégayait furieusement, et il était forcé de s'arrêter, suffoquant. Le médecin de famille, un vieil ami, l'avait averti de se surveiller, de modérer à la fois sa colère et son appétit. Mais têtu comme un vieillard, il n'en faisait que plus d'imprudences, par bravade ; et il raillait la médecine et les médecins. Il affectait un grand mépris pour la mort, ne ménageant pas les discours, pour affirmer qu'il ne la craignait point.
Un jour d'été qu'il faisait très chaud, après avoir bu copieusement et s'être disputé par-dessus le marché, il rentra chez lui et se mit à travailler dans son jardin. Il aimait remuer la terre. Nu-tête, en plein soleil, tout irrité encore par sa discussion, il bêchait avec colère. Christophe était assis sous la tonnelle, un livre à la main ; mais il ne lisait guère : il rêvassait, en écoutant la crécelle endormante des grillons ; et, machinalement, il suivait les mouvements de grand-père. Le vieux lui tournait le dos ; il était courbé et arrachait les mauvaises herbes. Soudain, Christophe le vit se relever, battre l'air de ses bras et tomber comme une masse, la face contre terre. Une seconde, il eut envie de rire. Puis, il vit que le vieux ne bougeait pas. Il l'appela, il courut à lui, il le secoua de toutes ses forces. La peur le gagnait. Il s'agenouilla et essaya à deux mains de soulever la grosse tête, appliquée contre le sol. Elle était si lourde, et il tremblait tellement qu'il eut peine à la remuer. Mais quand il aperçut les yeux renversés, blancs et sanglants, il fut glacé d'horreur ; il la laissa retomber en poussant un cri aigu. Il se releva épouvanté, il se sauva. Il courut au dehors. Il criait et pleurait. Un homme, qui passait sur la route, arrêta l'enfant. Christophe était hors d'état de parler ; il montra la maison ; l'homme y entra, et Christophe le suivit. D'autres avaient entendu ses cris et arrivaient des maisons voisines. Bientôt le jardin fut plein de monde. On marchait sur les fleurs, on se penchait autour du vieux, on parlait tous à la fois. Deux ou trois hommes le soulevèrent de terre. Christophe, resté à l'entrée, tourné contre le mur, se cachait la figure dans ses mains, il avait peur de voir ; mais il ne pouvait pas s'en empêcher ; et, quand le cortège passa près de lui, il vit, à travers ses doigts, le grand corps du vieux qui s'abandonnait : un bras traînait à terre ; la tête, appuyée contre le genou d'un porteur, cahotait à chaque pas ; la face était tuméfiée, couverte de boue, saignante, avec la bouche ouverte, et ses terribles yeux. Il hurla de nouveau et prit la fuite. Il courut sans s'arrêter jusqu'à la maison de sa mère, comme s'il était poursuivi. Il fit irruption dans la cuisine, avec des cris affreux. Louisa épluchait des légumes. Il se jeta sur elle et l'étreignit avec désespoir, pour qu'elle vînt à son secours. La figure convulsée par ses sanglots, il pouvait à peine parler. Mais dès le premier mot, elle comprit. Elle devint toute blanche, laissa tomber ce qu'elle tenait, et, sans une parole, se précipita hors de la maison.
Christophe resta seul, blotti contre l'armoire ; il continuait de pleurer. Ses frères jouaient. Il ne se rendait pas compte exactement de ce qui s'était passé, il ne pensait pas à grand-père, il pensait aux images effrayantes qu'il avait vues tout à l'heure ; et sa terreur était qu'on ne l'obligeât à les revoir, à revenir là-bas.
Et en effet, vers le soir, comme les autres petits, las d'avoir fait dans la maison toutes les sottises possibles, commençaient à geindre qu'ils s'ennuyaient et qu'ils avaient faim, Louisa rentra précipitamment, les prit par la main et les emmena chez grand-père. Elle allait très vite ; et Ernst et Rodolphe essayèrent de grogner, suivant leur habitude ; mais Louisa leur imposa silence d'un tel ton qu'ils se turent. Une peur instinctive les gagnait : au moment d'entrer, ils se mirent à pleurer. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit ; les dernières lueurs du couchant allumaient d'étranges reflets à l'intérieur de la maison, sur le bouton de la porte, sur le miroir, sur le violon accroché au mur dans la première pièce à demi obscure. Mais, chez le vieux, une bougie était allumée ; et la flamme vacillante, se heurtant au jour livide qui s'éteignait, rendait plus oppressante l'ombre lourde de la chambre. Assis près de la fenêtre, Melchior pleurait avec bruit. Le médecin, penché sur le lit, empêchait de voir celui qui y était couché. Le cœur de Christophe battait à se rompre. Louisa fit agenouiller les enfants au pied du lit. Christophe se risqua à regarder. Il s'attendait à quelque chose de si terrifiant, après le spectacle de l'après-midi, qu'au premier coup d'œil, il fut presque soulagé. Grand-père était immobile et semblait dormir. L'enfant eut, un instant, l'illusion que grand-père était guéri. Mais quand il entendit son souffle oppressé, quand, en regardant mieux, il vit cette figure bouffie, où la meurtrissure de la chute faisait une large tache violacée, quand il comprit que celui qui était là allait mourir, il se mit à trembler ; et, tout en répétant la prière de Louisa pour que grand-père guérît, il priait au fond de lui pour que, si grand-père ne devait pas guérir, grand-père fût déjà mort. Il avait l'épouvante de ce qui allait se passer.
Le vieux n'avait plus sa connaissance, depuis l'instant où il était tombé. Il ne la retrouva qu'un moment, juste assez pour prendre connaissance de son état : -- et ce fut lugubre. Le prêtre était là et récitait sur lui les dernières prières. On souleva le vieillard sur son oreiller ; il rouvrit lourdement ses yeux, qui ne semblaient plus obéir à sa volonté ; il respira bruyamment, regarda, sans comprendre, les figures, les lumières ; et soudain, il ouvrit la bouche ; un effroi indicible se peignait sur ses traits.
-- Mais alors... -- il bégayait, -- mais alors, je vais mourir !... L'accent terrible de cette voix perça le cœur de Christophe ; jamais elle ne devait plus sortir de sa mémoire. Le vieux ne parlait plus, il gémissait comme un petit enfant. Puis l'engourdissement le reprit ; mais sa respiration devenait encore plus pénible ; il se plaignait, il remuait les mains, il semblait lutter contre le sommeil mortel. Dans sa demi-conscience, une fois il appela :
-- Maman !
Ô l'impression poignante ! ce balbutiement du vieux homme, appelant sa mère avec angoisse, comme Christophe aurait fait, -- sa mère dont jamais il ne parlait dans la vie ordinaire, suprême et inutile recours dans la terreur suprême !... Il parut s'apaiser un instant ; il eut une lueur de conscience. Ses lourds yeux, dont l'iris semblait flotter à la dérive, rencontrèrent le petit, glacé de peur. Ils s'éclairèrent. Le vieux fit un effort pour sourire et parler. Louisa prit Christophe et l'approcha du lit. Jean-Michel remua les lèvres et chercha à lui caresser la tête avec sa main. Mais aussitôt il retomba dans sa torpeur. Ce fut la fin.
On avait renvoyé les enfants dans la chambre à côté ; mais on avait trop à faire pour s'occuper d'eux. Christophe, attiré par l'horreur, épiait, du seuil de la porte entrouverte, le tragique visage, renversé sur l'oreiller, étranglé par l'étreinte féroce qui se resserrait autour du cou... cette figure qui se creusait de seconde en seconde... cet enfoncement de l'être dans le vide, qui semblait l'aspirer comme une pompe... l'abominable râle, cette respiration mécanique, semblable à une bulle d'air qui crève à la surface de l'eau, derniers souffles du corps, qui s'obstine à vivre, quand l'âme n'est déjà plus. -- Puis, la tête glissa à côté de l'oreiller. Et tout se tut.
Ce ne fut que quelques minutes après, au milieu des sanglots, des prières, de la confusion causée par la mort, que Louisa aperçut l'enfant, blême, la bouche crispée, les yeux dilatés, qui serrait convulsivement la poignée de la porte. Elle courut à lui. Il fut pris, dans ses bras, d'une crise. Elle l'emporta. Il perdit connaissance. Il se retrouva dans son lit, hurla d'effroi, parce qu'on l'avait laissé seul un instant, eut une nouvelle crise, et s'évanouit encore. Il passa le reste de la nuit et la journée du lendemain dans la fièvre. Enfin il s'apaisa et tomba, la seconde nuit, dans un sommeil profond, qui se prolongea jusqu'au milieu du jour suivant. Il avait l'impression qu'on marchait dans la chambre, que sa mère était penchée sur son lit et l'embrassait : il crut entendre le chant doux et lointain des cloches. Mais il ne voulait pas remuer ; il était comme dans un rêve.
Quand il rouvrit les yeux, l'oncle Gottfried était assis au pied de son lit. Christophe était brisé, et ne se souvenait de rien. Puis la mémoire lui revint, il se mit à pleurer. Gottfried se leva et l'embrassa.
-- Eh bien, mon petit, eh bien ? disait-il doucement.
-- Ah ! oncle, oncle ! gémissait l'enfant se serrant contre lui.
-- Pleure, disait Gottfried, pleure !
Il pleurait aussi.
Lorsqu'il fut un peu soulagé, Christophe essuya ses yeux et regarda Gottfried. Gottfried comprit qu'il voulait lui demander quelque chose.
-- Non, fit-il, en mettant un doigt sur sa bouche. Il ne faut pas parler. Pleurer est bon. Parler est mauvais.
L'enfant insistait.
-- Cela ne sert à rien.
-- Seulement une chose, une seule !...
-- Quoi ?
Christophe hésita :
-- Ah ! oncle, demanda-t-il, où est-il maintenant ?
Gottfried répondit :
-- Il est avec le Seigneur, mon enfant.
Mais ce n'était pas ce que demandait Christophe.
-- Non, tu ne comprends pas : Où est-il, lui ?
(Il voulait dire : le corps.)
Il continua, d'une voix tremblante :
-- Est-ce qu'il est toujours dans la maison ?
-- On a enterré le cher homme, ce matin, dit Gottfried. N'as-tu pas entendu les cloches ?
Christophe fut soulagé. Puis, à la pensée qu'il ne reverrait plus le cher grand-père, il pleura de nouveau, amèrement.
-- Pauvre petit chat ! répétait Gottfried, regardant l'enfant avec commisération.
Christophe attendait que Gottfried le consolât ; mais Gottfried n'essayait pas, sachant que c'est inutile.
-- Oncle Gottfried, demanda l'enfant, est-ce que tu n'as donc pas peur aussi de cela, toi ?
(Combien il eût voulu que Gottfried n'eût pas peur et qu'il lui enseignât son secret !)
Mais Gottfried devint soucieux.
-- Chut ! fit-il, d'une voix altérée...
-- Et comment n'avoir pas peur ? dit-il après un instant. Mais qu'y faire ? C'est ainsi. Il faut se soumettre.
Christophe secoua la tête avec révolte.
-- Il faut se soumettre, mon enfant, répéta Gottfried. Il l'a voulu. Il faut aimer ce qu'Il veut.
-- Je le déteste ! cria Christophe haineusement, montrant le poing au ciel.
Gottfried, consterné, le fit taire. Christophe lui-même eut peur de ce qu'il venait de dire, et il se mit à prier avec Gottfried. Mais son cœur bouillonnait ; et tandis qu'il répétait les mots d'humilité servile et de résignation, il n'y avait au fond de lui qu'un sentiment de révolte passionnée et d'horreur contre l'abominable chose, et l'Être monstrueux qui l'avait pu créer.
Les jours s'écoulent, et les nuits pluvieuses, sur la terre fraîchement remuée, au fond de laquelle le pauvre vieux Jean-Michel gît abandonné. Sur le moment, Melchior a beaucoup pleuré, crié, sangloté. Mais la semaine n'est pas finie, que Christophe l'entend rire de bon cœur. Quand on prononce devant lui le nom du défunt, sa figure s'allonge et prend un air lugubre ; mais, l'instant d'après, il recommence à parler et à gesticuler avec animation. Il est sincèrement affligé ; mais il lui est impossible de rester sous une impression triste.
Louisa, passive, résignée, a accepté ce malheur, comme elle accepte tout. Elle a ajouté une prière à ses prières de chaque jour ; elle va régulièrement au cimetière, et prend soin de la tombe, comme si la tombe faisait partie du ménage.
Gottfried a des attentions touchantes pour le petit carré de terre, où dort le vieux. Quand il vient dans le pays, il y porte un souvenir, une croix qu'il a fabriquée, quelques fleurs que Jean-Michel aimait. Il n'y manque jamais ; et il se cache pour le faire.
Louisa emmène quelquefois Christophe, dans ses visites au cimetière. Christophe a un dégoût affreux pour cette terre grasse, revêtue d'une sinistre parure de fleurs et d'arbres, et pour l'odeur lourde qui flotte au soleil, mêlée à l'haleine des cyprès sonores. Mais il n'ose avouer sa répugnance, parce qu'il se la reproche comme une lâcheté et comme une impiété. Il est très malheureux. La mort de grand-père ne cesse de le hanter. Pourtant, il y a longtemps déjà qu'il sait ce que c'est que la mort, qu'il y pense et qu'il en a peur. Mais jamais il ne l'avait encore vue ; et qui la voit pour la première fois s'aperçoit qu'il ne connaissait rien, ni de la mort, ni de la vie. Tout est ébranlé d'un coup ; la raison ne sert de rien. On croyait vivre, on croyait avoir quelque expérience de la vie : on voit qu'on ne savait rien, on voit qu'on ne voyait rien, on vivait enveloppé d'un voile d'illusions que l'esprit avait tissé et qui cachait aux yeux le visage de la réalité. Il n'y a aucun rapport entre l'idée de la souffrance et l'être qui saigne et qui souffre. Il n'y a aucun rapport entre la pensée de la mort et les convulsions de la chair et de l'âme qui se débat et meurt. Tout le langage humain, toute la sagesse humaine, n'est qu'un guignol de raides automates, auprès de l'éblouissement funèbre de la réalité, -- ces misérables êtres de boue et de sang, dont tout le vain effort est de fixer une vie, qui pourrit, d'heure en heure.
Christophe y pensait, jour et nuit. Les souvenirs de l'agonie le poursuivaient ; il entendait l'horrible respiration. La nature entière avait changé ; il semblait que se fût étendue sur elle une brume de glace. Autour de lui, partout, de quelque côté qu'il se tournât, il sentait sur sa face le souffle meurtrier de la Bête aveugle ; il savait qu'il était sous le poing de cette Force de destruction, et qu'il n'y avait rien à faire. Mais loin de l'accabler, cette pensée le brûlait d'indignation contre l'impossible ; il avait beau se briser le front, et reconnaître qu'il n'était pas le plus fort : il ne cessait point de se révolter contre la souffrance. Dès lors, sa vie fut une lutte de tous les instants contre la férocité d'un Destin, qu'il ne voulait pas admettre.
À l'obsession de ses pensées la dureté même de la vie vint faire diversion. La ruine de la famille, que Jean-Michel retardait, se précipita, dès qu'il ne fut plus là. Avec lui les Krafft avaient perdu leurs meilleures ressources ; et la misère entra dans la maison.
Melchior y ajouta encore. Loin de travailler davantage, il s'abandonna tout à fait à son vice, quand il fut délivré du seul contrôle qui le retînt. Presque chaque nuit, il rentrait ivre, et il ne rapportait jamais rien de ce qu'il avait gagné. Du reste, il avait perdu à peu près toutes ses leçons. Une fois, il s'était présenté chez une élève dans un état d'ébriété complète : à la suite de ce scandale, toutes les maisons lui furent fermées. À l'orchestre, on ne le tolérait que par égard pour le souvenir de son père ; mais Louisa tremblait qu'il ne fût congédié d'un jour à l'autre, après un esclandre. Déjà on l'en avait menacé, certains soirs où il était arrivé à son pupitre vers la fin de la représentation. Deux ou trois fois, il avait même totalement oublié de venir. Et de quoi n'était-il pas capable dans ces moments d'excitation stupide, où il était pris d'une démangeaison de dire et de faire des sottises ! Ne s'avisa-t-il pas, un soir, de vouloir exécuter son grand concerto de violon, au milieu d'un acte de la Walküre ! On eut toutes les peines du monde à l'en empêcher. Il éclatait de rire, pendant la représentation, sous l'empire des images plaisantes qui se déroulaient sur la scène ou dans son cerveau. Il faisait la joie de ses voisins ; on lui passait beaucoup de choses, en faveur de son ridicule. Mais cette indulgence était pire que la sévérité ; et Christophe en mourait de honte.
L'enfant était maintenant premier violon à l'orchestre. Il s'arrangeait de façon à veiller sur son père, à le suppléer au besoin, à lui imposer silence, quand Melchior était dans ses jours d'expansion. Ce n'était pas aisé, et le mieux était de ne pas faire attention à lui ; sans quoi l'ivrogne, dès qu'il se sentait regardé, faisait des grimaces, ou commençait un discours. Christophe détournait donc les yeux, tremblant de lui voir faire quelque excentricité ; il essayait de s'absorber dans sa tâche, mais il ne pouvait s'empêcher d'entendre les réflexions de Melchior et les rires des voisins. Les larmes lui en venaient aux yeux. Les musiciens, braves gens, s'en étaient aperçus, et ils avaient pitié de lui ; ils mettaient une sourdine à leurs éclats, ils se cachaient de Christophe pour parler de son père. Mais Christophe sentait leur commisération. Il savait que, dès qu'il était sorti, les moqueries reprenaient leur train et que Melchior était la risée de la ville. Il ne pouvait rien pour l'empêcher ; c'était un supplice pour lui. Il ramenait son père à la maison après la fin du spectacle ; il lui donnait le bras, subissait ses bavardages, s'évertuait à cacher l'incertitude de sa marche. Mais à qui faisait-il illusion ? Et malgré ses efforts, il était rare qu'il réussît à conduire Melchior jusqu'au bout. Arrivé au tournant de la rue, Melchior déclarait qu'il avait un rendez-vous urgent avec des amis, et aucun argument ne pouvait lui persuader de manquer à cet engagement. Il était même prudent de ne pas trop insister, si on ne voulait s'exposer à une scène d'imprécations paternelles, qui attirait les voisins aux fenêtres.
Tout l'argent du ménage y passait. Melchior ne se contentait pas de boire ce qu'il gagnait. Il buvait ce que sa femme et son fils avaient tant de peine à gagner. Louisa pleurait ; mais elle n'osait pas résister, depuis que son mari lui avait durement rappelé que rien dans la maison n'était à elle et qu'il l'avait épousée sans un sou. Christophe voulut regimber : Melchior le calotta, le traita de polisson, et lui prit l'argent des mains. L'enfant avait douze à treize ans, il était robuste, et commençait à gronder contre les corrections ; pourtant il avait encore peur de se révolter, et il se laissait dépouiller. La seule ressource qu'ils eussent, Louisa et lui, était de cacher leur argent. Mais Melchior avait une ingéniosité singulière à découvrir leurs cachettes, quand ils n'étaient pas là.
Bientôt, cela ne lui suffit plus. Il vendit les objets hérités de son père. Christophe voyait partir avec douleur les livres, le lit, les meubles, les portraits des musiciens. Il ne pouvait rien dire. Mais un jour que Melchior, s'étant rudement heurté au vieux piano de grand-père, jura de colère, en se frottant le genou, et dit qu'on n'avait plus la place de remuer chez soi, et qu'il allait débarrasser la maison de toutes ces vieilleries, Christophe poussa les hauts cris. C'était vrai que les chambres étaient encombrées, depuis qu'on y avait entassé les meubles de grand-père pour vendre sa maison, la chère maison où Christophe avait passé les plus belles heures de son enfance. C'était vrai aussi que le vieux piano ne valait plus cher, qu'il avait une voix chevrotante, et que depuis longtemps Christophe l'avait abandonné, pour jouer sur le beau piano neuf, dû aux munificences du prince ; mais si vieux et si impotent qu'il fût, il était le meilleur ami de Christophe : il avait révélé à l'enfant le monde sans bornes de la musique ; sur ses touches jaunes et polies il avait découvert le royaume des sons ; c'était l'œuvre de grand-père, qui avait passé trois mois à le réparer pour son petit-fils : il était un objet sacré. Aussi Christophe protesta qu'on n'avait pas le droit de le vendre. Melchior lui intima l'ordre de se taire. Christophe cria plus fort que le piano était à lui et qu'il défendait qu'on y touchât. Il s'attendait à recevoir une solide correction. Mais Melchior le regarda avec un mauvais sourire, et se tut.
Le lendemain, Christophe avait oublié. Il rentrait à la maison, fatigué, mais d'assez bonne humeur. Il fut frappé des regards sournois de ses frères. Ils feignaient d'être absorbés dans une lecture ; mais ils le suivaient des yeux et guettaient ses mouvements, se replongeant dans leur livre, dès qu'il les regardait. Il ne douta point qu'ils ne lui eussent fait quelque mauvaise farce, mais il y était habitué, et ne s'en émut pas, résolu, quand il la découvrirait, à les rosser, comme il avait coutume. Il dédaigna donc d'approfondir la chose, et il se mit à causer avec son père, qui, assis au coin du feu, l'interrogeait sur sa journée avec une affectation d'intérêt, auquel il n'était point fait. Tandis qu'il lui parlait, il s'aperçut que Melchior échangeait en cachette des clignements d'yeux avec les deux petits. Il eut un serrement de cœur. Il courut dans sa chambre... La place du piano était vide ! Il poussa un cri de douleur. Il entendit dans l'autre pièce les rires étouffés de ses frères. Tout son sang lui monta au visage. Il bondit vers eux. Il cria :
-- Mon piano !
Melchior leva la tête, d'un air paisible et ahuri, qui fit éclater de rire les enfants. Lui-même ne put y tenir, en voyant la mine piteuse de Christophe ; et il se détourna pour pouffer. Christophe perdit conscience de ses actes. Il se jeta comme un fou sur son père. Melchior, renversé dans son fauteuil, n'eut pas le temps de se garer. L'enfant l'avait saisi à la gorge, et lui criait :
-- Voleur !
Ce ne fut qu'un éclair. Melchior se secoua et envoya rouler contre le carreau Christophe, qui se cramponnait avec fureur. La tête de l'enfant heurta contre les chenets. Christophe se releva sur les genoux, le front ouvert ; et il continuait de répéter, d'une voix suffoquée :
-- Voleur !... Voleur qui nous voles, maman, moi !... Voleur qui vends grand-père !
Melchior, debout, leva le poing sur la tête de Christophe. L'enfant le bravait avec des yeux haineux, et il tremblait de rage. Melchior se mit à trembler aussi. Il s'assit et se cacha la figure dans ses mains. Les deux petits s'étaient sauvés, en poussant des cris aigus. Au vacarme succéda le silence. Melchior gémissait des paroles vagues. Christophe, collé au mur, ne cessait pas de le fixer, les dents serrées. Melchior commença à s'accuser lui-même :
-- Je suis un voleur ! Je dépouille ma famille. Mes enfants me méprisent. Je ferais mieux d'être mort !
Quand il eut fini de geindre, Christophe, sans bouger, demanda d'une voix dure :
-- Où est le piano ?
-- Chez Wormser, dit Melchior, n'osant pas le regarder. Christophe fit un pas, et dit :
-- L'argent !
Melchior, annihilé, tira l'argent de sa poche, et le remit à son fils. Christophe se dirigea vers la porte. Melchior l'appela :
-- Christophe !
Christophe s'arrêta. Melchior reprit, d'une voix tremblante :
-- Mon petit Christophe !... Ne me méprise pas !
Christophe se jeta à son cou, et sanglota :
-- Papa, mon cher papa ! Je ne te méprise pas ! Je suis si malheureux !
Ils pleuraient bruyamment. Melchior se lamentait :
-- Ce n'est pas ma faute. Je ne suis pourtant pas méchant.
Il promettait de ne plus boire. Christophe hochait la tête, d'un air de doute ; et Melchior convenait qu'il ne pouvait pas résister, quand il avait de l'argent dans les mains. Christophe réfléchit, et dit :
-- Sais-tu, papa, il faudrait...
Il s'arrêta.
-- Quoi donc ?
-- J'ai honte...
-- Pour qui ? demanda naïvement Melchior.
-- Pour toi.
Melchior fit la grimace, et dit :
-- Cela ne fait rien.
Christophe expliqua qu'il faudrait que tout l'argent de la famille, même le traitement de Melchior, fût confié à un autre, qui remettrait à Melchior, jour par jour, ou semaine par semaine, ce dont il aurait besoin. Melchior, qui était en veine d'humilité, -- il n'était pas tout à fait à jeun, -- renchérit sur la proposition et déclara qu'il voulait écrire séance tenante une lettre au grand-duc, pour que la pension qui lui revenait fût régulièrement payée en son nom à Christophe. Christophe refusait, rougissant de l'humiliation de son père. Mais Melchior, dévoré d'une soif de sacrifice, s'obstina à écrire. Il était ému de la magnanimité de son acte. Christophe refusa de prendre la lettre ; et Louisa qui venait de rentrer, mise au courant de l'affaire, déclara qu'elle aimerait mieux mendier que d'obliger son mari à cet affront. Elle ajouta qu'elle avait confiance en lui, et qu'elle était sûre qu'il s'amenderait pour l'amour d'eux. Cela finit par une scène d'attendrissement général ; et la lettre de Melchior, oubliée sur la table, alla tomber sous l'armoire, où elle resta cachée.
Mais, quelques jours après, Louisa l'y retrouva, en faisant le ménage ; et comme elle était très malheureuse alors des nouveaux désordres de Melchior, qui avait recommencé, au lieu de déchirer le papier, elle le mit de côté. Elle le garda plusieurs mois, repoussant toujours l'idée de s'en servir, malgré les souffrances qu'elle endurait. Mais un jour qu'elle vit, une fois de plus, Melchior battre Christophe et le dépouiller de son argent, elle n'y tint plus ; et, seule avec l'enfant qui pleurait, elle alla prendre la lettre, la lui donna, et dit :
-- Va !
Christophe hésitait encore, mais il comprit qu'il n'y avait plus d'autre moyen, si on voulait sauver de la ruine totale le peu qui leur restait. Il alla au palais. Il mit près d'une heure à faire le trajet de vingt minutes. La honte de sa démarche l'accablait. Son orgueil, qui s'était exalté dans ces dernières années d'isolement, saignait à la pensée d'avouer publiquement le vice de son père. Par une étrange et naturelle inconséquence, il savait que ce vice était connu de tous ; et il s'obstinait à vouloir donner le change, il feignait de ne s'apercevoir de rien : il se fût laissé hacher en morceaux, plutôt que d'en convenir. Et maintenant, de lui-même, il allait !... Vingt fois, il fut sur le point de revenir ; il fit deux ou trois fois le tour de la ville, retournant sur ses pas, au moment d'arriver. Mais il n'était pas seul en cause. Il s'agissait de sa mère, de ses frères. Puisque son père les abandonnait, c'était à lui, fils aîné, de venir à leur aide. Il n'y avait plus à hésiter, à faire l'orgueilleux : il fallait boire la honte. Il entra au palais. Dans l'escalier, il faillit encore s'enfuir. Il s'agenouilla sur une marche. Il resta plusieurs minutes, sur le palier, la main sur le bouton de la porte, jusqu'à ce que l'arrivée de quelqu'un le forçât à entrer.
Tout le monde le connaissait aux bureaux. Il demanda à parler à Son Excellence l'intendant des théâtres, baron de Hammer Langbach. Un employé, jeune, gras, chauve, le teint fleuri, avec un gilet blanc et une cravate rose, lui serra familièrement la main, et se mit à parler de l'opéra de la veille. Christophe répéta sa question. L'employé répondit que Son Excellence était occupée en ce moment, mais que, si Christophe avait une requête à lui présenter, on la lui ferait passer avec d'autres pièces, qu'on allait lui porter à signer. Christophe tendit la lettre. L'employé y jeta les yeux, et poussa une exclamation de surprise :
-- Ah ! par exemple ! fit-il gaiement. Voilà une bonne idée ! Il y a longtemps qu'il aurait dû s'aviser de cela ! De toute sa vie, il n'a rien fait de mieux. Ah ! le vieux pochard ! Comment diable a-t-il pu s'y résoudre ?
Il s'arrêta net. Christophe lui avait arraché le papier des mains, et criait, blême de colère :
-- Je vous défends !... Je vous défends de m'insulter !
Le fonctionnaire fut stupéfait :
-- Mais, cher Christophe, essaya-t-il de dire, qui songe à t'insulter ? Je n'ai dit que ce que tout le monde pense. Toi-même, tu le penses.
-- Non ! cria rageusement Christophe.
-- Quoi ! tu ne le penses pas ? Tu ne penses pas qu'il boit ?
-- Ce n'est pas vrai ! dit Christophe.
Il trépignait.
L'employé haussa les épaules.
-- En ce cas, pourquoi a-t-il écrit cette lettre ?
-- Parce que... dit Christophe, -- (il ne sut plus que dire), -- parce que, comme je viens toucher mon traitement, chaque mois, je puis prendre en même temps celui de mon père. Il est inutile que nous nous dérangions tous deux... Mon père est très occupé.
Il rougissait de l'absurdité de son explication. L'employé le regardait avec un mélange d'ironie et de pitié. Christophe, froissant le papier dans sa main, fit mine de sortir. L'autre se leva et lui prit le bras.
-- Attends un moment, dit-il, je vais arranger les choses.
Il passa dans le cabinet du directeur. Christophe attendit, sous les regards des autres employés. Il ne savait pas ce qu'il devait faire. Il songea à se sauver, avant qu'on lui rapportât la réponse ; et il s'y disposait, quand la porte se rouvrit :
-- Son Excellence veut bien te recevoir, lui dit le trop serviable employé.
Christophe dut entrer.
Son Excellence le baron Hammer Langbach, un petit vieux, propret, avec des favoris, des moustaches, et le menton rasé, regarda Christophe par-dessus ses lunettes d'or, sans s'interrompre d'écrire, ni répondre d'un signe de tête à ses saluts embarrassés.
-- Ainsi, dit-il après un moment, vous demandez, monsieur Krafft ?...
-- Votre Excellence, dit précipitamment Christophe, je vous prie de me pardonner. J'ai réfléchi. Je ne demande plus rien.
Le vieillard ne chercha pas à avoir une explication de ce revirement subit. Il regarda plus attentivement Christophe, toussota, et dit :
-- Voudriez-vous me donner, monsieur Krafft, la lettre que vous tenez à la main ?
Christophe s'aperçut que le regard de l'intendant était fixé sur le papier qu'il continuait, sans y penser, à froisser dans son poing.
-- C'est inutile, Votre Excellence, balbutia-t-il. Ce n'est plus la peine maintenant.
-- Donnez, je vous prie, reprit tranquillement le vieillard, comme s'il n'avait pas entendu.
Christophe, machinalement, donna le chiffon de lettre ; mais il se lança dans un flot de paroles embrouillées, tendant toujours la main pour ravoir la lettre. L'Excellence déplia soigneusement le papier, le lut, regarda Christophe, le laissa patauger dans ses explications, puis l'interrompit, et dit, avec un éclair malicieux dans les yeux :
-- C'est bien, monsieur Krafft. La demande est accordée.
De la main, il lui donna congé et se replongea dans ses écritures.
Christophe sortit, consterné.
-- Sans rancune, Christophe ! lui dit cordialement l'employé, quand l'enfant repassa par le bureau. Christophe se laissa prendre et secouer la main, sans oser lever les yeux.
Il se retrouva hors du château. Il était glacé de honte. Tout ce qu'on lui avait dit lui revenait à l'esprit ; et il s'imaginait sentir une ironie injurieuse dans la pitié des gens qui l'estimaient et le plaignaient. Il rentra à la maison, il répondit à peine par quelques mots irrités aux questions de Louisa, comme s'il lui gardait rancune de ce qu'il venait de faire. Il était déchiré de remords, à la pensée de son père. Il voulait lui avouer tout, lui demander pardon. Melchior n'était pas là. Christophe l'attendit sans dormir, jusqu'au milieu de la nuit. Plus il pensait à lui, plus ses remords augmentaient : il l'idéalisait ; il se le représentait faible, bon, malheureux, trahi par les siens. Dès qu'il entendit son pas dans l'escalier, il sauta du lit pour courir à sa rencontre et se jeter dans ses bras. Mais Melchior rentrait dans un état d'ivresse si dégoûtant que Christophe n'eut même pas le courage de l'approcher ; et il alla se recoucher, en raillant amèrement ses illusions.
Quand Melchior, quelques jours plus tard, apprit ce qui s'était passé, il eut un accès de colère épouvantable ; et malgré les supplications de Christophe, il alla faire une scène au palais. Mais il en revint tout penaud, et il ne souffla mot de ce qui avait eu lieu. On l'avait reçu fort mal. On lui avait dit qu'il eût à le prendre sur un autre ton, -- qu'on ne lui avait conservé sa pension qu'en considération du mérite de son fils, et que si l'on apprenait de lui le moindre scandale à l'avenir, elle lui serait totalement supprimée. Aussi Christophe fut-il soulagé de voir son père accepter sa situation, du jour au lendemain, et se vanter même d'avoir eu l'initiative de ce sacrifice.
Cela n'empêcha point Melchior d'aller larmoyer au dehors qu'il était dépouillé par sa femme et par ses enfants, qu'il s'était exténué pour eux, toute sa vie, et que maintenant on le laissait manquer de tout. Il tâchait aussi de soutirer de l'argent à Christophe, par toutes sortes de câlineries et de ruses ingénieuses, qui donnaient envie de rire à Christophe, bien qu'il n'en eût guère sujet. Mais comme Christophe tenait bon, Melchior n'insistait pas. Il se sentait étrangement intimidé devant les yeux sévères de cet enfant de quatorze ans, qui le jugeait. Il se vengeait en cachette par quelque mauvais tour. Il allait au cabaret, buvait et régalait ; et il ne payait rien, prétendant que c'était à son fils d'acquitter ses dettes. Christophe ne protestait pas, de peur d'augmenter le scandale ; et, d'accord avec Louisa, ils s'épuisaient à payer les dettes de Melchior. -- Enfin, Melchior se désintéressa de plus en plus de sa charge de violoniste, depuis qu'il n'en touchait plus le traitement ; et ses absences devinrent si fréquentes au théâtre que, malgré les prières de Christophe, on finit par le mettre à la porte. L'enfant resta donc seul chargé de soutenir son père, ses frères, et toute la maison.
Ainsi, Christophe devint chef de famille, à quatorze ans.
Il accepta résolument cette tâche écrasante. Son orgueil lui défendait de recourir à la charité des autres. Il se jura de se tirer d'affaire seul. Il avait trop souffert, depuis l'enfance, de voir sa mère accepter, quêter d'humiliantes aumônes ; c'était un sujet de discussions avec elle, quand la bonne femme revenait au logis, triomphante d'un cadeau qu'elle avait obtenu d'une de ses protectrices. Elle n'y voyait pas malice et se réjouissait de pouvoir, grâce à cet argent, épargner un peu de peine à son Christophe et ajouter un plat au maigre souper. Mais Christophe devenait sombre ; il ne parlait plus, de la soirée ; il refusait, sans dire pourquoi, de toucher à la nourriture qui avait été ainsi obtenue. Louisa était chagrinée ; elle harcelait maladroitement son fils pour qu'il mangeât ; il s'obstinait ; elle finissait par s'impatienter et lui disait des choses désagréables, auxquelles il répondait ; alors il jetait sa serviette sur la table, et sortait. Son père haussait les épaules et l'appelait poseur. Ses frères se moquaient de lui et mangeaient sa part.
Il fallait pourtant trouver les moyens de vivre. Son traitement à l'orchestre n'y suffisait plus. Il donna des leçons. Son talent de virtuose, sa bonne réputation, et surtout la protection du prince lui attirèrent une nombreuse clientèle dans la haute bourgeoisie. Tous les matins, depuis neuf heures, il enseignait le piano à des fillettes, souvent plus âgées que lui, qui l'intimidaient par leur coquetterie et qui l'exaspéraient par la niaiserie de leur jeu. Elles étaient, en musique, d'une stupidité parfaite ; en revanche, elles possédaient toutes, plus ou moins, un sens aigu du ridicule ; et leur regard moqueur ne faisait grâce à Christophe d'aucune de ses maladresses. C'était une torture pour lui. Assis à côté d'elles, sur le bord de sa chaise, rouge et guindé, crevant de colère et n'osant pas bouger, se tenant à quatre pour ne pas dire de sottises et ayant peur du son de sa voix, s'efforçant de prendre un air sévère et se sentant observé du coin de l'œil, il perdait contenance, se troublait au milieu d'une observation, craignait d'être ridicule, l'était, et s'emportait jusqu'aux reproches blessants. Il était bien facile à ses élèves de se venger ; et elles n'y manquaient point, en l'embarrassant par une certaine façon de le regarder, de lui poser les questions les plus simples, qui le faisait rougir jusqu'aux yeux ; ou bien, elles lui demandaient un petit service, -- comme d'aller prendre sur un meuble un objet oublié : -- ce qui était pour lui la plus pénible épreuve : car il fallait traverser la chambre sous le feu des regards malicieux, qui guettaient impitoyablement les gaucheries de ses mouvements, ses jambes maladroites, ses bras raides, son corps ankylosé par l'embarras.
De ces leçons il devait courir à la répétition du théâtre. Souvent il n'avait pas le temps de déjeuner ; il emportait dans sa poche un morceau de pain et de charcuterie qu'il mangeait pendant l'entr'acte. Il suppléait parfois Tobias Pfeiffer, le Musikdirektor, qui s'intéressait à lui et l'exerçait à diriger de temps en temps à sa place les répétitions d'orchestre. Il lui fallait aussi continuer sa propre éducation musicale. D'autres leçons de piano remplissaient sa journée, jusqu'à l'heure de la représentation. Et bien souvent, le soir, après la fin du spectacle, on le demandait au château. Là, il devait jouer pendant une heure ou deux. La princesse prétendait se connaître en musique ; elle l'aimait fort, sans faire de différence entre la bonne et la mauvaise. Elle imposait à Christophe des programmes baroques, où de plates rapsodies coudoyaient les chefs-d'œuvre. Mais son plus grand plaisir était de le faire improviser ; et elle lui fournissait les thèmes, d'une sentimentalité écœurante.
Christophe sortait de là, vers minuit, harassé, les mains brûlantes, la tête fiévreuse, l'estomac vide. Il était en sueur ; et, dehors, la neige tombait, ou un brouillard glacé. Il avait plus de la moitié de la ville à traverser, pour regagner sa maison ; il rentrait à pied, claquant des dents, mourant d'envie de dormir, et il devait prendre garde à ne pas salir dans les flaques son unique habit de soirée.
Il retrouvait sa chambre, qu'il partageait toujours avec ses frères ; et jamais le dégoût et le désespoir de sa vie, jamais le sentiment de sa solitude ne l'accablait autant qu'à ce moment où, dans ce galetas à l'odeur étouffante, il lui était enfin permis de déposer son collier de misère. À peine avait-il le courage de se déshabiller. Heureusement, dès qu'il posait la tête sur l'oreiller, il était terrassé par le sommeil, qui lui enlevait la conscience de ses peines.
Mais, dès l'aube en été, bien avant l'aube en hiver, il fallait qu'il se levât. Il voulait travailler pour lui : le seul moment de liberté qu'il eût était entre cinq et huit heures. Encore en devait-il perdre une partie à des travaux de commande : car son titre de Hofmusicus et sa faveur auprès du grand-duc l'obligeaient à des compositions officielles pour les fêtes de la cour.
Ainsi, jusqu'à la source de sa vie était empoisonnée. Ses rêves mêmes n'étaient point libres. Mais, comme c'est l'habitude, la contrainte les rendait plus forts. Quand rien n'entrave l'action, l'âme a bien moins de raisons pour agir. Plus étroite se resserrait autour de Christophe la prison des soucis et des tâches médiocres, plus son cœur révolté sentait son indépendance. Dans une vie sans entraves, il se fût abandonné sans doute au hasard des heures. Ne pouvant être libre qu'une heure ou deux par jour, sa force s'y ruait, comme un torrent entre les rochers. C'est une bonne discipline pour l'art, que de resserrer ses efforts dans d'implacables limites. En ce sens, on peut dire que la misère est un maître, non seulement de pensée, mais de style ; elle apprend la sobriété à l'esprit, comme au corps. Quand le temps est compté et les paroles mesurées, on ne dit rien de trop et on prend l'habitude de ne penser que l'essentiel. Ainsi on vit double, ayant moins de temps pour vivre.
Il en fut ainsi. Christophe prit sous le joug pleine conscience de la valeur de la liberté ; et il ne gaspillait pas les minutes précieuses à des actes, ou des mots inutiles. Sa tendance naturelle à écrire avec une abondance diffuse, livrée à tous les caprices d'une pensée sincère, mais sans choix, trouva son correctif dans l'obligation de se réaliser le plus possible en le moins de temps possible. Rien n'eut tant d'influence sur son développement artistique et moral : -- ni les leçons de ses maîtres, ni l'exemple des chefs-d'œuvre. Il acquit, dans ces années où le caractère se forme, l'habitude de considérer la musique comme une langue précise, dont chaque note a un sens ; et il prit en haine les musiciens qui parlent pour ne rien dire.
Cependant, les compositions qu'il écrivait alors étaient bien loin de l'exprimer complètement, parce qu'il était lui-même bien loin de s'être découvert. Il se cherchait à travers l'amas de sentiments acquis que l'éducation impose à l'enfant, comme une seconde nature. Il n'avait que des intuitions de son être véritable, faute d'avoir encore ressenti les passions de l'adolescence, qui dégagent la personnalité de ses vêtements d'emprunt, comme un coup de tonnerre purge le ciel des vapeurs qui l'enveloppent. D'obscurs et puissants pressentiments se mêlaient en lui aux réminiscences étrangères, dont il ne pouvait se défaire. Il s'irritait de ces mensonges. Il se désolait de voir combien ce qu'il écrivait était inférieur à ce qu'il pensait. Il doutait amèrement de lui. Mais il ne pouvait se résigner à cette stupide défaite ; il s'enrageait à faire mieux, à écrire de grandes choses. Et toujours il échouait. Après un instant d'illusion, pendant qu'il écrivait, il s'apercevait que ce qu'il avait écrit ne valait rien ; il le déchirait, il le brûlait. Et, pour achever sa honte, il fallait qu'il vît conservées, sans pouvoir les anéantir, ses œuvres officielles, les plus médiocres de toutes, -- le concerto : l'Aigle royal, pour l'anniversaire du prince, et la cantate : l'Hymen de Pallas, écrite à l'occasion du mariage de la princesse Adélaïde, -- publiées à grands frais, en éditions de luxe, qui perpétuaient son imbécillité pour les siècles à venir : -- car il croyait aux siècles à venir... Il en pleurait d'humiliation.
Fiévreuses années ! Nul répit, nulle relâche. Rien qui fasse diversion à ce labeur affolant. Point de jeux, point d'amis. Comment en aurait-il ? L'après-midi, à l'heure où les autres enfants s'amusent, le petit Christophe, le front plissé par l'attention, est assis à son pupitre d'orchestre, dans la salle de théâtre poussiéreuse et mal éclairée. Et le soir, quand les autres enfants sont couchés, il est encore là, affaissé sur sa chaise et crispé de fatigue.
Aucune intimité avec ses frères. Le cadet, Ernst, avait douze ans : c'était un petit vaurien, vicieux et effronté, qui passait ses journées avec quelques chenapans de sa sorte, et qui, dans leur société, avait pris non seulement des façons déplorables, mais des honteuses habitudes, dont l'honnête Christophe, qui n'aurait même pu en concevoir l'idée, s'était aperçu un jour avec horreur. L'autre, Rodolphe, le favori de l'oncle Théodore, se destinait au commerce. Il était rangé, tranquille, mais sournois ; il se croyait très supérieur à Christophe, et n'admettait pas son autorité sur la maison, bien qu'il trouvât naturel de manger son pain. Il avait épousé les rancunes de Théodore et de Melchior contre lui, et il répétait leurs racontars ridicules. Aucun des deux frères n'aimait la musique ; et Rodolphe affectait de la mépriser, comme son oncle, par esprit d'imitation. Gênés par la surveillance et les semonces de Christophe, qui prenait au sérieux son rôle de chef de famille, les deux petits avaient tenté de se révolter ; mais Christophe avait de bons poings et la conscience de son droit : il faisait marcher rondement ses cadets. Ils n'en faisaient pas moins de lui ce qu'ils voulaient ; ils abusaient de sa crédulité, ils lui tendaient des panneaux, où il ne manquait jamais de tomber ; ils lui extorquaient de l'argent, mentaient impudemment, et se moquaient de lui derrière son dos. Le bon Christophe se laissait toujours prendre ; il avait un tel besoin d'être aimé qu'un mot affectueux suffisait pour désarmer sa rancune. Il leur eût tout pardonné, pour un peu d'amour. Mais sa confiance était cruellement ébranlée, depuis qu'il les avait entendus rire de sa bêtise, après une scène d'embrassements hypocrites qui l'avait ému jusqu'aux larmes : ce dont ils avaient profité pour le dépouiller d'une montre en or, cadeau du prince, qu'ils convoitaient. Il les méprisait, et pourtant continuait à se laisser duper, par un penchant incorrigible à croire et à aimer. Il le savait, il se mettait en rage contre lui-même, et il rouait de coups ses frères, quand il découvrait, une fois de plus, qu'ils s'étaient joués de lui. Après quoi, il avalait de nouveau le premier hameçon qu'il leur plaisait de lui jeter.
Une plus amère souffrance lui était réservée. Il apprit par d'officieux voisins que son père disait du mal de lui. Après avoir été glorieux des succès de son fils, Melchior avait la honteuse faiblesse d'en devenir jaloux. Il cherchait à les rabaisser. C'était bête à pleurer. On ne pouvait que hausser les épaules ; il n'y avait même pas à se fâcher : car il était inconscient de ce qu'il faisait, et aigri par sa déchéance. Christophe se taisait ; il eût craint, s'il parlait, de dire des choses trop dures ; mais il avait le cœur ulcéré.
Tristes réunions, que ces soupers de famille, le soir, autour de la lampe, sur la nappe tachée, au milieu des propos insipides et du bruit des mâchoires de ces êtres qu'il méprise, qu'il plaint, et qu'il aime malgré tout ! Avec la brave maman, seule, Christophe sentait un lien de commune affection. Mais Louisa, ainsi que lui, s'exténuait tout le jour ; et, le soir, elle était éteinte, elle ne disait presque rien et s'endormait sur sa chaise, après dîner, en reprisant des chaussettes. D'ailleurs, elle était si bonne qu'elle ne semblait pas faire de différence dans son affection entre son mari et ses trois fils ; elle les aimait tous également. Christophe ne trouvait pas en elle la confidente dont il avait tant besoin.
Il s'enfermait en lui. Il se taisait pendant des jours entiers, accomplissant sa tâche monotone et harassante, avec une sorte de rage silencieuse. Un tel régime était dangereux, pour un enfant, à un âge de crise où l'organisme, plus sensible, est livré à toutes les causes de destruction et risque de se déformer pour le reste de la vie. La santé de Christophe en souffrit gravement. Il avait reçu des siens une solide charpente, une chair saine et sans tares. Mais ce corps vigoureux ne fit qu'offrir plus d'aliment à la douleur, quand l'excès des fatigues et des soucis précoces y eut ouvert une brèche par où elle put entrer. De très bonne heure, s'étaient annoncés chez lui des désordres nerveux. Il avait, tout petit, des évanouissements, des convulsions, des vomissements, quand il éprouvait une contrariété. Vers sept ou huit ans, à l'époque de ses débuts au concert, son sommeil était inquiet : il parlait, criait, riait, pleurait, en dormant ; et cette disposition maladive se renouvelait, chaque fois qu'il avait des préoccupations vives. Puis ce furent de cruelles douleurs à la tête, tantôt des élancements dans la nuque et les côtés du crâne, tantôt un casque de plomb. Les yeux lui faisaient mal : c'étaient, par instants, des pointes d'aiguille qui s'enfonçaient dans l'orbite ; il avait des éblouissements et ne pouvait plus lire, il devait s'arrêter pendant quelques minutes. La nourriture insuffisante ou malsaine et l'irrégularité des repas ruinaient son robuste estomac. Il était rongé par des douleurs d'entrailles, ou une diarrhée qui l'épuisait. Mais rien ne le faisait plus souffrir que son cœur : il était d'une irrégularité folle ; tantôt il bondissait tumultueusement dans la poitrine, à croire qu'il allait se briser ; tantôt il battait à peine et semblait près de s'arrêter. La nuit, la température de l'enfant avait des sautes effrayantes ; elle passait sans transition de la grosse fièvre à l'anémie. Il brûlait, il tremblait de froid, il avait des angoisses, sa gorge se contractait, une boule dans le cou l'empêchait de respirer. -- Naturellement, son imagination se frappa : il n'osait parler aux siens de ce qu'il ressentait ; mais il l'analysait sans cesse, avec une attention qui grossissait ses souffrances ou en créait de nouvelles. Il se prêta, l'une après l'autre, toutes les maladies connues ; il crut qu'il allait devenir aveugle ; et comme il avait quelquefois des vertiges, en marchant, il craignait de tomber mort. -- Toujours cette horrible peur d'être arrêté en chemin, de mourir avant l'âge, l'obsédait, l'accablait, le talonnait à la fois. Ah ! s'il fallait mourir, au moins pas maintenant, pas avant d'être vainqueur !...
La victoire... l'idée fixe qui ne cesse de le brûler, sans qu'il s'en rende compte, qui le soutient à travers les dégoûts, les fatigues, le marais croupissant de cette vie ! Conscience sourde et puissante de ce qu'il sera plus tard, de ce qu'il est déjà !... Ce qu'il est ? Un enfant maladif et nerveux qui joue du violon à l'orchestre et écrit de médiocres concertos ? -- Non. Bien au delà de cet enfant. Ceci n'est que l'enveloppe, la figure d'un jour. Ceci n'est pas son Être. Il n'y a aucun rapport entre son Être profond et la forme présente de son visage et de sa pensée. Lui-même le sait bien. S'il se voit dans son miroir, il ne se reconnaît pas. Cette face large et rouge, ces sourcils proéminents, ces petits yeux enfoncés, ce nez court, gros du bout, aux narines dilatées, cette lourde mâchoire, cette bouche boudeuse, tout ce masque, laid et vulgaire, lui est étranger. Il ne se reconnaît pas davantage dans ses œuvres. Il se juge, il sait la nullité de ce qu'il fait, de ce qu'il est. Et pourtant il est sûr de ce qu'il sera et de ce qu'il fera. Il se reproche parfois cette certitude, comme un mensonge d'orgueil ; et il prend plaisir à s'humilier, à se mortifier amèrement, afin de se punir. Mais la certitude persiste, et rien ne peut l'altérer. Quoi qu'il fasse, quoi qu'il pense, aucune de ses pensées, de ses actions, de ses œuvres, ne l'enferme, ni ne l'exprime : il le sait, il a ce sentiment étrange, que ce qu'il est le plus, ce n'est pas ce qu'il est à présent, c'est ce qu'il sera demain... Il sera !... Il brûle de cette foi, il s'enivre de cette lumière ! Ah ! pourvu qu'aujourd'hui ne l'arrête pas au passage ! Pourvu qu'il ne trébuche pas dans un des pièges sournois, qu'aujourd'hui ne se lasse pas de tendre sous ses pas !...
Ainsi, il lance sa barque à travers le flot des jours, sans détourner les yeux ni à droite, ni à gauche, immobile à la barre, le regard fixe et tendu vers le but. À l'orchestre, parmi les musiciens bavards, à table, au milieu des siens, au palais, tandis qu'il joue, sans penser à ce qu'il joue, pour le divertissement des fantoches princiers, c'est dans ce problématique avenir, cet avenir qu'un atome peut ruiner à jamais, -- n'importe ! -- c'est là qu'il vit.
Il est à son vieux piano, dans sa mansarde, seul. La nuit tombe. La lueur mourante du jour glisse sur le cahier de musique. Il se brise les yeux à lire, jusqu'à la dernière goutte de lumière. La tendresse des grands cœurs éteints, qui s'exhale de ces pages muettes, le pénètre amoureusement. Ses yeux se remplissent de larmes. Il lui semble qu'un être cher se tient derrière lui, qu'une haleine caresse sa joue, que deux bras vont enlacer son cou. Il se retourne, frissonnant. Il sent, il sait qu'il n'est pas seul. Une âme aimante, aimée, est là, auprès de lui. Il gémit de ne pouvoir la prendre. Et pourtant, cette ombre d'amertume, mêlée à son extase, a encore une douceur secrète. La tristesse même est lumineuse. Il pense à ses maîtres chéris, les génies disparus, dont l'âme revit dans ces musiques. Le cœur gonflé d'amour, il songe au bonheur surhumain, qui dut être la part de ces glorieux amis, puisqu'un reflet de leur bonheur est encore si brûlant. Il rêve d'être comme eux, de rayonner cet amour, dont quelques rayons perdus illuminent sa misère d'un sourire divin. Être dieu à son tour, être un foyer de joie, être un soleil de vie !...
Hélas ! S'il devient un jour l'égal de ceux qu'il aime, s'il atteint à ce bonheur lumineux qu'il envie, il verra son illusion...
Un dimanche que Christophe avait été invité par son Musikdirektor à venir dîner dans la petite maison de campagne, que Tobias Pfeiffer possédait à une heure de la ville, il prit le bateau du Rhin. Sur le pont, il s'assit auprès d'un jeune garçon de son âge, qui lui fit place avec empressement. Christophe n'y prêta aucune attention. Mais au bout d'un moment, sentant que son voisin ne cessait de l'observer, il le dévisagea. C'était un blondin aux joues roses et rebondies, avec une raie bien sage sur le côté de la tête et une ombre de duvet à la lèvre ; il avait la mine candide d'un grand poupon, malgré les efforts qu'il faisait pour paraître un gentleman ; il était mis avec un soin prétentieux : costume de flanelle, gants clairs, escarpins blancs, nœud de cravate bleu pâle ; et il tenait à la main une petite badine. Il regardait Christophe du coin de l'œil, sans tourner la tête, le cou raide, comme une poule ; et quand Christophe le regarda à son tour, il rougit jusqu'aux oreilles, tira un journal de sa poche, et feignit de s'y absorber, d'un air important. Mais quelques minutes après, il se précipita pour ramasser le chapeau de Christophe, qui était tombé. Christophe, surpris par tant de politesse, regarda de nouveau le jeune garçon, qui de nouveau rougit ; il remercia sèchement : car il n'aimait pas cet empressement obséquieux, et il détestait qu'on s'occupât de lui. Toutefois, il ne laissait pas d'en être flatté.
Bientôt, il n'y pensa plus ; son attention fut prise par le paysage.
Depuis longtemps, il n'avait pu s'échapper de la ville ; aussi jouissait-il avidement de l'air qui fouettait sa figure, du bruit des flots contre le bateau, de la grande plaine d'eau et du spectacle changeant des rives : berges grises et plates, buissons de saules baignant jusqu'à mi-corps, villes couronnées de tours gothiques et de cheminées d'usines aux fumées noires, vignes blondes et rochers légendaires. Et comme il s'extasiait tout haut, son voisin timidement, d'une voix étranglée, hasarda quelques détails historiques sur les ruines qu'on voyait, savamment restaurées et revêtues de lierre : il avait l'air de se faire un cours à lui-même. Christophe, intéressé, le questionna. L'autre se hâtait de répondre, heureux de montrer sa science ; et, à chaque phrase, il s'adressait à Christophe, en l'appelant : « Monsieur le Hofviolinist. »
-- Vous me connaissez donc ? demanda Christophe.
-- Oh ! oui ! dit le jouvenceau, d'un ton de naïve admiration, qui chatouilla la vanité de Christophe.
Ils causèrent. Le jeune garçon voyait Christophe aux concerts ; et son imagination avait été frappée par ce qu'il avait entendu raconter de lui. Il ne le disait pas à Christophe ; mais Christophe le sentait, et il en était agréablement surpris. Il n'avait pas l'habitude qu'on lui parlât sur ce ton de respect ému. Il continua d'interroger son voisin sur l'histoire des pays qu'on traversait ; l'autre faisait étalage de ses connaissances toutes fraîches ; et Christophe admirait sa science. Mais ce n'était là que le prétexte de leur entretien : ce qui les intéressait l'un et l'autre, c'était de se connaître eux-mêmes. Ils n'osaient aborder franchement ce sujet. Ils y revenaient de loin en loin par de gauches questions. Enfin ils se décidèrent ; et Christophe apprit que son nouvel ami se nommait « monsieur Otto Diener », et était le fils d'un riche commerçant de la ville. Il se trouva naturellement qu'ils avaient des connaissances communes, et peu à peu, leur langue se délia. Ils causaient avec animation, quand le bateau arriva à la ville, où Christophe devait descendre. Otto y descendait aussi. Ce hasard leur parut surprenant ; et Christophe proposa, en attendant l'heure du dîner, de faire quelques pas ensemble. Ils se lancèrent à travers champs. Christophe avait pris familièrement le bras d'Otto, et lui contait ses projets, comme s'il le connaissait depuis sa naissance. Il avait été tellement privé de la société des enfants de son âge qu'il sentait une joie inexprimable à se trouver avec ce jeune garçon, instruit et bien élevé, qui avait de la sympathie pour lui.
Le temps passait, et Christophe ne s'en apercevait pas. Diener, tout fier de la confiance que lui témoignait le jeune musicien, n'osait lui faire remarquer que l'heure de son dîner était déjà sonnée. Enfin il se crut obligé de le lui rappeler ; mais Christophe, qui s'était engagé dans une montée au milieu des bois, répondit qu'il fallait d'abord arriver au sommet ; et quand ils furent en haut, il s'allongea sur l'herbe, comme s'il avait l'intention d'y passer la journée. Après un quart d'heure, Diener, voyant qu'il ne semblait pas disposé à bouger, glissa de nouveau, timidement :
-- Et votre dîner ?
Christophe, étendu tout de son long, les mains derrière la tête, fit tranquillement :
-- Zut !
Puis il regarda Otto, vit sa mine effarée, et se mit à rire :
-- Il fait trop bon ici, expliqua-t-il. Je n'irai pas. Qu'ils m'attendent !
Il se souleva à moitié :
-- Êtes-vous pressé ? Non, n'est-ce pas ? Savez-vous ce qu'il faut faire ? Nous allons dîner ensemble. Je connais une auberge.
Diener aurait bien eu des objections à faire, non que personne l'attendît, mais parce qu'il lui était pénible de prendre une décision à l'improviste : il était méthodique et avait besoin de s'y préparer à l'avance. Mais la question de Christophe était posée d'un ton qui n'admettait guère la possibilité d'un refus. Il se laissa donc entraîner, et ils se remirent à causer.
À l'auberge, leur feu tomba. Ils étaient préoccupés tous deux de la grave question de savoir qui offrait le dîner à l'autre ; et chacun, en secret, mettait son point d'honneur à ce que ce fût lui : Diener, parce qu'il était le plus riche, Christophe, parce qu'il était le plus pauvre. Ils n'y faisaient aucune allusion directe ; mais Diener s'évertuait à affirmer son droit, par le ton d'autorité qu'il essayait de prendre, en commandant le menu. Christophe comprenait son intention ; et il renchérissait sur lui en commandant d'autres plats recherchés ; il voulait lui montrer qu'il était à son aise, autant que qui que ce fût. Et Diener ayant fait une nouvelle tentative, en tâchant de s'attribuer le choix des vins, Christophe le foudroya du regard, et fit venir une bouteille d'un des crus les plus chers que l'on eût à l'auberge.
Attablés devant un repas considérable, ils en furent intimidés. Ils ne trouvaient plus rien à se dire ; et ils mangeaient du bout des dents, gênés dans leurs mouvements. Ils s'apercevaient brusquement qu'ils étaient des étrangers l'un pour l'autre, et ils se surveillaient. Ils firent de vains efforts pour ranimer la conversation : elle retombait aussitôt. La première demi-heure fut d'un ennui mortel. Heureusement, le repas fit bientôt son effet ; et les deux convives se regardèrent avec plus de confiance. Christophe surtout, qui n'était pas accoutumé à de pareilles bombances, devint singulièrement loquace. Il raconta les difficultés de sa vie ; et Otto, sortant de sa réserve, avoua qu'il n'était pas heureux non plus. Il était faible et timide, et ses camarades en abusaient. Ils se moquaient de lui, ils ne lui pardonnaient pas de désapprouver leurs manières communes, ils lui jouaient de méchants tours. -- Christophe serra les poings, et dit qu'il ne ferait pas bon pour eux recommencer en sa présence. -- Otto était également incompris des siens. Christophe connaissait ce malheur ; et ils s'apitoyèrent sur leurs communes infortunes. Les parents de Diener voulaient faire de lui un commerçant, le successeur de son père. Mais lui voulait être poète. Il serait poète, quand bien même il devrait s'enfuir de sa ville, comme Schiller, et affronter la misère ! (D'ailleurs, la fortune de son père lui reviendrait tout entière, et elle n'était pas médiocre). Il avoua, en rougissant, qu'il avait déjà écrit des vers sur la tristesse de vivre ; mais il ne put se décider à les dire malgré les prières de Christophe. À la fin, cependant, il en cita deux ou trois, en bredouillant d'émotion. Christophe les trouva sublimes. Ils s'admiraient mutuellement. Outre sa réputation musicale, la force de Christophe, sa hardiesse de façons en imposaient à Otto. Et Christophe était sensible à l'élégance d'Otto, à la distinction de ses manières, -- tout est relatif en ce monde -- et à son grand savoir, ce savoir qui lui manquait totalement et dont il avait soif.
Engourdis par le repas, les coudes sur la table, ils partaient et s'écoutaient parler l'un l'autre, avec des yeux attendris. L'après-midi s'avançait. Il fallait partir. Otto fit un dernier effort pour s'emparer de la note ; mais Christophe le cloua sur place d'un regard mauvais, qui lui enleva tout désir d'insister. Christophe n'avait qu'une inquiétude : c'était qu'on ne lui demandât plus que ce qu'il possédait ; il eût donné sa montre, plutôt que d'en rien avouer à Otto. Mais il n'eut pas besoin d'en venir là ; il lui suffit de dépenser pour ce dîner à peu près tout son argent du mois.
Ils redescendirent la colline. L'ombre du soir commençait à se répandre à travers le bois de sapins ; les cimes flottaient encore dans la lumière rosée ; elles ondulaient gravement, avec un bruit de houle ; le tapis d'aiguilles violettes amortissait le son des pas. Ils se taisaient. Christophe voulait parler, une angoisse l'oppressait. Il s'arrêta un moment, et Otto fit comme lui. Tout était silencieux. Des mouches bourdonnaient très haut, dans un rayon de soleil. Une branche sèche tomba. Christophe saisit la main d'Otto, et demanda, d'une voix qui tremblait :
-- Est-ce que vous voulez être mon ami ?
Otto murmura :
-- Oui.
Ils se serrèrent la main ; leur cœur palpitait. Ils osaient à peine se regarder.
Après un moment, ils se remirent en marche. Ils étaient à quelques pas l'un de l'autre, et ils ne se dirent plus rien jusqu'à la lisière du bois : ils avaient peur d'eux-mêmes et de leur mystérieux émoi ; ils allaient très vite et ne s'arrêtèrent plus, qu'ils ne fussent sortis de l'ombre des arbres. Là, ils se rassurèrent et se reprirent la main. Ils admiraient le soir limpide qui tombait, et ils parlaient par mots entrecoupés.
Sur le bateau, assis à l'avant, dans l'ombre lumineuse, ils essayèrent de causer de choses indifférentes ; mais ils n'écoutaient pas ce qu'ils disaient ; ils étaient baignés d'une lassitude heureuse. Ils n'éprouvaient le besoin, ni de parler, ni de se donner la main, ni même de se regarder : ils étaient l'un près de l'autre...
Près d'arriver, ils convinrent de se retrouver le dimanche suivant. Christophe reconduisit Otto jusqu'à sa porte. À la lueur du bec de gaz, ils se sourirent timidement, et se balbutièrent un au revoir ému. Ils furent soulagés de se quitter, tant ils étaient harassés de la tension où ils vivaient depuis quelques heures, et de la peine que leur coûtait le moindre mot qui rompît le silence.
Christophe revint seul dans la nuit. Son cœur chantait : « J'ai un ami, j'ai un ami ! » Il ne voyait rien. Il n'entendait rien. Il ne pensait à rien autre.
Il tombait de sommeil et s'endormit à peine rentré. Mais il fut réveillé deux ou trois fois dans la nuit, comme par une idée fixe. Il se répétait : « J'ai un ami » ; et il se rendormait.
Le matin venu, il lui sembla qu'il avait rêvé tout cela. Pour s'en prouver la réalité, il entreprit de se rappeler les moindres détails de la journée précédente. Il s'absorbait encore dans cette occupation, pendant qu'il donnait ses leçons ; l'après-midi, il était si distrait à la répétition d'orchestre que c'est à peine, si, en sortant, il se souvenait de ce qu'il avait joué.
De retour à la maison, il vit une lettre qui l'attendait. Il n'eut pas besoin de se demander d'où elle venait. Il courut s'enfermer dans sa chambre pour la lire. Elle était écrite sur du papier bleu pâle, d'une écriture appliquée, longue, indécise, avec des paraphes très corrects :
« Cher monsieur Christophe,
-- oserai-je dire très honoré ami ?
« Je pense beaucoup à notre partie d'hier, et je vous remercie immensément de vos bontés pour moi. Je vous suis tellement reconnaissant de tout ce que vous avez fait, et de vos bonnes paroles, et de la ravissante promenade, et du dîner excellent ! Je suis fâché seulement que vous ayez dépensé tant d'argent pour ce dîner. Quelle superbe journée ! N'est-ce pas qu'il y a quelque chose de providentiel dans cette étonnante rencontre ? Il me semble que c'est le Destin lui-même qui a voulu nous réunir. Comme je me réjouis de vous revoir dimanche ! J'espère que vous n'aurez pas eu trop de désagréments, pour avoir manqué le dîner de monsieur le Hofmusikdirektor. Je serais si fâché que vous eussiez des contrariétés à cause de moi !
« Je suis pour toujours, très cher monsieur Christophe, votre très dévoué serviteur et ami.
« Otto Diener.
« P.-S. -- Ne venez pas, s'il vous plaît, dimanche, me prendre à la maison. Il vaut mieux, si vous le permettez, que nous nous rencontrions au Schlossgarten. »
Christophe lut cette lettre, les larmes aux yeux ; il la baisa ; il éclata de rire ; il fit une cabriole sur son lit. Puis il courut à sa table et prit la plume pour répondre sur-le-champ. Il n'aurait pu attendre une minute. Mais il n'avait pas l'habitude d'écrire ; il ne savait comment exprimer ce qui lui gonflait le cœur ; il crevait le papier avec sa plume et noircissait d'encre ses doigts ; il trépignait d'impatience. Enfin, après avoir tiré la langue et usé cinq ou six brouillons, il réussit à écrire, en lettres difformes qui s'en allaient dans tous les sens, et avec d'énormes fautes d'orthographe :
« Mon âme ! Comment oses-tu parler de reconnaissance, parce que je t'aime ? Ne t'ai-je pas dit combien j'étais triste et seul avant de te connaître ? Ton amitié m'est le plus grand des biens. Hier j'ai été heureux, heureux ! C'est la première fois de ma vie. Je pleure de joie en lisant ta lettre. Oui, n'en doute pas, mon aimé, c'est le Destin qui nous rapproche ; il veut que nous soyons unis pour accomplir de grandes choses. Amis ! Quel mot délicieux ! Se peut-il que j'aie enfin un ami ? Oh ! tu ne me quitteras plus, n'est-ce pas ? Tu me resteras fidèle ? Toujours ! Toujours !... Comme il sera beau de grandir ensemble, de travailler ensemble, de mettre en commun, moi mes lubies musicales, toutes ces bizarres choses qui me trottent par la tête, et toi ton intelligence et ta science étonnante ! Combien tu sais de choses ! Je n'ai jamais vu un homme aussi intelligent que toi ! Il y a des moments où je suis inquiet : il me semble que je ne suis pas digne de ton amitié. Tu es si noble et si accompli, et je te suis si reconnaissant d'aimer un être grossier comme moi !... Mais non ! je viens de le dire, il ne faut point parler de reconnaissance. En amitié, il n'y a ni obligés, ni bienfaiteurs. De bienfaits je n'en accepterais pas ! Nous sommes égaux, puisque nous nous aimons. Qu'il me tarde de te voir ! Je n'irai pas te prendre à ta maison, puisque tu ne le veux pas, -- quoique, à vrai dire, je ne comprenne pas toutes ces précautions ; -- mais tu es le plus sage, tu as certainement raison...
« Un mot seulement ! Ne parle plus jamais d'argent. Je hais l'argent : le mot, et la chose. Si je ne suis pas riche, je le suis toujours assez pour fêter mon ami ; et c'est ma joie de donner tout ce que j'ai pour lui. Ne ferais-tu pas de même ? Et, si j'en avais besoin, ne me donnerais-tu pas ta fortune entière ? -- Mais cela ne sera jamais ! J'ai de bons poings et une bonne tête, et je saurai toujours gagner le pain que je mange. -- À dimanche ! -- Mon Dieu ! Toute une semaine sans te voir ! Et, il y a deux jours, je ne te connaissais point ! Comment ai-je pu vivre si longtemps sans toi ?
« Le batteur de mesure a essayé de grogner. Mais ne t'en soucie pas plus que moi ! Que me font les autres ? Je méprise ce qu'ils pensent et ce qu'ils penseront jamais de moi. Il n'y a que toi qui m'importes. Aime-moi bien, mon âme, aime-moi comme je t'aime !... Je ne puis te dire combien je t'aime. Je suis tien, tien, de l'ongle à la prunelle. À toi pour jamais.
« Christophe ».
Christophe se rongea d'attente pendant le reste de la semaine. Il se détournait de son chemin et faisait de longs crochets, pour rôder du côté de la maison d'Otto, -- non qu'il pensât le voir ; mais la vue de sa maison suffisait à le faire pâlir et rougir d'émotion. Le jeudi, il n'y tint plus et envoya une seconde lettre, encore plus exaltée que la première. Otto y répondit, avec sentimentalité.
Le dimanche vint enfin, et Otto fut exact au rendez-vous. Mais il y avait près d'une heure que Christophe se dévorait d'impatience, en l'attendant sur la promenade. Il commençait à se tourmenter de ne pas le voir. Il tremblait qu'Otto fût malade ; car il ne supposait pas un instant qu'Otto pût lui manquer de parole. Il répétait tout bas : « Mon Dieu ! faites qu'il vienne ! » Et il frappait les petits cailloux de l'allée avec une baguette ; il se disait que, s'il manquait trois fois son coup, Otto ne viendrait pas, mais que, s'il touchait juste, Otto paraîtrait aussitôt. Et, malgré son attention et la facilité de l'épreuve, il venait de manquer son but trois fois, lorsqu'il aperçut Otto qui arrivait de son pas tranquille et posé : car Otto restait toujours correct, même quand il était le plus ému. Christophe courut à lui, et, la gorge sèche, lui dit bonjour. Otto répondit : bonjour ; et ils ne trouvèrent plus rien à se dire, sinon que le temps était fort beau, et qu'il était dix heures cinq, ou six, à moins que ce ne fût dix heures dix, parce que l'horloge du château était toujours en retard.
Ils allèrent à la gare, et prirent le chemin de fer pour une station voisine, qui était un but d'excursion. En route, ils ne parvinrent pas à échanger dix mots. Ils essayèrent d'y suppléer par des regards éloquents : cela ne réussit pas mieux. Ils avaient beau vouloir se dire ainsi quels amis ils étaient : leurs yeux ne disaient rien du tout, ils jouaient la comédie. Christophe s'en aperçut avec humiliation. Il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait point à exprimer, ni même à sentir tout ce qui lui remplissait le cœur, une heure auparavant. Otto ne se rendait peut-être pas compte aussi clairement de cette malchance, parce qu'il était moins sincère et regardait en lui avec plus d'égards pour lui-même ; mais il éprouvait un pareil désappointement. La vérité était que les deux enfants avaient, depuis huit jours, en l'absence l'un de l'autre, monté leurs sentiments à un diapason tel qu'il leur était impossible de les y maintenir dans la réalité, et qu'en se retrouvant, leur première impression devait être une déception : il en fallait rabattre. Mais ils ne pouvaient se résoudre à en convenir.
Ils errèrent tout le jour dans la campagne, sans réussir à secouer la contrainte maussade qui pesait sur eux. C'était jour de fête : les auberges et les bois étaient remplis d'une foule de promeneurs, -- des familles de petits bourgeois, qui faisaient du bruit et mangeaient dans tous les coins. Cela ajoutait à leur mauvaise humeur ; ils attribuaient à ces importuns l'impossibilité où ils étaient de retrouver l'abandon de la dernière promenade. Ils parlaient cependant, ils se donnaient grand mal pour trouver des sujets de conversation ; ils avaient peur de s'apercevoir qu'ils n'avaient rien à se dire. Otto étalait sa science d'école. Christophe entrait dans des explications techniques sur les œuvres musicales et le jeu du violon. Ils s'assommaient l'un l'autre. Ils s'assommaient eux-mêmes en s'entendant parler. Et ils parlaient toujours, tremblant de s'arrêter : car il s'ouvrait alors des abîmes de silence qui les glaçaient. Otto avait envie de pleurer ; et Christophe fut sur le point de le planter là et de se sauver, tant il avait de honte et d'ennui.
Une heure seulement avant de reprendre le train, ils se dégelèrent. Au fond du bois, un chien donnait de la voix, il chassait pour son compte. Christophe proposa de se cacher sur le parcours, pour tâcher de voir la bête poursuivie. Ils coururent au milieu des fourrés. Le chien s'éloignait et se rapprochait. Ils allaient à droite, à gauche, avançaient, revenaient sur leurs pas. Les aboiements devenaient plus forts ; le chien s'étranglait d'impatience dans son cri de carnage ; il arrivait vers eux. Christophe et Otto, couchés sur les feuilles mortes, dans l'ornière d'un sentier, attendaient, ne respirant plus. Les aboiements se turent ; le chien avait perdu la piste ; on l'entendit japper encore une fois, au loin ; puis, le silence descendit sur les bois. Plus un bruit : seul, le grouillement mystérieux des millions d'êtres, des insectes et des vers, qui rongent sans répit et détruisent la forêt, -- souffle régulier de la mort, qui ne s'arrête jamais. Les enfants écoutaient, et ils ne bougeaient pas. Juste au moment où, découragés, ils se relevaient pour dire : « C'est fini. Il ne viendra pas », -- un petit lièvre pointa hors des fourrés ; il venait droit sur eux : ils le virent en même temps et poussèrent un hurlement de joie. Le lièvre bondit sur place et sauta de côté : ils le virent plonger dans les taillis, cul par-dessus tête ; le frôlement des feuilles froissées s'effaça comme un sillage sur la surface de l'eau. Bien qu'ils eussent regret d'avoir crié, cette aventure les mit en joie. Ils se tordaient de rire, en pensant au bond effarouché du lièvre, et Christophe l'imita d'une façon grotesque. Otto fit de même. Puis ils se poursuivirent. Otto faisait le lièvre, et Christophe le chien ; ils dévalèrent bois et prés, passant à travers les haies et sautant par-dessus les fossés. Un paysan vociféra contre eux, parce qu'ils s'étaient lancés au milieu d'un champ de seigle ; ils ne s'arrêtèrent pas. Christophe imitait les aboiements enroués du chien avec une telle perfection que Otto pleurait de rire. Enfin, ils se laissèrent rouler le long d'une pente, en criant comme des fous. Quand ils ne purent plus articuler un son, ils s'assirent et se regardèrent avec des yeux rieurs. Ils étaient tout à fait heureux maintenant et satisfaits d'eux-mêmes. C'est qu'ils n'essayaient plus de jouer aux amis héroïques ; ils étaient franchement ce qu'ils étaient : deux enfants.
Ils revinrent bras dessus, bras dessous, en chantant des chansons dénuées de sens. Toutefois, au moment de rentrer en ville, ils jugèrent bon de reprendre leurs rôles ; et, sur le dernier arbre du bois, ils gravèrent leurs initiales enlacées. Mais leur bonne humeur eut raison de la sentimentalité ; et dans le train de retour, ils éclataient de rire, chaque fois qu'ils se regardaient. Ils se quittèrent, en se persuadant qu'ils avaient passé une journée « colossalement ravissante » (kolossal entzückend) ; et cette conviction s'affirma dès qu'ils se retrouvèrent seuls.
Ils reprirent leur œuvre de construction patiente et ingénieuse, plus que celle des abeilles : car ils parvenaient à façonner avec quelques bribes de souvenirs médiocres une image merveilleuse d'eux-mêmes et de leur amitié. Après s'être idéalisés toute la semaine, ils se revoyaient le dimanche ; et, malgré la disproportion qu'il y avait entre la vérité et leur illusion, ils s'habituaient à ne la point remarquer.
Ils s'enorgueillissaient d'être amis. Le contraste de leurs natures les rapprochait. Christophe ne connaissait rien d'aussi beau que Otto, Ses mains fines, ses jolis cheveux, son teint frais, sa parole timide, la politesse de ses manières et le soin méticuleux de sa mise le ravissaient. Otto était subjugué par la force débordante et l'indépendance de Christophe. Habitué par une hérédité séculaire au respect religieux de toute autorité, il éprouvait une jouissance mêlée de peur à s'associer à un camarade aussi irrévérencieux de nature pour toute règle établie. Il avait un petit frisson de terreur voluptueuse, en l'entendant fronder les réputations de la ville et contrefaire impertinemment le grand-duc. Christophe s'apercevait de la fascination qu'il exerçait ainsi sur son ami ; et il outrait son humeur agressive ; il sapait, comme un vieux révolutionnaire, les conventions sociales et les lois de l'État. Otto écoutait, scandalisé et ravi ; il s'essayait timidement à se mettre à l'unisson ; mais il avait soin de regarder autour de lui si personne ne pouvait entendre.
Christophe ne manquait pas, dans leurs courses, de sauter les barrières d'un champ, aussitôt qu'il voyait un écriteau qui le défendait, ou bien il cueillait les fruits par-dessus les murs des propriétés. Otto était dans les transes qu'on ne les surprît ; mais ces émotions avaient pour lui une saveur exquise ; et le soir, quand il était rentré, il se croyait un héros. Il admirait craintivement Christophe. Son instinct d'obéissance trouvait à se satisfaire dans une amitié où il n'avait qu'à acquiescer aux volontés de l'autre, Jamais Christophe ne lui donnait la peine de prendre une décision : il décidait de tout, décrétait l'emploi des journées, décrétait même déjà l'emploi de la vie, faisant pour l'avenir de Otto, comme pour le sien, des plans qui ne souffraient point de discussion. Otto approuvait, un peu révolté d'entendre Christophe disposer de sa fortune, pour construire plus tard un théâtre de son invention. Mais il ne protestait pas, intimidé par l'accent dominateur de son ami et convaincu par sa conviction, que l'argent amassé par M. le Kommerzienrath Oscar Diener ne pouvait trouver un plus noble emploi. Christophe n'avait pas l'idée qu'il fît violence à la volonté de Otto. Il était despote d'instinct et n'imaginait pas que son ami pût vouloir autrement que lui. Si Otto avait exprimé un désir différent du sien, il n'eût hésité à lui sacrifier ses préférences personnelles. Il lui eût sacrifié bien davantage. Il était dévoré du désir de s'exposer pour lui. Il souhaitait passionnément qu'une occasion se présentât de mettre son amitié à l'épreuve. Il espérait, dans ses promenades, rencontrer quelque danger et se jeter au-devant. Il fût mort avec délices pour Otto. En attendant, il veillait sur lui avec une sollicitude inquiète, il lui donnait la main dans les mauvais pas comme à une petite fille, il avait peur qu'il ne fût las, il avait peur qu'il n'eût chaud, il avait peur qu'il n'eût froid ; il enlevait son veston pour le lui jeter sur les épaules, quand ils s'asseyaient sous un arbre ; il lui portait son manteau, quand ils marchaient ; il l'eût porté lui-même. Il le couvait des yeux, comme un amoureux. Et à vrai dire, il était amoureux.
Il ne le savait pas, ne sachant pas encore ce que c'était que l'amour. Mais par instants, quand ils étaient ensemble, il était pris d'un trouble étrange, -- le même qui l'avait étreint, le premier jour de leur amitié, dans le bois de sapins ; -- des bouffées lui montaient à la face, lui mettaient le sang aux joues. Il avait peur. D'un accord instinctif, les deux enfants s'écartaient craintivement l'un de l'autre, se fuyaient, restaient en arrière, en avant, sur la route ; ils feignaient d'être occupés à chercher des mûres dans les buissons ; et ils ne savaient pas ce qui les inquiétait.
C'était surtout dans leurs lettres que ces sentiments s'exaltaient. Ils ne risquaient pas d'être contredits par les faits ; rien ne venait gêner leurs illusions, ni les intimider. Ils s'écrivaient maintenant, deux ou trois fois par semaine, dans un style d'un lyrisme passionné. À peine s'ils parlaient des événements réels. Ils agitaient de graves problèmes sur un ton apocalyptique, qui passait sans transition de l'enthousiasme au désespoir. Ils s'appelaient : « mon bien, mon espoir, mon aimé, mon moi-- même. » Ils faisaient une consommation effroyable du mot : « âme ». Ils peignaient avec des couleurs tragiques la tristesse de leur sort, et s'affligeaient de jeter dans l'existence de leur ami le trouble de leur destinée.
-- Je t'en veux, mon amour, écrivait Christophe, de la peine que je te cause. Je ne puis supporter que tu souffres : il ne le faut pas, je ne le veux pas. (Il soulignait les mots, d'un trait qui crevait le papier.) Si tu souffres, où trouverai-je la force de vivre ? Je n'ai de bonheur qu'en toi. Oh ! sois heureux ! Tout le mal, je le prends joyeusement sur moi ! Pense à moi ! Aime-moi ! J'ai besoin qu'on m'aime. Il me vient de ton amour une chaleur qui me rend la vie. Si tu savais comme je grelotte ! Il fait hiver et vent cuisant dans mon cœur. J'embrasse ton âme.
-- Ma pensée baise la tienne, répliquait Otto.
-- Je te prends la tête entre mes mains, ripostait Christophe ; et ce que je n'ai point fait et ne ferai point des lèvres, je le fais de tout mon être : je t'embrasse comme je t'aime. Mesure !
Otto feignait de douter :
-- M'aimes-tu autant que je t'aime ?
-- Oh ! Dieu ! s'écriait Christophe, non pas autant, mais dix, mais cent, mais mille fois davantage ! Quoi ! Est-ce que tu ne le sens pas ? Que veux-tu que je fasse, qui te remue le cœur ?
-- Quelle belle amitié que la nôtre ! soupirait Otto. En fut-il jamais une semblable dans l'histoire ? C'est doux et frais comme un rêve. Pourvu qu'il ne passe point ! Si tu allais ne plus m'aimer !
-- Comme tu es stupide, mon aimé, répliquait Christophe. Pardonne, mais ta crainte pusillanime m'indigne. Comment peux-tu me demander si je puis cesser de t'aimer ! Vivre, pour moi, c'est t'aimer. La mort ne peut rien contre mon amour. Toi-même, tu ne pourrais rien, si tu voulais le détruire. Quand tu me trahirais, quand tu me déchirerais le cœur, je mourrais en te bénissant de l'amour que tu m'inspires. Cesse donc, une fois pour toutes, de te troubler et de me chagriner par ces lâches inquiétudes !
Mais une semaine après, c'était lui qui écrivait :
-- Voici trois jours entiers que je n'entends plus aucune parole sortir de ta bouche. Je tremble. M'oublierais-tu ? Mon sang se glace à cette pensée... Oui ! Sans doute... L'autre jour, j'avais déjà remarqué ta froideur envers moi. Tu ne m'aimes plus ! Tu penses à me quitter !... Écoute ! Si tu m'oublies, si tu me trahis jamais, je te tue comme un chien !
-- Tu m'outrages, mon cher cœur, répondait Otto. Tu m'arraches des larmes. Je ne le mérite point. Mais tu peux tout te permettre. Tu as pris sur moi des droits tels que, me briserais-tu l'âme, un éclat en vivrait toujours pour t'aimer !
-- Puissance céleste ! s'écriait Christophe. J'ai fait pleurer mon ami !... Injurie-moi ! Bats-moi ! Foule-moi aux pieds ! Je suis un misérable ! Je ne mérite pas ton amour !
Ils avaient des façons spéciales d'écrire leur adresse sur la lettre, de poser le timbre-poste, renversé, obliquement, dans un coin de l'enveloppe en bas, et à droite, pour distinguer leurs lettres de celles qu'ils écrivaient aux indifférents. Ces secrets puérils avaient pour eux le charme de doux mystères d'amour.
Un jour, en revenant d'une leçon, Christophe aperçut dans une rue voisine Otto en compagnie d'un garçon de son âge. Ils riaient et causaient familièrement ensemble. Christophe pâlit et les suivit des yeux, jusqu'à ce qu'ils eussent disparu, au détour de la rue. Ils ne l'avaient point vu. Il rentra. C'était comme si un nuage avait passé sur le soleil. Tout était assombri.
Quand ils se retrouvèrent, le dimanche suivant, Christophe ne parla de rien d'abord. Mais après une demi-heure de promenade, il dit d'une voix étranglée :
-- Je t'ai vu, mercredi, dans la Kreuzgasse.
-- Ah ! dit Otto.
Et il rougit.
Christophe continua :
-- Tu n'étais pas seul.
-- Non, dit Otto, j'étais avec quelqu'un.
Christophe avala sa salive, et demanda d'un ton qui voulait être indifférent :
-- Qui était-ce ?
-- Mon cousin Franz.
-- Ah ! dit Christophe.
Et, après un moment :
-- Tu ne m'en avais pas parlé.
-- Il habite à Rheinbach.
-- Est-ce que tu le vois souvent ?
-- Il vient quelquefois ici.
-- Et toi, est-ce que tu vas aussi chez lui ?
-- Des fois.
-- Ah ! répéta Christophe.
Otto, qui n'était pas fâché de détourner la conversation, fit remarquer un oiseau qui donnait des coups de bec dans un arbre. Ils parlèrent d'autre chose. Dix minutes après, Christophe reprit brusquement :
-- Est-ce que vous vous entendez ensemble ?
-- Avec qui ? demanda Otto.
(Il savait parfaitement avec qui.)
-- Avec ton cousin ?
-- Oui, pourquoi ?
-- Pour rien.
Otto n'aimait pas beaucoup son cousin, qui le harcelait de mauvaises plaisanteries. Mais un instinct de malignité bizarre le poussa à ajouter, après quelques instants :
-- Il est très aimable.
-- Qui ? demanda Christophe.
(Il savait très bien qui.)
-- Franz.
Otto attendit une réflexion de Christophe ; mais celui-ci semblait n'avoir pas entendu : il taillait une baguette dans un noisetier. Otto reprit :
-- Il est amusant. Il sait toujours des histoires.
Christophe siffla négligemment.
Otto surenchérit :
-- Et il est si intelligent... et distingué !...
Christophe haussa les épaules, avec l'air de dire :
-- Quel intérêt cet individu peut-il bien avoir pour moi ?
Et comme Otto, piqué, se disposait à continuer, il lui coupa brutalement la parole et lui assigna un but pour y courir.
Ils ne touchèrent plus à ce sujet, de toute l'après-midi ; mais ils se battaient froid, en affectant une politesse exagérée, inaccoutumée entre eux, surtout de la part de Christophe. Les mots lui restaient dans la gorge. Enfin il n'y tint plus, et, au milieu du chemin, se retournant vers Otto qui suivait à cinq pas, il lui saisit les mains avec impétuosité et se débonda, d'un coup :
-- Écoute, Otto ! Je ne veux pas que tu sois intime avec Franz, parce que... parce que tu es mon ami ; et je ne veux pas que tu aimes quelqu'un mieux que moi ! Je ne veux pas ! Vois-tu, tu es tout pour moi. Tu ne peux pas... tu ne dois pas... Si je ne t'avais plus, je n'aurais plus qu'à mourir. Je ne sais pas ce que je ferais. Je me tuerais. Je te tuerais. Non, pardon !...
Les larmes lui jaillissaient des yeux.
Otto, ému et effrayé par la sincérité d'une douleur, qui grondait de menaces, se hâta de jurer qu'il n'aimait et n'aimerait jamais personne autant que Christophe, que Franz lui était indifférent, et qu'il ne le verrait plus, si Christophe le voulait. Christophe buvait ses paroles, son cœur renaissait. Il riait et respirait très fort. Il remerciait Otto avec effusion. Il avait honte de la scène qu'il avait faite ; mais il était soulagé d'un grand poids. Ils se regardaient tous deux, plantés l'un en face de l'autre, immobiles et se tenant la main ; ils étaient très heureux et embarrassés de leur personne. Ils revinrent silencieusement ; puis ils se remirent à parler, et ils retrouvèrent leur gaieté : ils se sentaient plus unis que jamais.
Mais ce ne fut pas la dernière scène de ce genre. Maintenant que Otto sentait son pouvoir sur Christophe, il était tenté d'en abuser ; il savait quel était le point sensible, et il avait une envie irrésistible d'y mettre le doigt. Non pas qu'il eût plaisir aux colères de Christophe : au contraire, elles lui faisaient peur. Mais il se prouvait sa force, en faisant souffrir Christophe. Il n'était pas méchant : il avait l'âme d'une fille.
Il continua donc, malgré ses promesses, à se montrer bras dessus, bras dessous, avec Franz, ou avec quelque autre camarade ; ils faisaient grand bruit ensemble, et il riait de façon affectée. Quand Christophe lui faisait des réflexions, il ricanait et n'avait pas l'air de les prendre au sérieux, jusqu'à ce que, voyant les yeux de Christophe changer et ses lèvres trembler de colère, il changeât de ton aussi, inquiet, et promît de ne plus recommencer. Il recommençait le lendemain. Christophe lui écrivait des lettres furibondes, où il l'appelait :
-- Gredin ! Que je n'entende plus parler de toi ! Je ne te connais plus. Que le diable t'emporte, toi, et tous les chiens de ton espèce !
Mais il suffisait d'un mot larmoyant de Otto, ou, comme il fit une fois, de l'envoi d'une fleur symbolisant sa constance éternelle, pour que Christophe se fondît en remords et écrivît :
--Mon ange ! Je suis un fou. Oublie mon imbécillité. Tu es le meilleur des hommes. Ton petit doigt vaut mieux à lui seul que le stupide Christophe tout entier. Tu as des trésors d'ingénieuse et délicate tendresse. Je baise ta fleur avec des larmes. Elle est là, sur mon cœur. Je l'enfonce dans ma peau, à coups de poing. Je voudrais qu'elle me fît saigner, pour que je sente plus fort ta bonté exquise et mon infâme idiotie !...
Cependant, ils commençaient à se lasser l'un de l'autre. Il est faux de prétendre que les petites brouilles entretiennent l'amitié. Christophe en voulait à Otto des injustices que Otto lui faisait commettre. Il essayait bien de se raisonner, il se reprochait son despotisme. Sa nature loyale et emportée, qui, pour la première fois, faisait l'épreuve de l'amour, s'y donnait tout entière et voulait qu'on se donnât tout entier. Il n'admettait pas le partage en amitié. Étant prêt à tout sacrifier à l'ami, il trouvait légitime, et même nécessaire, que l'ami lui sacrifiât tout. Mais il commençait à sentir que le monde n'était pas bâti sur le modèle de son caractère inflexible, et qu'il demandait aux choses ce qu'elles ne pouvaient pas donner. Alors il cherchait à se vaincre. Il s'accusait durement, il se traitait d'égoïste, qui n'avait pas le droit d'accaparer l'affection de son ami. Il faisait des efforts sincères, pour le laisser tout à fait libre, quoi qu'il lui en coûtât. Il s'imposait même, par esprit d'humiliation, d'engager Otto à ne pas négliger Franz ; il affectait de se persuader qu'il était bien aise de lui voir trouver plaisir dans d'autres sociétés que la sienne. Mais quand Otto, qui n'était point dupe, lui obéissait malicieusement, il ne pouvait s'empêcher de lui faire grise mine ; et brusquement, il éclatait de nouveau.
À la rigueur, il eût pardonné à Otto de lui préférer d'autres amis ; mais ce qu'il ne pouvait lui passer, c'était le mensonge. Otto n'était pas faux, ni hypocrite : il avait une difficulté naturelle à dire la vérité, comme un bègue à articuler ; ce qu'il disait n'était jamais ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux ; soit timidité, soit incertitude sur ses propres sentiments, il parlait rarement d'une façon tout à fait nette, ses réponses étaient équivoques ; il faisait, à propos de tout, des cachotteries et des mystères, qui mettaient Christophe hors de lui. Quand on le prenait en faute, au lieu de le reconnaître, il s'obstinait à nier, et racontait des histoires absurdes. Un jour, Christophe, exaspéré, le gifla. Il crut que c'était fini de leur amitié et que jamais Otto ne lui pardonnerait. Mais après avoir boudé quelques heures, Otto revint à lui, comme si rien ne s'était passé. Il n'avait nulle rancune des violences de Christophe ; peut-être même y trouvait-il un charme. Tandis qu'il savait mauvais gré à Christophe de se laisser duper et d'avaler, bouche bée, toutes ses inventions ; il l'en méprisait un peu et se croyait son supérieur. Christophe, de son côté, en voulait à Otto d'accepter ses rebuffades sans révolte.
Ils ne se voyaient plus avec les yeux des premiers jours. Leurs défauts à tous deux apparaissaient en pleine lumière. Otto trouvait moins de charme à l'indépendance de Christophe. Christophe était, en promenade, un compagnon gênant. Il n'avait aucun souci du savoir-vivre. Il se mettait à l'aise, enlevait sa veste, ouvrait son gilet, entre-bâillait son col, relevait ses poignets de chemise, plantait son chapeau sur le bout de son bâton, et se dilatait à l'air. Il remuait les bras en marchant, il sifflait, il chantait à tue-tête ; il était rouge, suant et poudreux ; il avait l'air d'un paysan, qui revient de la foire. L'aristocratique Otto était mortifié d'être rencontré en sa compagnie. Quand il apercevait une voiture sur la route, il s'arrangeait de façon à rester de dix pas en arrière, et il feignait de se promener seul.
Christophe n'était pas moins embarrassant, lorsque, à l'auberge, ou dans le wagon, au retour, il se mettait à parler. Il causait bruyamment, disait tout ce qui lui passait par la tête, traitait Otto avec une familiarité révoltante ; il exprimait les opinions les plus dénuées de bienveillance sur le compte de personnages connus de tous, ou même sur le physique de gens assis à quelque distance ; ou bien, il entrait dans des détails intimes sur sa santé et sa vie domestique. Otto avait beau rouler les yeux et faire des signes effarés : Christophe n'avait pas l'air de s'en apercevoir et ne se gênait pas plus que s'il avait été seul. Otto surprenait des sourires sur les visages de ses voisins : il eût voulu rentrer sous terre. Il trouvait Christophe grossier : il ne comprenait pas comment il avait pu être séduit par lui.
Le plus grave était que Christophe continuait d'en user avec la même désinvolture à l'égard de toutes les haies, barrières, clôtures, murailles, défenses de passer, menaces d'amende, Verbote de toute sorte, -- de tout ce qui prétendait limiter sa liberté et garantir contre elle la sainte propriété. Otto vivait dans une peur de tous les instants, et ses observations ne servaient à rien : Christophe faisait pis, par bravade.
Un jour que Christophe, avec Otto sur les talons, se promenait comme chez lui au travers d'un bois particulier, en dépit, ou à cause des murs crénelés de tessons de bouteilles, qu'il leur avait fallu franchir, ils se trouvèrent nez à nez avec un garde, qui les accabla d'injures, et après les avoir tenus quelque temps sous la menace d'un procès-verbal, les mit dehors de la façon la plus ignominieuse. Otto ne brilla point dans cette épreuve : il se croyait déjà en prison, il larmoyait, protestant niaisement qu'il était entré par mégarde et qu'il avait suivi Christophe sans savoir où il allait. Quand il se vit sauvé, au lieu de se réjouir, il fit d'aigres reproches à son compagnon ; il se plaignit que Christophe le compromît. L'autre l'écrasa du regard, et l'appela : « Capon ! » Ils échangèrent des paroles vives. Otto se fût séparé de Christophe, s'il avait su comment revenir seul : il fut forcé de le suivre ; mais ils affectaient d'ignorer qu'ils étaient ensemble.
Un orage s'amassait. Dans leur colère, ils ne le virent pas venir. La campagne brûlante bruissait de cris d'insectes. Tout à coup, tout se tut. Ils ne s'aperçurent du silence qu'après quelques minutes : leurs oreilles bourdonnaient. Ils levèrent les yeux ; le ciel était sinistre ; d'énormes nuages lourds et livides l'avaient rempli ; ils arrivaient de tous côtés, comme un galop de cavalerie. Ils semblaient tous courir vers un point invisible, aspirés par un gouffre. Otto, angoissé, n'osait dire ses craintes à Christophe ; et celui-ci prenait un malin plaisir à ne vouloir rien remarquer. Ils se rapprochèrent pourtant sans se parler. Ils étaient seuls dans la plaine. Pas un souffle d'air. À peine un frisson de fièvre, qui faisait frémir par moments les petites feuilles des arbres. Soudain, un tourbillon de vent souleva la poussière, tordit les arbres, les fouetta furieusement. Et le silence retomba, plus sinistre qu'avant. Otto, d'une voix tremblante, se décida à parler :
-- C'est l'orage. Il faut rentrer.
Christophe dit :
-- Rentrons.
Mais il était trop tard. Une lumière aveuglante et brutale jaillit, le ciel mugit, la voûte des nuages gronda. En un instant, ils furent enveloppés par l'ouragan, affolés par les éclairs, assourdis par le tonnerre, trempés des pieds à la tête. Ils se trouvaient en rase campagne, à plus d'une demi-heure de toute habitation. Dans le tourbillon d'eau, dans la lumière morte, rougeoyaient les lueurs énormes de la foudre. Ils avaient envie de courir ; mais leurs vêtements collés par la pluie les empêchaient de marcher, leurs souliers clapotaient, l'eau ruisselait sur tour leur corps. Ils respiraient avec peine. Otto claquait des dents, et il était fou de colère ; il disait des choses blessantes à Christophe ; il voulait s'arrêter, il prétendait qu'il était dangereux de marcher, il menaçait de s'asseoir dans le chemin, de se coucher par terre, au milieu des champs labourés. Christophe ne répondait pas ; il continuait sa marche, aveuglé par le vent, la pluie et les éclairs, ahuri par le bruit, un peu inquiet aussi, mais se gardant de l'avouer.
Et soudain, ce fut fini. L'orage était passé, comme il était venu. Mais ils étaient tous deux en un piteux état. À la vérité, Christophe était si débraillé, à l'ordinaire, qu'un peu plus de désordre ne le changeait guère. Mais Otto, si soigné, si soigneux de sa mise, faisait triste figure ; il semblait sortir tout habillé du bain ; et quand Christophe se retourna vers lui, il ne put, en le voyant, réprimer un éclat de rire. Otto était dans un tel affaissement qu'il n'eut même pas la force de se fâcher. Christophe en eut pitié, il lui parla gaiement. Otto lui répondit d'un coup d'œil furieux. Christophe le fit entrer dans une ferme. Ils se séchèrent devant un grand feu et burent du vin chaud. Christophe trouvait l'aventure plaisante. Mais elle n'était pas du goût de Otto, qui garda un morne silence pendant le reste de la promenade. Ils revinrent en boudant et ne se tendirent pas la main, au moment de se quitter.
À la suite de cette équipée, ils ne se virent plus, d'une semaine. Ils se jugeaient sévèrement l'un l'autre. Mais après s'être punis eux-mêmes, en se privant d'un de leurs dimanches de promenade, ils s'ennuyèrent tellement que leur rancune tomba. Christophe fit les premières avances, selon son habitude. Otto daigna les accepter ; et ils firent la paix.
Malgré leurs désaccords, il leur était impossible de se passer l'un de l'autre. Ils avaient bien des défauts, ils étaient égoïstes tous les deux. Mais cet égoïsme était naïf, il ne connaissait pas les calculs de l'âge mûr, qui le rendent repoussant, il ne se connaissait pas lui-même : il était presque aimable, et il ne les empêchait pas de s'aimer sincèrement. Ils avaient un tel besoin d'amour et de sacrifice ! Le petit Otto pleurait sur son oreiller, en se racontant des histoires de dévouement romanesque, dont il était le héros ; il inventait des aventures pathétiques, où il était fort, vaillant, intrépide, et protégeait Christophe, qu'il s'imaginait adorer. Christophe ne voyait, n'entendait rien de beau ou de curieux, sans qu'il pensât : « Si Otto était là ! » Il mêlait l'image de son ami à sa vie tout entière ; et cette image se transfigurait, prenait une telle douceur qu'en dépit de ce qu'il savait de lui, il en était comme enivré. Certains mots de Otto, qu'il se rappelait longtemps après et qu'il embellissait, le faisaient tressaillir d'émotion. Ils s'imitaient mutuellement. Otto singeait les manières, les gestes, l'écriture de Christophe. Christophe était irrité de cette ombre qui répétait chaque mot qu'il avait dit et lui resservait ses propres pensées, comme des pensées neuves. Mais il ne s'apercevait pas qu'il contrefaisait lui-même Otto, il copiait sa façon de s'habiller, de marcher, de prononcer certains mots. C'était une fascination. Ils étaient pénétrés l'un de l'autre, ils avaient le cœur inondé de tendresse. Elle débordait de toutes parts comme une source. Chacun s'imaginait que son ami en était la cause. Ils ne savaient pas que c'était l'éveil de leur adolescence.
Christophe, qui ne se défiait de personne, laissait traîner ses papiers. Cependant une pudeur instinctive lui faisait serrer les brouillons de lettres qu'il griffonnait à Otto, et les réponses de celui-ci. Il ne les enfermait pas sous clef ; il les mettait entre les feuilles d'un de ses cahiers de musique, où il se croyait sûr qu'on n'irait pas les chercher. Il comptait sans la malice de ses frères.
Il les voyait depuis quelque temps rire et chuchoter en le regardant : ils se récitaient à l'oreille des fragments de discours, qui les jetaient dans des convulsions de gaieté. Christophe ne parvenait pas à entendre leurs paroles ; et d'ailleurs, suivant la tactique dont il usait à leur égard, il feignait une parfaite indifférence pour tout ce qu'ils pouvaient dire ou faire. Quelques mots éveillèrent son attention : il crut les reconnaître. Bientôt il n'eut plus de doute que ses frères n'eussent lu ses lettres. Mais quand il apostropha Ernst et Rodolphe, qui s'appelaient : « ma chère âme », avec un sérieux bouffon, il ne put rien en tirer. Les gamins firent semblant de ne pas comprendre, et dirent qu'ils avaient bien le droit de s'appeler comme ils voulaient. Christophe, qui avait retrouvé toutes ses lettres à leur place, n'insista pas davantage.
Peu après, il prit Ernst en flagrant délit de vol : le petit drôle fouillait dans le tiroir de la commode où Louisa renfermait l'argent. Christophe le secoua rudement, et il profita de l'occasion pour lui dire tout ce qu'il avait sur le cœur ; il énumérait, en termes qui manquaient de courtoisie, les méfaits de Ernst, dont la liste n'était pas courte. Ernst prit mal la semonce ; il répliqua avec arrogance que Christophe n'avait rien à lui reprocher ; et il laissa entendre sur l'amitié de son frère avec Otto des choses équivoques. Christophe ne comprit pas ; mais quand il entendit qu'on mêlait Otto à leur querelle, il somma Ernst de s'expliquer. Le petit ricanait ; puis, lorsqu'il vit Christophe blêmir de colère, il eut peur et ne voulut plus parler. Christophe comprit qu'il n'en tirerait rien ainsi ; il s'assit, en haussant les épaules, et affecta un mépris profond. Ernst, piqué, reprit son effronterie ; il s'appliqua à blesser son frère, il lui dit une kyrielle de choses plus viles les unes que les autres. Christophe se tenait à quatre pour ne pas éclater. Quand il finit par comprendre, il vit rouge : il bondit de sa chaise. Ernst n'eut pas le temps de crier. Christophe s'était jeté sur lui, avait roulé avec lui au milieu de la chambre, et lui frappait la tête contre les carreaux. Aux cris effrayants de la victime, Louisa, Melchior, toute la maison accourut. On dégagea Ernst en fort mauvais état. Christophe ne voulait pas lâcher prise : il fallut le rouer de coups. On l'appela brute ; et il en avait bien l'air. Les yeux lui sortaient de la tête, il grinçait des dents, il ne pensait qu'à se jeter de nouveau sur Ernst ; quand on lui demandait ce qui s'était passé, sa fureur redoublait, et il criait qu'il le tuerait. Ernst se refusait aussi à parler.
Christophe ne put ni manger, ni dormir. Il tremblait et pleurait dans son lit. Ce n'était pas seulement pour Otto qu'il souffrait. Une révolution se faisait en lui. Ernst ne se doutait guère du mal qu'il avait pu causer à son frère. Christophe était d'une intransigeance de cœur toute puritaine, qui ne pouvait admettre les souillures de la vie, et les découvrait peu à peu avec horreur. À quinze ans, avec une vie libre et de forts instincts, il était resté étrangement naïf. Sa pureté naturelle et son travail sans trêve l'avaient tenu à l'abri. Les paroles de son frère lui ouvrirent des abîmes. Jamais il n'eût imaginé de lui-même ces infamies ; et maintenant que l'idée en était entrée en lui, toute sa joie d'aimer et d'être aimé était gâtée. Non seulement son amitié pour Otto, mais toute amitié était empoisonnée.
Ce fut bien pis, quand quelques allusions sarcastiques lui firent croire, à tort peut-être, qu'il était en butte à la curiosité malsaine de la petite ville, et surtout quand Melchior, à quelque temps de là, lui fit des observations au sujet de ses promenades avec Otto. Melchior, probablement, n'y voyait pas malice ; mais Christophe, averti, lisait le soupçon dans toutes les paroles ; et il se croyait presque coupable. Otto, au même moment, passait par une crise analogue.
Ils essayèrent encore de se voir en cachette. Mais il fut impossible de retrouver l'abandon des entretiens passés. La franchise de leurs relations était altérée. Ces deux enfants, qui s'aimaient d'une tendresse si craintive qu'ils n'avaient jamais osé se donner un baiser fraternel, et qui n'imaginaient pas de plus grand bonheur que de se voir et de partager leurs rêves, se sentaient salis par le soupçon des cœurs malhonnêtes. Ils en arrivaient à voir le mal dans leurs actes les plus innocents : un regard, un serrement de main ; ils rougissaient, ils avaient de mauvaises pensées. Leurs rapports devenaient intolérables.
Sans se donner le mot, ils se virent moins souvent. Ils essayèrent de s'écrire ; mais ils surveillaient toutes leurs expressions. Leurs lettres devinrent froides et insipides. Ils se découragèrent. Christophe prétexta son travail, Otto ses occupations, pour cesser leur correspondance. Bientôt après, Otto partit pour l'Université ; et l'amitié qui avait illuminé quelques mois de leur vie, s'obscurcit tout à fait.
Aussi bien, un nouvel amour, dont celui-ci n'était qu'un avant-coureur, s'emparait du cœur de Christophe, et y faisait pâlir toute autre lumière.
Quatre ou cinq mois avant ces événements, madame Josepha von Kerich, veuve depuis peu du conseiller d'État, Stephan von Kerich, avait quitté Berlin, où les fonctions de son mari les retenaient jusqu'alors, pour venir s'installer avec sa fillette dans la petite ville rhénane, son pays d'origine. Elle avait là une vieille maison de famille, avec un grand jardin, presque un parc, qui descendait le long de la colline, jusqu'au fleuve, non loin de la maison de Christophe. De sa mansarde, Christophe voyait les branches lourdes des arbres qui pendaient hors des murs, et le haut faîte du toit rouge aux tuiles moussues. Une petite ruelle en pente, où l'on ne passait guère, longeait le parc, à droite ; on pouvait de là, en grimpant sur une borne, regarder par-dessus le mur : Christophe ne s'en faisait pas faute. Il voyait alors les allées envahies par l'herbe, les pelouses semblables à des prairies sauvages, les arbres se mêlant et luttant en désordre, et la façade blanche, aux volets obstinément clos. Une ou deux fois par an, un jardinier venait faire une ronde et aérer la maison. La nature reprenait ensuite possession du jardin, et tout rentrait dans le silence.
Ce silence impressionnait Christophe. Il se hissait en cachette à son observatoire ; à mesure qu'il devenait plus grand, ses yeux, puis son nez, puis sa bouche, arrivaient au niveau de la crête du mur ; maintenant, il pouvait passer les bras par-dessus, en se haussant sur la pointe des pieds ; et, malgré l'incommodité de cette position, il restait, le menton appuyé sur le mur, regardant, écoutant, tandis que le soir épanchait sur les pelouses ses douces ondes dorées, qui s'allumaient de reflets bleuâtres, à l'ombre des sapins. Il s'oubliait là, jusqu'à ce qu'il entendît dans la rue des pas qui venaient. La nuit, flottaient autour du jardin des parfums : de lilas au printemps, d'acacias en été, de feuilles mortes en automne. Quand Christophe revenait, le soir, du château, si fatigué qu'il fût, il s'arrêtait près de sa porte, à boire leur souffle délicieux ; et il avait peine à rentrer dans sa chambre puante. Il avait aussi joué, -- du temps où il jouait, -- sur la petite place aux pavés garnis d'herbe, devant la grille d'entrée de la maison Kerich. À droite et à gauche de la porte, s'élevaient deux marronniers centenaires ; grand-père venait s'asseoir à leur pied, en fumant sa pipe, et les fruits servaient aux enfants de projectiles et de jouets.
Un matin, en passant dans la ruelle, il grimpa sur la borne, par habitude. Il regardait distraitement. Il allait redescendre, quand il eut la sensation de quelque chose d'anormal. Il tourna les yeux vers la maison ; les fenêtres étaient ouvertes ; le soleil se ruait à l'intérieur ; bien qu'on ne vît personne, la vieille demeure semblait réveillée de son sommeil de quinze ans et riait. Christophe revint, troublé.
À table, son père parla de ce qui alimentait les entretiens du quartier : l'arrivée de madame de Kerich et de sa fille, avec une quantité incroyable de bagages. La place aux marronniers était remplie de badauds qui venaient assister au déballage des voitures. Christophe, très intrigué par cette nouvelle, qui, dans l'horizon borné de sa vie, était un événement important, retourna au travail, cherchant d'après les récits de son père, hyperboliques comme à l'ordinaire, à imaginer les hôtes de la maison enchantée. Puis sa tâche le reprit, et il avait oublié, quand, près de rentrer chez lui, le soir, tout lui revint à l'esprit ; et une curiosité le poussa à monter à son poste d'observation, pour épier ce qui se passait à l'intérieur des murs. Il ne vit rien que les calmes allées, où les arbres immobiles semblaient dormir dans les derniers rayons de soleil. Au bout de quelques minutes, il avait perdu le souvenir de l'objet de sa curiosité, et il s'abandonnait à la douceur du silence. Cette place baroque, -- debout en équilibre instable sur le faîte de la borne, -- était un lieu d'élection pour ses rêves. Au sortir de la ruelle laide, étouffée dans l'ombre, les jardins ensoleillés avaient un rayonnement magique. Son esprit s'en allait à la dérive dans ces espaces harmonieux, et des musiques chantaient ; il s'endormait en elles...
Il rêvait ainsi, les yeux, la bouche ouverts, et il n'aurait pu dire depuis quand il rêvait : car il ne voyait rien. Soudain, il eut un saisissement. Devant lui, au détour d'une allée, debout, le regardaient deux figures féminines. L'une, -- une jeune dame en noir, aux traits fins, incorrects, aux cheveux blond cendré, grande, élégante, un laisser-aller nonchalant dans la pose de la tête, l'observait avec des yeux bienveillants et railleurs. L'autre, -- une fillette de quinze ans, également en grand deuil, faisait la mine d'une enfant prise d'un accès de fou rire ; un peu en arrière de sa mère, qui, sans la regarder, lui faisait signe de se taire, elle se cachait la bouche dans ses mains, comme si elle avait toutes les peines du monde à s'empêcher d'éclater. C'était une fraîche figure, blanche, rose et blonde ; elle avait un petit nez un peu gros, une petite bouche un peu grosse, un petit menton grassouillet, de fins sourcils, des yeux clairs, et une profusion de cheveux blonds qui, tressés en nattes, s'enroulaient en couronne autour de sa tête, découvrant la nuque ronde et le front lisse et blanc : -- une petite figure de Cranach.
Christophe fut pétrifié par cette apparition. Au lieu de se sauver, il resta cloué sur place. Ce ne fut que quand il vit la jeune dame faire quelques pas vers lui, avec son aimable sourire moqueur, qu'il s'arracha à son immobilité, et sauta -- dégringola -- de la borne, entraînant avec lui des plâtras du mur. Il entendait une voix bienveillante, qui l'appelait familièrement : « Petit ! » et un éclat de rire enfantin, clair, liquide comme une voix d'oiseau. Il se retrouva dans la ruelle, sur les genoux et les mains ; et, après une seconde d'ahurissement, il détala à toutes jambes, comme s'il avait peur qu'on le poursuivît. Il était honteux ; cette honte le reprenait par accès, dans sa chambre, tout seul. Depuis, il n'osa plus passer par la ruelle, dans la crainte baroque qu'on ne fût embusqué pour l'attendre. Quand il était forcé de s'aventurer près de la maison, il rasait les murs, baissait la tête, et courait presque, sans se retourner. En même temps, il ne cessait de penser aux deux aimables figures ; il montait au grenier, enlevant ses chaussures pour qu'on ne l'entendît pas ; et il s'ingéniait à regarder par la lucarne, du côté de la maison et du parc des Kerich, bien qu'il sût parfaitement qu'il était impossible de voir autre chose que le dôme des arbres et les cheminées du faîte.
Un mois après, il jouait dans un des concerts hebdomadaires du Hofmusikverein un concerto de sa composition pour piano et orchestre. Il était arrivé au milieu de la dernière partie du morceau, quand il vit par hasard, dans la loge en face de lui, madame de Kerich et sa fille qui le regardaient. Il s'y attendait si peu qu'il en fut étourdi et qu'il faillit manquer sa réponse à l'orchestre. Il continua de jouer d'une façon mécanique, jusqu'à la fin du concerto. Lorsque ce fut fini, il vit, bien qu'il évitât de regarder de leur côté, que madame et mademoiselle de Kerich applaudissaient avec une légère exagération, comme si elles avaient voulu qu'il les vît applaudir. Il se hâta de quitter la scène. Au moment de sortir du théâtre, il aperçut madame de Kerich qui semblait le guetter au passage. Il était impossible qu'il ne la vît pas : il feignit pourtant de ne pas la voir ; et, rebroussant chemin, il sortit précipitamment par la porte de service du théâtre. Ensuite, il se le reprocha ; car il se rendait bien compte que madame de Kerich ne lui voulait aucun mal. Mais il savait que, si c'était à recommencer, il recommencerait. Il avait la frayeur de la rencontrer dans la rue. Quand il apercevait au loin une forme qui lui ressemblait, il prenait un autre chemin.
Ce fut elle qui vint à lui.
Un matin qu'il rentrait pour dîner, Louisa, toute fière, lui raconta qu'un laquais en livrée était venu déposer une lettre à son adresse ; et elle lui remit une grande enveloppe bordée de noir, dont l'envers portait gravées les armes des Kerich. Christophe l'ouvrit, tremblant de lire -- précisément ce qu'il lut :
« Madame Josepha von Kerich invitait monsieur le Hofmusicus Christophe Krafft à venir prendre le thé chez elle, aujourd'hui à cinq heures et demie. »
-- Je n'irai pas, déclara Christophe.
-- Comment ! s'exclama Louisa. J'ai dit que tu irais.
Christophe fit une scène à sa mère, il lui reprocha de se mêler de ce qui ne la regardait pas.
-- Le domestique attendait la réponse. J'ai dit que tu étais justement libre aujourd'hui. Tu n'as rien, à cette heure.
Christophe eut beau s'irriter, jurer qu'il n'irait pas, il ne pouvait plus se dérober. Quand vint l'heure de l'invitation, il se prépara en rechignant ; secrètement, il n'était pas fâché que le hasard fît violence à sa mauvaise volonté.
Madame de Kerich n'avait pas eu de peine à reconnaître dans le pianiste du concert le petit sauvage, dont la tête ébouriffée lui était apparue au-dessus du mur de son jardin. Elle avait pris des informations sur lui dans le voisinage ; et ce qu'elle avait appris de la vie difficile et courageuse de l'enfant lui avait inspiré de l'intérêt pour lui et la curiosité de lui parler.
Christophe, guindé dans une absurde redingote, qui lui donnait l'air d'un pasteur de campagne, arriva à la maison, malade de timidité. Il cherchait à se persuader que mesdames de Kerich n'avaient pas eu le temps de remarquer ses traits, le premier jour qu'elles l'avaient vu. Par un long corridor, dont le tapis étouffait le bruit des pas, un domestique l'introduisit dans une chambre, dont une porte vitrée donnait sur le jardin. Il faisait, ce jour-là, une petite pluie froide ; un bon feu brûlait dans la cheminée. Près de la fenêtre, à travers laquelle on entrevoyait les silhouettes mouillées des arbres dans la brume, les deux femmes étaient assises, tenant sur leurs genoux, madame de Kerich un ouvrage, et sa fille un livre, dont elle faisait la lecture, lorsque Christophe entra. Elles échangèrent, en le voyant, un coup d'œil malicieux.
-- Elles me reconnaissent, pensa Christophe, tout penaud.
Il s'épuisait à faire de gauches révérences.
Madame de Kerich sourit gaiement, et lui tendit la main :
-- Bonjour, mon cher voisin, dit-elle. Je suis contente de vous voir. Depuis que je vous ai entendu au concert, je voulais vous dire le plaisir que vous nous aviez fait. Et comme le seul moyen de vous le dire était de vous faire venir, j'espère que vous me pardonnerez de l'avoir employé.
Il y avait dans ces paroles aimables et banales tant de cordialité, malgré une pointe cachée d'ironie, que Christophe se sentit rassuré.
-- Elles ne me reconnaissent pas, pensa-t-il, soulagé.
Madame de Kerich désigna sa fille, qui avait fermé son livre et observait curieusement Christophe.
-- Ma fille Minna, dit-elle, qui désirait beaucoup vous voir.
-- Mais, maman, dit Minna, ce n'est pas la première fois que nous nous voyons.
Et elle éclata de rire.
-- Elles m'ont reconnu, pensa Christophe, atterré.
-- C'est vrai, dit madame de Kerich en riant aussi, vous nous avez fait visite, le jour de notre arrivée.
À ces mots, la fillette rit de plus belle, et Christophe prit un air si piteux que, quand Minna jetait les yeux sur lui, son rire redoublait. C'était un rire fou : elle en pleurait. Madame de Kerich, qui voulait l'arrêter, ne pouvait s'empêcher de rire aussi ; et Christophe, malgré sa gêne, fut gagné par la contagion. Leur bonne humeur était irrésistible : impossible de s'en formaliser. Mais Christophe perdit tout à fait contenance, lorsque Minna, reprenant haleine, lui demanda ce qu'il pouvait bien faire sur leur mur. Elle s'amusait de son trouble, et il balbutiait, éperdu. Madame de Kerich vint à son secours et détourna l'entretien, en faisant servir le thé.
Elle le questionna amicalement sur sa vie. Mais il ne se rassurait pas. Il ne savait comment s'asseoir, il ne savait comment tenir sa tasse, qui menaçait de chavirer ; il se croyait obligé, à chaque fois qu'on lui offrait de l'eau, du lait, du sucre, ou des gâteaux, de se lever précipitamment et de remercier avec des révérences, raide, serré dans sa redingote, son col et sa cravate, comme dans une carapace, n'osant pas, ne pouvant pas tourner la tête, ni à droite, ni à gauche, ahuri par la multiplicité des questions de madame de Kerich et par l'exubérance de ses façons, glacé par les regards de Minna qu'il sentait attachés à ses traits, à ses mains, à ses mouvements, à son habillement. Elles le troublaient encore plus, en voulant le mettre à l'aise, -- madame de Kerich, par son flot de paroles, -- Minna, par les œillades coquettes qu'elle lui faisait, pour s'amuser.
Enfin, elles renoncèrent à tirer de lui autre chose que des salutations et des monosyllabes ; et madame de Kerich, qui faisait à elle seule tous les frais de la conversation, lui demanda, lassée, de se mettre au piano. Bien plus intimidé que par un public de concert, il joua un adagio de Mozart. Mais sa timidité même, le trouble que son cœur commençait d'éprouver auprès de ces deux femmes, l'émotion ingénue qui gonflait sa poitrine, et le rendait heureux et malheureux ensemble, s'accordaient avec la tendresse et la pudeur juvénile de ces pages, et leur prêtaient un charme de printemps. Madame de Kerich en fut touchée ; elle le dit avec l'exagération louangeuse, habituelle aux gens du monde ; elle n'en était pas moins sincère, et l'excès même de l'éloge était doux, venant d'une aimable bouche. La maligne Minna se taisait, elle regardait avec étonnement ce garçon si stupide quand il parlait, et dont les doigts étaient si éloquents. Christophe sentait leur sympathie, et il s'enhardissait. Il continua de jouer ; puis, se retournant à demi vers Minna, avec un sourire gêné, et sans lever les yeux :
-- Voilà ce que je faisais sur le mur, dit-il timidement.
Il joua une petite œuvre, où il avait en effet développé les idées musicales qui lui étaient venues à sa place favorite, en regardant le jardin, non pas, à vrai dire, le soir où il avait vu Minna et madame de Kerich, -- (il cherchait à se le persuader, pour quelles obscures raisons ?) -- mais bien des soirs avant ; et l'on pouvait retrouver dans le balancement tranquille de cet andante con moto les impressions sereines des chants d'oiseaux et de l'endormement majestueux des grands arbres dans la paix du soleil couchant.
Ses deux auditrices l'écoutaient avec ravissement. Quand il eut fini, madame de Kerich se leva, lui prit les mains avec sa vivacité habituelle, et le remercia avec effusion. Minna battit des mains, cria que c'était « admirable », et que, pour qu'il composât encore d'autres œuvres aussi « sublimes » que celle-là, elle lui ferait mettre une échelle contre le mur, afin qu'il pût travailler tout à son aise. Madame de Kerich dit à Christophe de ne pas écouter cette folle de Minna ; elle le pria, puisqu'il aimait son jardin, d'y venir aussi souvent qu'il voudrait ; et elle ajouta qu'il n'aurait même pas besoin de venir les saluer, si cela l'ennuyait.
-- Vous n'avez pas besoin de venir nous saluer, trouva bon de répéter Minna. Seulement, si vous ne venez pas, gare à vous !
Elle agitait le doigt, d'un petit air menaçant.
Minna n'avait nullement un désir impérieux que Christophe lui fît visite, ni même qu'il s'astreignît envers elle aux règles de la politesse ; mais il lui plaisait de produire un petit effet, que son instinct lui faisait juger charmant.
Christophe rougit de plaisir. Madame de Kerich acheva de le gagner par le tact avec lequel elle lui parla de sa mère et de son grand-père, qu'elle avait autrefois connu. L'affectueuse cordialité des deux femmes le pénétrait ; il s'exagérait cette bonté facile, cette bonne grâce mondaine, par le désir qu'il avait de la croire profonde. Il se mit à raconter ses projets, ses misères, avec une naïve confiance. Il ne s'apercevait plus de l'heure qui passait, et il eut un sursaut d'étonnement, lorsqu'un domestique vint annoncer le dîner. Mais sa confusion se changea en bonheur, quand madame de Kerich lui dit de rester dîner avec elles, comme de bons amis qu'on allait être, qu'on était déjà. On lui mit son couvert entre la mère et la fille ; et il donna une idée moins avantageuse de ses talents à table qu'au piano. Cette partie de son éducation avait été fort négligée ; il était disposé à croire qu'à table, manger et boire étaient l'essentiel, que la façon n'importait guère. Aussi, la proprette Minna le regardait avec une moue scandalisée.
On comptait qu'aussitôt après le souper, il s'en irait. Mais il les suivit dans le petit salon, il s'assit avec elles, il ne songeait pas à partir. Minna étouffait des bâillements et faisait des signes à sa mère. Il ne s'en apercevait pas, parce qu'il était grisé de son bonheur et qu'il pensait que les autres étaient comme lui, -- parce que Minna, en le regardant, continuait de jouer des prunelles, par habitude, -- et enfin, parce qu'une fois assis, il ne savait plus comment se lever et prendre congé. Il serait resté toute la nuit, si madame de Kerich ne l'eût congédié, avec un aimable sans-façon.
Il partit, emportant en lui la lumière caressante des yeux bruns de madame de Kerich, des yeux bleus de Minna ; il sentait sur sa main le fin contact des doigts délicats et doux comme des fleurs ; et une subtile odeur, qu'il n'avait jamais encore respirée, l'enveloppait, l'étourdissait, le faisait défaillir.
Il revint deux jours après, comme ils en étaient convenus, pour donner une leçon de piano à Minna. À partir de ce moment, il venait régulièrement sous ce prétexte, deux fois par semaine, le matin ; et, bien souvent, il retournait le soir, pour faire de la musique et pour causer.
Madame de Kerich le voyait volontiers. C'était une femme intelligente et bonne. Elle avait trente-cinq ans, lorsqu'elle avait perdu son mari ; et bien que jeune de corps et de cœur, elle s'était retirée sans regret du monde, où elle était fort lancée. Peut-être s'en séparait-elle d'autant plus facilement qu'elle s'y était beaucoup amusée et jugeait sainement qu'on ne peut à la fois avoir eu et avoir. Elle s'était attachée à la mémoire de monsieur de Kerich, non qu'elle eût eu pour lui, à aucun moment de son union, rien qui ressemblât à de l'amour : il lui suffisait d'une bonne amitié ; elle avait des sens tranquilles et un esprit affectueux.
Elle s'était consacrée à l'éducation de sa fille ; mais la même modération, qu'elle portait dans l'amour, atténuait ce que la maternité a souvent d'exalté et de maladif, quand l'enfant est le seul être sur qui la femme puisse reporter ses jalouses exigences d'aimer et d'être aimée. Elle chérissait Minna, mais la jugeait avec clarté, et ne se dissimulait aucune de ses imperfections, pas plus qu'elle ne cherchait à se faire illusion sur elle-même. Spirituelle, sensée, elle avait un regard infaillible pour découvrir du premier coup d'œil le faible et le ridicule de chacun ; elle y trouvait plaisir, sans l'ombre de méchanceté ; car elle était aussi indulgente que railleuse, et, tout en s'amusant des gens, elle aimait à leur rendre service.
Le petit Christophe fournit à sa bonté et à son esprit critique une occasion de s'exercer. Durant les premiers temps de son séjour dans la ville, où son grand deuil la tenait à l'écart de la société, Christophe lui fut une distraction. Par son talent d'abord. Elle aimait la musique, quoique n'étant pas musicienne ; elle y trouvait un bien-être physique et moral, où sa pensée s'engourdissait paresseusement dans une agréable mélancolie. Assise auprès du feu, -- tandis que Christophe jouait, -- un ouvrage dans les mains, et souriant vaguement, elle goûtait une jouissance muette au va-et-vient machinal de ses doigts, et aux mouvements incertains de sa rêverie, flottant parmi les images tristes ou douces du passé.
Mais plus encore qu'à la musique, elle s'intéressait au musicien. Elle était assez intelligente pour sentir les rares dons de Christophe, bien qu'elle ne fût pas capable de discerner son originalité véritable. Elle se plaisait curieusement à surveiller l'éveil de cette flamme mystérieuse, qu'elle voyait poindre en lui. Elle avait vite apprécié ses qualités morales, sa droiture, son courage, cette sorte de stoïcisme, si touchant chez un enfant. Elle ne l'en regardait pas moins avec la perspicacité ordinaire de ses yeux fins et moqueurs. Elle s'amusait de sa gaucherie, de sa laideur, de ses petits ridicules ; elle ne le prenait pas tout à fait au sérieux (elle ne prenait pas grand'chose au sérieux). Les saillies bouffonnes, les violences, l'humeur fantasque de Christophe, lui faisaient croire d'ailleurs qu'il n'était pas très bien équilibré ; elle voyait en lui un de ces Krafft, qui étaient de braves gens et de bons musiciens, mais tous un peu toqués.
Cette légère ironie échappait à Christophe ; il ne sentait que la bonté de madame de Kerich. Il était si peu habitué à ce qu'on fût bon pour lui ! Bien que ses fonctions au palais le missent en contact journalier avec le monde, le pauvre Christophe était resté un petit sauvage, sans instruction et sans éducation. L'égoïsme de la cour ne s'occupait de lui que pour tirer profit de son talent, sans chercher à lui servir en rien. Il venait au palais, se mettait au piano, jouait, et s'en allait, sans que jamais personne se donnât la peine de causer avec lui, si ce n'était pour lui faire quelque compliment distrait. Personne, depuis la mort du grand-père, ni à la maison, ni au dehors, n'avait eu la pensée de l'aider à s'instruire, à se conduire dans la vie, à devenir un homme. Il souffrait de son ignorance et de sa grossièreté de manières. Il suait sang et eau pour se former tout seul ; mais il n'y arrivait pas. Les livres, les entretiens, les exemples, tout lui manquait. Il eût fallu avouer sa détresse à un ami et il ne pouvait s'y décider. Même avec Otto, il n'avait pas osé, parce qu'aux premiers mots qu'il avait hasardés, Otto avait pris un ton de supériorité dédaigneuse, qui lui avait été comme une brûlure de fer rouge.
Et voici qu'avec madame de Kerich tout devenait aisé. D'elle-même, sans qu'il fût besoin de lui demander rien -- (il en coûtait tellement à l'orgueil de Christophe !) -- elle lui remontrait doucement ce qu'il ne fallait pas faire, l'avertissait de ce qu'il fallait faire, lui donnait des conseils sur la façon de s'habiller, de manger, de marcher, de parler, ne lui laissait passer aucune faute d'usage, de goût ou de langage ; et il était impossible d'en être blessé, tant sa main était légère et attentive à ménager cet amour-propre ombrageux d'enfant. Elle fit son éducation littéraire, sans avoir l'air d'y toucher : elle ne semblait pas s'étonner de ses étranges ignorances ; mais elle ne négligeait aucune occasion de relever ses erreurs, simplement, tranquillement, comme s'il était tout naturel que Christophe se fût trompé ; au lieu de l'effaroucher par des leçons pédantes, elle avait imaginé d'occuper leurs réunions du soir, en faisant lire à Minna ou à lui de belles pages d'histoire, ou des poètes allemands et étrangers. Elle le traitait en enfant de la maison, avec quelques petites nuances de familiarité protectrice, qu'il n'apercevait pas. Elle s'occupait même de ses vêtements, elle les lui renouvelait, elle lui tricotait un cache-nez de laine, elle lui faisait présent de menus objets de toilette, et avec tant de gentillesse qu'il ne se sentait pas gêné de ces soins et de ces cadeaux.
Bref, elle avait pour lui ces petites attentions et cette sollicitude quasi maternelle, que toute bonne femme a d'instinct pour tout enfant qui lui est confié, sans qu'il soit nécessaire qu'elle éprouve pour lui un sentiment profond. Mais Christophe croyait que cette tendresse s'adressait à lui personnellement, et il se fondait en reconnaissance ; il avait des effusions brusques et passionnées, qui semblaient un peu ridicules à madame de Kerich, mais qui ne laissaient point de lui faire plaisir.
Avec Minna, les rapports étaient autres. Quand Christophe l'avait revue pour sa première leçon, tout enivré encore des souvenirs de la veille et des regards caressants de la fillette, il avait été surpris de trouver une petite personne entièrement différente de celle qu'il avait vue, quelques heures auparavant. Elle le regardait à peine, n'écoutait pas ce qu'il disait ; et, lorsqu'elle levait les yeux vers lui, il y lisait une froideur si glaciale qu'il en était saisi. Il se tourmenta longtemps pour savoir en quoi il avait pu l'offenser. Il ne l'avait offensée en rien ; et les sentiments de Minna ne lui étaient ni moins, ni plus favorables, aujourd'hui qu'hier : aujourd'hui comme hier, Minna avait pour lui une parfaite indifférence. Si, la première fois, elle s'était mise en frais de sourires pour le recevoir, c'était par une coquetterie instinctive de petite fille, qui s'amuse à essayer le pouvoir de ses yeux sur le premier venu, fût-il un chien coiffé, qui s'offre à son désœuvrement. Mais, dès le lendemain, cette conquête trop facile n'avait plus aucun intérêt pour elle. Elle avait sévèrement observé Christophe ; et elle l'avait jugé un garçon laid, pauvre, mal élevé, qui jouait bien du piano, mais qui avait de vilaines mains, qui tenait sa fourchette à table d'une façon abominable, et qui coupait le poisson avec son couteau. Il lui paraissait donc fort peu intéressant. Elle voulait bien prendre des leçons de piano avec lui ; elle consentait même à s'amuser avec lui, parce qu'elle n'avait pas d'autre compagnon pour le moment, et que, malgré ses prétentions à n'être plus une enfant, il lui venait par bouffées un besoin fou de dépenser son trop-plein de gaieté, que surexcitait, comme chez sa mère, la contrainte imposée par le deuil récent. Mais elle ne se souciait pas plus de Christophe que d'un animal domestique ; s'il lui arrivait encore, dans ses jours de pire froideur, de lui faire les doux yeux, c'était par pur oubli, et parce qu'elle pensait à autre chose, -- ou bien, tout simplement, pour n'en pas perdre l'habitude. Le cœur de Christophe bondissait, quand elle le regardait ainsi. Et c'est à peine si elle le voyait : elle se racontait des histoires. Cette jeune personne était à l'âge où l'on se caresse les sens avec des rêves agréables et flatteurs. Elle pensait constamment à l'amour, avec un grand intérêt et une curiosité, qui n'était innocente que par son ignorance. D'ailleurs, elle n'imaginait l'amour, en demoiselle bien élevée, que sous l'espèce du mariage. La forme de son idéal était loin d'être fixée. Tantôt elle rêvait d'épouser un lieutenant, tantôt un poète dans le genre sublime et correct, à la Schiller. Un projet démolissait l'autre ; et le dernier venu était toujours accueilli avec le même sérieux et une égale conviction. Les uns et les autres étaient tout prêts à céder le pas à une réalité avantageuse. Car il est remarquable de voir avec quelle aisance les jeunes filles romanesques oublient leurs rêves, quand une apparence moins idéale, mais plus sûre, vient se présenter à elles.
Au demeurant, la sentimentale Minna était tranquille et froide. En dépit de son nom aristocratique et de la fierté que lui donnait sa particule nobiliaire, elle avait une âme de petite ménagère allemande, à l'âge exquis de l'adolescence.
Christophe ne comprenait naturellement rien au mécanisme compliqué, -- plus compliqué en apparence qu'en réalité, -- du cœur féminin. Il était souvent dérouté par les façons de ses belles amies ; mais il était si heureux de les aimer qu'il leur faisait crédit de tout ce qui chez elles l'inquiétait et l'attristait un peu, afin de se persuader qu'il en était aimé autant qu'il les aimait. Un mot ou un regard affectueux le plongeait dans le ravissement. Il en était si bouleversé parfois qu'il avait des crises de larmes.
Assis devant la table, dans le tranquille petit salon, à quelques pas de madame de Kerich, qui cousait à la lueur de la lampe -- (Minna lisait de l'autre côté de la table ; ils ne se parlaient pas : par la porte entr'ouverte du jardin, on voyait le sable de l'allée briller au clair de lune ; un murmure léger venait des cimes des arbres...) -- il se sentait le cœur gonflé de bonheur. Brusquement, sans raison, il sautait de sa chaise, se jetait aux genoux de madame de Kerich, lui saisissait la main, armée ou non de l'aiguille, et la couvrait de baisers, y appuyait sa bouche, ses joues, ses yeux, en sanglotant. Minna levait les yeux de son livre, et haussait légèrement les épaules, en faisant sa petite moue. Madame de Kerich regardait en souriant le grand garçon qui se roulait à ses pieds, et elle lui caressait la tête de sa main restée libre, en disant de sa jolie voix, affectueuse et ironique :
-- Eh bien, mon grand bêta, eh bien ! qu'est-ce qu'il y a donc ?
Ô la douceur de cette voix, de cette paix, de ce silence, de cette atmosphère délicate, sans cris, sans heurts, sans rudesse, de cette oasis au milieu de la rude vie, et, -- lumière héroïque, dorant de ses reflets les objets et les êtres, -- de ce monde enchanté qu'évoquait la lecture des divins poètes, Gœthe, Schiller, Shakespeare, torrents de force, de douleur et d'amour !...
Minna lisait, la tête penchée sur le livre, la figure légèrement colorée par l'animation du débit, avec sa voix fraîche, qui zézayait un peu et tâchait de prendre un ton important, quand elle parlait au nom des guerriers et des rois. Parfois, madame de Kerich prenait elle-même le livre ; elle prêtait alors aux actions tragiques la grâce spirituelle et tendre de son être ; mais, le plus souvent, elle écoutait, renversée dans son fauteuil, son éternel ouvrage sur ses genoux ; elle souriait à sa propre pensée : car c'était toujours elle qu'elle retrouvait au fond de toutes les œuvres.
Christophe aussi avait essayé de lire ; mais il avait dû y renoncer : il ânonnait, s'embrouillait dans les mots, sautait les ponctuations, semblait ne rien comprendre, et était si ému qu'il devait s'arrêter aux passages pathétiques, sentant venir les larmes. Alors, dépité, il jetait le livre sur la table ; et ses deux amies riaient aux éclats... Combien il les aimait ! Il emportait partout leur image avec lui, et cette image se mêlait à celles des figures de Shakespeare et de Gœthe. Il ne les distinguait presque plus les unes des autres. Telle suave parole du poète, qui éveillait jusqu'au fond de son être des frémissements passionnés, ne se séparait plus pour lui de la chère bouche qui la lui avait fait entendre pour la première fois. Vingt ans plus tard, il ne pourra relire ou voir jouer Egmont ou Roméo, sans que surgisse à certains vers le souvenir de ces calmes soirées, de ces rêves de bonheur, et les visages aimés de madame de Kerich et de Minna.
Il passait des heures à les regarder, le soir, quand elles lisaient, -- la nuit, quand il rêvait, dans son lit, éveillé, les yeux ouverts, -- le jour, quand il rêvait, au pupitre d'orchestre, ou jouant machinalement, les paupières à demi closes. Il avait pour toutes deux la plus innocente tendresse ; et, ne connaissant pas l'amour, il se croyait amoureux. Mais il ne savait pas au juste s'il l'était de la mère ou de la fille. Il s'interrogeait gravement, et ne savait laquelle choisir. Cependant, comme il lui semblait qu'il fallait se décider à tout prix, il penchait pour madame de Kerich. Et en effet il découvrit, aussitôt après avoir pris ce parti, que c'était elle qu'il aimait. Il aimait ses yeux intelligents, le sourire distrait de sa bouche entr'ouverte, son joli front d'un caractère si jeune, avec la raie de côté dans les cheveux fins et lisses, sa voix un peu voilée, avec sa petite toux, ses mains maternelles, l'élégance de ses mouvements, et son âme inconnue. Il frissonnait de bonheur quand, assise auprès de lui, elle lui expliquait avec bonté un passage d'un livre qu'il ne comprenait pas : elle appuyait sa main sur l'épaule de Christophe ; il sentait la tiédeur de ses doigts, son haleine sur sa joue, et le doux parfum de son corps ; il écoutait dans l'extase, ne pensait plus au livre, et ne comprenait rien. Elle s'en apercevait, elle lui demandait de répéter ce qu'elle avait dit : il restait muet ; elle se fâchait en riant, et lui poussait le nez dans son livre, en lui disant qu'il ne serait jamais qu'un petit âne. À quoi il répliquait que cela lui était égal, pourvu qu'il fût son petit âne, et qu'elle ne le chassât pas de chez elle. Elle feignait de faire des difficultés ; puis elle disait que, bien qu'il fût un vilain petit âne, fort stupide, elle consentait à le garder, -- et peut-être même à l'aimer, -- quoiqu'il ne fût bon à rien, si au moins il était bon tout court. Alors ils riaient tous deux, et il nageait dans la joie.
Depuis qu'il avait découvert qu'il aimait madame de Kerich, Christophe se détachait de Minna. Il commençait à être irrité de sa froideur dédaigneuse ; et comme, à force de la voir, il s'était enhardi peu à peu à reprendre avec elle sa liberté de manières, il ne lui cachait pas sa mauvaise humeur. Elle aimait à le piquer, et il répliquait vertement. Ils se disaient des choses désagréables, dont madame de Kerich ne faisait que rire. Christophe, qui n'avait pas le dessus dans cette joute de paroles, sortait parfois si exaspéré qu'il croyait détester Minna. Il se persuadait qu'il ne revenait chez elle qu'à cause de madame de Kerich.
Il continuait à lui enseigner le piano. Deux fois par semaine, le matin de neuf heures à dix heures, il surveillait les gammes et les exercices de la fillette. La chambre où ils se tenaient était le studio de Minna. Curieuse salle de travail, qui reflétait avec une fidélité amusante le fouillis baroque de ce petit cerveau féminin.
Sur la table, de minuscules statuettes de chats musiciens, -- tout un orchestre, -- l'un jouant du violon, l'autre du violoncelle, une petite glace de poche, des objets de toilette, et des objets pour écrire, parfaitement rangés. Sur l'étagère, des bustes microscopiques de musiciens : Beethoven renfrogné, Wagner avec son béret, et l'Apollon du Belvédère. Sur la cheminée, à côté d'une grenouille fumant une pipe de roseau, un éventail en papier, sur lequel était peint le théâtre de Bayreuth. Dans la bibliothèque à deux rayons, quelques livres : Lübke, Mommsen, Schiller, Sans famille, Jules Verne, Montaigne. Aux murs, de grandes photographies de la Vierge Sixtine et des tableaux de Herkomer : elles étaient bordées de rubans bleus et verts. Il y avait aussi une vue d'hôtel suisse, dans un cadre de chardons argentés ; et surtout, une profusion, partout, dans tous les coins de la chambre, de photographies d'officiers, de ténors, de chefs d'orchestre, d'amies, -- toutes avec des dédicaces, presque toutes avec des vers, ou du moins, avec ce qu'on est convenu, en Allemagne, d'appeler des vers. Au milieu de cette pièce, sur un socle de marbre, trônait le buste de Brahms barbu ; et, au-dessus du piano, se balançaient au bout d'un fil de petits singes en peluche et des souvenirs de cotillon.
Minna arrivait en retard, les yeux encore gonflés de sommeil, l'air boudeur ; elle tendait à peine la main à Christophe, disait un froid bonjour, et, muette, grave et digne, allait s'asseoir au piano. Quand elle était seule, elle se plaisait à faire d'interminables gammes : car cela lui permettait de prolonger agréablement son état de demi-sommeil et les rêves qu'elle se contait. Mais Christophe l'obligeait à fixer son attention sur des exercices difficiles : aussi, pour se venger, elle s'ingéniait quelquefois à jouer le plus mal qu'elle pouvait. Elle était assez musicienne mais n'aimait pas la musique, -- comme beaucoup d'Allemandes. Mais, comme beaucoup d'Allemandes, elle croyait devoir l'aimer ; et elle prenait ses leçons assez consciencieusement, à part quelques moments de malice diabolique, pour faire enrager son maître. Elle le faisait enrager bien davantage par l'indifférence glaciale avec laquelle elle s'appliquait. Le pire était quand elle imaginait qu'il était de son devoir de mettre de l'âme dans un passage d'expression : elle devenait sentimentale, et elle ne sentait rien.
Le petit Christophe, assis auprès d'elle, n'était pas très poli. Il ne lui faisait jamais de compliments : loin de là. Elle lui en gardait rancune, et ne laissait passer aucune de ses observations, sans réplique. Elle discutait tout ce qu'il disait ; quand elle se trompait, elle s'obstinait à soutenir qu'elle jouait ce qui était marqué. Il s'irritait, et ils continuaient à échanger des impertinences. Les yeux baissés sur les touches, elle observait Christophe et jouissait de sa fureur. Pour se désennuyer, elle inventait de petites ruses stupides, qui n'avaient d'autre objet que d'interrompre la leçon et d'agacer Christophe. Elle feignait de s'étrangler, pour se rendre intéressante ; elle avait une quinte de toux, ou bien elle avait quelque chose de très important à dire à la femme de chambre. Christophe savait que c'était de la comédie ; et Minna savait que Christophe savait que c'était de la comédie ; et elle s'en amusait : car Christophe ne pouvait lui dire ce qu'il pensait.
Un jour qu'elle se livrait à ce divertissement, et qu'elle toussotait languissamment, le museau caché dans son mouchoir, comme si elle était près de suffoquer, guettant du coin de l'œil Christophe exaspéré, elle eut l'idée ingénieuse de laisser tomber le mouchoir, pour forcer Christophe à le ramasser : ce qu'il fit de la plus mauvaise grâce du monde. Elle l'en récompensa d'un «Merci ! » de grande dame, qui faillit le faire éclater.
Elle jugea ce jeu trop bon pour ne pas le redoubler. Le lendemain, elle recommença. Christophe ne broncha pas : il bouillait de colère. Elle attendit un moment, puis dit d'un ton dépité :
-- Voudriez-vous, je vous prie, ramasser mon mouchoir ?
Christophe n'y tint plus.
-- Je ne suis pas votre domestique ! cria-t-il grossièrement. Ramassez-le vous-même !
Minna fut suffoquée. Elle se leva brusquement de son tabouret, qui tomba :
-- Oh ! c'est trop fort, dit-elle, tapant rageusement sur le clavier. Elle sortit furieuse.
Christophe l'attendit. Elle ne revint pas. Il avait honte de son action : il sentait qu'il s'était conduit comme un petit goujat. Aussi, il était à bout, elle se moquait de lui avec trop d'effronterie ! Il craignit que Minna ne se plaignît et qu'il ne se fût aliéné pour toujours l'esprit de madame de Kerich. Il ne savait que faire ; car, s'il regrettait sa brutalité, pour rien au monde il n'eût demandé pardon.
Il revint à tout hasard le lendemain, quoiqu'il pensât que Minna refuserait de prendre sa leçon. Mais Minna, qui était trop fière pour se plaindre, Minna, dont la conscience n'était pas d'ailleurs à l'abri de tout reproche, reparut, après s'être fait attendre cinq minutes de plus qu'à l'ordinaire ; et elle alla s'asseoir devant le piano, droite, raide, sans tourner la tête, ni prononcer un mot, comme si Christophe n'existait pas. Elle n'en prit pas moins sa leçon et toutes les leçons suivantes, parce qu'elle savait fort bien que Christophe se connaissait en musique et qu'elle devait apprendre à jouer proprement du piano, si elle voulait être -- ce qu'elle prétendait être : une demoiselle bien née, d'une éducation accomplie.
Mais qu'elle s'ennuyait ! Qu'ils s'ennuyaient tous deux !
Un matin de mars brumeux, que de petits flocons de neige voltigeaient, comme des plumes, dans l'air gris, ils étaient dans le studio. Il faisait à peine jour. Minna discutait, selon son habitude, une fausse note qu'elle avait faite, et prétendait que « c'était écrit ». Bien qu'il sût parfaitement qu'elle mentait, Christophe se pencha sur le cahier, pour voir de près le passage en question. Elle avait sa main posée sur le pupitre, elle ne la dérangea même pas. Il avait la bouche tout près de cette main. Il essayait de lire et n'y parvenait pas : il regardait autre chose, -- cette chose délicate, transparente, comme des pétales de fleur. Brusquement -- (il ne sut ce qui lui passait par la tête) -- il appuya de toutes ses forces ses lèvres sur cette menotte.
Ils en furent aussi saisis l'un que l'autre. Il se rejeta en arrière, elle retira sa main, -- rougissants tous les deux. Ils ne se dirent pas un mot, ils ne se regardaient pas. Après un moment de silence confus, elle se remit à jouer ; sa poitrine se soulevait légèrement, comme si elle était oppressée ; et elle faisait fausse note sur fausse note. Il ne s'en apercevait pas : il était bien plus troublé qu'elle ; ses tempes battaient, il n'entendait rien, et, pour rompre le silence, faisait d'une voix étranglée quelques observations à tort et à travers. Il pensait qu'il était définitivement perdu dans l'opinion de Minna. Il était confondu de son action, il la jugeait stupide et grossière. L'heure de la leçon écoulée, il quitta Minna sans la regarder, et il oublia même de la saluer. Elle ne lui en voulut pas. Elle ne pensait plus à trouver Christophe mal élevé ; si elle avait fait tant de fautes en jouant, c'est qu'elle ne cessait de l'observer du coin de l'œil avec une curiosité étonnée, et -- pour la première fois -- sympathique.
Quand elle fut seule, au lieu d'aller retrouver sa mère, comme les autres jours, elle s'enferma dans sa chambre et s'interrogea sur cet événement extraordinaire. Elle mordait légèrement sa lèvre dans l'effort de la réflexion. Et tout en regardant avec complaisance son gentil visage, elle revoyait la scène, rougissait et souriait. À table, elle fut animée et joyeuse. Elle refusa de sortir ensuite et resta au salon, une partie de l'après-midi ; elle avait un ouvrage à la main et n'y fit pas dix points qui ne fussent de travers ; mais que lui importait ! Dans un coin de la chambre, le dos tourné à sa mère, elle souriait ; ou, prise d'un soudain besoin de se détendre, elle bondissait dans la pièce, en chantant à tue-tête. Madame de Kerich tressautait, et l'appelait folle. Minna se jetait à son cou, en se tordant de rire, et l'embrassait à l'étrangler.
Le soir, rentrée dans sa chambre, elle fut longtemps avant de se coucher. Elle se regardait toujours dans sa glace, cherchait à se souvenir, et ne pensait à rien, à force d'avoir pensé tout le jour à la même chose. Elle se déshabilla lentement ; elle s'arrêtait à chaque instant, assise sur son lit, cherchant à retrouver l'image de Christophe : c'était un Christophe de fantaisie qui lui apparaissait ; et maintenant, il ne lui semblait plus si mal. Elle se coucha et éteignit la lumière. Dix minutes après, la scène du matin lui revint brusquement à l'esprit, et elle éclata de rire. Sa mère se leva doucement et ouvrit la porte, croyant que malgré sa défense elle lisait dans son lit. Elle trouva Minna tranquillement couchée, les yeux grands ouverts dans la demi-lueur de la veilleuse.
-- Qu'y a-t-il donc, demanda-t-elle, qui te met en gaieté ?
-- Rien du tout, répondit gravement Minna. Je pense.
-- Tu es bien heureuse de t'amuser ainsi dans ta compagnie Mais maintenant, il faut dormir.
-- Oui, maman, répondit la docile Minna.
En elle-même, elle grondait :
-- Mais va-t'en donc ! Va-t'en donc !
jusqu'à ce que la porte se refermât, et qu'elle pût continuer à savourer ses rêves. Elle tomba dans un mol engourdissement. Tout près de s'endormir, elle sursauta de joie :
-- Il m'aime... Quel bonheur ! Qu'il est gentil de m'aimer !... Comme je l'aime !
Elle embrassa son oreiller, et s'endormit tout à fait.
La première fois que les deux enfants se retrouvèrent ensemble Christophe fut surpris de l'amabilité de Minna. Elle lui dit bonjour, et lui demanda comment il allait, avec une voix très douce ; elle s'assit au piano, d'un air sage et modeste ; et elle fut un ange de docilité. Elle n'eut plus aucune de ses fantaisies de malicieuse écolière ; mais elle écoutait religieusement les observations de Christophe, reconnaissait leur justesse, poussait elle-même de petits cris effarouchés quand elle avait fait une faute, et s'appliquait à se corriger. Christophe n'y comprenait rien. En très peu de temps, elle fit des progrès étonnants. Non seulement elle jouait mieux, mais elle aimait la musique. Si peu flatteur qu'il fût, il dut lui en faire compliment. Elle rougit de contentement et l'en remercia, d'un regard humide de reconnaissance. Elle se mettait en frais de toilette pour lui ; elle avait des rubans d'une nuance exquise ; elle faisait à Christophe des sourires et des yeux langoureux, qui lui déplaisaient, qui l'irritaient, qui le remuaient jusqu'au fond de l'âme. À présent, c'était elle qui cherchait à causer ; mais ses conversations n'avaient rien d'enfantin : elle parlait gravement, et citait les poètes, d'un petit ton pédant et prétentieux. Lui, ne répondait guère ; il était mal à l'aise : cette nouvelle Minna, qu'il ne connaissait pas, l'étonnait et l'inquiétait.
Elle l'observait toujours. Elle attendait... Quoi ? Le savait-elle exactement ?... Elle attendait qu'il recommençât. -- Il s'en fût bien gardé, convaincu qu'il avait agi comme un rustre ; il semblait même n'y plus penser du tout. Elle s'énervait ; et, un jour qu'il était tranquillement assis, à distance respectable des dangereuses petites pattes, une impatience la prit : d'un mouvement si prompt qu'elle n'eut pas le temps d'y réfléchir, elle lui colla sa menotte sur les lèvres. Il en fut ahuri, puis furieux et honteux. Il ne la baisa pas moins, et passionnément. Cette effronterie naïve l'indignait ; il était sur le point de planter là Minna.
Mais il ne pouvait plus. Il était pris. Un tumulte de pensées s'agitait en lui : il n'y reconnaissait rien. Comme des vapeurs qui montent d'une vallée, elles s'élevaient du fond de son cœur. Il allait en tout sens, au hasard, dans cette brume d'amour ; et quoi qu'il fît, il ne faisait que tourner en rond autour d'une obscure idée fixe, un Désir inconnu, redoutable et fascinant, comme la flamme pour l'insecte. Soudain bouillonnement des forces aveugles de la Nature...
Ils passèrent par une période d'attente. Ils s'observaient, se désiraient, et se craignaient tous deux. Ils étaient inquiets. Ils n'en continuaient pas moins leurs petites hostilités et leurs bouderies ; mais il n'y avait plus de familiarités entre eux : ils se taisaient. Chacun était, en silence, occupé à construire son amour.
L'amour a de curieux effets rétroactifs. Dès l'instant que Christophe découvrit qu'il aimait Minna, il découvrit du même coup qu'il l'avait toujours aimée. Depuis trois mois, ils se voyaient presque chaque jour, sans qu'il se fût douté de cet amour. Mais du moment qu'il l'aimait aujourd'hui, il fallait absolument qu'il l'eût aimée de toute éternité.
Ce fut un bien-être pour lui de découvrir enfin qui il aimait, Il y avait si longtemps qu'il aimait, sans savoir qui ! Il fut soulagé, à la façon d'un malade, qui, souffrant d'un malaise général, vague et énervant, le voit se préciser en une douleur aiguë, localisée sur un point. Rien ne brise autant que l'amour sans objet précis : il ronge et dissout les forces. Une passion qu'on connaît tend l'esprit à l'excès ; on est harassé : du moins, on sait pourquoi. Tout plutôt que le vide !
Bien que Minna eût donné à Christophe de bonnes raisons de croire qu'il ne lui était pas indifférent, il ne manquait pas de se tourmenter, et pensait qu'elle le dédaignait. Ils n'avaient jamais eu une idée nette l'un de l'autre ; mais jamais cette idée n'avait été plus confuse qu'aujourd'hui : c'était une suite incohérente d'imaginations baroques, qui ne parvenaient pas à s'accorder ensemble : car ils passaient d'un extrême à l'autre se prêtant tour à tour des défauts et des charmes qu'ils n'avaient pas : ceux-ci, quand ils étaient éloignés l'un de l'autre, ceux-là quand ils étaient réunis. Dans les deux cas, ils se trompaient juste autant.
Ils ne savaient pas ce qu'ils désiraient eux-mêmes. Pour Christophe, son amour prenait la forme de cette soif de tendresse, impérieuse, absolue, qui le brûlait depuis l'enfance, qu'il réclamait des autres, qu'il eût voulu leur imposer, de gré ou de force. Par moments, se mêlaient à ce désir despotique d'un sacrifice entier de soi et des autres, -- surtout des autres, peut-être, -- des bouffées de désir brutal et obscur, qui lui donnaient le vertige et qu'il ne comprenait pas. Minna, surtout curieuse, et ravie d'avoir un roman, cherchait à en tirer tout le plaisir possible d'amour-propre et de sentimentalité ; elle se dupait de tout cœur sur ce qu'elle éprouvait. Une bonne partie de leur amour était purement livresque. Ils se ressouvenaient des romans qu'ils avaient lus, et se prêtaient des sentiments qu'ils n'avaient point.
Mais le moment venait où ces petits mensonges, ces petits égoïsmes allaient s'évanouir devant le divin rayonnement de l'amour. Un jour, une heure, quelques secondes éternelles... Et ce fut si inattendu !...
Ils causaient seuls, un soir. L'ombre tombait dans le salon. Leur entretien avait pris une teinte grave. Ils parlaient de l'infini, de la vie, et de la mort. C'était un cadre plus grandiose pour leur passionnette. Minna se plaignait de sa solitude : ce qui amena naturellement la réponse de Christophe, qu'elle n'était pas si seule qu'elle disait.
-- Non, fit-elle en secouant sa petite tête, tout cela, ce sont des mots. Chacun vit pour soi ; personne ne s'intéresse à vous, personne ne vous aime.
Un silence.
-- Et moi ? dit brusquement Christophe, pâle d'émotion.
La porte s'ouvrit. Ils se rejetèrent en arrière. Madame de Kerich entra. Christophe se plongea dans un livre, qu'il lisait à l'envers. Minna, pliée sur son ouvrage, s'enfonçait son aiguille dans le doigt.
Ils ne se trouvèrent plus seuls, de toute la soirée, et ils avaient peur de l'être. Madame de Kerich s'étant levée pour chercher un objet dans la chambre voisine, Minna, peu complaisante d'ordinaire, courut le prendre à sa place ; et Christophe profita de son absence pour partir, sans lui dire bonsoir.
Le lendemain, ils se retrouvèrent, impatients de reprendre l'entretien interrompu. Ils n'y réussirent point. Les circonstances leur furent cependant favorables. Ils allèrent en promenade avec madame de Kerich, et ils eurent dix occasions de causer à leur aise. Mais Christophe ne pouvait parler ; et il en était si malheureux qu'il se tenait sur la route le plus loin possible de Minna. Celle-ci faisait semblant de ne pas remarquer son impolitesse ; mais elle en fut piquée, et elle le montra bien. Quand Christophe se força enfin à articuler quelques mots, elle l'écouta d'un air glacé : ce fut à peine s'il eut le courage d'aller jusqu'au bout de sa phrase. La promenade s'achevait. Le temps passait. Et il se désolait de n'avoir pas su l'employer.
Une semaine s'écoula. Ils crurent s'être trompés sur leurs sentiments réciproques. Ils n'étaient pas sûrs de n'avoir pas rêvé la scène de l'autre soir. Minna gardait rancune à Christophe. Christophe redoutait de la rencontrer seule. Ils étaient plus en froid que jamais.
Un jour vint. -- Il avait plu toute la matinée et une partie de l'après-midi. Ils étaient restés enfermés dans la maison, sans se parler, à lire, bâiller, regarder par la fenêtre ; ils étaient ennuyés et maussades. Vers quatre heures, le ciel s'éclaircit. Ils coururent au jardin. Ils s'accoudèrent sur la terrasse, contemplant au-dessous d'eux les pentes de gazon qui descendaient vers le fleuve. La terre fumait, une tiède vapeur montait au soleil ; des gouttelettes de pluie étincelaient sur l'herbe ; l'odeur de la terre mouillée et le parfum des fleurs se mêlaient ; autour d'eux bruissait le vol doré des abeilles. Ils étaient côte à côte, et ne se regardaient pas ; ils ne pouvaient se décider à rompre le silence. Une abeille vint gauchement s'accrocher à une grappe de glycine, lourde de pluie, et fit basculer sur elle une cataracte d'eau. Ils rirent en même temps ; et aussitôt, ils sentirent qu'ils ne se boudaient plus, qu'ils étaient bons amis. Pourtant ils continuaient à ne pas se regarder.
Brusquement, sans tourner la tête, elle lui prit la main, et elle lui dit :
-- Venez !
Elle l'entraîna en courant vers le petit labyrinthe boisé, aux sentiers bordés de buis, qui s'élevait au centre du bosquet. Ils escaladèrent la pente, ils glissaient sur le sol détrempé ; et les arbres mouillés secouaient sur eux leurs branches. Près d'arriver au faîte, elle s'arrêta, pour respirer.
-- Attendez... attendez... dit-elle tout bas, tâchant de reprendre haleine.
Il la regarda. Elle regardait d'un autre côté : elle souriait, haletante, la bouche entr'ouverte ; sa main était crispée dans la main de Christophe. Ils sentaient leur sang battre dans leurs paumes pressées et leurs doigts qui tremblaient. Autour d'eux, le silence. Les pousses blondes des arbres frissonnaient au soleil ; une petite pluie s'égouttait des feuilles, avec un bruit argentin ; et dans le ciel passaient les cris aigus des hirondelles.
Elle retourna la tête vers lui : ce fut un éclair. Elle se jeta à son cou, il se jeta dans ses bras.
-- Minna ! Minna ! chérie !...
-- Je t'aime, Christophe ! je t'aime !
Ils s'assirent sur un banc de bois mouillé. Ils étaient pénétrés d'amour, un amour doux, profond, absurde. Tout le reste avait disparu. Plus d'égoïsme, plus de vanité, plus d'arrière-pensées. Toutes les ombres de l'âme étaient balayées par ce souffle d'amour. « Aimer, aimer », -- disaient leurs yeux riants et humides de larmes. Cette froide et coquette petite fille, ce garçon orgueilleux, étaient dévorés du besoin de se donner, de souffrir, de mourir l'un pour l'autre. Ils ne se reconnaissaient plus, ils n'étaient plus eux-mêmes ; tout était transformé : leur cœur, leurs traits, leurs yeux rayonnaient d'une bonté et d'une tendresse touchantes. Minutes de pureté, d'abnégation, de don absolu de soi, qui ne reviendront plus dans la vie !
Après un balbutiement éperdu, après des promesses passionnées d'être l'un à l'autre toujours, après des baisers et des mots incohérents et ravis, ils s'aperçurent qu'il était tard, et ils revinrent en courant, se tenant par la main, au risque de tomber dans les allées étroites, se heurtant aux arbres, ne sentant rien, aveugles et ivres de joie.
Lorsqu'il l'eut quittée, il ne rentra pas chez lui : il n'aurait pu dormir. Il sortit de la ville et marcha à travers champs ; il se promena au hasard dans la nuit. L'air était frais, la campagne obscure et déserte. Une chouette hululait frileusement. Il allait comme un somnambule. Il monta la colline au milieu des vignes. Les petites lumières de la ville tremblaient dans la plaine, et les étoiles dans le ciel sombre. Il s'assit sur un mur du chemin, et fut pris brusquement d'une crise de larmes. Il ne savait pourquoi. Il était trop heureux ; et l'excès de sa joie était fait de tristesse et de joie ; il s'y mêlait de la reconnaissance pour son bonheur, de la pitié pour ceux qui n'étaient pas heureux, un sentiment mélancolique et doux de la fragilité des choses, l'enivrement de vivre. Il pleura avec délices, il s'endormit au milieu de ses pleurs. Quand il se réveilla, c'était l'aube incertaine. Les brouillards blancs traînaient sur le fleuve et enveloppaient la ville, où Minna dormait, écrasée de fatigue, le cœur illuminé par un rire de bonheur.
Dès le matin, ils réussirent à se revoir au jardin, et ils se dirent de nouveau qu'ils s'aimaient ; mais, déjà, ce n'était plus la divine inconscience de la veille. Elle jouait un peu l'amoureuse ; et lui, quoique plus sincère, tenait aussi un rôle. Ils parlèrent de ce que serait leur vie. Il regretta sa pauvreté, son humble condition. Elle affecta la générosité, et elle jouit de sa générosité. Elle se disait indifférente à l'argent. Il est vrai qu'elle l'était : car elle ne le connaissait pas, ne connaissant pas son manque. Il lui promit de devenir un grand artiste ; elle trouvait cela amusant et beau, comme un roman. Elle crut de son devoir de se conduire en véritable amoureuse. Elle lut des poésies elle fut sentimentale. Il était gagné par la contagion. Il soignait sa toilette : il était ridicule ; il surveillait sa façon de parler : il était prétentieux. Madame de Kerich le regardait en riant, et se demandait ce qui avait pu le rendre aussi stupide.
Mais ils avaient des minutes d'ineffable poésie. Elles éclataient subitement au milieu des journées un peu pâles, tel un rayon de soleil au travers du brouillard. C'était un regard, un geste, un mot qui ne signifiait rien, et les inondait de bonheur ; c'étaient les : « Au revoir ! », le soir, dans l'escalier mal éclairé, les yeux qui se cherchaient, se devinaient dans la demi-obscurité, le frisson des mains qui se touchaient, le tremblement de la voix, tous ces petits riens, dont leur souvenir se repaissait, la nuit, quand ils dormaient d'un sommeil si léger que le son de chaque heure les réveillait, et quand leur cœur chantait : « Il m'aime », comme le murmure d'un ruisseau.
Ils découvrirent le charme des choses. Le printemps souriait avec une merveilleuse douceur. Le ciel avait un éclat, l'air avait une tendresse, qu'ils ne connaissaient pas. La ville tout entière, les toits rouges, les vieux murs, les pavés bosselés, se paraient d'un charme familier, qui attendrissait Christophe. La nuit, quand tout le monde dormait, Minna se levait du lit et restait à la fenêtre, assoupie et fiévreuse. Et les après-midi, quand il n'était pas là, elle rêvait, assise dans la balançoire, un livre sur les genoux, les yeux à demi fermés, somnolente de lassitude heureuse, le corps et l'esprit flottant dans l'air printanier. Elle passait des heures maintenant au piano, répétant, avec une patience exaspérante pour les autres, des accords, des passages, qui la faisaient devenir toute blanche et glacée d'émotion. Elle pleurait en entendant de la musique de Schumann. Elle se sentait pleine de pitié et de bonté pour tous ; et il l'était, comme elle. Ils donnaient de furtives aumônes aux pauvres qu'ils rencontraient, et ils échangeaient des regards compatissants : ils étaient heureux d'être si bons.
À vrai dire, ils ne l'étaient que par intermittences. Minna découvrait tout à coup combien était triste l'humble vie de dévouement de la vieille Frida, qui servait dans la maison, depuis l'enfance de sa mère ; et elle courait se jeter à son cou, au grand étonnement de la bonne vieille, occupée à repriser du linge dans la cuisine. Mais cela ne l'empêchait pas, deux heures après, de lui parler durement, parce que Frida n'était pas venue au premier coup de sonnette. Et Christophe, qui était dévoré d'amour pour tout le genre humain, et se détournait de sa route, pour ne pas écraser un insecte, était plein d'indifférence pour sa propre famille. Par une réaction bizarre, il était même d'autant plus froid et plus sec avec les siens qu'il avait plus d'affection pour le reste des êtres : à peine s'il pensait a eux ; il leur parlait avec brusquerie et les voyait avec ennui. Leur bonté à tous deux n'était qu'un trop-plein de tendresse, qui débordait par crises, et dont bénéficiait, au hasard, le premier qui passait. En dehors de ces crises, ils étaient plus égoïstes qu'à l'ordinaire ; car leur esprit était rempli par une pensée unique, et tout y était ramené.
Quelle place avait prise dans la vie de Christophe la figure de la fillette ! Quelle émotion, quand, la cherchant dans le jardin, il apercevait de loin la petite robe blanche ; -- quand, au théâtre, assis à quelques pas de leurs places encore vides, il entendait la porte de la baignoire s'ouvrir, et la rieuse voix qu'il connaissait si bien ; -- quand, dans une conversation étrangère, le cher nom de Kerich était prononcé ! Il pâlissait, rougissait ; pendant quelques minutes, il ne voyait ni n'entendait plus rien. Et aussitôt après, un torrent de sang lui remontait dans le corps, un assaut de forces inconnues.
Cette petite Allemande naïve et sensuelle avait des jeux bizarres. Elle posait sa bague sur une couche de farine ; et il fallait la prendre, l'un après l'autre, avec les dents, sans se blanchir le nez. Ou bien elle passait au travers d'un biscuit une ficelle, dont chacun mettait un des bouts dans sa bouche ; et il s'agissait d'arriver le plus vite possible, en mangeant la ficelle, à mordre le biscuit. Leurs visages se rapprochaient, leurs souffles se mêlaient, leurs lèvres se touchaient, ils riaient d'un rire factice, et leurs mains étaient glacées. Christophe se sentait envie de mordre, de faire du mal ; il se rejetait brusquement en arrière ; et elle continuait à rire, d'une façon forcée. Ils se détournaient l'un de l'autre, feignaient l'indifférence, et se regardaient à la dérobée.
Ces jeux troubles avaient pour eux un attrait inquiétant. Christophe en avait peur et leur préférait la gêne même des réunions, où madame de Kerich ou quelque autre assistait. Nulle présence importune ne pouvait interrompre l'entretien de leurs cœurs amoureux ; la contrainte ne faisait que le rendre plus intense et plus doux. Tout alors prenait entre eux un prix infini : un mot, un plissement de lèvres, un coup d'œil, suffisaient à faire transparaître sous le voile banal de la vie ordinaire le riche et frais trésor de leur vie intérieure. Eux seuls le pouvaient voir : ils le croyaient du moins et se souriaient, heureux de leurs petits mystères. À écouter leurs paroles, on n'eût rien remarqué qu'une conversation de salon sur des sujets indifférents : pour eux, c'était un chant perpétuel d'amour. Ils lisaient les nuances les plus fugitives de leurs traits et de leur voix, comme en un livre ouvert ; aussi bien auraient-ils pu lire, les yeux fermés : car ils n'avaient qu'à écouter leur propre cœur, pour y entendre l'écho du cœur de l'ami. Ils débordaient de confiance dans la vie, dans le bonheur, en eux-mêmes. Leurs espoirs étaient sans limites. Ils aimaient, ils étaient aimés, heureux, sans une ombre, sans un doute, sans une crainte pour l'avenir. Sérénité unique de ces jours de printemps ! Pas un nuage au ciel. Une foi si fraîche que rien ne semble pouvoir la faner jamais. Une joie si abondante que rien ne pourra l'épuiser. Vivent-ils ? Rêvent-ils ? Ils rêvent sans doute. Il n'y a rien de commun entre la vie et leur rêve. Rien, sinon qu'à cette heure magique, eux-mêmes ne sont qu'un rêve : leur être s'est fondu, au souffle de l'amour.
Madame de Kerich ne fut pas longue à s'apercevoir de leur petit manège, qui se croyait très fin, et qui était très gauche. Minna en avait quelque soupçon, depuis que sa mère était entrée à l'improviste, un jour qu'elle parlait à Christophe de plus près qu'il ne convenait, et qu'au bruit de la porte ils s'étaient éloignés précipitamment, avec une maladroite confusion. Madame de Kerich avait feint de ne rien remarquer. Minna le regrettait presque. Elle eût voulu avoir à lutter contre sa mère : c'eût été plus romanesque.
Sa mère se garda bien de lui en fournir l'occasion ; elle était trop intelligente pour s'inquiéter. Mais devant Minna, elle parlait de Christophe avec ironie, et raillait impitoyablement ses ridicules : elle le démolit en quelques mots. Elle n'y mettait aucun calcul, elle agissait d'instinct, avec la perfidie d'une bonne femme, qui défend son bien. Minna eut beau se rebiffer, bouder, dire des impertinences, et s'obstiner à nier la vérité des observations : elles n'étaient que trop justifiées, et madame de Kerich avait une habileté cruelle à blesser au bon endroit. La largeur des souliers de Christophe, la laideur de ses habits, son chapeau mal brossé, sa prononciation provinciale, sa façon ridicule de saluer, la vulgarité de ses éclats de voix, rien n'était oublié de ce qui pouvait atteindre l'amour-propre de Minna : c'était une simple remarque, décochée en passant ; jamais cela ne prenait la forme d'un réquisitoire ; et quand Minna, irritée, se dressait sur ses ergots pour répliquer, madame de Kerich, innocemment, était déjà occupée d'un autre sujet. Mais le trait restait et Minna était touchée.
Elle commença à voir Christophe d'un œil moins indulgent. Il le sentait vaguement et lui demandait, inquiet :
-- Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
Elle répondait :
-- Pour rien.
Mais, l'instant d'après, quand il était joyeux, elle lui reprochait avec âpreté de rire trop bruyamment. Il était consterné, il n'eût jamais pensé qu'il fallût se surveiller avec elle, pour rire : toute sa joie était gâtée. -- Ou bien, quand il causait, dans un entier abandon, elle l'interrompait d'un air distrait, pour faire une remarque désobligeante sur sa toilette, ou elle relevait ses expressions communes avec un pédantisme agressif. Il n'avait plus envie de parler, et parfois se fâchait. Puis il se persuadait que ces façons qui l'irritaient étaient une preuve de l'intérêt que lui portait Minna ; et elle se le persuadait elle-même. Il tâchait humblement d'en faire son profit. Elle lui en savait peu de gré : car il n'y réussissait guère.
Mais il n'eut pas le temps de s'apercevoir du changement qui s'opérait en elle. Pâques était venu, et Minna devait faire, avec sa mère, un petit voyage chez des parents, du côté de Weimar.
La dernière semaine avant la séparation, ils retrouvèrent leur intimité des premiers jours. Sauf quelques impatiences, Minna fut plus affectueuse que jamais. La veille du départ, ils se promenèrent longuement dans le parc ; elle attira Christophe au fond de la charmille, et lui passa au cou un sachet parfumé, où elle avait enfermé une boucle de ses cheveux ; ils se renouvelèrent des serments éternels, ils jurèrent de s'écrire chaque jour ; et, dans le ciel, ils firent choix d'une étoile, afin de la regarder, chaque soir, au même moment, tous deux.
Le jour fatal arriva. Dix fois, dans la nuit, il s'était demandé : « Où sera-t-elle demain ? » ; et maintenant, il pensait : « C'est aujourd'hui. Ce matin, elle est encore ici. Ce soir... » Il alla chez elle, avant qu'il fût huit heures. Elle n'était pas levée. Il essaya de se promener dans le jardin : il ne put, il revint. Les corridors étaient pleins de malles et de paquets ; il s'assit dans le coin de la chambre, épiant les bruits de porte, les craquements du plancher, reconnaissant les pas qui trottaient à l'étage au-dessus. Madame de Kerich passa, eut un léger sourire, et lui jeta, sans s'arrêter, un bonjour railleur. Minna parut enfin ; elle était pâle, elle avait les yeux gonflés ; elle n'avait pas plus dormi que lui, cette nuit. Elle donnait des ordres aux domestiques, d'un air affairé ; elle tendit la main à Christophe, en continuant de parler à la vieille Frida. Elle était déjà prête à partir. Madame de Kerich revint. Elles discutèrent ensemble, au sujet d'un carton à chapeau. Minna ne semblait faire aucune attention à Christophe, qui se tenait, oublié, malheureux, à côté du piano. Elle sortit avec sa mère, puis rentra ; du seuil, elle cria encore quelque chose à madame de Kerich. Elle ferma la porte. Ils étaient seuls. Elle courut à lui, lui saisit la main, et l'entraîna dans le petit salon voisin, dont les volets étaient clos. Alors elle approcha brusquement sa figure de celle de Christophe, et elle l'embrassa violemment, de toutes ses forces. Elle demandait, en pleurant :
-- Tu promets, tu promets, tu m'aimeras toujours ?
Ils sanglotaient tout bas, et faisaient des efforts convulsifs, pour qu'on ne les entendît pas. Ils se séparèrent, au bruit de pas qui venaient. Minna, s'essuyant les yeux, reprit avec les domestiques son petit air important ; mais sa voix tremblait.
Il réussit à lui voler son mouchoir, qu'elle avait laissé tomber, son petit mouchoir sale, fripé, humide de ses pleurs.
Il accompagna ses amies dans leur voiture jusqu'à la gare. Assis en face l'un de l'autre, les deux enfants osaient à peine se regarder, de peur de fondre en larmes. Leurs mains se cherchaient furtivement et se serraient, à se faire mal. Madame de Kerich les observait avec une bonhomie narquoise et semblait ne rien voir.
Enfin, l'heure sonna. Debout près de la portière, quand le train s'ébranla, Christophe se mit à courir à côté de la voiture, sans regarder devant lui, bousculant les employés, les yeux attachés aux yeux de Minna, jusqu'à ce que le train le dépassât. Il continua de courir, jusqu'à ce qu'il ne vît plus rien. Alors il s'arrêta, hors d'haleine ; et il se retrouva sur le quai de la gare, au milieu d'indifférents. Il rentra à sa maison, d'où par bonheur les siens étaient sortis ; et, tout le matin, il pleura.
Il connut pour la première fois l'affreux chagrin de l'absence, Tourment intolérable pour tous les cœurs aimants. Le monde est vide, la vie est vide, tout est vide. On ne peut plus respirer : c'est une angoisse mortelle. Surtout quand persistent autour de nous les traces matérielles du passage de l'amie, quand les objets qui nous entourent l'évoquent constamment, quand on reste dans le décor familier où l'on vécut ensemble, quand on s'acharne à revivre aux mêmes lieux le bonheur disparu. Alors, c'est comme un gouffre qui s'ouvre sous les pas : on se penche, on a le vertige, on va tomber, on tombe. On croit voir la mort en face. Et c'est bien elle qu'on voit : l'absence n'est qu'un de ses masques. On assiste tout vif à la disparition du plus cher de son cœur : la vie s'efface, c'est le trou noir, le néant.
Christophe alla revoir tous les endroits aimés, pour souffrir davantage. Madame de Kerich lui avait laissé la clef du jardin, pour qu'il pût s'y promener en leur absence. Il y retourna, le jour même, et faillit suffoquer de douleur. Il lui semblait, en venant, qu'il y retrouverait un peu de celle qui était partie : il ne la retrouva que trop, son image flottait sur toutes les pelouses ; il s'attendait à la voir paraître à tous les détours des allées : il savait bien qu'elle ne paraîtrait pas ; mais il se torturait à se persuader le contraire, à rechercher les traces de ses souvenirs amoureux, le chemin du labyrinthe, la terrasse tapissée de glycine, le banc dans la charmille ; et il mettait une insistance de bourreau à se répéter : « Il y a huit jours... il y a trois jours... hier, c'était ainsi, hier, elle était ici... ce matin même... » Il se labourait le cœur avec ces pensées, jusqu'à ce qu'il dût s'arrêter, étouffant, près de mourir. -- À son deuil se mêlait une colère contre lui de tout ce beau temps perdu, sans qu'il en eût profité. Tant de minutes, tant d'heures, où il jouissait du bonheur infini de la voir, de la respirer, de se nourrir d'elle ! Et il ne l'avait pas apprécié ! Il avait laissé fuir le temps, sans avoir savouré chacun des plus petits moments ! Et maintenant !... Maintenant, il était trop tard... Irréparable ! Irréparable !
Il revint chez lui. Les siens lui furent odieux. Il ne put supporter leurs visages, leurs gestes, leurs entretiens insipides, les mêmes que la veille, les mêmes que les jours d'avant, les mêmes que lorsqu'elle était là. Ils continuaient de mener leur vie accoutumée, comme si un tel malheur ne venait pas de s'accomplir auprès d'eux. La ville non plus ne se doutait du rien. Les gens allaient à leurs occupations, riants, bruyants, affairés ; les grillons chantaient, le ciel rayonnait. Il les haïssait tous, il se sentait écrasé par l'égoïsme universel. Mais il était plus égoïste, à lui seul, que l'univers entier. Rien n'avait plus de prix pour lui. Il n'avait plus de bonté. Il n'aimait plus personne.
Il passa de lamentables journées. Ses occupations le reprirent d'une façon automatique ; mais il n'avait plus de courage pour vivre.
Un soir qu'il était à table avec les siens, muet et accablé, le facteur heurta à la porte et lui remit une lettre. Son cœur la reconnut, avant d'avoir vu l'écriture. Quatre paires d'yeux, braqués sur lui, avec une curiosité indiscrète, attendaient qu'il la lût, s'accrochant à l'espoir de cette distraction, qui les sortît de leur ennui accoutumé. Il posa la lettre à côté de son assiette et se força à ne pas l'ouvrir, prétendant avec indifférence qu'il savait de quoi il s'agissait. Mais ses frères, vexés, n'en crurent rien, et continuèrent de l'épier : en sorte qu'il fut à la torture, jusqu'à la fin du repas. Alors seulement il fut libre de s'enfermer dans sa chambre. Son cœur battait si fort qu'il faillit déchirer la lettre en l'ouvrant. Il tremblait de ce qu'il allait lire ; mais, dès qu'il eut parcouru les premiers mots, une joie l'envahit.
C'étaient quelques lignes très affectueuses. Minna lui écrivait en cachette. Elle l'appelait : « Cher Christlein », elle lui disait qu'elle avait bien pleuré, qu'elle avait regardé l'étoile, chaque soir, qu'elle avait été à Francfort, qui était une ville grandiose, où il y avait des magasins admirables, mais qu'elle ne faisait attention à rien, parce qu'elle ne pensait qu'à lui. Elle lui rappelait qu'il avait juré de lui rester fidèle, et de ne voir personne en son absence, afin de penser uniquement à elle. Elle voulait qu'il travaillât pendant tout le temps qu'elle ne serait pas là, afin qu'il devînt célèbre, et qu'elle le fût aussi. Elle finissait en lui demandant s'il se souvenait du petit salon, où ils s'étaient dit adieu, le matin du départ ; et elle le priait d'y retourner un matin ; elle assurait qu'elle y serait encore, en pensée, et qu'elle lui dirait encore adieu, de la même façon. Elle signait : « Éternellement à toi ! Éternellement !... » et elle avait ajouté un post-scriptum, pour lui recommander d'acheter un chapeau canotier au lieu de son vilain feutre ; -- « tous les messieurs distingués en portent ici : un canotier de grosse paille, avec un large ruban bleu ».
Christophe lut quatre fois la lettre, avant d'arriver à la comprendre tout à fait. Il était étourdi, il n'avait même plus la force d'être heureux ; il se sentit brusquement si las qu'il se coucha, relisant et baisant la lettre à tout instant. Il la mit sous son oreiller, et sa main s'assurait sans cesse qu'elle était là. Un bien-être ineffable se répandait en lui. Il dormit d'un trait jusqu'au lendemain.
Sa vie devint plus supportable. La pensée fidèle de Minna flottait autour de lui. Il entreprit de lui répondre ; mais il n'avait pas le droit de lui écrire librement, il devait cacher ce qu'il sentait ; c'était pénible et difficile. Il s'évertua à voiler maladroitement son amour sous des formules de politesse cérémonieuse, dont il se servait toujours d'une façon ridicule.
Sa lettre partie, il attendit la réponse de Minna, il ne vécut plus que dans cette attente. Pour prendre patience, il essaya de se promener, de lire. Mais il ne pensait qu'à Minna, il se répétait son nom avec une obstination de maniaque ; il avait pour ce nom un amour si idolâtre qu'il gardait dans sa poche un volume de Lessing, parce que le nom de Minna s'y trouvait ; et, chaque jour, il faisait un long détour, au sortir du théâtre, pour passer devant une boutique de mercière, dont l'enseigne portait les cinq lettres adorées.
Il se reprocha de se distraire, quand elle lui avait recommandé avec insistance de travailler, pour la rendre illustre. La naïve vanité de cette demande le touchait, comme une marque de confiance. Il résolut, pour y répondre, d'écrire une œuvre qui lui serait non seulement dédiée, mais vraiment consacrée. Aussi bien n'aurait-il pu rien faire d'autre, en ce moment. À peine en eut-il conçu le dessein que les idées musicales affluèrent. Telle une masse d'eau, accumulée dans un réservoir depuis des mois, et qui s'écroulerait d'un coup, brisant ses digues. Il ne sortit plus de sa chambre, pendant huit jours, Louisa déposait son dîner à la porte : car il ne la laissait même pas entrer.
Il écrivit un quintette pour clarinette et instruments à cordes. La première partie était un poème d'espoir et de désir juvéniles ; la dernière, un badinage d'amour, où faisait irruption l'humour un peu sauvage de Christophe. Mais l'œuvre entière avait été écrite pour le second morceau : le larghetto, où Christophe avait peint une petite âme ardente et ingénue, qui était, ou devait être le portrait de Minna. Nul ne l'y eût reconnue, et elle moins que personne ; mais l'important était qu'il l'y reconnût parfaitement ; il éprouvait un frémissement de plaisir à l'illusion de sentir qu'il s'était emparé de l'être de la bien-aimée. Nul travail ne lui fut plus facile et heureux : c'était une détente à l'excès d'amour, que l'absence amassait en lui ; et en même temps, le souci de l'œuvre d'art, l'effort nécessaire pour dominer et concentrer la passion dans une forme belle et claire, lui donnait une santé d'esprit, un équilibre de toutes ses facultés, qui lui causait une volupté physique. Souveraine jouissance connue de tout artiste : pendant le temps qu'il crée, il échappe à l'esclavage du désir et de la douleur ; il en devient le maître ; et tout ce qui le faisait jouir, et tout ce qui le faisait souffrir, lui semble le libre jeu de sa volonté. Instants trop courts : car il retrouve ensuite, plus lourdes, les chaînes de la réalité.
Tant que Christophe fut occupé de ce travail, il eut à peine le temps de songer à l'absence de Minna : il vivait avec elle. Minna n'était plus en Minna, elle était toute en lui. Mais quand il eut fini, il se retrouva seul, plus seul qu'avant, plus las ; il se rappela qu'il y avait deux semaines qu'il avait écrit à Minna, et qu'elle ne lui avait pas répondu.
Il lui écrivit de nouveau ; et, cette fois, il ne put se résoudre à observer tout à fait la contrainte qu'il s'était imposée dans la première lettre. Il reprochait à Minna, sur un ton de plaisanterie, -- car il n'y croyait pas, -- de l'avoir oublié. Il la taquinait sur sa paresse et lui faisait d'affectueuses agaceries. Il parlait de son travail avec beaucoup de mystère, pour piquer sa curiosité, et parce qu'il voulait lui en faire une surprise au retour. Il décrivait minutieusement le chapeau qu'il avait acheté ; et il racontait que, pour obéir aux ordres de la petite despote, -- car il avait pris à la lettre toutes ses prétentions, -- Il ne sortait plus de chez lui, et se disait malade, afin de refuser toutes les invitations. Il n'ajoutait pas qu'il était même en froid avec le grand-duc, parce que, dans l'excès de son zèle, il s'était dispensé de se rendre à une soirée du château, où il était convié. Toute la lettre était d'un joyeux abandon, et pleine de ces petits secrets, chers aux amoureux : il s'imagina que Minna seule en avait la clef, et il se croyait fort habile, parce qu'il avait eu soin de remplacer partout le mot d'amour par celui d'amitié.
Après avoir écrit, il éprouva un soulagement momentané : d'abord, parce que la lettre lui avait donné l'illusion d'un entretien avec l'absente ; et parce qu'il ne doutait pas que Minna n'y répondît aussitôt. Il fut donc très patient pendant les trois jours qu'il avait accordés à la poste pour porter sa lettre à Minna et lui rapporter sa réponse. Mais quand le quatrième jour fut passé, il recommença à ne plus pouvoir vivre. Il n'avait plus d'énergie, ni d'intérêt aux choses, que pendant l'heure qui précédait l'arrivée de chaque poste. Alors il trépignait d'impatience. Il devenait superstitieux et cherchait dans les moindres signes -- le pétillement du foyer, un mot dit au hasard -- l'assurance que la lettre arrivait. Une fois l'heure passée, il retombait dans sa prostration. Plus de travail, plus de promenades : le but seul de l'existence était d'attendre le prochain courrier ; et toute son énergie était dépensée à trouver la force d'attendre jusque-là. Mais quand le soir venait et qu'il n'y avait plus d'espérance pour la journée, alors c'était l'accablement : Il lui semblait qu'il ne réussirait jamais à vivre jusqu'au lendemain ; et il restait des heures, assis devant sa table, sans parler, sans penser, n'ayant même pas la force de se coucher, jusqu'à ce qu'un reste de volonté lut fît gagner son lit ; et il dormait d'un lourd sommeil, plein de rêves stupides, qui lui faisaient croire que la nuit ne finirait jamais.
Cette attente continuelle devenait à la longue une véritable maladie. Christophe en arrivait à soupçonner son père, ses frères, le facteur même, d'avoir reçu la lettre et de la lui cacher. Il était rongé d'inquiétudes. De la fidélité de Minna, il ne doutait pas un instant. Si donc elle ne lui écrivait pas, c'est qu'elle était malade, mourante, morte peut-être. Il sauta sur sa plume, et écrivit une troisième lettre, quelques lignes déchirantes, où il ne pensait pas plus, cette fois, à surveiller ses sentiments que son orthographe. L'heure de la poste pressait ; il avait fait des ratures, brouillé la page en la tournant, sali l'enveloppe en la fermant : n'importe ! Il n'aurait pu attendre au courrier suivant. Il courut jeter la lettre à la poste, il attendit dans une angoisse mortelle. La seconde nuit, il eut la vision de Minna, malade, qui l'appelait ; il se leva, fut sur le point de partir à pied, d'aller la rejoindre. Mais où ? Où la retrouver ?
Le quatrième matin arriva la lettre de Minna, -- une demipage, -- froide et pincée. Minna disait qu'elle ne comprenait pas ce qui avait pu lui inspirer ces stupides appréhensions, qu'elle allait bien, qu'elle n'avait pas le temps d'écrire, qu'elle le priait de s'exalter moins à l'avenir et d'interrompre sa correspondance.
Christophe fut atterré. Il ne mit pas en doute la sincérité de Minna. Il s'accusa lui-même, il pensa que Minna était justement irritée des lettres imprudentes et absurdes qu'il avait écrites. Il se traita d'imbécile, et se frappa la tête avec ses poings. Mais il avait beau faire : il était bien forcé de sentir que Minna ne l'aimait pas autant qu'il l'aimait.
Les jours qui suivirent furent si mornes qu'ils ne peuvent se raconter. Le néant ne se décrit point. Privé du seul bien qui le rattachât à l'existence : ses lettres à Minna, Christophe ne vécut plus que d'une façon machinale ; et le seul acte de sa vie auquel il s'intéressât, était lorsque, le soir, au moment de se coucher, il rayait, comme un écolier, sur son calendrier, une des interminables journées qui le séparaient du retour de Minna.
La date du retour était passée. Depuis une semaine déjà, elle aurait dû être là. À la prostration de Christophe avait succédé une agitation fébrile. Minna lui avait promis, en partant, de l'avertir du jour et de l'heure de l'arrivée. Il attendait, de moment en moment, pour aller au-devant d'elle ; et il se perdait en conjectures pour expliquer ce retard.
Un soir, un voisin de la maison, un ami de grand-père, le tapissier Fischer, était venu fumer sa pipe et bavarder avec Melchior, comme il faisait souvent, après dîner. Christophe, qui se rongeait, allait remonter dans sa chambre, après avoir en vain guetté le passage du facteur, quand un mot le fit tressaillir. Fischer disait que le lendemain matin, de bonne heure, il irait chez les de Kerich, pour poser des rideaux. Christophe, saisi, demanda :
-- Elles sont donc revenues ?
-- Farceur ! tu le sais aussi bien que moi, dit le vieux Fischer goguenard. Il y a beau temps ! Elles sont rentrées avant-hier.
Christophe n'entendit rien de plus ; il quitta la chambre et se prépara à sortir. Sa mère, qui depuis quelque temps le surveillait à la dérobée, le suivit dans le couloir et lui demanda timidement où il allait. Il ne répondit pas et sortit. Il souffrait.
Il courut chez mesdames de Kerich. Il était neuf heures du soir. Elles étaient au salon toutes deux, et ne parurent pas surprises de le voir. Elles lui dirent bonsoir avec tranquillité. Minna, occupée à écrire, lui tendit la main par dessus la table, et continua sa lettre, en lui demandant de ses nouvelles, d'un air distrait. Elle s'excusait d'ailleurs de son impolitesse et feignait d'écouter ce qu'il disait ; mais elle l'interrompit pour demander un renseignement à sa mère. Il avait préparé des paroles touchantes sur ce qu'il avait souffert pendant leur absence : il put à peine en balbutier quelques mots ; personne ne les releva, et il n'eut pas le courage de continuer : cela sonnait faux.
Quand Minna eut terminé la lettre, elle prit un ouvrage, et, s'asseyant à quelques pas de lui, se mit à lui raconter le voyage qu'elle avait fait. Elle parlait des semaines agréables qu'elle avait passées, des promenades à cheval, de la vie de château, de la société intéressante ; elle s'animait peu à peu et faisait des allusions à des événements ou à des gens que Christophe ne connaissait pas, et dont le souvenir les faisait rire, sa mère et elle. Christophe se sentait un étranger au milieu de ce récit ; il ne savait quelle contenance faire, et riait d'un air gêné. Il ne quittait pas des yeux le visage de Minna, implorant l'aumône d'un regard. Mais quand elle le regardait, -- ce qu'elle faisait rarement, s'adressant plus souvent à sa mère qu'à lui, -- ses yeux, comme sa voix, étaient aimables et indifférents. Se surveillait-elle à cause de sa mère ? Il eût voulu lui parler, seul à seule ; mais madame de Kerich ne les quitta pas un moment. Il essaya de mettre la conversation sur un sujet qui lui fût personnel ; il parla de ses travaux, de ses projets ; il avait conscience que Minna lui échappait ; et il tâchait de l'intéresser à lui. En effet, elle sembla l'écouter avec beaucoup d'attention ; elle coupait son récit par des interjections variées, qui ne tombaient pas toujours très à propos, mais dont le ton semblait plein d'intérêt. Mais au moment où il se remettait à espérer, grisé par un de ses charmants sourires, il vit Minna mettre sa petite main devant sa bouche, et bâiller. Il s'interrompit net. Elle s'en aperçut, et s'excusa aimablement, prétextant sa fatigue. Il se leva, pensant qu'on le retiendrait encore ; mais on ne lui dit rien. Il prolongeait ses saluts, il attendait une invitation à revenir le lendemain : il n'en fut pas question. Il fallut partir. Minna ne le reconduisit pas. Elle lui tendit la main, -- une main indifférente, qui s'abandonnait froidement dans sa main ; et il prit congé d'elle au milieu du salon.
Il rentra chez lui, l'effroi au cœur. De la Minna d'il y avait deux mois, de sa chère Minna, il ne restait plus rien. Que s'était-il passé ? Qu'était-elle devenue ? Pour un pauvre garçon, qui n'avait jamais encore éprouvé les changements incessants, la disparition totale, et le renouvellement absolu des âmes vivantes, dont la plupart ne sont pas des âmes, mais des collections d'âmes, qui se succèdent, et s'éteignent constamment, la simple vérité était trop cruelle pour qu'il pût se résoudre à y croire. Il en repoussait l'idée avec épouvante, et tâchait de se persuader qu'il avait mal su voir, que Minna était toujours la même. Il décida de retourner chez elle, le lendemain matin, de lui parler à tout prix.
Il ne dormit pas. Il compta, dans la nuit, toutes les sonneries de l'horloge. Dès la première heure, il alla rôder autour de la maison des de Kerich ; il entra aussitôt qu'il put. Ce ne fut pas Minna qu'il vit, ce fut madame de Kerich. Active et matinale, elle s'occupait à arroser avec une carafe les pots de fleurs sous la véranda. Elle eut une exclamation moqueuse, en apercevant Christophe :
-- Ah ! fit-elle, c'est vous !... Vous venez à propos, j'ai justement à vous parler. Attendez, attendez...
Elle rentra un moment, pour déposer la carafe et s'essuyer les mains, et revint, avec un petit sourire, en voyant la mine déconfite de Christophe, qui sentait l'approche du malheur.
-- Allons au jardin, reprit-elle, nous serons plus tranquilles.
Dans le jardin, tout rempli de son amour, il suivit madame de Kerich. Elle ne se pressait pas de parler, s'amusant du trouble de l'enfant.
-- Asseyons-nous là, dit-elle enfin.
Ils étaient sur le banc, où Minna lui avait tendu ses lèvres, la veille du départ.
-- Je pense que vous savez de quoi il s'agit, dit madame de Kerich, qui prit un air grave, pour achever de le confondre. Je n'aurais jamais cru cela, Christophe. Je vous estimais un garçon sérieux. J'avais confiance en vous. Je n'aurais jamais pensé que vous en abuseriez, pour essayer de tourner la tête à ma fille. Elle était sous votre garde. Vous deviez la respecter, me respecter, vous respecter vous-même.
Il y avait une légère ironie dans le ton : -- madame de Kerich n'attachait pas la moindre importance à cet amour d'enfants ; -- mais Christophe ne le sentit pas ; et ces reproches, qu'il prit au tragique, comme il prenait toute chose, lui allèrent au cœur.
-- Mais, madame... mais, madame..., balbutia-t-il, les larmes aux yeux, je n'ai jamais abusé de votre confiance... Ne le croyez pas, le vous en prie... Je ne suis pas un malhonnête homme, je vous jure !... J'aime mademoiselle Minna, je l'aime de toute mon âme, mais je veux l'épouser.
Madame de Kerich sourit.
-- Non, mon pauvre garçon, dit-elle, avec cette bienveillance, si dédaigneuse au fond, qu'il allait enfin comprendre, -- non, ce n'est pas possible, c'est un enfantillage.
-- Pourquoi ? Pourquoi ? demandait-il.
Il lui saisissait les mains, ne croyant pas qu'elle parlât sérieusement, rassuré presque par sa voix plus douce. Elle continuait de sourire, et disait :
-- Parce que.
Il insistait. Avec des ménagements ironiques, -- (elle ne le prenait pas tout à fait au sérieux) -- elle lui dit qu'il n'avait pas de fortune, que Minna avait d'autres goûts. Il protestait que cela ne faisait rien, qu'il serait riche, célèbre, qu'il aurait les honneurs, l'argent, tout ce que voudrait Minna. Madame de Kerich se montrait sceptique ; elle était amusée de cette confiance en soi, et se contentait de secouer la tête pour dire non. Il s'obstinait toujours.
-- Non, Christophe, dit-elle d'un ton décidé, non, ce n'est pas la peine de discuter, c'est impossible. Il ne s'agit pas seulement d'argent. Tant de choses !... La situation...
Elle n'eut pas besoin d'achever. Ce fut une aiguille qui le perça jusqu'aux moelles. Ses yeux s'ouvrirent. Il vit l'ironie du sourire amical, il vit la froideur du regard bienveillant, il comprit brusquement tout ce qui le séparait de cette femme, qu'il aimait d'un amour filial, qui semblait le traiter d'une façon maternelle ; il sentait ce qu'il y avait de protecteur et de dédaigneux dans son affection. Il se leva, tout pâle. Madame de Kerich continuait à lui parler de sa voix caressante ; mais c'était fini : il n'entendait plus la musique des paroles, il percevait sous chaque mot la sécheresse de cette âme élégante. Il ne put répondre un mot. Il partit. Tout tournait autour de lui.
Rentré dans sa chambre, il se jeta sur son lit, et il eut une convulsion de colère et d'orgueil révolté, comme quand il était petit. Il mordait son oreiller, il enfonçait son mouchoir dans sa bouche, pour qu'on ne l'entendît pas crier. Il haïssait madame de Kerich. Il haïssait Minna. Il les méprisait avec fureur. Il lui semblait qu'il avait été souffleté, il tremblait de honte et de rage. Il lui fallait répondre, agir sur-le-champ. Il mourrait, s'il ne se vengeait.
Il se releva, et écrivit une lettre d'une violence imbécile :
« Madame,
« Je ne sais pas si, comme vous le dites, vous vous êtes trompée sur moi. Mais ce que je sais, c'est que je me suis trompé cruellement sur vous. J'avais cru que vous étiez mes amies. Vous le disiez, vous faisiez semblant de l'être, et je vous aimais plus que ma vie. Je vois maintenant que tout cela est un mensonge, et que votre affection pour moi n'était qu'une duperie : vous vous serviez de moi, je vous amusais, je vous distrayais, je vous faisais de la musique, -- j'étais votre domestique. Votre domestique, je ne le suis pas ! Je ne suis celui de personne !
« Vous m'avez fait durement sentir que je n'avais pas le droit d'aimer votre fille. Rien au monde ne peut empêcher mon cœur d'aimer ce qu'il aime ; et si je ne suis pas de votre rang, je suis aussi noble que vous. C'est le cœur qui ennoblit l'homme : si je ne suis pas comte, j'ai peut-être plus d'honneur en moi que bien des comtes. Valet ou comte, du moment qu'il m'insulte, je le méprise. Je méprise comme la boue tout ce qui se prétend noble, s'il n'a pas la noblesse de l'âme.
« Adieu ! Vous m'avez méconnu. Vous m'avez trompé. Je vous déteste.
« Celui qui aime, en dépit de vous, et qui aimera jusqu'à sa mort mademoiselle Minna, parce qu'elle est à lui, et que rien ne peut la lui reprendre. »
À peine eut-il jeté sa lettre à la boîte qu'il eut la terreur de ce qu'il avait fait. Il essaya de n'y plus penser ; mais certaines phrases lui revenaient à la mémoire ; et il avait une sueur froide, en songeant que madame de Kerich lisait ces énormités. Au premier moment, il était soutenu par son désespoir même ; mais, dès le lendemain, il comprit que sa lettre n'aurait d'autre résultat que de le séparer tout à fait de Minna : et cela lui parut le pire des malheurs. Il espérait encore que Madame de Kerich, qui connaissait ses emportements, ne prendrait pas celui-ci au sérieux, qu'elle se contenterait d'une sévère remontrance, et, -- qui sait ? -- qu'elle serait peut-être touchée par la sincérité de sa passion. Il n'attendait qu'un mot pour se jeter à ses pieds. Il l'attendit cinq jours. Puis vint une lettre. Elle disait :
« Cher Monsieur,
« Puisque, à votre avis, il y a eu un malentendu entre nous, le plus sage est sans doute de ne point le prolonger. Je me reprocherais de vous imposer davantage des relations devenues pénibles pour vous. Vous trouverez donc naturel que nous les interrompions. J'espère que vous ne manquerez pas, dans la suite, d'autres amis, qui sauront vous apprécier, comme vous désirez l'être. Je ne doute point de votre avenir, et suivrai de loin, avec sympathie, vos progrès dans la carrière musicale. Salutations.
« Josepha von Kerich. »
Les plus amers reproches eussent été moins cruels. Christophe se vit perdu. On peut répondre à qui vous accuse injustement. Mais que faire contre le néant de cette indifférence polie ? Il s'affola. Il pensa qu'il ne verrait plus Minna, qu'il ne la reverrait plus jamais ; et il ne put le supporter. Il sentit le peu que pèse tout l'orgueil du monde, au prix d'un peu d'amour. Il oublia toute dignité, il devint lâche, il écrivit de nouvelles lettres, où il suppliait qu'on lui pardonnât. Elles n'étaient pas moins stupides que celle où il s'emportait. On ne lui répondit rien.
Et tout fut dit.
Il faillit mourir. Il pensa à se tuer. Il pensa à tuer. Il se figura du moins qu'il le pensait. Il eut des désirs incendiaires. On ne se doute pas du paroxysme d'amour et de haine qui dévorent certains cœurs d'enfants. Ce fut la crise la plus terrible de son enfance. Elle mit fin à son enfance. Elle trempa sa volonté. Mais elle fut bien près de la briser pour toujours.
Il ne pouvait plus vivre. Accoudé sur sa fenêtre, pendant des heures, et regardant le pavé de la cour, il songeait, comme quand il était petit, qu'il y avait un moyen d'échapper à la torture de la vie. Le remède était là, sous ses yeux, immédiat... Immédiat -- Qui le savait ?... Peut-être après des heures -- des siècles -- de souffrances atroces !... Mais si profond était son désespoir d'enfant qu'il se laissait glisser au vertige de ces pensées.
Louisa voyait qu'il souffrait. Elle ne pouvait se douter exactement de ce qui se passait en lui ; mais son instinct l'avertissait du danger. Elle tâchait de se rapprocher de son fils, de connaître ses peines, afin de le consoler. Mais la pauvre femme avait perdu l'habitude de causer intimement avec Christophe ; depuis bien des années, il renfermait ses pensées en lui ; et elle était trop absorbée par les soucis matériels de la vie, pour avoir le temps de chercher à le deviner. Maintenant qu'elle eût voulu lui venir en aide, elle ne savait que faire. Elle rôdait autour de lui, comme une âme en peine ; elle eût souhaité de trouver les mots qui lui eussent fait du bien ; et elle n'osait parler, de crainte de l'irriter. Et malgré ses précautions, elle l'irritait par tous ses gestes, par sa présence même ; car elle n'était pas très adroite, et il n'était pas très indulgent. Cependant il l'aimait, ils s'aimaient. Mais il suffit de si peu pour séparer des êtres qui se chérissent ! Un parler trop fort, des gestes maladroits, un tic inoffensif dans les yeux ou le nez, une façon de manger, de marcher et de rire, une gêne physique qu'on ne peut analyser... On se dit que ce n'est rien ; et pourtant, c'est un monde. C'est assez, bien souvent, pour qu'une mère et un fils, deux frères, deux amis, qui sont tout près l'un de l'autre, restent éternellement étrangers l'un à l'autre.
Christophe ne trouvait donc pas auprès de sa mère un appui dans la crise qu'il traversait. Et d'ailleurs, de quel prix est l'affection des autres pour l'égoïsme de la passion, préoccupée d'elle seule ?
Une nuit que les siens dormaient, et qu'assis dans sa chambre, sans penser, sans bouger, il s'enlisait dans ses dangereuses idées, un bruit de pas fit résonner la petite rue silencieuse, et un coup frappé à la porte l'arracha à son engourdissement. On entendait un murmure de voix indistinctes. Il se rappela que son père n'était pas rentré le soir, et il pensa avec colère qu'on le ramenait encore ivre, comme l'autre semaine, où on l'avait trouvé couché en travers de la rue. Car Melchior n'observait plus aucune retenue ; il se livrait à son vice, sans que sa santé athlétique parût souffrir d'excès et d'imprudences, qui eussent tué un autre homme. Il mangeait comme quatre, buvait à tomber ivre mort, passait des nuits dehors sous la pluie glacée, se faisait assommer dans des rixes, et se retrouvait sur ses pieds, le lendemain, avec sa bruyante gaieté, voulant que tout le monde fût gai autour de lui.
Louisa, déjà levée, allait précipitamment ouvrir. Christophe, qui n'avait pas bougé, se boucha les oreilles, pour ne pas entendre la voix avinée de Melchior et les réflexions goguenardes des voisins...
Soudain, une angoisse inexplicable le saisit : il eut peur de ce qui allait venir... Et aussitôt, un cri déchirant lui fit relever la tête. Il bondit à la porte...
Au milieu d'un groupe d'hommes, qui parlaient à voix basse, dans le corridor obscur, éclairé par la lueur tremblante d'une lanterne, sur une civière était couché, comme autrefois grand-père, un corps ruisselant d'eau, immobile. Louisa sanglotait à son cou. On avait trouvé Melchior noyé dans le ru du moulin.
Christophe poussa un cri. Tout le reste du monde disparut, ses autres peines furent balayées. Il se jeta sur le corps de son père, à côté de Louisa, et ils pleurèrent ensemble.
Assis auprès du lit, veillant le dernier sommeil de Melchior, dont le visage avait pris maintenant une expression sévère et solennelle, il sentait la sombre tranquillité du mort entrer en lui. Sa passion enfantine s'était dissipée, comme un accès de fièvre ; le souffle glacial de la tombe avait tout emporté. Minna, son orgueil, son amour, hélas ! quelle misère ! Que tout était peu de chose auprès de cette réalité, la seule réalité : la mort ! Était-ce la peine de tant souffrir, désirer, s'agiter, pour en arriver là !...
Il regardait son père endormi, et il était pénétré d'une pitié infinie. Il se rappelait ses moindres actes de bonté et de tendresse. Car, avec toutes ses tares, Melchior n'était pas méchant, il y avait beaucoup de bon en lui. Il aimait les siens. Il était honnête. Il avait un peu de la probité intransigeante des Krafft, qui, dans les questions de moralité et d'honneur, ne souffrait pas de discussion et n'eût jamais admis ces petites saletés morales, que tant de gens de la société ne regardent pas tout à fait comme des fautes. Il était brave et, en toute occasion dangereuse, s'exposait avec une sorte de jouissance. S'il était dépensier pour lui-même. il l'était aussi pour les autres : il ne pouvait supporter qu'on fût triste ; et il faisait volontiers largesse de ce qui lui appartenait -- et de ce qui ne lui appartenait pas, -- aux pauvres diables qu'il rencontrait sur son chemin. Toutes ses qualités apparaissaient maintenant à Christophe : il les exagérait. Il lui semblait qu'il avait méconnu son père. Il se reprochait de ne pas l'avoir assez aimé. Il le voyait vaincu par la vie : il croyait entendre cette malheureuse âme, entraînée à la dérive, trop faible pour lutter, et gémissant de sa vie inutilement perdue. Il entendait cette lamentable prière, dont l'accent l'avait déchiré naguère :
-- Christophe ! ne me méprise pas !
Et il était bouleversé de remords. Il se jetait sur le lit et baisait le visage du mort, en pleurant. Il répétait, comme autrefois :
-- Mon cher papa ! ne te méprise pas, je t'aime ! Pardonne-moi !
Mais la plainte ne s'apaisait pas, et reprenait, angoissée :
-- Ne me méprisez pas ! Ne me méprisez pas !...
Et brusquement, Christophe se vit couché lui-même à la place du mort ; il entendait les terribles paroles sortir de sa propre bouche, il sentait sur son cœur peser le désespoir d'une inutile vie, irrémédiablement perdue. Et il pensait avec épouvante : « Toutes les souffrances, toutes les misères du monde, plutôt que d'en arriver là !... » Combien il en avait été près ! N'avait-il pas failli céder à la tentation de briser sa vie, pour échapper lâchement à sa peine ? Comme si les peines, toutes les trahisons n'étaient pas des chagrins d'enfant auprès de la torture et du crime suprêmes de se trahir soi-même, de renier sa foi, de se mépriser dans la mort !
Il vit que la vie était une bataille sans trêve et sans merci, où qui veut être un homme digne du nom d'homme doit lutter constamment contre des armées d'ennemis invisibles : les forces meurtrières de la nature, les désirs troubles, les obscures pensées, qui poussent traîtreusement à s'avilir et à s'anéantir. Il vit qu'il avait été sur le point de tomber dans le piège. Il vit que le bonheur et l'amour étaient une duperie d'un moment, pour amener le cœur à désarmer et à abdiquer. Et le petit puritain de quinze ans entendit la voix de son Dieu :
-- Va, va, sans jamais te reposer.
-- Mais où irai-je, Seigneur ? Quoi que je fasse, où que j'aille, la fin n'est-elle pas toujours la même, le terme n'est-il point là ?
-- Allez mourir, vous qui devez mourir ! Allez souffrir, vous qui devez souffrir ! On ne vit pas pour être heureux. On vit pour accomplir ma Loi. Souffre. Meurs. Mais sois ce que tu dois être : -- un Homme.
LA MAISON EULER
La maison était plongée dans le silence. Depuis la mort du père, tout semblait mort. Maintenant que s'était tue la voix bruyante de Melchior, on n'entendait plus, du matin au soir, que le murmure lassant du fleuve.
Christophe s'était rejeté dans un travail obstiné. Il mettait une rage muette à se punir d'avoir voulu être heureux. Aux condoléances et aux mots affectueux il ne répondait rien, raidi dans son orgueil. Il s'acharnait à ses tâches quotidiennes, et donnait ses leçons avec une attention glacée. Ses élèves qui connaissaient son malheur étaient choquées de son insensibilité. Mais ceux qui, plus âgés, avaient quelque expérience de la douleur, savaient ce que cette froideur apparente pouvait, chez un enfant, dissimuler de souffrance ; et ils avaient pitié. Il ne leur savait point gré de leur sympathie. La musique même ne lui apportait aucun soulagement. Il en faisait sans plaisir, comme un devoir. On eût dit qu'il trouvât une joie cruelle à ne plus avoir de joie à rien, ou à se le persuader, à se priver de toutes les raisons de vivre, et à vivre pourtant.
Ses deux frères, effrayés par le silence de la maison en deuil, s'étaient empressés de la fuir. Rodolphe était entré dans la maison de commerce de son oncle Théodore, et il logeait chez lui. Quant à Ernst, après avoir essayé de deux ou trois métiers, il s'était engagé sur un des bateaux du Rhin, qui font le service entre Mayence et Cologne ; et il ne reparaissait que quand il avait besoin d'argent. Christophe restait donc seul avec sa mère dans la maison trop grande ; et l'exiguïté des ressources, le paiement de certaines dettes qui s'étaient découvertes après la mort du père, les avaient décidés, quelque peine qu'ils en eussent, à chercher un autre logement plus humble et moins coûteux.
Ils trouvèrent un petit étage, -- deux ou trois chambres au second d'une maison de la rue du Marché. Le quartier était bruyant, au centre de la ville, loin du fleuve, loin des arbres et de tous les lieux familiers. Mais il fallait consulter la raison, et non le sentiment ; Christophe avait là une belle occasion de satisfaire à son besoin chagrin de mortification. D'ailleurs, le propriétaire de la maison, le vieux greffier Euler, était un ami de grand-père, il connaissait la famille : c'était assez pour décider Louisa, perdue dans sa maison vide, et irrésistiblement attirée vers ceux qui gardaient le souvenir des êtres qu'elle avait aimés.
Ils se préparèrent au départ. Ils savourèrent longuement l'amère mélancolie des derniers jours passés au foyer triste et cher que l'on quitte pour jamais. Ils osaient à peine échanger leur douleur ; ils en avaient honte ou peur. Chacun pensait qu'il ne devait pas montrer sa faiblesse à l'autre. À table, tous deux seuls dans une lugubre pièce aux volets demi-clos, ils n'osaient pas élever la voix, ils se hâtaient de manger et évitaient de se regarder, par crainte de ne pouvoir cacher leur trouble. Ils se séparaient aussitôt après. Christophe retournait à ses affaires ; mais, dès qu'il avait un instant de liberté, il revenait, il s'introduisait en cachette chez lui, il montait sur la pointe des pieds dans sa chambre ou au grenier. Alors il fermait la porte, il s'asseyait dans un coin, sur une vieille malle, ou sur le rebord de la fenêtre, et il restait sans penser, se remplissant du bourdonnement indéfinissable de la vieille maison qui tressaillait au moindre pas. Son cœur tremblait comme elle. Il épiait anxieusement les souffles du dedans et du dehors, les craquements du plancher, les bruits imperceptibles et familiers : il les reconnaissait tous. Il perdait conscience, sa pensée était envahie par les images du passé ; il ne sortait de son engourdissement qu'au son de l'horloge de Saint-Martin, qui lui rappelait qu'il était temps de repartir.
À l'étage au-dessous, le pas de Louisa allait et venait doucement. Pendant des heures, on ne l'entendait plus ; elle ne faisait aucun bruit. Christophe tendait l'oreille. Il descendait, un peu inquiet, comme on le reste longtemps, après un grand malheur. Il entr'ouvrait la porte : Louisa lui tournait le dos ; elle était assise devant un placard, au milieu d'un fouillis de choses : des chiffons, de vieux effets, des objets dépareillés, des souvenirs qu'elle avait sortis, sous prétexte de les ranger. Mais la force lui manquait : chacun lui rappelait quelque chose ; elle le tournait et le retournait ; et elle se mettait à rêver ; l'objet s'échappait de ses mains ; elle restait, des heures, les bras pendants, affaissée sur sa chaise et perdue dans une torpeur douloureuse.
La pauvre Louisa vivait maintenant la meilleure partie de ses jours dans le passé, -- ce triste passé, qui avait été pour elle bien avare de joie ; mais elle était si habituée à souffrir qu'elle conservait la gratitude des moindres bienfaits rendus, et que les pâles lueurs qui brillaient de loin en loin dans sa vie suffisaient à l'illuminer. Tout le mal que lui avait fait Melchior était oublié, elle ne se souvenait que du bien. L'histoire de son mariage avait été le grand roman de sa vie. Si Melchior y avait été entraîné par un caprice, dont il s'était vite repenti, c'était de tout son cœur qu'elle s'était donnée ; elle s'était crue aimée, comme elle aimait ; et elle en avait gardé à Melchior une reconnaissance attendrie. Ce qu'il était devenu, par la suite, elle ne cherchait pas à le comprendre. Incapable de voir la réalité comme elle est, elle savait seulement la supporter comme elle est, en humble et brave femme, qui n'a pas besoin de comprendre la vie, pour vivre. Ce qu'elle ne s'expliquait pas, elle s'en remettait à Dieu de l'expliquer. Par une piété singulière, elle prêtait à Dieu la responsabilité des injustices qu'elle avait pu souffrir de Melchior et des autres, n'attribuant à ceux-ci que le bien qu'elle en avait reçu. Aussi cette existence de misère ne lui avait laissé aucun souvenir amer. Elle se sentait seulement usée, chétive créature, -- par ces années de privations et de fatigues ; et maintenant que Melchior n'était plus là, maintenant que deux de ses fils s'étaient envolés du foyer, et que le troisième semblait pouvoir se passer d'elle, elle avait perdu tout courage pour agir ; elle était lasse, somnolente, sa volonté était engourdie. Elle traversait une de ces crises de neurasthénie, qui frappent souvent, au déclin de la vie, les personnes laborieuses, quand un coup imprévu leur enlève toute raison de travailler. Elle n'avait plus le courage de finir le bas qu'elle tricotait, de ranger le tiroir où elle cherchait, de se lever pour fermer la fenêtre : elle restait assise, la pensée vide, sans force, -- que pour se souvenir. Elle avait conscience de sa déchéance, et elle en rougissait ; elle s'efforçait de la cacher à son fils ; et Christophe, absorbé par l'égoïsme de sa propre peine, n'avait rien remarqué. Sans doute, il avait des impatiences secrètes contre les lenteurs de sa mère, maintenant, à parler, à faire les moindres choses ; mais, si différentes que fussent ces façons de son activité accoutumée, il ne s'en était pas préoccupé.
Il en fut frappé, pour la première fois, un jour qu'il la surprit, au milieu de ses chiffons répandus sur le parquet, entassés à ses pieds, remplissant ses mains et couvrant ses genoux. Elle avait le cou tendu, la tête penchée en avant, le visage rigide. En l'entendant entrer, elle eut un tressaillement ; une rougeur monta à ses joues blanches ; d'un mouvement instinctif, elle s'efforça de cacher les objets qu'elle tenait, et elle balbutia, avec un sourire gêné :
-- Tu vois, je rangeais...
Il eut la sensation poignante de cette pauvre âme échouée parmi les reliques de son passé, et il fut saisi de compassion. Pourtant il prit un ton un peu brusque et grondeur, afin de l'arracher à son apathie :
-- Allons, maman, allons, il ne faut pas rester ainsi, au milieu de cette poussière, dans cette chambre fermée ! Cela fait du mal. Il faut se secouer, il faut en finir avec ces rangements.
-- Oui, dit-elle docilement.
Elle essaya de se lever, pour remettre les objets dans le tiroir. Mais elle se rassit aussitôt, laissant tomber avec découragement ce qu'elle avait pris.
-- Je ne peux pas, je ne peux pas, gémit-elle, je n'en viendrai jamais à bout !
Il fut effrayé. Il se pencha sur elle, il lui caressa le front avec ses mains.
-- Voyons, maman, qu'est-ce que tu as ? dit-il. Veux-tu que je t'aide ? Est-ce que tu es malade ?
Elle ne répondit pas. Elle avait une sorte de sanglot intérieur. Il lui prit les mains, il se mit à genoux devant elle, pour mieux la voir dans la demi-ombre de la chambre.
-- Maman ! dit-il, inquiet.
Louisa, le front appuyé sur son épaule, s'abandonna à une crise de larmes.
-- Mon petit, répétait-elle, en se serrant contre lui, mon petit !... Tu ne me quitteras pas ? Promets-moi, tu ne me quitteras pas ?
Il avait le cœur déchiré de pitié :
-- Mais non, maman, je ne te quitterai pas. Qu'est-ce que c'est que cette idée ?
-- Je suis si malheureuse ! Ils m'ont tous quitté, tous...
Elle montrait les objets qui l'entouraient, et l'on ne savait si elle parlait d'eux, ou de ses fils et de ses morts.
-- Tu resteras avec moi ? Tu ne me quitteras pas ?... Qu'est-ce que je deviendrais, si tu t'en allais aussi ?
-- Je ne m'en irai pas. Nous resterons ensemble. Ne pleure plus. Je te le promets.
Elle continuait à pleurer, sans pouvoir s'arrêter. Il lui essuya les yeux avec son mouchoir.
-- Qu'as-tu, chère maman ? Tu souffres ?
-- Je ne sais pas, je ne sais pas ce que j'ai.
Elle faisait un effort pour se calmer et sourire.
-- J'ai beau me raisonner : pour un rien, je me remets à pleurer... Tiens, tu vois, je recommence... Pardonne-moi. Je suis bête. Je suis vieille. Je n'ai plus de force. Je n'ai plus de goût à rien. Je ne suis plus bonne à rien. Je voudrais être enterrée avec tout cela...
Il la pressait contre son cœur, comme un enfant.
-- Ne te tourmente pas, repose-toi, ne pense plus...
Elle s'apaisait peu à peu.
-- C'est absurde, j'ai honte... Mais, qu'est-ce que j'ai ? Qu'est-ce que j'ai ?
Cette vieille travailleuse ne parvenait pas à comprendre pourquoi sa force s'était tout à coup rompue ; et elle en était humiliée. Il feignit de ne pas s'en apercevoir.
-- Un peu de fatigue, maman, dit-il, tâchant de prendre un ton indifférent. Cela ne sera rien, tu verras...
Mais il était inquiet aussi. Depuis l'enfance, il était habitué à la voir vaillante, résignée, silencieusement résistante à toutes les épreuves. Et cet abattement lui faisait peur.
Il l'aida à ranger les affaires éparses sur le plancher. De temps en temps, elle s'attardait à un objet ; mais il le lui prenait des mains doucement, et elle le laissait faire.
À partir de ce jour, il s'obligea à rester davantage avec elle. Dès qu'il avait fini sa tâche, au lieu de s'enfermer chez lui, il venait la rejoindre. Il sentait combien elle était seule, et qu'elle n'était pas assez forte pour l'être : il y avait danger à la laisser.
Il s'asseyait à côté d'elle, le soir, près de la fenêtre ouverte qui donnait sur la route. La campagne s'éteignait peu à peu. Les gens rentraient à leur foyer. Les petites lumières s'allumaient dans les maisons, au loin. Ils avaient vu cela mille fois. Mais bientôt, ils ne le verraient plus. Ils échangeaient des mots entrecoupés. Ils se faisaient mutuellement remarquer les moindres incidents connus, prévus, de la soirée, avec un intérêt toujours renouvelé. Ils se taisaient longuement. Louisa rappelait, sans raison apparente, un souvenir, une histoire décousue, qui lui passait par la tête. Sa langue se déliait un peu, maintenant qu'elle sentait auprès d'elle un cœur aimant. Elle faisait effort pour parler. Cela lui était difficile : car elle avait pris l'habitude de rester à l'écart des siens ; elle regardait ses fils et son mari comme trop intelligents, pour causer avec elle ; elle n'osait pas se mêler à leur conversation. La pieuse sollicitude de Christophe lui était chose nouvelle et infiniment douce, mais qui l'intimidait. Elle cherchait ses mots, elle avait peine à s'exprimer ; ses phrases restaient inachevées, obscures. Parfois, elle avait honte ce qu'elle disait ; elle regardait son fils, et s'arrêtait au milieu d'une histoire. Mais il lui serrait la main : elle se sentait rassurée. Il était pénétré d'amour et de pitié pour cette âme enfantine et maternelle, où il s'était blotti, quand il était enfant, et qui cherchait en lui maintenant un appui. Et il prenait un plaisir mélancolique à ces petits bavardages sans intérêt pour tout autre que pour lui, à ces souvenirs insignifiants d'une vie toujours médiocre et sans joie, mais qui semblaient à Louisa d'un prix infini. Il cherchait quelquefois à l'interrompre ; il craignait que ces souvenirs ne l'attristassent encore, il l'engageait à se coucher. Elle comprenait son intention, et elle lui disait, avec des yeux reconnaissants :
-- Non, je t'assure, cela me fait du bien ; restons encore un peu.
Ils restaient jusqu'à ce que la nuit fût avancée, et le quartier endormi. Alors, ils se disaient bonsoir, elle, un peu soulagée de s'être déchargée d'une partie de ses pensées, lui, le cœur gros de ce fardeau nouveau.
Le jour du départ arrivait. La veille, ils restèrent plus longtemps que d'habitude dans la chambre sans lumière. Ils ne se parlaient pas. De temps en temps, Louisa gémissait : « Ah ! mon Dieu ! » Christophe tâchait d'occuper son attention des mille petits détails du déménagement du lendemain. Elle ne voulait pas se coucher. Il l'y obligea affectueusement. Mais lui-même, remonté dans sa chambre, ne se coucha pas avant longtemps. Penché à la fenêtre, il s'efforçait de percer l'obscurité, de voir une dernière fois les ténèbres mouvantes du fleuve, au pied de la maison. Il entendait le vent dans les grands arbres du jardin de Minna. Le ciel était noir. Nul passant dans la rue. Une pluie froide commençait à tomber. Les girouettes grinçaient. Dans une maison voisine, un enfant pleurait. La nuit pesait sur la terre, d'une tristesse écrasante. Les heures monotones, les demies et les quarts au timbre fêlé, s'égouttaient dans le silence morne, que ponctuait le bruit de la pluie sur les toits.
Comme Christophe se décidait enfin à se coucher, le cœur transi, il entendit la fenêtre au-dessous qui se fermait. Et, dans son lit, il pensa qu'il est cruel pour les pauvres gens de s'attacher au passé : car ils n'ont pas le droit d'avoir, comme les riches, un passé ; ils n'ont pas de maison, pas un coin sur la terre où ils puissent abriter leurs souvenirs : leurs joies, leurs peines, tous leurs jours sont dispersés au vent.
Le lendemain, ils transportèrent, sous la pluie battante, leur pauvre mobilier dans le nouveau logis. Fischer, le vieux tapissier, leur avait prêté une charrette et son petit cheval ; et il vint leur donner un coup de main. Mais ils ne purent emporter tous les meubles ; car l'appartement où ils allaient était beaucoup plus étroit que l'ancien. Christophe dut décider sa mère à laisser les plus vieux et les plus inutiles. Ce ne fut pas sans peine ; les moindres avaient du prix pour elle : une table boiteuse, une chaise brisée, elle ne voulait rien sacrifier. Il fallut que Fischer, fort de l'autorité que lui donnait sa vieille amitié avec grand-père, joignît sa voix grondeuse à celle de Christophe, et même que, bonhomme, et comprenant sa peine, il promit de lui conserver en dépôt quelques-uns de ces précieux débris pour le jour où elle pourrait les reprendre. Alors elle consentit à s'en séparer, avec déchirement.
Les deux frères avaient été prévenus du déménagement, mais Ernst était venu dire, la veille, qu'il ne pourrait être là, et Rodolphe ne parut qu'un moment, vers midi ; il regarda charger les meubles, donna quelques conseils, et partit d'un air affairé.
Le cortège se mit en marche par les rues boueuses. Christophe tenait la bride du cheval qui glissait sur les pavés gluants. Louisa, marchant à côté de son fils, tâchait de l'abriter de la pluie. Ce fut ensuite la lugubre installation dans l'appartement humide, rendu plus sombre encore par les reflets blafards du ciel bas. Ils n'eussent pas résisté au découragement qui les oppressait, sans les attentions de leurs hôtes. Mais, la voiture étant partie et leurs meubles entassés pêle-mêle dans la chambre, comme la nuit tombait, Christophe et Louisa, harassés, affalés l'un sur une caisse, l'autre sur un sac, entendirent une petite toux sèche dans l'escalier : on frappa à leur porte. Le vieux Euler entra. Il s'excusa cérémonieusement de déranger ses chers hôtes ; il ajouta que, pour fêter le premier soir de cette heureuse arrivée, il espérait qu'ils voudraient bien souper en famille avec eux. Louisa, enfoncée dans sa tristesse, voulait refuser. Christophe n'était pas très tenté non plus par cette réunion familiale ; mais le vieux insista, et Christophe, songeant qu'il était mieux pour sa mère de ne point passer cette première soirée dans la nouvelle maison, seule avec ses pensées, la força à accepter.
Ils descendirent à l'étage au-dessous, où ils trouvèrent toute la famille réunie : le vieux, sa fille, son gendre Vogel, et ses petits-enfants, un garçon et une fille, un peu moins âgés que Christophe. Tous s'empressèrent autour d'eux, leur souhaitant la bienvenue, s'informant s'ils étaient fatigués, s'ils étaient contents de leurs chambres, s'ils n'avaient besoin de rien, leur posant dix questions, auxquelles Christophe ahuri ne comprenait rien ; car ils parlaient tous à la fois. La soupe était déjà servie : ils se mirent à table. Mais le bruit continua. Amalia, la fille de Euler, avait entrepris aussitôt de mettre Louisa au courant de toutes les particularités locales, de la topographie du quartier, des habitudes et des avantages de la maison, de l'heure où passait le laitier, de l'heure où elle se levait, des divers fournisseurs et des prix qu'elle payait. Elle ne la lâchait point, qu'elle n'eût tout expliqué. Louisa, assoupie, s'efforçait de témoigner de l'intérêt à ces renseignements ; mais les remarques qu'elle se hasardait à faire témoignaient qu'elle n'avait rien compris, et provoquaient, avec les exclamations indignées d'Amalia, un redoublement d'informations. Le vieux greffier Euler expliquait à Christophe les difficultés de la carrière musicale. L'autre voisine de Christophe, Rosa, la fille d'Amalia, parlait sans s'arrêter, depuis le commencement du repas, avec une telle volubilité qu'elle n'avait pas le temps de respirer : elle perdait haleine au milieu d'une phrase ; mais elle reprenait aussitôt. Vogel, morne, se plaignait de ce qu'il mangeait. Et c'étaient à ce sujet des discussions passionnées. Amalia, Euler, la petite, interrompaient leurs discours pour prendre part au débat ; et il s'élevait des controverses sans fin sur la question de savoir s'il y avait trop de sel dans le ragoût, ou pas assez : ils se prenaient à témoin les uns les autres ; et pas un avis n'était semblable à l'autre. Chacun méprisait le goût de son voisin, et croyait le sien seul raisonnable et sain. On aurait pu discuter là-dessus jusqu'au Jugement Dernier.
Mais, à la fin, tous s'entendirent pour gémir en commun sur la méchanceté des temps. Ils s'apitoyèrent affectueusement sur les chagrins de Louisa et de Christophe, dont ils louèrent, en termes qui le touchèrent, la conduite courageuse. Ils se complurent à rappeler non seulement les malheurs de leurs hôtes, mais les leurs, et ceux de tous leurs amis et de tous ceux qu'ils connaissaient ; et ils tombèrent d'accord que les bons étaient toujours malheureux, et qu'il n'y avait de joie que pour les égoïstes et les malhonnêtes gens. Ils conclurent que la vie était triste, qu'elle ne servait à rien, et qu'il vaudrait beaucoup mieux être mort, si ce n'était la volonté de Dieu, sans doute, qu'on vécût pour souffrir. Comme ces idées se rapprochaient du pessimisme actuel de Christophe, il en conçut plus d'estime pour ses hôtes, et ferma les yeux sur leurs petits travers.
Quand il remonta avec sa mère dans la chambre en désordre, ils se sentirent tristes et las, mais un peu moins seuls ; et tandis que Christophe, les yeux ouverts dans la nuit, ne pouvant dormir à cause de sa fatigue et du bruit du quartier, écoutait les lourdes voitures qui ébranlaient les murs, et les souffles de la famille endormie à l'étage au-dessous, il tâchait de se persuader qu'il serait, sinon heureux, moins malheureux ici, au milieu de ces braves gens, -- à vrai dire, un peu ennuyeux, mais qui souffraient des mêmes maux que lui, qui semblaient le comprendre, et qu'il croyait comprendre.
Mais s'étant à la fin assoupi, il fut désagréablement réveillé dès l'aube par les voix des voisins qui commençaient à discuter, et par le grincement de la pompe qu'une main rageuse faisait marcher, pour procéder ensuite au lavage à grande eau de la cour et de l'escalier.
Justus Euler était un petit vieillard voûté, aux yeux inquiets et moroses, une figure rouge, plissée, bossuée, la mâchoire édentée, et une barbe mal soignée, qu'il ne cessait de tourmenter avec ses mains. Très brave homme, un peu prud'homme, profondément moral, il s'entendait assez bien avec grand-père. On prétendait qu'il lui ressemblait. Et, en vérité, il était de la même génération et élevé dans les mêmes principes ; mais il lui manquait la forte vie physique de Jean-Michel : c'est-à-dire que, tout en pensant comme lui sur une quantité de points, au fond il ne lui ressemblait guère ; car ce qui fait les hommes, c'est le tempérament, bien plus que les idées ; et quelles que soient les divisions, factices ou réelles, que l'intelligence a mises entre eux, la grande division de l'humanité est celle des gens bien portants et de ceux qui ne le sont point. Le vieux Euler n'était pas des premiers. Il parlait de morale, comme grand-père ; mais sa morale n'était pas la même que celle de grand-père ; elle n'avait pas son estomac, ses poumons, et sa face joviale. Tout chez lui et les siens était bâti sur un plan plus parcimonieux et plus étriqué. Quarante ans fonctionnaire, maintenant retraité, il souffrait de cette tristesse de l'inaction, si lourde chez les vieillards qui ne se sont pas ménagé pour leurs dernières années la ressource d'une vie intérieure. Toutes ses habitudes naturelles ou acquises, toutes celles de son métier lui avaient donné quelque chose de méticuleux et de chagrin, qui se retrouvait à quelque degré chez chacun de ses enfants.
Son gendre, Vogel, employé à la chancellerie du palais, avait une cinquantaine d'années. Grand, fort, tout à fait chauve, des lunettes d'or collées aux tempes, et d'assez bonne mine, il se croyait malade, et sans doute l'était, bien qu'il n'eût évidemment pas tous les maux qu'il se prêtait, mais l'esprit aigri par la niaiserie de son métier, et le corps un peu ruiné par sa vie sédentaire. Très laborieux d'ailleurs, non sans mérite, ayant même une certaine culture, il était victime de l'absurde vie moderne, et comme beaucoup d'employés enchaînés à leurs bureaux, succombait au démon de l'hypocondrie. Un de ces malheureux, que Gœthe appelait « ein trauriger ungriechischer Hypochondrist » -- « un hypocondre morose et pas du tout grec », -- qu'il plaignait, mais qu'il avait bien soin de fuir.
Amalia n'usait ni de l'un ni de l'autre système. Robuste, bruyante et active, elle ne s'apitoyait pas sur les jérémiades de son mari ; elle le secouait rudement. Mais à vivre toujours ensemble, nulle force ne résiste ; et quand, dans un ménage, l'un des deux est neurasthénique, il y a de grandes chances pour que, quelques années après, ils le soient tous les deux. Amalia avait beau crier contre Vogel : l'instant d'après, elle gémissait plus fort que lui ; et sautant sans transition des rebuffades aux lamentations, elle ne lui faisait aucun bien ; elle décuplait au contraire son mal, en donnant à des niaiseries un retentissement assourdissant. Elle finissait non seulement par achever d'accabler le malheureux Vogel, épouvanté des proportions que prenaient ses plaintes répercutées par cet écho, mais par s'accabler elle-même. À son tour, elle prenait l'habitude de gémir sans raison sur sa solide santé, et sur celle de son père, et de sa fille, et de son fils. Ce devenait une manie : à force de le dire, elle se le persuadait ; le moindre rhume était pris au tragique ; tout était un sujet d'inquiétudes. Quand on allait bien, elle se tourmentait encore, en pensant à la maladie prochaine. Ainsi la vie se passait dans des transes perpétuelles. Au reste, on ne s'en portait pas plus mal ; et il semblait que cet état de plaintes constantes servît à entretenir la santé générale. Chacun mangeait, dormait, travaillait, comme à l'ordinaire ; et la vie du ménage n'en était pas ralentie. L'activité d'Amalia ne se satisfaisait point de s'exercer du matin au soir, du haut en bas de la maison : il fallait que chacun s'évertuât autour d'elle ; et c'était un branle-bas de meubles, un lavage de carreaux, un frottement de parquets, un bruit de voix, de pas, une trépidation, un mouvement perpétuels.
Les deux enfants, écrasés par cette bruyante autorité, qui ne laissait personne libre, semblaient trouver naturel de s'y soumettre. Le garçon, Leonhard, avait une jolie figure insignifiante, et des manières compassées. La jeune fille, Rosa, une blondine, avec d'assez beaux yeux, bleus, doux, et affectueux, eût été agréable, par la fraîcheur de son teint délicat et son air de bonté, sans un nez un peu fort et gauchement planté, qui alourdissait la figure et lui donnait un caractère niais. Elle rappelait cette jeune fille de Holbein, qui est au musée de Bâle, -- la fille du bourgmestre Meier, -- assise, les yeux baissés, les mains sur ses genoux, ses cheveux pâles dénoués sur ses épaules, l'air gêné de son nez disgracieux. Mais Rosa ne s'en inquiétait guère, et cela ne troublait point son caquet inlassable. On entendait sans cesse sa voix aiguë qui racontait des histoires, -- toujours essoufflée, comme si elle n'avait jamais le temps de tout dire, toujours excitée et pleine d'entrain, en dépit des gronderies qu'elle essuyait de sa mère, de son père, de son grand-père, exaspérés, moins parce qu'elle parlait toujours, que parce qu'elle les empêchait de parler. Car ces excellentes gens, bons, loyaux, dévoués, -- la crème des honnêtes gens, -- avaient presque toutes les vertus ; mais il leur en manquait une qui fait le charme de la vie : la vertu du silence.
Christophe était en veine de patience. Ses chagrins avaient assagi son humeur intolérante et emportée. L'expérience qu'il avait faite de l'indifférence cruelle des âmes élégantes, le portait à sentir davantage le prix des braves gens sans grâce et diablement ennuyeux, mais qui avaient de la vie une conception austère ; parce qu'ils vivaient sans joie, ils lui semblaient vivre sans faiblesse. Ayant décidé qu'ils étaient excellents et qu'ils devaient lui plaire, il s'efforçait, en Allemand qu'il était, de se persuader qu'ils lui plaisaient en effet. Mais il n'y réussissait point : il manquait de ce complaisant idéalisme germanique, qui ne veut pas voir et ne voit pas ce qu'il lui serait désagréable de remarquer, par crainte de troubler la tranquillité commode de ses jugements et l'agrément de sa vie. Au contraire, il ne sentait jamais si bien les défauts des gens que quand il les aimait, car il eût voulu les aimer entièrement, sans aucune restriction : c'était une sorte de loyauté inconsciente, un besoin irrésistible de vérité, qui le rendait plus clairvoyant et plus exigeant à l'égard de ce qui lui était le plus cher. Aussi ne tarda-t-il pas à ressentir une sourde irritation des travers de ses hôtes. Ceux-ci ne cherchaient point à les déguiser. Ils étalaient tout ce qu'ils avaient d'insupportable ; et le meilleur restait en eux caché. C'était ce que se disait Christophe, qui, s'accusant d'injustice, entreprit de passer outre à ses premières impressions et de découvrir les excellentes qualités qu'ils dissimulaient avec tant de soin.
Il essaya de lier conversation avec le vieux Justus Euler, qui ne demandait pas mieux. Il éprouvait pour lui une secrète sympathie, en souvenir de grand-père qui l'aimait et le vantait. Mais le bon Jean-Michel avait, plus que Christophe, l'heureuse faculté de se faire illusion sur ses amis ; et Christophe s'en aperçut. En vain chercha-t-il à connaître les souvenirs de Euler sur grand-père. Il ne réussit à tirer de lui qu'une image décolorée, passablement caricaturesque de Jean-Michel, et des bribes d'entretiens sans aucun intérêt. Invariablement, les récits de Euler commençaient par :
-- Comme je le disais à ton pauvre grand-père...
Il n'avait rien entendu, que ce qu'il avait dit lui-même.
Peut-être que Jean-Michel n'écoutait pas autrement. La plupart des amitiés ne sont guère que des associations de complaisance mutuelle, pour parler de soi avec un autre. Mais du moins Jean-Michel, si naïvement qu'il s'abandonnât à sa joie de discourir, avait une sympathie toujours prête à se dépenser à tort et à travers. Il s'intéressait à tout ; il regrettait de n'avoir plus quinze ans, pour voir les merveilleuses inventions des générations nouvelles, et pour se mêler à leurs pensées. Il avait cette qualité, la plus précieuse de la vie : une fraîcheur de curiosité, que les années n'altéraient point, et qui renaissait avec chaque matin. Il n'avait pas assez de talent pour utiliser ce don ; mais combien de gens de talent auraient pu le lui envier ! La plupart des hommes meurent à vingt ou trente ans : passé ce terme, ils ne sont plus que leur propre reflet ; le reste de leur vie s'écoule à se singer eux-mêmes, à répéter d'une façon de jour en jour plus mécanique et plus grimaçante ce qu'ils ont dit, fait, pensé, aimé, au temps où ils étaient.
Il y avait si longtemps que le vieux Euler avait été, et il avait été si peu que ce qui restait de lui était bien pauvre. En dehors de son ancien métier et de sa famille, il ne savait rien et ne voulait rien savoir. Il avait sur toutes choses des idées toutes faites qui dataient de son adolescence. Il prétendait se connaître aux arts ; mais il s'en tenait à certains noms consacrés, au sujet desquels il ne manquait pas de réciter des formules emphatiques : tout le reste était nul et non avenu. Quand on lui parlait d'artistes modernes, il n'écoutait point, et parlait d'autre chose. Il se disait passionné de musique, et demandait à Christophe de jouer. Mais dès que Christophe, qui y fut pris une ou deux fois, commençait à jouer, le vieux commençait à causer, tout haut, avec sa fille, comme si la musique redoublait son intérêt pour tout ce qui n'était pas la musique. Christophe exaspéré se levait au milieu du morceau : personne ne le remarquait. Il n'y avait que quelques vieux airs, -- trois ou quatre, -- les uns très beaux, les autres très laids, mais tous également consacrés, qui avaient le privilège d'obtenir un silence relatif et une approbation absolue. Dès les premières notes, le vieux tombait en extase, et les larmes lui venaient aux yeux, moins pour le plaisir qu'il y goûtait que pour celui qu'il y avait jadis goûté. Christophe finit par prendre ces airs en horreur, bien que certains d'entre eux, comme l'Adélaïde de Beethoven, lui fussent chers : le vieux en fredonnait les premières mesures, et déclarait que « cela, c'était de la musique », la comparant avec mépris à « toute cette sacrée musique moderne, qui n'a pas de mélodie ». -- Il est vrai qu'il n'en connaissait rien.
Son gendre, plus instruit, se tenait au courant du mouvement artistique ; mais c'était encore pis : car il apportait dans ses jugements un esprit de dénigrement perpétuel. Il ne manquait ni de goût, ni d'intelligence ; mais il ne pouvait prendre son parti d'admirer ce qui était moderne. Il eût tout aussi bien dénigré Mozart et Beethoven, s'ils eussent été de son temps, et reconnu le mérite de Wagner ou de Richard Strauss, s'ils eussent été morts depuis un siècle. Sa nature chagrine se refusait à admettre qu'il pût y avoir encore, de son vivant, des grands hommes vivants : cette pensée lui déplaisait. Il était si aigri de sa vie manquée qu'il tenait à se persuader qu'elle était manquée pour tous, qu'il n'en pouvait être autrement, et que ceux qui croyaient le contraire, ou qui le prétendaient, étaient de deux choses l'une : des nigauds ou des farceurs.
Aussi ne parlait-il des célébrités nouvelles que sur un ton d'amère ironie ; et, comme il n'était point sot, il ne manquait point d'en découvrir, dès le premier coup d'œil, les côtés faibles et ridicules. Tout nom nouveau le mettait en défiance ; avant de rien connaître d'un artiste, il était disposé à le critiquer, -- puisqu'il ne le connaissait pas. S'il avait de la sympathie pour Christophe, c'était parce qu'il croyait que cet enfant misanthrope trouvait la vie mauvaise, comme lui, et d'ailleurs était sans génie. Rien ne rapproche les petites âmes souffreteuses et mécontentes, comme la constatation de leur commune impuissance. Rien non plus ne contribue davantage à rendre le goût de la santé à ceux qui sont sains, que le contact de ce sot pessimisme de médiocres et de malades, qui, parce qu'ils ne sont pas heureux, nient le bonheur des autres. Christophe en fit l'épreuve. Ces pensées moroses lui étaient pourtant familières ; mais il s'étonnait de les retrouver dans la bouche de Vogel et de ne les plus reconnaître : elles lui devenaient hostiles ; il en était blessé.
Il était bien plus révolté encore par les façons d'Amalia. La brave femme ne faisait après tout qu'appliquer les théories de Christophe sur le devoir. Elle avait à tout propos ce mot dans la bouche. Elle travaillait sans relâche, et voulait que chacun travaillât comme elle. Ce travail n'avait pas pour but de rendre les autres et elle-même plus heureux : au contraire ! On pouvait presque dire qu'il avait pour principal objet d'être une gêne pour tous et de rendre la vie le plus désagréable possible, -- afin de la sanctifier. Rien n'aurait pu la décider à interrompre, un seul moment, le saint office du ménage, cette sacro-sainte institution, qui prend chez tant de femmes la place de tous les autres devoirs moraux et sociaux. Elle se serait crue perdue, si elle n'avait, aux mêmes jours, aux mêmes heures, frotté le parquet, lavé les carreaux, fait briller les boutons de porte, battu les tapis à tour de bras, remué les chaises, les tables, les armoires. Elle y mettait de l'ostentation. On eût dit qu'il s'agissait de son honneur. Et n'est-ce pas, d'ailleurs, sous cette forme que beaucoup de femmes imaginent et défendent leur honneur ? C'est une sorte de meuble qu'il faut tenir brillant, un parquet bien ciré, froid, dur, -- et glissant.
L'accomplissement de sa tâche ne rendait pas madame Vogel plus aimable. Elle s'acharnait aux niaiseries du ménage, comme à un devoir imposé par Dieu. Et elle méprisait celles qui ne faisaient pas comme elle, qui prenaient du repos, qui savaient entre leurs travaux jouir un peu de la vie. Elle allait relancer jusque dans sa chambre Louisa, qui, de temps en temps, au milieu de son ouvrage, s'asseyait pour rêver. Louisa soupirait, mais se soumettait, avec un sourire confus. Heureusement Christophe n'en savait rien ; Amalia attendait qu'il fût sorti, pour faire ces irruptions dans leur appartement ; et, jusqu'à présent, elle ne s'était pas attaquée directement à lui : il ne l'eût pas supporté. Il se sentait vis-à-vis d'elle dans un état d'hostilité latente. Ce qu'il lui pardonnait le moins, c'était son vacarme. Il en était excédé. Enfermé dans sa chambre, -- une petite pièce basse qui donnait sur la cour, la fenêtre hermétiquement close, malgré le manque d'air, afin ne pas entendre le remue-ménage de la maison, il ne réussissait point à s'en défendre. Involontairement, il s'attachait à suivre, avec une attention surexcitée, les moindres bruits d'en bas ; et quand la terrible voix, qui perçait les cloisons, après une accalmie momentanée, s'élevait de nouveau, il était pris de rage ; il criait, frappait du pied, lui adressait à travers le mur une collection d'injures. Dans le tapage général, on ne s'en apercevait même pas : on croyait qu'il composait. Il donnait madame Vogel à tous les diables. Il n'y avait pas de respect, ni d'estime qui tînt. Il lui semblait, à ces instants, qu'il eût préféré la plus dévergondée des femmes, pourvu qu'elle se tût, à l'honnêteté et à toutes les vertus, quand elles font trop de bruit.
Cette haine du bruit le rapprocha de Leonhard. Le jeune garçon, seul, au milieu de l'agitation générale, restait toujours tranquille, et n'élevait jamais la voix plus fort à un moment qu'à un autre. Il s'exprimait d'une façon correcte et mesurée, choisissant tous ses mots, et ne se pressant pas. La bouillante Amalia n'avait pas la patience d'attendre qu'il eût fini ; tous s'exclamaient sur sa lenteur. Il ne s'en émouvait point. Rien n'altérait son calme et sa respectueuse déférence. Christophe avait appris que Leonhard se destinait à la vie ecclésiastique ; et sa curiosité en était vivement excitée.
Christophe se trouvait, à l'égard de la religion, dans un état assez étrange : il ne savait pas dans quel état il se trouvait. Il n'avait jamais eu le temps d'y songer sérieusement. Il n'était pas assez instruit, et il était beaucoup trop absorbé par les difficultés de l'existence, pour avoir pu s'analyser et mettre de l'ordre dans ses pensées. Violent comme il était, il passait d'un extrême à l'autre, et de la foi entière à la négation absolue, sans s'inquiéter d'être ou non d'accord avec soi-même. Quand il était heureux, il ne pensait guère à Dieu, mais il était assez disposé à y croire. Quand il était malheureux, il y pensait mais il n'y croyait guère : il lui semblait impossible qu'un Dieu autorisât le malheur et l'injustice. Ces difficultés l'occupaient d'ailleurs fort peu. Au fond, il était trop religieux pour penser beaucoup à Dieu. Il vivait en Dieu, il n'avait pas besoin d'y croire. Bon pour ceux qui sont faibles, ou affaiblis, pour les vies anémiques ! Ils aspirent à Dieu, comme la plante au soleil. Le mourant s'accroche à la vie. Mais celui qui porte en lui le soleil et la vie, qu'irait-il les chercher hors de lui ?
Christophe ne se fût probablement jamais préoccupé de ces questions, s'il avait vécu seul. Mais les obligations de la vie sociale l'obligeaient à fixer sa pensée sur ces problèmes puérils et oiseux, qui tiennent une place disproportionnée dans le monde, et où il faut prendre parti, puisqu'on s'y heurte à chaque pas. Comme si une âme saine, généreuse, débordante de force et d'amour, n'avait pas mille choses plus pressées à faire que de s'inquiéter si Dieu existe ou non !... Si encore il ne s'agissait que de croire à Dieu ! Mais il faut croire à un Dieu, de telles dimensions, de telle forme, de telle couleur et de telle race ! Pour cela, Christophe n'y songeait même pas. Jésus ne tenait presque aucune place dans ses pensées. Ce n'était pas qu'il ne l'aimât point : il l'aimait, quand il pensait à lui ; mais il ne pensait pas à lui. Il se le reprochait parfois, il s'en chagrinait, il ne comprenait pas pourquoi il ne s'y intéressait pas davantage. Pourtant il pratiquait, tous les siens pratiquaient, son grand-père lisait la Bible ; lui-même suivait la messe ; il la servait, en quelque sorte, puisqu'il était organiste ; et il s'appliquait à sa tâche avec une conscience exemplaire. Mais il eût été bien embarrassé, au sortir de l'église, de dire à quoi il avait pensé. Il se mit à la lecture des Livres Saints, pour fixer ses idées, et il y prit de l'amusement, et même du plaisir, mais comme à des livres beaux et curieux, qui ne diffèrent pas essentiellement d'autres livres, que personne ne songe à appeler sacrés. Pour dire la vérité, s'il avait de la sympathie pour Jésus, il en avait bien plus pour Beethoven. Et, à son orgue de Saint-Florian, où il accompagnait l'office du dimanche, il était plus occupé de son orgue que de la messe, et plus religieux, les jours où la chapelle jouait du Bach que les jours où elle jouait du Mendelssohn. Certaines cérémonies lui causaient une ferveur exaltée... Mais était-ce bien Dieu qu'il aimait alors, ou seulement la musique, comme un prêtre imprudent le lui avait dit un jour, par plaisanterie, sans se douter du trouble où le jetterait sa boutade ? Un autre n'y eût pas pris garde et n'eût rien changé à sa façon de vivre, -- (tant de gens s'accommodent de ne pas savoir ce qu'ils pensent !) -- Mais Christophe était affligé d'un besoin de sincérité gênant, qui lui inspirait des scrupules à tout propos. Et du jour qu'il en eut, il lui devint impossible de n'en pas avoir toujours. Il se tourmentait, il lui semblait qu'il agissait avec duplicité. Croyait-il, ou ne croyait-il pas ?... Il n'avait pas les moyens, matériels ni intellectuels, -- (il faut du savoir et des loisirs) -- pour résoudre la question, seul. Et cependant, il fallait la résoudre, sous peine d'être un indifférent, ou un hypocrite. Or, il était aussi incapable d'être l'un que l'autre.
Il chercha à sonder timidement les gens qui l'entouraient. Tous avaient l'air sûrs d'eux-mêmes. Christophe brûlait de connaître leurs raisons. Il n'y parvenait point. Presque jamais on ne lui faisait une réponse précise : c'étaient des discours à côté. Certains le traitaient d'orgueilleux, et lui disaient que cela ne se discute point, que des milliers de gens plus intelligents que lui et meilleurs avaient cru sans discuter, qu'il n'avait qu'à faire comme eux. Il en était même qui prenaient un air froissé, comme si ç'eût été une offense personnelle de leur poser une telle question ; ce n'étaient peut-être pas les plus sûrs de leur fait. D'autres haussaient les épaules et disaient en souriant : « Bah ! cela ne peut pas faire de mal... » Et leur sourire disait : « Et c'est tellement commode !... » Ceux-là, Christophe les méprisait, de toute la force de son cœur.
Il avait essayé de s'ouvrir de ses inquiétudes à un prêtre mais il fut découragé par cette tentative. Il ne put discuter sérieusement. Si affable que fût son interlocuteur, il faisait poliment sentir qu'il n'y avait point d'égalité réelle entre Christophe et lui ; il semblait entendu d'avance que sa supériorité était incontestée, et que la discussion ne pouvait pas franchir les limites qu'il lui assignait, sans une sorte d'inconvenance : c'était un jeu de parade tout à fait inoffensif. Quand Christophe avait voulu passer outre, et poser des questions, auxquelles il ne plaisait pas au digne homme de répondre, il s'en était tiré avec un sourire protecteur, quelques citations latines et une objurgation paternelle de prier, prier, pour que Dieu l'éclairât. Christophe était sorti de l'entretien, humilié et blessé par ce ton de supériorité polie. À tort ou à raison, pour rien au monde, il n'aurait eu de nouveau recours à un prêtre. Il admettait bien que ces hommes lui étaient supérieurs par l'intelligence et leur titre sacré ; mais lorsque l'on discute, il n'y a plus ni supérieur ni inférieur, ni titres, ni âges, ni nom : rien ne compte que la vérité, devant elle tout le monde est égal.
Aussi fut-il heureux de trouver un garçon de son âge, qui crût. Lui-même ne demandait qu'à croire ; et il espérait que Leonhard lui en donnerait de bonnes raisons. Il lui fit des avances. Leonhard répondit avec sa douceur habituelle, mais sans empressement : il n'en mettait à rien. Comme on ne pouvait avoir une conversation suivie à la maison, sans être interrompu à tout instant par Amalia ou par le vieux, Christophe proposa une promenade, le soir, après dîner. Leonhard était trop poli pour refuser, quoiqu'il s'en fût dispensé volontiers ; car sa nature indolente avait peur de la marche, de la conversation, et de tout ce qui lui coûtait un effort.
Christophe était gêné pour entamer l'entretien. Après deux ou trois phrases gauches sur des sujets indifférents, il se jeta, avec une brusquerie un peu brutale, dans la question qui lui tenait au cœur. Il demanda à Leonhard si vraiment il allait se faire prêtre, et si c'était pour son plaisir. Leonhard, interloqué, jeta sur lui un regard inquiet ; mais quand il vit que Christophe n'avait aucune intention hostile, il se rassura :
-- Oui, répondit-il. Comment en serait-il autrement ?
-- Ah ! fit Christophe. Vous êtes bien heureux !
Leonhard sentit une nuance d'envie dans la voix de Christophe, et il en fut agréablement flatté. Il changea aussitôt de manières, il devint expansif, sa figure s'éclaira :
-- Oui, dit-il. Je suis heureux.
Il rayonnait.
-- Comment faites-vous pour cela ? demanda Christophe.
Leonhard, avant de répondre, proposa de s'asseoir, sur un banc tranquille, dans la galerie du cloître de Saint-Martin. On apercevait de là un coin de la petite place, plantée d'acacias, et, plus loin, la campagne, baignée par la brume du soir. Le Rhin coulait au pied de la colline. Un vieux cimetière abandonné, dont les tombes étaient noyées sous un flot d'herbes, dormait à côté d'eux, derrière sa grille close.
Leonhard se mit à parler. Il disait, les yeux brillants de contentement, combien il était doux d'échapper à la vie, d'avoir trouvé l'asile, où l'on sera pour toujours à l'abri. Christophe, encore meurtri par ses blessures récentes, sentait passionnément ce désir de repos et d'oubli ; mais il s'y mêlait un regret. Il demanda, avec un soupir :
-- Et pourtant, est-ce que cela ne vous coûte pas de renoncer tout à fait à la vie ?
-- Oh ! fit l'autre tranquillement, qu'y a-t-il à regretter ? N'est-elle pas triste et laide ?
-- Il y a de belles choses aussi, dit Christophe, regardant le beau soir.
-- Il y a quelques belles choses, mais peu.
-- Ce peu, c'est encore beaucoup pour moi !
-- Oh ! bien, c'est une simple affaire de bon sens. D'un côté un peu de bien et beaucoup de mal ; de l'autre, ni bien ni mal sur terre ; et après, un bonheur infini : est-ce qu'on peut hésiter ?
Christophe n'aimait pas beaucoup cette arithmétique. Une vie si économe lui paraissait bien pauvre. Cependant, il s'efforçait de se persuader que c'était la sagesse.
-- Ainsi, demanda-t-il avec un peu d'ironie, il n'y a pas de risque que vous vous laissiez séduire par une heure de plaisir ?
-- Quelle sottise ! quand on sait que ce n'est qu'une heure et qu'il y a toute l'éternité après !
-- Vous en êtes donc bien sûr, de cette éternité ?
-- Naturellement.
Christophe l'interrogea. Il avait un frémissement de désir et d'espoir. Si Leonhard allait lui offrir enfin les preuves invincibles de croire ! Avec quelle passion il renoncerait lui-même à tout le reste du monde, pour le suivre en Dieu !
Tout d'abord, Leonhard, fier de son rôle d'apôtre, convaincu d'ailleurs que les doutes de Christophe n'étaient que pour la forme et qu'ils auraient le bon goût de céder aux premiers arguments, recourut aux livres saints, à l'autorité de l'Évangile, aux miracles, à la tradition. Mais il commença à s'assombrir quand Christophe, après l'avoir écouté quelques minutes, l'arrêta en lui disant que c'était répondre à la question par la question, et qu'il ne lui demandait pas de lui expliquer ce qui faisait justement l'objet de son doute, mais les moyens de le résoudre. Leonhard dut constater que Christophe était beaucoup plus malade qu'il ne semblait, et qu'il avait la prétention de ne se laisser convaincre qu'au moyen de la raison. Cependant il pensait encore que Christophe jouait l'esprit fort -- (il n'imaginait pas qu'on pût l'être sincèrement). -- Il ne se découragea donc pas, et, fort de sa science récente, il fit appel à ses connaissances d'école ; il déballa pêle-mêle, avec plus d'autorité que d'ordre, ses preuves métaphysiques de l'existence de Dieu et de l'âme immortelle. Christophe, l'esprit tendu, le front plissé par l'effort, peinait silencieusement ; il lui faisait recommencer ses mots, cherchait laborieusement à en pénétrer le sens, à l'enfoncer en soi, à suivre le raisonnement. Puis il éclata, déclara qu'on se moquait de lui, que tout cela c'étaient des jeux d'esprit, des plaisanteries de beaux parleurs qui fabriquaient des mots et qui s'amusaient ensuite à croire que ces mots étaient des choses. Leonhard, piqué, se porta garant de la bonne foi des auteurs. Christophe haussa les épaules, et dit, en jurant, que si ce n'étaient pas des farceurs, c'étaient de sacrés littérateurs ; et il exigea d'autres preuves.
Quand Leonhard reconnut, avec stupeur, que Christophe était irrémédiablement atteint, il ne s'intéressa plus à lui. Il se souvint qu'on lui avait recommandé de ne pas perdre son temps à discuter avec des incrédules, -- du moins quand ils s'entêtent à ne pas vouloir croire. C'est risquer de se troubler soi-même, sans nul profit pour l'autre. Mieux vaut abandonner le malheureux à la volonté de Dieu, qui, si c'est son dessein, saura bien l'éclairer ; ou sinon, qui oserait aller contre la volonté de Dieu ? Leonhard ne s'obstina donc pas à prolonger la discussion. Il se contenta de dire avec douceur qu'il n'y avait rien à faire pour le moment, qu'aucun raisonnement n'était capable de montrer le chemin tant qu'on était résolu à ne pas le voir, et qu'il fallait prier, faire appel à la grâce : rien n'est possible sans elle ; il faut la désirer, il faut vouloir, pour croire.
Vouloir ? pensait amèrement Christophe. Ainsi Dieu existera, parce que je voudrai qu'il existe ! Ainsi, la mort n'existera plus, parce qu'il me plaira de la nier !... Hélas !... Comme la vie est facile à ceux qui n'ont pas le besoin de voir la vérité, à ceux qui ont le pouvoir de la voir comme ils désirent, et de se fabriquer des rêves complaisants, où dormir douillettement ! Dans un tel lit Christophe était bien sûr de ne dormir jamais...
Leonhard continuait à parler. Il s'était rabattu sur son sujet de prédilection : les charmes de la vie contemplative ; et sur ce terrain sans danger, il ne tarissait plus. De sa voix monotone qui tremblait de plaisir, il disait les joies de la vie en Dieu, en dehors du monde, loin du bruit, dont il parlait avec un accent inattendu de haine (il le détestait presque autant que Christophe), loin des violences, loin des railleries, loin des petites misères dont on souffre, chaque jour, dans le nid chaud et sûr de la foi, d'où l'on contemple en paix les malheurs du monde étranger et lointain. Christophe, en l'écoutant parler, perçait l'égoïsme de cette foi. Leonhard en eut le soupçon ; il se hâta de s'expliquer. Ce n'était pas une vie d'oisiveté que la vie de contemplation ! Au contraire : on agit plus par la prière que par l'action ; que serait le monde sans la prière ? On expie pour les autres, on se charge de leurs fautes, on leur offre ses mérites, on intercède pour le monde auprès de Dieu.
Christophe l'écoutait en silence, avec une hostilité croissante. Il sentait chez Leonhard l'hypocrisie de ce renoncement. Il n'était pas assez injuste pour la prêter à tous ceux qui croient. Il savait bien que cette abdication de la vie est chez un petit nombre une impossibilité de vivre, un désespoir poignant, un appel à la mort, -- que c'est, chez un plus petit nombre, une extase passionnée... (Combien de temps dure-t-elle ?)... Mais, chez la plupart des hommes, n'est-ce pas trop souvent le froid raisonnement d'âmes plus éprises de leur tranquillité que du bonheur des autres, ou de la vérité ? Et si les cœurs sincères en ont conscience, combien ils doivent souffrir de cette profanation de leur idéal !...
Leonhard, tout heureux, exposait maintenant la beauté et l'harmonie du monde, vu du haut de son perchoir divin : en bas, tout était sombre, injuste, douloureux ; d'en haut, tout devenait clair, lumineux, ordonné, le monde était semblable à une boîte d'horlogerie, parfaitement réglée...
Christophe n'écoutait plus que d'une oreille distraite. Il se demandait : « Croit-il, ou bien croit-il qu'il croit ? » Cependant sa propre foi, son désir passionné de foi, n'en étaient pas ébranlés. Ce n'était pas la médiocrité d'âme et les pauvres arguments d'un sot comme Leonhard, qui pouvaient y porter atteinte...
La nuit descendait sur la ville. Le banc, où ils étaient assis, était dans l'ombre ; les étoiles s'allumaient, une buée blanche montait du fleuve, les grillons bruissaient sous les arbres du cimetière. Les cloches se mirent à sonner : la plus aiguë d'abord, toute seule, comme un oiseau plaintif, interrogea le ciel ; puis la seconde, une tierce au-dessous, se mêla à sa plainte ; enfin vint la plus grave, à la quinte, qui semblait leur donner la réponse. Les trois voix se fondirent. C'était, au pied des tours, le bourdonnement d'une ruche grandiose. L'air et le cœur tremblaient. Christophe, retenant son souffle, pensait combien la musique des musiciens est pauvre auprès de cet océan de musique, où grondent des milliers d'êtres : c'est la faune sauvage, le libre monde des sons, auprès du monde domestiqué, catalogué, froidement étiqueté par l'intelligence humaine. Il se perdait dans cette immensité sonore, sans rivages et sans bornes...
Et quand le puissant murmure se fut tu, quand ses derniers frémissements se furent éteints dans l'air, Christophe se réveilla. Il regarda, effaré, autour de lui... Il ne reconnaissait plus rien. Tout était changé autour de lui, en lui. Il n'y avait plus de Dieu...
De même que la foi, la perte de la foi est souvent, elle aussi, un coup de la grâce, une lumière subite. La raison n'y est pour rien ; et il suffit d'un rien : un mot, un silence, un son de cloche. On se promène, on rêve, on ne s'attend à rien. Brusquement, tout s'écroule. On se voit entouré de ruines. On est seul. On ne croit plus.
Christophe épouvanté ne pouvait comprendre pourquoi, comment cela s'était produit. C'était, comme au printemps, la débâcle d'un fleuve...
La voix de Leonhard continuait de résonner, plus monotone que la voix d'un grillon. Christophe ne l'entendait plus. La nuit était tout à fait venue. Leonhard s'arrêta. Surpris de l'immobilité de Christophe, inquiet de l'heure avancée, il proposa de rentrer. Christophe ne répondait pas. Leonhard lui prit le bras. Christophe tressaillit, et regarda Leonhard avec des yeux égarés.
-- Christophe, il faut revenir, dit Leonhard.
-- Va au diable ! cria Christophe avec fureur.
-- Mon Dieu ! Christophe, qu'est-ce que je vous ai fait ? demanda peureusement Leonhard ahuri.
Christophe se ressaisit.
-- Oui, tu as raison, mon bon, fit-il d'un ton plus doux. Je ne sais ce que je dis. Va à Dieu ! Va à Dieu !
Il resta seul. Il avait le cœur plein de détresse.
-- Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria-t-il, crispant les mains, levant la tête passionnément vers le ciel noir. Pourquoi est-ce que je ne crois plus ? Pourquoi est-ce que je ne puis plus croire ? que s'est-il passé en moi ?...
Il y avait une disproportion trop grande entre la ruine de sa foi et la conversation qu'il venait d'avoir avec Leonhard : il était évident que cette conversation n'en était pas plus la cause que les criailleries d'Amalia et les ridicules de ses hôtes n'étaient cause de l'ébranlement qui se produisait depuis peu dans ses résolutions morales. Ce n'étaient là que des prétextes. Le trouble ne venait pas du dehors. Le trouble était en lui. Il sentait s'agiter dans son cœur des monstres inconnus, et il n'osait pas se pencher sur sa pensée, pour voir son mal en face... Son mal ? Était-ce un mal ? Une langueur, une ivresse, une angoisse voluptueuse le pénétraient. Il ne s'appartenait plus. En vain il tâchait de se raidir dans son stoïcisme d'hier. Tout craquait d'un coup. Il avait la sensation soudaine du vaste monde, brûlant, sauvage, incommensurable... le monde qui déborde Dieu !...
Ce ne fut qu'un instant. Mais tout l'équilibre de sa vie ancienne en fut désormais rompu.
De toute la famille, il n'y avait qu'une personne, à laquelle Christophe ne prêtait aucune attention : c'était la petite Rosa. Elle n'était point belle ; et Christophe qui, lui-même, était loin d'être beau, se montrait fort exigeant pour la beauté des autres. Il avait la cruauté tranquille de la jeunesse, pour qui une femme n'existe pas, quand elle est laide, -- à moins qu'elle n'ait passé l'âge où l'on inspire la tendresse, et qu'elle n'ait plus le droit qu'à des sentiments graves, paisibles, quasi religieux. Rosa ne se distinguait d'ailleurs par aucun don spécial, quoiqu'elle ne fût pas sans intelligence ; et elle était affligée d'un bavardage qui faisait fuir Christophe. Aussi ne s'était-il pas donné la peine de la connaître, jugeant qu'il n'y avait rien à connaître en elle ; c'était tout au plus s'il l'avait regardée.
Elle valait mieux pourtant que beaucoup de jeunes filles ; elle valait mieux, en tout cas, que Minna, tant aimée. C'était une bonne petite, sans coquetterie, sans vanité, qui, jusqu'à l'arrivée de Christophe, ne s'était pas aperçue qu'elle était laide, ou ne s'en inquiétait pas ; car on ne s'en inquiétait pas autour d'elle. S'il arrivait que le grand-père, ou la mère, le lui dît, par gronderie, elle ne faisait qu'en rire : elle ne le croyait pas, ou n'y attachait aucune importance ; et eux, pas davantage. Tant d'autres, aussi laides et plus, avaient trouvé qui les aimât ! Les Allemands ont d'heureuses indulgences pour les imperfections physiques : ils peuvent ne pas les voir ; ils peuvent même arriver à les embellir, par la vertu d'une imagination complaisante qui trouve des rapports inattendus entre toute figure et les plus illustres exemplaires de la beauté humaine. Il n'eût pas fallu beaucoup presser le vieux Euler, pour lui faire déclarer que sa petite-fille avait le nez de la Junon Ludovisi. Heureusement, il était trop grognon pour faire des compliments ; et Rosa, indifférente à la forme de son nez, ne mettait d'amour-propre qu'à l'accomplissement, suivant les rites, des fameux devoirs du ménage. Elle avait accepté comme parole d'Évangile tout ce qu'on lui avait enseigné. Ne sortant guère de chez elle, elle avait peu de termes de comparaison, admirait naïvement les siens, et croyait ce qu'ils disaient. De nature expansive, confiante, facilement satisfaite, elle tâchait de se mettre au ton chagrin de la maison, et répétait docilement les réflexions pessimistes qu'elle entendait. Elle avait le cœur le plus dévoué, pensait toujours aux autres, cherchant à faire plaisir, partageant les soucis, devinant les désirs, ayant besoin d'aimer, sans idée de retour. Naturellement, les siens en abusaient, bien qu'ils fussent bons et qu'ils l'aimassent : on est toujours tenté d'abuser de l'amour de ceux qui vous sont tout livrés. On était si sûr de ses attentions qu'on ne lui en savait aucun gré : quoi qu'elle fît, on attendait davantage. Puis, elle était maladroite ; elle avait de la gaucherie, de la précipitation, des mouvements brusques et garçonniers, des expansions de tendresse qui amenaient des désastres. C'était un verre brisé, une carafe renversée, une porte brutalement fermée : toutes choses qui déchaînaient contre elle l'indignation de la maison. Constamment rabrouée, la petite s'en allait pleurer dans un coin. Ses larmes ne duraient guère. Elle reprenait son air riant et son caquet, sans ombre de rancune contre qui que ce fût.
L'arrivée de Christophe fut un événement considérable dans sa vie. Elle avait souvent entendu parler de lui. Christophe tenait une place dans les potins de la ville : c'était une manière de petite célébrité locale ; son nom revenait souvent dans les entretiens de la famille Euler, surtout au temps où vivait encore le vieux Jean-Michel, qui, fier de son petit-fils, en allait chanter les louanges chez toutes ses connaissances. Rosa avait aperçu une ou deux fois au concert le jeune musicien. Quand elle apprit qu'il viendrait loger chez eux, elle battit des mains. Sévèrement semoncée de ce manque de tenue, elle devint confuse. Elle n'y voyait pas malice. Dans une vie aussi uniforme que la sienne, un hôte nouveau était une distraction inespérée. Elle passa les derniers jours avant son arrivée, dans une fièvre d'attente. Elle était dans les transes que la maison ne lui plût pas, et elle s'appliqua à rendre l'appartement avenant, autant qu'il était possible. Elle porta même, le matin de l'aménagement, un petit bouquet de fleurs sur la cheminée, comme souhait de bienvenu. Quant à elle, elle n'avait pris aucun soin pour paraître à son avantage ; et le premier regard que lui jeta Christophe suffît à la lui faire juger laide et mal fagotée. Elle ne le jugea point de même, encore qu'elle aurait eu de bonnes raisons pour cela. Christophe, exténué, affairé, mal soigné, était encore plus laid qu'à l'ordinaire. Mais Rosa, qui était incapable de penser le moindre mal de quiconque, Rosa, qui regardait son grand-père, son père et sa mère, comme parfaitement beaux, ne manqua pas de voir Christophe comme elle s'attendait à le voir, et l'admira de tout son cœur. Elle fut fort intimidée de l'avoir pour voisin de table ; et malheureusement, sa timidité se traduisit par ce flot de paroles, qui lui aliéna du premier coup les sympathies de Christophe. Elle ne s'en aperçut pas, et cette première soirée resta dans son esprit un souvenir lumineux. Seule dans sa chambre après qu'ils furent remontés chez eux, elle entendait les pas des nouveaux hôtes marcher au-dessus de sa tête ; et ce bruit résonnait joyeusement en elle : la maison lui semblait revivre.
Le lendemain, pour la première fois, elle se regarda dans la glace avec une attention inquiète ; et, sans se rendre compte encore de l'étendue de son malheur, elle commença à le pressentir. Elle chercha à juger ses traits, un à un ; mais elle n'y parvint pas. Elle avait de tristes appréhensions. Elle soupira profondément, et voulut introduire dans sa toilette quelques changements. Elle ne réussit qu'à s'enlaidir encore. Elle eut de plus la malencontreuse idée d'assommer Christophe de ses prévenances. Dans son désir naïf de voir constamment ses nouveaux amis et de leur rendre service, elle montait et descendait l'escalier à tout moment, leur apportant à chaque fois un objet inutile, s'obstinant à les aider, et toujours riant, causant, criant. Seule la voix impatiente de sa mère pouvait, en l'appelant, interrompre son zèle et ses discours. Christophe faisait grise mine : sans les bonnes résolutions qu'il avait prises, il eût éclaté vingt fois. Il tint bon deux jours ; le troisième, il ferma sa porte à clef. Rosa frappa, appela, comprit, redescendit confuse, et ne recommença plus. Il expliqua, quand il la vit, qu'il était occupé à un travail pressant et ne pouvait se déranger. Elle s'excusa humblement. Elle ne pouvait se faire illusion sur l'insuccès de ses innocentes avances : elles allaient droit contre leur but, elles éloignaient Christophe. Il ne prenait plus la peine de cacher sa mauvaise humeur ; il n'écoutait même plus quand elle parlait, et ne déguisait pas son impatience. Elle sentait que son bavardage l'irritait ; et elle parvenait, à force de volonté, à garder le silence pendant une partie de la soirée ; mais c'était plus fort qu'elle : elle recommençait tout à coup sa musique. Christophe la plantait là, au milieu d'une phrase. Elle ne lui en voulait pas. Elle s'en voulait à elle-même. Elle se jugeait bête, ennuyeuse, ridicule ; ses défauts lui apparaissaient énormes, elle voulait les combattre ; mais elle était découragée par l'échec de ses premières tentatives, elle se disait qu'elle ne pourrait jamais, qu'elle n'avait pas la force. Pourtant elle essayait de nouveau.
Mais il y avait d'autres défauts contre lesquels elle ne pouvait rien : que faire contre sa laideur ? Elle ne pouvait plus en douter. La certitude de son infortune lui était brusquement apparue, un jour qu'elle se regardait dans la glace : ç'avait été un coup de foudre. Naturellement, elle s'exagérait encore le mal, elle voyait son nez dix fois plus gros qu'il n'était ; il lui semblait occuper tout le visage ; elle n'osait plus se montrer, elle aurait voulu mourir. Mais la jeunesse possède une telle force d'espoir que ces accès de découragement ne duraient point ; elle se figurait ensuite qu'elle s'était trompée ; elle cherchait à le croire, et elle en venait même, par instants, à trouver son nez très ordinaire, et presque assez bien fait. Son instinct lui fit alors chercher, mais bien maladroitement, quelques ruses enfantines, une façon de se coiffer qui dégageât moins le front et n'accusât pas autant les disproportions du visage. Elle n'y mettait pas de coquetterie : aucune pensée d'amour n'avait traversé son esprit, ou c'était à son insu. Elle demandait peu de chose : rien qu'un peu d'amitié ; et ce peu, Christophe ne paraissait pas disposé à le lui accorder. Il semblait à Rosa qu'elle eût été parfaitement heureuse, s'il avait bien voulu seulement lui dire, quand ils se rencontraient, un bonjour, un bonsoir amical, avec bonté. Mais le regard de Christophe était si dur et si froid à l'ordinaire ! Elle en était glacée. Il ne lui disait rien de désagréable ; elle eût mieux aimé des reproches que ce cruel silence.
Un soir, Christophe était à son piano, et jouait. Il s'était installé dans une étroite pièce mansardée, tout en haut de la maison, afin d'être moins dérangé par le bruit. Rosa l'écoutait d'en bas, avec émotion. Elle aimait la musique, quoiqu'elle eût le goût mauvais, ne l'avant jamais formé. Tant que sa mère était là, elle restait dans un coin de la chambre, penchée sur son ouvrage, et elle semblait absorbée dans son travail ; mais son âme était attachée aux sons qui venaient de là-haut. Aussitôt que, par bonheur, Amalia sortait, pour une course dans le voisinage, Rosa se levait d'un bond, jetait l'ouvrage, et grimpait le cœur battant, jusqu'au seuil de la mansarde. Elle retenait son souffle et appliquait son oreille contre la porte. Elle restait ainsi jusqu'à ce qu'Amalia rentrât. Elle allait sur la pointe des pieds, prenant garde de ne faire aucun bruit ; mais comme elle n'était pas très adroite, et comme elle était toujours pressée elle manquait souvent de dégringoler dans l'escalier ; une fois qu'elle écoutait, le corps penché en avant, la joue collée à serrure, elle perdit l'équilibre et vint buter la porte avec son front. Elle fut si consternée qu'elle en perdit haleine. Le piano s'arrêta net : elle n'eut pas la force de se sauver. Elle se relevait, quand la porte s'ouvrit. Christophe la vit, lui jeta un regard furibond, puis, sans une parole, l'écarta brutalement, descendit avec colère, et sortit. Il ne revint que pour dîner, ne prêta aucune attention à ses regards désolés, qui imploraient un pardon, fit comme si elle n'existait point, et pendant plusieurs semaines il cessa complètement de jouer. Rosa en répandit d'abondantes larmes, en secret ; personne ne s'en apercevait, personne ne faisait attention à elle. Elle priait Dieu ardemment... pourquoi ? Elle ne savait trop. Elle avait besoin de confier ses chagrins. Elle était sûre que Christophe la détestait.
Et malgré tout, elle espérait. Il suffisait que Christophe semblât lui témoigner quelques marques d'intérêt, qu'il parût écouter ce qu'elle disait, qu'il lui serrât la main plus amicalement que d'habitude...
Quelques mots imprudents des siens achevèrent de lancer son imagination sur une piste décevante.
Toute la famille était pleine de sympathie pour Christophe. Ce grand garçon de seize ans, sérieux et solitaire, qui avait une haute idée de ses devoirs, leur inspirait à tous une sorte de respect. Ses accès de mauvaise humeur, ses silences obstinés, son air sombre, ses manières brusques, n'étaient point faits pour étonner dans une maison comme celle-là. Même madame Vogel, qui regardait tout artiste comme un fainéant, n'osait pas lui reprocher, d'une façon agressive, comme elle en avait envie, les heures qu'il passait à bayer aux corneilles, le soir, à la fenêtre de sa mansarde, immobile et penché sur la cour, jusqu'à ce que la nuit fût venue : car elle savait que, le reste du jour, il s'exténuait dans ses leçons ; et elle le ménageait, -- comme les autres, pour une raison de derrière la tête, que personne ne disait et que chacun savait.
Rosa avait saisi entre ses parents des regards échangés et des chuchotements mystérieux, quand elle causait avec Christophe. D'abord, elle n'y prit pas garde. Puis elle en fut intriguée et émue ; elle brûlait de savoir ce qu'ils disaient, mais elle n'eût pas osé le demander.
Un soir qu'elle était montée sur un banc du jardin, afin de dénouer la corde tendue entre deux arbres pour faire sécher le linge, elle s'appuya, pour sauter à terre, sur l'épaule de Christophe. Juste à ce moment, son regard rencontra celui de son grand-père et de son père, qui étaient assis, fumant leur pipe, le dos appuyé au mur de la maison. Les deux hommes échangèrent un clin d'œil ; et Justus Euler dit à Vogel :
-- Ça fera un joli couple.
Sur un coup de coude de Vogel, qui remarquait que la fillette écoutait, il couvrit sa réflexion, fort habilement, -- (il le pensait du moins), -- d'un « hum ! hum ! » retentissant fait pour attirer l'attention à vingt pas à la ronde. Christophe, qui lui tournait le dos, ne s'aperçut de rien ; mais Rosa en fut si bouleversée qu'elle oublia qu'elle sautait, et se tordit le pied. Elle fût tombée, si Christophe ne l'avait retenue, pestant tout bas contre l'éternelle maladroite. Elle s'était fait très mal : mais elle n'en montra rien, elle y songeait à peine, elle songeait à ce qu'elle venait d'entendre. Elle s'en fut vers sa chambre ; chaque pas lui était une douleur, elle se raidissait, pour qu'on ne s'en aperçût pas. Elle était inondée d'un trouble délicieux. Elle se laissa tomber sur la chaise au pied de son lit, et se cacha la figure dans les couvertures. Sa figure la brûlait ; elle avait les larmes aux yeux, et elle riait. Elle avait honte, elle aurait voulu se cacher au fond de la terre, elle ne parvenait pas à fixer ses idées, ses tempes battaient, sa cheville lui causait des élancements aigus, elle était dans un état de torpeur et de fièvre. Elle entendait vaguement les bruits du dehors, les cris des enfants qui jouaient dans la rue ; et les mots du grand-père résonnaient à son oreille ; elle riait tout bas, elle rougissait, le visage enfoui dans l'édredon, elle priait, elle remerciait, elle désirait, elle craignait, -- elle aimait.
Sa mère l'appela. Elle essaya de se lever. Au premier pas, elle éprouva une douleur si intolérable qu'elle faillit avoir une syncope ; la tête lui tournait. Elle crut qu'elle allait mourir, et, en même temps, elle voulait vivre de toutes les forces de son être, vivre pour le bonheur promis. Sa mère vint enfin, et toute la maison fut bientôt en émoi. Grondée suivant l'habitude, pansée, couchée, elle s'engourdissait dans le bourdonnement de sa douleur physique et de sa joie intérieure. Douce nuit... Les moindres souvenirs de cette chère veillée lui restèrent sacrés. Elle ne pensait pas à Christophe, elle ne savait pas ce qu'elle pensait. Elle était heureuse.
Le lendemain, Christophe, qui se croyait un peu responsable de l'accident, vint prendre de ses nouvelles : et, pour la première fois, il lui témoigna une apparence d'affection. Elle en fut pénétrée de reconnaissance, elle bénit son mal. Elle eût souhaité de souffrir, toute sa vie, pour avoir, toute sa vie, une telle joie. -- Elle dut rester étendue plusieurs jours, sans bouger ; elle les passa à ressasser les paroles du grand-père et à les discuter : car le doute était venu. Avait-il dit :
-- Cela fera...
Ou bien :
-- Cela ferait... ?
Mais était-il même possible qu'il eût rien dit de semblable ? -- Oui, il l'avait bien dit, elle était certaine... Quoi ! Ils ne voyaient donc pas qu'elle était laide, et que Christophe ne pouvait la souffrir ?... Mais il était si bon d'espérer ! Elle en arrivait à croire qu'elle s'était peut-être trompée, qu'elle n'était pas aussi laide qu'elle croyait ; elle se soulevait sur sa chaise pour tâcher de se voir dans la glace accrochée en face : elle ne savait que penser. Après tout, son grand-père et son père étaient meilleurs juges : on ne peut se juger soi-même... Mon Dieu ! si c'était possible !... Si, par hasard... si, sans qu'elle s'en doutât, si... si elle était jolie !... Peut-être s'exagérait-elle aussi les sentiments peu sympathiques de Christophe. Sans doute, l'indifférent garçon, après les marques d'intérêt qu'il lui avait données, au lendemain de l'accident, ne s'inquiétait plus d'elle ; il oubliait de prendre de ses nouvelles ; mais Rosa l'excusait : il était préoccupé de tant de choses ! comment eût-il pensé à elle ? On ne doit pas juger un artiste, comme les autres hommes.
Pourtant, si résignée qu'elle fût, elle ne pouvait s'empêcher d'attendre, avec un battement de cœur, quand il passait près d'elle, une parole de sympathie. Un seul mot, un regard... : son imagination faisait le reste. Les commencements de l'amour ont besoin de si peu d'aliment ! C'est assez de se voir, de se frôler en passant ; une telle force de rêve ruisselle de l'âme à ces moments qu'elle peut presque suffire à créer son amour ; un rien la plonge dans des extases, qu'à peine retrouvera-t-elle plus tard, quand, devenue plus exigeante, à mesure qu'elle est plus satisfaite, elle possède enfin l'objet de son désir. -- Rosa vivait tout entière, sans que personne en sût rien, dans un roman forgé par elle de toutes pièces : Christophe l'aimait en secret et n'osait le lui dire, par timidité, ou pour quelque inepte raison, romanesque et romantique, qui plaisait à l'imagination de cette petite oie sentimentale. Elle bâtissait là-dessus des histoires sans fin, d'une absurdité parfaite : elle le savait elle-même, mais ne voulait pas le savoir ; elle se mentait voluptueusement, pendant des jours, des jours, penchée sur son ouvrage. Elle en oubliait de parler : tout son flot de paroles était rentré en elle, comme un fleuve disparu subitement sous la terre. Mais là, il prenait sa revanche. Quelle débauche de discours, de conversations muettes ! Parfois, on voyait ses lèvres remuer, comme chez ceux qui ont besoin, quand ils lisent, d'épeler tout bas les syllabes, afin de les comprendre.
Au sortir de ces rêves, elle était heureuse et triste. Elle savait que les choses n'étaient pas comme elle venait de se les raconter ; mais il lui en restait un reflet de bonheur, et elle se remettait à vivre avec plus de confiance. Elle ne désespérait pas de gagner Christophe.
Sans se l'avouer, elle entreprit sa conquête. Avec la sûreté d'instinct que donne une grande affection, la fillette maladroite sut trouver, du premier coup, le chemin par où elle pouvait atteindre au cœur de son ami. Elle ne s'adressa pas directement à lui. Mais, dès qu'elle fut guérie et qu'elle put de nouveau circuler à travers la maison, elle se rapprocha de Louisa. Le moindre prétexte lui était bon. Elle trouvait mille petits services à lui rendre. Quand elle sortait, elle ne manquait jamais de se charger de ses commissions ; elle lui épargnait les courses au marché, les discussions avec les fournisseurs, elle allait lui chercher l'eau à la pompe de la cour, elle faisait même une partie de son ménage, elle lavait les carreaux, elle frottait le parquet, malgré les protestations de Louisa, confuse de ne pas faire seule sa tâche, mais si lasse qu'elle n'avait pas la force de s'opposer à ce qu'on lui vînt en aide. Christophe restait absent tout le jour. Louisa se sentait abandonnée, et la compagnie de la fillette affectueuse et bruyante lui faisait du bien. Rosa s'installait chez elle. Elle apportait son ouvrage, et elles se mettaient à causer. La fillette, avec des ruses gauches, cherchait à amener la conversation sur Christophe. D'entendre parler de lui, d'entendre seulement son nom, la rendait heureuse ; ses mains tremblaient, elle évitait de lever les yeux. Louisa, ravie de parler de son cher Christophe, racontait des petites histoires d'enfance, insignifiantes et un tantinet ridicules ; mais il n'était pas à craindre que Rosa les jugeât ainsi : ce lui était une joie et un émoi indicibles, de se représenter Christophe petit enfant et faisant les sottises ou les gentillesses de cet âge ; la tendresse maternelle qui est dans le cœur de toute femme se mêlait délicieusement en elle à l'autre tendresse ; elle riait de bon cœur, et elle avait les yeux humides. Louisa était attendrie de l'intérêt que Rosa lui témoignait. Elle devinait ce qui se passait dans le cœur de la fillette, et elle n'en montrait rien ; mais elle s'en réjouissait : car, seule de la maison, elle savait ce que valait ce cœur. Parfois, elle s'arrêtait de parler, pour la regarder. Rosa, étonnée du silence, levait les yeux du son ouvrage. Louisa lui souriait. Rosa se jetait dans ses bras, avec une brusquerie passionnée, elle cachait sa figure dans le sein de Louisa. Puis, elles se remettaient à travailler et à causer, comme avant.
Le soir, lorsque Christophe rentrait, Louisa, reconnaissante des attentions de Rosa et poursuivant le petit plan qu'elle avait formé, ne tarissait pas en éloges de sa jeune voisine. Christophe était touché de la bonté de Rosa. Il voyait le bien qu'elle faisait à sa mère, dont la figure redevenait plus sereine ; et il la remerciait avec effusion. Rosa balbutiait, et se sauvait pour cacher son trouble : elle paraissait mille fois plus intelligente ainsi et plus sympathique à Christophe que si elle lui avait parlé. Il la regarda d'un œil moins prévenu, et il ne cacha point sa surprise de découvrir en elle des qualités qu'il n'eût pas soupçonnées. Rosa s'en apercevait ; elle remarquait les progrès de sa sympathie, et pensait que cette sympathie s'acheminait vers l'amour. Elle s'abandonnait plus que jamais à ses rêves. Elle était près de croire, avec la belle présomption de l'adolescence, que ce qu'on désire de tout son être finit par s'accomplir. -- D'ailleurs, qu'y avait-il de déraisonnable dans son désir ? Christophe n'eût-il pas dû être plus sensible qu'un autre à sa bonté, au besoin affectueux qu'elle avait de se dévouer ?
Mais Christophe ne songeait pas à elle. Il l'estimait. Elle ne tenait aucune place dans sa pensée. Il avait de bien autres préoccupations en ce moment ! Christophe n'était plus Christophe. Il ne se reconnaissait plus. Un travail formidable s'accomplissait en lui, bouleversait jusqu'au fond de son être.
Christophe sentait une lassitude et une inquiétude extrêmes. Il était brisé sans cause, la tête lourde, les yeux, les oreilles, tous les sens ivres et bourdonnants. Impossible de fixer son esprit nulle part. L'esprit sautait d'objet en objet, dans une fièvre épuisante. Ce papillotement d'images lui donnait le vertige. Il l'attribua d'abord à un excès de fatigue et à l'énervement des jours de printemps. Mais le printemps passait, et son mal ne faisait que croître.
C'était ce que les poètes, qui ne touchent aux choses que d'une main élégante, nomment l'inquiétude de l'adolescence, le trouble de Chérubin, l'éveil du désir amoureux dans la chair et le cœur juvéniles. Comme si l'effroyable crise de l'être qui craque et meurt, et renaît de toutes parts, comme si ce cataclysme, où tout : la foi, la pensée, l'action, la vie entière, semble près de s'anéantir et se reforge dans les convulsions de la douleur et de la joie, se réduisait à une niaiserie d'enfant.
Tout son corps et son âme fermentaient. Il les considérait, sans force pour lutter, avec un mélange de curiosité et de dégoût. Il ne comprenait point ce qui se passait en lui. Son être se désagrégeait. Il passait les journées dans des torpeurs accablantes. Ce lui était une torture de travailler. La nuit, il avait des sommeils pesants et hachés, des rêves monstrueux, des poussées de désirs : une âme de bête se ruait en lui. Brûlant, trempé de sueur, il se regardait avec horreur ; il tâchait de secouer les pensées immondes et démentes, et il se demandait s'il devenait fou.
Le jour ne le mettait pas à l'abri de ces pensées de brute. Dans ces bas-fonds de l'âme, il se sentait couler : rien à quoi se retenir ; nulle barrière à opposer au chaos. Toutes ces armures, toutes ces forteresses dont le quadruple rempart l'entourait fièrement : son Dieu, son art, son orgueil, sa foi morale, tout s'écroulait, se détachait, pièce à pièce. Il se voyait nu, lié, couché, sans pouvoir faire un mouvement, comme un cadavre sur qui grouille la vermine. Il avait des sursauts de révolte : qu'était devenue sa volonté ? Il l'appelait en vain : tels les efforts qu'on fait dans le sommeil, lorsqu'on sait que l'on rêve, et qu'on veut s'éveiller. On ne réussit qu'à rouler de rêve en rêve, comme une masse de plomb. À la fin, il trouvait moins pénible de ne pas lutter. Il prenait son parti avec un fatalisme apathique.
Le flot régulier de sa vie semblait interrompu. Tantôt il s'infiltrait dans des crevasses souterraines ; tantôt il rejaillissait avec une violence saccadée. La chaîne des jours était brisée. Au milieu de la plaine unie des heures s'ouvraient des trous béants, où l'être s'engouffrait. Christophe assistait à ce spectacle, comme s'il lui était étranger. Tout et tous, -- et lui-même, -- lui devenaient étrangers. Il continuait d'aller à ses affaires, il accomplissait sa tâche d'une façon automatique ; il lui semblait que la mécanique de sa vie allait s'arrêter d'un instant à l'autre : les rouages étaient faussés. À table avec sa mère et ses hôtes, à l'orchestre, au milieu des musiciens et du public, soudain se creusait un vide dans son cerveau : il regardait avec stupeur les figures grimaçantes qui l'entouraient ; et il ne comprenait plus. Il se demandait :
-- Quel rapport y a-t-il entre ces êtres et... ?
Il n'osait même pas dire :
-- ...et moi.
Car il ne savait plus s'il existait. Il parlait, et sa voix lui semblait sortir d'un autre corps. Il se remuait, et il voyait ses gestes de loin, de haut, -- du faîte d'une tour. Il se passait la main sur le front, l'air égaré. Il était près d'actes extravagants.
Surtout quand il était le plus en vue, quand il était tenu de se surveiller davantage. Par exemple, les soirs où il allait au château, ou quand il jouait en public. Il était pris subitement d'un besoin impérieux de faire quelque grimace, de dire une énormité, de tirer le nez au grand-duc ou de flanquer son pied dans le derrière d'une dame. Il lutta, tout un soir qu'il conduisait l'orchestre, contre l'envie insensée de se déshabiller en public ; et, du moment qu'il entreprit de repousser cette idée, il en fut hanté ; il lui fallut toute sa force pour n'y point céder. Au sortir de cette lutte imbécile, il était trempé de sueur, et le cerveau vidé. Il devenait vraiment fou. Il lui suffisait de penser qu'il ne fallait pas faire une chose, pour que cette chose s'imposât à lui, avec la ténacité affolante d'une idée fixe.
Ainsi sa vie se passait en une succession de forces démentes et de chutes dans le vide. Un vent furieux dans le désert. D'où venait ce souffle ? Qu'était cette folie ? De quel abîme sortaient ces désirs qui lui tordaient les membres et le cerveau ? Il était comme un arc, qu'une main forcenée tend jusqu'à le briser, -- vers quel but inconnu ? -- et qu'elle rejette ensuite, comme un morceau de bois mort. De qui était-il la proie ? Il n'osait approfondir. Il se sentait vaincu, humilié, et il évitait de regarder en face sa défaite. Il était las et lâche. Il comprenait maintenant ces gens qu'il méprisait jadis : ceux qui ne veulent pas voir la vérité gênante. Dans ces heures de néant, quand le souvenir lui revenait du temps qui passait, du travail abandonné, de l'avenir perdu, il était glacé d'effroi. Mais il ne réagissait point : et sa lâcheté trouvait des excuses dans l'affirmation désespérée du néant ; il goûtait une amère volupté à s'y abandonner, comme une épave au fil de l'eau. À quoi bon lutter ? Il n'y avait rien, ni beau, ni bien, ni Dieu, ni vie, ni être d'aucune sorte. Dans la rue, quand il marchait, tout à coup la terre lui manquait ; il n'y avait ni sol, ni air, ni lumière, ni lui-même : il n'y avait rien. Sa tête l'entraînait, le front en avant ; à peine pouvait-il se retenir, au bord de la chute. Il pensait qu'il allait tomber, subitement, foudroyé. Il pensait qu'il était mort...
Christophe faisait peau neuve. Christophe faisait âme neuve. Et, voyant tomber l'âme usée et flétrie de son enfance, il ne se doutait pas qu'il lui en poussait une nouvelle, plus jeune et plus puissante. Comme on change de corps au courant de la vie, on change d'âme aussi ; et la métamorphose ne s'accomplit pas toujours lentement, au fil des jours : il est des heures de crise, où tout se renouvelle d'un coup. L'ancienne dépouille tombe. Dans ces heures d'angoisse, l'être croit tout fini. Et tout va commencer. Une vie meurt. Une autre est déjà née.
Il était seul, dans sa chambre, une nuit, accoudé devant sa table, à la lueur d'une bougie. Il tournait le dos à la fenêtre. Il ne travaillait pas. Depuis des semaines il ne pouvait travailler. Tout tourbillonnait dans sa tête. Il avait tout remis en question à la fois : religion, morale, art, toute la vie. Et dans cette dissolution universelle de sa pensée, nul ordre, nulle méthode, il s'était jeté sur un amas de lectures puisées au hasard dans la bibliothèque hétéroclite de grand-père, ou dans celle de Vogel : livres de théologie, de sciences, de philosophie, souvent dépareillés, où il ne comprenait rien, ayant tout à apprendre ; il n'en pouvait finir aucun, et se perdait en des divagations, des flâneries sans fin, qui laissaient une lassitude, une tristesse mortelle.
Il s'absorbait, ce soir-là, dans une torpeur épuisante. Tout dormait dans la maison. Sa fenêtre était ouverte. Pas un souffle ne venait de la cour. D'épais nuages étouffaient le ciel. Christophe regardait, comme un hébété, la bougie se consumer au fond du chandelier. Il ne pouvait se coucher. Il ne pensait à rien. Il sentait ce néant se creuser d'instant en instant. Il s'efforçait de ne pas voir l'abîme qui l'aspirait ; et, malgré lui, il se penchait au bord. Dans le vide, le chaos se mouvait, les ténèbres grouillaient. Une angoisse le pénétrait, son dos frissonnait, sa peau se hérissait, il se cramponnait à la table, afin de ne pas tomber. Il était dans l'attente convulsive de choses indicibles, d'un miracle, d'un Dieu...
Soudain, comme une écluse qui s'ouvre, dans la cour, derrière lui, un déluge d'eau, une pluie lourde, large, droite, croula. L'air immobile tressaillit. Le sol sec et durci sonna comme une cloche. Et l'énorme parfum de la terre brûlante et chaude ainsi qu'une bête, l'odeur de fleurs, de fruits et de chair amoureuse, monta dans un spasme de fureur et de plaisir. Christophe, halluciné, tendu de tout son être, frémit dans ses entrailles... Le voile se déchira. Ce fut un éblouissement. À la lueur de l'éclair, il vit, au fond de la nuit, il vit -- il fut le Dieu. Le Dieu était en lui : Il brisait le plafond de la chambre, les murs de la maison ; Il faisait craquer les limites de l'être ; Il remplissait le ciel, l'univers, le néant. Le monde se ruait en Lui, comme une cataracte. Dans l'horreur et l'extase de cet effondrement, Christophe tombait aussi, emporté par le tourbillon qui broyait comme des pailles les lois de la nature. Il avait perdu le souffle, il était ivre de cette chute en Dieu... Dieu-abîme ! Dieu-gouffre, Brasier de l'Être ! Ouragan de la vie ! Folie de vivre, -- sans but, sans frein, sans raison, -- pour la fureur de vivre !
Quand la crise se dissipa, il tomba dans un profond sommeil, tel qu'il n'en avait pas eu depuis longtemps. Le lendemain, à son réveil, la tête lui tournait ; il était brisé, ainsi que s'il avait bu. Mais il gardait au fond du cœur un reflet de la sombre et puissante lumière qui l'avait terrassé, la veille. Il chercha à la rallumer. Vainement. Plus il la poursuivait, plus elle lui échappait. Dès lors, son énergie fut constamment tendue dans l'effort pour faire revivre la vision d'un instant. Tentatives inutiles. L'extase ne répondait point à l'ordre de la volonté.
Pourtant cet accès de délire mystique ne resta pas isolé ; il se reproduisit plusieurs fois, mais jamais avec l'intensité de la première. C'était toujours aux instants où Christophe l'attendait le moins, à de brèves secondes, si brèves, si soudaines, -- le temps de lever les yeux, ou d'avancer le bras, -- que la vision avait passé, avant qu'il eût le temps de penser que c'était elle ; et il se demandait ensuite s'il n'avait pas rêvé. Après le bolide enflammé qui avait brûlé la nuit, c'était une poussière lumineuse, de petites lueurs fugitives, que l'œil avait peine à saisir au passage. Mais elles reparaissaient de plus en plus souvent ; elles finissaient par entourer Christophe d'un halo de rêve perpétuel et diffus, où son esprit se diluait. Tout ce qui pouvait le distraire de cette demi-hallucination l'irritait. Impossible de travailler : il n'y pensait même plus. Toute société lui était odieuse ; et, plus que toute, celle de ses plus intimes, celle même de sa mère, parce qu'ils prétendaient s'arroger plus de droits sur son âme.
Il quitta la maison, il prit l'habitude de passer les journées au dehors, il ne rentrait qu'à la nuit. Il cherchait la solitude des champs, pour s'y livrer, tout son soûl, comme un maniaque, à l'obsession de ses idées fixes. -- Mais dans le grand air qui lave, au contact de la terre, cette obsession se détendait, ces idées perdaient leur caractère de spectres. Son exaltation ne diminua point : elle redoubla plutôt ; mais ce ne fut plus un délire dangereux de l'esprit, ce fut une saine ivresse de tout l'être : corps et âme, fous de force.
Il redécouvrit le monde, comme s'il ne l'avait jamais vu. Ce fut une nouvelle enfance. Il semblait qu'une parole magique eût prononcé un : « Sésame, ouvre-toi ! » -- La nature flambait d'allégresse. Le soleil bouillonnait. Le ciel liquide, fleuve transparent, coulait. La terre râlait et fumait de volupté. Les plantes, les arbres, les insectes, les êtres innombrables étaient les langues étincelantes du grand feu de la vie qui montait en tournoyant dans l'air. Tout criait de plaisir.
Et cette joie était sienne. Cette force était sienne. Il ne se distinguait point du reste des choses. Jusque-là, même dans les jours heureux de l'enfance, où il voyait la nature avec une curiosité ardente et ravie, les êtres lui semblaient de petits mondes fermés, effrayants ou burlesques, sans rapports avec lui, et qu'il ne pouvait comprendre. Était-il même bien sûr qu'ils sentaient, qu'ils vivaient ? C'étaient des mécaniques étranges ; et Christophe avait pu, avec la cruauté inconsciente de l'enfance, déchiqueter de malheureux insectes, sans songer qu'ils souffraient, -- pour le plaisir de voir leurs contorsions grotesques. Il avait fallu que l'oncle Gottfried, si calme d'ordinaire, lui arrachât des mains, avec indignation, une mouche qu'il torturait. Le petit avait essayé de rire d'abord ; puis il avait fondu en larmes, ému par l'émotion de l'oncle : il commençait à comprendre que sa victime existait vraiment, aussi bien que lui, et qu'il avait commis un crime. Mais si, depuis, il n'eût pas fait de mal aux bêtes, il n'éprouvait pour elles aucune sympathie ; il passait auprès, sans chercher à sentir ce qui s'agitait dans leur petite machine ; il avait plutôt peur d'y penser : cela avait l'air d'un mauvais rêve. -- Et voici que tout s'éclairait maintenant. Ces obscures consciences devenaient à leur tour des foyers de lumière.
Vautré dans l'herbe où pullulent les êtres, à l'ombre des arbres bourdonnants d'insectes, Christophe regardait l'agitation fiévreuse des fourmis, les araignées aux longues pattes, qui semblent danser en marchant, les sauterelles bondissantes, qui sautent de côté, les scarabées lourds et hâtifs, les vers nus, glabres et roses, à la peau élastique, marbrée de plaques blanches. Ou, les mains sous la tête, les yeux fermés, il écoutait l'orchestre invisible, les rondes d'insectes tournant avec frénésie, dans un rayon de soleil, autour des sapins odorants, les fanfares des moustiques, les notes d'orgue des guêpes, les essaims d'abeilles sauvages vibrant comme des cloches à la cime des bois, et le divin murmure des arbres balancés, le doux frémissement des branches dans la brise, le fin froissement des herbes ondulantes, comme un souffle qui plisse le front d'un lac limpide, comme le frôlement de pas amoureux qui passent et s'effacent dans l'air.
Tous ces bruits, tous ces cris, il les entendait en lui. Du plus petit au plus grand de ces êtres, la même rivière de vie coulait : elle le baignait aussi. Il était de leur sang, il entendait l'écho fraternel de leurs joies ; leur force se mêlait à la sienne, comme un fleuve grossi par des milliers de ruisseaux. Il se noyait en eux. Sa poitrine était près d'éclater sous la violence de l'air qui crevait les fenêtres et faisait irruption dans son cœur asphyxié. Le changement était trop brusque : après avoir trouvé le néant partout, quand il n'était préoccupé que de sa propre existence et qu'il la sentait se dissoudre comme une pluie, voici qu'il trouvait partout l'Être sans fin et sans mesure, maintenant qu'il aspirait à s'oublier dans l'univers. Il lui semblait qu'il sortait du tombeau. La vie coulait à pleins bords ; il y nageait avec volupté, et, entraîné par elle, il se croyait pleinement libre. Il ne savait pas qu'il l'était moins que jamais, qu'aucun être n'est libre, que la loi même qui régit l'univers n'est pas libre, que la mort seule -- peut-être -- délivre.
Mais la chrysalide qui sortait de sa gaine, s'étirait avec délices dans son enveloppe nouvelle : elle n'avait pas eu le temps de reconnaître encore les bornes de sa nouvelle prison.
Un nouveau cycle des jours commença. Jours d'or et de fièvre, mystérieux et enchantés, comme lorsqu'il était enfant, et qu'il découvrait, une à une, les choses, pour la première fois. De l'aube au crépuscule, il vivait dans un mirage perpétuel. Toutes ses occupations étaient abandonnées. Le consciencieux garçon, qui durant des années n'avait pas manqué, même malade, une leçon, ni une répétition d'orchestre, trouvait de mauvais prétextes pour esquiver le travail. Il ne craignait pas de mentir, Il n'en avait pas de remords. Les principes de vie stoïques, sous lesquels il avait eu plaisir jusque-là à ployer sa volonté : la morale, le Devoir, lui apparaissaient maintenant sans vérité. Leur despotisme jaloux se brisait contre la Nature. La saine, la forte, la libre nature humaine, voilà la seule vertu : au diable tout le reste ! Il y a de quoi rire de pitié, quand on voit les petites règles tatillonnes de politique prudente, que le monde décore du nom de morale, et où il prétend mettre sous clef la vie ! Ridicules taupinières ! La vie passe, et tout est balayé...
Christophe, crevant d'énergie, était pris de la fureur de détruire, de brûler, de briser, d'assouvir par des actes aveugles et forcenés la force qui l'étouffait. Ces accès finissaient d'ordinaire par de brusques détentes : il pleurait, il se jetait par terre, il embrassait la terre, il eût voulu y enfoncer ses dents, ses mains, se repaître d'elle ; il tremblait de fièvre et de désir.
Un soir, il se promenait à l'orée d'un bois. Ses yeux étaient grisés de lumière, la tête lui tournait ; il était dans cet état d'exaltation, où tout est transfiguré. La lumière veloutée du soir y ajoutait sa magie. Des rayons de pourpre et d'or flottaient sous les châtaigniers. Des lueurs phosphorescentes semblaient sortir des prés. Le ciel était voluptueux et doux comme des yeux. Dans une prairie voisine, une fille fanait. En chemise et jupon court, le cou et les bras nus, elle ratissait l'herbe et la mettait en tas. Elle avait le nez court, les joues larges, le front rond, un mouchoir sur les cheveux. Le soleil couchant rougissait sa peau brûlée, comme une poterie, qui semblait absorber les derniers rayons du jour.
Elle fascina Christophe. Appuyé contre un hêtre, il la regardait s'avancer vers la lisière du bois. Elle ne s'occupait pas de lui. Un moment, elle leva son regard indifférent : il vit ses yeux bleu dur dans la face hâlée. Elle passa, si près, que quand elle se pencha pour ramasser des herbes, par la chemise entrebâillée il vit un duvet blond sur la nuque et l'échine. L'obscur désir qui le gonflait éclata tout d'un coup. Il se jeta sur elle, par derrière, l'empoigna par la taille, lui renversa la tête en arrière, lui enfonça dans la bouche entr'ouverte sa bouche. Il baisa les lèvres sèches et gercées, il se heurta aux dents qui le mordirent de colère. Ses mains couraient sur les bras rudes, sur la chemise trempée de sueur. Elle se débattit. Il serra plus étroitement, il eut envie de l'étrangler. Elle se dégagea, cria, cracha, s'essuya les lèvres avec sa main, et le couvrit d'injures. Il l'avait lâchée, et s'enfuyait à travers champs. Elle lui lança des pierres, et continuait de décharger sur lui une litanie d'appellations ordurières. Il rougissait, bien moins de ce qu'elle pouvait dire ou penser, que de ce qu'il pensait lui-même. L'inconscience subite de son acte le remplissait de terreur. Qu'avait-il fait ? Qu'allait-il faire ? Ce qu'il en pouvait comprendre ne lui inspirait que dégoût. Et il était tenté par ce dégoût. Il luttait contre lui-même, et il ne savait de quel côté était le vrai Christophe. Une force aveugle l'assaillait, il la fuyait en vain : c'était se fuir soi-même. Que ferait-elle de lui ? Que ferait-il demain... dans une heure... le temps de traverser en courant la terre labourée, d'arriver au chemin ?... Y arriverait-il seulement ? Ne s'arrêterait-il pas, pour revenir en arrière, et courir à cette fille ? Et alors ?... Il se souvenait de la seconde de délire, où il la tenait à la gorge. Tous les actes étaient possibles. Un crime même !... Oui, même un crime... Le tumulte de son cœur le faisait haleter. Arrivé au chemin, il s'arrêta pour respirer. La fille causait, là-bas, avec une autre fille attirée par ses cris ; et, les poings sur les hanches, elles le regardaient, en riant aux éclats.
Il revint. Il s'enferma chez lui, plusieurs jours, sans bouger. Il ne sortait, même en ville, que quand il y était forcé. Il évitait peureusement toute occasion de passer les portes, de s'aventurer dans les champs : il craignait d'y retrouver le souffle de folie, qui s'était abattu sur lui, comme un coup de vent dans un calme d'orage. Il croyait que les murailles de la ville pourraient l'en préserver. Il ne pensait pas qu'il suffit, pour que l'ennemi se glisse, d'une fente imperceptible entre deux volets clos, de l'épaisseur d'un regard.
SABINE
Dans une aile de la maison, de l'autre côté de la cour, logeait au rez-de-chaussée une jeune femme de vingt ans, veuve depuis quelques mois, avec une petite fille. Madame Sabine Frœhlich était aussi locataire du vieux Euler. Elle occupait la boutique qui donnait sur la rue, et elle avait de plus deux chambres sur la cour, avec jouissance d'un petit carré de jardin, séparé de celui des Euler par une simple clôture de fil de fer, où s'enroulait du lierre. On l'y voyait rarement ; l'enfant s'y amusait seule, du matin au soir, à tripoter la terre ; et le jardin poussait comme il voulait, au grand mécontentement du vieux Justus, qui aimait les allées ratissées et le bel ordre dans la nature. Il avait essayé de faire à sa locataire quelques observations à ce sujet ; mais c'était probablement pour cela qu'elle ne se montrait plus ; et le jardin n'en allait pas mieux.
Madame Frœhlich tenait une petite mercerie, qui aurait pu être assez achalandée, grâce à la situation dans une rue commerçante, au cœur de la ville ; mais elle ne s'en occupait pas beaucoup plus que du jardin. Au lieu de faire son ménage elle-même, comme il convenait, selon madame Vogel, à une femme qui se respecte, -- surtout quand elle n'est pas dans une situation de fortune qui permette, sinon excuse l'oisiveté, -- elle avait pris une petite servante, une fille de quinze ans, qui venait quelques heures le matin, pour faire les chambres et garder le magasin, pendant que la jeune femme s'attardait paresseusement dans son lit, ou à sa toilette.
Christophe l'apercevait parfois, à travers ses carreaux, circulant dans sa chambre, pieds nus, en sa longue chemise, ou assise pendant des heures en face de son miroir ; car elle était si insouciante qu'elle oubliait de fermer ses rideaux ; et, quand elle s'en apercevait, elle était si indolente qu'elle ne prenait pas la peine d'aller les baisser. Christophe, pudique, s'écartait de la fenêtre, pour ne pas la gêner ; mais la tentation était forte. En rougissant un peu, il jetait un regard de coté sur les bras nus, un peu maigres, languissamment levés autour des cheveux défaits, les mains jointes derrière la nuque, s'oubliant dans cette pose, jusqu'à ce qu'ils fussent engourdis, et qu'elle les laissât retomber. Christophe se persuadait que c'était par mégarde qu'il voyait en passant cet agréable spectacle, et qu'il n'en était pas troublé dans ses méditations musicales ; mais il y prenait goût, et il finit par perdre autant de temps à regarder madame Sabine qu'elle en perdait à faire sa toilette. Non pas qu'elle fût coquette : elle était plutôt négligée, à l'ordinaire, et n'apportait pas à sa mise le soin méticuleux qu'y mettaient Amalia ou Rosa. Si elle s'éternisait devant son miroir, c'était pure paresse ; à chaque épingle qu'elle enfonçait, il lui fallait se reposer de ce grand effort, en se faisant dans la glace de petites mines dolentes. Elle n'était pas encore tout à fait habillée à la fin de la journée.
Souvent, la bonne sortait, avant que Sabine fût prête ; et un client sonnait à la porte du magasin. Elle le laissait sonner et appeler une ou deux fois, avant de se décider à se lever de sa chaise. Elle arrivait, souriante, sans se presser, -- sans se presser cherchait l'article qu'on lui demandait, -- et, si elle ne le trouvait pas après quelques recherches, ou même (cela arrivait) s'il fallait, pour l'atteindre, se donner trop de peine, transporter par exemple l'échelle d'un bout de la pièce à l'autre, -- elle disait tranquillement qu'elle n'avait plus l'objet ; et comme elle ne s'inquiétait pas de mettre un peu d'ordre chez elle, ou de renouveler les articles qui manquaient, les clients se lassaient ou s'adressaient ailleurs. Sans rancune du reste. Le moyen de se fâcher avec cette aimable personne, qui parlait d'une voix douce, et ne s'émouvait de rien ! Tout ce qu'on pouvait lui dire lui était indifférent ; et on le sentait si bien que ceux qui commençaient à se plaindre n'avaient pas le courage de continuer : ils partaient, répondant par un sourire à son charmant sourire ; mais ils ne revenaient plus. Elle ne s'en troublait point. Elle souriait toujours.
Elle semblait une jeune figure florentine. Les sourcils levés, bien dessinés, les yeux gris à demi ouverts, sous le rideau des cils. La paupière inférieure un peu gonflée, avec un léger pli creusé dessous. Le mignon petit nez se relevait vers le bout par une courbe légère. Une autre petite courbe le séparait de la lèvre supérieure, qui se retroussait au-dessus de la bouche entr'ouverte, avec une moue de lassitude souriante. La lèvre inférieure était un peu grosse ; le bas de la figure, rond, avait le sérieux enfantin des vierges de Filippo Lippi. Le teint était un peu brouillé, les cheveux brun clair, des boucles en désordre, et un chignon à la diable. Elle avait un corps menu, aux os délicats, aux mouvements paresseux. Mise sans beaucoup de soin,-- une jaquette qui bâillait, des boutons qui manquaient, de vilains souliers usés, l'air un peu souillonnette, -- elle charmait par sa grâce juvénile, sa douceur, sa chatterie instinctive. Quand elle venait prendre l'air à la porte de la boutique, les jeunes gens qui passaient la regardaient avec plaisir ; et bien qu'elle ne se souciât pas d'eux, elle ne manquait pas de le remarquer. Son regard prenait alors cette expression reconnaissante et joyeuse, qu'ont les yeux de toute femme qui se sent regardée avec sympathie. Il semblait dire :
-- Merci !... Encore ! Encore ! Regardez-moi !...
Mais quelque plaisir qu'elle eût à plaire, jamais sa nonchalance n'eût fait le moindre effort pour plaire.
Elle était un objet de scandale pour les Euler-Vogel. Tout en elle les blessait : son indolence, le désordre de sa maison, la négligence de sa toilette, son indifférence polie à leurs observations, son éternel sourire, la sérénité impertinente avec laquelle elle avait accepté la mort de son mari, les indispositions de son enfant, ses mauvaises affaires, les ennuis gros et menus de la vie quotidienne, sans que rien changeât rien à ses chères habitudes, à ses flâneries éternelles, -- tout en elle les blessait ; et le pire de tout, qu'ainsi faite, elle plaisait. Madame Vogel ne pouvait le lui pardonner. On eût dit que Sabine le fît exprès pour infliger par sa conduite un démenti ironique aux fortes traditions, aux vrais principes, au devoir insipide, au travail sans plaisir, à l'agitation, au bruit, aux querelles, aux lamentations, au pessimisme sain, qui était la raison d'être de la famille Euler, comme de tous les honnêtes gens, et faisait de leur vie un purgatoire anticipé. Qu'une femme qui ne faisait rien et se donnait du bon temps, toute la sainte journée, se permît de les narguer de son calme insolent, tandis qu'ils se tuaient à la peine comme des galériens, -- et que, par-dessus le marché, le monde lui donnât raison, -- cela passait les bornes, c'était à décourager d'être honnête !... Heureusement, Dieu merci ! il y avait encore quelques gens de bon sens sur terre. Madame Vogel se consolait avec eux. On échangeait les observations du jour sur la petite veuve, qu'on épiait à travers les persiennes. Ces commérages faisaient la joie de la famille, le soir, quand on était réunis à table. Christophe écoutait, d'une oreille distraite. Il était si habitué à entendre les Vogel se faire les censeurs de la conduite de leurs voisins qu'il n'y prêtait plus aucune attention. D'ailleurs, il ne connaissait encore de madame Sabine que sa nuque et ses bras nus, qui, bien qu'assez plaisants, ne lui permettaient pas de se faire une opinion définitive sur sa personne. Il se sentait pourtant plein d'indulgence pour elle ; et par esprit de contradiction, il lui savait gré surtout de ne point plaire à madame Vogel.
Le soir, après dîner, quand il faisait très chaud, on ne pouvait rester dans la cour étouffante, où le soleil donnait, tout l'après-midi. Le seul endroit de la maison où l'on respirât un peu était le côté de la rue. Euler et son gendre allaient quelque fois s'asseoir sur le pas de leur porte, avec Louisa. Madame Vogel et Rosa n'apparaissaient qu'un instant : elles étaient retenue par les soins du ménage ; madame Vogel mettait son amour-propre à bien montrer qu'elle n'avait pas le temps de flâner ; et elle disait, assez haut pour qu'on l'entendît, que tous ces gens qui étaient là, à bâiller sur leurs portes, sans faire œuvre de leurs dix doigts, lui donnaient sur les nerfs. Ne pouvant -- (elle le regrettait) -- les forcer à s'occuper, elle prenait le parti de ne pas les voir, et elle rentrait travailler rageusement. Rosa se croyait obligée de l'imiter. Euler et Vogel trouvaient des courants d'air partout, ils craignaient de se refroidir, et remontaient chez eux ; ils se couchaient fort tôt, et n'auraient, pour un empire, changé la moindre chose à leurs habitudes. À partir de neuf heures, il ne restait plus que Louisa et Christophe. Louisa passait ses journées dans sa chambre ; et, le soir, Christophe s'obligeait, quand il le pouvait, à lui tenir compagnie, pour la forcer à prendre un peu l'air. Seule, elle ne fût point sortie ; le bruit de la rue l'effarait. Les enfants se poursuivaient avec des cris aigus. Tous les chiens du quartier y répondaient avec leurs aboiements. On entendait des sons de piano, une clarinette un peu plus loin, et, dans une rue voisine, un cornet à piston. Des voix s'interpellaient. Les gens allaient et venaient par groupes, devant leurs maisons. Louisa se serait crue perdue, si on l'eût laissée seule au milieu de ce tohu-bohu. Mais auprès de son fils, elle y trouvait presque plaisir. Le bruit s'apaisait graduellement. Les enfants et les chiens se couchaient les premiers. Les groupes s'égrenaient. L'air devenait plus pur. Le silence descendait. Louisa racontait de sa voix fluette les petites nouvelles que lui avaient apprises Amalia ou Rosa. Elle n'y trouvait pas un très grand intérêt. Mais elle ne savait de quoi causer avec son fils, et elle éprouvait le besoin de se rapprocher de lui, de dire quelque chose. Christophe, qui le sentait, feignait de s'intéresser à ce qu'elle racontait ; mais il n'écoutait pas. Il s'engourdissait vaguement, et repassait les événements de sa journée.
Un soir qu'ils étaient ainsi, -- pendant que sa mère parlait, il vit s'ouvrir la porte de la mercerie voisine. Une forme féminine sortit silencieusement, et s'assit dans la rue. Quelques pas séparaient sa chaise de Louisa. Elle s'était placée dans l'ombre la plus épaisse. Christophe ne pouvait voir son visage ; mais il la reconnaissait. Sa torpeur s'effaça. L'air lui parut plus doux. Louisa ne s'était pas aperçue de la présence de Sabine, et continuait à mi-voix son tranquille bavardage. Christophe l'écoutait mieux, et il éprouvait le besoin d'y mêler ses réflexions, de parler, d'être entendu peut-être. La mince silhouette demeurait sans bouger, un peu affaissée, les jambes légèrement croisées, les mains l'une sur l'autre posées à plat sur ses genoux. Elle regardait devant elle, elle ne semblait rien entendre. Louisa s'assoupissait. Elle rentra. Christophe dit qu'il voulait rester encore un peu.
Il était près de dix heures. La rue s'était vidée. Les derniers voisins rentraient l'un après l'autre. On entendait le bruit des boutiques qui se fermaient. Les vitres éclairées clignaient de l'œil, s'éteignaient. Une ou deux s'attardaient encore : elles moururent. Silence... Ils étaient seuls, ils ne se regardaient pas, ils retenaient leur souffle, ils semblaient ignorer qu'ils étaient l'un près de l'autre. Des champs lointains venaient le parfum des prairies fauchées, et, d'un balcon voisin, l'odeur d'un pot de giroflées. L'air était immobile. La Voie lactée coulait. Au-dessus d'une cheminée, le Chariot de David inclinait ses essieux ; dans le pâle ciel vert, ses étoiles fleurissaient comme des marguerites. À l'église de la paroisse, onze heures sonnèrent répétées tout autour par les autres églises, aux voix claires ou rouillées, et, dans l'intérieur des maisons, par les timbres assourdis des pendules, ou par les coucous enroués.
Ils s'éveillèrent de leur songerie, et se levèrent en même temps. Et, comme ils allaient rentrer, chacun de son côté, tous deux se saluèrent de la tête, sans parler. Christophe remonta dans sa chambre. Il alluma sa bougie, s'assit devant sa table, la tête dans ses mains, et resta longtemps sans penser. Puis il soupira et se coucha.
Le lendemain, en se levant, il s'approcha machinalement de la fenêtre, et regarda du côté de la chambre de Sabine. Mais les rideaux étaient clos. Ils le furent, toute la matinée. Ils le furent toujours depuis.
Christophe proposa à sa mère, le soir suivant, d'aller de nouveau s'asseoir devant la porte de la maison. Il en prit l'habitude. Louisa s'en réjouit : elle s'inquiétait de le voir s'enfermer dans sa chambre, aussitôt après dîner, fenêtre close, volets clos. -- La petite ombre muette ne manqua pas non plus de revenir s'asseoir à sa place accoutumée. Ils se saluaient d'un rapide signe de tête, sans que Louisa s'en aperçût. Christophe causait avec sa mère. Sabine souriait à sa petite fille, qui jouait dans la rue ; vers neuf heures, elle allait la coucher, puis revenait sans bruit. Quand elle tardait un peu, Christophe commençait à craindre qu'elle ne revînt plus. Il guettait les bruits de la maison, les rires de la fillette qui ne voulait pas dormir ; il distinguait le frôlement de la robe de Sabine, avant qu'elle eût paru sur le seuil de la boutique. Alors il détournait les yeux, et parlait à sa mère d'une voix plus animée. Il avait le sentiment parfois que Sabine le regardait. Il jetait de son côté des regards furtifs. Mais jamais leurs yeux ne se rencontraient.
L'enfant servit de lien entre eux. Elle courait dans la rue avec d'autres petits. Ils s'amusaient à exciter un brave chien débonnaire, qui sommeillait, le museau allongé entre les pattes ; il entr'ouvrait un œil rouge, et poussait à la fin un grognement ennuyé : alors ils se dispersaient, en piaillant d'effroi et de bonheur. La fillette poussait des cris perçants, et regardait derrière elle, comme si elle était poursuivie : elle allait se jeter dans les jambes de Louisa, qui riait affectueusement. Louisa retenait l'enfant, elle la questionnait ; et l'entretien s'engageait avec Sabine. Christophe n'y prenait point part. Il ne parlait pas à Sabine. Sabine ne lui parlait pas. Par une convention tacite, ils feignaient de s'ignorer. Mais il ne perdait pas un mot des propos échangés par dessus sa tête. Son silence paraissait hostile à Louisa. Sabine ne le jugeait pas ainsi ; mais il l'intimidait, et elle se troublait un peu dans ses réponses. Alors elle trouvait une raison pour rentrer.
Pendant toute une semaine, Louisa enrhumée garda la chambre. Christophe et Sabine se trouvèrent seuls. La première fois, ils en furent effrayés. Sabine, pour se donner une contenance, tenait la petite sur ses genoux, et la mangeait de baisers. Christophe, gêné, ne savait pas s'il devait continuer d'ignorer ce qui se passait auprès de lui. Cela devenait difficile : bien qu'ils ne se fussent pas encore adressé la parole, la connaissance était faite, grâce à Louisa. Il essaya de sortir une ou deux phrases de sa gorge ; mais les sons s'arrêtaient en route. La fillette, une fois de plus, les tira d'embarras. En jouant à cache-cache, elle tournait autour de la chaise de Christophe, qui l'attrapa au passage et l'embrassa. Il n'aimait pas beaucoup les enfants ; mais il éprouvait une douceur singulière à embrasser celle-ci. La petite se débattait, tout occupée de son jeu. Christophe la taquina, elle lui mordit les mains ; il la laissa glisser à terre. Sabine riait. Ils échangèrent, en la regardant, des mots insignifiants. Puis Christophe essaya -- (il s'y crut obligé) -- de lier conversation ; mais il n'avait pas grandes ressources de parole ; et Sabine ne lui facilitait pas la tâche : elle se contentait de répéter ce qu'il venait de dire :
-- Il faisait bon, ce soir.
-- Oui, ce soir était excellent.
-- On ne respirait pas dans la cour.
-- Oui, la cour était étouffante.
L'entretien devenait pénible. Sabine profita de ce qu'il était l'heure de faire rentrer la petite, pour rentrer avec elle ; et elle ne se montra plus.
Christophe craignit qu'elle ne fît de même, les soirs suivants, et qu'elle évitât de se trouver avec lui, tant que Louisa ne serait pas là. Mais ce fut tout le contraire ; et, le lendemain, Sabine essaya de reprendre l'entretien. Elle le faisait par volonté plutôt que par plaisir ; on sentait qu'elle se donnait beaucoup de mal pour trouver des sujets de conversation, et qu'elle s'ennuyait elle-même des questions qu'elle posait : demandes et réponses tombaient au milieu de silences navrants. Christophe se rappelait les premiers tête-à-tête avec Otto ; mais avec Sabine, les sujets étaient plus restreints encore, et elle n'avait pas la patience d'Otto. Quand elle vit le peu de succès de ses tentatives, elle n'insista pas : il fallait se donner trop de mal, cela ne l'intéressait plus. Elle se tut, et il l'imita.
Aussitôt, tout redevint très doux. La nuit reprit son calme, et le cœur ses pensées. Sabine se balançait lentement sur sa chaise, en rêvant. Christophe rêvait, à ses côtés. Ils ne se disaient rien. Au bout d'une demi-heure, Christophe, se parlant à lui-même, s'extasia à mi-voix sur les effluves grisants apportés par le vent tiède qui venait de passer sur une charrette de fraises. Sabine répondit deux ou trois mots. Ils se turent de nouveau. Ils savouraient le charme de ces silences indéfinis, de ces mots indifférents. Ils subissaient le même rêve ; ils étaient pleins d'une seule pensée ; ils ne savaient point laquelle, ils ne se l'avouaient pas à eux-mêmes. Quand onze heures sonnèrent, ils se quittèrent souriant.
Le jour d'après, ils ne tentèrent même plus de renouer conversation : ils reprirent leur cher silence. De loin en loin, quelques monosyllabes leur servaient à reconnaître qu'ils pensaient aux mêmes choses.
Sabine se mit à rire.
-- Comme c'est mieux, dit-elle, de ne pas se forcer à parler ! On s'y croit obligé, et c'est si ennuyeux !
-- Ah ! fit Christophe, d'un ton pénétré, si tout le monde était de votre avis !
Ils rirent tous deux. Ils pensaient à madame Vogel.
-- La pauvre femme ! dit Sabine, comme elle est fatigante !
-- Elle ne se fatigue jamais, reprit Christophe, d'un air navré.
Sabine s'égaya de son air et de son mot.
-- Vous trouvez cela plaisant ? dit-il. Cela vous est bien aisé, à vous. Vous êtes à l'abri.
-- Je crois bien ! dit Sabine. Je m'enferme à clef chez moi. Elle avait un petit rire doux, presque silencieux. Christophe l'écoutait, ravi, dans le calme de la nuit. Il aspira l'air frais, avec délices.
-- Ah ! que c'est bon de se taire ! fit-il en s'étirant.
-- Et que c'est inutile de parler ! dit-elle.
-- Oui, dit Christophe, on se comprend si bien !
Ils retombèrent dans leur silence. La nuit les empêchait de se voir. Ils souriaient tous deux.
Pourtant, s'ils sentaient de même, quand ils étaient ensemble, -- ou s'ils se l'imaginaient, -- ils ne savaient rien l'un de l'autre. Sabine ne s'en inquiétait aucunement. Christophe était plus curieux. Un soir, il lui demanda :
-- Aimez-vous la musique ?
-- Non, dit-elle simplement. Elle m'ennuie. Je n'y comprends rien du tout.
Cette franchise le charma. Il était excédé par les mensonges des gens qui se disaient fous de musique et qui mouraient d'ennui, quand ils en entendaient : ce lui semblait presque une vertu de ne pas l'aimer et de le dire. Il s'informa si Sabine lisait.
-- Non. D'abord, elle n'avait pas de livres.
Il lui offrit les siens.
-- Des livres sérieux ? demanda-t-elle inquiète.
-- Pas de livres sérieux, si elle ne voulait pas. Des poésies.
-- Mais ce sont des livres sérieux !
-- Des romans, alors.
Elle fit la moue.
-- Cela ne l'intéressait pas ?
-- Si, cela l'intéressait ; mais c'était toujours trop long ; jamais elle n'avait la patience d'aller jusqu'au bout. Elle oubliait le commencement, elle sautait des chapitres, et elle ne comprenait plus rien. Alors elle jetait le livre.
-- Belle preuve d'intérêt !
-- Bah ! c'était assez pour une histoire pas vraie. Elle réservait son intérêt pour autre chose que pour des livres.
-- Pour le théâtre peut-être ?
-- Ah ! bien, non !
-- Est-ce qu'elle n'y allait pas ?
-- Non. Il faisait trop chaud. Il y avait trop de monde. On est bien mieux chez soi. Les lumières font mal aux yeux. Et les acteurs sont si laids !
Là-dessus, il était d'accord avec elle. Mais il y avait encore autre chose au théâtre : les pièces.
-- Oui, fit-elle distraitement. Mais je n'ai pas le temps.
-- Que pouvez-vous faire du matin jusqu'au soir ?
Elle souriait :
-- Il y a tant à faire !
-- C'est vrai, dit-il, vous avez votre magasin.
-- Oh ! fit-elle tranquillement, cela ne m'occupe pas beaucoup.
-- C'est votre fillette alors qui vous prend tout votre temps ?
-- Oh ! non, la pauvre petite ! elle est bien sage, elle s'amuse toute seule.
-- Alors ?
Il s'excusa de son indiscrétion. Mais elle s'en amusait.
-- Il y avait tant, tant de choses !
-- Quelles ?
-- Elle ne pouvait pas dire. Il y en avait de toutes sortes. Quand ce ne serait que de se lever, faire sa toilette, penser au dîner, faire le dîner, manger le dîner, penser au souper, ranger un peu sa chambre... La journée était déjà finie... Et il fallait bien pourtant avoir aussi un peu de temps pour ne rien faire !...
-- Et vous ne vous ennuyez pas ?
-- Jamais.
-- Même quand vous ne faites rien ?
-- Surtout quand je ne fais rien. C'est bien plutôt de faire quelque chose, qui m'ennuie.
Ils se regardèrent en riant.
-- Que vous êtes heureuse ! dit Christophe. Moi, je ne sais pas ne rien faire.
-- Il me semble que vous savez très bien.
-- J'apprends depuis quelques jours.
-- Eh bien, vous arriverez.
Il avait le cœur paisible et reposé, quand il venait de causer avec elle. Il lui suffisait de la voir. Il se détendait de ses inquiétudes, de ses irritations, de cette angoisse nerveuse qui lui contractait le cœur. Nul trouble quand il lui parlait. Nul trouble quand il songeait à elle. Il n'osait se l'avouer ; mais dès qu'il était près d'elle, il se sentait pénétré par une torpeur délicieuse, il s'assoupissait presque. Les nuits, il dormait comme il n'avait jamais dormi.
En revenant de son travail il jetait un coup d'œil dans l'intérieur de la boutique. Il était rare qu'il ne vît pas Sabine. Ils se saluaient en souriant. Parfois, elle était sur le seuil, et ils échangeaient quelques mots ; ou bien il entr'ouvrait la porte, il appelait la petite, et lui glissait dans la main un cornet de bonbons.
Un jour, il se décida à entrer. Il prétendit avoir besoin de boutons pour son veston. Elle se mit à en chercher ; mais elle ne les trouva pas. Tous les boutons étaient mêlés : impossible de s'y reconnaître. Elle était un peu ennuyée qu'il vît ce désordre. Lui s'en divertissait, et se penchait curieusement pour mieux voir.
-- Non ! fit-elle, en tâchant de cacher le tiroir avec ses mains. Ne regardez pas ! C'est un fouillis...
Elle se remit à chercher. Mais Christophe la gênait. Elle se dépita, et repoussant le tiroir :
-- Je ne trouve pas, dit-elle. Allez donc chez Lisi, dans la rue à côté. Elle en a sûrement. Elle a tout ce qu'on veut.
Il rit de cette façon de faire des affaires.
-- Est-ce que vous lui envoyez ainsi tous vos clients ?
-- Ce n'est pas la première fois, répondit-elle gaiement.
Elle avait pourtant un peu honte.
-- C'est trop ennuyeux de ranger, reprit-elle. Je remets de jour en jour pour le faire... Mais je le ferai sûrement demain.
-- Voulez-vous que je vous aide ? dit Christophe.
Elle refusa. Elle eût bien voulu accepter ; mais elle n'osait pas, à cause des commérages. Et puis, cela l'humiliait.
Ils continuèrent à causer.
-- Et vos boutons ? dit-elle à Christophe, après un moment. Vous n'allez pas chez Lisi ?
-- Jamais de la vie, dit Christophe. J'attendrai que vous ayez rangé.
-- Oh ! dit Sabine, qui avait déjà oublié ce qu'elle venait de dire, n'attendez pas si longtemps !
Ce cri du cœur les mit en joie.
Christophe s'approcha du tiroir qu'elle avait repoussé :
-- Laissez-moi chercher, voulez-vous ?
Elle courut à lui pour l'empêcher :
-- Non, non, je vous en prie, je suis sûre que je n'ai pas...
-- Je parie que vous l'avez.
Du premier coup, il ramena, triomphant, le bouton qu'il voulait. Il lui en fallait d'autres. Il voulut continuer de fouiller ; mais elle lui arracha la boîte des mains, et, se piquant d'amour-propre, elle-même elle chercha.
Le jour baissait. Elle s'approcha de la fenêtre. Christophe s'assit à quelques pas ; la fillette grimpa sur ses genoux. Il feignait d'écouter son verbiage, et y répondait distraitement. Il regardait Sabine, qui se savait regardée. Elle se penchait sur la boîte. Il apercevait sa nuque et un peu de sa joue. -- Et tandis qu'il la regardait, il vit qu'elle rougissait. Et il rougit aussi.
L'enfant parlait toujours. Personne ne lui répondait. Sabine ne bougeait plus. Christophe ne voyait pas ce qu'elle faisait : il était sûr qu'elle ne faisait rien, elle ne regardait même pas la boîte qu'elle tenait. Le silence se prolongeait. La petite fille inquiète se laissa glisser des genoux de Christophe :
-- Pourquoi vous ne dites plus rien ?
Sabine se retourna brusquement, et la serra dans ses bras. La boîte se répandit par terre ; la petite poussa des cris de joie, elle courut à quatre pattes à la poursuite des boutons qui roulaient sous les meubles. Sabine revint près de la fenêtre, et appuya son visage contre les carreaux. Elle semblait s'absorber dans la vue du dehors.
-- Adieu, dit Christophe, troublé.
Elle ne bougea point la tête, et dit tout bas :
-- Adieu.
L'après-midi, le dimanche, la maison restait vide. Toute la famille se rendait à l'église et entendait les vêpres. Sabine n'y allait point. Christophe, en plaisantant, lui en fit des reproches, une fois qu'il l'aperçut assise devant sa porte, dans le petit jardin, tandis que les belles cloches s'égosillaient à l'appeler. Elle répondit sur le même ton que la messe seule était obligatoire ; les vêpres ne l'étaient pas : il était donc inutile, et même un peu indiscret, de faire excès de zèle ; et elle aimait à penser qu'au lieu de lui en vouloir, Dieu lui en saurait gré.
-- Vous faites Dieu à votre image, dit Christophe.
-- Cela m'ennuierait tant, à sa place ! fit-elle d'un ton convaincu.
-- Vous ne vous occuperiez pas souvent du monde, si vous étiez à sa place.
-- Tout ce que je lui demanderais, c'est qu'il ne s'occupât pas de moi.
-- Cela n'en irait peut-être pas plus mal, dit Christophe.
-- Chut ! s'écria Sabine, nous disons des impiétés !
-- Je ne vois pas l'impiété qu'il y a à dire que Dieu vous ressemble. Je suis sûr qu'il est flatté.
-- Voulez-vous vous taire ! dit Sabine, moitié riant, moitié fâchée. Elle commençait à craindre que Dieu ne se scandalisât. Elle se hâta de détourner la conversation.
-- Et puis, dit-elle, c'est le seul moment de la semaine, où l'on peut jouir en paix du jardin.
-- Oui, dit Christophe. Ils ne sont pas là.
Ils se regardèrent.
-- Quel silence ! fit Sabine. On n'est pas habitué... On ne sait plus où on est...
-- Oh ! cria brusquement Christophe avec colère, il y a des jours où j'ai envie de l'étrangler !
Il n'était pas besoin d'expliquer de qui il voulait parler.
-- Et les autres ? demanda Sabine gaiement.
-- C'est vrai, dit Christophe, découragé. Il y a Rosa.
-- Pauvre petite ! dit Sabine.
Ils se turent.
-- Si c'était toujours comme c'est maintenant !... soupira Christophe.
Elle leva vers lui ses yeux riants, puis les baissa de nouveau Il s'aperçut qu'elle travaillait.
-- Que faites-vous là ? demanda-t-il.
(Il était séparé d'elle par le rideau de lierre tendu entre les deux jardins.)
-- Vous voyez bien, dit-elle, en levant une écuelle qu'elle tenait sur ses genoux ; j'écosse des petits pois.
Elle poussa un gros soupir.
-- Mais ce n'est pas désagréable ! dit-il en riant.
-- Oh ! répondit-elle, c'est mourant, d'avoir à s'occuper toujours de son dîner !
-- Je parie, dit-il, que si c'était possible, vous vous passeriez de dîner, plutôt que d'avoir l'ennui de le préparer.
-- Bien sûr ! s'écria-t-elle.
-- Attendez ! je vais vous aider.
Il enjamba la clôture, et vint près d'elle.
Elle était assise sur une chaise, à l'entrée de sa maison. Il s'assit sur une marche, à ses pieds. Dans les plis de sa robe ramassés sur son ventre, il puisait des poignées de gousses vertes ; et il versait les petites balles rondes dans l'écuelle posée entre les genoux de Sabine. Il regardait à terre. Il voyait les bas noirs de Sabine, qui moulaient ses chevilles et ses pieds. Il n'osait lever les yeux vers elle.
L'air était lourd. Le ciel très blanc, très bas, sans un souffle. Aucune feuille ne bougeait. Le jardin était clos de grands murs : le monde finissait là.
L'enfant était sortie avec une voisine. Ils étaient seuls. Ils ne disaient rien. Ils ne pouvaient plus rien dire. Sans voir, il prenait sur les genoux de Sabine d'autres poignées de petits pois ; ses doigts tremblaient en la touchant : ils rencontrèrent, au milieu des gousses fraîches et lisses, les doigts de Sabine qui tremblaient. Ils ne purent plus continuer. Ils restèrent immobiles, ne se regardant pas : elle, renversée sur sa chaise, la bouche entr'ouverte, les bras pendants ; lui, assis à ses pieds, adossé contre elle ; il sentait le long de son épaule et de son bras la tiédeur de la jambe de Sabine. Ils étaient haletants. Christophe appuyait ses mains contre la pierre, pour les rafraîchir : une de ses mains frôla le pied de Sabine, sorti de son soulier, et resta posée sur lui, ne put se détacher. Un frisson les parcourut. Ils étaient près du vertige. La main de Christophe serrait les doigts menus du petit pied de Sabine. Sabine, moite et glacée, se penchait vers Christophe...
Des voix connues les arrachèrent à cette ivresse. Ils tressaillirent. Christophe se releva d'un bond, et repassa la barrière. Sabine ramassa les épluchures dans sa robe, et regagna la maison. De la cour, il se retourna. Elle était sur le seuil. Ils se regardèrent. Des gouttelettes de pluie commençaient à faire sonner les feuilles des arbres... Elle referma sa porte. Madame Vogel et Rosa rentraient... Il remonta chez lui.
Comme le jour jaunâtre s'éteignait, noyé dans des torrents de pluie, il se leva de sa table, mû par une impulsion irrésistible ; il courut à sa fenêtre fermée, et il tendit les bras vers la fenêtre d'en face. Au même moment, à la fenêtre d'en face, derrière les vitres closes, dans la demi-ombre de la chambre, il vit -- il crut voir -- Sabine qui lui tendait les bras.
Il se précipita hors de chez lui. Il descendit l'escalier. Il courut à la barrière du jardin. Au risque d'être vu, il allait la franchir. Mais, comme il regardait la fenêtre où elle lui était apparue, il vit que tous les volets étaient fermés. La maison semblait dormir. Il hésita à continuer. Le vieux Euler, qui allait à sa cave, l'aperçut et l'appela. Il revint sur ses pas. Il crut avoir rêvé.
Rosa ne fut pas longtemps sans s'apercevoir de ce qui se passait. Elle était sans défiance, elle ne savait pas encore ce que c'était qu'un sentiment jaloux. Elle était prête à tout donner, et ne demandait rien en échange. Mais si elle se résignait mélancoliquement à ce que Christophe ne l'aimât point, elle n'avait jamais envisagé la possibilité que Christophe aimât une autre.
Un soir, après dîner, elle venait de terminer une ennuyeuse tapisserie, à laquelle elle travaillait depuis des mois. Elle se sentit heureuse, et elle eut envie de s'émanciper un peu, pour une fois, d'aller causer avec Christophe. Elle profita de ce que sa mère avait le dos tourné, pour s'esquiver de la chambre. Elle se glissa hors de la maison, comme un écolier en faute. Elle se réjouissait de confondre Christophe, qui avait affirmé dédaigneusement qu'elle ne finirait jamais son travail. La pauvre petite avait beau connaître les sentiments de Christophe à son égard ; elle était toujours disposée à juger du plaisir que les autres devaient avoir à la rencontrer, d'après celui qu'elle éprouvait en les voyant.
Elle sortit. Devant la maison, Christophe et Sabine étaient assis. Le cœur de Rosa se serra. Pourtant elle ne s'arrêta pas à cette impression irraisonnée ; et gaiement, elle interpella Christophe. Le bruit de sa voix aiguë, dans le silence de la nuit, produisit sur Christophe l'effet d'une fausse note. Il tressaillit sur sa chaise, et grimaça de colère. Rosa lui agitait triomphalement sa tapisserie sous le nez. Christophe la repoussa avec impatience.
-- Elle est finie, finie ! insistait Rosa.
-- Eh bien, allez en commencer une autre ! dit sèchement Christophe.
Rosa fut consternée. Toute sa joie était tombée.
Christophe continua méchamment :
-- Et quand vous en aurez fait trente, quand vous serez bien vieille, vous pourrez au moins dire que vous n'avez pas perdu votre vie !
Rosa avait envie de pleurer.
-- Mon Dieu ! comme vous êtes méchant, Christophe ! dit-elle.
Christophe eut honte, et lui dit quelques mots d'amitié. Elle se contentait de si peu qu'elle retrouva aussitôt sa confiance ; et elle repartit de plus belle dans son bruyant bavardage : elle ne pouvait parler bas, elle criait à tue-tête, suivant l'habitude de maison. Malgré tous ses efforts, Christophe ne put cacher sa mauvaise humeur. Il répondit d'abord quelques monosyllabes irrités ; puis il ne répondit rien, il tourna le dos, et s'agitait sur sa chaise, en grinçant des dents, à ses notes de crécelle. Rosa voyait qu'elle l'impatientait, elle savait qu'elle devait se taire ; mais elle n'en continuait que plus fort. Sabine, silencieuse, dans l'ombre, à quelques pas, assistait à la scène avec une impassibilité ironique. Puis, lassée, et sentant que la soirée était perdue, elle se leva et rentra. Christophe ne s'aperçut de son départ que quand elle n'était plus là. Il se leva aussitôt, et, sans même s'excuser, il disparut de son côté, avec un sec bonsoir.
Rosa, restée seule dans la rue, regardait, atterrée, la porte par où il venait de rentrer. Les larmes la gagnaient. Elle revint précipitamment, remonta chez elle, sans faire de bruit, pour ne pas avoir à parler à sa mère, se déshabilla en toute hâte, et, une fois dans son lit, enfoncée sous ses draps, elle sanglota. Elle ne cherchait pas à réfléchir sur ce qui s'était passé ; elle ne se demandait pas si Christophe aimait Sabine, si Christophe et Sabine ne pouvaient pas la souffrir ; elle savait que tout était perdu, que la vie n'avait plus de sens, qu'il ne lui restait qu'à mourir.
Le lendemain matin, la réflexion lui revint avec l'éternel et décevant espoir. En repassant les événements de la veille, elle se persuada qu'elle avait tort de leur attribuer cette importance. Sans doute, Christophe ne l'aimait pas ; elle s'y résignait gardant au fond de son cœur la pensée inavouée qu'elle finirait par se faire aimer, à force de l'aimer. Mais où avait-elle pris qu'il y eût quelque chose entre Sabine et lui ? Comment aurait-il pu aimer, intelligent comme il était, une petite personne, dont l'insignifiance et la médiocrité frappaient les yeux de tous ? Elle se sentit rassurée, -- et n'en commença pas moins à surveiller Christophe. Elle ne vit rien, de tout le jour, puisqu'il n'y avait rien à voir ; mais Christophe, qui la vit en revanche rôder tout le jour autour de lui, sans s'expliquer pourquoi, en conçut une irritation singulière. Elle y mit le comble, le soir, quand elle reparut et s'installa décidément à côté d'eux dans la rue. Ce fut une réédition de la scène de la veille : Rosa seule parla. Mais Sabine n'attendit pas aussi longtemps, pour retourner chez elle ; et Christophe l'imita. Rosa ne pouvait plus se dissimuler que sa présence était importune ; mais la malheureuse fille tâchait de se duper. Elle ne voyait pas qu'elle ne pouvait rien faire de pis que de chercher à s'imposer ; et, avec sa maladresse habituelle, elle continua, les jours suivants.
Le lendemain, Christophe, flanqué de Rosa, attendit vainement que Sabine parût.
Le surlendemain, Rosa se trouva seule. Ils avaient renoncé à lutter. Mais elle n'y gagnait rien, que la rancune de Christophe, furieux d'être privé de ses chères soirées, son unique bonheur. Il lui pardonnait d'autant moins, qu'absorbé par ses propres sentiments, il ne se fût jamais avisé de deviner ceux de Rosa.
Il y avait beau temps que Sabine les connaissait : elle savait que Rosa était jalouse, avant même de savoir si elle-même était amoureuse ; mais elle n'en disait rien ; et, avec la cruauté naturelle de toute jolie femme, qui se sait sûre de la victoire, elle assistait, silencieuse et narquoise, aux efforts inutiles de sa maladroite rivale.
Rosa, restée maîtresse du champ de bataille, contemplait piteusement le résultat de sa tactique. Le mieux était pour elle de ne pas s'obstiner, et de laisser en paix Christophe, au moins pour le moment : ce fut donc ce qu'elle ne fit pas ; et comme le pis qu'elle pût faire, c'était de lui parler de Sabine, ce fut justement ce qu'elle fit.
Le cœur battant, elle lui dit timidement, pour connaître sa pensée, que Sabine était jolie. Christophe répliqua sèchement qu'elle était très jolie. Et bien que Rosa eût prévu la réponse qu'elle s'attirait, elle en reçut un coup au cœur. Elle savait bien que Sabine était jolie ; mais jamais elle n'y avait pris garde ; elle la voyait pour la première fois, par les yeux de Christophe ; elle voyait ses traits fins, son petit nez, sa bouche menue, son corps mignon, ses mouvements gracieux... Ah ! quelle douleur !... Que n'eût-elle pas donné pour être dans ce corps ! Elle ne s'expliquait que trop qu'on le préférât au sien !... Le sien !... Qu'avait-elle fait pour l'avoir ? Qu'il lui pesait ! Qu'il lui paraissait laid ! Il lui était odieux. Et penser qu'il n'y avait que la mort qui l'en délivrerait !... Elle était trop fière et trop humble à la fois pour se plaindre de n'être pas aimée : elle n'y avait aucun droit ; et elle cherchait à s'humilier encore davantage. Mais son instinct se révoltait... Non, ce n'était pas juste !... Pourquoi ce corps, à elle, à elle, et non à Sabine ?... Et pourquoi aimait-on Sabine ? Qu'avait-elle fait pour l'être ?... Rosa la voyait sans indulgence, paresseuse, négligente, égoïste, indifférente à tous, ne s'occupant ni de sa maison, ni de son enfant, ni de qui que ce fût, n'aimant qu'elle, ne vivant que pour dormir, flâner, et ne rien faire... Et c'était cela qui plaisait... qui plaisait à Christophe, ... à Christophe, qui était si sévère, à Christophe qu'elle estimait et qu'elle admirait par-dessus tout ! Ah ! c'était trop injuste ! C'était trop bête aussi !... Comment Christophe ne le voyait-il pas ? -- Elle ne pouvait s'empêcher de lui glisser, de temps en temps, une remarque désobligeante pour Sabine. Elle ne le voulait pas ; mais c'était plus fort qu'elle. Toujours elle regrettait, parce qu'elle était bonne et n'aimait à dire du mal de personne. Mais elle le regrettait encore plus, parce qu'elle s'attirait ainsi de cruelles réponses qui lui montraient combien Christophe était épris. Blessé dans son affection, il cherchait à blesser : il y réussissait. Rosa ne répliquait pas, et s'en allait, tête basse, serrant les lèvres pour ne pas pleurer. Elle pensait que c'était sa faute à elle, qu'elle n'avait que ce qu'elle méritait, pour avoir fait de la peine à Christophe, en attaquant ce qu'il aimait.
Sa mère fut moins patiente. Madame Vogel, qui voyait tout, n'avait pas tardé à remarquer, ainsi que le vieux Euler, les entretiens de Christophe avec sa jeune voisine : il n'était pas difficile de deviner le roman. Les projets qu'ils avaient formé en secret de marier quelque jour Rosa avec Christophe en étaient contrariés ; et cela leur semblait de la part de Christophe une offense personnelle, bien qu'il ne fût pas tenu de savoir qu'on avait disposé de lui, sans l'avoir consulté. Mais le despotisme d'Amalia n'admettait pas qu'on pensât autrement qu'elle et il lui paraissait scandaleux que Christophe eût passé outre à l'opinion méprisante, qu'elle avait, maintes fois, exprimée sur Sabine.
Elle ne se gêna point pour la lui répéter. Chaque fois qu'il était là, elle trouvait un prétexte pour parler de la voisine ; elle cherchait les choses les plus blessantes à dire, celles qui pouvaient être le plus sensibles à Christophe ; avec sa crudité de vue et de langage, elle n'avait pas de peine à les trouver. L'instinct féroce de la femme, si supérieur à celui de l'homme dans l'art de faire du mal, comme de faire du bien, la faisait insister moins sur la paresse de Sabine et ses défauts moraux que sur sa malpropreté. Son œil indiscret et fureteur en avait été chercher des preuves, à travers les carreaux, jusqu'au fond de la maison, dans les secrets de toilette de Sabine ; et elle les étalait avec une complaisance grossière. Quand elle ne pouvait tout dire, par décence, elle laissait entendre davantage.
Christophe pâlissait de honte et de colère ; il devenait blanc comme un linge, et ses lèvres tremblaient. Rosa, qui prévoyait ce qui allait se passer, suppliait sa mère de finir ; elle tâchait même de défendre Sabine. Mais elle ne faisait que rendre Amalia plus agressive.
Et brusquement, Christophe bondissait de sa chaise. Il tapait sur la table, et criait que c'était une indignité de parler ainsi d'une femme, de l'épier chez elle, d'étaler ses misères ; il fallait être bien méchant, pour s'acharner contre un être bon, charmant, paisible, qui vivait à l'écart, qui ne faisait de mal à personne, qui ne disait de mal de personne. Mais on se trompait fort, si on croyait lui faire tort ainsi : on ne faisait que la rendre plus sympathique et faire ressortir sa bonté.
Amalia sentait qu'elle était allée trop loin ; mais elle était blessée de la leçon ; et, portant la dispute sur un autre terrain, elle disait qu'il était trop facile de parler de bonté : avec ce mot, on excusait tout. Parbleu ! il était bien commode de passer pour bon, en ne s'occupant jamais de rien, ni de personne, en ne faisant pas son devoir !
À quoi Christophe ripostait que le premier devoir était de rendre la vie aimable aux autres, mais qu'il y avait des gens, pour qui le devoir était uniquement ce qui est laid, ce qui est maussade, ce qui ennuie, ce qui gêne la liberté des autres, ce qui vexe, ce qui blesse le voisin, les domestiques, sa famille, et soi-même. Dieu nous garde de ces gens et de ce devoir, comme de la peste !...
La dispute s'envenimait. Amalia devenait fort aigre. Christophe ne lui cédait en rien. -- Et le résultat le plus clair, c'était que, désormais, Christophe affectait de se montrer constamment avec Sabine. Il allait frapper à sa porte. Il causait joyeusement et riait avec elle. Il choisissait pour cela les moments où Amalia et Rosa pouvaient le voir. Amalia se vengeait par des paroles rageuses. Mais l'innocente Rosa avait le cœur déchiré par ce raffinement de cruauté ; elle sentait qu'il les détestait, qu'il voulait se venger ; et elle pleurait amèrement.
Ainsi, Christophe, qui avait tant de fois souffert de l'injustice, apprit à faire souffrir injustement.
À quelque temps de là, le frère de Sabine, meunier à Landegg, un petit bourg à quelques lieues de la ville, célébra le baptême d'un garçon. Sabine était marraine. Elle fit inviter Christophe. Il n'aimait pas ces fêtes, mais pour la satisfaction d'ennuyer les Vogel et d'être avec Sabine, il accepta avec empressement.
Sabine se donna le malin plaisir d'inviter aussi Amalia et Rosa, sûre qu'elles refuseraient. Elles n'y manquèrent point. Rosa mourait d'envie d'accepter. Elle ne détestait pas Sabine, elle se sentait même parfois le cœur plein de tendresse pour elle, parce que Christophe l'aimait ; elle avait envie de le lui dire, de se jeter à son cou. Mais sa mère était là, et l'exemple de sa mère. Elle se raidit dans son orgueil, et refusa. Puis, lorsqu'ils furent partis, et qu'elle pensa qu'ils étaient ensemble, qu'ils étaient heureux ensemble, qu'ils se promenaient en ce moment dans la campagne, par cette belle journée de juillet, tandis qu'elle restait enfermée dans sa chambre, avec une pile de linge à raccommoder, auprès de sa mère qui grondait, il lui sembla qu'elle étouffait ; et elle maudit son amour-propre. Ah ! s'il avait été encore temps !... S'il avait été encore temps, hélas ! elle eût fait de même...
Le meunier avait envoyé son char à bancs chercher Christophe et Sabine. Ils prirent en passant quelques invités sur le chemin. Le temps était frais et sec. Le clair soleil faisait reluire les rouges grappes des cerisiers dans les champs. Sabine souriait. Sa figure pâlotte était rosée par l'air vif. Christophe tenait sur ses genoux la petite fille. Ils ne cherchaient pas à se parler, ils parlaient à leurs voisins, peu importait à qui, et de quoi, ils étaient contents d'entendre la voix l'un de l'autre, ils étaient contents d'être emportés dans la même voiture. Ils échangeaient des regards de joie enfantine, en se montrant une maison, un arbre, un passant. Sabine aimait la campagne ; mais elle n'y allait presque jamais : son incurable paresse lui interdisait toute promenade ; il y avait près d'un an qu'elle n'était pas sortie de la ville : aussi jouissait-elle des moindres choses qu'elle voyait. Elles n'étaient point nouvelles pour Christophe ; mais il aimait Sabine ; et comme tous ceux qui aiment, il voyait tout au travers d'elle, il sentait chacun de ses tressaillements de plaisir, il exaltait encore les émotions qu'elle éprouvait ; car en se confondant avec l'aimée, il lui prêtait son être.
Arrivés au moulin, ils trouvèrent dans la cour les gens de la ferme et les autres invités, qui les reçurent avec un vacarme assourdissant. Les poules, les canards et les chiens faisaient chorus. Le meunier Berthold, un gaillard au poil blond, carré de la tête et des épaules, aussi gros et grand que Sabine était frêle, enleva sa petite sœur dans ses bras, et la posa délicatement à terre, comme s'il avait peur de la casser. Christophe ne tarda pas à s'apercevoir que la petite sœur faisait selon l'habitude, ce qu'elle voulait du colosse, et que, tout en se moquant lourdement de ses caprices, de sa paresse, et de ses mille et un défauts, il la servait à pieds baisés. Elle y était habituée, et le trouvait naturel. Elle trouvait tout naturel, et ne s'étonnait de rien. Elle ne faisait rien pour être aimée : il lui semblait tout simple qu'elle le fût ; et si elle ne l'était point, elle n'en avait souci : c'est pourquoi chacun l'aimait.
Christophe fit une autre découverte, qui lui causa moins de plaisir. C'est qu'un baptême suppose non seulement une marraine, mais un parrain, et que celui-ci a sur celle-là des droits, auxquels il se garde de renoncer, quand la marraine est jeune et jolie. Il s'en avisa, quand il vit un fermier, aux cheveux blonds frisottants, avec des anneaux dans les oreilles, s'approcher de Sabine en riant et l'embrasser sur les deux joues. Au lieu de se dire qu'il était un sot de l'avoir oublié, et un sot plus sot encore de s'en formaliser, il en voulut à Sabine, comme si elle avait fait exprès de l'attirer dans ce guet-apens. Sa mauvaise humeur augmenta, quand il se trouva séparé d'elle, dans la suite de la cérémonie. De temps en temps, Sabine se retournait, dans le cortège qui serpentait à travers les prairies, et elle lui jetait un regard amical. Il affectait de ne pas la voir. Elle sentait qu'il était fâché, elle devinait pourquoi ; mais cela ne l'inquiétait guère : elle s'en amusait. Aurait-elle eu une brouille avec quelqu'un qu'elle aimait, malgré la peine qu'elle en eût ressentie, elle n'eût jamais fait le moindre effort pour dissiper le malentendu : il fallait se donner trop de mal. Tout finirait bien par s'arranger tout seul...
À table, placé entre la meunière et une grosse fille aux joues rouges, qu'il avait escortée à la messe, sans daigner faire attention à elle, Christophe eut l'idée de regarder sa voisine ; et, l'ayant trouvée passable, il lui fit, pour se venger, une cour bruyante qui attirât l'attention de Sabine. Il y réussit ; mais Sabine n'était pas femme à être jalouse de rien, ni de personne ; pourvu qu'elle fût aimée, il lui était indifférent qu'on aimât d'autres ; et, au lieu de s'en piquer, elle fut ravie de voir que Christophe s'amusait. De l'autre bout de la table, elle lui adressa son plus charmant sourire. Christophe fut décontenancé ; il ne douta plus de l'indifférence de Sabine ; et il retomba dans son mutisme boudeur, dont rien ne put le tirer, ni les agaceries, ni les rasades. À la fin, comme il s'assoupissait, se demandant rageusement ce qu'il était venu faire au milieu de cette interminable mangeaille, il n'entendit pas le fermier proposer une promenade en bateau, pour reconduire à leurs fermes certains des invités. Il ne vit pas Sabine qui lui faisait signe de venir de son côté, pour prendre la même barque. Quand il y pensa, il n'y avait plus de place pour lui ; et il dut monter dans un autre bateau. Cette nouvelle déconvenue ne l'eût pas rendu plus aimable, s'il n'avait bientôt découvert qu'il allait semer en route presque tous ses compagnons. Alors il se dérida, et leur fit bon visage. D'ailleurs, cette belle après-midi sur l'eau, le plaisir de ramer, la gaieté de ces braves gens, finirent par dissiper toute sa mauvaise humeur. Sabine n'étant plus là, il ne se surveillait plus, et n'eut plus de scrupules à s'amuser franchement, comme les autres.
Ils étaient dans trois barques. Elles se suivaient de près cherchant à se dépasser. Ils s'adressaient de l'une à l'autre des injures joyeuses. Quand les barques se frôlaient, Christophe voyait le regard souriant de Sabine ; et il ne pouvait s'empêcher de lui sourire aussi : la paix était faite. C'est qu'il savait que tout à l'heure ils reviendraient ensemble.
On se mit à chanter des chansons à quatre voix. Chaque groupe, à tour de rôle, disait un des couplets ; le refrain était repris en chœur. Les barques, espacées, se répondaient en écho. Les sons glissaient sur l'eau, comme des oiseaux. De temps en temps, un bateau accostait à la rive : un ou deux paysans descendaient ; ils restaient sur le bord, et faisaient des signaux aux barques qui s'éloignaient. La petite troupe s'égrenait. Les voix se détachaient une à une du concert. À la fin, ils furent seuls, Christophe, Sabine et le meunier.
Ils revinrent dans la même barque, redescendant le fil de l'eau. Christophe et Berthold tenaient les rames, mais ils ne ramaient pas. Sabine, assise à l'arrière, en face de Christophe, causait avec son frère, et regardait Christophe. Ce dialogue leur permettait de se contempler en paix. Jamais ils n'eussent pu le faire, si les paroles menteuses s'étaient tues. Les paroles semblaient dire : « Ce n'est pas vous que je vois. » Mais les regards se disaient : « Qui es-tu ? toi que j'aime !... toi que j'aime, qui que tu sois !... »
Le ciel se couvrait, les brouillards s'élevaient des prairies, la rivière fumait, le soleil s'éteignait au milieu des vapeurs. Sabine s'enveloppa les épaules et la tête, en frissonnant, de son petit châle noir. Elle semblait fatiguée. Comme le bateau, longeant la rive, glissait sous les branches étendues des saules, elle ferma les yeux : sa figure toute menue était blême ; ses lèvres avaient un pli douloureux ; elle ne bougeait plus, elle paraissait souffrir, -- avoir souffert, -- être morte. Christophe eut le cœur serré. Il se pencha vers elle. Elle rouvrit les yeux, elle vit les yeux inquiets de Christophe qui l'interrogeaient, et elle leur sourit. Ce fut pour lui comme un rayon de soleil. Il demanda à mi-voix :
-- Vous êtes malade ?
Elle lui fit signe que non, et dit :
-- J'ai froid.
Les deux hommes étendirent sur elle leurs manteaux ; ils enveloppèrent ses pieds, ses jambes et ses genoux, comme un enfant qu'on borde dans son lit. Elle se laissait faire, et les remerciait du regard. Une pluie fine et glacée commençait à tomber. Ils, reprirent les rames, et se hâtèrent de revenir. De lourdes nuées éteignaient le ciel. La rivière roulait des flots d'encre. Les lumières s'allumaient aux fenêtres des maisons de-ci de-là, dans les champs. Quand ils arrivèrent au moulin, la pluie tombait à flots, et Sabine était transie.
On alluma un grand feu dans la cuisine, et on attendit que l'averse fût passée. Mais elle ne fit que redoubler, et le vent se mit de la partie. Ils avaient trois lieues à faire en voiture, pour revenir à la ville. Le meunier déclara qu'il ne laisserait pas partir Sabine par un temps pareil : il leur proposa à tous deux de passer la nuit à la ferme. Christophe hésitait à accepter ; il chercha conseil dans les yeux de Sabine ; mais les yeux de Sabine fixaient obstinément les flammes du foyer : on eût dit qu'ils craignaient d'influer sur la décision de Christophe. Mais quand Christophe eut dit oui, elle tourna vers lui sa figure rougissante -- (était-ce du reflet du feu ?) -- et il vit qu'elle était contente.
Chère soirée... La pluie faisait rage au dehors. Le feu lançait dans la noire cheminée des essaims d'étincelles dorées. Ils faisaient cercle autour. Leurs silhouettes fantasques s'agitaient sur le mur. Le meunier montrait à la fillette de Sabine comme on fait des ombres avec les mains. L'enfant riait et n'était pas tout à fait rassurée. Sabine, penchée sur le feu, l'attisait machinalement avec une lourde pincette ; elle était un peu lasse, et rêvassait en souriant tandis que, sans écouter, elle hochait la tête aux bavardages de sa belle-sœur, qui lui contait ses affaires domestiques. Christophe, assis dans l'ombre, à côté du meunier tirait doucement les cheveux de l'enfant, et regardait le sourire de Sabine. Elle savait qu'il la regardait. Il savait qu'elle lui souriait. Ils n'eurent pas occasion de se parler une seule fois de la soirée, ni de se regarder en face : ils ne le cherchaient point.
Ils se séparèrent de bonne heure. Leurs chambres étaient voisines. Une porte intérieure menait de l'une à l'autre. Christophe vérifia machinalement que le verrou était mis du côté de Sabine. Il se coucha et s'efforça de dormir. La pluie cinglait les vitres. Le vent hululait dans la cheminée. Une porte battait à l'étage au-dessus. Un peuplier battu par l'ouragan craquait devant la fenêtre. Christophe ne pouvait fermer les yeux. Il pensait qu'il était sous le même toit, auprès d'elle. Un mur l'en séparait. Il n'entendait aucun bruit dans la chambre de Sabine. Mais il croyait la voir. Soulevé, sur son lit, il l'appelait à voix basse, à travers la muraille, il lui disait des mots tendres et passionnés. Et il lui semblait entendre la voix aimée, qui lui répondait, qui redisait ses paroles, qui l'appelait tout bas ; il ne savait pas si c'était lui qui faisait les demandes et les réponses, ou si vraiment elle parlait. À un appel plus fort, il ne put résister : il se jeta hors du lit ; à tâtons dans la nuit, il s'approcha de la porte ; il ne voulait pas l'ouvrir, il se sentait rassuré par cette porte fermée. Et comme il touchait de nouveau à la poignée, il vit que la porte s ouvrait...
Il fut saisi. Il la referma doucement, il la rouvrit, il la referma encore. N'était-elle pas fermée tout à l'heure ? Oui, il en était sûr. Qui donc l'avait ouverte ?... Les battements de son cœur l'étouffaient. Il s'appuya sur son lit, il s'assit pour respirer. Il était terrassé par la passion. Elle lui enlevait la faculté de faire aucun mouvement : tout son corps fut pris d'un tremblement. Il avait la terreur de cette joie inconnue, qu'il appelait depuis des mois, et qui était là, près de lui, dont rien ne le séparait plus. Ce garçon violent et possédé d'amour, brusquement, ne sentait plus qu'effroi et répugnance devant ses désirs réalisés. Il avait honte d'eux, honte de ce qu'il allait faire. Il aimait trop pour oser jouir de ce qu'il aimait, il le redoutait plutôt : il eût tout fait pour éviter d'être heureux. Aimer, aimer, n'est-ce donc possible qu'au prix de profaner ce qu'on aime ?...
Il était retourné près de la porte ; et, tremblant d'amour et de crainte, la main sur la serrure, il ne pouvait se décider à ouvrir.
Et de l'autre côté de la porte, ses pieds nus sur le carreau grelottante de froid, Sabine était debout.
Ainsi, ils hésitèrent... combien de temps ? Des minutes ? Des heures ?... Ils ne savaient pas qu'ils étaient là ; et pourtant ils le savaient. Ils se tendaient les bras, -- lui, écrasé par un amour si fort qu'il n'avait pas le courage d'entrer, -- elle, l'appelant, l'attendant, et tremblant qu'il n'entrât... Et quand il se décida enfin à entrer, elle venait de se décider à repousser le verrou.
Alors il se traita de fou. Il pesa sur la porte, de toute sa force. Sa bouche collée sur la serrure, il supplia :
-- Ouvrez !
Il appelait Sabine, tout bas ; elle pouvait entendre son souffle haletant. Elle restait près de la porte, immobile, glacée, claquant des dents, sans force ni pour ouvrir, ni pour se recoucher...
L'ouragan continuait à faire craquer les arbres et battre les portes de la maison... Ils retournèrent, chacun vers son lit, le corps brisé, le cœur plein de tristesse. Les coqs chantaient d'une voix enrouée. Les premières lueurs de l'aube parurent à travers les carreaux couverts de buée. Une aube lamentable, blafarde, noyée dans l'opiniâtre pluie...
Christophe se leva, dès qu'il put ; il descendit dans la cuisine, il causa avec les gens. Il avait hâte d'être parti, et il craignait de se retrouver seul en présence de Sabine. Ce lui fut presque un soulagement, quand la fermière vint dire que Sabine était souffrante, qu'elle avait pris froid dans la promenade d'hier, et qu'elle ne partirait pas, ce matin.
Le trajet du retour fut lugubre. Il avait refusé la voiture, et revenait à pied, par les campagnes mouillées, dans le brouillard jaunâtre qui enveloppait la terre, les arbres, les maisons, d'un linceul. Ainsi que la lumière, la vie semblait éteinte. Tout avait l'air de spectres. Lui-même était comme un spectre.
À la maison, il trouva des visages irrités. Tous étaient scandalisés qu'il eût passé la nuit, Dieu sait où, avec Sabine. Il s'enferma dans sa chambre et se mit à travailler. Sabine revint le lendemain, et s'enferma de son côté. Ils prirent garde de ne pas se rencontrer. Le temps était toujours pluvieux et froid : ni l'un ni l'autre ne sortait. Ils se voyaient derrière leurs vitres closes. Sabine était enveloppée, au coin du feu, et songeait. Christophe était enfoui dans ses papiers. Ils se saluaient d'une fenêtre à l'autre, avec réserve. Ils ne se rendaient pas compte exactement de ce qu'ils sentaient : ils s'en voulaient l'un à l'autre, ils s'en voulaient à eux-mêmes, ils en voulaient aux choses. La nuit de la ferme était écartée de leur pensée : ils en rougissaient, et ils ne savaient pas s'ils rougissaient davantage de leur folie, ou de n'y avoir pas cédé. Il leur était pénible de se voir : car cette vue leur rappelait des souvenirs qu'ils voulaient fuir ; et, d'un commun accord, ils se retirèrent l'un et l'autre au fond de leurs chambres, pour s'oublier tout à fait. Mais cela n'était pas possible, et ils souffraient de cette hostilité secrète. Christophe était poursuivi par l'expression de sourde rancune, qu'il avait pu lire une fois sur le visage glacé de Sabine. Elle n'était pas moins malheureuse de ces pensées ; elle avait beau les combattre, les nier même : elle ne pouvait pas s'en défaire. Il s'y joignait la honte que Christophe eût deviné ce qui se passait en elle ; -- et la honte de s'être offerte... la honte de s'être offerte et de ne s'être pas donnée.
Christophe accepta avec empressement l'occasion qui se présenta d'aller pour quelques concerts à Cologne et à Düsseldorf. Il était bien aise de passer deux ou trois semaines loin de la maison. La préparation de ces concerts et la composition d'une œuvre nouvelle qu'il voulait y jouer l'occupèrent tout entier, et il finit par oublier les souvenirs importuns. Ils s'effaçaient aussi de l'esprit de Sabine, reprise par la torpeur de sa vie habituelle. Ils en vinrent à penser l'un à l'autre avec indifférence. S'étaient-ils vraiment aimés ? Ils en doutaient. Christophe fut sur le point de partir pour Cologne, sans avoir dit adieu à Sabine.
La veille de son départ, un je ne sais quoi les rapprocha. C'était une de ces après-midi de dimanche, où tous étaient à l'église. Christophe aussi était sorti, pour terminer ses préparatifs de voyage. Sabine, assise dans son minuscule jardin, se chauffait aux derniers rayons du soleil. Christophe rentra : il était pressé, son premier mouvement en la voyant fut de saluer et de passer. Mais quelque chose le retint, au moment où il passait : fût-ce la pâleur de Sabine, ou quelque sentiment indéfinissable : remords, crainte, tendresse ?... Il s'arrêta, se retourna vers Sabine, et, appuyé sur la clôture du jardin, il lui souhaita le bonsoir. Sans répondre, elle lui tendit la main. Son sourire était plein de bonté, -- d'une bonté qu'il ne lui avait jamais vue. Son geste voulait dire : « Paix entre nous... » Il saisit sa main par-dessus la barrière, il se pencha sur elle, et la baisa. Elle n'essaya point de la retirer. Il avait envie de se jeter à genoux, de lui dire : « Je vous aime... » Ils se regardèrent en silence. Mais ils ne s'expliquèrent point. Après un moment, elle dégagea sa main, elle détourna la tête. Il se détourna aussi, afin de cacher son trouble. Puis ils se regardèrent de nouveau avec des yeux rassérénés. Le soleil se couchait. Des nuances subtiles, violet, orange et mauve, couraient dans le ciel froid et clair. Elle resserra frileusement son châle sur ses épaules, d'un geste qui lui était familier. Il demanda :
-- Comment allez-vous ?
Elle fit une petite moue, comme si cela ne valait pas la peine de répondre. Ils continuaient de se regarder, heureux. Il leur semblait qu'ils s'étaient perdus, et qu'ils venaient de se retrouver...
Il rompit enfin le silence, et dit :
-- Je pars demain.
La figure de Sabine s'effara :
-- Vous partez ? répéta-t-elle.
Il se hâta d'ajouter :
-- Oh ! seulement pour deux ou trois semaines.
-- Deux ou trois semaines ! dit-elle, d'un air consterné.
Il expliqua qu'il s'était engagé pour des concerts, mais qu'une fois de retour, il ne bougerait plus de tout l'hiver.
-- L'hiver, dit-elle, c'est loin...
-- Mais non, fit-il, ce sera bientôt arrivé.
Elle hochait la tête, sans le regarder.
-- Quand nous reverrons-nous ? dit-elle, après un instant.
Il ne comprit pas bien cette question : il y avait déjà répondu.
-- Aussitôt que je serai revenu : dans quinze jours, vingt au plus.
Elle gardait son air atterré. Il essaya de plaisanter :
-- Le temps ne vous durera pas, dit-il. Vous dormirez.
-- Oui, dit Sabine.
Elle essayait de sourire ; mais sa lèvre tremblait.
-- Christophe !... dit-elle tout à coup, en se redressant vers lui.
Il y avait dans sa voix un accent de détresse. Elle semblait dire :
-- Restez ! ne partez pas !...
Il lui saisit la main, il la regarda, il ne comprenait pas l'importance qu'elle attachait à ce voyage de quinze jours ; mais il n'attendait qu'un mot d'elle, pour lui dire :
-- Je reste...
Au moment où elle allait parler, la porte de la rue s'ouvrit, et Rosa parut. Sabine retira sa main de la main de Christophe, et rentra précipitamment chez elle. Sur le seuil, elle le regarda une fois encore, -- et disparut.
Christophe pensait la revoir dans la soirée. Mais, surveillé par les Vogel, suivi partout par sa mère, en retard comme toujours dans ses préparatifs de voyage, il ne put trouver un instant pour s'échapper hors de chez lui.
Le lendemain, il partit de très bonne heure. En passant devant la porte de Sabine, il eut envie d'entrer, de frapper à la fenêtre : il lui était pénible de la quitter sans lui avoir dit au revoir ; -- car il avait été interrompu par Rosa, avant d'avoir eu le temps de le faire. Mais il pensa qu'elle dormait, et qu'elle lui saurait mauvais gré de l'avoir réveillée. Puis, que lui dirait-il ? Il était maintenant trop tard pour renoncer au voyage ; et si elle le lui demandait ?... Enfin il ne s'avouait pas qu'il n'était pas fâché d'essayer son pouvoir sur elle, -- au besoin, de lui faire un peu de peine... Il ne prenait pas au sérieux le chagrin que son départ causait à Sabine ; et il pensait que cette courte absence augmenterait la tendresse que, peut-être, elle avait pour lui.
Il courut à la gare. Malgré tout, il avait quelques remords. Mais dès que le train se mit en marche, tout fût oublié. Il se sentait le cœur plein de jeunesse. Il salua gaiement la vieille ville, dont le soleil rosissait les toits et le sommet des tours ; et, avec l'insouciance de ceux qui partent, il dit adieu à ceux qui restaient, et il n'y pensa plus.
Pendant tout le temps qu'il fut à Düsseldorf et à Cologne, Sabine ne lui revint pas un jour à l'esprit. Absorbé du matin au soir par les répétitions et les concerts, par les dîners et les conversations, occupé de mille objets nouveaux et de la satisfaction orgueilleuse de ses succès, il n'eut pas le temps de se souvenir. Une seule fois, la cinquième nuit après son départ, se réveillant brusquement, après un cauchemar, il s'aperçut qu'il pensait à elle en dormant, et que c'était cette pensée qui l'avait réveillé ; mais il lui fut impossible de se rappeler comment il pensait à elle. Il était angoissé et agité. Ce n'était pas surprenant : il avait joué, le soir, dans un concert, et, au sortir de la salle, il s'était laissé entraîner à un souper, où il avait bu quelques verres de champagne. Ne pouvant dormir, il se leva. Une pensée musicale l'obsédait. Il se dit que c'était cela qui le tourmentait en dormant, et il l'écrivit. En la relisant, il fut frappé de voir combien elle était triste. Il n'avait aucune tristesse, en l'écrivant : du moins, il lui semblait ainsi. Mais il se souvint que d'autres fois, quand il était triste, il ne pouvait écrire que des musiques joyeuses, dont la gaieté le blessait. Il ne s'y arrêta pas davantage. Il était habitué, sans les comprendre, aux surprises de son monde intérieur. Il se rendormit aussitôt après, et ne se rappelait plus rien le lendemain matin.
Il prolongea son voyage de trois ou quatre jours. Il s'amusait à le prolonger, sachant qu'il lui suffisait de vouloir, pour revenir aussitôt : il n'était pas pressé de rentrer. Ce ne fut que dans le wagon, sur le chemin du retour, que la pensée de Sabine le reprit. Il ne lui avait pas écrit. Il était même si insouciant, qu'il n'avait pas pris la peine de réclamer à la poste les lettres qu'on aurait pu lui adresser. Il trouvait une jouissance secrète à ce silence, il savait que là-bas on l'attendait, et qu'on l'aimait... Qu'on l'aimait ? Jamais elle ne le lui avait dit encore, jamais il ne le lui avait dit. Sans doute, ils le savaient, sans avoir besoin de le dire. Pourtant, rien ne valait la sûreté de cet aveu. Pourquoi avaient-ils tant attendu pour le faire ? Quand ils étaient près de parler, quelque chose, toujours, -- un hasard, une gêne, -- les en avait empêchés. Pourquoi ? Pourquoi ? Que de temps ils avaient perdu !... Il brûlait d'entendre les chères paroles sortir de la bouche aimée. Il brûlait de les lui dire, il les disait tout haut, dans son compartiment vide. À mesure qu'il approchait, l'impatience l'étreignait, une sorte d'angoisse... Plus vite ! Plus vite donc ! Oh ! penser que dans une heure il allait la revoir !...
Il était six heures et demie du matin, quand il rentra dans la maison. Personne n'était encore levé. Les fenêtres de Sabine étaient fermées. Il passa dans la cour, sur la pointe des pieds, pour qu'elle ne l'entendît pas. Il riait de la surprendre. Il monta chez lui. Sa mère dormait. Il fit sa toilette, sans bruit. Il avait faim ; mais il craignit d'éveiller Louisa, en cherchant dans le buffet. Dans la cour, il entendit des pas ; il ouvrit doucement sa fenêtre, et vit Rosa, qui, la première levée, comme d'habitude, commençait à balayer. Il l'appela à mi-voix. Elle eut un mouvement de surprise joyeuse, en le voyant ; puis elle prit un air sévère. Il pensa qu'elle lui en voulait encore ; mais il était d'excellente humeur, en ce moment. Il descendit auprès d'elle.
-- Rosa, Rosa, dit-il d'une voix joyeuse, donne-moi à manger, ou je te mange ! je meurs de faim !
Rosa sourit, et l'emmena dans la cuisine du rez-de-chaussée. En lui versant une jatte de lait, elle ne pouvait s'empêcher de lui poser une kyrielle de questions sur son voyage et sur ses concerts. Mais bien qu'il fût disposé à y répondre, -- (dans le bonheur d'être revenu, il était presque heureux de retrouver le bavardage de Rosa), -- Rosa s'arrêtait brusquement, au milieu de ses interrogations, sa figure s'allongeait, elle détournait les yeux, elle était soucieuse. Puis le bavardage reprenait ; mais il semblait qu'elle se le reprochât, et, de nouveau, elle s'arrêtait court. Il finit par le remarquer, et dit :
-- Mais qu'est-ce que tu as donc, Rosa ? Est-ce que tu me boudes ?
Elle secoua énergiquement la tête, pour dire que non ; et, se tournant vers lui, avec sa brusquerie habituelle, des deux mains elle lui prit le bras :
-- Oh ! Christophe !... dit-elle.
Il fut saisi. Il laissa tomber le morceau de pain qu'il tenait.
-- Quoi ! Qu'est-ce qu'il y a ? fit-il.
Elle répétait :
-- Oh ! Christophe !... Il est arrivé un tel malheur !...
Il repoussa la table. Il bégaya :
-- Ici ?
Elle montra la maison, de l'autre côté de la cour.
Il cria :
-- Sabine !
Elle pleura :
-- Elle est morte.
Christophe ne vit plus rien. Il se leva, il se sentit tomber, il s'accrocha à la table, il renversa ce qui était dessus, il voulut crier. Il souffrait de douleurs atroces. Il fut pris de vomissements.
Rosa, épouvantée, s'empressait auprès de lui ; elle lui tenait la tête, pleurait.
Aussitôt qu'il put parler, il dit :
-- Ce n'est pas vrai !
Il savait que c'était vrai. Mais il voulait le nier, il voulait faire que ce qui était ne fût pas. Quand il vit le visage de Rosa tout ruisselant de larmes, il ne douta plus, et il sanglota.
Rosa releva la tête :
-- Christophe ! dit-elle.
Étendu sur la table, il se cachait la figure. Elle se pencha vers lui :
-- Christophe !... Maman vient !...
Christophe se redressa :
-- Non, non, dit-il, je ne veux pas qu'elle me voie.
Elle lui prit sa main, elle le guida, chancelant, aveuglé par ses pleurs, jusqu'à un petit bûcher, qui donnait sur la cour. Elle referma la porte. Ils se trouvèrent dans la nuit. Il s'assit au hasard sur un billot qui servait à fendre le bois. Elle, sur des fagots. Les bruits du dehors arrivaient amortis et lointains. Là, il pouvait pleurer, sans crainte d'être entendu. Il s'abandonna à ses sanglots avec fureur. Rosa ne l'avait jamais vu pleurer ; elle ne pensait même pas qu'il pût pleurer ; elle ne connaissait que ses larmes de petite fille, et ce désespoir d'homme la remplissait d'effroi et de pitié. Elle était pénétrée pour Christophe d'un amour passionné. Cet amour n'avait rien d'égoïste : c'était un immense besoin de sacrifice, une abnégation maternelle, une soif de souffrir pour lui, de lui prendre tout son mal. Elle lui passa son bras par dessus l'épaule :
-- Cher Christophe, dit-elle, ne pleure pas !
Christophe se détourna :
-- Je veux mourir !
Rosa joignit les mains :
-- Ne dis pas cela, Christophe !
-- Je veux mourir. Je ne peux plus... je ne peux plus vivre... À quoi sert-il de vivre ?
-- Christophe, mon petit Christophe ! Tu n'es pas seul. On t'aime...
-- Qu'est-ce que cela me fait ? Je n'aime plus rien. Tout le reste peut bien vivre ou mourir. Je n'aime rien, je n'aimais qu'elle, je n'aimais qu'elle !
Il sanglota plus fort, la tête cachée dans ses mains. Rosa ne pouvait plus rien dire. L'égoïsme de la passion de Christophe la poignardait. À l'instant où elle croyait être le plus près de lui, elle se sentait plus isolée et plus misérable que jamais. La douleur, au lieu de les rapprocher, les séparait encore. Elle pleura amèrement.
Après quelque temps, Christophe s'interrompit de pleurer, et demanda :
-- Mais comment ? comment ?...
Rosa comprit :
-- Elle a pris l'influenza, le soir de ton départ. Tout de suite, elle a été emportée...
Il gémissait :
-- Mon Dieu !... Pourquoi ne m'a-t-on pas écrit ?
Elle dit :
-- J'ai écrit. Je ne savais pas ton adresse : tu ne nous avais rien dit. J'ai été demander au théâtre. Personne ne la savait.
Il savait combien elle était timide, et combien cette démarche avait dû lui coûter. Il demanda :
-- Est-ce qu'elle... est-ce qu'elle t'avait dit de le faire ?
Elle secoua la tête :
-- Non. Mais j'ai pensé...
Il la remercia du regard. Le cœur de Rosa se fondit.
-- Mon pauvre... pauvre Christophe ! dit-elle.
Elle se jeta à son cou, en pleurant. Christophe sentit le prix de cette pure tendresse. Il avait tant besoin d'être consolé ! Il l'embrassa :
-- Tu es bonne, dit-il, tu l'aimais donc, toi ?
Elle se détacha de lui, elle lui jeta un regard passionné, ne répondit pas, et se remit à pleurer.
Ce regard fut une illumination pour lui. Ce regard voulait dire :
-- Ce n'était pas elle que j'aimais...
Christophe vit enfin ce qu'il n'avait pas vu -- ce qu'il n'avait pas voulu voir depuis des mois. Il vit qu'elle l'aimait.
-- Chut ! dit-elle, on m'appelle.
On entendait la voix d'Amalia.
Rosa demanda :
-- Veux-tu rentrer chez toi ?
Il dit :
-- Non, je ne pourrais pas encore, je ne pourrais pas causer avec ma mère... Plus tard...
Elle dit :
-- Reste. Je reviendrai tout à l'heure.
Il resta dans le bûcher obscur, où un filet de jour tombait d'un étroit soupirail, vêtu de toiles d'araignées. On entendait le cri d'une marchande dans la rue ; contre le mur, dans une écurie voisine, un cheval s'ébrouait et frappait du sabot. La révélation, que Christophe venait d'avoir, ne lui faisait aucun plaisir ; mais elle l'occupait, un instant. Il s'expliquait maintenant beaucoup de choses, qu'il n'avait pas comprises. Une foule de petits faits, auxquels il n'avait pas prêté attention, lui revenaient à l'esprit et s'éclairaient pour lui. Il s'étonnait d'y penser, il s'indignait de se laisser distraire, une seule minute, de sa misère. Mais cette misère était si atroce, si irrespirable, que l'instinct de conservation, plus fort que sa volonté, que son courage, que son amour, l'obligeait à en détourner les yeux, se jetait sur cette nouvelle pensée, comme le désespéré qui se noie saisit, malgré lui, le premier objet qui peut l'aider, non à se sauver, mais à se soutenir un moment encore au-dessus de l'eau. D'ailleurs, c'est parce qu'il souffrait, qu'il sentait à présent ce qu'une autre souffrait -- souffrait par lui. Il comprenait les larmes qu'il venait de faire répandre. Il avait pitié de Rosa. Il pensait combien il avait été cruel pour elle, -- combien il serait cruel encore. Car il ne l'aimait pas. À quoi servait-il qu'elle l'aimât ? Pauvre petite !... Il avait beau se dire qu'elle était bonne (elle venait de le prouver). Que lui faisait sa bonté ? Que lui faisait sa vie ?... Il pensa :
-- Pourquoi n'est-ce pas elle qui est morte, et l'autre qui est vivante ?
Il pensa :
-- Elle vit, elle m'aime, elle peut me le dire aujourd'hui, demain, toute ma vie ; -- et l'autre, la seule que j'aime, elle est morte sans m'avoir dit qu'elle m'aimait, je ne lui ai pas dit que je l'aimais, jamais je ne le lui entendrai dire, jamais elle ne le saura...
Et le souvenir lui revint tout à coup de la dernière soirée : il se rappela qu'ils allaient se parler, quand l'arrivée de Rosa les en avait empêchés. Et il haït Rosa...
La porte du bûcher se rouvrit. Rosa appela Christophe à voix basse, le chercha à tâtons. Elle lui prit la main. Il éprouvait une aversion à la sentir près de lui : il se le reprochait en vain, c'était plus fort que lui.
Rosa se taisait : la profondeur de sa compassion lui avait appris le silence. Christophe lui sut gré de ne point troubler son chagrin par des paroles inutiles. Pourtant il voulait savoir... elle était la seule qui pût lui parler d'elle. Il demanda tout bas :
-- Quand est-elle... ?
(Il n'osait dire : morte).
Elle répondit :
-- Il y a eu samedi huit jours.
Un souvenir lui traversa l'esprit. Il dit :
-- Dans la nuit.
Rosa le regarda, étonnée, et dit :
-- Oui, la nuit, entre deux et trois heures.
La mélodie funèbre lui réapparut.
Il demanda, en tremblant :
-- A-t-elle beaucoup souffert ?
-- Non, non, grâce au ciel, cher Christophe, elle n'a presque pas souffert. Elle était si faible ! Elle n'a fait aucune résistance. Tout de suite, on a vu qu'elle était perdue.
-- Et elle, est-ce qu'elle l'a vu ?
-- Je ne sais pas. Je crois...
-- Elle a dit quelque chose ?
-- Non, rien. Elle se plaignait, comme un petit enfant.
-- Tu étais là ?
-- Oui, les deux premiers jours, j'étais là toute seule, avant que son frère ne vînt.
Il lui serra la main, dans un élan de reconnaissance.
-- Merci.
Elle sentit le sang lui refluer au cœur.
Après un silence, il dit, il balbutia la question qui l'étouffait :
-- Elle n'a rien dit... pour moi ?
Rosa secoua la tête tristement. Elle eût donné beaucoup pour pouvoir lui faire la réponse qu'il attendait ; elle se reprochait presque de ne pas savoir mentir. Elle tâcha de le consoler :
-- Elle n'avait plus conscience.
-- Elle parlait ?
-- On ne comprenait pas bien. Elle parlait tout bas.
-- Où est la petite fille ?
-- Le frère l'a emmenée chez lui, dans son pays.
-- Et elle ?
-- Elle est aussi là-bas. Lundi de la semaine passée, elle est partie d'ici.
Ils se remirent à pleurer.
La voix de madame Vogel rappela encore Rosa. Christophe, de nouveau seul, revivait ces journées de mort. Huit jours, il y avait huit jours déjà... Ô Dieu ! qu'était-elle devenue ? Comme il avait plu, cette semaine, sur la terre !... Et lui, pendant ce temps, il riait, il était heureux !
Il sentit dans sa poche un paquet enveloppé dans du papier de soie : c'étaient des boucles d'argent qu'il lui rapportait pour ses souliers. Il se souvint du soir où sa main s'était posée sur le petit pied déchaussé. Ses petits pieds, où étaient-ils maintenant ? Comme ils devaient avoir froid !... Il pensa que le souvenir de ce tiède contact était le seul qu'il eût de ce corps bien-aimé. Jamais il n'avait osé le toucher, le prendre dans ses bras, l'étreindre contre le sien. Elle s'en était allée, tout entière inconnue, pour jamais. Il ne savait rien d'elle, ni de son âme, ni de sa chair. Il n'avait pas un souvenir de sa forme, de sa vie, de son amour... Son amour ?... quelle preuve en avait-il ?... Il n'avait pas une lettre, pas une relique, -- rien. Où la saisir, où la chercher, en lui-même, hors de lui ?... Ô néant ! Il ne lui restait rien d'elle que l'amour qu'il avait pour elle, il ne lui restait que lui... -- Et malgré tout, son désir enragé de l'arracher à la destruction, son besoin de nier la mort, faisait qu'il s'attachait à cette dernière épave, dans un acte de foi forcené :
« ... Ne son gia morto ; e ben c'albergo cangi,
resto in te vivo, c'or mi vedi e piangi,
se l'un nell'altro amante si trasforma. »
« ... Je ne suis pas morte, j'ai changé de demeure, je reste vivante en toi, qui me vois et qui pleures. En l'âme de l'amant se change l'âme aimée. »
Il n'avait jamais lu ces sublimes paroles ; mais elles étaient en lui. Chacun remonte à son tour le calvaire des siècles. Chacun retrouve les peines, chacun retrouve l'espoir désespéré et la folie des siècles. Chacun remet ses pas dans les pas de ceux qui furent, de ceux qui luttèrent avant lui contre la mort, nièrent la mort, -- sont morts.
Il se mura chez lui. Ses volets restaient clos, tout le jour, pour ne pas voir les fenêtres de la maison d'en face. Il fuyait les Vogel : ils lui étaient odieux. Il n'avait rien à leur reprocher : c'étaient de trop braves gens, et trop pieux, pour n'avoir pas fait taire leurs sentiments devant la mort. Ils savaient la peine de Christophe, et ils la respectaient, quoi qu'ils en pussent penser ; ils évitaient de prononcer devant lui le nom de Sabine. Mais ils avaient été ses ennemis, quand elle vivait : c'était assez, pour qu'il fût le leur, maintenant qu'elle ne vivait plus.
D'ailleurs, ils n'avaient rien changé à leurs façons bruyantes ; et malgré la pitié sincère, mais passagère, qu'ils avaient éprouvée, il était évident que ce malheur leur était indifférent au fond -- (c'était trop naturel) -- : peut-être même en éprouvaient-ils un secret débarras. Christophe l'imaginait du moins. Maintenant que les intentions des Vogel à son égard lui devenaient claires, il était porté à se les exagérer. En réalité, ils tenaient fort peu à lui ; et il s'attribuait une trop grande importance. Mais il ne doutait pas que la mort de Sabine, en écartant le principal obstacle aux projets de ses hôtes, ne leur parût laisser le champ libre à Rosa. Aussi il la détesta. Que l'on eût -- (les Vogel, Louisa, Rosa même) -- disposé de lui tacitement, sans même le consulter, cela seul eût suffi, dans n'importe quel cas, pour lui enlever toute affection pour celle qu'on voulait qu'il aimât. Il se cabrait, toutes les fois qu'on lui semblait toucher à son ombrageuse liberté. Mais ici, il n'était pas seul en cause. Les droits qu'on s'arrogeait sur lui ne portaient pas seulement atteinte à ses droits, mais à ceux de la morte à qui son cœur s'était donné. Aussi les défendait-il âprement, bien que personne ne les attaquât. Il suspectait la bonté de Rosa, qui souffrait de le voir souffrir, et venait souvent frapper à sa porte, pour le consoler et lui parler de l'autre. Il ne la repoussait pas : il avait besoin de causer de Sabine avec quelqu'un qui l'eût connue ; il voulait savoir les plus petits détails de ce qui s'était passé pendant la maladie. Mais il n'en était pas reconnaissant à Rosa, il prêtait à son cœur des mobiles intéressés. Ne voyait-il pas que la famille, qu'Amalia même permettait ces visites et ces longues causeries, que jamais elle n'eût autorisées, si elle n'y avait trouvé son compte ? Rosa n'était-elle pas d'accord avec les siens ? Il ne pouvait croire que sa compassion fût tout à fait sincère et dénuée de pensées personnelles.
Et sans doute, elle ne l'était pas. Rosa plaignait Christophe de tout son cœur. Elle faisait effort pour voir Sabine avec les yeux de Christophe, pour l'aimer au travers de lui ; elle se reprochait sévèrement les mauvais sentiments qu'elle avait pu avoir contre elle, et lui en demandait pardon, le soir, dans ses prières. Mais pouvait-elle oublier qu'elle, elle était vivante, qu'elle voyait Christophe à toute heure du jour, qu'elle l'aimait, qu'elle n'avait plus à craindre l'autre, que l'autre s'effaçait, que son souvenir même s'effacerait à son tour, qu'elle restait seule, qu'un jour peut-être ... ? Pouvait-elle réprimer, au milieu de sa douleur, de la douleur de son ami, qui était plus sienne que la sienne, -- pouvait-elle réprimer un brusque mouvement de joie, un espoir irraisonné ? Elle se le reprochait ensuite. Ce n'était qu'un éclair. C'était assez. Il l'avait vu. Il lui jetait un regard qui lui glaçait le cœur : elle y lisait des pensées haineuses ; il lui en voulait de vivre, quand l'autre était morte.
Le meunier, avec sa voiture, vint chercher le petit mobilier de Sabine. En rentrant d'une leçon, Christophe vit étalés, devant la porte, dans la rue, le lit, l'armoire, les matelas, le linge, tout ce qui avait été à elle, tout ce qui restait d'elle. Ce lui fut un spectacle odieux. Il passa précipitamment. Sous le porche, il se heurta à Bertold qui l'arrêta :
-- Ah ! mon cher monsieur, disait-il en lui serrant la main avec effusion, hein ! qui aurait dit cela quand nous étions ensemble ? Comme nous étions contents, tous ! C'est pourtant depuis ce jour-là, depuis cette sacrée promenade sur l'eau, qu'elle a commencé à aller mal. Enfin ! cela ne sert à rien de se plaindre ! Elle est morte. Après elle, ça sera notre tour. C'est la vie... Et vous, comment allez-vous ? Moi, très bien, Dieu merci !
Il était rouge, suant, et sentait le vin. L'idée que c'était son frère, qu'il avait des droits sur son souvenir, blessait Christophe. Il souffrait d'entendre cet homme parler de celle qu'il aimait. Le meunier était heureux, au contraire, de trouver un ami avec qui causer de Sabine ; il ne comprenait pas la froideur de Christophe. C'est qu'il ne se doutait pas de tout ce que sa présence, l'évocation subite de la journée à la ferme, les souvenirs heureux qu'il rappelait lourdement, les pauvres reliques de Sabine, qui jonchaient le sol, et qu'il poussait du pied, en causant, remuaient de souffrance dans l'âme de Christophe. Le seul nom de Sabine, chaque fois qu'il revenait dans sa bouche, déchirait Christophe. Il cherchait un prétexte pour faire taire Bertold. Il gagna l'escalier ; mais l'autre s'attachait à lui, l'arrêtait sur les marches, continuait son récit. Enfin, comme le meunier lui racontait la maladie de Sabine, avec le plaisir étrange que trouvent certaines gens, surtout des gens du peuple, à parler de maladies, avec un luxe de détails pénibles, Christophe n'y tint plus : (il se raidissait, pour ne pas crier de douleur). Il l'interrompit net :
-- Pardon, dit-il, avec une sécheresse glaciale, il faut que je vous quitte.
Il le quitta, sans autre adieu.
Cette insensibilité révolta le meunier. Il n'avait pas été sans deviner la secrète affection de sa sœur et de Christophe. Que celui-ci témoignât d'une telle indifférence, lui parut monstrueux : il jugea que Christophe n'avait point de cœur.
Christophe avait fui dans sa chambre : il suffoquait. Tant que dura le déménagement, il ne sortit plus de chez lui. Il s'était juré de ne pas regarder par la fenêtre, mais il ne pouvait s'empêcher de le faire ; et, caché dans un coin, derrière ses rideaux, il suivait le départ des hardes aimées avec une attention douloureuse. En les voyant disparaître pour toujours, il était sur le point de courir dans la rue, de crier : « Non ! non ! laissez-les moi ! Ne me les emportez pas ! » Il voulait supplier qu'on lui donnât au moins un objet, un seul objet, qu'on ne la lui prît pas tout entière. Mais comment eût-il osé le demander au meunier ? Il n'était rien pour lui. Son amour, elle-même ne l'avait pas su : comment aurait-il osé le dévoiler à un autre ? Puis, s'il avait essayé de dire un mot, il eût éclaté en sanglots... Non, non, il fallait se taire, il fallait assister à cette disparition totale, sans pouvoir -- sans oser rien faire pour sauver un débris du naufrage...
Et quand tout fut fini, quand la maison fut vide, quand la porte cochère se fut refermée sur le meunier, quand les roues du chariot se furent éloignées, en ébranlant les vitres, quand leur bruit s'effaça, il se jeta par terre, n'ayant plus une larme, plus une pensée pour souffrir ou pour lutter, glacé, comme mort lui-même.
On frappa à la porte. Il resta immobile. On frappa de nouveau. Il avait oublié de s'enfermer à clef. Rosa entra. Elle eut une exclamation, en le voyant étendu sur le plancher, et s'arrêta, effrayée. Il souleva la tête, avec colère :
-- Quoi ? Que veux-tu ? Laisse-moi !
Elle ne s'en allait pas, elle restait, hésitante, adossée à la porte, elle répétait :
-- Christophe...
Il se releva en silence ; il était honteux qu'elle l'eût vu ainsi. En s'époussetant de la main, il demanda durement :
-- Eh bien, qu'est-ce que tu veux ?
Rosa, intimidée, dit :
-- Pardon... Christophe... je suis entrée... je t'apportais...
Il vit qu'elle tenait un objet à la main.
-- Voilà, dit-elle, en le lui tendant. J'ai demandé à Bertold qu'il me donnât un souvenir d'elle. J'ai pensé que cela te ferait plaisir...
C'était une petite glace d'argent, le miroir de poche, où elle se regardait, des heures, moins par coquetterie que par désœuvrement. Christophe le saisit, saisit la main qui le lui tendait :
-- Oh ! Resi !... fit-il.
Il était pénétré par sa bonté, et par le sentiment de sa propre injustice. D'un mouvement passionné, il s'agenouilla devant elle, et lui baisa la main :
-- Pardon... pardon... dit-il.
Rosa ne comprit pas d'abord ; puis, elle comprit trop bien ; elle rougit, elle trembla, elle se mit à pleurer. Elle comprit qu'il voulait dire :
« Pardon si je suis injuste... pardon si je ne t'aime pas... pardon si je ne puis pas... si je ne puis pas t'aimer, si je ne t'aimerai jamais !... »
Elle ne lui retirait pas sa main : elle savait que ce n'était pas elle qu'il embrassait. Et, la joue appuyée sur la main de Rosa, il pleurait à chaudes larmes, sachant qu'elle lisait en lui : il avait une amère tristesse à ne pouvoir l'aimer, à la faire souffrir.
Ils restèrent ainsi, pleurant tous deux, dans le crépuscule de la chambre.
Enfin elle dégagea sa main. Il continuait de murmurer :
-- Pardon !...
Elle lui posa sa main doucement sur la tête. Il se releva. Ils s'embrassèrent en silence, ils sentirent sur leurs lèvres l'âcre goût de leurs larmes.
-- Nous serons toujours amis, dit-il tout bas.
Elle hocha la tête, et le quitta, trop triste pour parler. Ils pensaient que le monde est mal fait. Qui aime n'est pas aimé. Qui est aimé n'aime point. Qui aime et est aimé est un jour, tôt ou tard, séparé de son amour... On souffre. On fait souffrir. Et le plus malheureux n'est pas toujours celui qui souffre.
Christophe recommença à fuir la maison. Il n'y pouvait plus vivre. Il ne pouvait voir en face les fenêtres sans rideaux, l'appartement vide.
Il connut une pire douleur. Le vieux Euler se hâta de relouer le rez-de-chaussée. Un jour, Christophe vit dans la chambre de Sabine des figures étrangères. De nouvelles vies effaçaient les dernières traces de la vie disparue.
Il lui devint impossible de rester au logis. Il passa des journées entières au dehors ; il ne revenait qu'à la nuit, quand il ne pouvait plus rien voir. De nouveau, il reprit ses courses dans la campagne. Elles le ramenaient invinciblement à la ferme de Bertold. Mais il n'y entrait pas, il n'osait approcher, il faisait le tour, de loin. Il avait découvert un point, sur une colline, d'où l'on dominait la ferme, la plaine et la rivière : ce fut son but de promenade habituel. De là, il suivait des yeux les méandres de l'eau, jusqu'aux bouquets de saules, sous lesquels il avait vu passer l'ombre de la mort sur les traits de Sabine. De là, il distinguait les deux fenêtres des chambres où ils avaient veillé, côte à côte, si près, si loin, séparés par une porte, -- la porte de l'éternité. De là, il planait au-dessus du cimetière. Il n'avait pu se résoudre à y entrer : il avait depuis l'enfance l'horreur de ces champs pourris, auxquels il se refusait à attacher l'image des êtres qu'il aimait. Mais d'en haut et de loin, le petit champ des morts n'avait rien de sinistre ; il était calme, il dormait au soleil... Dormir !... Elle aimait dormir ! Rien ne la dérangerait là. Les chants des coqs se répondaient à travers la plaine. De la ferme montaient le bourdonnement du moulin, les piaillements de la basse-cour, les cris des enfants qui jouaient. Il apercevait la petite fille de Sabine, il la voyait courir, il distinguait son rire. Une fois, il la guetta, près de la porte de la ferme, dans un repli du chemin creux qui faisait le tour des murs ; il la saisit au passage, il l'embrassa furieusement. La petite eut peur, et se mit à pleurer. Elle l'avait presque oublié déjà. Il lui demanda :
-- Es-tu contente ici ?
-- Oui, je m'amuse...
-- Tu ne veux pas revenir ?
-- Non !
Il l'avait lâchée. Cette indifférence d'enfant le désolait. Pauvre Sabine !... C'était elle pourtant, un peu d'elle... Si peu ! L'enfant ne ressemblait pas à sa mère : il avait passé en elle, mais il n'était pas elle ; à peine avait-il gardé de ce mystérieux passage un parfum très léger de l'être disparu : des inflexions de voix, un petit froncement de lèvres, une façon de ployer la tête. Le reste de la personne était tout un autre être ; et cet être mêlé à celui de Sabine répugnait à Christophe, sans qu'il se l'avouât.
Ce n'était qu'en lui-même que Christophe retrouvait l'image de Sabine. Partout elle le suivait, elle flottait autour de lui ; mais il ne se sentait véritablement avec elle, que quand il était seul. Nulle part, elle n'était plus près de lui que dans ce refuge, sur la colline, loin des regards au milieu de ce pays, plein de son souvenir. Il faisait des lieues pour y venir, il y montait en courant, le cœur battant, comme à un rendez-vous : c'en était un, en effet. Dès qu'il était arrivé, il se couchait à terre, -- cette même terre, où son corps était couché ; -- il fermait les yeux : et elle l'envahissait. Il ne voyait pas ses traits, il n'entendait pas sa voix : il n'en avait pas besoin ; elle entrait en lui, elle le prenait, il la possédait tout entière. Dans cet état d'hallucination passionnée, il n'avait même pas la force de penser, il ne savait pas ce qui se passait, il ne savait rien, sinon qu'il était avec elle.
Cet état dura peu. -- À dire vrai, il ne fut tout à fait sincère qu'une seule fois. Dès le lendemain, la volonté y avait part. Et depuis lors, vainement Christophe tâcha de le faire revivre. C'est alors seulement qu'il pensa à évoquer en lui la figure et la forme précise de Sabine : jusque-là, il n'y songeait point. Il y réussit, par éclairs, et il en était tout illuminé. Mais c'était au prix d'heures d'attente et de nuit.
-- Pauvre Sabine ! pensait-il, ils t'oublient tous, il n'y a que moi qui t'aime, qui te garde pour toujours, ô mon précieux trésor ! Je t'ai, je te tiens, je ne te laisserai pas échapper !... »
Il parlait ainsi, parce que déjà elle lui échappait : elle fuyait de sa pensée, comme l'eau au travers des doigts. Il revenait toujours, fidèle au rendez-vous. Il voulait penser à elle, et il fermait les yeux. Mais il lui arrivait, après une demi-heure, une heure, deux heures parfois, de s'apercevoir qu'il n'avait pensé à rien. Les bruits de la vallée, le bouillonnement des écluses, les clochettes de deux chèvres qui broutaient sur la colline, le bruit du vent dans les petits arbres grêles, au pied desquels il était étendu, imbibaient sa pensée poreuse et molle, comme une éponge. Il s'indignait contre sa pensée : elle s'efforçait de lui obéir, et de fixer l'image disparue à laquelle il voulait lier sa vie ; mais sa pensée retombait, lasse et endolorie, et de nouveau elle se livrait, avec un soupir de soulagement, au flot paresseux des sensations.
Il secoua sa torpeur. Il parcourut la campagne en tous sens, à la recherche de Sabine. Il la cherchait dans le miroir, où son sourire avait passé. Il la cherchait au bord de la rivière, où ses mains s'étaient trempées. Mais le miroir et l'eau ne lui renvoyaient que son propre reflet. L'excitation de la marche, l'air frais, son sang vigoureux qui battait, réveillèrent des musiques en lui. Il voulut se donner le change :
-- Ô Sabine !... soupirait-il.
Il lui dédia ces chants, il entreprit de faire revivre dans sa musique son amour et sa peine... Il avait beau faire : amour et peine revivaient bien ; mais la pauvre Sabine n'y trouvait pas son compte. Amour et peine regardaient vers l'avenir, et non vers le passé. Christophe ne pouvait rien contre sa jeunesse. La sève remontait en lui avec une impétuosité nouvelle. Son chagrin, ses regrets, son chaste et brûlant amour, ses désirs refoulés, exaspéraient sa fièvre. En dépit de son deuil, son cœur battait des rythmes allègres et violents ; des chants emportés bondissaient sur des mètres ivres : tout célébrait la vie, la tristesse même prenait un caractère de fête. Christophe était trop franc pour persister à se faire illusion ; et il se méprisait. Mais la vie l'emportait ; et triste, l'âme pleine de mort et le corps plein de vie, il s'abandonna à sa force renaissante, à la joie délirante et absurde de vivre, que la douleur, la pitié, le désespoir, la blessure déchirante d'une perte irréparable, tous les tourments de la mort, ne font qu'aiguillonner et aviver chez les forts, en labourant leurs flancs d'un éperon furieux.
Christophe savait d'ailleurs qu'il gardait en lui, dans les retraites souterraines de l'âme, un asile inaccessible, inviolable, où l'ombre de Sabine était close. Le torrent de la vie ne saurait l'emporter. Chacun porte au fond de lui comme un petit cimetière de ceux qu'il a aimés. Ils y dorment, des années, sans que rien vienne les troubler. Mais un jour vient, -- on le sait, -- où la fosse se rouvre. Les morts sortent de leur tombe, et sourient de leurs lèvres décolorées -- aimantes, toujours -- à l'aimé, à l'amant, dans le sein duquel leur souvenir repose, comme l'enfant qui dort dans les entrailles maternelles.
ADA
Après l'été pluvieux, l'automne rayonnait. Dans les vergers, les fruits pullulaient sur les branches. Les pommes rouges brillaient comme des billes d'ivoire. Quelques arbres déjà revêtaient hâtivement leur plumage éclatant de l'arrière-saison : couleur de feu, couleur de fruits, couleur de melon mûr, d'orange, de citron, de cuisine savoureuse, de viandes rissolées. Des lueurs fauves s'allumaient de toutes parts dans les bois ; et des prairies sortaient les petites flammes roses des colchiques diaphanes.
Il descendait une colline. C'était une après-midi de dimanche. Il marchait à grands pas, courant presque, entraîné par la pente. Il chantait une phrase, dont le rythme l'obsédait depuis le commencement de la promenade. Rouge, débraillé, il allait, agitant les bras, et roulant les yeux comme un fou, lorsqu'à un tournant du chemin, il se trouva brusquement en présence d'une grande fille blonde, qui, juchée sur un mur, et tirant de toutes ses forces une grosse branche d'arbre, se régalait goulûment de petites prunes violettes. Ils furent aussi surpris l'un que l'autre. Elle le regarda, effarée, la bouche pleine ; puis elle éclata de rire. Il en fit autant. Elle était plaisante à voir avec sa figure ronde encadrée de cheveux blonds frisottants, qui faisaient autour d'elle comme une poussière de soleil, ses joues pleines et roses, ses larges yeux bleus, son nez un peu gros, impertinemment retroussé, sa bouche petite et très rouge, montrant des dents blanches, aux canines fortes et avançantes, son menton gourmand, et toute son abondante personne, grande et grasse, bien faite, solidement charpentée. Il lui cria :
-- Bon appétit !
et voulut continuer son chemin. Mais elle l'appela :
-- Monsieur ! Monsieur ! Voulez-vous être gentil ? Aidez-moi à descendre. Je ne peux plus...
Il revint, et lui demanda comment elle avait fait pour monter.
-- Avec mes griffes... C'est toujours facile de monter...
-- Surtout quand il y a des fruits appétissants qui pendent au-dessus de votre tête...
-- Oui... Mais quand on a mangé, on n'a plus de courage. On ne peut plus retrouver le chemin.
Il la regardait, perchée. Il dit :
-- Vous êtes très bien ainsi. Restez là bien tranquille. Je viendrai vous voir demain. Bonsoir !
Mais il ne bougea pas, planté au-dessous d'elle.
Elle feignit d'avoir peur, et le supplia, avec de petites mines, de ne pas l'abandonner. Ils restaient à se regarder, en riant. Elle dit, en lui montrant la branche, à laquelle elle était accrochée :
-- En voulez-vous ?
Le respect de la propriété ne s'était pas développé chez Christophe, depuis le temps de ses courses avec Otto : Il accepta sans hésiter. Elle s'amusa à le bombarder de prunes. Quand il eut mangé, elle dit :
-- Maintenant !...
Il prit un malin plaisir à la faire attendre. Elle s'impatientait sur son mur. Enfin il dit :
-- Allons !
et lui tendit les bras.
Mais au moment de sauter, elle se ravisa :
-- Attendez ! Il faut d'abord faire des provisions !
Elle cueillit les plus belles prunes, qui étaient à sa portée, et en remplit son corsage rebondi :
-- Attention ! Ne les écrasez pas !
Il avait presque envie de le faire.
Elle se baissa sur le mur, et sauta dans ses bras. Bien qu'il fût solide, il plia sous le poids, et faillit l'entraîner en arrière. Ils étaient de même taille. Leurs figures se touchaient. Il baisa ses lèvres humides et sucrées du jus des prunes ; et elle lui rendit son baiser sans plus de façons.
-- Où allez-vous ? demanda-t-il.
-- Je ne sais pas.
-- Vous vous promeniez seule ?
-- Non. Je suis avec des amis. Mais je les ai perdus... Hé ho ! fit-elle brusquement, en appelant de toutes ses forces.
Rien ne répondit.
Elle ne s'en préoccupa pas autrement. Ils se mirent à marcher, au hasard, droit devant eux.
-- Et vous, où allez-vous ? dit-elle.
-- Je n'en sais rien non plus.
-- Très bien, Nous allons ensemble.
Elle sortit des prunes de son corsage entre-bâillé, et se mit à les croquer.
-- Vous allez vous faire mal, dit-il.
-- Jamais ! Toute la journée j'en mange.
Par la fente du corsage, il voyait la chemisette.
-- Elles sont toutes chaudes maintenant, dit-elle.
-- Voyons !
Elle lui en tendit une, en riant. Il la mangea. Elle le regardait du coin de l'œil, en suçant ses fruits comme un enfant. Il ne savait trop comment l'aventure finirait. Il est probable qu'elle du moins s'en doutait. Elle attendait.
-- Hé ho ! cria-t-on dans le bois.
-- Hé ho ! répondit-elle... Ah ! les voici ! dit-elle à Christophe. Ce n'est pas malheureux !
Elle pensait au contraire que c'était plutôt malheureux. Mais la parole n'a pas été donnée à la femme pour dire ce qu'elle pense... Grâce à Dieu ! Il n'y aurait plus de morale possible sur terre...
Les voix se rapprochaient. Ses amis allaient déboucher sur le chemin. Elle sauta d'un bond le fossé de la route, grimpa le talus qui la bordait, et se cacha derrière les arbres. Il la regardait faire, étonné. Elle lui fit signe impérieusement de venir. Il la suivit. Elle s'enfonça dans l'intérieur du bois.
-- Hé ho ! fit-elle de nouveau, quand ils furent assez loin... Il faut bien qu'ils me cherchent ! expliqua-t-elle à Christophe.
Les gens s'étaient arrêtés sur la route et écoutaient d'où venait la voix. Ils répondirent et entrèrent à leur tour dans le bois. Mais elle ne les attendit pas. Elle s'amusa à faire de grands crochets à droite et à gauche. Ils s'époumonaient à l'appeler. Elle les laissait faire, puis elle allait crier dans la direction opposée. À la fin, ils se lassèrent, et, sûrs que le meilleur moyen de la faire venir était de ne point la chercher, ils crièrent :
-- Bon voyage !
et partirent en chantant.
Elle fut furieuse qu'ils ne se souciassent pas plus d'elle. Elle avait bien cherché à se débarrasser d'eux ; mais elle n'admettait pas qu'ils en prissent si facilement leur parti. Christophe faisait sotte figure : ce jeu de cache-cache avec une fille qu'il ne connaissait pas, le divertissait médiocrement ; et il ne pensait point à mettre à profit leur solitude. Elle n'y pensait pas davantage : dans son dépit, elle oubliait Christophe.
-- Oh ! c'est trop fort, dit-elle, en tapant des mains, voilà qu'ils me laissent ainsi ?
-- Mais, dit Christophe, c'est vous qui l'avez voulu.
-- Pas du tout !
-- Vous les fuyez.
-- Si je les fuis, c'est mon affaire, ce n'est pas la leur. Eux, ils doivent me chercher. Et si j'étais perdue ?...
Elle s'apitoyait déjà sur ce qui aurait pu arriver, si... si le contraire de ce qui était, avait été.
-- Oh ! je m'en vais les secouer ! dit-elle.
Elle rebroussa chemin, à grandes enjambées.
Sur la route, elle se souvint de Christophe, et le regarda de nouveau. -- Mais il était trop tard. Elle se mit à rire. Le petit démon qui était en elle l'instant d'avant, n'y était plus. En attendant qu'il en vînt un autre, elle voyait Christophe avec des yeux indifférents. Et puis, elle avait faim. Son estomac lui rappelait qu'il était l'heure de souper ; elle avait hâte de regagner ses amis à l'auberge. Elle prit le bras de Christophe, elle s'appuyait dessus de toutes ses forces, elle geignait et se disait harassée. Cela ne l'empêcha point d'entraîner Christophe le long d'une pente, en courant et criant et riant, comme une folle.
Ils causèrent. Elle apprit qui il était ; elle ne connaissait pas son nom, et parut n'attacher qu'une médiocre estime à son titre de musicien. Il sut qu'elle était demoiselle de magasin chez une modiste de la Kaisersstrasse, (la rue la plus élégante de la ville) ; elle se nommait Adelheid, -- pour les amis, Ada. Ses compagnons de promenade étaient une de ses amies, qui travaillait dans la même maison qu'elle, et deux jeunes gens très bien, un employé à la banque Weiller, et un commis d'un grand magasin de nouveautés. Ils profitaient de leur dimanche ; ils avaient décidé d'aller dîner à l'auberge du Brochet, d'où l'on a une belle vue sur le Rhin, et de revenir ensuite par le bateau.
La compagnie était déjà installée à l'auberge, quand ils y arrivèrent. Ada ne manqua point de faire une scène à ses amis ; elle se plaignit de leur lâche abandon, et présenta Christophe, en disant qu'il l'avait sauvée. Ils ne tinrent aucun compte de ses doléances ; mais ils connaissaient Christophe, l'employé de réputation, le commis pour avoir entendu quelques morceaux de lui, -- (il crut bon d'en fredonner un air, tout aussitôt) ; -- et le respect qu'ils lui témoignèrent fit impression sur Ada, d'autant plus que Myrrha, l'autre jeune femme, -- (elle se nommait en réalité Hansi, ou Johanna), -- une brune aux yeux clignotants, au front osseux, aux cheveux tirés, figure de Chinoise, un peu grimaçante, mais spirituelle et non sans charme, avec son museau de chèvre et son teint huileux et doré, -- se hâta de faire des avances à monsieur le Hof-Musicus. Ils le prièrent de vouloir bien honorer leur repas de sa présence.
Il ne s'était jamais trouvé à pareille fête ; car chacun le comblait d'égards, et les deux femmes, en bonnes amies, cherchaient à se le voler l'une à l'autre. Toutes deux lui firent la cour : Myrrha, avec des manières cérémonieuses et des yeux sournois, le frôlant de la jambe sous la table, -- Ada, effrontément, jouant de ses belles prunelles, de sa belle bouche, et de toutes les ressources de séduction de sa belle personne. Ces coquetteries un peu grossières gênaient et troublaient Christophe. Ces deux filles hardies le changeaient des figures ingrates qui l'entouraient chez lui. Myrrha l'intéressait, il la devinait plus intelligente que Ada ; mais ses façons obséquieuses et son sourire ambigu lui causaient un mélange d'attrait et de répulsion. Elle ne pouvait lutter contre le rayonnement de vie et de plaisir qui se dégageait de Ada ; et elle le savait bien. Quand elle vit que la partie était perdue pour elle, elle n'insista point, se replia sur elle-même, continua de sourire, et, patiente, attendit son jour. Ada, se voyant maîtresse du terrain, ne chercha pas à pousser ses avantages ; ce qu'elle en avait fait était surtout pour déplaire à son amie : elle y avait réussi, elle était satisfaite. Mais à son jeu elle s'était prise elle-même. Dans les yeux de Christophe, elle sentait la passion qu'elle avait allumée ; et cette passion s'allumait en elle. Elle se tut, elle cessa ses agaceries vulgaires : ils se regardèrent en silence ; ils avaient sur leur bouche le goût de leur baiser. De temps en temps, par saccades, ils prenaient part bruyamment aux plaisanteries des autres convives ; puis ils retombaient dans leur silence, se regardant à la dérobée. À la fin, ils ne se regardaient même plus, comme s'ils craignaient de se trahir. Absorbés en eux-mêmes, ils couvaient leur désir.
Quand le repas fut fini, ils se disposèrent à partir. Ils avaient deux kilomètres à faire, à travers bois, pour rejoindre la station du bateau. Ada se leva la première, et Christophe la suivit. Ils attendirent sur le perron que les autres fussent prêts ; -- sans parler, côte à côte, dans le brouillard épais que perçait à peine l'unique lanterne allumée devant la porte de l'auberge. -- Myrrha s'attardait devant le miroir.
Ada saisit la main de Christophe, et l'entraîna le long de la maison, vers le jardin, dans l'ombre. Sous un balcon, d'où tombait une draperie de vigne vierge, ils se tinrent cachés. Les lourdes ténèbres les entouraient. Ils ne se voyaient même pas. Le vent remuait les cimes des sapins. Il sentait, enlacés à ses doigts, les doigts tièdes de Ada, et le parfum d'une fleur d'héliotrope qu'elle avait à son sein.
Brusquement, elle l'attira contre elle ; la bouche de Christophe rencontra la chevelure de Ada, mouillée par le brouillard, baisa ses yeux, ses cils, ses narines, et ses grasses pommettes, et le coin de sa bouche, cherchant, trouvant ses lèvres, y restant attachée.
Les autres étaient sortis. On appelait :
-- Ada !...
Ils étaient immobiles, ils respiraient à peine, pressant l'un contre l'autre leur bouche et leur corps.
Ils entendirent Myrrha :
-- Ils sont partis devant.
Les pas de leurs compagnons s'éloignèrent dans la nuit. Ils se serrèrent plus fort, en silence, étouffant sur leurs lèvres un murmure passionné.
Une horloge de village sonna au loin. Ils s'arrachèrent à leur étreinte. Il leur fallait bien vite courir à la station. Sans un mot, ils se mirent en route, bras et mains enlacés, réglant leur marche sur le pas l'un de l'autre, -- un petit pas rapide et décidé, comme elle. La route était déserte, la campagne vide d'êtres, ils ne voyaient pas à dix pas devant eux ; ils allaient, sereins et sûrs, dans la nuit bien-aimée. Jamais ils ne butaient contre les cailloux du chemin. Comme ils étaient en retard, ils prirent un raccourci. Le sentier, après avoir descendu quelque temps au milieu des vignes, se mit à remonter, et serpenta longuement sur le flanc de la colline. Ils entendaient, dans le brouillard, le bruissement du fleuve et les palettes sonores du bateau qui venait. Ils laissèrent le chemin, et coururent à travers champs. Ils se trouvèrent enfin sur la berge du Rhin, mais assez loin encore de la station. Leur sérénité n'en fut pas altérée. Ada avait oublié sa fatigue du soir. Il leur semblait qu'ils auraient pu marcher toute la nuit, ainsi, sur l'herbe silencieuse, dans la brume flottante, plus humide et plus dense le long du fleuve enveloppé d'une blancheur lunaire. La sirène du bateau mugit, le monstre invisible s'éloigna lourdement. Ils dirent en riant :
-- Nous prendrons le suivant.
Sur la grève du fleuve, un doux remous de vagues vint se briser à leurs pieds.
À l'embarcadère du bateau, on leur dit :
-- Le dernier vient de partir.
Le cœur de Christophe battit. La, main de Ada serra plus fort le bras de son compagnon :
-- Bah ! dit-elle, il y en aura bien un, demain.
À quelques pas, dans un halo de brouillard, la lueur falote d'une lanterne accrochée à un poteau, sur une terrasse, au bord du fleuve. Un peu plus loin, quelques vitres éclairées, une petite auberge.
Ils entrèrent dans le jardin minuscule. Le sable grésillait sous leurs pas. Ils trouvèrent à tâtons les marches de l'escalier. Dans la maison, quand ils entrèrent, on commençait à éteindre. Ada, au bras de Christophe, demanda une chambre. La pièce où on les conduisit donnait sur le jardinet. Christophe, en se penchant à la fenêtre, vit la lueur phosphorescente du fleuve, et l'œil de la lanterne, sur la vitre de laquelle s'écrasaient des moustiques aux grandes ailes. La porte se referma. Ada restait debout près du lit, et souriait. Il n'osait la regarder. Elle ne le regardait pas non plus ; mais à travers ses cils, elle suivait tous les mouvements de Christophe. Le plancher craquait à chaque pas. On entendait les moindres bruits de la maison. Ils s'assirent sur le lit, et s'étreignirent en silence.
La lueur vacillante du jardin s'est éteinte. Tout s'est éteint...
La nuit... Le gouffre... Ni lumière, ni conscience... L'Être. La force de l'Être, obscure et dévorante. La toute-puissante joie. La déchirante joie. La joie qui aspire l'être, comme le vide la pierre. La trombe de désir qui suce la pensée. L'absurde et délirante Loi des mondes aveugles et ivres qui roulent dans la nuit...
La nuit... Leur souffle mêlé, la tiédeur dorée des deux corps qui se fondent, les abîmes de torpeur où ils tombent ensemble... la nuit qui est des nuits, les heures qui sont des siècles, les secondes qui sont la mort... Les rêves en commun, les paroles à yeux clos, les doux et furtifs contacts des pieds nus qui se cherchent à demi-endormis, les larmes et les rires, le bonheur de s'aimer dans le vide des choses, de partager ensemble le néant du sommeil, les images tumultueuses qui flottent dans le cerveau, les hallucinations de la nuit bruissante... Le Rhin clapote dans une anse, au pied de la maison ; dans le lointain, ses flots sur des brisants font comme une petite pluie qui tombe sur le sable. Le ponton du bateau craque et geint sous la pesée de l'eau. La chaîne qui l'attache se tend et se détend avec un cliquetis de ferrailles usées. La voix du fleuve monte, elle remplit la chambre. Le lit semble une barque. Ils sont entraînés, côte à côte, par le courant vertigineux, -- suspendus dans le vide, comme un oiseau qui plane. La nuit devient plus noire, et le vide plus vide. Ils se serrent plus étroitement l'un contre l'autre. Ada pleure, Christophe perd conscience, ils disparaissent tous deux sous les flots de la nuit...
La nuit... La mort... -- Pourquoi revivre ?...
La lueur du petit jour frotte les vitres mouillées. La lueur de la vie se rallume dans les corps alanguis. Il s'éveille. Les yeux de Ada le regardent. Leurs têtes sont appuyées sur le même oreiller. Leurs bras sont liés. Leurs lèvres se touchent. Une vie tout entière passe en quelques minutes : des journées de soleil, de grandeur et de calme...
« Où suis-je ? Et suis-je deux ? Suis-je encore ? Je ne sens plus mon être. L'infini m'entoure : j'ai l'âme d'une statue, aux larges yeux tranquilles, pleins d'une paix olympienne... »
Ils retombent dans les siècles de sommeil. Et les bruits familiers de l'aube, les cloches lointaines, une barque qui passe, deux rames d'où l'eau s'égoutte, les pas sur le chemin, caressent sans le troubler leur bonheur endormi, en leur rappelant qu'ils vivent, et le leur faisant goûter...
Le bateau qui s'ébrouait devant la fenêtre arracha Christophe à sa torpeur. Ils étaient convenus de partir à sept heures, afin d'être revenus en ville, à temps pour leurs occupations habituelles. Il chuchota :
-- Entends-tu ?
Elle ne rouvrit pas les yeux, elle sourit, elle avança les lèvres, elle fit un effort pour l'embrasser, puis laissa retomber sa tête sur l'épaule de Christophe... Par les carreaux de la fenêtre, il vit glisser sur le ciel blanc la cheminée du bateau, la passerelle vide, et des torrents de fumée. Il s'engourdit de nouveau...
Une heure s'enfuit, sans qu'il s'en aperçût. En l'entendant sonner, il eut un sursaut de surprise :
-- Ada !... dit-il doucement dans l'oreille de son amie. Hedi ! répéta-t-il. Il est huit heures.
Les yeux toujours fermés, elle fronça les sourcils et la bouche avec mauvaise humeur.
-- Oh ! laisse-moi dormir ! dit-elle.
Et, se dégageant de ses bras, en soupirant de fatigue, elle lui tourna le dos, et se rendormit de l'autre côté.
Il resta étendu auprès d'elle. Une chaleur égale coulait dans leurs deux corps. Il se mit à rêver. Son sang coulait à flots larges et calmes. Ses sens limpides percevaient les moindres impressions avec une fraîcheur ingénue. Il jouissait de sa force et de son adolescence. Il avait, sans le vouloir, la fierté d'être un homme. Il souriait à son bonheur, et il se sentait seul : seul, comme il avait toujours été, plus seul encore peut-être, mais sans aucune tristesse, d'une solitude divine. Plus de fièvre. Plus d'ombres. La nature librement pouvait se refléter dans son âme sereine. Étendu sur le dos, en face de la fenêtre, les yeux noyés dans l'air éblouissant de brouillards lumineux, il souriait :
-- Qu'il est bon de vivre !...
Vivre !... Une barque passa... Il pensa soudain à ceux qui ne vivaient plus, à une barque passée où ils étaient ensemble : lui -- elle -- ... Elle ?... Non pas celle-ci, celle qui dort près de lui. -- Elle, la seule, l'aimée, la pauvre petite morte. -- Mais qu'est-ce donc que celle-ci ? Comment est-elle là ? Comment sont-ils venus dans cette chambre, dans ce lit ? Il la regarde, il ne la connaît pas : elle est une étrangère ; hier matin, elle n'existait pas pour lui. Que sait-il d'elle ? -- Il sait qu'elle n'est pas intelligente. Il sait qu'elle n'est pas bonne. Il sait qu'elle n'est pas belle en ce moment, avec sa figure exsangue et bouffie de sommeil, son front bas, sa bouche ouverte pour respirer, ses lèvres gonflées et tendues qui font une moue de carpe. Il sait qu'il ne l'aime point. Et une douleur poignante le transperce, quand il pense qu'il a baisé ces lèvres étrangères, dès la première minute, qu'il a pris ce beau corps indifférent, dès la première nuit qu'ils se sont vus, -- et que celle qu'il aimait, il l'a regardée vivre et mourir près de lui, et qu'il n'a jamais osé effleurer ses cheveux, qu'il ne connaîtra jamais le parfum de son être. Plus rien. Tout s'est fondu. La terre lui a tout pris. Il ne l'a pas défendue...
Et tandis que, penché sur l'innocente dormeuse et déchiffrant ses traits, il la regardait avec des yeux mauvais, elle sentit son regard. Inquiète de se voir observée, elle fit un gros effort pour soulever ses paupières pesantes, et pour sourire ; et elle dit, d'une langue incertaine, comme un enfant qui se réveille :
-- Ne me regarde pas, je suis laide...
Elle retomba aussitôt, tuée de sommeil, sourit encore, balbutia :
-- Oh ! j'ai tant... tant sommeil !...
et repartit dans ses rêves.
Il ne put s'empêcher de rire ; il baisa tendrement sa bouche et son nez enfantins. Puis, après avoir regardé encore un moment dormir cette grande petite fille, il enjamba son corps, et se leva sans bruit. Elle poussa un soupir de soulagement, lorsqu'il fut parti et s'étendit de tout son long, en travers du lit vide. Il prit garde de l'éveiller, en faisant sa toilette, quoiqu'il n'y eût aucun risque ; et, quand ce fut fini, il s'assit sur la chaise, auprès de la fenêtre, regarda le fleuve embrumé et fumant, qui semblait rouler des glaçons ; et il s'engourdit dans une rêverie, où flottait une musique de pastorale mélancolique.
De temps en temps, elle entr'ouvrait les yeux, le regardait vaguement, mettait quelques secondes à le reconnaître, lui souriait, et passait d'un sommeil dans un autre. Elle lui demanda l'heure.
-- Neuf heures moins un quart.
Elle réfléchit, à moitié endormie :
-- Qu'est-ce que cela peut bien être, neuf heures moins un quart ?
À neuf heures et demie, elle s'étira, soupira, et dit qu'elle se levait.
Dix heures sonnèrent, avant qu'elle eût bougé. Elle se dépita :
-- Encore sonner !... Tout le temps, l'heure avance ?...
Il rit, et vint s'asseoir sur le lit, auprès d'elle. Elle lui passa les bras autour du cou, et lui raconta ses rêves. Il n'écoutait pas très attentivement, et l'interrompait par de petits mots tendres. Mais elle le faisait taire, et reprenait avec un grand sérieux, comme si ç'avait été des histoires de la plus hante importance :
-- Elle était à dîner : il y avait le grand-duc ; Myrrha était un chien terre-neuve... non, un mouton frisé, qui servait à table... Ada avait trouvé le moyen de s'élever au-dessus de terre, de marcher, de danser, de se coucher dans l'air. Voilà : c'était bien simple : on n'avait qu'à faire... ainsi... ainsi... ; et c'était fait...
Christophe se moquait d'elle. Elle riait aussi, un peu froissée qu'il rît. Elle haussait les épaules :
-- Ah ! tu ne comprends rien !...
Ils déjeunèrent sur son lit, dans la même tasse, avec la même cuiller.
Elle se leva enfin ; elle rejeta ses couvertures, sortit ses beaux grands pieds blancs, ses belles jambes grasses, et se laissa couler sur la descente de lit. Puis elle s'assit pour reprendre haleine, et regarda ses pieds. Enfin, elle frappa des mains, et lui dit de sortir ; et, comme il ne se pressait pas, elle le prit par les épaules, et le poussa à la porte, qu'elle referma à clef.
Après qu'elle eut bien musé, regardé et étiré chacun de ses beaux membres, chanté en se lavant un lied sentimental en quatorze couplets, jeté de l'eau à la figure de Christophe qui tambourinait à la fenêtre, et cueilli en partant la dernière rose du jardin, ils prirent le bateau. Le brouillard n'était pas encore dissipé ; mais le soleil brillait au travers : on flottait au milieu d'une lumière laiteuse. Ada, assise à l'arrière avec Christophe, l'air assoupi et boudeur, grognait que la lumière lui venait dans les yeux, et que, toute la journée, elle aurait mal à la tête. Et comme Christophe ne prenait pas assez au sérieux ses doléances, elle se renferma dans un silence maussade. Elle avait les yeux à peine ouverts, et l'amusante gravité des enfants qui viennent de se réveiller. Mais une dame élégante étant venue s'asseoir non loin d'elle, à la station suivante, elle s'anima aussitôt, et s'efforça de dire à Christophe des choses sentimentales et distinguées. Elle avait repris avec lui le « vous » cérémonieux.
Christophe se préoccupait de ce qu'elle dirait à sa patronne, pour excuser son retard. Elle ne s'en inquiétait guère :
-- Bah ! ce n'est pas la première fois.
-- Que quoi ?...
-- Que je suis en retard, dit-elle, vexée de la question.
Il n'osa demander la cause de ces retards.
-- Qu'est-ce que tu lui diras ?
-- Que ma mère est malade, morte..., est-ce que je sais ?
Il fut peiné qu'elle parlât si légèrement.
-- Je ne voudrais pas que tu mentes.
Elle se froissa :
-- D'abord, je ne mens jamais... Et puis, je ne peux pourtant pas lui dire...
Il demanda, moitié plaisant, moitié sérieux :
-- Pourquoi pas ?
Elle rit, elle haussa les épaules, en disant qu'il était grossier et mal élevé, et qu'elle l'avait prié d'ailleurs de ne plus la tutoyer.
-- Est-ce que je n'en ai pas le droit ?
-- Pas du tout.
-- Après ce qui s'est passé ?
-- Il ne s'est rien passé.
Elle le fixait en riant, d'un air de défi ; et, bien qu'elle plaisantât, le plus fort, c'était -- (il le sentait) -- qu'il ne lui en eût pas coûté beaucoup plus de le dire sérieusement, et presque de le croire. Mais un souvenir plaisant l'égaya sans doute ; car elle éclata de rire, en regardant Christophe, et l'embrassa bruyamment, sans se soucier de ses voisins, qui ne semblèrent d'ailleurs s'en étonner aucunement.
Il était maintenant de toutes ses promenades, en compagnie de demoiselles de magasin et de commis de boutique, dont la vulgarité ne lui plaisait guère, et qu'il essayait de perdre en chemin ; mais Ada, par esprit de contradiction, n'était plus disposée à s'égarer dans les bois. Lorsqu'il pleuvait, ou que, pour quelque autre raison, on ne sortait pas de la ville, il la menait au théâtre, au musée, au Thiergarten ; car elle tenait à se montrer avec lui. Elle désirait même qu'il l'accompagnât à l'office religieux ; mais il était si absurdement sincère, qu'il ne voulait plus mettre les pieds dans une église, depuis qu'il ne croyait plus -- (il avait renoncé, sous un autre prétexte, à sa place d'organiste) ; -- et en même temps, il était resté, à son insu, beaucoup trop religieux, pour ne pas trouver sacrilège la proposition de Ada.
Il allait le soir chez elle. Il trouvait là Myrrha, qui logeait dans la même maison. Myrrha ne lui gardait pas rancune, elle lui tendait sa main caressante et molle, causait de choses indifférentes ou lestes, et s'éclipsait discrètement. Jamais les deux femmes n'avaient semblé meilleures amies, que depuis qu'elles avaient moins de raisons de l'être : elles étaient toujours ensemble. Ada n'avait rien de secret pour Myrrha, elle lui racontait tout ; Myrrha écoutait tout : elles semblaient y prendre autant de plaisir l'une que l'autre.
Christophe était mal à l'aise dans la société de ces deux femmes. Leur amitié, leurs entretiens baroques, leur liberté d'allures, la façon crue dont Myrrha surtout voyait les choses et en parlait, -- (moins en sa présence toutefois, que quand il n'était pas là ; mais Ada le lui répétait), -- leur curiosité indiscrète et bavarde, constamment tournée vers des sujets niais ou d'une sensualité assez basse, toute cette atmosphère équivoque et un peu animale le gênait terriblement, l'intéressait pourtant ; car il ne connaissait rien de semblable. Il était perdu dans la conversation de ces deux petites bêtes, qui se parlaient chiffons, se disaient des coq-à-l'âne, riaient d'une façon inepte, et dont les yeux brillaient de plaisir, quand elles étaient sur la piste d'une histoire égrillarde. Il était soulagé par le départ de Myrrha. Ces deux femmes ensemble, c'était comme un pays étranger, dont il ne savait pas la langue. Impossible de se faire entendre : elles ne l'écoutaient même pas, elles se moquaient de l'étranger.
Quand il était seul avec Ada, ils continuaient de parler deux langues différentes ; mais au moins faisaient-ils effort, l'un et l'autre, pour se comprendre. À vrai dire, plus il la comprenait, moins il la comprenait. Elle était la première femme qu'il connût. Car si la pauvre Sabine en était une, il n'en avait rien su : elle était toujours restée pour lui un fantôme de son cœur. Ada se chargeait de lui faire rattraper le temps perdu. Il tâchait à son tour de résoudre l'énigme de la femme : -- énigme qui n'en est une peut-être, que pour ceux qui y cherchent un sens.
Ada n'avait nulle intelligence : c'était là son moindre défaut. Christophe en eût pris son parti, si elle l'avait pris aussi. Mais quoiqu'elle fût uniquement occupée de niaiseries, elle prétendait se connaître aux choses de l'esprit ; et elle jugeait de tout avec assurance. Elle parlait musique, elle expliquait à Christophe ce qu'il connaissait le mieux, elle formulait des arrêts et des vetos absolus. Inutile d'essayer de la convaincre : elle avait des prétentions et des susceptibilités pour tout ; elle faisait la renchérie, elle était têtue, vaniteuse ; elle ne voulait -- elle ne pouvait rien comprendre. Que ne consentait-elle à ne rien comprendre, en effet ! Combien il l'aimait mieux, quand elle voulait bien se résigner à être ce qu'elle était, simplement, avec ses qualités et ses défauts, au lieu de chercher à en imposer aux autres et à elle-même !
En fait, elle se souciait fort peu de penser. Elle se souciait de manger, boire, chanter, danser, crier, rire, dormir ; elle voulait être heureuse ; et ç'eût été très bien déjà si elle y avait réussi. Mais quoique douée pour cela : gourmande, paresseuse, sensuelle, d'un égoïsme candide qui révoltait et amusait Christophe, bref, bien qu'elle eût à peu près tous les vices qui rendent la vie aimable à leur heureux possesseur, sinon à ses amis -- (et encore, un visage heureux, du moins s'il est joli, ne rayonne-t-il pas du bonheur sur tous ceux qui l'approchent ?) -- malgré donc tant de raisons d'être satisfaite de l'existence et de soi, Ada n'avait même pas l'intelligence de l'être. Cette belle et forte fille, fraîche, réjouie, à l'air sain, d'une gaieté débordante et d'un féroce appétit, s'inquiétait de sa santé. Elle gémissait sur sa faiblesse, tout en mangeant comme quatre. Elle se plaignait de tout : elle ne pouvait plus se traîner, elle ne pouvait plus respirer, elle avait mal à la tête, elle avait mal aux pieds, aux yeux, à l'estomac, à l'âme. Elle avait peur de tout, elle était follement superstitieuse, elle voyait des signes partout : à table, les couteaux, les fourchettes en croix, le nombre des convives, la salière renversée : c'étaient alors toute une série de rites, qu'il fallait accomplir pour écarter le malheur. En promenade, elle comptait les corbeaux, et elle ne manquait pas d'observer de quel côté ils s'envolaient ; elle épiait anxieusement le chemin, à ses pieds, et elle se lamentait quand elle y voyait passer, le matin, une araignée : alors elle voulait revenir, il n'y avait plus d'autre ressource, pour continuer la promenade, que de lui persuader qu'il était plus de midi, et qu'ainsi le présage s'était mué de souci en espoir. Elle avait peur de ses rêves : elle les racontait longuement à Christophe ; elle cherchait, pendant des heures, un détail, quand elle l'avait oublié ; elle ne lui faisait grâce d'aucun : une suite d'absurdités, où il était question de mariages baroques, de morts, de couturières, de princes, de choses burlesques et quelquefois obscènes. Il fallait qu'il écoutât, qu'il donnât son avis. Souvent, elle restait, des journées entières, sous l'obsession de ces images ineptes. Elle trouvait la vie mal faite, elle voyait crûment les choses et les gens, elle assommait Christophe de ses jérémiades ; et ce n'était pas la peine qu'il eût quitté ses petits bourgeois moroses, pour retrouver ici l'éternel ennemi : le « trauriger ungriechischer Hypochondrist ».
Brusquement, au milieu de ces grogneries boudeuses, la gaieté reprenait, bruyante, exagérée ; il n'y avait pas plus à la discuter, que la maussaderie d'avant : c'étaient des éclats de rire, qui, étant sans raison, menaçaient d'être sans fin, des courses à travers champs, des folies, des jeux d'enfant, un plaisir de faire des sottises, de tripoter la terre, les choses sales, les bêtes, les araignées, les fourmis, les vers, de les taquiner, de leur faire du mal, de les faire manger l'un par l'autre, les oiseaux par les chats, les vers par les poules, les araignées par les fourmis, sans méchanceté d'ailleurs, ou par un instinct du mal tout à fait inconscient, par curiosité, par désœuvrement. C'était un besoin inlassable de dire des niaiseries, de répéter cinquante fois des mots qui n'avaient aucun sens, d'agacer, d'irriter, de harceler, de mettre hors de soi. Et ses coquetteries, dès que paraissait quelqu'un, -- n'importe qui, -- sur le chemin !... Aussitôt elle parlait avec animation, riait, faisait du bruit, faisait des grimaces, se faisait remarquer ; elle prenait une démarche factice et saccadée. Christophe pressentait avec terreur qu'elle allait dire des choses sérieuses. -- Et en effet : cela ne manquait point. Elle devenait sentimentale. Elle l'était sans modération, comme elle était tout le reste ; elle s'épanchait avec fracas. Christophe souffrait, il avait envie de la battre. Il ne lui pardonnait rien moins que de n'être pas sincère. Il ne savait pas encore que la sincérité est un don aussi rare que l'intelligence et la beauté, et qu'on ne saurait sans injustice l'exiger de tous. Il ne supportait pas le mensonge ; et Ada lui en donnait bonne mesure. Elle mentait constamment, tranquillement, en face de l'évidence. Elle avait cette facilité étonnante d'oublier ce qui leur déplait, -- ou même ce qui leur a plu, -- qu'ont les femmes qui vivent au cours des heures.
Et malgré tout, ils s'aimaient, ils s'aimaient de tout leur cœur. Ada était aussi sincère que Christophe dans son amour. Pour ne pas reposer sur une sympathie de l'esprit, cet amour n'en était pas moins vrai ; il n'avait rien de commun avec la passion basse. C'était un bel amour de jeunesse ; et si sensuel qu'il fût, il n'avait rien de vulgaire, parce que tout était jeune en lui ; il était naïf, presque chaste, lavé par l'ingénuité brûlante du plaisir. Bien que Ada ne fût pas, à beaucoup près, aussi ignorante que Christophe, elle avait encore le divin privilège d'un cœur et d'un corps adolescents, cette fraîcheur des sens, limpide et vive comme un ruisseau, qui donne presque l'illusion de la pureté, et que rien ne remplace. Égoïste, médiocre, insincère dans la vie ordinaire, -- l'amour la rendait simple, vraie, presque bonne ; elle arrivait à comprendre la joie que l'on pouvait trouver à s'oublier pour un autre. Christophe le voyait avec ravissement ; et il aurait voulu mourir pour elle. Qui peut dire tout ce qu'une âme aimante apporte, dans son amour, de ridicule et touchante illusion ! Et l'illusion naturelle de l'amoureux était encore centuplée chez Christophe par le pouvoir illusoire, inné à tout artiste. Un sourire de Ada avait pour lui des significations profondes ; un mot affectueux était la preuve de sa bonté de cœur. Il aimait en elle tout ce qu'il y avait de bon et de beau dans l'univers. Il l'appelait son moi, son âme, son être. Ils pleuraient d'amour ensemble.
Ce n'était pas seulement le plaisir qui les liait ; c'était une poésie indéfinissable de souvenirs et de rêves, -- les leurs ? ou ceux des êtres qui avaient aimé avant eux, qui avaient été avant eux, -- en eux ?... Ils gardaient sans se le dire, sans le savoir peut-être, la fascination des premières minutes où ils s'étaient rencontrés dans le bois, des premiers jours, des premières nuits passées ensemble, ces sommeils, dans les bras l'un de l'autre, immobiles, sans pensée, noyés dans un torrent d'amour et de joie silencieuse. De brusques évocations, des images, des pensées sourdes, dont le frôlement les faisait secrètement pâlir et fondre de volupté, les entouraient comme d'un bourdonnement d'abeilles. Lumière brûlante et tendre... Le cœur défaille et se tait, accablé par une douceur trop grande. Silence, langueur de fièvre, sourire mystérieux et las de la terre qui frissonne aux premiers soleils du printemps ... Un frais amour de deux corps juvéniles est un matin d'avril. Il passe comme avril. La jeunesse du cœur est un déjeuner de soleil.
Rien n'était mieux fait pour resserrer l'amour de Christophe pour Ada, que la façon dont les autres le jugeaient.
Dès le lendemain de leur première rencontre, tout le quartier était informé. Ada ne faisait rien pour cacher l'aventure, elle tenait à se faire honneur de sa conquête. Christophe eût préféré plus de discrétion ; mais il se sentait poursuivi par la curiosité des gens ; et comme il ne voulait pas avoir l'air de fuir devant elle, il s'affichait avec Ada. La petite ville jasait. Les collègues de Christophe à l'orchestre lui faisaient des compliments goguenards, auxquels il ne répondait pas, parce qu'il n'admettait point qu'on se mêlât de ses affaires. Au château, son manque de tenue était blâmé. La bourgeoisie jugeait sa conduite avec sévérité. Il perdit ses leçons de musique dans certaines familles. Chez d'autres, les mères se crurent obligées d'assister dorénavant à la répétition de leurs filles, l'air soupçonneux, comme si Christophe avait eu l'intention d'enlever ces précieuses personnes. Les demoiselles étaient censées tout ignorer. Naturellement, elles savaient tout ; et tout en battant froid à Christophe pour son manque de goût, elles mouraient d'envie d'avoir plus de détails. Il n'y avait que dans le petit commerce et chez les employés de magasin, que Christophe était populaire ; mais il ne le resta point : il était aussi agacé par l'approbation des uns que par le blâme des autres ; et ne pouvant rien contre le blâme, il s'arrangea de façon à ne pas garder l'approbation : ce qui n'était pas très difficile. Il était indigné de l'indiscrétion générale.
Les plus excités contre lui étaient Justus Euler et la famille Vogel. L'inconduite de Christophe leur semblait un outrage personnel. Ils n'avaient pourtant fondé sur lui aucun projet sérieux : ils se défiaient, -- madame Vogel surtout, -- de ces caractères d'artiste. Mais comme ils avaient l'esprit naturellement chagrin, et toujours porté à croire qu'ils étaient persécutés par le sort, ils se persuadèrent qu'ils tenaient au mariage de Christophe avec Rosa, dès qu'ils furent bien certains que ce mariage n'aurait pas lieu : ils virent là une marque de leur malchance accoutumée. La logique eût voulu, si la fatalité était responsable de leur mécompte, que Christophe ne le fût pas ; mais la logique des Vogel était celle qui leur permettait de trouver le plus de raisons de se plaindre. Ils jugèrent donc que si Christophe se conduisait mal, ce n'était pas seulement pour son plaisir, mais pour les offenser. Ils étaient d'ailleurs scandalisés. Très religieux, moraux, pleins de vertus familiales, ils étaient de ceux pour qui le péché de la chair est le plus honteux de tous, le plus grave, presque le seul, parce qu'il est le seul redoutable, -- (il est trop évident que des gens comme il faut ne seront jamais tentés de voler ni de tuer). -- Aussi Christophe leur parut foncièrement malhonnête, et ils changèrent de façons à son égard. Ils lui faisaient une mine glaciale, et se détournaient de lui sur son passage. Christophe, qui ne tenait point à leur conversation, haussait les épaules de toutes ces simagrées. Il feignait de ne pas remarquer les insolences d'Amalia, qui, tout en affectant de l'éviter avec mépris, faisait tout pour qu'il l'abordât, afin qu'elle pût lui dire ce qu'elle avait sur le cœur.
Christophe n'était touché que par l'attitude de Rosa. La petite le condamnait plus durement que tous les siens. Non que ce nouvel amour de Christophe lui parût détruire les dernières chances qu'elle avait d'être aimée de lui : elle savait qu'elle n'en avait aucune -- (bien qu'elle continuât peut-être d'espérer... elle espérait toujours !). -- Mais elle s'était fait de Christophe une idole ; et cette idole s'écroulait. C'était la pire douleur... oui, une douleur plus cruelle, dans l'innocence et l'honnêteté de son cœur, que d'être dédaignée et oubliée par lui. Élevée d'une façon puritaine, dans une morale étroite, à laquelle elle croyait passionnément, ce qu'elle avait appris de Christophe ne l'avait pas seulement désolée, mais écœurée. Elle avait déjà souffert, quand il aimait Sabine ; elle avait commencé de perdre certaines de ses illusions sur son héros. Que Christophe pût aimer une âme aussi médiocre lui semblait inexplicable et peu glorieux. Mais du moins, cet amour était pur, et Sabine n'en était pas indigne. Enfin la mort avait passé là-dessus, et avait tout sanctifié... Mais qu'aussitôt après, Christophe aimât une autre, -- et quelle autre ! -- c'était bas, c'était odieux ! Elle en venait à prendre la défense de la morte contre lui. Elle ne lui pardonnait pas de l'avoir oubliée... -- Hélas ! il y pensait plus qu'elle ; mais elle ne se doutait pas qu'il pût y avoir place, dans un cœur passionné, pour deux sentiments à la fois ; elle croyait qu'on ne peut rester fidèle au passé, sans sacrifier le présent. Pure et froide, elle n'avait aucune idée de la vie, ni de Christophe ; tout lui paraissait devoir être pur, étroit, et soumis au devoir, comme elle. Modeste dans toute son âme et de toute sa personne, elle n'avait qu'un orgueil : celui de la pureté ; elle l'exigeait de soi et des autres. Que Christophe se fût ainsi abaissé, elle ne le lui pardonnait pas, elle ne le lui pardonnerait jamais.
Christophe essaya de lui parler, sinon de s'expliquer avec elle. -- (Que lui aurait-il dit ? Qu'aurait-il pu dire à une fillette puritaine et naïve comme elle ?) -- Il eût voulu l'assurer qu'il était son ami, qu'il tenait à son estime, et qu'il y avait encore droit. Il voulait empêcher qu'elle s'éloignât absurdement de lui. -- Mais Rosa le fuyait, avec un silence sévère ; et il sentait qu'elle le méprisait.
Il en avait chagrin et colère. Il avait conscience qu'il ne méritait pas ce mépris ; et pourtant, il finissait par en être bouleversé : il se jugeait coupable. Les reproches les plus amers, c'était lui qui se les faisait, en pensant à Sabine. Il se torturait :
-- Mon Dieu ! comment est-ce possible ? Comment est-ce que je suis ?...
Mais il ne pouvait pas résister au courant qui l'emportait. Il pensait que la vie est criminelle ; et il fermait les yeux pour ne pas la voir, et vivre. Il avait un tel besoin de vivre, d'être heureux, d'aimer, de croire !... Non, il n'y avait rien de méprisable dans son amour ! Il savait qu'il pouvait n'être pas sage, pas intelligent, pas très heureux même, en aimant Ada ; mais qu'y avait-il là de vil ? À supposer -- (il s'efforçait d'en douter) -- que Ada n'eût pas une très grande valeur morale, en quoi l'amour qu'il avait pour elle en était-il moins pur ? L'amour est dans celui qui aime, non dans celui qu'on aime. Tant vaut celui qui aime, tant vaut l'amour. Tout est pur chez les purs. Tout est pur chez les forts et chez ceux qui sont sains. L'amour, qui pare certains oiseaux de leurs plus belles couleurs, fait sortir des âmes honnêtes ce qu'elles ont de plus noble. Le désir de ne montrer à l'autre rien qui ne soit digne de lui, fait qu'on ne prend plus plaisir qu'aux pensées et aux actes qui sont en harmonie avec la belle image que l'amour à sculptée. Et le bain de jeunesse où l'âme se retrempe, le rayonnement sacré de la force et de la joie, sont beaux et bienfaisants, et rendent plus grand le cœur.
Que ses amis le méconnussent, le remplissait d'amertume. Mais le plus grave, c'était que sa mère elle-même commençait à se tourmenter.
La bonne femme était loin de partager l'étroitesse de principes des Vogel. Elle avait vu de trop près les vraies tristesses, pour chercher à en inventer d'autres. Humble, brisée par la vie, en ayant reçu peu de joies, et lui en ayant encore moins demandé, résignée à ce qui venait, et n'essayant pas de le comprendre, elle se fût bien gardée de juger et de censurer les autres : elle ne s'en croyait pas le droit. Elle se trouvait trop bête, pour prétendre qu'ils se trompaient, quand ils ne pensaient pas comme elle ; il lui eût paru ridicule de vouloir imposer aux gens les règles inflexibles de sa morale et de sa foi. Au reste, sa morale et sa foi étaient toutes d'instinct : pieuse et pure pour son compte, elle fermait les yeux sur la conduite des autres, avec l'indulgence du peuple pour certaines fautes ou certaines faiblesses. C'était là un des griefs qu'avait jadis contre elle son beau-père, Jean-Michel : elle ne faisait pas assez de distinction entre les personnes honorables et celles qui ne l'étaient point ; elle ne craignait pas, dans la rue, ou au marché, de s'arrêter pour serrer la main et parler amicalement à d'aimables filles, fort connues du quartier, et que les femmes comme il faut devaient feindre d'ignorer. Elle s'en remettait à Dieu de distinguer le mal du bien, et de punir ou de pardonner. Elle ne demandait aux autres qu'un peu de cette affectueuse sympathie, qui est si nécessaire pour s'alléger mutuellement la vie. Pourvu qu'on fût bon, c'était l'essentiel pour elle.
Mais, depuis qu'elle habitait chez les Vogel, on était en train de la changer. L'esprit dénigrant de la famille avait fait d'elle d'autant plus facilement sa proie, qu'elle était alors abattue et sans force pour résister. Amalia s'était emparée d'elle ; et, du matin au soir, dans ces longs tête à tête, ou les deux femmes travaillaient ensemble, et où Amalia seule parlait, Louisa, passive et écrasée, prenait à son insu l'habitude de tout juger et de tout critiquer. Madame Vogel ne manqua pas de lui dire ce qu'elle pensait de la conduite de Christophe. Le calme de Louisa l'irritait. Elle trouvait indécent que Louisa se préoccupât si peu de ce qui les mettait tous hors d'eux ; elle ne fut pas contente, qu'elle n'eût réussi à la troubler tout à fait. Christophe s'en aperçut. Louisa n'osait lui faire de reproches ; mais c'étaient, chaque jour, des observations timides, inquiètes, insistantes ; et comme, impatienté, il y répondit brusquement, elle ne lui dit plus rien ; mais il continuait de lire le chagrin dans ses yeux ; et, quand il revenait, il voyait parfois qu'elle avait pleuré. Il connaissait trop sa mère, pour ne pas être sûr que ces inquiétudes ne lui venaient pas d'elle. -- Et il savait d'où elles lui venaient.
Il résolut d'en finir. Un soir que Louisa, ne pouvant plus retenir ses larmes, s'était levée de table, au milieu du souper, sans que Christophe pût apprendre ce qui la désolait, il descendit l'escalier, quatre à quatre, et alla frapper à la porte des Vogel. Il bouillait de colère. Il n'était pas seulement indigné de la façon dont madame Vogel agissait avec sa mère ; il avait à se venger de ce qu'elle avait soufflé à Rosa contre lui, de ses tracasseries contre Sabine, de tout ce qu'il avait dû tolérer d'elle depuis des mois. Depuis des mois, il portait un faix de rancunes accumulées, dont il avait hâte de se décharger.
Il fit irruption chez madame Vogel, et, d'une voix qui voulait être calme, mais qui tremblait de fureur, il lui demanda ce qu'elle avait bien pu raconter à sa mère pour la mettre dans un tel état.
Amalia le prit fort mal : elle répondit qu'elle disait ce qu'il lui plaisait, qu'elle n'avait à rendre compte de sa conduite à personne, -- à lui moins qu'à personne. Et, saisissant l'occasion de placer le discours qu'elle avait préparé, elle ajouta que si Louisa était malheureuse, il n'avait pas à en chercher d'autre raison que sa propre conduite, qui était une honte pour lui et un scandale pour tous.
Christophe n'attendait qu'une attaque pour attaquer. Il cria avec emportement que sa conduite ne regardait que lui, qu'il se souciait fort peu qu'elle plût ou ne plût pas à madame Vogel, que si celle-ci voulait s'en plaindre, elle s'en plaignît à lui, qu'elle pouvait bien lui dire tout ce qu'elle voudrait : ce serait comme s'il pleuvait, mais qu'il lui défendait, -- (elle entendait bien ?), -- il lui défendait d'en rien dire à sa mère, et que c'était une lâcheté de s'attaquer à une pauvre vieille femme malade.
Madame Vogel poussa les hauts cris. Jamais personne n'avait osé lui parler sur ce ton. Elle dit qu'elle ne se laisserait pas faire la leçon par un polisson, -- et dans sa propre maison ! -- Et elle le traita d'une façon outrageante.
Au bruit de la scène, les autres arrivèrent, -- sauf Vogel, qui fuyait tout ce qui pouvait être une cause de trouble pour sa santé. Le vieux Euler, pris à témoin par Amalia indignée, pria sévèrement Christophe, de se dispenser à l'avenir de ses observations et de ses visites. Il dit qu'ils n'avaient pas besoin de lui, pour savoir ce qu'ils devaient faire, qu'ils faisaient leur devoir, qu'ils le feraient toujours.
Christophe déclara qu'il partait, et qu'il ne remettrait plus les pieds chez eux. Il ne partit point pourtant, avant de s'être soulagé de ce qu'il avait encore à leur dire sur le compte de ce fameux Devoir, qui était devenu pour lui un ennemi personnel. Il dit que ce Devoir serait capable de lui faire aimer le vice. C'étaient des gens comme eux qui décourageaient du bien, par leur application à le rendre maussade. Ils étaient cause de la séduction qu'on trouve, par contraste, chez ceux qui sont malhonnêtes, mais aimables et riants. C'est profaner le nom de devoir, que l'appliquer à tout, aux plus niaises corvées, aux actes indifférents, avec une rigueur raide et rogue, qui finit par assombrir et empoisonner la vie. Le devoir est exceptionnel : il faut le réserver pour les moments de réel sacrifice, et ne pas couvrir de ce nom sa propre mauvaise humeur et le désir qu'on a d'être désagréable aux autres. Il n'y a pas de raison, parce qu'on à la sottise ou la disgrâce d'être triste, pour vouloir que tous le soient, et pour imposer à tous son régime d'infirme. La première des vertus, c'est la joie. Il faut que la vertu ait la mine heureuse, libre, sans contrainte. Il faut que celui qui fait le bien se fasse plaisir à lui-même. Mais ce prétendu devoir perpétuel, cette tyrannie de maître d'école, ce ton criard, ces discussions oiseuses, cet ergotage aigre et puéril, ce bruit, ce manque de grâce, cette vie dépouillée de tout charme, de toute politesse, de tout silence, ce pessimisme mesquin, qui ne laisse rien perdre de ce qui peut rendre l'existence plus pauvre qu'elle n'est, cette inintelligence orgueilleuse, qui trouve plus facile de mépriser les autres, que de les comprendre, toute cette morale bourgeoise, sans grandeur, sans bonheur, sans beauté, sont odieux et malfaisants : ils font paraître le vice plus humain que la vertu.
Ainsi pensait Christophe ; et, dans son désir de blesser qui l'avait blessé, il ne s'apercevait pas qu'il était aussi injuste que ceux dont il parlait.
Sans doute, ces pauvres gens étaient à peu près tels qu'il les voyait. Mais ce n'était pas leur faute : c'était celle de la vie ingrate, qui avait fait leurs figures, leurs gestes et leurs pensées ingrates. Ils avaient subi les déformations de la misère, -- non de la grande misère qui tombe d'un seul coup, et qui tue, ou qui forge, -- mais de la mauvaise chance, constamment répétée, de la petite misère qui s'épand goutte à goutte, du premier jour au dernier... Grande tristesse ! car sous ces enveloppes rugueuses, que de trésors en réserve, de droiture, de bonté, de silencieux héroïsme !... Toute la force d'un peuple, toute la sève de l'avenir.
Christophe n'avait pas tort de croire que le devoir est exceptionnel. Mais l'amour ne l'est pas moins. Tout est exceptionnel. Tout ce qui vaut quelque chose n'a pas de pire ennemi, -- non pas, que ce qui est mal (les vices ont leur prix), -- mais que ce qui est habituel. L'ennemi mortel de l'âme, c'est l'usure des jours.
Ada commençait à se lasser. Elle n'était pas assez intelligente, pour trouver à renouveler son amour dans une nature abondante, comme celle de Christophe. Ses sens et sa vanité avaient extrait de cet amour tout le plaisir qu'elle y pouvait trouver. Il ne lui restait plus que celui de le détruire. Elle avait cet instinct secret, commun à tant de femmes, même bonnes, à tant d'hommes, même intelligents, qui ne créent pas des œuvres, des enfants, de l'action, -- n'importe quoi : de la vie, -- et qui ont pourtant trop de vie pour supporter, apathiques et résignés, leur inutilité. Ils voudraient que les autres fussent inutiles comme eux, et ils y travaillent de leur mieux. Parfois, c'est malgré eux ; et quand ils s'aperçoivent de ce désir criminel, ils le repoussent avec indignation. Mais, souvent, ils le caressent ; et ils s'appliquent, dans la mesure de leurs forces, -- les uns modestement, dans leur petit cercle intime, -- les autres tout à fait en grand, sur de vastes publics, -- à détruire tout ce qui vit, tout ce qui aime à vivre, tout ce qui mérite de vivre. Le critique qui s'acharne à rabaisser à sa taille les grands hommes et les grandes pensées, -- et la fille qui s'amuse à avilir ses amants, sont deux bêtes malfaisantes de la même sorte. -- Mais la seconde est plus aimable.
Ada eût donc voulu corrompre un peu Christophe, afin de l'humilier. À la vérité, elle n'était pas de force. Il y eût fallu plus d'intelligence, même dans la corruption. Elle le sentait ; et ce n'était pas un de ses moindres griefs cachés contre Christophe, que son amour ne pût lui faire aucun mal. Elle ne s'avouait pas le désir qu'elle avait de lui en faire ; elle ne lui en eût peut-être pas fait, si elle avait pu. Mais elle trouvait impertinent de ne le point pouvoir. C'est manquer d'amour envers une femme, que de ne pas lui laisser l'illusion de son pouvoir bien ou malfaisant sur celui qui l'aime ; et c'est la pousser irrésistiblement à en faire l'épreuve. Christophe n'y prenait pas garde. Lorsque Ada lui demandait, par jeu :
-- Laisserais-tu bien ta musique pour moi ?
(bien qu'elle n'en eût aucune envie),
il répondait franchement :
-- Oh ! cela, ma petite, ni toi, ni personne, n'y peuvent rien. J'en ferai toujours.
-- Et tu prétends m'aimer ? s'écriait-elle, dépitée.
Elle haïssait cette musique, -- d'autant plus qu'elle n'y comprenait rien, et qu'il lui était impossible de trouver le joint pour atteindre cet ennemi invisible, et pour blesser Christophe dans sa passion. Si elle essayait d'en parler avec mépris, ou de juger dédaigneusement les compositions de Christophe, il riait aux éclats ; et, malgré son exaspération, Ada prenait le parti de se taire ; car elle se rendait compte qu'elle était ridicule.
Mais s'il n'y avait rien à taire de ce côté, elle avait découvert chez Christophe un autre point faible, où il lui était plus facile d'atteindre : c'était sa foi morale. En dépit de sa brouille avec les Vogel, et malgré l'enivrement de son adolescence, Christophe avait conservé une pudeur instinctive, un besoin de pureté, dont il n'avait pas conscience, mais qui devait d'abord frapper, attirer et charmer, puis amuser, puis impatienter, puis irriter jusqu'à la haine une femme comme Ada. Elle ne s'y attaquait pas de front. Elle demandait insidieusement :
-- M'aimes-tu ?
-- Bien sûr !
-- Combien m'aimes-tu ?
-- Autant qu'on peut aimer.
-- Ce n'est pas beaucoup... Enfin !... Qu'est-ce que tu ferais pour moi ?
-- Tout ce que tu voudras.
-- Ferais-tu une malhonnêteté ?
-- Singulière façon de t'aimer !
-- Il ne s'agit pas de cela. Le ferais-tu ?
-- Ce n'est jamais nécessaire.
-- Mais si moi, je le voulais ?
-- Tu aurais tort.
-- Peut-être... Le ferais-tu ?
Il voulait l'embrasser. Mais elle le repoussait.
-- Le ferais-tu, oui ou non ?
-- Non, mon petit.
Elle lui tournait le dos, furieuse.
-- Tu n'aimes pas, tu ne sais pas ce que c'est qu'aimer.
-- C'est bien possible, disait-il, avec bonhomie.
Il savait bien qu'il était capable, tout comme un autre, de commettre, dans un instant de passion, une sottise, une malhonnêteté peut-être, et, -- qui sait ? -- davantage ; mais il eût trouvé honteux de s'en vanter froidement, et dangereux de l'avouer à Ada. Un instinct l'avertissait que la chère ennemie se tenait à l'affût, et prenait acte de ses moindres propos : il ne voulait pas lui donner prise contre lui.
D'autres fois, elle revenait à la charge ; elle lui demandait :
-- M'aimes-tu parce que tu m'aimes, ou parce que je t'aime ?
-- Parce que je t'aime.
-- Alors, si je ne t'aimais pas, tu m'aimerais encore ?
-- Oui.
-- Et si j'aimais un autre, tu m'aimerais toujours ?
-- Ah ! cela, je ne sais pas... Je ne crois pas... En tout cas, tu serais la dernière personne à qui j'irais-le dire.
-- Qu'est-ce qu'il y aurait de changé ?
-- Beaucoup de choses. Moi, peut-être. Sûrement, toi.
-- Qu'est-ce que cela fait, que moi, je change ?
-- Cela fait tout. Je t'aime comme tu es. Si tu deviens une autre, je ne réponds plus de t'aimer.
-- Tu n'aimes pas, tu n'aimes pas ! Qu'est-ce que ces ergotages ? On aime, ou on n'aime pas. Si tu m'aimes, tu dois m'aimer, telle que je suis, quoi que je fasse, toujours.
-- Ce serait t'aimer comme une bête.
-- C'est comme cela que je veux être aimée.
-- Alors, tu t'es trompée, dit-il en plaisantant, je ne suis pas ce que tu cherches. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas. Et je ne le veux pas.
-- Tu es bien fier de ton intelligence ! Tu aimes mieux ton intelligence que moi.
-- Mais c'est toi que j'aime, ingrate, plus que tu ne t'aimes toi-même. Je t'aime d'autant plus que tu es plus belle et meilleure.
-- Tu es un maître d'école, dit-elle avec dépit.
-- Que veux-tu ? J'aime ce qui est beau. Ce qui est laid me dégoûte.
-- Même chez moi ?
-- Surtout chez toi.
Elle tapa rageusement du pied :
-- Je ne veux pas être jugée.
-- Plains-toi donc de ce que je te juge et de ce que je t'aime, dit-il tendrement, pour l'apaiser.
Elle se laissa prendre dans ses bras, et daigna même sourire et permettre qu'il l'embrassât. Mais après un moment, quand il croyait qu'elle avait oublié, elle demanda, inquiète :
-- Qu'est-ce que tu trouves de laid en moi ?
Il se garda bien de le lui dire ; il répondit lâchement :
-- Je ne trouve rien de laid.
Elle réfléchit un moment, sourit, et dit :
-- Écoute un peu, Christli, tu dis que tu n'aimes pas le mensonge ?
-- Je le méprise.
-- Tu as raison, dit-elle, je le méprise aussi. Du reste, je suis bien tranquille, je ne mens jamais.
Il la regarda : elle était sincère. Cette inconscience le désarmait.
-- Alors, continua-t-elle, en lui passant les bras autour du cou, pourquoi m'en voudrais-tu si j'aimais un autre, et si je te le disais ?
-- Ne me tourmente pas toujours !
-- Je ne te tourmente pas : je ne dis pas que j'aime un autre ; je dis même que non... Mais plus tard, si j'aimais... ?
-- Eh bien, n'y pensons pas.
-- Moi, je veux y penser... Tu ne m'en voudrais pas ? Tu ne peux pas m'en vouloir ?
-- Je ne t'en voudrais pas, je te quitterais, voilà tout.
-- Me quitter ? Pourquoi donc ? Si je t'aimais encore ?...
-- Tout en aimant un autre ?
-- Sans doute. Cela arrive.
-- Eh bien, cela n'arrivera pas pour nous.
-- Pourquoi ?
-- Parce que, le jour où tu aimeras un autre, je ne t'aimerai plus, mon petit, plus du tout, plus du tout.
-- Tout à l'heure, tu disais peut-être... Ah ! tu vois, tu n'aimes pas !
-- Soit. Cela vaut mieux pour toi.
-- Parce que ?...
-- Parce que si je t'aimais, quand tu aimerais un autre, cela pourrait mal tourner pour toi, moi, et l'autre.
-- Voilà !... Tu es fou maintenant. Alors je suis condamnée à rester avec toi, toute ma vie ?
-- Tranquillise-toi. Tu es libre. Tu me quitteras, quand tu voudras. Seulement, ce ne sera pas au revoir, ce sera adieu.
-- Mais si je continue de t'aimer, moi ?
-- Quand on s'aime, on se sacrifie l'un à l'autre.
-- Eh bien, sacrifie-toi !
Il ne put s'empêcher de rire de son égoïsme ; et elle rit aussi.
-- Le sacrifice d'un seul, dit-il, ne fait que l'amour d'un seul.
-- Pas du tout. Il fait l'amour des deux. Je t'aimerai beaucoup plus, si tu te sacrifies pour moi. Et pense donc, Christli, comme, de ton côté, tu m'aimeras beaucoup, puisque tu te seras sacrifié, tu seras très heureux.
Ils riaient, contents de se donner le change sur le sérieux de leur dissentiment.
Il riait, et il la regardait. Au fond, comme elle le disait, elle n'avait nul désir de quitter maintenant Christophe ; s'il l'irritait et l'ennuyait souvent, elle savait ce que valait un dévouement comme le sien ; et elle n'aimait personne autre. Elle parlait ainsi par jeu, moitié parce qu'elle savait que cela lui était désagréable, moitié parce qu'elle trouvait plaisir à jouer avec des pensées douteuses et malpropres, comme un enfant qui se délecte à tripoter dans l'eau sale. Il le savait. Il ne lui en voulait pas. Mais il était las de ces discussions malsaines, de la lutte sourde engagée contre cette nature incertaine et trouble, qu'il aimait, qui peut-être l'aimait ; il était las de l'effort qu'il devait faire pour se duper sur son compte, las parfois à pleurer. Il pensait : « Pourquoi, pourquoi est-elle ainsi ? Pourquoi est-on ainsi ? Comme la vie est médiocre ! »... En même temps, il souriait, en regardant le joli visage qui se penchait vers lui, ses yeux bleus, son teint de fleur, sa bouche rieuse et bavarde, un peu sotte, entr'ouverte sur l'éclat frais de sa langue et de ses dents humides. Leurs lèvres se touchaient presque ; et il la regardait, comme de loin, de très loin, d'un autre monde ; il la voyait s'éloigner de plus en plus, se perdre dans un brouillard... Et puis, il ne la voyait plus. Il ne l'entendait plus. Il tombait dans une sorte d'oubli souriant, où il pensait à sa musique, à ses rêves, à mille choses étrangères à Ada. Il entendait un air. Il composait tranquillement... Ah ! la belle musique !... si triste, mortellement triste ! et pourtant bonne, aimante... ah ! que cela fait du bien !... c'est cela, c'est cela... Le reste n'était pas vrai...
On le secouait, par le bras. Une voix lui criait :
-- Eh bien, qu'est-ce que tu as ? Décidément, tu es fou ? Pourquoi est-ce que tu me regardes comme cela ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?
Il revoyait les yeux qui le regardaient. Qui était-ce ?... -- Ah ! oui... -- Il soupirait.
Elle l'examinait. Elle cherchait à savoir à quoi il pensait. Elle ne comprenait pas ; mais elle sentait qu'elle avait beau faire : elle ne le tenait pas tout entier, il y avait toujours une porte, par où il pouvait s'échapper. Elle s'irritait en secret.
-- Pourquoi est-ce que tu pleures ? lui demanda-t-elle une fois, au sortir d'un de ces voyages étranges dans une autre vie.
Il se passa la main sur les yeux. Il sentit qu'ils étaient mouillés.
-- Je ne sais pas, dit-il.
-- Pourquoi ne réponds-tu pas ? Voilà trois fois que je te dis la même chose.
-- Que veux-tu ? demanda-t-il doucement.
Elle reprit ses sujets de discussions saugrenues.
Il fit un geste de lassitude.
-- Oui, dit-elle, je finis. Plus qu'un mot !
Et elle repartit de plus belle.
Christophe se secoua avec colère.
-- Veux-tu me laisser tranquille avec tes saletés !
-- Je plaisante.
-- Trouve des sujets plus propres !
-- Discute au moins. Dis pourquoi cela te déplait.
-- Point du tout ! Il n'y a pas à discuter pourquoi le fumier pue. Il pue, et voilà tout ! Je me bouche le nez, et je m'en vais.
Il s'en allait, furieux ; il se promenait à grands pas, respirant l'air glacé.
Mais elle recommençait, une fois, deux fois, dix fois. Elle mettait sur le tapis tous les sujets qui pouvaient choquer et blesser sa conscience.
Il pensait que ce n'était là qu'un jeu malsain de fille neurasthénique, qui s'amusait à l'agacer. Il haussait les épaules ou feignait de ne pas l'écouter : il ne la prenait pas au sérieux. Il n'en avait pas moins envie parfois de la jeter par la fenêtre ; car la neurasthénie et les neurasthéniques étaient fort peu de son goût...
Mais il lui suffisait de dix minutes loin d'elle, pour avoir oublié tout ce qui lui déplaisait. Il revenait à Ada avec une provision d'espoirs et d'illusions nouvelles. Il l'aimait. L'amour est un acte de foi perpétuel. Que Dieu existe ou non, cela n'importe guère : on croit parce qu'on croit. On aime parce qu'on aime : il n'y faut pas tant de raisons !...
Après la scène que Christophe avait faite aux Vogel, il était devenu impossible de rester dans la maison, et Louisa avait dû chercher un autre logement pour son fils et pour elle.
Un jour, le plus jeune frère de Christophe, Ernst, dont on n'avait plus de nouvelles depuis longtemps, tomba brusquement chez eux. Il était sans place, s'étant fait chasser successivement de toutes celles qu'il avait essayées ; sa bourse était vide, et sa santé délabrée : aussi avait-il jugé bon de venir se refaire dans la maison maternelle.
Ernst n'était en mauvais termes avec aucun de ses deux frères ; il était peu estimé des deux, et il le savait ; mais il ne leur en voulait pas, car cela lui était indifférent. Ils ne lui en voulaient pas non plus. C'eût été peine perdue. Tout ce qu'on lui disait glissait sur lui, sans laisser aucune trace. Il souriait de ses jolis yeux câlins, tâchait de prendre un air contrit, pensait à autre chose, approuvait, remerciait, et finissait toujours par extorquer de l'argent à l'un ou à l'autre de ses frères. En dépit de lui-même, Christophe avait de l'affection pour cet aimable drôle, qui, de traits, ressemblait, comme lui, plus que lui, à leur père Melchior. Grand et fort comme Christophe, il avait une figure régulière, l'air franc, les yeux clairs, un nez droit, une bouche riante, de belles dents, et des manières caressantes. Quand Christophe le voyait, il était désarmé, et il ne lui faisait pas la moitié des reproches qu'il avait préparés : au fond, il éprouvait une sorte de complaisance maternelle pour ce beau garçon, qui était de son sang, et qui, physiquement du moins, lui faisait honneur. Il ne le croyait pas mauvais ; et Ernst n'était point sot. Sans culture, il n'était pas sans esprit ; il n'était même pas incapable de s'intéresser aux choses de l'esprit. Il goûtait une jouissance à entendre de la musique ; et, sans comprendre celle de son frère, il l'écoutait curieusement. Christophe, qui n'était pas gâté par la sympathie des siens, avait eu plaisir à l'apercevoir, à certains de ses concerts.
Mais le talent principal de Ernst était la connaissance qu'il avait du caractère de ses deux frères, et son habileté à en jouer. Christophe avait beau savoir son égoïsme et son indifférence, il avait beau voir que Ernst ne pensait à sa mère et à lui que quand il avait besoin d'eux : il se laissait toujours reprendre par ses façons affectueuses, et il était bien rare qu'il lui refusât rien. Il le préférait de beaucoup à son autre frère, Rodolphe, qui était rangé et correct, appliqué à ses affaires, hautement moral, qui ne demandait pas d'argent, qui n'en eût pas donné non plus, et qui venait voir sa mère régulièrement, tous les dimanches, pendant une heure, ne parlait que de lui, se vantait, vantait sa maison et tout ce qui le concernait, ne s'informait pas des autres, ne s'y intéressait pas, et s'en allait, l'heure sonnant, satisfait du devoir accompli. Celui-là, Christophe ne pouvait le souffrir. Il s'arrangeait pour être sorti, à l'heure où Rodolphe venait. Rodolphe le jalousait : il méprisait les artistes, et les succès de Christophe lui étaient pénibles. Il ne laissait pas cependant de profiter de leur petite notoriété dans les milieux commerçants qu'il fréquentait ; mais jamais il n'en disait un mot à sa mère, ni à Christophe : il feignait de les ignorer. Par contre, il n'ignorait jamais le moindre événement désagréable qui arrivait à Christophe. Christophe méprisait ces petitesses, et feignait de ne point les remarquer ; mais ce qui lui eût été plus sensible, et ce qu'il n'eût jamais pensé, c'est qu'une partie des renseignements malveillants que Rodolphe avait sur lui, venaient de Ernst. Le petit gueux faisait fort bien la différence de Christophe et de Rodolphe : nul doute qu'il ne reconnût la supériorité de Christophe, et que peut-être même, il n'eût une sympathie, un peu ironique, pour sa candeur. Mais il se gardait bien de n'en pas profiter ; et, tout en méprisant les mauvais sentiments de Rodolphe, il les exploitait honteusement. Il flattait sa vanité et sa jalousie, acceptait ses rebuffades avec déférence, et le tenait au courant des potins scandaleux de la ville, en particulier, de tout ce qui concernait Christophe, -- dont il était toujours merveilleusement informé. Il en arrivait à ses fins ; et Rodolphe, malgré son avarice, se laissait carotter par Ernst, comme Christophe.
Ainsi Ernst se servait et se moquait des deux, impartialement. Aussi tous deux l'aimaient.
Malgré toutes ses roueries, Ernst était dans un piteux état, quand il se présenta chez sa mère. Il venait de Munich, où il avait trouvé et, suivant son habitude, perdu presque aussitôt sa dernière place. Il avait dû faire à pied la plus grande partie du chemin, par des pluies torrentielles, et couchant Dieu sait où. Il était couvert de boue, déchiré, semblable à un mendiant, et toussait lamentablement ; car il avait pris en route une mauvaise bronchite. Aussi Louisa fut bouleversée, et Christophe courut à lui, ému, quand ils le virent entrer. Ernst, qui avait la larme facile, ne manqua pas d'user de cet effet ; et ce fut un attendrissement général : ils pleurèrent tous trois dans les bras l'un de l'autre.
Christophe donna sa chambre ; on bassina le lit, on y coucha le malade, qui semblait près de rendre l'âme. Louisa et Christophe s'installèrent à son chevet, se relayèrent pour le veiller. Il fallut un médecin, des remèdes, un bon feu dans la chambre, une nourriture spéciale.
Il fallut songer ensuite à l'habiller des pieds à la tête : linge, chaussures, vêtements, tout était à renouveler. Ernst se laissait faire. Louisa et Christophe se saignaient aux quatre membres pour parer aux dépenses. Ils étaient fort gênés, en ce moment : le nouvel emménagement, un logement plus cher, quoique aussi incommode, moins de leçons pour Christophe et bien plus de dépenses. Ils arrivaient tout juste à joindre les deux bouts. Ils recoururent aux grands moyens. Christophe aurait pu, sans doute, s'adresser à Rodolphe, qui était plus que lui en état de venir en aide à Ernst ; mais il ne le voulait pas : il mettait son point d'honneur à secourir seul son frère. Il s'y croyait tenu, en sa qualité de frère aîné, -- et parce qu'il était Christophe. En rougissant de honte, il dut accepter, rechercher à son tour, une offre qu'il avait rejetée avec indignation, quinze jours avant, -- la proposition qu'un intermédiaire lui avait faite de la part d'un riche amateur inconnu, qui voulait acheter une œuvre musicale pour la donner sous son nom. Louisa se loua à la journée, pour repriser du linge. Ils se cachaient l'un à l'autre leurs sacrifices ; ils se mentaient au sujet de l'argent qu'ils rapportaient au logis.
Ernst, convalescent, pelotonné au coin du feu, avoua un jour, entre deux quintes de toux, qu'il avait quelques dettes. -- On les paya. Personne ne lui en fit un reproche. Ce n'eût pas été généreux envers un malade, et un enfant prodigue, qui revenait, repentant. Car Ernst semblait transformé par les épreuves et par la maladie. Il parlait, avec des larmes dans la voix, de ses erreurs passées ; et Louisa, l'embrassant, le suppliait de ne plus y penser. Il était caressant : il avait toujours su enjôler sa mère par ses démonstrations de tendresse ; Christophe jadis en avait été un peu jaloux. À présent, il trouvait naturel que le plus jeune fils, et le plus faible, fût aussi le plus aimé. Lui-même, malgré le peu de différence d'âge, le considérait presque comme un fils, plutôt que comme un frère. Ernst lui témoignait un grand respect ; il faisait allusion quelquefois aux charges que s'imposait Christophe, aux sacrifices d'argent... ; mais Christophe ne le laissait pas continuer, et Ernst se résignait à les reconnaître d'un regard humble et affectueux. Il approuvait les conseils que Christophe lui donnait ; il semblait disposé à changer de vie et à travailler sérieusement, dès qu'il serait rétabli.
Il se rétablissait ; mais la convalescence était longue. Le médecin avait déclaré que sa santé, dont il avait abusé, aurait besoin de ménagements. Il continuait donc à rester chez sa mère, à partager le lit de Christophe, à manger de bon appétit le pain que son frère gagnait, et les petits plats friands que Louisa s'ingéniait à préparer pour lui. Il ne parlait point de partir. Louisa et Christophe ne lui en parlaient pas non plus. Ils étaient trop heureux d'avoir retrouvé le fils, le frère qu'ils aimaient.
Peu à peu, dans les longues soirées qu'il passait avec Ernst, Christophe se laissa aller à lui parler plus intimement. Il avait besoin de se confier à quelqu'un. Ernst était intelligent ; il avait l'esprit prompt, et comprenait -- ou semblait comprendre-- à demi-mot. Il y avait plaisir à causer avec lui. Pourtant Christophe n'osait rien dire de ce qui lui tenait le plus au cœur : de son amour. Il était retenu par une sorte de pudeur. Ernst, qui savait tout, ne lui en montrait rien.
Un jour, Ernst, tout à fait guéri, profita d'une après-midi de soleil pour flâner le long du Rhin. En passant devant une bruyante auberge, un peu hors de la ville, où l'on venait danser et boire, le dimanche, il aperçut Christophe attablé avec Ada et Myrrha, qui faisaient grand tapage. Christophe le vit aussi, et rougit. Ernst joua la discrétion, et passa sans l'aborder.
Christophe fut fort gêné de cette rencontre : elle lui faisait sentir plus vivement dans quelle société il se trouvait ; et il lui était pénible que son frère l'y vît : non seulement, parce qu'il perdait désormais le droit de juger la conduite de Ernst, mais parce qu'il avait de ses devoirs de frère aîné une idée très haute, très naïve, un peu archaïque, et qui eût semblé ridicule à beaucoup de gens : il pensait qu'en manquant à ces devoirs, comme il faisait, il se dégradait à ses propres yeux.
Le soir, quand ils se retrouvèrent dans la chambre commune, il attendit que Ernst fît une allusion à ce qui s'était passé. Mais Ernst se taisait prudemment, et attendait aussi. Alors, tandis qu'ils se déshabillaient, Christophe se décida à parler de son amour. Il était si troublé qu'il n'osait pas regarder Ernst ; et, par timidité, il affectait la brusquerie dans sa façon de parler. Ernst ne l'aidait en rien ; il restait muet, ne le regardait pas non plus, mais ne l'en voyait pas moins, et il ne perdait rien de ce que la gaucherie de Christophe et ses paroles maladroites avaient de comique. À peine si Christophe osa nommer Ada ; et le portrait qu'il en fit aurait pu convenir aussi bien à toutes les femmes aimées. Mais il parla de son amour ; et s'abandonnant peu à peu au flot de tendresse dont son cœur était plein, il dit quel bienfait c'était d'aimer, combien il était misérable avant d'avoir rencontré cette lumière dans sa nuit, et que la vie n'était rien sans un cher et profond amour. L'autre écoutait gravement ; il répondit avec tact, ne fit aucune question ; mais une poignée de main émue montra qu'il sentait comme Christophe. Ils échangèrent leurs pensées sur l'amour et la vie. Christophe était heureux d'être si bien compris. Ils s'embrassèrent fraternellement, avant de s'endormir.
Christophe prit l'habitude, bien qu'avec beaucoup de timidité toujours et une grande réserve, de confier son amour à Ernst, dont la discrétion le rassurait. Il lui laissait entrevoir ses inquiétudes au sujet de Ada ; mais jamais il ne l'accusait ; il s'accusait lui-même ; et, les larmes aux yeux, il déclarait qu'il ne pourrait plus vivre, s'il venait à la perdre.
Il n'oubliait pas de parler de Ernst à Ada : il louait son esprit, et sa beauté.
Ernst ne faisait pas d'avances à Christophe, pour être présenté à Ada ; mais il se renfermait mélancoliquement dans sa chambre et refusait de sortir, disant qu'il ne connaissait personne. Christophe se reprochait, le dimanche, de continuer ses parties de campagne avec Ada, tandis que son frère restait à la maison. Cependant il lui était pénible de n'être pas seul avec son amie ; mais il s'accusait d'égoïsme, et il proposa à Ernst de venir avec eux.
La présentation eut lieu à la porte de Ada, sur le palier de son étage. Ernst et Ada se saluèrent cérémonieusement. Ada sortait, suivie de son inséparable Myrrha, qui, en voyant Ernst, eut un petit cri de surprise. Ernst sourit, s'approcha, et embrassa Myrrha, qui sembla le trouver tout naturel.
-- Comment ! Vous vous connaissez ? demanda Christophe, stupéfait.
-- Sans doute ! dit Myrrha, en riant.
-- Depuis quand ?
-- Il y a beau temps !
-- Et tu le savais ? demanda Christophe à Ada. Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?
-- Si tu crois que je connais tous les amants de Myrrha ! dit Ada, en haussant les épaules.
Myrrha releva le mot, et feignit, par jeu, de se fâcher. Christophe n'en put jamais savoir davantage. Il était attristé. Il lui semblait que Ernst, que Myrrha, que Ada avaient manqué de franchise, bien qu'à vrai dire il n'eût à leur reprocher aucun mensonge ; mais il était bien difficile à croire que Myrrha, qui n'avait aucun secret pour Ada, lui eût fait mystère de celui-ci, et que Ernst et Ada ne se connussent pas déjà. Il les observa. Mais ils échangèrent seulement quelques paroles banales, et Ernst ne s'occupa plus que de Myrrha, tout le reste de la promenade. Ada, de son côté, ne parlait qu'à Christophe ; et elle fut beaucoup plus aimable pour lui qu'à l'ordinaire.
Dès lors, Ernst fut de toutes leurs parties. Christophe se fût bien passé de lui ; mais il n'osait le dire. Ce n'est pas qu'il eût un autre motif de vouloir éloigner son frère, que la honte de l'avoir pour compagnon de plaisir. Il était sans défiance. Ernst ne lui en donnait aucun sujet : il paraissait épris de Myrrha, et il observait envers Ada une réserve polie, et même une affectation d'égards, qui étaient presque déplacés ; c'était comme s'il voulait reporter sur la maîtresse de son frère un peu du respect qu'il lui témoignait à lui-même. Ada ne s'en étonnait pas, et elle ne se surveillait pas moins.
Ils faisaient de longues promenades ensemble. Les deux frères marchaient devant ; Ada et Myrrha, riant et chuchotant, suivaient à quelques pas. Elles s'arrêtaient longuement pour causer, plantées au milieu de la route. Christophe et Ernst s'arrêtaient aussi pour les attendre. Christophe finissait par s'impatienter, et reprenait sa marche ; mais il se retournait bientôt, avec dépit, en entendant Ernst rire et causer avec les deux bavardes. Il eût voulu savoir ce qu'ils disaient ; mais quand ils arrivaient à lui, leur conversation s'arrêtait.
-- Qu'est-ce que vous avez donc toujours à comploter ensemble ? demandait-il.
Ils répondaient par une plaisanterie. Ils s'entendaient tous trois, comme larrons en foire.
Christophe venait d'avoir une dispute assez vive avec Ada. Ils se boudaient depuis le matin. Par extraordinaire, Ada n'avait pas pris l'air digne et froissé, qu'elle adoptait en pareil cas, afin de se venger, en se rendant aussi insupportablement ennuyeuse que possible. Pour cette fois, elle feignait simplement d'ignorer l'existence de Christophe, et elle était d'excellente humeur avec les deux autres compagnons. On eût dit qu'au fond elle n'était pas fâchée de cette brouille.
Christophe avait, au contraire, un grand désir de faire la paix ; il était plus épris que jamais. À sa tendresse se joignait un sentiment de reconnaissance pour tout ce que leur amour avait eu de bienfaisant, un regret d'en gaspiller les heures par de stupides disputes et des pensées mauvaises, -- et la crainte sans raison, l'idée mystérieuse que cet amour allait finir. Il regardait avec mélancolie le joli visage de Ada qui feignait de ne point le voir, et qui riait avec les autres ; et ce visage éveillait en lui tant de chers souvenirs, d'amour profond, d'intimité sincère, -- ce visage charmant avait même, par moments, -- (il avait en ce moment) -- tant de bonté, et un sourire si pur, que Christophe se demandait pourquoi ce n'était pas mieux entre eux, pourquoi ils se gâtaient à plaisir leur bonheur, pourquoi elle s'acharnait à oublier les heures lumineuses, à démentir ou à combattre ce qu'elle avait de brave et d'honnête en elle, -- quelle étrange satisfaction elle pouvait trouver à troubler, à souiller, ne fût-ce qu'en pensées, la pureté de leur affection. Il sentait un immense besoin de croire en ce qu'il aimait, et il essayait, une fois de plus, de se faire illusion. Il se reprochait d'être injuste, il avait remords des pensées qu'il lui prêtait, et de son manque d'indulgence.
Il se rapprocha d'elle, il essaya de lui parler : elle lui répondit quelques paroles sèches : elle n'avait aucun désir de se réconcilier avec lui. Il insista, il la pria à l'oreille de vouloir bien l'entendre, un instant, à part des autres. Elle le suivit d'assez mauvaise grâce. Lorsqu'ils furent à quelques pas, et que ni Myrrha ni Ernst ne pouvaient plus les voir, il lui prit brusquement les mains, il lui demanda pardon, il s'agenouilla devant elle, dans le bois, au milieu des feuilles mortes. Il lui dit qu'il ne pouvait plus vivre ainsi, brouillé avec elle ; il ne pouvait plus jouir de la promenade, de la belle journée, il ne pouvait plus jouir de rien, il ne pouvait même plus respirer, sachant qu'elle le détestait ; il avait besoin qu'elle l'aimât. Oui, il était injuste souvent, violent, désagréable ; il la supplia de lui pardonner : la faute en était à son amour même ; il ne pouvait supporter rien de médiocre en lui, rien qui ne fût tout à fait digne d'elle et des souvenirs de leur cher passé. Il les lui rappela, il lui rappela leur première rencontre, leurs premiers jours ensemble ; il dit qu'il l'aimait toujours autant, qu'il l'aimerait toujours. Qu'elle ne s'éloignât pas de lui ! Elle était tout pour lui...
Ada l'écoutait, souriante, troublée, presque attendrie. Elle lui faisait ses bons yeux, les yeux qui disent qu'on s'aime et qu'on n'est plus fâché. Ils s'embrassèrent, et ils allaient, serrés l'un contre l'autre, dans le bois dépouillé. Elle trouvait Christophe gentil, et elle lui savait gré de ses tendres paroles ; mais elle n'abandonnait rien pour cela des caprices malfaisants qu'elle avait dans la tête. Elle hésitait pourtant, elle n'y tenait plus autant. Elle n'en fit pas moins ce qu'elle avait projeté. Pourquoi ? Qui peut le dire ?... Parce qu'elle s'était promis, avant, qu'elle le ferait ?... Qui sait ? Il lui semblait peut-être plus piquant de tromper son ami, ce jour-là, pour lui prouver, pour se prouver à elle-même sa liberté. Elle ne pensait pas le perdre : elle ne l'eût pas voulu. Elle se croyait plus sûre de lui que jamais.
Ils étaient arrivés à une clairière dans la forêt. Deux sentiers s'en détachaient. Christophe prit l'un. Ernst prétendit que l'autre menait plus rapidement au sommet de la colline, où ils voulaient aller. Ada fut de son avis. Christophe, qui connaissait le chemin pour l'avoir souvent pris, soutint qu'ils se trompaient. Ils n'en démordirent pas. Alors il fut convenu qu'on ferait l'expérience ; et chacun paria qu'il arriverait le premier. Ada partit avec Ernst. Myrrha accompagna Christophe ; elle feignait d'être convaincue qu'il avait raison ; et elle ajoutait : « Comme toujours. » Christophe avait pris le jeu au sérieux ; et, comme il n'aimait point perdre, il marchait vite, trop vite au gré de Myrrha, qui avait beaucoup moins de hâte que lui :
-- Ne te presse donc pas, m'ami, lui disait-elle, de son ton ironique et tranquille, nous arriverons toujours avant.
Il fut pris d'un scrupule :
-- C'est vrai, dit-il, je crois que je vais un peu trop vite : ce n'est pas de jeu.
Il ralentit le pas.
-- Mais je les connais, continua-t-il, je suis sûr qu'ils courent, pour être là avant nous.
Myrrha éclata de rire :
-- Mais non, mais non, ne t'inquiète pas !
Elle se pendait à son bras, elle se pressait étroitement contre lui. Un peu plus petite que Christophe, elle levait vers lui, en marchant, ses yeux intelligents et caressants. Elle était vraiment jolie et séduisante. Il la reconnaissait à peine : nul n'était plus changeant. Dans la vie ordinaire, elle avait la figure un peu blême et bouffie ; et puis, il suffisait de la moindre excitation, d'une pensée joyeuse, ou du désir de plaire, pour que cet air vieillot disparût, pour que ses joues rosissent, pour que les plis des paupières, au-dessous et autour des yeux, s'effaçassent, pour que le regard s'allumât, et pour que toute la physionomie prît une jeunesse, une vie, et un esprit, que celle de Ada n'avait point. Christophe était surpris de sa métamorphose, et il détournait les yeux des siens : il était un peu troublé d'être seul avec elle. Elle le gênait, elle l'empêchait de rêver à son aise ; il n'écoutait pas ce qu'elle disait, il ne lui répondait pas, ou bien tout de travers : il pensait -- il voulait penser uniquement à Ada. Il pensait aux bons yeux qu'elle avait tout à l'heure, à son sourire, à son baiser ; et son cœur débordait d'amour. Myrrha voulait lui faire admirer comme les bois étaient beaux, avec leurs petites branches fines sur le ciel clair... Oui, tout était beau : le nuage s'était dissipé, Ada lui était revenue, il avait réussi à briser la glace qui était entre eux ; ils s'aimaient de nouveau ; près ou loin l'un de l'autre, ils ne faisaient plus qu'un. Il respirait avec soulagement : que l'air était léger ! Ada lui était revenue... Tout la lui rappelait... Il faisait un peu humide : n'aurait-elle pas froid ? ... Les jolis arbres étaient poudrés de givre : quel dommage qu'elle ne les vît pas !... Mais il se rappelait le pari engagé, et il hâtait le pas ; il était préoccupé de ne pas se tromper de chemin. Il triompha, en arrivant au but :
-- Nous sommes les premiers !
Il agitait joyeusement son chapeau. Myrrha le regardait en souriant.
L'endroit où ils se trouvaient était un long rocher abrupt, au milieu des bois. De la plateforme du sommet bordée de buissons de noisetiers et de petits chênes rabougris, ils dominaient les pentes boisées, les cimes des sapins qu'enveloppait une brume violette, et le long ruban du Rhin dans la vallée bleutée. Nul cri d'oiseau. Nulle voix. Pas un souffle. Une journée immobile et, recueillie d'hiver, qui se chauffe frileusement aux pâles rayons d'un soleil engourdi. Par instants, dans le lointain, le bref sifflet d'un train dans la vallée. Christophe, debout au bord du rocher, contemplait le paysage. Myrrha contemplait Christophe.
Il se retourna vers elle, d'un air de bonne humeur :
-- Eh bien ! les paresseux, je le leur avais bien dit !... Bon ! il n'y a qu'à les attendre...
Il s'étendit au soleil, sur la terre crevassée.
-- C'est cela, attendons, ... dit Myrrha, se décoiffant.
Elle avait, dans le ton, quelque chose de si persifleur qu'il se releva, et la regarda.
-- Quoi donc ? demanda-t-elle tranquillement.
-- Qu'est-ce que tu as dit ?
-- Je dis : Attendons. Ce n'était pas la peine de me faire courir si vite.
-- C'est vrai.
Ils attendirent, couchés tous deux, sur le sol raboteux. Myrrha chantonnait un air. Christophe en fredonnait quelques phrases, Mais il s'interrompait à tout moment, l'oreille aux aguets.
-- Je crois que je les entends.
Myrrha continuait de chanter.
-- Tais-toi un instant, veux-tu ?
Myrrha s'interrompait.
-- Non, ce n'est rien.
Elle reprenait sa chanson.
Christophe ne tenait plus en place :
-- Ils se sont peut-être perdus.
-- Perdus ? On ne peut pas se perdre. Ernst sait tous les chemins.
Une idée baroque traversa la tête de Christophe :
-- S'ils étaient arrivés les premiers, et s'ils étaient repartis d'ici avant notre arrivée !
Myrrha, étendue sur le dos, et regardant le ciel, fut prise d'un fou rire au milieu de son chant, et faillit s'étrangler. Christophe s'obstinait. Il voulait redescendre à la station, où il disait que leurs amis devaient être déjà. Myrrha se décida enfin à sortir de son immobilité.
-- Ce serait le bon moyen de les perdre !... Il n'a jamais été question de la station. C'est ici qu'on doit se retrouver.
Il se rassit près d'elle. Elle s'amusait de son attente. Il sentait son regard ironique qui l'observait. Il commençait à s'inquiéter sérieusement -- à s'inquiéter pour eux : il ne les soupçonnait pas. Il se leva de nouveau. Il parla de retourner dans le bois, de les chercher, de les appeler. Myrrha eut un petit gloussement ; elle avait tiré de sa poche une aiguille, des ciseaux et du fil ; et elle défaisait et repiquait tranquillement les plumes de son chapeau : elle semblait installée pour tout un jour :
-- Mais non, mais non, bêta, dit-elle. S'ils voulaient venir, est-ce que tu crois qu'ils ne viendraient pas tout seuls ?
Il fut frappé au cœur. Il se retourna vers elle : elle ne le regardait pas, elle était occupée de son ouvrage. Il s'approcha :
-- Myrrha ! dit-il.
-- Hé ? fit-elle, sans s'interrompre.
Il s'agenouilla, pour la regarder de plus près :
-- Myrrha ! répéta-t-il.
-- Eh bien donc ? demanda-t-elle, en levant les yeux de son ouvrage, et le regardant en souriant. Qu'est-ce qu'il y a ?
Elle eut une expression railleuse, en voyant sa figure bouleversée.
-- Myrrha ! demanda-t-il, la gorge contractée, dis-moi ce que tu penses...
Elle haussa les épaules, sourit, et se remit à travailler.
Il lui prit les mains, il lui enleva le chapeau qu'elle cousait :
-- Laisse cela, laisse cela, et dis-moi...
Elle le regarda en face, et attendit. Elle voyait les lèvres de Christophe qui tremblaient.
-- Tu penses, dit-il tout bas, que Ernst et Ada... ?
Elle sourit :
-- Parbleu !
Il eut un sursaut d'indignation :
-- Non ! Non ! Ce n'est pas possible ! Tu ne penses pas cela !... Non ! Non !
Elle lui mit ses mains sur les épaules, et se tordit de rire :
-- Que tu es bête, que tu es bête, mon chéri !
Il la secoua violemment :
-- Ne ris pas ! Pourquoi ris-tu ? Tu ne rirais pas si c'était vrai. Tu aimes Ernst...
Elle continuait de rire, et, l'attirant vers elle, elle l'embrassa. Malgré lui, il lui rendit son baiser. Mais quand il sentit sur ses lèvres ces lèvres, chaudes encore des baisers fraternels, il se rejeta en arrière, il lui maintint la tête à quelque distance de la sienne ; il demanda :
-- Tu le savais ? C'était convenu entre vous ?
Elle fit : « oui », en riant.
Christophe ne cria point, il n'eut pas un mouvement de colère. Il ouvrit la bouche, comme s'il ne pouvait plus respirer ; il ferma les yeux, et se serra la poitrine avec ses mains : son cœur éclatait. Puis il se coucha par terre, la tête enfoncée dans ses mains, et il fut secoué par une crise de dégoût et de désespoir, comme quand il était enfant.
Myrrha, qui n'était pas très tendre, eut pitié de lui ; elle eut, sans le vouloir, un élan de compassion maternelle, elle se pencha sur lui, elle lui parla affectueusement, elle voulut lui faire respirer son flacon de sels. Mais il la repoussa avec horreur, et il se releva si brusquement, qu'elle eut peur. Il n'avait ni la force ni le désir de se venger. Il la regarda avec une figure convulsée de douleur :
-- Gueuse, dit-il accablé, tu ne sais pas tout le mal que tu fais...
Elle voulut le retenir. Il s'enfuit à travers bois, crachant son dégoût de ces ignominies, de ces cœurs de boue, et de l'incestueux partage, auquel ils avaient prétendu l'amener. Il pleurait, il tremblait, il sanglotait de dégoût. Il avait horreur d'elle, d'eux tous, de lui-même, de son corps et de son cœur. Un ouragan de mépris se déchaînait en lui : depuis longtemps, il se préparait ; tôt ou tard, la réaction devait venir contre la bassesse des pensées, les compromis avilissants, l'atmosphère fade et empestée, où il vivait depuis quelques mois ; mais le besoin d'aimer, le besoin de se tromper sur ce qu'il aimait, avait retardé la crise tant qu'il avait été possible. Elle éclatait tout d'un coup : et c'était mieux, ainsi. C'était un grand souffle d'air et d'âpre pureté, une bise glacée qui balayait les miasmes. Le dégoût avait tué, d'un coup, l'amour de Ada.
Si Ada avait cru établir plus solidement par cet acte sa domination sur Christophe, cela prouvait, une fois de plus, son inintelligence grossière de celui qui l'aimait. La jalousie, qui attache les cœurs souillés, ne pouvait que révolter une nature jeune, orgueilleuse et pure, comme celle de Christophe. Mais ce qu'il ne pardonnait pas surtout, ce qu'il ne pardonnerait jamais, c'était que cette trahison n'était pas chez Ada le fait d'une passion, à peine d'un de ces caprices absurdes et dégradants, mais souvent irrésistibles, auxquels la raison féminine a peine quelquefois à ne pas céder. Non, -- il comprenait maintenant, -- c'était chez elle un désir secret de le dégrader, de l'humilier, de le punir de sa résistance morale, de sa foi ennemie, de le faire tomber au niveau commun, de le mettre à ses pieds, de se prouver à soi-même sa force malfaisante. Et il se demandait avec horreur : mais qu'est-ce donc que ce besoin de souiller, qui est chez la plupart, -- de souiller ce qui est pur en eux et dans les autres, -- ces âmes de pourceaux, qui goûtent une volupté à se rouler dans l'ordure, heureux quand il ne reste plus sur toute la surface de leur épiderme une seule place nette !...
Ada attendit deux jours que Christophe revînt. Puis elle commença à s'inquiéter, et lui envoya un billet caressant, où elle ne faisait allusion à rien de ce qui s'était passé. Christophe ne répondit même point. Il haïssait Ada d'une haine si profonde, qu'il n'avait même plus de mots pour l'exprimer. Il l'avait rayée de sa vie. Elle n'existait plus pour lui.
Christophe était délivré de Ada, mais il ne l'était pas de lui-même. C'était en vain qu'il tâchait de se faire illusion, et de revenir au calme chaste et fort du passé. On ne revient pas au passé. Il faut continuer sa route ; et il ne sert à rien de se retourner, sinon pour voir les lieux où l'on passa, les lointaines fumées du toit sous lequel on dormit, s'effaçant à l'horizon, dans la brume du souvenir. Mais rien ne nous éloigne davantage de nos âmes anciennes, que quelques mois de passion. Le chemin tourne brusquement, le paysage change ; il semble qu'on dise adieu, pour la dernière fois, à ce qu'on laisse derrière soi.
Christophe n'y pouvait consentir. Il tendait les bras vers le passé ; il s'obstinait à faire revivre son âme d'autrefois, seule et résignée. Mais elle n'existait plus. La passion est moins dangereuse par elle-même, que par les ruines qu'elle accumule. Christophe avait beau ne plus aimer, il avait beau, -- pour un moment, -- mépriser l'amour : il était marqué de sa griffe ; tout son être était pétri par lui ; il y avait dans son cœur un vide qu'il fallait remplir. À défaut de ce terrible besoin de tendresse et de plaisir, qui consume les êtres qui y ont une fois goûté, il fallait quelque autre passion, fût-ce la passion contraire : la passion du mépris, de l'orgueilleuse pureté, de la foi dans la vertu. -- Elles ne suffisaient pas, elles ne suffisaient plus à assouvir sa faim ; elles n'étaient qu'un aliment d'un instant. Sa vie était une suite de réactions violentes, -- des sauts d'un extrême à l'autre. Tantôt il la voulait ployer aux règles d'un ascétisme inhumain : ne mangeant plus, buvant de l'eau, se tuant le corps de marches, de fatigues, de veilles, se refusant tout plaisir. Tantôt il se persuadait que la force est la vraie morale chez les gens de sa sorte ; et il se lançait à la chasse de la joie. Dans l'un et l'autre cas, il était malheureux. Il ne pouvait plus être seul. Il ne pouvait plus ne plus l'être.
L'unique salut pour lui, c'eût été de trouver une vraie amitié, -- celle de Rosa peut-être : il s'y fût réfugié. Mais la brouille était complète entre les deux familles. Ils ne se voyaient plus. Une seule fois, Christophe avait rencontré Rosa. Elle sortait de la messe. Il avait hésité à l'aborder ; et elle, de son côté, avait fait, en le voyant, un mouvement pour venir à sa rencontre ; mais quand il voulut aller à elle, au travers du flot de fidèles qui descendaient les marches, elle détourna les yeux ; et quand il fut près d'elle, elle le salua froidement, et passa. Il sentait dans le cœur de la jeune fille un mépris intense et glacé. Et il ne sentait pas qu'elle l'aimait toujours, et eût voulu le lui dire ; mais elle se le reprochait, comme une faute et une sottise ; elle croyait Christophe mauvais et corrompu, plus loin d'elle que jamais. Ainsi ils se perdirent l'un l'autre pour toujours. Et ce fut peut-être un bien, pour l'un comme pour l'autre. En dépit de sa bonté, elle n'était pas assez vivante pour le comprendre. En dépit de son besoin d'affection et d'estime, il eût étouffé dans une vie médiocre et renfermée, sans joie, sans peine, et sans air. Ils eussent souffert tous deux. Ils eussent souffert tous deux de se faire souffrir. La mauvaise chance qui les sépara, fut donc, en fin de compte, une bonne chance, peut-être, comme il arrive souvent, -- comme il arrive toujours, -- à ceux qui sont forts et qui durent.
Mais, sur l'instant, ce fut une grande tristesse et un grand malheur pour eux. Pour Christophe surtout. Cette intolérance de vertu, cette étroitesse de cœur, qui parfois semble priver totalement d'intelligence ceux qui en ont le plus, et de bonté ceux qui sont les meilleurs, l'irrita, le blessa, le rejeta pour protester dans une vie plus libre.
Au cours de ses flâneries avec Ada dans les guinguettes des environs, il avait fait connaissance avec quelques bons garçons, -- des bohêmes, dont l'insouciance et la liberté de façons ne lui avait pas trop déplu. Un d'entre eux, Friedemann, musicien comme lui, organiste, d'une trentaine d'années, ne manquait pas d'esprit, et connaissait bien son métier, mais il était d'une paresse incurable, et plutôt que de faire le moindre effort pour sortir de sa médiocrité, il se fût laissé mourir de faim, sinon peut-être de soif. Il se consolait de son indolence, en disant du mal de ceux qui s'agitent dans la vie, Dieu sait pourquoi ; et ses railleries, un peu lourdes, ne laissaient point de faire rire. Plus libre que ses confrères, il ne craignait pas, -- bien timidement encore, avec des clignements d'yeux et des sous-entendus, -- de fronder les gens en place ; il était même capable de ne pas avoir en musique des opinions toutes faites, et de porter sournoisement un coup de pioche aux réputations usurpées des grands hommes du jour. Les femmes ne trouvaient pas grâce davantage devant lui ; il aimait, en plaisantant, à redire à leur propos un vieux mot de moine misogyne, dont Christophe goûtait, en ce moment, mieux que quiconque, l'âpreté :
« Femina mors animae ».
Dans son désarroi, Christophe trouva quelque distraction à causer avec Friedemann. Il le jugeait, il ne pouvait se plaire longtemps à cet esprit de persiflage vulgaire : ce ton de raillerie et de négation constante ne tardait pas à devenir irritant, et sentait l'impuissance ; mais il soulageait de la bêtise suffisante des Philistins. Tout en méprisant au fond son compagnon, Christophe ne pouvait plus se passer de lui. On les voyait toujours ensemble, attablés avec des personnages déclassés et douteux, de la société de Friedemann, et qui valaient encore moins cher que lui. Ils jouaient, ils péroraient, ils buvaient pendant des soirs entiers. Christophe se réveillait, tout à coup, au milieu de l'écœurante odeur de charcuterie et de tabac ; il regardait ceux qui l'entouraient, avec des yeux égarés : il ne les reconnaissait plus ; il pensait avec angoisse :
-- Où est-ce que je suis ? Qu'est-ce que ces gens ? Qu'ai-je à faire avec eux ?
Leurs propos et leurs rires lui donnaient la nausée. Mais il n'avait pas la force de les quitter : il avait peur de rentrer chez lui, de se retrouver seul, en face de son âme, de ses désirs et de ses remords. Il se perdait, il savait qu'il se perdait ; il cherchait, -- il voyait dans Friedemann, avec une lucidité cruelle, l'image dégradée de ce qu'il était, -- de ce qu'il serait, un jour ; et il traversait une phase de découragement et de dégoût tels, qu'au lieu d'être réveillé par cette menace, elle achevait de l'abattre.
Il se fût perdu, s'il avait pu l'être. Par bonheur, il avait, comme les êtres de son espèce, un ressort, et un recours contre la destruction, que les autres n'ont pas : sa force d'abord, son instinct de vivre, de ne pas se laisser mourir, plus intelligent que son intelligence, plus fort que sa volonté. Et il avait aussi, à son insu, l'étrange curiosité de l'artiste, cette impersonnalité passionnée, que porte en lui tout être doué vraiment du pouvoir créateur. Il avait beau aimer, souffrir, se donner tout entier à toutes ses passions : il les voyait. Elles étaient en lui, mais elles n'étaient pas lui. Une myriade de petites âmes gravitaient obscurément en lui, vers un point fixe, inconnu et certain : tel, le monde planétaire qu'aspire dans l'espace un gouffre mystérieux. Cet état perpétuel de dédoublement inconscient se manifestait surtout dans les moments vertigineux, où la vie quotidienne s'endort, et où surgit des abîmes du sommeil et de la nuit le regard du sphinx, la face multiforme de l'Être. Surtout depuis un an, Christophe était obsédé par des rêves, où il sentait nettement, dans une même seconde, avec une illusion absolue, qu'il était à la fois plusieurs êtres différents, souvent lointains, séparés par des pays, par des mondes, par des siècles. Dans l'état de veille, Christophe en conservait le trouble hallucinant, sans avoir le souvenir de ce qui l'avait causé. C'était comme la fatigue d'une idée fixe disparue, dont la trace persiste, sans qu'on puisse la comprendre. Mais tandis que son âme se débattait douloureusement dans le réseau des jours, une autre âme assistait en lui, attentive et sereine, à ces efforts désespérés. Il ne la voyait pas ; mais elle jetait sur lui la réverbération de sa lumière cachée. Cette âme était avide et joyeuse de tout sentir, de tout souffrir, d'observer et de comprendre ces hommes, ces femmes, cette terre, cette vie, ces désirs, ces passions, ces pensées, même torturantes, même médiocres, même viles ; -- et cela suffisait à leur communiquer un peu de sa lumière, à sauver Christophe du néant. Elle lui faisait sentir que -- il ne savait comment -- il n'était pas seul tout à fait. Cet amour de tout être et de tout connaître, cette seconde âme, opposait son rempart aux passions destructrices.
Mais si elle suffisait à lui maintenir la tête au dessus de l'eau, elle ne lui permettait pas d'en sortir avec ses seules forces. Il ne parvenait pas à voir clairement en soi, à se maîtriser et à se recueillir. Tout travail lui était impossible. Il traversait une crise intellectuelle, la plus féconde de sa vie : -- toute sa vie future y était déjà en germe ; -- mais cette richesse intime ne se traduisait, pour le moment, que par des extravagances ; et les effets immédiats d'une telle surabondance ne différaient pas de ceux de la stérilité la plus indigente. Christophe était submergé par sa vie. Toutes ses forces avaient subi une formidable poussée, et grandi trop vite, toutes à la fois, tout d'un coup. Sa volonté seule n'avait pas grandi aussi vite ; et elle était affolée par cette foule de monstres. La personnalité craquait de toutes parts. De ce tremblement de terre, de ce cataclysme intérieur, les autres ne voyaient rien. Christophe lui-même ne voyait que son impuissance à vouloir, à créer, et à être. Désirs, instincts, pensées sortaient les uns après les autres, comme des nuages de soufre des fissures d'un volcan ; et il se demandait toujours :
-- Et maintenant, que sortira-t-il ? Qu'adviendra-t-il de moi ? Sera-ce toujours ainsi, ou sera-ce tout à fait fini ? Ne serai-je rien, jamais ?
Et voici que surgissaient maintenant les instincts héréditaires, les vices de ceux qui avaient été avant lui. -- Il s'enivra.
Il rentrait à la maison, sentant le vin, riant, accablé.
La pauvre Louisa le regardait, soupirait, ne disait rien, et priait.
Mais, un soir qu'il sortait d'un cabaret., aux portes de la ville, il aperçut sur la route, à quelques pas devant lui, l'ombre falote de l'oncle Gottfried, son ballot sur le dos. Depuis des mois, le petit homme n'était pas revenu au pays, et ses absences se faisaient toujours plus longues. Christophe le héla, tout heureux. Gottfried, courbé sous son fardeau, se retourna ; il regarda Christophe, qui se livrait à une mimique extravagante, et il s'assit sur une borne pour l'attendre. Christophe, la figure animée, s'approcha, en exécutant une sorte de gambade, et il secoua la main de l'oncle avec de grandes démonstrations d'affection. Gottfried le regarda longuement, puis il dit :
-- Bonjour, Melchior.
Christophe crut que l'oncle se trompait, et il éclata de rire.
-- Le pauvre homme baisse, pensa-t-il, il perd la mémoire.
Gottfried avait en effet l'air vieilli, ratatiné, rapetissé, rabougri ; il respirait d'un petit souffle pénible et court. Christophe continuait à pérorer. Gottfried remonta son ballot sur ses épaules, et se remit silencieusement en marche. Ils revinrent, côte à côte, Christophe gesticulant et parlant à tue-tête, Gottfried toussotant, se taisant. Et comme Christophe l'interpellait, Gottfried l'appela encore Melchior. Cette fois, Christophe lui demanda.
-- Ah çà ! qu'est-ce que tu as à m'appeler Melchior ? Je m'appelle Christophe, tu le sais bien. As-tu, oublié mon nom ?
Gottfried, sans s'arrêter, leva les yeux vers lui, le regarda, secoua la tête, et dit froidement :
-- Non, tu es Melchior, je te reconnais bien.
Christophe s'arrêta, atterré. Gottfried continuait de trottiner, Christophe le suivit, sans répliquer. Il était dégrisé. En passant près de la porte d'un café-concert, il alla aux mornes glaces qui reflétaient les becs de gaz de l'entrée et les pavés déserts, il se regarda : il reconnut Melchior. Il rentra, bouleversé.
Il passa la nuit, -- une nuit d'angoisse, -- à s'interroger, à se fouiller l'âme. Il comprenait maintenant. Oui, il reconnaissait les instincts et les vices qui avaient levé en lui : ils lui faisaient horreur. Il songea à la veillée funèbre, auprès de Melchior mort, aux engagements pris, et il repassa en revue sa vie, depuis : il les avait tous trahis. Qu'avait-il fait depuis un an ? Qu'avait-il fait pour son Dieu, pour son art, pour son âme ? Qu'avait-il fait pour son éternité ? Pas un jour qui n'eût été perdu, gâché, souillé. Pas une œuvre, pas une pensée, pas un effort durable. Un chaos de désirs se détruisant l'un l'autre. Vent, poussière, néant... Que lui avait servi de vouloir ? Il n'avait rien fait de ce qu'il avait voulu. Il avait fait le contraire de ce qu'il avait voulu. Il était devenu ce qu'il ne voulait pas être : voilà le bilan de sa vie.
Il ne se coucha point. Vers six heures du matin, il faisait nuit encore, -- il entendit Gottfried qui se préparait à partir. -- Car Gottfried n'avait pas voulu s'arrêter davantage. En passant par la ville, il était venu, suivant son habitude, embrasser sa sœur et son neveu : mais il avait annoncé que, le lendemain matin, il se remettrait en marche.
Christophe descendit. Gottfried vit sa figure blême, creusée par une nuit de douleur. Il lui sourit affectueusement, et lui demanda s'il voulait l'accompagner un peu. Ils sortirent ensemble, avant l'aube. Ils n'avaient pas besoin de parler : ils se comprenaient. En passant près du cimetière, Gottfried dit :
-- Entrons, veux-tu ?
Jamais il ne manquait de faire visite à Jean-Michel et à Melchior, quand il venait au pays. Christophe n'était pas entré là depuis un an. Gottfried s'agenouilla devant la fosse de Melchior, et dit :
-- Prions, pour qu'ils dorment bien, et qu'ils ne nous tourmentent pas.
Sa pensée était un mélange de superstitions étranges et de clair bon sens : elle surprenait parfois Christophe ; mais cette fois, il ne la comprit que trop. Ils ne dirent rien de plus, jusqu'à ce qu'ils fussent sortis du cimetière.
Comme ils avaient refermé la grille gémissante, et suivaient, le long du mur, dans les champs frileux qui s'éveillaient, le petit sentier qui passait sous les cyprès des tombes, d'où la neige s'égouttait, Christophe se mit à pleurer :
-- Ah ! oncle, dit-il, que je souffre !
Il n'osait lui parler de l'épreuve qu'il avait faite de l'amour, par une peur bizarre de gêner ou de blesser Gottfried ; mais il parla de sa honte, de sa médiocrité, de sa lâcheté, de ses engagements violés.
-- Oncle, que faire ? J'ai voulu, j'ai lutté ; et, après un an, je suis au même point qu'avant. Même pas ! J'ai reculé. Je ne suis bon à rien, je ne suis bon à rien ! J'ai perdu ma vie, je me suis parjuré !...
Ils montaient la colline au-dessus de la ville. Gottfried dit avec bonté :
-- Ce n'est pas la dernière fois, mon petit. On ne fait pas ce qu'on veut. On veut, et on vit : cela fait deux. Il faut se consoler. L'essentiel, vois-tu, c'est de ne pas se lasser de vouloir et de vivre. Le reste ne dépend pas de nous.
Christophe répétait avec désespoir :
-- Je me suis parjuré !
-- Entends-tu ? dit Gottfried...
(Les coqs chantaient dans la campagne.)
-- Ils chantaient aussi pour un autre qui s'est parjuré. Ils chantent pour chacun de nous, chaque matin.
-- Un jour viendra, dit Christophe amèrement, où ils ne chanteront plus pour moi... Un jour sans lendemain. Et qu'aurai-je fait de ma vie ?
-- Il y a toujours un lendemain, dit Gottfried.
-- Mais que faire s'il ne sert à rien de vouloir ?
-- Veille et prie.
-- Je ne crois plus.
Gottfried sourit :
-- Tu ne vivrais pas, si tu ne croyais pas. Chacun croit. Prie.
-- Prier quoi ?
Gottfried lui montra le soleil, qui paraissait dans l'horizon rouge et glacé :
-- Sois pieux devant le jour qui se lève. Ne pense pas à ce qui sera dans un an, dans dix ans. Pense à aujourd'hui. Laisse tes théories. Toutes les théories, vois-tu, même celles de vertu, sont mauvaises, sont sottes, font le mal. Ne violente pas la vie. Vis aujourd'hui. Sois pieux envers chaque jour. Aime-le, respecte-le, ne le flétris pas surtout, ne l'empêche pas de fleurir, Aime-le, même quand il est gris et triste, comme aujourd'hui. Ne t'inquiète pas. Vois. C'est l'hiver maintenant. Tout dort. La bonne terre se réveillera. Il n'y a qu'à être une bonne terre, et patiente comme elle. Sois pieux. Attends. Si tu es bon, tout ira bien. Si tu ne l'es pas, si tu es faible, si tu ne réussis pas, eh bien, il faut encore être heureux ainsi. C'est sans doute que tu ne peux davantage. Alors, pourquoi vouloir plus ? Pourquoi te chagriner de ce que tu ne peux pas faire ? Il faut faire ce qu'on peut... Als ich kann.
-- C'est trop peu, dit Christophe, on faisant la grimace.
Gottfried rit amicalement :
-- C'est plus que personne ne fait. Tu es un orgueilleux. Tu veux être un héros. C'est pour cela que tu ne fais que des sottises... Un héros !... Je ne sais pas trop ce que c'est ; mais, vois-tu, j'imagine : un héros, c'est celui qui fait ce qu'il peut. Les autres ne le font pas.
-- Ah ! soupira Christophe, à quoi bon vivre alors ? Cela n'en vaut pas la peine. Il y a pourtant des gens qui disent que « vouloir c'est pouvoir » !...
Gottfried rit de nouveau, doucement :
-- Oui ?... Eh bien, ce sont de grands menteurs, mon petit. Ou ils ne veulent pas grand'chose...
Ils étaient arrivés au sommet de la colline. Ils s'embrassèrent affectueusement. Le petit colporteur s'en alla, de son pas fatigué. Christophe resta, pensif, le regardant s'éloigner. Il se redisait le mot de l'oncle :
-- Als ich kann (Comme je peux).
Et il sourit, pensant :
-- Oui... Tout de même... C'est assez.
Il revint vers la ville. La neige durcie craquait sons ses souliers. La bise aigre d'hiver faisait tressaillir, sur la colline, les branches nues des arbres rabougris. Elle rougissait ses joues, elle brûlait sa peau, elle fouettait son sang. Les toits rouges des maisons, en bas, riaient au soleil éclatant et froid. L'air était fort et dur. La terre glacée semblait jubiler d'une âpre allégresse. Le cœur de Christophe était comme elle. Il pensait :
-- Je me réveillerai aussi.
Il avait encore des larmes aux yeux. Il les essuya du revers de sa main, et regarda en riant le soleil qui s'enfonçait sous un rideau de vapeurs. Les nuées, lourdes de neige, passaient au-dessus de la ville, fouettées par la bourrasque. Il leur fit un pied de nez. Le vent glacial soufflait...
-- Souffle, souffle !... Fais ce que tu veux de moi ! Emporte-moi !... Je sais bien où j'irai.
Libre !... Libre des autres et de soi !... Le réseau de passions, qui le liaient depuis un an, venait brusquement de se rompre. Comment ? Il n'en savait rien. Les mailles avaient cédé à la poussée de son être. C'était une de ces crises de croissance, où les natures robustes déchirent violemment l'enveloppe morte d'hier, l'âme ancienne où elles étouffent.
Christophe respirait à pleins poumons, sans bien comprendre ce qui était arrivé. Un tourbillon de bise glacée s'engouffrait sous la grande porte de la ville, quand il rentra, venant d'accompagner Gottfried. Les gens baissaient la tête contre l'ouragan. Les filles allant à l'ouvrage luttaient avec dépit contre le vent qui se jetait dans leurs jupes ; elles s'arrêtaient pour souffler, le nez et les joues rouges, l'air rageur ; elles avaient envie de pleurer. Christophe riait de joie. Il ne pensait pas à la tourmente. Il pensait à l'autre tourmente, dont il venait de sortir. Il regardait le ciel d'hiver, la ville enveloppée de neige, les gens qui passaient en luttant ; il regardait autour de lui, en lui : rien ne le liait plus à rien. Il était seul... Seul ! Quel bonheur d'être seul, d'être à soi ! Quel bonheur d'avoir échappé à ses chaînes, à la torture de ses souvenirs, à l'hallucination des figures aimées et détestées ! Quel bonheur de vivre enfin, sans être la proie de la vie, d'être devenu son maître !...
Il rentra dans sa maison, blanc de neige. Il se secoua gaiement, comme un chien. En passant près de sa mère, qui balayait le corridor, il l'enleva de terre, avec des cris inarticulés et affectueux, comme on en dit aux petits enfants. La vieille Louisa se débattait dans les bras de son fils, mouillé de neige qui fondait ; et elle l'appela : « gros bête ! » en riant d'un bon rire enfantin.
Il monta dans sa chambre, quatre à quatre. Il pouvait à peine se voir dans sa petite glace, tant le jour était sombre. Mais son cœur jubilait. Sa chambre étroite et basse, où il avait peine à remuer, lui semblait un royaume. Il ferma la porte à clef, et rit de contentement. Enfin, il allait se retrouver ! Depuis combien de temps s'était-il perdu ! Il avait hâte de se plonger dans sa pensée. Elle lui apparaissait comme un grand lac qui se fondait au loin dans la brume dorée. Après une nuit de fièvre, il se tenait au bord, les jambes baignées par la fraîcheur de l'eau, le corps caressé par la brise d'un matin d'été. Il se jeta à la nage ; il ne savait où il allait, et peu lui importait : c'était la joie de nager au hasard. Il se taisait, riant, écoutant les mille bruits de son âme ; elle fourmillait d'êtres. Il n'y distinguait rien, la tête lui tournait ; il n'éprouvait qu'un bonheur éblouissant. Il jouit de sentir ces forces inconnues ; et, remettant paresseusement à plus tard de faire l'essai de son pouvoir, il s'engourdit dans l'orgueilleuse ivresse de cette floraison intérieure qui, comprimée depuis des mois, éclatait comme un printemps soudain.
Sa mère l'appelait à déjeuner. Il descendit la tête étourdie, ainsi qu'après une journée au grand air ; une telle joie rayonnait en lui que Louisa lui demanda ce qu'il avait. Il ne répondit pas ; il la prit par la taille et la força à faire un tour de danse autour de la table, où la soupière fumait. Louisa, essoufflée, cria qu'il était fou ; puis elle frappa des mains :
-- Mon Dieu ! fit-elle, inquiète. Je parie qu'il est de nouveau amoureux !
Christophe éclata de rire. Il lança sa serviette en l'air :
-- Amoureux !... s'écria-t-il. Ah ! bon Dieu !... Non, non ! c'est assez ! Tu peux être tranquille. C'est fini, fini, pour toute la vie fini !... Ouf !
Il but un grand verre d'eau.
Louisa le regardait rassurée, hochait la tête, souriait :
-- Beau serment d'ivrogne ! dit-elle. Il y en a pour jusqu'au soir.
-- C'est toujours cela de gagné, répondit-il, de bonne humeur.
-- Bien sûr ! fit-elle. Alors, qu'est-ce que tu as qui te rend si content ?
-- Je suis content. Voilà !
Les coudes sur la table, assis en face d'elle, il voulut lui conter tout ce qu'il ferait plus tard. Elle l'écoutait avec un affectueux scepticisme, et lui faisait remarquer doucement que la soupe refroidissait. Il savait qu'elle n'entendait pas ce qu'il disait : mais il n'en avait cure : c'était pour lui-même qu'il parlait.
Ils se regardaient en souriant : lui, parlant ; elle, n'écoutant guère. Bien qu'elle fût fière de son fils, elle n'attachait pas grande importance à ses projets artistiques ; elle pensait : « Il est heureux : c'est l'essentiel. » -- Tout en se grisant de ses discours, il regardait la chère figure de sa mère, avec son fichu noir sévèrement serré autour de la tête, ses cheveux blancs, ses yeux jeunes qui le couvaient d'amour, son beau calme indulgent. Il lisait toutes ses pensées en elle. Il lui dit, en plaisantant :
-- Cela t'est bien égal, hein ? tout ce que je te raconte ? Elle protesta faiblement :
-- Mais non, mais non !
Il l'embrassa :
-- Mais si, mais si ! Va, ne t'en défends pas. Tu as raison. Aime-moi seulement. Je n'ai pas besoin qu'on me comprenne, -- ni toi, ni personne. Je n'ai plus besoin de personne, ni de rien, maintenant : j'ai tout en moi...
-- Allons, fit Louisa, le voilà avec une autre folie, à présent !... Enfin, puisqu'il lui en faut une, j'aime encore mieux celle-là.
Bonheur délicieux de se laisser flotter sur le lac de sa pensée !... Couché au fond d'une barque, le corps baigné de soleil, le visage baisé par le petit air frais qui court à la surface de l'eau, il s'endort, suspendu sur le ciel. Sous son corps étendu, sous la barque balancée, il sent l'onde profonde ; sa main nonchalamment y plonge. Il se soulève ; et, le menton appuyé sur le rebord du bateau, comme quand il était enfant, il regarde passer l'eau. Il voit des miroitements d'être étranges, qui filent comme des éclairs... D'autres, d'autres encore... Jamais ils ne sont les mêmes. Il rit au spectacle fantastique qui se déroule en lui ; il rit à sa pensée ; il n'a pas le besoin de la fixer. Choisir, pourquoi choisir dans ces milliers de rêves ? Il a bien le temps !... Plus tard !... Quand il voudra, il n'aura qu'à jeter ses filets, pour retirer les monstres qu'il voit luire dans l'eau. Il les laisse passer... Plus tard !...
La barque flotte au gré du vent tiède et du courant insensible. Il fait doux, soleil, et silence.
Languissamment enfin, il laisse tomber les filets. Penché sur l'eau qui grésille, il les suit du regard, jusqu'à ce qu'ils aient disparu. Après quelques minutes de torpeur, il les ramène sans hâte ; à mesure qu'il les tire, ils deviennent plus lourds ; au moment de les sortir, il s'arrête pour prendre haleine. Il sait qu'il tient sa proie, il ne sait quelle est sa proie ; il prolonge le plaisir de l'attente.
Enfin, il se décide : les poissons aux cuirasses irisées apparaissent hors de l'eau ; ils se tordent comme un nid de serpents. Il les regarde curieusement, il les remue du doigt ; il veut prendre les plus beaux, un instant, dans sa main ; mais à peine les a-t-il sortis de l'eau que leurs nuances pâlissent, ils se fondent entre ses doigts. Il les rejette dans l'eau, et recommence à pêcher. Il est plus avide de voir, l'un après l'autre, tous les rêves qui s'agitent en lui, que d'en garder aucun : ils lui semblent plus beaux, quand ils flottent librement dans le lac transparent...
Il en pêchait de toutes sortes, tous plus extravagants les uns que les autres. Depuis des mois que les idées s'amassaient, sans qu'il en tirât parti, il crevait de richesses à dépenser. Mais tout était pêle-mêle : sa pensée était un capharnaüm, un bric-à-brac de juif, où étaient empilés dans la même chambre des objets rares, des étoffes précieuses, des ferrailles, des guenilles. Il ne savait pas distinguer ce qui avait le plus de prix : tout l'amusait également. C'étaient des frôlements d'accords, des couleurs qui sonnaient comme des cloches, des harmonies qui bourdonnaient comme des abeilles, des mélodies souriantes, comme des lèvres amoureuses. C'étaient des visions de paysages, des figures, des passions, des âmes, des caractères, des idées littéraires, des idées métaphysiques. C'étaient de grands projets, énormes et impossibles, des tétralogies, des décalogies, ayant la prétention de tout peindre en musique et embrassant des mondes. Et c'étaient, le plus souvent, des sensations obscures et fulgurantes, évoquées subitement par un rien, un son de voix, une personne qui passait dans la rue, le clapotement de la pluie, un rythme intérieur. -- Beaucoup de ces projets n'avaient d'autre existence que le titre ; la plupart se réduisaient à un ou deux traits, pas plus : c'était assez. Comme les très jeunes gens, il croyait avoir créé ce qu'il rêvait de créer.
Mais il était trop vivant pour se satisfaire longtemps de ces fumées. Il se lassa d'une possession illusoire, il voulut saisir ses rêves. -- Par lequel commencer ? Ils lui paraissaient tous aussi importants l'un que l'autre. Il les tournait et les retournait ; il les rejetait, il les reprenait... Non, il ne les reprenait plus : ce n'étaient plus les mêmes, ils ne se laissaient pas attraper deux fois ; constamment, ils changeaient ; ils changeaient dans ses mains, sous ses yeux, tandis qu'il les regardait. Il fallait se hâter ; et il ne le pouvait point : il était confondu par sa lenteur au travail. Il eût voulu tout faire en un jour, et il avait une difficulté terrible à exécuter le moindre ouvrage. Le pire était qu'il s'en dégoûtait, quand il était encore au commencement. Ses rêves passaient, et il passait lui-même ; tandis qu'il faisait une chose, il regrettait de n'en pas faire une autre. Il semblait qu'il lui suffît d'avoir fait choix d'un de ses beaux sujets, pour que le beau sujet ne l'intéressât plus. Ainsi, toutes ses richesses lui étaient inutiles. Ses pensées n'étaient vivantes qu'à la condition qu'il n'y touchât point : tout ce qu'il réussissait à atteindre était déjà mort. Le supplice de Tantale : à portée de sa main, des fruits qui devenaient pierre, aussitôt qu'il les prenait ; près de ses lèvres, une eau fraîche, qui fuyait quand il se baissait vers elle.
Pour apaiser sa soif, il voulut se désaltérer aux sources qu'il avait conquises, à ses œuvres anciennes... La dégoûtante boisson ! À la première gorgée, il la recracha on jurant. Quoi ! cette eau tiède, cette musique insipide, c'était là sa musique ? -- Il relut la suite de ses compositions. Cette lecture l'atterra : il n'y comprenait plus rien, il ne comprenait même plus comment il avait pu les écrire. Il rougissait. Une fois, il lui arriva, après une page plus niaise que les autres, de se retourner pour voir s'il n'y avait personne dans la chambre, et d'aller se cacher la figure dans son oreiller, comme un enfant qui a honte. D'autres fois, le ridicule de ses œuvres lui semblait si bouffon qu'il oubliait qu'elles étaient de lui...
-- Ah ! l'idiot ! criait-il, en se tordant de rire.
Mais rien ne l'affectait plus que les compositions où il avait prétendu exprimer des sentiments passionnés : chagrins ou joies d'amour. Il bondissait sur sa chaise, à coups de poing, et se frappait la tête, en hurlant de colère ; il s'apostrophait grossièrement, il se traitait de cochon, de triple gueux, de foutue bête et de paillasse. Il en avait pour quelque temps à égrener son chapelet. À la fin, il allait se planter devant sa glace, tout rouge d'avoir crié ; il s'empoignait le menton, et il disait :
-- Regarde, regarde, crétin, ta gueule d'âne ! Je t'apprendrai à mentir, chenapan ! À l'eau, monsieur, à l'eau !
Il s'enfonçait la figure dans sa cuvette ; et il la maintenait sous l'eau, jusqu'à ce qu'il étouffât. Quand il sortait de là, écarlate, les yeux hors de la tête, et soufflant comme un phoque, il allait précipitamment à sa table, sans prendre la peine d'éponger l'eau qui ruisselait autour de lui ; il saisissait les compositions maudites, et il les déchirait avec rage, en grognant :
-- Tiens, canaille !... Tiens, tiens, tiens !...
Alors, il était soulagé.
Ce qui l'exaspérait surtout dans ces œuvres, c'était leur mensonge. Rien de senti. Une phraséologie apprise par cœur, une rhétorique d'écolier : il parlait de l'amour, comme un aveugle des couleurs ; il en parlait par ouï-dire, en répétant les niaiseries courantes. Et non seulement l'amour, mais toutes les passions lui avaient servi de thèmes à des déclamations. -- Pourtant, il s'était toujours efforcé d'être sincère. Mais il ne suffit pas de vouloir être sincère : il faut pouvoir l'être ; et comment le serait-on, quand on ne connaît encore rien de la vie ? Ce qui venait de lui dévoiler la fausseté de ces œuvres, ce qui avait creusé brusquement un fossé entre lui et son passé, c'était l'épreuve des six derniers mois. Il était sorti des fantômes ; il possédait maintenant une mesure réelle, à laquelle il pouvait rapporter ses pensées, pour en juger le degré de vérité ou de mensonge.
Le dégoût que lui inspirèrent ses compositions anciennes, produites sans passion, fit qu'avec son exagération coutumière il décida de ne plus rien écrire, qu'il ne fût contraint d'écrire par une nécessité passionnée ; et, laissant là sa poursuite aux idées il jura de renoncer pour toujours à la musique, si la création ne s'imposait, à coups de tonnerre.
Il parlait ainsi, parce qu'il savait bien que l'orage venait. Le tonnerre tombe où il veut, et quand il veut. Mais les sommets l'attirent. Certains lieux -- certaines âmes -- sont des nids d'orages : ils les créent ou les aspirent de tous les points de l'horizon ; et, de même que certains mois de l'année, certains âges de la vie sont si saturés d'électricité que les coups de foudre s'y produisent -- sinon à volonté -- du moins à l'heure attendue.
L'être tout entier se tend. Pendant des jours, des jours, l'orage se prépare. Une ouate brûlante tapisse le ciel blanc. Pas un souffle. L'air immobile fermente, semble bouillir. La terre se tait, écrasée de torpeur. Le cerveau bourdonne de fièvre : toute la nature attend l'explosion de la force qui s'amasse, le choc du marteau qui se lève pesamment, pour retomber d'un coup sur l'enclume des nuées. De grandes ombres sombres et chaudes passent : un vent de feu se lève ; les nerfs frémissent comme des feuilles... Puis, le silence retombe. Le ciel continue de couver la foudre.
Il y a à cette attente une angoisse voluptueuse. Malgré le malaise qui vous oppresse, on sent passer dans ses veines le feu qui brûle l'univers. L'âme soûle bouillonne dans la fournaise, comme le raisin dans la cuve. Des milliers de germes de vie et de mort la travaillent. Qu'en sortira-t-il ?... La femme enceinte, elle se tait, le regard perdu en elle ; anxieuse, elle écoute le tressaillement de ses entrailles, et elle pense : « Que naîtra-t-il de moi ? »...
Quelquefois, l'attente est vaine. L'orage se dissipe, sans avoir éclaté ; et l'on se réveille, la tête lourde, déçu, énervé, écœuré, Mais c'est partie remise : il éclatera ; si ce n'est aujourd'hui, ce sera demain ; plus il aura tardé, plus il sera violent...
Le voici !... Les nuages ont surgi de toutes les retraites de l'être. Masses épaisses d'un bleu noir, que déchirent les saccades frénétiques des éclairs, ils s'avancent d'un vol vertigineux et lourd, cernant l'horizon de l'âme, et brusquement rabattant leurs deux ailes sur le ciel étouffé éteignant la lumière. Heure de folie !... Les Éléments exaspérés, déchaînés de la cage où les tiennent enfermés les Lois qui assurent l'équilibre de l'esprit et l'existence des choses, règnent, informes et colossaux, dans la nuit de la conscience. On sent qu'on agonise. On n'aspire plus à vivre On n'aspire plus qu'à la fin, à la mort qui délivre...
Et soudain, c'est l'éclair !
Christophe hurlait de joie.
Joie, fureur de joie, soleil qui illumine tout ce qui est et sera, joie divine de créer ! Il n'y a de joie que de créer. Il n'y a d'êtres que ceux qui créent. Tous les autres sont des ombres, qui flottent sur la terre, étrangers à la vie. Toutes les joies de la vie sont des joies de créer : amour, génie, action, -- flambées de force sorties de l'unique brasier. Ceux même qui ne peuvent trouver place autour du grand foyer : -- ambitieux, égoïstes et débauchés stériles, -- tâchent de se réchauffer à ses reflets décolorés.
Créer, dans l'ordre de la chair, ou dans l'ordre de l'esprit, c'est sortir de la prison du corps, c'est se ruer dans l'ouragan de la vie, c'est être Celui qui Est. Créer, c'est tuer la mort.
Malheur à l'être stérile, qui reste seul et perdu sur la terre, contemplant son corps desséché et la nuit qui est en lui, dont nulle flamme de vie ne sortira jamais ! Malheur à l'âme qui ne se sent point féconde, lourde de vie et d'amour comme un arbre en fleurs, au printemps ! Le monde peut la combler d'honneurs et de bonheurs ; il couronne un cadavre.
Quand Christophe était frappé par le jet de lumière, une décharge électrique lui parcourait le corps ; il tremblait de saisissement. C'était comme si, en pleine mer, en pleine nuit la terre apparaissait. Ou comme si, passant au milieu d'une foule, il recevait le choc de deux profonds yeux. Souvent, cela survenait après des heures de prostration où son esprit s'agitait dans le vide. Plus souvent encore, à des moments où il pensait à autre chose, causant ou se promenant. S'il était dans la rue, un respect humain l'empêchait de manifester trop bruyamment sa joie. Mais, à la maison, rien ne le retenait plus. Il trépignait ; il sonnait une fanfare de triomphe. Sa mère la connaissait bien, et elle avait fini par savoir ce que cela signifiait. Elle disait à Christophe qu'il était comme une poule qui vient de pondre.
Il était transpercé par l'idée musicale. Tantôt, elle avait la forme d'une phrase isolée et complète ; plus fréquemment, d'une grande nébuleuse enveloppant toute une œuvre : la structure du morceau, ses lignes générales se laissaient deviner au travers d'un voile, que lacéraient par places des phrases éblouissantes, se détachant de l'ombre avec une netteté sculpturale. Ce n'était qu'un éclair ; parfois, il en venait d'autres, coup sur coup : chacun illuminait d'autres coins de la nuit. Mais d'ordinaire, la force capricieuse, après s'être manifestée une fois, à l'improviste, disparaissait pour plusieurs jours dans ses retraites mystérieuses, en laissant derrière elle un sillon lumineux.
Cette jouissance de l'inspiration était si vive que Christophe prit le dégoût du reste. L'artiste d'expérience sait bien que l'inspiration est rare, et que c'est à l'intelligence d'achever l'œuvre de l'intuition ; il met ses idées sous le pressoir : il leur fait rendre jusqu'à la dernière goutte du suc divin qui les gonfle ; -- (et même, trop souvent, il les trempe d'eau claire.) -- Christophe était trop jeune et trop sûr de lui pour ne pas mépriser ces moyens. Il faisait le rêve impossible de ne rien produire qui ne fût entièrement spontané. S'il ne s'était aveuglé à plaisir, il n'aurait pas eu de peine à reconnaître l'absurdité de son dessein. Sans doute, il était alors dans une période d'abondance intérieure où il n'y avait nul interstice, par où le néant pût se glisser. Tout lui était un prétexte à cette fécondité intarissable : tout ce que voyaient ses yeux, tout ce qu'il entendait, tout ce que heurtait son être dans sa vie quotidienne, chaque regard, chaque mot, faisait lever dans l'âme des moissons de rêves. Dans le ciel sans bornes de sa pensée coulaient des millions d'étoiles. -- Et pourtant, même alors, il y avait des moments où tout s'éteignait d'un coup. Et bien que la nuit ne durât point, bien qu'il n'eût guère le temps de souffrir des silences prolongés de l'esprit, il n'était pas sans effroi de cette puissance inconnue, qui venait le visiter, le quittait, revenait, disparaissait... pour combien de temps, cette fois ? Reviendrait-elle jamais ? -- Son orgueil repoussait cette pensée, et disait : « Cette force, c'est moi. Du jour où elle ne sera plus, je ne serai plus : je me tuerai. » -- Il ne laissait pas de trembler ; mais c'était une jouissance de plus.
Toutefois, s'il n'y avait aucun danger, pour l'instant, que la, source tarît, Christophe pouvait se rendre compte déjà que jamais elle ne suffisait à alimenter une œuvre tout entière. Les idées s'offraient presque toujours à l'état brut : il fallait les dégager péniblement de la gangue. Et toujours elles se présentaient sans suite, par saccades ; pour les relier entre elles, il fallait y mêler un élément d'intelligence réfléchie et de volonté froide, qui forgeaient avec elles un être nouveau. Christophe était trop artiste pour ne point le faire ; mais il n'en voulait pas convenir ; il mettait de la mauvaise foi à se persuader qu'il se bornait à transcrire son modèle intérieur, quand il était forcé de le transformer plus ou moins pour le rendre intelligible. -- Bien plus : il arrivait qu'il en faussât entièrement le sens. Avec quelque violence que le frappât l'idée musicale, il lui eût été impossible souvent de dire ce qu'elle signifiait. Elle faisait irruption des souterrains de l'Être, bien au delà des frontières où commence la conscience ; et, dans cette Force toute pure, échappant aux mesures communes, la conscience ne parvenait à reconnaître aucune des préoccupations qui l'agitaient, aucun des sentiments humains qu'elle définit et qu'elle classe : joies, douleurs, ils étaient tous mêlés en une passion unique, et inintelligible, parce qu'elle était au-dessus de l'intelligence. Cependant, qu'elle la comprît ou non, l'intelligence avait besoin de donner un nom à cette force, de la rattacher à une des constructions logiques que l'homme maçonne infatigablement dans la ruche de son cerveau.
Ainsi, Christophe se convainquait -- il voulait se convaincre -- que l'obscure puissance qui l'agitait avait un sens précis, et que ce sens s'accordait avec sa volonté. Le libre instinct, jailli de l'inconscience profonde, était bon gré, mal gré, contraint à s'accoupler, sous le joug de la raison, avec des idées claires qui n'avaient aucun rapport avec lui... Telle œuvre n'était ainsi qu'une juxtaposition mensongère d'un de ces grands sujets que l'esprit de Christophe s'était tracés, et de ces forces sauvages qui avaient un tout autre sens, que lui-même ignorait.
Il allait à tâtons, tête baissée, emporté par les forces contradictoires qui s'entre-choquaient en lui, et jetant au hasard dans des œuvres incohérentes une vie fumeuse et puissante, qu'il ne savait pas exprimer, mais qui le pénétrait d'une joie orgueilleuse.
La conscience de sa vigueur nouvelle fit qu'il osa regarder en face pour la première fois tout ce qui l'entourait, tout ce qu'on lui avait appris à honorer, tout ce qu'il respectait sans l'avoir discuté ; -- et il le jugea aussitôt avec une liberté insolente. Le voile se déchira : il vit le mensonge allemand.
Toute race, tout art a son hypocrisie. Le monde se nourrit d'un peu de vérité et de beaucoup de mensonge. L'esprit humain est débile ; il s'accommode mal de la vérité pure ; il faut que sa religion, sa morale, sa politique, ses poètes, ses artistes, la lui présentent enveloppée de mensonges. Ces mensonges s'accommodent à l'esprit de chaque race ; ils varient de l'une à l'autre : ce sont eux qui rendent si difficile aux peuples de se comprendre, et qui leur rendent si facile de se mépriser mutuellement. La vérité est la même chez tous ; mais chaque peuple a son mensonge, qu'il nomme son idéalisme ; tout être l'y respire, de sa naissance à sa mort ; c'est devenu pour lui une condition de vie ; il n'y a que quelques génies qui peuvent s'en dégager, à la suite de crises héroïques, où ils se trouvent seuls, dans le libre univers de leur pensée.
Une occasion insignifiante révéla brusquement à Christophe le mensonge de l'art allemand. S'il ne l'avait point vu jusque-là, ce n'était pas faute de l'avoir toujours eu sous les yeux ; mais il en était trop près, il manquait de recul. Maintenant, la montagne lui apparaissait, parce qu'il s'en était éloigné.
Il était à un concert de la Städtische Tonhalle. Le concert avait lieu dans une vaste salle, occupée par dix ou douze rangées de tables de café, -- environ deux ou trois cents. Au fond, la scène, où se tenait l'orchestre. Autour de Christophe, des officiers sanglés dans leurs longues redingotes sombres, -- larges faces rasées, rouges, sérieuses et bourgeoises ; des dames qui causaient et riaient avec fracas, étalant un naturel exagéré ; de braves petites filles, qui souriaient en montrant toutes leurs dents ; et de gros hommes enfoncés dans leurs barbes et leurs lunettes, qui ressemblaient à de bonnes araignées aux yeux ronds. Ils se soulevaient à chaque verre pour porter une santé ; ils mettaient à cet acte un respect religieux ; leur visage et leur ton changeaient à ce moment : ils semblaient dire la messe, ils s'offraient des libations, ils buvaient le calice, avec un mélange de solennité et de bouffonnerie. La musique se perdait au milieu des conversations et des bruits de vaisselle. Cependant, tout le monde s'efforçait à parler et à manger bas. Le Herr Konzertmeister, grand vieux homme voûté, avec une barbe blanche qui lui pendait comme une queue au menton, et un long nez recourbé, muni de lunettes, avait l'air d'un philologue. -- Tous ces types étaient depuis longtemps familiers à Christophe. Mais il avait une tendance, ce jour-là, à les voir en caricatures. Il y a comme cela des jours où, sans raison apparente, le grotesque des êtres, qui, dans la vie ordinaire, passe inaperçu, nous saute aux yeux.
Le programme d'orchestre comprenait l'ouverture d'Egmont, une valse de Waldteufel, le Pèlerinage de Tannhäuser à Rome, l'ouverture des Joyeuses Commères de Nicolaï, la marche religieuse d'Athalie, et une fantaisie sur l'Étoile du Nord. L'orchestre joua avec correction l'ouverture de Beethoven, et la valse avec furie. Pendant le Pèlerinage de Tannhäuser, on entendait déboucher des bouteilles. Un gros homme, assis à la table voisine de Christophe, marquait la mesure des Joyeuses Commères, en minant Falstaff. Une dame âgée et corpulente, en robe bleu de ciel, avec une ceinture blanche, un pince-nez en or sur son nez écrasé, des bras rouges, et une vaste taille, chanta d'une voix puissante des Lieder de Schumann et de Brahms. Elle levait les sourcils, faisait les yeux en coulisse, battait des paupières, hochait la tête à droite, à gauche, souriait d'un large sourire figé dans sa face de lune, dépensait une mimique exagérée et qui eût risqué par moments d'évoquer le café-concert, sans la majestueuse honnêteté qui resplendissait en elle ; cette mère de famille jouait la petite folle, la jeunesse, la passion ; et la poésie de Schumann prenait vaguement ainsi une odeur fade de nursery. Le public était dans l'extase. -- Mais l'attention devint solennelle, quand parut la Société chorale « des hommes allemands du Sud » (Süddeutschen Männer Liedertafel), qui tour à tour susurrèrent et mugirent des morceaux d'orphéons, pleins de sensibilité. Ils étaient quarante qui chantaient comme quatre ; on eût dit qu'ils se fussent appliqués à effacer de leur exécution toute trace de style proprement choral : c'était une recherche de petits effets mélodiques, de petites nuances timides et pleurardes, de pianissimo expirants, avec de brusques sursauts tonitruants, comme des coups de grosse caisse ; un manque de plénitude et d'équilibre, un style doucereux ; on pensait à Bottom :
« Laissez-moi faire le lion. Je rugirai aussi doucement qu'une colombe à la becquée. Je rugirai à faire croire que c'est un rossignol. »
Christophe écoutait, depuis le commencement, avec une stupeur croissante. Rien de tout cela n'était nouveau pour lui. Il connaissait ces concerts, cet orchestre, ce public. Mais tout lui paraissait faux, brusquement. Tout : jusqu'à ce qu'il aimait le mieux, cette ouverture d'Egmont, dont le désordre pompeux et la correcte agitation le blessait, en cet instant, comme un manque de franchise. Sans doute, ce n'était pas Beethoven ni Schumann qu'il entendait, c'étaient leurs ridicules interprètes, c'était leur public ruminant, dont l'épaisse sottise se répandait autour des œuvres, comme une lourde buée. -- N'importe, il y avait dans les œuvres, même dans les plus belles, quelque chose d'inquiétant que Christophe n'y avait encore jamais senti... Quoi donc ? Il n'osait l'analyser, estimant sacrilège de discuter ses maîtres bien-aimés. Mais il avait beau ne pas vouloir voir : il avait vu. Et, malgré lui, il continuait de voir ; comme la Vergognosa de Pise, il regardait entre ses doigts.
Il voyait l'art allemand tout nu. Tous, -- les grands et les sots, -- étalaient leurs âmes avec une complaisance attendrie. L'émotion débordait, la noblesse morale ruisselait, le cœur se fondait en effusions éperdues ; les écluses étaient lâchées à la redoutable sensibilité germanique ; elle diluait l'énergie des plus forts, elle noyait les faibles sous ses nappes grisâtres : c'était une inondation ; la pensée allemande dormait au fond. Et quelle pensée, parfois, que celle d'un Mendelssohn, d'un Brahms, d'un Schumann, et, à leur suite, de cette légion de petits auteurs de Lieder emphatiques et pleurnicheurs ! Tout en sable. Point de roc. Une glaise humide et informe... Tout cela était si niais et si enfantin que Christophe ne pouvait croire que le public n'en fût pas frappé. Il regardait autour de lui ; mais il ne vit que des figures béates, convaincues à l'avance de la beauté de ce qu'ils entendaient et du plaisir qu'ils devaient y prendre. Comment se fussent-ils permis de juger par eux-mêmes ? Ils étaient pleins de respect pour ces noms consacrés. Que ne respectaient-ils point ? Ils étaient respectueux devant leur programme, devant leur verre à boire, devant eux-mêmes. On sentait que, mentalement, ils donnaient de « l'Excellence » à tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait à eux.
Christophe considérait alternativement le public et les œuvres : les œuvres reflétaient le public, le public reflétait les œuvres, comme une boule de jardin. Christophe sentait le rire le gagner, et il faisait des grimaces. Il se contenait pourtant. Mais quand « les hommes du Sud » vinrent chanter avec solennité l'Aveu rougissant d'une jeune fille amoureuse, Christophe n'y tint plus. Il éclata de rire. Des « chut ! » indignés s'élevèrent. Ses voisins le regardèrent avec effarement ; ces bonnes figures scandalisées le mirent en joie : il rit de plus belle, il rit, il pleurait de rire. Pour le coup, on se fâcha. On cria : « À la porte ! » Il se leva, et partit, en haussant les épaules, le dos secoué par un accès de fou rire. Cette sortie fit scandale. Ce fut le début des hostilités entre Christophe et sa ville.
À la suite de cette épreuve, Christophe, rentré chez lui, s'avisa de relire les œuvres des musiciens « consacrés ». Il fut consterné, en s'apercevant que certains des maîtres qu'il aimait le mieux avaient menti. Il s'efforça d'en douter, de croire qu'il se trompait. -- Mais non, il n'y avait pas moyen... Il était saisi de la somme de médiocrité et de mensonge qui constitue le trésor artistique d'un grand peuple. Combien peu de pages résistaient à l'examen !
Dès lors, ce ne fut plus qu'avec un battement de cœur qu'il aborda la lecture d'autres œuvres, qui lui étaient chères... Hélas ! Il était comme ensorcelé : partout, la même déconvenue ! À l'égard de certains maîtres, ce fut un déchirement de cœur ; c'était comme s'il perdait un ami bien-aimé, comme s'il s'apercevait soudain que cet ami en qui il avait mis sa confiance le trompait depuis des années. Il en pleurait. La nuit, il ne dormait plus ; il continuait de se tourmenter. Il s'accusait lui-même : est-ce qu'il ne savait plus juger ? Est-ce qu'il était devenu tout à fait idiot ?... Non, non, plus que jamais, il voyait la beauté rayonnante du jour, il sentait l'abondance généreuse de la vie : son cœur ne le trompait point...
Longtemps encore, il n'osa pas toucher à ceux qui étaient pour lui les meilleurs, les plus purs, le Saint des Saints. Il tremblait de porter atteinte à la foi qu'il avait en eux. Mais comment résister à l'impitoyable instinct d'une âme véridique, qui veut aller jusqu'au bout et voir les choses comme elles sont, quoi qu'on doive en souffrir ? -- Il ouvrit donc les œuvres sacrées, il fit donner la dernière réserve, la garde impériale... Dès les premiers regards il vit qu'elles n'étaient pas plus immaculées que les autres. Il n'eut pas le courage de continuer. À certains moments il s'arrêtait, il fermait le livre ; comme le fils de Noé, il jetait le manteau sur la nudité de son père...
Après, il restait abattu, au milieu de ces ruines. Il eût mieux aimé perdre un bras que ses saintes illusions. Son cœur était en deuil. Mais une telle sève était en lui que sa confiance dans l'art n'en fut pas ébranlée. Avec la présomption naïve du jeune homme, il recommençait la vie, comme si personne ne l'avait vécue avant lui. Dans la griserie de sa force neuve, il sentait -- non sans raison, peut-être -- qu'à peu d'exceptions près, il n'y a aucun rapport entre les passions vivantes et l'expression que l'art en a donnée. Mais il se trompait en pensant que lui-même était plus heureux ou plus vrai, quand il les exprimait. Comme il était plein de ses passions, il lui était aisé de les retrouver au travers de ce qu'il écrivait ; mais personne autre que lui ne les eût reconnues, sous le vocabulaire imparfait dont il les désignait. Beaucoup des artistes qu'il condamnait, étaient dans le même cas. Ils avaient eu et traduit des sentiments profonds : mais le secret de leur langue était mort avec eux.
Christophe n'était pas psychologue, il ne s'embarrassait pas de toutes ces raisons : ce qui était mort pour lui l'avait toujours été. Il révisait ses jugements sur le passé avec l'injustice féroce et assurée de la jeunesse. Il mettait à nu les plus nobles âmes, sans pitié pour leurs ridicules. C'était la mélancolie cossue, la fantaisie distinguée, le néant bien pensant de Mendelssohn. C'était la verroterie et le clinquant de Weber, sa sécheresse de cœur, son émotion cérébrale. C'était Liszt, père noble, écuyer de cirque, néo classique et forain, mélange à doses égales de noblesse réelle et de noblesse fausse, d'idéalisme serein et de virtuosité dégoûtante. C'était Schubert, englouti sous sa sensibilité, comme sous des kilomètres d'eau transparente et fade. Les vieux des âges héroïques, les demi-dieux, les Prophètes, les Pères de l'Église, n'étaient pas épargnés. Même le grand Sébastien, l'homme trois fois séculaire, qui portait en lui le passé et l'avenir, -- Bach, -- n'était pas pur de tout mensonge, de toute niaiserie de la mode, de tout bavardage d'école. Cet homme qui avait vu Dieu semblait parfois à Christophe d'une religion insipide et sucrée, style jésuite, rococo. On trouvait dans ses Cantates des airs de langueur amoureuse et dévote -- (des dialogues de l'me qui coquette avec Jésus), -- Christophe en était écœuré : il croyait voir des chérubins joufflus, faisant des ronds de jambe. Puis, il avait le sentiment que le génial Cantor écrivait dans sa chambre close : cela sentait le renfermé ; il n'y avait pas dans sa musique cet air fort du dehors qui souffle chez d'autres, moins grands musiciens peut-être, mais plus grands hommes, -- plus hommes tels Beethoven, ou Haendel. Ce qui le blessait aussi chez les classiques, c'était leur manque de liberté : presque tout dans leurs œuvres était « construit ». Tantôt une émotion était amplifiée par tous les lieux communs de la rhétorique musicale, tantôt c'était un simple rythme, un dessin ornemental, répété, retourné, combiné en tous sens, d'une façon mécanique. Ces constructions symétriques et rabâcheuses -- sonates et symphonies -- exaspéraient Christophe, peu sensible, en ce moment, à la beauté de l'ordre, des plans vastes et bien conçus. Elles lui semblaient l'œuvre de maçons plutôt que de musiciens.
Il ne faudrait pas croire qu'il en fût moins sévère pour les romantiques. Chose curieuse, il n'y avait pas de musiciens qui l'irritassent davantage que ceux qui avaient prétendu être le plus libres, le plus spontanés, le moins constructeurs, -- ceux qui, comme Schumann, avaient versé, goutte à goutte, dans leurs innombrables petites œuvres, leur vie tout entière. Il s'acharnait contre eux avec d'autant plus de colère qu'il reconnaissait en eux son âme adolescente et toutes les niaiseries qu'il s'était juré d'en arracher. Certes, le candide Schumann ne pouvait être taxé de fausseté : il ne disait presque jamais rien qu'il n'eût vraiment senti. Mais, justement, son exemple amenait Christophe à comprendre que la pire fausseté de l'art allemand n'était pas quand ses artistes voulaient exprimer des sentiments qu'ils ne sentaient point, mais bien plutôt quand ils voulaient exprimer des sentiments qu'ils sentaient -- et qui étaient faux. La musique est un miroir implacable de l'âme. Plus un musicien allemand est naïf et de bonne foi, plus il montre les faiblesses de l'âme allemande, son fond incertain, sa sensibilité molle, son manque de franchise son idéalisme un peu sournois, son incapacité à se voir soi-même, à oser se voir en face. Ce faux idéalisme était la plaie, même des plus grands, de Wagner. En relisant ses œuvres, Christophe grinçait des dents. Lohengrin lui paraissait d'un mensonge à hurler. Il haïssait cette chevalerie de pacotille, cette bondieuserie hypocrite, ce héros sans peur et sans cœur, incarnation d'une vertu égoïste et froide qui s'admire et qui s'aime avec prédilection. Il le connaissait trop, il l'avait vu dans la réalité, ce type de pharisien allemand bellâtre impeccable et dur en adoration devant sa propre image à la divinité de laquelle il n'a point de peine à sacrifier les autres. Le Hollandais Volant l'accablait de sa sentimentalité massive et de son morne ennui. Les barbares décadents de la Tétralogie étaient, en amour, d'une fadeur écœurante. Siegmund enlevant sa sœur, ténorisait une romance de salon. Siegfried et Brünnhilde, en bons mariés allemands, dans la Gœtterdœmmerung, étalaient aux yeux l'un de l'autre, et surtout du public, leur passion conjugale pompeuse et bavarde. Tous les genres de mensonges s'étaient donné rendez-vous dans ces œuvres : faux idéalisme, faux christianisme, faux gothisme, faux légendaire, faux divin, faux humain. Jamais convention plus énorme ne s'était affichée que dans ce théâtre qui prétendait renverser toutes les conventions. Ni les yeux, ni l'esprit, ni le cœur n'en pouvaient être dupes, un instant : pour qu'ils le fussent, il fallait qu'ils voulussent l'être. -- Ils le voulaient. L'Allemagne se délectait de cet art vieillot et enfantin, art de brutes déchaînées et de petites filles mystiques et gnangnan.
Et Christophe avait beau faire : dès qu'il entendait cette musique, il était repris, comme les autres, plus que les autres, par le torrent et par la volonté diabolique de l'homme qui l'avait déchaîné. Il riait et il tremblait, et il avait les joues allumées ; il sentait passer en lui des chevauchées d'armées ; et il pensait que tout était permis à ceux qui portaient ces ouragans. Quels cris de joie il poussait lorsque, dans les œuvres sacrées qu'il ne feuilletait plus qu'en tremblant, il retrouvait son émotion d'autrefois, toujours aussi ardente, sans que rien vînt ternir la pureté de ce qu'il aimait ! C'étaient de glorieuses épaves qu'il sauvait du naufrage. Quel bonheur ! Il lui semblait qu'il sauvait une partie de lui-même. Et n'était-ce point lui ? Ces grands Allemands, contre lesquels il s'acharnait, n'étaient-ils pas son sang, sa chair, son être le plus précieux ? Il n'était si sévère pour eux que parce qu'il l'était pour lui. Qui les aimait mieux que lui ? Qui sentait plus que lui la bonté de Schubert, l'innocence de Haydn, la tendresse de Mozart, le grand cœur héroïque de Beethoven ? Qui s'était réfugié plus religieusement dans le bruissement des forêts de Weber, et dans les grandes ombres des cathédrales de Jean-Sébastien, dressant sur le ciel gris du Nord, au-dessus de la plaine allemande, leur montagne de pierre et leurs tours gigantesques aux flèches ajourées ? -- Mais il souffrait de leurs mensonges, et il ne pouvait les oublier. Il les attribuait à la race et leur grandeur à eux-mêmes. Il avait tort. Grandeur et faiblesses appartiennent également à la race dont la pensée puissante et trouble roule comme le plus large fleuve de musique et de poésie, où l'Europe vienne boire... Et chez quel autre peuple eût-il trouvé la pureté naïve, qui lui permettait en ce moment de le condamner si durement ?
Il ne s'en doutait point. Avec l'ingratitude d'un enfant gâté, il retournait contre sa mère les armes qu'il en avait reçues. Plus tard, plus tard, il devait sentir tout ce qu'il lui devait, et combien elle lui était chère...
Mais il était dans une période de réaction aveugle contre les idoles de son enfance. Il s'en voulait et il leur en voulait d'avoir cru en elles avec un abandon passionné, -- Et il était bien qu'il en fût ainsi. Il y a un âge de la vie, où il faut oser être injuste, où il faut oser faire table rase de toutes les admirations et de tous les respects appris, et tout nier -- mensonges et vérités -- tout ce que l'on n'a pas reconnu vrai par soi-même. Par toute son éducation par tout ce qu'il voit et entend autour de lui, l'enfant absorbe une telle somme de mensonges et de sottises mélangées aux vérités essentielles de la vie que le premier devoir de l'adolescent qui veut être un homme sain est de tout dégorger.
Christophe passait par cette crise de robuste dégoût. Son instinct le poussait à éliminer de son être les éléments indigestes qui l'encombraient.
Avant tout, cette écœurante sensibilité, qui dégouttait de l'âme allemande comme d'un souterrain humide et sentant le moisi. De la lumière ! De la lumière ! Un air rude et sec, qui balayât les miasmes du marais, les fades relents de ces Lieder, de ces Liedchen, de ces Liedlein, aussi nombreux que les gouttes de pluie, où se déverse intarissablement le Gemüt [1] germanique : ces innombrables Sehnsucht (Désir), Heimweh (Nostalgie), Aufschwung (Essor), Frage (Demande), Warum ? (Pourquoi ?), an den Mond (À la lune), an die Sterne (Aux étoiles), an die Nachtigall (Au rossignol), an den Frühling (Au printemps), an den Sonnenschein (À la clarté du soleil) ; ces Frühlingslied (Chant du printemps), Frühlingslust. (Plaisir du printemps), Frühlingsgruss (Salut du printemps), Frühlingsfahrt (Voyage de printemps), Frühlingsnacht (Nuit de printemps) Frühlingsbotschaft (Message de printemps) ; ces Stimme der Liebe (Voix de l'amour), Sprache der Liebe (Parole de l'amour), Trauer der Liebe (Tristesse de l'amour), Geist der Liebe (Esprit de l'amour), Fülle der Liebe (Plénitude de l'amour) ; ces Blumenlied (Chant des fleurs), Blumenbrief (Lettre des fleurs), Blumengruss (Salut des fleurs) ; ces Herzeleid (Peine de cœur), mein Herz ist schwer (Mon cœur est lourd), mein Herz ist betrübt (Mon cœur est trouble), mein Aug ist trüb (Mon œil est trouble) ; ces dialogues candides et nigauds avec la Röselein (petite rose) avec le ruisseau, avec la tourterelle avec l'hirondelle ; ces, questions saugrenues : -- « Si l'églantier devrait être sans épines » -- « Si c'est avec un vieil époux que l'hirondelle a fait son nid, ou si elle vient de se fiancer depuis un peu de temps » : -- tout ce déluge de tendresse fade, d'émotion fade, de mélancolie fade, de poésie fade... Que de belles choses profanées, de hauts sentiments, usés à tout propos, et sans propos ! Car le pire était l'inutilité de tout cela : c'était une habitude de déshabiller son cœur en public, une propension affectueuse et niaise à se confier bruyamment. Rien à dire, et toujours parler ! Ce bavardage ne finirait-il jamais ? -- Holà ! Silence aux grenouilles du marais !
Nulle part Christophe ne sentait plus crûment le mensonge que dans l'expression de l'amour : car il était ici plus à même de le comparer avec la vérité. Cette convention des chants d'amour, larmoyants et corrects, ne répondait à rien ni des désirs de l'homme, ni du cœur féminin. Cependant, les gens qui avaient écrit cela avaient dû aimer, au moins une fois dans leur vie ! Était-il possible qu'ils eussent aimé ainsi ? Non, non, ils avaient menti, menti comme toujours, ils s'étaient menti à eux-mêmes ; ils avaient voulu s'idéaliser... Idéaliser ! c'est-à-dire : avoir peur de regarder la vie en face, être incapable de voir les choses, comme elles sont. -- Partout, la même timidité, le manque de franchise virile. Partout, le même enthousiasme à froid, la solennité pompeuse et théâtrale, dans le patriotisme, dans la boisson, dans la religion. Les Trinklieder (chants à boire) étaient des prosopopées au vin ou à la coupe : « Du herrlich Glas... » (« Toi, noble verre... »). La foi, qui devrait jaillir de l'âme comme un flot imprévu, était un article de fabrique, une denrée. Les chants patriotiques semblaient faits pour des troupeaux de moutons, bêlant en mesure... -- Hurlez donc !... Quoi ! Est-ce que vous continuerez à mentir -- à « idéaliser » -- jusque dans la soûlerie, jusque dans la tuerie, jusque dans la folie !...
Christophe en était arrivé à prendre en haine l'idéalisme. Il préférait à ce mensonge la brutalité franche. -- Au fond, il était plus idéaliste que les autres, et il ne devait pas avoir de pires ennemis que ces réalistes brutaux, qu'il croyait préférer.
Sa passion l'aveuglait. Il se sentait glacé par le brouillard, le mensonge anémique, « les Idées-fantômes sans soleil ». De toutes les forces de son être, il aspirait au soleil. Dans son mépris juvénile pour l'hypocrisie qui l'entourait, ou pour ce qu'il nommait tel, il ne voyait pas la haute sagesse pratique de la race, qui s'était bâti peu à peu son grandiose idéalisme, pour dompter ses instincts sauvages, ou pour en tirer parti. Ce ne sont pas des raisons arbitraires, des règles morales et religieuses, ce ne sont pas des législateurs et des hommes d'État, des prêtres et des philosophes, qui transforment les âmes des races et leur imposent une nouvelle nature : c'est l'œuvre des siècles de malheurs et d'épreuves : ils forgent pour la vie les peuples qui veulent vivre.
Cependant, Christophe composait ; et ses compositions n'étaient pas exemptes des défauts qu'il reprochait aux autres. Car la création était chez lui un besoin irrésistible, qui ne se soumettait pas aux règles que son intelligence édictait. On ne crée pas par raison. On crée par nécessité. -- Puis, il ne suffit pas d'avoir reconnu le mensonge et l'emphase inhérents à la plupart des sentiments, pour n'y plus retomber : il y faut de longs et pénibles efforts ; rien de plus difficile que d'être tout à fait vrai dans la société moderne, avec l'héritage écrasant d'habitudes paresseuses transmis par les générations. Cela est surtout malaisé aux gens, ou aux peuples, qui ont la manie indiscrète de laisser parler leur cœur sans repos, quand il n'aurait rien de mieux à faire, le plus souvent, que de se taire.
Le cœur de Christophe était bien allemand, en cela : il n'avait pas encore appris la vertu de se taire ; d'ailleurs, elle n'était pas de son âge. Il tenait de son père le besoin de parler, et de parler bruyamment. Il en avait conscience, et il luttait contre ; mais cette lutte paralysait une partie de ses forces. -- Il en soutenait une autre contre l'hérédité non moins fâcheuse qu'il tenait de son grand-père : une difficulté extrême à s'exprimer exactement. -- Il était fils de virtuose. Il sentait le dangereux attrait de la virtuosité : -- plaisir physique, plaisir d'adresse, d'agilité, d'activité musculaire, plaisir de vaincre, d'éblouir, de subjuguer par sa personne le public aux mille têtes ; plaisir bien excusable, presque innocent chez un jeune homme, mais néanmoins mortel pour l'art et pour l'âme : -- Christophe le connaissait : il l'avait dans le sang ; il le méprisait, mais tout de même il y cédait.
Ainsi, tiraillé entre les instincts de sa race et Ceux de son génie, alourdi par le fardeau d'un passé parasite qui s'incrustait à lui et dont il ne parvenait pas à se défaire, il avançait en trébuchant, et il était beaucoup plus près qu'il ne pensait de ce qu'il proscrivait. Toutes ses œuvres d'alors étaient un mélange de vérité et de boursouflure, de vigueur lucide et de bêtise bredouillante. Ce n'était que par instants que sa personnalité arrivait à percer l'enveloppe de ces personnalités mortes qui ligotaient ses mouvements.
Il était seul. Il n'avait aucun guide qui l'aidât à sortir du bourbier, Quand il se croyait dehors, il s'y enfonçait de plus belle. Il allait à l'aveuglette, gaspillant son temps et ses forces en essais malheureux. Nulle expérience ne lui était épargnée ; et, dans le désordre de cette agitation créatrice, il ne se rendait pas compte de ce qui valait le mieux parmi ce qu'il créait. Il s'empêtrait dans des Projets absurdes, des poèmes symphoniques, qui avaient des prétentions philosophiques et des dimensions monstrueuses. Son esprit était trop sincère pour pouvoir s'y lier longtemps ; et il les abandonnait avec dégoût, avant d'en avoir esquissé une seule partie. Ou bien, il prétendait traduire dans des ouvertures les œuvres de poésie les plus inaccessibles. Alors il pataugeait dans un domaine qui n'était pas le sien. Quand il se traçait lui-même ses scénarios, -- (car il ne doutait de rien), -- c'étaient de pures âneries ; et quand il s'attaquait aux grandes œuvres de Gœthe, de Kleist, de Hebbel, ou de Shakespeare, il les comprenait tout de travers. Non par manque d'intelligence, mais d'esprit critique ; il ne savait pas comprendre les autres, il était trop préoccupé de lui-même ; il se retrouvait partout, avec son âme naïve et boursouflée.
À côté de ces monstres qui n'étaient point faits pour vivre, il écrivait une quantité de petites œuvres, qui étaient l'expression immédiate d'émotions passagères, -- les plus éternelles de toutes ; des pensées musicales, des Lieder. Ici, comme ailleurs, il était en réaction passionnée contre les habitudes courantes. Il reprenait les poésies célèbres, déjà traitées en musique, et il avait l'impertinence de vouloir faire autrement et plus vrai que Schumann et Schubert. Tantôt il tâchait de rendre aux figures poétiques de Gœthe : à Mignon, au Harpiste de Wilhelm Meister, leur caractère individuel, précis et trouble. Tantôt il s'attaquait à des Lieder amoureux, que la faiblesse des artistes et la fadeur du public, tacitement d'accord, s'étaient habituées à revêtir de sentimentalité doucereuse ; et il les déshabillait : il leur soufflait une âpreté fauve et sensuelle. En un mot, il prétendait faire vivre des passions et des êtres pour eux-mêmes, et non pour servir de jouets à des familles allemandes en quête d'attendrissements faciles, le dimanche, attablées à quelque Biergarten.
Mais d'ordinaire, il trouvait les poètes, trop littéraires ; et il cherchait de préférence les textes les plus simples : de vieux Lieder, de vieilles chansons spirituelles, qu'il avait lues dans un manuel d'édification : il se gardait bien de leur conserver leur caractère de choral : il les traitait de façon audacieusement laïque et vivante. Ou bien c'étaient des proverbes, parfois même des mots entendus en passant, des bribes de dialogues populaires, des réflexions d'enfants : -- des paroles gauches et prosaïques, où transparaissait le sentiment tout pur. Là il était à l'aise, et il atteignait à une profondeur, dont il ne se doutait pas.
Bonnes ou mauvaises, le plus souvent mauvaises, l'ensemble de ces œuvres débordaient de vie. Tout n'en était pas neuf : tant s'en fallait. Christophe était maintes fois banal, par sincérité même ; il lui arrivait de répéter des formes déjà employées, parce qu'elles rendaient exactement sa pensée, parce qu'il sentait ainsi, et non pas autrement. Pour rien au monde, il n'eût cherché à être original : il lui semblait qu'il fallait être bien médiocre pour s'embarrasser d'un pareil souci. Il cherchait à dire ce qu'il sentait, sans se préoccuper si cela avait été, ou non, dit avant lui. Il avait l'orgueil de croire que c'était encore la meilleure façon d'être original, et que Jean-Christophe n'avait été et ne serait jamais qu'une fois. Avec la magnifique impudence de la jeunesse, rien ne lui semblait fait encore ; et tout lui semblait à faire -- ou à refaire. Le sentiment de cette plénitude intérieure, d'une vie illimitée, le jetait dans un état de bonheur exubérant et indiscret. Jubilation de tous les instants. Elle n'avait pas besoin de la joie, elle pouvait s'accommoder de la tristesse : sa source était dans sa force, mère de tout bonheur et de toute vertu. Vivre, vivre trop !... Qui ne sent point en lui cette ivresse de la force, cette jubilation de vivre, -- fût-ce au fond du malheur, -- n'est pas un artiste. C'est la pierre de touche. La vraie grandeur se reconnaît au pouvoir de jubiler, dans la joie et la peine. Un Mendelssohn ou un Brahms, dieux des brouillards d'octobre et de la petite pluie, n'ont jamais connu ce pouvoir divin.
Christophe le possédait ; et il faisait montre de sa joie, avec une naïveté imprudente. Il n'y voyait point malice, il ne demandait qu'à la partager avec les autres. Il ne s'apercevait pas que cette joie est blessante pour la plupart des gens, qui ne la possèdent pas. Au reste, il ne s'inquiétait point de plaire ou de déplaire ; il était sûr de lui, et rien ne lui paraissait plus simple que de communiquer aux autres sa conviction. Il comparait ses richesses à la pauvreté générale des fabricants de notes : et il pensait qu'il lui serait bien facile de faire reconnaître sa supériorité. Trop facile. Il n'avait qu'à se montrer.
Il se montra.
On l'attendait.
Christophe n'avait pas fait mystère de ses sentiments. Depuis qu'il avait pris conscience du pharisaïsme [2] allemand qui ne veut pas voir les choses comme elles sont, il s'était fait une loi de manifester une sincérité absolue, incessante, intransigeante, sans égards à aucune considération d'œuvre ou de personne. Et comme il ne pouvait rien faire sans le pousser à l'extrême, il disait des énormités, et scandalisait les gens. Il était d'une prodigieuse naïveté. Il confiait à tout venant ce qu'il pensait de l'art allemand, avec la satisfaction d'un homme qui ne veut pas garder pour lui des découvertes inappréciables. Il n'imaginait pas qu'on pût lui en savoir mauvais gré. Quand il venait de reconnaître l'ânerie d'une œuvre consacrée, tout plein de son sujet, il se hâtait d'en faire part à ceux qu'il rencontrait : musiciens, ou amateurs. Il énonçait les jugements les plus saugrenus, avec une figure rayonnante. D'abord, on ne le prit pas au sérieux ; on rit de ses boutades. -- Mais on ne tarda pas à trouver qu'il y revenait trop souvent, avec une insistance de mauvais goût. Il devint évident que Christophe croyait à ses paradoxes ; ils parurent moins plaisants. Il était compromettant ; il manifestait en plein concert sa bruyante ironie, ou il exprimait son dédain pour les maîtres glorieux.
Tout se colportait dans la petite ville : aucun mot de Christophe n'était perdu. On lui en voulait déjà de sa conduite de l'an passé. On n'avait pas oublié la façon scandaleuse dont il s'était affiché avec Ada. Lui-même ne s'en souvenait plus ; les jours effaçaient les jours, il était loin maintenant de ce qu'il avait été. Mais d'autres s'en souvenaient pour lui : ceux dont la fonction sociale ; dans toutes les petites villes, est de prendre scrupuleusement note de toutes les fautes, de toutes les tares, de tous les événements tristes, laids, désobligeants, qui concernent leurs voisins, afin que rien n'en soit perdu. Les nouvelles extravagances de Christophe vinrent trouver place à côté des anciennes, dans le registre à son nom. Les unes éclairaient les autres. Aux ressentiments de la morale offensée s'ajoutèrent ceux du bon goût scandalisé. Les plus indulgents disaient de lui :
-- Il cherche à se singulariser.
La plupart affirmaient :
-- Total verrückt ! (Absolument fou).
Une opinion plus dangereuse encore commençait à se répandre ; -- son illustre origine en assurait le succès : -- on se contait qu'au château, où Christophe continuait de remplir ses fonctions officielles il avait eu le mauvais goût, parlant au grand-duc en personne, de s'exprimer avec une indécence révoltante sur le compte de maîtres vénérés ; il avait disait-on, appelé l'Élias de Mendelssohn « des patenôtres de clergyman hypocrite », et traité certains Lieder de Schumann de « musique de Backfisch » : -- et cela, quand les augustes princes venaient d'affirmer leurs préférences pour ces œuvres ! Le grand-duc avait mis fin à ces impertinences, en disant sèchement :
-- On douterait parfois, Monsieur, à vous entendre, que vous soyez Allemand.
Ce mot vengeur, tombé de si haut, ne manqua point de rouler très bas ; et tous ceux qui croyaient avoir des sujets ressentiment contre Christophe, soit à cause de ses succès, soit pour quelque autre raison plus personnelle, ne manquèrent point de rappeler qu'en effet il n'était pas un pur Allemand. Sa famille paternelle était -- on s'en souvient -- originaire des Flandres. Rien de surprenant à ce que cet immigré dénigrât les gloires nationales ! Cette constatation expliquait tout ; et l'amour-propre germanique y trouvait des raisons de s'estimer davantage, en même temps que de mépriser son adversaire.
À cette vengeance, toute platonique, Christophe vint fournir des aliments plus substantiels. Il est bien imprudent de critiquer les autres, quand on est sur le point de s'exposer à la critique. Un artiste plus habile eût montré plus de respect pour ses devanciers. Mais Christophe ne voyait aucune raison pour cacher son mépris de la médiocrité et son bonheur de sa propre force. Ce bonheur se manifestait d'une façon immodérée. Christophe était pris, dans ces derniers temps, d'un besoin d'expansion. C'était trop de joie pour lui seul ; il eût éclaté, s'il n'avait partagé son allégresse. À défaut d'ami, il prit pour confident son collègue à l'orchestre, le deuxième Kapellmeister, Siegmund Ochs, un jeune Wurtembergeois, bon enfant et sournois, qui lui témoignait une déférence débordante. Il ne se défiait pas de lui ; comment aurait-il pu penser qu'il y avait quelque inconvénient à confier sa joie à un indifférent à un ennemi même ? Ne devaient-ils pas plutôt lui en être reconnaissants ? Il apportait du bonheur pour tous, amis et ennemis. -- Il ne se doutait pas qu'il n'y a rien de plus difficile à faire accepter aux hommes qu'un bonheur nouveau ; ils préféreraient presque un malheur ancien : il leur faut un aliment remâché depuis des siècles. Mais ce qui leur est surtout intolérable, c'est la pensée de devoir ce bonheur à un autre. Ils ne pardonnent cette offense que quand ils n'ont plus aucun moyen d'y échapper -- et ils s'arrangent, pour le faire payer.
Il y avait donc mille raisons pour que les confidences de Christophe ne fussent pas accueillies de très bon cœur par qui que ce fût. Mais il y en avait mille et une pour qu'elles ne le fussent pas par Siegmund Ochs. Le premier Kapellmeister, Tobias Pfeiffer, ne devait plus tarder à se retirer : et Christophe, malgré sa jeunesse, avait toutes chances de lui succéder. Ochs était trop bon Allemand pour ne pas reconnaître que Christophe méritait cette place, puisque la cour était pour lui. Mais il avait trop bonne opinion de lui-même pour ne pas croire qu'il l'eût méritée davantage, si la cour l'eût mieux connu. Aussi accueillait-il d'un singulier sourire les effusions de Christophe, quand celui-ci arrivait au théâtre, le matin avec une figure qui s'efforçait d'être grave, mais qui rayonnait malgré lui.
-- Eh bien, lui disait-il, narquois, encore quelque nouveau chef-d'œuvre ?
Christophe lui prenait le bras :
-- Ah ! mon ami ! celui-ci surpasse tout... Si tu l'entendais... Le diable m'emporte ! c'est trop beau ! Dieu assiste les pauvres gens qui l'entendront ! On ne peut plus avoir qu'un désir, après : mourir.
Ces paroles ne tombaient point dans l'oreille d'un sourd. Au lieu d'en sourire, ou même de plaisanter amicalement cet enthousiasme enfantin, avec Christophe qui eût été le premier à en rire, si on lui en avait fait sentir le ridicule, Ochs s'extasiait ironiquement ; il excitait Christophe à lâcher d'autres énormités ; et il se hâtait, après l'avoir quitté, de les colporter partout, en les rendant plus grotesques encore. On en faisait des gorges chaudes dans le petit cercle des musiciens ; et chacun attendait impatiemment l'occasion de juger les malheureuses œuvres. -- Elles étaient jugées d'avance.
Enfin elles apparurent.
Christophe avait fait choix, dans le fatras de ses œuvres, d'une ouverture pour la Judith de Hebbel, dont la sauvage énergie l'avait attiré, par réaction contre l'atonie allemande (il commençait déjà à s'en dégoûter, trouvant guindé Hebbel dans son parti pris d'avoir du génie, toujours et à tout prix). Il y avait joint une symphonie, qui portait le titre emphatique du Bœcklin de Bâle : « Le Songe de la vie », et l'épigraphe : « Vita somnium breve ». Une suite de ses Lieder complétait le programme, avec quelques œuvres classiques, et une Festmarsch de Ochs, que Christophe, par camaraderie, avait ajoutée à son concert, quoiqu'il en sentît la médiocrité.
Peu de chose avait transpiré des répétitions. Bien que l'orchestre ne comprit absolument rien aux œuvres qu'il exécutait, et que chacun, à part soi, fût interloqué par les bizarreries de cette nouvelle musique, ils n'avaient pas eu le temps de se former une opinion ; surtout, ils n'étaient pas capables de le faire, avant que le public eût prononcé. L'assurance de Christophe en imposait aux artistes, dociles et disciplinés, comme tout bon orchestre allemand. Les seules difficultés lui vinrent de la chanteuse. C'était la dame en bleu du concert de la Tonhalle. Elle était une célébrité en Allemagne : cette mère de famille interprétait Brünnhilde et Kundry, à Dresde et à Bayreuth, avec une ampleur de poumons indiscutable. Mais si elle avait appris, à l'école wagnérienne, l'art dont cette école est fière à bon droit, de bien articuler, en projetant les consonnes à travers l'espace, et assénant les voyelles, comme des coups de massue, sur le public béant, elle n'y avait pas appris -- et pour cause -- l'art d'être naturelle. Elle faisait un sort à chaque mot : tout était accentué ; les syllabes cheminaient avec des semelles de plomb, et il y avait une tragédie dans chaque phrase. Christophe la pria de modérer un peu sa puissance dramatique. Elle s'y appliqua d'abord, d'assez bonne grâce ; mais sa lourdeur naturelle et le besoin de donner de la voix l'emportaient. Christophe devint nerveux. Il fit remarquer à la respectable dame qu'il avait voulu faire parler des humains, et non le serpent Fafner, avec son porte-voix. Elle prit -- comme l'on pense -- fort mal cette insolence. Elle dit qu'elle savait, Dieu merci ! ce que c'était que chanter, qu'elle avait eu l'honneur d'interpréter les Lieder de Maître Brahms, en la présence de ce grand homme, et qu'il ne se lassait point de les lui entendre dire.
-- Tant pis ! Tant pis ! cria Christophe.
Elle lui demanda, avec un sourire hautain, de vouloir bien lui expliquer le sens de cette exclamation énigmatique. Il répondit que Brahms n'ayant jamais su, de sa vie, ce qu'était le naturel, ses éloges étaient les pires des blâmes, et que bien que lui -- Christophe -- fût peu poli parfois, ainsi qu'elle l'avait fait justement remarquer, jamais il ne se fût permis de lui dire quelque chose d'aussi désobligeant.
La discussion continua sur ce ton ; et la dame s'obstina à chanter à sa façon, avec un pathétique écrasant, -- jusqu'au jour où Christophe déclara froidement qu'il le voyait bien : telle était sa nature, on n'y pouvait rien changer ; mais puisque les Lieder ne pouvaient être chantés comme ils devaient l'être, ils ne seraient pas chantés du tout : il les retirait du programme. -- On était à la veille du concert, on comptait sur ces Lieder : elle-même en avait parlé ; elle était assez musicienne pour en avoir apprécié certaines qualités ; Christophe lui faisait un affront ; et comme elle n'était pas sûre que le concert du lendemain ne consacrerait point la renommée du jeune homme, elle ne voulut pas se brouiller avec un astre naissant. Elle plia donc soudain ; et, pendant la dernière répétition, elle se soumit docilement à tout ce que Christophe exigea d'elle. Mais elle était décidée, -- le lendemain, au concert, -- à n'en faire qu'à sa tête.
Le jour était venu. Christophe n'avait aucune inquiétude. Il était trop plein de sa musique pour pouvoir la juger. Il se rendait compte que ses œuvres, par endroits, prêtaient au ridicule. Mais qu'importe ? On ne peut rien écrire de grand sans risquer le ridicule. Pour aller au fond des choses, il faut braver le respect humain, la politesse, la pudeur, les mensonges sociaux, sous qui le cœur gît étouffé. Si l'on veut n'effaroucher personne, il faut se résigner, toute sa vie, à ne donner aux médiocres qu'une vérité médiocre, qu'ils sont capables d'assimiler ; il faut demeurer en deçà, de la vie. On n'est grand que quand on a mis ces scrupules sous ses pieds. Christophe marchait dessus. On pouvait bien le siffler ; il était sûr de ne pas laisser indifférent. Il s'amusait de la tête que feraient des gens qu'il connaissait, en entendant telle page un peu risquée. Il s'attendait à ces critiques aigres : il en souriait d'avance. En tout cas, il faudrait être sourd, pour nier qu'il y eût là une force -- aimable ou non, qu'importe ?... Aimable ! Aimable !... La force ! cela suffit. Qu'elle emporte tout, comme le Rhin !...
Il eut une première déconvenue. Le grand-duc ne vint pas. La loge princière ne fut occupée que par des comparses : quelques dames d'honneur. Christophe en ressentit une irritation. Il pensa : « Cet imbécile me boude. Il ne sait que penser de mes œuvres : il a peur de se compromettre. » Il haussa les épaules, feignant de ne pas se soucier d'une pareille niaiserie. D'autres y prirent garde ; c'était une première leçon donnée, et une menace pour l'avenir.
Le public ne s'était pas montré beaucoup plus empressé que le maître : un tiers de la salle était vide. Christophe ne pouvait s'empêcher de songer avec amertume aux salles combles de ses concerts d'enfant. S'il avait eu plus d'expérience, il eût trouvé naturel qu'il y eût moins de monde pour venir l'entendre, quand il faisait de bonne musique, que quand il en faisait de mauvaise : car ce n'est pas la musique, c'est le musicien qui intéresse la majeure partie du public ; et il est de toute évidence qu'un musicien qui ressemble à tout le monde offre bien moins d'intérêt qu'un musicien en jupe d'enfant, qui touche la sentimentalité et amuse la badauderie.
Christophe, après avoir attendu vainement que la salle se remplît ; se décida à commencer. Il tâchait de se prouver que c'était mieux, ainsi : « Peu d'amis, mais bons. » -- Son optimisme ne tint pas longtemps.
Les morceaux se déroulaient au milieu du silence. -- Il y a un silence du public, que l'on sent gros d'amour et prêt à déborder. Mais dans celui-ci, il n'y avait rien. Rien. Sommeil complet. On sentait que chaque phrase s'enfonçait dans des gouffres d'indifférence. Christophe, le dos tourné au public, occupé de son orchestre, n'en percevait pas moins tout ce qui se passait dans la salle, avec ces antennes intérieures, dont tout vrai musicien est doué, et qui lui font savoir si ce qu'il joue trouve de l'écho au fond des cœurs qui l'entourent. Il continuait de battre la mesure et de s'exciter lui-même, glacé par le brouillard d'ennui qui montait du parterre et des loges derrière lui.
Enfin, l'ouverture finit ; et la salle applaudit. Elle applaudit poliment, froidement, et se tut. Christophe eût mieux aimé qu'elle le huât... Un sifflet ! Quelque chose qui fut un signe de vie, de réaction au moins contre son œuvre !... -- Rien. -- Il regarda le public. Le public se regardait. Ils cherchaient une opinion dans les yeux les uns des autres. Ils ne la trouvèrent pas, et retombèrent dans leur indifférence.
La musique reprit. C'était au tour de la symphonie, -- Christophe eut peine à aller jusqu'au bout. Plusieurs fois, il fut sur le point de jeter son bâton et de se sauver. Cette apathie le gagnait : il finissait par ne plus comprendre ce qu'il dirigeait ; il avait l'impression nette de la chute dans l'insondable ennui. Il n'y eut même point les chuchotements ironiques qu'il attendait, à certains passages : le public était plongé dans la lecture du programme. Christophe entendit les pages se tourner toutes à la fois, avec un froissement sec ; et ce fut de nouveau le silence jusqu'au dernier accord, où les mêmes applaudissements polis attestèrent que l'on avait compris que l'œuvre était finie. -- Cependant trois ou quatre applaudissements isolés reprirent, quand les autres avaient cessé : mais ils n'éveillèrent aucun écho, et se turent honteux : le vide en parut plus vide, et ce petit incident servit à éclairer faiblement le public sur l'ennui qu'il avait éprouvé.
Christophe s'était assis au milieu de son orchestre, il n'osait regarder ni à droite, ni à gauche. Il avait envie de pleurer ; et il frémissait de colère. Il eût voulu se lever et leur crier à tous : « Vous m'ennuyez ! Ah ! comme vous m'ennuyez !... Foutez-moi le camp, tous !... »
Le public se réveillait un peu : il attendait la chanteuse, -- il était accoutumé à l'applaudir. Dans cet océan d'œuvres nouvelles, où il errait sans boussole, elle lui était une certitude, une terre connue et solide où il ne risquait pas de se perdre. Christophe discerna leur pensée ; et il eut un mauvais rire. La chanteuse n'eut pas moins conscience de l'attente du public : Christophe le vit à ses airs de reine quand il vint l'avertir que c'était son tour. Ils se dévisagèrent avec hostilité. Au lieu de lui offrir le bras, Christophe enfonça ses mains dans ses poches, et la laissa entrer seule. Elle passa, furieuse. Il la suivait, d'un air ennuyé. Aussitôt qu'elle parut, la salle lui fit une ovation : c'était un soulagement ; les visages s'éclairaient, le public s'animait : toutes les lorgnettes étaient en joue. Sûre de son pouvoir elle attaqua les Lieder, à sa manière, bien entendu, et sans tenir aucun compte des observations que Christophe lui avait faites la veille. Christophe, qui l'accompagnait, blêmit. Il prévoyait cette rébellion. Au premier changement qu'elle fit, il tapa sur le piano, et dit avec colère :
-- Non !
Elle continua. Il lui soufflait dans le dos, d'une voix sourde et furieuse :
-- Non ! Non ! Ce n'est pas cela !... Pas cela !...
Énervée par ces grognements furibonds, que le public ne pouvait entendre, mais dont l'orchestre ne perdait rien elle s'obstinait, ralentissant à outrance, faisant des pauses, des points d'orgue. Lui, n'en tenait pas compte et allait de l'avant : ils finirent par avoir une mesure d'écart. Le public ne s'en apercevait pas : depuis longtemps, il avait admis que la musique de Christophe n'était pas faite pour paraître agréable ni juste ; mais Christophe, qui n'était pas de cet avis, faisait des grimaces de possédé ; il finit par éclater. Il s'arrêta net, au milieu d'une phrase :
-- Assez ! cria-t-il à pleins poumons.
Emportée par son élan, elle continua, une demi-mesure, et s'arrêta, à, son tour.
-- Assez ! répéta-t-il sèchement.
Il y eut un moment de stupeur dans la salle. Après quelques secondes, il dit, d'un ton glacial :
-- Recommençons !
Elle le regardait, stupéfaite ; ses mains tremblaient ; elle songea à lui jeter son cahier à la tête ; elle ne comprit jamais, plus tard comment elle ne l'avait point fait. Mais elle était écrasée par l'autorité de Christophe : -- elle recommença. Elle chanta tout le cycle de Lieder, sans changer une nuance, ni un mouvement : car elle sentait qu'il ne lui ferait grâce de rien ; et elle frémissait, à l'idée d'un nouvel affront.
Quand elle eut fini, le public la rappela avec frénésie. Ce n'étaient pas les Lieder qu'il applaudissait ; -- (elle en eût chanté d'autres qu'il eût applaudi de même) -- c'était la chanteuse célèbre et vieillie sous le harnois : il savait qu'il pouvait admirer, en toute sécurité. Il tenait d'ailleurs à réparer l'effet de l'algarade. Il avait vaguement compris que la chanteuse s'était trompée ; mais il trouvait indécent que Christophe l'eût fait remarquer. On bissa les morceaux. Mais Christophe résolument ferma le piano.
Elle ne s'aperçut pas de cette nouvelle insolence ; elle était trop troublée pour penser à recommencer. Elle sortit précipitamment, s'enferma dans sa loge ; et là, pendant un quart d'heure, elle se soulagea le cœur du flot de rancune et de rage qui s'y était accumulé : crise de nerfs, déluge de larmes, invectives indignées, imprécations contre Christophe... On entendait ses cris de fureur à travers la porte fermée. Ceux de ses amis qui réussirent à entrer racontèrent, en sortant, que Christophe s'était conduit comme un goujat. L'opinion se répand vite dans une salle de spectacle. Aussi, lorsque Christophe remonta au pupitre pour le dernier morceau, le public était houleux. Mais ce morceau n'était pas de lui : c'était la Festmarsch de Ochs. Le public, qui se trouvait à son aise dans cette plate musique, eut un moyen tout simple de manifester sa désapprobation pour Christophe, sans aller jusqu'à l'audace de le siffler : il acclama Ochs avec ostentation, redemandant deux ou trois fois l'auteur, qui ne manqua point de paraître. Et ce fut la fin du concert.
On se doute bien que le grand-duc et le monde de la cour, -- cette petite ville de province, cancanière et ennuyée, -- ne perdirent aucun détail de ce qui s'était passé. Les journaux amis de la cantatrice ne firent pas d'allusion à l'incident ; mais ils furent d'accord pour exalter l'art de la chanteuse, en se contentant de mentionner, à titre de renseignement, les Lieder qu'elle avait chantés. Sur les autres œuvres de Christophe, quelques lignes à peine, les mêmes à peu de chose près dans tous les journaux : « ... Science du contrepoint. Écriture compliquée. Manque d'inspiration. Pas de mélodie. Écrit avec sa tête et non avec son cœur. Absence de sincérité. Veut être original... » -- Suivait un paragraphe sur la véritable originalité, celle des maîtres qui sont enterrés, de Mozart, de Beethoven, de Lœwe, de Schubert, de Brahms, « ceux, qui sont originaux sans avoir pensé à l'être ». -- Puis on passait par une transition naturelle à la nouvelle reprise par le théâtre grand-ducal du Nachtlager von Granada de Konradin Kreutzer ; on rendait compte longuement de « cette délicieuse musique, fraîche et pimpante comme au premier jour ».
En résumé, les œuvres de Christophe rencontrèrent, chez les critiques le mieux disposés, une incompréhension totale ; -- chez ceux qui ne l'aimaient point, une hostilité sournoise ; -- enfin, dans le grand public, qu'aucun critique ami ou ennemi ne guidait, le silence. Laissé à ses propres pensées, le grand public ne pense rien.
Christophe fut atterré.
Son échec n'avait cependant rien de surprenant. Il y avait trois raisons pour une, pour que ses œuvres déplussent. Elles étaient insuffisamment mûries. Elles étaient trop neuves pour être comprises, du premier coup. Et l'on était trop heureux de donner une leçon à l'impertinent jeune homme. -- Mais Christophe n'avait pas l'esprit assez rassis pour admettre la légitimité de sa défaite. Il lui manquait la sérénité que donne au vrai artiste l'expérience d'une longue incompréhension des hommes et de leur bêtise incurable. Sa naïve confiance dans le public et dans le succès, qu'il croyait bonnement atteindre parce qu'il le méritait, s'écroula. Il eût trouvé naturel d'avoir des ennemis. Mais ce qui le stupéfiait, c'était de n'avoir plus un ami. Ceux sur qui il comptait, ceux qui jusqu'à présent avaient paru s'intéresser à sa musique, n'avaient pas, depuis le concert, un mot d'encouragement pour lui. Il essaya de les sonder : ils se retranchaient derrière des paroles vagues. Il insista, il voulut savoir leur véritable pensée : les plus sincères lui opposèrent ses œuvres précédentes, ses sottises des débuts. -- Plus d'une fois par la suite, il devait entendre condamner ses œuvres nouvelles au nom de ses œuvres anciennes, -- et cela, par les mêmes gens qui, quelques années avant, condamnaient ses œuvres anciennes, quand elles étaient nouvelles : c'est la règle ordinaire. Christophe n'y était pas fait ; il poussa les hauts cris. Qu'on ne l'aimât point, très bien ! il l'admettait ; cela, lui plaisait même, il ne tenait pas à être l'ami de tout le monde. Mais qu'on prétendît l'aimer et qu'on ne lui permît pas de grandir, qu'on voulût l'obliger à rester, toute sa vie, un enfant, cela passait les bornes ! Ce qui était bon à douze ans ne l'était plus à vingt ; et il espérait bien n'en pas rester là, changer encore, changer toujours... Les imbéciles qui voudraient arrêter la vie !... L'intéressant dans ses compositions d'enfance, n'était pas ces niaiseries d'enfant, mais la force qui couvait pour l'avenir. Et cet avenir, ils voulaient le tuer !... Non, ils n'avaient rien compris jamais à ce qu'il était, jamais, ils ne l'avaient aimé ; ils n'aimaient que ce qu'il avait de vulgaire, ce qui lui était commun avec les médiocres, non ce qui était lui vraiment : leur amitié n'était qu'un malentendu...
Il l'exagérait peut-être. Le cas est fréquent de braves gens, incapables d'aimer une œuvre neuve, qui l'aiment sincèrement quand elle a vingt ans de date. La vie nouvelle a un fumet trop fort pour leur tête débile : il faut que l'odeur s'évapore au souffle du temps. L'œuvre d'art ne commence à leur être intelligible que quand elle est recouverte de la crasse des ans.
Mais Christophe ne pouvait admettre qu'on ne le comprît pas quand il était présent, et qu'on le comprit quand il était passé. Il préférait croire qu'on ne le comprenait pas du tout, en aucun cas, jamais. Et il enrageait. Il eut le ridicule de vouloir se faire comprendre, de s'expliquer, de discuter ; c'était peine perdue : il eût fallu réformer le goût du temps. Mais il ne doutait de rien. Il était résolu à faire, de gré ou de force, une lessive complète du goût allemand. Toute possibilité lui en manquait : ce n'était pas en quelques conversations, où il avait peine à trouver ses mots et s'exprimait avec une absurde violence sur le compte des grands musiciens, et même de ses interlocuteurs, qu'il pouvait convaincre personne ; il ne réussissait qu'à se faire quelques ennemis de plus. Il lui eût fallu pouvoir préparer sa pensée à loisir, et forcer ensuite le public à l'entendre...
Et juste, à point nommé, son étoile -- sa mauvaise étoile -- vint lui en offrir les moyens.
Il était attablé au restaurant du théâtre, dans un cercle de musiciens de l'orchestre, qu'il scandalisait par ses jugements artistiques. Ils n'étaient pas tous du même avis ; mais tous étaient froissés par cette liberté de langage. Le vieux Krause, l'alto, brave homme et bon musicien, qui aimait sincèrement Christophe, eût voulu détourner l'entretien ; il toussait, et guettait l'occasion pour lâcher un calembour. Mais Christophe n'entendait pas ; il continuait de plus belle ; et Krause se désolait :
-- Qu'a-t-il besoin de dire tout cela ? Que le bon Dieu le bénisse ! On peut penser ces choses ; mais on ne les dit pas, que diable !
Le plus curieux, c'est que « ces choses », lui aussi, les pensait ; du moins, il en avait le soupçon, et les paroles de Christophe réveillaient, en lui bien des doutes ; mais il n'avait pas le courage d'en convenir, -- moitié par peur de se compromettre, moitié par modestie, par défiance de soi.
Weigl, le corniste, ne voulait rien savoir ; il voulait admirer, qui que ce fût, quoi que ce fût, bon ou mauvais, étoile ou bec de gaz : tout était sur le même plan ; il n'y avait pas de plus et de moins dans son admiration : il admirait, admirait, admirait. C'était pour lui un besoin vital ; il souffrait, quand on voulait le limiter.
Le violoncelliste Kuh souffrait bien davantage. Il aimait de tout son cœur la mauvaise musique. Tout ce que Christophe poursuivait de ses sarcasmes et de ses invectives lui était infiniment cher : d'instinct, c'était aux œuvres les plus conventionnelles qu'allait son choix ; son âme était un réservoir d'émotion larmoyante et pompeuse. Certes, il ne mentait pas dans son culte attendri pour tous les faux grands hommes. C'est quand il se persuadait qu'il admirait les vrais, qu'il se mentait, -- en parfaite innocence. Il y a des « Brahmines » qui croient retrouver en leur dieu le souffle des génies passés : ils aiment Beethoven en Brahms. Kuh faisait mieux : c'était Brahms qu'il aimait en Beethoven.
Mais le plus indigné des paradoxes de Christophe était le basson Spitz. Son instinct musical n'était pas tant blessé, que sa servilité naturelle. Un des empereurs romains voulait mourir debout. Spitz voulait mourir à plat ventre, comme il avait vécu : c'était sa position naturelle ; il goûtait des délices à se rouler aux pieds de tout ce qui était officiel, consacré, « arrivé » ; et il était hors de lui qu'on voulût l'empêcher de lécher la poussière.
Ainsi, Kuh gémissait, Weigl faisait des gestes désespérés, Krause disait des coq-à-l'âne, et Spitz criait d'une voix aigre. Mais Christophe, imperturbable, criait plus fort que les autres ; et il disait des choses énormes sur l'Allemagne et les Allemands.
À une table voisine, un jeune homme l'écoutait, en se tordant de rire. Il avait les cheveux noirs et bouclés, de beaux yeux intelligents, un nez assez volumineux, qui, arrivé près du bout, ne pouvait se décider à aller ni à droite ni à gauche, et plutôt que d'aller tout droit, allait des deux côtés à la fois, les lèvres grosses, et une physionomie spirituelle et mobile, qui suivait ce que disait Christophe, attachée à ses lèvres, reflétant chaque mot avec une attention sympathique et gouailleuse, se plissant de petites rides au front, aux tempes, aux coins des yeux, le long des narines et des joues, grimaçant de rire, le corps tout entier secoué, par moment, d'un accès convulsif. Il ne se mêla point à la conversation, mais il n'en perdit rien. Il manifestait une joie particulière, quand il voyait Christophe, embourbé dans une démonstration et harcelé par Spitz, patauger, bredouiller, bégayer de fureur, jusqu'à ce qu'il eût trouvé le mot qu'il cherchait, -- un roc, pour écraser l'adversaire. Et son plaisir était sans bornes, quand Christophe, emporté par la passion bien au delà de sa pensée, énonçait des paradoxes monstrueux, qui faisaient barrir l'auditoire.
Enfin, ils se séparèrent, lassés de sentir et d'affirmer chacun sa supériorité. Au moment où Christophe, resté le dernier dans la salle, allait passer le seuil, il fut abordé par le jeune homme qui avait pris tant de plaisir à l'écouter. Il ne l'avait pas encore remarqué. L'autre, poliment découvert, souriait, demandait la permission de se présenter :
-- Franz Mannheim.
Il s'excusa d'avoir été assez indiscret pour suivre la conversation, et il le félicita de la maestria avec laquelle il avait pulvérisé ses adversaires. Il riait encore, en y pensant. Christophe le regarda, heureux, un peu méfiant :
-- C'est sérieux ? demanda-t-il, vous ne vous moquez pas de moi ?
L'autre jura ses grands dieux. La figure de Christophe s'illuminait :
-- Alors, vous trouvez que j'ai raison, n'est-ce pas ? Vous êtes de mon avis ?
-- Écoutez, fit Mannheim, pour dire la vérité, je ne suis pas musicien, je connais rien à la musique. La seule musique qui me plaise, -- (ce n'est pas trop flatteur, ce que je vais vous dire), -- c'est la vôtre... Enfin, c'est pour vous montrer que je n'ai pourtant pas trop mauvais goût...
-- Hé ! hé ! -- fit Christophe, sceptique, flatté tout de même, -- ce n'est pas là une preuve.
-- Vous êtes difficile... Bon !... Je pense comme vous : ce n'est pas là une preuve. Aussi, je ne me risque pas à juger ce que vous dites des musiciens allemands. Mais, c'est si vrai, en tout cas, des Allemands en général, des vieux Allemands, de tous ces idiots romantiques, avec leur pensée rance, leur émotion lacrymatoire, ces rabâchages séniles qu'on veut que nous admirions, « cet éternel Hier, qui a toujours été, et qui sera toujours, et qui fera loi demain parce qu'il a fait loi aujourd'hui... ! »
Il récita quelques vers du passage fameux de Schiller :
« ............ Das ewig Gestrige
Das immer war und immer wiederkehrt... »
-- Et lui, tout le premier ! -- s'interrompit-il au milieu de sa récitation.
-- Qui ? demanda Christophe.
-- Le pompier qui a écrit cela !
Christophe ne comprenait pas. Mais Mannheim continuait :
-- Moi d'abord, je voudrais que, tous les cinquante ans, on procédât à un nettoyage général de l'art et de la pensée, qu'on ne laissât rien subsister de tout ce qui était avant.
-- C'est un peu radical, dit Christophe, souriant.
-- Mais non, je vous assure. Cinquante ans, c'est déjà trop ; il faudrait dire : trente... Et encore !... Mesure d'hygiène. On ne garde pas dans sa maison la collection de ses grands-pères. On les envoie, quand ils sont morts, poliment pourrir ailleurs, et on met des pierres dessus, pour être bien sûrs qu'ils ne reviendront pas. Les âmes délicates mettent aussi des fleurs. Je veux bien, cela m'est égal. Tout ce que je demande, c'est qu'ils me laissent tranquille. Je les laisse bien tranquilles, moi ? Chacun de son côté : côté des vivants ; côté des morts.
-- Il y a des morts qui sont plus vivants que les vivants.
-- Mais non, mais non ! cela serait plus vrai, si vous disiez qu'il y a des vivants qui sont plus morts que les morts.
-- Peut-être bien. En tout cas, il y a du vieux qui est encore jeune.
-- Eh bien, s'il est encore jeune, nous le retrouverons de nous-mêmes... Mais je n'en crois rien. Ce qui a été bon une fois, ne l'est jamais une seconde fois : Il n'y a de bon que le changement. Ce qu'il faut avant tout, c'est se débarrasser des vieux. Il y a trop de vieux en Allemagne. Mort aux vieux !
Christophe écoutait ces boutades avec une grande attention, et se donnait beaucoup de mal pour les discuter ; il sympathisait en partie avec elles, il y reconnaissait certaines de ses pensées ; et, en même temps, il éprouvait une gêne de les entendre outrer d'une façon caricaturesque. Mais, comme il prêtait aux autres son propre sérieux, il se disait que peut-être son interlocuteur qui semblait plus instruit que lui et parlait plus facilement, tirait les conséquences logiques de ses principes. L'orgueilleux Christophe à qui tant de gens ne pardonnaient pas sa foi en lui-même, était souvent d'une modestie naïve, qui le rendait dupe de ceux qui avaient reçu une meilleure éducation, -- quand toutefois ils consentaient à ne pas s'en targuer pour éviter une discussion gênante. Mannheim, qui s'amusait de ses propres paradoxes, et qui, de riposte en riposte, en arrivait à des cocasseries extravagantes dont il riait sous cape, n'était pas habitué à se voir pris au sérieux ; il fut mis en joie par la peine que prenait Christophe pour discuter ses bourdes, ou même pour les comprendre ; et tout en s'en moquant, il était reconnaissant de l'importance que Christophe lui attribuait : il le trouvait ridicule et charmant.
Ils se quittèrent fort bons amis ; et Christophe ne fut pas peu surpris de voir, trois heures plus tard, à la répétition du théâtre, surgir de la petite porte qui donnait accès à l'orchestre la tête de Mannheim, radieuse et grimaçante qui lui faisait des signes mystérieux. Quand la répétition fut finie, Christophe alla à lui. Mannheim le prit familièrement par le bras :
-- Vous avez un moment ?... Écoutez. Il m'est venu une idée. Peut-être que vous la trouverez absurde... Est-ce que vous ne voudriez pas, une fois, écrire ce que vous pensez de la musique et des musicos ? Au lieu d'user votre salive à haranguer quatre crétins de votre bande, qui ne sont bons qu'à souffler et racler sur des morceaux de bois, ne feriez-vous pas mieux de vous adresser au grand public ?
-- Si je ne ferais pas mieux ? Si je voudrais ?... Parbleu ! Et où voulez-vous que j'écrive ? Vous êtes bon, vous !...
-- Voilà : j'ai à vous proposer... Nous avons, quelques amis et moi : -- Adalbert von Waldhaus, Raphael Goldenring, Adolf Mai, et Lucien Ehrenfeld, -- nous avons fondé une Revue, la seule Revue intelligente de la ville : le Dionysos... (Vous connaissez certainement ?)... Nous vous admirons tous, et nous serions heureux que vous fussiez des nôtres. Voulez-vous vous charger de la critique musicale ?
Christophe était confus d'un tel honneur : il mourait d'envie d'accepter ; il craignait seulement de n'en être pas digne : il ne savait pas écrire.
-- Laissez donc, dit Mannheim, je suis sûr que vous savez très bien. Et puis, du moment que vous serez critique, vous aurez tous les droits. Il n'y a pas à se gêner avec le public. Il est bête comme pas un. Ce n'est rien d'être un artiste : un artiste, c'est celui qu'on peut siffler. Mais un critique, c'est celui qui a le droit de dire : « Sifflez moi cet homme-là ! » Toute la salle se décharge sur lui de l'ennui de penser. Pensez tout ce que vous voudrez. Ayez l'air au moins de penser quelque chose. Pourvu que vous donniez à ces oies leur pâtée, peu importe laquelle ! Elles avaleront tout.
Christophe finit par consentir, en remerciant avec effusion. Il mit seulement comme condition qu'il aurait le droit de tout dire :
-- Naturellement, naturellement, fit Mannheim. Liberté absolue ! Chacun de nous est libre.
Il vint le relancer au théâtre, une troisième fois, le soir, après le spectacle, pour le présenter à Adalbert von Waldhaus et à ses amis. Ils l'accueillirent avec cordialité.
À l'exception de Waldhaus, qui appartenait à une des vieilles familles nobles du pays, tous étaient Juifs, et tous étaient fort riches : Mannheim, fils d'un banquier ; Goldenring, d'un propriétaire de vignobles renommés ; Mai, d'un directeur d'établissement métallurgique ; et Ehrenfeld, d'un grand bijoutier. Leurs pères étaient de la vieille génération israélite, laborieuse et tenace, attachés à l'esprit de leur race, élevant leur fortune avec une âpre énergie, et jouissant de celle-ci bien plus que de celle-là. Les fils semblaient faits pour détruire ce que les pères avaient édifié : ils persiflaient les préjugés familiaux et cette manie de fourmis économes et fouisseuses ; ils jouaient aux artistes, ils affectaient de mépriser la fortune et de la jeter par les fenêtres. Mais, en réalité, il ne s'en perdait guère hors de leurs mains ; et ils avaient beau faire des folies : ils n'arrivaient jamais à égarer tout à fait leur lucidité d'esprit et leur sens pratique. Au reste, les pères y veillaient, et leur serraient la bride. Le plus prodigue, Mannheim, eût fait sincèrement largesse de tout ce qu'il possédait : mais il ne possédait rien ; et quoiqu'il pestât bruyamment contre la ladrerie de son père, en lui-même il en riait et trouvait que le père avait raison. Au bout du compte, il n'y avait guère que Waldhaus, maître de sa fortune, qui y allât bon jeu, bon argent, et qui soutînt de ses fonds la Revue. Il était poète. Il écrivait des « Polymètres », dans le genre de Arno Holz et de Walt Whitman, des vers alternativement très longs et courts, où les points, les doubles et triples points, les tirets, les silences, les majuscules, les italiques, et les mots soulignés, jouaient un très grand rôle, non moins que les allitérations et que les répétitions -- d'un mot, d'une ligne, d'une phrase entière. Il y intercalait des mots, des bruits, dans toutes les langues. Il prétendait faire en vers -- (on n'avait jamais su pourquoi) -- du Cézanne. À vrai dire, il avait une âme assez poétique, qui sentait avec distinction des choses fades. Il était sentimental et sec, naïf et dandy ; ses vers laborieux affectaient une négligence cavalière. Il eût été un bon poète pour gens du monde. Mais ils sont trop de cette espèce, dans les revues et dans les salons ; et, il voulait être seul. Il s'était mis en tête de jouer le grand seigneur qui est au-dessus des préjugés de sa caste. Il en avait plus que personne. Il ne se les avouait pas. Il avait pris plaisir à ne s'entourer que de Juifs, à la Revue qu'il dirigeait, pour faire crier les siens, antisémites, et pour se prouver à lui-même sa liberté d'esprit. Il affectait avec ses collègues un ton d'égalité courtoise. Mais au fond, il avait pour eux un mépris tranquille et sans bornes. Il n'ignorait pas qu'ils étaient bien aises de se servir de son nom et de son argent ; et il les laissait faire, pour avoir la douceur de les mépriser.
Et ils le méprisaient de les laisser faire ; car ils savaient très bien qu'il y trouvait son profit. Donnant, donnant. Waldhaus leur apportait son nom et sa fortune ; et eux lui apportaient leur talent, leur esprit d'affaires, et une clientèle. Ils étaient beaucoup plus intelligents que lui. Non pas qu'ils eussent plus de personnalité. Ils en avaient peut-être moins encore. Mais, dans cette petite ville, ils étaient, comme partout et toujours, -- par le fait de la différence de leur race, qui depuis des siècles les isole et aiguise leur faculté d'observation railleuse, -- ils étaient les esprits les plus avancés, les plus sensibles au ridicule des institutions vermoulues et des pensées décrépites. Seulement, comme leur caractère était moins libre que leur intelligence, cela ne les empêchait point, en raillant, de chercher beaucoup plus à profiter de ces institutions et de ces pensées, qu'à les réformer. En dépit de leurs professions de foi indépendantes, ils étaient, aussi bien que le gentilhomme Adalbert, de petits snobs de province, des fils de famille riches et désœuvrés, qui faisaient de la littérature par sport et par flirt. Ils étaient bien aises de se donner des allures de pourfendeurs ; mais ils étaient bons diables, et ne pourfendaient que quelques gens inoffensifs, ou qu'ils pensaient hors d'état de leur nuire jamais. Ils n'avaient garde de se brouiller avec une société, où ils savaient qu'ils rentreraient un jour, pour y vivre de la vie de tout le monde, en épousant les préjugés qu'ils avaient combattus. Et quand ils se risquaient à faire un coup d'État, ou de réclame, à partir bruyamment en guerre contre une idole du jour, -- qui commençait à branler, -- ils avaient soir, de ne pas brûler leurs vaisseaux : en cas de danger, ils se rembarquaient. Quelle que fût d'ailleurs l'issue de la campagne, -- quand elle était finie, il y en avait pour longtemps avant qu'on recommençât ; les Philistins pouvaient dormir tranquilles. Tout ce que cherchaient les nouveaux Davidsbündler, c'était à faire croire qu'ils auraient pu être terribles, s'ils avaient voulu : -- mais ils ne voulaient pas. Ils préféraient tutoyer les artistes et souper avec les actrices.
Christophe se trouva mal à l'aise dans ce milieu. Ils parlaient surtout de femmes et de chevaux ; et ils en parlaient sans grâce. Ils étaient compassés. Adalbert s'exprimait d'une voix blanche et lente, avec une politesse raffinée, ennuyée, ennuyeuse. Adolf Mai, le secrétaire de la rédaction, lourd, trapu, la tête enfoncée dans les épaules, l'air brutal, voulait toujours avoir raison ; il tranchait sur tout, n'écoutait jamais ce qu'on lui répondait, semblait mépriser l'opinion de l'interlocuteur, et, encore plus, l'interlocuteur. Goldenring, le critique d'art, qui avait des tics nerveux et des yeux perpétuellement clignotants derrière de larges lunettes, -- pour imiter sans doute les peintres qu'il fréquentait, portait les cheveux longs, fumait silencieusement ; mâchonnait des lambeaux de phrases qu'il n'achevait jamais, et faisait des gestes vagues dans l'air avec son pouce. Ehrenfeld, petit, chauve, souriant, avec une barbe blonde, une figure fine et fatiguée, au nez busqué, écrivait dans la Revue les modes et la chronique mondaine. Il disait des choses très crues, d'une voix caressante ; il avait de l'esprit, méchant, souvent ignoble. -- Tous ces jeunes millionnaires étaient anarchistes, comme il convient : c'est le suprême luxe, quand on possède tout, de nier la société ; car on se dégage ainsi de ce qu'on lui doit. Tel, un voleur qui, après avoir détroussé un passant, lui dirait : « Que fais-tu encore ici ? Va-t'en ! Je n'ai plus besoin de toi. »
Christophe, dans ce groupe, n'éprouvait de sympathie que pour Mannheim. C'était assurément le plus vivant des cinq ; il s'amusait de tout ce qu'il disait et de tout ce qu'on disait ; bégayant, bredouillant, ânonnant, ricanant, disant des coq-à-l'âne, il n'était pas capable de suivre un raisonnement, ni de savoir au juste ce qu'il pensait lui-même ; mais il était bon garçon, sans fiel contre qui que ce fût, et sans l'ombre d'ambition. À la vérité, il n'était pas très franc : il jouait toujours un rôle ; mais c'était innocemment, et cela ne faisait de tort à personne. Il s'emballait pour toutes les utopies baroques -- généreuses, le plus souvent. Il était trop fin et trop moqueur pour y croire tout à fait ; il savait garder son sang-froid, même dans ses emballements, et il ne se compromettait jamais dans l'application de ses théories. Mais il lui fallait une marotte : c'était un jeu pour lui, et il en changeait fréquemment. Pour l'instant, il avait la marotte de la bonté. Il ne lui suffisait pas d'être bon, naturellement ; il voulait paraître bon ; il professait la bonté, il la mimait. Par esprit de contradiction contre l'activité sèche et dure des siens et contre le rigorisme, le militarisme, le philistinisme allemand, il était Tolstoyen, Nirvânien, évangéliste, bouddhiste, -- il ne savait trop lui-même, -- apôtre d'une morale molle et désossée, indulgente, bénisseuse, facile à vivre, qui pardonnait avec effusion à tous les péchés, surtout aux péchés voluptueux, qui ne cachait point sa prédilection pour eux, qui pardonnait beaucoup moins aux vertus, -- une morale qui n'était qu'un traité du plaisir, une association libertine de complaisances mutuelles, qui s'amusait à ceindre l'auréole de la sainteté. Il y avait là une petite hypocrisie qui ne sentait pas très bon pour les odorats délicats, et qui aurait pu même être franchement écœurante, si elle s'était prise au sérieux. Mais elle n'y prétendait pas ; elle s'amusait d'elle-même. Ce christianisme polisson n'attendait qu'une occasion pour céder le pas à quelque autre marotte, -- n'importe laquelle : celle de la force brutale, de l'impérialisme, des « lions qui rient ». -- Mannheim se donnait la comédie ; il se la donnait de tout son cœur ; il endossait tour à tour tous les sentiments qu'il n'avait pas, avant de redevenir un bon vieux Juif comme les autres, avec tout l'esprit de sa race. Il était très sympathique et extrêmement agaçant.
Christophe fut, quelque temps, une de ses marottes. Mannheim ne jurait que par lui. Il cornait son nom partout. Il rebattait les oreilles des siens avec ses dithyrambes. À l'en croire, Christophe était un génie, un homme extraordinaire, qui faisait de la musique cocasse, qui surtout en parlait d'une façon étonnante, qui était plein d'esprit, -- et beau, avec cela : une jolie bouche, des dents magnifiques. Il ajoutait que Christophe l'admirait. -- Il finit par l'amener dîner, un soir, chez lui. Christophe se trouva en tête à tête avec le père de son nouvel ami, le banquier Lothar Mannheim, et avec la sœur de Franz, Judith.
C'était la première fois qu'il pénétrait dans un intérieur Israélite. Bien qu'assez nombreuse dans la petite ville, et y tenant une place importante par sa richesse, sa cohésion, et son intelligence, la société juive vivait un peu à part de l'autre. Il existait toujours dans le peuple, à son égard, des préjugés tenaces et une secrète hostilité, bonasse, mais injurieuse. Ces sentiments étaient ceux de la famille de Christophe. Son grand-père n'aimait pas les Juifs ; mais l'ironie du sort avait fait que ses deux meilleurs élèves pour la musique -- (l'un, devenu compositeur, l'autre, virtuose illustre) -- étaient israélites ; et le brave homme était malheureux : car il y avait des moments où il eût voulu embrasser ces deux bons musiciens ; et puis, il se souvenait avec tristesse qu'ils avaient mis Dieu en croix ; et il ne savait comment concilier l'inconciliable. En fin de compte, il les embrassait. Il inclinait à croire que Dieu leur pardonnerait, parce qu'ils avaient beaucoup aimé la musique. -- Le père de Christophe, Melchior, qui faisait l'esprit fort, avait moins de scrupules à prendre l'argent des Juifs ; et il trouvait même cela très bien : mais il faisait d'eux des gorges chaudes, et il les méprisait. -- Quant à sa mère, elle n'était pas sûre de ne pas commettre un péché, lorsqu'elle allait servir chez eux, comme cuisinière. Ceux à qui elle avait affaire étaient d'ailleurs assez rogues avec elle : pourtant, elle ne leur en voulait pas elle n'en voulait à personne, elle était pleine de pitié pour ces malheureux, que Dieu avait damnés : elle s'attendrissait, en voyant passer la fille de la maison, ou en entendant les rires joyeux des enfants :
-- Une si belle personne !... De si jolis petits !... Quel malheur !... pensait-elle.
Elle n'osa rien dire à Christophe, quand il lui annonça qu'il dînerait, le soir, chez les Mannheim ; mais elle eut le cœur un peu serré. Elle pensait qu'il ne fallait pas croire tout ce qu'on disait de méchant contre les Juifs -- (on dit du mal de tout le monde) -- et qu'il y a de braves gens partout, mais qu'il était mieux pourtant et plus convenable que chacun restât chez soi, les Juifs de leur côté, et les chrétiens d'un autre.
Christophe n'avait aucun de ces préjugés. Avec son esprit de réaction perpétuelle contre son milieu, il était plutôt attiré par cette race différente. Mais il ne la connaissait guère. Il n'avait eu quelques rapports qu'avec les éléments les plus vulgaires de la population juive : les petits marchands, la populace qui grouillait dans les rues entre le Rhin et la cathédrale, continuant à former, avec l'instinct de troupeau qui est chez tous les hommes, une sorte de petit ghetto. Il lui arrivait de flâner dans ce quartier, épiant au passage d'un œil curieux et assez sympathique des types de femmes aux joues creusées, aux lèvres et aux pommettes saillantes, au sourire à la Vinci, un peu avili, et dont le parler grossier et le rire saccadé venaient malheureusement détruire l'harmonie de la figure au repos. Même dans la lie de la populace, dans ces êtres aux grosses têtes, aux yeux vitreux, aux faces souvent bestiales, trapus et bas sur pattes, ces descendants dégénérés de la plus noble des races, on voyait, jusque dans cette fange fétide, d'étranges phosphorescences qui s'allumaient, comme des feux follets dansant sur les marais : des regards merveilleux, des intelligences lumineuses, une électricité subtile qui se dégageait de la vase, et qui fascinait et inquiétait Christophe. Il pensait qu'il y avait là dedans de belles âmes qui se débattaient, de grands cœurs qui cherchaient à sortir du bourbier ; et il eût voulu les rencontrer, leur venir en aide ; il les aimait sans les connaître, en les redoutant un peu. Mais jamais il n'avait eu d'intimité avec aucun d'entre eux. Jamais surtout il n'avait eu l'occasion d'approcher l'élite de la société juive.
Le dîner chez les Mannheim avait donc pour lui l'attrait de la nouveauté, et même du fruit défendu. L'Ève qui lui présentait ce fruit le rendait plus savoureux. Depuis l'instant qu'il était entré, Christophe n'avait plus d'yeux que pour Judith Mannheim. Elle appartenait à une espèce différente de toutes les femmes qu'il connaissait jusque-là. Grande et svelte, un peu maigre, bien que solidement charpentée, la figure encadrée de cheveux noirs, peu abondants, mais épais, et plantés bas, qui couvraient les tempes et le front osseux et doré, un peu myope, les paupières grosses, l'œil légèrement bombé, le nez assez fort aux narines dilatées, les joues d'une maigreur intelligente, le menton lourd, le teint assez coloré, elle avait un beau profil, énergique et net ; de face, l'expression était plus trouble, incertaine, composite, les yeux et les joues étaient inégaux. On sentait en elle une forte race, et, dans le moule de cette race, jetés confusément, des éléments multiples, disparates, de très beaux et de très vulgaires. Sa beauté résidait surtout dans sa bouche silencieuse, et dans ses yeux qui semblaient plus profonds à cause de leur myopie, et plus sombres, par l'effet de leur cernure bleuâtre. Il eût fallu être plus habitué que Christophe à ces yeux, qui sont ceux d'une race plus que d'un individu, pour lire sous leur voile humide et ardent l'âme réelle de la femme qui était devant lui. C'était l'âme du peuple d'Israël qu'il découvrait dans ces yeux brûlants et mornes, qui la portaient en eux, sans le savoir eux-mêmes. Il y était perdu. Beaucoup plus tard seulement, après s'être souvent égaré dans de telles prunelles, il apprit à retrouver sa route sur cette mer orientale.
Elle le regardait ; et rien ne venait gêner la lucidité de son regard ; rien ne semblait lui échapper de cette âme chrétienne. Il le sentait. Il sentait sous la séduction de ce regard féminin, une volonté virile, claire et froide, qui fouillait en lui avec une sorte de brutalité indiscrète. Cette brutalité n'avait rien de malveillant. Elle prenait possession de lui. Non pas à la façon d'une coquette qui veut séduire sans s'inquiéter de savoir qui. Coquette, elle l'était plus que personne ; mais elle savait sa force, et elle s'en remettait à son instinct de l'exercer, -- surtout quand elle avait affaire à une proie aussi facile que Christophe. -- Ce qui l'intéressait davantage, c'était de connaître son adversaire : (tout homme, tout inconnu était pour elle un adversaire, -- avec qui l'on pouvait plus tard, s'il y avait lieu, signer un pacte d'alliance). La vie étant un jeu, où le plus intelligent gagnait, il s'agissait de lire dans les cartes de son adversaire et de ne pas montrer les siennes. À y réussir, elle goûtait la volupté d'une victoire. Peu lui importait qu'elle pût ou non en tirer parti. C'était pour le plaisir. Elle avait la passion de l'intelligence. Non de l'intelligence abstraite, encore qu'elle eût le cerveau assez solide pour réussir, si elle eût voulu, en n'importe quelles sciences, et que, mieux que son frère, elle eût été le vrai successeur du banquier Lothar Mannheim. Mais elle préférait l'intelligence vivante, celle qui s'applique aux hommes. Elle jouissait de pénétrer une âme, d'en peser la valeur -- (elle y mettait autant d'attention scrupuleuse que la juive de Matsys à peser ses écus) ; -- elle savait, avec une divination merveilleuse, trouver en moins de rien le défaut de la cuirasse, les tares et les faiblesses qui sont la clef de l'âme, s'emparer des secrets : c'était sa façon de s'en rendre maîtresse. Mais elle ne s'attardait point à sa victoire ; et de sa prise elle ne faisait rien. Une fois sa curiosité et son orgueil satisfaits, elle ne s'y intéressait plus, et passait à un autre objet. Toute cette force restait stérile. Dans cette âme si vivante, il y avait la mort. Judith portait en elle le génie de la curiosité et de l'ennui.
Ainsi, elle regardait Christophe, qui la regardait. Elle parlait à peine. Il lui suffisait d'un sourire imperceptible, au coin de la bouche : Christophe était hypnotisé. Ce sourire s'effaçait, la figure devenait froide, les yeux indifférents ; elle s'occupait du service et parlait au domestique, d'un ton glacial ; il semblait qu'elle n'écoutât plus. Puis, les yeux s'éclairaient de nouveau ; et trois ou quatre mots précis montraient qu'elle avait tout entendu et compris.
Elle révisait froidement le jugement de son frère sur Christophe : elle connaissait les hâbleries de Franz ; son ironie eut beau jeu, quand elle rit paraître Christophe, dont son frère lui avait vanté la beauté et la distinction -- (il semblait que Franz eût un don pour voir le contraire de l'évidence ; ou peut-être prenait-il à le croire un amusement paradoxal). -- Mais, en étudiant mieux Christophe, elle reconnut que pourtant tout n'était pas faux dans ce que Franz avait dit ; et, à mesure qu'elle avançait à la découverte, elle trouvait en Christophe une force encore incertaine et mal équilibrée, mais robuste et hardie : elle y prenait plaisir, sachant, mieux que personne, la rareté de la force. Elle sut faire parler Christophe, dévoiler sa pensée, montrer lui-même ses limites et ses manques ; elle lui fit jouer du piano : elle n'aimait pas la musique, mais elle comprenait ; et elle reconnut l'originalité musicale Christophe, bien que sa musique ne lui inspirât aucune sorte d'émotion. Sans rien changer à sa froideur courtoise, quelques remarques brèves, justes, nullement louangeuses montrèrent l'intérêt qu'elle prenait à Christophe.
Christophe s'en aperçut ; et il en fut fier ; car il sentait le prix d'un tel jugement et la rareté de son approbation. Il ne cachait pas le désir qu'il avait de la conquérir ; et il y mettait une naïveté, qui faisait sourire ses trois hôtes : il ne parlait plus qu'à Judith, et pour Judith ; des deux autres, il ne s'occupait pas plus que s'ils n'avaient pas existé.
Franz le regardait parler ; il suivait ses paroles, des lèvres et des yeux, avec un mélange d'admiration et de blague ; et il pouffait, en échangeant des coups d'œil moqueurs avec son père et avec sa sœur, qui, impassible, feignait de ne pas les remarquer.
Lothar Mannheim, -- un grand vieillard, solide, un peu voûté, le teint rouge, les cheveux gris taillés en brosse, la moustache et les sourcils très noirs, une figure lourde, mais énergique et goguenarde, qui donnait l'impression d'une vitalité puissante, -- avait, lui aussi, étudié Christophe, avec une bonhomie narquoise ; et, lui aussi, avait reconnu sur-le-champ qu'il y avait « quelque chose » en ce garçon. Mais il ne s'intéressait pas à la musique, ni aux musiciens : ce n'était pas sa partie, il n'y connaissait rien, et il ne le cachait point, il s'en vantait même : -- (quand un homme de sa sorte avoue une ignorance, c'est pour en tirer vanité.) -- Comme Christophe, de son côté, manifestait clairement, avec une impolitesse dénuée de malice, qu'il pouvait sans regret se passer de la société de Monsieur le banquier, et que la conversation de Mademoiselle Judith Mannheim suffisait à occuper sa soirée, le vieux Lothar, amusé, s'était installé au coin de son feu ; et il lisait son journal, écoutant vaguement, d'une oreille ironique, les billevesées de Christophe et sa musique bizarre, qui le faisait rire parfois d'un rire silencieux, à la pensée qu'il pouvait y avoir des gens qui comprenaient cela et qui y trouvaient plaisir. Il ne se donnait même plus la peine de suivre la conversation ; il s'en remettait à l'intelligence de sa fille de lui dire ce que valait au juste le nouveau venu. Elle s'acquittait de sa tâche, en conscience.
Quand Christophe fut parti, Lothar demanda à Judith :
-- Eh bien ; tu l'as confessé : qu'est-ce que tu en dis, de l'artiste ?
Elle rit, réfléchit un moment, fit son total, et dit :
-- Il est un peu braque ; mais il n'est pas bête.
-- Bon, fit Lothar : c'est aussi ce qu'il m'a semblé. Alors, il peut réussir ?
-- Oui, je crois. Il est fort.
-- Très bien, -- dit Lothar, avec la logique magnifique des forts, qui ne s'intéressent qu'aux forts, -- il faudra donc l'aider.
Christophe emportait, de son côté, l'admiration pour Judith Mannheim. Il n'était pourtant pas épris, comme le croyait Judith. Tous deux, -- elle avec sa finesse, lui avec son instinct qui lui tenait lieu d'esprit, -- se méprenaient également l'un sur l'autre. Christophe était fasciné par l'énigme de cette figure et par l'intensité de sa vie cérébrale ; mais il ne l'aimait pas. Ses yeux et son intelligence étaient pris : son cœur ne l'était point. -- Pourquoi ? -- Il eût été assez difficile de le dire. Parce qu'il entrevoyait en elle quelque chose de douteux et d'inquiétant ? En d'autres circonstances, c'eût été là pour lui une raison de plus d'aimer : l'amour n'est jamais plus fort que quand il sent qu'il va à ce qui le fera souffrir. -- Si Christophe n'aimait pas Judith, ce n'était la faute ni de l'un, ni de l'autre. La vraie raison, assez humiliante pour tous deux, c'est qu'il était trop près encore de son dernier amour. L'expérience ne l'avait pas rendu plus sage. Mais il avait tant aimé Ada, il avait dans cette passion tant dévoré de foi, de force, et d'illusions qu'il ne lui en restait pas assez en ce moment, pour une nouvelle passion. Avant qu'une autre flamme s'allumât, il fallait qu'il se refît dans son cœur un autre bûcher : d'ici là, ce ne pouvaient être que des feux passagers, des restes de l'incendie, échappés par hasard, qui jetaient une lueur éclatante et brève, et s'éteignaient, faute d'aliment. Six mois plus tard, il eût peut-être aimé Judith aveuglément. Aujourd'hui, il ne voyait en elle rien de plus qu'un ami, -- certes un peu troublant ; -- mais il s'efforçait de chasser ce trouble : ce trouble lui rappelait Ada ; c'était là un souvenir sans attrait. Ce qui l'attirait en Judith, c'était ce qu'elle avait de différent des autres femmes, et non ce qu'elle avait de commun avec elles. Elle était la première femme intelligente qu'il eût vue. Intelligente, elle l'était des pieds à la tête. Sa beauté même -- ses gestes, ses mouvements, ses traits, les plis de ses lèvres, ses yeux, ses mains, sa maigreur élégante, -- était le reflet de son intelligence ; son corps était modelé par son intelligence ; sans son intelligence, elle eût paru laide. Cette intelligence ravissait Christophe. Il la croyait plus large et plus libre qu'elle n'était ; il ne pouvait encore savoir ce qu'elle avait de décevant. Il éprouvait l'ardent désir de se confier à Judith, de partager sa pensée avec elle. Il n'avait jamais trouvé personne qui s'y intéressât : quelle joie ç'eût été de rencontrer une amie ! Le manque d'une sœur avait été un des regrets de son enfance : il lui semblait qu'une sœur l'aurait compris, mieux que ne pouvait un frère. Après avoir vu Judith, il sentait renaître cet espoir illusoire d'une amitié fraternelle. Il ne pensait pas à l'amour. N'étant pas amoureux, l'amour lui semblait médiocre, au prix de l'amitié.
Judith ne tarda pas à sentir la nuance, et elle en fut blessée. Elle n'aimait pas Christophe, et elle excitait assez d'autres passions parmi les jeunes gens de la ville, riches et d'un meilleur rang, pour qu'elle ne pût éprouver une grande satisfaction à savoir Christophe amoureux. Mais de savoir qu'il ne l'était pas, elle avait du dépit. C'était un peu mortifiant de voir qu'elle ne pouvait exercer sur lui qu'une influence de raison : (une influence da déraison a un bien autre prix pour une âme féminine !) Elle ne l'exerçait même pas : Christophe n'en faisait qu'à sa tête. Judith avait l'esprit impérieux. Elle était habituée à pétrir à sa guise les pensées assez molles des jeunes gens qu'elle connaissait. Comme elle les jugeait médiocres, elle trouvait peu de plaisir à les dominer. Avec Christophe, il y avait plus d'intérêt, parce qu'il y avait plus de difficulté. Ses projets la laissaient indifférente ; mais il lui eût plu de diriger cette pensée neuve, cette force mal dégrossie, et de les mettre en valeur, -- à sa façon bien entendu, et non à celle de Christophe, qu'elle ne se souciait pas de comprendre. Elle avait tout de suite vu que ce ne serait pas sans lutte ; elle avait noté dans Christophe toutes sortes de partis pris, d'idées qui lui semblaient extravagantes et enfantines : c'étaient de mauvaises herbes ; elle se faisait fort de les arracher, Elle n'en arracha pas une. Elle n'obtint même pas la plus petite satisfaction d'amour-propre. Christophe était intraitable. N'étant pas épris, il n'avait aucune raison de lui rien céder de sa pensée.
Elle se piqua au jeu, et, pendant quelque temps, elle tenta de le conquérir. Il s'en fallut de peu que Christophe, malgré la lucidité d'esprit qu'il possédait alors, se laissât prendre de nouveau. Les hommes sont facilement dupes de ce qui flatte leur orgueil et leurs désirs ; et un artiste est deux fois plus dupe qu'un autre homme, parce qu'il a plus d'imagination. Il ne tint qu'à Judith d'entraîner Christophe dans un flirt dangereux, qui l'eût une fois de plus démoli, et plus complètement peut-être. Mais, comme d'habitude, elle se lassa vite ; elle trouva que cette conquête n'en valait pas la peine : Christophe l'ennuyait déjà ; elle ne le comprenait plus.
Elle ne le comprenait plus, passé certaines limites. Jusque-là, elle comprenait tout. Pour aller plus loin, son admirable intelligence ne suffisait plus : il eût fallu du cœur, ou, à défaut, ce qui en donne, pour un temps, l'illusion : l'amour. Elle comprenait bien les critiques de Christophe contre les gens et les choses : elle s'en amusait, et elle les trouvait assez vraies ; elle n'était pas sans les avoir pensées. Mais ce qu'elle ne comprenait pas, c'était que ces pensées pussent avoir une influence sur sa vie pratique, quand leur application était dangereuse ou gênante. L'attitude de révolte, que Christophe prenait contre tous, ne conduisait à rien : il ne pouvait s'imaginer qu'il allait réformer le monde... Alors ?... C'était battre de sa tête contre un mur. Un homme intelligent juge les hommes, les raille secrètement, les méprise un peu ; mais il fait comme eux, un peu mieux seulement : c'est le seul moyen de s'en rendre maître. La pensée est un monde, l'action en est un autre. Quelle nécessité de se rendre victime de ce qu'on pense ? Penser vrai : certes ! Mais à quoi bon dire vrai ? Puisque les hommes sont assez bêtes pour ne pouvoir supporter la vérité, faut-il les y forcer ? Accepter leur faiblesse, paraître s'y plier, et se sentir libre dans son cœur méprisant, n'y a-t-il pas à cela une jouissance secrète ? Jouissance d'esclave intelligent ? Soit. Mais esclave pour esclave, puisqu'il faut toujours en venir là, il vaut mieux l'être par sa propre volonté, et éviter des luttes ridicules et inutiles. Le pire des esclavages, c'est d'être esclave de sa pensée et de lui sacrifier tout. Il ne faut pas être dupe de soi. -- Elle voyait nettement que si Christophe s'obstinait, comme il y semblait résolu, dans sa voie d'intransigeance agressive contre les préjugés de l'art et de l'esprit allemands, il tournerait contre lui tout le monde, et ses protecteurs mêmes : il allait fatalement à la défaite. Elle ne comprenait pas pourquoi il semblait s'acharner contre lui-même, se ruiner à plaisir.
Pour le comprendre, il eût fallu qu'elle pût comprendre aussi que le succès n'était pas son but, que son but était sa foi. Il croyait dans l'art, il croyait dans son art, il croyait en soi, comme en des réalités supérieures non seulement à toute raison d'intérêt, mais à sa vie. Quand, un peu impatienté par ses observations, il le lui dit, avec une emphase naïve, elle commença par hausser les épaules : elle ne le prit pas au sérieux. Elle voyait là de grands mots, comme ceux qu'elle était habituée à entendre dire à son frère, qui, périodiquement, annonçait des résolutions absurdes et sublimes, qu'il se gardait bien de mettre à exécution. Puis, quand elle vit que Christophe était vraiment dupe de ces mots, elle jugea qu'il était fou, et elle ne s'intéressa plus à lui.
Dès lors, elle ne se donna plus de peine pour paraître à son avantage ; elle se montra ce qu'elle était : beaucoup plus Allemande, et Allemande banale qu'elle ne semblait d'abord, et que peut-être elle ne pensait. -- On reproche, à tort, aux Israélites de n'être d'aucune nation et de former d'un bout à l'autre de l'Europe un seul peuple homogène imperméable aux influences des peuples différents chez qui ils sont campés. En réalité, il n'est pas de race qui prenne plus facilement l'empreinte des pays où elle passe ; et s'il y a bien des caractères communs entre un Israélite français et un Israélite allemand, il y a bien plus encore de caractères différents, qui tiennent à leur nouvelle patrie ; ils en épousent, avec une rapidité incroyable, les habitudes d'esprit ; plus encore, à vrai dire, les habitudes que l'esprit. Mais l'habitude qui est, chez tous les hommes, une seconde nature, étant chez la plupart la seule et unique nature, il en résulte que la majorité des citoyens autochtones d'un pays seraient fort mal venus à reprocher aux Israélites le manque d'un esprit national, profond et raisonné, qu'ils n'ont eux-mêmes à aucun degré.
Les femmes, toujours plus sensibles aux influences extérieures, plus promptes à s'adapter aux conditions de la vie et à varier avec elles, -- les femmes d'Israël prennent par toute l'Europe, souvent avec exagération, les modes physiques et morales du pays où elles vivent, -- sans perdre toutefois la silhouette et la saveur trouble, lourde, obsédante, de leur race. Christophe en était frappé. Il rencontrait chez les Mannheim des tantes, des cousines, des amies de Judith. Si peu Allemandes que fussent certaines de ces figures aux yeux ardents et rapprochés du nez, au nez rapproché de la bouche, aux traits forts, au sang rouge sous la peau épaisse et brune, si peu faites qu'elles semblassent pour être Allemandes, -- toutes étaient plus Allemandes que de raison : c'était la même façon de parler, de s'habiller, parfois jusqu'à l'outrance. Judith leur était supérieure à toutes ; et la comparaison faisait ressortir ce qu'il y avait d'exceptionnel dans son intelligence, ce qui dans sa personne était son œuvre. Elle n'en avait pas moins la plupart des travers des autres. Beaucoup plus libre qu'elles -- presque absolument libre -- sur le terrain moral, elle ne l'était pas plus sur le terrain social ; ou du moins, son intérêt pratique venait se substituer ici à sa raison libre. Elle croyait au monde, aux classes, aux préjugés, parce que, tout compte fait, elle y trouvait son avantage. Elle avait beau railler l'esprit allemand : elle était attachée à la mode allemande. Elle sentait intelligemment la médiocrité de tel artiste reconnu ; mais elle ne laissait pas de le respecter, parce qu'il était reconnu ; et si, personnellement, elle était en relations avec lui, elle l'admirait : car sa vanité en était flattée. Elle aimait peu les œuvres de Brahms, et elle le soupçonnait en secret d'être un artiste de second ordre ; mais sa gloire lui en imposait ; et, comme elle avait reçu cinq ou six lettres de lui, il en résultait pour elle avec évidence qu'il était le plus grand musicien du temps. Elle n'avait aucun doute sur la valeur réelle de Christophe et sur la stupidité du premier lieutenant Detlev von Fleischer ; mais elle était plus flattée par la cour que celui-ci daignait faire à ses millions, que par l'amitié de Christophe : car un sot officier n'en est pas moins un homme d'une autre caste ; et il est plus difficile à une juive allemande qu'à une autre femme d'entrer dans cette caste. Quoiqu'elle ne fût pas dupe de ces niaiseries féodales et qu'elle sût fort bien que si elle épousait le premier lieutenant Detlev von Fleischer, c'était elle qui lui ferait un grand honneur, elle s'évertuait à le conquérir ; elle s'humiliait à faire les yeux doux à ce crétin et à flatter son amour-propre. La juive orgueilleuse, et qui avait mille raisons de l'être, la fille intelligente et dédaigneuse du banquier Mannheim, aspirait à descendre, à faire comme la première venue de ces petites bourgeoises allemandes, qu'elle méprisait.
L'expérience fut courte. Christophe perdit ses illusions sur Judith presque aussi vite qu'il les avait prises. Il faut rendre cette justice à Judith qu'elle ne fit rien pour qu'il les gardât. Du jour où une femme de cette trempe vous a jugé, où elle s'est détachée de vous, vous n'existez plus pour elle : elle ne vous voit plus, et elle ne se gêne pas davantage pour dévêtir devant vous son âme, avec une tranquille impudeur, que pour se mettre toute nue devant son chien ou son chat. Christophe vit l'égoïsme de Judith, sa froideur, sa médiocrité de caractère. Il n'avait pas eu le temps d'être pris à fond. Ce fut assez déjà pour le faire souffrir, pour lui donner une sorte de fièvre. Sans aimer Judith, il aimait ce qu'elle aurait pu être -- ce qu'elle aurait dû être. Ses beaux yeux exerçaient sur lui une fascination douloureuse : il ne pouvait les oublier ; quoi qu'il sût maintenant l'âme morne, qui dormait au fond, il continuait de les voir, comme il voulait les voir, comme il les avait vus d'abord. C'était là de ces hallucinations d'amour sans amour, qui tiennent tant de place dans les cœurs d'artistes, quand ils ne sont pas entièrement absorbés par leur œuvre. Une figure qui passe suffit à la leur donner ; ils voient en elle toute la beauté qui est en elle et qu'elle ignore, dont elle ne se soucie pas. Et ils l'aiment d'autant plus qu'ils savent qu'elle ne s'en soucie pas. Ils l'aiment comme une belle chose qui va mourir, sans que personne ait su son prix.
Peut-être s'abusait-il, et Judith Mannheim n'aurait-elle pu être rien de plus que ce qu'elle était. Mais Christophe, un instant, avait eu foi en elle : et le charme durait : il ne pouvait la juger d'une façon impartiale. Tout ce qu'elle avait de beau lui semblait n'être qu'à elle, être elle tout entière. Tout ce qu'elle avait de vulgaire, il le rejetait sur sa double race : la juive et l'allemande ; et peut-être, en voulait-il plus à celle-ci qu'à celle-là, car il avait eu à en souffrir davantage. Comme il ne connaissait encore aucune autre nation, l'esprit allemand était pour lui le bouc émissaire : il le chargeait de tous les péchés du monde. La déception que lui causait Judith lui fut une raison de plus de le combattre : il ne lui pardonnait pas d'avoir brisé l'élan d'une pareille âme.
Telle fut sa première rencontre avec Israël. Il avait espéré trouver dans cette race forte et à part un allié dans sa lutte. Il perdit cet espoir. Avec la mobilité d'intuition passionnée, qui le faisait sauter d'un extrême à l'autre, il se persuada aussitôt que cette race était beaucoup plus faible qu'on ne disait, et beaucoup plus accessible -- beaucoup trop -- aux influences du dehors. Elle était faible de sa propre faiblesse et de toutes celles du monde, ramassées sur son chemin. Ce n'était pas encore là qu'il pouvait trouver le point d'appui pour poser le levier de son art. Il risquait bien plutôt de s'engloutir avec elle dans le sable du désert.
Ayant vu le danger et ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour le braver, il cessa brusquement d'aller chez les Mannheim. Il fut invité plusieurs fois, et s'excusa, sans donner de raisons. Comme il avait montré jusque-là un empressement excessif, ce changement soudain fut remarqué : on le mit sur le compte de son « originalité » ; mais aucun des trois Mannheim ne douta que les beaux yeux de Judith n'y fussent pour quelque chose ; ce fut un sujet de plaisanterie, à table, de la part de Lothar et de Franz. Judith haussa les épaules, en disant que c'était une belle conquête ; et elle pria sèchement son frère « de ne pas lui monter de bateau ». Mais elle ne négligea rien pour que Christophe revînt. Elle lui écrivit, sous prétexte d'un renseignement musical que nul autre ne pouvait lui fournir ; et, à la fin de la lettre, elle faisait une allusion amicale à la rareté de ses visites et au plaisir qu'on aurait à le voir, Christophe répondit, donna le renseignement, prétexta ses occupations, et ne parut pas. Ils se rencontraient parfois au théâtre. Christophe détournait obstinément les yeux de la loge des Mannheim ; et il feignait de ne pas voir Judith, qui tenait prêt pour lui son plus charmant sourire. Elle n'insista point. Ne tenant pas à lui, elle trouva inconvenant que ce petit artiste lui laissât faire tous les frais, en pure perte. S'il voulait revenir, il reviendrait. Sinon, -- eh bien ! on s'en passerait...
On s'en passa ; et ; en effet, son absence ne fit pas un grand vide aux soirées des Mannheim. Mais Judith, en dépit d'elle, garda rancune à Christophe. Elle trouvait naturel de ne pas se soucier de lui, quand il était là ; et elle lui permettait d'en témoigner du déplaisir ; mais que ce déplaisir allât jusqu'à rompre toutes relations lui semblait d'un orgueil stupide et d'un cœur plus égoïste qu'épris. -- Judith ne tolérait point chez les autres ses défauts.
Elle n'en suivit qu'avec plus d'attention ce que Christophe faisait et ce qu'il écrivait. Sans en avoir l'air, elle mettait volontiers son frère sur ce sujet ; elle lui faisait raconter ses conversations de la journée avec Christophe ; et elle ponctuait le récit d'observations ironiques, qui ne laissaient passer aucun trait ridicule et ruinaient peu à peu l'enthousiasme de Franz, sans qu'il s'en aperçût.
D'abord, tout fut pour le mieux, à la Revue. Christophe n'avait pas encore pénétré la médiocrité de ses confrères ; et eux, puisqu'il était des leurs, lui reconnaissaient du génie. Mannheim, qui l'avait découvert, répétait de tous côtés, sans avoir rien lu de lui, que Christophe était un critique admirable, qui s'était jusque-là trompé sur sa vocation, et que lui, Mannheim, la lui avait révélée. Ils annoncèrent ses articles à l'avance, en termes mystérieux, qui piquaient la curiosité ; et sa première chronique fut, dans l'atonie de la petite ville, comme une pierre qui tombe dans une mare aux canards. Elle était intitulée : Trop de musique !
« Trop de musique, trop de boisson, trop de mangeaille ! -- écrivait Christophe. -- On mange, on boit, on ouït, sans faim, sans soif, sans besoin, par habitude de goinfrerie. C'est un régime d'oie de Strasbourg. Ce peuple est malade de boulimie. Peu lui importe ce qu'on lui donne : Tristan ou le Trompeter von Säckingen, Beethoven ou Mascagni, une fugue ou un pas redoublé, Adam, Bach, Puccini, Mozart, ou Marschner : il ne sait pas ce qu'il mange ; l'important, c'est qu'il mange. Il n'y trouve même plus de plaisir. Voyez-le au concert. On parle de la gaieté allemande ! Ces gens-là ne savent pas ce que c'est que la gaieté : ils sont toujours gais ! Leur gaieté, comme leur tristesse, se répand en pluie : c'est de la joie en poussière ; elle est atone et sans force. Ils resteraient pendant des heures à absorber, en souriant béatement, des sons, des sons, des sons. Ils ne pensent à rien, ils ne sentent rien : ce sont des éponges. La vraie joie, la, vraie douleur, -- la force, -- ne se distribue pas pendant des heures, comme la bière d'un tonneau. Elle vous prend à la gorge et vous terrasse ; et on n'a plus envie, après, de rien autre -- on a son compte... !
« Trop de musique ! Vous vous tuez et vous la tuez. Pour ce qui est de vous, cela vous regarde. Mais pour la musique, halte-là ! Je ne permets pas que vous avilissiez la beauté du monde, en mettant dans le même panier les saintes harmonies et les ignominies, en donnant, comme vous faites couramment, le prélude de Parsifal entre une fantaisie sur la Fille du Régiment et un quartette de saxophones, ou un adagio de Beethoven flanqué d'un air de cake-walk et d'une ordure de Leoncavallo. Vous vous vantez d'être le grand peuple musical. Vous prétendez aimer la musique. Quelle musique aimez-vous ? Est-ce la bonne ou la mauvaise ? Vous les applaudissez de même. À la fin, faites un choix ! Que voulez-vous au juste ? Vous ne le savez pas. Vous ne voulez pas le savoir : vous avez trop peur de prendre parti, de vous compromettre... Au diable votre prudence ! -- Vous êtes au-dessus des partis, dites-vous ? -- Au-dessus : cela veut dire au-dessous... »
Et il leur citait les vers du vieux Gottfried Keller, le rude bourgeois de Zurich, -- un des écrivains qui lui étaient chers par sa loyauté batailleuse et son âpre saveur du terroir :
Wer über den Partein sich wohnt mit stolzen Mienen,
Der steht zumesist vielmehr betrachtich unter ihnen.
(« Qui fièrement se flatte d'être au-dessus des partis, celui-là bien plutôt reste considérablement au-dessous. »)
-- « Ayez le courage d'être vrais, continuait-il. Ayez le courage d'être laids ! Si vous aimez la mauvaise musique dites-le carrément. Montrez-vous tels que vous êtes. Débarbouillez-vous l'âme du fard dégoûtant de toutes vos équivoques. Lavez-la à grande eau. Depuis combien de temps n'avez-vous pas vu votre mufle dans un miroir ? Je m'en vais vous le montrer. Compositeurs, virtuoses, chefs d'orchestre, chanteurs, et toi, cher public, vous saurez une bonne fois qui vous êtes... Soyez tout ce que vous voudrez ; mais par tous les diables ! soyez vrais ! Soyez vrais, dussent en souffrir les artistes et l'art ! Si l'art et la vérité ne peuvent vivre ensemble, que l'art crève ! La vérité, c'est la vie. La mort, c'est le mensonge. »
Cette déclamation juvénile, outrée, et d'assez mauvais goût, fit naturellement crier. Pourtant, comme tout le monde était visé, mais comme aucun ne l'était d'une façon précise, personne n'eut garde de se reconnaître. Chacun est, se croit, ou se dit le meilleur ami de la vérité : il n'y avait donc pas de risques qu'on attaquât les conclusions de l'article. On fut seulement choqué du ton général ; on s'accordait à le trouver peu convenable, surtout de la part d'un artiste quasi officiel. Quelques musiciens commencèrent à s'agiter et protestèrent avec aigreur : ils prévoyaient que Christophe n'en resterait pas là. D'autres se crurent plus habiles, en félicitant Christophe de son acte de courage : ils n'étaient pas les moins inquiets sur les prochains articles.
L'une et l'autre tactique eurent même résultat. Christophe était lancé : rien ne pouvait l'arrêter ; et, comme il l'avait promis, tout y passa : les auteurs et les interprètes.
Les premiers sabrés furent les Kapellmeister. Christophe ne s'en tenait point à des considérations générales sur l'art de diriger l'orchestre. Il nommait par leurs noms ses confrères de la ville ou des villes voisines ; ou s'il ne les nommait point, les allusions étaient si claires que nul ne s'y trompait. Chacun reconnaissait l'apathique chef d'orchestre de la cour, Aloïs von Werner, vieillard prudent, chargé d'honneurs, qui craignait tout, qui ménageait tout, qui avait peur de faire une observation à ses musiciens et suivait docilement les mouvements qu'ils prenaient, qui ne hasardait rien sur ses programmes qui ne fût consacré par vingt ans de succès, ou, pour le moins, couvert par l'estampille officielle de quelque dignité académique. Christophe applaudissait ironiquement à ses hardiesses ; il le félicitait d'avoir découvert Gade, Dvorak, ou Tschaikowsky [3] ; il s'extasiait sur l'immuable correction, l'égalité métronomique, le jeu éternellement fein-nuanciert (finement nuancé) de son orchestre ; il proposait de lui orchestrer pour son prochain concert l'École de la Vélocité de Czerny ; et il le conjurait de ne pas tant se fatiguer, de ne pas tant se passionner, de ménager sa précieuse santé. -- Ou c'étaient des cris d'indignation à propos de la façon dont il avait conduit l'Héroïque de Beethoven :
-- « Un canon ! Un canon ! Mitraillez-moi ces gens-là !... Mais vous n'avez donc aucune idée de ce que c'est qu'un combat, la lutte contre la bêtise et la férocité humaines, -- et la force qui les foule aux pieds, avec un rire de joie... Comment le sauriez-vous ? C'est vous qu'elle combat ! Tout l'héroïsme qui est en vous, vous le dépensez à écouter, ou à jouer sans bâiller l'Héroïque de Beethoven, -- (car cela vous ennuie... Avouez donc que cela vous ennuie, que vous en crevez d'ennui !) -- ou à braver un courant d'air, tête nue et dos courbé, sur le passage de quelque Sérénissime. »
Il n'avait pas assez de sarcasmes pour ces pontifes de Conservatoires, interprétant les grands hommes du passé en « classiques ».
-- « Classique ! ce mot dit tout. La libre passion, arrangée, expurgée à l'usage des écoles ! La vie, cette plaine immense que balayent les vents, renfermée entre les quatre murs d'une cour de gymnase ! Le rythme sauvage et fier d'un cœur frémissant, réduit au tic-tac de pendule d'une mesure à quatre temps, qui va tranquillement son petit bonhomme de chemin, clochant du pied et béquillant sur le temps fort !... Pour jouir de l'Océan, vous auriez besoin de le mettre dans un bocal, avec des poissons rouges. Vous ne comprenez la vie que quand vous l'avez tuée. »
S'il n'était pas tendre pour les « empailleurs », ainsi qu'il les nommait, il l'était moins encore pour les « écuyers de cirque », pour les Kapellmeister illustres qui venaient en tournée faire admirer leurs ronds de bras et leurs mains fardées, ceux qui exerçaient leur virtuosité sur le dos des grands maîtres, s'évertuaient à rendre méconnaissables les œuvres les plus connues, et faisaient des cabrioles à travers le cerceau de la Symphonie en ut mineur ; Il les traitait de vieilles coquettes, de tziganes, et de danseurs de cordes.
Les virtuoses lui fournissaient une riche matière. Il se récusait quand il avait à juger leurs séances de prestidigitation. Il disait que ces exercices de mécanique étaient du ressort du Conservatoire des Arts et Métiers, et que, seuls, des graphiques enregistrant la durée, le nombre des notes, et l'énergie dépensée, pouvaient évaluer le mérite de pareils travaux. Parfois il mettait au défi un pianiste célèbre, qui venait de surmonter, dans un concert de deux heures, les difficultés les plus formidables, le sourire sur les lèvres, et la mèche sur les yeux, -- d'exécuter un andante enfantin de Mozart. -- Certes, il ne méconnaissait point le plaisir de la difficulté vaincue. Lui aussi l'avait goûtée : c'était une des joies de la vie. Mais n'en voir que le côté le plus matériel, et finir par y réduire tout l'héroïsme de l'art, lui paraissait grotesque et dégradant. Il ne pardonnait pas aux « lions », ou aux « panthères du piano ». -- Il n'était pas non plus très indulgent pour les braves pédants, célèbres en Allemagne, qui, justement soucieux de ne point altérer le texte des maîtres, répriment avec soin tout élan de la pensée, et, comme Hans de Bülow, quand ils disent une sonate passionnée, semblent donner une leçon de diction.
Les chanteurs eurent leur tour. Christophe en avait gros sur le cœur à leur dire de leur lourdeur barbare et de leur emphase de province. Ce n'était pas seulement le souvenir de ses démêlés avec la dame en bleu. C'était la rancune de tant de représentations qui lui avaient été un supplice. Il ne savait ce qui avait le plus à y souffrir ; des oreilles, ou des yeux. Encore Christophe manquait-il de termes de comparaison pour bien juger de la laideur de la mise en scène, des costumes disgracieux, des couleurs qui hurlaient. Il était surtout choqué par la vulgarité des types, des gestes et des attitudes, par le jeu sans naturel, par l'inaptitude des acteurs à revêtir des âmes étrangères, par l'indifférence stupéfiante avec laquelle ils passaient d'un rôle à un autre, pourvu qu'il fût écrit à peu près dans le même registre de voix. D'opulentes matrones, réjouies et rebondies, s'exhibaient tour à tour en Ysolde et en Carmen. Amfortas jouait Figaro !... Mais ce qui, naturellement, était le plus sensible à Christophe, c'était la laideur du chant, surtout dans les œuvres classiques dont la beauté mélodique est un élément essentiel. On ne savait plus chanter en Allemagne la parfaite musique de la fin du dix-huitième siècle : on ne s'en donnait pas la peine. Le style net et pur de Gluck et de Mozart, qui semble, comme celui de Gœthe, tout baigné de lumière italienne, -- ce style qui commence à s'altérer déjà, à devenir vibrant et papillotant avec Weber, -- ce style ridiculisé par les lourdes caricatures de l'auteur du Crociato, -- avait été anéanti par le triomphe de Wagner. Le vol sauvage des Walkyries aux cris stridents avait passé sur le ciel de la Grèce. Les nuées d'Odin étouffaient la lumière. Nul ne songeait plus maintenant à chanter la musique : on chantait les poèmes. On faisait bon marché des négligences de détail, des laideurs, des fausses notes même, sous prétexte que seul, l'ensemble de l'œuvre, la pensée importait...
-- « La pensée ! Parlons-en. Comme si vous la compreniez !... Mais que vous la compreniez ou non, respectez, s'il vous plaît, la forme qu'elle s'est choisie. Avant tout, que la musique soit et reste de la musique ! »
D'ailleurs, ce grand souci que les artistes allemands prétendaient avoir de l'expression et de la pensée profonde était, selon Christophe, une bonne plaisanterie. De l'expression ? De la pensée ? Oui, ils en mettaient partout, -- partout, également. Ils eussent trouvé de la pensée dans un chausson de laine, aussi bien -- pas plus, pas moins, -- que dans une statue de Michel-Ange. Ils jouaient avec la même énergie n'importe qui, n'importe quoi. Au fond, chez la plupart, l'essentiel de la musique était -- assurait-il -- le volume du son, le bruit musical. Le plaisir de chanter, si puissant en Allemagne, était une satisfaction de gymnastique vocale. Il s'agissait de se gonfler d'air largement et de le rejeter avec vigueur, fort, longtemps, et en mesure. -- Et il décernait à telle grande chanteuse, en guise de compliment, un brevet de bonne santé.
Il ne se contentait pas d'étriller les artistes. Il enjambait la rampe, et rossait le public, qui assistait bouche bée à ces exécutions. Le public, ahuri, ne savait pas s'il devait rire ou se fâcher. Il avait tous les droits de crier à l'injustice : il avait pris bien garde de ne se mêler à aucune bataille d'art ; il se tenait prudemment en dehors de toute question brûlante ; et de peur de se tromper, il applaudissait tout. Et voici que Christophe lui faisait un crime d'applaudir !... D'applaudir les méchantes œuvres ? -- C'eût été déjà fort ! Mais Christophe allait plus loin : ce qu'il lui reprochait le plus d'applaudir, c'étaient les grandes œuvres.
-- « Farceurs, leur disait-il, vous voudriez faire croire que vous avez tant d'enthousiasme que cela ?... Allons donc ! Vous prouvez justement le contraire. Applaudissez, si vous voulez, les œuvres ou les pages, qui appellent l'applaudissement. Applaudissez les conclusions bruyantes qui ont été faites, comme disait Mozart, « pour les longues oreilles ». Là, donnez-vous-en à cœur joie ; les braiments sont prévus ; ils font partie du concert. -- Mais après la Missa Solemnis de Beethoven !... Malheureux !... C'est le jugement Dernier, vous venez de voir se dérouler le Gloria affolant, comme une tempête sur l'océan, vous avez vu passer la trombe d'une volonté athlétique et forcenée, qui s'arrête, se retient aux nuées, cramponnée des deux poings sur l'abîme, et se lance de nouveau dans l'espace, à toute volée. La rafale hurle. Au plus fort de l'ouragan, une brusque modulation, un miroitement de ton, troue les ténèbres du ciel et tombe sur la mer livide, comme une plaque de lumière. C'est la fin : le vol furieux de l'ange exterminateur s'arrête net, les ailes clouées par trois coups d'éclairs. Tout tremble encore, autour. L'œil ivre a le vertige. Le cœur palpite, le souffle s'arrête, les membres sont paralysés... Et la dernière note n'a pas fini de vibrer que vous êtes déjà gais et réjouis, vous criez, vous riez vous critiquez, vous applaudissez !... Mais vous n'avez donc rien vu, rien entendu, rien senti, rien compris, rien, rien, absolument rien ! Les souffrances d'un artiste sont pour vous un spectacle. Vous jugez finement peintes les larmes d'agonie d'un Beethoven. Vous crieriez : « Bis ! » à la Crucifixion. Un demi-dieu se débat, toute une vis, dans la douleur, pour divertir, pendant une heure, votre badauderie !... »
Ainsi, il commentait, sans le savoir, la grande parole de Gœthe ; mais il n'avait pas encore atteint à sa hautaine sérénité :
« Le peuple se fait un jeu du sublime. S'il le voyait tel qu'il est, il n'aurait pas la force d'en soutenir l'aspect. »
S'il en fût resté là !... Mais, emporté par son élan, il dépassa le public et s'en alla tomber, comme un boulet de canon, dans le sanctuaire, le tabernacle, le refuge inviolable de la médiocrité : -- La Critique. Il bombarda ses confrères. Un d'eux s'était permis d'attaquer le mieux doué des compositeurs vivants, le représentant le plus avancé de la nouvelle école, Hassler, auteur de symphonies à programme, à, vrai dire assez extravagantes, mais pleines de génie. Christophe, qui lui avait été présenté, quand il était enfant, gardait pour lui une tendresse secrète, en reconnaissance de l'émotion qu'il avait eue jadis. Voir un critique stupide, dont il savait l'ignorance, faire la leçon à un homme, de cette taille, le rappeler à l'ordre et aux principes, le mit hors de lui :
-- « L'ordre ! L'ordre ! -- s'écria-t-il -- vous ne connaissez pas d'autre ordre que celui de la police. Le génie ne se laisse pas mener dans les chemins battus. Il crée l'ordre, et érige sa volonté en loi. »
Après cette orgueilleuse déclaration, il saisit le malencontreux critique, et, relevant les âneries qu'il avait écrites depuis un certain temps, il lui administra une correction magistrale.
La critique tout entière sentit l'affront. Jusque-là, elle s'était tenue à l'écart du combat. Ils ne se souciaient point de risquer des rebuffades : ils connaissaient Christophe, ils savaient sa compétence, et ils savaient aussi qu'il n'était point patient. Tout au plus, certains d'entre eux avaient-ils exprimé discrètement le regret qu'un compositeur aussi bien doué se fourvoyât dans un métier, qui n'était pas le sien. Quelle que fût leur opinion (quand ils en avaient une), ils respectaient en lui leur propre privilège de pouvoir tout critiquer sans être eux-mêmes critiqués. Mais quand ils virent Christophe rompre brutalement la convention tacite qui les liait, aussitôt ils reconnurent en lui un ennemi de l'ordre public. D'un commun accord, il leur sembla révoltant qu'un jeune homme se permît de manquer de respect aux gloires nationales, et ils commencèrent contre lui une campagne acharnée. Ce ne furent pas de longs articles, des discussions suivies ; -- (ils ne s'aventuraient pas volontiers sur ce terrain avec un adversaire mieux armé : encore qu'un journaliste ait la faculté spéciale de pouvoir discuter, sans tenir compte des arguments de son adversaire, et même sans les avoir lus) ; -- mais une longue expérience leur avait démontré que, le lecteur d'un journal étant toujours de l'avis de son journal, c'était affaiblir son crédit auprès de lui que faire même semblant de discuter : il fallait affirmer, ou mieux encore, nier. (La négation a une force double de l'affirmation. Conséquence directe de la loi de la pesanteur : il est plus facile de faire tomber une pierre que de la lancer en l'air.) Ils s'en tinrent donc, de préférence, à un système de petites notes perfides, ironiques, injurieuses, se répétant chaque jour, en bonne place, avec une obstination inlassable. Elles livraient au ridicule l'insolent Christophe, sans le nommer toujours, mais en le désignant d'une façon transparente. Elles déformaient ses paroles, de manière à les rendre absurdes ; elles racontaient de lui des anecdotes, dont le point de départ était vrai, parfois, mais dont le reste était un tissu de mensonges, habilement calculés pour le brouiller avec toute la ville, et, plus encore, avec la cour. Elles s'attaquaient à sa personne physique, à ses traits, à sa mise, dont elles traçaient une caricature, qui finissait par paraître ressemblante, à force d'être répétée.
Tout cela eût été indifférent aux amis de Christophe, si leur Revue n'avait aussi reçu des horions dans la bataille. À la vérité c'était, en guise d'avertissement ; on ne cherchait pas à l'engager à fond dans la querelle, on visait bien plutôt à la séparer de Christophe : on s'étonnait qu'elle compromît son bon renom, et on laissait entendre que, si elle n'y avisait point, on serait contraint, quelque regret qu'on en eût, de s'en prendre également au reste de la rédaction. Un commencement d'attaques, assez anodines, contre Adolf Mai et Mannheim, mit l'émoi dans le guêpier. Mannheim ne fit qu'en rire : il pensait que cela ferait enrager son père, ses oncles, ses cousins, et son innombrable famille, qui s'arrogeaient le droit de surveiller ses faits et gestes et de s'en scandaliser. Mais Adolf Mai le prit fort au sérieux, et il reprocha à Christophe de compromettre la Revue. Christophe l'envoya promener. Les autres, n'ayant pas été atteints, trouvaient plutôt plaisant que Mai, qui pontifiait avec eux, écopât à leur place. Waldhaus en ressentit une jouissance secrète : il dit qu'il n'y avait pas de combat sans quelques têtes cassées. Naturellement, il entendait bien que ce ne serait point la sienne ; il se croyait à l'abri des coups, par sa situation de famille et par ses relations ; et il ne voyait pas de mal à ce que les Juifs, ses alliés, fussent un peu houspillés. Ehrenfeld et Goldenring, indemnes jusque-là, ne se fussent pas troublés de quelques attaques ; ils étaient capables de répondre. Ce qui leur était plus sensible, c'était l'obstination avec laquelle Christophe s'acharnait à les mettre mal avec tous leurs amis, et surtout avec leurs amies. Aux premiers articles, ils avaient beaucoup ri et trouvé la farce bonne : ils admiraient la vigueur de Christophe à casser les carreaux ; ils croyaient qu'il suffirait d'un mot pour tempérer son ardeur combative, pour détourner au moins ses coups de ceux et de celles qu'ils lui désigneraient. -- Point. Christophe n'écoutait rien : il n'avait égard à aucune recommandation, et il continuait, comme un enragé. Si on le laissait faire, il n'y aurait plus moyen de vivre dans le pays. Déjà, leurs petites amies, éplorées et furieuses, étaient venues leur faire des scènes, à la Revue. Ils usèrent toute leur diplomatie à persuader Christophe d'atténuer au moins certaines appréciations : Christophe ne changea rien. Ils se fâchèrent : Christophe se fâcha, mais il ne changea rien. Waldhaus, diverti par l'émoi de ses amis, qui ne le touchait point, prit le parti de Christophe, pour les faire enrager. Peut-être était-il plus capable qu'eux d'apprécier la généreuse extravagance de Christophe, se jetant tête baissée contre tous, sans se réserver aucun chemin de retraite, aucun refuge pour l'avenir. Quant à Mannheim, il s'amusait royalement du charivari ; ce lui semblait une bonne farce d'avoir introduit ce fou parmi ces gens rangés, et il se tordait de rire, aussi bien des coups que Christophe assénait, que de ceux qu'il recevait. Bien qu'il commençât à croire, sous l'influence de sa sœur, que Christophe était décidément un peu timbré, il ne l'en aimait que mieux : -- (il avait besoin de trouver ridicules ceux qui lui étaient sympathiques.) -- Il continua donc, avec Waldhaus, à soutenir Christophe contre les autres.
Comme il ne manquait pas de sens pratique, malgré tous ses efforts pour se donner l'illusion du contraire, il eut très justement l'idée qu'il serait avantageux à son ami d'allier sa cause avec celle du parti musical le plus avancé du pays.
Il y avait dans la ville, comme dans la plupart des villes allemandes, un Wagner-Verein, qui représentait les idées neuves contre le clan conservateur. -- Et certes, on ne courait plus grand risque à défendre Wagner, quand sa gloire était partout reconnue et ses œuvres inscrites au répertoire de tous les Opéras d'Allemagne. Cependant, sa victoire était plutôt imposée par la force que consentie librement ; et, au fond du cœur, la majorité restait obstinément conservatrice, surtout dans les petites villes, comme celle-ci, demeurée un peu à l'écart des grands courants modernes et fière d'un antique renom. Plus que partout ailleurs, régnait là cette méfiance, innée au peuple allemand, contre toute nouveauté, cette paresse à sentir quelque chose de vrai et de fort qui n'eût pas été ruminé déjà par plusieurs générations. On s'en apercevait, à la mauvaise grâce avec laquelle étaient accueillies, -- sinon les œuvres de Wagner, qu'on n'osait plus discuter, -- toutes les œuvres nouvelles inspirées de l'esprit wagnérien. Aussi, les Wagner-Vereine auraient-ils eu une tâche utile à remplir, s'ils avaient pris à cœur de défendre les forces jeunes et originales de l'art. Ils le firent parfois, et Bruckner, ou Hugo Wolf, trouvèrent en certains d'entre eux leurs meilleurs alliés. Mais trop souvent l'égoïsme du maître pesait sur ses disciples ; et, de même que Bayreuth ne servait qu'à la glorification monstrueuse d'un seul, les filiales de Bayreuth étaient de petites églises, où l'on disait éternellement la messe en l'honneur du seul Dieu. Tout au plus, admettait-on dans les chapelles latérales les disciples fidèles, qui appliquaient à la lettre les doctrines sacrées, et adoraient, la face dans la poussière, la Divinité unique, aux multiples visages : musique, poésie, drame et métaphysique.
C'était précisément le cas du Wagner-Verein de la ville. -- Cependant, il y mettait des formes ; il cherchait volontiers à enrôler les jeunes gens de talent, qui semblaient pouvoir lui être utiles ; et, depuis longtemps, il guettait Christophe. Il lui avait fait faire discrètement des avances, auxquelles Christophe n'avait pas pris garde, parce qu'il n'éprouvait aucunement le besoin de s'associer avec qui que ce fût ; il ne comprenait pas quelle nécessité poussait ses compatriotes à se grouper toujours en troupeaux, comme s'ils ne pouvaient rien faire seuls : ni chanter, ni se promener, ni boire. Il avait l'aversion de tout Vereinswesen [4]. Mais, à tout prendre, il était mieux disposé pour un Wagner-Verein que pour les autres Vereine : c'était au moins un prétexte à de beaux concerts ; et bien qu'il ne partageât pas toutes les idées des Wagnériens sur l'art, il en était plus près que des autres groupements musicaux. Il pouvait, semblait il, trouver un terrain d'entente avec un parti, qui se montrait aussi injuste que lui pour Brahms et les « Brahmines ». Il se laissa donc présenter. Mannheim fut l'intermédiaire : il connaissait tout le monde. Sans être musicien, il faisait partie du Wagner-Verein. -- Le comité de direction avait suivi la campagne que Christophe menait dans la Revue. Certaines exécutions qu'il avait faites dans le camp opposé lui paraissaient témoigner d'une poigne vigoureuse, qu'il serait bon d'avoir à son service. Christophe avait bien aussi décoché quelques pointes irrespectueuses contre l'idole sainte ; mais on avait préféré fermer les yeux là-dessus ; -- et, peut-être, ces premières attaques, assez inoffensives, n'avaient-elles pas été étrangères, sans que l'on en convînt, à la hâte que l'on avait d'accaparer Christophe, avant qu'il eût le temps de se prononcer davantage. On vint très aimablement lui demander la permission d'exécuter quelques-unes de ses mélodies à un des prochains concerts de l'Association. Christophe, flatté, accepta : il vint au Wagner-Verein ; et, poussé par Mannheim, il s'y laissa inscrire.
À la tête du Wagner-Verein étaient alors deux hommes, dont l'un jouissait d'une notoriété comme écrivain, et l'autre comme chef d'orchestre. Tous deux avaient en Wagner une foi mahométane. Le premier, Josias Kling, avait fait un Dictionnaire de Wagner, -- Wagner-Lexikon, -- permettant de savoir, à la minute, la pensée du maître de omni re scibili [5] : ç'avait été la grande œuvre de sa vie. Il eût été capable d'en réciter des chapitres entiers à table, comme les bourgeois de province française récitaient des chants de la Pucelle. Il publiait aussi dans les Bayreuther Blätter des articles sur Wagner et l'esprit Aryen. Il va de soi que Wagner était pour lui le type du pur Aryen, dont la race allemande était restée le refuge inviolable contre les influences corruptrices du Sémitisme latin, et spécialement, français. Il proclamait la défaite définitive de l'impur esprit gaulois. Il n'en continuait pas moins, chaque jour, âprement le combat, comme si l'éternel ennemi était toujours menaçant. Il ne reconnaissait qu'un seul grand homme en France : le comte de Gobineau. Kling était un petit vieillard, tout petit, très poli, et rougissant comme une demoiselle. -- L'autre pilier du Wagner-Verein, Erich Lauber, avait été directeur d'une fabrique de produits chimiques, jusqu'à quarante ans ; puis il avait tout planté là, pour se faire chef d'orchestre. Il y était parvenu à force de volonté, et parce qu'il était très riche. Il était un fanatique de Bayreuth : en contait qu'il s'y était rendu à Pied, de Munich, en sandales de pèlerin. Chose curieuse que cet homme qui avait beaucoup lu, beaucoup voyagé, fait différents métiers, et montré partout une personnalité énergique, fût devenu en musique un mouton de Panurge ; toute son originalité s'était dépensée là à être un peu plus stupide que les autres. Trop peu sûr de lui-même en musique pour se fier à son sentiment personnel, il suivait servilement les interprétations que donnaient de Wagner les Kapellmeister et les artistes patentés par Bayreuth : Il eût voulu faire reproduire jusqu'aux moindres détails de la mise en scène et des costumes multicolores, qui ravissaient le goût puéril et barbare de la petite cour de Wahnfried. Il était de l'espèce de ce fanatique de Michel-Ange, qui reproduisait dans ses copies jusqu'aux moisissures, qui, s'étant introduites dans l'œuvre sacrée, étaient devenues, de ce fait, elles-mêmes sacrées.
Christophe ne devait pas goûter beaucoup ces deux personnages ; Mais ils étaient hommes du monde, affables, assez instruits ; et la conversation de Lauber ne laissait pas d'être intéressante, quand on le mettait sur un autre sujet que la musique. C'était d'ailleurs un braque : et les braques ne déplaisaient pas trop à Christophe : ils le changeaient de l'assommante banalité des gens raisonnables. Il ne savait pas encore que rien n'est plus assommant qu'un homme qui déraisonne, et que l'originalité est encore plus rare chez ceux qu'on nomme, bien à tort, des « originaux », que dans le reste du troupeau. Car ces « originaux » sont de simples maniaques, dont la pensée est réduite à des mouvements d'horlogerie.
Josias Kling et Lauber, désireux de gagner Christophe, se montrèrent d'abord pleins d'égards pour lui. Kling lui consacra un article élogieux, et Lauber s'appliqua à suivre toutes ses indications pour ses œuvres qu'il dirigea à un concert de la Société. Christophe en fut touché. Malheureusement, l'effet de ces prévenances lui fut gâté par l'inintelligence de ceux qui les lui faisaient. Il n'avait pas la faculté de s'illusionner sur les gens, parce qu'ils l'admiraient. Il était exigeant. Il avait la prétention qu'on ne l'admirât point pour le contraire de ce qu'il était ; et il n'était pas loin de regarder comme des ennemis ceux qui étaient ses amis, par erreur. Aussi, il ne sut aucun gré à Kling de voir en lui un disciple de Wagner, et de chercher des rapprochements entre des phrases de ses Lieder et des passages de la Tétralogie, qui n'avaient rien de commun que certaines notes de la gamme. Et il n'eut aucun plaisir à entendre une de ses œuvres encastrée -- côte à côte avec un pastiche sans valeur d'un scholar wagnérien -- entre deux blocs énormes de l'éternel Richard.
Il ne tarda pas à étouffer dans cette petite chapelle. C'était un autre Conservatoire, aussi étroit que les vieux Conservatoires, et plus intolérant, parce qu'il était nouveau venu dans l'art. Christophe commença à perdre ses illusions sur la valeur absolue d'une forme d'art ou de pensée. Jusque-là, il avait cru que les grandes idées portent partout avec elles leur lumière. Il s'apercevait à présent que les idées avaient beau changer, les hommes restaient les mêmes ; et, en définitive, rien ne comptait que les hommes : les idées étaient ce qu'ils étaient. S'ils étaient nés médiocres et serviles, le génie même se faisait médiocre, en passant par leurs âmes, et le cri d'affranchissement du héros brisant ses fers devenait le contrat de servitude des générations à venir. -- Christophe ne put se tenir d'exprimer ses sentiments. Il dauba sur le fétichisme en art. Il déclarait qu'il ne fallait plus d'idoles, plus de classiques d'aucune sorte, et que seul avait le droit de s'appeler l'héritier de l'esprit de Wagner celui qui était capable de fouler aux pieds Wagner pour marcher droit devant lui, en regardant toujours en avant et jamais en arrière, -- celui qui avait le courage de laisser mourir ce qui doit mourir, et de se maintenir en communion ardente avec la vie. La sottise de Kling rendait Christophe agressif. Il releva les fautes ou les ridicules qu'il trouvait chez Wagner. Les Wagnériens ne manquèrent pas de lui attribuer une jalousie grotesque à l'égard de leur dieu. Christophe, de son coté, ne doutait point que ces mêmes gens qui exaltaient Wagner depuis qu'il était mort, n'eussent été des premiers à l'étrangler quand il était vivant : -- en quoi il leur faisait tort. Un Kling et un Lauber avaient eu, eux aussi, leur heure d'illumination ; ils avaient été de l'avant, il y avait quelque vingt ans ; puis, comme la plupart, ils avaient campé là. L'homme a si peu de force qu'à la première montée il s'arrête époumoné ; bien peu ont assez de souffle pour continuer leur route.
L'attitude de Christophe lui aliéna promptement ses nouveaux amis. Leur sympathie était un marché : pour qu'ils fussent avec lui, il fallait qu'il fût avec eux ; et il était trop évident que Christophe ne céderait rien de lui-même : il ne se laissait pas enrôler. On lui battit froid. Les éloges qu'il se refusait à décerner aux dieux et petits dieux, estampillés par le clan, lui furent refusés. On montra moins d'empressement à accueillir ses œuvres ; et certains commencèrent à protester de voir son nom trop souvent sur les programmes. On se moquait de lui derrière son dos, et la critique allait son train ; Kling et Lauber, en laissant dire, semblaient s'y associer. On se fût bien gardé pourtant de rompre avec Christophe ; d'abord parce que les cerveaux rhénans se plaisent aux solutions mixtes, aux solutions qui n'en sont point et qui ont le privilège de prolonger indéfiniment une situation ambiguë ; ensuite parce qu'on espérait bien, malgré tout, finir par faire de lui ce qu'on voulait, sinon par persuasion, du moins par lassitude.
Christophe ne leur en laissa pas le temps. Quand il croyait sentir qu'un homme avait de l'antipathie pour lui, mais n'en voulait pas convenir et cherchait à se faire illusion, afin de rester en bons termes avec lui, il n'avait pas de cesse qu'il n'eût réussi à lui prouver qu'il était son ennemi. Après une soirée au Wagner-Verein, où il s'était heurté à un mur d'hostilité hypocrite, il envoya à Lauber sa démission sans phrases. Lauber n'y comprit rien ; et Mannheim accourut chez Christophe, pour tâcher de tout arranger. Dès les premiers mots, Christophe éclata :
-- Non, non, non, et non ! Ne me parle plus de ces êtres. Je ne veux plus les voir... Je ne peux plus, je ne peux plus... J'ai un dégoût effroyable des hommes ; il m'est presque impossible d'en regarder un en face.
Mannheim riait de tout son cœur. Il pensait moins à calmer l'exaltation de Christophe qu'à s'en donner le spectacle :
-- Je sais bien qu'ils ne sont pas beaux, dit-il ; mais ce n'est pas d'aujourd'hui : que s'est-il donc passé de nouveau ?
-- Rien du tout. C'est moi qui en ai assez... Oui, ris, moque-toi de moi : c'est entendu, je suis fou. Les gens prudents agissent d'après les lois de la saine raison. Je ne suis pas ainsi ; je suis un homme qui agit d'après ses impulsions. Quand une certaine quantité d'électricité s'est accumulée en moi, il faut qu'elle se décharge, coûte que toute ; et tant pis pour les autres, s'il leur en cuit ! Et tant pis pour moi ! Je ne suis pas fait pour vivre en société. Désormais, je ne veux plus appartenir qu'à moi.
-- Tu n'as pourtant pas la prétention de te passer de tout le monde ? dit Mannheim. Tu ne peux pas faire jouer ta musique, à toi tout seul. Tu as besoin de chanteurs, de chanteuses, d'un orchestre, d'un chef d'orchestre, d'un public, d'une claque [6]...
Christophe criait :
-- Non ! non ! non !...
Mais le dernier mot le fit bondir :
-- Une claque ! Tu n'as pas honte ?
-- Ne parlons pas de claque payée -- (quoique ce soit, à vrai dire, le seul moyen qu'on ait encore trouvé pour révéler au public le mérite d'une œuvre). -- Mais il faut toujours une claque, une petite coterie dûment stylée ; chaque auteur a la sienne : c'est à cela que les amis sont bons.
-- Je ne veux pas d'amis !
-- Alors, tu seras sifflé.
-- Je veux être sifflé !
Mannheim était aux anges.
-- Tu n'auras même pas ce plaisir longtemps. On ne te jouera pas.
-- Eh bien, soit ! Crois-tu donc que je tienne à devenir un homme célèbre ?... Oui, j'étais en train de tendre à toute force vers ce but... Non-sens ! Folie ! Imbécillité !... Comme si la satisfaction de l'orgueil le plus vulgaire était une compensation aux sacrifices de toute sorte -- ennuis, souffrances, infamies, avanies, avilissement, ignobles concessions -- qui sont le prix de la gloire ! Que dix mille diables m'emportent, si de semblables soucis me travaillent encore le cerveau ! Plus rien de tout cela ! Je ne veux rien avoir à faire avec le public et la publicité. La publicité est une infâme canaille. Je veux être un homme privé, et vivre pour moi et pour ceux que j'aime...
-- C'est cela, dit Mannheim, ironique. Il faut prendre un métier. Pourquoi ne ferais-tu pas aussi des souliers ?
-- Ah ! si j'étais un savetier comme l'incomparable Sachs ! s'écria Christophe. Comme ma vie s'arrangerait joyeusement ! Savetier, les jours de la semaine, -- musicien, le dimanche, et seulement dans l'intimité, pour ma joie et pour celle d'une paire d'amis ! Ce serait une existence !... -- Suis-je un fou, pour sacrifier mon temps et ma peine au magnifique plaisir d'être en proie aux jugements des imbéciles ? Est-ce qu'il n'est pas beaucoup mieux et plus beau d'être aimé et compris de quelques braves gens, qu'entendu, critiquaillé, ou flagorné par des milliers d'idiots ?... Le diable de l'orgueil et du désir de la gloire ne me prendra plus aux cheveux : tu peux t'en fier à moi !
-- Assurément, dit Mannheim.
Il pensait :
-- Dans une heure, il dira le contraire.
Il conclut tranquillement :
-- Alors, n'est-ce pas, j'arrange les choses avec le Wagner-Verein ?
Christophe leva les bras :
-- C'est bien la peine que je m'époumone, depuis une heure, à te crier le contraire !... Je te dis que je n'y remettrai plus jamais les pieds ! J'ai en horreur tous ces Wagner-Vereine, tous ces Vereine, tous ces parcs à moutons, qui ont besoin de se serrer les uns contre les autres, afin de bêler ensemble. Va leur dire de ma part à ces moutons : je suis un loup, j'ai des dents, je ne suis pas fait pour paître !
-- C'est bon, c'est bon, on leur dira, fit Mannheim, s'en allant, enchanté de sa matinée. Il pensait :
-- Il est fou, fou à lier...
Sa sœur, à qui il s'empressa de raconter l'entretien, haussa les épaules, et dit :
-- Fou ? Il voudrait bien le faire croire !... Il est stupide, et d'un orgueil ridicule...
Cependant, Christophe continuait sa campagne enragée dans la revue de Waldhaus. Ce n'était pas qu'il y trouvât plaisir : la critique l'assommait, et il était sur le point d'envoyer tout au diable Mais il s'entêtait, parce qu'on s'évertuait à lui fermer la bouche : il ne voulait pas avoir l'air de céder.
Waldhaus commençait à s'inquiéter. Aussi longtemps qu'il était resté indemne au milieu des coups, il avait assisté à la mêlée avec le flegme d'un dieu de l'Olympe. Mais, depuis quelques semaines, les autres journaux semblaient perdre conscience du caractère inviolable de sa personne ; ils s'étaient mis à l'attaquer dans son amour-propre d'auteur, avec une rare méchanceté, où Waldhaus eût pu reconnaître, s'il avait été plus fin, la griffe d'un ami. C'était en effet à l'instigation sournoise de Ehrenfeld et de Goldenring que ces attaques avaient lieu : ils ne voyaient plus que ce moyen pour le décider à mettre fin aux polémiques de Christophe. Ils voyaient juste. Waldhaus, sur-le-champ, déclara que Christophe commençait à l'agacer ; et il cessa de le soutenir. Toute la Revue s'ingénia dès lors à le faire taire. Mais allez donc museler un chien en train de dévorer sa proie ! Tout ce qu'on lui disait ne faisait que l'exciter davantage. Il les appelait capons [7], et il déclarait qu'il dirait tout -- tout ce qu'il avait le devoir de dire. S'ils voulaient le mettre à la porte, libre à eux ! Toute la ville saurait qu'ils étaient aussi couards que les autres, mais lui, ne s'en irait pas, de lui-même.
Ils se regardaient, consternés, reprochant aigrement à Mannheim le cadeau qu'il leur avait fait, en leur amenant ce fou. Mannheim, toujours riant, se fit fort de mater Christophe ; et il paria que, dès son prochain article, Christophe mettrait de l'eau dans son vin. Ils restèrent incrédules ; mais l'événement prouva que Mannheim ne s'était pas trop vanté. L'article suivant de Christophe, sans être un modèle de courtoisie, ne contenait plus aucune remarque désobligeante pour qui que ce fût. Le moyen de Mannheim était bien simple ; tous s'étonnèrent ensuite de n'y avoir pas songé plus tôt : Christophe ne relisait jamais ce qu'il écrivait dans la Revue ; et c'est à peine sil lisait les épreuves de ses articles, très vite et fort mal. Adolf Mai lui avait fait plus d'une fois des observations aigres-douces à ce sujet : il disait qu'une faute d'impression déshonore une Revue ; et Christophe, qui ne regardait pas la critique comme un art, répondait que celui dont il disait du mal le comprendrait toujours assez. Mannheim profita de l'occasion ; il dit que Christophe avait raison, que la correction d'épreuves était un métier de prote [8] ; et il offrit de l'en décharger. Christophe fut près de se confondre en remerciements ; mais tous lui assurèrent, d'un commun accord, que cet arrangement leur rendait service, en évitant à la Revue une perte de temps. Christophe abandonna donc ses épreuves à Mannheim, en le priant de les bien corriger. Mannheim n'y manqua point ; ce fut un jeu pour lui. D'abord, il ne se risqua prudemment qu'à atténuer quelques termes, à laisser tomber çà et là quelques épithètes malgracieuses. Enhardi par le succès, il poussa plus loin ses expériences : il commença à remanier les phrases et le sens ; il déployait à cet exercice une réelle virtuosité. Tout l'art consistait, en conservant le gros de la phrase et son allure caractéristique, à lui faire dire exactement le contraire de ce que Christophe avait voulu. Mannheim se donnait plus de mal pour défigurer les articles de Christophe qu'il n'en aurait eu à en écrire lui-même : jamais il n'avait tant travaillé, de sa vie. Mais il jouissait du résultat : certains musiciens, que Christophe poursuivait de ses sarcasmes, étaient stupéfaits de le voir s'adoucir peu à peu et finir par célébrer leurs louanges. La Revue était dans la joie. Mannheim lui donnait lecture de ses élucubrations. C'étaient des éclats de rire. Ehrenfeld et Goldenring disaient parfois à Mannheim :
-- Attention ! tu vas trop loin !
-- Il n'y a pas de danger, répondait Mannheim.
Et il continuait de plus belle.
Christophe ne s'apercevait de rien. Il venait à la Revue, déposait sa copie et ne s'en inquiétait plus. Quelquefois, il lui arrivait de prendre Mannheim à part :
-- Cette fois, je leur ai dit leur fait, à ces canailles. Lis un peu...
Mannheim lisait.
-- Eh bien, qu'est-ce que tu en penses ?
-- Terrible ! mon cher, il n'en reste plus rien !
-- Qu'est-ce que tu crois qu'ils diront ?
-- Ah ! ce sera un beau vacarme !
Mais il n'y avait pas de vacarme du tout. Au contraire, les visages s'éclairaient autour de Christophe ; des gens qu'il exécrait le saluaient dans la rue. Une fois, il arriva à la Revue, inquiet et renfrogné ; et jetant sur la table une carte de visite, il demanda :
-- Qu'est-ce que cela veut dire ?
C'était la carte d'un musicien qu'il venait d'éreinter :
« Avec tous ses remerciements. »
Mannheim répondit, en riant :
-- Il fait de l'ironie.
Christophe fut soulagé :
-- Ouf ! dit-il, j'avais peur que mon article ne lui eût fait plaisir.
-- Il est furieux, dit Ehrenfeld ; mais il ne veut pas en avoir l'air : il fait l'homme supérieur, il raille.
-- Il raille ?... Cochon ! fit Christophe, de nouveau indigné. Je vais lui faire un autre article. Rira bien qui rira le dernier !
-- Non, non, dit Waldhaus, inquiet. Je ne crois point qu'il se moque. C'est de l'humilité, il est bon chrétien : on le frappe sur une joue, il tend l'autre.
-- Encore mieux ! dit Christophe. Ah ! le lâche ! Il la veut, il aura sa fessée !
Waldhaus voulait s'interposer. Mais les autres riaient.
-- Laisse donc... disait Mannheim.
-- Après tout... faisait Waldhaus, subitement rassuré. Un peu plus, un peu moins !...
Christophe s'en allait. Les compères se livraient à des gambades et des rires de démence. Quand ils étaient un peu apaisés, Waldhaus disait à Mannheim :
-- Tout de même, il s'en est fallu de peu... Fais attention, je te prie. Tu vas nous faire pincer.
-- Bah ! disait Mannheim. Nous avons encore de beaux jours... Et puis, je lui fais des amis.
L'ENLISEMENT
Christophe en était là de ses expériences pour réformer l'art allemand, quand vint à passer dans la ville une troupe de comédiens français. Il serait plus juste de dire : un troupeau ; car, suivant l'habitude, c'était un ramassis de pauvres diables, pêchés on ne savait où, et de jeunes acteurs inconnus, trop heureux de se laisser exploiter, pourvu qu'on les fît jouer. Tous ensemble étaient attelés au chariot d'une comédienne illustre et antique. Elle faisait une tournée en Allemagne, et, de passage dans la petite capitale, y venait donner trois représentations.
À la Revue de Waldhaus, on en faisait grand bruit. Mannheim et ses amis étaient au courant de la vie littéraire et mondaine de Paris, ou ils prétendaient l'être ; ils s'en répétaient les potins, cueillis dans les journaux des boulevards, et plus ou moins bien compris : ils représentaient l'esprit français en Allemagne. C'était enlever à Christophe le désir de le connaître davantage. Mannheim l'assommait avec ses éloges de Paris. Il y était allé plusieurs fois ; il avait là une partie de sa famille : -- il avait de la famille dans tous les pays d'Europe ; et, partout, elle avait pris la nationalité et les dignités du pays, cette tribu d'Abraham comptait un baronnet anglais, un sénateur de Belgique, un ministre français, un député au Reichstag, et un comte du pape ; et tous, bien qu'unis et respectueux le la souche commune dont ils étaient sortis, étaient sincèrement Anglais, Belges, Français, Allemands, ou papalins : car leur orgueil ne doutait point que le pays qu'ils avaient adopté ne fût le premier de tous. Mannheim était le seul, par paradoxe, qui s'amusât à préférer tous les pays dont il n'était point. Il parlait donc souvent de Paris, avec enthousiasme ; mais, pour faire l'éloge des Parisiens, il les représentait comme des espèces de toqués, paillards et braillards, qui passaient leur temps à faire la noce et des révolutions, sans jamais se prendre au sérieux ; aussi, Christophe était-il peu attiré par « la byzantine et décadente république d'outre-Vosges ». De bonne foi, il imaginait un peu Paris, comme le représentait une gravure naïve, en tête d'un livre récemment publié dans une collection d'art allemande ; au premier plan, le Diable de Notre-Dame, accroupi au-dessus des toits de la ville, avec cette légende :
« Insatiable vampire l'éternelle Luxure
Sur la grande Cité convoite sa pâture. »
En bon Allemand, il avait le mépris des Velches débauchés et de leur littérature, dont il ne connaissait guère que quelques bouffonneries égrillardes, l'Aiglon, Madame Sans-Gêne, et des chansons de café-concert. Le snobisme de la petite ville, où les gens le plus notoirement incapables de s'intéresser à l'art s'empressèrent bruyamment de s'inscrire au bureau de location, le jeta dans une affectation d'indifférence dédaigneuse pour la grande cabotine. Il protesta qu'il ne ferait pas un pas pour aller l'entendre. Il lui était d'autant plus facile de tenir sa promesse que les places étaient à un prix excessif, qu'il n'avait pas les moyens de payer.
Le répertoire que la troupe française transportait en Allemagne, comprenait deux ou trois pièces classiques ; mais il était composé, en majeure partie, de ces niaiseries, qui sont par excellence l'article parisien pour l'exportation : car rien n'est plus international que la médiocrité, Christophe connaissait la Tosca, qui devait être le premier spectacle de la comédienne en tournées ; il l'avait entendue en traduction, parée des grâces légères que peut donner une troupe de petit théâtre rhénan à une œuvre française ; et il se disait bien aise, avec un rire goguenard, en voyant ses amis partir pour le théâtre, de n'être pas forcé d'aller la réentendre. Il n'en suivit pas moins, le lendemain, d'une oreille attentive, les récits enthousiastes qu'ils fixent de la soirée : il enrageait de s'être enlevé jusqu'au droit de contredire, en ayant refusé de voir ce dont tout le monde parlait.
Le second spectacle annoncé devait être une traduction française d'Hamlet. Christophe n'avait jamais négligé une occasion de voir une pièce de Shakespeare. Shakespeare état pour lui, au même titre que Beethoven, une source inépuisable de vie. Hamlet lui avait été particulièrement cher dans la période de troubles et de doutes tumultueux qu'il venait de traverser. Malgré la crainte de se revoir dans ce miroir magique, il était fasciné ; et il tournait autour des affiches du théâtre, sans s'avouer qu'il brûlait d'envie d'aller prendre une place. Mais il était si entêté qu'après ce qu'il avait dit à ses amis, il n'en voulait pas démordre ; et il fût resté chez lui, ce soir-là, comme le précédent si, au moment où il rentrait, le hasard ne l'avait mis en présence de Mannheim.
Mannheim l'attrapa par le bras, et lui raconta d'un air furieux, mais sans cesser de gouailler, qu'une vieille bête de parente, une sœur de son père, venait de tomber inopinément chez eux avec toute sa smala, et qu'ils étaient forcés de rester à la maison, pour les recevoir. Il avait essayé de s'esquiver ; mais son père n'entendait pas raillerie sur les questions d'étiquette familiale et d'égards que l'on doit aux ancêtres ; et comme il devait ménager son père, en ce moment, à cause d'une carotte qu'il se proposait de lui tirer, il avait fallu céder, et renoncer à la représentation.
-- Vous aviez vos billets ? demanda Christophe.
-- Parbleu ! une loge excellente ; et, pour comble, il faut que je l'aille porter -- (et j'y vais, de ce pas) -- à ce crétin de Grünebaum, l'associé de papa, pour qu'il s'y pavane avec la femme Grünebaum et leur dinde de fille. C'est gai !... Je cherche au moins quelque chose à leur dire de très désagréable. Mais cela leur est bien égal, pourvu que je leur apporte des billets, -- quoiqu'ils aimeraient encore mieux que ces billets fussent de banque.
Il s'arrêta brusquement, la bouche ouverte, regardant Christophe :
-- Oh !... Mais voilà... Voilà ce qu'il me faut !... Il gloussa :
-- Christophe, tu vas au théâtre ?
-- Non.
-- Si fait. Tu vas au théâtre. C'est un service que je te demande. Tu ne peux pas refuser.
Christophe ne comprenait pas.
-- Mais je n'ai pas de place.
-- En voilà ! fit Mannheim, triomphant, en lui fourrant de force le billet dans la main.
-- Tu es fou, dit Christophe. Et la commission de ton père ?
Mannheim se tordait :
-- Il sera dans une colère ! fit-il.
Il s'essuya les yeux, et conclut :
-- Je le taperai demain matin, au saut du lit, avant qu'il sache encore rien.
-- Je ne peux pas accepter, dit Christophe, sachant que cela lui serait désagréable.
-- Tu n'as rien à savoir, tu ne sais rien, cela ne te regarde pas.
Christophe avait déplié le billet.
-- Et que veux-tu que je fasse d'une loge de quatre places ?
-- Tout ce que tu voudras. Tu dormiras au fond, tu danseras, si tu veux. Amènes-y des femmes. Tu en as bien quelques-unes ? On peut t'en prêter.
Christophe tendit le billet à Mannheim :
-- Non, décidément. Reprends-le.
-- Jamais de la vie, fit Mannheim, reculant de quelques pas. Je ne peux pas te forcer à y aller, si cela t'ennuie, mais je ne le reprendrai pas. Tu es libre de le jeter au feu, ou même, homme vertueux, de le porter aux Grünebaum ; Cela ne me regarde plus. Bonsoir !
Il se sauva, plantant là Christophe, au milieu de la rue, son billet à la main.
Christophe était embarrassé. Il se disait bien qu'il serait convenable de porter les places aux Grünebaum ; mais cette idée ne l'enthousiasmait point. Il rentra, indécis ; et, quand il s'avisa de regarder l'heure, il vit qu'il n'avait plus que le temps de s'habiller pour aller au théâtre. Il eut été tout de même trop sot de laisser perdre le billet. Il proposa à sa mère de l'emmener. Mais Louisa déclara qu'elle aimait bien mieux aller se coucher. Il partit. Au fond, il avait un plaisir d'enfant. Une seule chose l'ennuyait : d'avoir ce plaisir, seul. Il n'éprouvait aucun remords, à l'égard du père Mannheim, ou des Grünebaum, dont il prenait la loge ; mais il en avait vis-à-vis de ceux qui auraient pu la partager avec lui. Il pensait combien cela aurait fait de joie à des jeunes gens, comme lui ; et il lui était pénible de ne pas la leur faire. Il cherchait dans sa tête, il ne voyait pas à qui offrir son billet. D'ailleurs, il était tard, il fallait se hâter.
Comme il entrait au théâtre, il passa près du guichet fermé, où un écriteau marquait qu'il ne restait plus une seule place au bureau. Parmi les gens qui s'en retournaient, dépités, il remarqua une jeune fille, qui ne pouvait se décider à sortir et regardait ceux qui entraient d'un air d'envie. Elle était mise très simplement, en noir, pas très grande, la figure amincie, l'air délicat ; et il ne remarqua pas si elle était laide ou jolie. Il avait passé devant elle ; il s'arrêta un moment, se retourna, et sans prendre le temps de réfléchir :
-- Vous n'avez pas trouvé de place, mademoiselle ? demanda-t-il, à brûle-pourpoint.
Elle rougit, et dit, avec un accent étranger.
-- Non, monsieur.
-- J'ai une loge, dont je ne sais que faire. Voulez-vous en profiter avec moi ?
Elle rougit plus fort, et remercia, en s'excusant de ne pouvoir accepter. Christophe, gêné par son refus, s'excusa de son côté et essaya d'insister ; mais il ne réussit pas à la persuader, bien qu'il fût évident qu'elle en mourait d'envie. Il était perplexe. Il se décida brusquement.
-- Écoutez, il y a un moyen de tout arranger, dit-il prenez le billet. Moi, je n'y tiens pas, j'ai déjà vu cela. -- (Il se vantait.) -- Cela vous fera plus plaisir qu'à moi. Prenez, c'est de bon cœur.
La jeune fille fut si touchée de l'offre et de la façon cordiale que les larmes lui en montèrent presque aux yeux. Elle balbutia, avec reconnaissance, que jamais elle ne voudrait l'en priver.
-- Eh bien, alors, venez, dit-il en souriant.
Il avait l'air si bon et si franc qu'elle se sentit honteuse de lui avoir refusé et elle dit, un peu confuse :
-- Je viens... Merci.
Ils entrèrent ; La loge des Mannheim était une loge de face, largement ouverte : impossible de s'y dissimuler. Leur entrée ne passa pas inaperçue. Christophe fit placer la jeune fille au premier rang, et resta un peu en arrière, pour ne pas la gêner. Elle se tenait droite, raide, n'osant tourner la tête, horriblement intimidée ; elle eût donné beaucoup pour ne pas avoir accepté. Afin de lui laisser le temps de se remettre, et ne sachant de quoi causer, Christophe affectait de regarder d'un autre côté. Où qu'il regardât, il lui était facile de constater que sa présence, avec cette compagne inconnue, au milieu de la brillante clientèle des loges, excitait la curiosité et les commentaires de la petite ville. Il lança à droite et à gauche des regards furieux ; il rageait qu'on s'obstinât à s'occuper de lui, quand il ne s'occupait pas des autres. Il ne pensait pas que cette curiosité indiscrète s'adressât à sa compagne encore plus qu'à lui, et d'une façon plus blessante. Pour montrer sa parfaite indifférence à tout ce qu'ils pourraient dire ou penser, il se pencha vers sa voisine et se mit à causer. Elle eut l'air si effarouchée de ce qu'il lui parlât, et si malheureuse d'avoir à lui répondre, elle eut tant de peine à s'arracher un : oui, ou un : non, sans oser le regarder, qu'il eut pitié de sa sauvagerie et se renfonça dans son coin, Heureusement, le spectacle commençait.
Christophe n'avait pas lu l'affiche, et il ne s'était guère soucié de savoir quel rôle jouait la grande actrice : il était de ces naïfs qui viennent au théâtre pour voir la pièce, et non pas les acteurs. Il ne s'était pas demandé si l'illustre comédienne serait Ophélie, ou la Reine ; s'il se l'était demandé, il eût opiné pour la Reine, vu l'âge des deux matrones. Mais ce qui n'aurait jamais pu lui venir à l'idée, c'est qu'elle jouât Hamlet. Quand il le vit, quand il entendit ce timbre de poupée mécanique, il fut un bon moment avant d'y croire...
-- Mais qui ? Mais qui est-ce ? se disait-il à mi-voix. Ce n'est pourtant pas...
Et quand il lui fallut constater que « c'était pourtant » Hamlet, il poussa un juron, qu'heureusement sa voisine ne comprit pas, parce qu'elle était étrangère, mais que l'on comprit parfaitement dans la loge à côté : car il lui en vint sur-le-champ l'ordre indigné de se taire. Il se retira au fond de la loge, pour pester à son aise. Il ne décolérait pas. S'il eût été juste, il eût rendu hommage à l'élégance du travesti et au tour de force de l'art, qui permettait à cette femme sexagénaire de se montrer dans le costume d'un adolescent, et même d'y paraître belle, -- du moins à des yeux complaisants. Mais il haïssait les tours de force, et tout ce qui fausse la nature. Il aimait qu'une femme fût une femme, et un homme un homme. (La chose n'est pas commune, aujourd'hui). Le travesti enfantin et un peu ridicule de la Léonore de Beethoven ne lui était déjà pas agréable. Mais celui d'Hamlet dépassait la limite permise à l'absurdité. Faire du robuste Danois, gras et blême, colérique, rusé, raisonneur, halluciné, une femme, -- même pas une femme : car une femme qui joue l'homme ne sera jamais qu'un monstre, -- faire d'Hamlet un eunuque, ou un louche androgyne..., il fallait toute la veulerie du temps et la niaiserie de la critique, pour que cette dégoûtante sottise pût être tolérée, un seul jour, sans sifflets !... La voix de l'actrice achevait de mettre Christophe hors de lui. Elle avait cette diction chantante et martelée, cette mélopée monotone, qui, depuis la Champmeslé, semble avoir toujours été chère au peuple le moins poétique du monde. Christophe en était si exaspéré qu'il avait envie de marcher à quatre pattes. Il avait tourné le dos à la scène, et il faisait des grimaces de colère, le nez contre le mur de la loge, comme un enfant mis au piquet. Fort heureusement, sa compagne n'osait pas regarder de son côté ; car si elle l'avait vu, elle l'eût pris pour un fou.
Soudain, les grimaces de Christophe s'arrêtèrent. Il resta immobile et se tut. Une belle voix musicale, une jeune voix féminine, grave et douce, venait de se faire entendre. Christophe dressa l'oreille. À mesure qu'elle parlait, il se retournait, intrigué, sur sa chaise, pour voir l'oiseau qui avait ce ramage. Il vit Ophélie. Certes, elle n'avait rien de l'Ophélie de Shakespeare. C'était une belle fille, grande, robuste, élancée, comme une jeune statue grecque : Électre ou Cassandra. Elle débordait de vie. Malgré tous ses efforts pour s'enfermer dans son rôle, une force de jeunesse et de joie rayonnait de sa chair, de ses gestes, de ses yeux bruns qui riaient. Tel est le pouvoir d'un beau corps que Christophe, impitoyable l'instant d'avant pour l'interprétation d'Hamlet, ne songea pas un moment à regretter que l'Ophélie ne ressemblât guère a l'image qu'il s'en faisait ; et il sacrifia sans remords celle-ci à celle-là. Avec l'inconsciente mauvaise foi des passionnés, il trouva même une vérité profonde à cette ardeur juvénile qui brûlait au fond de ce cœur de vierge chaste et trouble. Ce qui achevait le charme, c'était la magie de la voix, pure, chaude et veloutée : chaque mot sonnait comme un bel accord ; autour des syllabes dansait, comme une odeur de thym ou de menthe sauvage, l'accent riant du Midi, aux rythmes rebondissants. Étrange vision d'une Ophélie du pays d'Arles ! Elle apportait avec elle un peu de son soleil d'or et de son mistral fou.
Oubliant sa voisine, Christophe s'était assis à côté d'elle, sur le devant de la loge ; et il ne quittait pas des yeux la belle actrice, dont il ignorait le nom. Mais le public, qui ne venait point poux entendre une inconnue, ne lui prêtait aucune attention ; et il ne se décidait à applaudir que quand l'Hamlet femelle parlait. Ce qui faisait que Christophe grondait, et les appelait : « nes ! » -- d'une voix basse qui s'entendait à dix pas.
Ce ne fut que lorsque le rideau fut tombé pour l'entr'acte, qu'il se rappela l'existence de sa compagne de loge ; et, la voyant toujours intimidée, il songea en souriant qu'il avait dû l'effarer par ses extravagances. -- Il ne se trompait pas : cette âme de jeune fille, que le hasard avait rapprochée de lui pour quelques heures, était d'une réserve presque maladive : il avait fallu qu'elle fût dans un état d'exaltation anormal pour oser accepter l'invitation de Christophe. Et à peine avait-elle accepté, qu'elle eût souhaité, pour tout au monde, de pouvoir se dégager, trouver un prétexte, s'enfuir. Ç'avait été bien pis, quand elle s'était vue l'objet de la curiosité générale ; et son malaise n'avait fait que croître à mesure qu'elle entendait derrière son dos -- (elle n'osait se retourner) -- les sourdes imprécations et les grognements de son compagnon. Elle s'attendait à tout de sa part ; et, quand il vint s'asseoir à côté d'elle, elle fut glacée d'effroi : quelle excentricité n'allait-il pas encore faire ? Elle eût voulu être à cent pieds sous terre. Elle se reculait instinctivement ; elle avait peur de l'effleurer.
Mais toutes ses craintes tombèrent, lorsque, l'entr'acte venu, elle l'entendit lui dire avec bonhomie :
-- Je suis un voisin bien désagréable, n'est-ce pas ? Je vous demande pardon :
Alors elle le regarda, et elle lui vit son bon sourire, qui l'avait tout à l'heure décidée à venir.
Il continua :
-- Je ne sais pas cacher ce que je pense... Mais aussi, c'était trop fort !... Cette femme, cette vieille femme !...
Il fit de nouveau une grimace de dégoût.
Elle sourit, et dit tout bas :
-- Malgré tout, c'est beau.
Il remarqua son accent, et demanda :
-- Vous êtes étrangère ?
-- Oui, fit-elle.
Il regarda sa modeste petite robe :
-- Institutrice ? dit-il.
Elle rougit, et dit :
-- Oui.
-- Quel pays ? Elle dit :
-- Je suis Française.
Il fit un geste d'étonnement :
-- Française ? Je ne l'aurais jamais cru.
-- Pourquoi ? demanda-t-elle timidement.
-- Vous êtes si... sérieuse ! dit-il.
(Elle pensa que ce n'était pas tout à fait un compliment dans sa bouche).
-- Il y en a aussi comme cela en France, dit-elle, toute confuse.
Il regardait son honnête petite figure, au front bombé, au petit nez droit, au menton fin, ses joues maigres qu'encadraient ses cheveux châtains. Il ne la voyait pas : il pensait à la belle actrice. Il répéta :
-- C'est curieux que vous soyez Française !... Vraiment, Vous êtes du même pays qu'Ophélie ? On ne le croirait jamais.
Il ajouta, après un instant de silence :
-- Comme elle est belle !
sans s'apercevoir qu'il avait l'air d'établir entre elle et sa voisine une comparaison désobligeante pour celle-ci. Elle la sentit très bien ; mais elle n'en voulut pas à Christophe : car elle pensait comme lui. Il essaya d'avoir d'elle quelques détails sur l'actrice ; mais elle ne savait rien : on voyait qu'elle était très peu au courant des choses de théâtre.
-- Cela doit vous faire plaisir d'entendre parler français ? demanda-t-il.
Il croyait plaisanter : il avait touché juste.
-- Ah ! fit-elle avec un accent de sincérité qui le frappa, cela me fait tant de bien ! J'étouffe ici.
Il la regarda mieux, cette fois : elle crispait légèrement les mains et semblait oppressée. Mais aussitôt, elle songea à ce qu'il pouvait y avoir de blessant pour lui dans cette parole.
-- Oh ! pardon, dit-elle, je ne sais pas ce que je dis.
Il rit franchement :
-- Ne vous excusez donc pas ! Vous avez joliment raison. Il n'y a pas besoin d'être Français pour étouffer ici. Ouf !
Il leva les épaules, en aspirant l'air.
Mais elle avait honte de s'être ainsi livrée, et elle se tut désormais. D'ailleurs, elle venait de s'apercevoir que, des loges voisines, on épiait leur conversation ; et il le remarqua aussi avec colère. Ils s'interrompirent donc ; et, en attendant la fin de l'entr'acte, il sortit dans le couloir du théâtre. Les paroles de la jeune fille résonnaient à son oreille ; mais il était distrait ; l'image d'Ophélie occupait sa pensée. Elle acheva de s'emparer de lui, dans les actes suivants ; et, lorsque la belle actrice arriva à la scène de la folie, aux mélancoliques chansons d'amour et de mort, sa voix sut y trouver des accents si touchants qu'il en fut bouleversé ; il sentit qu'il allait se mettre à pleurer comme un veau. Furieux contre lui-même de ce qui lui semblait une marque de faiblesse -- (car il n'admettait point qu'un vrai artiste pleurât), -- et ne voulant pas se donner en spectacle, il sortit brusquement de la loge. Les couloirs, le foyer, étaient vides. Dans son agitation, il descendit les escaliers du théâtre et sortit, sans s'en apercevoir. Il avait besoin de respirer l'air frais de la nuit, de marcher à grands pas dans les rues sombres et à demi désertes. Il se retrouva au bord d'un canal, accoudé sur le parapet de la berge, et contemplant l'eau silencieuse, où dansaient dans l'ombre les reflets des réverbères. Son âme était pareille : obscure et trépidante ; il n'y pouvait rien voir qu'une grande joie qui dansait à la surface. Les horloges tintèrent. Il lui eût été impossible de retourner au théâtre et d'entendre la fin de la pièce. Voir le triomphe de Fortinbras ? Non, cela ne le tentait pas... Beau triomphe ! Qui pense à envier le vainqueur ? Qui voudrait être lui, après qu'on est gorgé de toutes les sauvageries de la vie féroce et ridicule ? L'œuvre est un réquisitoire formidable contre la vie. Mais une telle puissance de vie bout en elle que la tristesse devient joie ; et l'amertume enivre...
Christophe revint chez lui, sans plus se soucier de la jeune fille inconnue, qu'il avait laissée dans sa loge, et dont il ne savait même pas le nom.
Le lendemain matin, il alla voir l'actrice, dans l'hôtellerie de troisième ordre où l'impresario l'avait reléguée avec ses camarades, tandis que la grande comédienne était descendue au premier hôtel de la ville. On le fit entrer dans un petit salon mal tenu, où les restes du déjeuner traînaient sur un piano ouvert, avec des épingles à cheveux et des feuilles de musique déchirées et malpropres. Dans la chambre à côté, Ophélie chantait à tue-tête, comme un enfant, pour le plaisir de faire du bruit. Elle s'interrompit un instant, quand on lui annonça la visite et demanda d'une voix joyeuse qui ne prenait nul souci de n'être pas entendue de l'autre côté du mur :
-- Qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur ? Comment est-ce qu'il se nomme ?... Christophe... Christophe quoi ? Christophe Krafft ?... Quel nom !
(Elle le répéta deux ou trois fois, en faisant terriblement rouler les r.)
-- On dirait un juron...
(Elle en dit un.)
-- Est-ce qu'il est jeune ou vieux ?... Gentil ?... -- C'est bon, j'y vais.
Elle se remit à chanter :
« Rien n'est plus doux que mon amour... »
en furetant à travers la chambre, et pestant contre une épingle d'écaille qui se faisait chercher au milieu du fouillis. Elle s'impatienta, elle se mit à gronder, elle fit le lion. Bien qu'il ne la vît pas, Christophe suivait par la pensée tous ses gestes derrière le mur, et il riait tout seul. Enfin, il entendit les pas se rapprocher, la porte s'ouvrit impétueusement ; et Ophélie parut.
Elle était à demi vêtue, dans un peignoir qu'elle serrait autour de sa taille, les bras nus dans les larges manches, les cheveux mal peignés, des boucles tombant sur les yeux et les joues. Ses beaux yeux bruns riaient, sa bouche riait, ses joues riaient, une aimable fossette riait au milieu de son menton. De sa belle voix grave et chantante, elle s'excusa à peine de se montrer ainsi. Elle savait qu'il n'y avait pas de quoi s'excuser, et qu'il ne pouvait lui en être que très reconnaissant. Elle croyait qu'il était un journaliste, qui venait l'interviewer. Au lieu d'être déçue, quand il dit qu'il venait uniquement pour son compte et parce qu'il l'admirait, elle en fut ravie. Elle était bonne fille, affectueuse, enchantée de plaire, et ne cherchait pas à le cacher : la visite de Christophe et son enthousiasme la rendaient heureuse : -- (elle n'était pas encore gâtée par les compliments). -- Elle était si naturelle dans tous ses mouvements et dans toutes ses façons, même dans ses petites vanités et dans le plaisir naïf quelle avait à plaire, qu'il n'éprouva pas le moindre instant de gêne. Ils furent tout de suite de vieux amis. Il baragouinait un peu de français, elle baragouinait quelques mots d'allemand ; au bout d'une heure, ils se racontaient tous leurs secrets. Elle ne pensait aucunement à le renvoyer. Cette Méridionale robuste et gaie, intelligente et expansive, qui eût crevé d'ennui, au milieu de ses stupides compagnons et d'un pays dont elle ne savait pas la langue, sans la joie naturelle qui était en elle, était contente de trouver à qui parler. Quant à Christophe, c'était un bien inexprimable pour lui de rencontrer, dans sa ville de petits bourgeois étriqués et peu sincères, cette libre fille du Midi, pleine de sève populaire. Il ne savait pas encore le factice de ces natures, qui, à la différence de ses Allemands, n'ont rien de plus dans le cœur que ce qu'elles montrent -- et souvent, ne l'ont pas. Au moins, elle était jeune, elle vivait, elle disait franchement, crûment, ce qu'elle pensait ; elle jugeait tout, librement, d'un regard frais et neuf ; on respirait en elle un peu de son mistral balayeur de brouillards. Elle était bien douée : sans culture et sans réflexion, elle sentait sur-le-champ, et de tout son cœur, jusqu'à en être sincèrement émue, les choses qui étaient belles et bonnes ; et puis, l'instant d'après, elle riait aux éclats. Certes, elle était coquette, elle jouait des prunelles ; il ne lui déplaisait point de montrer sa gorge nue, sous le peignoir entr'ouvert : elle eût aimé tourner la tête à Christophe ; mais c'était pur instinct. Nul calcul, elle aimait encore mieux rire, causer gaiement, être bon camarade, bon garçon, sans gêne et sans façons. Elle lui raconta les dessous de la vie de théâtre, ses petites misères, les susceptibilités niaises de ses camarades, les tracasseries de Jézabel, -- (elle appelait ainsi la grande comédienne) -- qui était attentive à ne pas la laisser briller. Il lui confia ses doléances sur les Allemands : elle battit des mains et fit chorus avec lui. Elle était bonne, d'ailleurs, et ne voulait dire du mal de personne ; mais cela ne l'empêchait pas d'en dire ; et, tout en s'accusant de malignité, quand elle plaisantait quelqu'un, elle avait ce don d'observation réaliste et bouffonne, propre aux gens du Midi : elle n'y pouvait résister, et faisait des portraits à l'emporte-pièce. Elle riait joyeusement de ses lèvres pâles, qui découvraient ses dents de jeune chien ; et ses yeux cernés brillaient dans sa figure un peu blême, que le fard avait décolorée.
Ils s'aperçurent tout à coup qu'il y avait plus d'une heure qu'ils causaient. Christophe proposa à Corinne -- (c'était son nom de théâtre) -- de venir la reprendre dans l'après-midi, pour la piloter à travers la ville. Elle fut enchantée de l'idée ; et ils se donnèrent rendez-vous, aussitôt après le dîner.
À l'heure dite, il fut là. Corinne était assise dans le petit salon de l'hôtel et tenait un cahier, qu'elle lisait tout haut. Elle l'accueillit avec ses yeux riants, sans s'interrompre de lire, jusqu'à ce qu'elle eût fini sa phrase. Puis, elle lui fit signe de s'asseoir sur le canapé, auprès d'elle :
-- Mettez-vous là, et ne causez pas, dit-elle, je repasse mon rôle. J'en ai pour un quart d'heure.
Elle suivait sur le manuscrit, du bout de l'ongle, en lisant très vite et au hasard, comme une petite fille pressée. Il s'offrit à lui faire réciter sa leçon. Elle lui donna le cahier, et se leva pour répéter. Elle ânonnait, ou recommençait quatre fois une fin de phrase, avant de se lancer dans la phrase suivante. Elle secouait la tête en récitant son rôle ; ses épingles à cheveux tombaient, tout le long de la chambre. Quand un mot obstiné refusait d'entrer dans sa mémoire, elle avait des impatiences d'enfant mal élevée : il lui échappait un juron drôlatique, ou même d'assez gros mots, -- un très gros et très court, dont elle s'apostrophait elle-même. -- Christophe était surpris de son mélange de talent et d'enfantillage. Elle trouvait des intonations justes et émouvantes ; mais, au beau milieu de la tirade où elle semblait mettre tout son cœur, il lui arrivait de dire des mots qui n'avaient aucun sens. Elle récitait sa leçon, comme un petit perroquet, sans s'inquiéter de ce que cela signifiait : et c'étaient alors des coq-à-l'âne burlesques. Elle ne s'en affectait point ; quand elle s'en apercevait, elle riait à se tordre. À la fin, elle dit : « Zut ! », elle lui arracha le cahier des mains, le lança à la volée dans un coin de la chambre, et dit :
-- Vacances ! L'heure est sonnée !... Allons nous promener !
Un peu inquiet au sujet de son rôle, il demanda, par scrupule :
-- Vous croyez que vous saurez ?
Elle répondit avec assurance :
-- Bien sûr. Et le souffleur, pour quoi est-ce qu'il serait fait alors ?
Elle passa dans sa chambre, pour mettre son chapeau. Christophe, en l'attendant, s'assit devant le piano et tapota quelques suites d'accords. De l'autre pièce, elle cria :
-- Oh ! qu'est-ce que c'est que cela ? Jouez encore ! Que c'est joli !
Elle accourut, en se piquant son chapeau sur la tête. Il continua. Quand il eut fini, elle voulut qu'il continuât encore. Elle s'extasiait, avec ces petites exclamations mièvres et menues, dont les Françaises sont coutumières et qu'elles prodiguent aussi bien à propos de Tristan que d'une tasse de chocolat. Christophe riait : cela le changeait des exclamations énormes et emphatiques de ses Allemands. Deux exagérations contraires : l'une tendait à faire d'un bibelot une montagne, l'autre faisait d'une montagne un bibelot ; celle-ci n'était pas moins ridicule que celle-là ; mais elle lui semblait, pour l'instant, plus aimable, parce qu'il aimait la bouche d'où elle sortait. -- Corinne voulut savoir de qui était ce qu'il jouait ; et quand elle sut que c'était de lui, elle poussa des cris. Il lui avait bien dit, dans leur conversation du matin, qu'il était compositeur ; mais elle n'y avait fait aucune attention. Elle s'assit auprès de lui et exigea qu'il jouât tout ce qu'il avait composé. La promenade fut oubliée. Ce n'était pas simple politesse de sa part : elle adorait la musique, et elle avait un instinct admirable, qui suppléait à l'insuffisance de son instruction. D'abord, il ne la prit pas au sérieux, et lui joua ses mélodies les plus faciles. Mais quand, par hasard, ayant été amené à jouer une page à laquelle il tenait davantage, il vit, sans qu'il lui en eût rien dit, que c'était celle aussi qu'elle préférait, il eut une joyeuse surprise. Avec le naïf étonnement des Allemands, quand ils rencontrent un Français qui est bon musicien, il lui dit :
-- C'est curieux. Comme vous avez le goût bon ! Je n'aurais jamais cru...
Corinne lui rit au nez.
Il s'amusa dès lors à faire choix d'œuvres de plus en plus difficiles à comprendre, pour voir jusqu'où elle le suivrait. Mais elle ne semblait pas déroutée par les hardiesses expressives ; et, après une mélodie particulièrement neuve, dont Christophe avait presque fini par douter, parce qu'il n'avait jamais réussi à la faire goûter en Allemagne, quel fut son étonnement, quand Corinne le supplia de recommencer, et, se levant, se mit à chanter les notes, de mémoire, sans presque se tromper ! Il se retourna vers elle et lui saisit les mains, avec effusion.
-- Mais vous êtes musicienne ! cria-t-il.
Elle se mit à rire, et expliqua qu'elle avait débuté comme chanteuse dans un Opéra de province, mais qu'un impresario en tournées avait reconnu ses dispositions pour le théâtre poétique et l'avait poussée de ce côté. Il s'exclamait :
-- Quel dommage !
-- Pourquoi ? fit-elle. La poésie est aussi une musique.
Elle se fit expliquer le sens de ses Lieder ; il lui disait les mots allemands, et elle les répétait avec une facilité simiesque, copiant jusqu'aux plissements de sa bouche et de ses yeux. Quand il s'agissait ensuite de chanter de mémoire, elle faisait des erreurs bouffonnes ; et, quand elle ne savait plus, elle inventait des mots, aux sonorités gutturales et barbares, qui les faisaient rire tous deux. Elle ne se lassait pas de le faire jouer, ni lui de jouer pour elle et d'entendre sa jolie voix, qui ne connaissait pas les roueries du métier et chantait un peu de la gorge, à la façon d'une petite fille, mais qui avait un je ne sais quoi de fragile et de touchant. Elle disait franchement ce qu'elle pensait. Bien qu'elle ne sût pas expliquer pourquoi elle aimait ou n'aimait pas, il y avait toujours dans ses jugements une raison cachée. Chose curieuse, c'était dans les pages les plus classiques et les plus appréciées en Allemagne qu'elle se trouvait le moins à l'aise : elle faisait quelques compliments, par politesse ; mais on voyait que cela ne lui disait rien. Comme elle n'avait pas de culture musicale, elle n'avait pas ce plaisir, que procure inconsciemment aux amateurs et même aux artistes le déjà entendu, et qui leur fait reproduire à leur insu, ou aimer dans une œuvre nouvelle, des formes ou des formules qu'ils ont aimées déjà dans des œuvres anciennes. Elle n'avait pas non plus le goût allemand pour la sentimentalité mélodieuse ; (ou, du moins, sa sentimentalité était autre : il n'en connaissait pas encore les défauts) ; elle ne s'extasiait point sur les passages d'une fadeur un peu molle, qu'on préférait en Allemagne ; elle n'apprécia point le plus médiocre de ses Lieder, -- une mélodie qu'il eût voulu pouvoir détruire, parce que ses amis ne lui parlaient que de cela, trop heureux de pouvoir le complimenter pour quelque chose. L'instinct dramatique de Corinne lui faisait préférer les mélodies qui retraçaient avec franchise une passion précise : c'était aussi à celles-là qu'il attachait le plus de prix. Toutefois, elle manifestait son peu de sympathie pour certaines rudesses d'harmonies qui semblaient naturelles à Christophe : elle éprouvait un heurt ; elle s'arrêtait devant, et demandait « si vraiment c'était comme ça ». Quand il disait que oui, alors elle se décidait à sauter le pas difficile ; mais ensuite, elle faisait une petite grimace de la bouche, qui n'échappait point à Christophe. Souvent, elle aimait mieux passer la mesure. Alors, il la refaisait au piano.
-- Vous n'aimez pas cela ? demandait-il.
Elle fronçait le nez.
-- C'est faux, disait-elle.
-- Non pas, faisait-il en riant, c'est vrai. Réfléchissez à ce qu'il dit. Est-ce que ce n'est pas juste, ici ?
(Il montrait son cœur.)
Mais elle secouait la tête :
-- Peut-être bien ; mais c'est faux, là.
(Elle se tirait l'oreille.)
Elle se montrait aussi choquée par les grands sauts de voix de la déclamation allemande :
-- Pourquoi est-ce qu'il parle si fort ? demandait-elle. Il est tout seul. Est-ce qu'il ne craint pas que ses voisins ne l'entendent ? Il a l'air... (Pardon ! vous ne vous fâcherez pas ?)... il a l'air de héler un bateau.
Il ne se fâchait pas ; il riait de bon cœur, et reconnaissait qu'il y avait là du vrai. Ces observations l'amusaient ; personne ne les lui avait encore faites. Ils convinrent que la déclamation chantée déforme le plus souvent la parole naturelle, à la façon d'un verre grossissant. Corinne demanda à Christophe d'écrire pour elle la musique d'une pièce, où elle parlerait sur l'accompagnement de l'orchestre, avec quelques phrases chantées de temps en temps. Il s'enflamma pour cette idée, malgré les difficultés de réalisation scénique, que la voix musicale de Corinne lui semblait propre à surmonter ; et ils firent des projets pour l'avenir.
Il n'était pas loin de cinq heures, quand ils pensèrent à sortir. À cette saison, la nuit tombait tôt. Il ne pouvait plus être question de se promener. Le soir, Corinne avait répétition au théâtre ; personne n'y pouvait assister. Elle lui fit promettre de revenir la prendre dans l'après-midi du lendemain, pour faire la promenade projetée.
Le lendemain, la même scène faillit se renouveler. Il trouva Corinne devant son miroir, juchée sur un haut tabouret, les jambes pendantes : elle essayait une perruque. Il y avait là son habilleuse et un coiffeur à qui elle faisait des recommandations au sujet d'une boucle qu'elle voulait plus relevée. Tout en se regardant dans la glace, elle y regardait Christophe, qui souriait derrière son dos : elle lui tira la langue. Le coiffeur partit avec la perruque, et elle se retourna gaiement vers Christophe :
-- Bonjour, ami ! dit-elle.
Elle lui tendait la joue, pour qu'il l'embrassât. Il ne s'attendait pas à être si intime ; mais il n'eut garde de n'en pas profiter. Elle n'attachait pas tant d'importance à cette faveur : c'était pour elle un bonjour comme un autre :
-- Oh ! je suis contente ! dit-elle, ça ira, ça ira, ce soir. -- (Elle parlait de sa perruque.) -- J'étais si désolée ! Si vous étiez venu, ce matin, vous m'auriez trouvée malheureuse comme les pierres.
Il demanda pourquoi.
C'était parce que le coiffeur parisien s'était trompé dans ses emballages, et qu'il lui avait mis une perruque qui ne convenait pas au rôle.
-- Toute plate, disait-elle, et tombant tout droit, bêtement. Quand j'ai vu cela, j'ai pleuré, pleuré comme une Madeleine. N'est-ce pas, madame Désirée ?
-- Quand je suis entrée, dit celle-ci, Madame m'a fait peur. Madame était toute blanche. Madame était comme morte.
Christophe rit. Corinne le vit dans la glace :
-- Cela vous faire rire, sans cœur ? dit-elle, indignée.
Elle rit aussi.
Il lui demanda comment avait été la répétition de la veille. -- Tout avait très bien marché. Elle eût voulu seulement qu'on fît plus de coupures dans les rôles des autres, et qu'on n'en fît pas dans le sien... Ils causèrent si bien qu'une partie de l'après-midi y passa. Elle s'habilla, longuement ; elle s'amusait à demander l'avis de Christophe sur ses toilettes. Christophe loua son élégance, et lui dit naïvement, dans son jargon franco-allemand, qu'il n'avait jamais vu personne d'aussi « luxurieux ». -- Elle le regarda d'abord, interloquée, puis poussa de grands éclats de rire.
-- Qu'est-ce que j'ai dit ? demanda-t-il. Ce n'est pas comme cela qu'il faut dire ?
-- Si ! Si ! cria-t-elle, en se tordant de rire. C'est justement cela.
Ils sortirent enfin. Sa toilette tapageuse et sa parole exubérante attiraient l'attention. Elle regardait tout avec ses yeux de Française railleuse, et ne se préoccupait pas de cacher ses impressions. Elle pouffait devant les étalages de modes, ou devant les magasins de cartes postales illustrées, où l'on voyait pêle-mêle des scènes sentimentales, des scènes bouffes [9] et grivoises, les cocottes de la ville, la famille impériale, l'empereur en habit rouge, l'empereur en habit vert, l'empereur en loup de mer, tenant le gouvernail du navire Germania et défiant le ciel. Elle s'esclaffait devant un service de table orné de la tête revêche de Wagner, ou devant une devanture de coiffeur ou trônait une tête d'homme en cire. Elle manifestait une hilarité peu décente devant le monument patriotique, qui représentait le vieil empereur, en pardessus de voyage et casque à pointe, en compagnie de la Prusse, des États allemands, et du génie de la Guerre tout nu. Elle happait au passage tout ce qui, dans la physionomie des gens, leur démarche, ou leur façon de parler, prêtait à la raillerie. Ses victimes ne pouvaient s'y tromper, au coup d'œil malicieux qui cueillait leurs ridicules. Son instinct simiesque lui faisait même parfois, sans qu'elle y réfléchît, imiter des lèvres et du nez leurs grimaces épanouies ou renfrognées ; elle gonflait les joues pour répéter des fragments de phrases ou de mots, qu'elle avait saisis au vol, et dont la sonorité lui paraissait burlesque. Il en riait de tout son cœur, nullement gêné par ses impertinences ; car il ne se gênait pas davantage. Heureusement, sa réputation n'avait plus grand'chose à perdre ; car une telle promenade était faite pour la couler à jamais.
Ils visitèrent la cathédrale. Corinne voulut grimper jusqu'au faîte de la flèche, malgré ses talons hauts et sa robe trop longue, qui balayait les marches et finit par se prendre à un angle de l'escalier ; elle ne s'en émut pas, tira bravement sur l'étoffe qui craqua, et continua de grimper en se retroussant gaillardement. Peu s'en fallut qu'elle ne sonnât les cloches. Du haut des tours, elle déclama du Victor Hugo, auquel il ne comprit rien, et chanta une chanson populaire française. Après quoi, elle fit le muezzin. -- Le crépuscule tombait. Ils redescendirent dans l'église, d'où l'ombre épaisse montait le long des murs gigantesques, au front desquels luisaient les prunelles magiques des vitraux. Christophe vit, agenouillée dans une des chapelles latérales, la jeune fille qui avait été sa compagne de loge, à la représentation d'Hamlet. Elle était si absorbée dans sa prière qu'elle ne le vit point ; elle avait une expression douloureuse et tendue, qui le frappa. Il eût voulu lui dire quelques mots, la saluer au moins ; mais Corinne l'entraîna dans son tourbillon.
Ils se quittèrent peu après. Elle devait se préparer pour la représentation, qui commençait de bonne heure, suivant l'usage d'Allemagne. Il venait à peine de rentrer, qu'on sonnait à sa porte, pour lui remettre ce billet de Corinne :
« Veine ! Jézabel malade ! Relâche ! Vive la classe !... Ami ! Venez ! Ferons la dînette ensemble !
« Amie !
« CORINETTE.
« P.-S. -- Portez beaucoup de musique !... »
Il eut quelque peine à comprendre. Quand il eut compris, il fut aussi content que Corinne, et se rendit aussitôt à l'hôtel. Il craignait de trouver toute la troupe réunie au dîner ; mais il ne vit personne. Corinne même avait disparu. À la fin, il entendit sa voix bruyante et riante, tout au fond de la maison ; il se mit à sa recherche, et parvint à la découvrir dans la cuisine. Elle s'était mis en tête d'exécuter un plat de sa façon, un de ces plats méridionaux, dont l'arôme indiscret remplit tout un quartier et réveillerait les pierres. Elle était au mieux avec la grosse patronne de l'hôtel, et elles baragouinaient ensemble un jargon effroyable, mêlé d'allemand, de français et de nègre, qui n'avait de nom en aucune langue. Elles riaient aux éclats, en se faisant goûter mutuellement leurs œuvres. L'apparition de Christophe augmenta le tapage. On voulut le mettre à la porte ; mais il se défendit, et il réussit à goûter aussi du fameux plat. Il fit un peu la grimace : sur quoi elle le traita de barbare Teuton, et dit que ce n'était pas la peine de se donner du mal pour lui.
Ils remontèrent ensemble au petit salon, où la table était prête : il n'y avait que son couvert et celui de Corinne. Il ne put s'empêcher de demander où étaient les camarades. Corinne eut un geste indifférent :
-- Je ne sais pas.
-- Vous ne soupez pas ensemble ?
-- Jamais ! C'est déjà bien assez de se voir au théâtre !... Ah bien ! s'il fallait encore se trouver à table !...
Cela était si différent des habitudes allemandes qu'il en fut étonné et charmé :
-- Je croyais, dit-il, que vous étiez un peuple sociable !
-- Eh bien, fit-elle, est-ce que je ne suis pas sociable ?
-- Sociable, cela veut dire ! vivre en Société. Il faut nous voir, nous autres ! Hommes, femmes, enfants, chacun fait partie de Sociétés, du jour de sa naissance jusqu'au jour de sa mort. Tout se fait en Société : on mange, on chante, on pense avec la Société. Quand la Société éternue, on éternue avec elle ; on ne boit pas une chope, sans boire avec la Société.
-- Ce doit être gai, dit-elle. Pourquoi pas dans le même verre ?
-- N'est-ce pas fraternel ?
-- Zut pour la fraternité ! Je veux bien être « frère » de ceux qui me plaisent ; je ne le suis pas des autres... Pouah ! Ce n'est pas une société, cela, c'est une fourmilière !
-- Jugea donc comme je dois être à mon aise ici, moi qui pense comme vous !
-- Venez chez nous alors !
Il ne demandait pas mieux. Il l'interrogea sur Paris et sur les Français. Elle lui donna des renseignements, qui n'étaient pas d'une exactitude parfaite. À sa hâblerie de Méridionale se joignait le désir instinctif d'éblouir son interlocuteur. À l'en croire, à Paris, tout le monde était libre ; et comme tout le monde, à Paris, était intelligent, chacun usait de la liberté, personne n'en abusait ; chacun faisait ce qui lui plaisait, pensait, croyait, aimait ou n'aimait point ce qu'il voulait : personne n'avait rien à y redire. Ce n'était point là qu'on pouvait voir les gens se mêler des croyances des autres, espionner les consciences, régenter les pensées. Ce n'était point là que les hommes politiques s'immisçaient aux affaires des lettres et des arts, et distribuaient les croix, les places, et l'argent à leurs amis et à leurs clients. Ce n'était point là que des cénacles disposaient de la réputation et du succès, que les journalistes s'achetaient, que les hommes de lettres se cassaient des encensoirs sur la tête, quand ils ne pouvaient pas se casser la tête avec. Ce n'était point là que la critique étouffait les talents inconnus, et s'épuisait en adulations devant les talents reconnus. Ce n'était point là que le succès, le succès à tout prix justifiait tous les moyens et commandait l'adoration publique. Des mœurs douces, affectueuses, obligeantes. Nulle aigreur dans les rapports. Jamais de médisance. Chacun venait en aide aux autres. Tout nouveau venu de valeur était sûr devoir les mains tendues vers lui, la route aplanie sous ses pas. Le pur amour du beau remplissait ces âmes de Français chevaleresques et désintéressés ; et leur seul ridicule, était leur idéalisme, qui, malgré leur esprit bien connu, faisait d'eux la dupe des autres peuples.
Christophe écoutait, bouché bée ; et il y avait bien de quoi s'émerveiller. Corinne s'émerveillait elle-même, en s'écoutant parler. Elle en avait oublié ce qu'elle avait dit à Christophe, le jour d'avant, sur les difficultés de sa vie passée ; et il n'y songeait pas plus qu'elle.
Cependant, Corinne n'était pas uniquement préoccupée de faire aimer sa patrie aux Allemands : elle ne tenait pas moins à se faire aimer elle-même. Toute une soirée sans flirt lui eût paru austère et un peu ridicule. Elle n'épargnait pas les agaceries à Christophe ; mais c'était peine perdue : il ne s'en apercevait pas : Christophe ne savait pas ce que c'était que flirter. Il aimait, ou n'aimait point : Lorsqu'il n'aimait point, il était à mille lieues de songer à l'amour. Il avait une vive amitié pour Corinne, il subissait l'attrait de cette nature méridionale si nouvelle pour lui, de sa bonne grâce, de sa belle humeur, de son intelligence vive et libre : c'étaient là sans doute plus de raisons qu'il n'en fallait pour aimer ; mais « l'esprit souffle où il veut » ; il ne soufflait point là ; et, quant à jouer l'amour, en l'absence de l'amour, c'était là une idée qui ne lui serait jamais venue.
Corinne s'amusait de sa froideur. Assise auprès de lui, devant le piano, tandis qu'il jouait les morceaux qu'il avait apportés, elle avait passé son bras nu autour du cou de Christophe, et pour suivre la musique, elle se penchait vers le clavier, appuyant presque sa joue contre celle de son ami. Il sentait le frôlement de ses cils et voyait, tout contre lui, le coin de sa prunelle moqueuse, son aimable museau, et le petit duvet de sa lèvre retroussée, qui, souriante, attendait : -- Elle attendit. Christophe ne comprit pas l'invite ; Corinne le gênait pour jouer : c'était tout ce qu'il pensait. Machinalement, il se dégagea et écarta sa chaise. Comme, un moment après, il se retournait vers Corinne pour lui parler, il vit qu'elle mourait d'envie de rire ; la fossette de sa joue riait ; elle serrait les lèvres et semblait se tenir à quatre pour ne pas éclater.
-- Qu'est-ce que vous avez ? dit-il, étonné.
Elle le regarda, et partit d'un bruyant éclat de rire.
Il n'y comprenait rien :
-- Pourquoi riez-vous ? demandait-il, est-ce que j'ai dit quelque chose de drôle ?
Plus il insistait, plus elle riait. Quand elle était près de finir, il suffisait qu'elle jetât un regard sur son air ahuri, pour qu'elle repartît de plus belle. Elle se leva, courut vers le canapé à l'autre bout de la chambre, et s'enfonça la figure dans les coussins, pour rire à son aise : son corps riait tout entier. Il fut gagné par son rire, il vint vers elle, et lui donna de petites tapes dans le dos. Quand elle eut ri tout son soûl, elle releva la tête, essuya ses yeux qui pleuraient, et lui tendit les deux mains.
-- Quel bon garçon vous faites ! dit-elle.
-- Pas plus mauvais qu'un autre.
Elle continuait d'être secouée de petits accès de rire, en lui tenant toujours les mains.
-- Pas sérieuse, la Françoise ? fit-elle.
(Elle prononçait : « Françouése ».)
-- Vous vous moquez de moi, dit-il, avec bonne humeur.
Elle le regarda d'un air attendri, lui secoua vigoureusement les mains, et dit :
-- Amis ?
-- Amis ! fit-il, en répondant à sa poignée de main.
-- Il pensera à Corinnette, quand elle ne sera plus là ? Il n'en voudra pas à la Françoise de n'être pas sérieuse ?
-- Et elle, elle n'en voudra pas au barbare Teuton d'être si bête ?
-- C'est pour ça qu'on l'aime... Il viendra la voir à Paris ?
-- C'est promis... Et elle, elle m'écrira ?
-- C'est juré... Dites aussi : Je le jure.
-- Je le jure.
-- Non, ce n'est pas comme cela. Il faut tendre la main.
Elle imita le serment des Horaces. Elle lui fit promettre qu'il écrirait pour elle une pièce, un mélodrame, qu'on traduirait en français, et qu'elle jouerait à Paris. Elle partait, le lendemain, avec sa troupe. Il s'engagea à aller la retrouver, le surlendemain, à Francfort, où avait lieu une représentation. Ils restèrent encore quelque temps à bavarder. Elle fit cadeau à Christophe d'une photographie qui la représentait nue presque jusqu'à mi-corps. Ils se quittèrent gaiement, en s'embrassant comme frère et sœur. Et vraiment, depuis que Corinne avait vu que Christophe l'aimait bien, mais que décidément il n'était pas amoureux, elle s'était mise à l'aimer bien, aussi, sans amour, en bonne camarade.
Leur sommeil n'en fut pas troublé, ni à I'un ni à l'autre. Il ne put lui dire au revoir, le lendemain ; car il était pris par une répétition. Mais, le jour suivant, il s'arrangea comme il l'avait promis, pour aller à Francfort. C'était à deux ou trois heures en chemin de fer. Corinne ne croyait guère à la promesse de Christophe ; mais il l'avait prise très au sérieux ; et, à l'heure de la représentation, il était là. Quand il vint, pendant l'entr'acte, frapper à la loge où elle s'habillait, elle poussa des exclamations de joyeuse surprise et se jeta à son cou. Elle lui était sincèrement reconnaissante d'être venu. Malheureusement pour Christophe, elle était beaucoup plus entourée dans cette ville de Juifs riches et intelligents, qui savaient apprécier sa beauté présente et son succès futur. À tout instant, on heurtait à la porte de la loge ; et la porte s'entre-baillait pour laisser passage à de lourdes figures aux yeux vifs, qui disaient des fadeurs avec un âpre accent. Corinne naturellement coquetait avec eux ; et elle gardait ensuite le même ton affecté et provocant pour causer avec Christophe, qui en était irrité. Il n'éprouvait d'ailleurs aucun plaisir de l'impudeur tranquille avec laquelle elle procédait devant lui à sa toilette ; et le fard et le gras, dont elle enduisait ses bras, sa gorge et son visage, lui inspiraient un profond dégoût. Il fut sur le point de partir sans la revoir aussitôt après la représentation ; mais, quand il lui dit adieu, en s'excusant de ne pouvoir assister au souper qui devait lui être offert au sortir du spectacle, elle manifesta une peine si gentiment affectueuse que ses résolutions ne tinrent pas. Elle se fit apporter un horaire des chemins de fer, pour lui prouver qu'il pouvait -- qu'il devait rester encore une bonne heure avec elle. Il ne demandait qu'à être convaincu, et il vint au souper ; il sut même ne pas trop montrer son ennui des niaiseries qu'on y débita, et son irritation des agaceries que Corinne prodiguait au premier singe venu. Impossible de lui en vouloir. C'était une brave fille, sans principe moral, paresseuse, sensuelle, amoureuse du plaisir, d'une coquetterie enfantine mais en même temps si loyale, si bonne, et dont tous les défauts étaient si spontanés et si sains qu'on ne pouvait qu'en sourire, et presque les aimer. Assis en face d'elle, tandis qu'elle parlait, Christophe regardait son visage animé, ses beaux yeux rayonnants, sa mâchoire un peu empâtée, au sourire italien, -- ce sourire où il y a de la bonté, de la finesse, une lourdeur gourmande : il la voyait plus clairement qu'il n'avait fait jusque-là. Certains traits lui rappelaient Ada : des gestes, des regards, des roueries sensuelles, un peu grossières : -- l'éternel féminin. Mais ce qu'il aimait en elle, c'était la nature du Midi, la généreuse mère, qui ne lésine point avec ses dons, qui ne s'amuse point à fabriquer des beautés de salon et des intelligences de livres, mais des êtres harmonieux, dont le corps et l'esprit sont faits pour s'épanouir au soleil. -- Quand il partit, elle quitta la table pour lui faire ses adieux, à part des autres. Ils s'embrassèrent encore et renouvelèrent leurs promesses de s'écrire et de se revoir.
Il reprit le dernier train, pour rentrer chez lui. À une station intermédiaire, le train qui venait en sens inverse attendait. Juste dans le wagon arrêté en face du sien, -- dans un compartiment de troisième, Christophe vit la jeune Française, qui était avec lui à la représentation d'Hamlet. Elle vit aussi Christophe, et elle le reconnut : Ils furent saisis. Ils se saluèrent silencieusement, et restèrent immobiles, n'osant plus se regarder. Cependant il avait vu d'un coup d'œil qu'elle avait une petite toque de voyage, et une vieille valise auprès d'elle. L'idée ne lui vint pas qu'elle quittât le pays ; il pensa qu'elle partait pour quelques jours. Il ne savait s'il devait lui parler ; il hésita, il prépara dans sa tête ce qu'il voulait lui dire, et il allait baisser la glace du wagon, pour lui adresser quelques mots, quand on donna le signal du départ : il renonça à parler. Quelques secondes passèrent avant que le train ne bougeât. Ils se regardèrent en face. Seuls dans leur compartiment, le visage appuyé contre la vitre du wagon, à travers la nuit qui les entourait, ils plongeaient leurs regards dans les yeux l'un de l'autre. Une double fenêtre les séparait. S'ils avaient étendu le bras au dehors, leurs mains auraient pu se toucher. Si près. Si loin. Les wagons s'ébranlèrent lourdement. Elle le regardait toujours n'ayant plus de timidité, maintenant qu'ils se quittaient. Ils étaient si absorbés dans la contemplation l'un de l'autre qu'ils ne pensèrent même plus à se saluer une dernière fois. Elle s'éloignait lentement : il la vit disparaître ; et le train qui la portait s'enfonça dans la nuit : Comme deux mondes errants, ils étaient passés, un instant, l'un près de l'autre, et ils s'éloignaient dans l'espace infini, pour l'éternité peut-être.
Quand elle eut disparu, il sentit le vide que ce regard inconnu venait de creuser en lui ; et il ne comprit pas pourquoi : mais le vide était là. Les paupières à demi closes, somnolent, adossé à un angle du wagon, il sentait sur ses yeux le contact de ces yeux ; et ses autres pensées se taisaient pour le mieux sentir. L'image de Corinne papillotait au dehors de son cœur, comme un insecte qui bat des ailes de l'autre côté des carreaux ; mais il ne la laissait pas entrer.
Il la retrouva, au sortir du wagon, quand l'air frais de la nuit et la marche dans les rues de la ville endormie eurent secoué sa torpeur. Il souriait au souvenir de la gentille actrice, avec un mélange de plaisir et d'irritation, selon qu'il se rappelait ses manières affectueuses ou ses coquetteries vulgaires.
-- Diables de Français, grommelait-il, riant tout bas, tandis qu'il se déshabillait sans bruit, pour ne pas réveiller sa mère, qui dormait à côté.
Un mot qu'il avait entendu, l'autre soir, dans la loge, lui revint à l'esprit :
-- Il y en a d'autres, aussi.
Dès sa première rencontre avec la France, elle lui posait l'énigme de sa double nature. Mais, comme tous les Allemands, il ne s'inquiétait point de la résoudre ; et il répétait tranquillement, en songeant à la jeune fille du wagon :
-- Elle n'a pas l'air Française.
Comme s'il appartenait à un Allemand de dire ce qui est Français et ce qui ne l'est point.
Française ou non, elle le préoccupait ; car, dans le milieu de la nuit, il se réveilla, avec un serrement de cœur : il venait de se rappeler la valise placée sur la banquette, auprès de la jeune fille ; et brusquement, l'idée que la voyageuse était partie tout à fait lui traversa l'esprit. À vrai dire, cette idée aurait dû lui venir, dès le premier instant ; mais il n'y avait pas songé. Il en ressentait une sourde tristesse. Il haussa les épaules, dans son lit :
-- Qu'est-ce que cela peut bien me faire ? se dit-il. Cela ne me regarde pas.
Il se rendormit.
Mais, le lendemain, la première personne qu'il rencontra en sortant fut Mannheim qui l'appela « Blücher », et lui demanda s'il avait décidé de conquérir toute la France. Par cette gazette vivante, il apprit que l'histoire de la loge avait eu un succès qui dépassait tout ce que Mannheim en attendait :
-- Tu es un grand homme, criait Mannheim. Je ne suis rien auprès de toi.
-- Qu'est-ce que j'ai fait ? dit Christophe.
-- Tu es admirable ! reprit Mannheim. Je suis jaloux de toi. Souffler la loge au nez des Grünebaum, et y inviter à leur place leur institutrice française, non, cela, c'est le bouquet, je n'aurais pas trouvé cela !
-- C'était l'institutrice des Grünebaum ? dit Christophe, stupéfait.
-- Oui, fais semblant de ne pas savoir, fais l'innocent, je te le conseille !... Papa ne décolère plus. Les Grünebaum sont dans une rage !... Cela n'a pas été long : ils ont flanqué la petite à la porte.
-- Comment ! cria Christophe, ils l'ont renvoyée !... Renvoyée à cause de moi ?
-- Tu ne le savais pas ? dit Mannheim. Elle ne te l'a pas dit ?
Christophe se désolait.
-- Il ne faut pas te faire de bile, mon bon, dit Mannheim, cela n'a pas d'importance. Et puis, il fallait bien s'y attendre, le jour où les Grünebaum viendraient à appendre...
-- Quoi ? criait Christophe, apprendre quoi ?
-- Qu'elle était ta maîtresse, parbleu !
-- Je ne la connais même pas, je ne sais pas qui elle est.
Mannheim eut un sourire, qui voulait dire :
-- Tu me crois trop bête.
Christophe se fâcha, somma Mannheim de lui faire l'honneur de croire à ce qu'il affirmait. Mannheim dit :
-- Alors c'est encore plus drôle.
Christophe s'agitait, parlait d'aller trouver les Grünebaum, de leur dire leur fait, de justifier la jeune fille. Mannheim l'en dissuada :
-- Mon cher, dit-il, tout ce que tu leur diras ne fera que les convaincre davantage du contraire. Et puis, il est trop tard. La fille est loin, maintenant.
Christophe, la mort dans l'âme, tâcha de retrouver la piste de la jeune Française. Il voulait lui écrire, lui demander pardon. Mais nul ne savait rien d'elle. Les Grünebaum, à qui il s'adressa l'envoyèrent promener ; ils ignoraient où elle était allée, et ils ne s'en inquiétaient pas. L'idée du mal qu'il avait fait torturait Christophe : c'était un remords continuel. Il s'y joignait une mystérieuse attirance qui, des yeux disparus, rayonnait silencieusement sur lui. Attirance et remords parurent s'effacer, recouverts par le flot des jours et des pensées nouvelles ; mais ils persistèrent obscurément au fond. Christophe n'oubliait point celle qu'il appelait sa victime. Il s'était juré de la rejoindre : Il savait combien il avait peu de chances de la revoir ; et il était sûr qu'il la reverrait.
Quant à Corinne, jamais elle ne répondit aux lettres qu'il lui écrivit. Mais, trois mois plus tard, quand il n'attendait plus rien, il reçut d'elle un télégramme de quarante mots, où elle bêtifiait à cœur joie, lui donnait de petits noms familiers et demandait « si on s'aimait toujours ». Puis, après un nouveau silence de près d'une année, vint un bout de lettre griffonnée de son énorme écriture enfantine et zigzagante, qui cherchait à paraître grande dame, -- quelques mots affectueux et drolatiques. -- Et puis, elle en resta là. Elle ne l'oubliait pas ; mais elle n'avait pas le temps de penser à lui.
Encore sous le charme de Corinne, et tout plein des idées qu'ils avaient échangées, Christophe rêva d'écrire de la musique pour une pièce où Corinne jouerait et chanterait quelques airs, -- une sorte de mélodrame poétique. Ce genre d'art, jadis en faveur en Allemagne, passionnément goûté par Mozart, pratiqué par Beethoven, par Weber, par Mendelssohn, par Schumann, par tous les grands classiques, était tombé en discrédit depuis le triomphe du wagnérisme, qui prétendait avoir réalisé la formule définitive du théâtre et de la musique. Les braves pédants wagnériens, non contents de proscrire tout mélodrame nouveau, s'appliquaient à faire la toilette des mélodrames anciens ; ils effaçaient avec soin dans les opéras toute trace des dialogues parlés, et écrivaient pour Mozart, pour Beethoven, ou pour Weber, des récitatifs de leur façon ; ils étaient convaincus de compléter la pensée des maîtres, en déposant pieusement sur les chefs-d'œuvre leurs petites ordures.
Christophe, à qui les critiques de Corinne avaient rendu plus sensible la lourdeur et, souvent, la laideur de la déclamation wagnérienne, se demandait si ce n'était pas un non-sens, une œuvre contre nature, d'accoupler au théâtre et de ligoter ensemble dans le récitatif la parole et le chant : c'était comme si l'on voulait attacher au même char un cheval et un oiseau. La parole et le chant avaient chacun leurs rythmes. On pouvait comprendre qu'un artiste sacrifiât l'un des deux arts au triomphe de celui qu'il préférait. Mais chercher un compromis entre eux, c'était les sacrifier tous deux : c'était vouloir que la parole ne fût plus la parole et que le chant ne fût plus le chant, que celui-ci laissât encaisser son large cours entre deux berges de canal monotones, que celui-là chargeât ses beaux membres nus d'étoffes riches et lourdes, qui paralysaient ses gestes et ses pas. Pourquoi ne pas leur laisser à tous deux leurs libres mouvements ? Telle, une belle fille, qui va d'un pas alerte le long d'un ruisseau, et qui rêve en marchant : le murmure de l'eau berce sa rêverie ; sans qu'elle en ait conscience, elle rythme ses pas sur le chant du ruisseau. Ainsi, libres toutes deux, musique et poésie s'en iraient côte à côte, en mélangeant leurs rêves. -- Assurément, à cette union toute musique n'était point bonne, ni toute poésie. Les adversaires du mélodrame avaient beau jeu contre la grossièreté des essais qui en avaient été faits, et de leurs interprètes. Longtemps, Christophe avait partagé leurs répugnances : la sottise des acteurs qui se chargeaient de ces récitations parlées sur un accompagnement instrumental, sans se soucier de l'accompagnement, sans chercher à y fondre leur voix, mais tâchant au contraire qu'on n'entendît rien qu'eux, avait de quoi révolter toute oreille musicale. Mais depuis qu'il avait goûté l'harmonieuse voix de Corinne, -- cette voix liquide et pure, qui se mouvait dans la musique, comme un rayon dans l'eau, qui épousait tous les contours d'une phrase mélodique, qui était comme un chant plus fluide et plus libre, -- il avait entrevu la beauté d'un art nouveau.
Peut-être avait-il raison ; mais il était encore bien inexpérimenté pour se hasarder sans danger dans un genre, qui, si l'on veut qu'il soit vraiment artistique, est le plus difficile de tous. Surtout, cet art réclame une condition essentielle : la parfaite harmonie des efforts combinés du poète, du musicien et des interprètes. -- Christophe ne s'en inquiétait point : il se lançait à l'étourdie dans un art inconnu, dont lui seul pressentait les lois.
Sa première idée fut de revêtir de musique une féerie de Shakespeare, ou un acte du Second Faust. Mais les théâtres se montraient peu disposés à tenter l'expérience ; elle devait être coûteuse et paraissait absurde. On admettait bien la compétence de Christophe en musique ; mais qu'il se permît d'avoir des idées sur le théâtre faisait sourire les gens : on ne le prenait pas au sérieux. Le monde de la musique et celui de la poésie semblaient deux États étrangers l'un à l'autre, et secrètement hostiles. Pour pénétrer dans l'État poétique, il fallut que Christophe acceptât la collaboration d'un poète ; et ce poète, il ne lui fut pas permis de le choisir. Il ne se le fût pas permis lui-même : il se défiait de son goût littéraire ; on lui avait persuadé qu'il n'entendait rien à, la poésie ; et, de fait, il n'entendait rien aux poésies qu'on admirait autour de lui. Avec son honnêteté et son opiniâtreté ordinaires, il s'était donné bien du mal, pour tâcher de sentir la beauté de tel ou tel poème ; il était toujours sorti de là bredouille, et un peu honteux : non, décidément, il n'était pas poète. À la vérité, il aimait passionnément certains poètes d'autrefois ; et cela le consolait un peu. Mais sans doute ne les aimait-il pas comme il fallait les aimer. N'avait-il pas, une fois, exprimé l'idée saugrenue qu'il n'est de grands poètes que ceux qui restent grands, même traduits en prose, même traduits en une prose étrangère, et que les mots n'ont de prix que par l'âme qu'ils expriment ? Ses amis s'étaient moqués de lui. Mannheim le traita d'épicier. Il n'avait pas essayé de se défendre. Comme il voyait journellement, par l'exemple des littérateurs qui parlent de musique, le ridicule des artistes qui prétendent juger d'un autre art que le leur, il se résignait, (un peu incrédule au fond), à, son incompétence poétique ; et il acceptait les yeux fermés, les jugements de ceux qu'il croyait mieux informés. Aussi se laissa-t-il imposer par ses amis de la Revue un grand homme de cénacle décadent, Stephan von Hellmuth, qui lui apporta une Iphigénie de sa façon. C'était alors le temps où les poètes allemands -- (comme leurs confrères de France) -- étaient en train de refaire les tragédies grecques. L'œuvre de Stephan von Hellmuth était une de ces étonnantes pièces gréco-allemandes, où se mêlent Ibsen, Homère, et Oscar Wilde, -- sans oublier, bien entendu, quelques manuels d'archéologie. Agamemnon était neurasthénique, et Achille impuissant : ils se désolaient longuement de leur état ; et naturellement, leurs plaintes n'y changeaient rien. Toute l'énergie du drame était concentrée dans le rôle d'Iphigénie, -- une Iphigénie névrosée, hystérique, et pédante, qui faisait la leçon aux héros, déclamait furieusement, exposait au public son pessimisme Nietzschéen, et, ivre de mourir, s'égorgeait elle-même, avec des éclats de rire.
Rien de plus contraire à l'esprit de Christophe que cette littérature prétentieuse d'Ostrogoth dégénéré, qui se costume à la grecque. Autour de lui, on criait au chef-d'œuvre. Il fut lâche, il se laissa persuader. À vrai dire, il crevait de musique, et bien plus qu'au texte il songeait à sa musique. Le texte lui était un lit où épancher le flot de ses passions. Il était aussi loin que possible de l'état d'abnégation et d'impersonnalité intelligente qui convient au traducteur musical d'une œuvre poétique. Il ne pensait qu'à lui, et pas du tout à l'œuvre. Il se gardait d'en convenir. D'ailleurs, il se faisait illusion : il voyait dans le poème tout autre chose que ce qui s'y trouvait. Comme lorsqu'il était enfant, il était arrivé à se bâtir dans sa tête une pièce entièrement différente de celle qu'il avait sous les yeux.
Au cours des répétitions, il aperçut l'œuvre réelle. Un jour qu'il écoutait une scène, elle lui parut si bête qu'il crut que les acteurs la défiguraient ; et il eut la prétention non seulement de la leur expliquer, en présence du poète, mais de l'expliquer à celui-ci, qui prenait la défense de ses interprètes. L'auteur se rebiffa, et dit, d'un ton piqué, qu'il pensait savoir ce qu'il avait voulu écrire. Christophe n'en démordait point, et soutenait que Hellmuth n'y comprenait rien. L'hilarité générale l'avertit qu'il se rendait ridicule. Il se tut, convenant qu'après tout ce n'était pas lui qui avait écrit les vers. Alors il vit l'écrasante nullité de la pièce, et il en fut accablé ; il se demandait comment il avait pu s'y tromper. Il s'appelait : imbécile, et s'arrachait les cheveux. Il avait beau tâcher de se rassurer, en se répétant : « Tu n'y comprends rien : ce n'est pas ton affaire. Occupe-toi de ta musique ! » -- il se sentait si honteux de la niaiserie, du pathos prétentieux, de la fausseté criante des mots, des gestes, des attitudes, que par moments, tandis qu'il conduisait l'orchestre, il n'avait plus la force de lever son bâton ; il avait envie d'aller se cacher dans le trou du souffleur. Il était trop franc et trop mauvais politique pour déguiser ce qu'il pensait. Chacun s'en apercevait : ses amis, les acteurs, et l'auteur. Hellmuth lui disait, avec un sourire pincé :
-- Est-ce que ceci n'a pas encore l'heur de vous plaire ?
Christophe répondait bravement :
-- Pour dire la vérité, non. Je ne comprends pas.
-- Vous ne l'aviez donc pas lu, pour faire votre musique ?
-- Si, disait naïvement Christophe, mais je me trompais, je comprenais autre chose.
-- C'est dommage alors que vous n'ayez pas écrit vous-même ce que vous compreniez.
-- Ah ! si je l'avais pu ! disait Christophe.
Le poète, vexé, critiquait, pour se venger, la musique. Il se plaignait qu'elle fût encombrante, et qu'elle empêchât d'entendre les vers.
Si le poète ne comprenait pas le musicien, ni le musicien le poète, les acteurs ne comprenaient ni l'un ni l'autre, et ne s'en inquiétaient point. Ils cherchaient seulement dans leurs rôles des phrases, de place en place, où accrocher leurs effets habituels. Il n'était pas question d'adapter leur déclamation à la tonalité du morceau et au rythme musical : ils allaient d'un côté, et la musique de l'autre ; on eût dit qu'ils chantaient constamment hors du ton. Christophe en grinçait des dents et s'épuisait à leur crier la note : ils le laissaient crier, et continuaient imperturbablement, ne comprenant même pas ce qu'il voulait d'eux.
Christophe eût tout lâché, si les répétitions n'avaient été avancées, et s'il n'eût été lié par la crainte d'un procès. Mannheim, à qui il fit part de son découragement, se moqua de lui :
-- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il. Tout va très bien. Vous ne vous comprenez pas l'un l'autre ? Eh ! qu'est-ce que cela fait ? Qui a jamais compris une œuvre, en dehors de l'auteur ? Il a encore bien de la chance, quand il se comprend lui-même !
Christophe se tourmentait de la niaiserie du poème, qui, disait-il, ferait tomber sa musique. Mannheim ne faisait pas de difficulté pour reconnaître que le poème n'avait pas le sens commun, et que Hellmuth était « un daim » ; mais il n'avait aucune inquiétude à son égard : Hellmuth donnait de bons dîners, et il avait une jolie femme : qu'est-ce qu'il faut de plus à la critique ? -- Christophe haussait les épaules, disant qu'il n'avait pas le temps d'écouter des balivernes.
-- Mais ce ne sont pas des balivernes ! disait Mannheim, en riant. Voilà bien les gens braves ! Ils n'ont aucune idée de ce qui compte dans la vie.
Et il conseillait à Christophe de ne pas tant se préoccuper des affaires de Hellmuth, et de songer aux siennes. Il l'engageait à faire un peu de réclame. Christophe refusait avec indignation. À un reporter, qui cherchait à l'interviewer sur sa vie, il répondait, furieux :
-- Cela ne vous regarde pas !
Et quand on lui demandait sa photographie pour une Revue, il sautait de colère, en criant qu'il n'était pas, Dieu merci ! le Kaiser pour étaler sa tête aux passants. -- Impossible de le mettre en relations avec les salons influents. Il ne répondait pas aux invitations ; et quand, par hasard, il avait été forcé d'accepter, il oubliait de s'y rendre, ou venait de si mauvaise grâce qu'il semblait avoir pris à tâche d'être désagréable à tout le monde.
Mais le comble fut qu'il se brouilla avec sa Revue, deux jours avant sa représentation.
Ce qui devait arriver arriva. Mannheim avait continué sa révision des articles de Christophe ; il ne se gênait plus pour biffer des lignes entières de critique et les remplacer par des compliments.
Un jour, dans un salon, Christophe se trouva en présence d'un virtuose, -- un pianiste bellâtre, qu'il avait éreinté, et qui vint le remercier, en souriant de toutes ses dents blanches. Il répondit brutalement qu'il n'y avait pas de quoi. L'autre insistait, se confondant en protestations de reconnaissance. Christophe y coupa court, en lui disant que s'il était satisfait de l'article, c'était son affaire, mais que l'article n'avait certainement pas été écrit pour le satisfaire. Et il lui tourna le dos. Le virtuose le prit pour un bourru bienfaisant, et s'en alla en riant, Mais Christophe, qui se souvint d'avoir reçu, peu avant, une carte de remerciements d'une autre de ses victimes, fut brusquement traversé d'un soupçon. Il sortit, il alla acheter à un kiosque de journaux le dernier numéro de la Revue, il chercha son article, il lut... Sur le moment, il se demanda s'il devenait fou. Puis, il comprit, et, dans une rage folle, il courut aux bureaux du Dionysos.
Waldhaus et Mannheim s'y trouvaient, en conversation avec une actrice de leurs amies. Ils n'eurent pas besoin de demander à Christophe pourquoi il venait. Jetant le numéro de la Revue sur la table, Christophe, sans prendre le temps de respirer, les apostropha avec une violence inouïe, criant, les traitant de drôles, de gredins, de faussaires et tapant le plancher à tour de bras avec une chaise. Mannheim essayait de rire. Christophe voulut lui flanquer son pied au derrière : Mannheim se réfugia derrière la table, en se tordant : Mais Waldhaus le prit de très haut. Digne et gourmé, il s'évertuait à faire entendre, au milieu du vacarme, qu'il ne permettrait pas qu'on lui parlât sur te ton, que Christophe aurait de ses nouvelles ; et il lui tendait sa carte. Christophe la lui jeta au nez.
-- Faiseur d'embarras !... Je n'ai pas besoin de votre carte pour savoir qui vous êtes... Vous êtes un polisson et un faussaire !... Et vous croyez que je vais me battre avec vous ?... Une correction, c'est tout ce que vous méritez !...
De la rue on entendait sa voix : Les gens s'arrêtaient pour écouter. Mannheim ferma les fenêtres. La visiteuse, effrayée, cherchait à s'enfuir ; mais Christophe bloquait la porte. Waldhaus blême et suffoqué, Mannheim bredouillant, ricanant, essayaient de répondre. Christophe ne les laissa point parler. Il déchargea sur eux tout ce qu'il put imaginer de plus blessant, et ne s'en alla que quand il fut à bout de souffle et d'injures. Waldhaus et Mannheim ne retrouvèrent la voix que quand il fut parti. Mannheim reprit vite son aplomb : les injures glissaient sur lui, comme l'eau sur les plumes d'un canard. Mais Waldhaus restait ulcéré : sa dignité avait été outragée ; et, ce qui rendait l'affront plus mortifiant, c'est qu'il avait eu des témoins : il ne pardonnerait jamais. Ses collègues firent chorus. De toute la Revue, Mannheim continua, seul, à n'en pas vouloir à Christophe : il s'était amusé de lui, tout son soûl ; il ne trouvait pas que ce fût payer trop cher, au prix de quelques gros mots, la pinte de bon sang qu'il s'était faite à ses dépens. Ç'avait été une bonne farce : s'il en eût été l'objet, il en eût ri tout le premier. Aussi, était-il prêt à serrer la main de Christophe, comme si rien ne s'était passé. Mais Christophe était plus rancunier ; il repoussa toute avance. Mannheim ne s'en affecta point : Christophe était un jouet, dont il avait tiré tout l'amusement possible ; il commençait à s'enflammer pour un autre pantin. Du jour au lendemain, tout fut fini entre eux. Cela n'empêcha point Mannheim de continuer à dire, quand on parlait devant lui de Christophe, qu'ils étaient amis intimes. Et peut-être qu'il le croyait.
Deux jours après la brouille, eut lieu la première d'Iphigénie. Four complet, La Revue de Waldhaus loua le poème, et ne dit rien de la musique. Les autres journaux s'en donnèrent à cœur joie. On rit et on siffla. La pièce fut retirée, après la troisième représentation ; mais les railleries ne cessèrent point si vite. On était trop heureux de trouver cette occasion de dauber sur Christophe ; et l'Iphigénie resta, pendant plusieurs semaines, un sujet d'inépuisables plaisanteries. On savait que Christophe n'avait plus d'arme pour se défendre ; et l'on en profitait. La seule chose qui retînt encore un peu, c'était sa situation à la cour. Bien que ses rapports fussent devenus assez froids avec le grand-duc, qui lui avait fait, à maintes reprises des observations dont il n'avait tenu aucun compte, il continuait de se rendre de temps en temps au château et de bénéficier, dans l'esprit du public, d'une sorte de protection officielle, plus illusoire que réelle. -- Il se chargea lui-même de détruire ce dernier appui.
Il souffrait des critiques. Elles ne s'adressaient pas seulement à sa musique, mais à son idée d'une forme d'art nouvelle, qu'on ne se donnait pas la peine de comprendre : (il était plus facile de la travestir, pour la ridiculiser). Christophe n'avait pas encore la sagesse de se dire que la meilleure réponse qu'on puisse faire à des critiques de mauvaise foi, est de ne leur en faire aucune, et de continuer à créer. Il avait pris, depuis quelques mois, la mauvaise habitude de ne laisser passer aucune attaque injuste, sans y répondre. Il écrivit un article, où il n'épargnait point ses adversaires. Les deux journaux bien pensants, auxquels il le porta, le lui rendirent en s'excusant avec une politesse ironique de ne pouvoir le publier. Christophe s'entêta. Il se souvint du journal socialiste de la ville, qui lui avait fait des avances. Il connaissait un des rédacteurs ; ils discutaient parfois ensemble. Christophe avait plaisir à trouver quelqu'un qui parlât librement du pouvoir, de l'armée, des préjugés oppressifs et archaïques. Mais la conversation ne pouvait aller bien loin ; car, avec le socialiste, elle revenait toujours à Karl Marx, qui était absolument indifférent à Christophe. D'ailleurs, Christophe retrouvait dans ces discours d'homme libre, -- en outre d'un matérialisme qui ne lui plaisait pas beaucoup, -- une rigueur pédante et un despotisme de pensée, un culte secret de la force, un militarisme à rebours, qui ne sonnaient pas très différemment de ce qu'il entendait, chaque jour, en Allemagne.
Néanmoins, ce fut à lui et à son journal qu'il songea, quand il se vit fermer la porte des autres rédactions. Il se dit bien que sa démarche ferait scandale : le journal était violent, haineux, constamment condamné ; mais comme Christophe ne le lisait pas, il ne pensait qu'à la hardiesse des idées, qui ne l'effrayait point, et non à la bassesse du ton, qui lui eût répugné. Au reste, il était si enragé de voir l'entente sournoise des autres journaux afin de l'étouffer, que peut-être eût-il passé outre, même s'il avait été mieux averti. Il voulait montrer aux gens qu'on ne se débarrassait pas si facilement de lui. -- Il porta donc l'article à la rédaction socialiste, où il fut reçu à bras ouverts. Le lendemain, l'article parut ; et le journal annonçait en termes emphatiques, qu'il s'était assuré le concours du jeune et talentueux maître, le camarade Krafft, dont étaient bien connues les ardentes sympathies pour les revendications de la classe ouvrière.
Christophe ne lut ni la note, ni l'article ; car, ce matin-là, qui était un dimanche, il était parti avant l'aube, pour une promenade à travers champs. Il était admirablement disposé. En voyant lever le soleil, il cria, rit, ioula, sauta et dansa. Plus de Revue, plus de critiques à faire ! C'était le printemps et le retour de la musique du ciel et de la terre, la plus belle de toutes. Fini des sombres salles de concerts, étouffantes et puantes, des voisins désagréables, des virtuoses insipides ! On entendait s'élever la merveilleuse chanson des forêts murmurantes ; et sur les champs passaient des effluves enivrantes de la Vie qui brisait l'écorce de la terre.
Il revenait de promenade, la tête bourdonnante de lumière, quand sa mère lui remit une lettre apportée du palais en son absence. La lettre, écrite sous une forme impersonnelle, avisait monsieur Krafft qu'il eût à se rendre ce matin, au château. -- Le matin était passé : il était près d'une heure. Christophe ne s'en émut guère.
-- Il est trop tard maintenant, dit-il. Ce sera pour demain.
Mais sa mère s'inquiéta :
-- Non, non, on ne peut pas remettre ainsi un rendez-vous de Son Altesse ; il faut y aller, tout de suite. Peut-être s'agit-il d'une affaire importante.
Christophe haussa les épaules :
-- Importante ? Comme si ces individus pouvaient avoir quelque chose d'important à vous dire !... Il va m'exposer ses idées sur la musique. Ce sera gai !... Pourvu qu'il ne lui ait pas pris fantaisie de rivaliser avec Siegfried Meyer [10], et qu'il n'ait pas, lui aussi, à montrer un Hymne à Ægir ! Je ne l'épargnerai pas. Je lui dirai : « Faites donc de la politique. Là, vous êtes le maître : vous aurez toujours raison. Mais dans l'art, prenez garde ! Dans l'art, on vous voit sans casque, sans panache, sans uniforme, sans argent, sans titres, sans aïeux, sans gendarmes ;... et dame ! pensez un peu : qu'est-ce qui restera de vous ?
La bonne Louisa, qui prenait tout au sérieux, leva les bras au ciel :
-- Tu ne diras pas cela !... Tu es fou ! Tu es fou !...
Il s'amusait à l'inquiéter, en abusant de sa crédulité, jusqu'à ce que la dose de l'extravagance fût si forte que Louisa finît par comprendre qu'il se moquait d'elle. Elle lui tournait le dos :
-- Tu es trop bête, mon pauvre garçon !
Il l'embrassa en riant. Il était de magnifique humeur : il avait trouvé, dans sa promenade, un beau thème musical et il le sentait s'ébattre en lui, comme un poisson dans l'eau. Il ne voulut point partir pour le château, avant d'avoir mangé : il avait un appétit d'ogre. Louisa veilla ensuite à sa toilette ; car il recommençait à la tourmenter : il prétendait qu'il était bien comme il était, avec ses vêtements usés et ses souliers poudreux. Cela ne l'empêcha point d'en changer et de cirer ses chaussures, en sifflant comme un merle et en imitant tous les instruments de l'orchestre. Quand il eut fini, sa mère passa l'inspection et refit gravement son nœud de cravate. Il était très patient, par extraordinaire, parce qu'il était content de lui, -- ce qui n'était pas non plus très ordinaire. Il partit, en disant qu'il allait enlever la princesse Adélaïde, -- la fille du grand-duc, une assez jolie femme, mariée à un petit prince allemand, qui était venue passer quelques semaines auprès de ses parents. Elle avait témoigné jadis quelque sympathie à Christophe, quand il était enfant ; et il avait un faible pour elle. Louisa prétendait qu'il en était amoureux ; et, pour s'amuser, il feignait de l'être.
Il ne se pressait pas d'arriver, flânant devant les boutiques, s'arrêtant dans la rue, pour caresser un chien, qui flânait comme lui, étendu sur le flanc et bâillant au soleil. Il sauta les grilles inoffensives, qui ceignaient la place du château, -- un grand carré désert, entouré de maisons, avec deux jets d'eau assoupis, deux parterres symétriques et sans ombre, séparés, comme par une raie sur le front, par une allée sablée, ratissée, bordée d'orangers en caisse ; au milieu, la statue en bronze d'un grand-duc inconnu, costume Louis-Philippe, sur un socle décoré aux quatre angles, par des allégories de Vertus. Sur un banc, un promeneur unique dormait sur un journal. À la grille du château, un poste de soldats inutiles dormait. Derrière les fossés pour rire de la terrasse du château, deux canons endormis bâillaient sur la ville endormie. Christophe leur rit au nez à tous.
Il entra au château sans se préoccuper de prendre une attitude officielle ; tout au plus s'il cessa de chantonner ; ses pensées continuaient de danser. Il jeta son chapeau sur la table du vestibule, en interpellant familièrement le vieil huissier, qu'il connaissait depuis l'enfance ; -- (le bonhomme était déjà là, lors de la première visite que Christophe avait faite au château avec son grand-père, le soir où il vit Hassler) ; -- mais le vieux qui toujours répondait avec bonhomie aux boutades peu respectueuses de Christophe, prit, cette fois, un air rogue. Christophe n'y fit pas attention. Un peu plus loin, dans l'antichambre, il rencontra un employé de la chancellerie, fort bavard et prodigue avec lui, d'ordinaire, en démonstrations d'amitié ; il fut surpris de la hâte que ce personnage mit à passer, en esquivant un entretien. Il ne s'arrêta pas à ces impressions, et, continuant son chemin, il demanda à être introduit.
Il entra. Le dîner venait de finir. Son Altesse se tenait dans un des salons. Adossé à la cheminée, il fumait en causant avec ses hôtes, parmi lesquels Christophe distingua sa princesse, qui fumait aussi ; négligemment renversée dans un fauteuil, elle parlait très haut à quelques officiers, qui faisaient cercle autour d'elle. La réunion était animée. Tous étaient fort gais ; et Christophe, en entrant, entendit le rire épais du grand-duc. Mais ce rire s'arrêta net, quand le prince vit Christophe. Il poussa un grognement, et, fonçant droit sur lui :
-- Ah ! vous voilà, vous ! cria-t-il. Vous daignez venir enfin ? Est-ce que vous croyez que vous allez vous moquer de moi plus longtemps ? Vous êtes un drôle, Monsieur !
Christophe fut si stupéfait par ce boulet reçu en pleine poitrine qu'il fut un moment avant de pouvoir articuler un mot. Il ne pensait qu'à son retard, qui ne pouvait légitimer une telle violence. Il balbutia :
-- Altesse, qu'ai-je fait ?
L'Altesse n'écoutait pas, et poursuivait avec emportement :
-- Taisez-vous ! Je ne me laisserai pas insulter par un drôle.
Christophe, blêmissant, luttait contre sa gorge contractée, qui refusait de parler. Il fit un effort, et cria :
-- Altesse, vous n'avez pas le droit... vous n'avez pas le droit vous-même de m'insulter, sans me dire ce que j'ai fait.
Le grand duc se tourna vers son secrétaire, qui sortit un journal de sa poche et qui le lui tendit. Il était dans un état d'exaspération, que son humeur colérique ne suffisait pas à expliquer : les fumées de vins trop généreux y avaient aussi leur part. Il vint se planter devant Christophe, et, comme un toréador avec sa cape, il lui agita furieusement devant la figure le journal déplié et froissé, en criant :
-- Vos ordures, Monsieur !... Vous mériteriez qu'on vous y mît le nez !
Christophe reconnut le journal socialiste :
-- Je ne vois pas ce qu'il y a de mal, dit-il.
-- Quoi ! quoi ! glapit le grand-duc. Vous êtes d'une impudence !... Ce journal de gredins, qui m'insultent journellement, qui vomissent contre moi des injures immondes !...
-- Monseigneur, dit Christophe, je ne l'avais pas lu.
-- Vous mentez ! cria le grand-duc.
-- Je ne veux pas que vous disiez que je mens, fit Christophe. Je ne l'avais pas lu, je ne m'occupe que de musique. Et d'ailleurs, j'ai le droit d'écrire où je veux.
-- Vous n'avez aucun droit, sauf celui de vous taire. J'ai été trop bon pour vous. Je vous ai comblé de mes bienfaits, vous et les vôtres, malgré toutes les raisons que votre inconduite et celle de votre père m'auraient données de me séparer de vous. Je vous défends de continuer à écrire dans un journal qui m'est ennemi. Et de plus, d'une façon générale, je vous défends d'écrire quoi que ce soit, à l'avenir, sans mon autorisation. J'ai assez de vos polémiques musicales. Je n'admets pas que quelqu'un qui jouit de ma protection passe son temps à attaquer tout ce qui est cher aux gens de goût et de cœur, aux véritables Allemands. Vous ferez mieux d'écrire de meilleure musique, ou, si cela ne vous est pas possible, de travailler vos gammes et vos exercices. Je ne veux pas d'un Bebel musical, qui s'amuse à diffamer toutes les gloires nationales, à jeter le désarroi dans les esprits. Nous savons ce qui est bon, Dieu merci ! Nous n'avons pas attendu que vous nous le disiez, pour le savoir. Donc, à votre piano, Monsieur, et fichez-nous la paix !
Le gros homme, face à face avec Christophe, le dévisageait avec des yeux insultants. Christophe, livide, essayât de parler ; ses lèvres remuaient ; il bégaya :
-- Je ne suis pas votre esclave, je dirai ce que je veux, j'écrirai ce que je veux...
Il suffoquait, il était près de pleurer de honte et de rage ; ses jambes tremblaient. En faisant un brusque mouvement du coude, il renversa un objet sur le meuble près de lui. Il se rendait compte qu'il était ridicule ; et, en effet, il entendit rire : en regardant au fond du salon, il vit, au travers d'un brouillard, la princesse qui suivait la scène, en échangeant avec ses voisins des réflexions d'une commisération ironique. Dès lors, il perdit l'exacte conscience de ce qui se passait. Le grand-duc criait. Christophe criait plus fort que lui, sans savoir ce qu'il disait. Le secrétaire du prince et un autre fonctionnaire vinrent vers lui, et tâchèrent de le faire taire : il les repoussa ; il agitait en parlant un cendrier qu'il avait saisi machinalement sur le meuble auquel il était adossé, Il entendait que le secrétaire lui disait.
-- Allons, lâchez cela, lâchez cela !...
Et il s'entendait lui-même crier des mots sans suite, et frapper avec le cendrier le rebord de la table.
-- Sortez ! hurla le grand-duc, au comble de la fureur. Sortez ! Sortez ! Je vous chasse !
Les officiers s'étaient approchés du prince, et essayaient de le calmer. Le grand-duc, apoplectique, les yeux hors de la tête, criait qu'on jetât ce chenapan à la porte. Christophe vit rouge : il fut tout près d'appliquer son poing sur le mufle du grand-duc ; mais il était écrasé par un chaos de sentiments contradictoires : la honte, la fureur, un reste de timidité, de loyalisme germanique, de respect traditionnel, d'habitudes humiliées devant le prince. Il voulait parler, il ne pouvait parler ; il voulait agir, il ne pouvait agir ; il ne voyait plus, il n'entendait plus : il se laissa pousser, et sortit.
Il passa au milieu des domestiques, impassibles, qui, venus près de la porte, n'avaient rien perdu du bruit de la dispute. Les trente pas qu'il eut à faire pour sortir de l'antichambre lui semblèrent durer toute une vie. La galerie s'allongeait, à mesure qu'il avançait. Il ne sortirait jamais !... La lumière du dehors, qu'il voyait luire là-bas, par la porte vitrée, était le salut... Il descendit l'escalier en trébuchant ; il oubliait qu'il était nu-tête : le vieil huissier le rappela pour prendre son chapeau. Il lui fallut ramasser toutes ses forces pour sortir du château, traverser la cour, regagner sa maison. Il claquait des dents. Quand il ouvrit la porte de chez lui, sa mère fut épouvantée par sa mine et par son tremblement. Il l'écarta, il refusa de répondre à ses questions. Il monta dans sa chambre, s'enferma, et se coucha. Il avait un tel frisson qu'il n'arrivait pas à se déshabiller : la respiration coupée ; les membres brisés... Ah ! ne plus voir, ne plus sentir, n'avoir plus à soutenir ce misérable corps, à lutter contre l'ignoble vie, tomber, tomber sans souffle, sans pensée, n'être plus, nulle part !... -- Ses habits arrachés avec une peine mortelle et épars autour de lui, par terre, il se jeta dans son lit et s'y enfonça jusqu'aux yeux. Tout bruit cessa dans la chambre -- on n'entendit plus que le petit lit de fer, qui tremblait sur le carreau.
Louisa écoutait à la porte ; elle frappa en vain, appela doucement : rien ne répondit ; elle attendit, épiant anxieusement le silence ; puis elle s'éloigna. Une ou deux fois dans le jour, elle revint écouter ; et le soir, encore, avant de se coucher. Le jour passa, la nuit passa : la maison était muette. Christophe tremblait de fièvre ; par moments il pleurait ; et, dans la nuit, il se soulevait pour montrer le poing au mur. Vers deux heures du matin, dans un accès de folie, il sortit du lit, en nage et à moitié nu : il voulait aller tuer le grand-duc. Il était dévoré de haine et de honte ; son corps et son cœur se tordaient dans la flamme. -- De cette tempête, rien ne s'entendait au dehors : pas un mot, pas un son. Les dents serrées, il renfermait tout en lui.
Le lendemain matin, il redescendit, comme d'habitude. Il était ravagé. Il ne dit rien, et sa mère n'osa rien lui demander : elle savait déjà, par les rapports du voisinage. Tout le jour, il resta sur une chaise, au coin du feu, muet, fiévreux, le dos courbé, comme un vieux ; et, quand il était seul, il pleurait en silence.
Vers le soir, le rédacteur du journal socialiste vint le voir. Naturellement, il était au courant et voulait des détails. Christophe, touché de sa visite, l'interpréta naïvement comme une démarche de sympathie et d'excuses de la part de ceux qui l'avaient compromis ; il mit son amour-propre à ne rien regretter, et il se laissa aller à dire tout ce qu'il avait sur le cœur : ce lui était un soulagement de parler librement à un homme qui eût comme lui la haine de l'oppression. L'autre l'excitait à parler : il voyait dans l'événement une bonne affaire pour son journal, l'occasion d'un article scandaleux, dont il attendait que Christophe lui fournît les éléments, à moins que Christophe ne l'écrivit lui-même ; car il comptait qu'après cet éclat, le musicien de la cour mettrait au service de « la cause » son talent de polémiste, qui était appréciable, et ses petits documents secrets sur la cour, qui l'étaient encore plus. Comme il ne se piquait pas d'une délicatesse exagérée, il présenta la chose sans artifice. Christophe en eut un haut-le-corps ; il déclara qu'il n'écrirait rien, alléguant que toute attaque de sa part contre le grand-duc serait interprétée comme un acte de vengeance personnelle, et qu'il était tenu à plus de réserve, maintenant qu'il était libre, que lorsque, ne l'étant pas, il courait des risques en disant sa pensée. Le journaliste ne comprit rien, à ces scrupules ; il jugea Christophe un peu borné et clérical au fond ; il pensa surtout que Christophe avait peur.
Il dit :
-- Eh bien, laissez-nous faire : c'est moi qui écrirai. Vous n'aurez à vous occuper de rien.
Christophe le supplia de se taire ; mais il n'avait aucun moyen de l'y contraindre. D'ailleurs, le journaliste lui représenta que l'affaire ne le concernait pas seul : l'insulte atteignait le journal, qui avait le droit de se venger. À cela, rien à répondre ; tout ce que put faire Christophe, ce fut de lui demander sa parole qu'il n'abuserait point de certaines confidences faites à l'ami, et non au journaliste. L'autre la lui donna sans difficulté. Christophe n'en fut pas rassuré : il se rendait compte trop tard de l'imprudence qu'il avait commise. -- Quand il fut seul, il repassa dans sa tête tout ce qu'il avait dit, et il frémit. Sans réfléchir une minute il écrivit au journaliste, le conjurant de ne point répéter ce qu'il lui avait confié : -- (le malheureux le répétait lui-même, en partie, dans sa lettre.)
Le lendemain, la première chose qu'il lut, en ouvrant le journal avec une hâte fiévreuse, ce fut, en première page, tout au long son histoire. Tout ce qu'il avait dit, la veille, s'y retrouvait démesurément grossi, ayant subi cette déformation spéciale à laquelle sont soumis tous les objets qui passent par un cerveau de journaliste. L'article attaquait avec de basses invectives le grand-duc et la cour. Certains détails qu'il donnait étaient trop personnels à Christophe, trop évidemment connus de lui seul, pour qu'on ne lui attribuât point l'article entier.
Ce nouveau coup écrasa Christophe. À mesure qu'il lisait, une sueur froide lui montait au visage. Quand il eut fini, il resta affolé. Il voulut courir au journal ; mais sa mère l'en empêcha, redoutant, non sans raison, sa violence. Il la redoutait lui-même ; il sentait que s'il y allait, il ferait quelque sottise : et il resta -- pour en faire une autre. Il adressa au journaliste une lettre indignée, où il lui reprochait sa conduite en termes blessants, désavouait l'article, et rompait avec le parti. Le désaveu ne parut pas. Christophe récrivit au journal, le sommant de publier sa lettre. On lui envoya copie de sa première lettre, écrite le soir de l'entretien, et qui en était la confirmation ; on lui demandait s'il fallait la publier aussi. Il se sentit dans leurs mains. Là-dessus, il eut le malheur de rencontrer dans la rue l'interviewer indiscret ; il ne put s'empêcher de lui dire le mépris qu'il avait pour lui. Le lendemain, le journal publia un entrefilet insultant, où l'on parlait de ces domestiques de cour, qui, même quand on les a flanqués à la porte, restent toujours des domestiques. Quelques allusions à l'événement récent ne permettaient point de douter qu'il ne s'agît de Christophe.
Quand il fut bien évident pour tous que Christophe n'avait plus aucun appui, il se trouva soudain d'une richesse en ennemis qu'il n'eût jamais soupçonnée. Tous ceux qu'il avait blessés, directement ou indirectement, soit par des critiques personnelles, soit en combattant leurs idées et leur goût, prirent aussitôt l'offensive et se vengèrent avec usure. Le gros public, dont Christophe avait essayé de secouer l'apathie, contemplait, satisfait, la correction administrée à l'insolent jeune homme, qui avait prétendu réformer l'opinion et troubler le sommeil des gens de bien. Christophe était à l'eau. Chacun fit de son mieux pour lui tenir la tête dessous.
Ils ne fondirent pas tous ensemble sur lui. L'un commença d'abord, pour tâter le terrain. Christophe ne répondant pas, il redoubla ses coups. Alors d'autres suivirent ; et puis, toute la bande. Les uns étaient de la fête par simple divertissement, comme de jeunes chiens qui s'amusent à déposer leurs incongruités en belle place : c'était l'escadron volant des journalistes incompétents, qui, ne sachant rien, tâchent de le faire oublier, à force d'adulations aux vainqueurs et d'injures aux vaincus. Les autres apportaient le poids de leurs principes, ils tapaient comme des sourds ; où ils avaient passé, il ne restait rien de rien : c'était la grande critique, -- la critique qui tue.
Par bonheur pour Christophe, il ne lisait pas les journaux. Quelques amis dévoués avaient l'attention de lui envoyer les plus injurieux. Mais il les laissait s'empiler sur sa table, sans penser à les ouvrir. Ce ne fut qu'à la fin que ses yeux furent attirés par une grande marque rouge qui encadrait un article ; il lut que ses Lieder ressemblaient aux grognements d'un animal sauvage, que ses symphonies sortaient d'une maison de fous, que son art était hystérique, que ses spasmes d'harmonies voulaient donner le change sur sa sécheresse de cœur et sa nullité de pensée. Le critique, fort connu ; terminait ainsi :
« M. Krafft a naguère donné, comme reporter, quelques preuves étonnantes de son style et de son goût, qui excitèrent dans les cercles musicaux une gaieté irrésistible, Il lui fut alors conseillé amicalement de se livrer plutôt à la composition. Les derniers produits de sa muse ont montré que ce conseil, bien intentionné, était mauvais. M. Krafft devrait décidément faire du reportage. »
Après cette lecture, qui empêcha Christophe de travailler pendant toute une matinée, il se mit à la recherche des autres journaux hostiles, pour achever de se démoraliser. Mais Louisa, qui avait la manie de faire disparaître tout ce qui traînait, sous prétexte de « faire de l'ordre », les avait déjà brûlés. Il en fut irrité d'abord, puis soulagé ; et, tendant à sa mère le journal qui restait, il lui dit qu'elle aurait bien dû en faire autant de celui-là.
D'autres affronts lui furent plus sensibles. Un quatuor, dont il avait envoyé le manuscrit à une société réputée de Francfort, fut refusé à l'unanimité, et sans explications. Une ouverture, qu'un orchestre de Cologne semblait disposé à jouer, lui fut retournée, après des mois d'attente, comme injouable. La pire épreuve lui fut infligée par une société orchestrale de la ville. Le Kapellmeister H. Euphrat, qui la dirigeait, était assez bon musicien : mais, comme beaucoup de chefs d'orchestre, il n'avait aucune curiosité d'esprit ; il souffrait -- (ou plutôt il se portait à merveille) -- de cette paresse spéciale à sa corporation, qui consiste à ressasser indéfiniment les œuvres déjà connues et à fuir comme le feu toute œuvre vraiment nouvelle. Il n'était jamais las d'organiser des Festivals Beethoven, Mozart, ou Schumann : il n'avait, dans ces œuvres, qu'à se laisser porter par le ronron des rythmes familiers. En revanche, la musique de son temps lui était insupportable. Il n'osait pas l'avouer et se disait accueillant pour les jeunes talents : de vrai, quand on lui apportait une œuvre bâtie sur un patron ancien, -- un décalque d'œuvres qui avaient été nouvelles, il y avait cinquante ans, -- il la recevait fort bien ; il mettait même de l'ostentation à l'imposer au public. Cela ne dérangeait ni l'ordre de ses effets, ni l'ordre d'après lequel le public avait coutume d'être ému. En revanche, il éprouvait un mélange de mépris et de haine pour tout ce qui menaçait de déranger ce bel ordre et de lui causer une fatigue nouvelle. Le mépris dominait, si le novateur n'avait aucune chance de sortir de son ombre. S'il menaçait de réussir, c'était alors la haine, -- bien entendu, jusqu'au moment où il avait réussi tout à fait.
Christophe n'en était pas encore là : tant s'en fallait -- Aussi, fut-il surpris, quand on lui fit savoir, par des ouvertures indirectes, que Herr H. Euphrat eût été bien aise de jouer quelque chose de lui. Il avait d'autant moins de raisons de s'y attendre que le Kapellmeister était un ami intime de Brahms et de quelques autres qu'il avait malmenés dans ses chroniques. Comme il était bon garçon, il prêta à ses adversaires des sentiments généreux, qu'il eût été capable d'avoir. Il supposa que, le voyant accablé, ils voulaient lui prouver qu'ils étaient au-dessus des rancunes mesquines : il en fut touché. Il écrivit un mot plein d'effusion à H. Euphrat, en lui envoyant un poème symphonique. L'autre lui fit répondre, par son secrétaire une lettre froide, mais polie, lui accusant réception de son envoi et ajoutant que, suivant la règle de la société, la symphonie serait prochainement distribuée à l'orchestre, et soumise à l'épreuve d'une répétition d'ensemble, avant d'être reçue pour l'audition publique. La règle était la règle : Christophe n'avait qu'à s'incliner. Aussi bien, c'était là une pure formalité, qui servait à écarter les élucubrations des amateurs encombrants.
Deux ou trois semaines après, Christophe reçut avis que son œuvre allait être répétée. En principe, tout se passait à huit clos, et l'auteur même ne pouvait assister à la répétition. Mais une tolérance universellement admise faisait qu'il était toujours là ; seulement, il ne se montrait pas. Chacun le savait, et chacun feignait de ne le point savoir. Au jour dit, un ami vint chercher Christophe et l'introduisit dans la salle, où il prit place au fond d'une loge. Il fut surpris de voir qu'à cette répétition fermée, la salle -- du moins, les places du bas -- était presque entièrement remplie : une foule de dilettantes, d'oisifs et de critiques s'agitait en caquetant. L'orchestre était censé ignorer leur présence.
On commença par la Rhapsodie de Brahms pour voix d'alto, chœur d'hommes, et orchestre, sur un fragment du Harzreise im Winter de Gœthe. Christophe, qui détestait la sentimentalité majestueuse de cette œuvre, se dit que c'était peut-être, de la part des « Brahmines », une façon courtoise de se venger, en le forçant à entendre une composition qu'il avait critiquée irrévérencieusement. Cette idée le fit rire, et sa bonne humeur augmenta, quand, après la Rhapsodie, vinrent deux autres productions de musiciens connus, qu'il avait pris à partie : l'intention ne lui sembla pas douteuse. Sans pouvoir dissimuler quelques grimaces, il pensa que c'était, après tout, de bonne guerre : et, à défaut de la musique, il apprécia la farce. Il s'amusa même à mêler ses applaudissements ironiques à ceux du public, qui fit pour Brahms et ses congénères une manifestation enthousiaste.
Enfin, ce fut le tour de la symphonie de Christophe. Quelques regards jetés de l'orchestre et de la salle dans la direction de la loge lui firent voir qu'on était averti de sa présence. Il se dissimula. Il attendait, avec ce serrement de cœur que tout musicien éprouve, au moment où la baguette du chef se lève et où le fleuve de musique se ramasse en silence, prêt à briser sa digue. Jamais il n'avait encore entendu son œuvre à l'orchestre. Comment les êtres qu'il avait rêvés allaient-ils vivre ? Quelle serait leur voix ? Il les sentait gronder en lui ; et, penché sur le gouffre de sons, il attendait en frémissant ce qui allait sortir.
Ce qui sortit, ce fut une chose sans nom, une bouillie informe. Au lieu des robustes colonnes qui devaient soutenir le fronton de l'édifice, les accords s'écroulaient les uns à côté des autres, comme une bâtisse en ruines ; on n'y distinguait rien qu'une poussière de plâtras. Christophe hésita avant d'être bien sûr que c'était lui qu'on jouait. Il recherchait la ligne, le rythme de sa pensée : il ne la reconnaissait plus ; elle allait, bredouillante et titubante, comme un ivrogne qui s'accroche aux murs ; et il était écrasé de honte, comme si on le voyait lui-même en cet état. Il avait beau savoir que ce n'était pas là ce qu'il avait écrit : quand un interprète imbécile dénature vos paroles, on a un moment de doute, on se demande avec consternation si l'on est responsable de cette stupidité. Le public, lui, ne se le demande jamais : il croit à l'interprète, aux chanteurs, à l'orchestre qu'il est accoutumé d'entendre, comme il croit à son journal : ils ne peuvent pas se tromper ; s'ils disent des absurdités, c'est que l'auteur est absurde. Il en doutait d'autant moins, en cette occasion, qu'il avait plaisir à le croire. Christophe essayait de se persuader que le Kapellmeister se rendait compte du gâchis, qu'il allait arrêter l'orchestre et faire tout reprendre. Les instruments ne jouaient même plus ensemble. Le cor avait manqué son entrée et pris une mesure trop tard ; il continua quelques minutes, puis s'arrêta tranquillement pour vider son instrument. Certains traits des hautbois avaient totalement disparu. Il était impossible à l'oreille la plus exercée de retrouver le fil de la pensée musicale, ni même d'imaginer qu'il y en eût une. Des fantaisies d'instrumentation, des saillies humoristiques, devinrent grotesques, par le fait de la grossièreté de l'exécution. C'était bête à pleurer, c'était l'œuvre d'un idiot, d'un farceur, qui ne savait pas la musique. Christophe s'arrachait les cheveux. Il voulut interrompre ; mais l'ami qui était avec lui l'en empêcha, l'assurant que Herr Kapellmeister saurait bien de lui-même discerner les fautes de l'exécution et tout remettre au point -- qu'au reste Christophe ne devait pas se montrer et qu'une observation de lui ferait le plus mauvais effet. Il obligea Christophe à se retirer au fond de la loge. Christophe se laissa faire ; mais il se cognait la tête avec ses poings ; et chaque monstruosité nouvelle lui arrachait un râle d'indignation et de douleur :
-- Les misérables ! Les misérables !...
gémissait-il ; et il se mordait les mains pour ne pas crier.
Maintenant, montait vers lui, avec les fausses notes, la rumeur du public, qui commençait à s'agiter. Ce ne fut d'abord qu'un frémissement ; mais bientôt, Christophe n'eut plus de doute : ils riaient. Les musiciens de l'orchestre avaient donné le signal ; certains ne cachaient point leur hilarité. Le public, assuré dès lors que l'œuvre était risible, se tordit de rire. La joie fut générale ; elle redoublait au retour d'un motif très rythmé, que les contrebasses accentuaient d'une façon burlesque. Seul, le Kapellmeister, imperturbable, continuait à marquer la mesure, au milieu du charivari.
Enfin, l'on arriva au bout : -- (les meilleures choses ont une fin.) -- La parole était au public. Il éclata. Ce fut une explosion d'allégresse, qui dura plusieurs minutes. Les uns sifflaient, les autres applaudissaient ironiquement ; les plus spirituels criaient : bis ! Une voix de basse, venue du fond d'une avant-scène, se mit à imiter le motif grotesque. D'autres farceurs furent pris d'émulation et l'imitèrent, à leur tour. Quelqu'un cria : « L'auteur ! » -- Il y avait longtemps que ces gens d'esprit ne s'étaient autant amusés.
Après que le tumulte fut un peu calmé, le Kapellmeister impassible, le visage tourné de trois quarts vers le public, mais affectant de ne pas le voir, -- (le public était toujours censé ne pas exister) -- fit à l'orchestre un signe, pour marquer qu'il voulait parler. On cria : « Chut ! » ; et chacun, fit silence. Il attendit encore un moment ; puis, -- (sa voix était nette, froide et tranchante) :
-- Messieurs, dit-il, je n'aurais certainement pas laissé jouer cette chose jusqu'au bout, si je n'avais voulu me donner une fois en spectacle le monsieur qui a osé écrire des turpitudes sur maître Brahms.
Il dit ; et, sautant de son estrade, il sortit au milieu des ovations de la salle en délire. On voulut le rappeler ; les acclamations se prolongèrent pendant une ou deux minutes encore. Mais il ne revint pas. L'orchestre s'en allait. Le public se décida à s'en aller aussi. Le concert était fini.
C'était une bonne journée.
Christophe était déjà sorti. À peine avait-il vu le misérable chef d'orchestre quitter son pupitre, qu'il s'était élancé hors de la loge ; il dégringolait les marches du premier étage, pour le rejoindre et le souffleter. L'ami qui l'avait amené courut après lui et essaya de le retenir ; mais Christophe le bouscula et faillit le jeter en bas de l'escalier : -- (il avait des raisons de croire que le personnage était complice dans le traquenard). -- Heureusement pour H. Euphrat et pour lui-même, la porte qui menait à la scène était fermée ; et ses coups de poing furieux ne purent la faire ouvrir. Cependant, le public commençait à sortir de la salle. Christophe ne pouvait rester là. Il se sauva.
Il était dans un état indescriptible. Il marchait au hasard, agitant les bras, roulant les yeux, parlant tout haut, comme un fou ; il renfonçait ses cris d'indignation et de rage. La rue était à peu près déserte. La salle de concert avait été construite, l'année précédente, dans un quartier nouveau, un peu hors de la ville ; et Christophe, d'instinct, fuyait vers la campagne, à travers les terrains vagues, où s'élevaient des baraques isolées et quelques échafaudages de maisons, entourés de palissades. Il avait des pensées meurtrières, il eût voulu tuer l'homme qui lui avait fait cet affront... Hélas ! Et quand il l'eût tué, y aurait-il eu rien de changé à l'animosité de tous ces gens, dont les rires injurieux retentissaient encore à son oreille ? Ils étaient trop, il ne pouvait rien contre eux ; ils étaient tous d'accord -- eux qui étaient divisés sur tant de choses -- pour l'outrager et l'écraser. C'était plus que de l'incompréhension : il y avait de la haine. Que leur avait-il donc fait à tous ? Il avait en lui de belles choses, des choses qui font du bien et qui dilatent le cœur ; il avait voulu les dire, en faire jouir les autres ; il croyait qu'ils allaient en être heureux comme lui. Si même ils ne les goûtaient pas, ils devaient au moins lui être reconnaissants de l'intention ; ils pouvaient, à la rigueur, lui remontrer amicalement en quoi il s'était trompé ; mais de là à cette joie méchante qu'ils mettaient à insulter ses pensées odieusement travesties, à les fouler aux pieds, à le tuer sous le ridicule, comment était-ce possible ? Dans son exaltation, il s'exagérait encore leur haine ; il lui prêtait un sérieux, que ces êtres médiocres étaient bien incapables d'avoir. Il sanglotait : « Qu'est-ce que je leur ai fait ? » Il étouffait, il se sentait perdu, ainsi que lorsqu'il était enfant et qu'il fit connaissance pour la première fois avec la méchanceté humaine.
Et comme il regardait près de lui, à ses pieds, il s'aperçut qu'il était arrivé au bord du ruisseau du moulin, à l'endroit où, quelques années avant, son père s'était noyé. Et l'idée lui vint sur-le-champ de se noyer. Sans attendre une minute, il se disposa à sauter.
Mais comme il se penchait sur la berge, fasciné par le calme et clair regard de l'eau, un tout petit oiseau, sur un arbre voisin, se mit à chanter -- chanter éperdument. Il se tut pour l'écouter. L'eau murmurait. On entendait les frémissements des blés en fleur, ondoyant sous la molle caresse de l'air ; les peupliers frissonnaient. Derrière la haie du chemin, dans un jardin, des paniers d'abeilles invisibles emplissaient l'air de leur musique parfumée. De l'autre côté du ruisseau, une vache aux beaux yeux bordés d'agate, rêvait. Une fillette blonde, assise sur le rebord d'un mur, une hotte légère à claires-voies sur les épaules, comme un petit ange avec ses ailes, rêvait aussi, en balançant ses jambes nues et chantonnant un air qui n'avait aucun sens. Au loin, dans la prairie, un chien blanc bondissait, décrivant de grands ronds...
Christophe, appuyé à un arbre, écoutait, regardait la terre printanière ; il était repris par la paix et la joie de ces êtres ; il oubliait, il oubliait... Brusquement, il serra dans ses bras le bel arbre, contre lequel il appuyait sa joue. Il se jeta par terre ; il s'enfonça la tête dans l'herbe ; il riait nerveusement, il riait de bonheur. Toute la beauté, la grâce, le charme de la vie l'enveloppait, le pénétrait. Il pensait :
-- Pourquoi es-tu si belle, et eux -- les hommes -- si laids ?
N'importe ! Il l'aimait, il l'aimait, il sentait qu'il l'aimerait toujours, que rien ne pourrait l'en déprendre. Il embrassa la terre avec ivresse. Il embrassait la vie :
-- Je t'ai ! Tu es à moi. Ils ne peuvent pas t'enlever à moi. Qu'ils fassent ce qu'ils veulent ! Qu'ils me fassent souffrir !... Souffrir, c'est encore vivre !
Christophe se remit courageusement au travail. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec les « hommes de lettres » les bien nommés, les phraseurs, les bavards stériles, les journalistes, les critiques, les exploiteurs et les trafiquants de l'art. Quant aux musiciens, il ne perdrait pas son temps davantage à combattre leurs préjugés et leurs jalousies. Ils ne voulaient pas de lui ? -- Soit ! il ne voulait pas d'eux. Il avait son œuvre à faire : il la ferait. La cour lui rendait sa liberté : il l'en remerciait. Il remerciait les gens de leur hostilité : il allait pouvoir travailler en paix.
Louisa l'approuvait de tout son cœur. Elle n'avait point d'ambition ; elle n'était pas une Krafft ; elle ne ressemblait ni au père, ni au grand-père. Elle ne tenait aucunement pour son fils aux honneurs et à la réputation. Certes, elle se fût réjouie, qu'il fût riche et célèbre ; mais si ces avantages devaient s'acheter au prix de trop de désagréments, elle aimait beaucoup mieux qu'il n'en fût pas question. Elle avait été plus affectée du chagrin de Christophe, à la suite de sa rupture avec le château, que de l'événement même : et, au fond, elle était ravie qu'il se fût brouillé avec les gens des revues et des journaux. Elle avait pour le papier noirci une méfiance de paysan : tout cela n'était bon qu'à vous faire perdre votre temps et à vous attirer des ennuis. Elle avait entendu quelquefois causer avec Christophe les petits jeunes gens de la Revue, avec qui il collaborait : elle avait été épouvantée de leur méchanceté : ils déchiraient tout à belles dents, ils disaient des horreurs de tout ; et plus ils en disaient, plus ils étaient contents. Elle ne les aimait pas. Ils étaient sans doute très intelligents et très savants ; mais ils n'étaient pas bons : elle se réjouissait que son Christophe ne les vît plus. Elle abondait dans son sens : qu'avait-il besoin d'eux ?
-- Ils peuvent dire, écrire et penser de moi ce qu'ils voudront, disait Christophe : ils ne peuvent pas m'empêcher d'être moi-même. Leur art, leur pensée, que m'importe ? Je les nie !
Il est très beau de nier le monde. Mais le monde ne se laisse pas si facilement nier par une forfanterie de jeune homme. Christophe était sincère ; mais il se faisait illusion, il ne se connaissait pas bien. Il n'était pas un moine, il n'avait pas un tempérament à renoncer au monde ; surtout, il n'en avait pas l'âge. Les premiers temps, il ne souffrit pas trop : il était enfoncé dans la composition ; et, tant que ce travail dura, il ne sentit le manque de rien. Mais quand il fut dans la période de dépression qui suit l'achèvement de l'œuvre et qui dure jusqu'à ce qu'une nouvelle œuvre s'empare de l'esprit, il regarda autour de lui, et il fut glacé de son abandon. Il se demanda pourquoi il écrivait. Tandis que l'on écrit, la question ne se pose pas : il faut écrire, cela ne se discute point. Ensuite on se trouve en présence de l'œuvre enfantée ; l'instinct puissant qui l'a fait jaillir des entrailles s'est tu : on ne comprend plus pourquoi elle est née ; à peine s'y reconnaît-on soi-même, elle est presque une étrangère, on aspire à l'oublier. Et cela n'est pas possible, tant qu'elle n'est ni publiée, ni jouée, tant qu'elle ne vit pas de sa vie propre dans le monde. Jusque-là, elle est le nouveau-né attaché à la mère, une chose vivante rivée à la chair vivante : il faut l'amputer pour vivre. Plus Christophe composait, plus grandissait en lui l'oppression de ces êtres sortis de lui, qui ne pouvaient ni vivre, ni mourir. Qui l'en délivrerait ? Une poussée obscure remuait ces enfants de sa pensée ; ils aspiraient désespérément à se détacher de lui, à se répandre dans d'autres âmes comme les semences vivaces, que le vent charrie dans l'univers. Resterait-il muré dans sa stérilité ? Il en deviendrait enragé.
Puisque tout débouché : -- théâtres, concerts, -- lui était fermé, et que pour rien au monde il ne se fût abaissé à une démarche nouvelle auprès des directeurs qui l'avaient une fois éconduit, il ne lui restait d'autre moyen que de publier ce qu'il avait écrit ; mais il ne pouvait se flatter qu'il trouverait plus facilement un éditeur pour le lancer qu'un orchestre pour le jouer. Les deux ou trois essais qu'il fit, aussi maladroitement que possible, lui suffirent ; plutôt que de s'exposer à un nouveau refus, ou de discuter avec un de ces négociants et de supporter leurs airs protecteurs, il préféra faire tous les frais de l'édition. C'était une folie : il avait une petite réserve, qui lui venait de son traitement à la cour et de quelques concerts ; mais la source de cet argent était tarie, et il se passerait longtemps avant qu'il en trouvât une autre ; il eût fallu être assez sage pour ménager ce petit avoir, qui devait l'aider à passer la période difficile où il s'engageait. Non seulement il ne le fit pas ; mais, cette réserve étant insuffisante à couvrir les dépenses de l'édition, il ne craignit pas de s'endetter. Louisa n'osait rien dire ; elle le trouvait déraisonnable, et ne comprenait pas bien qu'on dépensât de l'argent pour voir son nom sur un livre ; mais puisque c'était un moyen de lui faire prendre patience et de le garder auprès d'elle, elle était trop heureuse qu'il se contentât.
Au lieu d'offrir au public des compositions d'un genre connu, de tout repos, Christophe fit choix, parmi ses manuscrits, d'une série d'œuvres, très personnelles, et auxquelles il tenait beaucoup. C'étaient des pièces pour piano, où s'entremêlaient des Lieder, quelques-uns très courts et d'allure populaire, d'autres très développés et presque dramatiques. Le tout formait une suite d'impressions joyeuses ou tristes, qui s'enchaînaient d'une façon naturelle et que traduisait tour à tour le piano seul, et le chant, seul ou accompagné. « Car, disait Christophe, quand je rêve, je ne me formule pas toujours ce que je sens : je souffre, je suis heureux, sans paroles pour le dire ; mais il vient un moment où il faut que je le dise, je chante sans y penser ; parfois, ce ne sont que des mots vagues, quelques phrases décousues, parfois des poèmes entiers ; puis, je me remets à rêver. Ainsi, le jour s'écoule : et c'est en effet un jour que j'ai voulu représenter. Pourquoi des recueils composés uniquement de chants, ou de préludes ? Il n'est rien de plus factice et de moins harmonieux. Tâchons de rendre le libre jeu de l'âme ! » -- Il avait donc nommé la Suite : Une Journée. Les diverses parties de l'œuvre portaient des sous-titres, indiquant brièvement la succession des rêves intérieurs. Christophe y avait écrit des dédicaces mystérieuses, des initiales, des dates, que lui seul pouvait comprendre et qui lui rappelaient le souvenir d'heures poétiques, ou de figures aimées ; la rieuse Corinne, la languissante Sabine, et la petite Française inconnue.
En outre de cette œuvre, il choisit une trentaine de ses Lieder, -- de ceux qui lui plaisaient le plus, et, par conséquent, qui plaisaient le moins au public. Il s'était bien gardé de prendre ses mélodies les plus « mélodieuses » ; il prit les plus caractéristiques. -- (On sait que les braves gens ont toujours une grande peur de ce qui est « caractéristique ». Ce qui est sans caractère leur ressemble beaucoup mieux,)
Ces Lieder étaient écrits sur des vers de vieux poètes silésiens du dix-septième siècle, que Christophe avait lus dans une collection populaire, et dont il aimait la loyauté. Deux surtout lui étaient chers, comme des frères, deux êtres pleins de génie, tous deux morts à trente ans : le charmant Paul Fleming, le libre voyageur au Caucase et à Ispahan, qui garda une âme pure, aimante et sereine, parmi les sauvageries de la guerre, les tristesses de la vie, et la corruption de son temps, -- et Jean-Christian Günther, le génie déréglé, qui se brûla dans l'orgie et le désespoir, jetant sa vie à tous les vents. De Günther, il avait traduit les cris de provocation et d'ironie vengeresse contre le Dieu ennemi qui l'écrase, ces malédictions furieuses du Titan terrassé, qui retourne la foudre contre le ciel. De Fleming, il avait pris des chants d'amour à Anemone et à Basilene, suaves et doux comme des fleurs, -- la ronde des étoiles, le Tanzlied (chant de danse des cœurs limpides et joyeux), -- et le sonnet héroïque et tranquille : À soi-même (An Sich), que Christophe se récitait, comme prière du matin.
L'optimisme souriant du pieux Paul Gerhardt charmait aussi Christophe. C'était pour lui un repos, au sortir de ses tristesses. Il aimait cette vision innocente de la nature en Dieu, les prairies fraîches, où les cigognes se promènent gravement au milieu des tulipes et des narcisses blancs, au bord des ruisselets qui chantent sur le sable, l'air transparent où passent les hirondelles aux grandes ailes et le vol des colombes, la gaieté d'un rayon de soleil qui déchire la pluie, et le ciel lumineux qui rit entre les nuées, et la sérénité majestueuse du soir, le repos des forêts, des troupeaux, des villes et des champs. Il avait eu l'impertinence de remettre en musique plusieurs de ces cantiques spirituels, qui étaient encore chantés dans les communautés protestantes. Et il s'était bien gardé de leur conserver leur caractère de choral. Loin de là : il l'avait en horreur ; il leur avait donné une expression libre et vivante. Le vieux Gerhardt eût frémi de l'orgueil diabolique que respiraient maintenant certaines strophes de son Lied du Voyageur chrétien, ou de l'allégresse païenne qui faisait déborder comme un torrent le flot paisible de son Chant d'été.
La publication fut faite, et naturellement en dépit du bon sens. L'éditeur, que Christophe payait pour faire l'impression de ses Lieder et les garder en dépôt, n'avait d'autre titre à son choix que d'être son voisin. Il n'était pas outillé pour un travail de cette importance ; l'ouvrage traîna, des mois ; il y eut des bévues, des corrections coûteuses. Christophe, qui n'y connaissait rien, se laissait tout compter un tiers plus cher qu'il ne fallait ; les dépenses s'élevèrent bien au-dessus de ce qui avait été prévu.
Puis, quand ce fut fini, Christophe se trouva avoir sur les bras une édition, énorme, dont il ne savait que faire. L'éditeur était sans clientèle ; il ne fit pas une démarche pour répandre l'œuvre. Son, apathie s'accordait d'ailleurs avec l'attitude de Christophe. Comme il lui avait demandé, pour l'acquit de sa conscience, de lui écrire quelques lignes de réclame, Christophe répliqua « qu'il ne voulait pas de réclame : si sa musique était bonne, elle parlerait pour elle-même ». L'autre respecta religieusement sa volonté : il enferma l'édition au fond de son magasin. Elle était bien gardée ; car, en six mois, il ne s'en vendit pas un exemplaire.
En attendant que le public se décidât à venir, Christophe dut trouver un moyen pour réparer la brèche qu'il avait faite à son petit pécule ; et il n'avait pas à être difficile : car il fallait vivre et payer ses dettes. Non seulement celles-ci étaient plus fortes qu'il ne l'avait prévu ; mais il s'aperçut que la réserve sur laquelle il comptait était moins forte qu'il n'avait calculé. Avait-il perdu de l'argent sans s'en douter, ou -- ce qui était infiniment plus probable, -- avait-il mal fait ses comptes ? (Jamais il n'avait su faire une addition exacte.) Peu importait pourquoi l'argent manquait : il manquait, la chose était sûre. Louisa dut se saigner pour venir en aide à son fils. Il en eut un remords cuisant, et il chercha à s'acquitter, au plus tôt, à tout prix. Il se mit en quête de leçons à donner, si pénible qu'il lui fût de se proposer et d'essuyer parfois des refus. Sa faveur était bien tombée : il eut grand mal à retrouver quelques élèves. Aussi, quand on lui parla d'une place dans une école, il fut trop heureux d'accepter.
C'était une institution à demi religieuse. Le directeur, homme fin, avait su voir, sans être musicien, tout le parti qu'on pouvait tirer de Christophe, à très bon compte, dans la situation actuelle. Il était affable, et payait peu. Christophe ayant risqué une timide observation, le directeur laissa entendre, avec un sourire bienveillant, que Christophe, n'ayant plus de titre officiel, ne pouvait prétendre à plus.
Triste besogne ! Il s'agissait moins d'apprendre la musique aux élèves que de donner l'illusion aux parents et à eux-mêmes qu'ils la savaient. La grande affaire était de les mettre en état de chanter pour les cérémonies où le public était admis. Peu importait le moyen. Christophe en était écœuré ; il n'avait même pas la consolation de se dire, en accomplissant sa tâche, qu'il faisait œuvre utile : sa conscience se la reprochait, comme une hypocrisie. Il essaya de donner aux enfants une instruction plus solide, de leur faire connaître et aimer la sérieuse musique ; mais les élèves ne s'en souciaient point. Christophe ne réussissait pas à se faire écouter ; il manquait d'autorité ; et, en vérité, il n'était pas fait pour enseigner à des enfants. Il ne s'intéressait pas à leurs ânonnements ; il voulait leur expliquer tout de suite la théorie musicale. Quand il avait une leçon de piano à donner, il mettait l'élève à une symphonie de Beethoven, qu'il jouait avec lui à quatre mains. Naturellement, cela ne pouvait marcher ; il éclatait de colère, chassait l'élève du piano, et jouait seul, longuement, à sa place. -- Il n'en usait pas autrement avec ses élèves particuliers, en dehors de l'école. Il n'avait pas une once de patience : il disait, par exemple, à une gentille jeune fille, qui se piquait de distinction aristocratique, qu'elle jouait comme une cuisinière ; ou même, il écrivait à la mère qu'il y renonçait, qu'il finirait par en mourir, s'il devait continuer plus longtemps à s'occuper d'un être aussi dénué de talent. -- Tout cela n'arrangeait pas ses affaires. Ses rares élèves le quittaient ; il ne parvenait pas à en garder un, plus de deux mois. Sa mère le raisonnait. Elle lui fit promettre qu'il ne se brouillerait pas au moins avec l'institution où il était entré ; car, s'il venait à perdre cette place, il ne savait plus comment il ferait pour vivre. Aussi se contraignait-il, malgré son dégoût : il était d'une ponctualité exemplaire. Mais le moyen de cacher ce qu'il pensait, quand un âne d'élève estropiait pour la dixième fois un passage, ou quand il lui fallait seriner à sa classe, pour le prochain concert, un chœur insipide ! (Car on ne lui laissait même pas le choix de son programme : on se défiait de son goût). On peut croire qu'il y mettait peu de zèle. Il s'obstinait pourtant, silencieux, renfrogné, ne trahissant sa fureur intime que par quelque coup de poing sur la table, qui faisait ressauter les élèves. Mais parfois, la pilule était trop amère : il ne pouvait l'avaler. Au milieu du morceau, il interrompait ses chanteurs :
-- Ah ! laissez cela ! laissez cela ! Je vais vous jouer plutôt du Wagner.
Ils ne demandaient pas mieux. Ils jouaient aux cartes derrière son dos. Il s'en trouvait toujours un pour rapporter la chose au directeur ; et Christophe s'entendait rappeler qu'il n'était pas là pour faire aimer la musique à ses élèves, mais pour la leur faire chanter. Il recevait les semonces en frémissant ; mais il les acceptait : il ne voulait pas rompre. -- Qui lui eût dit, il y avait quelques années, quand sa carrière s'annonçait brillante et assurée, (alors qu'il n'avait rien fait), qu'il en serait réduit à ces humiliations, dès l'instant qu'il commencerait à valoir quelque chose ?
Parmi les souffrances d'amour-propre que lui causa sa charge à l'institution, une des moins pénibles pour lui ne fut pas la corvée des visites obligatoires à ses collègues. Il en fit deux, au hasard ; et cela l'ennuya tellement qu'il n'eut pas le courage de continuer. Les deux privilégiés ne lui en surent aucun gré : mais les autres se jugèrent personnellement offensés. Tous regardaient Christophe comme leur inférieur, en situation et en intelligence et ils prenaient avec lui des manières protectrices. Ils avaient l'air si sûrs d'eux-mêmes et de l'opinion qu'ils avaient de lui, qu'il lui arrivait de la partager ; il se sentait stupide auprès d'eux : qu'eût-il pu trouver à leur dire ? Ils étaient pleins de leur métier et ne voyaient rien au delà Ils n'étaient pas des hommes. Si, du moins, ils avaient été des livres ! Mais ils étaient des notes à des livres, des commentaires philologiques.
Christophe fuyait les occasions de se trouver avec eux. Mais elles lui étaient quelquefois imposées. Le directeur recevait, un jour par mois, dans l'après-midi ; et il tenait à ce que tout son monde fût là. Christophe, qui avait esquivé la première invitation, sans même s'excuser, faisant le mort, dans l'espoir fallacieux que son absence ne serait pas remarquée, fut l'objet, dès le lendemain, d'une observation aigre-douce. La fois suivante, chapitré par sa mère, il se décida à venir ; il y mit autant d'entrain que s'il allait à un enterrement.
Il se trouva dans une réunion de professeurs de l'institution et d'autres écoles de la ville, avec leurs femmes et leurs filles. Entassés dans un salon trop petit, ils étaient hiérarchiquement groupés, et ne firent nulle attention à lui. Le groupe le plus voisin parlait de pédagogie et de cuisine. Toutes ces femmes de professeurs avaient des recettes culinaires, qu'elles professaient avec un pédantisme exubérant et revêche. Les hommes n'étaient pas moins intéressés par ces questions, et à peine moins compétents. Ils étaient aussi fiers des talents domestiques de leurs femmes que celles-ci du savoir de leurs époux. Debout, près d'une fenêtre, adossé au mur, ne sachant quelle contenance faire, tantôt tâchant de sourire bêtement, tantôt sombre, l'œil fixe, les traits contractés, Christophe crevait d'ennui. À quelques pas, assise dans l'embrasure de la fenêtre, une jeune femme, à qui personne ne parlait, s'ennuyait comme lui. Tous deux regardaient la salle, et ne se regardaient pas. Après un certain temps, ils se remarquèrent, au moment où, n'en pouvant plus, ils se détournaient pour bâiller. Juste à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent. Ils échangèrent un regard de complicité amicale. Il fit un pas vers elle. Elle lui dit, à mi-voix.
-- On s'amuse ?
Il tourna le dos à la salle, et, regardant la fenêtre, il tira la langue. Elle éclata de rire et, subitement réveillée, elle lui fit signe de s'asseoir auprès d'elle. Ils firent connaissance. Elle était femme du professeur Reinhart, chargé du cours d'histoire naturelle à l'école, et nouvellement arrivé dans la ville, où ils ne connaissaient encore personne. Elle était loin d'être belle, le nez gros, de vilaines dents, peu de fraîcheur, mais des yeux vifs, assez spirituels, et un sourire bon enfant. Elle bavardait comme une pie : il lui donna la réplique avec entrain ; elle avait une franchise amusante, des boutades drolatiques ; ils échangeaient en riant leurs impressions, tout haut, sans se préoccuper de ceux qui les entouraient. Leurs voisins, qui n'avaient pas daigné s'apercevoir de leur existence, quand il eût été charitable de les aider à sortir de leur isolement, leur jetaient maintenant des regard mécontents : il était de mauvais goût de s'amuser autant !... Mais ce qu'on pouvait penser d'eux était indifférent aux deux bavards : ils prenaient leur revanche.
À la fin, madame Reinhart présenta son mari à Christophe. Il était extrêmement laid : une figure blême, glabre, grêlée, un peu macabre, mais un air de grande bonté. Il parlait du fond de la gorge, et articulait les mots d'une manière sentencieuse, ânonnante, en faisant des pauses entre les syllabes.
Ils étaient mariés depuis quelques mois, et ces deux laiderons étaient épris l'un de l'autre : ils avaient une façon affectueuse de se regarder, de se parler, de se prendre la main, au milieu de tout ce monde, -- qui était comique et touchante. Ce que l'un voulait, l'autre le voulait aussi. Tout de suite, ils invitèrent Christophe à venir souper chez eux, au sortir de la réception. Christophe commença par se défendre, en plaisantant ; il disait que, pour ce soir, ce qu'on avait de mieux à faire, c'était d'aller se coucher : on était moulu d'ennui, comme après une marche de dix lieues. Mais madame Reinhart répliqua que, précisément, il ne fallait pas en rester là : il serait dangereux de passer la nuit sur ces pensées lugubres. Christophe se laissa faire violence. Dans son isolement, il se sentait heureux d'avoir rencontré ces braves gens, pas très distingués, mais simples et gemütlich [11].
Le petit intérieur des Reinhart était gemütlich, comme eux. C'était un Gemüt [12] un peu bavard, un Gemüt avec inscriptions. Les meubles, les ustensiles, la vaisselle parlaient, répétaient sans se lasser leur joie de recevoir « le cher hôte », s'informaient de sa santé, lui donnaient des conseils affables et vertueux. Sur le sofa, -- qui au reste était fort dur, -- s'étalait un petit coussin, qui murmurait amicalement :
-- Seulement un petit quart d'heure ! (Nur ein Viertelstündchen !)
La tasse de café, qu'on offrit à Christophe, insistait pour qu'il en reprît :
-- Encore une petite goutte ! (Noch ein Schluckchen !). Les assiettes assaisonnaient de morale la cuisine, d'ailleurs excellente. L'une disait :
-- Pense à tout : autrement il ne t'arrivera rien de bon.
L'autre :
-- L'affection et la reconnaissance plaisent. L'ingratitude déplaît à tous.
Bien que Christophe ne fumât point, le cendrier sur la cheminée ne put se tenir de se présenter à lui :
-- Petite place de repos pour les cigares brûlants. (Ruheplätzchen für brennende Cigarren).
Il voulut se laver les mains. Le savon sur la table de toilette dit :
-- Pour notre cher hôte. (Für unseren lieben Gast.) Et l'essuie-mains sentencieux, comme quelqu'un de très poli, qui n'a rien à dire, mais qui se croit obligé à dire tout de même quelque chose, lui fit cette réflexion, pleine de bon sens, mais non pas d'à-propos, « qu'il faut se lever de bonne heure, pour jouir de la matinée » :
-- Morgenstund kat Gold im Mund.
Christophe finit par ne plus oser se tourner sur sa chaise, de peur de s'entendre interpeller par d'autres voix venues de tous les coins de la chambre. Il avait envie de leur dire :
-- Taisez-vous donc, petits monstres ! On ne s'entend pas ici.
Et il fut pris d'un fou rire, qu'il tâcha d'expliquer à ses hôtes par le souvenir de la réunion de tout à l'heure, à l'école. Pour rien au monde, il n'eût voulu les blesser. Au reste, il n'était pas très sensible au ridicule. Très vite, il s'habitua à la cordialité loquace des choses et des êtres. Que ne leur eût-il passé ! C'étaient de si bonnes gens ! Ils n'étaient pas ennuyeux ; s'ils manquaient de goût, ils ne manquaient pas d'intelligence.
Ils se trouvaient un peu perdus dans le pays, où ils venaient d'arriver. La susceptibilité insupportable de la petite ville de province n'admettait point qu'on y entrât, comme dans un moulin, sans avoir sollicité, dans les règles, l'honneur d'en faire partie. Les Reinhart n'avaient pas tenu assez de compte du protocole provincial, qui régit les devoirs des nouveaux arrivants dans une ville, à l'égard de ceux qui y sont installés avant eux. À la rigueur, Reinhart s'y fût soumis machinalement. Mais sa femme, que ces corvées assommaient, et qui n'aimait pas à se gêner, les remettait de jour en jour. Elle avait choisi dans la liste des visites celles qui l'ennuyaient le moins, pour les faire d'abord ; les autres étaient indéfiniment remises. Les notabilités, qui se trouvaient comprises dans cette dernière catégorie, étaient suffoquées d'un tel manque d'égards. Angelika Reinhart-- (son mari la nommait Lili) -- avait des manières un peu libres ; elle ne parvenait pas à prendre le ton officiel. Elle interpellait ses supérieurs hiérarchiques, qui en rougissaient d'indignation ; elle ne craignait pas, au besoin, de leur donner un démenti. Elle avait la langue bien pendue et éprouvait le besoin de dire tout ce qui lui passait par la tête : c'étaient parfois des sottises énormes, dont on se moquait derrière son dos ; c'était aussi de grosses malices, décochées en pleine poitrine, et qui lui faisaient des ennemis mortels. Elle se mordait la langue, au moment où elle les disait, et elle eût voulu les retenir : mais il était trop tard. Son mari, le plus doux et le plus respectueux des hommes, lui faisait à ce sujet de timides observations. Elle l'embrassait, en lui disant qu'elle était une sotte, et qu'il avait raison. Mais, l'instant d'après, elle recommençait ; et c'était surtout quand et où il fallait le moins dire certaines choses, qu'aussitôt elle les disait : elle eût crevé, si elle ne les eût dites. -- Elle était bien faite pour s'entendre avec Christophe.
Parmi les nombreuses choses saugrenues, qu'il ne fallait pas dire, et que par conséquent elle disait, revenait à tout propos une comparaison déplacée de ce qui se faisait en Allemagne et de ce qui se faisait en France. Allemande elle-même, -- (nulle ne l'était plus qu'elle) -- mais élevée en Alsace, et en rapports d'amitié avec des Alsaciens français, elle avait subi cette attraction de la civilisation latine, à laquelle ne résistaient pas, dans les pays annexés, tant d'Allemands, et de ceux qui semblaient les moins faits pour la sentir. Peut-être, pour dire vrai, cette attraction était-elle devenue plus forte, par esprit de contradiction, depuis qu'Angelika avait épousé un Allemand du Nord et se trouvait dans un milieu purement germanique.
Dès la première soirée avec Christophe, elle entama son sujet de discussion habituel. Elle vanta l'aimable liberté des conversations françaises. Christophe lui fit écho. La France, pour lui, était Corinne : de beaux yeux lumineux, une jeune bouche rieuse, des manières franches et libres, une voix bien timbrée : il avait grande envie d'en connaître davantage.
Lili Reinhart tapa des mains de se trouver si bien d'accord avec Christophe.
-- C'est dommage, dit-elle, que ma petite amie française ne soit plus ici ; mais elle n'a pu y tenir : elle est partie.
L'image de Corinne s'éteignit aussitôt. Comme une fusée qui meurt fait paraître soudain dans le ciel sombre les douces et profondes lueurs des étoiles, une autre image, d'autres yeux apparurent.
-- Qui ? demanda Christophe, sursautant. La petite institutrice ?
-- Comment ! fit madame Reinhart, vous la connaissiez aussi ?
Ils firent sa description : les deux portraits étaient identiques.
-- Vous la connaissiez ? répétait Christophe. Oh ! dites-moi tout ce que vous savez d'elle !...
Madame Reinhart commença par protester qu'elles étaient amies intimes et qu'elles se confiaient tout. Mais quand il fallut entrer dans le détail, ce tout se réduisit à fort peu de chose. Elles s'étaient rencontrées en visite. Madame Reinhart avait fait des avances à la jeune fille ; et, avec son habituelle cordialité, elle l'avait invitée à venir la voir. La jeune fille était venue deux ou trois fois, et elles avaient causé. Ce n'avait pas été sans peine que la curieuse Lili avait réussi à savoir quelque chose de la vie de la petite Française : la jeune fille était fort réservée ; il fallait lui arracher son histoire, lambeau par lambeau. Madame Reinhart avait tout juste appris qu'elle se nommait Antoinette Jeannin ; elle était sans fortune, et avait, pour toute famille, un jeune frère resté à Paris, qu'elle se dévouait à soutenir. Elle parlait de lui sans cesse : c'était le seul sujet sur lequel elle se montrât un peu expansive ; et Lili Reinhart avait gagné sa confiance, en témoignant une sympathie apitoyée pour le jeune garçon, seul à Paris, sans parents, sans amis, pensionnaire dans un lycée. C'était pour subvenir aux frais de son éducation qu'Antoinette avait accepté une place à l'étranger. Mais les deux pauvres enfants ne pouvaient vivre l'un sans l'autre ; ils s'écrivaient chaque jour ; et le moindre retard à l'arrivée de la lettre attendue les jetait dans une inquiétude maladive. Antoinette ne cessait de se tourmenter pour son frère : l'enfant n'avait pas le courage de lui cacher la tristesse de sa solitude ; chacune de ses plaintes résonnait dans le cœur d'Antoinette avec une intensité déchirante ; elle se torturait à la pensée qu'il souffrait, et elle s'imaginait souvent qu'il était malade, mais qu'il ne voulait pas le dire. La bonne madame Reinhart avait dû bien des fois la rabrouer amicalement, peur ces craintes sans motif ; et elle réussissait, pour un moment, à lui rendre confiance. -- Sur la famille d'Antoinette sur sa condition, sur le fond de son âme, elle n'avait rien pu savoir. À la première question, la jeune fille se repliait sur elle-même, avec une timidité effarouchée. Elle était instruite, elle paraissait avoir une expérience précoce ; elle semblait à la fois naïve et désabusée, pieuse et sans illusions. Elle n'avait pas été heureuse ici, dans une famille sans tact et sans bonté. -- Comment elle était partie, madame Reinhart ne savait pas au juste. On prétendait qu'elle s'était mal conduite. Angelika n'en croyait rien ; elle eût mis sa main au feu que c'étaient de dégoûtantes calomnies, bien dignes de cette ville sotte et malfaisante. Mais il y avait eu des histoires : peu importaient lesquelles, n'est-ce pas ?
-- Oui, dit Christophe, qui baissait la tête.
-- Enfin, elle est partie.
-- Et que vous a-t-elle dit, en partant ?
-- Ah ! dit Lili Reinhart, je n'ai pas eu de chance. Justement, j'étais allée à Cologne pour deux jours : Au retour... Zu spät ! (Trop tard) !... s'interrompit-elle, pour semoncer sa bonne, qui lui apportait le citron trop tard pour le prendre dans son thé.
Et elle ajouta sentencieusement, avec la solennité naturelle que les vraies âmes allemandes mettent à officier les actes familiers de l'existence quotidienne :
-- Comme si souvent dans la vie !...
(On ne savait s'il s'agissait du citron, ou de l'histoire interrompue).
Elle reprit :
-- Au retour, j'ai trouvé un mot d'elle, me remerciant de tout ce que j'avais fait, et me disant qu'elle retournait à Paris. Elle n'a pas laissé d'adresse.
-- Et elle n'a plus écrit ?
-- Plus rien.
Christophe vit de nouveau disparaître dans la nuit la mélancolique figure, dont les yeux lui étaient réapparus, un moment, tels qu'ils le regardaient, pour la dernière fois à travers la glace du wagon.
L'énigme de la France se posait de nouveau avec plus d'insistance. Christophe ne se lassait pas d'interroger madame Reinhart sur ce pays qu'elle prétendait connaître. Et madame Reinhart, qui n'y était jamais allée, ne manquait point de le renseigner. Reinhart, excellent patriote, plein de préjugés contre la France, qu'il ne connaissait pas mieux que sa femme, risquait parfois des réserves, quand l'enthousiasme de Lili devenait trop excessif ; mais elle redoublait ses assertions avec plus d'énergie, et Christophe, sans savoir, de confiance, faisait chorus.
Ce qui lui fut plus précieux encore que les souvenirs de Lili Reinhart, ce furent ses livres. Elle s'était fait une petite bibliothèque de volumes français : des manuels d'école, quelques romans, quelques pièces achetées au hasard. À Christophe, avide de s'instruire et ne connaissant rien de la France, ils parurent un trésor, quand Reinhart les mit obligeamment à sa disposition.
Il prit, pour commencer, des recueils de morceaux choisis, d'anciens livres scolaires, qui avaient servi à Lili Reinhart ou à son mari, quand ils allaient en classe. Reinhart assurait qu'il lui fallait débuter par là, s'il voulait apprendre à se débrouiller au milieu de cette littérature, qui lui était totalement inconnue. Christophe, plein de respect pour ceux qui en savaient plus que lui, obéit religieusement ; et, le soir même, il se mit à lire. Il tâcha d'abord de se rendre compte sommairement des richesses qu'il possédait.
Il fit connaissance avec des écrivains français, qui se nommaient : Théodore-Henri Barrau, François Pétis de la Croix, Frédéric Baudry, Émile Delérot, Charles-Auguste-Désiré Filon, Samuel Descombaz, et Prosper Baur. Il lut des poésies de l'abbé joseph Reyre, de Pierre Lachambaudie, du duc de Nivernois, de André van Hasselt, d'Andrieux, de madame Colet, de Constance-Marie princesse de Salm-Dyck, de Henriette Hollard, de GabrielJean-Baptiste-Ernest-Wilfrid Legouvé, d'Hippolyte Violeau, de Jean Reboul, de Jean Racine, de Jean de Béranger, de Frédéric Béchard, de Gustave Nadaud, d'Édouard Plouvier, d'Eugène Manuel, de Hugo, de Millevoye, de Chênedollé, de James Lacour Delâtre, de Félix Chavannes, de Francis-Édouard-Joachim dit François Coppée, et de Louis Belmontet. Christophe, perdu, noyé, submergé dans ce déluge poétique, passa à la prose. Il y trouva Gustave de Molinari, Fléchier, Ferdinand-Édouard Buisson, Mérimée, Malte-Brun, Voltaire, Lamé-Fleury, Dumas père, J.-J. Rousseau, Mézières, Mirabeau, de Mazade, Claretie, Cortambert, Frédéric II, et monsieur de Voguë. L'historien français le plus souvent cité était Maximilien Samson-Frédéric Schœll. Christophe trouva dans cette anthologie française la Proclamation du nouvel Empire d'Allemagne ; et il lut un portrait des Allemands par Frédéric-Constant de Rougemont, où il apprit que « l'Allemand naissait pour vivre dans le monde de l'âme. Il n'a point la gaieté bruyante et légère du Français. Il a beaucoup d'âme ; ses affections sont tendres, profondes. Il est infatigable dans ses travaux et persévérant dans ses entreprises. Il n'est pas de peuple qui soit plus moral, et chez qui la durée de la vie soit aussi longue. L'Allemagne compte un nombre extraordinaire d'écrivains. Elle a le génie des beaux-arts. Tandis que les habitants des autres pays mettent leur gloire à être Français, Anglais, Espagnols, l'Allemand au contraire embrasse dans son amour impartial l'humanité entière. Enfin, par sa position au centre, même de l'Europe, la nation allemande semble être à la fois le cœur et la raison supérieure de l'humanité. »
Christophe, fatigué, étonné, ferma le livre et pensa :
-- Les Français sont de bons garçons ; mais ils ne sont pas forts.
Il prit un autre volume. Celui-ci était d'un niveau supérieur ; il s'adressait aux grandes Écoles. Musset y tenait trois pages, et Victor Duruy trente. Lamartine sept pages, et Thiers près de quarante. On donnait le Cid tout entier, -- presque tout entier : -- (on avait supprimé les monologues de don Diègue et de Rodrigue, parce qu'ils faisaient longueur...) -- Lanfrey exaltait la Prusse contre Napoléon Ier. : aussi, la place ne lui avait pas été mesurée ; il en tenait plus, à lui seul, que tous les grands classiques du dix-huitième siècle. De copieux récits des défaites françaises de 1780 avaient été puisés dans la Débâcle de Zola. On ne voyait là ni Montaigne, ni La Rochefoucauld, ni La Bruyère, ni Diderot, ni Stendhal, ni Balzac, ni Flaubert. En revanche, Pascal, absent de l'autre livre, apparaissait dans celui-ci, à titre de curiosité ; et Christophe apprit en passant que ce convulsionnaire « faisait partie des pères de Port-Royal, institution de jeunes filles, près de Paris... [13] »
Christophe fut sur le point d'envoyer tout promener : la tête lui tournait ; il n'y voyait plus rien. Il se disait : « Jamais je n'en sortirai. » Il était incapable de se formuler un jugement. Il feuilletait au hasard, depuis des heures, sans savoir où il allait. Il ne lisait pas facilement le français ; et, quand il s'était donné bien du mal pour comprendre un passage, c'étaient presque toujours des choses insignifiantes et ronflantes.
Cependant, du milieu de ce chaos, des traits de lumière jaillissaient, des coups d'épée, des mots cinglants et cabrants, des rires héroïques. Peu à peu, une impression se dégageait de cette première lecture, peut-être par le fait du plan tendancieux des recueils. Les éditeurs allemands avaient surtout choisi dans ces morceaux tout ce qui pouvait établir, au témoignage des Français eux-mêmes, les défauts des Français et la supériorité allemande. Mais ils ne se doutaient pas que ce qu'ils mettaient ainsi en lumière, aux yeux d'un esprit indépendant, comme Christophe, c'était l'étonnante liberté de ces Français, qui critiquaient tout chez eux et louaient leurs adversaires, Michelet célébrait Frédéric II, Landrey les Anglais de Trafalgar, Charras la Prusse de 1813. Nul ennemi de Napoléon n'avait osé en parler d'une façon aussi dure. Les choses les plus respectées n'étaient pas à l'abri de leur esprit frondeur. Jusque sous le grand Roi, les poètes à perruques avaient leur franc-parler. Molière n'épargnait rien, La Fontaine raillait tout. Boileau flétrissait la noblesse, Voltaire insultait la guerre, fessait la religion, bafouait la patrie. Moralistes, satiriques, pamphlétaires, auteurs comiques, rivalisaient d'audace joyeuse ou sombre. C'était un manque de respect universel. Les honnêtes éditeurs allemands en étaient quelquefois effarés ; ils éprouvaient le besoin de rassurer leur conscience, en cherchant à excuser Pascal, qui mettait dans le même sac les cuisiniers, les crocheteurs, les soldats et les goujats ; ils protestaient, en note, que Pascal n'eût point parlé ainsi, s'il avait connu les nobles armées modernes. Ils ne manquaient pas non plus de rappeler avec quel bonheur Lessing avait corrigé les Fables de la Fontaine, changeant d'après le conseil du Genevois Rousseau, le fromage de maître Corbeau en un morceau de viande empoisonnée, dont meurt le vil renard :
« Puissiez-vous ne jamais obtenir que du poison, maudits flatteurs ! »
Ils clignotaient des yeux devant la vérité nue ; mais Christophe se réjouissait : il aimait la lumière. De-ci, de-là, il avait bien un petit heurt, lui aussi ; il n'était pas habitué à cette indépendance effrénée qui, aux yeux de l'Allemand le plus libre, malgré tout habitué à la discipline, fait l'effet de l'anarchie. Il était dérouté d'ailleurs par l'ironie française : il prenait certaines choses trop au sérieux ; d'autres, qui étaient d'implacables négations, lui semblaient au contraire des paradoxes plaisants. N'importe ! Étonné ou choqué, il était attiré, peu à peu. Il avait renoncé à classer ses impressions ; il passait d'un sentiment à l'autre : il vivait. La gaieté des récits français : -- Chamfort, Ségur, Dumas père, Mérimée, pêle-mêle entassés, -- lui dilatait l'esprit ; et de temps en, temps, par bouffées, montait de quelque page l'odeur enivrante et farouche des Révolutions.
Il était près du matin, quand Louisa, qui dormait dans la chambre voisine, vit, en se réveillant, la lumière filtrer entre les fentes de la porte de Christophe. Elle frappa au mur et lui demanda s'il était malade. Une chaise grinça sur le plancher ; la porte s'ouvrit ; et Christophe apparut, en chemise, une bougie et un livre à la main, avec des gestes solennels et burlesques. Louisa, saisie, se dressa sur son lit, pensant qu'il était fou. Il se mit à rire, et, agitant sa bougie, il déclamait une scène de Molière. Au milieu d'une phrase, il pouffa ; il s'assit au pied du lit de sa mère, pour reprendre haleine ; la lumière tremblait dans sa main. Louisa, rassurée, bougonnait affectueusement :
-- Qu'est-ce qu'il a ? Qu'est-ce qu'il a ? Veux-tu aller te coucher !... Mon pauvre garçon, tu deviens donc tout à fait idiot ?
Mais il repartait de plus belle :
-- Tu dois écouter cela !
Et, s'installant à son chevet, il se mit à lui dire la pièce, en reprenant depuis le commencement. Il croyait voir Corinne ; il entendait son accent hâbleur, Louisa protestait :
-- Va-t'en ! Va-t'en ! Tu vas prendre froid. Tu m'ennuies. Laisse-moi dormir !
Il continuait, inexorable. Il gonflait la voix, il remuait les bras, il s'étranglait de rire ; et il demandait à sa mère si ce n'était pas admirable. Louisa lui avait tourné le dos, et, pelotonnée dans ses couvertures, elle se bouchait les oreilles et disait :
-- Laisse-moi tranquille !...
Mais elle riait tout bas de l'entendre rire. À la fin, elle cessa de protester. Et comme Christophe, ayant terminé la prenait vainement à témoin de l'intérêt de sa lecture, il se pencha sur elle, et vit qu'elle dormait. Alors, il sourit, lui baisa doucement les cheveux, et, sans bruit, rentra chez lui.
Il retourna puiser dans la bibliothèque des Reinhart. Tous les livres y passèrent, pêle-mêle, les uns après les autres. Christophe dévora tout. Il avait un tel désir d'aimer le pays de Corinne et de l'inconnue, tant d'enthousiasme à dépenser qu'il en trouva l'emploi. Même dans des œuvres de second ordre, une page, un mot lui faisait l'effet d'une bouffée d'air libre. Il se l'exagérait, surtout quand il en parlait à madame Reinhart, qui ne manquait pas de surenchérir. Bien qu'elle fût ignorante comme une carpe, elle s'amusait à opposer la culture française à la culture allemande, et elle humiliait celle-ci au profit de celle-là, pour faire enrager son mari et pour se venger des ennuis qu'elle avait à subir de la petite ville.
Reinhart s'indignait. En dehors de sa science, il en était resté aux notions enseignées à l'école. Pour lui, les Français étaient des gens adroits, intelligents dans les choses pratiques, aimables, sachant causer, mais légers, susceptibles, vantards, incapables d'aucun sérieux, d'aucun sentiment fort, d'aucune sincérité, -- un peuple sans musique, sans philosophie, sans poésie, (à part l'Art Poétique, Béranger, et François Coppée), -- le peuple du pathos, des grands gestes, de la parole exagérée, et de la pornographie. Il n'avait pas assez de mots pour flétrir l'immoralité latine ; et, faute de mieux, il revenait toujours à celui de frivolité, qui, dans sa bouche, comme dans celle de ses compatriotes, prenait un sens particulièrement désobligeant. Il terminait par le couplet habituel en l'honneur du noble peuple allemand, -- le peuple moral (« Par là, dit Herder, il se distingue de tous les autres peuples »,) -- le peuple fidèle (treues Volk... Treu, cela veut tout dire : sincère, fidèle, loyal, et droit) -- le Peuple par excellence, comme dit Fichte, -- la Force allemande, symbole de toute justice et de toute vérité, -- la Pensée allemande, le Gemüt allemand, -- la langue allemande, seule langue originale, seule conservée pure, comme la race elle-même, -- les femmes allemandes, le vin allemand, et le chant allemand... « L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout, dans le monde ! »
Christophe protestait. Madame Reinhart s'esclaffait. Ils criaient très fort tous les trois. Ils s'entendaient très bien ensemble : ils savaient tous les trois qu'ils étaient de bons Allemands.
Christophe venait souvent causer, dîner, se promener avec ses nouveaux amis. Lili Reinhart le choyait, lui faisait des soupers succulents : elle était enchantée de trouver ce prétexte pour satisfaire sa propre gourmandise. Elle avait toutes sortes d'attentions sentimentales et culinaires. Pour l'anniversaire de Christophe, elle lui fit une tarte sur laquelle étaient plantées vingt bougies, et, au milieu, une petite figure en sucre, vêtue à la grecque ; qui avait la prétention de représenter Iphigénie, et qui tenait un bouquet. Christophe, profondément Allemand, en dépit qu'il en eût, était touché par ces manifestations pas très raffinées d'une affection véritable.
Les excellents Reinhart savaient trouver des moyens plus délicats de prouver leur active amitié : À l'instigation de sa femme, Reinhart, qui lisait à peine les notes de musique, acheta une vingtaine d'exemplaires des Lieder de Christophe, -- (les premiers qui fussent sortis de la boutique de l'éditeur) ; -- il les répandit en Allemagne, de différents côtés, parmi ses connaissances universitaires ; il en fit envoyer un certain nombre à des libraires de Leipzig et de Berlin, avec qui il était en relations pour ses ouvrages scolaires. Cette initiative touchante et maladroite dont Christophe ne sut rien, ne donna d'ailleurs aucun fruit, pour le moment. Les Lieder envoyés de côté et d'autre semblèrent avoir fait long feu : personne n'en parla ; et les Reinhart, chagrins de cette indifférence, s'applaudissaient d'avoir tenu Christophe en dehors de leurs démarches ; car il en aurait eu plus de peine que de réconfort. -- Mais, en, réalité, rien ne se perd, comme on a tant de fois l'occasion de le constater dans la vie ; un effort ne reste vain. On n'en sait rien, pendant des années ; puis, un jour, on, s'aperçoit que la pensée a fait son chemin. Les Lieder de Christophe allèrent à petits pas au cœur de quelques braves gens, perdus dans leur province, trop timides, ou trop las, pour le lui dire.
Un seul lui écrivit. Deux ou trois mois après les envois de Reinhart, Christophe reçut une lettre : émue, cérémonieuse, enthousiaste, de formes surannées, elle venait d'une petite ville de Thuringe, et était signée ; « Universitätsmusikdirektor Professor Dr Peter Schulz ».
Ce fut une grande joie pour Christophe, une plus grande encore pour les Reinhart, quand il ouvrit chez eux la lettre qu'il avait oubliée deux jours dans sa poche. Ils la lurent ensemble. Reinhart échangeait avec sa femme des signes d'intelligence, que ne remarquait pas Christophe. Celui-ci semblait radieux, quand brusquement Reinhart le vit s'assombrir et s'interrompre, au milieu de sa lecture.
-- Eh bien, pourquoi t'arrêtes-tu ? demanda-t-il.
(Ils se tutoyaient déjà).
Christophe jeta la lettre sur la table, avec colère.
-- Non, c'est trop fort ! dit-il.
-- Quoi donc ?
-- Lis !
Il tourna le dos à la table, et s'en alla bouder dans un coin.
Reinhart lut, avec sa femme, et ne trouva que les expressions de l'admiration la plus éperdue.
-- Je ne vois pas, dit-il étonné.
-- Tu ne vois pas ? Tu ne vois pas ?... -- cria Christophe, en reprenant la lettre, et en la lui mettant sous les yeux. -- Mais tu ne sais donc pas lire ? Tu ne vois pas qu'il est aussi un « Brahmine » ?
Alors seulement, Reinhart remarqua que le Universitätsmusikdirector, dans une ligne de sa lettre, comparait les Lieder de Christophe à ceux de Brahms... Christophe se lamentait :
-- Un ami ! Je trouve enfin un ami !... Et à peine je l'ai gagné que je l'ai déjà perdu...
Il était suffoqué par la comparaison. Si on l'eût laissé faire, sur-le-champ, il eût répondu par une lettre de sottises. Ou, peut-être, à la réflexion, il se fût cru très sage et très généreux, en ne répondant rien du tout. Heureusement, les Reinhart, tout en s'amusant de sa mauvaise humeur, l'empêchèrent de commettre une absurdité de plus. Ils lui firent écrire un mot de remerciements. Mais ce mot, écrit en rechignant, était froid et contraint. L'enthousiasme de Peter Schulz n'en fut pas ébranlé : il envoya encore deux ou trois lettres, débordantes d'affection. Christophe n'était pas un bon épistolier ; et, quoiqu'un peu réconcilié avec l'ami inconnu par le ton de sincérité qu'il sentait à travers ses lignes, il laissa tomber la correspondance. Schulz finit par se taire. Christophe n'y pensa plus.
Il voyait maintenant les Reinhart, chaque jour, et souvent plusieurs fois par jour. Ils passaient presque toutes leurs soirées ensemble. Après une journée, seul, concentré en lui-même, il avait un besoin physique de parler, de dire ce qu'il avait en tête, même si on ne le comprenait pas, de rire avec ou sans raison, de se dépenser, de se détendre.
Il leur faisait de la musique. N'ayant pas d'autre moyen de témoigner sa reconnaissance, il se mettait au piano et jouait pendant des heures. Madame Reinhart n'était pas du tout musicienne, et elle avait grand peine à ne pas bâiller ; mais, par sympathie pour Christophe, elle feignait de s'intéresser à ce qu'il jouait. Reinhart, sans être beaucoup plus musicien, était touché, d'une façon matérielle, par certaines pages ; et alors, il était remué violemment, jusqu'à en avoir les larmes aux yeux : ce qui lui semblait idiot. Le reste du temps rien : c'était du bruit pour lui. Règle, générale, d'ailleurs : il n'était jamais ému que par ce qu'il y avait de moins bon dans l'œuvre, -- des passages tout à fait insignifiants. -- Ils se persuadaient tous deux qu'ils comprenaient Christophe ; et Christophe voulait se le persuader aussi. Il lui prenait bien de temps en temps une envie malicieuse de se moquer d'eux -- il leur tendait des pièges, il leur jouait des choses qui n'avaient aucun sens, d'ineptes pots-pourris ; et il leur laissait croire qu'il en était l'auteur. Puis, quand ils avaient bien admiré, il leur avouait la farce. Alors, ils se méfiaient ; et, depuis, quand Christophe prenait des airs mystérieux pour leur jouer un morceau, ils s'imaginaient qu'il voulait encore les attraper ; et ils critiquaient. Christophe les laissait dire, faisait chorus, convenait que cette musique ne valait pas le diable, puis, brusquement, s'esclaffait :
-- Cré coquins ! Comme vous avez raison !... C'est de moi !
Il était heureux, comme un roi, de les avoir trompés. Madame Reinhart, un peu vexée, venait lui donner une petite tape ; mais il riait de si bon cœur qu'ils riaient avec lui. Ils ne prétendaient pas à l'infaillibilité. Et comme ils ne savaient plus sur quel pied danser, Lili Reinhart avait pris le parti de tout critiquer, et son mari de tout louer ; ainsi, ils étaient bien sûrs que l'un des deux serait toujours de l'avis de Christophe.
C'était moins le musicien qui les attirait en Christophe que le bon garçon, un peu toqué, affectueux et vivant. Le mal qu'ils avaient entendu dire de lui les avait disposés en sa faveur : comme lui, ils étaient oppressés par l'atmosphère de la petite ville ; comme lui, ils étaient francs, ils jugeaient par eux-mêmes, et ils le regardaient comme un grand enfant, pas très habile dans la vie et victime de sa franchise.
Christophe ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur ses nouveaux amis ; et il était un peu mélancolique de se dire qu'ils ne comprenaient pas le plus profond de son être, que jamais ils ne le comprendraient. Mais il était sevré d'amitié, et il en avait tant besoin qu'il leur gardait une gratitude infinie de vouloir bien l'aimer un peu. L'expérience de cette dernière année l'avait instruit : il ne se reconnaissait plus le droit d'être difficile. Deux ans plus tôt, il n'eût pas été si patient : il se rappelait, avec un remords amusé, sa sévérité à l'égard des braves et ennuyeux Euler, Hélas ! comme il était devenu sage !... Il en soupirait un peu. Une voix secrète lui soufflait :
-- Oui, mais pour combien de temps ? Cela le faisait sourire, et il était consolé.
Que n'eût-il pas donné pour avoir un ami, un seul qui le comprît et partageât son âme ! -- Mais bien qu'il fût tout jeune encore, il avait assez d'expérience du monde pour savoir que son vœu était de ceux que la vie réalise le plus difficilement, et qu'il ne pouvait prétendre à être plus heureux que la plupart des vrais artistes qui l'avaient précédé. Il avait appris à connaître l'histoire de quelques-uns d'entre eux. Certains livres, empruntés à la bibliothèque de Reinhart, lui avaient fait connaître les terribles épreuves par où avaient passé les musiciens allemands du dix-septième siècle, et la tranquille constance, dont telle de ces grandes âmes, -- la plus grande de toutes : l'héroïque Schütz, -- avait fait preuve, poursuivant inébranlablement sa route, au milieu des villes incendiées, des provinces englouties par la peste, de la patrie envahie, foulée aux pieds par les bandes de toute l'Europe et -- le pire -- brisée, lassée, dégradée par le malheur, n'essayant plus de lutter, indifférente à tout, n'aspirant qu'au repos. Il pensait : « Qui aurait le droit de se plaindre devant un pareil exemple ? Ils n'avaient point de public, ils n'avaient point d'avenir ; ils écrivaient pour eux seuls et pour Dieu ; ce qu'ils écrivaient aujourd'hui, le jour qui allait venir peut-être l'anéantirait. Cependant, ils continuaient d'écrire, et ils n'étaient point tristes : rien ne leur faisait perdre leur bonhomie intrépide ; ils se satisfaisaient de leur chant, et ils ne demandaient à la vie que de vivre, de gagner tout juste leur pain, de se décharger de leur pensée dans leur art, et de trouver deux ou trois braves gens, simples, vrais, pas artistes, qui sans doute ne les comprenaient pas, mais qui les aimaient bonnement. -- Comment eût-il osé être plus exigeant ? Il y a un minimum de bonheur, que l'on peut demander. Mais nul n'a droit à davantage : c'est à soi-même de se donner le surplus ; les autres ne vous le doivent pas. »
Ces pensées le rassérénaient ; et il en aimait mieux ses braves amis Reinhart. Il ne pensait pas qu'on viendrait lui disputer cette dernière affection.
Il comptait sans la méchanceté des petites villes. Leurs rancunes sont tenaces, -- d'autant plus qu'elles n'ont aucun but. Une bonne haine, qui sait ce qu'elle veut, s'apaise quand elle l'a obtenu. Mais des êtres malfaisants par ennui ne désarment jamais ; car ils s'ennuient toujours. Christophe était une proie offerte à leur désœuvrement. Il était battu, sans doute ; mais il avait l'audace de n'en point paraître accablé. Il n'inquiétait plus personne ; mais il ne s'inquiétait de personne. Il ne demandait rien : on ne pouvait rien contre lui. Il était heureux de ses nouveaux amis, et indifférent à tout ce qu'on disait ou pensait de lui. Cela ne pouvait se supporter. -- Madame Reinhart irritait encore plus. L'amitié qu'elle affichait pour Christophe, à l'encontre de toute la ville, semblait, comme son attitude, un défi à l'opinion. La bonne Lili Reinhart ne défiait rien, ni personne : elle ne pensait pas à provoquer les autres ; elle faisait ce qui lui semblait bon, sans demander l'avis des autres. C'était la pire provocation.
On était à l'affût de leurs gestes. Ils ne se méfiaient point. L'un extravagant et l'autre écervelée, ils manquaient de prudence, quand ils sortaient ensemble, ou même, à la maison, quand, le soir, ils causaient et riaient, accoudés au balcon. Ils se laissaient aller innocemment à une familiarité de manières, qui devait fournir un aliment à la calomnie.
Un matin, Christophe reçut une lettre anonyme. On l'accusait, en termes bassement injurieux, d'être l'amant de madame Reinhart. Les bras lui en tombèrent. Jamais il n'avait eu la moindre pensée, même de flirt, avec elle : il était trop honnête ; il avait pour l'adultère une horreur puritaine : la seule idée de ce partage malpropre lui causait une répulsion. Prendre la femme d'un ami lui eût semblé un crime ; et Lili Reinhart eût été la dernière personne du monde avec qui il eût tenté de le commettre : la pauvre femme n'était point belle, il n'aurait même pas eu l'excuse d'une passion.
Il retourna chez ses amis, honteux et gêné. Il trouva la même gêne. Chacun d'eux avait reçu une lettre analogue ; mais ils n'osaient pas se le dire ; et, tous trois, s'observant l'un l'autre et s'observant soi-même, ils n'osaient plus ni bouger, ni parler, et ne faisaient que des sottises. Si l'insouciance naturelle de Lili Reinhart reprenait le dessus, un moment, si elle se remettait à rire et dire des extravagances, brusquement un regard de son mari, ou de Christophe, l'interloquait ; le souvenir de la lettre lui traversait l'esprit, elle se troublait ; Christophe et Reinhart se troublaient aussi. Et chacun pensait :
-- Les autres ne savent-ils pas ?
Cependant, ils ne s'en disaient rien et tâchaient de vivre comme avant.
Mais les lettres anonymes continuèrent, de plus en plus insultantes, ordurières ; elles les jetaient dans un état d'énervement et de honte intolérable. Ils se cachaient, quand ils les recevaient, et ils n'avaient pas la force de les brûler sans les lire : ils les ouvraient d'une main tremblante ; le cœur leur manquait en dépliant la page ; et, quand ils y lisaient ce qu'ils craignaient d'y lire, avec quelque variation nouvelle sur le même thème, -- inventions ingénieuses et ignobles d'un esprit appliqué à nuire, -- ils en pleuraient tout bas. Ils s'épuisaient à chercher quel pouvait être le misérable, qui s'attachait à les poursuivre.
Un jour ; madame Reinhart, à bout de forces, avoua à son mari la persécution dont elle était victime ; et il lui avoua, les larmes aux yeux, qu'il la subissait aussi. En parleraient-ils à Christophe ? Ils n'osaient. Il fallait l'avertir pourtant, afin qu'il fût prudent. -- Dès les premiers mots que madame Reinhart lui dit, en rougissant, elle vit avec consternation que Christophe recevait aussi des lettres. Cet acharnement dans la méchanceté les affola. Madame Reinhart ne douta plus que la ville entière ne fût dans le secret. Au lieu de se soutenir mutuellement, ils achevèrent de se démoraliser, Ils ne savaient que faire. Christophe parlait d'aller casser la tête à quelqu'un. -- Mais à qui ? Et puis, ce serait alors que les calomnies auraient beau jeu !... Mettre la police au courant des lettres ? Ce serait rendre publiques leurs insinuations... Faire semblant de les ignorer ? Ce n'était plus possible. Leurs rapports d'amitié étaient maintenant troublés. Reinhart avait beau avoir une foi absolue en l'honnêteté de sa femme et de Christophe, il les soupçonnait malgré lui. Il sentait la dégradante absurdité de ses soupçons ; il s'imposait de laisser seuls ensemble Christophe et sa femme. Mais il souffrait ; et sa femme le voyait bien.
Pour elle, ce fut encore pis, jamais elle n'avait pensé à flirter avec Christophe, pas plus que Christophe avec elle. Les calomnies lui insinuèrent la ridicule idée que Christophe, après tout, avait peut-être pour elle un sentiment amoureux ; et, bien qu'il fût à cent lieues de lui en rien montrer, elle crut bon de s'en défendre, non par des allusions précises, mais par des précautions maladroites, que Christophe ne comprit pas d'abord, et qui, lorsqu'il comprit, le mirent hors de lui. C'était bête à pleurer ! Lui, amoureux de cette brave petite bourgeoise, bonne, laide et commune !... Et qu'elle le crût !... Et qu'il ne pût pas se défendre, lui dire, dire au mari :
-- Allons donc ! Soyez tranquille ! Il n'y a pas de danger !...
Mais non, il ne pouvait pas offenser ces excellentes gens. Et il se rendait compte, d'ailleurs, que si elle se défendait d'être aimée par lui, c'était qu'elle commençait secrètement à l'aimer : les lettres anonymes avaient eu ce beau résultat de lui en avoir soufflé l'idée sotte et romanesque.
La situation était devenue si pénible et si niaise qu'il n'était plus possible de continuer. Lili Reinhart, qui, en dépit de ses forfanteries de langage, n'avait aucune force de caractère, perdit la tête devant l'hostilité sourde de la ville. Ils se donnèrent des prétextes honteux pour ne plus se voir :
« Madame Reinhart était souffrante... Reinhart avait à travailler... Ils s'absentaient pour quelques jours... »
Mensonges maladroits, que le hasard prenait un malin plaisir à démasquer.
Plus franc, Christophe dit :
-- Séparons-nous, mes pauvres amis. Nous ne sommes pas de force.
Les Reinhart pleurèrent. -- Mais ce fut un soulagement pour eux, après qu'ils eurent rompu.
La ville pouvait triompher. Cette fois, Christophe était bien seul. Elle lui avait volé jusqu'au dernier souffle d'air : -- l'affection, si humble soit-elle, sans laquelle aucun cœur ne peut vivre.
LA DÉLIVRANCE
Il n'avait plus personne. Tous ses amis avaient disparu. Le cher Gottfried, qui lui était venu en aide à des heures difficiles et dont il aurait eu tant besoin en ce moment, était parti depuis des mois, et cette fois, pour toujours. Un soir de l'été dernier, une lettre, écrite d'une grosse écriture, et qui portait l'adresse d'un village lointain, avait appris à Louisa que son frère était mort, dans une de ces tournées vagabondes que le petit colporteur s'obstinait à continuer, malgré sa mauvaise santé. On l'avait enterré là-bas, dans le cimetière du pays. La dernière amitié virile et sereine, qui eût été capable de soutenir Christophe, s'était engloutie dans le gouffre. Il restait seul, avec sa mère vieillie et indifférente à sa pensée, -- qui ne pouvait que l'aimer, qui ne le comprenait pas. Autour de lui, l'immense plaine allemande, l'océan morne. À chaque effort pour en sortir, il s'enfonçait davantage. La ville ennemie le regardait se noyer...
Comme il se débattait, dans un éclair lui apparut, au milieu de sa nuit, l'image de Hassler, le grand musicien qu'il avait tant aimé, quand il était enfant, et dont la gloire maintenant rayonnait sur tout le pays allemand. Il se souvint des promesses que Hassler lui avait faites autrefois. Et il se raccrocha aussitôt à cette épave avec une vigueur désespérée. Hassler pouvait le sauver ! Hassler devait le sauver ! Que lui demandait-il ? Ni secours, ni argent, ai aide matérielle. Rien, sinon qu'il le comprit. Hassler avait été persécuté comme lui. Hassler était un homme libre. Il comprendrait un homme libre, que la médiocrité allemande poursuivait de ses rancunes et tâchait d'écraser. Ils combattaient le même combat.
Aussitôt qu'il eut cette idée, il l'exécuta. Il prévint sa mère qu'il serait absent huit jours ; et il prit, le soir même, le train pour la grande ville du nord de l'Allemagne, où Hassler était Kapellmeister. Il ne pouvait plus attendre. C'était le dernier effort pour respirer.
Hassler était célèbre. Ses ennemis n'avaient pas désarmé ; mais ses amis criaient qu'il était le plus grand musicien présent, passé, et futur. Il était entouré de partisans et de dénigrants également absurdes. Comme il n'était pas d'une forte trempe, il avait été aigri par ceux-ci, et amolli par ceux-là. Il mettait toute son énergie à faire ce qui était désagréable à ses critiques et pouvait les faire crier ; il était comme un gamin qui joue des niches, Ces niches étaient souvent du goût le plus détestable : non seulement, il employait son talent prodigieux à des excentricités musicales, qui faisaient hérisser les cheveux sur la tête des pontifes ; mais il manifestait une prédilection taquine pour des textes baroques, pour des sujets bizarres, pour des situations équivoques et scabreuses, en un mot, pour tout ce qui pouvait blesser le bon sens et la décence ordinaire. Il était content, quand le bourgeois hurlait : et le bourgeois ne s'en faisait pas faute. L'empereur même, qui se mêlait d'art, avec l'insolente présomption des parvenus et des princes, regardait comme un scandale public la renommée de Hassler et ne laissait échapper aucune occasion de manifester à ses œuvres effrontées une indifférence méprisante. Hassler, enragé et enchanté de cette auguste opposition, qui, pour les partis avancés de l'art allemand, était presque devenue une consécration, continuait de plus belle à casser les vitres. À chaque nouvelle sottise, les amis s'extasiaient et criaient au génie.
La coterie de Hassler se composait surtout de littérateurs, de peintres, et de critiques décadents, qui avaient assurément le mérite de représenter le parti de la révolte contre la réaction -- éternellement menaçante dans l'Allemagne du Nord -- de l'esprit piétiste [14] et de la morale d'État ; mais leur indépendance s'était exaspérée, dans la lutte, jusqu'au ridicule, dont ils n'avaient pas conscience ; car si beaucoup d'entre eux ne manquaient point d'un talent assez âpre, ils avaient peu d'intelligence, et encore moins de goût. Ils ne pouvaient plus sortir de l'atmosphère factice qu'ils s'étaient fabriquée ; et, comme tous les cénacles, ils avaient fini par perdre entièrement le sens de la vie réelle. Ils faisaient loi pour eux-mêmes et pour les centaines de nigauds qui lisaient leurs revues et acceptaient bouche bée tout ce qu'il leur plaisait d'édicter. Leur adulation avait été funeste à Hassler, en le rendant trop complaisant pour lui. Il acceptait sans examen toutes les idées musicales qui lui passaient par la tête ; et il était intimement persuadé que, quoi qu'il pût écrire d'inférieur à lui-même, c'était supérieur encore au reste des musiciens. De ce que cette pensée fût malheureusement trop vraie dans la plupart des cas, il ne s'ensuivait pas qu'elle fût très saine et propre à faire naître les grandes œuvres. Hassler avait au fond un parfait mépris pour tous, amis et ennemis ; et ce mépris amer et goguenard s'étendait à lui-même et à toute la vie. Il s'enfonçait d'autant plus dans son scepticisme ironique qu'il avait cru autrefois à une quantité de choses généreuses et naïves. N'ayant pas eu la force de les défendre contre la lente destruction des jours, ni l'hypocrisie de se persuader qu'il croyait à ce qu'il ne croyait plus, il s'acharnait à en persifler le souvenir. Il avait une nature d'Allemand du Sud, indolente et molle, peu faite pour résister à l'excès da la fortune ou de l'infortune, du chaud ou du froid, et qui a besoin, pour conserver son équilibre, d'une température modérée. Il s'était laissé aller, d'une façon insensible, à jouir paresseusement de la vie : il aimait la bonne chère, les lourdes boissons, les flâneries oisives, et les molles pensées. Son art s'en ressentait, quoiqu'il fût trop bien doué pour que des étincelles de génie n'éclatassent pas encore au milieu de sa musique lâchée, qui s'abandonnait au goût de la mode. Nul ne sentait mieux que lui sa déchéance. À vrai dire, il était le seul qui la sentît, -- à de rares moments, que, naturellement, il évitait. Alors, il était misanthrope, absorbé par ses humeurs noires, ses préoccupations égoïstes, ses soucis de santé, -- indifférent à tout ce qui avait excité autrefois son enthousiasme ou sa haine.
Tel était l'homme auprès de qui Jean-Christophe venait chercher un réconfort. Avec quel espoir il arriva, par un matin froid et pluvieux, dans la ville où vivait celui qui, à ses yeux, symbolisait en art l'esprit d'indépendance ! Il attendait de lui la parole d'amitié et de vaillance, dont il avait besoin pour continuer l'ingrate et nécessaire bataille que tout véritable artiste doit livrer au monde, jusqu'à son dernier souffle, sans désarmer un seul jour : car, comme l'a dit Schiller, « la seule relation avec le public, dont on ne se repente jamais, -- c'est la guerre. »
Christophe était si impatient qu'il prit à peine le temps de déposer son sac dans le premier hôtel venu, près de la gare, avant de courir au théâtre, pour s'informer de l'adresse de Hassler. Hassler habitait assez loin du centre, dans un faubourg de la ville. Christophe prit un tram électrique, en mordant à belles dents un petit pain. Son cœur battait, en approchant du but.
Le quartier où Hassler avait élu domicile était bâti dans cette étrange architecture nouvelle, où la jeune Allemagne déverse une barbarie érudite, qui s'épuise en laborieux efforts pour avoir du génie. Au milieu de la ville banale, aux rues droites et sans caractère, s'élevaient brusquement des hypogées d'Égypte, des chalets norvégiens, des cloîtres, des bastions, des pavillons d'Exposition universelle, des maisons ventrues, culs-de-jatte, enfoncées dans la terre, avec une face inerte, un œil unique, énorme, des grilles de cachot, des portes écrasées de sous-marins, des cerceaux de fer, des cryptogrammes d'or dans les barreaux des fenêtres grillées, des monstres vomissants au-dessus de la porte d'entrée, des carreaux de faïence bleue, plaqués par-ci, par-là, partout où on ne les attendait pas, des mosaïques bariolées, représentant Adam et Ève, des toits couverts en tuiles de couleurs disparates ; des maisons-châteaux forts, au dernier étage crénelé, avec des animaux difformes sur le faîte, pas de fenêtre d'un côté, puis tout d'un coup, une suite de trous béants, carrés, rectangulaires, des sortes de blessures ; de grands pans de murs vides, d'où surgissait soudain, -- étayé sur des cariatides nibelungesques, -- un balcon massif à une seule fenêtre : perçant sa rampe de pierre, émergeaient deux têtes pointues de vieillards barbus et chevelus, des hommes-poissons de Bœcklin. Sur le fronton d'une de ces prisons, une maison pharaonesque, à un étage bas, avec deux colosses nus à l'entrée, l'architecte avait écrit :
« Que l'artiste montre son univers,
Qui jamais ne fut et jamais ne sera ! »
Seine Welt zeige der Künstler
Die niemals war noch jemals sein wird !
Christophe, uniquement absorbé par l'idée de Hassler, regardait avec des yeux ahuris et n'essayait point de comprendre. Il arriva à la maison qu'il cherchait, une des plus simples, -- en style carolingien. À l'intérieur, un luxe cossu et banal ; dans l'escalier, une atmosphère lourde de calorifère surchauffé ; un ascenseur étroit, dont Christophe ne profita point, pour avoir le temps de se préparer à sa visite, en montant les quatre étages, à petits pas, les jambes fléchissantes, le cœur tremblant d'émotion. Durant ce court trajet, son ancienne entrevue avec Hassler, son enthousiasme d'enfant, l'image de grand-père, lui revinrent à l'esprit, comme si c'était hier.
Il était près de onze heures, quand il sonna à la porte ; Il fut reçu par une soubrette délurée, aux façons de serva padrona, qui le dévisagea avec impertinence, et commença par déclarer que « Monsieur ne pouvait pas recevoir, parce que Monsieur était fatigué ». Puis, le naïf désappointement qui se peignit sur la figure de Christophe l'amusa sans doute ; car, après avoir terminé l'examen indiscret qu'elle faisait de toute sa personne, elle s'adoucit brusquement, fit entrer Christophe dans le cabinet de Hassler, et dit qu'elle allait faire en sorte que Monsieur le reçût. Là-dessus, elle lui décocha une petite œillade, et ferma la porte.
Il y avait aux murs quelques peintures impressionnistes et des gravures galantes du dix-huitième siècle français : car Hassler prétendait se connaître à tous les arts ; et il associait dans son goût Manet et Watteau, selon les indications qu'il avait reçues du cénacle. Le même mélange de styles se montrait dans l'ameublement, où un fort beau bureau Louis XV était encadré de fauteuils « art nouveau », et d'un divan oriental, avec une montagne de coussins multicolores. Les portes étaient ornées de glaces ; et une bibeloterie japonaise couvrait les étagères et le dessus de la cheminée, où trônait le buste de Hassler. Dans une coupe, sur un guéridon, s'étalaient une profusion de photographies de chanteuses, d'admiratrices et d'amis, avec des mots d'esprit et des exclamations enthousiastes. Un désordre incroyable régnait sur le bureau ; le piano était ouvert ; de la poussière sur les étagères ; des cigares à demi brûlés traînaient dans tous les coins...
Christophe entendit, dans la chambre voisine, une voix maussade qui grognait ; le verbe tranchant de la petite bonne lui répliquait. Il était clair que Hassler manifestait peu d'enthousiasme à se montrer. Il était clair aussi que la demoiselle avait mis sous son bonnet que Hassler se montrerait : et elle ne se gênait pas pour lui répondre avec une extrême familiarité : sa voix aiguë perçait les murs. Christophe était mal à l'aise d'entendre certaines remarques qu'elle faisait à son maître. Mais celui-ci ne s'en affectait point. Au contraire ! on eût dit que ces impertinences l'amusaient ; et tout en continuant de grogner, il gouaillait la fille et prenait plaisir à l'exciter. Enfin Christophe entendit une perte s'ouvrir, et, toujours grognant et goguenardant, Hassler qui venait en traînant les pieds.
Il entra. Christophe eut un serrement de cœur. Il le reconnaissait. Plût à Dieu qu'il ne l'eût pas reconnu ! C'était bien Hassler, et ce n'était plus lui. Il avait, toujours son grand front sans une ride, son visage sans un pli, comme celui d'un enfant ; mais il était chauve, empâté, le teint jaune, l'air endormi, la lèvre inférieure un peu pendante, la bouche ennuyée et boudeuse. Il voûtait les épaules, enfonçait ses deux mains dans les poches de son veston débraillé, et traînait des savates aux pieds ; sa chemise formait un bourrelet au-dessus de sa culotte, qu'il n'avait même pas achevé de boutonner. Il regarda Christophe de ses yeux somnolents, qui ne s'éclairèrent pas, quand le jeune homme eut balbutié son nom. Il fit un salut automatique, sans parler, indiqua de la tête un siège à Christophe, et s'affaissa, avec un soupir, sur le divan, dont il empila les coussins autour de lui. Christophe répétait :
-- J'ai déjà eu l'honneur... Vous aviez eu la bonté... Je suis Christophe Krafft...
Hassler, enfoncé dans le divan, ses longues jambes croisées, ses mains maigres jointes sur son genou droit, relevé à la hauteur du menton, répliqua :
-- Connais pas.
Christophe, la gorge contractée, entreprit de lui rappeler leur ancienne rencontre. En n'importe quelle circonstance, il lui eût été difficile de parler de ces souvenirs intimes ; ici, ce lui était une torture : il s'embrouillait dans ses phrases, ne trouvait pas ses mots, disait des choses absurdes, qui le faisaient rougir. Hassler le laissait patauger, sans cesser de le fixer de ses yeux vagues et indifférents. Quand Christophe fut arrivé au bout de son récit, Hassler, continua un instant de balancer son genou, en silence, comme s'il attendait que Christophe continuât. Puis, il dit :
-- Oui... Cela ne nous rajeunit pas...
et s'étira.
Après avoir bâillé, il ajouta :
-- ... Demande pardon... Pas dormi... Soupé au théâtre, cette nuit...
et bâilla de nouveau.
Christophe espérait que Hassler ferait une allusion à ce qu'il venait de lui raconter ; mais Hassler, que toute cette histoire n'avait aucunement intéressé, n'en parla plus ; et il n'adressa nulle question à Christophe sur sa vie. Quand il eut fini de bailler, il lui demanda :
-- Il y a longtemps que vous êtes à Berlin ?
-- Je suis arrivé ce matin dit Christophe.
-- Ah ! fit Hassler, sans s'étonner autrement. Quel hôtel ?
Sans paraître écouter la réponse, il se souleva paresseusement, atteignit un bouton électrique, et sonna.
-- Permettez, fit-il.
La petite bonne parut, avec son air impertinent.
-- Kitty, dit-il, est-ce que tu as la prétention de me faire passer de déjeuner, aujourd'hui ?
-- Vous ne pensez pourtant pas, dit-elle, que je vais vous apporter votre manger ici, pendant que vous avez quelqu'un ?
-- Pourquoi donc pas ? fit-il en désignant Christophe, d'un clignement d'œil railleur. Il me nourrit l'esprit ; je vais nourrir le corps.
-- Est-ce que vous n'avez pas honte de faire assister à votre repas, comme une bête dans une ménagerie ?
Hassler, au lieu de se fâcher, se mit à rire, et corrigea :
-- Comme une bête en ménage...
-- Apporte toujours, continua-t-il, je mangerai la honte avec.
Elle se retira, en haussant les épaules.
Christophe, voyant que Hassler ne cherchait toujours pas à s'informer de ce qu'il faisait, tâcha de renouer l'entretien. Il parla de la difficulté de la vie en province, de la médiocrité des gens, de leur étroitesse d'esprit, de l'isolement où on était. Il s'efforçait de l'intéresser à sa détresse morale. Mais Hassler, affalé dans le divan, la tête renversée en arrière sur un coussin et les yeux à demi fermés, le laissait parler, semblant ne pas écouter ; ou bien il soulevait un moment ses paupières et lançait quelques mots d'une ironie froide, une saillie bouffonne sur les gens de province, qui coupait net les tentatives de Christophe pour parler plus intimement. -- Kitty était revenue avec le plateau du déjeuner : café, beurre, jambon, etc. Elle le déposa, boudeuse, sur le bureau, au milieu des papiers en désordre. Christophe attendit qu'elle fût ressortie, pour reprendre son douloureux récit, qu'il avait tant de peine à suivre.
Hassler avait attiré à lui le plateau ; il se versa le café, y trempa les lèvres ; puis, familier et bonhomme, un peu méprisant, il interrompit Christophe au milieu d'une phrase, pour lui offrir :
-- Une tasse ?
Christophe refusa. Il s'évertuait à renouer le fil de sa phrase ; mais, de plus en plus démonté, il ne savait plus ce qu'il disait. Il était distrait par le spectacle de Hassler, qui, son assiette sous le menton, se bourrait, comme un enfant, de tartines beurrées et de tranches de jambon, qu'il tenait avec ses doigts. Il réussit pourtant à raconter qu'il composait, qu'il avait fait jouer une ouverture pour la Judith de Hebbel. Hassler écoutait distraitement :
-- Was ? (Quoi ?) demanda-t-il.
Christophe répéta le titre.
-- Ach ! so, so ! (Ah ! bon, bon !) fit Hassler, en trempant sa tartine et ses doigts dans sa tasse.
Ce fut tout.
Christophe, découragé, était sur le point de se lever et de partir ; mais il pensa à ce long voyage fait en vain ; et, ramassant son courage, il proposa à Hassler, en balbutiant, de lui jouer quelques-unes de ses œuvres. Aux premiers mots, Hassler l'arrêta :
-- Non, non, je n'y connais rien, dit-il avec son ironie goguenarde et un peu insultante. Et puis, je n'ai pas le temps.
Christophe en eut les larmes aux yeux. Mais il s'était juré de ne pas sortir de là, sans avoir l'avis de Hassler sur ses compositions. Il dit, avec un mélange de confusion et de colère :
-- Je vous demande pardon ; mais vous m'avez promis autrefois de m'entendre ; je suis venu uniquement pour cela, du fond de l'Allemagne : vous m'entendrez.
Hassler, qui n'était pas habitué à ces façons, regarda le jeune homme gauche, furieux, rougissant, près de pleurer : cela l'amusa ; haussant les épaules avec lassitude, il lui montra le piano du doigt, et dit, d'un air de résignation comique :
-- Alors !... Allons-y !...
Là-dessus, il s'enfonça dans son divan, comme un homme qui va faire un somme, bourra les coussins à coups de poing, les disposa sous ses bras étendus, ferma les yeux à demi, les rouvrit un instant pour évaluer les dimensions du rouleau de musique que Christophe avait sorti d'une de ses poches, poussa un petit soupir, et se disposa à écouter avec ennui.
Christophe, intimidé et mortifié, commença à jouer. Hassler ne tarda pas à rouvrir l'œil et l'oreille, avec l'intérêt professionnel de l'artiste qui est repris, malgré lui, par une belle chose. D'abord, il ne dit rien, et resta immobile ; mais ses yeux devinrent moins vagues, et ses lèvres boudeuses remuaient. Puis, il se réveilla tout à fait, grognant son étonnement et son assentiment. C'étaient des interjections inarticulées ; mais le ton ne laissait aucun doute sur ce qu'il pensait ; et Christophe en éprouvait un bien-être inexprimable. Hassler ne songeait plus à calculer le nombre de pages qui étaient jouées et celles qui restaient à jouer. Quand Christophe avait fini un morceau, il disait :
-- Après !... Après !...
Il commençait à faire usage du langage humain.
-- Bon, cela ! Bon !... (s'exclamait-il). Fameux !... Effroyablement fameux ! (Schrecklich famos !)... Mais que diable ! (grommelait-il, stupéfait), qu'est-ce que c'est que ça ?
Il s'était redressé sur son siège, penchait la tête en avant, se faisait un cornet avec sa main, se parlait à lui-même, riait de contentement, et, à certaines curiosités d'harmonies, tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres. Une modulation inattendue eut un tel effet sur lui qu'il se leva brusquement, avec une exclamation, et vint s'asseoir au piano, à côté de Christophe. Il n'avait pas l'air de s'apercevoir que Christophe fût là. Il ne s'occupait que de la musique ; et, quand le morceau fut fini, il saisit le cahier, se mit à relire la page, puis lut les pages suivantes, continuant de monologuer son admiration et sa surprise, comme s'il eût été seul dans la chambre :
-- Que le diable !... (faisait-il). Où cet animal a-t-il trouvé cela ?...
Repoussant Christophe de l'épaule, il joua lui-même certains passages. Il avait au piano de charmants doigts, très doux, caressants et légers. Christophe regarda ses mains fines, longues, bien soignées, d'un aristocratisme un peu maladif, qui ne répondait pas au reste de la personne. Hassler s'arrêtait à certains accords, les répétait, en clignant de l'œil et faisant claquer sa langue ; il bourdonnait avec ses lèvres, imitant la sonorité des instruments, et il continuait d'entremêler à cette musique ses apostrophes, où il y avait à la fois du plaisir et du dépit : il ne pouvait se défendre d'une secrète irritation, d'une jalousie inavouée : et, en même temps, il jouissait avidement.
Bien qu'il persistât à se parler à lui seul, comme si Christophe n'existait pas, Christophe, rouge de plaisir, ne pouvait s'empêcher de prendre pour son compte les exclamations de Hassler ; et il expliquait ce qu'il avait voulu faire. Hassler sembla d'abord ne faire aucune attention à ce que le jeune homme disait, et poursuivit ses réflexions à voix haute ; puis, certains mots de Christophe le frappèrent, et il se tut, les yeux toujours fixés sur le cahier de musique, qu'il feuilletait, en écoutant, sans avoir l'air d'écouter. Christophe, de son côté, s'animait peu à peu ; et il finit par se confier tout à fait : il parlait avec une excitation naïve de ses projets et de sa vie.
Hassler, silencieux, était repris par son ironie. Il s'était laissé retirer le cahier des doigts ; le coude appuyé sur la tablette du piano et le front dans la main, il regardait Christophe qui lui commentait son œuvre avec une ardeur et un trouble juvéniles. Et il souriait amèrement, en pensant à ses propres débuts, à ses espoirs, aux espoirs de Christophe, et aux déboires qui l'attendaient.
Christophe parlait, les yeux baissés, dans la crainte de ne plus savoir ce qu'il avait à dire. Le silence de Hassler l'encourageait. Il sentait que Hassler l'observait, qu'il ne perdait pas une de ses paroles ; il lui semblait avoir brisé la glace qui les séparait, et son cœur rayonnait. Quand il eut fini, il leva la tête avec timidité, -- avec confiance aussi, -- et regarda Hassler. Toute sa joie naissante gela d'un coup, comme les pousses trop précoces, quand il vit les yeux moines et railleurs sans bonté qui le fixaient. Il se tut.
Après une pause glaciale, Hassler parla, d'une voix sèche. Il avait de nouveau changé : il affectait une sorte de dureté pour le jeune homme ; il persiflait cruellement ses projets, ses espoirs de succès, comme s'il eût voulu se persifler lui-même, puisqu'il se retrouvait en lui. Il s'acharnait froidement à détruire sa foi dans la vie, sa foi dans l'art, sa foi en soi. Il se donna lui-même en exemple, avec amertume, parlant de ses œuvres d'aujourd'hui, d'une façon insultante.
-- Des cochonneries ! dit-il. C'est ce qu'il faut pour ces cochons. Est-ce que vous croyez qu'il y a dix personnes au monde, qui aiment la musique ? Est-ce qu'il y en a une seule ?
-- Il y a moi ! dit Christophe, avec emportement.
Hassler le regarda, haussa les épaules, et dit d'une voix lassée :
-- Vous serez comme les autres. Vous ferez comme les autres. Vous penserez à arriver, à vous amuser, comme les autres... Et vous aurez raison...
Christophe essaya de protester ; mais Hassler lui coupa la parole, et, reprenant son cahier, se mit à critiquer aigrement les œuvres qu'il louait tout à l'heure. Non seulement il relevait avec une dureté blessante les négligences réelles, les incorrections d'écriture, les fautes de goût ou d'expression, qui avaient échappé au jeune homme ; mais il lui faisait des critiques absurdes, des critiques comme en eût pu faire le plus étroit et le plus arriéré des musiciens, dont lui-même, Hassler, avait eu, toute sa vie, à souffrir. Il demandait à quoi tout cela rimait. Il ne critiquait même plus, il niait : on eût dit qu'il s'efforçait d'effacer haineusement l'impression que ces œuvres lui avaient faite, en dépit de lui-même.
Christophe, consterné, n'essayait pas de répondre. Comment répondre à des absurdités, qu'on rougit d'entendre dans la bouche de quelqu'un qu'on estime et qu'on aime ? Au reste, Hassler n'écoutait rien. Il restait là, buté, le cahier fermé entre les mains, les yeux sans expression, la bouche amère. À la fin, il dit, comme si de nouveau il avait oublié la présence de Christophe :
-- Ah ! la pire misère, c'est qu'il n'y pas un homme, pas un qui soit capable de vous comprendre !
Christophe se sentit transpercé d'émotion, il se retourna brusquement, posa sa main sur la main de Hassler, et, le cœur plein d'amour, il répéta :
-- Il y a moi !
Mais la main de Hassler ne bougea point ; et si quelque chose dans son cœur tressaillit, une seconde, à ce cri juvénile, aucune lueur ne brilla dans ses yeux éteints, qui regardèrent Christophe. L'ironie et l'égoïsme prirent le dessus. Il esquissa un mouvement du buste, cérémonieux et comique, pour saluer :
-- Très honoré ! dit-il.
Il pensait :
-- Je m'en fiche bien ! Crois-tu que ce soit pour toi que j'ai perdu ma vie ?
Il se leva, jeta le cahier sur le piano, et, de ses longues jambes qui flageolaient, s'en alla reprendre sa place sur le divan. Christophe, qui avait saisi sa pensée et qui en avait senti l'insultante blessure, essayait fièrement de répondre que l'on n'a pas besoin d'être compris de tous : certaines âmes à elles seules valent un peuple tout entier ; elles pensent pour lui ; et, ce qu'elles ont pensé, il faudra qu'il le pense. -- Mais Hassler n'écoutait plus. Il était retombé dans son apathie, causée par l'affaiblissement de la vie qui s'endormait en lui. Christophe, trop sain pour comprendre ce revirement subit, sentait vaguement que la partie était perdue ; mais il ne pouvait s'y résigner, après avoir été si près de la croire gagnée. Il faisait des efforts désespérés pour ranimer l'attention de Hassler ; il avait repris son cahier de musique, et cherchait à expliquer la raison des irrégularités, que Hassler avait notées. Hassler, enfoncé dans le sofa, gardait un silence morne ; il n'approuvait, ni ne contredisait : il attendait que ce fût fini.
Christophe vit qu'il n'avait plus rien à faire ici. Au milieu d'une phrase, il s'arrêta. Il roula son cahier, et se leva. Hassler se leva aussi. Christophe, honteux et intimidé, s'excusait en balbutiant. Hassler, s'inclinant légèrement, avec une certaine distinction hautaine et ennuyée, lui tendit la main, froidement, poliment, et l'accompagna jusqu'à la porte d'entrée, sans un mot pour le retenir, ou pour l'inviter à revenir.
Christophe se retrouva dans la rue, anéanti. Il allait au hasard. Après avoir suivi machinalement deux ou trois rues, il se trouva à la station du tram, qui l'avait amené. Il le reprit, sans penser à ce qu'il faisait. Il s'affaissa sur la banquette, les bras, les jambes cassés. Impossible de réfléchir, de rassembler ses idées : il ne pensait à rien. Il avait peur de regarder en lui. C'était le vide. Ce vide était autour de lui, dans cette ville ; il ne pouvait plus y respirer ; le brouillard, les maisons massives l'étouffaient. Il n'avait plus qu'une idée : fuir, fuir au plus vite, -- comme si, en se sauvant de la ville, il devait y laisser l'amère désillusion qu'il y avait trouvée.
Il retourna à son hôtel. Il n'était pas midi et demi. Il y avait deux heures qu'il y était entré, -- avec quelle lumière au cœur ! -- Maintenant, tout était nuit.
Il ne déjeuna point. Il ne monta pas dans sa chambre. À la stupéfaction de l'hôte, il demanda sa note, paya comme s'il avait passé la nuit, et dit qu'il voulait partir. En vain, lui expliquait-on qu'il n'avait pas à se presser, que le train qu'il voulait reprendre ne partait pas avant plusieurs heures, qu'il ferait mieux d'attendre à l'hôtel. Il voulut aller tout de suite à la gare : il voulait prendre le premier train, n'importe lequel, ne plus rester une heure dans ce pays. Après ce long voyage et ses dépenses pour venir, -- bien qu'il se fût fait une fête non seulement de voir Hassler, mais de visiter des musées, d'entendre des concerts, de faire des connaissances, -- il n'avait plus qu'une idée en tête : partir...
Il revint à la gare. Ainsi qu'on le lui avait dit, son train ne partait pas avant trois heures. Encore ce train, qui n'était pas express, -- (car Christophe était forcé de prendre la dernière classe) -- s'arrêtait-il en route ; Christophe aurait eu avantage à monter dans le train suivant, qui partait deux heures plus tard et qui rejoignait le premier. Mais c'était deux heures de plus à passer ici, et Christophe ne pouvait le supporter. Il ne voulut même plus sortir de la gare, en attendant. -- Lugubre attente, dans ces salles vastes et vides, tumultueuses et funèbres, où entrent et sortent, toujours affairées, toujours courant, des ombres étrangères, toutes étrangères, toutes indifférentes, pas une qu'on connaisse, pas un visage ami. Le jour blafard s'éteignait. Les lampes électriques, enveloppées de brouillard, mouchetaient la nuit, semblaient la rendre plus sombre. Christophe, plus oppressé d'heure en heure, attendait avec angoisse le moment de partir. Il allait, dix fois par heure, revoir les affiches des trains pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé. Comme il les relisait d'un bout à l'autre, une fois de plus, pour passer le temps, un nom de pays le frappa : il se dit qu'il le connaissait ; après un moment, il se rappela que c'était le pays du vieux Schulz, qui lui avait écrit de si bonnes lettres. L'idée lui vint aussitôt, dans son désarroi, d'aller voir cet ami inconnu. La ville n'était pas sur son chemin direct de retour, mais à une ou deux heures, par un chemin de fer local ; c'était un voyage de toute une nuit, avec deux ou trois changements de train, d'interminables attentes : Christophe ne calcula rien. Sur-le-champ, il décida d'y aller : ce lui était un besoin instinctif de se raccrocher à une sympathie. Sans se donner le temps de réfléchir, il rédigea une dépêche et télégraphia à Schulz son arrivée pour le lendemain matin. Il n'avait pas envoyé ce mot, qu'il le regrettait déjà. Il se plaisantait amèrement sur ses illusions éternelles. Pourquoi aller au-devant d'un nouveau chagrin ? -- Mais c'était fait maintenant. Trop tard pour changer.
Ces pensées occupèrent sa dernière heure d'attente. -- Son train était enfin formé. Il y monta le premier ; et son enfantillage était tel qu'il ne commença à respirer que lorsque le train s'ébranla et que, par la portière du wagon, il vit derrière lui s'effacer dans le ciel gris, sous les tristes averses, la silhouette de la ville, sur laquelle la nuit tombait. Il lui semblait qu'il serait mort, s'il avait passé la nuit là.
À cette même heure, -- vers six heures du soir, -- une lettre de Hassler arrivait pour Christophe, à son hôtel. La visite de Christophe avait remué bien des choses en lui. Pendant toute l'après-midi, il y avait songé avec amertume, et non sans sympathie pour le pauvre garçon qui était venu à lui avec une telle ardeur d'affection, et qu'il avait reçu d'une façon glaciale. Il se reprochait son accueil. À vrai dire, ce n'avait été de sa part qu'un de ces accès de bouderie quinteuse [15], dont il était coutumier. Il pensa le réparer, en envoyant à Christophe, avec un billet pour l'Opéra, un mot qui lui donnait rendez-vous à l'issue de la représentation. -- Christophe n'en sut jamais rien. En ne le voyant pas venir, Hassler pensa :
-- Il est fâché. Tant pis pour lui !
Il haussa les épaules, et n'en chercha pas plus long. Le lendemain, il ne pensait plus à lui.
Le lendemain, Christophe était loin de lui, -- si loin que toute l'éternité n'eût pas suffi à les rapprocher l'un de l'autre. Et tous deux étaient seuls pour jamais.
Peter Schulz avait soixante-quinze ans. Il était de santé délicate, et l'âge ne l'avait pas épargné. Assez grand, mais voûté, la tête penchée sur la poitrine, il avait les bronches faibles, et respirait avec peine. Asthme, catarrhe, bronchite, s'acharnaient après lui : et la trace des luttes qu'il lui fallait subir, -- bien des nuits, assis dans son lit, le corps courbé en avant, et trempé de sueur, pour tâcher de faire entrer un souffle d'air dans sa poitrine qui étouffait, -- était gravée dans les plis douloureux de sa longue figure, maigre et rasée. Le nez était long et un peu gonflé au sommet. Des rides profondes, partant du dessous des yeux, coupaient transversalement les joues creusées par les vides de la mâchoire. L'âge et les infirmités n'avaient pas été les seuls sculpteurs de ce pauvre masque délabré ; les chagrins de la vie y avaient eu part aussi. -- Et malgré tout, il n'était pas triste. La grande bouche tranquille avait une bonté sereine. Mais c'étaient surtout les yeux qui donnaient à ce vieux visage une douceur touchante : ils étaient d'un gris-clair limpide et transparent ; ils regardaient bien en face, avec calme et candeur ; ils ne cachaient rien de l'âme : on eût pu lire au fond.
Sa vie avait été pauvre en événements. Il était seul depuis des années. Sa femme était morte. Elle n'était pas très bonne, pas très intelligente, pas du tout belle. Mais il en conservait un souvenir attendri. Il y avait vingt-cinq ans qu'il l'avait perdue : et, pas un soir depuis, il ne s'était endormi, sans un petit entretien mental, triste et tendre, avec elle ; il l'associait à chacune de ses journées. -- Il n'avait pas eu d'enfant. C'était le grand regret de sa vie. Il avait reporté son besoin d'affection sur ses élèves, auxquels il était attaché, comme un père à ses fils. Il avait trouvé peu de retour. Un vieux cœur peut se sentir très près d'un jeune cœur, et presque du même âge : il sait combien sont brèves les années qui l'en séparent. Mais le jeune homme ne s'en doute point : le vieillard est pour lui un homme d'une autre époque : au reste, il est absorbé par trop de soucis immédiats, et il détourne instinctivement les yeux du but mélancolique de ses efforts. Le vieux Schulz avait rencontré parfois quelque reconnaissance chez des élèves, touchés par l'intérêt vif et frais qu'il prenait à tout ce qui leur arrivait d'heureux ou de malheureux : ils venaient le voir de temps en temps ; ils lui écrivaient, pour le remercier, quand ils quittaient l'université ; certains lui écrivaient encore, une ou deux fois, les années suivantes. Puis, le vieux Schulz n'entendait plus parler d'eux, sinon par les journaux, qui lui faisaient connaître l'avancement de tel ou tel : et il se réjouissait de leurs succès, comme si c'étaient les siens. Il ne leur en voulait pas de leur silence : il y trouvait mille excuses ; il ne doutait point de leur affection, et prêtait aux plus égoïstes les sentiments qu'il avait pour eux.
Mais ses livres étaient pour lui le meilleur des refuges : ils n'étaient point oublieux, ni trompeurs. Les âmes, qu'il chérissait en eux, étaient maintenant sorties du flot du temps : elles étaient immuables, fixées pour l'éternité dans l'amour qu'elles inspiraient et qu'elles semblaient ressentir, qu'elles rayonnaient à leur tour sur ceux qui les aimaient. Professeur d'esthétique et d'histoire de la musique, il était comme un vieux bois, vibrant de chants d'oiseaux. Certains de ces chants résonnaient très loin, ils venaient du fond des siècles : ils n'étaient pas les moins doux et les moins mystérieux. Il en était d'autres qui lui étaient familiers et intimes : c'étaient de chers compagnons ; chacune de leurs phrases lui rappelait des joies et des douleurs de sa vie passée, consciente ou inconsciente : -- (car sous chacun des jours que la lumière du soleil éclaire, d'antres jours se déroulent, qu'éclaire une lumière inconnue.) -- Il y en avait enfin qu'on n'avait jamais entendus encore, et qui disaient des choses qu'on attendait depuis longtemps, dont on avait besoin : le cœur s'ouvrait pour les recevoir, comme la terre sous la pluie. Ainsi, le vieux Schulz écoutait, dans le silence de sa vie solitaire, la forêt pleine d'oiseaux ; et, comme le moine de la légende, endormi dans l'extase du chant de l'oiseau magique, les années passaient pour lui, et le soir de la vie était venu ; mais il avait toujours son âme de vingt ans.
Il n'était pas seulement riche de musique. Il aimait les poètes, -- les anciens et les nouveaux. Il avait une prédilection pour ceux de son pays, surtout pour Gœthe ; mais il aimait aussi ceux des autres pays. Il était instruit et lisait plusieurs langues. Il était, d'esprit, un contemporain de Herder et des grands Weltbürger, -- des « citoyens du monde », de la fin du dix-huitième siècle. Il avait vécu les années d'âpres luttes qui précédèrent et suivirent 70 enveloppé de leur vaste pensée. Et, quoiqu'il adorât l'Allemagne, il n'en était pas « glorieux ». Il pensait, avec Herder, qu'« entre tous les glorieux, le glorieux de sa nationalité est un sot accompli », et avec Schiller, que « c'est un bien pauvre idéal de n'écrire que pour une seule nation. » Son esprit était parfois timide ; mais son cœur était d'une largeur admirable, et prêt à accueillir avec amour tout ce qui était beau dans le monde. Peut-être était-il trop indulgent pour la médiocrité ; mais son instinct n'avait point de doute sur ce qui était le meilleur ; et s'il n'avait pas la force de condamner les faux artistes que l'opinion publique admirait, il avait toujours celle de défendre les artistes originaux et forts que l'opinion publique méconnaissait. Sa bonté l'abusait souvent : il tremblait de commettre une injustice ; et, quand il n'aimait pas ce que d'autres aimaient, il ne doutait point que ce ne fût lui qui se trompât ; et il finissait par l'aimer. Il lui était si doux d'aimer ! L'amour et l'admiration étaient encore plus nécessaires à sa vie morale que l'air à sa misérable poitrine. Aussi, quelle reconnaissance il avait pour ceux qui lui en offraient une occasion nouvelle ! -- Christophe ne pouvait se douter de ce que ses Lieder avaient été pour lui. Il était bien loin de les avoir sentis lui-même aussi vivement, quand il les avait créés. C'est que pour lui ces chants n'étaient que quelques étincelles jaillies de la forge intérieure : il en jaillirait bien d'autres ! Mais pour le vieux Schulz, c'était tout un monde qui se révélait, d'un seul coup, -- tout un monde à aimer. Sa vie en avait été illuminée.
Depuis un an, il avait dû résigner ses fonctions à l'Université : sa santé de plus en plus précaire ne lui permettait plus de professer. Il était malade, et au lit, quand le libraire Wolf lui fit porter, comme il en avait l'habitude, un paquet des dernières nouveautés musicales qu'il avait reçues, et où se trouvaient, cette fois, les Lieder de Christophe. Il était seul. Nul parent auprès de lui ; le peu de famille qu'il avait était mort depuis longtemps. Il était livré aux soins d'une vieille bonne, qui abusait de sa faiblesse, pour lui imposer tout ce qu'elle voulait. Deux ou trois amis, guère moins âgés que lui, venaient le voir de temps en temps ; mais ils n'étaient pas non plus d'une très bonne santé ; et, quand le temps était mauvais, ils se tenaient clos aussi et espaçaient leurs visites. Justement, c'était l'hiver alors, les rues étaient couvertes d'une neige qui fondait : Schulz n'avait vu personne, de tout le jour. Il faisait sombre dans la chambre : un brouillard jaune était tendu contre les vitres, comme un écran, et murait les regards : la chaleur du poêle était lourde et fatigante. De l'église voisine, un vieux carillon du dix-septième siècle chantait, tous les quarts d'heure, d'une voix boiteuse et horriblement fausse, des bribes de chorals monotones, dont la jovialité paraissait un peu grimaçante, quand on n'était pas très gai, soi-même. Le vieux Schulz toussait, le dos appuyé contre une pile d'oreillers. Il essayait de relire Montaigne, qu'il aimait ; mais cette lecture ne lui faisait pas aujourd'hui autant de plaisir qu'à l'ordinaire ; il avait laissé tomber le livre, il respirait avec peine, et rêvait. Le paquet de musique était là, sur son lit : il n'avait pas le courage de l'ouvrir ; il se sentait le cœur triste. Enfin, il soupira, et, après avoir défait très soigneusement la ficelle, il remit ses lunettes, et commença de lire les morceaux de musique. Sa pensée était ailleurs : elle revenait à des souvenirs qu'il voulait écarter.
Ses yeux tombèrent sur un vieux cantique, dont Christophe avait repris les paroles à un naïf et pieux poète du dix-septième siècle, en renouvelant leur expression : le Christliches Wanderlied (chant du voyageur chrétien) de Paul Gerhardt.
Hoff, o du arme Seele,
Hoff und sei unverzagt !
.....................
Erwarte nur der Zeit,
So wirst du schon erblicken
Die Sonn der schönsten Freud.
« Espère, pauvre âme,
espère et sois intrépide !
.....................
Attends seulement, attends :
voici que tu vas voir
le soleil de la belle joie ! »
Le vieux Schulz connaissait bien ces candides paroles, mais jamais elles ne lui avaient parlé ainsi... Ce n'était plus la tranquille piété, qui calme et endort l'âme par sa monotonie. C'était une âme comme la sienne, c'était son âme même, mais plus jeune et plus forte, qui souffrait, qui voulait espérer, qui voulait voir la Joie, qui la voyait. Ses mains tremblaient, de grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il continua :
Auf, auf ! gieb deinem Schmerze
Und Sorgen gute Nacht !
Lass fahren, was das Herze
Betrübt und traurig macht !
« Debout, debout ! dis à ta douleur
et à tes soucis bonne nuit !
Laisse partir ce qui trouble
le cœur et qui l'attriste ! »
Christophe communiquait à ces pensées une jeune ardeur intrépide, dont le rire héroïque rayonnait dans ces derniers vers confiants et naïfs :
Bist du doch nicht Regente,
Der alles führen soll,
Gott sitzt tim Regimente,
Und führet alles wohl.
« Ce n'est pas toi qui règnes
et qui dois tout conduire.
C'est Dieu. Dieu est le roi,
Il mène tout comme il doit ! »
Et quand venait cette strophe de superbe défi, qu'il avait, avec son insolence de jeune barbare, arrachée tranquillement de sa place primitive dans l'ensemble du poème, pour en faire la conclusion de son Lied :
Und ob gleich alle Teufel
Hier wollten widerstehn,
So wird doch ohne Zweifel
Gott nicht zurücke gehen :
Was er ihm vorgenommen,
Und was er haben will,
Das muss doch endlich kommen
Zu seinem Zweck und Ziel.
« Et quand bien tous les diables
voudraient s'y opposer,
sois calme, ne doute pas !
Dieu ne reculera point.
Ce qu'il a décidé,
ce qu'il veut accomplir,
cela sera, cela se fera,
il viendra à ses fins ! »
... alors, c'était un transport d'allégresse, l'ivresse de la bataille, un triomphe d'Imperator romain.
Le vieillard tremblait de tout son corps. Il suivait, haletant, l'impétueuse musique, comme un enfant qu'un compagnon entraîne dans sa course, en le tenant par la main. Son cœur battait. Ses larmes ruisselaient. Il bégayait :
-- Ah ! mon Dieu !... Ah ! mon Dieu !...
Il se mit à sangloter, et il riait. Il était heureux. Il suffoquait. Il fut pris d'une terrible quinte de toux. Salomé, la vieille servante, accourut, et elle crut que le vieux allait y passer. Il continuait de pleurer, de tousser, et de répéter :
-- Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !...
et, dans les courts moments de répit, entre deux accès de toux, il riait d'un petit rire aigu et doux.
Salomé pensa qu'il devenait fou. Quand elle finit par comprendre la cause de cette agitation, elle le gronda rudement :
-- S'il est possible de se mettre dans un état pareil pour une sottise !... Donnez-moi cela ! Je l'emporte. Vous ne le verrez plus.
Mais le vieux tenait bon, toujours toussant ; et il criait à Salomé de le laisser tranquille. Comme elle insistait, il se mit en fureur, il jurait, et il s'étranglait dans ses jurements. Jamais elle ne l'avait vu se fâcher et oser lui tenir tête. Elle en fut ébahie, et elle lâcha prise ; mais elle ne lui ménagea pas les paroles sévères : elle le traita de vieux fou, elle dit qu'elle avait cru jusqu'à présent avoir affaire à un homme bien élevé, mais qu'elle voyait maintenant qu'elle s'était trompée, qu'il disait des blasphèmes à faire rougir un charretier, que les yeux lui sortaient de la tête, et que s'ils étaient des pistolets, ils l'auraient tuée... Elle en avait pour longtemps à continuer cette chanson, s'il ne s'était soulevé furieux, sur ses oreillers, et ne lui avait crié :
-- Sortez !
d'un ton si péremptoire qu'elle partit en faisant battre la porte. Elle déclara qu'il pourrait bien l'appeler maintenant, qu'elle ne se dérangerait pas, qu'elle le laisserait claquer tout seul.
Alors, le silence retomba de nouveau dans la chambre où la nuit s'étendait. De nouveau, le carillon égrena dans la paix du soir ses sonneries placides et grotesques. Un peu honteux de sa colère, le vieux Schulz, immobile, étendu sur le dos, attendait, haletant, que le tumulte de son cœur s'apaisât ; il serrait sur sa poitrine les précieux Lieder, et il riait comme un enfant.
Il passa les journées solitaires qui suivirent dans une sorte d'extase. Il ne pensait plus à son mal, à l'hiver, à la triste lumière, à sa solitude. Tout était lumineux et aimant autour de lui. Près de la mort, il se sentait revivre dans la jeune âme d'un ami inconnu.
Il tâchait de se figurer Christophe. Il ne le voyait pas du tout comment il était. Il l'imaginait tel que lui-même eût voulu être : blond, mince, les yeux bleus, parlant d'une voix un peu faible et voilée, doux, timide et tendre. Mais quel qu'il fût, il était toujours prêt à l'idéaliser. Il idéalisait tout ce qui l'entourait : ses élèves, ses voisins, ses amis, sa vieille bonne. Sa douceur affectueuse et son manque de critique, -- en partie volontaire, pour écarter toute pensée troublante, -- tissaient autour de lui des images sereines et pures, comme la sienne. C'était un mensonge de bonté, dont il avait besoin pour vivre. Il n'en était pas tout à fait dupe ; et souvent, dans son lit, la nuit, il soupirait en songeant à mille petites choses, arrivées dans le jour, qui contredisaient son idéalisme. Il savait bien que la vieille Salomé se moquait de lui, derrière son dos, avec les commères du quartier, et qu'elle le volait régulièrement dans ses comptes de chaque semaine. Il savait bien que ses élèves étaient obséquieux, tant qu'ils avaient besoin de lui, puis, qu'après qu'ils avaient reçu de lui tous les services qu'ils en pouvaient attendre, ils le laissaient de côté. Il savait que ses anciens collègues de l'Université l'avaient tout à fait oublié, depuis qu'il avait pris sa retraite, et que son successeur le pillait dans ses articles, sans le nommer, ou en le nommant d'une façon perfide, pour citer de lui une phrase sans valeur et pour relever ses erreurs : -- (le procédé est courant dans le monde de la critique). Il savait que son vieil ami Kunz lui avait encore fait un gros mensonge, cette après-midi, et qu'il ne reverrait jamais les livres que son autre ami, Pottpetschmidt, lui avait empruntés pour quelques jours, -- ce qui était douloureux pour quelqu'un qui, comme lui, était attaché à ses livres ainsi qu'à des personnes vivantes. Beaucoup d'autres choses tristes, anciennes ou récentes, lui revenaient à l'esprit ; il ne voulait pas y penser ; mais elles étaient là quand même : il les sentait. Leur souvenir le traversait parfois, d'une douleur lancinante.
-- Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
gémissait-il, dans le silence de la nuit. -- Puis, il écartait les fâcheuses pensées : il les niait ; il voulait être confiant, optimiste, croire aux hommes : et il y croyait. Combien de fois ses illusions avaient été brutalement détruites ! -- Mais il en renaissait d'autres, toujours, toujours... Il ne pouvait s'en passer.
Christophe inconnu devint un foyer lumineux dans sa vie. La première lettre froide et maussade, qu'il reçut de lui, devait lui faire de la peine ; -- (peut-être, lui en fit-elle) ; -- mais il n'en voulut pas convenir, et il en eut une joie d'enfant. Il était si modeste, il demandait si peu aux hommes que le peu qu'il en recevait suffisait à nourrir son besoin de les aimer et de leur être reconnaissant. Voir Christophe était un bonheur qu'il n'eut jamais osé espérer : car il était maintenant trop vieux pour faire le voyage des bords du Rhin ; et, quant à solliciter sa visite, la pensée ne lui en venait même pas.
La dépêche de Christophe lui arriva, le soir, au moment où il se mettait à table. Il ne comprit pas d'abord : la signature lui semblait inconnue, il pensa qu'on s'était trompé, que la dépêche n'était pas pour lui ; il la relut trois fois ; dans son trouble, ses lunettes ne voulaient pas tenir, la lampe éclairait mal, les lettres dansaient devant ses yeux. Quand il eut compris, il fut si bouleversé qu'il oublia de dîner. Salomé eut beau crier après lui : impossible d'avaler un morceau. Il jeta sa serviette sur la table, sans la plier, comme il ne manquait jamais de faire ; il se leva en trébuchant, alla chercher son chapeau et sa canne, et sortit. La première pensée du bon Schulz, en recevant un tel bonheur, avait été de le partager avec d'autres, et d'avertir ses amis de l'arrivée de Christophe.
Il avait deux amis, comme lui mélomanes, à qui il avait réussi à communiquer son enthousiasme pour Christophe : le juge Samuel Kunz, et le dentiste Oscar Pottpetschmidt, qui était un chanteur excellent. Les trois vieux camarades avaient souvent parlé de Christophe, ensemble ; et ils avaient joué toute la musique de lui qu'ils avaient pu trouver. Pottpetschmidt chantait, Schulz accompagnait, et Kunz écoutait. Et ils s'extasiaient ensuite pendant des heures. Combien de fois avaient-ils dit, quand ils faisaient de la musique :
-- Ah ! si Krafft était là !
Schulz riait tout seul, dans la rue, de la joie qu'il avait et de celle qu'il allait faire. La nuit venait ; et Kunz habitait dans un petit village, à une demi-heure de la ville. Mais le ciel était clair : c'était un soir d'avril très doux ; les rossignols chantaient. Le vieux Schulz avait le cœur inondé de bonheur ; il respirait sans oppression, et il avait des jambes de vingt ans. Il marchait allégrement, sans prendre garde aux pierres, contre lesquelles il butait dans l'ombre. Il se rangeait gaillardement sur le côté de la route, à l'arrivée des voitures, et il échangeait un joyeux salut avec le conducteur, qui le considérait avec étonnement, quand la lanterne éclairait en passant le vieillard grimpé sur le talus du chemin.
La nuit était complète, lorsqu'il arriva à la maison de Kunz, à l'entrée du village, dans un petit jardin. Il tambourina à sa porte, et l'appela à tue-tête. Une fenêtre s'ouvrit, et Kunz, effaré, parut. Il essayait de voir dans l'obscurité, et demanda :
-- Qui est là ? Qu'est-ce qu'on me veut ?
Schulz, essoufflé et joyeux, criait ;
-- Krafft... Krafft vient demain...
Kunz n'y comprenait rien ; mais il reconnut la voix :
-- Schulz ! Comment ! À cette heure ? Qu'y a-t-il ?
Schulz répéta :
-- Il vient demain, demain matin !...
-- Quoi ? demandait toujours Kunz, ahuri.
-- Krafft ! cria Schulz.
Kunz resta un moment à méditer le sens de cette parole, puis une exclamation retentissante témoigna qu'il avait compris.
-- Je descends ! cria-t-il.
La fenêtre se referma. Il parut sur le perron de l'escalier, une lampe à la main, et descendit dans le jardin. C'était un petit vieux bedonnant, avec une grosse tête grise, une barbe rouge, des taches de rousseur sur le visage et sur les mains. Il venait à petits pas, en fumant sa pipe de porcelaine. Cet homme débonnaire et un peu endormi ne s'était jamais fait grands soucis dans sa vie. La nouvelle que lui apportait Schulz n'en était pas moins capable de le faire sortir de son calme ; et il agitait ses bras courts et sa lampe, en demandant :
-- Quoi ? c'est vrai ? Il vient ?
-- Demain matin ! répéta Schulz, triomphant, en agitant la dépêche.
Les deux vieux amis allèrent s'asseoir sur un banc, sous la tonnelle. Schulz prit la lampe. Kunz déplia soigneusement la dépêche, lut lentement, à mi-voix ; Schulz relisait tout haut, par-dessus son épaule. Kunz regarda encore les indications qui encadraient le télégramme, l'heure de l'envoi, l'heure de l'arrivée, le nombre des mots. Puis, il rendit le précieux papier à Schulz, qui riait d'aise, le regarda en hochant la tête, en répétant :
-- Ah ! bien !... ah ! bien !
Après avoir réfléchi un instant, aspiré et expiré une grosse bouffée de tabac, il posa sa main sur le genou de Schulz, et dit :
-- Il faut avertir Pottpetschmidt.
-- J'y allais, dit Schulz.
-- Je viens avec toi, dit Kunz.
Il rentra pour déposer la lampe, et revint aussitôt. Les deux vieux s'en allèrent, bras dessus bras dessous. Pottpetschmidt habitait à l'autre bout du village. Schulz et Kunz échangeaient des mots distraits, en ruminant la nouvelle. Tout à coup, Kunz s'arrêta, et tapa le sol, de sa canne :
-- Ah ! tonnerre ! fit-il... Il n'est pas ici !...
Il se rappelait maintenant que Pottpetschmidt avait dû partir dans l'après-midi pour une opération dans une ville voisine, où il devait passer la nuit et séjourner un jour ou deux. Schulz était consterné. Kunz ne l'était pas moins. Ils étaient fiers de Pottpetschmidt ; ils eussent voulu s'en faire honneur. Ils restaient au milieu de la route, ne sachant que décider.
-- Comment faire ? Comment faire ? demandait Kunz.
-- Il faut absolument que Krafft entende Pottpetschmidt, disait Schulz.
Il réfléchit et dit :
-- Il faut lui envoyer une dépêche.
Ils allèrent au télégraphe, et composèrent ensemble une dépêche longue et émue, à laquelle il était difficile de rien comprendre. Puis, ils revinrent. Schulz calculait :
-- Il pourra être encore ici demain matin, en prenant le premier train.
Mais Kunz fit remarquer qu'il était trop tard, et que la dépêche ne lui serait remise sans doute que le lendemain. Schulz hocha la tête ; et ils se répétaient :
-- Quel malheur !
Ils se séparèrent à la porte de Kunz ; car, quelle que fût l'amitié de celui-ci pour Schulz, elle n'allait pas jusqu'à lui faire commettre l'imprudence d'accompagner Schulz hors du village, ne fût-ce qu'un bout de chemin, qu'il lui eût fallu refaire seul, dans la nuit. Il fut convenu que Kunz viendrait dîner, le lendemain, chez Schulz. Schulz regardait le ciel, avec anxiété :
-- Pourvu qu'il fasse beau, demain !
Et il eut un poids de moins sur le cœur, quand Kunz, qui passait pour se connaître admirablement en météorologie, dit, après avoir gravement examiné le ciel -- (car il n'avait pas moins que Schulz le souci que Christophe vît leur petit pays en beauté).
-- Il fera beau, demain.
Schulz reprit le chemin de la ville, où il parvint, non sans avoir trébuché plus d'une fois dans les ornières, ou contre les tas de pierres élevés le long de la route. Il ne rentra point chez lui, avant d'être passé chez le pâtissier, pour lui commander une certaine tarte, qui était la gloire de la ville. Puis, il revint à sa maison ; mais, au moment d'y rentrer, il rebroussa chemin, pour s'informer à la gare de l'heure exacte de l'arrivée des trains. Enfin, il rentra, appela Salomé, et discuta longuement avec elle le dîner du lendemain. Alors seulement, il se coucha, harassé ; mais il était aussi surexcité qu'un enfant, dans la veillée de Noël, et il se retourna toute la nuit dans ses draps, sans trouver un instant de sommeil. Vers une heure du matin, il eut l'idée de se lever, pour dire à Salomé de faire plutôt, pour le dîner, une carpe à l'étuvée ; car elle réussissait merveilleusement ce plat. Il ne le lui dit pas : et il fit bien, sans doute. Il ne s'en leva pas moins pour arranger diverses choses dans la chambre qu'il destinait à Christophe ; il prenait mille précautions, pour que Salomé ne l'entendît pas : car il craignait d'être grondé. Il tremblait de manquer l'heure du train, bien que Christophe ne dût pas arriver avant huit heures. Il fut debout de grand matin. Son premier regard fut pour le ciel : Kunz ne s'était pas trompé, il faisait un temps magnifique. Sur la pointe des pieds, Schulz descendit à sa cave, où il n'allait plus depuis longtemps, de peur du froid et des escaliers raides ; il y fit un choix de ses meilleures bouteilles, se heurta rudement la tête contre la voûte, en remontant, et crut qu'il allait étouffer, quand il parvint au haut de l'escalier avec son panier chargé. Ensuite, il alla au jardin, armé de son sécateur : il coupa impitoyablement ses plus belles roses et les premières branches de ses lilas en fleurs. Puis, il remonta dans sa chambre, fit fiévreusement sa barbe, se coupa une ou deux fois, s'habilla avec soin, et partit pour la gare. Il était sept heures. Salomé ne réussit pas à lui faire prendre une goutte de lait ; car il prétendit que Christophe n'aurait pas déjeuné non plus, quand il arriverait, et qu'ils mangeraient ensemble, au retour de la gare.
Il se trouva au chemin de fer, trois quarts d'heure en avance. Il se morfondit à attendre Christophe, et finalement le manqua. Au lieu d'avoir la patience de rester à la porte de sortie, il alla sur le quai, et perdit la tête au milieu du tourbillon des arrivées et des départs. Malgré les indications précises de la dépêche, il s'était imaginé, Dieu sait pourquoi ! que Christophe arriverait par un autre train que celui qui l'amena ; et d'ailleurs, il ne lui serait pas venu à l'idée que Christophe pût descendre d'un wagon de quatrième classe. Il resta plus d'une demi-heure encore à l'attendre à la gare, quand Christophe, arrivé depuis longtemps, était allé tout droit frapper à sa maison. Pour comble de malheur, Salomé venait d'en sortir, pour se rendre au marché : Christophe trouva porte close. La, voisine, que Salomé avait chargée de dire, au cas où quelqu'un sonnerait, qu'elle serait bientôt de retour, fit la commission, sans rien ajouter de plus. Christophe, qui n'était pas venu pour voir Salomé et qui ne savait même pas qui elle était, trouva la plaisanterie mauvaise ; il demanda si le Herr Universitätsmusikdirektor Schulz n'était donc pas au pays. On lui répondit que si ; mais on ne put lui dire où. Furieux, il s'en alla.
Quand le vieux Schulz rentra, la figure longue d'une aune et quand il apprit de Salomé, qui venait aussi de rentrer, ce qui s'était passé, il fut dans la désolation : il faillit pleurer. Il se mit en rage contre la sottise de la domestique, qui était sortie en son absence et qui n'avait même pas été capable de donner des instructions pour qu'on fît attendre Christophe. Salomé lui répondit, sur le même ton, qu'elle ne pouvait non plus s'imaginer qu'il serait assez sot pour manquer celui qu'il attendait. Mais le vieux ne s'attarda pas à discuter avec elle ; sans perdre un instant, il dégringola de nouveau son escalier, et repartit à la recherche de Christophe, sur la piste très vague que les voisins lui indiquèrent.
Christophe avait été froissé de ne trouver personne, ni même un mot d'excuses. Ne sachant que faire, avant le prochain train, il était allé se promener dans les champs qui lui paraissaient jolis. C'était une petite ville tranquille, reposante, abritée entre des collines molles ; des jardins autour des maisons, des cerisiers en fleurs, des pelouses vertes, de beaux ombrages, des ruines pseudo-antiques, des bustes blancs de princesses d'autrefois sur des colonnes de marbre au milieu de la verdure, des visages doux et gentils. Tout autour de la ville, des prairies, des collines. Dans les buissons fleuris, les merles sifflaient à cœur-joie, formant de petits concerts de flûtes rieuses et sonores. La mauvaise humeur de Christophe ne tarda pas à tomber : il oublia Peter Schulz.
Le vieillard parcourait en vain les rues, interrogeant les passants ; il monta jusqu'au vieux château, sur la colline, au-dessus de la ville, et il revenait, navré, quand, de ses yeux perçants qui voyaient de très loin, il aperçut, à quelque distance un homme couché dans un pré, à l'ombre d'un buisson. Il ne connaissait pas Christophe : il ne pouvait savoir si c'était lui. L'homme lui tournait le dos, la tête à moitié enfouie dans l'herbe. Schulz rôdait sur la route, tournait autour du pré, le cœur battant :
-- C'est lui... Non, ce n'est pas lui...
Il n'osait pas l'appeler. Une idée lui vint : il se mit à chanter la première phrase du Lied de Christophe :
Auf ! Auf !... (Debout ! Debout !...)
Christophe ressauta, comme un poisson hors de l'eau, et il cria la suite à tue-tête. Il se retourna, joyeux. Il avait la figure rouge et des herbes dans les cheveux. Ils s'interpellèrent tous deux par leurs noms, et coururent l'un à l'autre. Schulz enjamba le fossé de la route. Christophe sauta par-dessus la barrière. Ils se serrèrent la main avec effusion, et revinrent ensemble à la maison, riant et parlant très fort. Le vieux contait sa mésaventure. Christophe, qui, un moment avant, était bien décidé à continuer sa route sans faire une nouvelle tentative pour voir Schulz, sentit immédiatement la candide bonté de cette âme, et se prit à l'aimer. Avant d'être arrivés, ils s'étaient déjà confié une multitude de choses.
En entrant, ils trouvèrent Kunz, qui, ayant appris que Schulz était parti à la recherche de Christophe attendait tranquillement. On servit le café au lait. Mais Christophe dit qu'il avait déjeuné dans une auberge de la ville. Le vieux fut désolé : ce lui était vrai chagrin que le premier repas que Christophe avait pris dans le pays n'eût pas été chez lui ; ces petites choses avaient une importance énorme pour son cœur affectueux. Christophe, qui le comprit, s'en amusa en secret, et il l'en aima davantage. Afin de le consoler, il lui certifia qu'il avait assez bon appétit pour déjeuner deux fois : et il le lui prouva.
Tous ses ennuis lui étaient sortis de la tête : il se sentait au milieu de vrais amis, il ressuscitait. Il racontait son voyage, ses déboires, d'une façon humoristique : il avait l'air d'un écolier en vacances. Schulz, rayonnant, le couvait des yeux, et il riait de tout son cœur.
L'entretien ne tarda pas à rouler sur ce qui les unissait tous trois d'un lien secret : la musique de Christophe. Schulz mourait d'envie d'entendre Christophe jouer quelques-unes de ses œuvres ; mais il n'osait le lui demander. Tout en causant, Christophe arpentait la chambre. Schulz guettait ses pas, quand il passait près du piano ouvert ; et il faisait des vœux pour qu'il s'y arrêtât. Kunz avait la même pensée. Ils eurent un battement de cœur, lorsqu'ils le virent s'asseoir machinalement sur le tabouret du piano, sans cesser de parler, puis, sans regarder l'instrument, promener ses mains au hasard sur les touches. Comme Schulz s'y attendait, à peine Christophe eut-il fait deux ou trois arpèges, que le son s'empara de lui : il continua d'enchaîner des accords, en causant ; puis, ce furent des phrases entières ; et alors, il se tut, et commença à jouer. Les vieux échangèrent un coup d'œil d'intelligence, malicieux et heureux.
-- Connaissez-vous cela ? demanda Christophe, en jouant un de ses Lieder.
-- Si je le connais ! dit Schulz, ravi.
Christophe, sans s'interrompre, dit, en tournant à demi la tête :
-- Hé ! Il n'est pas très bon, votre piano !
Le vieux fut très contrit. Il s'excusa :
-- Il est vieux, dit-il humblement, il est comme moi.
Christophe se retourna tout à fait, regarda le vieillard qui semblait demander pardon de sa vieillesse, et lui prit les deux mains, en riant. Il contemplait ses yeux candides :
-- Oh ! vous, dit-il, vous êtes plus jeune que moi.
Schulz riait d'un bon rire, et parlait de son vieux corps, de ses infirmités.
-- Ta ta ta ! dit Christophe, il ne s'agit pas de cela : je sais ce que je dis. Est-ce que ce n'est pas vrai, Kunz ?
(Il avait déjà supprimé le : « Monsieur ».)
Kunz approuvait, de toutes ses forces.
Schulz essayait d'associer à sa cause celle de son vieux piano.
-- Il a encore de très jolies notes, dit-il timidement.
Et il les toucha : -- quatre ou cinq notes assez fraîches, une demi-octave, dans le registre moyen de l'instrument : Christophe comprit que c'était un vieil ami pour lui, et il dit gentiment, -- pensant aux yeux de Schulz :
-- Oui, il a encore de jolis yeux.
La figure de Schulz s'éclaira. Il s'embarqua dans un éloge embrouillé de son vieux piano, mais se tut aussitôt : car Christophe s'était remis à jouer. Les Lieder succédaient aux Lieder ; Christophe chantait à mi-voix. Schulz, les yeux humides, suivait chacun de ses mouvements. Kunz, les mains croisées sur son ventre, fermait les yeux pour mieux jouir. De temps en temps, Christophe se retournait, radieux, vers les deux vieilles gens, qui étaient dans le ravissement ; et il disait avec un enthousiasme naïf, dont ils ne pensaient pas à rire :
-- Hein ! Est-ce beau !... Et cela ! Qu'est-ce que vous en dites ?... Et celui-là !... Celui-là est le plus beau de tous... -- Maintenant je vais vous jouer quelque chose, qui va vous ravir au septième ciel...
Comme il terminait un morceau rêveur, le coucou de la pendule se mit à sonner. Christophe bondit, et cria de colère. Kunz, réveillé en sursaut, roulait de gros yeux effarés. Schulz ne comprenait pas d'abord. Puis, quand il vit Christophe montrer le poing à l'oiseau qui saluait, et crier qu'au nom du ciel on emportât de là cet idiot, ce spectre ventriloque, il trouva pour la première fois de sa vie, que ce bruit était en effet intolérable ; et, prenant une chaise, il voulut grimper dessus, pour décrocher le trouble-fête. Mais il faillit tomber, et Kunz l'empêcha de remonter ; il appela Salomé. Elle arriva sans se presser, suivant son habitude, et fut stupéfaite de se voir mettre sur les bras l'horloge, que Christophe impatient avait décrochée lui-même.
-- Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse ? demandait-elle.
-- Ce que tu voudras. Emporte ! Qu'on ne le revoie plus ici ! disait Schulz, non moins impatient que Christophe.
Il se demandait comment il avait pu supporter si longtemps cette horreur.
Salomé pensa que décidément ils étaient tous toqués.
La musique reprit. Les heures passaient. Salomé vint annoncer que le dîner était servi. Schulz lui fit faire silence. Elle revint dix minutes après, puis, de nouveau encore, dix minutes après : cette fois elle était hors d'elle, et, bouillant de colère, en tâchant d'avoir l'air impassible, elle se planta au milieu de la chambre, et, malgré les gestes désespérés de Schulz, elle demanda, d'une voix de trompette !
-- « Si ces messieurs aimaient mieux manger leur dîner froid ou brûlé ; que, pour elle, cela lui était égal ; elle attendait leurs ordres. »
Schulz, confus de l'algarade, voulut faire une scène à sa servante ; mais Christophe éclata de rire. Kunz l'imita, et Schulz finit par faire comme eux. Salomé, satisfaite de l'effet produit, tourna les talons, de l'air d'une reine qui veut bien pardonner à ses sujets repentants.
-- Voilà une gaillarde ! disait Christophe, se levant du piano. Elle a raison. Rien d'insupportable comme un public qui arrive au milieu du concert.
Ils se mirent à table. C'était un repas énorme et succulent. Schulz avait stimulé l'amour-propre de Salomé, qui ne demandait qu'un prétexte pour étaler son art. Elle ne manquait cas d'occasions de le produire. Les vieux amis étaient prodigieusement gourmands. Kunz était un autre homme à table ; il s'épanouissait comme un soleil: il eût pu servir d'enseigne pour un restaurateur. Schulz n'était pas moins sensible à la bonne chère ; mais sa mauvaise santé l'obligeait à plus de retenue. Il est vrai qu'il n'en tenait pas compte, le plus souvent ; et il le payait. Dans ce cas, il ne se plaignait pas : s'il était malade, au moins il savait pourquoi. Il avait, comme Kunz, des recettes culinaires, héritées, de père en fils, depuis des générations. Salomé avait donc l'habitude d'opérer pour des connaisseurs. Mais, cette fois, elle s'était ingéniée pour rassembler en un seul programme tous ses chefs-d'œuvre à la fois : c'était comme une exposition de cette inoubliable cuisine rhénane, honnête, point frelatée, avec tous ses parfums de toutes herbes, et ses épaisses sauces, ses potages substantiels, ses pot-au-feu modèles, ses carpes monumentales, ses choucroutes, ses oies, ses gâteaux de ménage, ses pains à l'anis et au cumin. Christophe s'extasiait, la bouche pleine, et mangeait comme un ogre ; il avait la capacité formidable de son père et de son grand-père, qui eussent englouti une oie entière. D'ailleurs, il pouvait aussi bien vivre, pendant une semaine, de pain et de fromage, que manger à crever, si l'occasion s'en offrait. Schulz, cordial et cérémonieux, le considérait avec des yeux attendris, et l'arrosait de vins du Rhin. Kunz, rutilant, reconnaissait en lui un frère. La large face de Salomé riait de contentement. -- Au premier instant, elle avait été déçue, quand Christophe était entré. Schulz lui en avait tellement parlé, à l'avance, qu'elle se l'était figuré sous les traits d'une Excellence, chargée de titres et d'honneurs. En le voyant, elle s'était exclamée :
-- Ça n'est que ça ?
Mais, à table, Christophe conquit ses bonnes grâces ; elle n'avait vu personne qui rendît aussi brillamment justice à ses talents. Au lieu de retourner dans sa cuisine, elle restait sur le seuil de la porte à regarder Christophe, qui disait des folies, sans perdre un coup de dent ; et, les poings sur les hanches, elle riait aux éclats. Tous étaient dans la joie. Il n'y avait qu'un point noir dans leur bonheur : Pottpetschmidt n'était pas là. Ils y revenaient souvent :
-- Ah ! s'il était ici ! C'était lui qui mangeait ! C'était lui qui buvait ! C'était lui qui chantait !
Ils ne tarissaient pas d'éloges.
-- « Si Christophe pouvait l'entendre !... Mais peut-être pourrait-il. Pottpetschmidt serait revenu, ce soir, cette nuit au plus tard... »
-- Oh ! cette nuit, je serai loin, dit Christophe.
La figure radieuse de Schulz s'assombrit.
-- Comment, loin ! fit-il, d'une voix tremblante. Mais vous ne partez pas ?
-- Mais si ! dit gaiement Christophe, je reprends le train, ce soir.
Schulz fut désolé. Il avait compté que Christophe passerait plusieurs nuits, dans sa maison. Il balbutiait :
-- Non, non, ce n'est pas possible !...
Kunz répétait :
-- Et Pottpetschmidt !...
Christophe les regarda tous deux : la déception, qui se peignait sur leurs bonnes faces amies, le toucha ; il dit :
-- Comme vous êtes gentils !... Je partirai demain matin : Voulez-vous ?
Schulz lui saisit la main.
-- Ah ! fit-il, quel bonheur ! Merci ! Merci !
Il était comme un enfant, à qui demain semble si loin, si loin qu'il n'y a pas à y penser. Christophe ne partait pas aujourd'hui, tout le jour leur appartenait, ils passeraient toute la soirée ensemble, il dormirait sous son toit : voilà tout ce que voyait Schulz ; il ne voulait pas regarder plus loin.
La gaieté reprit. Schulz se leva tout à coup, prit un air solennel, et porta un toast ému et emphatique à son hôte, qui lui avait fait l'immense joie et l'honneur de visiter sa petite ville et son humble maison ; il but à son heureux retour, à ses succès, à sa gloire, à tout le bonheur de la terre, qu'il lui souhaitait de toute son âme. Ensuite, il porta un autre toast à « la noble musique », -- un autre à son vieil ami Kunz, -- un autre au printemps ; -- et il n'oublia pas non plus Pottpetschmidt. Kunz but à son tour à Schulz et à quelques autres ; et Christophe, pour mettre fin aux toasts, but à dame Salomé, qui en devint cramoisie. Après quoi, sans laisser aux orateurs, le temps de riposter, il entama une chanson connue, que les deux vieux reprirent avec lui, puis après celle-là une autre, et encore une autre à trois voix, où il était question d'amitié, de musique et de vin : le tout accompagné de rires retentissants et du tintement des verres qui trinquaient constamment...
Il était trois heures et demie, quand ils se levèrent de table. Ils étaient un peu lourds. Kunz s'affala dans un fauteuil ; il eût volontiers fait un somme. Schulz avait les jambes cassées de ses émotions du matin, non moins que de ses toasts. Tous deux espéraient que Christophe se remettrait au piano et jouerait pendant des heures. Mais le terrible garçon, tout gaillard et dispos, après avoir frappé trois ou quatre accords sur le piano, le ferma brusquement, regarda par la fenêtre, et demanda si on ne pourrait pas faire un tour jusqu'au souper. La campagne l'attirait. Kunz montra peu d'enthousiasme ; mais Schulz trouva sur-le-champ que l'idée était excellente, et qu'il fallait faire voir à leur hôte la promenade des Schönbuchwälder. Kunz fit un peu la grimace ; mais il ne protesta point, et se leva avec les autres : il était aussi désireux que Schulz de montrer à Christophe les beautés du pays.
Ils sortirent. Christophe avait pris le bras de Schulz, et le faisait marcher plus vite que le vieux n'eût voulu. Kunz suivait, en s'épongeant, ils péroraient gaiement. Les gens, sur le seuil de leurs portes, les regardaient passer, et trouvaient que Herr Professor Schulz avait l'air d'un jeune homme. Au sortir de la ville, ils prirent à travers prés. Kunz se plaignait de la chaleur. Christophe, sans pitié, trouvait que l'air était exquis. Par bonheur pour les deux vieilles gens, on s'arrêtait à tout instant pour discuter et la conversation faisait oublier la longueur du chemin. On entra dans les bois. Schulz récita des vers de Gœthe et de Mœrike. Christophe aimait beaucoup les vers ; mais il n'en pouvait retenir aucun : il s'abandonnait, en les écoutant, à une rêverie vague, où des musiques se substituaient aux mots et les faisaient oublier. Il admirait la mémoire de Schulz. Quelle différence entre la vivacité d'esprit de ce vieillard malade, presque impotent, enfermé dans sa chambre une partie de l'année, enfermé dans sa ville de province sa vie presque tout entière, -- et Hassler, qui, jeune, célèbre, au cœur du mouvement artistique, et parcourant l'Europe pour ses tournées de concerts, ne s'intéressait à rien et ne voulait rien connaître ! Non seulement Schulz était au courant de toutes les manifestations de l'art présent, que connaissait Christophe ; mais il savait une quantité de choses sur des musiciens passés ou étrangers, dont Christophe n'avait jamais entendu parler. Sa mémoire était une citerne profonde, où toutes les belles eaux du ciel avaient été recueillies. Christophe ne se lassait pas d'y puiser ; et Schulz était heureux de l'intérêt de Christophe. Il avait rencontré parfois des auditeurs complaisants, ou des élèves dociles, mais il avait toujours manqué d'un cœur jeune et ardent, avec qui il pût partager les enthousiasmes, dont il était gonflé jusqu'à en étouffer.
Ils étaient les meilleurs amis du monde, quand le vieux eut la maladresse de dire son admiration pour Brahms. Christophe se mit dans une colère froide : il lâcha le bras de Schulz, et dit d'un ton cassant que qui aimait Brahms ne pouvait être son ami. Cela jeta une douche sur leur joie. Schulz, trop timide pour discuter, trop honnête pour mentir, balbutiait, tâchait de s'expliquer. Mais Christophe l'arrêta par un :
-- Assez !
tranchant qui n'admettait pas de réplique. Il y eut un silence glacial. Ils continuèrent de marcher. Les deux vieillards n'osaient pas se regarder. Kunz, après avoir toussoté, essaya de renouer la conversation et de parler des bois et du beau temps ; mais Christophe, boudeur, laissait tomber l'entretien et ne répondait que par monosyllabes. Kunz, ne trouvant pas d'écho de ce côté, tâcha, pour rompre le silence, de causer avec Schulz ; mais Schulz avait la gorge serrée, il ne pouvait parler. Christophe le regardait du coin de l'œil, et il avait envie de rire : il lui avait déjà pardonné. Il ne lui en avait jamais voulu sérieusement ; il trouvait même qu'il était un animal de contrister ce pauvre vieux ; mais il abusait de son pouvoir, et il ne voulait pas avoir l'air de revenir sur ce qu'il avait dit. Ils restèrent ainsi jusqu'à la sortie du bois : on n'entendait plus que les pas traînants des deux vieux déconfits ; Christophe sifflotait et semblait ne pas les voir. Soudain, il n'y tint plus. Il éclata de rire, se retourna vers Schulz, et lui empoigna les bras dans ses solides mains :
-- Mon bon cher vieux Schulz ! fit-il, en le regardant affectueusement, est-ce beau ! est-ce beau !...
Il parlait de la campagne et de la belle journée ; mais ses yeux qui riaient semblaient dire :
-- Tu es bon. Je suis une brute. Pardonne-moi ! Je t'aime bien.
Le cœur du vieux se fondit. C'était comme si le soleil était revenu après une éclipse. Il fut, un moment encore, avant de pouvoir articuler un mot. Christophe lui avait repris le bras et causait plus amicalement que jamais : dans son entrain, il avait doublé le pas, sans faire attention qu'il exténuait ses deux compagnons. Schulz ne se plaignait pas ; il ne s'apercevait même pas de la fatigue, tant il était content. Il savait qu'il paierait toutes ses imprudences de la journée, mais il se disait :
-- Tant pis pour demain ! Quand il sera parti, j'aurai bien le temps de me reposer.
Mais Kunz, moins exalté, suivait à quinze pas, en faisant une mine piteuse. Christophe s'en aperçut enfin. Il s'excusa, tout confus, et il offrit de s'étendre dans une prairie, à l'ombre des peupliers. Schulz, naturellement, acquiesçait, sans se demander si sa bronchite y trouverait son compte. Heureusement, Kunz y songea pour lui ; ou, du moins, il donna ce prétexte pour ne pas s'exposer en nage comme il était, à la fraîcheur des prés. Il proposa d'aller reprendre à une station voisine le train qui ramenait en ville. Ainsi fut fait. Malgré leur fatigue, ils durent hâter le pas, pour n'être pas en retard, et ils arrivèrent en gare, juste au moment où le train y entrait.
À leur vue, un gros homme s'élança à la portière d'un wagon, et mugit les noms de Schulz et de Kunz, en les accompagnant de la liste de tous leurs titres et qualités, et en agitant les bras comme un fou. Schulz et Kunz répondirent en criant et remuant aussi les bras ; ils se précipitèrent vers le compartiment du gros homme, qui accourait à leur rencontre, en bousculant ses compagnons de route. Christophe, ahuri, suivait en courant, et il demandait :
-- Quoi donc ?
Et les autres, exultants, criaient :
-- C'est Pottpetschmidt !
Ce nom ne lui disait pas grand'chose. Il avait oublié les toasts du dîner. Pottpetschmidt sur la plate-forme du wagon, Schulz et Kunz sur le marchepied faisaient un vacarme assourdissant ; ils s'émerveillaient de leur chance. Ils se hissèrent dans le train qui partait. Schulz fit les présentations. Pottpetschmidt, après avoir salué, les traits brusquement pétrifiés, et raide comme un piquet, se jeta, aussitôt après les formalités accomplies, sur la main de Christophe, qu'il secoua cinq ou six fois, comme s'il voulait la démancher, et se remit à vociférer. Christophe distingua dans ses cris qu'il remerciait Dieu et son étoile de cette extraordinaire rencontre. Cela ne l'empêcha point, un moment après, en se frappant les cuisses d'accuser sa mauvaise chance de l'avoir fait partir de la ville, -- lui qui n'en sortait jamais, -- juste pour l'arrivée de Monsieur le Kapellmeister. La dépêche de Schulz ne lui avait été remise que le matin, une heure après le départ du train ; il dormait quand elle était arrivée, et on avait jugé bon de ne pas le réveiller. Il en avait tempêté, toute la matinée, contre les gens de l'hôtel. Il en tempêtait encore. Il avait envoyé promener ses clients, ses rendez-vous d'affaires, et pris le premier train, dans sa hâte de revenir ; mais ce train du diable avait manqué la correspondance de la grande ligne : Pottpetschmidt avait dû attendre trois heures, dans une gare ; il y avait épuisé toutes les exclamations de son vocabulaire, et vingt fois raconté sa mésaventure aux voyageurs qui attendaient comme lui et au portier de la gare. Enfin, on était reparti. Il tremblait d'arriver trop tard... Mais, Dieu soit loué ! Dieu soit loué !...
Il avait repris les mains de Christophe, et les pétrissait dans ses vastes pattes aux doigts poilus. Il était fabuleusement gros, et grand en proportion : la tête carrée, les cheveux roux, taillés ras, la figure rasée, grêlée, gros yeux, gros nez, grosses lèvres, double menton, le cou court, le dos d'une largeur monstrueuse, le ventre comme un tonneau, les bras écartés du corps, les pieds et les mains énormes, un gigantesque amas de chair, déformé par l'abus de la mangeaille et de la bière, un de ces pots-à-tabac, à face humaine, comme on en voit rouler parfois dans les rues des villes de Bavière, qui gardent le secret de cette race d'hommes, obtenue par un système de gavage analogue à celui des volailles mises dans une épinette. De joie et de chaleur, il luisait comme une motte de beurre : et, les deux mains posées sur ses deux genoux écartés, ou sur ceux de ses voisins, il ne se lassait point de parler, faisant rouler les consonnes dans l'air, avec une vigueur de catapulte. Par instants, il était pris d'un rire qui le secouait tout entier ; il rejetait la tête en arrière, ouvrant la bouche, ronflant, râlant et s'étranglant. Son rire se communiquait à Schulz et à Kunz, qui, quand l'accès était passé, regardaient Christophe, en s'essuyant les yeux. Ils avaient l'air de lui demander :
-- Hein !... Et qu'est-ce que vous en dites ?
Christophe n'en disait rien ; il pensait avec effroi :
-- C'est ce monstre qui chante ma musique ?
Ils rentrèrent chez Schulz. Christophe espérait éviter le chant de Pottpetschmidt, et ne lui faisait aucune avance, malgré les allusions de Pottpetschmidt, qui grillait de se faire entendre. Mais Schulz et Kunz avaient à cœur de se faire honneur de leur ami : il fallut en passer par là. Christophe se mit au piano, d'assez mauvaise grâce ; il pensait :
-- Mon bonhomme, mon bonhomme, tu ne sais pas ce qui t'attend : gare à toi ! Je ne te passerai rien.
Il se disait qu'il allait faire de la peine à Schulz, et il en était fâché ; mais il n'en était pas moins résolu à lui faire de la peine, plutôt que de tolérer que ce sir John Falstaff égorgeât sa musique. Le remords de chagriner son vieil ami lui fut épargné : le gros homme chanta d'une voix admirable. Dès les premières mesures, Christophe fit un mouvement de surprise. Schulz, qui ne le quittait pas des yeux, trembla : il pensa que Christophe n'était pas content et il ne se rassura qu'en voyant sa figure s'éclairer, à mesure qu'il jouait. Lui-même s'illuminait du reflet de sa joie ; et, le morceau fini, quand Christophe se retourna, en criant que jamais il n'avait entendu chanter ainsi un de ses Lieder, ce fut pour Schulz un ravissement plus doux et plus profond que celui de Christophe satisfait et de Pottpetschmidt triomphant : car chacun des deux n'avait que son propre plaisir, et Schulz avait celui de ses deux amis. Le concert continua. Christophe s'exclamait : il ne pouvait comprendre comment cet être lourd et commun parvenait à rendre la pensée de ses Lieder. Sans doute, ce n'en étaient pas toutes les nuances exactes ; mais c'en était l'élan, la passion, qu'il n'avait jamais réussi à souffler complètement à des chanteurs de profession. Il regardait Pottpetschmidt, et il se demandait :
-- Est-ce qu'il sent cela, vraiment ?
Mais il ne voyait dans ses yeux d'autre flamme que celle de la vanité satisfaite. Une force inconsciente remuait cette lourde masse. Cette force aveugle et passive était comme une armée, qui se bat, sans savoir contre qui, ni pourquoi. L'esprit des Lieder s'emparait d'elle, et elle obéissait en jubilant : car elle avait besoin d'agir ; et, livrée à elle-même, elle n'eût jamais su comment.
Christophe se disait qu'au jour de la Création, le grand sculpteur ne s'était pas donné beaucoup de peine pour mettre en ordre les membres épars de ses créatures ébauchées et qu'il les avait ajustés tant bien que mal, sans s'inquiéter s'ils étaient faits pour aller ensemble : ainsi, chacun se trouvait fabriqué avec des morceaux de toute provenance ; et le même homme était épars en cinq ou six hommes différents : le cerveau était chez l'un, chez un autre le cœur, chez un troisième le corps qui convenait à cette âme ; l'instrument était d'un côté, et l'instrumentiste de l'autre. Certains êtres restaient comme d'admirables violons, éternellement enfermés dans leur boîte, faute de quelqu'un qui sût en jouer. Et ceux qui étaient faits pour en jouer étaient, toute leur vie, obligés de se contenter de misérables crincrins. Il avait d'autant plus de raison de penser ainsi qu'il était furieux contre lui-même de n'avoir jamais été capable de chanter proprement une page de musique. Il avait la voix fausse, et ne pouvait s'écouter sans horreur.
Cependant, Pottpetschmidt, grisé par son succès, commençait à « mettre de l'expression » dans les Lieder de Christophe : c'est-à-dire qu'il substituait la sienne à celle de Christophe. Celui-ci, naturellement, ne trouvait pas que sa musique gagnât au change ; et il s'assombrissait. Schulz s'en aperçut. Son manque de critique et l'admiration qu'il avait pour ses amis ne lui eussent pas permis de se rendre compte, par lui-même, du mauvais goût de Pottpetschmidt. Mais son affection pour Christophe lui faisait percevoir les nuances les plus furtives de la pensée du jeune homme : il n'était plus en lui, il était en Christophe ; et il souffrit aussi de l'emphase de Pottpetschmidt. Il s'ingénia à l'arrêter sur cette pente dangereuse. Il n'était pas facile de faire taire Pottpetschmidt. Schulz eut toutes les peines du monde, quand le chanteur eut épuisé le répertoire de Christophe, à l'empêcher de se faire entendre dans les élucubrations de compositeurs médiocres, au seul nom desquels Christophe se hérissait en boule, comme un porc-épic.
Heureusement, l'annonce du souper vint museler Pottpetschmidt. Un autre terrain s'offrait à lui, pour déployer sa valeur : il y était sans rival ; et Christophe, que ses exploits de la matinée avaient un peu lassé, n'essaya point de lutter.
La soirée s'avançait. Assis autour de la table, les trois vieux amis contemplaient Christophe ; ils buvaient ses paroles. Il semblait bien étrange à Christophe de se trouver dans cette petite ville perdue, au milieu de ces vieilles gens, qu'il n'avait jamais vus avant ce jour, et d'être plus intime avec eux que s'ils avaient été de sa famille. Il pensait quel bienfait ce serait pour un artiste, s'il pouvait se douter des amis inconnus que sa pensée rencontre dans le monde, -- combien son cœur en serait réchauffé et ses forces grandies... Mais il n'en est rien, le plus souvent : chacun reste seul et meurt seul, craignant d'autant plus de dire ce qu'il sent, qu'il sent davantage et qu'il aurait plus besoin de se dire. Les complimenteurs vulgaires n'ont point de peine à parler. Ceux qui aiment le mieux doivent se faire violence pour desserrer les dents et pour dire qu'ils aiment. Aussi, faut-il être reconnaissant à ceux qui osent parler : ils sont, sans s'en douter, les collaborateurs de celui qui crée. -- Christophe était pénétré de gratitude pour le vieux Schulz. Il ne le confondait pas avec ses deux compagnons ; il sentait qu'il était l'âme de ce petit groupe d'amis : les autres n'étaient que les reflets de ce foyer vivant d'amour et de bonté. L'amitié que Kunz et Pottpetschmidt avaient pour lui était bien différente. Kunz était égoïste : la musique lui procurait une satisfaction de bien-être, comme à un gros chat qu'on caresse. Pottpetschmidt y trouvait un plaisir de vanité et d'exercice physique. Ni l'un ni l'autre ne s'inquiétait de le comprendre. Mais Schulz s'oubliait tout entier : il aimait.
Il était tard. Les deux amis invités repartirent, dans la nuit. Christophe resta seul avec Schulz. Il lui dit :
-- Maintenant, je vais jouer, pour vous seul.
Il se mit au piano et joua, -- comme il savait le faire, quand il avait près de lui quelqu'un qui lui était cher. Il joua de ses œuvres nouvelles. Le vieillard était en extase. Assis auprès de Christophe, il ne le quittait pas des yeux et retenait son souffle. Dans la bonté de son cœur, incapable de garder le moindre bonheur pour lui seul, il répétait, malgré lui :
-- Ah ! quel malheur que Kunz ne soit plus là !
(ce qui impatientait un peu Christophe).
Une heure passa : Christophe jouait toujours ; ils n'avaient pas échangé une parole. Quand Christophe eut fini, ils ne dirent mot. Tout était silencieux : la maison, la rue dormaient. Christophe se retourna, et vit le vieil homme, qui pleurait : il se leva et alla l'embrasser. Ils causèrent tout bas, dans le calme de la nuit. Le tic-tac de l'horloge, amorti, battait dans une chambre voisine. Schulz parlait à mi-voix, les mains jointes, le corps penché en avant ; il racontait à Christophe, qui l'interrogeait, sa vie, ses tristesses ; à tout instant, il avait des scrupules de se plaindre, il éprouvait le besoin de dire :
-- J'ai tort... je n'ai pas le droit de me plaindre... tout le monde a été très bon pour moi...
Et il ne se plaignait pas en effet : c'était seulement une mélancolie involontaire qui se dégageait du sobre récit de sa vie solitaire. Il y mêlait, aux moments les plus douloureux, des professions de foi d'un idéalisme très vague et très sentimental, qui agaçaient Christophe, mais qu'il eût été cruel de contredire. Au fond, c'était, chez Schulz, bien moins une croyance ferme qu'un désir passionné de croire, -- un espoir incertain, auquel il se cramponnait, comme à une bouée. Il en cherchait confirmation dans les yeux de Christophe. Christophe entendait l'appel des yeux de son ami, qui s'attachaient à lui avec une confiance touchante, qui imploraient de lui -- qui lui dictaient sa réponse. Alors il dit les paroles de foi tranquille et de force que le vieux attendait, et qui lui firent du bien. Le vieux et le jeune avaient oublié les années qui les séparaient : ils étaient l'un près de l'autre, comme deux frères du même âge, qui s'aiment et qui s'entr'aident ; le plus faible cherchait un appui auprès du plus fort : le vieillard se réfugiait dans l'âme du jeune homme.
Ils se quittèrent, après minuit. Christophe devait se lever de bonne heure pour reprendre le même train qui l'avait amené. Aussi ne flâna-t-il point en se déshabillant. Le vieux avait préparé la chambre de son hôte, comme s'il devait y passer plusieurs mois. Il avait mis sur la table des roses dans un vase, et une branche de laurier. Il avait installé un buvard tout neuf sur le bureau. Il avait fait porter, dans la matinée, un piano droit. Il avait choisi et placé sur la planchette, au chevet du lit, quelques-uns de ses livres les plus précieux et les plus aimés, Pas un détail auquel il n'eût pensé avec amour. Ce fut peine perdue : Christophe n'en vit rien. Il se jeta sur son lit, et dormit aussitôt, à poings fermés.
Schulz ne dormit pas. Il ruminait à la fois toute la joie qu'il avait eue, et tout le chagrin qu'il avait déjà du départ de l'ami. Il repassait dans sa tête les paroles qu'ils s'étaient dites. Il songeait que le cher Christophe dormait près de lui, de l'autre côté du mur, contre lequel son lit était appuyé. Il était écrasé de fatigue, courbaturé, oppressé ; il sentait qu'il s'était refroidi pendant la promenade et qu'il allait avoir une rechute ; mais il n'avait qu'une pensée :
-- Pourvu que cela dure jusqu'après son départ !
Et il tremblait d'avoir un accès de toux, qui réveillât Christophe. Il était plein de reconnaissance envers Dieu, et se mit à composer des vers sur le cantique du vieux Siméon : Nunc dimittis... Il se leva, en sueur, pour écrire ces vers, et il resta assis à sa table, jusqu'à ce qu'il les eût recopiés soigneusement, avec une dédicace débordante d'affection, et sa signature au bas, la date et l'heure. Puis, il se recoucha, ayant le frisson, et ne put se réchauffer, de tout le reste de la nuit.
L'aube vint. Schulz songeait, avec regret, à l'aube de la veille. Mais il se blâma de gâter par ces pensées les dernières minutes de bonheur qui lui restaient ; il savait bien que, le lendemain, il regretterait l'heure qui s'enfuyait maintenant ; il s'appliqua à n'en rien perdre. Il tendait l'oreille au moindre bruit de la chambre à côté. Mais Christophe ne bougeait point. Où il s'était couché, il se trouvait encore ; il n'avait pas fait un mouvement. Six heures et demie étaient sonnées, et il dormait toujours. Rien n'eût été plus facile que de lui laisser manquer le train ; et, sans doute, eût-il pris la chose en riant. Mais le vieux était trop scrupuleux pour disposer d'un ami, sans son consentement. Il avait beau se répéter :
-- Ce ne sera point ma faute. Je n'y serai pour rien. Il suffit de ne rien dire. Et s'il ne se réveille pas à temps, j'aurai encore tout un jour à passer avec lui.
Il se répliqua :
-- Non, je n'en ai pas le droit.
Et il se crut obligé d'aller le réveiller. Il frappa à sa porte. Christophe n'entendit pas tout de suite : il fallut insister. Cela faisait gros cœur au vieux, qui pensait :
-- Ah ! comme il dormait bien ! Il serait resté là jusqu'à midi !...
Enfin, la voix joyeuse de Christophe répondit, de l'autre côté de la cloison. Quand il sut l'heure, il s'exclama ; et on l'entendit s'agiter dans sa chambre, faire bruyamment sa toilette, chanter des bribes d'airs, tout en interpellant amicalement Schulz à travers la muraille, et disant des drôleries, qui faisaient rire le vieux, malgré son chagrin. La porte s'ouvrit : il parut, frais, reposé, la figure heureuse ; il ne pensait pas du tout à la peine qu'il faisait. En réalité, rien ne le pressait de partir ; il ne lui en eût rien coûté de rester quelques jours de plus ; et cela eût fait tant de plaisir à Schulz ! Mais Christophe ne pouvait s'en douter exactement. D'ailleurs, quelque affection qu'il eût pour le vieux, il était bien aise de s'en aller : il était fatigué par cette journée de conversation perpétuelle, par ces âmes qui s'accrochaient à lui, avec une affection désespérée. Et puis, il était jeune, il pensait qu'ils auraient le temps de se revoir : il ne partait pas pour le bout du monde ! -- Le vieillard savait que lui, serait bientôt plus loin qu'au bout du monde ; et il regardait Christophe, pour toute l'éternité.
Il l'accompagna à la gare, malgré son extrême fatigue. Une petite pluie fine, froide, tombait sans bruit. À la station, Christophe s'aperçut, en ouvrant son porte-monnaie, qu'il n'avait plus assez d'argent pour prendre son billet de retour, jusqu'à chez lui. Il savait que Schulz lui prêterait avec joie ; mais il ne voulut pas le lui demander... Pourquoi ? Pourquoi refuser à celui qui vous aime l'occasion -- le bonheur de vous rendre service ?... Il ne le voulut pas, par discrétion, par amour-propre peut-être. Il prit un billet jusqu'à une station intermédiaire, se disant qu'il ferait le reste du chemin à pied.
L'heure du départ sonna. Sur le marchepied du wagon, ils s'embrassèrent. Schulz glissa dans la main de Christophe sa poésie écrite pendant la nuit. Il resta sur le quai, au pied du compartiment. Ils n'avaient plus rien à se dire, comme il arrive quand les adieux se prolongent ; mais les yeux de Schulz continuaient de parler : ils ne se détachèrent pas du visage de Christophe, jusqu'à ce que le train partit.
Le wagon disparut à un tournant de la voie. Schulz se retrouva seul. Il revint par l'avenue boueuse ; il se traînait : il sentait brusquement la fatigue, le froid, la tristesse du jour pluvieux. Il eut grand peine à regagner sa maison et à monter l'escalier. À peine rentré dans sa chambre, il fut pris d'une crise d'étouffement et de toux. Salomé vint à son secours. Au milieu de ses gémissements involontaires, il répétait :
-- Quel bonheur !... Quel bonheur que ç'ait attendu !...
Il se sentait très mal. Il se coucha. Salomé alla chercher le médecin. Dans son lit, tout son corps s'abandonnait, comme une loque. Il n'aurait pu faire un mouvement ; seule, sa poitrine haletait, comme un soufflet de forge. Sa tête était lourde et fiévreuse. Il passa la journée entière à revivre minute par minute, toute la journée de la veille : il se torturait ainsi, et il se reprochait ensuite de se plaindre, après un tel bonheur. Les mains jointes, le cœur gonflé d'amour, il remerciait Dieu.
Rasséréné par cette journée, rendu plus confiant en soi par l'affection qu'il laissait derrière lui, Christophe revenait au pays. Arrivé au terme de son billet, il descendit gaiement, et se mit en route à pied. Il avait une soixantaine de kilomètres à faire. Il n'était pas pressé, et flânait comme un écolier. C'était avril. La campagne n'était pas très avancée. Les feuilles se dépliaient, comme de petites mains ridées, au bout des branches noires ; quelques pommiers étaient en fleurs, et les frêles églantines souriaient, le long des haies. Par-dessus la forêt déplumée, où commençait à pousser un fin duvet vert-tendre, se dressait, au faîte d'une petite colline, tel un trophée au bout d'une lance, un vieux château roman. Dans le ciel bleu très doux, voguaient des nuages très noirs. Les ombres couraient sur la campagne printanière : des giboulées passaient, puis, le clair soleil renaissait, et les oiseaux chantaient.
Christophe s'aperçut que, depuis quelques instants, il songeait à l'oncle Gottfried. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait plus pensé au pauvre homme ; et il se demandait pourquoi son souvenir lui revenait en ce moment, avec obstination ; il en était hanté, tandis qu'il cheminait sur une avenue, bordée de peupliers, le long d'un canal miroitant ; cette image le poursuivait de telle sorte qu'au détour d'un grand mur, il lui sembla qu'il allait le voir venir à sa rencontre.
Le ciel s'était assombri. Une violente averse de pluie et de grêle se mit à tomber, et le tonnerre gronda au loin. Christophe était près d'un village, dont il voyait les façades roses et les toits rouges, au milieu des bouquets d'arbres. Il hâta le pas, et se mit à l'abri sous le toit avançant de la première maison. Les grêlons cinglaient dru ; ils tintaient sur les tuiles, et rebondissaient dans la rue, comme des grains de plomb. Les ornières coulaient à pleins bords. À travers les vergers en fleurs, un arc-en-ciel tendait son écharpe éclatante et barbare sur les nuées bleu-sombre.
Sur le seuil de la porte, debout, une jeune fille tricotait. Elle dit amicalement à Christophe d'entrer. Il accepta l'invitation. La salle où il pénétra servait à la fois de cuisine, de salle à manger, et de chambre à coucher. Au fond, une marmite était suspendue sur un grand feu. Une paysanne, qui épluchait des légumes, souhaita le bonjour à Christophe, et lui dit de s'approcher du feu, pour se sécher. La jeune fille alla chercher une bouteille et lui servit à boire. Assise de l'autre côté de la table, elle continuait de tricoter, tout en s'occupant de deux enfants, qui jouaient à s'enfoncer dans le cou de ces épis d'herbes, qu'on nomme à la campagne des « voleurs » ou des « ramonas ». Elle lia conversation avec Christophe. Il ne s'aperçut qu'après un moment qu'elle était aveugle. Elle n'était point belle. C'était une forte fille, les joues rouges, les dents blanches, les bras solides ; mais les traits manquaient de régularité : elle avait l'air souriant et un peu inexpressif de beaucoup d'aveugles, et aussi, leur manie de parler des choses et des gens, comme si elle les voyait. Au premier moment, Christophe, interloqué, se demanda si elle se moquait, quand elle lui dit qu'il avait bonne mine, et que la campagne était très jolie aujourd'hui. Mais après avoir regardé tour à tour l'aveugle et la femme qui épluchait, il vit que cela n'étonnait personne. Les deux femmes interrogèrent amicalement Christophe, s'informant d'où il venait, par où il avait passé. L'aveugle se mêlait à l'entretien, avec une animation un peu exagérée ; elle approuvait, ou commentait les observations de Christophe sur le chemin et sur les champs. Naturellement, ses remarques tombaient souvent à faux. Elle semblait vouloir se persuader qu'elle voyait aussi bien que lui.
D'autres gens de la famille étaient rentrés : un robuste paysan, d'une trentaine d'années, et sa jeune femme. Christophe causait avec les uns et avec les autres ; et, regardant le ciel qui s'éclaircissait, il attendait le moment de repartir. L'aveugle chantonnait un air, tout en faisant marcher les aiguilles de son tricot. Cet air rappelait à Christophe des choses anciennes.
-- Comment ! vous connaissez cela ? dit-il.
(Gottfried le lui avait autrefois appris.)
Il fredonna la suite. La jeune fille se mit à rire. Elle chantait la première moitié des phrases, et il s'amusait à les terminer. Il venait de se lever, pour aller inspecter l'état du temps et il faisait le tour de la chambre, en furetant machinalement du regard dans tous les coins, quand il aperçut, dans un angle, près du dressoir, un objet, qui le fit tressauter. C'était un long bâton recourbé, dont le manche, grossièrement sculpté, représentait un petit homme courbé qui saluait. Christophe le connaissait bien : il avait joué tout enfant avec. Il sauta sur la canne, et demanda d'une voix étranglée :
-- D'où avez-vous... D'où avez-vous cela ?
L'homme regarda, et dit :
-- C'est un ami qui l'a laissé ; un ancien ami, qui est mort.
Christophe cria :
-- Gottfried ?
Tous se retournèrent en demandant :
-- Comment savez-vous... ?
Et quand Christophe eut dit que Gottfried était son oncle, ce fut un émoi général. L'aveugle s'était levée ; son peloton de laine avait roulé à travers la chambre ; elle marchait sur son ouvrage, et avait pris les mains de Christophe, en répétant :
-- Vous êtes son neveu ?
Tout le monde parlait à la fois. Christophe demandait, de son côté :
-- Mais vous, comment... comment le connaissez-vous ?
L'homme répondit :
-- C'est ici qu'il est mort.
On se rassit, et quand l'agitation fut un peu calmée, la mère raconta, en reprenant son travail, que Gottfried venait à la maison depuis des années ; toujours il s'y arrêtait, à l'aller et au retour, dans chacune de ses tournées. La dernière fois qu'il était venu -- (c'était en juillet dernier) -- il semblait très las ; et, son ballot déchargé, il avait été un moment avant de pouvoir articuler une parole ; mais on n'y avait pas pris garde, parce qu'on était habitué à le voir ainsi, quand il arrivait : on savait qu'il avait le souffle court. Il ne se plaignait pas. Jamais il ne se plaignait : il trouvait toujours un sujet de contentement dans les choses désagréables. Quand il faisait un travail exténuant, il se réjouissait en pensant comme il serait bien dans son lit, le soir ; et quand il était souffrant, il disait comme cela serait bon, quand il ne souffrirait plus...
-- Et c'est un tort, Monsieur, d'être toujours content, ajoutait la bonne femme ; car quand on ne se plaint pas, les autres ne vous plaignent pas. Moi, je me plains toujours...
Donc, on n'avait pas fait attention à lui. On l'avait même plaisanté sur sa bonne mine, et Modesta -- (c'était le nom de la jeune fille aveugle), -- qui était venue le décharger de son paquet, lui avait demandé s'il ne serait donc jamais las de courir ainsi, comme un jeune homme. Il souriait, pour toute réponse ; car il ne pouvait parler. Il s'assit sur le banc devant la porte. Chacun partit à son ouvrage : les hommes, aux champs ; la mère, à sa cuisine. Modesta vint près du banc : debout, adossée à la porte, son tricot à la main, elle causait avec Gottfried. Il ne lui répondait pas ; elle ne lui demandait pas de réponse, elle lui racontait tout ce qui s'était passé depuis sa dernière visite. Il respirait avec peine -- et elle l'entendit faire des efforts pour parler. Au lieu de s'en inquiéter, elle lui dit :
-- Ne parle pas. Repose-toi. Tu parleras tout à l'heure... S'il est possible de se fatiguer, comme cela !...
Alors, il ne parla plus. Elle reprit son récit, croyant qu'il écoutait. Il soupira, et se tut. Quand la mère sortit, un peu plus tard, elle trouva Modesta, qui continuait de parler, et, sur le banc, Gottfried, immobile, la tête renversée en arrière et tournée vers le ciel : depuis quelques minutes, Modesta causait avec un mort. Elle comprit alors que le pauvre homme avait essayé de dire quelques mots, avant de mourir, mais qu'il n'avait pu ; alors, il s'était résigné, avec son sourire triste, et il avait fermé les yeux, dans la paix du soir d'été...
La pluie avait cessé. La bru alla à l'étable ; le fils prit sa pioche et déblaya, devant la porte, la rigole que la boue avait obstruée. Modesta avait disparu dès le commencement du récit. Christophe restait seul dans la chambre avec la mère, et se taisait, ému. La vieille, un peu bavarde, ne pouvait supporter un silence prolongé ; et elle se mit à lui raconter toute l'histoire de sa connaissance avec Gottfried. Cela datait de très loin. Quand elle était toute jeune, Gottfried l'aimait. Il n'osait pas le lui dire ; mais on en plaisantait ; elle se moquait de lui, tous se moquaient de lui : -- (c'était l'habitude, partout où il passait) -- Gottfried n'en revenait pas moins, fidèlement, chaque année. Il trouvait naturel qu'on se moquât de lui, naturel qu'elle ne l'aimât point, naturel qu'elle se fût mariée et qu'elle fût heureuse avec un autre. Elle avait été trop heureuse, elle s'était trop vantée de son bonheur : le malheur arriva. Son mari mourut subitement. Puis, sa fille, -- une belle fille saine, vigoureuse, que tout le monde admirait, et qui allait se marier avec le fils du plus riche paysan de la contrée, perdit la vue, par accident. Un jour qu'elle était montée dans le grand poirier derrière la maison, pour cueillir les fruits, l'échelle glissa : en tombant, une branche cassée la heurta rudement, près de l'œil. On crut qu'elle en serait quitte pour une cicatrice ; mais depuis, elle ne cessa de souffrir d'élancements dans le front : un œil s'obscurcit, puis l'autre ; et tous les soins furent inutiles. Naturellement, le mariage avait été rompu ; le futur s'était éclipsé, sans autre explication, et, de tous les garçons, qui, un mois avant, se seraient assommés mutuellement pour un tour de valse avec elle, pas un n'avait eu le courage -- (c'est bien compréhensible) -- de se mettre une infirme sur les bras. Alors, Modesta, jusque-là insouciante et rieuse, tomba dans un tel désespoir qu'elle voulait mourir. Elle refusait de manger, elle pleurait, du matin au soir ; et, la nuit, on l'entendait encore se lamenter dans son lit. On ne savait plus que faire, on ne pouvait que se désoler avec elle ; et elle n'en pleurait que de plus belle. On finit par être excédé de ses plaintes ; alors, on la rabrouait, et elle parlait d'aller se jeter dans le canal. Le pasteur venait quelquefois : il l'entretenait du bon Dieu, des choses éternelles, et des mérites qu'elle s'acquérait pour l'autre monde, en supportant ses peines ; mais cela ne la consolait pas du tout. Un Jour, Gottfried revint. Modesta, n'avait jamais été bien bonne pour lui. Non qu'elle fût mauvaise ; mais dédaigneuse ; et puis, elle ne réfléchissait pas, elle aimait à rire : il n'y avait pas de malices qu'elle ne lui eût faites. Quand il apprit son malheur, il fut bouleversé. Pourtant, il ne lui en montra rien. Il alla s'asseoir auprès d'elle, ne fit aucune allusion à l'accident, et se mit à causer tranquillement, comme il faisait, avant. Il n'eut pas un mot pour la plaindre ; il avait l'air de ne pas même s'apercevoir qu'elle était aveugle. Seulement, il ne lui parlait jamais de ce qu'elle ne pouvait voir ; il lui parlait de tout ce qu'elle pouvait entendre, ou remarquer, dans son état ; et il faisait cela, simplement, comme une chose naturelle : on eût dit qu'il était, lui aussi, aveugle. D'abord, elle n'écoutait pas, et continuait de pleurer. Mais le lendemain, elle écouta mieux, et même elle lui parla un peu...
-- Et, continuait la mère, je ne sais pas ce qu'il a bien pu lui dire. Car nous avions les foins à faire, et je n'avais pas le temps de m'occuper d'elle. Mais, le soir, quand nous sommes revenus des champs, nous l'avons trouvée qui causait tranquillement. Et depuis, elle a toujours été mieux. Elle semblait oublier son mal. De temps en temps, cela la reprenait encore : elle pleurait, ou bien elle essayait de parler à Gottfried de choses tristes ; mais celui-ci ne semblait pas entendre ; il continuait de causer posément de choses qui la calmaient et qui l'intéressaient. Il la décida enfin à se promener hors de la maison, d'où elle n'avait plus voulu sortir depuis l'accident. Il lui fit faire quelques pas d'abord autour du jardin, puis des courses plus longues dans les champs. Et elle est arrivée maintenant à se reconnaître partout et à tout distinguer, comme si elle voyait. Elle remarque même des choses, auxquelles nous ne faisons pas attention ; et elle s'intéresse à tout, elle qui ne s'intéressait pas, avant, à grand'chose en dehors d'elle. Cette fois-là, Gottfried s'attarda chez nous plus longtemps que d'habitude. Nous n'osions pas lui demander de remettre son départ ; mais il resta, de lui-même, jusqu'à ce qu'il l'eût vue plus tranquille. Et un jour, -- elle était là, dans la cour, -- je l'ai entendu rire. Je ne veux pas vous dire l'effet que cela m'a fait. Gottfried avait l'air bien content aussi. Il était assis près de moi. Nous nous sommes regardés, et je n'ai pas de honte à vous dire, Monsieur, que je l'ai embrassé, et de bien bon cœur. Alors, il m'a dit :
-- Maintenant, je crois que je puis m'en aller. On n'a plus besoin de moi.
J'ai essayé de le retenir. Mais il m'a dit :
-- Non. Maintenant, il faut que je m'en aille. Je ne peux plus rester.
Tout le monde savait qu'il était comme le juif errant : il ne pouvait demeurer en place ; on n'a pas insisté. Alors, il est parti ; mais il faisait en sorte de repasser plus souvent par ici ; et c'était, à chaque fois, une joie pour Modesta : après chacun de ses passages, elle était toujours mieux. Elle s'est remise au ménage ; son frère s'est marié ; elle s'occupe des enfants ; et maintenant, elle ne se plaint plus jamais, elle a toujours l'air contente. Je me demande quelquefois si elle serait aussi heureuse, en ayant ses deux yeux. Oui, ma foi, Monsieur, il y a bien des jours où on se dit qu'il vaudrait mieux être comme elle, et ne pas voir certaines vilaines gens et certaines méchantes choses. Le monde devient bien laid ; il empire, de jour en jour... Pourtant, j'aurais grand peur que le bon Dieu me prît au mot ; et, pour moi, à vrai dire, j'aime encore mieux continuer à voir le monde, tout vilain qu'il est...
Modesta reparut, et l'entretien changea. Christophe voulait repartir, maintenant que le temps était établi ; mais ils n'y consentirent pas. Il fallut qu'il acceptât de rester souper et de passer la nuit avec eux. Modesta s'assit auprès de Christophe, et ne le quitta pas de la soirée. Il eût voulu causer intimement avec la jeune fille, dont le sort le remplissait de pitié. Mais elle ne lui en offrit aucune occasion. Elle cherchait seulement à l'interroger sur Gottfried. Quand Christophe lui en apprenait des choses qu'elle ignorait, elle était contente et un peu jalouse. Elle-même ne racontait rien de Gottfried qu'à regret : on sentait qu'elle ne disait pas tout ; ou, quand elle avait parlé, elle le regrettait ensuite : ses souvenirs étaient sa propriété, elle n'aimait pas à les partager avec un autre ; elle mettait à cette affection une âpreté de paysanne attachée à sa terre : il lui eût été désagréable de penser qu'un autre aimât Gottfried, aussi bien qu'elle. Elle n'en voulait rien croire ; et Christophe, qui lisait en elle, lui laissa cette satisfaction. En l'écoutant parler, il s'apercevait que, bien qu'elle eût vu jadis Gottfried avec des yeux sans indulgence, elle s'était fait de lui, depuis qu'elle était aveugle, une image différente de la réalité; et elle avait reporté sur ce fantôme le besoin d'amour qui était en elle. Rien n'était venu contrarier ce travail d'illusion. Avec l'intrépide sûreté des aveugles, qui inventent tranquillement ce qu'ils ne savent pas, elle dit à Christophe :
-- Vous lui ressemblez.
Il comprit que, depuis des années, elle avait pris l'habitude de vivre dans sa maison aux volets clos, où n'entrait plus la vérité. Et maintenant qu'elle avait appris à voir dans l'ombre qui l'entourait, et même à oublier l'ombre, peut-être qu'elle aurait eu peur d'un rayon de lumière filtrant dans ses ténèbres. Elle évoquait devant Christophe une foule de petits riens un peu niais, dans une conversation décousue et souriante, où Christophe ne trouvait pas son compte. Il était agacé de ce bavardage, il ne pouvait comprendre qu'un être qui avait tant souffert, n'eût pas puisé plus de sérieux dans sa souffrance et se complût à ces futilités ; il faisait de temps en temps un essai pour parler de choses plus graves ; mais elles ne trouvaient aucun écho : Modesta ne pouvait pas -- ou ne voulait pas -- l'y suivre.
On alla se coucher. Christophe fut longtemps avant de pouvoir dormir. Il pensait à Gottfried, dont il s'efforçait de dégager l'image des souvenirs puérils de Modesta. Il n'y parvenait pas sans peine, et il s'en irritait. Il avait le cœur serré, en songeant que l'oncle était mort ici, que dans ce lit, sans doute, son corps avait reposé. Il tâchait de revivre l'angoisse de ses derniers instants, lorsque, ne pouvant parler et se faire comprendre de l'aveugle, il avait fermé les yeux, pour mourir. Qu'il eût voulu lever ces paupières et lire les pensées qui se cachaient dessous, le mystère de cette âme, qui s'en était allée, sans se faire connaître, sans se connaître peut-être ! Elle ne le cherchait point ; et toute sa sagesse était de ne pas vouloir la sagesse, de ne jamais prétendre imposer sa volonté aux choses, mais de s'abandonner à leur cours, de l'accepter et de l'aimer. Ainsi, il s'assimilait leur essence mystérieuse ; et s'il avait fait tant de bien à l'aveugle, à Christophe, à tant d'autres sans doute qu'on ignorerait toujours, c'est qu'au lieu d'apporter les paroles habituelles de révolte humaine contre la nature, il apportait la paix de la nature, la réconciliation. Il était bienfaisant, à la façon des champs et des bois... Christophe évoquait le souvenir des soirs passés avec Gottfried dans la campagne, de ses promenades d'enfant, des récits et des chants dans la nuit. Il se rappelait la dernière course qu'il avait faite avec l'oncle, sur la colline, au-dessus de la ville, par un matin désespéré d'hiver ; et les larmes lui remontaient aux yeux. Il ne voulait pas dormir ; il ne voulait rien perdre de cette veillée sacrée, dans ce petit pays, plein de l'âme de Gottfried, où ses pas l'avaient conduit. Mais tandis qu'il écoutait le bruit de la fontaine, qui coulait par saccades, et le cri aigu des chauves-souris, la robuste fatigue de la jeunesse l'emporta sur sa volonté ; et le sommeil le prit.
Quand il se réveilla, le soleil brillait ; tout le monde à la ferme était déjà au travail. Il ne trouva dans la salle du bas que la vieille et les petits. Le jeune ménage était aux champs, et Modesta était allée traire ; on la chercha en vain. Christophe ne consentit pas à attendre son retour : il tenait peu à la revoir, et il se dit pressé. Il se remit en route, après avoir chargé la bonne femme de ses saluts pour les autres.
Il sortait du village, quand, au détour du chemin, sur un talus, au pied d'une haie d'aubépine, il vit l'aveugle assise. Elle se leva au bruit de ses pas, vint à lui, en souriant, lui prit la main, et dit :
-- Venez !
Ils montèrent à travers prés, jusqu'à un petit champ fleuri tout parsemé de croix, qui dominait le village. Elle l'emmena près d'une tombe, et elle lui dit :
-- C'est là.
Ils s'agenouillèrent. Christophe se souvenait d'une autre tombe, sur laquelle il s'était agenouillé avec Gottfried ; et il pensait :
-- Bientôt ce sera mon tour.
Mais cette pensée n'avait, en ce moment, rien de triste. La paix montait de la terre. Christophe, penché sur la fosse, criait tout bas à Gottfried :
-- Entre en moi !...
Modesta, les doigts joints, priait, remuant les lèvres en silence. Puis elle fit le tour de la tombe, à genoux, tâtant avec ses mains les herbes et les fleurs ; elle semblait les caresser ; ses doigts intelligents voyaient : ils arrachaient doucement les tiges de lierre mortes et les violettes fanées. Pour se relever, elle appuya sa main sur la dalle : Christophe vit ses doigts passer furtivement sur le nom de Gottfried, effleurant chaque lettre. Elle dit :
-- La terre est douce, ce matin.
Elle lui tendit la main ; il donna la sienne. Elle lui fit toucher le sol humide et tiède. Il ne lâcha point sa main ; leurs doigts entrelacés s'enfonçaient dans la terre. Il embrassa Modesta. Elle lui baisa les lèvres.
Ils se relevèrent. Elle lui tendit quelques violettes fraîches qu'elle avait cueillies, et garda les fanées dans son sein. Après avoir épousseté leurs genoux, ils sortirent du cimetière sans échanger un mot. Dans les champs gazouillaient les alouettes. Des papillons blancs dansaient autour de leur tête. Ils s'assirent dans un pré. Les fumées du village montaient toutes droites dans le ciel lavé par la pluie. Le canal immobile miroitait entre les peupliers. Une buée de lumière bleue duvetait les prairies et les bois.
Après un silence, Modesta parla à mi-voix de la beauté du jour, comme si elle le voyait. Les lèvres entr'ouvertes, elle buvait l'air ; elle épiait le bruit des êtres. Christophe savait aussi le prix de cette musique. Il dit les mots qu'elle pensait, qu'elle n'aurait pu dire. Il nomma certains des cris et des frémissements imperceptibles, qu'on entendait sous l'herbe ou dans les profondeurs de l'air. Elle dit :
-- Ah ! vous voyez cela aussi ?
Il répondit que Gottfried lui avait appris à les distinguer.
-- Vous aussi ? fit-elle, avec un peu de dépit.
Il avait envie de lui dire :
-- Ne soyez pas jalouse !
Mais il vit la divine lumière qui souriait autour d'eux, il regarda ses yeux morts, et il fut pénétré de pitié.
-- Ainsi, demanda-t-il, c'est Gottfried qui vous a appris ?
Elle dit que oui, qu'elle en jouissait maintenant plus qu'avant... -- (Elle ne dit pas : « avant quoi » ; elle évitait de prononcer le mot d'« aveugle ».)
Ils se turent un moment. Christophe la regardait avec commisération. Elle se sentait regardée. Il eût voulu lui dire qu'il la plaignait, il eût voulu qu'elle se confiât à lui. Il demanda affectueusement :
-- Vous avez souffert ?
Elle resta muette et raidie. Elle arrachait des brins d'herbe et les mâchait en silence. Après quelques instants, -- (le chant de l'alouette s'enfonçait dans le ciel), Christophe raconta, que, lui aussi, avait souffert, et que Gottfried l'avait aidé. Il dit ses chagrins, ses épreuves, comme s'il pensait tout haut. Le visage de l'aveugle s'éclairait à ce récit, qu'elle suivait attentivement. Christophe, qui l'observait, la vit près de parler : elle fit un mouvement pour se rapprocher et lui tendre la main. Il s'avança aussi ; -- mais déjà, elle était rentrée dans son impassibilité ; et, quand il eut fini, elle ne répondit à son récit que quelques mots banals. Derrière son front bombé, sans un pli, on sentait une obstination de paysan, dure comme un caillou. Elle dit qu'il lui fallait revenir à la maison pour s'occuper des enfants de son frère :elle en parlait avec une tranquillité riante.
Il lui demanda :
-- Vous êtes heureuse ?
Elle sembla l'être davantage de le lui entendre dire. Elle dit que oui, elle insista sur les raisons qu'elle avait de l'être ; elle essayait de le lui persuader ; elle parlait des enfants, de la maison...
-- Oui, dit-elle, je suis très heureuse !
Elle se leva pour partir ; il se leva aussi. Ils se dirent adieu, d'un ton indifférent et gai. La main de Modesta tremblait un peu dans la main de Christophe. Elle dit :
-- Vous aurez beau temps aujourd'hui, pour la marche.
Et elle lui fit des recommandations pour un tournant de chemin, où il ne fallait pas se tromper.
Ils se quittèrent. Il descendit la colline. Quand il fut au bas, il se retourna. Elle était sur le sommet, debout, à la même place : elle agitait son mouchoir, et lui faisait des signaux, comme si elle le voyait.
Il y avait dans cette obstination à nier son mal quelque chose d'héroïque et de ridicule, qui touchait Christophe, et qui lui était pénible. Il sentait combien Modesta était digne de pitié et, même d'admiration ; et il n'aurait pu vivre deux jours avec elle. -- Tout en continuant sa route, entre les haies fleuries, il songeait aussi au cher vieux Schulz, à ces yeux de vieillard, clairs et tendres, devant lesquels avaient passé tant de chagrins, et qui ne voulaient pas les voir, qui ne voyaient pas la réalité blessante.
-- Comment me voit-il moi-même : se demandait-il. Je suis si différent de l'idée qu'il a de moi ! Je suis pour lui, comme il veut que je sois. Tout est à son image, pur et noble comme lui. Il ne pourrait supporter la vie, s'il l'apercevait telle qu'elle est.
Et il songeait à cette fille, enveloppée de ténèbres, qui niait ses ténèbres et voulait se persuader que ce qui était n'était pas, et que ce qui n'était pas était.
Alors, il vit la grandeur de l'idéalisme allemand, qu'il avait tant de fois haï, parce qu'il est chez les âmes médiocres une source d'hypocrite niaiserie. Il vit la beauté de cette foi qui se crée un monde au milieu du monde, et différent du monde, comme un îlot dans l'océan. -- Mais il ne pouvait supporter cette foi pour lui-même, il refusait de se réfugier dans cette Île des Morts... La vie ! La vérité ! Il ne voulait pas être un héros qui ment. Peut-être ce mensonge optimiste était-il nécessaire aux êtres faibles, pour vivre ; et Christophe eût regardé comme un crime d'arracher à ces malheureux l'illusion qui les soutenait. Mais pour lui-même, il n'eût pu recourir à de tels subterfuges : il aimait mieux mourir que vivre d'illusions... L'art n'était-il donc pas une illusion aussi ? -- Non, il ne devait pas l'être. La vérité ! La vérité ! Les yeux grands ouverts, aspirer par tous les pores le souffle tout-puissant de la vie, voir les choses comme elles sont, voir l'infortune en face, -- et rire !
Plusieurs mois passèrent. Christophe avait perdu l'espoir de sortir de sa ville. Le seul qui eût pu le sauver, Hassler, lui avait refusé son aide. Et l'amitié du vieux Schulz ne lui avait été donnée que pour lui être aussitôt retirée.
Il lui avait écrit, une fois, à son retour ; et il en avait reçu deux lettres affectueuses ; mais par un sentiment de lassitude, et surtout à cause de la difficulté qu'il avait à s'exprimer par lettre, il tarda à le remercier de ses chères paroles ; il remettait de jour en jour sa réponse. Et comme il allait enfin se décider à écrire, il reçut un mot de Kunz, lui annonçant la mort de son vieux compagnon. Schulz avait eu, disait-il, une rechute de bronchite, qui dégénéra en pneumonie ; il avait défendu qu'on inquiétât Christophe, dont il parlait sans cesse. En dépit de sa faiblesse extrême et de tant d'années de maladie, une longue et pénible fin ne lui avait pas été épargnée. Il avait chargé Kunz d'apprendre la nouvelle à Christophe, en lui disant que jusqu'à la dernière heure il avait pensé à lui, qu'il le remerciait de tout le bonheur qu'il lui devait, et que sa bénédiction le suivrait, tant que Christophe vivrait. -- Ce que Kunz ne disait pas, c'était que la journée passée avec Christophe avait été probablement l'origine de la rechute et la cause de la mort.
Christophe pleura en silence, et il sentit alors tout le prix de l'ami qu'il avait perdu, et combien il l'aimait ; il souffrit, comme toujours, de ne le lui avoir pas mieux dit. Maintenant, il était trop tard. Et que lui restait-il ? Le bon Schulz n'avait fait que paraître, juste assez pour que le vide semblât plus vide, après qu'il n'était plus. -- Quant à Kunz et à Pottpetschmidt, ils n'avaient d'autre prix que l'amitié qu'ils avaient eue pour Schulz, et que Schulz avait eue pour eux. Christophe leur écrivit une fois ; et leurs relations en restèrent là. -- Il essaya aussi d'écrire à Modesta ; mais elle lui fit répondre une lettre banale, où elle ne parlait que de choses indifférentes. Il renonça à poursuivre l'entretien. Il n'écrivit plus à personne, et personne ne lui écrivit.
Silence. Silence. De jour en jour, le lourd manteau de silence s'abattait sur Christophe. C'était comme une pluie de cendres qui tombait sur lui. Le soir semblait venir déjà ; et Christophe commençait à peine à vivre : il ne voulait pas se résigner déjà ! L'heure de dormir n'était pas venue. Il fallait vivre...
Et il ne pouvait plus vivre en Allemagne. La souffrance de son génie comprimé par l'étroitesse de la petite ville l'exaspérait jusqu'à l'injustice. Ses nerfs étaient à nu : tout le blessait, au sang. Il était comme une de ces misérables bêtes sauvages, qui agonisaient d'ennui dans les trous et les cages où on les avait enfermées, au Stadtgarten (jardin de la ville). Christophe allait les voir, par sympathie ; il contemplait leurs admirables veux, où brûlaient -- s'éteignaient de jour en jour -- des flammes farouches et désespérées. Ah ! comme eût mieux valu le coup de fusil brutal, qui délivre ! Tout, plutôt que l'indifférence féroce de ces hommes qui les empêchaient de vivre et de mourir !
Le plus oppressant, pour Christophe, n'était pas l'hostilité des gens : c'était leur nature inconsistante, sans forme et sans fond. Que n'avait-il affaire à l'opposition têtue d'une de ces races au crâne étroit et dur, qui se refusent à comprendre toute pensée nouvelle ! Contre la force, on a la force, le pic et la mine qui taillent et font sauter la roche. Mais que peut-on contre une masse amorphe, qui cède comme une gelée, s'enfonce sous la moindre pression, et ne garde aucune empreinte ? Toutes les pensées, toutes les énergies, tout disparaissait dans la fondrière : à peine si, quand une pierre tombait, quelques rides tressaillaient à la surface du gouffre ; la mâchoire s'ouvrait, se refermait : et de ce qui avait été, il ne restait plus aucune trace.
Ils n'étaient pas des ennemis. Plût à Dieu qu'ils fussent des ennemis ! Ils étaient des gens qui n'avaient la force ni d'aimer, ni de haïr, ni de croire, ni de ne pas croire, -- en religion, en art, en politique, dans la vie journalière : -- toute leur vigueur se dépensait à tâcher de concilier l'inconciliable. Surtout depuis les victoires allemandes, ils s'évertuaient à faire un compromis, un mic-mac écœurant de la force nouvelle et des principes anciens. Le vieil idéalisme n'avait pas été renoncé : c'eût été là un effort de franchise, dont on n'était pas capable ; on s'était contenté de le fausser, pour le faire servir à l'intérêt allemand. À l'exemple de Hegel, serein et double, qui avait attendu jusqu'après Leipzig et Waterloo pour assimiler la cause de sa philosophie avec l'État prussien, -- l'intérêt ayant changé, les principes avaient changé. Quand on était battu, on disait que l'Allemagne avait l'humanité pour idéal. Maintenant qu'on battait les autres, on disait que l'Allemagne était l'idéal de l'humanité. Quand les autres patries étaient les plus puissantes, on disait, avec Lessing, que « l'amour de la patrie était une faiblesse héroïque, dont on se passait fort bien », et l'on s'appelait : un « citoyen du monde ». À présent qu'on l'emportait, on n'avait pas assez de mépris pour les utopies « à la française » : paix universelle, fraternité, progrès pacifique, droits de l'homme, égalité naturelle ; on disait que le peuple le plus fort avait contre les autres un droit absolu, et que les autres, étant plus faibles, étaient sans droit contre lui. Il était Dieu vivant et l'Idée incarnée, dont le progrès s'accomplit par la guerre, la violence, l'oppression. La Force était devenue sainte, maintenant qu'on l'avait avec soi. La Force était devenue tout idéalisme et toute intelligence.
À vrai dire, l'Allemagne avait tant souffert, pendant des siècles, d'avoir l'idéalisme et de n'avoir pas la force, qu'elle était excusable, après tant d'épreuves, de faire le triste aveu qu'avant tout, il fallait la Force. Mais quelle amertume cachée dans cette confession du peuple de Herder et de Gœthe ! Cette victoire allemande était une abdication, une dégradation de l'idéal allemand... Hélas ! Il n'y avait que trop de facilités à cette abdication dans la déplorable tendance des meilleurs Allemands à se soumettre.
-- « Ce qui caractérise l'Allemand, disait Moser, il y a déjà plus d'un siècle, c'est l'obéissance. »
Et madame de Staël :
-- « Ils sont vigoureusement soumis. Ils se servent de raisonnements philosophiques pour expliquer ce qu'il y a de moins philosophique au monde : le respect pour la force, et l'attendrissement de la peur, qui change ce respect en admiration. »
Christophe retrouvait ce sentiment, du plus grand au plus petit en Allemagne, -- depuis le Guillaume Tell de Schiller, ce petit bourgeois compassé, aux muscles de porte-faix, qui, comme dit le libre Juif Bœrne, « pour concilier l'honneur et la peur, passe devant le poteau du « cher Monsieur » Gessler, les yeux baissés, afin de pouvoir alléguer qu'il n'a pas vu le chapeau, pas désobéi », -- jusqu'au vieux et respectable professeur Weisse, âgé de soixante-dix ans, un des savants les plus honorés de la ville, qui, lorsqu'il voyait venir un Herr Lieutenant, se hâtait de lui céder le haut du trottoir et de descendre sur la chaussée. Le sang de Christophe bouillait, quand il était témoin d'un de ces menus actes de servilité journalière. Il en souffrait, comme si c'était lui-même qui s'était abaissé. Les manières hautaines des officiers, qu'il croisait dans la rue, leur raideur insolente, lui causaient une sourde colère : il affectait de ne point se déranger pour leur faire place : il leur rendait, en passant, l'arrogance de leurs regards. Peu s'en fallut, plus d'une fois, qu'il ne s'attirât une affaire ; on eût dit qu'il la cherchait. Cependant, il était le premier à comprendre l'inutilité dangereuse de pareilles bravades ; mais il avait des moments d'aberration : la contrainte perpétuelle qu'il s'imposait et ses robustes forces accumulées, qui ne se dépensaient point, le rendaient enragé. Alors, il était prêt à commettre toutes les sottises ; il avait le sentiment que, s'il restait encore un an ici, il était perdu. Il avait la haine du militarisme brutal, qu'il sentait peser sur lui, de ces sabres sonnant sur le pavé, de ces faisceaux d'armes et de ces canons postés devant les casernes, la gueule braquée contre la ville, prêts à tirer. Des romans à scandale, qui faisaient grand bruit alors, dénonçaient la corruption des garnisons ; les officiers y étaient représentés comme des êtres malfaisants, qui, en dehors de leur métier d'automates, ne savaient qu'être oisifs, boire, jouer, s'endetter, se faire entretenir, médire les uns des autres, et, du haut en bas de la hiérarchie, abuser de leur autorité contre leurs inférieurs. L'idée qu'il serait un jour forcé de leur obéir serrait Christophe à la gorge. Il ne le pourrait pas, non, il ne pourrait jamais le supporter, se déshonorer à ses yeux, en subissant leurs humiliations et leurs injustices... Il ne savait pas quelle grandeur morale il y avait chez certains d'entre eux, et tout ce qu'ils souffraient eux-mêmes : leurs illusions perdues, tant de force, de jeunesse, d'honneur, de foi, de désir passionné du sacrifice, mal employés, gâchés, -- le non-sens d'une carrière, qui, si elle est simplement une carrière, si elle n'a point le sacrifice pour but, n'est plus qu'une agitation morne, une inepte parade, un rituel qu'on récite, sans croire à ce qu'on dit...
La patrie ne suffisait plus à Christophe. Il sentait en lui cette force inconnue, qui s'éveille, soudaine et irrésistible, chez les oiseaux, à des époques précises, comme le flux et le reflux de la mer : -- l'instinct des grandes migrations. En lisant les volumes de Herder et de Fichte, que le vieux Schulz lui avait légués, il y retrouvait des âmes comme la sienne, -- non « des fils de la terre », servilement attachés à la glèbe, mais « des esprits, fils du soleil », qui se tournent invinciblement vers la lumière.
Où irait-il ? Il ne savait. Mais ses yeux regardaient vers le Midi latin. Et d'abord, vers la France. La France, éternel recours de l'Allemagne en désarroi. Que de fois la pensée allemande s'était servie d'elle, sans cesser d'en médire ! Même depuis 70, quelle attraction se dégageait de la Ville, qu'on avait tenue fumante et broyée sous les canons allemands ! Les formes de la pensée et de l'art les plus révolutionnaires et les plus rétrogrades y avaient trouvé tour à tour, et parfois en même temps, des exemples ou des inspirations. Christophe, comme tant d'autres grands musiciens allemands dans la détresse, se tournait vers Paris... Que connaissait-il des Français ? -- Deux visages féminins, et quelques lectures au hasard. Cela lui suffisait pour imaginer un pays de lumière, de gaieté, de bravoure, voire d'un peu de jactance gauloise, qui ne messied pas à la jeunesse audacieuse du cœur. Il y croyait parce qu'il avait besoin d'y croire, parce que, de toute son âme, il voulait que ce fût ainsi.
Il résolut de partir. -- Mais il ne pouvait partir, à cause de sa mère.
Louisa vieillissait. Elle adorait son fils, qui était toute sa joie ; et elle était tout ce qu'il aimait le plus sur terre. Cependant, ils se faisaient souffrir mutuellement. Elle ne comprenait guère Christophe, et ne s'inquiétait pas de le comprendre : elle ne s'inquiétait que de l'aimer. Elle avait un esprit borné, timide, obscur, et un cœur admirable, un immense besoin d'aimer et d'être aimée, qui avait quelque chose de touchant et d'oppressant. Elle respectait son fils, parce qu'il lui paraissait très savant ; mais elle faisait tout ce qu'il fallait pour étouffer son génie. Elle pensait qu'il resterait, toute sa vie, auprès d'elle, dans leur petite ville. Depuis des années, ils vivaient ensemble ; et elle ne pouvait plus imaginer qu'il n'en serait pas toujours de même. Elle était heureuse, ainsi : comment ne l'eût-il pas été ? Ses rêves n'allaient pas plus loin qu'à lui voir épouser la fille d'un bourgeois aisé de la ville, à l'entendre jouer à l'orgue de son église, le dimanche, et à ne jamais le quitter. Elle voyait son garçon, comme s'il avait toujours douze ans ; elle eût voulu qu'il n'eût jamais davantage. Elle torturait innocemment le malheureux homme, qui suffoquait dans cet étroit horizon.
Et pourtant, il y avait beaucoup de vrai, -- une grandeur morale -- dans cette philosophie inconsciente de la mère, qui ne pouvait comprendre l'ambition et mettait tout le bonheur de la vie dans les affections de famille et l'humble devoir accompli. C'était une âme qui voulait aimer, qui ne voulait qu'aimer. Renoncer plutôt à la vie, à la raison, à la logique, au monde, à tout, plutôt qu'à l'amour ! Et cet amour était infini, suppliant, exigeant ; il donnait tout, et il voulait tout ; il renonçait à vivre pour aimer, et il voulait ce renoncement des autres, des aimés. Puissance de l'amour d'une âme simple ! Elle lui fait trouver, du premier coup ce que les raisonnements tâtonnants d'un génie incertain, comme Tolstoy, ou l'art trop raffiné d'une civilisation qui se meurt, concluent après une vie -- des siècles -- de luttes forcenées et d'efforts épuisants !... Mais le monde impérieux, qui grondait dans Christophe, avait de bien autres lois et réclamait une autre sagesse.
Depuis longtemps, il voulait annoncer sa résolution à sa mère. Mais il tremblait à l'idée du chagrin qu'il lui ferait ; au moment de parler, il était lâche, il remettait à plus tard. Deux ou trois fois, il fit de timides allusions à son départ ; Louisa ne les prit pas au sérieux : -- peut-être feignit-elle de ne pas les prendre au sérieux, pour lui persuader qu'il parlait ainsi par jeu. Alors, il n'osait poursuivre ; mais il restait sombre, préoccupé ; et l'on se doutait qu'il avait sur le cœur un secret qui lui pesait. Et la pauvre femme, qui avait l'intuition de ce que pouvait être ce secret, s'efforçait peureusement d'en retarder l'aveu. À des instants de silence, le soir, quand ils étaient l'un près de l'autre, assis, à la lumière de la lampe, brusquement elle sentait qu'il allait parler ; alors, prise de terreur, elle se mettait à parler, très vite, et au hasard, n'importe de quoi : à peine si elle savait ce qu'elle disait ; mais à tout prix, il fallait l'empêcher de parler. D'ordinaire, son instinct lui faisait trouver le meilleur argument qui l'obligeât au silence : elle se plaignait doucement de sa santé, de ses mains et de ses pieds gonflés, de ses jambes qui s'ankylosaient : elle exagérait son mal, elle se disait une vieille impotente, qui n'est plus bonne à rien. Il n'était pas dupe de ses ruses naïves ; il la regardait tristement, avec un muet reproche ; et, après un moment ; il se levait, prétextant qu'il était fatigué, qu'il allait se coucher.
Mais tous ces expédients ne pouvaient sauver Louisa longtemps. Un soir qu'elle y avait de nouveau recours, Christophe ramassa son courage, et, posant sa main sur celle de la vieille femme, il lui dit :
-- Non, mère, j'ai quelque chose à te dire.
Louisa fut saisie ; mais elle tâcha de prendre un air riant, pour répondre, -- la gorge contractée :
-- Et quoi donc, mon petit ?
Christophe annonça, en balbutiant, son intention de partir. Elle tenta bien de prendre la chose en plaisanterie et de détourner la conversation, comme à l'ordinaire ; mais il ne se déridait pas, et continuait, cette fois, d'un air si volontaire et si sérieux qu'il n'y avait plus moyen de douter. Alors, elle se tut, tout son sang s'arrêta, et elle restait muette et glacée, à le regarder avec des yeux épouvantés. Une telle douleur montait dans ces yeux que la parole lui manqua, à lui aussi ; et ils demeurèrent tous deux sans voix. Quand elle put enfin retrouver le souffle, elle dit, -- (ses lèvres tremblaient) :
-- Ce n'est pas possible... Ce n'est pas possible...
Deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il détourna la tête avec découragement, et se cacha la figure dans ses mains. Ils pleurèrent. Après quelque temps, il s'en alla dans sa chambre et s'y enferma jusqu'au lendemain. Ils ne firent plus allusion à ce qui s'était passé ; et comme il n'en parlait plus, elle voulut se convaincre qu'il avait renoncé. Mais elle vivait dans des transes.
Vint un moment où il ne put plus se taire. Il fallait parler, dût-il lui déchirer le cœur : il souffrait trop. L'égoïsme de sa peine l'emportait sur la pensée de celle qu'il ferait. Il parla. Il alla jusqu'au bout, évitant de regarder sa mère, de peur de se laisser troubler. Il fixa même le jour de son départ, pour n'avoir plus à soutenir une seconde discussion : -- (il ne savait pas s'il retrouverait, une seconde fois, le triste courage qu'il avait aujourd'hui). -- Louisa criait :
-- Non, non, tais-toi !...
Il se raidissait, et continuait avec une résolution implacable. Quand il eut fini, -- (elle sanglotait), -- il lui prit les mains et tâcha de lui faire comprendre comment il était absolument nécessaire à son art, à sa vie qu'il partît pour quelque temps. Elle se refusait à écouter, elle pleurait et répétait :
-- Non, non !... Je ne veux pas...
Après avoir vainement tenté de raisonner avec elle, il la laissa, pensant que la nuit changerait le cours de ses idées. Mais lorsqu'ils se retrouvèrent le lendemain, à table, il recommença sans pitié à reparler de son projet. Elle laissa retomber la bouchée de pain qu'elle portait à ses lèvres, et dit, d'un ton de reproche douloureux :
-- Tu veux donc me torturer ?
Il fut ému, mais il dit :
-- Chère maman, il le faut.
-- Mais non, mais non ! répétait-elle. Il ne le faut pas... C'est pour me faire de la peine... C'est une folie...
Ils voulurent se convaincre l'un l'autre ; mais ils ne s'écoutaient pas. Il comprit qu'il était inutile de discuter ; cela ne servait qu'à se faire souffrir davantage ; et il commença, ostensiblement, ses préparatifs de départ.
Quand elle vit qu'aucune de ses prières ne l'arrêtait, Louisa tomba dans une tristesse morne. Elle passait ses journées, enfermée dans sa chambre, sans lumière, quand le soir venait ; elle ne parlait plus, elle ne mangeait plus ; la nuit, il l'entendait pleurer. Il en était crucifié. Il eût crié de douleur dans son lit, où il se retournait, toute la nuit, sans dormir, en proie à ses remords. Il l'aimait tant ! Pourquoi fallait-il qu'il la fît souffrir ?... Hélas ! Elle ne serait pas la seule ; il le voyait clairement... Pourquoi le destin avait-il mis en lui le désir et la force d'une mission, qui devait faire souffrir ceux qu'il aimait ?
-- Ah ! pensait-il, si j'étais libre, si je n'étais pas contraint par cette force cruelle d'être ce que je dois être, ou sinon, de mourir dans la honte et le dégoût de moi-même, comme je vous rendrais heureux, vous que j'aime ! Laissez-moi vivre d'abord, agir, lutter, souffrir ; et puis, je vous reviendrai, plus aimant. Que je voudrais ne faire qu'aimer, aimer, aimer !...
Jamais il n'eût résisté au reproche perpétuel de cette âme désolée, si ce reproche avait eu la force de rester muet. Mais Louisa, faible et un peu bavarde, ne put garder pour elle la peine qui l'étouffait. Elle la dit à ses voisines. Elle la dit à ses deux autres fils. Ils ne pouvaient perdre une si belle occasion de mettre Christophe dans son tort. Surtout Rodolphe, qui n'avait pas cessé de jalouser son frère aîné, quoiqu'il n'en eût guère de raisons pour le moment, -- Rodolphe, que le moindre éloge de Christophe blessait au vif, et qui redoutait en secret, sans oser s'avouer cette basse pensée, ses succès à venir, (car il était assez intelligent pour sentir la force de son frère, et pour craindre que d'autres ne la sentissent, comme lui), -- Rodolphe fut trop heureux d'écraser Christophe sous le poids de sa supériorité. Il ne s'était jamais préoccupé de sa mère, dont il savait la gêne ; bien qu'il fût largement en situation de lui venir en aide, il en laissait tout le soin à Christophe. Mais, quand il apprit le projet de Christophe, il se découvrit sur-le-champ des trésors d'affection. Il s'indigna contre cette prétention d'abandonner sa mère, et il la qualifia de monstrueux égoïsme. Il eut le front d'aller le répéter à Christophe. Il lui fit la leçon, de très haut, comme à un enfant qui mérite le fouet ; il lui rappela, d'un air rogue, ses devoirs envers sa mère, et tous les sacrifices qu'elle avait faits pour lui. Christophe faillit en crever de rage. Il flanqua Rodolphe à la porte, à coups de pied au cul, en le traitant de polisson et de chien d'hypocrite. Rodolphe se vengea, en montant la tête à sa mère. Louisa, excitée par lui, commença à se persuader que Christophe agissait en mauvais fils. Elle entendait répéter qu'il n'avait pas le droit de partir, et elle ne demandait qu'à le croire. Au lieu de s'en tenir à ses pleurs, qui étaient son arme la plus forte, elle fit à Christophe des reproches injustes, qui le révoltèrent. Ils se dirent l'un à l'autre des choses pénibles ; et le résultat fut que Christophe, qui jusque-là hésitait encore, ne pensa plus qu'à presser ses préparatifs de départ. Il sut que les charitables voisins s'apitoyaient sur sa mère, et que l'opinion du quartier la représentait comme une victime, et lui comme un bourreau. Il serra les dents, et ne démordit plus de sa résolution.
Les jours passaient. Christophe et Louisa se parlaient à peine. Au lieu de jouir, jusqu'à la moindre goutte, des derniers jours passés ensemble, ces deux êtres qui s'aimaient perdaient le temps qui leur restait, -- comme c'est trop souvent le cas, -- en une de ces stériles bouderies, où s'engloutissent tant d'affections. Ils ne se voyaient qu'à table, où ils étaient assis l'un en face de l'autre, ne se regardant pas, ne se parlant pas, se forçant à manger quelques bouchées, moins pour manger que pour se donner une contenance. À grand'peine, Christophe parvenait à extraire quelques mots de sa gorge ; mais Louisa, ne répondait pas ; et quand, à son tour, elle voulait parler, c'était lui qui se taisait. Cet état de choses était intolérable pour tous deux ; et plus il se prolongeait, plus il devenait difficile d'en sortir. Allaient-ils donc se séparer ainsi ? Louisa se rendait compte maintenant qu'elle avait été injuste et maladroite ; mais elle souffrait trop pour savoir comment regagner le cœur de son fils, qu'elle pensait avoir perdu, et empêcher ce départ, dont elle se refusait à envisager l'idée. Christophe regardait à la dérobée le visage blême et gonflé de sa mère, et il était bourrelé de remords ; mais décidé à partir, et, sachant qu'il y allait de sa vie, il souhaitait lâchement d'être déjà parti, pour s'enfuir de ses remords.
Son départ était fixé au surlendemain. Un de leurs tristes tête-à-tête venait de finir. Au sortir du souper, où ils ne s'étaient pas dit un mot, Christophe, s'était retiré dans sa chambre ; et, assis devant sa table, la tête dans ses mains, incapable d'aucun travail, il se rongeait l'esprit. La nuit s'avançait ; il était près d'une heure du matin.
Tout à coup, il entendit du bruit, une chaise renversée, dans la chambre voisine. La porte s'ouvrit, et sa mère, en chemise, pieds nus, se jeta à son cou, en sanglotant. Elle brûlait de fièvre, elle embrassait son fils, et elle gémissait, au milieu de ses hoquets de désespoir :
-- Ne pars pas ! ne pars pas ! Je t'en supplie ! Je t'en supplie ! Mon petit, ne pars pas !... J'en mourrai... Je ne peux pas, je ne peux pas le supporter !...
Bouleversé et effrayé, il l'embrassait, répétant :
-- Chère maman, calme-toi, calme-toi, je t'en prie !
Mais elle continuait :
-- Je ne peux pas le supporter... Je n'ai plus que toi. Si tu pars, qu'est-ce que je deviendrai ? Je mourrai si tu pars. Je ne veux pas mourir loin de toi. Je ne veux pas mourir seule. Attends que je sois morte !...
Ses paroles lui déchiraient le cœur. Il ne savait que dire pour la consoler. Quelles raisons pouvaient tenir contre ce déchaînement d'amour et de douleur ! Il la prit sur ses genoux, et tâcha de la calmer, avec des baisers et des mots affectueux. La vieille femme se taisait peu à peu, et pleurait doucement. Quand elle fut un peu apaisée, il lui dit :
-- Recouche-toi : tu vas prendre froid.
Elle répéta :
-- Ne pars pas !
Il dit, tout bas :
-- Je ne partirai pas.
Elle tressaillit, et lui saisit la main :
-- C'est vrai ? dit-elle. C'est vrai ?
Il détourna la tête, avec découragement :
-- Demain, dit-il, demain, je te dirai... Laisse-moi, je t'en supplie !...
Elle se leva docilement, et regagna sa chambre.
Le lendemain matin, elle avait honte de cette crise de désespoir qui s'était emparée d'elle, comme une folie, au milieu de la nuit ; et elle tremblait de ce que son fils allait lui dire. Elle l'attendait, assise, dans un coin de sa chambre ; elle avait pris un tricot pour s'occuper ; mais ses mains se refusaient à le tenir : elle le laissa tomber. Christophe entra. Ils se dirent bonjour à mi-voix, sans se regarder en face. Il était sombre, il alla se poster devant la fenêtre, le dos tourné à sa mère, et il resta sans parler. Un combat se livrait en lui ; il en savait trop le résultat d'avance, et il cherchait à le retarder. Louisa n'osait lui adresser la parole et provoquer la réponse qu'elle attendait et redoutait. Elle se força à reprendre le tricot ; mais elle ne voyait pas ce qu'elle faisait, et ses mailles allaient de travers. Dehors, il pleuvait. Après un long silence, Christophe vint près d'elle. Elle ne fit pas un mouvement ; mais son cœur battait. Christophe la regardait, immobile ; puis, brusquement, il se jeta à genoux, cacha sa figure dans la robe de sa mère ; et, sans dire un mot, il pleura. Alors, elle comprit qu'il restait ; et son cœur s'allégea d'une angoisse mortelle ; -- mais aussitôt, le remords y entra : car elle sentit tout ce que son fils lui sacrifiait ; et elle commença de souffrir tout ce que Christophe avait souffert, quand c'était elle qu'il sacrifiait. Elle se pencha sur lui et couvrit de baisers son front et ses cheveux. Ils mêlèrent en silence leurs larmes et leur peine. Enfin, il releva la tête ; et Louisa, lui prenant la figure dans ses mains, le regardait, les yeux dans les yeux. Elle eût voulu lui dire :
-- Pars !
Et elle ne le pouvait pas.
Il eût voulu lui dire :
-- Je suis heureux de rester.
Et il ne le pouvait pas.
La situation était inextricable : ni l'un ni l'autre n'y pouvait rien changer. Elle soupira, dans son douloureux amour :
-- Ah ! si l'on pouvait être nés tous ensemble, pour mourir tous ensemble !
Ce vœu naïf le pénétra de tendresse ; il essuya ses larmes, et, s'efforçant de sourire, il dit :
-- On mourra tous ensemble.
Elle insistait :
-- Bien sûr ? Tu ne pars pas ?
Il se releva :
-- C'est dit. N'en parlons plus. Il n'y a plus à y revenir.
Christophe tint parole : il ne parla plus de départ ; mais il ne dépendait pas de lui qu'il n'y pensât plus. Il resta, mais il fit chèrement payer son sacrifice à sa mère, par sa tristesse et sa mauvaise humeur. Et Louisa, maladroite, -- d'autant plus maladroite qu'elle savait qu'elle l'était et faisait immanquablement ce qu'il ne fallait pas faire, -- Louisa, qui ne connaissait que trop la cause de son chagrin, insistait pour qu'il la dît. Elle le harcelait de sa chère affection, inquiète, vexante, raisonneuse, qui lui rappelait, à tout instant, qu'ils étaient différents l'un de l'autre, -- ce qu'il tâchait d'oublier. Combien de fois avait-il voulu s'ouvrir à elle avec confiance ! Mais, au moment de parler, la muraille de Chine se relevait entre eux ; et il renfonçait ses secrets. Elle le devinait ; mais elle n'osait pas provoquer ses confidences, ou elle ne savait pas le faire. Quand elle essayait, elle ne réussissait qu'à refouler encore plus profondément ces secrets qui lui pesaient tant et qu'il brûlait de dire.
Mille petites choses, d'innocentes manies, la séparaient aussi de Christophe, qu'elles irritaient. La bonne vieille radotait un peu. Elle avait un besoin de répéter les commérages du voisinage, ou cette tendresse de nourrice, qui s'obstine à rappeler les niaiseries des premières années, tout ce qui vous rattache au berceau. On a eu tant de peine à en sortir, à devenir un homme ! Et il faut que la nourrice de Juliette vienne vous étaler les langes sales, les médiocres pensées, toute cette époque néfaste, où une âme naissante se débat contre l'oppression de la vile matière du milieu étouffant !
Au milieu de tout cela, elle avait des élans de tendresse touchante, -- comme avec un petit enfant, -- qui lui prenaient le cœur ; et il s'y abandonnait, -- comme un petit enfant.
Le pire était de vivre, du matin au soir, comme ils faisaient, ensemble, toujours ensemble, isolés du reste des gens. Lorsqu'on souffre, étant deux, et qu'on ne peut remédier à la souffrance l'un de l'autre, il est fatal qu'on l'exaspère : chacun finit par rendre l'autre responsable de ce qu'il souffre ; et chacun finit par le croire. Mieux vaudrait être seul : on est seul à souffrir.
C'était pour tous deux une torture de chaque jour. Ils n'en seraient jamais sortis, si le hasard n'était venu, comme il arrive souvent, trancher d'une façon malheureuse en apparence, -- intelligente au fond, -- l'indécision cruelle où ils se débattaient.
Un dimanche d'octobre. Quatre heures de l'après-midi. Le temps était radieux. Christophe était resté, tout le jour, dans sa chambre, replié sur lui-même, « suçant sa mélancolie ».
Il n'y tint plus, il eut un besoin furieux de sortir, de marcher, de dépenser sa force, de s'exténuer de fatigue, afin de ne plus penser.
Il était en froid avec sa mère, depuis la veille. Il fut sur le point de s'en aller, sans lui dire au revoir. Mais, déjà sur le palier, il pensa au chagrin qu'elle en aurait, pour toute la soirée, où elle resterait seule. Il rentra, se donnant le prétexte qu'il avait oublié quelque chose. La porte de la chambre de sa mère était entre-bâillée. Il passa la tête par l'ouverture. Il vit sa mère, quelques secondes... Quelle place ces secondes devaient tenir dans le reste de sa vie !...
Louisa venait de rentrer des vêpres. Elle était assise à sa place favorite, dans l'angle de la fenêtre. Le mur de la maison d'en face, d'un blanc sale et crevassé, masquait la vue ; mais, de l'encoignure où elle était, on pouvait voir à droite, par delà les deux cours des maisons voisines, un petit coin de pelouse, grand comme un mouchoir de poche. Sur le rebord de la fenêtre, un pot de volubilis grimpait le long de ficelles et tendait sur l'échelle aérienne son fin réseau, qu'un rayon de soleil caressait. Louisa, assise sur une chaise basse, le dos rond, sa grosse Bible ouverte sur ses genoux, ne lisait pas. Ses deux mains posées à plat sur le livre, -- Ses mains aux veines gonflées, aux ongles de travailleuse, carrés et un peu recourbés, -- elle couvait des yeux avec amour la petite plante et le lambeau de ciel qu'on voyait au travers, Un reflet du soleil sur les feuilles vert-dorées éclairait son visage fatigué, marbré d'un peu de couperose, ses cheveux blancs très fins et peu épais, et sa bouche entr'ouverte, qui souriait. Elle jouissait de cette heure de repos. C'était son meilleur moment de la semaine. Elle en profitait pour se plonger dans cet état très doux à ceux qui peinent, où l'on ne pense à rien : dans la torpeur de l'être, rien ne parle plus que le cœur à demi endormi.
-- Maman, dit-il, j'ai envie de sortir. Je vais faire un tour du côté de Buir ; je rentrerai un peu tard.
Louisa, qui somnolait, tressaillit légèrement. Puis, elle tourna la tête vers lui, et le regarda de ses bons yeux paisibles.
-- Va, mon petit, lui dit-elle : tu as raison, profite du beau temps.
Elle lui sourit. Il lui sourit. Ils restèrent un instant à se regarder ; puis, ils se firent un petit bonsoir affectueux, de la tête et des yeux.
Il referma doucement la porte. Elle revint lentement à sa rêverie, où le sourire de son fils jetait un reflet lumineux, comme le rayon du soleil sur les feuilles pâles du volubilis.
Ainsi, il la laissa -- pour toute sa vie.
Soir d'octobre. Un soleil tiède et pâle. La campagne languissante s'assoupit. De petites cloches de villages tintent sans se presser dans le silence des champs. Au milieu des labours, des colonnes de fumées montent lentement. Une fine brume flotte au loin. Les brouillards blancs, tapis dans la terre humide, attendent pour se lever l'approche de la nuit... Un chien de chasse, le nez rivé au sol, décrivait des circuits dans un champ de betteraves. Des troupes de corneilles tournaient dans le ciel gris.
Christophe, tout en rêvant et sans s'être fixé de but, allait, d'instinct, vers un but. Depuis quelques semaines, ses promenades autour de la ville gravitaient vers un village, où il était sûr de rencontrer une belle fille qui l'attirait. Ce n'était qu'un attrait, mais fort vif et un peu trouble. Christophe ne pouvait guère se passer d'aimer quelqu'un ; son cœur restait rarement vide : toujours il était meublé de quelque image qui en était l'idole. Peu lui importait, le plus souvent, que cette idole sût qu'il l'aimait : mais il avait besoin d'aimer ; il fallait qu'il ne fît jamais nuit dans son cœur.
L'objet de la flamme nouvelle était la fille d'un paysan, qu'il avait rencontrée, comme Éliézer rencontra Rébecca, auprès d'une fontaine ; mais elle ne lui avait pas offert à boire : elle lui avait jeté de l'eau à la figure. Agenouillée au bord d'un ruisseau, dans un creux de la berge, entre deux saules dont les racines formaient autour d'elle comme un nid, elle lavait du linge avec vigueur ; et sa langue n'était pas moins active que ses bras : elle causait et riait très fort avec d'autres filles du village, qui lavaient, de l'autre côté du ruisseau. Christophe s'était couché sur l'herbe, à quelques pas ; et, le menton appuyé sur ses mains, il les regardait. Cela ne les intimidait guère : elles continuaient leur bavardage, en un style qui ne manquait pas de verdeur. À peine écoutait-il : il entendait seulement le son de leurs voix riantes, mêlé au bruit des battoirs, au lointain meuglement des vaches dans les prés ; et il rêvassait, ne quittant pas des yeux la belle lavandière. -- Les filles ne tardèrent pas à distinguer l'objet de ses attentions ; elles y firent entre elles des allusions malignes ; sa préférée ne lançait pas à son adresse les remarques les moins mordantes. Comme il ne bougeait toujours point, elle se leva, prit un paquet de linge lavé et tordu, et se mit à l'étendre sur les buissons, en se rapprochant de lui, afin d'avoir un prétexte pour le dévisager. En passant à côté, elle s'arrangea de façon à l'éclabousser avec ses draps mouillés, et elle le regarda effrontément, en riant. Elle était maigre et robuste, le menton fort, un peu en galoche, le nez court, les sourcils bien arqués, les yeux bleu foncé, hardis, brillants et durs, la bouche belle, aux lèvres grosses, avançant un peu, comme celles d'un masque grec, une masse de cheveux blonds tordus sur la nuque, et le teint hâlé. Elle portait la tête très droite, ricanait à chaque mot qu'elle disait, et marchait comme un homme, en balançant ses mains ensoleillées. Elle continuait d'étendre son linge, en regardant Christophe, d'un regard provocant, -- attendant qu'il parlât. Christophe la fixait aussi ; mais il ne désirait aucunement lui parler. À la fin, elle lui éclata de rire au nez, et s'en retourna vers ses compagnes. Il resta à sa place, étendu, jusqu'à ce que le soir tombât, et qu'il la vît partir, sa hotte sur le dos, et ses bras nus croisés, courbant l'échine, toujours causant et riant.
Il la retrouva, deux ou trois jours après, au marché de la ville, au milieu des montagnes de carottes, de tomates, de concombres et de choux. Il flânait, regardant la foule des marchandes, qui se tenaient debout, alignées devant leurs paniers, comme des esclaves à vendre. L'homme de la police passait devant chacune, avec son escarcelle et son rouleau de tickets, recevant une piécette, délivrant un papier. La marchande de café allait de rang en rang, avec une corbeille pleine de petites cafetières. Une vieille religieuse, joviale et rebondie, faisait le tour du marché, deux grands paniers au bras, et, sans humilité, quémandait des légumes, en parlant du bon Dieu. On criait ; les antiques balances, aux plateaux peints en vert, cliquetaient et tintaient avec un bruit de chaînes ; les gros chiens, attelés aux petites voitures, aboyaient joyeusement, tout fiers de leur importance. Au milieu de la cohue, Christophe aperçut Rébecca. -- De son vrai nom, elle s'appelait Lorchen. -- Sur son blond chignon, elle avait mis une feuille de chou, blanche et verte, qui lui faisait un casque dentelé. Assise sur un panier, devant des tas d'oignons dorés, de petites raves roses, de haricots verts, et de pommes rubicondes, elle croquait ses pommes, l'une après l'autre, sans s'occuper de les vendre. Elle ne cessait pas de manger. De temps en temps, elle s'essuyait le menton et le cou avec son tablier, relevait ses cheveux avec son bras, se frottait la joue contre son épaule, ou le nez au dos de sa main. Ou, les mains sur ses genoux, elle faisait passer indéfiniment de l'une à l'autre une poignée de petits pois. Et elle regardait à droite, à gauche, d'un air désœuvré. Mais elle ne perdait rien de ce qui se faisait autour d'elle, et, sans en avoir l'air, elle cueillait tous les regards qui lui étaient destinés. Elle vit parfaitement Christophe. En causant avec les acheteurs, elle fronçait le sourcil pour observer, par-dessus leurs têtes, son admirateur. Elle semblait digne et grave, comme un pape ; mais sous cape, elle se moquait de Christophe. Il le méritait bien : il restait là planté, à quelques pas, la dévorant des yeux ; et puis, il s'en alla, sans lui avoir parlé.
Il revint plus d'une fois rôder autour du village où elle habitait. Elle allait et venait dans la cour de sa ferme : il s'arrêtait sur la route pour la regarder. Il ne s'avouait pas que c'était pour elle qu'il venait ; et, en vérité, c'était presque sans y penser. Quand il était absorbé par la composition d'une œuvre, il se trouvait dans un état de somnambule : tandis que son âme consciente suivait ses pensées musicales, le reste de son être demeurait livré à l'autre âme inconsciente, qui guette la moindre distraction de l'esprit pour prendre la clef des champs. Il était souvent étourdi par le bourdonnement de la musique, quand il se trouvait en face d'elle ; et il continuait de rêvasser, en la regardant. Il n'eût pas pu dire qu'il l'aimât, il n'y songeait même pas ; il avait plaisir à la voir : rien de plus. Il ne se rendait pas compte du désir qui le ramenait vers elle.
Cette insistance faisait jaser. On s'en gaussait à la ferme, où l'on avait fini par savoir qui était Christophe. On le laissait tranquille, d'ailleurs ; car il était inoffensif. Pour tout dire, il avait l'air d'un sot : et il ne s'en inquiétait pas.
C'était la fête au village. Des gamins écrasaient des pois fulminants entre deux cailloux, en criant : « Vive l'Empereur ! » (Kaiser lebe ! Hoch !) On entendait meugler un veau, enfermé dans son étable, et les chants des buveurs au cabaret. Des cerfs-volants aux queues de comètes frétillaient dans l'air, au-dessus des champs. Les poules grattaient avec frénésie le fumier d'or : le vent s'engouffrait dans leurs plumes, comme dans les jupes d'une vieille dame. Un cochon rose dormait voluptueusement sur le flanc, au soleil.
Christophe se dirigea vers le toit rouge de l'auberge des Trois Rois, au-dessus duquel flottait un petit drapeau. Des chapelets d'oignons étaient pendus à la façade, et les fenêtres étaient garnies de fleurs de capucines rouges et jaunes. Il entra dans la salle, pleine de fumée de tabac, où s'étalaient aux murs des chromos jaunies, et, à la place d'honneur, le portrait colorié de l'Empereur-Roi, entouré d'une guirlande de feuilles de chêne. On dansait. Christophe était bien sûr que sa belle amie serait là. Et en effet, ce fut la première figure qu'il aperçut. Il s'établit dans un angle de la pièce, d'où il pouvait suivre en paix les évolutions des danseurs. Mais, quelque soin qu'il eût pris pour ne pas être remarqué, Lorchen sut bien le découvrir dans son coin. Tout en tournant d'interminables valses, elle lui lançait par-dessus l'épaule de son danseur de rapides œillades ; et, pour mieux l'exciter, elle coquetait avec les garçons du village, en riant de sa grande bouche bien fendue. Elle parlait fort et disait des niaiseries, ne différant point en cela de ces jeunes filles du monde, qui, lorsqu'on les regarde, se croient obligées de rire, de s'agiter, d'être sottes pour la galerie, au lieu de le rester pour elles seules. -- En quoi elles ne sont pas si sottes : car elles savent que la galerie les regarde et ne les écoute pas. -- Christophe, les coudes sur la table et le menton sur le poing, suivait le manège de la fille avec des yeux ardents et furieux : il avait l'esprit assez libre pour n'être pas dupe de ses roueries ; mais il ne l'avait pas assez pour ne pas s'y laisser prendre ; et tour à tour, il grognait de colère, ou bien il riait sous cape, et haussait les épaules, de donner dans le panneau.
Un autre l'observait : c'était le père de Lorchen. Petit et trapu, une grosse tête au nez court, le crâne chauve rissolé par le soleil, avec une couronne de cheveux qui avaient été blonds et frisottaient par boucles épaisses comme un Saint-Jean de Dürer bien rasé, la figure impassible, sa longue pipe au coin de la bouche, il causait très lentement avec d'autres paysans, tout en suivant du coin de l'œil la mimique de Christophe ; et il avait un rire silencieux. À un moment, il toussota ; un éclair de malice brillait dans ses petits yeux gris, il vint s'asseoir de côté à la table de Christophe. Christophe, mécontent, tourna vers lui un visage renfrogné : il rencontra le regard narquois du vieux qui, sans extraire sa pipe de sa bouche, lui adressa familièrement la parole. Christophe le connaissait : il le tenait pour une vieille canaille ; mais le faible qu'il avait pour la fille le rendait indulgent pour le père, et même lui inspirait un bizarre plaisir à se trouver avec lui : le vieux malin s'en doutait. Après avoir parlé de la pluie et du beau temps, et fait une allusion goguenarde aux belles filles, et à ce qu'il ne dansait pas, il conclut que Christophe avait bien raison de ne pas se donner de mal, et qu'on était mieux à table, les coudes devant son pot ; et il se fit inviter sans façon à en vider un. En buvant, le vieux causait, sans se presser. Il parlait de ses petites affaires, de la difficulté qu'on avait à vivre, des mauvais temps, de la cherté de tout. Christophe ne répondait que par quelques grognements : cela ne l'intéressait pas ; il regardait Lorchen. Il y avait des moments de silence : le paysan attendait un mot ; nulle réponse ne venait : il reprenait tranquillement. Christophe se demandait ce qui lui valait l'honneur de la société du vieux et de ses confidences. Il finit par comprendre. Le vieux, après avoir épuisé ses doléances, passa à un autre chapitre : il vanta l'excellence de ses produits, de ses légumes, de sa volaille, de ses œufs, de son lait ; et brusquement, il demanda si Christophe ne pourrait pas lui procurer la clientèle du château. Christophe sursauta :
-- Comment diable savait-il ?... Il le connaissait donc ?
-- Oui bien, disait le vieux. Tout se sait...
Il n'ajouta pas :
... quand on se donne la peine de faire sa petite police soi-même.
Christophe se fit un malin plaisir de lui apprendre que, bien que « tout se sût », on ne savait pas sans doute qu'il venait de se brouiller avec la petite cour, et que, si jamais il avait pu se flatter de quelque crédit auprès de l'office et des cuisines du château, -- (ce dont il doutait fort) -- ce crédit, à l'heure présente, était mort et enterré. Le vieux eut un froncement imperceptible de la bouche. Il ne se découragea pourtant pas ; et, après un moment, il demanda si Christophe ne pourrait pas du moins le recommander à telle et telle famille. Et il lui nomma toutes celles avec qui Christophe se trouvait en relations : car il s'était renseigné très exactement, au marché. Christophe eût été furieux de cet espionnage, s'il n'avait eu plutôt envie de rire, en pensant que le vieux serait volé, malgré toute sa malice : (car il ne se doutait pas que la recommandation qu'il demandait était plus capable de lui faire perdre sa clientèle, que de lui en procurer de nouvelle). Il le laissa donc dévider en pure perte son écheveau de petites ruses grossières ; et il ne répondait ni oui, ni non. Mais le paysan insistait ; et, s'attaquant enfin à Christophe lui-même et à Louisa, qu'il avait gardés pour la fin, il voulut à toute force leur colloquer son lait, son beurre, et sa crème. Il ajoutait que, puisque Christophe était musicien, rien ne faisait plus de bien pour la voix qu'un œuf frais avalé cru, matin et soir : et il se faisait fort de lui en fournir de tout chauds sortis du cul de la poule. Cette idée que le vieux le prenait pour un chanteur fit éclater de rire Christophe. Le paysan en profita pour faire venir une autre bouteille. Après quoi, ayant tiré de Christophe tout ce qu'il pouvait pour l'instant, il s'en alla, sans autre cérémonie.
La nuit était venue. Les danses étaient de plus en plus animées. Lorchen ne prêtait aucune attention à Christophe : elle avait trop à faire de tourner la tête à un jeune drôle du village, fils d'un riche fermier, que toutes les filles se disputaient. Christophe s'intéressait à la lutte : ces demoiselles se souriaient, et elles se fussent griffées avec délices. Christophe, bon enfant, s'oubliait, et faisait des vœux pour le triomphe de Lorchen. Mais quand ce triomphe fut obtenu, il se sentit un peu triste. Il se le reprocha. Il n'aimait pas Lorchen : il était bien naturel qu'elle aimât qui elle voulait. -- Sans doute. Mais il n'était pas gai de se sentir si seul. Tous ces gens ne s'intéressaient à lui que pour l'exploiter, et se moquer de lui ensuite. Il soupira en regardant Lorchen, que la joie de faire enrager ses rivales rendait dix fois plus jolie, et il se disposa à partir. Il était près de neuf heures : il avait deux bonnes lieues à faire pour rentrer en ville.
Il se levait de table, quand la porte s'ouvrit ; et une dizaine de soldats firent irruption. Leur entrée jeta un froid dans la salle. Les gens se mirent à chuchoter. Quelques couples qui dansaient s'arrêtèrent, pour jeter des regards inquiets sur les nouveaux arrivants. Les paysans debout près de la porte affectèrent de leur tourner le dos et de causer entre eux ; mais, sans en avoir l'air, ils eurent bien soin de se ranger prudemment, pour les laisser passer. -- Depuis quelque temps, tout le pays était en lutte sourde avec la garnison des forts qui entouraient la ville. Les soldats s'ennuyaient à périr, et se vengeaient sur les paysans. Ils se moquaient d'eux grossièrement, ils les malmenaient, ils traitaient les filles comme en pays conquis. La semaine d'avant, quelques-uns d'entre eux, pris de vin, avaient troublé une fête dans un village voisin, et assommé à moitié un fermier. Christophe, au courant des choses, partageait l'état d'esprit des paysans ; et, se rasseyant à sa place, il attendit ce qui allait se passer.
Les soldats, sans s'inquiéter de la malveillance qui accueillait leur entrée, allèrent bruyamment s'asseoir aux tables pleines, d'où ils bousculèrent les gens, pour se faire place : ce fut l'affaire d'un moment. La plupart s'écartèrent en grommelant. Un vieux, assis au bout d'un banc, ne se rangea pas assez vite : ils soulevèrent le banc, et le vieux culbuta, au milieu des éclats de rire. Christophe se leva, indigné ; mais, comme il était sur le point d'intervenir, il vit le vieux, qui se ramassait péniblement, et, au lieu de se plaindre, se confondait en excuses. Deux des soldats vinrent à la table de Christophe : il les regardait venir, serrant les poings. Mais il n'eut pas à se défendre. C'étaient deux grands diables athlétiques et bonasses, qui suivaient, comme des moutons, un ou deux risque-tout et tâchaient de les imiter. Ils furent intimidés par l'air hautain de Christophe ; et, quand il leur dit, d'un ton sec :
-- La place est prise...
Ils s'excusèrent précipitamment, et se reculèrent au bout du banc, afin de ne pas le gêner. Sa voix avait eu les inflexions du maître : la servilité naturelle reprenait le dessus. Ils voyaient bien que Christophe n'était pas un paysan.
Christophe, un peu apaisé par cette attitude soumise, put observer les choses avec plus de sang-froid. Il n'eut pas de peine à voir que toute la bande était menée par un sous-officier, -- un petit boule-dogue, aux yeux durs, -- face de larbin hypocrite et méchant : un des héros de la bagarre de l'autre dimanche. Assis à une table voisine de Christophe, et déjà ivre, il dévisageait les gens et lançait des sarcasmes injurieux, qu'ils affectaient de ne pas entendre. Il s'attaquait surtout aux couples qui dansaient, décrivant leurs avantages ou leurs défauts physiques, avec une ignominie d'expressions qui soulevait les rires de ses compagnons. Les filles rougissaient, et les larmes leur venaient aux yeux ; les garçons serraient les dents et rageaient en silence. Le regard du bourreau faisait lentement le tour de la salle, en n'épargnant personne : Christophe le vit venir vers lui. Il saisit sa chope, et, le poing sur la table, il attendit, décidé à lui jeter le verre à la tête, à la première insulte. Il se disait :
-- Je suis fou. Je ferais mieux de m'en aller. Je vais me faire ouvrir le ventre ; et après, si j'en réchappe, on me mettra en prison : le jeu n'en vaut pas la chandelle. Partons, avant qu'il ne m'ait provoqué.
Mais son orgueil s'y refusait : il ne voulait pas avoir l'air de fuir devant ces oiseaux-là. -- Le regard sournois et brutal se posa sur lui. Christophe, raidi, le fixa avec colère. Le sous-officier le considéra, un instant : la figure de Christophe le mit en verve ; il poussa du coude son voisin, lui désigna le jeune homme, en ricanant ; et déjà il ouvrait la bouche pour l'injurier. Christophe, ramassé sur lui-même, allait lancer sen verre à toute volée. -- Cette fois encore, le hasard le sauva. Au moment où l'ivrogne allait parler, un couple maladroit de danseurs vint buter contre lui et fit tomber son verre. Il se retourna furieux, et déversa sur eux un tombereau d'injures. Son attention était détournée : il ne pensait plus à Christophe. Celui-ci attendit encore quelques minutes ; puis, voyant que son ennemi ne cherchait plus à reprendre l'entretien, il se leva, prit lentement son chapeau, et s'achemina sans se presser vers la porte. Il ne quittait pas des yeux le banc où l'autre était assis, pour bien lui faire sentir qu'il ne cédait pas devant lui. Mais le sous-officier l'avait décidément oublié : personne ne s'occupait de lui.
Il tournait la poignée de la porte : quelques secondes encore, et il était dehors. Mais il était dit qu'il n'en sortirait pas indemne. Un brouhaha s'élevait dans le fond de la salle. Les soldats, après avoir bu, avaient décidé de danser. Et comme toutes les filles avaient leurs cavaliers, ils chassèrent les danseurs, qui se laissèrent faire. Mais Lorchen ne l'entendait pas ainsi. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait ces yeux hardis et ce menton volontaire, qui plaisaient à Christophe. Elle valsait comme une folle, quand le sous-officier, qui avait jeté son dévolu sur elle, vint lui arracher son danseur. Elle tapa du pied, cria, et, repoussant le soldat, elle déclara que jamais elle ne danserait avec un malotru comme lui. L'autre la poursuivit. Il bourrait de coups de poing les gens derrière lesquels elle cherchait à s'abriter. Enfin, elle se réfugia derrière une table ; et là, protégée de lui pendant un moment, elle reprit du souffle pour l'injurier ; elle voyait que sa résistance ne servirait à rien et elle trépignait de fureur, cherchait les mots les plus blessants, et comparait sa tête à celle de divers animaux de la basse-cour. Lui, penché vers elle, de l'autre côté de la table avait un mauvais sourire, et ses yeux luisaient de colère. Brusquement, il prit son élan, et sauta par-dessus la table. Il l'empoigna. Elle se débattit, comme une vachère, à coups de poing et de pied. Il n'était pas trop bien d'aplomb sur ses jambes, et faillit perdre l'équilibre. Furieux, il la poussa contre le mur, et la gifla. Il ne recommença pas : quelqu'un lui avait sauté sur le dos, le giflait à tour de bras, et le lançait d'un coup de pied, au milieu des buveurs. C'était Christophe, qui s'était rué sur lui, bousculant tables et gens. Le sous-officier se retourna, fou de rage, tirant son sabre. Avant qu'il eût pu s'en servir, Christophe l'assomma d'un coup d'escabeau. Le tout avait été si prompt qu'aucun des spectateurs n'eut l'idée d'intervenir. Mais quand on vit le soldat s'abattre sur le carreau, comme un bœuf, un tumulte épouvantable s'éleva. Les autres soldats coururent sur Christophe, le sabre hors du fourreau. Les paysans se jetèrent sur eux. La mêlée fut générale. Les chopes volaient à travers la salle, les tables étaient renversées. Les paysans se réveillaient : il y avait de vieilles rancunes à assouvir. Les gens roulaient par terre, et se mordaient avec fureur. Le danseur évincé de Lorchen, un solide valet de ferme, avait empoigné la tête d'un soldat qui l'avait insulté tout à l'heure, et la martelait contre un mur. Lorchen, armée d'une trique, tapait comme une sourde. Les autres filles se sauvaient en hurlant, sauf deux ou trois gaillardes, qui s'en donnaient à cœur-joie. L'une d'elles, une grosse petite blonde, voyant un soldat gigantesque, -- le même qui s'était assis à la table de Christophe, -- défoncer à coups de genoux la poitrine de son adversaire renversé, courut au foyer, revint, et tirant en arrière la tête de la brute, elle lui appliqua dans les yeux une poignée de cendres brûlantes. L'homme poussa des mugissements. La fille jubilait, insultant l'ennemi désarmé, que les paysans maintenant assommaient à leur aise. Enfin, les soldats, trop faibles, se replièrent au dehors, laissant deux d'entre eux sur le carreau. La lutte continua dans la rue du village. Ils faisaient irruption dans les maisons, en poussant des cris de mort, et voulaient tout saccager. Les paysans les avaient suivis avec leurs fourches ; ils lançaient sur l'ennemi leurs chiens hargneux. Un troisième soldat tomba, le ventre troué d'un coup de trident. Les autres durent s'enfuir, pourchassés jusqu'au delà du village ; et, de loin, ils criaient, en se sauvant à travers champs, qu'ils allaient chercher les camarades et qu'ils reviendraient tout à l'heure.
Les paysans, restés maîtres du terrain, retournèrent à l'auberge : ils exultaient ; c'était la revanche, depuis longtemps attendue, des avanies qu'ils avaient subies. Ils ne pensaient pas encore aux conséquences de l'échauffourée. Ils parlaient tous à la fois, et chacun vantait ses prouesses. Ils fraternisèrent avec Christophe, tout joyeux de se sentir rapproché d'eux. Lorchen vint lui prendre la main, et resta un instant à la tenir dans sa menotte rude, en lui ricanant au nez. Elle ne le trouvait plus ridicule, à cette heure.
On s'occupa des blessés. Parmi les gens du village, il n'y avait que des dents cassées, quelques côtes enfoncées, des bosses et des bleus, sans grave conséquence. Mais il n'en était pas de même des soldats. Trois étaient sérieusement atteints : le colosse aux yeux brûlés, qui avait eu l'épaule à moitié emportée d'un coup de hache ; l'homme éventré, qui râlait, et le sous-officier, assommé par Christophe. On les avait étendus par terre, près du foyer. Le sous-officier, le moins blessé des trois, venait de rouvrir les yeux. Il regarda longuement, d'un regard chargé de haine, le cercle des paysans penchés autour de lui. À peine eut-il repris conscience de ce qui s'était passé qu'il commença à les insulter. Il jurait qu'il se vengerait, qu'il leur ferait leur affaire à tous ; il étranglait de rage ; on sentait que s'il pouvait, il les exterminerait. Ils essayèrent de rire ; mais leur rire était forcé. Un jeune paysan cria au blessé :
-- Ferme ta gueule, ou je te tue !
Le sous-officier essaya de se redresser, et, fixant celui qui venait de parler, avec ses yeux injectés de sang :
-- Salauds ! dit-il, tuez-moi ! On vous coupera la tête.
Il continuait à vociférer. L'homme éventré poussait des cris aigus, comme un cochon qu'on saigne. Le troisième était immobile et rigide comme un mort. Une terreur écrasante tomba sur les paysans. Lorchen et quelques femmes emportèrent les blessés dans une autre chambre. Les vociférations du sous-officier et les cris du mourant s'assourdirent. Les paysans se taisaient : ils demeuraient à la même place, faisant le cercle, comme si les trois corps étaient toujours étendus à leurs pieds ; ils n'osaient pas bouger et se regardaient, épeurés. À la fin, le père de Lorchen dit :
-- Vous avez fait de bel ouvrage !
Il y eut un murmure angoissé ils avalaient leur salive. Puis, ils se mirent à parler tous à la fois. D'abord, ils chuchotaient, comme s'ils avaient peur qu'on ne les écoutât à la porte ; mais bientôt, le ton s'éleva et devint plus âpre : ils s'accusaient l'un l'autre ; ils se reprochaient mutuellement les coups qu'ils avaient donnés. La dispute s'envenimait : ils semblaient sur le point d'en venir aux mains. Le père de Lorchen les mit tous d'accord. Les bras croisés, se tournant vers Christophe, il le désigna du menton :
-- Et celui-là, dit-il, qu'est-ce qu'il est venu faire ici ?
Toute la, colère de la foule se retourna contre Christophe :
-- C'est vrai ! C'est vrai ! criait-on, c'est lui qui a commencé ! Sans lui, rien ne serait arrivé !
Christophe, abasourdi, essaya de répondre :
-- Ce que j'en ai fait, ce n'est pas pour moi, c'est pour vous, vous le savez bien.
Mais ils lui répliquaient, furieux :
-- Est-ce que nous ne sommes pas capables de nous défendre seuls ? Est-ce que nous avions besoin qu'un monsieur de la ville vînt nous dire ce qu'il fallait faire ? Qui vous a demandé votre avis ? Et d'abord, qui vous a prié de venir ? Vous ne pouviez pas rester chez vous ?
Christophe haussa les épaules, et se dirigea vers la porte. Mais le père de Lorchen lui barra le chemin, en glapissant.
-- C'est ça ! c'est ça ! criait-il, il voudrait filer maintenant, après qu'il nous a tous mis dans le pétrin. Il ne partira pas !
Les paysans hurlèrent :
-- Il ne partira pas ! C'est lui qui est cause de tout. C'est lui qui doit payer pour tout !
Ils l'entouraient, en lui montrant le poing. Christophe voyait se resserrer le cercle de figures menaçantes : la peur les rendait enragés. Il ne dit pas un mot, fit une grimace de dégoût, et, jetant son chapeau sur une table, il alla s'asseoir au fond de la salle, et leur tourna le dos.
Mais Lorchen, indignée, se jeta au milieu des paysans. Sa jolie figure était rouge et froncée de colère. Elle repoussa rudement ceux qui entouraient Christophe :
-- Tas de lâches ! Bêtes brutes ! cria-t-elle. Vous n'êtes pas honteux ? Vous voudriez faire croire que c'est lui qui a tout fait ! Comme si on ne vous avait pas vus ! Comme s'il y en avait un seul qui n'avait pas cogné de son mieux !... S'il y en avait un seul qui était resté les bras croisés, pendant que les autres se battaient, je lui cracherais à la figure, et je l'appellerais : Lâche ! Lâche !...
Les paysans, surpris par cette sortie inattendue, restèrent, un instant, silencieux ; puis, ils se remirent à crier :
-- C'est lui qui a commencé ! Sans lui, il n'y aurait rien eu.
Le père de Lorchen faisait en vain des signes à sa fille. Elle reprit :
-- Bien sûr que c'est lui qui a commencé ! Il n'y a pas de quoi vous vanter. Sans lui, vous vous laissiez insulter, vous nous laissiez insulter, poltrons ! froussards !
Elle apostropha son ami :
-- Et toi, tu ne disais rien, tu faisais la bouche en cœur, tu tendais le derrière aux coups de botte ; pour un peu, tu aurais remercié ! Tu n'as pas honte ?... Vous n'avez pas honte, tous ? Vous n'êtes pas des hommes ! Courage de brebis, toujours le nez en terre ! Il a fallu que celui-là vous donnât l'exemple ! -- Et maintenant, vous voudriez lui faire tout retomber sur le dos ?... Eh bien, cela ne sera pas, c'est moi qui vous le dis ! Il s'est battu pour nous. Ou bien vous le sauverez, ou bien vous trinquerez avec lui : je vous en donne ma parole !
Le père de Lorchen la tirait par le bras ; il était hors de lui et criait :
-- Tais-toi ! tais-toi !... Te tairais-tu, bougre de chienne !
Mais elle le repoussa, et continua, de plus belle. Les paysans vociféraient. Elle criait plus fort qu'eux, d'une voix aiguë, qui crevait le tympan :
-- D'abord, toi, qu'est-ce que tu as à dire ? Tu crois que je ne t'ai pas vu tout à l'heure piler à coups de talons celui-là qui est quasi comme mort dans la chambre à côté ? Et toi, montre un peu tes mains !... Il y a encore du sang dessus. Tu crois que je ne t'ai pas vu avec ton couteau ? Je dirai tout ce que j'ai vu, tout, si vous faites la moindre chose contre lui. Je vous ferai tous condamner.
Les paysans, exaspérés, approchaient leur figure furieuse de la figure de Lorchen, et lui braillaient au nez. Un d'eux fit mine de la calotter ; mais le bon ami de Lorchen le saisit au collet, et ils se secouèrent tous deux, prêts à se rouer de coups. Un vieux, dit à Lorchen :
-- Si nous sommes condamnés, tu le seras aussi.
-- Je le serai aussi, fit-elle. Je suis moins lâche que vous.
Et elle reprit sa musique.
Ils ne savaient plus que faire. Ils s'adressaient au père :
-- Est-ce que tu ne la feras pas taire ?
Le vieux avait compris qu'il n'était pas prudent de pousser à bout Lorchen. Il leur fit signe de se calmer. Le silence tomba. Lorchen seule continua de parler ; puis, ne trouvant plus de riposte, comme un feu sans aliment, elle s'arrêta. Après un moment, son père toussota, et dit :
-- Eh bien, donc ; qu'est-ce que tu veux ? Tu ne veux pourtant pas nous perdre ?
Elle dit :
-- Je veux qu'on le sauve.
Ils se mirent à réfléchir. Christophe n'avait pas bougé de place : raidi dans son orgueil, il semblait ne pas entendre qu'il s'agissait de lui ; mais il était ému de l'intervention de Lorchen. Lorchen ne paraissait pas davantage savoir qu'il était là : adossée à la table où il était assis, elle fixait d'un air de défi les paysans, qui fumaient, en regardant à terre. Enfin, son père, après avoir mâchonné sa pipe, dit :
-- Qu'on dise ou qu'on ne dise pas quelque chose, -- s'il reste, son affaire est claire. Le maréchal des logis l'a reconnu : il ne lui fera pas grâce. Il n'y a qu'un parti pour lui, c'est qu'il file tout de suite, de l'autre côté de la frontière.
Il avait réfléchi qu'après tout, il serait plus avantageux pour eux que Christophe se sauvât : il se dénonçait ainsi lui-même ; et, quand il ne serait plus là pour se défendre, on n'aurait pas de peine à se décharger sur lui de tout le gros de l'affaire. Les autres approuvèrent. Ils se comprenaient parfaitement. -- Maintenant qu'ils étaient décidés, ils avaient hâte que Christophe fût déjà parti. Sans manifester aucune gêne de ce qu'ils avaient dit, un moment avant, ils se rapprochèrent de lui, feignant de s'intéresser vivement à son salut.
-- Pas une minute à perdre, monsieur, dit le père de Lorchen. Ils vont revenir. Une demi-heure pour aller au fort. Une demi-heure pour retourner... Il n'y a que le temps de filer.
Christophe s'était levé. Lui aussi avait réfléchi, Il savait que s'il restait, il était perdu. Mais partir, partir sans revoir sa mère ?... Non, ce n'était pas possible. Il dit qu'il retournerait d'abord en ville, qu'il aurait encore le temps d'en repartir dans la nuit, et de passer la frontière. Mais ils poussèrent les hauts cris. Tout à l'heure, ils lui avaient barré la porte, pour l'empêcher de fuir : maintenant, ils s'opposaient à ce qu'il ne prît pas la fuite. Rentrer en ville, c'était se faire pincer, à coup sûr : avant qu'il fût seulement arrivé, on serait prévenu là-bas ; on l'arrêterait chez lui. -- Il s'obstinait. Lorchen l'avait compris :
-- C'est votre maman que vous voulez voir ?... J'irai à votre place.
-- Quand ?
-- Cette nuit.
-- C'est vrai ? Vous feriez cela ?
-- J'y vais.
Elle prit son fichu, et s'en enveloppa.
-- Écrivez quelque chose, je lui porterai... Venez par ici je vais vous donner de l'encre.
Elle l'entraîna dans la pièce du fond. Sur le seuil, elle se retourna ; et, apostrophant son galant :
-- Et toi, prépare-toi, dit-elle, c'est toi qui le conduiras. Tu ne le quitteras pas, que tu ne l'aies vu de l'autre côté de la frontière.
-- C'est bon, c'est bon fit l'autre.
Il avait aussi hâte que quiconque de savoir Christophe en France, et même plus loin, s'il était possible.
Lorchen entra avec Christophe dans l'autre pièce. Christophe hésitait encore. Il était déchiré de douleur, à la pensée qu'il n'embrasserait plus sa mère. Quand la reverrait-il ? Elle était si vieille, si fatiguée, si seule ! Ce nouveau coup l'achèverait. Que deviendrait-elle sans lui ?... Mais que deviendrait-elle, s'il restait, s'il se faisait condamner, enfermer pendant des années ? Ne serait ce pas plus sûrement encore pour elle l'abandon, la misère ? Libre du moins, si loin qu'il fût, il pouvait lui venir en aide, elle pouvait la rejoindre. -- il n'eut pas le temps de voir clair dans ses pensées. Lorchen lui avait pris les mains ; debout, près de lui, elle le regardait ; leur figure, se touchait presque ; elle lui jeta les bras autour du cou, et lui baisa la bouche :
-- Vite ! vite ! dit-elle tout bas, en lui montrant la table.
Il ne chercha plus à réfléchir. Il s'assit. Elle arracha à un livre de comptes une feuille de papier quadrillé, avec des barres rouges.
Il écrivit :
« Ma chère maman. Pardon ! Je vais te causer une grande peine. Je ne pouvais agir autrement. Je n'ai rien fait d'injuste. Mais maintenant, je dois fuir, et quitter le pays. Celle qui te portera ce mot te racontera tout. Je voulais te dire adieu. On ne veut pas. On prétend que je serais arrêté avant. Je suis si malheureux que je n'ai plus de volonté. Je vais passer la frontière, mais je resterai tout près, jusqu'à ce que tu m'aies écrit ; celle qui te remet ma lettre me rapportera ta réponse. Dis-moi ce que je dois faire. Quoi que tu me dises, je le ferai. Veux-tu que je revienne ? Dis-moi de revenir ! Je ne puis supporter l'idée de te laisser seule. Comment feras-tu pour vivre ? Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! Je t'aime et je t'embrasse... »
-- Dépêchons-nous, monsieur ; sans quoi, il serait trop tard, dit le bon ami de Lorchen, en entr'ouvrant la porte.
Christophe signa hâtivement, et donna la lettre à Lorchen :
-- Vous la remettrez vous-même ?
-- J'y vais, dit-elle.
Elle était déjà prête à partir.
-- Demain, continua-t-elle, je vous porterai la réponse : vous m'attendrez à Leiden, -- (la première station, au sortir d'Allemagne) -- sur le quai de la gare.
(La curieuse avait lu la lettre de Christophe, par-dessus son épaule, tandis qu'il écrivait.)
-- Vous me direz bien tout, et comment elle aura supporté ce coup, et tout ce qu'elle aura dit ? Vous ne me cacherez rien ? disait Christophe, suppliant.
-- Je vous dirai tout.
Ils n'étaient plus aussi libres de se parler : sur le seuil de la porte, l'homme les regardait.
-- Et puis, monsieur Christophe, dit Lorchen, j'irai la voir quelquefois, je vous enverrai de ses nouvelles : n'ayez point d'inquiétude.
Elle lui donna une poignée de main vigoureuse, comme un homme.
-- Allons ! fit le paysan.
-- Allons ! dit Christophe.
Ils sortirent tous trois. Sur la route, ils se séparèrent. Lorchen alla d'un côté, et Christophe avec son guide, de l'autre. Ils ne causaient point. Le croissant de la lune, enveloppée de vapeurs, disparaissait derrière les bois. Une lumière très pâle flottait sur les champs. Dans les creux, les brouillards s'étaient levés, épais et blancs comme du lait. Les arbres grelottants baignaient dans l'air humide... Quelques minutes à peine après la sortie du village, le paysan se rejeta brusquement en arrière, et fit signe à Christophe de s'arrêter. Ils écoutèrent. Sur la route, devant eux, s'approchait le pas cadencé d'une troupe. Le paysan enjamba la haie et entra dans les champs. Christophe fit comme lui. Ils s'éloignèrent à travers les labours. Ils entendirent passer sur le chemin les soldats. Dans la nuit, le paysan leur montra le poing. Christophe avait le cœur serré, comme l'animal traqué. Ils se remirent en route, évitant les villages et les fermes isolées, où les aboiements des chiens les dénonçaient à tout le pays. Au revers d'une colline boisée, ils aperçurent dans le lointain les feux rouges de la ligne du chemin de fer. S'orientant d'après ces phares, ils décidèrent de se diriger vers la première station. Ce ne fut pas aisé. À mesure qu'ils descendaient dans la vallée, ils s'enfonçaient dans les brouillards. Ils eurent à sauter deux ou trois petits ruisseaux. Ils se trouvèrent ensuite dans d'immenses champs de betteraves et de terre labourée ; ils crurent qu'ils n'en sortiraient jamais. La plaine était bosselée : c'était une suite de renflements et de creux, où l'on risquait de tomber. Enfin, après avoir erré au hasard, noyés dans la brume, ils aperçurent tout à coup, à quelques pas, les fanaux de la voie ferrée sur le faite d'un remblais. Ils grimpèrent le talus. Au risque d'être surpris, ils suivirent le long des rails, jusqu'à une centaine de mètres de la station : là, ils reprirent la route. Ils arrivèrent à la gare, vingt minutes avant le passage du train. Malgré les recommandations de Lorchen, le paysan laissa Christophe : il avait hâte d'être revenu, pour voir ce qu'on avait fait des autres et de son bien.
Christophe prit une place pour Leiden, et il attendit seul dans la salle des troisièmes déserte. Un employé, qui somnolait sur une banquette, vint regarder le billet de Christophe et lui ouvrir la porte, à l'arrivée du train. Personne dans le wagon. Dans le train, tout dormait. Tout dormait dans les champs. Seul, Christophe ne dormait point, malgré sa fatigue. À mesure que les lourdes roues de fer le rapprochaient de la frontière, il sentait le désir trépidant d'être hors d'atteinte : Dans une heure, il serait libre. Mais d'ici là, il suffisait d'un mot pour qu'il fût arrêté... Arrêté ! Tout son être se révoltait. Être étouffé par la force odieuse !... Il n'en respirait plus. Sa mère, son pays qu'il quittait, avaient disparu de sa pensée. Dans l'égoïsme de sa liberté menacée, il ne pensait qu'à cette liberté qu'il voulait sauver. À quelque pris que ce fût ! Oui, même au prix d'un crime... Il se reprochait amèrement d'avoir pris ce train, au lieu d'avoir continué sa route à pied jusqu'à, la frontière. Il avait voulu gagner quelques heures. Belle avance ! Il allait se jeter dans la gueule du loup. Sûrement, on l'attendait à la gare frontière ; des ordres devaient être donnés... Il songea, un moment, à descendre du train en marche, avant la station ; il ouvrit même la portière du wagon ; mais il était trop tard : on arrivait. Le train s'arrêta. Cinq minutes. Une éternité. Christophe, rejeté dans le fond de son compartiment, abrité derrière le rideau, regardait anxieusement le quai, où se tenait immobile un gendarme. Le chef de gare sortit de son bureau, une dépêche à la main, et se dirigea précipitamment du côté du gendarme. Christophe ne douta point qu'il ne s'agît de lui. Il chercha une arme. Nulle autre qu'un fort couteau à deux lames. Il l'ouvrit dans sa poche. Un employé, avec une lanterne attachée sur la poitrine, avait croisé le chef et courut le long du train, Christophe le vit venir. Le poing crispé dans sa poche, sur le manche du couteau, il pensa :
-- Je suis perdu !
Il était dans un tel état de surexcitation qu'il eût été capable de plonger son couteau dans la poitrine de l'homme si celui-ci avait eu la malencontreuse idée de venir à lui et d'ouvrir son compartiment. Mais l'employé s'arrêta au wagon voisin, pour vérifier le billet d'un voyageur qui venait de monter. Le train se remit en marche. Christophe comprimait les battements de son cœur. Il ne bougeait pas. Il osait à peine se dire qu'il était sauvé. Il ne voulait pas se le dire, tant que la frontière ne serait point passée... Le jour commençait à poindre. Les silhouettes des arbres sortaient de la nuit. L'ombre fantastique d'une voiture passa sur la route, avec un bruit de grelots et un œil clignotant... La figure collée contre la vitre, Christophe tâchait de voir le poteau aux armes impériales, qui marquait les bornes de sa servitude. Il le cherchait encore dans la lumière naissante, quand le train siffla pour annoncer l'arrivée à la première station belge.
Il se leva, il ouvrit toute grande la portière, il but l'air glacé. Libre ! Toute sa vie devant lui ! joie de vivre !... -- Et aussitôt tomba sur lui, d'un coup, la tristesse de ce qu'il laissait, la tristesse de ce qu'il allait trouver ; et la lassitude de cette nuit d'émotions le terrassa. Il s'affaissa sur la banquette. Une minute à peine le séparait de l'arrivée en gare. Quand, une minute plus tard, un employé ouvrit la portière du wagon, il trouva Christophe endormi. Secoué par le bras, Christophe s'éveilla, confus, croyant avoir dormi une heure ; il descendit lourdement, se traîna à la douane ; et, définitivement accepté sur le territoire étranger, n'ayant plus à se défendre, il se coucha tout de son long sur un banc de la salle d'attente, et se laissa tomber dans le sommeil, comme une masse.
Il se réveilla vers midi. Lorchen ne pouvait guère venir avant deux ou trois heures. En attendant l'arrivée des trains, il faisait les cent pas sur le quai de la petite gare. Il continua tout droit au milieu des prairies. C'était un jour gris et sans joie, qui sentait les approches de l'hiver. La lumière était endormie. Le sifflet plaintif d'un train en manœuvre rompait seul le triste silence. Christophe s'arrêta à quelques pas de la frontière, dans la campagne déserte. Devant lui une toute petite mare, une flaque d'eau très claire, où se reflétait le ciel mélancolique. Elle était close d'une palissade, et bordée de deux arbres. À droite, un peuplier, à la cime dépouillée, qui tremblait. Derrière, un grand noyer, aux branches noires et nues, comme un polype monstrueux. Des grappes de corbeaux s'y balançaient lourdement. Les dernières feuilles exsangues se détachaient d'elles-mêmes, et tombaient une à une sur l'étang immobile...
Il lui semblait qu'il avait déjà vu cela : ces deux arbres, cet étang... -- Et brusquement, il eut une de ces minutes de vertige, qui s'ouvrent de loin en loin dans la plaine de la vie. Une trouée dans le Temps. On ne sait plus où on est, qui on est, dans quel siècle l'on vit, depuis combien de siècles on est ainsi. Christophe avait le sentiment que cela avait déjà été, que ce qui était maintenant n'était pas maintenant, mais dans un autre temps. Il n'était plus lui-même. Il se voyait du dehors, de très loin, comme un autre qui déjà s'était tenu debout, ici, à cette place. Il entendait une ruche de souvenirs inconnus ; ses artères bruissaient :
« Ainsi... Ainsi... Ainsi... »
Le grondement des siècles...
Bien d'autres Krafft avant lui avaient subi les épreuves qu'il subissait aujourd'hui, et goûté la détresse de cette dernière heure sur la terre natale. Race toujours errante, et de partout bannie par son indépendance et son inquiétude. Race toujours en proie à un démon intérieur, qui ne lui permettait de se fixer nulle part. Race attachée pourtant au sol d'où on l'arrachait, et ne pouvant s'en déprendre...
Christophe repassait à son tour par les mêmes étapes ; et ses pas retrouvaient sur le chemin les traces de ceux qui l'avaient précédé. Il regardait, les yeux pleins de larmes, se perdre dans la brume la terre de la patrie, à laquelle il fallait dire adieu... N'avait-il pas désiré ardemment la quitter ? -- Oui ; mais à présent qu'il la quittait vraiment, il se sentait étreint d'angoisse. Il n'y a qu'un cœur de bête qui puisse se séparer sans émotion de la terre maternelle. Heureux ou malheureux, on a vécu ensemble ; elle a été la compagne et la mère : on a dormi en elle, on a dormi sur elle, on en est imprégné ; elle garde dans son sein le trésor de nos rêves, de notre vie passée, et la poussière sacrée de ceux que nous avons aimés. Christophe revoyait la suite de ses jours et les chères images qu'il laissait sur cette terre, ou dessous. Ses souffrances ne lui étaient pas moins chères que ses joies. Minna, Sabine, Ada, le grand-père, l'oncle Gottfried, le vieux Schulz, -- tout reparut à ses yeux, en l'espace de quelques minutes. Il ne pouvait s'arracher à ses morts : (car il comptait aussi Ada parmi les morts). L'idée de sa mère, qu'il laissait, seule vivante de tous ceux qu'il aimait, au milieu de ces fantômes, lui était intolérable. Il fut sur le point de repasser la frontière, tant il se trouvait lâche d'avoir cherché la fuite. Il était décidé, si la réponse que Lorchen devait lui apporter de sa mère trahissait une douleur trop grande, à revenir coûte que coûte. Mais s'il ne recevait rien ? Si Lorchen n'avait pu arriver jusqu'à Louisa, ou rapporter la réponse ? Eh bien, il reviendrait.
Il retourna à, la gare. Après une morne attente, le train parut enfin. Christophe guettait à une portière la figure hardie de Lorchen : car il était certain qu'elle tiendrait sa promesse ; mais elle ne se montra pas. Il courut, inquiet, d'un compartiment à l'autre. Comme il se heurtait dans sa course au flot des voyageurs, il remarqua une figure, qui ne lui parut pas inconnue. C'était une petite fille de treize à quatorze ans, joufflue, courtaude, et rouge comme une pomme, avec un gros petit nez retroussé, une grande bouche, et une natte épaisse enroulée autour de la tête. En la regardant mieux, il vit qu'elle tenait à la main une vieille valise qui ressemblait à la sienne. Elle l'observait aussi, de côté, comme un moineau ; et quand elle vit qu'il la regardait, elle fit quelques pas vers lui ; mais elle resta plantée en face de Christophe, et le dévisagea de ses petits yeux de souris, sans dire un mot. Christophe la reconnut : c'était une petite vachère de la ferme de Lorchen. Montrant sa valise, il dit :
-- C'est à moi, n'est-ce pas ?
La petite ne bougea pas, et répondit d'un air nigaud :
-- Savoir. D'où que vous venez, d'abord ?
-- De Buir.
-- Et qui, qui vous l'envoie ?
-- Lorchen. Allons, donne !
La gamine tendit la valise :
-- La v'là. !
Et elle ajouta :
-- Oh ! je vous ai bien reconnu tout de suite !
-- Alors, qu'est-ce que tu attendais ?
-- J'attendais que vous me disiez que c'était vous.
-- Et Lorchen ? demandait Christophe. Pourquoi n'est-elle pas venue ?
La petite ne répondait pas. Christophe comprit qu'elle ne voulait rien dire, au milieu de cette foule. Ils durent passer d'abord à la visite des bagages. Quand ce fut fini, Christophe entraîna la fillette à l'extrémité du quai :
-- La police est venue, raconta la gamine, à présent très loquace. Ils sont arrivés presque tout de suite après votre départ. Ils sont entrés dans les maisons, ils ont interrogé tout le monde, ils ont arrêté le grand Sami, et Christian, et le père Kaspar. Et aussi, Mélanie et Gertrude, bien qu'elles criaient qu'elles n'avaient rien fait ; et elles pleuraient ; et Gertrude a griffé les gendarmes. On avait beau leur dire que c'était vous qui aviez tout fait.
-- Comment, moi ! s'exclama Christophe.
-- Bien oui, fit la petite tranquillement, ça ne faisait rien, n'est-ce pas, puisque vous étiez parti ? Alors, ils vous ont cherché partout, et on a envoyé après vous, de tous les côtés.
-- Et Lorchen ?
-- Lorchen n'était pas là. Elle est revenue plus tard, après avoir été en ville.
-- Est-ce qu'elle a vu ma mère ?
-- Oui. Voilà la lettre. Et elle voulait venir ; mais on l'a arrêtée aussi.
-- Alors, comment as-tu pu ?
-- Voilà : elle est rentrée au village, sans que la police l'ait vue ; et elle allait repartir. Mais Irmina, la sœur de Gertrude, l'a dénoncée. On est venu pour la prendre. Alors, quand elle a vu venir les gendarmes, elle est montée dans sa chambre, et elle leur a crié qu'elle descendait tout de suite, qu'elle s'habillait, Moi, j'étais dans la vigne, derrière la maison ; elle m'a appelée tout bas par la fenêtre : « Lydia ! Lydia ! » Je suis venue, elle m'a passé votre valise et la lettre que votre mère lui avait données ; et elle m'a expliqué où je vous trouverais ; elle m'a dit de courir et de ne pas me laisser prendre. J'ai couru, et me voilà.
-- Elle n'a rien dit de plus ?
-- Si. Elle m'a dit de vous remettre aussi ce fichu, pour vous montrer que je venais de sa part.
Christophe reconnut le fichu blanc, à pois rouges et fleurs brodées, que Lorchen, en le quittant, la veille avait noué autour de sa tête. L'invraisemblance naïve du prétexte, dont elle s'était servie pour lui envoyer ce souvenir amoureux, ne le fit pas sourire.
-- Maintenant, fit la petite, voilà l'autre train qui remonte. Il faut que je rentre chez nous. Bonsoir.
-- Attends donc, dit Christophe. Et l'argent pour venir, comment as-tu fait ?
-- Lorchen me l'a donné.
-- Prends tout de même, dit Christophe, lui mettant quelques pièces dans la main.
Il retint par le bras la petite qui voulait se sauver.
-- Et puis,... fit-il.
Il se pencha, et l'embrassa sur les deux joues. La fillette faisait mine de protester.
-- Ne te défends donc pas, dit Christophe. Ce n'est pas pour toi.
-- Oh ! je sais bien, fit la gamine railleuse, c'est pour Lorchen.
Ce n'était pas seulement Lorchen, que Christophe embrassait sur les joues rebondies de la petite vachère : c'était toute son Allemagne.
La petite s'échappa, et courut vers le train qui partait. Elle resta à la portière et lui fit des signaux avec son mouchoir, jusqu'à ce qu'elle ne le vît plus. Il suivit des yeux la rustique messagère, qui venait de lui apporter, pour la dernière fois, le souffle de son pays et de ceux qu'il aimait.
Quand elle eut disparu, il se trouva tout à fait seul, cette fois, étranger sur une terre étrangère. Il tenait à la main la lettre de sa mère et le fichu amoureux. Il serra celui-ci sur sa poitrine, et il voulut ouvrir la lettre ; mais sa main tremblait. Qu'allait-il lire ? Quelle souffrance allait-il trouver ?... Non, il ne supporterait pas le reproche douloureux, qu'il croyait déjà entendre : il reviendrait sur ses pas.
Il déplia enfin la lettre et lut :
« Mon pauvre enfant, ne te tourmente pas de moi. Je serai sage. Le bon Dieu m'a punie. Je ne devais pas être égoïste et te garder ici. Va à Paris. Peut-être que ce sera mieux pour toi. Ne t'occupe pas de moi. Je sais me tirer d'affaire. L'essentiel, c'est que tu sois heureux. Je t'embrasse.
Maman.
« Écris-moi, quand tu pourras. »
Christophe s'assit sur sa valise, et pleura.
Le portier de la gare appelait les voyageurs pour Paris. Le train pesant arrivait avec fracas. Christophe essuya ses larmes, se leva, et se dit :
-- Il le faut.
Il regarda le ciel, du côté où devait se trouver Paris. Le ciel, sombre partout, était plus sombre là. C'était comme un gouffre d'ombre. Christophe eut le cœur serré ; mais il se répéta :
-- Il le faut.
Il monta dans le train, et, penché à la fenêtre, il continuait de regarder l'horizon menaçant :
-- Ô Paris ! pensait-il, Paris ! Viens à mon secours ! Sauve-moi ! Sauve mes pensées !
L'obscur brouillard s'épaississait. Derrière Christophe, au-dessus du pays qu'il quittait, un petit coin de ciel, bleu pâle, large comme deux yeux, -- comme les yeux de Sabine, -- sourit tristement au milieu des voiles lourds des nuées, et s'éteignit. Le train partit. La pluie tomba. La nuit tomba.
Le désordre dans l'ordre. Des employés de chemin de fer débraillés et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le règlement, tout en s'y soumettant. -- Christophe était en France.
Après avoir satisfait aux curiosités de la douane, il reprit le train pour Paris. La nuit couvrait les champs, trempés de pluie. Les lumières brutales des gares faisaient ressortir plus durement la tristesse de l'interminable plaine ensevelie dans l'ombre. Les trains que l'on croisait, de plus en plus nombreux, déchiraient l'air de leurs sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris.
Une heure avant l'arrivée, Christophe était prêt à descendre : il avait enfoncé son chapeau sur sa tête ; il s'était boutonné jusqu'au cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris était plein ; il s'était levé et rassis vingt fois ; il avait vingt fois déplacé sa valise, du filet à la banquette, et de la banquette au filet, pour l'agacement de ses voisins, qu'avec sa maladresse il heurtait, à chaque fois.
Au moment d'entrer en gare, le train s'arrêta en pleine nuit. Christophe s'écrasait la figure contre les vitres, et tâchait vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage, quêtant un regard qui lui permît d'engager la conversation, de demander où l'on était. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient semblant, l'air renfrognés et ennuyés ; aucun ne faisait un mouvement pour s'expliquer l'arrêt. Christophe était surpris de cette inertie : ces êtres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Français qu'il imaginait ! Il finit par s'asseoir, découragé, sur sa valise, culbutant à chaque cahot du train, et il s'assoupissait à son tour, quand il fut réveillé par le bruit des portières qu'on ouvrait... Paris !... Ses voisins descendaient.
Bousculant et bousculé, il se dirigea vers la sortie, repoussant les facteurs qui s'offraient à porter son bagage. Soupçonneux comme un paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait chargé sur son épaule sa précieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage. Enfin il se trouva sur le pavé gluant de Paris.
Il était trop préoccupé de sa charge, du gîte qu'il allait choisir, et de l'embarras de voitures où il se trouvait pris, pour penser à rien regarder. La première chose était de se mettre en quête d'une chambre. Ce n'étaient pas les hôtels qui manquaient : ils bloquaient la gare, de tous côtés ; leurs noms flamboyaient en lettres de gaz. Christophe chercha le moins brillant : aucun ne lui semblait assez humble pour sa bourse. Enfin dans une rue latérale, il vit une sale auberge, avec une gargote au rez-de-chaussée. Elle s'intitulait Hôtel de la Civilisation. Un gros homme, en bras de chemise, fumait la pipe, à une table ; il accourut, en voyant entrer Christophe. Il ne comprit rien à son jargon ; mais il jugea du premier coup d'œil l'Allemand gauche et enfantin, qui refusait de laisser prendre son paquet et s'évertuait à lui faire un discours, en une langue invraisemblable. Il le conduisit par un escalier mal odorant à une pièce sans air, qui donnait sur une cour intérieure. Il ne manqua pas de vanter la tranquillité d'un lieu, où ne parvenait aucun des bruits du dehors ; et il lui en demanda un bon prix. Christophe, comprenant mal, ignorant les conditions de la vie de Paris, l'épaule cassée par sa charge, accepta tout : il avait hâte d'être seul. Mais à peine fut-il seul que la saleté des choses le saisit ; et pour ne pas s'abandonner à la tristesse qui montait en lui, il se hâta de ressortir, après s'être trempé la tête dans l'eau poussiéreuse, qui était grasse au toucher. Il s'efforçait de ne pas voir et de ne pas sentir, pour échapper au dégoût.
Il descendit dans la rue. Le brouillard d'octobre était épais et piquant : il avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville. On ne voyait point à dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme une bougie qui va s'éteindre. Dans les demi-ténèbres, une cohue de gens roulait en flots contraires. Les voitures se croisaient, se heurtaient, obstruant le passage, refoulant la circulation comme une digue. Les chevaux glissaient sur la boue glacée. Les injures des cochers, les trompes et les cloches des tramways faisaient un vacarme assourdissant. Ce bruit, ce grouillement, cette odeur saisirent Christophe. Il s'arrêta un instant, fut aussitôt poussé par ceux qui marchaient derrière lui, emporté par le courant. Il descendit le boulevard de Strasbourg, ne voyant rien, se jetant gauchement contre les passants. Il n'avait pas mangé depuis le matin. Les cafés qu'il rencontrait à chaque pas l'intimidaient et le dégoûtaient à cause de la foule qui y était entassée. Il s'adressa à un sergent de ville. Mais il était si lent à trouver ses mots que l'autre ne se donna même pas la peine de l'écouter jusqu'au bout, et lui tourna le dos, au milieu de la phrase, en haussant les épaules. Il continua machinalement à marcher. Des gens étaient arrêtés devant une boutique. Il s'arrêta machinalement comme eux. C'était un magasin de photographies et de cartes postales : elles représentaient des filles en chemise, ou sans chemise ; des journaux illustrés étalaient des plaisanteries obscènes. Des enfants, des jeunes femmes regardaient tranquillement. Une fille maigre, aux cheveux rouges, voyant Christophe absorbé dans sa contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle lui prit le bras, avec un sourire stupide. Il secoua son étreinte, et s'éloigna rougissant de colère. Les cafés-concerts se succédaient ; à la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule était toujours plus dense ; Christophe était frappé du nombre de figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles plâtrées aux odeurs écœurantes. Il se sentait glacé. La fatigue, la faiblesse, et l'horrible dégoût qui l'étreignait de plus en plus lui donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le brouillard augmentait, à mesure qu'on approchait de la Seine. La cohue des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le flanc ; le cocher le roua de coups pour le faire relever ; la malheureuse bête, étranglée par ses sangles, s'agitait et retombait lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour Christophe la goutte d'eau qui fait déborder l'âme. Les convulsions de cet être misérable sous les regards indifférents lui firent sentir avec une telle angoisse son propre néant parmi ces milliers d'êtres, -- la répulsion que depuis une heure il s'efforçait d'étouffer pour ce bétail humain, pour cette atmosphère souillée, pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence qu'il suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient, étonnés, ce grand garçon au visage convulsé de douleur. Il marchait, les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher à les essuyer. On s'arrêtait pour le suivre des yeux, un instant ; et, s'il eût été capable de lire dans l'âme de cette foule qui lui semblait hostile, peut-être aurait-il pu voir chez quelques-uns, -- mêlée sans doute à un peu d'ironie parisienne -- une compassion fraternelle. Mais il ne voyait plus rien : ses pleurs l'aveuglaient.
Il se trouva sur une place, près d'une grande fontaine. Il y baigna ses mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le regardait faire curieusement, avec des réflexions gouailleuses, mais sans méchanceté ; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait laissé tomber. Le froid glacial de l'eau ranima Christophe. Il se ressaisit. Il revint sur ses pas, évitant de regarder ; il ne pensait même plus à manger : il lui eût été impossible de parler à qui que ce fût ; un rien eût suffit pour rouvrir la source des larmes. Il était épuisé. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa maison, au moment où il se croyait définitivement perdu : -- il avait oublié jusqu'au nom de la rue où il habitait.
Il rentra dans son infâme logis. À jeun, les yeux brûlants, le cœur et le corps courbaturés, il s'affaissa sur une chaise, dans un coin de sa chambre ; il y resta deux heures, incapable de bouger. Enfin il s'arracha à cette apathie, et il se coucha. Il tomba dans une torpeur fiévreuse, d'où il s'éveillait à chaque minute, avec l'illusion d'avoir dormi des heures. La chambre était étouffante ; il brûlait des pieds à la tête ; il avait une soif horrible ; il était en proie à des cauchemars stupides, qui continuaient de s'accrocher à lui, même quand il avait les yeux ouverts ; des angoisses aiguës le pénétraient comme des coups de couteau. Au milieu de la nuit, il s'éveilla, pris d'un désespoir si atroce qu'il en aurait hurlé ; il s'enfonça les draps dans la bouche, pour qu'on ne l'entendît pas : il se sentait devenir fou. Il s'assit sur son lit, et il alluma. Il était trempé de sueur. Il se leva, il ouvrit sa valise, pour y chercher un mouchoir. Il mit la main sur une vieille Bible, que sa mère avait cachée au milieu de son linge. Christophe n'avait jamais beaucoup lu ce livre ; mais ce lui fut un bien inexprimable de le trouver, en cet instant. Cette bible avait appartenu au grand-père, et au père du grand-père. Les chefs de la famille y avaient inscrit, sur une feuille blanche à la fin, leurs noms et les dates importantes de leur vie : naissances, mariages, morts. Le grand-père avait marqué au crayon, de sa grosse écriture, les dates des jours où il avait lu et relu chaque chapitre ; le livre était rempli de bouts de papier jauni, où le vieux avait noté ses naïves réflexions. Cette Bible était placée sur une planche, au-dessus de son lit ; il la prenait pendant ses longues insomnies, conversant avec elle, plutôt qu'il ne la lisait. Elle lui avait tenu compagnie jusqu'à l'heure de la mort, comme elle avait tenu déjà compagnie à son père. Un siècle des deuils et des joies de la famille se dégageait de ce livre. Christophe se sentit moins seul, avec lui.
Il l'ouvrit aux plus sombres passages :
La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle, et ses jours sont comme les jours d'un mercenaire...
Si je me couche, je dis : Quand me lèverai-je ? Et, étant levé, j'attends le soir avec impatience, et je suis rempli de douleur jusqu'à la nuit...
Quand je dis : mon lit me consolera, le repos assoupira ma plainte, alors tu m'épouvantes par des songes, et tu me troubles par des visions...
Jusqu'à quand ne m'épargneras-tu point ? Ne me donneras-tu point quelque relâche, pour que je puisse respirer ? Ai-je péché ? Que t'ai-je fait, ô gardien des hommes ?...
Tout revient au même : Dieu afflige le juste aussi bien que le méchant...
Qu'il me tue ! Je ne laisserai pas d'espérer en Lui...
Les cœurs vulgaires ne peuvent comprendre le bienfait, pour un malheureux, de cette tristesse sans bornes. Toute grandeur est bonne, et le comble de la douleur atteint à la délivrance. Ce qui abat, ce qui accable, ce qui détruit irrémédiablement l'âme, c'est la médiocrité de la douleur et de la joie, la souffrance égoïste et mesquine, sans force pour se détacher du plaisir perdu, et prête secrètement à tous les avilissements pour un plaisir nouveau. Christophe était ranimé par l'âpre souffle qui montait du vieux livre : le vent du Sinaï, des vastes solitudes et de la mer puissante, balayait les miasmes. La fièvre de Christophe tomba. Il se recoucha, plus calme, et il dormit d'un trait jusqu'au lendemain. Quand il rouvrit les yeux, le jour était venu. Il vit plus nettement encore l'ignominie de sa chambre ; il sentit sa misère et son isolement ; mais il les regarda en face. Le découragement était parti ; il ne lui restait plus qu'une virile mélancolie. Il redit la parole de Job :
Quand Dieu me tuerait, je ne laisserais pas d'espérer en Lui...
Il se leva et commença le combat, avec tranquillité.
Il décida le matin même, de faire les premières démarches. Il connaissait deux seules personnes à Paris, deux jeunes gens de son pays : son ancien ami, Otto Diener, qui était associé à un oncle, marchand de draps, dans le quartier du Mail ; et un petit juif de Mayence, Sylvain Kohn, qui devait être employé dans une grande maison de librairie, dont il n'avait pas l'adresse.
Il avait été très intime avec Diener, vers quatorze ou quinze ans [1]. Il avait eu pour lui une de ces amitiés d'enfance, qui devancent l'amour, et qui sont déjà de l'amour. Diener aussi l'avait aimé. Ce gros garçon timide et compassé avait été séduit par la fougueuse indépendance de Christophe ; il s'était évertué à l'imiter d'une façon ridicule : ce qui irritait Christophe et le flattait. Alors ils faisaient des projets qui bouleversaient le monde. Puis Diener avait voyagé, pour son éducation commerciale, et ils ne s'étaient plus revus ; mais Christophe avait de ses nouvelles par les gens du pays, avec qui Diener était resté en relations régulières.
Quant à Sylvain Kohn, ses rapports avec Christophe avaient eu un autre caractère. Ils s'étaient connus, tout gamins, à l'école, où le petit singe avait joué des tours à Christophe, qui l'étrillait en échange, quand il voyait le piège où il était tombé. Kohn ne se défendait pas ; il se laissait rouler, et frotter la figure dans la poussière, en pleurnichant ; mais il recommençait aussitôt après, avec une malice inlassable, -- jusqu'au jour où il prit peur, Christophe l'ayant menacé sérieusement de le tuer.
Christophe sortit de bonne heure. Il s'arrêta en route, pour déjeuner à un café. Il s'obligeait, malgré son amour propre, à ne perdre aucune occasion de parler en français. Puisqu'il devait vivre à Paris, peut-être des années, il lui fallait s'adapter le plus vite possible aux conditions de la vie, et vaincre ses répugnances. Il s'imposa donc de ne pas prendre garde, bien qu'il en souffrît cruellement, à l'air goguenard du garçon qui écoutait son charabia ; et sans se décourager, il bâtissait pesamment des phrases informes, qu'il répétait avec ténacité, jusqu'à ce qu'il fût compris.
Il se mit à la recherche de Diener. Suivant son habitude, quand il avait une idée en tête, il ne voyait rien autour de lui. Paris lui faisait, dans cette première promenade, l'impression d'une vieille ville et mal tenue. Christophe était habitué à ses villes du nouvel Empire allemand, à la fois très vieilles et très jeunes, où l'on sent monter l'orgueil d'une force nouvelle : et il était désagréablement surpris par les rues éventrées, les chaussées boueuses, la bousculade des gens, le désordre des voitures, -- des véhicules de toute sorte, de toute forme : des vénérables omnibus à chevaux, des tramways à vapeur, à électricité, et de tous les systèmes, -- des baraques sur les trottoirs, des manèges de chevaux de bois (ou plutôt de monstres, de gargouilles), sur les places encombrées de statues en redingote ; je ne sais quelle pouillasserie de ville du moyen âge, initiée aux bienfaits du suffrage universel, mais qui ne peut se défaire de son vieux fond truand. Le brouillard de la veille s'était changé en une petite pluie pénétrante. Dans beaucoup de boutiques, le gaz était allumé, bien qu'il fût plus de dix heures.
Christophe arriva, non sans avoir erré dans le dédale de rues qui avoisinent la place des Victoires, au magasin qu'il cherchait, rue de la Banque. En entrant, il crut voir, au fond de la boutique longue et obscure, Diener occupé à ranger des ballots, au milieu d'employés. Mais il était un peu myope et se défiait de ses yeux, bien que leur intuition le trompât rarement. Il y eut un remue-ménage parmi les gens du fond, quand Christophe eut dit son nom au commis qui le recevait ; et, après un conciliabule, un jeune homme se détacha du groupe, et dit en allemand :
-- Monsieur Diener est sorti.
-- Sorti ? Pour longtemps ?
-- Je crois. Il vient de sortir.
Christophe réfléchit un instant ; puis il dit :
-- Très bien. J'attendrai.
L'employé, surpris, se hâta d'ajouter :
-- C'est qu'il ne rentrera peut-être pas avant deux ou trois heures.
-- Oh ! cela ne fait rien, répondit Christophe avec placidité. Je n'ai rien à faire à Paris. Je puis attendre, tout le jour, s'il le faut.
Le jeune homme le regarda avec stupéfaction, croyant qu'il plaisantait. Mais Christophe ne songeait déjà plus à lui. Il s'était assis tranquillement dans un coin, le dos tourné à la rue, et il semblait prêt à y camper.
Le commis retourna au fond du magasin, et chuchota avec ses collègues ; ils cherchaient, avec une consternation comique, un moyen de se débarrasser de l'importun.
Après quelques minutes d'incertitude, la porte du bureau s'ouvrit. Monsieur Diener parut. Il avait une large figure rouge, balafrée sur la joue et le menton d'une cicatrice violette, la moustache blonde, les cheveux aplatis, avec une raie sur le côté, un lorgnon d'or, des boutons d'or à son plastron de chemise, et des bagues à ses gros doigts. Il tenait son chapeau et son parapluie. Il vint à Christophe, d'un air dégagé. Christophe, qui rêvassait sur sa chaise, eut un sursaut d'étonnement. Il saisit les mains de Diener, et s'exclama avec une cordialité bruyante, qui fit rire sous cape les employés et rougir Diener. Le majestueux personnage avait ses raisons pour ne pas vouloir reprendre avec Christophe ses relations d'autrefois ; et il s'était promis de le tenir à distance, dès le premier abord, par ses manières imposantes. Mais à peine retrouvait-il le regard de Christophe, qu'il se sentait de nouveau un petit garçon en sa présence ; il en était furieux et honteux. Il bredouilla précipitamment :
-- Dans mon cabinet... Nous serons mieux pour causer.
Christophe reconnut sa prudence habituelle.
Mais, dans le cabinet, dont la porte fut soigneusement refermée, Diener ne s'empressait pas de lui offrir une chaise. Il restait debout, expliquant, avec une lourde maladresse :
-- Bien content... J'allais sortir... On croyait que j'étais sorti... Mais il faut que je sorte... Je n'ai qu'une minute... Un rendez-vous urgent...
Christophe comprit que l'employé lui avait menti tout à l'heure, et que le mensonge était convenu avec Diener, pour le mettre à la porte. Le sang lui monta à la tête ; mais il se contint, et dit sèchement :
-- Rien ne presse.
Diener en eut un haut-le-corps. Il était révolté d'un tel sans-gêne.
-- Comment ! rien ne presse ! dit-il. Une affaire...
Christophe le regarda en face :
-- Non.
Le gros garçon baissa les yeux. Il haïssait Christophe, de se sentir si lâche devant lui. Il balbutia avec dépit. Christophe l'interrompit :
-- Voici, dit-il. Tu sais...
(Ce tutoiement blessait Diener, qui s'était vainement efforcé, dès les premiers mots, d'établir entre Christophe et lui, la barrière du : vous.)
--... Tu sais pourquoi je suis ici ?
-- Oui, je sais, dit Diener.
(Il avait été informé par ses correspondants de l'algarade de Christophe, et des poursuites dirigées contre lui.)
-- Alors, reprit Christophe, tu sais que je ne suis pas ici pour mon plaisir. J'ai dû fuir. Je n'ai rien. Il faut que je vive.
Diener attendait la demande. Il la reçut avec un mélange de satisfaction -- (car elle lui permettait de reprendre sa supériorité sur Christophe) -- et de gêne -- (car il n'osait pas lui faire sentir cette supériorité, comme il l'eût voulu.)
-- Ah ! fit-il avec importance, c'est bien fâcheux, bien fâcheux. La vie est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais énormes. Et tous ces employés...
Christophe l'interrompit avec mépris :
-- Je ne te demande pas d'argent.
Diener fut décontenancé. Christophe continua :
-- Tes affaires vont bien ? Tu as une belle clientèle ?
-- Oui, oui, pas mal, Dieu merci... dit prudemment Diener. (Il se méfiait.)
Christophe lui lança un regard furieux, et reprit :
-- Tu connais beaucoup de monde dans la colonie allemande ?
-- Oui.
-- Eh bien, parle de moi. Ils doivent être musiciens. Ils ont des enfants. Je donnerai des leçons.
Diener prit un air embarrassé.
-- Qu'est-ce encore ? fit Christophe. Est-ce que tu doutes par hasard que j'en sache assez pour un pareil métier ?
Il demandait un service, comme si c'était lui qui le rendait. Diener qui n'eût jamais rien fait pour Christophe que pour avoir le plaisir de le sentir son obligé, était bien résolu à ne pas remuer un doigt pour lui.
-- Tu en sais mille fois plus qu'il n'en faut... Seulement...
-- Eh bien ?
-- Eh bien, c'est difficile, très difficile, vois-tu, à cause de ta situation.
-- Ma situation ?
-- Oui... Enfin, cette affaire, ce procès... Si cela venait à se savoir. C'est difficile pour moi. Cela peut me faire beaucoup de tort.
Il s'arrêta, voyant le visage de Christophe se décomposer de colère ; et il se hâta d'ajouter :
-- Ce n'est pas pour moi... Je n'ai pas peur... Ah si j'étais seul !... C'est mon oncle... Tu sais la maison est à lui, je ne peux rien sans lui...
De plus en plus effrayé par la figure de Christophe et par l'explosion qui se préparait, il dit précipitamment -- (il n'était pas mauvais au fond ; l'avarice et la vanité luttaient en lui : il eût voulu obliger Christophe mais à bon compte) :
-- Veux-tu cinquante francs ?
Christophe devint cramoisi. Il marcha vers Diener, d'une telle façon que celui-ci recula en toute hâte jusqu'à la porte, qu'il ouvrit, prêt à appeler. Mais Christophe se contenta d'approcher de lui sa tête congestionnée :
-- Cochon ! dit-il, d'une voix retentissante.
Il le repoussa du chemin, et sortit, au milieu des employés. Sur le seuil, il cracha de dégoût.
Il marchait à grands pas dans la rue. Il était ivre de colère. La pluie le dégrisa. Où allait-il ? Il ne savait. Il ne connaissait personne. Il s'arrêta, pour réfléchir, devant une librairie, et il regardait, sans voir, les livres à l'étalage. Sur une couverture, un nom d'éditeur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, après un instant, que c'était le nom de la maison où était employé Sylvain Kohn. Il prit note de l'adresse... Que lui importait ? Il n'irait certainement pas... Pourquoi n'irait-il pas ? Si ce gueux de Diener, qui avait été son ami, le recevait ainsi, qu'avait-il à attendre d'un drôle qu'il avait traité sans ménagement et qui devait le haïr ? D'inutiles humiliations ? Son sang se révoltait. -- Mais un fond de pessimisme natif, qui lui venait peut-être de son éducation chrétienne, le poussait à éprouver jusqu'au bout la vilenie des gens.
-- Je n'ai pas le droit de faire des façons. Il faut avoir tout tenté, avant de crever.
Une voix ajoutait en lui :
-- Et je ne crèverai pas.
Il s'assura de nouveau de l'adresse, et il alla chez Kohn. Il était décidé à lui casser la figure, à la première impertinence.
La maison d'édition se trouvait dans le quartier de la Madeleine. Christophe monta à un salon du premier étage, et demanda Sylvain Kohn. Un employé à livrée lui répondit « qu'il ne connaissait pas ». Christophe, étonné, crut qu'il prononçait mal, et il répéta la question ; mais l'employé, après avoir écouté attentivement, affirma qu'il n'y avait personne de ce nom dans la maison. Tout décontenancé, Christophe s'excusait, et il allait sortir, quand au fond d'un corridor une porte s'ouvrit ; et il vit Kohn lui-même, qui reconduisait une dame. Sous le coup de l'affront qu'il venait de subir de Diener, il était disposé à croire en ce moment que tout le monde se moquait de lui. Sa première pensée fut donc que Kohn l'avait vu venir, et qu'il avait donné l'ordre au garçon de dire qu'il n'était pas là. Une telle impudence le suffoqua. Il partait, indigné, lorsqu'il s'entendit appeler. Kohn de ses yeux perçants, l'avait reconnu de loin ; et il courait à lui, le sourire aux lèvres, les mains tendues, avec toutes les marques d'une joie exagérée.
Sylvain Kohn était petit, trapu, la face entièrement rasée, à l'américaine, le teint trop rouge, les cheveux trop noirs, une figure large et massive, aux traits gras, les yeux petits, plissés, fureteurs, la bouche un peu de travers, un sourire lourd et malin. Il était mis avec une élégance, qui cherchait à dissimuler les défectuosités de sa taille, ses épaules hautes et la largeur de ses hanches. C'était là l'unique chose qui chagrinât son amour propre ; il eût accepté de bon cœur quelques coups de pied au derrière pour avoir deux ou trois pouces de plus et la taille mieux prise. Pour le reste, il était fort satisfait de lui ; il se croyait irrésistible. Le plus fort est qu'il l'était. Ce petit juif allemand, ce lourdaud, s'était fait le chroniqueur et l'arbitre des élégances parisiennes. Il écrivait de fades courriers mondains, d'un raffinement compliqué. Il était le champion du beau style français, de l'élégance française, de la galanterie française, de l'esprit français, -- Régence, talon rouge, Lauzun. On se moquait de lui ; mais cela ne l'empêchait point de réussir. Ceux qui disent que le ridicule tue à Paris ne connaissent point Paris : bien loin d'en mourir, il y a des gens qui en vivent ; à Paris, le ridicule mène à tout, même à la gloire, même aux bonnes fortunes. Sylvain Kohn n'en était plus à compter les déclarations que lui valaient, chaque jour, ses marivaudages francfortois.
Il parlait avec un accent lourd et une voix de tête.
-- Ah ! voilà une surprise ! criait-il gaiement, en secouant la main de Christophe dans ses mains boudinées aux doigts courts, qui semblaient tassés dans une peau trop étroite. Il ne pouvait se décider à lâcher Christophe. On eût dit qu'il retrouvait son meilleur ami. Christophe interloqué, se demandait si Kohn se moquait de lui. Mais Kohn ne se moquait pas. Ou bien, s'il se moquait, ce n'était pas plus qu'à l'ordinaire. Kohn n'avait pas de rancune : il était trop intelligent pour cela. Il y avait beau temps qu'il avait oublié les mauvais traitements de Christophe ; et, s'il s'en était souvenu, il ne s'en fût guère soucié. Il était ravi de cette occasion de se faire voir à un ancien camarade, dans l'importance de ses fonctions nouvelles et l'élégance de ses manières parisiennes. Il ne mentait pas, en disant sa surprise : la dernière chose du monde à laquelle il se fût attendu était bien une visite de Christophe ; et s'il était trop avisé pour ne pas savoir d'avance qu'elle avait un but intéressé, il était des mieux disposés à l'accueillir, par ce seul fait qu'elle était un hommage rendu à son pouvoir.
-- Et vous venez du pays ? Comment va la maman ? demandait-il avec une familiarité qui, en un autre jour, eût choqué Christophe, mais qui lui faisait du bien, maintenant, dans cette ville étrangère.
-- Mais comment se fait-il, demanda Christophe, encore un peu soupçonneux, qu'on m'ait répondu tout à l'heure que Monsieur Kohn n'était pas là ?
-- Monsieur Kohn n'est pas là, dit Sylvain Kohn, en riant. Je ne me nomme plus Kohn. Je m'appelle Hamilton.
Il s'interrompit.
-- Pardon ! fit-il.
Il alla serrer la main à une dame qui passait, et grimaça des sourires. Puis il revint. Il expliqua que c'était une femme de lettres, célèbre par des romans d'une volupté brûlante. La moderne Sapho avait une décoration violette à son corsage, des formes plantureuses, et des cheveux blond ardent sur une figure réjouie et plâtrée ; elle disait des choses prétentieuses d'une voix mâle, qui avait un accent franc-comtois.
Kohn se remit à questionner Christophe. Il s'informait de tous les gens du pays, demandait ce qu'était devenu celui-ci celui-là, mettant une coquetterie à montrer qu'il se souvenait de tous. Christophe avait oublié son antipathie ; il répondait, avec une cordialité reconnaissante, donnant une foule de détails, qui étaient absolument indifférents à Kohn, et qu'il interrompit de nouveau.
-- Pardon, fit-il encore.
Et il alla saluer une autre visiteuse.
-- Ah ! ça, demanda Christophe, il n'y a donc que les femmes qui écrivent en France ?
Kohn se mit à rire, et dit avec fatuité :
-- La France est femme, mon cher. Si vous voulez arriver, faites-en votre profit.
Christophe n'écouta point l'explication, et continua les siennes. Kohn, pour y mettre fin, demanda :
-- Mais comment diable, êtes-vous ici ?
Voilà ! pensa Christophe. Il ne savait rien. C'est pourquoi il était si aimable. Tout va changer, quand il saura.
Il mit un point d'honneur à conter tout ce qui pouvait le compromettre : la rixe avec les soldats, les poursuites contre lui, sa fuite du pays.
Kohn se tordit de rire :
-- Bravo ! criait-il, bravo ! Ah ! la bonne histoire !
Il lui serra la main chaleureusement. Il était enchanté de tout pied de nez à l'autorité ; et celui-ci l'amusait d'autant plus qu'il connaissait les héros de l'histoire : le côté comique lui en apparaissait.
-- Écoutez, continua-t-il. Il est midi passé. Faites-moi le plaisir... Déjeunez avec moi.
Christophe accepta avec reconnaissance. Il pensait :
-- C'est un brave homme, décidément. Je me suis trompé.
Ils sortirent ensemble. Chemin faisant, Christophe hasarda sa requête :
-- Vous voyez maintenant quelle est ma situation. Je suis venu ici chercher du travail, des leçons de musique, en attendant que je me sois fait connaître. Pourriez-vous me recommander ?
-- Comment donc ! fit Kohn. À qui vous voudrez. Je connais tout le monde ici. Tout à votre service.
Il était heureux de faire montre de son crédit.
Christophe se confondait en remerciements. Il se sentait le cœur déchargé d'un grand poids.
À table, il dévora, de l'appétit d'un homme qui ne s'était pas repu depuis deux jours. Il s'était noué sa serviette autour du cou, et mangeait avec son couteau. Kohn-Hamilton était horriblement choqué par sa voracité et ses manières paysannes. Il ne fut pas moins blessé du peu d'attention que son convive prêtait à ses vantardises. Il voulait l'éblouir par le récit de ses belles relations et de ses bonnes fortunes ; mais c'était peine perdue ; Christophe n'écoutait pas, il interrompait sans façons. Sa langue se déliait ; il devenait familier. Il avait le cœur gonflé de gratitude et il assommait Kohn, en lui confiant naïvement ses projets d'avenir. Surtout, il l'exaspérait par son insistance à lui prendre la main par-dessus la table et à la presser avec effusion. Et il mit le comble à son irritation, en voulant à la fin trinquer, à la mode allemande, et boire, avec des paroles sentimentales, à ceux qui étaient là-bas et au Vater Rhein. Kohn vit, avec épouvante, le moment où il allait chanter. Les voisins de table les regardaient ironiquement. Kohn prétexta des occupations urgentes, et se leva. Christophe s'accrochait à lui ; il voulait savoir quand il pourrait avoir une recommandation, se présenter chez quelqu'un, commencer ses leçons.
-- Je vais m'en occuper. Aujourd'hui. Ce soir même, promettait Kohn. J'en parlerai tout à l'heure. Vous pouvez être tranquille.
Christophe insistait.
-- Quand saurai-je ?
-- Demain... Demain... ou après-demain.
-- Très bien. Je reviendrai demain.
-- Non, non, se hâta de dire Kohn, je vous le ferai savoir. Ne vous dérangez pas.
-- Oh ! cela ne me dérange pas. Au contraire ! N'est-ce pas ? Je n'ai rien d'autre à faire à Paris, en attendant.
-- Diable, pensa Kohn... Non, reprit-il tout haut j'aime mieux vous écrire. Vous ne me trouveriez pas, ces jours-ci. Donnez-moi votre adresse.
Christophe la lui dicta.
-- Parfait. Je vous écrirai demain.
-- Demain ?
-- Demain. Vous pouvez y compter.
Il se dégagea des poignées de main de Christophe, et il se sauva.
Ouf ! pensait-il. Voilà un raseur !
Il avertit, en rentrant, le garçon de bureau qu'il ne serait pas là, quand « l'Allemand » viendrait le voir. -- Dix minutes après, il l'avait oublié.
Christophe revint à son taudis. Il était attendri.
-- Le bon garçon ! pensait-il. Comme j'ai été injuste envers lui ! Et il ne m'en veut pas !
Ce remords lui pesait ; il fut sur le point d'écrire à Kohn combien il était peiné de l'avoir mal jugé autrefois, et qu'il lui demandait pardon du tort qu'il lui avait fait. Il avait les larmes aux yeux en y pensant. Mais il lui était moins aisé d'écrire une lettre qu'une partition ; et après avoir pesté dix fois contre l'encre et la plume de l'hôtel, qui en effet étaient ignobles, après avoir barbouillé, raturé, déchiré quatre ou cinq feuilles de papier, il s'impatienta et envoya tout promener.
Le reste de la journée fut long à passer ; mais Christophe était si fatigué par sa mauvaise nuit et par les courses du matin qu'il finit par s'assoupir sur sa chaise. Il ne sortit de sa torpeur, vers le soir, que pour se coucher ; et il dormit douze heures de suite, sans s'arrêter.
Le lendemain, dès huit heures, il commença d'attendre la réponse promise. Il ne doutait pas de l'exactitude de Kohn. Il ne bougea point de chez lui, se disant que Kohn passerait peut-être à l'hôtel, avant de se rendre au bureau. Pour ne pas s'éloigner, vers midi, il se fit monter son déjeuner de la gargote d'en bas. Puis, il attendit de nouveau, sûr que Kohn viendrait au sortir du restaurant. Il marchait dans sa chambre, s'asseyait, se remettait à marcher, ouvrant sa porte, quand il entendait monter des pas dans l'escalier. Il n'avait aucun désir de se promener dans Paris, pour tromper son attente. Il se mit sur son lit. Sa pensée revenait constamment vers la vieille maman, qui pensait aussi à lui, en ce moment, -- qui seule pensait à lui. Il se sentait pour elle une tendresse infinie et un remords de l'avoir quittée. Mais il ne lui écrivit pas. Il attendit de pouvoir lui apprendre quelle situation il avait trouvée. Malgré leur profond amour, il ne leur serait pas venu à l'idée, ni à l'un ni à l'autre, de s'écrire pour se dire simplement qu'ils s'aimaient : une lettre était faite pour dire des choses précises. -- Couché sur le lit, les mains jointes sous sa tête, il rêvassait. Bien que sa chambre fût éloignée de la rue, le grondement de Paris remplissait le silence ; la maison trépidait. -- La nuit vint de nouveau, sans avoir apporté de lettre.
Une journée recommença, semblable à la précédente.
Le troisième jour, Christophe, que cette réclusion volontaire commençait à rendre enragé, se décida à sortir. Mais Paris lui causait, depuis le premier soir, une répulsion instinctive. Il n'avait envie de rien voir : nulle curiosité ; il était trop préoccupé de sa vie pour prendre plaisir à regarder celle des autres ; et les souvenirs du passé, les monuments d'une ville, le laissaient indifférent. À peine dehors, il s'ennuya tellement que, quoiqu'il eût décidé de ne pas retourner chez Kohn avant huit jours, il y alla, tout d'une traite.
Le garçon, qui avait le mot d'ordre, dit que M. Hamilton était parti de Paris pour affaires. Ce fut un coup pour Christophe. Il lui demanda en bégayant quand M. Hamilton devait revenir. L'employé répondit, au hasard :
-- Dans une dizaine de jours.
Christophe s'en retourna, consterné, et se terra chez lui, pendant les jours suivants. Il lui était impossible de se remettre au travail. Il s'aperçut avec terreur que ses petites économies, -- le peu d'argent que sa mère lui avait envoyé, soigneusement serré dans un mouchoir, au fond de sa valise, -- diminuait rapidement. Il se soumit à un régime sévère. Il descendait seulement, vers le soir pour dîner, dans le cabaret d'en bas, où il avait été rapidement connu des clients, sous le nom du « Prussien », ou de « Choucroute ». -- Il écrivit, au prix de pénibles efforts, deux ou trois lettres à des musiciens français, dont le nom lui était vaguement connu. Un d'eux était mort depuis dix ans. Il leur demandait de vouloir bien lui donner audience. L'orthographe était extravagante, et le style agrémenté de ces longues inversions et de ces formules cérémonieuses, qui sont habituelles en allemand. Il adressait l'épître : « Au Palais de l'Académie de France ». -- Le seul qui la lut en fit des gorges chaudes avec ses amis.
Après une semaine, Christophe retourna à la librairie. Le hasard le servit, cette fois. Sur le seuil, il croisa Sylvain Kohn, qui sortait. Kohn fit la grimace, en se voyant pincé ; mais Christophe était si heureux qu'il ne s'en aperçut pas. Il lui avait ressaisi les mains, suivant son habitude agaçante, et il demandait, joyeux :
-- Vous étiez en voyage ? Vous avez fait bon voyage.
Kohn acquiesçait, mais ne se déridait pas. Christophe continua :
-- Je suis venu, vous savez... On vous a dit, n'est-ce pas ?... Eh bien, quoi de nouveau ? Vous avez parlé de moi ? Qu'est-ce qu'on a répondu ?
Kohn se renfrognait de plus en plus. Christophe était surpris de ses manières guindées : ce n'était plus le même homme.
-- J'ai parlé de vous, dit Kohn ; mais je ne sais rien encore, je n'ai pas eu le temps. J'ai été très pris depuis que je vous ai vu. Des affaires par-dessus la tête. Je ne sais comment j'en viendrai à bout. C'est écrasant. Je finirai par tomber malade.
-- Est-ce que vous ne vous sentez pas bien ? demanda Christophe, d'un ton de sollicitude inquiète.
Kohn lui jeta un coup d'œil narquois, et répondit :
-- Pas bien du tout. Je ne sais ce que j'ai, depuis quelques jours. Je me sens très souffrant.
-- Ah ! mon Dieu ! fit Christophe, en lui prenant le bras. Soignez-vous bien ! Il faut vous reposer. Comme je suis fâché de vous avoir donné encore cette peine de plus ! Il fallait me le dire. Qu'est-ce que vous sentez, au juste ?
Il prenait tellement au sérieux les mauvaises raisons de l'autre que Kohn, gagné par une douce hilarité qu'il cachait de son mieux, fut désarmé par cette candeur comique. L'ironie est un plaisir si cher aux Juifs -- (et nombre de chrétiens à Paris sont Juifs sur ce point) -- qu'ils ont des indulgences spéciales pour les fâcheux et pour les ennemis mêmes, qui leur offrent une occasion de l'exercer à leurs dépens. D'ailleurs, Kohn ne laissait pas d'être touché par l'intérêt que Christophe prenait à sa personne. Il se sentit disposé à lui rendre service.
-- Il me vient une idée, dit-il. En attendant les leçons, feriez-vous des travaux d'édition musicale ?
Christophe accepta avec empressement.
-- J'ai votre affaire, dit Kohn. Je connais intimement un des chefs d'une grande maison d'éditions musicales, Daniel Hecht. Je vais vous présenter ; vous verrez ce qu'il y aura à faire. Moi, vous savez, je n'y connais rien. Mais lui est un vrai musicien. Vous n'aurez pas de peine à vous entendre.
Ils prirent rendez-vous pour le jour suivant. Kohn n'était pas fâché de se débarrasser de Christophe, tout en l'obligeant.
Le lendemain, Christophe vint prendre Kohn à son bureau. Il avait, sur son conseil, emporté quelques compositions pour les montrer à Hecht. Ils trouvèrent celui-ci à son magasin de musique, près de l'Opéra. Hecht ne se dérangea pas à leur entrée ; il tendit froidement deux doigts à la poignée de main de Kohn, ne répondit pas au salut cérémonieux de Christophe, et, sur la demande de Kohn, il passa avec eux dans une pièce voisine. Il ne leur offrit pas de s'asseoir. Il resta adossé à la cheminée sans feu, les yeux fixés au mur.
Daniel Hecht était un homme d'une quarantaine d'années, grand, froid, correctement mis, un type phénicien très marqué, l'air intelligent et désagréable, figure renfrognée, poil noir, barbe de roi assyrien, longue et carrée. Il ne regardait presque jamais en face, et il avait une façon de parler glaciale et brutale, qui frappait comme une insulte, même quand il disait bonjour. Cette insolence était plus apparente que réelle. Sans doute, elle répondait à une disposition méprisante de son caractère ; mais elle tenait encore plus à ce qu'il y avait en lui d'automatique et de guindé.
Les juifs de cette espèce ne sont point rares ; et l'opinion n'est pas tendre pour eux : elle taxe d'arrogance cette raideur cassante, qui est souvent le fait d'une gaucherie incurable de corps et d'âme.
Sylvain Kohn présentait son protégé, sur un ton de prétentieux badinage, avec des éloges exagérés. Christophe, décontenancé par l'accueil, se balançait, son chapeau et ses manuscrits à la main. Lorsque Kohn eut fini, Hecht, qui jusque-là ne semblait pas s'être douté que Christophe fût là, tourna dédaigneusement la tête vers lui, et, sans le regarder, dit :
-- Krafft... Christophe Krafft... Je n'ai jamais entendu ce nom.
Christophe reçut cette parole, comme un coup de poing en pleine poitrine. Le rouge lui monta au visage. Il répondit avec colère :
-- Vous l'entendrez plus tard.
Hecht ne sourcilla point, et continua imperturbablement, comme si Christophe n'existait pas :
-- Krafft... non je ne connais pas.
Il était de ces gens, pour qui c'est déjà une mauvaise note que de n'être pas connu d'eux.
Il continua, en allemand :
-- Et vous êtes du Rhein-Land ?... C'est étonnant combien il y a de gens là-bas qui se mêlent de musique ! Je crois qu'il n'y en a pas un qui ne prétende être musicien.
Il voulait dire une plaisanterie et non une insolence ; mais Christophe le prit autrement. Il eût répliqué, si Kohn ne l'avait devancé.
-- Ah ! pardon, pardon, disait-il à Hecht, vous me rendrez cette justice que moi, je n'y entends rien.
-- Cela fait votre éloge, répondit Hecht.
-- S'il faut ne pas être musicien pour vous plaire, dit sèchement Christophe, je suis fâché, je ne fais pas l'affaire.
Hecht, la tête toujours tournée de côté, reprit, avec la même indifférence :
-- Vous avez déjà écrit de la musique ? Qu'est-ce que vous avez écrit ? Des lieder, naturellement ?
-- Des lieder, deux symphonies, des poèmes symphoniques, des quatuors, des suites pour piano, de la musique de scène, dit Christophe bouillonnant.
-- On écrit beaucoup en Allemagne, fit Hecht, avec une politesse dédaigneuse.
Il était d'autant plus méfiant, à l'égard du nouveau venu, que celui-ci avait écrit tant d'œuvres, et que lui, Daniel Hecht, ne les connaissait pas.
-- Eh bien, dit-il, je pourrais peut-être vous occuper, puisque vous m'êtes recommandé par mon ami Hamilton. Nous faisons en ce moment une collection, une Bibliothèque de la jeunesse, où nous publions des morceaux de piano faciles. Sauriez-vous nous « simplifier » le Carnaval de Schumann, et l'arranger à quatre, six et huit mains ?
Christophe tressauta :
-- Et voilà ce que vous m'offrez, à moi, à moi !...
Ce « moi » naïf fit la joie de Kohn ; mais Hecht prit un air offensé :
-- Je ne vois pas ce qui peut vous étonner, dit il. Ce n'est point là un travail si facile ! S'il vous paraît trop aisé, tant mieux ! Nous verrons ensuite. Vous me dites que vous êtes bon musicien. Je dois vous croire. Mais enfin, je ne vous connais pas.
Il pensait, à part lui :
-- Si on croyait tous ces gaillards-là, ils feraient la barbe à Johannes Brahms lui-même.
Christophe, sans répondre, -- (car il s'était promis de réprimer ses emportements) -- enfonça son chapeau sur sa tête, et se dirigea vers la porte. Kohn l'arrêta, en riant :
-- Attendez, attendez donc ! dit-il.
Et, se tournant vers Hecht :
-- Il a justement apporté quelques-uns de ses morceaux, pour que vous puissiez vous faire une idée.
-- Ah ! dit Hecht ennuyé. Eh bien, voyons cela.
Christophe, sans un mot, tendit les manuscrits. Hecht y jeta les yeux négligemment.
-- Qu'est-ce que c'est ? Une suite pour piano... (Lisant :) Une journée... Ah ! toujours de la musique à programme...
Malgré son indifférence apparente, il lisait avec grande attention. Il était excellent musicien, possédait son métier, d'ailleurs ne voyait rien au delà ; dès les premières mesures, il sentit parfaitement à qui il avait affaire. Il se tut, feuilletant l'œuvre, d'un air dédaigneux ; il était très frappé du talent qu'elle révélait ; mais sa morgue naturelle et son amour-propre froissé par les façons de Christophe lui défendaient d'en rien montrer. Il alla jusqu'au bout, en silence, ne perdant pas une note :
-- Oui, dit-il enfin, d'un ton protecteur, c'est assez bien écrit.
Une critique violente eût moins blessé Christophe.
-- Je n'ai pas besoin qu'on me le dise, fit-il, exaspéré.
-- J'imagine, pourtant, dit Hecht, que si vous me montrez ce morceau, c'est pour que je vous dise ce que j'en pense.
-- En aucune façon.
-- Alors, fit Hecht, piqué, je ne vois pas ce que vous venez me demander.
-- Je vous demande du travail, pas autre chose.
-- Je n'ai rien autre à vous offrir, pour le moment, que ce que je vous ai dit. Encore n'en suis-je pas sûr. J'ai dit que cela se pourrait.
-- Et vous n'avez pas d'autre moyen d'occuper un musicien comme moi ?
-- Un musicien comme vous ? dit Hecht, d'un ton d'ironie blessante. D'aussi bons musiciens que vous, pour le moins, n'ont pas cru cette occupation au-dessous de leur dignité. Certains, que je pourrais nommer, et qui sont maintenant bien connus à Paris, m'en ont été reconnaissants.
-- C'est qu'ils sont des jean-foutre, éclata Christophe. (Il connaissait déjà des finesses de la langue française.) -- Vous vous trompez, si vous croyez que vous avez affaire à quelqu'un de leur espèce. Croyez-vous m'en imposer avec vos façons de ne pas me regarder en face et de me parler du bout des dents ? Vous n'avez même pas daigné répondre à mon salut, quand je suis entré. Mais qu'est-ce que vous êtes donc, pour en user ainsi avec moi ? Êtes-vous seulement musicien ? Avez-vous jamais rien écrit ? Et vous prétendez m'apprendre comment on écrit, à moi, dont c'est la vie d'écrire !... Et vous ne trouvez rien de mieux à m'offrir, après avoir lu ma musique, que de châtrer de grands musiciens et de faire des saloperies sur leurs œuvres, pour faire danser les petites filles !... Adressez-vous à vos Parisiens, s'ils sont assez lâches pour se laisser faire la leçon par vous ! Pour moi, j'aime mieux crever !
Impossible d'arrêter le torrent.
Hecht dit, glacial :
-- Vous êtes libre.
Christophe sortit, en faisant claquer les portes. Hecht haussa les épaules, et dit à Sylvain Kohn, qui riait :
-- Il y viendra, comme les autres.
Au fond, il l'estimait. Il était assez intelligent pour sentir la valeur non seulement des œuvres, mais des hommes. Sous l'emportement injurieux de Christophe il avait discerné une force, dont il savait la rareté, -- dans le monde artistique plus qu'ailleurs. Mais son amour-propre s'était buté : à aucun prix il n'eût consenti à reconnaître ses torts. Il avait le besoin loyal de rendre justice à Christophe, et il était incapable de le faire, à moins que Christophe ne s'humiliât devant lui. Il attendit que Christophe lui revînt : son triste scepticisme et son expérience de la vie lui avaient fait connaître l'avilissement inévitable des volontés par la misère.
Christophe rentra chez lui. La colère avait fait place à l'abattement. Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s'était écroulé. Il ne doutait pas qu'il ne se fût fait un ennemi mortel, non seulement de Hecht, mais de Kohn qui l'avait présenté. C'était la solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn, il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui il s'était lié en Allemagne, n'était pas à Paris ; elle faisait encore une tournée à l'étranger, en Amérique, et cette fois pour son compte : car elle était devenue célèbre ; les journaux publiaient de bruyants échos de son voyage. Quant à la petite institutrice française, qu'il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et dont la pensée avait été longtemps pour lui un remords, combien de fois s'était-il promis de la retrouver, quand il serait à Paris ! Mais maintenant qu'il était à Paris, il s'apercevait qu'il n'avait oublié qu'une chose : son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait que du prénom : Antoinette. Au reste quand la mémoire lui serait revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans cette fourmilière humaine !
Il fallait s'assurer au plus tôt de quoi vivre. Il restait à Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgré sa répugnance, de demander à son hôte, le gros cabaretier, s'il ne connaîtrait pas dans le quartier des gens à qui il pourrait donner des leçons de piano. L'homme tenait déjà en médiocre estime un locataire qui ne mangeait qu'une fois par jour, et qui parlait allemand ; il perdit tout respect, quand il sut que ce n'était qu'un musicien. Il était un Français de la vieille race pour qui la musique est un métier de feignant. Il se gaussa :
-- Du piano !... Vous tapez de ça ? Compliments !... C'est-y curieux tout de même de faire ce métier-là par goût ! Moi, toute musique me fait l'effet, comme s'il pleuvait... Après ça, vous pourriez peut-être m'apprendre. Qu'est-ce que vous en diriez, vous autres ? cria-t-il en se tournant vers des ouvriers qui buvaient. Ils rirent bruyamment.
-- C'est un joli métier, fit l'un. Pas salissant. Et puis, ça plaît aux dames.
Christophe comprenait mal le français, et plus mal la moquerie : il cherchait ses mots ; il ne savait pas s'il devait se fâcher. La femme du patron eut pitié de lui :
-- Allons, allons, Philippe, tu n'es pas sérieux, dit-elle à son mari. -- Tout de même, continua-t-elle, en s'adressant à Christophe, il y aurait peut-être bien quelqu'un qui ferait votre affaire.
-- Qui donc ? demanda le mari.
-- La petite Grasset. Tu sais, on lui a acheté un piano.
-- Ah ! ces poseurs ! C'est vrai.
On apprit à Christophe qu'il s'agissait de la fille du boucher : ses parents voulaient en faire une demoiselle ; ils consentiraient à ce qu'elle prît des leçons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La femme de l'hôtelier promit de s'en occuper.
Le lendemain, elle dit à Christophe que la bouchère voulait le voir. Il alla chez elle. Il la trouva à son comptoir, au milieu des cadavres de bêtes. Cette belle femme au teint fleuri, au sourire doucereux, prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite elle aborda la question de prix, se hâtant d'ajouter qu'elle ne voulait pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agréable mais pas nécessaire ; elle lui offrit un franc l'heure. Après quoi, elle demanda à Christophe, d'un air méfiant, si au moins il savait bien la musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que non seulement il la savait, mais qu'il en écrivait : son amour-propre en fut flatté ; elle se promit de répandre dans le quartier la nouvelle que sa fille prenait des leçons avec un compositeur.
Quand Christophe se vit, le lendemain, assis près du piano, -- un horrible instrument, acheté d'occasion, et qui sonnait comme une guitare, -- avec la petite bouchère, dont les doigts courts et gros trébuchaient sur les touches, -- qui était incapable de distinguer un son d'un autre, -- qui se tortillait d'ennui, -- qui lui bâillait au nez, dès les premières minutes, -- quand il eut à subir la surveillance de la mère et sa conversation, ses idées sur la musique et sur l'éducation musicale, -- il se sentit si misérable, si misérablement humilié qu'il n'avait même plus la force de s'indigner. Il rentrait dans un état d'accablement ; certains soirs, il ne pouvait dîner. S'il en était tombé là au bout de quelques semaines, où ne descendrait-il pas, par la suite ? À quoi lui avait-il servi de se révolter contre l'offre de Hecht ? Ce qu'il avait accepté était plus dégradant encore.
Un soir, dans sa chambre, les larmes le prirent ; il se jeta désespérément à genoux devant son lit, il pria... Qui priait-il ? Qui pouvait-il prier ? Il ne croyait pas en Dieu, il croyait qu'il n'y avait point de Dieu... Mais il fallait prier, il fallait se prier. Il n'y a que les médiocres qui ne prient jamais. Ils ne savent pas la nécessité où sont les âmes fortes de faire retraite dans leur sanctuaire. Au sortir des humiliations de la journée, Christophe sentit, dans le silence bourdonnant de son cœur, la présence de son Être éternel. Les flots de la misérable vie s'agitaient au-dessus de Lui : qu'y avait-il de commun entre elle et Lui ? Toutes les douleurs du monde, acharnées à détruire, venaient se briser contre son roc. Christophe entendait battre ses artères, comme une mer intérieure ; et une voix répétait :
-- Éternel... Je suis... je suis...
Il la connaissait bien : si loin qu'il se souvînt, il avait toujours entendu cette voix. Il lui arrivait de l'oublier ; pendant des mois, il cessait d'avoir conscience de son rythme puissant et monotone ; mais il savait qu'elle était là, qu'elle ne cessait jamais, pareille à l'Océan qui gronde dans la nuit. Il retrouva dans cette musique le calme et l'énergie qu'il y puisait chaque fois qu'il s'y retrempait. Il se releva, apaisé. Non, la dure vie qu'il menait n'avait rien du moins dont il dût avoir honte ; il pouvait manger son pain sans rougir ; ceux qui le lui faisaient acheter à ce prix, c'était à eux de rougir. Patience ! Le temps viendrait...
Mais le lendemain, la patience recommençait à lui manquer ; et malgré ses efforts, il finit par éclater de rage, un jour pendant la leçon, contre la stupide pécore, impertinente par surcroît, qui se moquait de son accent, et mettait une malice de singe à faire le contraire de ce qu'il disait. Aux cris de colère de Christophe répondirent les hurlements de la donzelle, effrayée et indignée qu'un homme qu'elle payait osât lui manquer de respect. Elle cria qu'il l'avait battue : -- (Christophe lui avait secoué le bras assez rudement). La mère se précipita comme une furie, couvrit sa fille de baisers et Christophe d'invectives. Le boucher parut à son tour, et déclara qu'il n'admettait pas qu'un gueux de Prussien, se permît de toucher à sa fille. Christophe, blême de colère, honteux, incertain s'il n'étranglerait pas l'homme, la femme, et la fille, se sauva sous l'averse. Ses hôtes, qui le virent rentrer, bouleversé, n'eurent pas de peine à se faire raconter l'histoire ; et leur malveillance pour les voisins en fut réjouie. Mais le soir, tout le quartier répétait que l'Allemand était une brute, qui battait les enfants.
Christophe fit de nouvelles démarches chez des marchands de musique : elles ne servirent à rien. Il trouvait les Français peu accueillants ; et leur agitation désordonnée l'ahurissait. Il avait l'impression d'une société anarchique, dirigée par une bureaucratie rogue et despotique.
Un soir qu'il errait sur les boulevards, découragé de l'inutilité de ses efforts, il vit Sylvain Kohn qui venait en sens inverse. Convaincu qu'ils étaient brouillés, il détourna les yeux, et tâcha de passer inaperçu. Mais Kohn l'appela :
-- Et qu'étiez-vous devenu depuis ce fameux jour ? demanda-t-il en riant. Je voulais aller chez vous ; mais je n'ai plus votre adresse... Tudieu, mon cher, je ne vous connaissais pas. Vous avez été épique.
Christophe le regarda surpris, et un peu honteux :
-- Vous ne m'en voulez pas ?
-- Vous en vouloir ? Quelle idée ?
Bien loin de lui en vouloir, il avait été réjoui de la façon dont Christophe avait étrillé Hecht : il avait passé un bon moment. Il lui était fort indifférent que Hecht ou que Christophe eût raison ; il n'envisageait les gens que d'après le degré d'amusement qu'ils pouvaient avoir pour lui ; et il avait entrevu en Christophe une source de haut comique, dont il se promettait bien de profiter.
-- Il fallait venir me voir, continua-t-il. Je vous attendais. Qu'est-ce que vous faites ce soir ? Vous allez venir dîner. Je ne vous lâche plus. Nous serons entre nous : quelques artistes, qui nous réunissons, une fois par quinzaine. Il faut que vous connaissiez ce monde-là. Venez. Je vous présenterai.
Christophe s'excusait en vain sur sa tenue. Sylvain Kohl l'emmena.
Ils entrèrent dans un restaurant des boulevards, et montèrent au premier. Christophe se trouva au milieu d'une trentaine de jeunes gens, de vingt à trente-cinq ans, qui discutaient avec animation. Kohn le présenta, comme venant de s'échapper des prisons d'Allemagne. Ils ne firent aucune attention à lui, et n'interrompirent même pas leur discussion passionnée où Kohn, à peine arrivé, se jeta à la nage.
Christophe, intimidé par cette société d'élite, se taisait, et il était tout oreilles. Il ne réussissait pas à comprendre -- ayant peine à suivre la volubilité de parole française -- quels grands intérêts artistiques étaient débattus. Il avait beau écouter, il ne distinguait que des mots comme « trust », « accaparement », « baisse des prix », « chiffres des recettes », mêlés à ceux de « dignité de l'art » et de « droits de l'écrivain ». Il finit par s'apercevoir qu'il s'agissait d'affaires commerciales. Un certain nombre d'auteurs, appartenant, semblait-il, à une société financière, s'indignaient contre les tentatives qui étaient faites pour constituer une société rivale, disputant à la leur son monopole d'exploitation. La défection de quelques-uns de leurs associés, qui avaient trouvé avantageux de passer, armes et bagages, dans la maison rivale, les jetait dans des transports de fureur. Ils ne parlaient de guère moins que de couper des têtes « ... Déchéance... Trahison... Flétrissure... Vendus... »
D'autres ne s'en prenaient pas aux vivants : ils en avaient aux morts, dont la copie gratuite obstruait le marché. L'œuvre de Musset venait de tomber dans le domaine public, et, à ce qu'il paraissait, on l'achetait beaucoup trop. Aussi réclamaient-ils de l'État une protection énergique, frappant de lourdes taxes les chefs-d'œuvre du passé, afin de s'opposer à leur diffusion à prix réduits, qu'ils taxaient aigrement de concurrence déloyale pour la marchandise des artistes d'à présent.
Ils s'interrompirent les uns et les autres pour écouter les chiffres des recettes qu'avaient faites telle et telle pièce dans la soirée d'hier. Tous s'extasièrent sur la chance d'un vétéran de l'art dramatique, célèbre dans les deux mondes, -- qu'ils méprisaient, mais qu'ils enviaient encore plus. -- Des rentes des auteurs ils passèrent à celles des critiques. Ils s'entretinrent de celles que touchait -- (pure calomnie sans doute ?) -- un de leurs confrères connu, pour chaque première représentation d'un théâtre des boulevards, afin d'en dire du bien. C'était un honnête homme : une fois le marché conclu, il le tenait loyalement ; mais son grand art était -- (à ce qu'ils prétendaient) -- de faire de la pièce des éloges qui la fissent tomber le plus promptement possible, afin qu'il y eût des premières souvent. Le conte -- (le compte) -- fit rire, mais n'étonna point.
Au travers de tout cela, ils disaient de grands mots ; ils parlaient de « poésie », d'« art pour l'art ». Dans ce bruit de gros sous, cela sonnait : « l'art pour l'argent » ; et ces mœurs de maquignons, nouvellement introduites dans la littérature française, scandalisaient Christophe. Comme il ne comprenait rien aux questions d'argent, il avait renoncé à suivre la discussion, quand ils finirent par parler de littérature, -- ou, plutôt de littérateurs, -- Christophe dressa l'oreille, en entendant le nom de Victor Hugo.
Il s'agissait de savoir s'il avait été cocu. Ils discutèrent longuement sur les amours de Sainte-Beuve et de madame Hugo. Après quoi, ils parlèrent des amants de George Sand et de leurs mérites respectifs. C'était après avoir tout exploré dans la maison des grands hommes, visité les placards, retourné les tiroirs, et vidé les armoires, elle fouillait l'alcôve. La pose de monsieur de Lauzun, à plat ventre sous le lit du roi et de la Montespan, était de celles qu'elle affectionnait, dans son culte pour l'histoire et pour la vérité : -- (ils avaient tous, en ce temps, le culte de la vérité). Les convives de Christophe montrèrent qu'ils en étaient possédés : rien ne les lassait dans cette recherche du vrai. Ils l'étendaient à l'art d'aujourd'hui, comme à l'art du passé ; et ils analysèrent la vie privée de certains des plus notoires contemporains, avec la même passion d'exactitude. C'était une chose curieuse qu'ils connussent les moindres détails de scènes, qui d'habitude se passent de tout témoin. C'était à croire que les intéressés avaient été les premiers à fournir le public des renseignements exacts, par dévouement pour la vérité.
Christophe, de plus en plus gêné, essayait de causer d'autre chose avec ses voisins. Mais aucun ne s'occupait de lui. Ils avaient bien commencé par lui poser quelques vagues questions sur l'Allemagne, -- questions qui lui avaient révélé, à son grand étonnement, l'ignorance absolue, où étaient ces gens distingués et qui semblaient instruits, des choses les plus élémentaires de leur métier -- littérature et art -- en dehors de Paris ; tout au plus s'ils avaient entendu parler de quelques grands noms : Hauptmann, Sudermann, Liebermann, Strauss (David, Johann, ou Richard ?) parmi lesquels ils s'aventuraient prudemment, de peur de faire quelque fâcheuse confusion. Au reste, s'ils avaient questionné Christophe, c'était par politesse, non par curiosité : ils n'en avaient aucune ; à peine s'ils prirent garde à ce qu'il répondait ; ils se hâtèrent de revenir aux questions parisiennes qui délectaient le reste de la table.
Christophe timidement tenta de parler de musique. Aucun de ces littérateurs n'était musicien. Au fond ils regardaient la musique comme un art inférieur. Mais son succès croissant, depuis quelques années, leur causait un secret dépit ; et, puisqu'elle était à la mode, ils feignaient de s'y intéresser. Ils faisaient grand bruit surtout d'un récent opéra, dont ils n'étaient pas loin de faire dater la musique, ou tout au moins l'ère nouvelle de la musique. Leur ignorance et leur snobisme s'accommodaient de cette idée, qui les dispensait de connaître le reste. L'auteur de cet opéra, un Parisien, dont Christophe entendait le nom pour la première fois, avait, disaient certains, fait table rase de tout ce qui était avant lui, renouvelé de toutes pièces, re-créé la musique. Christophe sursauta. Il ne demandait pas mieux que de croire au génie. Mais un génie de cette trempe, qui d'un coup anéantissait le passé !... Nom de nom ! C'était un gaillard ; comment diable avait-il pu faire ? -- Il demanda des explications. Les autres, qui eussent été bien embarrassés pour lui en donner, et que Christophe assommait, l'adressèrent au musicien de la bande, le grand critique musical Théophile Goujart, qui lui parla aussitôt de septièmes et de neuvièmes. Christophe le suivit sur ce terrain. Goujart savait la musique à peu près comme Sganarelle savait le latin...
-- Vous n'entendez point le latin ?
-- Non.
-- (Avec enthousiasme) Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter... bonus, bona, bonum...
Se trouvant en présence d'un homme qui « entendait le latin », il se replia prudemment dans le maquis de l'esthétique. De ce refuge inexpugnable, il se mit à fusiller Beethoven, Wagner, et l'art classique, qui n'étaient pas en cause : (mais, en France, on ne peut louer un artiste, sans lui offrir en holocauste tous ceux qui ne sont pas comme lui). Il proclamait l'avènement d'un art nouveau, foulant aux pieds les conventions du passé. Il parlait d'une langue musicale, qui venait d'être découverte par le Christophe Colomb de la musique parisienne, et qui supprimait totalement la langue des classiques, en faisant une langue morte.
Christophe, tout en réservant son opinion sur le génie novateur, dont il attendait d'avoir vu les œuvres, se sentait en défiance contre ce Baal musical, à qui l'on sacrifiait la musique tout entière. Il était scandalisé d'entendre parler ainsi des maîtres ; et il ne se rappelait pas que naguère, en Allemagne, il en avait dit bien d'autres. Lui qui se croyait là-bas un révolutionnaire en art, lui qui scandalisait par sa hardiesse de jugement et sa verte franchise, -- dès les premiers mots en France, il se sentait devenu conservateur. Il voulut discuter, et il eut le mauvais goût de le faire, non pas en homme bien élevé, qui avance des arguments et ne les démontre pas, mais en homme du métier, qui va chercher des faits précis, et qui vous en assomme. Il ne craignit pas d'entrer dans des explications techniques ; et sa voix, en discutant, montait à des intonations, bien faites pour blesser les oreilles d'une société d'élite, où ses arguments et la chaleur qu'il mettait à les soutenir paraissaient également ridicules. Le critique se hâta de mettre fin par un mot dit d'esprit à une discussion fastidieuse, où Christophe venait de s'apercevoir avec stupéfaction que son interlocuteur ne savait rien de ce dont il parlait. L'opinion était faite désormais sur l'Allemand pédantesque et suranné ; et, sans qu'on la connût, sa musique fut jugée détestable. Mais l'attention de cette trentaine de jeunes gens, aux yeux railleurs, prompts à saisir les ridicules, avait été ramenée vers ce personnage bizarre, qui agitait avec des mouvements gauches et violents des bras maigres aux mains énormes, et qui dardait des regards furibonds, en criant d'une voix suraiguë. Sylvain Kohn entreprit d'en donner la comédie à ses amis.
La conversation s'était définitivement écartée de la littérature pour s'attacher aux femmes. À vrai dire, c'étaient les deux faces d'un même sujet : car dans leur littérature il n'était guère question que de femmes, et dans leurs femmes que de littérature, tant elles étaient frottées de choses ou de gens de lettres.
On parlait d'une honneste dame, connue dans le monde parisien, qui venait de faire épouser son amant à sa fille, pour mieux se le réserver. Christophe s'agitait sur sa chaise et faisait une grimace de dégoût. Kohn s'en aperçut ; et, poussant du coude son voisin, il fit remarquer que le sujet semblait passionner l'Allemand, qui sans doute brûlait d'envie de connaître la dame. Christophe rougit, balbutia, puis finit par dire avec colère que de telles femmes il fallait les fouetter. Un éclat de rire homérique accueillit sa proposition ; et Sylvain Kohn, d'un ton flûté, protesta qu'on ne devait pas toucher une femme, même avec une fleur... etc... etc... (Il était à Paris, le chevalier de l'Amour) -- Christophe répondit qu'une femme de cette espèce n'était ni plus ni moins qu'une chienne, et qu'avec les chiens vicieux il n'y avait qu'un remède : le fouet. On se récria bruyamment. Christophe dit que leur galanterie était de l'hypocrisie, que c'étaient toujours ceux qui respectaient le moins les femmes, qui parlaient le plus de les respecter ; et il s'indigna contre leurs récits scandaleux. On lui opposa qu'il n'y avait là aucun scandale, rien que de naturel ; et tous furent d'accord pour reconnaître en l'héroïne de l'histoire non seulement une femme charmante, mais la Femme, par excellence. L'Allemand s'exclama. Sylvain Kohn lui demanda sournoisement comment était donc la Femme, telle qu'il l'imaginait. Christophe sentit qu'on lui tendait un panneau ; mais il y donna en plein, emporté par sa violence et par sa conviction. Il se mit à expliquer à ces Parisiens gouailleurs ses idées sur l'amour. Il ne trouvait pas ses mots, il les cherchait pesamment, finissant par pêcher dans sa mémoire des expressions invraisemblables, disant des énormités qui faisaient la joie de l'auditoire, et ne se troublant pas, avec un sérieux admirable, une insouciance touchante du ridicule : car il ne pouvait pas ne pas voir qu'ils se moquaient de lui effrontément. À la fin, il s'empêtra dans une phrase, n'en put sortir, donna un coup de poing sur la table, et se tut.
On essaya de le relancer dans la discussion ; mais il fronça les sourcils, et il ne broncha plus, les coudes sur la table, honteux et irrité. Il ne desserra plus les dents jusqu'à la fin du dîner ; si ce n'est pour manger et pour boire. Il buvait énormément, au contraire de ces Français, qui touchaient à peine à leurs vins. Son voisin l'y encourageait malignement, et remplissait son verre, qu'il vidait sans y penser. Mais, quoiqu'il ne fût pas habitué à ces excès de table, surtout après les semaines de privations qu'il venait de passer, il tint bon et ne donna pas le spectacle ridicule que les autres espéraient. Il restait absorbé ; on ne faisait plus attention à lui : on pensait qu'il était assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu'il avait à suivre une conversation française, il était las de n'entendre parler que de littérature, -- acteurs, auteurs, éditeurs, bavardages de coulisses ou d'alcôves littéraires : à cela se réduisait le monde ! Au milieu de ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne parvenait à fixer en lui ni une physionomie, ni une pensée. Ses yeux de myope, vagues et absorbés, faisaient le tour de la table lentement, se posant sur les gens et ne semblant pas les voir. Il les voyait pourtant mieux que quiconque ; mais il n'en avait pas conscience. Son regard n'était point comme celui de ces Parisiens et de ces Juifs, qui happe à coups de bec des lambeaux d'objets, menus, menus, menus, et les dépèce en un instant. Il s'imprégnait longuement, en silence, des êtres, comme une éponge ; et il les emportait. Il lui semblait n'avoir rien vu, et ne se souvenir de rien. Longtemps après, -- des heures, souvent des jours, -- lorsqu'il était seul et regardait en lui, il s'apercevait qu'il avait tout raflé.
Pour l'instant, il n'avait l'air que d'un lourdaud d'Allemand, qui s'empiffrait de mangeaille, attentif seulement à ne pas perdre une goulée. Et il ne distinguait rien, sinon qu'en écoutant les convives s'interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance d'ivrogne, pourquoi tant de ces Français avaient des noms étrangers : flamands, allemands, juifs, levantins, anglo ou hispano-américains...
Il ne s'aperçut pas que l'on se levait de table. Il restait seul assis ; et il rêvait des collines rhénanes, des grands bois, des champs labourés, des prairies au bord de l'eau, de la vieille maman. Quelques convives causaient encore, debout, à l'autre bout de la salle. La plupart étaient déjà partis. Enfin il se décida, se leva, à son tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son chapeau accrochés à l'entrée. Après les avoir mis, il partait sans dire bonsoir, quand, par l'entrebâillement d'une porte, il aperçut dans un cabinet voisin un objet qui le fascina : un piano. Il y avait plusieurs semaines qu'il n'avait touché à un instrument de musique. Il entra, caressa amoureusement les touches, s'assit, et, son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, il commença de jouer. Il avait parfaitement oublié où il était. Il ne remarqua point que deux personnes se glissaient dans la pièce pour l'entendre. L'une était Sylvain Kohn, passionné de musique, -- Dieu sait pourquoi ! car il n'y comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. L'autre était le critique musical, Théophile Goujart. Celui-là -- (c'était plus simple,) -- ne comprenait ni n'aimait la musique ; mais cela ne le gênait point pour en parler. Au contraire : il n'y a pas d'esprits plus libres que ceux qui ne savent point ce dont ils parlent : car il leur est indifférent d'en dire une chose plutôt qu'une autre.
Théophile Goujart était un gros homme, râblé et musclé, la barbe noire, de lourds accroche-cœur sur le front, un front qui se fronçait de grosses rides inexpressives, une figure mal équarrie, comme grossièrement sculptée dans du bois, les bras courts, les jambes courtes, une grasse poitrine : une sorte de marchand de bois, ou de portefaix auvergnat. Il avait des manières vulgaires et le verbe arrogant. Il était entré dans la musique par la politique, qui, dans ce temps-là, en France, était le seul moyen d'arriver. Il s'était attaché à la fortune d'un ministre de sa province, dont il s'était découvert vaguement parent ou allié, -- quelque fils « du bâtard de son apothicaire ». -- Les ministres ne sont pas éternels. Quand le sien avait paru près de sombrer, Théophile Goujart avait abandonné le bateau, après en avoir emporté tout ce qu'il pouvait prendre, notamment des décorations : car il aimait la gloire. Las de la politique, où depuis quelque temps il commençait à recevoir, pour le compte de son patron, et même pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherché, à l'abri des orages, une situation de tout repos, où il pourrait ennuyer les autres, sans être ennuyé lui-même. La critique était tout indiquée. Justement, une place de critique musical était vacante dans un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de talent, avait été congédié, parce qu'il s'obstinait à dire ce qu'il pensait des œuvres et des auteurs. Goujart ne s'était jamais occupé de musique, et il ne savait rien : on le choisit sans hésiter. On en avait assez des gens compétents ; au moins, avec Goujart, on n'avait rien à craindre ; il n'attachait pas une importance ridicule à ses opinions ; toujours aux ordres de la direction, et prêt à en faire passer les éreintements et les réclames. Qu'il ne fût pas musicien, c'était une considération secondaire. La musique, chacun en sait assez en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen était simple : il s'agissait, aux concerts, de prendre pour voisin quelque bon musicien, si possible un compositeur, et de lui faire dire ce qu'il pensait des œuvres qu'on jouait. Au bout de quelques mois de cet apprentissage, on connaissait le métier : l'oison pouvait voler. À la vérité, ce n'était pas comme un aigle ; et Dieu sait les sottises que Goujart déposait dans sa feuille, avec autorité ! Il écoutait et lisait à tort et à travers, embrouillait tout dans sa lourde cervelle, et faisait arrogamment la leçon aux autres ; il écrivait dans un style prétentieux, bariolé de calembours, et lardé de pédantismes agressifs ; il avait une mentalité de pion de collège. Parfois, de loin en loin, il s'était attiré de cruelles ripostes : dans ces cas-là, il faisait le mort, et se gardait bien de répondre. Il était à la fois un gros finaud et un grossier personnage, insolent ou plat, selon les circonstances. Il faisait des courbettes aux chers maîtres, pourvus d'une situation ou d'une gloire officielle : (c'était le seul moyen qu'il eût d'évaluer sûrement le mérite musical.) Il traitait dédaigneusement les autres, et exploitait les faméliques. -- Ce n'était pas une bête.
Malgré l'autorité acquise et sa réputation, dans son for intérieur il savait qu'il ne savait rien en musique et il avait conscience que Christophe s'y connaissait très bien. Il se serait gardé de le dire ; mais cela lui en imposait. -- Et maintenant, il écoutait Christophe, qui jouait ; et il s'évertuait à comprendre, l'air absorbé, profond, ne pensant à rien ; il ne voyait goutte dans ce brouillard de notes, et il hochait la tête en connaisseur, mesurant ses signes d'approbation sur les clignements d'yeux de Sylvain Kohn, qui avait grand peine à rester tranquille.
Enfin, Christophe dont la conscience émergeait peu à peu des fumées du vin et de la musique, se rendit compte vaguement de la pantomime qui avait lieu derrière son dos ; et, se tournant, il vit les deux amateurs. Ils se jetèrent aussitôt sur lui, et lui secouèrent les mains avec énergie, -- Sylvain Kohn glapissant qu'il avait joué comme un dieu, Goujart affirmant d'un air doctoral qu'il avait la main gauche de Rubinstein et la main droite de Paderewski -- (à moins que ce ne fût le contraire). -- Ils s'accordaient tous deux à déclarer qu'un tel talent ne devrait pas rester sous le boisseau, et ils s'engagèrent à le mettre en valeur. Pour commencer, tous deux comptaient bien en tirer pour eux-mêmes tout l'honneur et le profit possibles.
Dès le lendemain, Sylvain Kohn invita Christophe à venir chez lui, mettant aimablement à sa disposition l'excellent piano qu'il avait, et dont il ne faisait rien. Christophe, qui mourait de musique rentrée, accepta, sans se faire prier, et il usa de l'invitation.
Les premiers soirs, tout alla bien. Christophe était tout au bonheur de jouer ; et Sylvain Kohn mettait une certaine discrétion à l'en laisser jouir en paix. Lui-même en jouissait sincèrement. Par un de ces phénomènes bizarres, que chacun peut observer, cet homme qui n'était pas musicien, qui n'était pas artiste, qui avait le cœur le plus sec, le plus dénué de toute poésie, de toute bonté profonde, était pris sensuellement par ces musiques, qu'il ne comprenait pas, mais d'où se dégageait pour lui une force de volupté. Malheureusement, il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu'il parlât, tout haut, pendant que Christophe jouait. Il soulignait la musique d'exclamations emphatiques, comme un snob au concert, ou bien il faisait des réflexions saugrenues. Alors, Christophe tapait le piano, et déclarait qu'il ne pouvait pas continuer ainsi. Kohn s'évertuait à se taire ; mais c'était plus fort que lui : il se remettait aussitôt à ricaner, gémir, siffloter, tapoter, fredonner, imiter les instruments. Et quand le morceau était fini, il eût crevé s'il n'avait fait part à Christophe de ses ineptes réflexions.
Il était un curieux mélange de sentimentalité germanique, de blague parisienne, et de fatuité qui lui appartenait en propre. Tantôt c'étaient des jugements apprêtés et précieux, tantôt des comparaisons extravagantes, tantôt des indécences, des obscénités, insanités, des coquecigrues [2]. Pour louer Beethoven il y voyait des polissonneries, une sensualité lubrique. Il trouvait un élégant badinage dans de sombres pensées. Le quatuor en ut dièze mineur lui semblait aimablement crâne. Le sublime adagio de la Neuvième Symphonie lui rappelait Chérubin. Après les trois coups qui ouvrent la Symphonie en ut mineur, il criait : « N'entrez pas ! Il y a quelqu'un ! » Il admirait la bataille de Heldenlelben, parce qu'il prétendait y reconnaître le ronflement d'une automobile. Et partout, des images pour expliquer les morceaux, et des images puériles, incongrues. On se demandait comment il pouvait aimer la musique. Cependant, il l'aimait ; à certaines de ces pages, qu'il comprenait de la façon la plus cocasse, les larmes lui venaient aux yeux. Mais, après avoir été ému par une scène de Wagner, il tapotait sur le piano un galop d'Offenbach, ou chantonnait une scie de café-concert, après l'Ode à la joie. Alors Christophe bondissait et il hurlait de colère. -- Mais le pire n'était pas quand Sylvain Kohn était absurde ; c'était quand il voulait dire des choses profondes et délicates, quand il voulait poser aux yeux de Christophe, quand c'était Hamilton, et non Sylvain Kohn, qui parlait. Dans ces moments-là, Christophe dardait sur lui un regard chargé de haine, et il l'écrasait sous des paroles froidement injurieuses qui blessaient l'amour-propre de Hamilton : les séances de piano se terminaient fréquemment par des brouilles. Mais le lendemain, Kohn avait oublié ; et Christophe qui avait remord de sa violence, s'obligeait à revenir.
Tout cela n'eût été rien, si Kohn avait pu se retenir d'inviter des amis à entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire montre de son musicien. -- La première fois que Christophe trouva chez Kohn trois ou quatre petits Juifs et la maîtresse de Kohn, une grande fille enfarinée, bête comme un panier, qui répétait des calembours ineptes et parlait de ce qu'elle avait mangé, mais qui se croyait musicienne, parce qu'elle étalait ses cuisses, chaque soir, dans une Revue des Variétés, -- Christophe fit grise mine. La deuxième fois il déclara tout net à Sylvain Kohn qu'il ne jouerait plus chez lui. Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu'il n'inviterait plus personne. Mais il continua en cachette, installant ses invités dans une pièce voisine. Naturellement, Christophe finit par s'en apercevoir ; il s'en alla, furieux, et cette fois, ne revint plus.
Toutefois, il devait ménager Kohn, qui le présentait dans des familles cosmopolites et lui trouvait des leçons.
De son côté, Théophile Goujart vint, quelques jours après, chercher Christophe dans son taudis. Il ne se montra pas offusqué de le trouver si mal logé. Au contraire : il fut charmant. Il lui dit :
-- J'ai pensé que cela vous ferait plaisir d'entendre un peu de musique ; et comme j'ai mes entrées partout, je suis venu vous prendre.
Christophe fut ravi. Il trouva l'attention délicate et remercia avec effusion. Goujart était tout différent de ce qu'il l'avait vu le premier soir. Seul à seul avec lui, il était sans morgue, bon enfant, timide, cherchant à s'instruire. Ce n'était que lorsqu'il se trouvait avec d'autres qu'il reprenait instantanément son air supérieur et son ton cassant. D'ailleurs, son désir de s'instruire avait toujours un caractère pratique. Il n'était pas curieux de ce qui n'était pas d'actualité. Pour le moment, il voulait savoir ce que Christophe pensait d'une partition qu'il avait reçue, et dont il eût été bien embarrassé pour rendre compte : car il lisait à peine ses notes.
Ils allèrent ensemble à un concert symphonique. L'entrée en était commune avec un music-hall. Par un boyau sinueux, on accédait à une salle sans dégagements : l'atmosphère était étouffante ; les sièges, trop étroits, entassés ; une partie du public se tenait debout, bloquant toutes les issues : -- l'inconfortable français. Un homme, qui semblait rongé d'un incurable ennui, dirigeait au galop une symphonie de Beethoven, comme s'il avait hâte que ce fût fini. Les flons-flons d'une danse du ventre venaient, du café-concert voisin, se mêler à la marche funèbre de l'Héroïque. Le public arrivait toujours, s'installait, se lorgnait. Quand il eut fini d'arriver, il commença de partir. Christophe tendait les forces de son cerveau pour suivre le fil de l'œuvre, à travers cette foire ; et, au prix d'efforts énergiques, il parvenait à y avoir du plaisir, -- (car l'orchestre était habile, et Christophe était sevré depuis longtemps de musique symphonique), -- quand Goujart le prit par le bras, et lui dit, au milieu du concert :
-- Maintenant, nous partons. Nous allons à un autre concert.
Christophe fronça le sourcil ; mais il ne répliqua point, et il suivit son guide. Ils traversèrent la moitié de Paris. Ils arrivèrent dans une autre salle, qui sentait l'écurie, et où, à d'autres heures, on jouait des féeries et des pièces populaires : -- (la musique, à Paris, est comme ces ouvriers pauvres qui se mettent à deux pour louer un logement : lorsque l'un sort du lit, l'autre entre dans les draps chauds.) -- Point d'air, naturellement : depuis le roi Louis XIV, les Français le jugent malsain ; et l'hygiène des théâtres, comme autrefois celle de Versailles, est qu'on n'y respire point. Un noble vieillard, avec des gestes de dompteur, déchaînait un acte de Wagner : la malheureuse bête -- l'acte -- ressemblait à ces lions de ménagerie, ahuris d'affronter les feux de la rampe, et qu'il faut cravacher pour les faire ressouvenir qu'ils sont pourtant des lions. De grosses pharisiennes et de petites bécasses assistaient à cette exhibition, le sourire sur les lèvres. Après que le lion eut fait le beau, que le dompteur eut salué, et qu'ils eurent été récompensés tous deux par le tapage du public, Goujart eut la prétention d'emmener encore Christophe à un troisième concert. Mais, cette fois, Christophe fixa ses mains aux bras de son fauteuil, et il déclara qu'il ne bougerait plus : il en avait assez de courir d'un concert à l'autre, attrapant au passage, ici des miettes de symphonie, là des bribes de concerto. En vain, Goujart essayait de lui expliquer que la critique musicale à Paris était un métier, où il était plus essentiel de voir que d'écouter. Christophe protesta que la musique n'était pas faite pour être entendue en fiacre, et qu'elle voulait du recueillement. Ce mélange de concerts lui tournait le cœur : un seul lui suffisait, à la fois.
Il était bien surpris de cette incontinence musicale. Il croyait, comme la plupart des Allemands, que la musique tenait en France peu de place ; et il s'attendait à ce qu'on la lui servît par petites rations, mais très soignées. On lui offrit, pour commencer, quinze concerts en sept jours. Il y en avait pour tous les soirs de la semaine, et souvent deux ou trois par soir, à la même heure, dans des quartiers différents. Pour le dimanche, il y en avait quatre, à la même heure, toujours. Christophe admirait cet appétit de musique. Il n'était pas moins frappé de l'abondance des programmes. Il pensait jusque-là que ses compatriotes avaient la spécialité de ces goinfreries de sons, qui lui avaient plus d'une fois répugné en Allemagne. Il constata que les Parisiens leur eussent rendu des points à table. On leur faisait bonne mesure : deux symphonies, un concerto, une ou deux ouvertures, un acte de drame lyrique. Et de toute provenance : allemand, russe, scandinave, français, -- bière, champagne, orgeat et vin, -- ils avalaient tout, sans broncher. Christophe s'émerveillait que les oiselles de Paris eussent un aussi vaste estomac. Cela ne les gênait guère ! Le tonneau des Danaïdes... Il ne restait rien au fond.
Christophe ne tarda pas à remarquer que cette quantité de musique se réduisait en somme à fort peu de chose. Il trouvait à tous les concerts les mêmes figures et les mêmes morceaux. Ces programmes copieux ne sortaient jamais du même cercle. Presque rien avant Beethoven. Presque rien après Wagner. Et dans l'intervalle, que de lacunes ! Il semblait que la musique se réduisît à cinq ou six noms célèbres en Allemagne, à trois ou quatre en France, et, depuis l'alliance franco-russe, à une demi-douzaine de morceaux moscovites. -- Rien des anciens Français. Rien des grands Italiens. Rien des colosses Allemands du XVIIe et du XVIIIe siècles. Rien de la musique allemande contemporaine, à l'exception du seul Richard Strauss, qui, plus avisé que les autres, venait lui-même chaque année imposer ses œuvres nouvelles au public parisien. Rien de la musique belge. Rien de la musique tchèque. Mais le plus étonnant : presque rien de la musique française contemporaine. -- Cependant tout le monde en parlait, en termes mystérieux, comme d'une chose qui révolutionnait le monde. Christophe était à l'affût des occasions d'en entendre ; il avait une large curiosité, sans parti pris : il brûlait du désir de connaître du nouveau, d'admirer des œuvres de génie. Mais malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à en entendre : car il ne comptait pas trois ou quatre petits morceaux, assez finement écrits, mais froids et sagement compliqués, auxquels, il n'avait pas prêté grande attention.
En attendant de se faire une opinion par lui-même, Christophe chercha à se renseigner auprès de la critique musicale.
Ce n'était pas aisé. Elle ressemblait à la cour du roi Pétaud [3]. Non seulement les différents feuilles musicales se contredisaient l'une l'autre à cœur-joie ; mais chacune d'elles se contredisait elle-même, d'un article à l'autre. Il y aurait eu de quoi en perdre la tête, si l'on avait tout lu. Heureusement, chaque rédacteur ne lisait que ses propres articles, et le public n'en lisait aucun. Mais Christophe, qui voulait se faire une idée exacte des musiciens français, s'acharnait à ne rien passer ; et il admirait le calme guilleret de ce peuple, qui se mouvait dans la contradiction, comme un poisson dans l'eau.
Au milieu de ces divergences d'opinions, une chose le frappa : l'air doctoral des critiques. Qui donc avait prétendu que les Français étaient d'aimables fantaisistes, qui ne croyaient à rien ? Ceux que voyait Christophe était enharnachés de plus de science musicale, -- même quand ils ne savaient rien, -- que toute la critique d'outre-Rhin.
En ce temps-là, les critiques musicaux français s'étaient décidés à apprendre la musique. Il y en avait même quelques-uns qui la savaient : c'étaient des originaux ; ils s'étaient donné la peine de réfléchir sur leur art et de penser par eux-mêmes. Ceux-là, naturellement, n'étaient pas très connus : ils restaient cantonnés dans leurs petites revues ; à une ou deux exceptions près, les journaux n'étaient pas pour eux. Braves gens, intelligents, intéressants, que leur isolement inclinait parfois au paradoxe, et l'habitude de causer tout seuls, à l'intolérance de jugement et au bavardage. -- Les autres avaient appris hâtivement les rudiments de l'harmonie ; et ils restaient ébahis devant leur science récente. Ainsi que monsieur Jourdain, lorsqu'il vient d'apprendre les règles de la grammaire, ils étaient dans l'émerveillement :
-- D, a, Da, F, a, Fa, R, a, Ra... Ah ! que cela est beau !... Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose...
Ils ne parlaient plus que de sujet et de contre-sujet, d'harmoniques et de sons résultants, d'enchaînement de neuvièmes et de successions de tierces majeures. Quand ils avaient nommé les suites d'harmonie qui se déroulaient dans une page, ils s'épongeaient le front avec fierté : ils croyaient avoir expliqué le morceau ; ils croyaient presque l'avoir écrit. À vrai dire, ils n'avaient fait que le répéter, en termes d'école, comme un collégien, qui fait l'analyse grammaticale d'une page de Cicéron. Mais il était si difficile aux meilleurs de concevoir la musique comme une langue naturelle de l'âme que, lorsqu'ils n'en faisaient pas une succursale de la peinture, ils la logeaient dans les faubourgs de la science, et ils la réduisaient à des problèmes de construction harmonique. Des gens aussi savants devaient naturellement en remontrer aux musiciens passés. Ils trouvaient des fautes dans Beethoven, donnaient de la férule à Wagner. Pour Berlioz et pour Gluck, ils en faisaient des gorges chaudes. Rien n'existait pour eux, à cette heure de la mode, que Jean-Sébastien Bach, et Claude Debussy. Encore le premier, dont on avait beaucoup abusé dans ces dernières années, commençait-il à paraître pédant, perruque, et, pour tout dire, un peu coco. Les gens très distingués prônaient mystérieusement Rameau, et Couperin dit le Grand.
Entre ces savants hommes, des luttes épiques s'élevaient. Ils étaient tous musiciens ; mais comme ils ne l'étaient pas tous de la même manière, ils prétendaient, chacun, que sa manière seule était la bonne, et ils criaient : raca ! sur celles de leurs confrères. Ils se traitaient mutuellement de faux littérateurs et de faux savants ; ils se lançaient à la tête les mots d'idéalisme et de matérialisme, de symbolisme et de vérisme, de subjectivisme et d'objectivisme. Christophe se disait que ce n'était pas la peine d'être venu d'Allemagne, pour trouver à Paris des querelles d'Allemands. Au lieu de savoir gré à la bonne musique de leur offrir à tous tant de façons diverses d'en jouir, ils ne toléraient pas d'autre façon que la leur ; et un nouveau Lutrin, une guerre acharnée, divisait en ce moment les musiciens en deux armées : celle du contrepoint et celle de l'harmonie. Comme les Gros-boutiens et les Petits-boutiens [4], les uns soutenaient âprement que la musique devait se lire horizontalement, et les autres qu'elle devait se lire verticalement. Ceux-ci ne voulaient entendre parler que d'accords savoureux, d'enchaînements fondants, d'harmonies succulentes : ils parlaient de musique, comme d'une boutique de pâtisserie. Ceux-là n'admettaient point qu'on s'occupât de l'oreille, cette guenille : la musique était pour eux un discours, une Assemblée parlementaire, où les orateurs parlaient tous à la fois, sans s'occuper de leurs voisins, jusqu'à ce qu'ils eussent fini ; tant pis si on ne les entendait pas ! On pourrait lire leurs discours, le lendemain, au Journal officiel : la musique était faite pour être lue, et non pour être entendue. Quand Christophe ouït parler, pour la première fois, de cette querelle entre les Horizontalistes et les Verticalistes, il pensa qu'ils étaient tous fous. Sommé de prendre parti entre l'armée de la Succession et l'armée de la Superposition, il leur répondit par sa devise habituelle, qui n'était pas tout à fait celle de Sosie [5] :
-- Messieurs, ennemi de tout le monde !
Et comme ils insistaient, demandant :
-- De l'harmonie et du contrepoint, qu'est-ce qui importe le plus en musique ?
Il répondit :
-- La musique. Montrez-moi donc la vôtre !
Sur leur musique, ils étaient tous d'accord. Ces batailleurs intrépides, qui se gourmaient à qui mieux mieux, quand ils ne gourmaient point quelque vieux mort illustre, dont la célébrité avait trop duré, se trouvaient réconciliés en une passion commune : l'ardeur de leur patriotisme musical. La France était pour eux le grand peuple musical. Ils proclamaient sur tous les tons la déchéance de l'Allemagne. Christophe n'en était pas blessé. Il l'avait tellement décrétée lui-même qu'il ne pouvait de bonne foi contredire à ce jugement. Mais la suprématie de la musique française l'étonnait un peu : à vrai dire, il en voyait peu de traces dans le passé. Les musiciens français affirmaient cependant que leur art avait été admirable, en des temps très anciens. Pour mieux glorifier la musique française, ils commençaient par ridiculiser toutes les gloires françaises du siècle dernier, à part celle d'un seul maître très bon, très pur, qui était Belge. Cette exécution faite, on en était plus à l'aise pour admirer des maîtres archaïques, qui tous étaient oubliés, et dont certains étaient restés jusqu'à ce jour totalement inconnus. Au rebours des écoles laïques de France, qui font dater le monde de la Révolution française, les musiciens regardaient celle-ci comme une chaîne de montagnes, qu'il fallait gravir pour contempler, derrière, l'âge d'or de la musique, l'Eldorado de l'art. Après une longue éclipse, l'âge d'or allait renaître : la dure muraille s'effondrait ; un magicien des sons faisait refleurir un printemps merveilleux ; le vieux arbre de musique revêtait un jeune plumage tendre ; dans le parterre d'harmonies, mille fleurs ouvraient leurs yeux riants à l'aurore nouvelle ; on entendait bruire les sources argentines, le chant frais des ruisseaux... C'était une idylle.
Christophe était ravi. Mais quand il regardait les affiches des théâtres parisiens, il y voyait toujours les noms de Meyerbeer, de Gounod, de Massenet, voire de Mascagni et de Leoncavallo, qu'il ne connaissait que trop ; et il demandait à ses amis si cette musique impudente, ces pâmoisons de filles, ces fleurs artificielles, cette boutique de parfumeur, étaient les jardins d'Armide, qu'ils lui avaient promis. Ils se récriaient, d'un air offensé : c'étaient à les en croire, les derniers vestiges d'un âge moribond ; personne n'y songeait plus. -- À la vérité, Cavaleria Rusticana trônait à l'Opéra-Comique, et Pagliacci à l'Opéra ; Massenet et Gounod faisaient le maximum ; et la trinité musicale : Mignon, Les Huguenots et Faust, avaient gaillardement passé le cap de la millième représentation. -- Mais c'étaient là des accidents sans importance ; il n'y avait qu'à ne pas les voir. Quand un fait impertinent dérange une théorie, rien n'est plus simple que de le nier. Les critiques français niaient ces œuvres effrontées, ils niaient le public qui les applaudissait ; et il n'aurait pas fallu les pousser beaucoup pour leur faire nier le théâtre musical tout entier. Le théâtre musical était pour eux un genre littéraire, donc impur. (Comme ils étaient tous littérateurs, ils se défendaient tous de l'être.) Toute musique expressive, descriptive, suggestive, en un mot toute musique qui voulait dire quelque chose, était taxée d'impure. -- Dans chaque Français, il y a un Robespierre. Il faut toujours qu'il décapite quelqu'un ou quelque chose, afin de le rendre pur. -- Les grands critiques français n'admettaient que la musique pure, et laissaient l'autre à la canaille.
Christophe se sentait mortifié, en songeant combien son goût était canaille. Ce qui le consolait un peu, c'était de voir que tous ces musiciens qui méprisaient le théâtre écrivaient pour le théâtre : il n'en était pas un qui ne composât des opéras. -- Mais c'était là sans doute encore un accident sans importance. Il fallait les juger, comme ils le voulaient être, d'après leur musique pure. Christophe chercha leur musique pure.
Théophile Goujart le conduisit aux concerts d'une Société qui se consacrait à l'art national. Là, les gloires nouvelles étaient élaborées et couvées longuement. C'était un grand cénacle, une petite église, à plusieurs chapelles. Chaque chapelle avait son saint, chaque saint avait ses clients, qui médisaient volontiers du saint de la chapelle voisine. Entre tous ces saints, Christophe ne fit d'abord pas grande différence. Comme c'était naturel, avec ses habitudes d'un art tout autre, il ne comprenait rien à cette musique nouvelle, et comprenait d'autant moins qu'il croyait la comprendre.
Tout lui semblait baigné dans un demi-jour perpétuel. On eût dit une grisaille, où les lignes s'estompaient, s'enfonçaient, émergeaient par moments, s'effaçaient de nouveau. Parmi ces lignes, il y avait des dessins raides, rêches et secs, tracés comme à l'équerre, qui se repliaient avec des angles pointus, comme le coude d'une femme maigre. Il y en avait d'onduleux, qui se tortillaient comme des fumées de cigares. Mais tous étaient dans le gris. N'y avait-il donc plus de soleil en France ? Christophe, qui, depuis son arrivée à Paris, n'avait eu que la pluie et le brouillard, était porté à le croire ; mais c'est le rôle de l'artiste de créer le soleil, lorsqu'il n'y en a pas. Ceux-ci allumaient bien leur petite lanterne ; seulement, elle était comme celle des vers luisants : elle ne réchauffait rien et éclairait à peine. Les titres des œuvres changeaient : il était parfois question de printemps, de midi, d'amour, de joie de vivre, de course à travers les champs ; la musique, elle, ne changeait point ; elle était uniformément douce, pâle, engourdie, anémique, étiolée. -- C'était alors la mode en France, parmi les délicats, de parler bas en musique. Et l'on avait raison : car dès qu'on parlait haut, c'était pour crier : pas de milieu. On n'avait le choix qu'entre un assoupissement distingué et des déclamations de mélo.
Christophe, secouant la torpeur qui commençait à le gagner, regarda son programme ; et il fut surpris de voir que ces petits brouillards qui passaient dans le ciel gris avaient la prétention de représenter des sujets précis. Car, en dépit des théories, cette musique pure était presque toujours de la musique à programme, ou tout au moins à sujets. Ils avaient beau médire de la littérature : il leur fallait une béquille littéraire sur laquelle s'appuyer. Étranges béquilles ! Christophe remarqua la puérilité bizarre des sujets qu'ils s'astreignaient à peindre. C'étaient des vergers, des potagers, des poulaillers, des ménageries musicales, de vrais Jardins des Plantes. Certains transposaient pour orchestre ou pour piano les tableaux du Louvre, ou les fresques de l'Opéra ; ils mettaient en musique Guyp, Baudry et Paul Potter ; des notes explicatives aidaient à reconnaître, ici la pomme de Pâris, là l'auberge hollandaise, ou la croupe d'un cheval blanc. Cela semblait à Christophe des jeux de vieux enfants, qui ne s'intéressaient qu'à des images et qui, ne sachant pas dessiner, barbouillaient leurs cahiers de tout ce qui leur passait par la tête, inscrivant naïvement au-dessous, en grosses lettres, que c'était le portrait d'une maison ou d'un arbre.
À côté de ces imagiers aveugles, qui voyaient avec leurs oreilles, il y avait aussi des philosophes : ils traitaient en musique des problèmes métaphysiques ; leurs symphonies étaient la lutte de principes abstraits, l'exposé d'un symbole ou d'une religion. Les mêmes, dans leurs opéras, abordaient l'étude des questions juridiques et sociales de leur temps : la Déclaration des Droits de la Femme et du Citoyen. On ne désespérait pas de mettre sur le chantier la question du divorce, la recherche de la paternité, et la séparation de l'Église et de l'État. Ils se divisaient en deux camps : les symbolistes laïques et les symbolistes cléricaux. Ils faisaient chanter des chiffonniers philosophes, des grisettes sociologues, des boulangers prophétiques, des pêcheurs apostoliques. Gœthe parlait déjà des artistes de son époque, « qui reproduisaient les idées de Kant dans les tableaux allégoriques ». Ceux du temps de Christophe mettaient la sociologie en doubles croches. Zola, Nietzsche, Mæterlink, Barrès, Jaurès, Mendès, l'Évangile et le Moulin Rouge, alimentaient la citerne, où les auteurs d'opéras et de symphonies venaient puiser leurs pensées. Nombre d'entre eux, grisés par l'exemple de Wagner, s'étaient écriés : « Et moi aussi, je suis poète ! » -- et ils alignaient avec confiance sous leurs lignes de musique des bouts-rimés, ou non rimés, en style d'école primaire ou de feuilleton décadent.
Tous ces penseurs et ces poètes étaient des partisans de la musique pure. Mais ils aimaient mieux en parler qu'en écrire. -- Il leur arrivait pourtant quelquefois d'en écrire. C'était alors de la musique qui ne voulait rien dire. Le malheur était qu'elle y réussissait souvent : elle ne disait rien du tout -- du moins à Christophe. -- Il est vrai qu'il n'en avait pas la clef.
Pour comprendre une musique étrangère, on doit se donner la peine d'en apprendre la langue, et ne pas croire qu'on la sait d'avance. Christophe le croyait comme tout bon Allemand. Il était excusable. Beaucoup de Français eux-mêmes ne la comprenaient pas mieux que lui. Comme ces Allemands du temps du roi Louis XIV, qui s'évertuaient à parler français et qui avaient fini par oublier leur langue, les musiciens français du XIXe siècle avaient si longtemps désappris la leur que leur musique était devenue un idiome étranger. Ce n'était que depuis peu qu'un mouvement avait commencé pour parler français en France. Ils n'y réussissaient pas tous : l'habitude était bien forte ; et à part quelques-uns, leur français était belge, ou gardait un fumet germanique. Il était donc naturel qu'un Allemand s'y trompât et déclarât, avec son assurance ordinaire, que c'était là du mauvais allemand, qui ne signifiait rien, puisque lui, n'y comprenait rien.
Christophe ne s'en faisait pas faute. Les symphonies françaises lui semblaient une dialectique abstraite, où les thèmes musicaux s'opposaient ou se superposaient, à la façon d'opérations arithmétiques : pour exprimer leurs combinaisons, on aurait pu aussi bien les remplacer par des chiffres, ou par des lettres de l'alphabet. L'un bâtissait une œuvre sur l'épanouissement progressif d'une formule sonore, qui, n'apparaissant complète que dans la dernière page de la dernière partie, restait à l'état de larve pendant les neuf dixièmes de l'œuvre. L'autre échafaudait des variations sur un thème, qui ne se montrait qu'à la fin, descendant peu à peu du compliqué au simple. C'étaient des joujoux très savants. Il fallait être à la fois très vieux et très enfant pour pouvoir s'en amuser. Cela avait coûté aux inventeurs des efforts inouïs. Ils mettaient des années à écrire une fantaisie. Ils se faisaient des cheveux blancs à chercher de nouvelles combinaisons d'accords, -- pour exprimer... ? Peu importe ! Des expressions nouvelles. Comme l'organe crée le besoin, dit-on, l'expression finit toujours par créer la pensée : l'essentiel est qu'elle soit nouvelle. Du nouveau, à tout prix ! Ils avaient la frayeur maladive du « déjà dit ». Les meilleurs en étaient paralysés. On sentait qu'ils étaient toujours occupés à se surveiller peureusement, à effacer ce qu'ils avaient écrit, à se demander : « Ah ! mon Dieu ! où est-ce que j'ai déjà lu cela ? »... Il y a des musiciens, -- surtout en Allemagne, -- qui passent leur temps à coller bout à bout les phrases des autres. Ceux de France contrôlaient pour chacune de leurs phrases, si elle ne se trouvait pas dans leurs listes de mélodies déjà employées par d'autres, et à gratter, gratter, pour changer la forme de son nez, jusqu'à ce qu'il ne ressemblât plus à aucun nez connu, ni même à aucun nez.
Avec tout cela, ils ne trompaient pas Christophe : ils avaient beau s'affubler d'un langage compliqué et mimer des emportements surhumains, des convulsions d'orchestre, ou cultiver des harmonies inorganiques, des monotonies obsédantes, des déclamations à la Sarah Bernhardt, qui partaient à côté du ton, et continuaient, pendant des heures, à marcher, comme des mulets, à demi-assoupis, sur le bord de la pente glissante, -- Christophe retrouvait, sous le masque, de petites âmes froides et fades, outrageusement parfumées, à la façon de Gounod et de Massenet, mais avec moins de naturel. Et il se redisait le mot injuste de Gluck, à propos des Français :
-- Laissez-les faire : ils retourneront toujours à leurs ponts-neufs.
Seulement ils s'appliquaient à les rendre très savants. Ils prenaient des chansons populaires pour thèmes de symphonies doctorales, comme des thèses de Sorbonne. C'était le grand jeu du jour. Tous les chants populaires et de tous les pays y passaient à tour de rôle. -- Ils faisaient avec cela des Neuvième Symphonie et des Quatuor de Franck, mais beaucoup plus difficiles. L'un d'eux pensait-il une petite phrase bien claire ? Vite, il se hâtait d'en introduire une seconde au milieu, qui ne signifiait rien, mais qui râpait cruellement contre la première. -- Et l'on sentait que ces pauvres gens étaient si calmes, si pondérés !...
Pour conduire ces œuvres, un jeune chef d'orchestre correct et hagard, se démenait, foudroyait, faisait des gestes à la Michel-Ange, comme s'il s'agissait de soulever des armées de Beethoven ou de Wagner. Le public, composé de mondains qui mourraient d'ennui, mais qui pour rien au monde n'eussent renoncé à l'honneur de payer chèrement un ennui glorieux, et de petits apprentis, heureux de se prouver leur science d'école, en démêlant au passage les ficelles du métier, dépensait un enthousiasme frénétique, comme les gestes du chef d'orchestre et les clameurs de la musique...
-- Tu parles !... disait Christophe.
(Car il était devenu un Parisien accompli.)
Mais il est plus facile de pénétrer l'argot de Paris que sa musique. Christophe jugeait, avec la passion qu'il mettait à tout, et avec l'incapacité native des Allemands à comprendre l'art français. Du moins, il était de bonne foi et ne demandait qu'à reconnaître ses erreurs, si on lui prouvait qu'il s'était trompé. Aussi, ne se regardait-il point comme lié par son jugement, et il laissait la porte grande ouverte aux impressions nouvelles, qui pourraient le changer.
Dès à présent, il ne laissait pas de reconnaître dans cette musique beaucoup de talent, un matériel intéressant, de curieuses trouvailles de rythmes et d'harmonies, un assortiment d'étoffes fines, moelleuses et brillantes, un papillotage de couleurs, une dépense continuelle d'invention et d'esprit. Christophe s'en amusait, et il en faisait son profit. Tous ces petits maîtres avaient infiniment plus de liberté d'esprit que les musiciens d'Allemagne ; ils quittaient bravement la grande route, et se lançaient à travers bois. Ils cherchaient à se perdre. Mais c'étaient de si sages petits enfants qu'ils n'y parvenaient point. Les uns, au bout de vingt pas, retombaient sur le grand chemin. Les autres se lassaient tout de suite, s'arrêtaient n'importe où. Il y en avait qui étaient presque arrivés à des sentiers nouveaux ; mais, au lieu de poursuivre, ils s'asseyaient à la lisière, et musaient sous un arbre. Ce qui leur manquait le plus, c'était la volonté, la force ; ils avaient tous les dons, -- moins un : la vie puissante. Surtout, il semblait que cette quantité d'efforts fussent utilisés d'une façon confuse et se perdissent en route. Il était rare que ces artistes sussent prendre nettement conscience de leur nature et coordonner leurs forces avec constance en vue d'un but donné. Effet ordinaire de l'anarchie française : elle dépense des ressources énormes de talent et de bonne volonté à s'annihiler par ses incertitudes et ses contradictions. Il était presque sans exemple qu'un de leurs grands musiciens, un Berlioz, un Saint-Saëns, -- pour ne pas nommer les plus récents, -- ne se fût pas embourbé en soi-même, acharné à se détruire, renié, faute d'énergie, faute de foi, faute surtout de boussole intérieure.
Christophe, avec le dédain insolent des Allemands d'alors, pensait :
-- Les Français ne savent que se gaspiller en inventions dont il ne font rien. Il leur faut toujours un maître d'une autre race, un Gluck ou un Napoléon, qui vienne tirer parti de leur Révolution.
Et il souriait à l'idée d'un Dix-huit Brumaire.
Cependant, au milieu de l'anarchie, un groupe s'efforçait de restaurer l'ordre et la discipline dans l'esprit des artistes. Pour commencer, il avait pris un nom latin, évoquant le souvenir d'une institution cléricale, qui avait fleuri, il y avait quelque quatorze cents ans, au temps de la grande Invasion des Goths et des Vandales. Christophe était un peu surpris que l'on remontât si loin. Certes, il est bon de dominer son temps. Mais on pouvait craindre qu'une tour de quatorze siècles de haut ne fût un observatoire incommode, d'où il fût plus aisé de suivre les mouvements des étoiles que ceux des hommes d'aujourd'hui. Christophe se rassura vite, en voyant que les fils de saint Grégoire ne restaient que rarement sur leur tour ; ils y montaient seulement, afin de sonner les cloches. Tout le reste du temps, ils le passaient à l'église d'en bas. Christophe, qui assista à quelques-uns des offices, fut un peu de temps avant de s'apercevoir qu'ils étaient du culte catholique ; il était convaincu d'abord qu'ils appartenaient au rite de quelque petite secte protestante. Un public prosterné ; des disciples pieux, intolérants, volontiers agressifs ; à leur tête, un homme très pur, très froid, volontaire et un peu enfantin, maintenant l'intégrité de la doctrine religieuse, morale et artistique, expliquant en termes abstraits l'Évangile de la musique au petit peuple des élus, et damnant avec tranquillité l'Orgueil et l'Hérésie. Il leur attribuait toutes les fautes de l'art et les vices de l'humanité : la Renaissance, la Réforme, et le judaïsme actuel, qu'il mettait dans le même sac. Les Juifs de la musique étaient brûlés en effigie, après avoir été affublés de costumes infamants. Le colossal Hændel recevait les étrivières. Seul, Jean-Sébastien Bach obtenait d'être sauvé, par la grâce du Seigneur, qui reconnaissait en lui « un protestant par erreur ».
Le temple de la rue Saint-Jacques exerçait un apostolat : on y sauvait les âmes et la musique. On enseignait méthodiquement les règles du génie. De laborieux élèves appliquaient ces recettes, avec beaucoup de peine et une certitude absolue. On eût dit qu'ils voulaient racheter par leurs pieuses fatigues la légèreté coupable de leurs grands-pères : les Auber, les Adam, et cet archidamné, cet âne diablotique, Berlioz, le diable en personne, diabolus in musica. Avec une louable ardeur et une piété sincère, on répandait le culte des maîtres reconnus. En une dizaine d'années, l'œuvre accomplie était considérable ; la musique française en était transformée. Ce n'étaient pas seulement les critiques français, c'étaient les musiciens eux-mêmes qui avaient appris la musique. On voyait maintenant des compositeurs et jusqu'à des virtuoses, qui connaissaient l'œuvre de Bach ! -- Surtout, on avait fait un grand effort pour combattre l'esprit casanier des Français. Ces gens-là se calfeutrent chez eux ; ils ont peine à sortir. Aussi, leur musique manque d'air : musique de chambre close, de chaise longue, musique qui ne marche pas. Tout le contraire d'un Beethoven, composant à travers les champs, dégringolant les pentes, marchant à grandes enjambées, sous le soleil et la pluie, et effrayant les troupeaux par ses gestes et par ses cris ! Il n'y avait pas de danger que les musiciens de Paris dérangeassent leurs voisins par le fracas de leur inspiration, comme l'ours de Bonn. Ils mettaient, quand ils composaient, une sourdine à leur pensée ; et des tentures empêchaient les bruits du dehors d'arriver jusqu'à eux.
La Schola avait tâché de renouveler l'air ; elle avait ouvert les fenêtres sur le passé. Sur le passé seulement. C'était les ouvrir sur la cour, et non pas sur la rue. Cela ne servait pas à grand'chose. À peine la fenêtre ouverte, ils repoussaient le battant, comme de vieilles dames qui ont peur de s'enrhumer. Il entrait par là quelques bouffées du moyen age, de Bach, de Palestrina, de chansons populaires. Mais qu'était-ce que cela ? La chambre n'en continuait pas moins de sentir le renfermé. Au fond, ils s'y trouvaient bien ; ils se méfiaient des grands courants modernes. Et s'ils connaissaient plus de choses que les autres, ils niaient aussi plus de choses. La musique prenait dans ce milieu un caractère doctrinal ; ce n'était pas un délassement : les concerts devenaient des leçons d'histoire, ou des exemples, d'édification. On académisait les pensées avancées. Le grand Bach, torrentueux, était reçu, assagi, dans le giron de l'Église. Sa musique subissait dans le cerveau scholastique une transformation analogue à celle de la Bible furibonde et sensuelle dans des cerveaux d'Anglais. La doctrine qu'on prônait était un éclectisme aristocratique, qui s'efforçait d'unir les caractères distinctifs de trois ou quatre grandes époques musicales, du VIe au XXe siècle. S'il avait été possible de la réaliser, on eût obtenu en musique l'équivalent de ces constructions hybrides, élevées par un vice-roi des Indes, au retour de ses voyages, avec des matériaux précieux, ramassés à tous les coins du globe. Mais le bon sens français les sauvait des excès de cette barbarie érudite ; ils se gardaient bien d'appliquer leurs théories ; ils agissaient avec elles, comme Molière, avec ses médecins : ils prenaient l'ordonnance, et ils ne la suivaient pas. Les plus forts allaient leur chemin. Le reste du troupeau s'en tenait dans la pratique à des exercices savants de contre-point fort durs : on les nommait sonates, quatuors et symphonies... -- « Sonate, que me veux-tu ? » -- Elle ne voulait rien du tout, qu'être une sonate. La pensée en était abstraite et anonyme, appliquée et sans joie. C'était un art de parfait notaire. Christophe, qui avait d'abord su gré aux Français de ne pas aimer Brahms, se disait à présent qu'il y avait beaucoup de petits Brahms en France. Tous ces bons ouvriers, laborieux, consciencieux, étaient pleins de vertus. Christophe sortit de leur compagnie, extrêmement édifié, mais pénétré d'ennui. C'était très bien, très bien...
Qu'il faisait beau, dehors !
Il y avait pourtant à Paris, parmi les musiciens quelques indépendants, dégagés de toute école. C'étaient les seuls qui intéressassent Christophe. Seuls, ils peuvent donner la mesure de la vitalité d'un art. Écoles et cénacles n'en expriment qu'une mode superficielle ou des théories fabriquées. Mais les indépendants, qui se retirent en eux-mêmes, ont plus de chance d'y trouver la pensée véritable de leur temps et de leur race. Il est vrai que, par là, ils sont pour un étranger plus difficiles encore à comprendre que les autres. Ce fut ce qui advint, quand Christophe entendit pour la première fois cette œuvre fameuse, dont les Français disaient mille extravagances, et que certains proclamaient la plus grande révolution musicale accomplie depuis dix siècles. -- (Les siècles ne leur coûtent guère ! ils sortent peu du leur)...
Théophile Goujart et Sylvain Kohn menèrent Christophe à l'Opéra-Comique, pour entendre Pelléas et Mélisande. Ils étaient tout glorieux de lui montrer cette œuvre : on eût dit qu'ils l'avaient faite. Ils laissaient entendre à Christophe qu'il allait trouver là son chemin de Damas. Le spectacle était commencé qu'ils continuaient encore leurs commentaires. Christophe les fit taire, et écouta de toutes ses oreilles. Après le premier acte, il se pencha vers Sylvain Kohn, qui lui demandait, les yeux brillants :
-- Eh bien, mon vieux lapin, qu'est-ce que vous en dites ?
Et il dit :
-- Est-ce que c'est tout le temps, comme cela ?
-- Oui.
-- Mais il n'y a rien.
Kohn se récria, et le traita de philistin.
-- Rien du tout, continuait Christophe. Pas de musique. Pas de développement. Cela ne se suit pas. Cela ne se tient pas. Des harmonies très fines. De petits effets d'orchestre très bons, de très bon goût. Mais ce n'est rien, rien du tout...
Il se remit à écouter. Peu à peu, la lanterne s'éclairait ; il commençait à apercevoir quelque chose dans le demi-jour. Oui, il comprenait bien qu'il y avait là un parti pris de sobriété contre l'idéal wagnérien, qui engloutissait le drame sous les flots de la musique ; mais il se demandait, avec quelque ironie, si cet idéal de sacrifice ne venait pas de ce que l'on sacrifiait ce que l'on ne possédait pas. Il sentait dans l'œuvre la peur de la peine, la recherche de l'effet produit avec le minimum de fatigue, le renoncement par indolence au rude effort que réclament les puissantes constructions wagnériennes. Il n'était pas sans être frappé par la déclamation unie, simple, modeste, atténuée, bien qu'elle lui parût monotone et qu'en sa qualité d'Allemand il ne la trouvât pas vraie : -- (il trouvait que plus elle cherchait à être vraie, plus elle faisait sentir combien la langue française convenait mal à la musique, trop logique, trop dessinée, de contours trop définis, un monde parfait en soi, mais hermétiquement clos.) -- Néanmoins l'essai était curieux, et Christophe en approuvait l'esprit de réaction révolutionnaire contre les violences emphatiques de l'art wagnérien. Le musicien français semblait s'être appliqué, avec une discrétion ironique, à ce que tous les sentiments passionnés se murmurassent à mi-voix. L'amour, la mort sans cris. Ce n'était que par un tressaillement imperceptible de la ligne mélodique, un frisson de l'orchestre comme un pli au coin des lèvres, que l'on avait conscience du drame qui se jouait dans les âmes. On eût dit que l'artiste tremblait de se livrer. Il avait le génie du goût, -- sauf à certains instants, où le Massenet qui sommeille dans tous les cœurs français se réveillait pour faire du lyrisme. Alors on retrouvait les cheveux trop blonds, les lèvres trop rouges, -- la bourgeoise de la Troisième République qui joue la grande amoureuse. Mais ces instants étaient exceptionnels : c'était une détente à la contrainte que l'auteur s'imposait ; dans le reste de l'œuvre régnait une simplicité raffinée, une simplicité qui n'était pas simple, qui était le produit de la volonté, la fleur subtile d'une vieille société. Le jeune Barbare qu'était Christophe ne la goûtait qu'à demi. Surtout, l'ensemble du drame, le poème l'agaçait. Il croyait voir une Parisienne sur le retour, qui jouait l'enfant et se faisait raconter des contes de fées. Ce n'était plus le gnangnan wagnérien, sentimental et lourdaud, comme une grosse fille du Rhin. Mais le gnangnan franco-belge ne valait pas mieux, avec ses minauderies et ses bêtasseries de salon : -- « les cheveux », « le petit père », « les colombes », -- et tout ce mystérieux à l'usage des femmes du monde. Les âmes parisiennes se miraient dans cette pièce, qui leur renvoyait, comme un tableau flatteur, l'image de leur fatalisme alangui, de leur nirvâna de boudoir, de leur moelleuse mélancolie. De volonté, aucune trace. Nul ne savait ce qu'il voulait. Nul ne savait ce qu'il faisait.
-- « Ce n'est pas ma faute ! Ce n'est pas ma faute !... » gémissaient ces grands enfants. Tout le long des cinq actes, qui se déroulaient dans un crépuscule perpétuel -- forêts, cavernes, souterrains, chambre mortuaire, -- de petits oiseaux des îles se débattaient à peine. Pauvres petits oiseaux ! jolis, tièdes et fins... Quelle peur ils avaient de la lumière trop vive, de la brutalité des gestes, des mots, des passions, de la vie !... La vie n'est pas raffinée. La vie ne se prend pas avec des gants...
Christophe entendait venir le roulement des canons qui allaient broyer cette civilisation épuisée, cette petite Grèce expirante.
Était-ce ce sentiment de pitié orgueilleuse qui lui inspirait malgré tout une sympathie pour cette œuvre ? Toujours est-il qu'elle l'intéressait, plus qu'il n'en voulait convenir. Quoiqu'il persistât à répondre à Sylvain Kohn, au sortir du théâtre, que « c'était très fin, très fin, mais que cela manquait de Schwung (d'élan), et qu'il n'y avait pas là assez de musique pour lui », il se gardait bien de confondre Pelléas avec les autres œuvres musicales françaises. Il était attiré par cette lampe qui brûlait au milieu du brouillard. Il apercevait encore d'autres lueurs, vives, fantasques, qui tremblotaient autour. Ces feux-follets l'intriguaient : il eût voulu s'en approcher pour savoir comment ils brillaient ; mais ils n'étaient pas faciles à saisir. Ces libres musiciens que Christophe ne comprenait pas, et qu'il était d'autant plus curieux d'observer, étaient peu abordables. Ils semblaient manquer du grand besoin de sympathie qui possédait Christophe. À part un ou deux, ils lisaient peu, connaissaient peu, désiraient peu connaître. Presque tous vivaient à l'écart, isolés, de fait et de volonté, enfermés dans un cercle étroit, -- par orgueil, par sauvagerie, par dégoût, par apathie. Si peu nombreux qu'ils fussent, ils étaient divisés en petits groupes rivaux, qui ne pouvaient vivre ensemble. Ils étaient d'une susceptibilité extrême, et ne supportaient ni leurs ennemis, ni leurs rivaux, ni même leurs amis, quand ceux-ci osaient admirer un autre musicien, ou quand ils se permettaient de les admirer d'une façon ou trop froide, ou trop exaltée, ou trop banale, ou trop excentrique. Il devenait excessivement difficile de les satisfaire. Chacun d'eux avait fini par accréditer un critique, muni de sa patente, qui veillait jalousement au pied de la statue. Il n'y fallait point toucher. -- Pour n'être compris que d'eux-mêmes, ils n'en étaient pas mieux compris. Adulés, déformés par l'opinion que leurs partisans avaient d'eux et qu'ils s'en faisaient eux-mêmes, ils perdaient pied dans la conscience qu'ils avaient de leur art et de leur génie. D'aimables fantaisistes se croyaient réformateurs. Des artistes Alexandrins se posaient en rivaux de Wagner. Presque tous étaient victimes de la surenchère. Il fallait qu'ils sautassent, chaque jour, plus haut qu'ils n'avaient sauté, la veille, et que leurs rivaux n'avaient sauté. Ces exercices de haute voltige ne leur réussissaient pas toujours ; et cela n'avait d'attrait que pour quelques professionnels. Ils ne se souciaient pas du public ; le public ne se souciait pas d'eux. Leur art était un art sans peuple, une musique qui ne s'alimentait que dans la musique, dans le métier. Or Christophe avait l'impression, vraie ou fausse, qu'aucune musique, plus que celle de France, n'aurait eu besoin de chercher un appui en dehors d'elle. Cette plante souple et grimpante ne pouvait se passer d'étai : elle ne pouvait se passer de littérature. Elle ne trouvait pas en elle assez de raisons de vivre. Elle avait le souffle court, peu de sang, pas de volonté. Elle était comme une femme alanguie, qui attend un mâle qui la prenne. Mais cette impératrice de Byzance, au corps fluet, exsangue, et chargé de pierreries, était entourée d'eunuques : snobs, esthètes, et critiques. La nation n'était pas musicienne ; et tout cet engouement, bruyamment proclamé depuis vingt ans, pour Wagner, Beethoven, ou Bach, ou Debussy, ne dépassait guère une caste. Cette multiplication de concerts, cette marée envahissante de musique à tout prix, ne répondaient pas à un développement réel du goût public. C'était un surmenage de la mode, qui ne touchait que l'élite et qui la détraquait. La musique n'était vraiment aimée que d'une poignée de gens ; et ce n'étaient pas toujours ceux qui s'en occupaient le plus : compositeurs et critiques. Il y a si peu de musiciens en France, qui aiment vraiment la musique !
Ainsi pensait Christophe ; et il ne se disait pas que c'est partout ainsi, que même en Allemagne il n'y a pas beaucoup plus de vrais musiciens, et que ce qui compte en art, ce ne sont pas les milliers qui n'y comprennent rien, mais la poignée de gens qui l'aiment et qui le servent avec une fière humilité. Les avait-il vus, en France ? Créateurs et critiques, -- les meilleurs travaillaient en silence, loin du bruit, comme Franck avait fait, comme faisaient les mieux doués des compositeurs d'à présent, tant d'artistes qui vivraient toute leur vie dans l'ombre, pour fournir plus tard à quelque journaliste la gloire de les découvrir et de se dire leur ami, -- et cette petite armée de savants laborieux, qui, sans ambition, insoucieux d'eux-mêmes, relevaient pierre à pierre la grandeur de la France passée, ou qui, s'étant voués à l'éducation musicale du pays, préparaient la grandeur de la France à venir. Combien il y avait là d'esprits, dont la richesse, la liberté, la curiosité universelle eût attiré Christophe, s'il avait pu les connaître ! Mais à peine avait-il entrevu, en passant, deux ou trois d'entre eux ; il ne les connaissait qu'à travers des caricatures de leur pensée. Il ne voyait que leurs défauts, copiés, exagérés par les singes de l'art et les commis voyageurs de la presse.
Cette plèbe musicale l'écœurait surtout par son formalisme. Jamais il n'était question entre eux d'autre chose que de la forme. Du sentiment, du caractère, de la vie, pas un mot ! Pas un ne se doutait que tout vrai musicien vit dans un univers sonore, et que ses journées se déroulent en lui, comme un flot de musique. La musique est l'air qu'il respire, le ciel qui l'enveloppe. Même son âme est musique ; musique, tout ce qu'elle aime, hait, souffre, craint, espère. Une âme musicale, quand elle aime un beau corps, le voit comme une musique. Les chers yeux qui la charment ne sont ni bleus, ni gris, ni bruns : ils sont musique ; elle éprouve, à les voir, l'impression d'un accord délicieux. Cette musique intérieure est mille fois plus riche que celle qui l'exprime, et le clavier est inférieur à celui qui en joue. Le génie se mesure à la puissance de la vie, que tâche d'évoquer l'art, cet instrument imparfait. -- Mais combien de gens s'en doutent en France ? Pour ce peuple de chimistes, la musique semble n'être que l'art de combiner des sons. Ils prennent l'alphabet pour le livre. Christophe haussait les épaules, quand il les entendait dire que, pour comprendre l'art, il faut faire abstraction de l'homme. Ils apportaient à ce paradoxe une grande satisfaction : car ils croyaient ainsi se prouver leur musicalité. Jusqu'à Goujart, ce niais qui n'avait jamais pu comprendre comment on pouvait faire pour se rappeler par cœur une page de musique ! -- (il avait tâché de se faire expliquer ce mystère par Christophe). -- Ne prétendait-il pas maintenant lui enseigner que la grandeur d'âme de Beethoven et la sensualité de Wagner n'avaient pas plus de part à leur musique que le modèle d'un peintre n'en a à ses portraits !
-- Cela prouve, finit par lui répondre Christophe, impatienté, que pour vous un beau corps n'a pas de prix artistique ! Pas plus qu'une grande passion ! Pauvre homme !... Vous ne vous doutez pas de tout ce que la beauté d'une figure parfaite ajoute à la beauté de la peinture qui la retrace, comme la beauté d'une grande âme à la beauté de la musique qui la reflète ?... Pauvre homme !... Le métier seul vous intéresse ? Pourvu que ça soit de l'ouvrage bien fait, cela vous est égal ce que l'ouvrage veut dire ?... Pauvre homme !... Vous êtes comme ces gens qui n'écoutent pas ce que dit l'orateur, mais le son de sa voix, qui regardent sans comprendre ses gesticulations, et qui trouvent qu'il parle diablement bien ?... Pauvre homme ! Pauvre homme !... Bougre de crétin.
Mais ce n'était pas seulement telle ou telle théorie qui irritait Christophe, c'étaient toutes les théories. Il était excédé de ces disputes byzantines, de ces conversations de musiciens éternellement sur la musique, uniquement sur la musique. Il y avait de quoi en dégoûter à jamais le meilleur musicien. Christophe pensait, comme Moussorgski, que les musiciens ne feraient pas mal de laisser de temps en temps leur contrepoint et leurs harmonies, pour la lecture des beaux livres et l'expérience de la vie. La musique ne suffit pas à un musicien : ce n'est pas ainsi qu'il arrivera à dominer le siècle et à s'élever au-dessus du néant... La vie ! Toute la vie ! Tout voir et tout connaître. Aimer, chercher, étreindre la vérité, -- la belle Penthésilée, reine des Amazones, qui mord celui qui la baise !
Assez de parlottes musicales, assez de boutiques à fabriquer des accords ! Tous ces ragots de cuisine harmonique étaient bien incapables de lui apprendre à trouver une harmonie nouvelle qui ne fût pas un monstre, mais un être vivant !
Il tourna le dos à ces docteurs Wagner, couvant leurs alambics pour faire éclore quelque Homunculus [6] en bouteille ; et, s'évadant de la musique française, il tâcha de connaître le milieu littéraire et la société parisienne.
Ce fut par les journaux quotidiens que Christophe fit d'abord connaissance -- comme des millions de gens en France, -- avec la littérature française de son temps. Comme il était désireux de se mettre le plus vite possible au diapason de la pensée parisienne, en même temps que de se perfectionner dans la langue, il s'imposa de lire avec beaucoup de conscience les feuilles qu'on lui disait les plus parisiennes. Le premier jour, il lut parmi des faits divers horrifiants, dont la narration et les instantanés remplissaient plusieurs colonnes, une nouvelle sur un père qui couchait avec sa fille, âgée de quinze ans : la chose était présentée comme toute naturelle, et même assez touchante. Le second jour, il lut dans le même journal une nouvelle sur un père et son fils, âgé de douze ans, qui couchaient avec la même fille. Le troisième jour, il lut une nouvelle sur un frère qui couchait avec sa sœur. Le quatrième, sur deux sœurs qui couchaient ensemble. Le cinquième... Le cinquième, il jeta le journal, avec un haut-le-cœur et dit à Sylvain Kohn :
-- Ah ! ça, qu'est-ce que vous avez ? Vous êtes malades ?
Sylvain Kohn se mit à rire, et dit :
-- C'est de l'art.
Christophe haussa les épaules :
-- Vous vous moquez de moi.
Kohn rit de plus belle.
-- En aucune façon. Voyez plutôt.
Il montra à Christophe une enquête récente sur l'Art et la Morale, d'où il résultait que « l'Amour sanctifiait tout », que « la Sensualité était le ferment de l'Art », que « l'Art ne pouvait être immoral », que « la morale était une convention inculquée par une éducation jésuitique », et que seule comptait « l'énormité du Désir ». -- Une suite de certificats littéraires attestaient dans les journaux la pureté d'un roman qui peignait les mœurs des souteneurs. Certains des répondants étaient les plus grands noms de la littérature, ou d'austères critiques. Un poète des familles, bourgeois et catholique, donnait sa bénédiction d'artiste à une peinture très soignée des mauvaises mœurs grecques. Des réclames lyriques exaltaient des romans, où laborieusement s'étalait la Débauche à travers les âges : Rome, Alexandrie, Byzance, la Renaissance italienne et française, le Grand Siècle... c'était un cours complet. Un autre cycle d'études embrassait les divers pays du globe : des écrivains consciencieux s'étaient consacrés, avec une patience de bénédictins, à l'étude des mauvais lieux des cinq parties du monde. On trouvait, parmi ces géographes et ces historiens du rut, des poètes distingués et de parfaits écrivains. On ne les distinguait des autres qu'à leur érudition. Ils disaient en termes impeccables des polissonneries archaïques.
L'affligeant était de voir de braves gens et de vrais artistes, des hommes qui jouissaient dans les lettres françaises d'une juste notoriété, s'évertuer à ce métier pour lequel ils n'étaient point doués. Certains s'épuisaient à écrire, comme les autres, des ordures que les journaux du matin débitaient par tranches. Ils pondaient cela régulièrement, à dates fixes, une ou deux fois par semaine ; et cela durait depuis des années. Ils pondaient, pondaient, pondaient, n'ayant plus rien à dire, se torturant le cerveau pour en faire sortir quelque chose de nouveau, saugrenu, incongru : car le public, gorgé, se lassait de tous les plats et trouvait bientôt fades les imaginations de plaisirs les plus dévergondées : il fallait faire l'éternelle surenchère, -- surenchère sur les autres, surenchère sur soi-même ; -- et ils pondaient leur sang, ils pondaient leurs entrailles : c'était un spectacle lamentable et grotesque.
Christophe ne connaissait pas tous les dessous de ce triste métier ; et s'il les eût connus, il n'en eût pas été plus indulgent : car rien au monde n'excusait à ses yeux un artiste de vendre l'art pour trente deniers...
-- (Même pas d'assurer le bien-être de ceux qu'il aime.
-- Même pas.
-- Ce n'est pas humain.
-- Il ne s'agit pas d'être humain, il s'agit d'être un homme... Humain !... Dieu bénisse votre humanitarisme au foie blanc !... On n'aime pas vingt choses à la fois, on ne sert pas plusieurs dieux !...)
Dans sa vie de travail, Christophe n'était guère sorti de l'horizon de sa petite ville allemande, il ne pouvait se douter que cette dépravation artistique, qui s'étalait à Paris, était commune à presque toutes les grandes villes ; et les préjugés héréditaires de la « chaste Allemagne » contre « l'immoralité latine » se réveillaient en lui. Sylvain Kohn aurait eu beau jeu à lui opposer ce qui se passait sur les bords de la Sprée, et l'effroyable pourriture d'une élite de l'Allemagne impériale, dont la brutalité rendait l'ignominie plus repoussante encore. Mais Sylvain Kohn ne pensait pas à en tirer avantage ; il n'en était pas plus choqué que des mœurs parisiennes. Il pensait ironiquement : « Chaque peuple a ses usages » ; et il trouvait naturel ceux du monde où il vivait : Christophe pouvait donc croire qu'ils étaient la nature même de la race. Aussi ne se faisait-il pas faute, comme ses compatriotes, de voir dans l'ulcère qui dévore les aristocraties intellectuelles de tous les pays le vice propre de l'art français, la tare des races latines.
Ce premier contact avec la littérature parisienne lui fut pénible, et il lui fallut du temps pour l'oublier, par la suite. Les œuvres ne manquaient pourtant pas qui n'étaient point uniquement occupées de ce que l'un de ces écrivains appelait noblement « le goût des divertissements fondamentaux ». Mais des plus belles et des meilleures, rien ne lui arrivait. Elles n'étaient pas de celles qui cherchent les suffrages des Sylvain Kohn ; elles ne s'inquiétaient pas d'eux, et ils ne s'inquiétaient pas d'elles : ils s'ignoraient mutuellement. Jamais Sylvain Kohn n'en eût parlé à Christophe. De bonne foi, il était convaincu que ses amis et lui incarnaient l'art français, et qu'en dehors de ceux que leur opinion avait sacrés grands hommes, il n'y avait point de talent, il n'y avait point d'art, il n'y avait point de France. Des poètes qui étaient l'honneur des lettres, la couronne de la France, Christophe ne connut rien. Des romanciers, seuls lui parvinrent, émergeant au-dessus de la marée des médiocres, quelques livres de Barrès et d'Anatole France. Mais il était trop peu familiarisé avec la langue pour pouvoir bien goûter l'ironie érudite de l'un, le sensualisme cérébral de l'autre. Il resta quelque temps à regarder curieusement les orangers en caisse, qui poussaient dans la serre d'Anatole France, et les narcisses grêles, qui émaillaient le cimetière d'âme de Barrès. Il s'arrêta quelques instants devant le génie, un peu sublime, un peu niais, de Mæterlinck : un mysticisme monotone, mondain, s'en exhalait. Il se secoua, tomba dans le torrent épais, le romantisme boueux de Zola, qu'il connaissait déjà, et n'en sortit que pour se noyer tout à fait dans une inondation de littérature.
De ces plaines submergées s'exhalait un odor di femina. La littérature d'alors pullulait de femmes et d'hommes femelles. -- Il est bien que les femmes écrivent, si elles ont la sincérité de peindre ce qu'aucun homme n'a su voir tout à fait : le fond de l'âme féminine. Mais bien peu l'osaient faire ; la plupart n'écrivaient que pour attirer l'homme : elles étaient aussi menteuses dans leurs livres que dans leurs salons ; elles s'embellissaient fadement, et flirtaient avec le lecteur. Depuis qu'elles n'avaient plus de confesseur à qui raconter leurs petites malpropretés, elles les racontaient en public. C'était une pluie de romans, presque toujours scabreux, toujours maniérés, écrits dans une langue qui avait l'air de zézayer, une langue qui sentait la boutique à parfums et l'obsédante odeur fade, chaude, et sucrée. Elle était partout dans cette littérature. Christophe pensait, comme Gœthe : « Que les femmes fassent autant qu'elles veulent des poésies et des écrits ! Mais que les hommes n'écrivent pas comme des femmes ! Voilà ce qui ne me plaît point ». Il ne pouvait voir sans dégoût cette coquetterie louche, ces minauderies, cette sensiblerie qui se dépensait de préférence au profit des êtres les moins dignes d'intérêt, ce style pétri de mignardise et de brutalité, ces charretiers psychologues.
Mais Christophe se rendait compte qu'il ne pouvait juger. Il était assourdi par le bruit de la foire aux paroles. Impossible d'entendre les jolis airs de flûte, qui se perdaient au milieu. Parmi ces œuvres de volupté, il en était au fond desquelles souriait sur le ciel limpide la ligne harmonieuse des collines de l'Attique, -- tant de talent et de grâce, une douceur de vivre, une finesse de style, une pensée pareille aux langoureux adolescents de Pérugin et du jeune Raphaël, qui, les yeux à demi-clos, sourient à leur rêve amoureux. Christophe n'en voyait rien. Rien ne pouvait lui révéler les courants de l'esprit. Un français aurait eu lui-même grand'peine à s'y reconnaître. Et la seule constatation qu'il lui était permis de faire, c'était de ce débordement d'écriture, qui avait l'air d'une calamité publique. Il semblait que tout le monde écrivît : hommes, femmes et enfants, officiers, comédiens, gens du monde et forbans. Une vraie épidémie.
Christophe renonça, pour l'instant à se faire une opinion. Il sentait qu'un guide, comme Sylvain Kohn, ne pourrait que l'égarer tout à fait. L'expérience qu'il avait eue en Allemagne d'un cénacle littéraire le mettait justement en défiance ; il était sceptique à l'égard des livres et des revues : savait-on s'ils ne représentaient pas simplement l'opinion d'une centaine de désœuvrés, ou même si l'auteur n'était pas tout le public à lui tout seul ? Le théâtre donnait une idée plus exacte de la société. Il tenait à Paris, dans la vie quotidienne, une place exorbitante. C'était un restaurant pantagruélique, qui ne suffisait pas à assouvir l'appétit de ces deux millions d'hommes. Une trentaine de grands théâtres, sans parler des scènes de quartier, des cafés-concerts, des spectacles divers, -- une centaine de salles, chaque soir, presque toutes pleines. Un peuple d'acteurs et d'employés. Les quatre théâtres subventionnés occupant à eux seuls près de trois mille personnes, et dépensant dix millions. Paris entier rempli de gloire des cabots. À chaque pas, d'innombrables photos, dessins, caricatures, répétaient leurs grimaces, les gramophones leur nasillement, les journaux leurs jugements sur l'art et sur la politique. Ils avaient leur presse spéciale. Ils publiaient leurs mémoires héroïques et familiers. Parmi les autres Parisiens, ces grands enfants flâneurs qui passaient leur temps à se singer, ces singes complets tenaient le sceptre ; et les auteurs dramatiques étaient leurs chambellans. Christophe pria Sylvain Kohn de l'introduire dans le royaume des reflets et des ombres.
Mais Sylvain Kohn n'était pas un guide plus sûr dans ce pays que dans celui des livres, et la première impression que Christophe eut, grâce à lui, des théâtres parisiens, ne fut pas moins repoussante que celle de ses premières lectures. Il semblait que partout régnât le même esprit de prostitution cérébrale.
Il y avait deux écoles parmi les marchands de plaisir. L'une était à la bonne vieille mode, la façon nationale, le gros plaisir bien salé, à la bonne franquette, la joie de la laideur, des digestions copieuses, des difformités physiques, les gens en caleçon, les plaisanteries de corps de garde, la bisque, le poivre rouge, les viandes faisandées, les cabinets particuliers, -- « cette mâle franchise » comme disent ces gens-là, qui prétend concilier la gaillardise et la morale, parce qu'après quatre actes de chienneries, elle ramène le triomphe du Code en jetant, au hasard de quelque imbroglio, la femme légitime dans le lit du mari qu'elle voulait cocufier : -- (pourvu que la loi soit sauve, la vertu l'est aussi) -- cette honnêteté grivoise, qui défend le mariage, en lui donnant les allures de la débauche : -- le genre gaulois.
L'autre école était modern-style. Elle était beaucoup plus raffinée, plus écœurante aussi. Les Juifs parisianisés (et les chrétiens judaïsés), qui foisonnaient au théâtre, y avaient introduits le mic-mac de sentiments, qui est le trait distinctif d'un cosmopolitisme dégénéré. Ces fils qui rougissaient de leur père s'appliquent à renier la conscience de leur race ; ils n'y réussissaient que trop. Après avoir dépouillé leur âme séculaire, il ne leur restait plus de personnalité que pour mêler les valeurs intellectuelles et morales des autres peuples : ils en faisaient une macédoine, une olla podrida [7] : c'était leur façon d'en jouir. Ceux qui étaient les maîtres du théâtre à Paris excellaient à battre ensemble l'ordure et le sentiment, à donner à la vertu un parfum de vice, au vice un parfum de vertu, à intervertir toutes les relations d'âge, de sexe, de famille, d'affections. Leur art avait ainsi une odeur sui generis [8], qui sentait bon et mauvais à la fois, c'est-à-dire très mauvais : ils nommaient cela « amoralisme ».
Un de leurs héros de prédilection était alors le vieillard amoureux. Leur théâtre en offrait une riche galerie de portraits. Ils trouvaient dans la peinture de ce type l'occasion d'étaler mille délicatesses. Tantôt le héros sexagénaire avait sa fille pour confidente ; il lui parlait de sa maîtresse ; elle lui parlait de ses amants ; ils se conseillaient fraternellement ; le bon père aidait sa fille dans ses adultères ; la bonne fille s'entremettait auprès de la maîtresse infidèle, la suppliait de revenir, la ramenait au bercail. Tantôt le digne vieillard se faisait le confident de sa maîtresse ; il causait avec elle des amants qu'elle avait, sollicitait le récit de ses libertinages, et même il finissait par y trouver plaisir. On voyait des amants, gentlemen accomplis, qui étaient les intendants gagés de leurs anciennes maîtresses, veillaient sur leur commerce et leurs accouplements. Les femmes du monde volaient. Les hommes étaient maquereaux, les filles lesbiennes. Tout cela, dans le meilleur monde : le monde riche, -- le seul qui comptât. Car il permettait d'offrir aux clients sous le couvert des séductions du luxe, une marchandise avariée. Ainsi maquillée, elle s'enlevait sur la place ; les jeunes femmes et les vieux messieurs en faisaient leurs délices. Il se dégageait de là un fumet de cadavre et de pastilles du sérail.
Leur style n'était pas moins mêlé que leurs sentiments. Ils s'étaient fait un argot composite, d'expressions de toutes classes et de tous pays, pédantesque, chatnoiresque, classique, lyrique, précieux, poisseux, poissard, mixture de coq-à-l'âne, d'afféteries, de grossièretés et de mots d'esprit, qui semblaient avoir un accent étranger. Ironiques, et doués d'un humour bouffon, ils n'avaient pas beaucoup d'esprit naturel ; mais, adroits comme ils étaient, ils en fabriquaient assez habilement, à l'instar de Paris. Si la pierre n'était pas toujours de la plus belle eau, et si presque toujours la monture était d'un goût baroque et surchargé, du moins cela brillait aux lumières : c'était tout ce qu'il fallait. Intelligents d'ailleurs, bons observateurs, mais observateurs myopes, les yeux déformés depuis des siècles par la vie de comptoir, examinant les sentiments à la loupe, grossissant les choses menues et ne voyant pas les grandes, avec une prédilection marquée pour les oripeaux, ils étaient incapables de peindre autre chose que ce qui semblait à leur snobisme de parvenus l'idéal de l'élégance : une poignée de viveurs fatigués et d'aventuriers, qui se disputaient la jouissance de quelque argent volé et de femelles sans vertu.
Parfois la vraie nature de ces écrivains juifs se réveillait, montait des lointains de leur être, à propos d'on ne savait quels échos mystérieux provoqués par le choc d'un mot. Alors, c'était un amalgame étrange de siècles et de races, un souffle du Désert, qui par delà les mers, apportait dans ces alcôves parisiennes des relents de bazar turc, l'éblouissement des sables, des hallucinations, une sensualité ivre, une puissance d'invectives, une névrose enragée, à deux doigts des convulsions, une frénésie de détruire, -- Samson, qui brusquement assis depuis des siècles dans l'ombre se lève comme un lion, et secoue avec rage les colonnes du temple qui s'écroulent sur lui et sur la race ennemie.
Christophe se boucha le nez, et dit à Sylvain Kohn :
-- Il y a de la force là-dedans ; mais elle pue. Assez ! Allons voir autre chose.
-- Quoi ? demanda Sylvain Kohn.
-- La France.
-- La voilà ! dit Kohn.
-- Ce n'est pas possible, fit Christophe. La France n'est pas ainsi.
-- La France, comme l'Allemagne.
-- Je n'en crois rien. Un peuple qui serait ainsi n'en aurait pas pour vingt ans : il sent déjà le pourri. Il y a autre chose.
-- Il n'y a rien de mieux.
-- Il y a autre chose, s'entêta Christophe.
-- Oh ! nous avons aussi de belles âmes, dit Sylvain Kohn, et des théâtres, à leur mesure. Est-ce là ce qu'il vous faut ? On peut vous en offrir.
Il conduisit Christophe au Théâtre Français.
On jouait, ce soir-là, une comédie moderne, en prose, qui traitait d'une question juridique.
Dès les premiers mots, Christophe ne sut plus dans quel monde cela se passait. Les voix des acteurs étaient démesurément amples, lentes, graves, compassées ; elles articulaient toutes les syllabes, comme si elles voulaient donner des leçons de diction ; elles paraissaient scander perpétuellement des alexandrins, avec des hoquets tragiques. Les gestes étaient solennels et presque hiératiques. L'héroïne, drapée de son peignoir comme d'un peplum grec, le bras levé, la tête baissée, jouait l'Antigone toujours, et souriait d'un sourire d'éternel sacrifice, en modulant les notes les plus profondes de son beau contralto. Le père noble marchait d'un pas de maître d'armes, avec une dignité funèbre, un romantisme en habit noir. Le jeune premier se contractait froidement la gorge pour en tirer des pleurs. La pièce était écrite en style de tragédie-feuilleton : c'étaient des mots abstraits, des épithètes bureaucratiques, des périphrases académiques. Pas un mouvement, pas un cri imprévu. Du commencement à la fin, un mécanisme d'horloge, un problème posé, un schéma dramatique, un squelette de pièce, et dessus, point de chair, des phrases de livre. Au fond de ces discussions qui voulaient paraître hardies, des idées timorées, une âme de petit bourgeois gourmé.
L'héroïne avait divorcé d'avec un mari indigne, dont elle avait un enfant, et elle s'était remariée avec un honnête homme qu'elle aimait. Il s'agissait de prouver que, même en ce cas, le divorce était condamné par la nature, comme par le préjugé. Pour cela, rien de plus facile : l'auteur s'arrangeait de façon à ce que le premier mari reprit la femme, une fois par surprise. Et après, au lieu de la nature toute simple, qui eût voulu des remords, une honte peut-être, mais le désir d'aimer d'autant plus le second, l'honnête homme, on présentait un cas de conscience héroïque, hors nature. Il en coûte si peu d'être vertueux, hors nature ! Les écrivains français n'ont pas l'air familiers, avec la vertu : ils forcent la note, quand ils en parlent ; il n'y a plus moyen d'y croire. On dirait qu'on a toujours affaire à des héros de Corneille, à des rois de tragédie. -- Et ne sont-ils pas des rois, ces héros millionnaires, ces héroïnes qui, toutes, ont, pour le moins, un hôtel à Paris, et deux ou trois châteaux ? La richesse, pour cette sorte d'écrivains, est une beauté, presque une vertu.
Le public paraissait à Christophe encore plus étonnant que la pièce. Aucune invraisemblance ne le troublait. Il riait aux bons endroits, quand l'acteur disait la phrase qui devait faire rire, en l'annonçant à l'avance, afin qu'on eût le temps de se préparer à rire. Il se mouchait, toussait, ému jusques aux larmes, quand les mannequins tragiques hoquetaient, rugissaient ou s'évanouissaient, selon les rites consacrés.
-- Et on dit que les Français sont légers ! s'exclama Christophe, au sortir de la représentation.
-- Il y a temps pour tout, dit Sylvain Kohn, gouaillant. Vous vouliez la vertu ? Vous voyez qu'il y en a encore en France.
-- Mais ce n'est pas de la vertu, se récria Christophe, c'est de l'éloquence !
-- Chez nous, dit Sylvain Kohn, la vertu au théâtre est toujours éloquente.
-- Vertu de prétoire, dit Christophe, la palme est au plus bavard. Je hais les avocats. N'avez-vous pas des poètes, en France ?
Sylvain Kohn le mena à des théâtres poétiques.
Il y avait des poètes en France. Il y avait même de grands poètes. Mais le théâtre n'était pas pour eux. Il était pour les rimeurs. Le théâtre est à la poésie ce qu'est l'opéra à la musique. Comme disait Berlioz : Sicut amori lupanar.
Christophe vit des princesses courtisanes par sainteté, qui mettaient leur honneur à se prostituer, et que l'on comparait au Christ, gravissant le calvaire ; -- des amis qui trompaient leur ami, par dévouement pour lui ; -- de vertueux ménages à trois ; des cocus héroïques : (le type était devenu, comme la chaste prostituée, un article européen ; l'exemple du roi Marke leur avait tourné la tête : tel le cerf de saint Hubert, ils ne se présentaient plus qu'avec une auréole. Christophe vit aussi des filles galantes, qui étaient partagées, comme Chimène, entre la passion et le devoir : la passion était de suivre un nouvel amant ; le devoir était de rester avec l'ancien, un vieux qui leur donnait de l'argent, et que d'ailleurs elles trompaient. À la fin, noblement, elles choisissaient le devoir. -- Christophe trouvait que ce devoir différait peu du sordide intérêt ; mais le public était content. Le mot de Devoir lui suffisait ; il ne tenait pas à la chose : le pavillon couvrait la marchandise.
Le comble de l'art était quand pouvaient s'accorder, de la façon la plus paradoxale, l'immoralité sexuelle avec l'héroïsme cornélien. Ainsi, tout était satisfait chez ce public parisien : son libertinage d'esprit, et sa vertu oratoire. -- Il faut lui rendre justice : il était encore plus bavard que paillard. L'éloquence faisait ses délices. Il se fût fait fouetter pour un beau discours. Vice ou vertu, héroïsme abracadabrant ou bassesse crapuleuse, il n'était pas de pilule qu'on ne lui fît avaler, dorée de rimes sonores et de mots ronflants. Tout était matière à couplets. Tout était phrases. Tout était jeu. Quand Hugo faisait entendre son tonnerre, vite (comme disait son apôtre, Mendès), il y mettait une sourdine, pour ne pas effrayer même un petit enfant... (L'apôtre était persuadé qu'il faisait un compliment.) -- Jamais on ne sentait dans leur art une force de la nature. Ils mondanisaient tout : l'amour, la souffrance, la mort. Comme en musique, -- bien plus encore qu'en musique, qui était un art plus jeune en France et relativement plus naïf, ils avaient la terreur du « déjà dit ». Les mieux doués s'appliquaient froidement à en prendre le contre-pied. La recette était simple : on faisait choix d'une légende, ou d'un conte d'enfant, et on leur faisait dire juste le contraire de ce qu'ils voulaient dire. On obtenait ainsi Barbe-Bleue battu par ses femmes, ou Polyphème qui se crève l'œil, par bonté, afin de se sacrifier au bonheur d'Acis et de Galatée. En tout cela, rien de sérieux, que la forme. Encore semblait-il à Christophe (mais il était mauvais juge) que ces maîtres de la forme étaient de petits-maîtres et des maîtres pasticheurs, plutôt que de grands écrivains, créateurs de leur style, et peignant largement.
Nulle part, le mensonge poétique ne s'étalait avec plus d'insolence que dans le drame héroïque. Ils se faisaient du héros une conception burlesque :
« L'important, c'est d'avoir une âme magnifique,
Un œil d'aigle, un front large et haut comme un portique,
Un air puissant et grave, émouvant, radieux,
Un cœur plein de frissons, du rêve plein les yeux. »
De tels vers étaient pris au sérieux. Sous l'affublement des grands mots, des panaches, des parades de théâtre avec des épées de fer-blanc et des casques en carton, on retrouvait toujours l'incurable futilité d'un Sardou, l'intrépide vaudevilliste, qui jouait Guignol avec l'histoire. À quoi pouvait répondre, dans la réalité, l'absurde héroïsme d'un Cyrano ? Ces gens-là remuaient le ciel et la terre, ils faisaient sortir de leurs tombeaux l'Empereur et ses légions, les bandes de la Ligue, les condottieri [9] de la Renaissance, tous les cyclones humains qui dévastèrent l'univers : -- et c'était pour montrer quelque fantoche, impassible dans les massacres, entouré d'armées de reîtres et de sérails de captives, qui se consumait d'un amour de petit bêta romanesque pour une femme qu'il avait vue, dix ou quinze ans avant, -- ou le roi Henri IV, qui allait se faire assassiner, parce que sa maîtresse ne l'aimait pas !
C'est ainsi que ces bonnes gens jouaient les rois et les héros de chambre. Dignes rejetons des illustres benêts du temps du Grand Cyrus, ces Gascons de l'idéal, -- Scudéry, La Calprenède, -- chantres du faux héroïsme, de l'héroïsme impossible, qui est l'ennemi du vrai... Christophe remarquait avec étonnement que les Français, qui se disent si fins, n'avaient pas le sens du ridicule.
Mais ce qui passait tout, c'était quand la religion était à la mode ! Alors, pendant le carême, des comédiens lisaient au théâtre de la Gaîté les sermons de Bossuet, avec accompagnement d'orgue. Des auteurs israélites écrivaient pour des actrices israélites des tragédies sur sainte Thérèse. On jouait Chemin de Croix à la Bodinière, L'Enfant Jésus à l'Ambigu, la Passion à la Porte-Saint-Martin, Jésus à l'Odéon, des Suites d'orchestre sur le Christ, au Jardin d'Acclimatation. Quelque brillant causeur, un poète de l'amour voluptueux, faisait au Châtelet une conférence sur la Rédemption. Naturellement, de tout l'Évangile, ce que ces snobs avaient le mieux retenu, c'était Pilate et la Madeleine : -- « Qu'est-ce que la Vérité ? » et la vierge folle. -- Et leurs Christs boulevardiers étaient d'affreux bavards, au courant des dernières ficelles de la casuistique [10] mondaine.
Christophe dit :
-- Cela, c'est le pire de tout. C'est le mensonge incarné. J'étouffe. Sortons d'ici !
Un grand art classique se maintenait pourtant au milieu de ces industries modernes, comme les ruines des temples antiques parmi les constructions prétentieuses de la Rome d'aujourd'hui. Mais, à l'exception de Molière, Christophe n'était pas encore en état de l'apprécier. Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du génie de la race. Rien ne lui était plus incompréhensible que la tragédie du XVIIe siècle, -- la province de l'art français la moins accessible aux étrangers, justement parce qu'elle est située au cœur même de la France. Il la trouvait assommante, froide, sèche, écœurante de pédantisme et de minauderies. Une action indigente ou forcée, des personnages abstraits comme des arguments de rhétorique, ou insipides comme une conversation de femme du monde. Une caricature des sujets et des héros antiques. Un étalage de raison, de raisons, d'arguties de psychologie, d'archéologie démodée. Des discours, des discours, des discours : l'éternel bavardage français. Que cela fût beau ou non, Christophe se refusait ironiquement à en décider : il ne s'intéressait à rien là-dedans ; quelles que fussent les thèses soutenues tour à tour par les orateurs de Cinna, il lui était parfaitement indifférent que l'une ou l'autre de ces machines à harangues l'emportât à la fin.
Il constatait d'ailleurs que le public français n'était pas de son avis et qu'il applaudissait fort. Cela ne contribuait pas à dissiper le malentendu : il voyait ce théâtre au travers du public ; et il reconnaissait dans les Français modernes certains traits, déformés, des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le visage flétri d'une vieille coquette les traits purs de sa fille : le spectacle est peu propre à faire naître l'illusion amoureuse !... Comme les gens d'une même famille, qui sont habitués à se voir, les Français ne s'apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en était frappé, et il l'exagérait : il ne voyait plus qu'elle. L'art d'aujourd'hui lui semblait offrir les caricatures des grands ancêtres ; et les grands ancêtres, à leur tour, lui apparaissaient en caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lignée de rhéteurs poétiques, enragés à placer partout des cas de conscience sublimes et absurdes. Et Racine se confondait avec sa postérité de petits psychologues parisiens, penchés prétentieusement sur leurs cœurs.
Tous ces vieux écoliers ne sortaient pas de leurs classiques. Les critiques continuaient indéfiniment à discuter sur Tartuffe et sur Phèdre. Ils ne s'en lassaient point. Ils se délectaient, vieillards, des mêmes plaisanteries qui avaient fait leurs délices, quand ils étaient enfants. Il en serait ainsi jusqu'à la fin de la race. Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enraciné le culte de ses arrière-grands-pères. Le reste de l'univers ne l'intéressait point. Combien n'avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait été écrit en France, sous le Grand Roi ! Leurs théâtres ne jouaient ni Gœthe, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel, ni Strindberg, ni Lope, ni Calderon, ni aucun des grands hommes d'aucune des autres nations, à part la Grèce antique, dont ils se disaient les héritiers, -- (comme tous les peuples d'Europe). De loin en loin, ils éprouvaient le besoin d'enrôler Shakespeare. C'était la pierre de touche. Il y avait parmi eux deux écoles d'interprètes : les uns jouaient le Roi Lear, avec un réalisme bourgeois, comme une comédie d'Émile Augier ; les autres faisaient d'Hamlet un opéra, avec des airs de bravoure et des vocalises à la Victor Hugo. Il ne leur venait point à l'idée que la réalité pût être poétique, ni la poésie une langue spontanée, pour des cœurs débordants de vie. Shakespeare paraissait faux. On en revenait vite à Rostand.
Cependant, depuis vingt ans, un effort était fait pour renouveler le théâtre ; le cercle étroit de la littérature parisienne s'était élargi ; elle touchait à tout, avec un semblant d'audace. Même, deux ou trois fois, la mêlée du dehors, la vie publique avait crevé, d'une poussée, le rideau des conventions. Mais ils se dépêchaient de recoudre les déchirures. C'étaient des pères douillets, qui avaient peur de voir les choses comme elles sont. Un esprit de société, une tradition classique, une routine de l'esprit et de la forme, un manque de sérieux profond ; les empêchaient d'aller jusqu'au bout de leurs audaces. Les problèmes les plus poignants devenaient des jeux ingénieux ; et tout se ramenait finalement à des questions de femmes, -- de petites femmes. Ô la triste figure que faisaient sur leurs tréteaux les fantômes des grands hommes : l'Anarchie héroïque d'Ibsen, l'Évangile de Tolstoy, le Surhomme de Nietzsche !...
Les écrivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l'air de penser des choses nouvelles. Au fond, ils étaient tous conservateurs. Il n'était pas en Europe de littérature où régnât plus généralement le passé, « l'éternel hier » : dans les grandes Revues, dans les grands journaux, dans les théâtres subventionnés, dans les Académies. Paris était en littérature ce que Londres était en politique : le frein modérateur de l'esprit européen. L'Académie française était une Chambre des Lords. Des institutions de l'Ancien Régime persistaient à imposer leur norme d'autrefois à la société nouvelle. Les éléments révolutionnaires étaient rejetés ou assimilés promptement. Ils ne se demandaient qu'à l'être. Même quand le gouvernement affectait en politique des allures socialistes, en art il se mettait à la remorque des Écoles Académiques. Contre les Académies, on ne luttait qu'à coups de cénacles ; et on luttait fort mal. Car aussitôt qu'un du cénacle le pouvait, il enjambait dans une Académie et devenait plus académique que les autres. Au reste, que l'écrivain fût à l'avant-garde, ou dans les fourgons de l'armée, il était prisonnier de son groupe et des idées de son groupe. Les uns s'enfermaient dans leur Credo académique, les autres dans leur Credo révolutionnaire ; et, au bout du compte, c'étaient toujours les mêmes œillères.
Pour réveiller Christophe, Sylvain Kohn lui proposa encore de le mener à des théâtres d'un genre spécial, -- le dernier mot du raffinement. On y voyait des meurtres, des viols, des folies, les tortures, yeux arrachés, ventres étripés, tout ce qui pouvait secouer les nerfs et satisfaire la barbarie cachée d'une élite trop civilisée. Cela exerçait un attrait sur un public de jolies femmes et de mondains, -- les mêmes qui allaient bravement s'enfermer pendant des après-midi dans les salles étouffantes du Palais du Justice, pour suivre des procès scandaleux, en bavardant, riant, et croquant des bonbons. Mais Christophe refusa avec indignation. Plus il avançait dans cet art, plus il sentait se préciser l'odeur, qui, dès les premiers pas, l'avait saisi, sournoise, puis tenace, suffocante : l'odeur de mort.
La mort : elle était partout, sous ce luxe, sous ce bruit. Christophe s'expliquait la répulsion qu'il avait tout d'abord éprouvée pour certaines de ces œuvres. Ce n'était pas leur immoralité qui le choquait. Moralité, immoralité, amoralité, -- ces mots ne veulent rien dire. Christophe ne s'était jamais fait de théories morales ; il aimait dans le passé de très grands poètes et de très grands musiciens, qui n'étaient pas de petits saints ; quand il avait la chance de rencontrer un grand artiste, il ne lui demandait pas son billet de confession ; il lui demandait plutôt.
-- Es-tu sain ?
Être sain, tout est là. « Si le poète est malade, qu'il commence par se guérir, dit Gœthe. Quand il sera guéri, il écrira. »
Les écrivains parisiens étaient malades ; ou, quand l'un était sain, il en avait honte ; il s'en cachait, il tâchait de se donner une bonne maladie. Leur mal ne se révélait pas à tel trait de leur art : -- à l'amour du plaisir, à la licence extrême de la pensée, à l'esprit de critique destructeur. Tous ces traits pouvaient être -- étaient suivant les cas, -- sains ou malsains ; il n'y avait en eux aucun germe de mort. Si la mort était là, elle ne venait pas de ces forces, elle venait de leur emploi par ces gens, elle était dans ces gens. -- Et lui aussi, Christophe, aimait le plaisir. Lui aussi, aimait la liberté. Il avait soulevé contre lui l'opinion de sa petite ville allemande, par sa franchise à soutenir des idées, qu'il retrouvait maintenant, prônées par ces Parisiens, et qui, prônées par eux, maintenant le dégoûtaient. Les mêmes idées, pourtant. Mais elles ne sonnaient plus de même. Quand Christophe, impatient, secouait le joug des maîtres du passé, quand il partait en guerre contre l'esthétique et la morale pharisiennes, ce n'était pas un jeu pour lui, comme pour ces beaux esprits ; il était sérieux, terriblement sérieux ; et sa révolte avait pour but la vie, la vie féconde, grosse des siècles à venir. Chez ces gens, tout allait à la jouissance stérile. Stérile. Stérile. C'était le mot de l'énigme. Une débauche inféconde de la pensée et des sens. Un art brillant, plein d'esprit, d'habileté, -- une belle forme, certes, une tradition de la beauté, qui se maintenait indestructible, en dépit des alluvions étrangères -- un théâtre qui était du théâtre, un style qui était un style, des auteurs qui savaient leur métier, des écrivains qui savaient écrire, le squelette assez beau d'un art, d'une pensée, qui avaient été puissants. Mais un squelette. Des mots qui tintent, des phrases qui sonnent, des froissements métalliques d'idées qui se heurtent dans le vide, des jeux d'esprit, des cerveaux sensuels, et des sens raisonneurs. Tout cela ne servait à rien, qu'à jouir égoïstement. Cela allait à la mort. Phénomène analogue à celui de l'effrayante dépopulation de la France, que l'Europe observait -- escomptait -- en silence. Tant d'esprit et d'intelligence, des sens si affinés, se dépensaient en une sorte d'onanisme honteux ! Ils ne s'en doutaient point. Ils riaient. C'était même la seule chose qui rassurât Christophe : ces gens-là savaient encore bien rire ; tout n'était pas perdu. Il les aimait beaucoup moins, quand ils voulaient se prendre au sérieux ; et rien ne le blessait autant que de voir des écrivains, qui ne cherchaient dans l'art qu'un instrument de plaisir, se donner comme les prêtres d'une religion désintéressée :
-- Nous sommes des artistes, répétait avec complaisance Sylvain Kohn. Nous faisons de l'art pour l'art. L'art est toujours pur ; il n'a rien que de chaste. Nous explorons la vie, en touriste que tout amuse. Nous sommes les curieux de rares voluptés, les éternels Don Juan amoureux de la beauté.
-- Vous êtes des hypocrites, finit par riposter Christophe. Pardonnez-moi de vous le dire. Je croyais jusqu'ici qu'il n'y avait que mon pays qui l'était. En Allemagne nous avons l'hypocrisie de parler toujours d'idéalisme, en poursuivant toujours notre intérêt ; et nous nous persuadons que nous sommes idéalistes, en ne pensant qu'à notre égoïsme. Mais vous êtes bien pires : vous couvrez du nom d'Art et de Beauté (avec une majuscule) votre luxure nationale, -- quand vous n'abritez point votre Pilatisme moral sous le nom de Vérité, de Science, de Devoir intellectuel, qui se lave les mains des conséquences possibles de ses recherches hautaines. L'art pour l'art !... Une foi magnifique ! Mais la foi seulement des forts. L'art ! Étreindre la vie, comme l'aigle sa proie, et l'emporter dans l'air, s'élever avec elle dans l'espace serein !... Pour cela, il faut des serres, de vastes ailes, et un cœur puissant. Mais vous n'êtes que des moineaux, qui, quand ils ont trouvé quelque morceau de charogne, le dépècent sur place et se le disputent en piaillant... L'art pour l'art !... Malheureux ! L'art n'est pas une vile pâture, livrée aux vils passants. Une jouissance, certes, et de toutes la plus enivrante. Mais elle n'est le prix que d'une lutte acharnée, et son laurier couronne la victoire de la force. L'art est la vie domptée. L'empereur de la vie. Quand on veut être César, il faut en avoir l'âme. Vous n'êtes que des rois de théâtre : c'est un rôle que vous jouez, vous n'y croyez même pas. Et, comme ces acteurs, qui se font gloire de leurs difformités, vous faites de la littérature avec les vôtres. Vous cultivez amoureusement les maladies de votre peuple, sa peur de l'effort, son amour du plaisir, des idéologies sensuelles, de l'humanitarisme chimérique, de tout ce qui engourdit voluptueusement la volonté et peut lui enlever toutes ses raisons d'agir. Vous le menez droit aux fumeries d'opium. Et vous le savez bien ; mais vous ne le dites point : la mort est au bout. -- Eh bien, moi, je dis : Où est la mort, l'art n'est point. L'art, c'est ce qui fait vivre. Mais les plus honnêtes d'entre vos écrivains sont si lâches que, même quand le bandeau leur est tombé des yeux, ils affectent de ne pas voir ; ils ont le front de dire :
-- C'est dangereux, je l'avoue ; il y a du poison là-dedans ; mais c'est plein de talent !
Comme si, en correctionnelle, le juge disait d'un apache.
-- Il est un gredin, c'est vrai ; mais il a tant de talent !
Christophe se demandait à quoi servait la critique française. Ce n'étaient pourtant pas les critiques qui manquaient ; ils pullulaient sur l'art. On n'arrivait plus à voir les œuvres : elles disparaissaient sous eux.
Christophe n'était pas tendre pour la critique, en général. Il avait déjà peine à admettre l'utilité de cette multitude d'artistes, qui formaient comme un quatrième, ou un cinquième État, dans la société moderne : il y voyait le signe d'une époque fatiguée, qui s'en remet à d'autres du soin de regarder la vie, -- qui sent, par procuration. À plus forte raison, trouvait-il un peu honteux qu'elle ne fût même plus capable de voir avec ses yeux ces reflets de la vie, qu'il lui fallût encore d'autres intermédiaires, des reflets de reflets, en un mot, des critiques. Au moins eût-il fallu que ces reflets fussent fidèles. Mais ils ne reflétaient rien que l'incertitude de la foule, qui faisait cercle autour. Telles, ces glaces de musée, où se réfléchissent, avec le plafond peint, les visages des curieux qui tâchent de l'y voir.
Il avait été un temps où ces critiques avaient joui en France d'une immense autorité. Le public s'inclinait devant leurs arrêts ; et il n'était pas loin de les regarder comme supérieurs aux artistes, comme des artistes intelligents : -- (les deux mots ne semblaient pas faits pour aller ensemble). -- Puis, ils s'étaient multipliés à l'excès ; ils étaient trop d'augures : cela gâte le métier. Quand il y a tant de gens qui affirment, chacun, qu'il est le seul détenteur de l'unique vérité, on ne peut plus les croire ; et ils finissent par ne plus se croire eux-mêmes. Le découragement était venu : du jour au lendemain, suivant l'habitude française, ils avaient passé d'un extrême à l'autre. Après avoir professé qu'ils savaient tout, ils professaient maintenant qu'ils ne savaient rien. Ils y mettaient leur point d'honneur et leur fatuité même. Renan avait enseigné à ces générations amollies qu'il est élégant de ne rien affirmer sans le nier aussitôt, ou du moins sans le mettre en doute. Il était de ceux dont parle saint Paul ; « en qui il y a toujours oui, oui, et puis non, non ». Toute l'élite française s'était enthousiasmée pour ce Credo amphibie. La paresse de l'esprit et la faiblesse du caractère y avaient trouvé leur compte. On ne disait plus d'une œuvre qu'elle était bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, intelligente ou sotte. On disait :
-- Il se peut faire... Il n'y a pas d'impossibilité... Je n'en sais rien... je m'en lave les mains.
Si l'on jouait une ordure, ils ne disaient pas :
-- Voilà une ordure.
Ils disaient :
-- Seigneur Sganarelle, changez, s'il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de parler de tout avec incertitude ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire : « Voilà une ordure », mais : « Il me semble... Il m'apparaît que voilà une ordure... Mais il n'est pas assuré que cela soit. Il se pourrait que ce fût un chef-d'œuvre. Et qui sait si ce n'en est pas un ? »
Il n'y avait plus de danger qu'on les accusât de tyranniser les arts. Jadis, Schiller leur avait fait la leçon, et il avait rappelé aux tyranneaux de la presse ce qu'il appelait crûment :
Le devoir des domestiques.
« Avant tout, que la maison soit nette, où la Reine va paraître. Alerte donc ! Balayez les chambres. Voilà pourquoi, Messieurs, vous êtes là.
« Mais dès qu'Elle parait, vite à la porte, valets ! Que la servante ne se carre point dans le fauteuil de la dame ! »
Il fallait rendre justice à ceux d'aujourd'hui. Ils ne s'asseyaient plus dans le fauteuil de la dame. On voulait qu'ils fussent domestiques, ils l'étaient. -- Mais de mauvais domestiques : ils ne balayaient rien ; la chambre était un taudis. Plutôt que d'y remettre l'ordre, et la propreté, ils se croisaient les bras, et laissaient la tâche au maître, à la divinité du jour : -- le Suffrage Universel.
À la vérité, il se dessinait depuis quelque temps un mouvement de réaction contre la veulerie anarchique du jour. Quelques esprits plus fermes avaient entrepris une campagne -- bien faible encore -- de salubrité publique ; mais Christophe n'en voyait rien, dans le milieu où ils se trouvaient. D'ailleurs, on ne les écoutait pas, ou l'on se moquait d'eux. Quand il arrivait, de loin en loin, qu'un vigoureux artiste eût un mouvement de révolte contre la niaiserie malsaine de l'art à la mode, les auteurs répliquaient avec superbe qu'ils avaient raison, puisque le public était content. Cela suffisait à fermer la bouche aux objections. Le public avait parlé : suprême loi de l'art ! Il ne venait à l'idée de personne que l'on pût récuser le témoignage d'un public dépravé, en faveur de ceux qui le dépravaient, ni que l'artiste fût fait pour commander au public, et non le public à l'artiste. La religion du Nombre -- du nombre des spectateurs et du chiffre des recettes -- dominait la pensée artistique de cette démocratie mercantilisée. À la suite des auteurs, les critiques docilement décrétaient que l'office essentiel de l'œuvre d'art est de plaire. Le succès est la loi ; et quand le succès dure, il n'y a qu'à s'incliner. Ils s'appliquaient donc à pressentir les fluctuations de la Bourse du plaisir, à lire dans les yeux de la critique ce qu'il fallait penser des œuvres. Ainsi tous deux se regardaient ; et ils ne voyaient dans les yeux l'un de l'autre que leur propre indécision.
Jamais pourtant une critique intrépide n'eût été aussi nécessaire. Dans une République anarchique, la mode, toute-puissante, a rarement des retours en arrière, comme dans un pays conservateur ; elle va de l'avant, toujours ; et c'est une surenchère perpétuelle de fausse liberté d'esprit, à laquelle presque personne n'ose résister. La foule est incapable de se prononcer ; elle est choquée, au fond ; mais aucun n'ose dire ce que chacun sent en secret. Si les critiques étaient forts, s'ils osaient être forts, quel serait leur pouvoir ! Un robuste critique, (pensait Christophe, ce jeune despote), pourrait en quelques années, se faire le Napoléon du goût public, et balayer à Bicêtre les malades de l'art. Mais vous n'avez plus de Napoléon... D'abord, tous vos critiques vivent dans cette atmosphère viciée : ils ne s'en aperçoivent plus. Puis, ils n'osent parler. Ils se connaissent tous, ils forment une compagnie, et doivent se ménager : il n'est point d'indépendant. Pour l'être, il faudrait renoncer à la vie de société, et aux amitiés mêmes. Qui en aurait le courage, dans une époque affaiblie où les meilleurs doutent que la justesse d'une franche critique vaille les désagréments qu'elle peut causer à son auteur ? Qui se condamnerait, par devoir, à faire de sa vie un enfer : oser tenir tête à l'opinion, lutter contre l'imbécillité publique, mettre à nu la médiocrité des triomphateurs du jour, défendre l'artiste inconnu, seul, et livré aux bêtes, imposer les esprits-rois aux esprits faits pour obéir ? -- Il arrivait à Christophe d'entendre des critiques se dire, à une première, le soir, dans les couloirs du théâtre :
-- Hein ! Est-ce assez mauvais ! Quel four !
Et, le lendemain, dans leurs chroniques, ils parlaient de chef-d'œuvre, de Shakespeare nouveau, et de l'aile du génie, dont le vent avait passé sur les têtes.
-- Ce n'est pas le talent qui manque à votre art, disait Christophe à Sylvain Kohn ; c'est le caractère. Vous auriez plus besoin d'un grand critique, d'un Lessing, d'un...
-- D'un Boileau ? dit Sylvain Kohn, goguenardant.
-- D'un Boileau, peut-être bien, que de dix artistes de génie.
-- Si nous avions un Boileau, dit Sylvain Kohn, on ne l'écouterait pas.
-- Si on ne l'écoutait pas, c'est qu'il ne serait pas un Boileau, répliqua Christophe. Je vous réponds que, du jour où je voudrais vous dire vos vérités toutes crues, si maladroit que je sois, vous les entendriez ; et il faudrait bien que vous les avaliez.
-- Mon pauvre vieux ! ricana Sylvain Kohn.
Il avait l'air si sûr et si satisfait de la veulerie générale que Christophe, le regardant, eut soudain l'impression que cet homme était cent fois plus un étranger en France que lui-même.
-- Ce n'est pas possible, dit-il de nouveau, comme le soir où il était sorti écœuré d'un théâtre des boulevards. Il y a autre chose.
-- Qu'est-ce que vous voulez de plus ? demanda Kohn.
Christophe répétait avec opiniâtreté :
-- La France.
-- La France, c'est nous, fit Sylvain Kohn, en s'esclaffant.
Christophe le regarda fixement, un instant, puis secoua la tête, et reprit son refrain :
-- Il y a autre chose.
-- Eh bien, mon vieux, cherchez, dit Sylvain Kohn, en riant de plus belle.
Christophe pouvait chercher. Ils l'avaient bien cachée.
Une impression plus forte s'imposait à Christophe, à mesure qu'il voyait plus clair dans la cuve aux idées, où fermentait l'art parisien : la suprématie de la femme sur cette société cosmopolite. Elle y tenait une place absurde, démesurée. Il ne lui suffisait plus d'être la compagne de l'homme. Il ne lui suffisait même pas de devenir son égale. Il fallait que son plaisir fût la première loi pour l'homme. Et l'homme s'y prêtait. Quand un peuple vieillit, il abdique sa volonté, sa foi, toutes ses raisons de vivre, dans les mains de la dispensatrice de plaisir. Les hommes font les œuvres ; mais les femmes font les hommes, -- (quand elles ne se mêlent pas de faire aussi les œuvres, comme c'était le cas dans la France d'alors) ; -- et ce qu'elles font, il serait plus juste de dire qu'elles le défont. L'éternel féminin a toujours exercé sans doute une force exaltante sur les meilleurs ; mais pour le commun des hommes et pour les époques fatiguées, il y a, comme l'a dit quelqu'un, un autre féminin tout aussi éternel, qui les attire en bas. Cet autre, était le maître de la pensée, le roi de la République.
Christophe observait curieusement les Parisiennes, dans les salons où la présentation de Sylvain Kohn et son talent de virtuose l'avaient fait accueillir. Comme la plupart des étrangers, il généralisait à toutes les Françaises ses remarques sans indulgence d'après deux ou trois types qu'il avait rencontrés : de jeunes femmes, pas très grandes, sans beaucoup de fraîcheur, la taille souple, les cheveux teints, un grand chapeau sur leur aimable tête, un peu grosse pour le corps ; les traits nets, la chair un peu soufflée ; un nez assez bien fait, souvent vulgaire, sans caractère, toujours ; des yeux en éveil, mais sans vie profonde, qui tâchaient de se rendre le plus brillants et le plus grands possible ; la bouche bien dessinée, bien maîtresse d'elle-même ; menton gras ; tout le bas de la figure dénotant le caractère matériel de ces élégantes personnes, qui, si occupées qu'elles fussent d'intrigues amoureuses, ne perdaient jamais de vue le souci du monde et de leur ménage. Jolies, mais point de race. Chez presque toutes ces mondaines, on sentait la bourgeoise pervertie, ou qui eût voulu l'être, avec les traditions de sa classe : prudence, économie, froideur, sens pratique, égoïsme. Une vie pauvre. Un désir du plaisir, procédant beaucoup plus d'une curiosité cérébrale que d'un besoin des sens. Une volonté de qualité médiocre, mais décidée. Elles étaient supérieurement habillées, et avaient de menus gestes automatiques. Tapotant leurs cheveux et leurs peignes, du revers ou du creux de leurs mains, par petits coups délicats, elles s'asseyaient toujours de façon à pouvoir se mirer -- et surveiller les autres -- dans une glace, voisine ou lointaine, sans compter, au dîner ou au thé, les cuillers, les couteaux, les cafetières d'argent, polis et reluisants, où elles attrapaient au passage le reflet de leur visage, qui les intéressait plus que le reste du monde. Elles observaient à table une hygiène sévère : buvant de l'eau, et se privant de tous les mets, qui eussent pu porter atteinte à leur idéal de blancheur enfarinée.
La proportion des Juives était assez forte dans les milieux que fréquentait Christophe ; et il était attiré par elles, bien que, depuis sa rencontre avec Judith Mannheim, il n'eût guère d'illusion sur leur compte. Sylvain Kohn l'avait introduit dans quelques salons israélites, où il avait été reçu avec l'intelligence habituelle de cette race, qui aime l'intelligence. Christophe se rencontrait à dîner avec des financiers, des ingénieurs, des brasseurs de journaux, des courtiers internationaux, des espèces de négriers, -- les hommes d'affaires de la République. Ils étaient lucides et énergiques, indifférents aux autres, souriants, expansifs, et fermés. Christophe avait le sentiment qu'il y avait des crimes sous ces fronts durs, dans le passé et dans l'avenir de ces hommes assemblés autour de la table somptueuse, chargée de chairs et de fleurs. Presque tous étaient laids. Mais le troupeau des femmes, dans l'ensemble, était assez brillant. Il ne fallait pas les regarder de trop près : la plupart manquaient de finesse dans la ligne ou la couleur. Mais de l'éclat, une apparence de vie matérielle assez forte, de belles épaules qui s'épanouissaient orgueilleusement sous les regards, et un génie pour faire de leur beauté, et même de leur laideur, un piège à prendre l'homme. Un artiste eût retrouvé en certaines d'entre elles l'ancien type romain, les femmes du temps de Néron, ou de celui de Hadrien. On voyait aussi des figures à la Palma, expression charnelle, lourd menton, fortement attaché dans le cou, non sans beauté bestiale. D'autres avaient les cheveux abondants et frisés, des yeux brûlants, hardis : on les devinait fines, incisives, prêtes à tout, plus viriles que les autres femmes, et cependant plus femmes. Au milieu du troupeau, se détachait çà et là un profil plus spiritualisé. Ses traits purs, par delà Rome, remontaient jusqu'au pays de Laban : on y croyait goûter une poésie de silence, l'harmonie du Désert. Mais quand Christophe s'approchait et écoutait les propos qu'échangeaient Rebecca avec Faustine la Romaine, ou Sainte-Barbe la Vénitienne, il trouvait une juive parisienne, comme les autres, plus Parisienne qu'une Parisienne, plus factice et plus frelatée, qui disait des méchancetés tranquilles, en déshabillant l'âme et le corps des gens avec ses yeux de Madone.
Christophe errait, de groupe en groupe, sans pouvoir se mêler à aucun. Les hommes parlaient de chasse avec férocité, d'amour avec brutalité, d'argent seulement avec une sûre justesse, froide et goguenarde. On prenait des notes d'affaires au fumoir. Christophe entendait dire d'un bellâtre qui se promenait entre les fauteuils des dames, une rosette à la boutonnière, grasseyant de lourdes gracieusetés :
-- Comment ! Il est donc en liberté ?
Dans un coin du salon, deux dames s'entretenaient des amours d'une jeune actrice et d'une femme du monde. Parfois il y avait concert. On demandait à Christophe de jouer. Des poétesses, essoufflées, ruisselantes de sueur, proféraient sur un ton apocalyptique des vers de Sully-Prudhomme et de Auguste Dorchain. Un illustre cabotin venait solennellement déclamer une Ballade mystique, avec accompagnement d'orgue céleste. Musique et vers étaient si bêtes que Christophe en était malade. Mais les Romaines étaient charmées et riaient de bon cœur, en montrant leurs dents magnifiques. On jouait aussi de l'Ibsen. Épilogue de la lutte d'un grand homme contre les Soutiens de la Société, aboutissant à les divertir !
Ensuite, ils se croyaient tenus, naturellement, à deviser sur l'art. C'était une chose écœurante. Les femmes surtout se mettaient à parler d'Ibsen, de Wagner, de Tolstoy, par flirt, par politesse, par ennui, par sottise. Une fois que la conversation était sur ce terrain, plus moyen de l'arrêter. Le mal était contagieux. Il fallait écouter les pensées des banquiers, des courtiers et des négriers sur l'art. Christophe avait beau éviter de répondre, détourner l'entretien : on s'acharnait à lui parler musique, haute poésie. Comme disait Berlioz, « ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid ; on dirait qu'ils parlent vin, femmes, ou autres cochonneries ». Un médecin aliéniste reconnaissait dans l'héroïne d'Ibsen une de ces clientes, mais beaucoup plus bête. Un ingénieur assurait, convaincu, que, dans Maison de poupée, le personnage sympathique était le mari. L'illustre cabotin, -- un comique fameux, -- ânonnait en vibrant de profondes pensées sur Nietzsche et sur Carlyle ; il contait à Christophe qu'il ne pouvait pas voir un tableau de Vélasquez, -- (c'était le dieu du jour) -- « sans que de grosses larmes lui coulassent sur les joues ». Toutefois, il confiait à Christophe, toujours, -- que, si haut qu'il mît l'art, il plaçait encore plus haut l'art dans la vie, l'action et que s'il avait eu le choix du rôle à jouer, il eût choisi Bismarck. Parfois, il se trouvait là un de ces hommes dits d'esprit. La conversation n'en était pas sensiblement relevée. Christophe faisait le compte de ce qu'ils passaient pour dire, et de ce qu'ils disaient en effet. Le plus souvent, ils ne disaient rien ; ils s'en tenaient à des sourires énigmatiques ; ils vivaient sur leur réputation, et ne la risquaient point. À part quelques discoureurs, en général, du Midi. Ceux-là parlaient de tout. Nul sentiment des valeurs ; tout était sur le même plan. Tel était un Shakespeare. Tel était un Molière. Où tel, un Jésus-Christ. Ils comparaient Ibsen à Dumas fils, Tolstoy à George Sand ; et naturellement, c'était pour montrer que la France avait tout inventé. D'ordinaire, ils ne savaient aucune langue étrangère. Mais cela ne les gênait pas. Il importait si peu à leur public, qu'ils disent la vérité ! Ce qui importait, c'était qu'ils disent des choses amusantes, et autant que possible flatteuses pour l'amour-propre national. Les étrangers avaient bon dos, -- à part l'idole du jour : car il en allait une pour la mode : que ce fût Grieg, ou Wagner, ou Nietzsche, ou Gorki, ou d'Annunzio. Cela ne durait pas longtemps, et l'idole était sûre de passer un matin, à la boîte aux ordures.
Pour le moment, l'idole était Beethoven. Beethoven -- qui l'eût dit ? -- était un homme à la mode. Du moins, parmi les gens du monde et les littérateurs : car les musiciens s'étaient sur-le-champ détachés de lui, suivant le système de bascule qui est une des lois du goût artistique en France. Pour savoir ce qu'il pense, un Français a besoin de savoir ce que pense son voisin, afin de penser de même, ou de penser le contraire. Voyant Beethoven devenir populaire, les plus distingués d'entre les musiciens avaient commencé de ne plus le trouver assez distingué pour eux ; ils prétendaient devancer l'opinion, et ne jamais la suivre ; plutôt que d'être d'accord avec elle, ils lui tournaient le dos. Ils s'étaient donc mis à traiter Beethoven de vieux sourd, qui criait d'une voix âpre ; et certains affirmaient qu'il était peut-être un moraliste estimable, mais un musicien surfait. -- Ces mauvaises plaisanteries n'étaient pas du goût de Christophe. L'enthousiasme des gens du monde ne le satisfaisait pas davantage. Si Beethoven était venu à Paris, en ce moment, il eût été le lion du jour : c'était fâcheux pour lui qu'il fût mort depuis un siècle. Sa musique comptait pour moins dans cette vogue que les circonstances plus ou moins romanesques de sa vie, popularisée par des biographies sentimentales. Son masque violent, au mufle de lion, était devenu une figure de romance. Les dames s'apitoyaient sur lui ; elles laissaient entendre que, si elles l'avaient connu, il n'eût pas été si malheureux ; et leur grand cœur était d'autant plus disposé à s'offrir qu'il n'y avait aucun risque que Beethoven les prît au mot : le vieux bonhomme n'avait plus besoin de rien. -- C'est pourquoi les virtuoses, les chefs d'orchestre, les impresarii se découvraient des trésors de piété pour lui ; et, en leur qualité de représentants de Beethoven, ils recueillaient les hommages qui lui étaient destinés. De somptueux festivals, à des prix fort élevés, donnaient aux gens du monde l'occasion de montrer leur générosité, -- et parfois aussi de découvrir les symphonies de Beethoven. Des comités de comédiens, de mondains, de demi-mondains, et de politiciens chargés par la République de présider aux destinées de l'art, faisaient savoir au monde qu'ils allaient élever un monument à Beethoven : on volait sur la liste, avec quelques braves gens qui servaient de passeport aux autres, toute cette racaille qui eût foulé aux pieds Beethoven, vivant.
Christophe regardait, écoutait. Il serrait les dents, pour ne pas dire une énormité. Toute la soirée, il restait tendu et crispé. Il ne pouvait ni parler, ni se taire. Parler, non par plaisir ou par nécessité, mais par politesse, parce qu'il faut parler, lui semblait humiliant. Dire le fond de sa pensée, cela ne lui était pas permis. Dire des banalités, cela ne lui était pas possible. Et il n'avait même pas le talent d'être poli, quand il ne disait rien. S'il regardait son voisin, c'était d'une façon trop fixe et trop intense : malgré lui, il l'étudiait, et l'autre en était blessé. S'il parlait, il croyait trop à ce qu'il disait : cela choquait tout le monde, et même lui. Il se rendait compte qu'il n'était pas à sa place ; et, comme il était assez intelligent pour avoir le sens de l'harmonie du milieu, où sa présence détonnait, il était aussi choqué de ses façons d'être que ses hôtes eux-mêmes. Il s'en voulait, et il leur en voulait.
Quand il se retrouvait seul enfin dans la rue, au milieu de la nuit, il était si écrasé d'ennui qu'il n'avait pas la force de rentrer à pied chez lui ; il avait envie de se coucher par terre, en pleine rue, comme il avait été, vingt fois, sur le point de le faire, lorsque, petit virtuose, il revenait de jouer au château du grand-duc. Parfois n'ayant plus que cinq à six francs pour la fin de sa semaine, il en dépensait deux à une voiture. Il s'y jetait précipitamment, afin de fuir plus vite ; et tandis qu'elle l'emportait, il gémissait d'énervement. Chez lui, il gémissait encore, dans son lit, en dormant... Et puis, brusquement, il éclatait de rire, en se rappelant une parole burlesque. Il se surprenait à la redire, en mimant les gestes. Le lendemain, et plusieurs jours après, il lui arrivait encore, se promenant seul, de gronder tout à coup comme une bête... Pourquoi allait-il voir ces gens ? Pourquoi retournait-il les voir ? Pourquoi s'obliger à faire des gestes et des grimaces, comme les autres, à feindre de s'intéresser à ce qui ne l'intéressait pas ? -- Est-ce qu'il était bien vrai que cela ne l'intéressât pas ? -- Il y a un an, il n'eût jamais pu supporter cette société. Maintenant, elle l'amusait tout en l'irritant. Était-ce un peu de l'indifférence parisienne qui s'insinuait en lui ? Il se demandait avec inquiétude s'il était donc devenu moins fort. Mais c'était au contraire qu'il l'était davantage. Il était plus libre d'esprit dans un milieu étranger. Ses yeux s'ouvraient malgré lui à la grande Comédie du monde.
D'ailleurs, que cela lui plût ou non, il fallait bien continuer cette vie, s'il voulait que son art fût connu de la société parisienne, qui ne s'intéresse aux œuvres que dans la mesure où elle connaît les artistes. Et il fallait bien qu'il cherchât à être connu, s'il voulait trouver des leçons à donner parmi ces Philistins, dont il avait besoin pour vivre.
Et puis, l'on a un cœur ; et, malgré soi, le cœur s'attache, il trouve à s'attacher, dans quelque milieu que ce soit ; s'il ne s'attachait, il ne pourrait vivre.
Parmi les jeunes filles que Christophe avait pour élèves, était la fille d'un riche fabricant d'automobiles, Colette Stevens. Son père était belge, naturalisé Français, fils d'un Anglo-Américain établi à Anvers et d'une Hollandaise. Sa mère était Italienne. C'était une famille bien parisienne. Pour Christophe, -- pour beaucoup d'autres, -- Colette Stevens était le type de la jeune fille française.
Elle avait dix-huit ans, des yeux noirs veloutés, qu'elle faisait doux aux jeunes gens, des prunelles d'Espagnole, qui remplissaient tout l'orbite de leur humide éclat, un petit nez un peu long et fantasque, qu'elle fronçait et remuait légèrement en parlant, avec des moues mutines, les cheveux désordonnés, un minois chiffonné, la peau médiocre, frottée de poudre, les traits gros, un peu gonflés, l'air d'un petit chat bouffi.
De proportions toutes menues, très bien habillée, séduisante, agacinante, elle avait des manières mignardes, précieuses, niaisottes ; elle jouait la fillette, se balançant deux heures dans son fauteuil à bascule poussant des petits cris, des :
-- Non, ce n'est pas possible ?...
à table battant des mains, quand il y avait un plat qu'elle aimait ; au salon, grillant des cigarettes, affectant, devant les hommes, une affection exubérante pour ses amies, se jetant à leur cou, leur caressant la main, leur chuchotant à l'oreille, disant des ingénuités, disant aussi des méchancetés, admirablement, d'une voix douce et frêle, qui savait même, à l'occasion, dire des choses très lestes, sans avoir l'air d'y toucher, qui savait encore mieux en faire dire, -- l'air candide d'une petite fille bien sage, les yeux brillants, aux paupières lourdes, voluptueux et sournois, qui regardaient de côté, malignement, guettant tous les potins, happant toutes les polissonneries de la conversation, et tâchant de pêcher çà et là quelque cœur à la ligne.
Ces singeries, ces parades de petit chien, cette ingénuité frelatée, ne plaisaient à Christophe en aucune façon. Il avait autre chose à faire qu'à se prêter aux manèges d'une petite fille rouée, ou même qu'à les considérer, d'un œil amusé. Il avait à gagner son pain, à sauver de la mort sa vie et ses pensées. Le seul intérêt pour lui de ces perruches de salon était de lui en fournir les moyens. En échange de leur argent, il leur donnait ses leçons, en conscience, le front plissé, l'esprit tendu vers la tâche, afin de ne se laisser distraire ni par l'ennui qu'elle lui causait, ni par les agaceries de ses élèves, quand elles étaient aussi coquettes que Colette Stevens. Il ne faisait guère plus attention à elle qu'à la petite cousine de Colette, une enfant de douze ans, silencieuse et timide, que les Stevens avait prise chez eux, et à qui il enseignait aussi le piano.
Mais Colette était trop fine pour ne pas sentir qu'avec lui toutes ses grâces étaient perdues, et trop souple, pour ne pas s'adapter instantanément aux façons de Christophe. Elle n'avait même pas besoin de s'appliquer pour cela. C'était un instinct de sa nature. Elle était femme. Elle était une onde sans forme. Toutes les âmes qu'elle rencontrait lui étaient comme des vases, dont, par curiosité, par besoin, sur-le-champ, elle épousait les formes. Pour être, il fallait toujours qu'elle fût un autre. Toute sa personnalité, c'était qu'elle ne le restait pas. Elle changeait de vases, souvent.
Christophe l'attirait, pour beaucoup de raisons, dont la première était qu'il n'était pas attiré par elle. Il l'attirait encore, parce qu'il était différent de tous les jeunes gens qu'elle connaissait ; elle n'avait jamais essayé encore d'une potiche de cette forme et de ces aspérités. Il l'attirait enfin, parce qu'experte, de race, à évaluer du premier coup d'œil le prix exact des potiches et des gens, elle se rendait parfaitement compte qu'à défaut d'élégance, Christophe avait une solidité, qu'aucun de ses bibelots parisiens ne pouvait lui offrir.
Elle faisait de la musique, comme la plupart des jeunes filles oisives. Elle en faisait beaucoup et peu. C'est-à-dire qu'elle en était toujours occupée, et qu'elle n'en connaissait presque rien. Elle tripotait son piano, toute la journée, par désœuvrement, par pose, par volupté. Tantôt elle en faisait comme du vélocipède. Tantôt elle pouvait jouer bien, très bien, avec goût, avec âme, -- (on eût presque dit qu'elle en avait une : il suffisait qu'elle se mît à la place de quelqu'un qui en avait une). -- Elle était capable d'aimer Massenet, Grieg, Thomé, avant de connaître Christophe. Mais elle était aussi capable de ne plus les aimer, depuis qu'elle connaissait Christophe. Et maintenant elle jouait Bach et Beethoven très proprement, -- (ce qui, à la vérité n'est pas beaucoup dire) ; -- mais le plus fort, c'est qu'elle les aimait. Au fond, ce n'était ni Beethoven, ni Thomé, ni Bach, ni Grieg, qu'elle aimait : c'étaient les notes, les sons, ses doigts qui couraient sur les touches, les vibrations des cordes qui lui grattaient les nerfs comme autant d'autres cordes, leurs chatouilleries voluptueuses.
Dans le salon de l'hôtel aristocratique, décoré de tapisseries un peu pâles, avec, sur un chevalet, au milieu de la pièce, le portrait de la robuste madame Stevens par un peintre à la mode qui l'avait représentée languissante comme une fleur sans eau, les yeux mourants, le corps tordu en spirale, pour exprimer la rareté de son âme millionnaire, -- dans le grand salon aux baies vitrées, donnant sur de vieux arbres, que la neige poudrait, Christophe trouvait Colette toujours assise devant son piano, ressassant indéfiniment les mêmes phrases, se caressant les oreilles de dissonances moelleuses.
-- Ah ! faisait Christophe, en entrant. Voilà la chatte, qui fait encore ronron !
-- Malhonnête ! disait-elle en riant...
(Et elle lui tendait sa main un peu moite).
--... Écoutez cela. Est-ce que ce n'est pas joli ?
-- Très joli, disait-il, d'un ton indifférent.
-- Vous n'écoutez pas !... Voulez-vous bien écouter !
-- J'entends... C'est toujours la même chose.
-- Ah ! vous n'êtes pas musicien, faisait-elle, avec dépit.
-- Comme si c'était de musique qu'il s'agissait !
-- Comment ! ce n'est pas de musique ?... Et de quoi, s'il vous plaît ?
-- Vous le savez très bien ; et je ne vous le dirai pas, parce que ce ne serait pas convenable.
-- Raison de plus pour le dire.
-- Vous le voulez ?... Tant pis pour vous !... Eh bien, savez-vous ce que vous faites avec votre piano ?... Vous flirtez.
-- Par exemple !
-- Parfaitement. Vous lui dites : « Cher piano, cher piano, dis-moi des gentils mots, encore, caresse-moi, donne-moi un petit baiser ! »
-- Mais voulez-vous vous taire ! dit Colette, moitié riante, moitié fâchée. Vous n'avez pas la moindre idée du respect.
-- Pas la moindre.
-- Vous êtes un impertinent... Et puis d'abord, quand cela serait, est-ce que ce n'est pas la vraie façon d'aimer la musique ?
-- Oh ! je vous en prie, ne mêlons pas la musique à cela.
-- Mais c'est la musique même ! Un bel accord, c'est un baiser.
-- Je ne vous l'ai pas fait dire.
-- Est-ce que ce n'est pas vrai ?... Pourquoi haussezvous les épaules ? Pourquoi faites-vous la grimace ?
-- Parce que cela me dégoûte.
-- De mieux en mieux !
-- Cela me dégoûte d'entendre parler de la musique comme d'un libertinage... Oh ! ce n'est pas votre faute. C'est la faute de votre monde. Toute cette fade société qui vous entoure regarde l'art comme une sorte de débauche permise... Allons, assez là-dessus ! Jouez-moi votre sonate.
-- Mais non, causons encore un peu.
-- Je ne suis pas ici pour causer, je suis ici pour vous donner des leçons de piano... En avant, marche !
-- Vous êtes poli ! disait Colette, vexée, -- ravie au fond d'être un peu rudoyée.
Elle jouait son morceau, s'appliquant de son mieux ; et, comme elle était habile, elle y réussissait très passablement, parfois même assez bien. Christophe, qui n'était pas dupe, riait en lui-même de l'adresse « de cette sacrée mâtine, qui jouait, comme si elle sentait ce qu'elle jouait, quoiqu'elle n'en sentît rien ». Il ne laissait pas d'en éprouver pour elle une sympathie amusée. Colette, de son côté, saisissait tous les prétextes pour reprendre la conversation, qui l'intéressait beaucoup plus que la leçon de piano. Christophe avait beau s'en défendre, prétextant qu'il ne pouvait dire ce qu'il pensait, sans risquer de la blesser : elle arrivait toujours à le lui faire dire ; et plus c'était blessant, moins elle était blessée : c'était un amusement. Mais comme la fine mouche sentait que Christophe n'aimait rien tant que la sincérité, elle lui tenait tête hardiment, et discutait mordicus. Ils se quittaient très bons amis.
Pourtant, jamais Christophe n'eût la moindre illusion sur cette amitié de salon, jamais la moindre intimité ne se fût établie entre eux, sans les confidences que Colette lui fit, un jour, autant par surprise que par instinct de séduction.
La veille, il y avait eu réception chez ses parents. Elle avait ri, bavardé, flirté comme une enragée ; mais, le matin suivant, quand Christophe vint lui donner sa leçon, elle était lasse, les traits tirés, le teint gris, la tête grosse comme le poing. Elle dit à peine quelques mots ; elle avait l'air éteinte. Elle se mit au piano, joua mollement, rata ses traits, essaya de les refaire, les rata encore, s'interrompit brusquement, et dit :
-- Je ne peux pas... Je vous demande pardon... Voulez-vous, attendons un peu...
Il lui demanda si elle était souffrante. Elle répondit que non :
« Elle n'était pas bien disposée... Elle avait des moments comme cela... C'était ridicule, il ne fallait pas lui en vouloir. »
Il lui proposa de revenir, un autre jour ; mais elle insista pour qu'il restât :
-- Un instant seulement... Tout à l'heure, ce sera mieux... Comme je suis bête, n'est-ce pas ?
Il sentait qu'elle n'était pas dans son état normal ; mais il ne voulut pas la questionner ; et, pour parler d'autre chose, il dit :
-- Voilà ce que c'est d'avoir été si brillante, hier soir ! Vous vous êtes trop dépensée.
Elle eut un petit sourire ironique :
-- On ne peut pas vous en dire autant, répondit-elle.
Il rit franchement.
-- Je crois que vous n'avez pas dit un mot, reprit-elle.
-- Pas un.
-- Il y avait pourtant des gens intéressants.
-- Oui, de fameux bavards, des gens d'esprit. Je suis perdu au milieu de vos Français désossés, qui comprennent tout, qui excusent tout, -- qui ne sentent rien. Des gens qui parlent, pendant des heures d'amour et d'art. N'est-ce pas écœurant ?
-- Cela devrait pourtant vous intéresser : l'art, sinon l'amour.
-- On ne parle pas de ces choses : on les fait.
-- Mais quand on ne peut pas les faire ? dit Colette, avec une petite moue.
Christophe répondit, en riant :
-- Alors, laissez cela à d'autres. Tout le monde n'est pas fait pour l'art.
-- Ni pour l'amour ?
-- Ni pour l'amour.
-- Miséricorde ! Et qu'est-ce qui nous reste ?
-- Votre ménage.
-- Merci ! dit Colette, piquée.
Elle remit ses mains sur le piano, essaya de nouveau, manqua de nouveau ses traits, tapa sur les touches, et gémit :
-- Je ne peux pas !... Je ne suis bonne à rien, décidément. Je crois que vous avez raison. Les femmes ne sont bonnes à rien.
-- C'est déjà quelque chose de le dire, fit Christophe, avec bonhomie.
Elle le regarda, de l'air penaud d'une petite fille qu'on gronde, et dit :
-- Ne soyez pas si dur !
-- Je ne dis pas de mal des bonnes femmes, répliqua gaiement Christophe. Une bonne femme, c'est le paradis sur terre. Seulement, le paradis sur terre...
-- Oui, personne ne l'a jamais vu.
-- Je ne suis pas si pessimiste. Je dis : Moi, je ne l'ai jamais vu ; mais il se peut bien qu'il existe. Je suis même décidé à le trouver, s'il existe. Seulement ce n'est pas facile. Une bonne femme et un homme de génie, c'est aussi rare l'un que l'autre.
-- Et en dehors d'eux, le reste des hommes et des femmes ne compte pas ?
-- Au contraire ! Il n'y a que le reste qui compte... pour le monde.
-- Mais pour vous ?
-- Pour moi, cela n'existe pas.
-- Comme vous êtes dur ! répéta Colette.
-- Un peu. Il faut bien que quelques-uns le soient. Quand ce ne serait que dans l'intérêt des autres !... S'il n'y avait pas un peu de caillou, par ci par-là, dans le monde, il s'en irait en bouillie.
-- Oui, vous avez raison, vous êtes heureux d'être fort, dit Colette tristement. Mais ne soyez pas trop sévère pour ceux, -- surtout pour celles qui ne le sont pas... Vous ne savez pas combien notre faiblesse nous pèse. Parce que vous nous voyez rire, flirter, faire des singeries, vous croyez que nous n'avons rien de plus en tête, et vous nous méprisez. Ah ! si vous lisiez tout ce qui se passe dans la tête des petites femmes de quinze à dix-huit ans, qui vont dans le monde et qui ont le genre de succès que comporte leur vie débordante, -- lorsqu'elles ont bien dansé, dit des niaiseries, des paradoxes, des choses amères, dont on rit parce qu'elles rient, lorsqu'elles ont livré un peu d'elles-mêmes à des imbéciles, et cherché au fond des yeux de chacune cette lumière qu'on n'y trouve jamais, -- si vous les voyiez, quand elles rentrent chez elles, dans la nuit et s'enferment dans leur chambre, silencieuse, et se jettent à genoux dans des agonies de solitude !...
-- Est-ce possible ? dit Christophe stupéfait. Quoi ! vous souffrez, vous souffrez ainsi ?
Colette ne répondit pas ; mais des larmes lui vinrent aux yeux. Elle essaya de sourire, et tendit la main à Christophe ; il la saisit ému.
-- Pauvre petite ! disait-il. Si vous souffrez, pourquoi ne faites-vous rien pour sortir de cette vie ?
-- Que voulez-vous que nous fassions ? Il n'y a rien à faire. Vous, hommes, vous pouvez vous libérer, faire ce que vous voulez. Mais nous, nous sommes enfermées pour toujours dans le cercle des devoirs et des plaisirs mondains : nous ne pouvons en sortir.
-- Qui vous empêche de vous affranchir comme nous, de prendre une tâche qui vous plaise et vous assure, comme à nous, l'indépendance ?
-- Comme à vous ? Pauvre monsieur Krafft ! Elle ne vous l'assure pas trop !... Enfin ! Elle vous plaît du moins. Mais nous, pour quelle tâche sommes-nous faites ? Il n'y en a pas une qui nous intéresse. -- Oui, je sais bien, nous nous mêlons de tout maintenant, nous feignons de nous intéresser à des tas de choses qui ne nous regardent pas ; nous voudrions tant nous intéresser à quelque chose ! Je fais comme les autres. Je m'occupe de patronages, de comités de bienfaisance. Je suis des cours de la Sorbonne, des conférences de Bergson et de Jules Lemaître, des concerts historiques, des matinées classiques, et je prends des notes, des notes... Je ne sais pas ce que j'écris !... et je tâche de me persuader que cela me passionne, ou du moins que c'est utile. Ah ! comme je sais bien le contraire, comme tout cela m'est égal, et comme je m'ennuie !... Ne recommencez pas à me mépriser, parce que je vous dis franchement ce que tout le monde pense. Je ne suis pas plus bécasse qu'une autre. Mais qu'est-ce que la philosophie, et l'histoire, et la science peuvent bien me faire ? Quant à l'art, -- vous voyez -- je tapote, je barbouille, je fais de petites saletés d'aquarelles ; -- mais est-ce que cela remplit une vie ? Il n'y a qu'un but à la nôtre : c'est le mariage. Mais croyez-vous que c'est gai de se marier avec l'un ou l'autre de ces individus, que je connais aussi bien que vous ? Je les vois comme ils sont. Je n'ai pas la chance d'être comme vos Gretchen allemandes, qui savent toujours se faire illusion... Est-ce que ce n'est pas terrible ? Regarder autour de soi, voir celles qui se sont mariées, ceux avec qui elles se sont mariées, et penser qu'il faudra faire comme elles, se déformer de corps et d'esprit, devenir banales comme elles !... Il faut du stoïcisme, je vous assure, pour accepter une telle vie et ses devoirs. Toutes les femmes n'en sont pas capables... Et le temps passe, les années coulent, la jeunesse s'en va ; et pourtant, il y avait de jolies choses, de bonnes choses en nous, -- qui ne serviront à rien, qui meurent tous les jours, qu'il faudra se résigner à donner à des sots, à des êtres qu'on méprise, et qui vous mépriseront !... Et personne ne vous comprend ! On dirait que nous sommes une énigme pour les gens. Passe encore pour les hommes, qui nous trouvent insipides et baroques ! Mais les femmes devraient nous comprendre ! Elles ont été comme nous ; elles n'ont qu'à se souvenir... Point. Aucun secours de leur part. Même nos mères nous ignorent, et ne cherchent pas vraiment à nous connaître. Elles ne cherchent qu'à nous marier. Pour le reste, vis, meurs, arrange-toi comme tu voudras ! La société nous laisse dans un abandon absolu.
-- Ne vous découragez pas, dit Christophe. Il faut que chacun à son tour, refasse l'expérience de la vie. Si vous êtes brave, tout ira bien. Cherchez en dehors de votre monde. Il doit pourtant y avoir encore quelques honnêtes hommes en France.
-- Il y en a. J'en connais. Mais ils sont si ennuyeux !... Et puis, je vous dirai : le monde où je vis me déplaît ; mais je ne crois pas que je pourrais vivre en dehors, maintenant. J'en ai pris l'habitude. J'ai besoin d'un certain bien-être, de certains raffinements de luxe et de société, que l'argent ne suffit pas sans doute à donner, mais pour lesquels il est indispensable. Ce n'est pas brillant, je le sais. Mais je me connais, je suis faible... Je vous en prie, ne vous éloignez pas de moi, parce que je vous dis mes petites lâchetés. Écoutez-moi avec bonté. Cela me fait tant de bien de causer avec vous ! Je sens que vous êtes fort, que vous êtes sain : j'ai toute confiance en vous. Soyez un peu mon ami, voulez-vous ?
-- Je veux bien, dit Christophe. Mais qu'est-ce que je pourrais faire ?
-- M'écouter, me conseiller, me donner du courage. Je suis dans un tel désarroi, souvent ! Alors, je ne sais plus que faire. Je me dis : « À quoi bon lutter ? À quoi bon me tourmenter ? Ceci ou cela, qu'importe ? N'importe qui ! N'importe quoi ! » C'est un état affreux. Je ne voudrais pas y tomber. Aidez-moi ! Aidez-moi !...
Elle avait l'air accablée, vieillie de dix ans ; elle regardait Christophe avec de bons yeux soumis et suppliants. Il promit tout ce qu'elle voulut. Alors elle se ranima, sourit, redevint gaie.
Et, le soir, elle riait, et flirtait, comme à l'ordinaire.
À partir de ce jour, ils eurent régulièrement des entretiens intimes. Ils étaient seuls ensemble : elle lui confiait ce qu'elle voulait ; il se donnait beaucoup de mal pour la comprendre et pour la conseiller ; elle écoutait les conseils, au besoin les remontrances, gravement, attentivement, comme une fillette bien sage : cela la distrayait, l'intéressait, la soutenait même, elle le remerciait d'une œillade émue et coquette. -- Mais à sa vie, rien n'était changé : il n'y avait qu'une distraction de plus.
Sa journée était une suite de métamorphoses. Elle se levait excessivement tard, vers midi. Elle avait eu des insomnies ; elle ne s'endormait guère qu'à l'aube. De tout le jour, elle ne faisait rien. Elle ressassait indéfiniment un vers, une idée, un lambeau d'idée, un souvenir de conversation, une phrase musicale, l'image d'une figure qui lui avait plu. Elle n'était tout à fait éveillée qu'à partir de quatre ou cinq heures du soir. Jusque-là, elle avait les paupières lourdes, le visage gonflé, l'air boudeur, endormi. Elle se ranimait, quand venaient quelques bonnes amies, bavardes comme elle, et comme elle curieuses des potins de Paris. Elles discutaient ensemble à perte de vue sur l'amour. La psychologie amoureuse : c'était l'éternel sujet, avec la toilette, les indiscrétions, les médisances. Elle avait aussi son cercle de petits jeunes gens oisifs, qui avaient besoin de passer deux ou trois heures par jour au milieu des jupes, et qui eussent pu en porter : car ils avaient des âmes et des conversations de filles. Christophe avait son heure : l'heure du confesseur. Colette, instantanément se faisait grave et recueillie. Elle était comme la jeune Française, dont parle Bodley, qui, au confessionnal, « développait un thème tranquillement préparé, modèle d'ordonnance lumineuse et de clarté, où tout ce qui devait être dit était rangé en bon ordre, et classé en catégories distinctes ». -- Après quoi, elle s'amusait de plus belle. À mesure que la journée s'avançait, elle redevenait plus jeune. Le soir, on allait au théâtre ; et c'était l'éternel plaisir de reconnaître dans la salle les mêmes éternelles figures ; -- le plaisir, non de la pièce qu'on jouait, mais des acteurs qu'on connaissait, et dont on relevait, une fois de plus, les travers bien connus. On échangeait avec ceux qui venaient vous voir dans votre loge des méchancetés sur ceux qui étaient dans les autres loges, ou bien sur les actrices. On trouvait que l'ingénue avait un filet de voix « comme une mayonnaise tournée », ou que la grande comédienne était habillée « comme un abat-jour ». -- Ou bien, on allait en soirée ; et là, le plaisir était de se montrer, si l'on était jolie : -- (cela dépendait des jours : rien de plus capricieux qu'une joliesse de Paris) ; -- on renouvelait la provision de critiques sur les gens, leurs toilettes, et leurs défauts physiques. De conversation, il n'y en avait point. -- On rentrait tard. On avait peine à se coucher : (c'était l'heure où l'on était le plus éveillée). On trôlait [11] autour de la table. On feuilletait un livre. On riait toute seule, au souvenir d'une parole ou d'un geste. On s'ennuyait. On était très malheureuse. On ne pouvait s'endormir. Et la nuit, brusquement, on avait des crises de désespoir.
Christophe, qui ne voyait Colette que quelques heures, de temps en temps, et ne pouvait assister qu'à quelques-unes de ses transformations, avait déjà bien de la peine à s'y reconnaître. Il se demandait à quel moment elle était sincère, -- ou si elle était sincère toujours, -- ou si elle n'était sincère jamais. Colette elle-même, n'aurait pu le lui dire. Elle était comme la plupart des jeunes filles, qui ne sont que désir oisif et contraint, dans la nuit. Elle ne savait pas ce qu'elle était, parce qu'elle ne savait pas ce qu'elle voulait, et parce qu'elle ne pouvait pas le savoir, avant de l'avoir essayé. Alors elle l'essayait, à sa façon, avec le plus de liberté et le moins de risques possibles, en tâchant de se calquer sur ceux qui l'entouraient, de prendre leur mesure morale. Elle ne se pressait pas de choisir. Elle eût voulu tout ménager, afin de profiter de tout.
Mais avec un ami comme Christophe, ce n'était pas commode. Il admettait qu'on lui préférât des êtres qu'il n'estimait pas, ou même qu'il méprisait ; mais il n'admettait pas qu'on l'égalât à eux. Chacun son goût ; mais au moins, fallait-il en avoir un.
Il était d'autant moins disposé à la patience que Colette semblait prendre plaisir à collectionner autour d'elle tous les petits jeunes gens, qui pouvaient le plus exaspérer Christophe : d'écœurants petits snobs, riches pour la plupart, en tous cas oisifs, ou lotis de quelque sinécure dans quelque ministère, -- ce qui est tout comme. Tous écrivaient -- prétendaient écrire. C'était une névrose, sous la Troisième République. C'était surtout une forme de paresse vaniteuse, -- le travail intellectuel étant de tous le plus difficile à contrôler, et celui qui prête le plus au bluff. Ils ne disaient de leurs grands labeurs que quelques mots discrets, mais respectueux. Ils semblaient pénétrés de l'importance de leur tâche, accablés sous le fardeau. Dans les premiers temps, Christophe éprouvait une gêne à ignorer absolument leurs œuvres et leurs noms. Avec timidité, il tâcha de s'informer ; il désirait surtout savoir ce qu'avait écrit l'un deux, dont leurs discours faisaient un maître du théâtre. Il fut surpris d'apprendre que ce grand dramaturge avait produit un seul acte, lequel était extrait d'un roman, qui lui-même était fait d'une suite de nouvelles, ou plutôt de notations qu'il avait publiées dans une de leurs Revues, au cours des dix dernières années. Les autres n'avaient pas un bagage plus lourd : quelques actes, quelques nouvelles, quelques vers. Certains étaient célèbres pour un article. D'autres pour un livre, « qu'ils devaient faire ». Ils professaient du dédain pour les œuvres de longue haleine. Ils semblaient attacher une importance extrême à l'agencement des mots dans la phrase. Cependant le mot de « pensée » revenait fréquemment dans leurs propos ; mais il ne paraissait pas avoir le même sens que dans le langage courant : ils l'appliquaient à des détails de style. Toutefois, il y avait aussi parmi eux de grands penseurs et de grands ironistes, qui, lorsqu'ils écrivaient, mettaient leurs mots profonds et fins en italiques, pour qu'on ne s'y trompât point.
Tous avaient le culte du moi : le seul culte qu'ils eussent. Ils cherchaient à le faire partager aux autres. Le malheur était que les autres étaient déjà pourvus. Ils avaient la préoccupation constante d'un public dans leur façon de parler, marcher, fumer, lire un journal, porter la tête et les yeux, se saluer entre eux. Le cabotinage est naturel aux jeunes gens, et d'autant plus qu'ils sont plus insignifiants, c'est-à-dire moins occupés. C'est surtout pour la femme qu'ils se mettent en frais : car ils la convoitent, et désirent -- encore plus -- être convoités par elle. Mais même pour le premier venu, ils font la roue : pour un passant qu'ils croisent, et dont ils ne peuvent attendre qu'un regard ébahi. Christophe rencontrait souvent de ces petits paonneaux : rapins, virtuoses, jeunes cabots, qui se font la tête d'un portrait connu : Van Dyck, Rembrandt, Vélasquez, Beethoven, ou d'un rôle à jouer : le bon peintre, le bon musicien, le bon ouvrier, le profond penseur, le joyeux drille, le paysan du Danube, l'homme de la nature... Ils jetaient un regard de côté, en passant, pour voir si on les remarquait. Christophe les voyait venir, et, quand ils étaient près de lui, malicieusement, il tournait, avec indifférence, les yeux d'un autre côté. Mais leur déconvenue ne durait guère : deux pas plus loin, ils piaffaient pour le prochain passant. -- Ceux du salon de Colette étaient plus raffinés : c'était surtout leur esprit qu'ils grimaient : ils copiaient deux ou trois modèles, qui eux-mêmes n'étaient pas des originaux. Ou bien, ils mimaient une idée : la Force, la Joie, la Pitié, la Solidarité, le Socialisme, l'Anarchisme, la Foi, la Liberté ; c'étaient des rôles pour eux. Ils avaient le talent de faire des plus chères pensées une affaire de littérature, et de ramener les plus héroïques élans de l'âme humaine au rôle de cravates à la mode.
Où ils étaient tout à fait dans leur élément, c'était dans l'amour : il leur appartenait. La casuistique du plaisir n'avait point de secrets pour eux ; dans leur virtuosité, ils inventaient des cas nouveaux, afin d'avoir l'honneur de les résoudre. Ç'a toujours été l'occupation de ceux qui n'en ont point d'autre : faute d'aimer, ils « font l'amour » ; et surtout, ils l'expliquent. Les commentaires étaient plus abondants que le texte, qui, chez eux, était fort mince. La sociologie donnait du ragoût aux pensées les plus scabreuses : tout se couvrait alors du pavillon de la sociologie ; quelque plaisir qu'on eût à satisfaire ses vices, il eût manqué quelque chose, si l'on ne s'était persuadé qu'en les satisfaisant, on travaillait pour les temps nouveaux. Un genre de socialisme éminemment parisien : le socialisme érotique.
Parmi les problèmes qui passionnaient alors cette petite cour d'amour, était l'égalité des femmes et des hommes dans le mariage et de leurs droits à l'amour. Il y avait eu de braves jeunes gens, honnêtes, protestants, un peu ridicules -- Scandinaves ou Suisses, -- qui avaient réclamé l'égalité dans la vertu : les hommes arrivant au mariage, vierges comme les femmes. Les casuistes parisiens demandaient une égalité d'une autre sorte, l'égalité dans la malpropreté : les femmes arrivant au mariage, souillées comme les hommes, -- le droit aux amants. Paris avait fait une telle consommation de l'adultère, en imagination et en pratique, qu'il commençait à sembler insipide : on cherchait à lui substituer, dans le monde des lettres, une invention plus originale : la prostitution des jeunes filles, -- j'entends la prostitution régulière, universelle, vertueuse, décente, familiale, et par-dessus le marché sociale. -- Un livre, plein de talent, qui venait de paraître, faisait foi sur la question : il étudiait en quatre cents pages d'un pédantisme badin, « selon toutes les règles de la méthode Baconienne », le « meilleur aménagement du plaisir ». Cours complet d'amour libre, où l'on parlait sans cesse d'élégance, de bienséance, de bon goût de noblesse, de beauté, de vérité, de pudeur, de morale, -- un Berquin pour les jeunes filles du monde qui voulaient mal tourner. -- C'était, pour le moment, l'Évangile, dont la petite cour de Colette, faisait ses délices, et qu'elle paraphrasait. Il va de soi qu'à la façon des disciples, ils laissaient de côté ce qu'il pouvait y avoir, sous ces paradoxes, de juste, de bien observé et même d'assez humain, pour n'en retenir que le pire. Dans ce parterre de petites fleurs sucrées, ils ne manquaient jamais de cueillir les plus vénéneuses, -- des aphorismes de ce genre : « que le goût de la volupté ne peut qu'aiguiser le goût du travail » ; -- « qu'il est monstrueux qu'une vierge devienne mère, avant d'avoir joui » ; -- « que la possession d'un homme vierge était pour une femme la préparation naturelle à la maternité réfléchie » ; -- que c'était le rôle des mères « d'organiser la liberté des filles avec cet esprit de délicatesse et de décence qu'elles appliquent à protéger la liberté de leurs fils » ; -- et que le temps viendrait « où les jeunes filles rentreraient de chez leur amant avec autant de naturel qu'elles reviennent à présent du cours ou de prendre le thé chez une amie ».
Colette déclarait, en riant, que de tels préceptes étaient fort raisonnables.
Christophe avait l'horreur de ces propos. Il s'exagérait leur importance et le mal qu'ils pouvaient faire. Les Français ont trop d'esprit pour appliquer leur littérature. Ces Diderots, au petit pied, cette menue monnaie du grand Denis, sont dans la vie ordinaire, comme le génial Panurge de l'Encyclopédie, des bourgeois aussi honnêtes, voire aussi timorés que les autres. C'est justement parce qu'ils sont si timides dans l'action qu'ils s'amusent à pousser l'action (en pensée), jusqu'aux limites du possible. C'est un jeu où l'on ne risque rien.
Mais Christophe n'était pas un dilettante français.
Entre tous les jeunes gens qui entouraient Colette, il y en avait un qu'elle semblait préférer. Naturellement, de tous il était celui qui était le plus insupportable à Christophe.
Un de ces fils de bourgeois enrichis, qui font de la littérature aristocratique, et jouent les patriciens de la Troisième République. Il se nommait Lucien Lévy-Cœur. Il avait les yeux écartés, au regard vif, le nez busqué, les lèvres fortes, la barbe blonde taillée en pointe, à la Van Dyck, un commencement de calvitie précoce, qui ne lui allait point mal, la parole câline, les manières élégantes, des mains fines et molles, qui fondaient dans la main. Il affectait toujours une très grande politesse, une courtoisie raffinée, même avec ceux qu'il n'aimait point, et qu'il cherchait à jeter par-dessus bord.
Christophe l'avait rencontré déjà, au premier dîner d'hommes de lettres, où Sylvain Kohn l'avait introduit ; et bien qu'ils ne se fussent point parlé, il lui avait suffi d'entendre le son de sa voix pour éprouver à son égard une aversion, qu'il ne s'expliquait pas, et dont il ne devait comprendre que plus tard les profondes raisons. Il y a des coups de foudre de l'amour. Il y en a aussi de la haine, -- où, -- (pour ne point choquer les âmes douces, qui ont peur de ce mot, comme de toutes les passions), -- c'est l'instinct de l'être sain, qui sent l'ennemi et se défend.
En face de Christophe, il représentait l'esprit d'ironie et de décomposition, qui s'attaquait, doucement, poliment, sourdement, à tout ce qu'il y avait de grand dans l'ancienne société qui mourait : à la famille, au mariage, à la religion, à la patrie ; en art, à tout ce qu'il y avait de viril, de pur, de sain, de populaire ; à toute foi dans les idées, dans les sentiments, dans les grands hommes, dans l'homme. Au fond de toute cette pensée, il n'y avait qu'un plaisir mécanique d'analyse, d'analyse à outrance, un besoin animal de ronger la pensée, un instinct de ver. Et à côté de cet idéal de rongeur intellectuel, une sensualité de fille, mais de fille bas-bleu : car chez lui, tout était ou devenait littéraire. Tout lui était matière à littérature : ses bonnes fortunes, ses vices et ceux de ses amis. Il avait écrit des romans et des pièces où il narrait avec beaucoup de talent la vie privée de ses parents, leurs aventures intimes, celles de ses amis, les siennes, ses liaisons entre autres qu'il avait eue avec la femme de son meilleur ami : les portraits étaient faits avec un grand art ; chacun en louait l'exactitude : le public, la femme, et l'ami. Il ne pouvait obtenir les confidences ou les faveurs d'une femme, sans le dire dans un livre. -- Il eût semblé naturel que ses indiscrétions le missent en froid avec ses « associées ». Mais il n'en était rien : elles en étaient à peine un peu gênées ; elles protestaient pour la forme : au fond elles étaient ravies qu'on les montrât aux passants, toutes nues ; pourvu qu'on leur laissât un masque sur la figure, leur pudeur était en repos. De son côté il n'apportait à ces commérages aucun esprit de vengeance, ni peut-être même de scandale. Il n'était pas plus mauvais fils, ni plus mauvais amant, que la moyenne des gens. Dans les mêmes chapitres où il dévoilait effrontément son père, sa mère et sa maîtresse, il avait des pages où il parlait d'eux avec une tendresse et un charme poétiques. En réalité, il était extrêmement familial ; mais de ces gens qui n'ont pas besoin de respecter ce qu'ils aimaient ; bien au contraire ; ils aiment mieux ce qu'ils peuvent un peu mépriser ; l'objet de leur affection leur en paraît plus près d'eux, plus humain. Ils sont les gens du monde les moins capables de comprendre l'héroïsme et surtout la pureté. Ils ne sont pas loin de les considérer comme un mensonge ou une faiblesse d'esprit. Il va de soi d'ailleurs qu'ils ont la conviction de comprendre mieux que quiconque les héros de l'art, et qu'il les jugent avec une familiarité protectrice.
Il s'entendait admirablement avec les ingénues perverties de la société bourgeoise, riche et fainéante. Il était une compagne pour elles, une sorte de servante dépravée, plus libre et plus avertie, qui les instruisait, et qu'elles enviaient. Elles ne se gênaient pas avec lui ; et, la lampe de Psyché à la main, elles étudiaient curieusement l'androgyne nu, qui les laissait faire.
Christophe ne pouvait comprendre comment une jeune fille, comme Colette, qui semblait avoir une nature délicate et le désir touchant d'échapper à l'usure dégradante de la vie, pouvait se complaire dans cette société... Christophe n'était point psychologue. Lucien Lévy-Cœur l'était cent fois plus que lui. Christophe était le confident de Colette ; mais Colette était la confidente de Lucien Lévy-Cœur. Grande supériorité pour celui-ci. Il est doux à une femme de croire qu'elle à affaire à un homme plus faible qu'elle. Elle trouve à satisfaire, en même temps qu'à ce qu'il y a de moins bon en elle, à ce qu'il y a de meilleur : son instinct maternel. Lucien Lévy-Cœur le savait bien : un des moyens les plus sûrs pour toucher le cœur des femmes est d'éveiller cette corde mystérieuse. Puis, Colette se sentait faible, passablement lâche, avec des instincts dont elle n'était pas très fière, mais qu'elle se fût bien gardée de repousser. Il lui plaisait de se laisser persuader, par les confessions audacieusement calculées de son ami, que les autres étaient de même, et qu'il fallait prendre la nature humaine comme elle était. Elle se donnait alors la satisfaction de ne pas combattre des penchants qui lui étaient agréables, et le luxe de se dire qu'elle avait raison ainsi, que la sagesse était de ne pas se révolter et d'être indulgent pour ce qu'on ne pouvait -- « hélas ! » -- empêcher. C'était là une sagesse dont la pratique n'avait rien de pénible.
Pour qui sait regarder la vie avec sérénité, il y a une forte saveur dans le contraste perpétuel qui existe, au sein de la société, entre l'extrême raffinement de la civilisation apparente et l'animalité profonde. Tout salon, qui n'est point rempli de fossiles et d'âmes pétrifiées, présente, comme deux couches de terrains, deux couches de conversations superposées : l'une, -- que tout le monde entend, -- entre les intelligences ; l'autre, -- dont peu de gens ont conscience, et qui est pourtant la plus forte, -- entre les instincts, entre les bêtes. Ces deux conversations sont souvent contradictoires. Tandis que les esprits échangent des monnaies de convention, les corps disent : Désir, Aversion, ou, plus souvent : Curiosité, Ennui, Dégoût. La bête, encore que domptée par des siècles de civilisation, et aussi abrutie que les misérables lions dans la cage, rêve toujours à sa pâture.
Mais Christophe n'était pas encore arrivé à ce désintéressement de l'esprit, que seul apporte l'âge et la mort des passions. Il avait pris très au sérieux son rôle de conseiller de Colette. Elle lui avait demandé son aide ; et il la voyait s'exposer de gaieté de cœur au danger. Aussi ne cachait-il plus son hostilité à Lucien Lévy-Cœur. Celui-ci s'était tenu d'abord, vis-à-vis de Christophe, dans l'attitude d'une politesse irréprochable et ironique. Lui aussi flairait l'ennemi ; mais il ne le jugeait pas redoutable : il le ridiculisait, sans en avoir l'air. Il n'eût demandé qu'à être admiré de Christophe pour rester en bons termes avec lui : mais c'était ce qu'il ne pourrait obtenir jamais ; et il le sentait bien, car Christophe n'avait pas l'art de feindre. Alors, Lucien Lévy-Cœur était passé insensiblement d'une opposition tout abstraite de pensées à une petite guerre personnelle, soigneusement voilée, dont Colette devait être le prix.
Entre ses deux amis elle tenait la balance égale. Elle goûtait la supériorité morale et le talent de Christophe, mais elle goûtait aussi l'immoralité amusante et l'esprit de Lucien Lévy-Cœur ; et, au fond, elle y trouvait plus de plaisir. Christophe ne lui ménageait pas les remontrances : elle les écoutait avec une humilité touchante, qui le désarmait. Elle était assez bonne, mais sans franchise, par faiblesse, par bonté même. Elle jouait à demi la comédie ; elle feignait de penser comme Christophe. Elle savait bien le prix d'un ami comme lui ; mais elle ne voulait faire aucun sacrifice à une amitié ; elle ne voulait faire aucun sacrifice à rien, ni à personne ; elle voulait ce qui lui était le plus commode et le plus agréable. Elle cachait donc à Christophe qu'elle recevait toujours Lucien Lévy-Cœur ; elle mentait, avec le naturel charmant des jeunes femmes du monde, expertes dès l'enfance en cet exercice nécessaire, à qui doit posséder l'art de garder tous ses amis et de les contenter tous. Elle se donnait comme excuse que c'était pour ne pas faire de peine à Christophe ; mais en réalité, c'était parce qu'elle savait qu'il avait raison ; et elle n'en voulait pas moins faire ce qui lui plaisait à elle, sans pourtant se brouiller avec lui. Christophe avait parfois le soupçon de ces ruses ; il grondait alors, il faisait la grosse voix. Elle continuait de jouer la petite fille contrite, affectueuse, un peu triste ; elle lui faisait les yeux doux, -- feminæ ultima ratio. -- Cela l'attristait vraiment de sentir qu'elle pouvait perdre l'amitié de Christophe ; elle se faisait séduisante et sérieuse ; et elle réussissait à désarmer pour quelque temps Christophe. Mais tôt ou tard, il fallait bien en finir par un éclat. Dans l'irritation de Christophe, il entrait, à son insu, un petit peu de jalousie. Et dans les ruses enjôleuses de Colette, il entrait aussi un peu, un petit peu d'amour. La rupture n'en devait être que plus vive.
Un jour que Christophe avait pris Colette en flagrant délit de mensonge, il lui mit marché en mains : choisir entre Lucien Lévy-Cœur et lui. Elle essaya d'éluder la question ; et, finalement, elle revendiqua son droit d'avoir tous les amis qu'il lui plaisait. Elle avait parfaitement raison ; et Christophe se rendit compte qu'il était ridicule ; mais il savait aussi que ce n'était pas par égoïsme qu'il se montrait exigeant : il s'était pris pour Colette d'une sincère affection ; il voulait la sauver, fût-ce en violentant sa volonté. Il insista donc, maladroitement. Elle refusa de répondre. Il lui dit :
-- Colette, vous voulez donc que nous ne soyons plus amis ?
Elle dit :
-- Non, je vous en prie. Cela me ferait beaucoup de peine, si vous ne l'étiez plus.
-- Mais vous ne feriez pas à notre amitié le moindre sacrifice.
-- Sacrifice ! Quel mot absurde ! dit-elle. Pourquoi faudrait-il toujours sacrifier une chose à une autre ? Ce sont des bêtes d'idées chrétiennes. Au fond, vous êtes un vieux clérical sans le savoir.
-- Cela se peut bien, dit-il. Pour moi, c'est tout un ou tout autre. Entre le bien et le mal, je ne trouve pas de milieu, même pour l'épaisseur d'un cheveu.
-- Oui, je sais, dit-elle. C'est pour cela que je vous aime. Je vous aime bien, je vous assure ; mais...
-- Mais vous aimez bien aussi l'autre ?
Elle rit, et dit, en lui faisant ses yeux les plus câlins et sa voix la plus douce :
-- Restez !
Il était sur le point de céder encore. Mais Lucien Lévy-Cœur entra ; et les mêmes yeux câlins et la même voix douce servirent à le recevoir. Christophe regarda, en silence, Colette faire ses petites comédies ; puis il s'en alla, décidé à rompre. Il avait le cœur chagrin. C'était si bête de s'attacher toujours, de se laisser prendre au piège !
En rentrant chez lui, et rangeant machinalement ses livres, il ouvrit par désœuvrement sa Bible, et lut :
... Le Seigneur a dit : Parce que les filles de Sion vont en raidissant le cou, en remuant les yeux, en marchant à petits pas affectés, en faisant résonner les anneaux de leurs pieds.
Le Seigneur rendra chauve le sommet de la tête des filles de Sion, le Seigneur en découvrira la nudité...
Il éclata de rire, en songeant au manège de Colette ; et il se coucha de bonne humeur. Puis il pensa qu'il fallait qu'il fût bien atteint, lui aussi, par la corruption de Paris, pour que la Bible fût devenue pour lui d'une lecture comique. Mais il n'en continua pas moins, dans son lit, à se répéter la sentence du grand justicier farceur ; et il cherchait à en imaginer l'effet sur la tête de sa jeune amie. Il s'endormit, en riant comme un enfant. Il ne songeait déjà plus à son nouveau chagrin. Un de plus, un de moins... Il en prenait l'habitude.
Il ne cessa point de donner des leçons de piano à Colette ; mais il évita désormais les occasions qu'elle lui offrait de continuer leurs entretiens amicaux. Elle eut beau s'attrister, se piquer, jouer de ses petites roueries : il s'obstina ; ils se boudèrent ; d'elle-même, elle finit par trouver des prétextes pour espacer les leçons ; et il en trouva pour esquiver les invitations aux soirées des Stevens.
Il en avait assez de la société parisienne ; il ne pouvait plus souffrir ce vide, cette oisiveté, cette impuissance morale, cette neurasthénie, cette hypercritique, sans raison et sans but, qui se dévore elle-même. Il se demandait comment un peuple peut vivre dans cette atmosphère stagnante, d'art pour l'art et de plaisir pour le plaisir. Cependant, ce peuple vivait, il avait été grand, il faisait encore assez bonne figure dans le monde ; pour qui le voyait de loin, il faisait illusion. Où pouvait-il puiser ses raisons de vivre ? Il ne croyait à rien, à rien qu'au plaisir...
Comme Christophe en était là de ses réflexions, il se heurta dans la rue à une foule hurlante de jeunes gens et de femmes, qui traînaient une voiture, où un vieux prêtre était assis, bénissant à droite et à gauche. Un peu plus loin, il vit des soldats français, qui enfonçaient à coups de hache les portes d'une église, et que des messieurs décorés accueillaient à coups de chaises. Il s'aperçut que les Français croyaient pourtant à quelque chose, -- encore qu'il ne comprît pas à quoi. On lui expliqua que c'était l'État qui se séparait de l'Église, après un siècle de vie commune, et que, comme elle ne voulait pas partir à bon gré, fort de son droit et de sa force, il la mettait à la porte. Christophe ne trouva point le procédé galant ; mais il était si excédé du dilettantisme anarchique des artistes parisiens qu'il eut plaisir à rencontrer des gens qui étaient prêts à se faire casser la tête pour une cause, si inepte qu'elle fût.
Il ne tarda pas à reconnaître qu'il y avait beaucoup de ces gens en France. Les journaux politiques se livraient des combats, comme les héros d'Homère ; ils publiaient journellement des appels à la guerre civile. Il est vrai que cela se passait en paroles, et que l'on en venait rarement aux coups. Cependant, il ne manquait pas de naïfs pour mettre en action la morale que les autres écrivaient. On assistait alors à de curieux spectacles : des départements qui prétendaient se séparer de la France, des régiments qui désertaient, des préfectures brûlées, des percepteurs à cheval, à la tête de compagnies de gendarmes, des paysans armés de faux, faisant bouillir des chaudières pour défendre les églises, que des libres penseurs défonçaient, au nom de la liberté, des Rédempteurs populaires, qui montaient dans les arbres pour parler aux provinces du Vin, soulevées contre les provinces de l'Alcool. Par-ci, par-là, ces millions d'hommes qui se montraient le poing, tout rouges d'avoir prié, finissaient tout de bon par se cogner. La République flattait le peuple ; et puis, elle le faisait sabrer. Le peuple, de son côté, cassait la tête à quelques enfants du peuple, -- officiers et soldats. -- Ainsi, chacun prouvait aux autres l'excellence de sa cause et de ses poings. Quand on regardait cela de loin, au travers les journaux, on se croyait revenu de plusieurs siècles en arrière. Christophe découvrait que la France, -- cette France sceptique -- était un peuple fanatique. Mais il lui était impossible de savoir en quel sens. Pour ou contre la religion ? Pour ou contre la raison ? Pour ou contre la patrie ? -- Ils l'étaient dans tous les sens. Ils avaient l'air de l'être, pour le plaisir de l'être.
Il fut amené à en causer, un soir, avec un député socialiste, qu'il rencontrait parfois dans le salon des Stevens. Bien qu'il lui eût déjà parlé, il ne se doutait point de la qualité de son interlocuteur : jusque-là, ils ne s'étaient entretenus que de musique. Il fut très étonné d'apprendre que cet homme du monde était un chef de parti violent.
Achille Roussin était un bel homme, à la barbe blonde, au parler grasseyant, le teint fleuri, les manières cordiales, une certaine élégance avec un fond de vulgarité, des gestes de rustre, qui lui échappaient de temps en temps : -- une façon de se faire les ongles en société, une habitude toute populaire, de ne pouvoir parler à quelqu'un sans happer son habit, l'empoigner, lui palper les bras ; -- il était gros mangeur, gros buveur, viveur, rieur, les appétits d'un homme du peuple, qui se rue à la conquête du pouvoir ; souple, habile à changer de façons, suivant le milieu et l'interlocuteur, exubérant d'une façon raisonnée, sachant écouter, s'assimilant sur-le-champ tout ce qu'il entendait ; sympathique d'ailleurs, intelligent, s'intéressant à tout, par goût naturel, par goût acquis, et par vanité : honnête, dans la mesure où son intérêt ne lui commandait pas le contraire, et où il eût été dangereux de ne pas l'être.
Il avait une assez jolie femme, grande, bien faite, solidement charpentée, la taille élégante, un peu étriquée dans de luxueuses toilettes, qui accusaient avec exagération les robustes rondeurs de son anatomie ; le visage encadré de cheveux noirs frisottants, les yeux grands, noirs et épais ; le menton un peu en galoche ; la figure grosse, d'aspect assez mignon toutefois, mais gâté par les petites grimaces des yeux myopes, clignotants, et de la bouche en cul-de-poule. Elle avait une démarche factice, saccadée, comme certains oiseaux ; et une façon de parler minaudière, mais beaucoup de bonne grâce et d'amabilité. Elle était de riche famille bourgeoise et commerçante, d'esprit libre et d'espèce vertueuse, attachée aux devoirs innombrables du monde, comme à une religion, sans parler de ceux qu'elle s'imposait, de ses devoirs artistiques et sociaux : avoir un salon, répandre l'art dans les Universités Populaires, s'occuper d'œuvres philanthropiques ou de psychologie de l'enfance, -- sans chaleur de cœur, sans intérêt profond, -- par bonté naturelle, snobisme, et pédantisme innocent de jeune femme instruite, qui semble réciter perpétuellement une leçon, et qui met son amour-propre à ce qu'elle soit bien sue. Elle avait besoin de s'occuper, mais elle n'avait pas besoin de s'intéresser à ce dont elle s'occupait. Telle, l'activité fébrile de ces femmes, qui ont toujours un tricot entre les doigts, et qui remuent sans trêve les aiguilles, comme si le salut du monde était attaché à ce travail, dont elles n'ont même pas l'emploi. Et puis, il y avait chez elle, -- comme chez les « tricoteuses », -- la petite vanité de l'honnête femme, qui fait, par son exemple, la leçon aux autres femmes.
Le député avait pour elle un mépris affectueux. Il l'avait fort bien choisie, pour son plaisir et pour sa tranquillité. Elle était belle, il en jouissait, il ne lui demandait rien de plus ; et elle ne lui demandait rien de plus. Il l'aimait, et la trompait. Elle s'en accommodait pourvu qu'elle eût sa part. Peut-être même y trouvait-elle un certain plaisir. Elle était calme et sensuelle. Une mentalité de femme de harem.
Ils avaient deux jolis enfants de quatre à cinq ans, dont elle s'occupait, en bonne mère de famille, avec la même application aimable et froide qu'elle apportait à suivre la politique de son mari et les dernières manifestations de la mode et de l'art. Et cela faisait, dans ce milieu, le plus singulier mélange de théories avancées, d'art ultra-décadent, d'agitation mondaine, et de sentiment bourgeois.
Ils invitèrent Christophe à venir les voir. Madame Roussin était bonne musicienne, jouait du piano d'une façon charmante ; elle avait un toucher délicat et ferme ; avec sa petite tête, qui regardait fixement les touches, et ses mains perchées dessus, qui sautillaient, elle avait l'air d'une poule qui donne des coups de bec. Bien douée, et plus instruite en musique que la plupart des Françaises, elle était d'ailleurs indifférente comme une carpe au sens profond de la musique : c'était pour elle une suite de notes, de rythmes et de nuances, qu'elle écoutait ou récitait avec exactitude ; elle n'y cherchait point d'âme, n'en ayant pas besoin pour elle-même. Cette aimable femme, intelligente, simple, toujours disposée à rendre service, dispensa à Christophe la bonne grâce accueillante qu'elle avait pour tous. Christophe lui en savait peu de gré ; il n'avait pas beaucoup de sympathie pour elle : il la trouvait inexistante. Peut-être ne lui pardonnait-il pas non plus, sans s'en rendre compte, la complaisance qu'elle mettait à accepter le partage avec les maîtresses de son mari, dont elle n'ignorait pas les aventures. La passivité était, de tous les vices, celui qu'il excusait le moins.
Il se lia plus intimement avec Achille Roussin. Roussin aimait la musique, comme les autres arts, d'une façon grossière, mais sincère. Quand il aimait une symphonie, il avait l'air de coucher avec. Il avait une culture superficielle, et il en tirait bon parti ; sa femme ne lui avait pas été inutile en cela. Il s'intéressa à Christophe, parce qu'il voyait en lui un plébéien vigoureux, comme il était lui-même. Il était d'ailleurs curieux d'observer de près un original de ce genre -- (il était d'une curiosité inlassable pour observer les hommes) -- et de connaître ses impressions sur Paris. La franchise et la rudesse des remarques de Christophe l'amusa. Il était assez sceptique pour en admettre l'exactitude. Que Christophe fût Allemand n'était pas pour le gêner : au contraire ! Il se vantait d'être au-dessus des préjugés de patrie. Et, en somme, il était sincèrement « humain » -- (sa principale qualité) ; -- il sympathisait avec tout ce qui était homme. Mais cela ne l'empêchait point d'avoir la conviction bien assurée de la supériorité du Français -- vieille race, vieille civilisation -- sur l'Allemand, et de se gausser de l'Allemand.
Christophe voyait chez Achille Roussin d'autres hommes politiques, ministres de la veille ou du lendemain. Avec chacun d'eux individuellement il aurait eu assez de plaisir à causer, si ces illustres personnages l'en avaient jugé digne. Au contraire de l'opinion généralement répandue, il trouvait leur société plus intéressante que celle des littérateurs qu'il connaissait. Ils avaient une intelligence plus vivante, plus ouverte aux passions et aux grands intérêts de l'humanité. Causeurs brillants, méridionaux pour la plupart, ils étaient étonnamment dilettantes ; pris à part, ils l'étaient presque autant que les hommes de lettres. Bien entendu, ils étaient assez ignorants de l'art, surtout de l'art étranger ; mais ils prétendaient tous plus ou moins s'y connaître ; et souvent, ils l'aimaient vraiment. Il y avait des Conseils des ministres, qui ressemblaient à des cénacles de petites Revues. L'un faisait des pièces de théâtre. L'autre raclait du violon et était wagnérien enragé. L'autre gâchait de la peinture. Et tous collectionnaient les tableaux impressionnistes, lisaient les livres décadents, mettaient une coquetterie à goûter un art ultra-aristocratique, qui était l'ennemi mortel de leurs idées. Christophe était gêné de voir ces ministres socialistes, ou radicaux-socialistes, ces apôtres des classes affamées, faire les connaisseurs en jouissances raffinées. Sans doute, c'était leur droit ; mais cela ne lui semblait pas très loyal.
Mais le plus curieux, c'était quand ces hommes, qui, pris en particulier, étaient sceptiques, sensualistes, nihilistes, anarchistes, touchaient à l'action : aussitôt, ils devenaient fanatiques. Les plus dilettantes, à peine arrivés au pouvoir, se muaient en petits despotes orientaux ; ils étaient pris de la manie de tout diriger, de ne rien laisser libre : ils avaient l'esprit sceptique et le tempérament tyrannique. La tentation était trop forte de pouvoir user du formidable mécanisme de centralisation administrative, qu'avait jadis construit le plus grand des despotes, et de n'en pas abuser. Il s'en suivait une sorte d'impérialisme républicain, sur lequel était venu se greffer, dans les dernières années, un catholicisme athée.
Pendant un certain temps, les politiciens n'avaient prétendu qu'à la domination des corps, -- je veux dire des fortunes ; -- ils laissaient les âmes à peu près tranquilles, les âmes n'étant pas monnayables. De leur côté, les âmes ne s'occupaient pas de politique ; elle passait au-dessus ou au-dessous d'elles ; la politique, en France, était considérée comme une branche, lucrative, mais suspecte, du commerce et de l'industrie ; les intellectuels méprisaient les politiciens, les politiciens méprisaient les intellectuels. -- Or, depuis peu un rapprochement s'était fait, puis bientôt une alliance, entre les politiciens et la classe pire des intellectuels. Un nouveau pouvoir était entré en scène, qui s'était arrogé le gouvernement absolu des pensées : c'étaient les Libres Penseurs. Ils avaient lié partie avec l'autre pouvoir, qui avait vu en eux un rouage perfectionné de despotisme politique. Ils tendaient beaucoup moins à détruire l'Église qu'à la remplacer ; et, de fait, ils formaient une église de la Libre Pensée, qui avait ses catéchismes et ses cérémonies, ses baptêmes, premières communions, ses mariages, ses conciles régionaux, nationaux, voire même œcuméniques à Rome. Inénarrable bouffonnerie que ces milliers de pauvres bêtes, qui avaient besoin de se réunir en troupeaux, pour « penser librement » ! Il est vrai que leur liberté de pensée consistait à interdire celle des autres, au nom de la Raison : car ils croyaient à la Raison, comme les catholiques à la Sainte-Vierge, sans se douter, les uns et les autres, que la Raison, pas plus que la Vierge, n'est rien par elle-même, et que la source est ailleurs. Et, de même que l'Église catholique avait ses armées de moines et ses congrégations, qui sourdement cheminaient dans les veines de la nation, propageaient son virus, et anéantissaient toute vitalité rivale, l'église anti-catholique avait ses francs-maçons, dont la maison mère, le Grand-Orient, tenait registre fidèle de tous les rapports secrets que lui adressaient, chaque jour, de tous les points de France, ses pieux délateurs. L'État républicain encourageait sous main les espionnages sacrés de ces moines mendiants et de ces jésuites de la Raison, qui terrorisaient l'armée, l'Université, tous les corps de l'État ; et il ne s'apercevait point qu'en semblant le servir, ils visaient peu à peu à se substituer à lui, et qu'il s'acheminait tout doucement à une théocratie athée, qui n'aurait rien à envier à celle des Jésuites du Paraguay.
Christophe vit chez Roussin quelques-uns de ces calotins. Ils étaient plus fétichistes les uns que les autres. Pour le moment, ils exultaient d'avoir fait enlever le Christ des tribunaux. Ils croyaient avoir détruit la religion, parce qu'ils détruisaient quelques morceaux de bois. D'autres accaparaient Jeanne d'Arc et sa bannière de la Vierge, qu'ils venaient d'arracher aux catholiques. Un des pères de l'Église nouvelle, un général qui faisait la Guerre aux Français de l'autre église, venait de prononcer un discours anticlérical en l'honneur de Vercingétorix : il célébrait dans le Brenn gaulois, à qui la Libre Pensée avait élevé une statue, un enfant du peuple et le premier champion de la France contre Rome (l'église de). Un ministre de la marine, pour purifier la flotte et faire enrager les catholiques, donnait à un cuirassé le nom d'Ernest Renan. D'autres libres esprits s'attachaient à purifier l'art. Ils expurgeaient les classiques du XVIIe siècle, et ne permettaient pas que le nom de Dieu souillât les Fables de La Fontaine. Ils ne l'admettaient pas plus dans la musique ancienne ; et Christophe entendit un vieux radical, -- (« Être radical, dans sa vieillesse, dit Gœthe, c'est le comble de toute folie ») -- qui s'indignait qu'on osât donner dans un concert populaire les lieder religieux de Beethoven. Il exigeait qu'on changeât les paroles.
D'autres, plus radicaux encore, voulaient qu'on supprimât purement et simplement toute musique religieuse, et les écoles où on l'apprenait. Vainement, un directeur des Beaux-Arts, qui dans cette Béotie passait pour un Athénien, expliquait qu'il fallait pourtant apprendre la musique aux musiciens : car, disait-il : « quand vous envoyez un soldat à la caserne, vous lui apprenez progressivement à se servir de son fusil et à tirer. Il en est de même du jeune compositeur : la tête fourmille d'idées ; mais leur classement n'est pas encore opéré. » Effrayé de son courage, protestant à chaque phrase : « Je suis un vieux libre penseur... je suis un vieux républicain... », il proclamait audacieusement que « peu lui importait de savoir si les compositions de Pergolèse étaient des opéras ou des messes ; il s'agissait de savoir si c'étaient des œuvres de l'art humain ». -- Mais l'implacable logique de son interlocuteur répliquait au « vieux libre penseur », au « vieux républicain », qu'« il y avait deux musiques : celle qu'on chantait dans les églises, et celle qu'on chantait ailleurs ». La première était ennemie de la Raison et de l'État ; et la Raison d'État devait le supprimer.
Ces imbéciles eussent été plus ridicules que dangereux, s'ils n'avaient eu derrière eux des hommes d'une réelle valeur, sur qui ils s'appuyaient, et qui étaient comme eux, -- davantage peut-être, -- fanatiques de la Raison. Tolstoy parle quelque part de ces « influences épidémiques, » qui règnent en religion, en philosophie, en politique, en art et en science, de ces « influences insensées, dont les hommes ne voient la folie que lorsqu'ils s'en sont débarrassés, mais qui, tant qu'ils y sont soumis, leur paraissent si vraies qu'ils ne croient même pas nécessaire de les discuter ». Ainsi, la passion des tulipes, la croyance aux sorciers, les aberrations des modes littéraires. -- La religion de la Raison était une de ces folies. Elle était commune aux plus sots et aux plus cultivés, aux « sous-vétérinaires » de la Chambre et à certains des esprits les plus intelligents de l'Université. Elle était plus dangereuse encore chez ceux-ci que chez ceux-là car, chez ceux-là, elle s'accommodait d'un optimisme béat et stupide, qui en détendait l'énergie ; au lieu que chez les autres, les ressorts en étaient bandés et le tranchant aiguisé par un pessimisme fanatique, qui ne se faisait point illusion sur l'antagonisme foncier de la Nature et de la Raison, et qui n'en était que plus acharné à soutenir le combat de la Liberté abstraite, de la Justice abstraite, de la Vérité abstraite, contre la Nature mauvaise. Il y avait là un fond d'idéalisme calviniste, janséniste, jacobin, une vieille croyance en l'irrémédiable perversité de l'homme que seul peut et doit briser l'orgueil implacable des Élus chez qui souffle la Raison, -- l'Esprit de Dieu. C'était un type bien français, le Français intelligent, qui n'est pas « humain ». Un caillou dur comme fer : rien n'y peut pénétrer ; et il casse tout ce qu'il touche.
Christophe fut atterré par les conversations qu'il eut chez Achille Roussin avec quelques-uns de ces fous raisonneurs. Ses idées sur la France en étaient bouleversées. Il croyait, d'après l'opinion courante, que les Français étaient un peuple pondéré, sociable, tolérant, aimant la liberté. Et il trouvait des maniaques d'idées abstraites, malades de logique, toujours prêts à sacrifier les autres à un de leurs syllogismes. Ils parlaient constamment de liberté, et personne n'était moins fait pour la comprendre et pour la supporter. Nulle part, des caractères plus froidement, plus atrocement despotiques, par passion intellectuelle, ou parce qu'ils voulaient toujours avoir raison.
Ce n'était pas le fait d'un parti. Tous les partis étaient le même. Ils ne voulaient rien voir en deçà, au delà de leur formulaire politique ou religieux, de leur patrie, de leur province, de leur groupe, de leur étroit cerveau. Il y avait des antisémites, qui dépensaient toutes les forces de leur être en une haine enragée contre tous les privilégiés de la fortune : car ils haïssaient tous les Juifs, et ils appelaient Juifs tous ceux qu'ils haïssaient. Il y avait des nationalistes, qui haïssaient -- (quand ils étaient très bons, ils se contentaient de mépriser) -- toutes les autres nations, et, dans leur nation même, appelaient étrangers, ou renégats, ou traîtres, ceux qui ne pensaient pas comme eux. Il y avait des antiprotestants, qui se persuadaient que tous les protestants étaient Anglais ou Allemands, et qui eussent voulu les bannir tous de France. Il y avait les gens de l'Occident, qui ne voulaient rien admettre à l'Est de la ligne du Rhin ; et les gens du Nord, qui ne voulaient rien admettre au Sud de la ligne de la Loire ; et ceux qui se faisaient gloire d'être de race Germanique ; et ceux qui se faisaient gloire d'être de race Gauloise ; et, les plus fous de tous, les « Romains », qui s'enorgueillissaient de la défaite de leurs pères ; et les Bretons, et les Lorrains, et les Félibres, et les Albigeois ; et ceux de Carpentras, de Pontoise, et de Quimper-Corentin : chacun n'admettant que soi, se faisant de son soi un titre de noblesse, et ne tolérant pas qu'on pût être autrement. Rien à faire contre cette engeance : ils n'écoutent aucun raisonnement ; ils sont faits pour brûler le reste du monde, ou pour être brûlés.
Christophe pensait qu'il était heureux qu'un tel peuple fût en République : car tous ces petits despotes s'annihilaient mutuellement. Mais si l'un d'eux avait été roi, il ne fût plus resté assez d'air pour aucun autre.
Il ne savait pas que les peuples raisonneurs ont une vertu, qui les sauve : -- l'inconséquence.
Les politiciens français ne s'en faisaient pas faute. Leur despotisme se tempérait d'anarchisme ; ils oscillaient sans cesse de l'un à l'autre pôle. S'ils s'appuyaient à gauche sur les fanatiques de la pensée, à droite ils s'appuyaient sur les anarchistes de la pensée. On voyait avec eux toute une tourbe de socialistes dilettantes, de petits arrivistes, qui s'étaient bien gardés de prendre part au combat, avant qu'il fût gagné, mais qui suivaient à la trace l'armée de la Libre Pensée, et, après chacune de ses victoires, s'abattaient sur les dépouilles des vaincus. Ce n'était pas pour la raison que travaillaient les champions de la raison... sic vos non vobis [12]... C'était pour ces profiteurs cosmopolites, qui piétinaient joyeusement les traditions du pays, et qui n'entendaient pas détruire une foi pour en installer une autre à la place, mais pour s'installer eux-mêmes.
Christophe retrouva là Lucien Lévy-Cœur. Il ne fut pas trop étonné d'apprendre que Lucien Lévy-Cœur était socialiste. Il pensa simplement qu'il fallait que le socialisme fût bien sûr du succès pour que Lucien Lévy-Cœur vînt à lui. Mais il ne savait pas que Lucien Lévy-Cœur avait trouvé moyen d'être tout aussi bien vu dans le camp opposé, où il avait réussi à devenir l'ami des personnalités de la politique et de l'art les plus antilibérales, voire même antisémites. Il demanda à Achille Roussin :
-- Comment pouvez-vous garder de tels hommes avec vous ?
Roussin répondit :
-- Il a tant de talent ! Et puis, il travaille pour nous, il détruit le vieux monde.
-- Je vois bien qu'il détruit, dit Christophe. Il détruit si bien que je ne sais pas avec quoi vous reconstituerez. Êtes-vous sûr qu'il vous restera assez de charpente pour votre maison nouvelle ? Les vers se sont déjà mis dans votre chantier de construction.
Lucien Lévy-Cœur n'était pas le seul à ronger le socialisme. Les feuilles socialistes étaient pleines de ces petits hommes de lettres, art pour l'art, anarchistes de luxe, qui s'étaient emparés de toutes les avenues qui pouvaient conduire au succès. Ils barraient la route aux autres, et remplissaient de leur dilettantisme décadent et struggle for life [13] les journaux, qui se disaient organes du peuple. Ils ne se contentaient pas des places : il leur fallait la gloire. Dans aucun temps, on n'avait vu tant de statues hâtivement élevées, tant de discours devant des génies de plâtre. Périodiquement, des banquets étaient offerts aux grands hommes de la confrérie par les habituels pique-assiette de la gloire, non pas à l'occasion de leurs travaux, mais de leurs décorations : car c'était là ce qui les touchait le plus. Esthètes, surhommes, métèques, ministres socialistes, se trouvaient tous d'accord pour fêter une promotion dans la Légion d'Honneur, instituée par cet officier corse.
Roussin s'égayait des étonnements de Christophe. Il ne trouvait point que l'Allemand jugeât si mal ses partenaires. Lui-même, quand ils étaient seul à seul, les traitait sans ménagements. Il connaissait mieux que personne leur sottise ou leurs roueries ; mais cela ne l'empêchait pas de les soutenir, afin d'être soutenu par eux. Et si, dans l'intimité, il ne se gênait pas pour parler du peuple en termes méprisants, à la tribune il était un autre homme. Il prenait une voix de tête, des tons aigus, nasillards, martelés, solennels, des trémolos, des bêlements, de grands gestes vastes et tremblotants, comme des battements d'ailes : il jouait Mounet-Sully.
Christophe s'évertuait à démêler dans quelle mesure Roussin croyait à son socialisme. L'évidence était qu'il n'y croyait pas, au fond : il était trop sceptique. Il y croyait pourtant, avec une part de sa pensée ; et quoiqu'il sût fort bien que ce n'en était qu'une part -- (et pas la plus importante), -- il avait organisé d'après cela sa vie et sa conduite, parce que cela lui était plus commode, ainsi. Son intérêt pratique n'était pas seul en cause, mais aussi son intérêt vital, sa raison d'être et d'agir. Sa foi socialiste lui était par lui-même une sorte de religion d'État. -- La majorité des hommes ne vit pas autrement. Leur vie repose sur des croyances religieuses, ou morales, ou sociales, ou purement pratiques, -- (croyance à leur métier, à leur travail, à l'utilité de leur rôle dans la vie), -- auxquelles ils ne croient pas, au fond. Mais ils ne veulent pas le savoir : car ils ont besoin, pour vivre, de ce semblant de foi, de ce culte officiel, dont chacun est le prêtre.
Roussin n'était pas un des pires. Combien d'autres dans le parti « faisaient » du socialisme ou du radicalisme, -- on ne pouvait même pas dire, par ambition, tant cette ambition était à courte vue, n'allait pas plus loin que le pillage immédiat et leur réélection ! Ces gens avaient l'air de croire en une société nouvelle. Peut-être y avaient-ils cru jadis ; mais, en fait ils ne pensaient plus qu'à vivre sur les dépouilles de la société qui mourait. Un opportunisme myope était au service d'un nihilisme jouisseur. Les grands intérêts de l'avenir étaient sacrifiés à l'égoïsme de l'heure présente. On démembrait l'armée, on eût démembré la patrie pour plaire aux électeurs. Ce n'était point l'intelligence qui manquait : on se rendait compte de ce qu'il eût fallu faire, mais on ne le faisait point, parce qu'il en eût coûté trop d'efforts. On voulait arranger sa vie et celle de la nation avec le minimum de peine. Du haut en bas de l'échelle, c'était la même morale du plus de plaisir possible avec le moins d'efforts possible. Cette morale immorale était le seul fil conducteur au milieu du gâchis politique, où les chefs donnaient l'exemple de l'anarchie, où l'on voyait une politique incohérente poursuivant dix lièvres à la fois, et les lâchant tous l'un après l'autre, une diplomatie belliqueuse côte à côte avec un ministère de la guerre pacifiste, des ministres de la guerre, qui détruisaient l'armée afin de l'épurer, des ministres de la marine qui soulevaient les ouvriers des arsenaux, des instructeurs de la guerre qui prêchaient l'horreur de la guerre, des officiers dilettantes, des juges dilettantes, des révolutionnaires dilettantes, des patriotes dilettantes. Une démoralisation politique universelle. Chacun attendait de l'État qu'il le pourvût de fonctions, de pensions, de décorations ; et l'État, en effet, ne manquait pas d'en arroser sa clientèle : la curée des honneurs et des charges était offerte aux fils, aux neveux, aux petits-neveux, aux valets du pouvoir ; les députés se votaient des augmentations de traitement : un gaspillage effréné des finances, des places, des titres, de toutes les ressources de l'État. -- Et, comme un sinistre écho de l'exemple d'en haut, le sabotage d'en bas : les instituteurs enseignant la révolte contre la patrie, les employés des postes brûlant les lettres et les dépêches, les ouvriers des usines, jetant du sable et de l'émeri dans les engrenages des machines, les ouvriers des arsenaux détruisant des arsenaux, des navires incendiés, le gâchage monstrueux du travail par les travailleurs, -- la destruction non pas des riches, mais de la richesse du monde.
Pour couronner l'œuvre, une élite intellectuelle s'amusait à fonder en raison et en droit ce suicide d'un peuple, au nom des droits sacrés au bonheur. Un humanitarisme morbide rongeait la distinction du bien et du mal, s'apitoyait devant la personne « irresponsable et sacrée » des criminels, capitulait devant le crime et lui livrait la société.
Christophe pensait.
-- La France est soûle de liberté. Après avoir déliré, elle tombera ivre-morte. Et quand elle se réveillera, elle sera au violon.
Ce qui blessait le plus Christophe dans cette démagogie, c'était de voir les pires violences politiques froidement accomplies par des hommes, dont il connaissait le fond incertain. La disproportion était trop scandaleuse entre ces êtres ondoyants et l'action âpre qu'ils déchaînaient, ou qu'ils autorisaient. Il semblait qu'il y eût en eux deux éléments contradictoires : un caractère inconsistant, qui ne croyait à rien, et une raison raisonnante, qui saccageait la vie, sans vouloir rien écouter. Christophe se demandait comment la bourgeoisie paisible, les catholiques, les officiers qu'on harcelait de toutes les façons, ne les jetaient pas par la fenêtre. Comme il ne savait rien cacher, Roussin n'eut pas de peine à deviner sa pensée. Il se mit à rire, et dit :
-- Sans doute, c'est ce que vous ou moi, nous ferions, n'est-ce pas ? Mais il n'y a point de risques avec eux. Ce sont de pauvres bougres, qui ne sont pas capables de prendre le moindre parti énergique, ; ils ne sont bons qu'à récriminer. Une aristocratie gâteuse, abrutie par les clubs, prostituée aux Américains et aux Juifs, qui, pour prouver son modernisme, s'amuse du rôle insultant qu'on lui prête dans les romans et les pièces à la mode, et fait fête aux insulteurs. Une bourgeoisie grincheuse, qui ne lit rien, qui ne comprend rien, qui ne veut rien comprendre, qui ne sait que dénigrer, dénigrer à vide, aigrement, sans résultat pratique, -- qui n'a qu'une passion : dormir sur son sac aux gros sous, avec la haine de ceux qui la dérangent, ou même de ceux qui travaillent : car cela la dérange que les autres se remuent, tandis qu'elle pionce !... Si vous connaissiez ces gens-là vous finiriez par nous trouver sympathiques...
Mais Christophe n'éprouvait qu'un grand dégoût pour les uns et pour les autres : car il ne pensait point que la bassesse des persécutés fût une excuse pour celle des persécuteurs. Il avait souvent rencontré chez les Stevens des types de cette bourgeoisie riche et maussade, que lui dépeignait Roussin,
... l'anime triste di coloro,
Che visser senza infamia e senza lodo...
Il ne voyait que trop les raisons que Roussin et ses amis avaient d'être sûrs non seulement de leur force sur ces gens, mais de leur droit d'en abuser. Les outils de domination ne leur manquaient point. Des milliers des fonctionnaires sans volonté, obéissant aveuglément. Des mœurs courtisanesques, une République sans républicains ; une presse socialiste, en extase devant les rois en visite ; des âmes de domestiques, aplaties devant les titres, les galons, les décorations : pour les tenir, il n'y avait qu'à leur jeter en pâture un os à ronger, ou la Légion d'Honneur. Si un roi eût promis d'anoblir tous les citoyens de France, tous les citoyens de France eussent été royalistes.
Les politiciens avaient beau jeu. Des trois États de 89, le premier était anéanti ; le second était banni ou suspect ; le troisième, repu de sa victoire, dormait. Et quant au quatrième État, qui maintenant se levait, menaçant et jaloux, il n'était pas difficile encore d'en avoir raison. La République décadente le traitait, comme Rome décadente traitait les hordes barbares, qu'elle n'avait plus la force d'expulser de ses frontières : elle les enrôlait ; ils devenaient bientôt ses meilleurs chiens de garde. Les ministres bourgeois, qui se disaient socialistes, attiraient sournoisement, annexaient les plus intelligents de l'élite ouvrière ; ils décapitaient de leurs chefs le parti des prolétaires, s'infusaient leur sang nouveau, et, en retour, les gorgeaient d'idéologie bourgeoise.
Un spécimen curieux de ces tentatives d'annexion du peuple par la bourgeoisie était, en ce temps-là, les Universités Populaires. C'étaient de petits bazars de connaissances confuses de omni re scibili [14]. On prétendait y enseigner, comme disait un programme, « toutes les branches du savoir, physique, biologique, sociologique : astronomie, cosmologie, anthropologie, ethnologie, physiologie, psychologie, psychiatrie, géographie, linguistique, esthétique, logique, etc. » De quoi faire craquer le cerveau de Pic de la Mirandole.
Certes, il y avait eu à l'origine, il y avait encore dans certaines d'entre elles un idéalisme sincère, un besoin de dispenser à tous la vérité, la beauté, la vie morale, qui avait de la grandeur. Ces ouvriers, qui, après une journée de dur travail, venaient s'entasser dans les salles de conférences étouffantes, et dont la soif de savoir était plus forte que la fatigue, offraient un spectacle touchant. Mais, comme on avait abusé des pauvres gens ! Pour quelques vrais apôtres, intelligents et humains, pour quelques bons cœurs, mieux intentionnés qu'adroits, combien de sots, de bavards, d'intrigants, écrivains sans lecteurs, orateurs sans public, professeurs, pasteurs, parleurs, pianistes et critiques, qui inondaient le peuple de leurs produits ! Chacun cherchait à placer sa marchandise. Les plus achalandés étaient naturellement les vendeurs d'orviétan [15], les discoureurs philosophiques, qui remuaient à la pelle des idées générales, avec le paradis social au bout.
Les Universités Populaires servaient aussi de débouché pour un esthétisme ultra-aristocratique : gravures, poésies, musique décadentes. On voulait l'avènement du peuple pour rajeunir la pensée et pour régénérer la race. Et l'on commençait par lui inoculer tous les raffinements de la bourgeoisie ! Il les prenait avec avidité, non parce qu'ils lui plaisaient, mais parce qu'ils étaient bourgeois. Christophe, qui avait été amené à une de ces Universités Populaires par Mme Roussin, lui entendit jouer du Debussy au peuple, entre la Bonne Chanson de Gabriel Fauré et l'un des derniers quatuors de Beethoven. Lui qui n'était arrivé à l'intelligence des dernières œuvres de Beethoven qu'après bien des années, par un lent acheminement de son goût et de sa pensée, demanda, plein de pitié, à l'un de ses voisins :
-- Mais est-ce que vous comprenez cela ?
L'autre se dressa sur ses ergots, comme un coq en colère et dit :
-- Bien sûr ! Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas aussi bien que vous ?
Et, pour prouver qu'il avait compris, il bissa une fugue, en regardant Christophe, d'un air provoquant.
Christophe se sauva consterné ; il se disait que ces animaux-là avaient réussi à empoisonner jusqu'aux sources vives de la nation : il n'y avait plus de peuple.
-- Peuple vous-même ! comme disait un ouvrier à l'un de ces braves gens qui tentaient de fonder des Théâtres du Peuple. Je suis autant bourgeois que vous !
Un beau soir, que le ciel moelleux, comme un tapis d'Orient, aux teintes chaudes, un peu passées, s'étendait au-dessus de la ville assombrie, Christophe suivait les quais de Notre-Dame aux Invalides. Dans la nuit qui tombait, les tours de la cathédrale montaient comme les bras de Moïse, dressés pendant la bataille. La lance d'or ciselée de la Sainte-Chapelle, l'épine sainte fleurissante, jaillissait du fourré des maisons. De l'autre côté de l'eau, le Louvre déroulait sa façade royale, dans les yeux ennuyés de laquelle les reflets du soleil couchant mettaient une dernière lueur de vie. Au fond de la plaine des Invalides, derrière ses fossés et ses murailles hautaines, dans son désert majestueux, la coupole d'or sombre planait, comme une symphonie de victoires lointaines. Et l'Arc de Triomphe ouvrait sur la colline, telle une marche héroïque, l'enjambée surhumaine des légions impériales.
Et Christophe eut soudain l'impression d'un géant mort, dont les membres immenses couvraient la plaine. Le cœur serré d'effroi, il s'arrêta, contemplant les fossiles gigantesque d'une espèce fabuleuse, disparue de la terre et dont toute la terre avait entendu sonner les pas, -- la race, casquée du dôme des Invalides, et ceinturée du Louvre, qui étreignait le ciel avec les mille bras de ses cathédrales, et qui arc-boutait sur le monde les deux pieds triomphants de l'Arche Napoléonienne, sous le talon de laquelle grouillait aujourd'hui Lilliput.
Sans qu'il l'eût cherché, Christophe avait acquis une petite notoriété dans les milieux parisiens où Sylvain Kohn et Goujart l'avaient introduit. L'originalité de sa figure, qu'on apercevait toujours, avec l'un ou l'autre de ses deux amis, aux premières des théâtres et aux concerts, sa laideur puissante, les ridicules même de sa personne, de sa tenue, de ses manières brusques et gauches, les boutades paradoxales qui parfois lui échappaient, son intelligence mal dégrossie, mais large et robuste, et les récits romanesques que Sylvain Kohn avait colportés sur ses escapades en Allemagne, sur ses démêlés avec la police et sur sa fuite en France, l'avaient désigné à la curiosité oisive et affairée de ce grand salon d'hôtel cosmopolite, qu'est devenu le Tout-Paris. Tant qu'il se tint sur la réserve, observant, écoutant, tâchant de comprendre, avant de prononcer, tant qu'on ignora ses œuvres et le fond de sa pensée, il fut assez bien vu. Les Français lui savaient gré de n'avoir pu rester en Allemagne. Surtout, les musiciens français étaient touchés comme d'un hommage qui leur était rendu, de l'injustice des jugements de Christophe sur la musique allemande : -- (il s'agissait, à la vérité, de jugements déjà anciens, à la plupart desquels il n'eût plus souscrit aujourd'hui : quelques articles publiés naguère dans une Revue allemande, et dont les paradoxes avaient été répandus et amplifiés par Sylvain Kohn). -- Christophe intéressait et il ne gênait point ; il ne prenait la place de personne. Il n'eût tenu qu'à lui d'être un grand homme de cénacle. Il n'avait qu'à ne rien écrire, ou le moins possible, surtout à ne rien faire entendre de lui, et à alimenter d'idées Goujart et ses pareils, tous ceux qui ont pris pour devise un mot fameux -- en l'arrangeant un peu :
« Mon verre n'est pas grand ; mais je bois... dans celui des autres. »
Une forte personnalité exerce son rayonnement surtout sur les jeunes gens, plus occupés de sentir que d'agir. Il n'en manquait pas autour de Christophe. C'étaient en général de ces êtres oisifs, sans volonté, sans but, sans raison d'être, qui ont peur de la table de travail, peur de se trouver seuls avec eux-mêmes, qui s'éternisent dans un fauteuil, qui errent d'un café à une salle de théâtre, cherchant tous les prétextes pour ne pas rentrer chez eux, pour ne pas se voir face à face. Ils venaient, s'installaient, traînaient pendant des heures, dans ces conversations insipides, d'où l'on sort avec une dilatation d'estomac, écœurés, saturés, et pourtant affamés, avec le besoin et le dégoût à la fois de continuer. Ils entouraient Christophe, comme le barbet de Gœthe, les « larves à l'affût » qui guettent une âme à happer, pour se raccrocher à la vie.
Un sot vaniteux eût trouvé plaisir à cette cour de parasites. Mais Christophe n'aimait pas jouer à l'idole. Il était horripilé d'ailleurs par la prétentieuse bêtise de ses admirateurs, qui trouvaient dans ce qu'il faisait des intentions saugrenues, Renaniennes, Nietzschéennes, Rose-Croix, hermaphrodites. Il les mit à la porte. Il n'était pas fait pour un rôle passif. Tout chez lui avait l'action pour but. Il observait, pour comprendre ; et il voulait comprendre, pour agir. Libre de préjugés, il s'informait de tout, étudiait dans la musique toutes les formes de pensée et les ressources d'expression des autres pays et des autres temps. Chacune de celles qui lui paraissaient vraies, il en faisait sa proie. À la différence de ces artistes français qu'il étudiait, ingénieux inventeurs de formes nouvelles, qui s'épuisent à inventer sans cesse et laissent leurs inventions en chemin, il cherchait beaucoup moins à innover dans la langue musicale qu'à la parler avec plus d'énergie ; il n'avait point le souci d'être rare, mais celui d'être fort. Cette énergie passionnée s'opposait au génie français de finesse et de mesure. Elle avait le dédain du style pour le style. Les meilleurs artistes français lui faisaient l'effet d'ouvriers de luxe. Un des plus parfaits poètes parisiens s'était amusé lui-même à dresser « la liste ouvrière de la poésie française contemporaine, chacun avec sa denrée, son produit ou ses soldes » ; et il énumérait « les lustres de cristal, les étoffes d'Orient, les médailles d'or et de bronze, les guipures douairières, les sculptures polychromes, les faïences à fleurs », qui sortaient de la fabrique de tel ou tel de ses confrères. Lui-même se représentait, « dans un coin du vaste atelier des lettres, reprisant de vieilles tapisseries, ou dérouillant des pertuisanes [16] hors d'usage ». -- Cette conception de l'artiste, comme d'un bon ouvrier, attentif uniquement à la perfection du métier, n'était pas sans beauté. Mais elle ne satisfaisait pas Christophe ; tout en reconnaissant sa dignité professionnelle, il avait du mépris pour la pauvreté de vie qu'elle recouvrait. Il ne concevait pas qu'on écrivît pour écrire. Il ne disait pas des mots, il disait -- il voulait dire -- des choses.
Ei dice cose, e voi dite parole...
Après une période de repos où il n'avait été occupé qu'à absorber un monde nouveau, l'esprit de Christophe fut pris brusquement du besoin de créer. L'antagonisme qui s'accusait entre Paris et lui, centuplait sa force, en stimulant sa personnalité. C'était un débordement de passions, qui demandaient impérieusement à s'exprimer. Elles étaient de toute sorte ; par toutes, il était sollicité avec la même ardeur. Il lui fallait forger des œuvres, où se décharger de l'amour qui lui gonflait le cœur, et aussi de la haine ; et de la volonté, et aussi du renoncement, et de tous les démons qui s'entrechoquaient en lui, et qui avaient un droit égal à vivre. À peine s'était-il soulagé d'une passion dans une œuvre, -- (quelquefois, il n'avait même pas la patience d'aller jusqu'à la fin de l'œuvre) -- qu'il se jetait dans une passion contraire. Mais la contradiction n'était qu'apparente : s'il changeait toujours, toujours il restait le même. Toutes ses œuvres étaient des chemins différents qui menaient au même but ; son âme était une montagne : il en prenait toutes les routes ; les unes s'attardaient à l'ombre, en leurs détours moelleux ; les autres montaient arides, âprement au soleil, toutes conduisaient au Dieu, qui siégeait sur la cime. Amour, haine, volonté, renoncement, toutes les forces humaines, portées au paroxysme, touchent à l'éternité, déjà y participent. Chacun la porte en soi : le religieux et l'athée, celui qui voit partout la vie, et celui qui la nie partout, et celui qui doute de tout et de la vie et de la négation, -- et Christophe, dont l'âme embrassait tous ces contraires à la fois. Tous les contraires se fondent en l'éternelle Force. L'important pour Christophe était de réveiller cette force en lui et dans les autres, de jeter des brassées de bois sur le brasier, de faire flamber l'Éternité. Une grande flamme s'était levée dans son cœur, au milieu de la nuit voluptueuse de Paris. Il se croyait libre de toute foi, et il n'était tout entier qu'une torche de foi.
Rien ne pouvait davantage prêter le flanc à l'ironie française. La foi est un des sentiments que pardonne le moins une société raffinée : car elle l'a perdu. Dans l'hostilité sourde ou railleuse de la plupart des hommes pour les rêves des jeunes gens, il entre pour beaucoup l'amère pensée qu'eux-mêmes furent ainsi, qu'ils eurent ces ambitions et ne les réalisèrent point. Ceux qui ont renié leur âme, ceux qui avaient en eux une œuvre, et ne l'ont pas accomplie, pensent :
-- Puisque je n'ai pu faire ce que j'avais rêvé, pourquoi le feraient-ils, eux ? Je ne veux point qu'ils le fassent.
Combien d'Heddas Gabler parmi les hommes ! Quelle sourde malveillance qui cherche à annihiler les forces neuves et libres, quelle science pour les tuer par le silence, par l'ironie, par l'usure, par le découragement, -- et par quelque séduction perfide, au bon moment !...
Le type est de tous les pays. Christophe le connaissait, pour l'avoir rencontré en Allemagne. Contre cette espèce de gens il était cuirassé. Son système de défense était simple : il attaquait, le premier ; dès leurs premières avances, il leur déclarait la guerre ; il contraignait ces dangereux amis à se faire ses ennemis. Mais si cette franche politique était la plus efficace à sauvegarder sa personnalité, elle l'était beaucoup moins à lui faciliter sa carrière d'artiste. Christophe recommença ses errements d'Allemagne. C'était plus fort que lui. Une seule chose avait changé : son humeur, qui était fort gaie.
Il exprimait gaillardement à qui voulait l'entendre ses critiques peu mesurées sur les artistes français : il s'attira ainsi beaucoup d'inimitiés. Il ne prenait même pas la précaution de se ménager, comme font les gens avisés, l'appui d'une petite coterie. Il n'eût pas eu peine à trouver des artistes tout prêts à l'admirer, pourvu qu'il les admirât. Il y en avait même qui l'admiraient d'avance, à charge de revanche. Ils considéraient celui qu'ils louaient, comme un débiteur, auquel ils pouvaient, le moment venu, réclamer le remboursement de leur créance. C'était de l'argent bien placé. -- C'était de l'argent mal placé, avec Christophe. Il ne remboursait rien. Bien pis, il avait l'effronterie de trouver médiocres les œuvres de ceux qui trouvaient bonnes les siennes. Ils en gardaient, sans le dire, une rancune profonde, et se promettaient, à la prochaine occasion, de lui rendre la même monnaie.
Entre toutes les maladresses commises, Christophe eut celle de partir en guerre contre Lucien Lévy-Cœur : Il le trouvait partout sur sa route, et il ne pouvait cacher une antipathie exagérée pour cet être doux, poli, qui ne faisait aucun mal apparent, qui semblait même avoir plus de bonté que lui, et qui en tout cas avait bien plus de mesure. Il le provoquait à des discussions ; et si insignifiant qu'en fût l'objet, elles prenaient toujours, par le fait de Christophe, une âpreté subite, qui étonnait l'auditoire. Il semblait que Christophe cherchât tous les prétextes pour fondre, tête baissée, sur Lucien Lévy-Cœur ; mais jamais il ne pouvait l'atteindre. Son ennemi avait la suprême habileté, même quand son tort était le plus certain, de se donner le beau rôle ; il se défendait avec une courtoisie, qui faisait ressortir le manque d'usage de Christophe. Celui-ci, qui d'ailleurs parlait mal le français, avec des mots d'argot, voire d'assez gros mots, qu'il avait sus tout de suite, et qu'il employait mal à propos, comme beaucoup d'étrangers, était incapable de déjouer la tactique de Lévy-Cœur ; et il se débattait furieusement contre cette douceur ironique. Tout le monde lui donnait tort : car on ne croyait pas ce que Christophe sentait obscurément : l'hypocrisie de cette douceur, qui, se heurtant à une force qu'elle ne parvenait pas à entamer, travaillait à l'étouffer, sans éclat, en silence. Il n'était pas pressé, étant, comme Christophe, de ceux qui comptaient sur le temps : mais c'était pour détruire ; Christophe, pour édifier. Lévy-Cœur n'eut pas de peine à détacher de Christophe Sylvain Kohn et Goujart, comme il l'avait peu à peu évincé du salon des Stevens. Il fit le vide autour de lui.
Christophe s'en chargeait, de lui-même. Il ne contentait personne, n'étant d'aucun parti, ou mieux, étant contre tous. Il n'aimait pas les Juifs ; mais il aimait encore moins les antisémites. Cette lâcheté des masses soulevées contre une minorité puissante, non parce qu'elle est mauvaise, mais parce qu'elle est puissante, cet appel aux bas instincts de jalousie et de haine, lui répugnait. Les Juifs le regardaient comme un antisémite, les antisémites comme un Juif. Quant aux artistes ils sentaient en lui l'ennemi. Instinctivement, Christophe se faisait, en art, plus Allemand qu'il n'était. Par opposition avec la voluptueuse ataraxie [17] de certaine musique parisienne, il célébrait la volonté violente, un pessimisme viril et sain. Quand la joie paraissait, c'était avec un manque de goût, une fougue plébéienne, bien faits pour révolter jusqu'aux aristocratiques patrons de l'art populaire. Sa forme était savante et rude. Même, il n'était pas loin d'affecter, par réaction, une négligence apparente dans le style et une insouciance de l'originalité extérieure qui devaient être très sensibles aux musiciens français. Aussi, ceux d'entre eux, à qui il communiqua ses œuvres, l'englobèrent-ils, sans y regarder de plus près, dans le mépris qu'ils avaient pour le wagnérisme attardé de l'école allemande. Christophe ne s'en souciait guère ; il riait intérieurement, se répétant ces vers d'un charmant musicien de la Renaissance française, -- adaptés à son usage :
Va, va, ne t'esbahy de ceux la qui diront :
Ce Christophe n'a pas d'un tel le contrepoint,
Il n'a pas de cestay la pareille harmonie.
J'ai quelque chose aussi que les autres n'ont point.
Mais quand il voulut essayer de faire jouer ses œuvres dans les concerts, il trouva porte close. On avait déjà bien assez à faire de jouer -- ou de ne pas jouer -- les œuvres des jeunes musiciens français. On n'avait pas de place pour un allemand inconnu.
Christophe ne s'entêta point à faire des démarches. Il s'enferma chez lui, et se remit à écrire. Peu lui importait que les gens de Paris l'entendissent ou non. Il écrivait pour son plaisir, et non pour réussir. Le vrai artiste ne s'occupe pas de l'avenir de son œuvre. Il est comme ces peintres de la Renaissance, qui peignaient joyeusement des façades de maisons, sachant que dans dix ans il n'en resterait rien. Christophe travaillait donc en paix, attendant des temps meilleurs, quand lui vint un secours inattendu.
Christophe était alors attiré par la forme dramatique. Il n'osait pas s'abandonner librement au flot de son lyrisme intérieur. Il avait besoin de le canaliser en des sujets précis. Et, sans doute, est-il bon pour un jeune génie qui n'est pas encore maître de soi, qui ne sait même pas encore ce qu'il est exactement, de se fixer des limites volontaires où enfermer son âme qui se dérobe à lui. Ce sont les écluses nécessaires qui permettent de diriger le cours de la pensée. -- Malheureusement, il manquait à Christophe un poète ; il était obligé de se tailler lui-même ses sujets dans la légende ou dans l'histoire.
Parmi les visions qui flottaient en lui depuis quelques mois, étaient des images de la Bible. -- La Bible, que sa mère lui avait donnée comme compagne d'exil, avait été pour lui une source de rêves. Bien qu'il ne la lût point dans un esprit religieux, l'énergie morale, ou, pour mieux dire, vitale, de cette Iliade hébraïque lui était une fontaine, où, le soir, il lavait son âme nue, salie par les fumées et les boues de Paris. Il ne s'inquiétait pas du sens sacré du livre ; mais ce n'en était pas moins pour lui un livre sacré, par le souffle de nature sauvage et d'individualités primitives, qu'il y respirait. Il buvait ces hymnes de la terre dévorée de foi, des montagnes palpitantes, des cieux exultants, et des lions humains.
Une des figures du livre, pour qui il avait une tendresse, était David adolescent. Il ne lui prêtait pas l'ironique sourire de gamin de Florence, ni la tension tragique, que Verrocchio et Michel-Ange avaient donné à leurs œuvres sublimes : il ne les connaissait pas. Il voyait son David comme un pâtre poétique, au cœur vierge, où dormait l'héroïsme, un Siegfried du Midi, de race plus affinée, plus harmonieux de corps et de pensée. -- Car il avait beau se révolter contre l'esprit latin : cet esprit s'infiltrait en lui. Ce n'est pas seulement l'art qui influe sur l'art, ce n'est pas seulement la pensée, c'est tout ce qui nous entoure : -- les êtres et les choses, les gestes et les mouvements, les lignes et la lumière. L'atmosphère de Paris est bien forte : elle modèle les âmes les plus rebelles. Moins que tout autre, une âme germanique est capable de résister : elle se drape en vain dans son orgueil national, elle est, de toutes les âmes d'Europe, la plus prompte à se dénationaliser. Celle de Christophe avait déjà commencé, à son insu, de prendre à l'art latin une sobriété, une clarté du cœur, et même, dans une certaine mesure, une beauté plastique, qu'elle n'aurait pas eues sans cela. Son David l'attestait.
Il avait voulu retracer la rencontre avec Saül, et il l'avait conçue comme un tableau symphonique, à deux personnages.
Sur un plateau désert, dans une lande de bruyères en fleurs, le petit pâtre était couché, et rêvait au soleil. La sereine lumière, le bourdonnement des êtres, le doux frémissement des herbes, les grelots argentins des troupeaux qui paissaient, la force de la terre, berçaient la rêverie de l'enfant inconscient de ses divines destinées. Indolemment, il mêlait sa voix et les sons d'une flûte au silence harmonieux ; ce chant était d'une joie si calme, si limpide que l'on ne songeait même plus, en l'entendant, à la joie ou à la douleur, mais qu'il semblait que c'était ainsi, que ce ne pouvait être autrement... Soudain, de grandes ombres s'étendaient sur la lande ; l'air se taisait ; la vie semblait se retirer dans les veines de la terre. Le chant de flûte, seul, tranquille, continuait. Saül, halluciné, passait. Le roi dément, rongé par le néant, s'agitait comme une flamme qui se dévore, et que tord l'ouragan. Il suppliait, injuriait, défiait le vide qui l'entourait, et qu'il portait en lui. Et lorsque à bout de souffle, il tombait sur la lande, reparaissait dans le silence le sourire du chant du pâtre, qui ne s'était pas interrompu. Alors Saül, écrasant les battements de son cœur tumultueux, venait, en silence, près de l'enfant touché ; en silence il le contemplait ; il s'asseyait près de lui et posait sa main fiévreuse sur la tête du berger. David, sans se troubler, se retournait et regardait le roi. Il appuyait sa tête sur les genoux de Saül, et reprenait sa musique. L'ombre du soir tombait ; David s'endormait en chantant ; et Saül pleurait. Et, dans la nuit étoilée, s'élevait de nouveau l'hymne de la nature ressuscitée, et le chant de grâces de l'âme convalescente.
Christophe, en écrivant cette scène, ne s'était occupé que de sa propre joie ; il n'avait pas songé aux moyens d'exécution et surtout, il ne lui serait pas venu à l'idée qu'elle pût être représentée. Il la destinait aux concerts, pour le jour où les concerts daigneraient l'accueillir.
Un soir qu'il en parlait à Achille Roussin, et que, sur sa demande, il avait essayé de lui en donner une idée, au piano, il fut bien étonné de voir Roussin prendre feu et flamme pour l'œuvre, déclarant qu'il fallait qu'elle fût jouée sur une scène parisienne, et qu'il en faisait son affaire. Il fut bien plus étonné encore, quand il vit, quelques jours après, que Roussin prenait la chose au sérieux ; et son étonnement toucha à la stupeur, lorsqu'il apprit que Sylvain Kohn, Goujart et Lucien Lévy-Cœur lui-même s'y intéressaient. Il lui fallait admettre que les rancunes personnelles de ces gens cédaient à l'amour de l'art : cela le surprenait bien. Le moins empressé à faire jouer son œuvre ; c'était lui. Elle n'était pas faite pour le théâtre : c'était un non-sens de l'y donner. Mais Roussin fut si insistant, Sylvain Kohn si persuasif, et Goujart si affirmatif, que Christophe se laissa tenter. Il fut lâche. Il avait tellement envie d'entendre sa musique !
Tout fut facile à Roussin. Directeurs et artistes s'empressèrent à lui plaire. Justement, un journal organisait une matinée de gala au profit d'une œuvre de bienfaisance. Il fut convenu qu'on y jouerait le David. On réunit un bon orchestre. Quant aux chanteurs Roussin prétendait avoir trouvé pour le rôle de David l'interprète idéal.
Les répétitions commencèrent. L'orchestre se tira assez bien de la première lecture, quoiqu'il fût peu discipliné, à la façon française. Le Saül avait une voix un peu fatiguée, mais honorable ; et il savait son métier. Pour le David, c'était une belle personne, grande, grasse, bien faite, mais une voix sentimentale et vulgaire, qui s'étalait lourdement avec des trémolos de mélodrame et des grâces de café-concert. Christophe fit la grimace. Dès les premières mesures qu'elle chanta, il fut évident pour lui qu'elle ne pourrait conserver le rôle. À la première pause de l'orchestre, il alla trouver l'impresario, qui s'était chargé de l'organisation matérielle du concert, et qui, avec Sylvain Kohn, assistait à la répétition. Ce personnage, le voyant venir, lui dit, le visage rayonnant :
-- Eh bien, vous êtes content ?
-- Oui, dit Christophe, je crois que cela s'arrangera. Il n'y a qu'une chose qui ne va pas : c'est la chanteuse. Il faudra changer cela. Dites-le-lui gentiment ; vous avez l'habitude... Il vous sera bien facile de m'en trouver une autre.
L'impresario eut l'air stupéfait ; il regarda Christophe, comme s'il ne savait pas si Christophe parlait sérieusement ; et il dit :
-- Mais ce n'est pas possible !
-- Pourquoi ne serait-ce pas possible ? demanda Christophe.
L'impresario échangea un coup d'œil avec Sylvain Kohn, narquois, et il reprit :
-- Mais elle a tant de talent !
-- Elle n'en a aucun, dit Christophe.
-- Comment !... Une si belle voix !
-- Elle n'en a aucune.
-- Et puis, une si belle personne !
-- Je m'en fous.
-- Cela ne nuit pourtant pas, fit Sylvain Kohn, en riant.
-- J'ai besoin d'un David, et d'un David qui sache chanter ; je n'ai pas besoin de la belle Hélène, dit Christophe.
L'impresario se frottait le nez avec embarras :
-- C'est bien ennuyeux, bien ennuyeux..., dit-il. C'est pourtant une excellente artiste... Je vous assure ! Elle n'a peut-être pas tous ses moyens aujourd'hui. Vous devriez encore essayer.
-- Je veux bien, dit Christophe ; mais c'est du temps perdu.
Il reprit la répétition. Ce fut encore pis. Il eut peine à aller jusqu'au bout : il devenait nerveux ; ses observations à la chanteuse, d'abord froides mais polies, se faisaient sèches et coupantes, en dépit de la peine évidente qu'elle se donnait afin de le satisfaire, et des œillades qu'elle lui décochait pour conquérir ses bonnes grâces. L'impresario, prudemment, interrompit la répétition, au moment où les affaires menaçaient de se gâter. Pour effacer le mauvais effet des observations de Christophe, il s'empressait auprès de la chanteuse, et lui prodiguait de pesantes galanteries, lorsque Christophe, qui assistait à ce manège, avec une impatience non dissimulée lui fit signe impérieusement de venir, et dit :
-- Il n'y a pas à discuter. Je ne veux pas de cette personne. C'est désagréable, je le sais ; mais ce n'est pas moi qui l'ai choisie. Arrangez-vous comme vous voudrez.
L'impresario s'inclina, d'un air ennuyé, et dit, avec indifférence :
-- Je n'y puis rien. Adressez-vous à M. Roussin.
-- En quoi cela regarde-t-il M. Roussin ? demanda Christophe. Je ne veux pas l'ennuyer de ces affaires.
-- Cela ne l'ennuiera pas, dit Sylvain Kohn, ironique.
Et il lui montra Roussin, qui, justement, entrait.
Christophe alla au-devant de lui. Roussin, d'excellente humeur, s'exclamait :
-- Eh quoi ! déjà fini ? J'espérais entendre encore une partie. Eh bien, mon cher maître, qu'est-ce que vous en dites ? Êtes-vous satisfait ?
-- Tout va très bien, dit Christophe. Je ne puis assez vous remercier...
-- Du tout ! Du tout !
-- Il n'y a qu'une seule chose qui ne peut pas marcher.
-- Dites, dites. Nous arrangerons cela. Je tiens à ce que vous soyez content.
-- Eh bien, c'est la chanteuse. Entre nous, elle est exécrable.
Le visage épanoui de Roussin se glaça subitement. Il dit, d'un air sévère :
-- Vous m'étonnez, mon cher.
-- Elle ne vaut rien, rien du tout, continua Christophe. Elle n'a ni voix, ni goût, ni métier, pas l'ombre de talent. Vous avez de la chance de ne pas l'avoir entendue tout à l'heure !...
Roussin, de plus en plus pincé, coupa la parole à Christophe, et dit, d'un ton cassant :
-- Je connais Mlle de Sainte-Ygraine. C'est une artiste de grand talent. J'ai la plus vive admiration pour elle. Tous les gens de goût à Paris, pensent comme moi.
Et il tourna le dos à Christophe. Christophe le vit offrir son bras à l'actrice et sortir avec elle. Comme il restait stupéfait, Sylvain Kohn, qui avait suivi la scène, avec délices, lui prit le bras, et lui dit, en riant, tandis qu'ils descendaient l'escalier du théâtre :
-- Mais vous ne savez donc pas qu'elle est sa maîtresse ?
Christophe comprit. Ainsi, c'était pour elle, ce n'était pas pour lui que l'on montait la pièce ! Il s'expliqua l'enthousiasme de Roussin, ses dépenses, l'empressement de ses acolytes. Il écoutait Sylvain Kohn qui lui contait l'histoire de la Sainte-Ygraine : une divette de music-hall, qui, après s'être exhibée avec succès dans des petits théâtres de genre, avait été prise de l'ambition, commune à beaucoup de ses pareilles, de se faire entendre sur une scène plus digne de son talent. Elle comptait sur Roussin pour la faire engager à l'Opéra, ou à l'Opéra-Comique ; et Roussin qui ne demandait pas mieux, avait trouvé dans la représentation du David une occasion de révéler sans risques au public parisien les dons lyriques de la nouvelle tragédienne, dans un rôle qui n'exigeait presque aucune action dramatique, et qui mettait en pleine valeur l'élégance de ses formes.
Christophe écouta l'histoire jusqu'au bout ; puis il se dégagea du bras de Sylvain Kohn, et il éclata de rire. Il rit, il rit longuement. Quand il eut fini de rire, il dit :
-- Vous me dégoûtez. Vous me dégoûtez tous. L'art ne compte pas pour vous. Ce sont toujours des questions de femmes. On monte un opéra pour une danseuse, pour une chanteuse, pour la maîtresse de Monsieur un tel, ou de Madame une telle. Vous ne pensez qu'à vos cochonneries. Voyez-vous, je ne vous en veux pas : Vous êtes ainsi, restez ainsi, si cela vous plaît, et barbotez dans votre auge. Mais séparons-nous : nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Bonsoir.
Il le quitta ; et, rentré chez lui, il écrivit à Roussin qu'il retirait sa pièce, sans lui cacher les raisons qui la lui faisaient reprendre.
Ce fut une rupture avec Roussin et avec tout son clan. Les conséquences s'en firent immédiatement sentir. Les journaux avaient mené un certain bruit autour de la représentation projetée, et l'histoire de la brouille du compositeur avec son interprète ne manqua pas de faire jaser. Un directeur de concerts eut la curiosité de donner l'œuvre dans une de ses matinées du dimanche. Cette bonne fortune fut un désastre pour Christophe. L'œuvre fut jouée -- et sifflée. Tous les amis de la chanteuse s'étaient donné le mot pour administrer une leçon à l'insolent musicien ; et le reste du public que le poème symphonique avait ennuyé, s'associa complaisamment au verdict des gens compétents. Pour comble de malchance, Christophe avait eu l'imprudence, afin de faire valoir son talent de virtuose, d'accepter de se faire entendre, au même concert, dans une Fantaisie pour piano et orchestre. Les dispositions malveillantes du public, retenues dans une certaine mesure, pendant l'exécution du David, par le désir de ménager les interprètes, se donnèrent libre champ, quand il se trouva en présence de l'auteur en personne, -- dont le jeu n'était pas d'ailleurs trop correct. Christophe, énervé par le bruit de la salle, s'interrompit brusquement au milieu du morceau ; et, regardant, d'un air goguenard, le public qui s'était tu soudain, il joua : « Malbrough s'en va-t-en guerre ! » -- et dit insolemment :
-- Voilà ce qu'il vous faut.
Là-dessus, il se leva et partit.
Ce fut un beau tumulte. On criait qu'il avait insulté le public, et qu'il devait venir faire des excuses à la salle. Les journaux, le lendemain, exécutèrent avec ensemble l'Allemand grotesque, dont le bon goût parisien avait fait justice.
Et puis, ce fut le vide, de nouveau, complet, absolu. Christophe se retrouvait seul, une fois de plus, plus seul que jamais, dans la grande ville étrangère et hostile. Il ne s'en affectait pas. Il commençait à croire que c'était sa destinée, et qu'il resterait, toute sa vie, ainsi.
Il ne savait pas qu'une grande âme n'est jamais seule, que si dénuée qu'elle soit d'amis par la fortune, elle finit toujours par les créer, qu'elle rayonne autour d'elle l'amour dont elle est pleine, et qu'à cette heure même, où il se croyait isolé pour toujours, il était plus riche d'amour que les plus heureux du monde.
Il y avait chez les Stevens une petite fille de treize à quatorze ans, à qui Christophe avait donné des leçons, en même temps qu'à Colette. Elle était cousine germaine de Colette, et se nommait Grazia Buontempi. C'était une fillette au teint doré, rosissant délicatement aux pommettes, les joues pleines d'une santé campagnarde, un petit nez un peu relevé, la bouche grande, bien fendue, à demi entr'ouverte, le menton rond, très blanc, les yeux tranquilles, doucement souriants, le front rond, encadré d'une profusion de cheveux longs et soyeux, qui descendaient, sans boucles, le long des joues, avec de légères et calmes ondulations. Une petite Vierge d'Andrea del Sarto, figure large, beau regard silencieux.
Elle était Italienne. Ses parents habitaient, presque toute l'année, à la campagne, dans une grande propriété du Nord de l'Italie : plaines, prairies, petits canaux. De la terrasse sur le toit, on avait à ses pieds des flots de vignes d'or, d'où émergeaient de place en place les fuseaux noirs des cyprès. Au delà, c'étaient les champs, les champs. Le silence. On entendait meugler les bœufs qui retournaient le sol, et les cris aigus des paysans à la charrue :
-- Ihi !... Fat innanz'!...
Les cigales chantaient dans les arbres, et les grenouilles le long de l'eau. Et, la nuit, c'était l'infini du silence, sous la lune aux flots d'argent. Au loin, de temps en temps, les gardiens des récoltes, qui sommeillaient dans des huttes de branchages, tiraient des coups de fusil, pour avertir les voleurs qu'ils étaient réveillés. Pour ceux qui les entendaient, à demi-assoupis, ce bruit n'avait plus d'autre sens que le tintement d'une horloge pacifique, marquant au loin les heures de la nuit. Et le silence se refermait, comme un manteau moelleux aux vastes plis, sur l'âme.
Autour de la petite Grazia, la vie semblait endormie. On ne s'occupait pas beaucoup d'elle. Elle poussait tranquillement dans le beau calme qui la baignait. Nulle fièvre, nulle hâte. Elle était paresseuse, elle aimait à flâner et dormir longuement. Elle restait étendue, des heures, dans le jardin. Elle se laissait flotter sur le silence, comme une mouche sur un ruisseau d'été. Et parfois, brusquement, sans raison, elle se mettait à courir. Elle courait, comme un petit animal, la tête et le buste légèrement inclinés vers la droite, souplement, sans raideur. Un vrai cabri, qui grimpait, glissait, parmi les pierres, pour la joie de bondir. Elle causait avec les chiens, avec les grenouilles, avec les herbes, avec les arbres, avec les paysans, avec les bêtes de la basse-cour. Elle adorait tous les petits êtres qui l'entouraient, et aussi les grands : mais avec ceux-ci elle se livrait moins. Elle voyait très peu de monde. La propriété était loin de la ville, isolée. Bien rarement passait sur la route poudreuse le pas traînant d'un grave paysan, ou d'une belle campagnarde, aux yeux lumineux dans la figure hâlée, marchant d'un rythme balancé, la tête haute, la poitrine en avant. Grazia vivait des journées seule, dans le parc silencieux ; elle ne voyait personne ; elle ne s'ennuyait jamais ; elle n'avait peur de rien.
Une fois, un vagabond entra, pour voler une poule dans la ferme déserte. Il s'arrêta, interdit, devant la petite fille couchée dans l'herbe, qui mangeait une longue tartine, en chantonnant une chanson. Elle le regarda tranquillement, et lui demanda ce qu'il voulait. Il dit :
-- Donnez-moi quelque chose, ou je deviens méchant. Elle lui tendit sa tartine, et dit, avec ses yeux souriants :
-- Il ne faut pas devenir méchant.
Alors il s'en alla.
Sa mère mourut. Son père, très bon, très faible, était un vieil Italien de bonne race, robuste, jovial, affectueux, mais un peu enfantin, et tout à fait incapable de diriger l'éducation de la petite. La sœur du vieux Buontempi, Mme Stevens, venue pour l'enterrement, fut frappée de l'isolement de l'enfant ; pour la distraire de son deuil, elle décida de l'emmener pour quelque temps à Paris. Grazia pleura, et le vieux papa aussi ; mais quand Mme Stevens avait décidé quelque chose, il n'y avait plus qu'à se résigner : nul ne pouvait lui résister. Elle était la forte tête de la famille ; et, dans sa maison de Paris, elle dirigeait tout : son mari, sa fille, et ses amants ; -- car elle menait de front ses devoirs et ses plaisirs : c'était une femme pratique et passionnée, -- au reste, très mondaine et très agitée.
Transplantée à Paris, la calme Grazia se prit d'adoration pour sa belle cousine Colette, qui s'en amusa. On conduisit dans le monde, on mena au théâtre la douce petite sauvageonne. On continuait de la traiter en enfant, et elle-même se regardait comme une enfant, quand déjà elle ne l'était plus. Elle avait des sentiments qu'elle cachait, et dont elle avait peur : d'immenses élans de tendresse pour un objet, ou pour un être. Elle était amoureuse en secret de Colette : elle lui volait un ruban, un mouchoir ; souvent, en sa présence, elle ne pouvait dire un seul mot ; et quand elle l'attendait, quand elle savait qu'elle allait la voir, elle tremblait d'impatience et de bonheur. Au théâtre, lorsqu'elle voyait sa jolie cousine, décolletée, entrer dans la loge, où elle était et attirer tous les regards, elle avait un bon sourire, humble, affectueux, débordant d'amour ; et son cœur se fondait, lorsque Colette lui adressait la parole. En robe blanche, ses beaux cheveux noirs défaits et bouffants sur ses épaules brunes, mordillant le bout de ses longs gants, dans l'ouverture desquels elle fourrait le doigt par désœuvrement, -- à tout instant, pendant le spectacle, elle se retournait vers Colette, pour quêter un regard amical, pour partager le plaisir qu'elle ressentait, pour dire de ses yeux bruns et limpides :
-- Je vous aime bien.
En promenade, dans les bois, aux environs de Paris, elle marchait dans l'ombre de Colette, s'asseyait à ses pieds, courait devant ses pas, arrachait les branches qui auraient pu la gêner, posait des pierres au milieu de la boue. Et, un soir que Colette, frileuse, au jardin, lui demanda son fichu, elle poussa un rugissement de plaisir, -- (elle en fut honteuse après), -- du bonheur que la bien-aimée s'enveloppât d'un peu d'elle, et le lui rendît ensuite, imprégné du parfum de son corps.
Il y avait aussi des livres, certaines pages des poètes, lues en cachette, -- (car on continuait de lui donner des livres d'enfant), -- qui lui causaient des troubles délicieux. Et, plus encore, certaines musiques, bien qu'on lui dît qu'elle n'y pouvait rien comprendre ; et elle se persuadait qu'elle n'y comprenait rien ; -- mais elle était toute pâle et moite d'émotion. Personne ne savait ce qui se passait en elle, à ces moments.
En dehors de cela, elle était une fillette docile, étourdie, paresseuse, assez gourmande, rougissant pour un rien, tantôt se taisant pendant des heures, tantôt parlant avec volubilité, riant et pleurant facilement, ayant de brusques sanglots et un rire d'enfant. Elle aimait rire et s'amusait de petits riens. Jamais elle ne cherchait à jouer la dame. Elle restait enfant. Surtout, elle était bonne, elle ne pouvait souffrir de faire de la peine, et elle avait de la peine du moindre mot un peu fâché contre elle. Très modeste, s'effaçant toujours, toute prête à aimer et à admirer tout ce qu'elle croyait voir de beau et de bon, elle prêtait aux autres des qualités qu'ils n'avaient pas.
On s'occupa de son éducation, qui était très en retard. Ce fut ainsi qu'elle prit des leçons de piano avec Christophe.
Elle le vit, pour la première fois, à une soirée de sa tante, où il y avait une société nombreuse. Christophe incapable de s'adapter à aucun public, joua un interminable adagio, qui faisait bâiller tout le monde : quand cela semblait fini, cela recommençait ; on se demandait si cela finirait jamais. Mme Stevens bouillait d'impatience. Colette s'amusait follement : elle dégustait le ridicule de la chose, et elle ne savait pas mauvais gré à Christophe d'y être, à ce point, insensible ; elle sentait qu'il était une force, et cela lui était sympathique ; mais c'était comique aussi ; et elle se fût bien gardée de prendre sa défense. Seule la petite Grazia était pénétrée jusqu'aux larmes par cette musique. Elle se dissimulait dans un coin du salon. À la fin, elle se sauva pour qu'on ne remarquât point son trouble, et aussi parce qu'elle souffrait de voir qu'on se moquait de Christophe.
Quelques jours après, à dîner, Mme Stevens parla, devant elle, de lui faire donner des leçons de piano par Christophe. Grazia fut si troublée qu'elle laissa retomber sa cuiller dans son assiette à soupe, et qu'elle s'éclaboussa ainsi que sa cousine. Colette dit qu'elle aurait bien besoin d'abord de leçons pour se tenir convenablement à table. Mme Stevens ajouta qu'en ce cas, ce n'était pas à Christophe qu'il faudrait s'adresser. Grazia fut heureuse d'être grondée avec Christophe.
Christophe commença ses leçons. Elle était toute guindée et glacée, elle avait les bras collés au corps, elle ne pouvait remuer ; et quand Christophe posait la main sur sa menotte, pour rectifier la position des doigts et les étendre sur les touches, elle se sentait défaillir. Elle tremblait de jouer mal devant lui ; mais elle avait beau étudier jusqu'à se rendre malade et jusqu'à faire pousser des cris d'impatience à sa cousine, toujours elle jouait mal, quand Christophe était là ; le souffle lui manquait, ses doigts étaient raides comme du bois, ou mous comme du coton ; elle accrochait les notes et accentuait à contresens ; Christophe la grondait et s'en allait fâché : alors elle avait envie de mourir.
Il ne faisait aucune attention à elle ; il n'était occupé que de Colette. Grazia enviait l'intimité de sa cousine avec Christophe ; mais quoiqu'elle en souffrît, son bon petit cœur s'en réjouissait pour Colette et pour Christophe. Elle trouvait Colette si supérieure à elle qu'il lui semblait naturel qu'elle absorbât tous les hommages. -- Ce ne fut que lorsqu'il fallut choisir entre sa cousine et Christophe qu'elle sentit son cœur prendre parti contre elle. Son intuition de petite femme lui fit voir que Christophe souffrait des coquetteries de Colette et de la cour assidue de Lévy-Cœur. D'instinct, elle n'aimait pas Lévy-Cœur ; et elle le détesta, dès le moment qu'elle sut que Christophe le détestait. Elle ne pouvait comprendre comment Colette s'amusait à le mettre en rivalité avec Christophe. Elle commença de la juger sévèrement en secret ; elle surprit certains de ses petits mensonges, et elle changea soudain de manières avec elle. Colette s'en aperçut sans en deviner la cause ; elle affectait de l'attribuer à ses caprices de petite fille. Mais le certain, c'est qu'elle avait perdu son pouvoir sur Grazia : un fait insignifiant le lui montra. Un soir que, se promenant toutes deux au jardin, Colette voulait, avec une tendresse coquette, abriter Grazia sous les plis de son manteau contre une petite ondée qui s'était mise à tomber, Grazia, pour qui c'eût été, quelques semaines avant, un bonheur ineffable de se blottir contre le sein de sa chère cousine, s'écarta froidement. Et quand Colette disait qu'elle trouvait laid un morceau de musique que jouait Grazia, cela n'empêchait pas Grazia de le jouer, et de l'aimer.
Elle n'était plus attentive qu'à Christophe. Elle avait la divination de la tendresse, et percevait ce qu'il souffrait. Elle se l'exagérait beaucoup, dans son attention inquiète et enfantine. Elle croyait que Christophe était amoureux de Colette, quand il n'avait pour elle qu'une amitié exigeante. Elle pensait qu'il était malheureux, et elle était malheureuse pour lui. La pauvrette n'était guère récompensée de sa sollicitude : elle payait pour Colette quand Colette avait fait enrager Christophe ; il était de mauvaise humeur, et se vengeait sur sa petite élève, en relevant impatiemment les fautes de son jeu. Un matin que Colette l'avait exaspéré encore plus qu'à l'ordinaire, il s'assit au piano avec tant de brusquerie que Grazia acheva de perdre le peu de moyens qu'elle avait : elle pataugea ; il lui reprocha ses fausses notes avec colère ; alors, elle se noya tout à fait ; il se fâcha, il lui secoua les mains, il cria qu'elle ne ferait jamais rien de propre, qu'elle s'occupât de cuisine, de couture, de tout ce qu'elle voudrait, mais au nom du ciel ! qu'elle ne fît plus de musique ! Ce n'était pas la peine de martyriser les gens à entendre ses fausses notes. Sur quoi il la planta là, au milieu de sa leçon. Et la pauvre Grazia pleura toutes les larmes de son corps, moins encore du chagrin que lui faisaient ces humiliantes paroles, que du chagrin de ne pouvoir faire plaisir à Christophe, malgré tout son désir, et même d'ajouter encore par sa sottise à la peine de celui qu'elle aimait.
Elle souffrit bien plus, quand Christophe cessa de venir chez les Stevens. Elle voulut retourner au pays. Cette enfant, si saine jusque dans ses rêveries, et qui gardait en elle un fond de sérénité rustique, se sentait mal à l'aise dans cette ville, au milieu des Parisiennes neurasthéniques et agitées. Sans oser le dire, elle avait fini par juger assez exactement les gens qui l'entouraient. Mais elle était timide, faible, comme son père, par bonté, par modestie, par défiance de soi. Elle se laissait dominer par sa tante autoritaire et par sa cousine habituée à tout tyranniser. Elle n'osait pas écrire à son vieux papa, à qui elle envoyait régulièrement de longues lettres affectueuses :
-- Je t'en prie, reprends-moi !
Et le vieux papa n'osait pas la reprendre, malgré tout son désir ; car Mme Stevens avait répondu à ses timides avances que Grazia était bien où elle était, beaucoup mieux qu'elle ne serait avec lui, et que, pour son éducation, il fallait qu'elle restât.
Mais un moment arriva où l'exil devint trop douloureux à la petite âme du Midi, et où il fallut qu'elle reprît son vol vers la lumière. -- Ce fut après le concert de Christophe. Elle y était venue avec les Stevens ; et ce fut un déchirement pour elle d'assister au spectacle hideux d'une foule s'amusant à outrager un artiste... Un artiste ? Celui qui, aux yeux de Grazia, était l'image même de l'art, la personnification de tout ce qu'il y avait de divin dans la vie. Elle avait envie de pleurer, de se sauver. Il lui fallut entendre jusqu'au bout le tapage, les sifflets, les huées, et, au retour chez sa tante, les réflexions désobligeantes, le joli rire de Colette, qui échangeait avec Lucien Lévy-Cœur des propos apitoyés. Réfugiée dans sa chambre, dans son lit, elle sanglota, une partie de la nuit : elle parlait à Christophe, elle le consolait, elle eût voulu donner sa vie pour lui, elle se désespérait de ne pouvoir rien pour le rendre heureux. Il lui fut désormais impossible de rester à Paris. Elle supplia son père de la faire revenir. Elle disait : -- Je ne peux plus vivre ici, je ne peux plus, je mourrai si tu me laisses plus longtemps.
Son père vint aussitôt ; et si pénible qu'il leur fût à tous deux de tenir tête à la terrible tante, ils en puisèrent l'énergie dans un effort de volonté désespérée.
Grazia revint dans le grand parc endormi. Elle retrouva avec joie la chère nature et les êtres qu'elle aimait. Elle avait emporté et garda quelque temps encore dans son cœur endolori, qui se rassérénait, un peu de la mélancolie du Nord, comme un voile de brouillards que le soleil peu à peu faisait fondre. Elle pensait par moments à Christophe malheureux. Couchée sur la pelouse, écoutant les grenouilles et les cigales familières, ou assise au piano, avec qui elle s'entretenait plus souvent qu'autrefois, elle rêvait de l'ami qu'elle s'était choisi ; elle causait avec lui, tout bas, pendant des heures, et il ne lui eût pas semblé impossible qu'il ouvrît la porte, un jour, et qu'il entrât. Elle lui écrivit, et, après avoir hésité longtemps, elle lui envoya une lettre non signée, qu'elle alla, un matin, en cachette, cœur battant, jeter dans la boîte du village, à trois kilomètres de là, de l'autre côté des grands champs labourés, -- une bonne lettre, touchante, qui lui disait qu'il n'était pas seul, qu'il ne devait pas se décourager, qu'on pensait à lui, qu'on l'aimait, qu'on priait Dieu pour lui, -- une pauvre lettre, qui s'égara sottement en route, et qu'il ne reçut jamais.
Puis, les jours uniformes et sereins se déroulèrent dans la vie de la lointaine amie. Et la paix italienne, le génie du calme, du bonheur tranquille, de la contemplation muette, rentrèrent dans ce cœur chaste et silencieux, au fond duquel continuait de brûler, comme une flamme immobile, le souvenir de Christophe.
Mais Christophe ignorait la naïve affection, qui de loin veillait sur lui, et qui devait plus tard tenir tant de place dans sa vie. Et il ignorait aussi qu'à ce même concert, où il avait été insulté, assistait celui qui allait être l'ami, le cher compagnon, qui devait marcher auprès de lui, côte à côte, et la main dans la main.
Il était seul. Il se croyait seul. D'ailleurs, il n'en était aucunement accablé. Il ne ressentait plus cette amère tristesse qui l'angoissait naguère en Allemagne. Il était plus fort, plus mûr : il savait que ce devait être ainsi. Ses illusions sur Paris étaient tombées : tous les hommes étaient partout les mêmes ; il fallait en prendre son parti, et ne pas s'obstiner dans une lutte enfantine contre le monde ; il fallait être, soi-même, avec tranquillité. Comme disait Beethoven, « si nous livrons à la vie les forces de notre vie, que nous restera-t-il pour le plus noble, pour la meilleur ? » Il avait pris vigoureusement conscience de sa nature et de sa race, qu'il avait jugée si sévèrement jadis. À mesure qu'il était plus oppressé par l'atmosphère parisienne, il éprouvait le besoin de se réfugier auprès de sa patrie, dans les bras des poètes et des musiciens, où le meilleur d'elle-même s'est recueilli. Dès qu'il ouvrait leurs livres, sa chambre se remplissait du bruissement du Rhin ensoleillé et de l'affectueux sourire des vieux amis délaissés.
Comme il avait été ingrat envers eux ! Comment n'avait-il pas senti plus tôt le trésor de leur candide bonté ? Il se rappelait avec honte tout ce qu'il avait dit d'injuste et d'outrageant pour eux, quand il était en Allemagne. Alors, il ne voyait que leurs défauts, leurs manières gauches et cérémonieuses, leur idéalisme larmoyant, leurs petits mensonges de pensée, leurs petites lâchetés. Ah ! c'était si peu de chose auprès de leurs grandes vertus ! Comment avait-il pu être aussi cruel pour des faiblesses, qui les rendaient en ce moment presque plus touchants à ses yeux : car ils en étaient plus humains ! Par réaction, il était attiré davantage par ceux d'entre eux pour qui il avait été le plus injuste. Que n'avait-il point dit contre Schubert et contre Bach ! Et voici qu'il se sentait tout près d'eux, à présent. Voici que ces grandes âmes, dont il avait relevé avec impatience les ridicules, se penchaient vers lui, exilé loin des siens, et lui disaient avec un bon sourire :
-- Frère, nous sommes là. Courage ! Nous avons eu, nous aussi, plus que notre lot de misères... Bah ! on en vient à bout...
Il entendait gronder l'Océan de l'âme de Jean-Sébastien Bach : les ouragans, les vents qui soufflent, les nuages de la vie qui s'enfuient, -- les peuples ivres de joie, de douleur, de fureur, et le Christ, plein de mansuétude, le Prince de la Paix, qui plane au-dessus d'eux, -- les villes éveillées par les cris des veilleurs, se ruant, avec des clameurs d'allégresse, au-devant du Fiancé divin, dont les pas ébranlent le monde, -- le prodigieux réservoir de pensées, de passions, de formes musicales, de vie héroïque, d'hallucinations shakespeariennes, de prophéties à la Savonarole, de visions pastorales, épiques, apocalyptiques, enfermées dans le corps étriqué du petit cantor thuringien, au double menton, aux petits yeux brillants sous les paupières plissées et les sourcils relevés... -- il le voyait si bien ! sombre, jovial, un peu ridicule, le cerveau bourré d'allégories et de symboles, gothique et rococo, colère, têtu, serein, ayant la passion de la vie et la nostalgie de la mort... -- il le voyait dans son école, pédant génial, au milieu de ses élèves, sales, grossiers, mendiants, galeux, aux voix éraillées, ces vauriens avec qui il se chamaillait, avec qui il se battait parfois comme un portefaix, et dont l'un le roua de coups... -- il le voyait dans sa famille, au milieu de ses vingt et un enfants, dont treize moururent avant lui, dont un fut idiot ; les autres, bons musiciens, lui faisaient de petits concerts... Des maladies, des enterrements, d'aigres disputes, la gêne, son génie méconnu ; -- et, par là-dessus, sa musique, sa foi, la délivrance et la lumière, la Joie entrevue, pressentie, voulue, saisie, -- Dieu, le souffle de Dieu brûlant ses os, hérissant son poil, foudroyant par sa bouche... Ô Force ! Force ! Tonnerre bienheureux de Force !...
Christophe buvait à longs traits cette force. Il sentait le bienfait de cette puissance de musique qui ruisselle des âmes allemandes. Médiocre souvent, grossière même, qu'importe ? L'essentiel, c'est qu'elle soit, qu'elle coule à pleins bords. En France, la musique est recueillie, goutte à goutte, par des filtres Pasteur dans des carafes soigneusement bouchées. Et ces buveurs d'eau fade font les dégoûtés devant les fleuves de la musique allemande ! Ils épluchent les fautes des génies allemands !
-- Pauvres petits ! -- pensait Christophe, sans se souvenir que lui-même naguère avait été aussi ridicule, -- ils trouvent des défauts dans Wagner et dans Beethoven ! Il leur faudrait des génies qui n'eussent pas de défauts ! Comme si, quand souffle la tempête, elle allait s'occuper de ne rien déranger au bel ordre des choses !...
Il marchait dans Paris, tout joyeux de sa force. Tant mieux s'il était incompris ! Il en serait plus libre. Pour créer, comme c'est le rôle du génie, un monde de toutes pièces, organiquement constitué suivant ses lois intérieures, il faut y vivre tout entier. Un artiste n'est jamais trop seul. Ce qui est redoutable, c'est de voir sa pensée se refléter dans un miroir qui la déforme et l'amoindrit. Il ne faut rien dire aux autres de ce qu'on fait, avant de l'avoir fait : sans cela, on n'aurait plus le courage d'aller jusqu'au bout ; car ce ne serait plus son idée, mais la misérable idée des autres, qu'on verrait en soi.
Maintenant que rien ne venait plus le distraire de ses rêves, ils jaillissaient comme des fontaines de tous les coins de son âme et de toutes les pierres de sa route. Il vivait dans un état de visionnaire. Tout ce qu'il voyait et entendait évoquait en lui des êtres et des choses différents de ce qu'il voyait et entendait. Il n'avait qu'à se laisser vivre pour retrouver, autour de lui, la vie de ses héros. Leurs sensations venaient le chercher, d'elles-mêmes. Les yeux de ceux qui passaient, le son d'une voix que le vent apportait, la lumière sur une pelouse de gazon, les oiseaux qui chantaient dans les arbres du Luxembourg, une cloche de couvent qui sonnait au loin, le ciel pâle, le petit coin du ciel, vu du fond de sa chambre, les bruits et les nuances des diverses heures du jour, il ne les percevait pas en lui mais dans les êtres qu'il rêvait. -- Christophe était heureux.
Cependant, sa situation était plus difficile que jamais. Il avait perdu les quelques leçons de piano, qui étaient son unique ressource. On était en septembre, la société parisienne était en vacances ; et il était malaisé de trouver d'autres élèves. Le seul qu'il eût était un ingénieur, intelligent et braque, qui s'était mis en tête, à quarante ans, de devenir un grand violoniste. Christophe ne jouait pas très bien du violon ; mais il en savait toujours plus que son élève ; et, pendant quelque temps, il lui donna trois heures de leçons par semaine, à deux francs l'heure. Mais au bout d'un mois et demi, l'ingénieur se lassa, découvrant tout à coup que sa vocation principale était pour la peinture. -- Le jour qu'il fit part de cette découverte à Christophe, Christophe rit beaucoup : mais, quand il a bien ri, il fit le compte de ses finances, et constata qu'il avait juste en poche les douze francs, que son élève venait de lui payer, pour ses dernières leçons. Cela ne l'émut point ; il se dit seulement qu'il allait falloir décidément se mettre en quête d'autres moyens d'existence : recommencer les courses auprès des éditeurs. Ce n'était point réjouissant... Pff !... Inutile de s'en tourmenter à l'avance ! Aujourd'hui, il faisait beau. Il s'en alla à Meudon.
Il avait une fringale de marche. La marche faisait lever des moissons de musique. Il en était plein, comme une ruche de miel ; et il riait au bourdonnement doré de ses abeilles. C'était, à l'ordinaire, une musique qui modulait beaucoup. Et des rythmes bondissants, insistants, hallucinants... Allez donc créer des rythmes, quand vous êtes engourdi dans votre chambre ! Bon pour amalgamer alors des harmonies subtiles et immobiles, comme ces Parisiens !
Quand il fut las de marcher, il se coucha dans les bois. Les arbres étaient à demi défeuillés, le ciel bleu de pervenche. Christophe s'engourdit dans une rêverie, qui prit bientôt la teinte de la douce lumière qui tombe des nuages d'octobre. Son sang battait. Il écoutait passer les flots pressés de ses pensées. Il en venait de tous les points de l'horizon : mondes jeunes et vieux, qui se livraient bataille, lambeaux d'âmes passées, hôtes anciens, parasites, qui vivaient en lui, comme le peuple d'une ville. L'ancienne parole de Gottfried devant la tombe de Melchior lui revenait à l'esprit : il était un tombeau vivant, plein de morts qui s'agitaient, -- toute sa race inconnue. Il écoutait cette multitude de vies, il se plaisait à faire bruire l'orgue de cette forêt séculaire, pleine de monstres, comme la forêt de Dante. Il ne les craignait plus maintenant, comme au temps de son adolescence. Car le maître était là : sa volonté. Il avait une forte joie à faire claquer son fouet, pour que les bêtes hurlassent, et qu'il sentît mieux la richesse de sa ménagerie intérieure. Il n'était pas seul. Il n'y pas de risques qu'il le fût jamais. Il était toute une armée, des siècles de Krafft joyeux et sains. Contre Paris hostile, contre un peuple, tout un peuple : la lutte était égale.
Il avait abandonné sa modeste chambre, -- trop chère, -- pour prendre dans le quartier de Montrouge une mansarde, qui, à défaut d'autres avantages, était très aérée. Un courant d'air perpétuel. Mais il lui fallait respirer. De sa fenêtre, il avait une vue étendue sur les cheminées de Paris. Le déménagement n'avait pas été long : une charrette à bras suffit ; Christophe la poussa lui-même. De tout son mobilier, l'objet le plus précieux pour lui était, avec sa vieille malle, un de ces moulages, si vulgarisés depuis, du masque de Beethoven. Il l'avait empaqueté avec autant de soin que s'il s'était agi d'une œuvre d'art du plus haut prix. Il ne s'en séparait pas. C'était son île, au milieu de Paris. Ce lui était aussi un baromètre moral. Le masque lui marquait, plus clairement que sa propre conscience, la température de son âme, ses plus secrètes pensées : tantôt le ciel chargé de nuées, tantôt le coup de vent des passions, tantôt le calme puissant.
Il dut rogner beaucoup sur sa nourriture. Il mangeait une fois par jour, à une heure de l'après-midi. Il avait acheté un gros saucisson, qu'il avait pendu à sa fenêtre ; avec une bonne tranche, un solide quignon de pain, et une tasse de café qu'il fabriquait, il faisait un repas des dieux. Mais il en eût bien fait deux. Il était fâché d'avoir si bon appétit. Il s'apostrophait sévèrement ; il se traitait de goinfre, qui ne pense qu'à son ventre. De ventre, il n'en avait guère ; il était plus efflanqué qu'un chien maigre. Au reste, solide, une charpente de fer, et la tête toujours libre.
Il ne s'inquiétait pas trop du lendemain. Tant qu'il avait devant lui l'argent de la journée, il ne se mettait pas en peine. Le jour où il n'eut plus rien, il se décida enfin à commencer les tournées chez les éditeurs. Il ne trouva de travail nulle part. Il revenait chez lui, bredouille, quand, passant près du magasin de musique où il avait été présenté naguère par Sylvain Kohn à Daniel Hecht, il entra, sans se rappeler qu'il y était déjà venu dans des circonstances peu agréables. La première personne qu'il vit fut Hecht. Il fut sur le point de rebrousser chemin ; mais il était trop tard : Hecht l'avait vu. Christophe ne voulut pas avoir l'air de reculer ; il s'avança vers Hecht, ne sachant pas ce qu'il allait lui dire, et prêt à lui tenir tête avec autant d'arrogance qu'il le faudrait : car il était convaincu que Hecht ne lui ménagerait pas les insolences. Il n'en fut rien. Hecht, froidement, lui tendit la main : avec une formule de politesse banale, il s'informa de sa santé, et, sans même attendre que Christophe lui en fît la demande il lui désigna la porte de son cabinet, et s'effaça pour le laisser passer. Il était heureux, secrètement, de cette visite, que son orgueil avait prévue, mais qu'il n'attendait plus. Sans en avoir l'air, il avait suivi très attentivement Christophe ; il n'avait manqué aucune occasion de connaître sa musique ; il était au fameux concert du David ; et l'accueil hostile du public l'avait d'autant moins étonné, dans son mépris du public, qu'il avait parfaitement senti toute la beauté de l'œuvre. Il n'y avait peut-être pas deux personnes à Paris qui fussent plus capables que Hecht d'apprécier l'originalité artistique de Christophe. Mais il se fût bien gardé de lui en rien dire, non seulement parce qu'il était piqué de l'attitude de Christophe à son égard, mais parce qu'il lui était impossible d'être aimable : c'était une disgrâce spéciale de sa nature. Il était sincèrement disposé à aider Christophe ; mais il n'eût point fait un pas pour cela : il attendait que Christophe vînt le lui demander. Et maintenant Christophe était venu, -- au lieu de saisir généreusement l'occasion d'effacer le souvenir de leur malentendu, en épargnant à son visiteur une démarche humiliante, il se donna la satisfaction de le laisser exposer tout au long sa requête ; et il tint à lui imposer, au moins pour une fois, les travaux que Christophe avait refusés jadis. Il lui donna, pour le lendemain, cinquante pages de musique à transposer pour mandoline et guitare. Après quoi, satisfait de l'avoir fait plier, il lui trouva des occupations moins rebutantes, mais toujours avec une telle absence de bonne grâce qu'il était impossible de lui en savoir gré ; il fallait que Christophe fût talonné par la gêne pour recourir de nouveau à lui. En tout cas, il aimait encore mieux gagner son argent par ces travaux, si irritants qu'ils fussent, que le recevoir en don de Hecht, comme Hecht le lui offrit, une fois : -- et certes, c'était de bon cœur, mais Christophe avait senti l'intention que Hecht avait eue de l'humilier d'abord ; contraint d'accepter ses conditions, il se refusa du moins à accepter ses bienfaits ; il voulait bien travailler pour lui : -- donnant, donnant, il était quitte ; -- mais il ne voulut rien lui devoir. Il n'était pas comme Wagner, ce mendiant impudent pour son art, il ne mettait pas son art au-dessus de son âme ; le pain qu'il n'eût pas gagné lui-même l'eût étouffé. -- Un jour qu'il venait de rapporter la tâche qu'il avait passé la nuit à faire, il trouva Hecht à table. Hecht, remarquant sa pâleur et les regards qu'il jeta involontairement sur les plats, eut la certitude qu'il n'avait pas mangé et l'invita à déjeuner. L'intention était bonne ; mais Hecht laissa si lourdement sentir qu'il avait vu le dénuement de Christophe, que son invitation ressemblait à une aumône : Christophe fût mort de faim, plutôt que d'accepter. Il ne put refuser de s'asseoir à table -- (Hecht avait à lui parler) ; -- mais il ne toucha à rien ; il prétendit qu'il venait de déjeuner. Son estomac se crispait de besoin.
Christophe eût voulu se passer de Hecht ; mais les autres éditeurs étaient encore pires. -- Il y avait aussi les riches dilettantes, qui accouchaient d'un lambeau de phrase musicale, et qui n'étaient même pas capable de l'écrire. Ils faisaient venir Christophe, et lui chantaient leur élucubration :
-- Hein ! est-ce beau !
Ils la lui donnaient à « développer », -- (à écrire en entier) ; -- et cela paraissait sous leur nom chez un grand éditeur. Après, ils étaient persuadés que le morceau était d'eux. Christophe en connut un, gentilhomme de bonne marque, un grand corps agité, qui lui donna du : « cher ami », l'empoigna par le bras, lui prodiguant les démonstrations d'enthousiasme tempétueux, ricanant à son oreille, bafouillant des coq-à-l'âne et des incongruités mêlées de cris d'extase : Beethoven, Verlaine, Offenbach, Yvette Guilbert... Il le faisait travailler, et négligeait de le payer. Il soldait en invitations à déjeuner et en poignées de main. À la fin des fins, il envoya à Christophe vingt francs, que Christophe se donna le luxe stupide de lui renvoyer. Ce jour-là, il n'avait pas vingt sous en poche ; et il lui avait fallu acheter un timbre de vingt-cinq centimes pour écrire à sa mère. C'était le jour de la fête de la vieille Louisa ; et, pour rien au monde, Christophe n'eût voulu y manquer : la bonne femme comptait trop sur la lettre de son garçon, elle n'aurait pu s'en passer. Elle lui écrivait un peu plus souvent, depuis quelques semaines, malgré la peine que cela lui coûtait d'écrire. Elle souffrait de sa solitude. Mais elle n'aurait pu se décider à venir rejoindre Christophe à Paris : elle était trop timorée, attachée à sa petite ville, à son église, à sa maison, elle avait peur des voyages. Et d'ailleurs, quand elle eût voulu venir, Christophe n'avait pas d'argent pour elle ; il n'en avait pas tous les jours, pour lui-même.
Un envoi qui lui fit bien plaisir, une fois, ce fut de Lorchen, la jeune paysanne pour laquelle il avait eu une rixe avec des soldats prussiens : elle lui écrivait qu'elle se mariait ; elle donnait des nouvelles de la maman, et elle lui expédiait un panier de pommes et une part de galette, pour manger en son honneur. Cela tomba joliment à propos. Ce soir-là chez Christophe, c'était jeûne, quatre-temps et carême : du saucisson pendu au clou, près de la fenêtre, il ne restait plus que la ficelle. Christophe se compara aux saints anachorètes, qu'un corbeau vient nourrir sur leur rocher. Mais le corbeau avait beaucoup à faire sans doute de nourrir tous les anachorètes, car il ne revint plus.
Malgré tous ces ennuis, Christophe gardait son entrain. Il faisait dans sa cuvette la lessive de son linge, et il cirait ses chaussures, en sifflant comme un merle. Il se consolait avec les mots de Berlioz : « Élevons-nous au-dessus des misères de la vie, et chantons d'une voix légère le gai refrain si connu : Dies iræ... » -- Il le chantait parfois au scandale des voisins, stupéfiés de l'entendre s'interrompre au milieu par des éclats de rire.
Il menait une vie rigoureusement chaste. Comme dit cet autre, « la carrière d'amant est une carrière d'oisif et de riche ». La misère de Christophe, la chasse au pain quotidien, sa sobriété excessive, et sa fièvre de création ne lui laissaient ni le temps, ni le goût de songer au plaisir. Il n'y était pas seulement indifférent ; par réaction contre Paris, il s'était jeté dans une sorte d'ascétisme moral. Il avait un besoin passionné de pureté, l'horreur de toute souillure. Ce n'était pas qu'il fût à l'abri des passions. À d'autres moments, il y avait été livré. Mais ces passions restaient chastes, même quand il y cédait : car il n'y cherchait pas le plaisir, mais le don absolu de soi et la plénitude de l'être. Et quand il voyait qu'il s'était trompé, il les rejetait avec fureur. La luxure n'était pas pour lui un péché comme les autres. C'était bien le grand Péché, celui qui souille les sources de la vie. Tous ceux chez qui le vieux fond chrétien n'a pas été totalement enseveli sous les alluvions étrangères, tous ceux qui se sentent encore aujourd'hui les fils des races vigoureuses, qui, au prix d'une discipline héroïque, édifièrent la civilisation de l'Occident, n'ont pas de peine à le comprendre. Christophe méprisait la société cosmopolite, dont le plaisir était l'unique but, le credo. -- Certes, on fait bien de chercher le bonheur, de le vouloir pour les hommes, de combattre les déprimantes croyances pessimistes, amassées sur l'humanité par vingt siècles de christianisme gothique. Mais c'est à condition que ce soit une généreuse foi, qui veuille le bien des autres. Au lieu de cela, de quoi s'agit-il ? De l'égoïsme le plus piteux. Une poignée de jouisseurs cherchent à « faire rendre » à leurs sens le maximum de plaisirs avec le minimum de risques, en s'accommodant fort bien que les autres en pâtissent. -- Oui, sans doute, on connaît leur socialisme de salon !... Mais est-ce qu'ils ne sont pas les premiers à savoir que leurs doctrines voluptueuses ne valent que pour le peuple des « gras », pour une « élite » à l'engrais, et que pour les pauvres, c'est un poison ?...
« La carrière du plaisir est une carrière de riches. »
Christophe n'était point riche, ni fait pour le devenir. Quand il venait de gagner quelque argent, il se hâtait de le dépenser aussitôt en musique ; il se privait de nourriture pour aller au concert. Il prenait des dernières places, tout en haut du théâtre du Châtelet ; et il se remplissait de musique : elle lui tenait lieu de souper et de maîtresse. Il avait une telle faim de bonheur et tant d'aptitude à en jouir que les imperfections de l'orchestre ne parvenaient pas à le troubler ; il restait, deux ou trois heures, engourdi dans un état de béatitude, sans que les fautes de goût et les fausses notes provoquassent en lui autre chose qu'un sourire indulgent : il avait laissé sa critique à la porte ; il venait pour aimer et non pas pour juger. Autour de lui, le public s'abandonnait, comme lui, immobile, les yeux à demi-clos au grand torrent de rêves. Christophe avait la vision d'un peuple tapi dans l'ombre, ramassé sur lui-même, comme un énorme chat, couvant des hallucinations de volupté et de carnage. Dans les demi-ténèbres épaisses et dorées, se modelaient mystérieusement certaines figures, dont le charme inconnu et l'extase muette attiraient les regards et le cœur de Christophe ; il s'attachait à elles ; il écoutait en elles ; il finissait par s'assimiler corps et âme avec elles. Il arrivait qu'une d'elles s'en aperçût, et qu'il se tissât entre eux deux, pendant la durée du concert, une de ces sympathies obscures, qui vont jusqu'au plus profond de l'être, sans qu'il en reste rien, une fois le concert fini et le courant rompu qui unissait les âmes. C'est un état que connaissaient bien ceux qui aiment la musique, surtout quand ils sont jeunes et se donnent le plus : l'essence de la musique est tellement l'amour qu'on ne la goûte complètement que si on la goûte en un autre ; et au concert on cherche instinctivement des yeux, au milieu de la foule, un ami avec qui partager une joie trop grande pour soi seul.
Parmi ces amis d'une heure, dont Christophe faisait choix, afin de savourer mieux la douceur de la musique, une figure l'attirait, qu'il revoyait à chaque concert. C'était une petite grisette, qui devait adorer la musique, sans rien y comprendre. Elle avait un profil de petite bête, un petit nez droit, dépassant à peine la ligne de la bouche légèrement avancée et du menton délicat, des sourcils fins et levés, des yeux clairs : un de ces minois insouciants, sous le voile desquels on sent de la joie, du rire, enveloppés d'une paix indifférente. Ces fillettes vicieuses, ces gamines ouvrières, reflètent peut-être le plus de la sérénité disparue, celle des statues antiques et des figures de Raphaël. Ce n'est là qu'un instant dans leur vie, le premier éveil du plaisir ; la flétrissure est proche. Mais elles ont vécu du moins une jolie heure.
Christophe se délectait à la regarder : une gentille figure lui faisait du bien au cœur ; il savait en jouir sans la désirer ; il y puisait de la joie, de la force, de l'apaisement, -- oui, presque de la vertu. Elle, -- cela va sans dire, -- avait vite remarqué qu'il la regardait ; et il s'était établi entre eux, sans y penser, un courant magnétique. Et comme ils se retrouvaient, à peu près aux mêmes places, à presque tous les concerts, ils n'avaient pas tardé à connaître leurs goûts. À certains passages, ils échangeaient un regard d'intelligence ; lorsqu'elle aimait particulièrement une phrase, elle, tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres ; ou, pour montrer qu'elle ne trouvait pas cela bon, elle avançait dédaigneusement son gentil museau. Il se mêlait à ces petites mines un peu de cabotinage innocent, dont presque aucun être ne peut se dégager quand il se sait observé. Elle voulait se donner parfois, pendant les morceaux sérieux, une expression grave ; et, tournée de profil, l'air absorbé, et la joue souriante, du coin de l'œil elle regardait s'il la regardait. Ils étaient devenus très bons amis, sans s'être jamais dit un mot, et sans avoir même essayé -- (Christophe tout au moins) -- de se rencontrer à la sortie.
Le hasard fit enfin qu'à un concert du soir, ils se trouvèrent placés l'un à côté de l'autre. Après un instant d'hésitation souriante, ils se mirent à causer amicalement. Elle avait une voix charmante, et disait beaucoup de bêtises sur la musique : car elle n'y connaissait rien, et voulait avoir l'air de s'y connaître ; mais elle l'aimait passionnément. Elle aimait la pire et la meilleure, Massenet et Wagner ; il n'y avait que la médiocre qui l'ennuyât. La musique était une volupté pour elle ; elle la buvait par tous les pores de son corps, comme Danaé la pluie d'or. Le prélude de Tristan lui donnait la petite mort ; et elle jouissait de se sentir emportée, comme une proie dans la bataille par la Symphonie Héroïque. Elle apprit à Christophe que Beethoven était sourd-muet, et que, malgré cela, si elle l'avait connu, elle l'aurait bien aimé, quoiqu'il fût joliment laid. Christophe protesta que Beethoven n'était pas si laid ; alors, ils discutèrent sur la beauté, et sur la laideur, et elle convint que tout dépendait des goûts ; ce qui était beau pour l'un ne l'était pas pour l'autre : « on n'était pas le louis d'or, on ne pouvait pas plaire à tout le monde ». -- Il aimait mieux qu'elle ne parlât point : il l'entendait bien mieux. Pendant la Mort d'Ysolde, elle lui tendit sa main ; sa main était toute moite ; il la garda dans la sienne jusqu'à la fin du morceau ; ils sentaient, à travers leurs doigts entrelacés, couler le flot de la symphonie.
Ils sortirent ensemble ; il était près de minuit. Ils remontèrent en causant, vers le quartier Latin ; elle lui avait pris le bras, et il la reconduisit chez elle ; mais arrivés à la porte, comme elle se disposait à lui montrer le chemin, il la quitta, sans prendre garde à ses yeux engageants. Sur le moment, elle fut stupéfaite, puis furieuse ; puis elle se tordit de rire, en pensant à sa sottise ; puis, rentrée dans sa chambre et se déshabillant, elle fut de nouveau agacée, et finalement pleura en silence. Quand elle le revit au concert, elle voulut se montrer piquée, indifférente, un peu cassante. Mais il était si bon enfant que sa résolution ne tint pas. Ils se remirent à causer ; seulement elle gardait avec lui maintenant une réserve. Il lui parlait cordialement, mais avec une grande politesse, et de choses sérieuses, de belles choses, de la musique qu'ils entendaient et de ce que cela signifiait pour lui. Elle l'écoutait attentivement, et tâchait de penser comme lui. Le sens de ses paroles lui échappait souvent ; mais elle y croyait quand même. Elle avait pour Christophe un respect reconnaissant, qu'elle lui montrait à peine. D'un accord tacite, ils ne se parlaient qu'au concert. Il la rencontra une fois au milieu d'étudiants. Ils se saluèrent gravement. À personne elle ne parlait de lui. Il y avait dans le fond de son âme une petite province sacrée, quelque chose de beau, de pur, de consolant.
Ainsi, Christophe commençait à exercer par sa seule présence, par le seul fait qu'il existait, une influence apaisante. Partout où il passait, il laissait inconsciemment une trace de lumière intérieure. Il était le dernier à s'en douter. Il y avait près de lui, dans sa maison, des gens qu'il n'avait jamais vus, et qui, sans s'en douter eux-mêmes, subissaient peu à peu son rayonnement bienfaisant.
Depuis plusieurs semaines, Christophe n'avait plus d'argent pour aller au concert, même en faisant carême ; et, dans sa chambre sous les toits, maintenant que l'hiver venait, il se sentait transi ; il ne pouvait rester immobile à sa table. Alors il descendait, et marchait dans Paris, afin de se réchauffer. Il avait la faculté d'oublier par instants la ville grouillante qui l'entourait, et de se sauver dans l'infini du temps. Il lui suffisait de voir au-dessus de la rue tumultueuse la lune morte et glacée, suspendue dans le gouffre du ciel, ou le disque du soleil, roulant dans le brouillard blanc, pour que le bruit de la rue s'effaçât, pour que Paris s'enfonçât dans le vide sans bornes, pour que toute cette vie ne lui apparût plus que comme le fantôme d'une vie qui avait été, il y avait longtemps, longtemps... il y avait des siècles... Le moindre petit signe, imperceptible au commun des hommes, de la grande vie sauvage de la nature, que recouvre tant bien que mal la livrée de la civilisation, suffisait à la faire surgir tout entière à ses yeux. L'herbe qui poussait entre les pavés, le renouveau d'un arbre étranglé dans son carcan de fonte, sans air et sans terre, sur un boulevard aride ; un chien, un oiseau qui passaient, derniers vestiges de la faune qui remplissait l'univers primitif, et que l'homme a détruite ; une nuée de moucherons ; l'épidémie invisible qui dévorait un quartier : -- c'était assez pour que, dans l'asphyxie de cette serre-chaude humaine, le souffle de l'Esprit de la Terre vînt le frapper au visage et fouetter son énergie.
Dans ces longues promenades, à jeun souvent, et n'ayant pas causé, de plusieurs jours, avec qui que ce fût, il rêvait intarissablement. Les privations et le silence surexcitaient cette disposition morbide. La nuit, il avait des sommeils pénibles, des rêves fatigants : sans cesse, il revoyait la vieille maison, la chambre où il avait vécu, enfant ; il était poursuivi par des obsessions musicales. Le jour, il conversait avec ses êtres intérieurs et avec ceux qu'il aimait, les absents et les morts.
Une après-midi de décembre humide, que le givre couvrait les pelouses raidies, que les toits des maisons et les dômes gris se diluaient dans le brouillard, et que les arbres, aux branches nues, grêles et tourmentées, dans la vapeur qui les noyait, semblaient des végétations marines au fond de l'Océan, -- Christophe, qui, depuis la veille, se sentait frissonnant et ne parvenait point à se réchauffer, entra au Louvre, qu'il connaissait à peine.
Il n'était pas, jusque-là, très touché par la peinture. Il était trop absorbé par l'univers intérieur pour bien saisir le monde des couleurs et des formes. Elles n'agissaient sur lui que par leurs résonances musicales, qui ne lui en apportaient qu'un écho déformé. Sans doute, son instinct percevait obscurément les lois identiques, qui président à l'harmonie des formes visuelles comme des formes sonores, et les nappes profondes de l'âme, d'où sourdent les deux fleuves de couleurs et de sons, qui baignent les deux versants opposés de la vie. Mais il ne connaissait que l'un des deux versants, et il était perdu dans le royaume de l'œil. Ainsi, lui échappait le secret de charme le plus exquis, le plus naturel peut-être, de la France au clair regard, reine dans le monde de la lumière.
Eût-il été plus curieux de peinture, Christophe était trop Allemand pour s'adapter aisément à une vision des choses aussi différente. Il n'était pas de ces Allemands dernier-cri, qui renient la façon de sentir germanique ; et qui se persuadent qu'ils raffolent de l'impressionnisme ou du dix-huitième siècle français, -- quand d'aventure, ils n'ont pas la ferme assurance qu'ils les comprennent mieux que les Français. Christophe était un barbare, peut-être ; mais il l'était franchement. Les petits culs roses de Boucher, les mentons gras de Watteau, les bergers ennuyés et les bergères dodues, sanglées dans leur corset, les âmes de crème fouettée, les vertueuses œillades de Greuze, les chemises troussées de Fragonard, tout ce poétique déculottage ne lui inspirait pas beaucoup plus d'intérêt qu'un journal élégant et polisson. Il n'en entendait point la riche et brillante harmonie ; les rêves voluptueux, parfois mélancoliques, de cette vieille civilisation, la plus raffinée de l'Europe, lui étaient étrangers. Quant au dix-septième siècle français, il ne goûtait pas plus sa dévotion cérémonieuse et ses portraits d'apparat ; la réserve un peu froide des plus graves entre ces maîtres, un certain gris de l'âme répandu sur l'œuvre hautaine de Nicolas Poussin et sur les figures pâles de Philippe de Champaigne, éloignaient Christophe de l'ancien art français. Et de nouveau, il ne connaissait rien. S'il l'eût connu, il l'eût méconnu. Le seul peintre moderne, dont il eût, en Allemagne, subi la fascination, Bœcklin le Bâlois, ne l'avait point préparé à voir l'art latin. Christophe gardait en lui le choc de ce brutal génie, qui sentait la terre et les fauves relents du bestiaire héroïque qu'il en avait fait sortir. Ses yeux, brûlés par la lumière crue, habitués au bariolage frénétique de ce sauvage ivre, avaient de la peine à se faire aux demi-teintes, aux harmonies morcelées et moelleuses de l'art français.
Mais ce n'est pas impunément qu'on vit dans un monde étranger. On en subit l'empreinte. On a beau se murer en soi : on s'aperçoit un jour qu'il y a quelque chose de changé.
Il y avait quelque chose de changé dans Christophe, ce soir-là où il errait par les salles du Louvre. Il était las, il avait froid, il avait faim, il était seul. Autour de lui, l'ombre descendait dans les galeries désertes, les formes endormies s'animaient. Christophe passait, silencieux et glacé, au milieu des sphinx d'Égypte, des monstres assyriens, des taureaux de Persépolis, des serpents gluants de Palissy. Il se sentait dans une atmosphère de contes de fées ; et dans son cœur montait un émoi mystérieux. Le rêve de l'humanité l'enveloppait, -- les fleurs étranges de l'âme...
Dans le poudroiement doré des galeries de peinture, les jardins de couleurs éclatantes et mûres, les prairies de tableaux, où l'air manque, Christophe, fiévreux, au seuil de la maladie, eut un coup de foudre. -- Il allait, presque sans voir, étourdi par le besoin, par la tiédeur des salles, et par cette orgie d'images : la tête lui tournait. Arrivé au bout de la galerie du bord de l'eau, devant le Bon Samaritain de Rembrandt, il s'appuya des deux mains, pour ne pas tomber, sur la rampe de fer qui entoure les tableaux, il ferma les yeux, un instant. Quand il les rouvrit sur l'œuvre qui était en face de lui, tout près de son visage, il fut fasciné...
Le jour s'éteignait. Le jour était lointain déjà, déjà mort. Le soleil invisible s'effondrait dans la nuit. C'était l'heure magique où les hallucinations sont sur le point de sortir de l'âme endolorie par les travaux du jour, immobile, engourdie. Tout se tait, on n'entend que le bruit des artères. On n'a plus la force de remuer, à peine de respirer, on est triste et livré... Un immense besoin de s'abandonner dans les bras d'un ami... On implore un miracle, on sent qu'il va venir... Il vient ! Dans le crépuscule un flot d'or flamboie, rejaillit sur le mur, sur l'épaule de l'homme qui porte le mourant, baigne ces humbles objets et ces êtres médiocres, et tout prend une douceur, une gloire divine. C'est Dieu même, qui étreint dans ses bras terribles et tendres ces misérables, faibles, laids, pauvres, sales, ce valet pouilleux, aux bas sur les talons, ces visages difformes, qui se pressent lourdement à la fenêtre, ces êtres apathiques, qui se taisent, épeurés, -- toute cette humanité pitoyable de Rembrandt, ce troupeau des âmes obscures et ligotées, qui ne savent rien, qui ne peuvent rien, qu'attendre, trembler, pleurer, prier. -- Mais le Maître est là. On ne Le voit pas Lui-même, on voit son auréole et l'ombre de lumière qu'Il projette sur les hommes.
Christophe sortit du Louvre, d'un pas mal assuré. La tête lui faisait mal. Il ne voyait plus rien. Dans la rue, sous la pluie, il remarquait à peine les flaques entre les pavés et l'eau ruisselant de ses souliers. Le ciel jaunâtre, sur la Seine, s'allumait, à la tombée du jour, d'une flamme intérieure, -- une lumière de lampe. Christophe emportait dans ses yeux la fascination d'un regard. Il lui semblait que rien n'existait : non, les voitures n'ébranlaient pas les pavés, avec un bruit impitoyable ; les passants ne le heurtaient point avec leurs parapluies mouillés ; il ne marchait point dans la rue ; peut-être qu'il était assis chez lui et qu'il rêvait ; peut-être qu'il n'existait plus... Et brusquement, -- (il était si faible) ! -- un étourdissement le prit, il se sentit tomber comme une masse, la tête en avant... Ce ne fut qu'un éclair : il serra les poings, et s'arc-boutant sur ses jambes, il reprit son aplomb.
À ce moment précis, dans la seconde où sa conscience émergeait du gouffre, son regard se heurta, de l'autre côté de la rue, à un regard qu'il connaissait bien, et qui semblait l'appeler. Il s'arrêta, interdit, cherchant où il l'avait déjà vu. Ce ne fut qu'au bout d'un moment qu'il reconnut ces yeux tristes et doux : la petite institutrice française, qu'il avait sans le vouloir fait chasser de sa place, en Allemagne, et qu'il avait tant cherchée depuis, pour lui demander pardon. Elle s'était arrêtée aussi, au milieu de la cohue des passants, et elle le regardait. Soudain, il la vit essayer de remonter le courant de la foule, et descendre sur la chaussée, pour venir à lui. Il se jeta à sa rencontre ; mais un encombrement inextricable de voitures les sépara ; il l'aperçut encore un instant, se débattant de l'autre côté de cette muraille vivante ; il voulut traverser quand même, fut bousculé par un cheval, glissa, tomba sur l'asphalte gluant, faillit être écrasé. Quand il se releva, couvert de boue, et réussit à passer de l'autre côté, elle avait disparu.
Il voulut se mettre à sa poursuite. Mais son vertige redoublait : il dut y renoncer. La maladie venait : il le sentait, mais il ne voulait pas en convenir. Il s'obstina à ne pas rentrer tout de suite, à prendre le plus long chemin. Torture inutile : il lui fallut se reconnaître vaincu ; il avait les jambes cassées, il se traînait, il eut peine à revenir chez lui. Dans l'escalier, il étouffa, il dut s'asseoir sur les marches. Rentré dans sa chambre glacée, il s'entêta à ne pas se coucher ; il restait sur sa chaise, trempé de pluie, la tête lourde et la poitrine haletante, s'engourdissant dans des musiques courbaturées, comme lui. Il entendait passer des phrases de la Symphonie inachevée de Schubert. Pauvre petit Schubert ! Quand il écrivait cela, il était seul, fiévreux et somnolent, lui aussi, dans l'état de demi-torpeur qui précède le grand sommeil, il rêvait au coin du feu ; des musiques engourdies flottaient autour de lui, comme des eaux un peu stagnantes ; il s'y attardait, tel un enfant à demi endormi qui se complaît à l'histoire qu'il se raconte, en répète un passage vingt fois ; le sommeil vient... la mort vient... -- Et Christophe entendit passer aussi cette musique aux mains brûlantes, aux yeux fermés, souriant d'un sourire las, le cœur gonflé de soupirs, rêvant de la mort qui délivre : -- le premier chœur de la Cantate de J. S. Bach : « Cher Dieu, quand mourrai-je ? »... Il faisait bon s'enfoncer dans les moelleuses phrases qui se déroulent avec de lentes ondulations, le bourdonnement des cloches lointaines et voilées... Mourir, se fondre dans la paix de la terre !... « Und dann selber Erde werden »... « Et puis soi-même devenir terre... »
Christophe secoua ces pensées maladives, le sourire meurtrier de la sirène qui guette les âmes affaiblies. Il se leva et essaya de marcher dans sa chambre ; mais il ne put tenir debout. Il grelottait de fièvre. Il dut se mettre au lit. Il sentait que cette fois, c'était sérieux ; mais il ne désarmait pas ; il n'était pas de ceux qui, quand ils sont malades, s'abandonnent à la maladie ; il luttait, il ne voulait pas être malade, et surtout, il était parfaitement décidé à ne pas mourir. Il avait sa pauvre maman qui l'attendait là-bas. Et il avait son œuvre à faire : il ne se laisserait pas tuer. Il serrait ses dents qui claquaient, il tendait sa volonté, qui échappait ; ainsi, un bon nageur qui continue de lutter sous les vagues qui le recouvrent. À tout instant, il plongeait : c'étaient des divagations, des images sans suite, des souvenirs du pays ou des salons parisiens ; aussi des obsessions de rythmes et de phrases, qui tournaient, tournaient indéfiniment, comme des chevaux de cirque, le choc soudain de la lumière d'or du Bon Samaritain ; les figures d'épouvante dans l'ombre ; et puis, des abîmes, des nuits. Puis, il surnageait de nouveau, il déchirait les nuées grimaçantes, il crispait les poings et la mâchoire. Il s'accrochait à tous ceux qu'il aimait dans le présent et le passé, à la figure amie qu'il avait entrevue tout à l'heure, à la chère maman, et aussi à son être indestructible, qu'il sentait comme un roc : « la mort n'y mord »... -- Mais le roc était de nouveau recouvert par la mer ; un choc des vagues faisait lâcher prise à l'âme ; elle était balayée par l'écume. Et Christophe se débattait dans le délire, disant des paroles insensées, dirigeant et jouant un orchestre imaginaire : trombones, trompettes, cymbales, timbales, bassons et contrebasses... il raclait, soufflait, tapait, avec frénésie. Le malheureux bouillait de musique rentrée. Depuis des semaines qu'il ne pouvait plus en entendre, ni en jouer, il était comme une chaudière sous pression, près d'éclater. Certaines phrases obstinées s'enfonçaient dans son cerveau comme des vrilles, lui perforaient le tympan, le faisaient souffrir à hurler. Au sortir de ces crises, il retombait sur son oreiller, mort de fatigue, trempé, moulu, haletant, étouffant. Il avait installé près de son lit son pot à eau, dont il buvait des gorgées. Les bruits des chambres voisines, les portes des mansardes qu'on refermait, le faisaient tressauter. Il avait le dégoût halluciné de ces êtres entassés autour de lui. Mais sa volonté luttait toujours, elle soufflait des fanfares belliqueuses, le combat contre les diables... « Und wenn die Welt voll Teufel wär, und wollten uns verschlingen, so fürchten wir uns nicht so sehr... » (« Et quand bien même le monde serait plein de diables, et qu'ils voudraient nous avaler, cela ne nous ferait pas peur... »)
Et sur l'océan de ténèbres brûlantes où son être roulait, s'ouvrait soudain une accalmie, des éclaircies de lumière, un murmure apaisé des violons et des violes, de calmes sonneries de gloire des trompettes et des cors, tandis que, presque immobile, tel un grand mur, s'élevait de l'âme malade un chant inébranlable, comme un choral de J.-S. Bach.
Tandis qu'il se débattait contre les fantômes de la fièvre et contre l'étouffement qui gagnait sa poitrine, il eut vaguement conscience qu'on ouvrait la porte de sa chambre, et qu'une femme entrait, une bougie à la main. Il crut que c'était encore une hallucination. Il voulut parler. Mais il ne put, et retomba. Quand, de loin en loin, une vague de conscience le ramenait à la surface, il sentait qu'on avait soulevé son oreiller, qu'on lui avait mis une couverture sur les pieds, qu'il avait sur le dos quelque chose qui le brûlait ; ou il voyait, assise au pied du lit, cette femme, dont la figure ne lui était pas tout à fait inconnue. Puis il vint une autre figure, un médecin qui l'ausculta. Christophe n'entendait pas ce qu'on disait ; mais il devina qu'on parlait de le porter à l'hôpital. Il essaya de protester, de crier qu'il ne voulait pas, qu'il voulait mourir ici, seul ; mais il ne sortait de sa bouche que des sons incompréhensibles. La femme le comprit pourtant : car elle prit sa défense, et elle le calma. Il s'épuisait à savoir qui elle était. Aussitôt qu'il put formuler une phrase suivie, au prix d'efforts inouïs, il le lui demanda. Elle lui répondit qu'elle était sa voisine de mansarde, qu'elle l'avait entendu gémir de l'autre côté du mur, et qu'elle s'était permis d'entrer, pensant qu'il avait besoin d'aide. Elle le pria respectueusement de ne pas se fatiguer à parler. Il lui obéit. Au reste, il était brisé par l'effort qu'il avait fait ; il se tint donc immobile, et se tut, mais son cerveau continuait de travailler, rassemblant péniblement ses souvenirs épars. Où donc l'avait-il vue ? Il finit par se rappeler : oui, il l'avait rencontrée dans le couloir des mansardes ; elle était domestique, elle se nommait Sidonie.
Les yeux à demi clos, il la regardait, sans qu'elle le vît. Elle était petite, la figure sérieuse, le front bombé, les cheveux relevés, le haut des joues et les tempes découverts, pâles et de forte ossature, le nez court, les yeux bleu-clair, au regard doux et obstiné, les lèvres grosses et serrées, le teint anémié, l'air humble, concentré, un peu raidi. Elle s'occupait de Christophe, avec un dévouement actif et silencieux, sans familiarité, sans se départir jamais de la réserve d'une domestique qui n'oublie pas la différence de classes.
Peu à peu cependant, lorsqu'il alla mieux et qu'il put causer avec elle, la bonhomie affectueuse de Christophe amena Sidonie à lui parler un peu plus librement ; mais elle se surveillait toujours ; il y avait certaines choses (on le voyait), qu'elle ne disait pas. Elle avait un mélange d'humilité et de fierté. Christophe apprit qu'elle était bretonne. Elle avait laissé au pays son père, dont elle parlait avec beaucoup de discrétion ; mais Christophe n'eut pas de peine à deviner qu'il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa fille ; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil ; et elle ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l'argent de son mois ; mais elle n'était pas dupe. Elle avait aussi une sœur plus jeune, qui se préparait à un examen d'institutrice, et dont elle était très fière. Elle payait presque tous les frais de son éducation. Elle s'acharnait au travail, d'une façon entêtée.
-- « Est-ce qu'elle avait une bonne place ? » lui demandait Christophe.
-- « Oui, mais elle pensait à la quitter. »
-- « Pourquoi ? Est-ce qu'elle avait à se plaindre de ses maîtres ! »
-- « Oh ! non. Ils étaient très bons pour elle.
-- « Est-ce qu'elle ne gagnait pas assez ? »
-- « Si... »
Il ne comprenait pas bien ; il essayait de comprendre, il l'encourageait à parler. Mais elle n'avait rien à lui raconter que sa vie monotone, la peine qu'on avait à gagner sa vie, elle n'y insistait point : le travail ne l'effrayait pas, il lui était un besoin, presque un plaisir. Elle ne parlait pas de ce qui lui était le plus pesant : l'ennui. Il le devinait. Peu à peu, il lisait en elle, avec l'intuition d'une grande sympathie, que la maladie avait aiguisée, et que rendait plus pénétrante le souvenir des épreuves supportées dans une vie analogue par la chère maman. Il voyait, comme s'il l'avait vécue, cette existence morne, malsaine, contre nature, -- l'existence ordinaire, que la société bourgeoise impose aux domestiques : -- des maîtres pas méchants, mais indifférents, qui la laissaient parfois plusieurs jours, sans lui dire un mot, sauf pour le service. Des heures, des heures, dans l'étouffante cuisine, dont la lucarne, encombrée par un garde-manger, donnait sur un mur blanc sale. Toutes ses joies, quand on lui disait négligemment que la sauce était bonne, ou le rôti bien cuit. Une vie murée, sans air, sans avenir, sans une lueur de désir et d'espoir, sans intérêt à rien. -- Le plus mauvais moment pour elle était quand ses maîtres s'en allaient à la campagne. Ils ne l'emmenaient pas avec eux, par économie ; ils lui payaient son mois, mais ne lui payaient pas son voyage pour retourner au pays ; ils la laissaient libre d'y aller à ses frais. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas le faire. Alors, elle restait seule dans la maison à peu près abandonnée. Elle n'avait pas envie de sortir, elle ne causait même pas avec les autres domestiques, qu'elle méprisait un peu à cause de leur grossièreté et de leur immoralité. Elle n'allait pas s'amuser : elle était sérieuse de nature, économe, et elle avait la crainte des mauvaises rencontres. Elle restait assise, dans sa cuisine, ou dans sa chambre, d'où par-dessus les cheminées elle apercevait le sommet d'un arbre, dans un jardin d'hôpital. Elle ne lisait pas, elle essayait de travailler, elle s'engourdissait, elle s'ennuyait, elle pleurait d'ennui ; elle avait un pouvoir singulier de pleurer indéfiniment : c'était son plaisir. Mais quand elle s'ennuyait trop, elle ne pouvait même plus pleurer, elle était comme gelée, le cœur mort. Puis, elle se secouait ; ou la vie revenait d'elle-même. Elle pensait à sa sœur, elle écoutait un orgue de barbarie dans le lointain, elle rêvassait, elle comptait longuement combien il lui faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagné telle somme ; elle se trompait dans ses comptes ; elle recommençait à compter ; elle dormait. Les jours passaient...
Avec ces accès de dépression altéraient des réveils de gaieté enfantine et gouailleuse. Elle se gaussait des autres et d'elle-même. Elle n'était pas sans voir et sans juger ses maîtres, les soucis que se créait leur désœuvrement, les vapeurs de Madame et ses mélancolies, les soi-disant occupations de cette soi-disant élite, l'intérêt qu'ils prenaient à un tableau, à un morceau de musique, à un livre de vers. Avec son bon sens un peu gros, également éloigné du snobisme des domestiques très parisiens et de la bêtise épaisse des domestiques provinciaux, qui n'admirent que ce qu'il ne comprennent pas, elle avait un mépris respectueux pour ces pianotages, ces bavardages, toutes ces choses intellectuelles, parfaitement inutiles, et ennuyeuses par surcroît, qui prennent une si grande place dans ces existences mensongères. Elle ne pouvait s'empêcher de comparer silencieusement la vie réelle, avec laquelle elle était aux prises, aux plaisirs et aux peines imaginaires de cette vie de luxe, où tout semble fabriqué par l'ennui. Au reste, elle n'en était pas révoltée. C'était ainsi : c'était ainsi. Elle admettait tout, les méchantes gens et les sots. Elle disait :
-- Faut de tout, pour faire un monde.
Christophe s'imaginait qu'elle était soutenue par sa foi religieuse ; mais un jour, elle dit, à propos des autres, plus riches et plus heureux.
-- Au bout du compte, on sera tous pareils, plus tard.
-- Quand donc ? demanda-t-il. Après la révolution sociale ?
-- La révolution ? dit-elle. Oh ! bien, il passera de l'eau sous le pont, avant. Je ne crois pas à ces bêtises. Tout sera toujours de même.
-- Alors, quand est-ce qu'on sera pareils ?
-- Après la mort, bien sûr ! Il ne reste rien de personne.
Il fut bien étonné de ce matérialisme tranquille. Il n'osa pas lui dire :
-- Est-ce que ce n'est pas affreux, en ce cas, si l'on n'a qu'une vie, qu'elle soit comme la vôtre, tandis qu'il y a d'autres gens qui sont heureux ?
Mais elle sembla avoir deviné ce qu'il pensait : elle continua, avec un flegme résigné et un peu ironique :
-- Il faut bien se faire une raison. Tout le monde ne peut pas tirer le gros lot. On est mal tombé : tant pis !
Elle ne songeait même pas chercher hors de France (comme on le lui avait offert en Amérique) une place qui lui rapportât davantage. L'idée de quitter le pays ne pouvait entrer dans sa tête. Elle disait :
-- C'est partout que les pierres sont dures.
Il y avait en elle un fond de fatalisme sceptique et railleur. Elle était bien de cette race, qui a peu ou point de foi, peu de raisons intellectuelles de vivre, et pourtant une tenace vitalité, -- de ce peuple des campagnes françaises, laborieux et apathique, frondeur et soumis, qui n'aime pas beaucoup la vie, mais qui y tient, et qui n'a pas besoin d'encouragements factices pour garder son courage.
Christophe, qui ne le connaissait pas encore, s'étonnait de trouver chez cette simple fille un désintéressement de toute foi ; il admirait son attachement à la vie, sans plaisir et sans but, et, plus que tout, son robuste sens moral, qui ne s'appuyait sur rien. Il n'avait vu jusque-là les gens du peuple français qu'à travers les romans naturalistes et les théories des petits hommes de lettres contemporains, qui, au rebours de ceux du siècle des bergeries et de la Révolution, aimaient à se représenter l'homme de la nature comme un animal vicieux, afin de légitimer leurs propres vices... Il découvrait avec surprise l'intransigeante honnêteté de Sidonie. Ce n'était pas une affaire de morale ; c'était une affaire d'instinct et de fierté. Elle avait son orgueil aristocratique. Car c'est une sottise de croire que qui dit : peuple, dit : populaire. Le peuple a ses aristocrates, de même que la bourgeoisie a ses âmes de la plèbe. Des aristocrates, c'est-à-dire, des êtres qui ont des instincts, un sang peut-être, plus purs que les autres, et qui le savent, qui ont la conscience de ce qu'ils sont, et la fierté de ne pas déchoir. Ils sont minorité ; mais, même tenus à l'écart, on sait bien qu'ils sont les premiers ; et leur seule présence est un frein pour les autres. Les autres sont contraints de se modeler sur eux, ou de faire semblant. Chaque province, chaque village, chaque groupement d'hommes est, dans une certaine mesure, ce que sont ses aristocrates ; et, suivant ce qu'ils sont, l'opinion est, ici, extrêmement sévère ; et là, elle est relâchée. Le débordement anarchique des majorités, à l'heure actuelle, ne changera rien à cette autorité immanente des minorités muettes. Plus dangereux pour elles est leur déracinement du sol natal, et leur éparpillement au loin, dans les grandes villes. Mais même ainsi, perdues dans des milieux étrangers, isolées les unes des autres, les individualités de bonne race persistent, sans se mêler à ce qui les entoure. -- De tout ce que Christophe avait vu à Paris, Sidonie ne connaissait quasi rien, et ne cherchait à rien connaître. La littérature sentimentale et malpropre des journaux ne l'atteignait pas plus que les nouvelles politiques. Elle ne savait même pas qu'il y eût des Universités Populaires ; et, si elle l'avait su, il est probable qu'elle ne s'en serait pas plus souciée que d'aller au sermon. Elle faisait son métier, et pensait ses pensées ; elle ne s'inquiétait pas de penser celles des autres. Christophe lui en fit ses compliments.
-- Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant ? dit-elle. Je suis comme tout le monde. Vous n'avez donc pas vu de Français ?
-- Voilà un an que j'habite au milieu d'eux, dit Christophe ; et je n'en ai pas rencontré un seul qui parût penser à autre chose qu'à s'amuser, ou à singer ceux qui s'amusent.
-- Bien oui, dit Sidonie. Vous n'avez, vu que des riches. Les riches, c'est partout les mêmes. Vous n'avez encore rien vu.
-- Si fait, dit Christophe. Je commence.
Il entrevoyait, pour la première fois, ce peuple de France, qui donne l'impression d'une durée éternelle qui fait corps avec sa terre, qui a vu passer, comme elle, tant de races conquérantes, tant de maîtres d'un jour, et qui ne passe pas.
Il allait mieux maintenant et commençait à se lever.
La première chose dont il s'inquiéta fut de rembourser à Sidonie les dépenses qu'elle avait faites pour lui, pendant qu'il était malade. Dans l'impossibilité où il se trouvait de courir dans Paris pour chercher de l'ouvrage, il dut se résoudre à écrire à Hecht : il demandait qu'on voulût bien lui faire une avance d'argent sur son prochain travail. Avec son mélange étonnant d'indifférence et de bienfaisance, Hecht lui fit attendre, plus de quinze jours, la réponse, -- quinze jours, durant lesquels Christophe se tortura, se refusant presque à toucher à la nourriture que lui apportait Sidonie, n'acceptant qu'un peu de lait et de pain qu'elle le forçait à prendre, et qu'il se reprochait ensuite, parce qu'il ne l'avait pas gagné : après quoi il reçut de Hecht, sans un mot, la somme demandée ; et pas une fois, pendant les mois que dura la maladie de Christophe, Hecht ne chercha à savoir comment il allait. Il avait le génie de ne pas se faire aimer, même en faisant du bien. C'était, du reste, qu'en faisant du bien, il n'aimait pas.
Sidonie venait, chaque jour, un moment dans l'après-midi, et le soir. Elle préparait le dîner de Christophe. Elle ne faisait aucun bruit ; elle s'occupait discrètement de ses affaires ; et, ayant vu le délabrement de son linge, sans le dire, elle l'emportait chez elle, pour le raccommoder. Insensiblement, s'était glissé dans leurs relations quelque chose de plus affectueux. Christophe parlait longuement de sa vieille maman. Sidonie était émue ; elle se mettait à la place de Louisa, seule, là-bas ; et elle avait pour Christophe un sentiment maternel. Lui-même, en causant avec elle, s'efforçait de tromper son besoin d'affection familiale, dont on souffre bien plus, quand on est faible et malade. Il se sentait plus près de Louisa avec Sidonie qu'avec toute autre. Il lui confiait parfois quelques-uns de ses chagrins d'artiste. Elle le plaignait doucement, avec un peu d'ironie pour ces tristesses intellectuelles. Cela aussi lui rappelait sa mère, et lui faisait du bien.
Il cherchait à provoquer ses confidences ; mais elle se livrait beaucoup moins que lui. Il lui demandait, en plaisantant, si elle ne se marierait pas. Elle répondait, sur son ton habituel de résignation railleuse, que « ce n'était pas permis, quand on est domestique cela complique trop les choses. Et puis, il faut bien tomber dans son choix, et ce n'est pas commode. Les hommes sont de fameuses canailles. Ils viennent vous faire la cour, quand vous avez de l'argent ; ils mangent votre argent, et puis après, ils vous plantent là. Elle en avait vu trop d'exemples autour d'elle : elle n'était pas tentée de faire de même. » -- Elle ne disait pas qu'elle avait eu un mariage manqué : son « futur » l'avait laissée, quand il avait vu qu'elle donnait tout ce qu'elle gagnait aux siens. -- Christophe la voyait jouer maternellement dans la cour avec les enfants d'une famille qui habitait la maison. Quand elle les rencontrait seuls dans l'escalier, il lui arrivait de les embrasser avec passion. Christophe l'imaginait à la place d'une des dames qu'il connaissait : elle n'était point sotte, elle n'était pas plus laide qu'une autre ; il se disait qu'à leur place elle eût été mieux qu'elles. Tant de puissances de vie enterrées, sans que personne s'en souciât ! Et, en revanche, tous ces morts vivants, qui encombrent la terre, et qui prennent, au soleil, la place et le bonheur des autres !...
Christophe ne se méfiait pas. Il était très affectueux, trop affectueux pour elle ; il se faisait câliner, comme un grand enfant.
Sidonie, certains jours, avait l'air abattue ; mais il l'attribuait à sa tâche. Une fois, au milieu d'un entretien, elle se leva brusquement, et quitta Christophe, prétextant un ouvrage. Enfin, après un jour où Christophe lui avait témoigné plus de confiance encore qu'à l'ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps ; et quand elle revint, elle ne lui parla plus qu'avec contrainte. Il se demandait en quoi il avait pu l'offenser. Il le lui demanda. Elle répondit avec vivacité qu'il ne l'avait offensé en rien ; mais elle continua de s'éloigner de lui. Quelques jours après, elle lui annonça, qu'elle partait : elle avait laissé sa place, et quittait la maison. En termes froids et guindés, elle le remercia des bontés qu'il lui avait témoignées, lui exprima les souhaits qu'elle formait pour sa santé et pour celle de sa mère, et elle lui fit ses adieux. Il fut si étonné de ce brusque départ qu'il ne sut que dire ; il essaya de connaître les motifs qui l'y déterminaient : elle répliqua, d'une manière évasive. Il lui demanda où elle allait se placer : elle évita de répondre ; et, pour couper court à ses questions, elle partit. Sur le seuil de la porte, il lui tendit la main ; elle la serra un peu vivement ; mais sa figure ne se démentit pas ; et, jusqu'au bout, elle garda son air raide et glacé. Elle s'en alla.
Il ne comprit jamais pourquoi.
L'hiver s'éternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines sans soleil. Bien que Christophe allât mieux, il n'était pas guéri. Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une lésion qui se cicatrisait lentement, et des accès de toux nerveuse, qui l'empêchaient de dormir, la nuit. Le médecin lui avait défendu de sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s'en aller sur la Côte d'Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu'il sortît ! S'il n'était pas allé chercher son dîner, ce n'était pas son dîner qui serait venu le chercher. -- On lui ordonnait aussi des drogues qu'il n'avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renoncé à demander conseil aux médecins : c'était de l'argent perdu ; et puis, il se sentait toujours mal à l'aise avec eux ; eux et lui ne pouvaient se comprendre : deux mondes opposés. Ils avaient une compassion ironique et un peu méprisante pour ce pauvre diable d'artiste, qui prétendait être un monde à lui tout seul, et qui était balayé comme une paille par le fleuve de la vie. Il était humilié d'être regardé, palpé, tripoté par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait :
-- Comme je serai content, lorsqu'il mourra !
Malgré la solitude, la maladie, la misère, tant de raisons de souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n'avait été si patient. Il s'en étonnait lui-même. La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l'âme ; elle la purifie : dans les nuits et les jours d'inaction forcée, se lèvent des pensées, qui ont peur de la lumière trop crue, et que brûle le soleil de la santé. Qui n'a jamais été malade ne s'est connu jamais tout entier.
La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l'avait dépouillé de ce qu'il y avait de plus grossier dans son être. Il sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces mystérieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie nous empêche d'entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de fièvre, dont les moindres souvenirs s'étaient gravés en lui, il vivait dans une atmosphère analogue à celle du tableau de Rembrandt, chaude, douce et profonde. Il sentait, lui aussi, dans son cœur, les magiques reflets d'un soleil invisible. Et bien qu'il ne crût point, il savait qu'il n'était point seul : un Dieu le tenait par la main, le menait où il fallait qu'il vînt. Il se confiait à lui comme un petit enfant.
Pour la première fois depuis des années, il était contraint de se reposer. La lassitude même de la convalescence lui était un repos, après l'extraordinaire tension intellectuelle, qui avait précédé la maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs mois, se raidissait dans un état de qui-vive perpétuel, sentait se détendre peu à peu la fixité de son regard. Il n'en était pas moins fort ; il en était plus humain. La vie puissante, mais un peu monstrueuse, du génie, était passée à l'arrière-plan ; il se retrouvait un homme comme les autres, dépouillé de ses fanatismes d'esprit, et de tout ce que l'action a de dur et d'impitoyable. Il ne haïssait plus rien ; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou seulement avec un haussement d'épaules ; il songeait moins à ses peines, et plus à celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait rappelé les souffrances silencieuses des humbles âmes, qui luttaient sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s'oubliait en elles. Lui qui n'était pas sentimental à l'ordinaire, il avait maintenant des accès de cette tendresse mystique, qui est la fleur de la faiblesse. Le soir, accoudé à sa fenêtre, au-dessus de la cour, écoutant les bruits mystérieux de la nuit,... une voix qui chantait dans une maison voisine, et que l'éloignement faisait paraître émouvante, une petite fille qui pianotait naïvement du Mozart,... il pensait :
-- Vous tous que j'aime, et que je ne connais pas ! Vous que la vie n'a point flétris, qui rêvez à de grandes choses que vous savez impossibles, et qui vous débattez contre le monde ennemi, -- je veux que vous ayez le bonheur -- il est si bon d'être heureux !... Ô mes amis, je sais que vous êtes là, et je vous tends les bras... Il y a un mur entre nous. Pierre à pierre, je l'use ; mais je m'use, en même temps. Nous rejoindrons-nous jamais ? Arriverai-je à vous, avant que se soit dressé l'autre mur : la mort ?... -- N'importe ! Que je sois seul, toute ma vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et que vous m'aimiez un peu, plus tard, après ma mort !...
Ainsi, Christophe convalescent, buvait le lait des deux bonnes nourrices : « Liebe und Not » (Amour et Misère).
Dans cette détente de sa volonté, il sentait le besoin de se rapprocher des autres. Et, bien qu'il fût très faible encore, et que ce ne fût guère prudent, il sortait de bon matin à l'heure où le flot du peuple dévalait des rues populeuses vers le travail lointain, ou le soir, quand il revenait. Il voulait se plonger dans le bain rafraîchissant de la sympathie humaine. Non qu'il parla à personne. Il ne le cherchait même pas. Il lui suffisait de regarder passer les gens, de les deviner, et de les aimer. Il observait, avec une affectueuse pitié, ces travailleurs qui se hâtaient, ayant tous, par avance, la lassitude de la journée, -- ces figures de jeunes hommes, de jeunes filles, au teint étiolé, aux expressions aiguës, aux sourires étranges, -- ces visages transparents et mobiles, sous lesquels on voyait passer des flots de désirs, de soucis, d'ironies changeantes, -- ce peuple si intelligent, trop intelligent, un peu morbide des grandes villes. Ils marchaient vite, tous, les hommes lisant les journaux, les femmes grignotant un croissant. Christophe eût bien donné un mois de sa vie pour que la blondine ébouriffée, aux traits bouffis de sommeil, qui venait de passer près de lui, d'un petit pas de chèvre, nerveux et sec, pût dormir encore une heure ou deux de plus. Oh ! qu'elle n'eût pas dit non, si on le lui avait offert ! Il eût voulu enlever de leurs appartements, hermétiquement clos à cette heure, toutes les riches oisives, qui jouissaient ennuyeusement de leur bien-être, et mettre à leur place, dans leurs lits, dans leur vie reposante, ces petits corps ardents et las, ces âmes non blasées, pas abondantes, mais vives et gourmandes de vivre. Il se sentait plein d'indulgence pour elles, à présent ; et il souriait de ces minois éveillés et vannés où il y a de la rouerie et de l'ingénuité, un désir effronté et naïf du plaisir, et, au fond, une brave petite âme, honnête et travailleuse. Et il ne se fâchait pas, quand quelques-unes lui riaient au nez, ou se poussaient du coude, en se montrant ce grand garçon, aux yeux ardents.
Il s'attardait sur les quais, à rêver. C'était sa promenade de prédilection. Elle calmait un peu sa nostalgie du grand fleuve, qui avait bercé son enfance. Ah ! ce n'était plus sans doute le Vater Rhein ! Rien de sa force toute-puissante. Rien des larges horizons, des vastes plaines, où l'esprit plane et se perd. Une rivière aux yeux gris, à la robe vert-pâle, aux traits fins et précis, une rivière de grâce, aux souples mouvements, s'étirant avec une spirituelle nonchalance dans la parure somptueuse et sobre de sa ville, les bracelets de ses ponts, les colliers de ses monuments, et souriant à sa joliesse, comme une belle flâneuse... La délicieuse lumière de Paris ! C'était la première chose que Christophe avait aimée dans cette ville ; elle le pénétrait, doucement, doucement ; peu à peu, elle transformait son cœur, sans qu'il s'en aperçût. Elle était pour lui la plus belle des musiques, la seule musique parisienne. Il passait des heures, le soir, le long des quais, ou dans les jardins de l'ancienne France, à savourer les harmonies du jour sur les grands arbres baignés de brume violette, sur les statues et les vases gris, sur la pierre patinée des monuments royaux, qui avait bu la lumière des siècles, cette atmosphère subtile, faite de soleil fin et de vapeur laiteuse, où flotte, dans une poussière d'argent, l'esprit riant de la race.
Un soir, il était accoudé près du pont Saint-Michel, et, tout en regardant l'eau, il feuilletait distraitement les livres d'un bouquiniste, étalés sur le parapet. Il ouvrit au hasard un volume dépareillé de Michelet. Il avait déjà lu quelques pages de cet historien, qui ne lui avait pas trop plu par sa hâblerie française, son pouvoir de se griser de mots, et son débit trépidant. Mais, ce soir-là, dès les premières lignes, il fut saisi : c'était la fin du procès de Jeanne d'Arc. Il connaissait par Schiller la Pucelle d'Orléans ; mais jusqu'ici, elle n'était pour lui qu'une héroïne romanesque, à laquelle un grand poète avait prêté une vie imaginaire. Brusquement, la réalité lui apparut, et elle l'étreignit. Il lisait, il lisait, le cœur broyé par l'horreur tragique du sublime récit ; et lorsqu'il arriva au moment où Jeanne apprend qu'elle va mourir le soir et où elle défaille d'effroi, ses mains se mirent à trembler, les larmes le prirent, et il dut s'interrompre. La maladie l'avait affaibli : il était devenu d'une sensibilité ridicule, qui l'exaspérait. -- Quand il voulut achever sa lecture, il était tard, et le bouquiniste fermait ses caisses. Il résolut d'acheter le livre ; il chercha dans ses poches : il lui restait six sous. Il n'était pas rare qu'il fût aussi dénué : il ne s'en inquiétait pas ; il venait d'acheter son dîner, et il comptait, le lendemain, toucher un peu d'argent chez Hecht, pour une copie de musique. Mais attendre jusqu'au lendemain, c'était dur ! Pourquoi venait-il justement de dépenser à son dîner le peu qui lui restait ? Ah ! s'il avait pu offrir en paiement au bouquiniste le pain et le saucisson, qu'il avait dans sa poche !
Le lendemain matin, très tôt, il alla chez Hecht, pour chercher l'argent ; mais en passant près du pont, qui porte le nom de l'archange des batailles, -- « le frère du paradis » de Jeanne, -- il n'eut pas le courage de ne pas s'arrêter. Il retrouva le précieux volume dans les caisses du bouquiniste ; il le lut en entier, il passa près de deux heures à le lire ; il manqua le rendez-vous chez Hecht ; et, pour le rencontrer ensuite, il dut perdre presque toute sa journée. Enfin, il réussit à avoir sa nouvelle commande et à se faire payer. Aussitôt il courut acheter le livre. Il avait peur qu'un autre acheteur ne l'eût pris. Sans doute, le mal n'eût pas été grand : il était facile de se procurer d'autres exemplaires ; mais Christophe ne savait pas si le livre était rare ou non ; et d'ailleurs, c'était ce volume-là qu'il voulait, et non un autre. Ceux qui aiment les livres sont volontiers fétichistes. Les feuillets, même salis et tachés, d'où la source des rêves a jailli, sont pour eux sacrés.
Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, l'Évangile de la Passion de Jeanne ; et aucun respect humain ne l'obligea plus à contenir son émotion. Une tendresse, une pitié, une douleur infinie, le remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, rêvant au haut des cloches, -- (elle les aimait comme lui) -- avec son beau sourire, plein de finesse et de bonté, ses larmes toujours prêtes à couler, -- larmes d'amour, larmes de pitié, larmes de faiblesse : car elle était à la fois si virile et si femme, la pure et vaillante fille, qui domptait les volontés sauvages d'une armée de bandits, et, tranquillement, avec son bon sens intrépide, sa subtilité de femme, et son doux entêtement, déjouait pendant des mois, seule et trahie par tous, les menaces et les ruses hypocrites d'une meute de gens d'église et de loi, -- loups et renards, aux yeux sanglants, -- faisant cercle autour d'elle.
Ce qui pénétrait le plus Christophe, c'était sa bonté, sa tendresse de cœur, -- pleurant après les victoires, pleurant sur les ennemis morts, sur ceux qui l'avaient insultée, les consolant quand ils étaient blessés, les aidant à mourir, sans amertume contre ceux qui la livrèrent, et, sur le bûcher même, quand les flammes s'élevaient, ne pensant pas à elle, s'inquiétant du moine qui l'exhortait, et le forçant à partir. Elle était « douce dans la plus âpre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre même. La guerre, ce triomphe du diable, elle y porta l'esprit de Dieu ».
Et Christophe, faisant un retour sur lui-même, pensait :
-- Je n'y ai pas assez porté l'esprit de Dieu.
Il relisait les belles paroles de l'évangéliste de Jeanne :
« Être bon, rester bon, entre les injustices des hommes et les sévérités du sort... Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d'aigres disputes, traverser l'expérience sans lui permettre de toucher à ce trésor intérieur... »
Et il se répétait :
-- J'ai péché. Je n'ai pas été bon. J'ai manqué de bienveillance. J'ai été trop sévère. -- Pardon. Ne croyez pas que je sois votre ennemi, vous que je combats ! Je voudrais vous faire du bien, à vous aussi... Mais il faut pourtant vous empêcher de faire le mal...
Et comme il n'était pas un saint, il lui suffisait de penser que sa haine se réveillât. Ce qu'il leur pardonnait le moins, c'était qu'à les voir, à voir la France à travers eux, il était impossible d'imaginer qu'une telle fleur de pureté et de poésie héroïque eût pu jamais pousser de ce sol. Et pourtant, cela était. Qui pouvait dire qu'elle n'en sortirait pas encore une seconde fois ?
La France d'aujourd'hui ne pouvait être pire que celle de Charles VII, la nation prostituée d'où sortit la Pucelle. Le temple était vide à présent, souillé, à demi ruiné. N'importe ! Dieu y avait parlé.
Christophe cherchait un Français à aimer, pour l'amour de la France.
C'était vers la fin de mars. Depuis des mois, Christophe n'avait causé avec personne, ni reçu aucune lettre, sauf de loin en loin quelques mots de la vieille maman, qui ne savait point qu'il était malade, qui ne lui disait point qu'elle était malade. Toutes ses relations avec le monde se réduisaient à ses courses au magasin de musique, pour prendre ou rapporter du travail. Il y allait à des heures où il savait que Hecht n'y était pas, -- afin d'éviter de causer avec lui. Précaution superflue ; car la seule fois qu'il avait rencontré Hecht, celui-ci lui avait à peine adressé quelques mots indifférents au sujet de sa santé.
Il était donc bloqué dans une prison de silence, quand, un matin, lui arriva une invitation de Mme Roussin à une soirée musicale : un quatuor fameux devait s'y faire entendre. La lettre était fort aimable, et Roussin y avait ajouté quelques lignes cordiales. Il n'était pas très fier de sa brouille avec Christophe. Il l'était d'autant moins que, depuis, il s'était brouillé avec sa chanteuse et la jugeait sans ménagements. C'était un bon garçon ; il n'en voulait jamais à ceux à qui il avait fait tort. Il lui eût paru ridicule que ses victimes eussent plus de susceptibilité que lui. Aussi, quand il avait plaisir à les revoir, n'hésitait-il pas à leur tendre la main.
Le premier mouvement de Christophe fut de hausser les épaules et de jurer qu'il n'irait pas. -- Mais à mesure que le jour du concert approchait, il était moins décidé. Il étouffait de ne plus entendre une parole humaine, ni surtout une note de musique. Il se répétait pourtant que jamais il ne remettrait les pieds chez ces gens-là, Mais, le soir venu, il y alla, tout honteux de sa lâcheté.
Il en fut mal récompensé. À peine se retrouva-t-il dans ce milieu de politiciens et de snobs qu'il fut ressaisi d'une aversion pour eux plus violente encore que naguère : car dans ses mois de solitude, il s'était déshabitué de cette ménagerie. Impossible d'entendre de la musique ici : c'était une profanation. Christophe décida de partir, aussitôt après le premier morceau.
Il parcourait des yeux tout ce cercle de figures et de corps antipathiques. Il rencontra, à l'autre extrémité du salon, des yeux qui le regardaient et se détournèrent aussitôt. Il y avait en eux je ne sais quelle candeur qui le frappa, parmi ces regards blasés. C'étaient des yeux timides, mais clairs, précis, des yeux à la française, qui, une fois qu'ils se fixaient sur vous, vous regardaient avec une vérité absolue, qui ne cachaient rien de soi, et à qui rien de vous n'était peut-être caché. Il connaissait ces yeux. Pourtant, il ne connaissait pas la figure qu'ils éclairaient. C'était celle d'un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, de petite taille, un peu penché, l'air débile, le visage imberbe et souffreteux, avec des cheveux châtains, des traits irréguliers et fins, une certaine asymétrie, donnant à l'expression quelque chose, non de trouble, mais d'un peu troublé, qui n'était pas sans charme, et semblait contredire la tranquillité des yeux. Il était debout dans l'embrasure d'une porte ; et personne ne faisait attention à lui. De nouveau, Christophe le regardait ; et, à chaque fois, il les « reconnaissait » : il avait l'impression de les avoir vus déjà dans un autre visage.
Incapable de cacher ce qu'il sentait, suivant son habitude, Christophe se dirigea vers le jeune homme ; mais, tout en approchant, il se demandait ce qu'il pourrait lui dire ; et il s'attardait, indécis, regardant à droite, et à gauche, comme s'il allait au hasard. L'autre n'en était pas dupe, et comprenait que Christophe venait à lui ; il était si intimidé, à la pensée de lui parler, qu'il songeait à passer dans la pièce voisine ; mais il était cloué sur place par sa gaucherie même. Ils se trouvèrent l'un en face de l'autre. Il se passa quelques moments avant qu'ils réussissent à trouver une entrée en matière. À mesure que la situation se prolongeait, chacun d'eux se croyait ridicule aux yeux de l'autre. Enfin, Christophe regarda en face le jeune homme, et, sans autre préambule, lui dit en souriant, sur un ton bourru :
-- Vous n'êtes pas Parisien ?
À cette question inattendue, le jeune homme sourit malgré sa gêne, et répondit que non. Sa voix faible et d'une sonorité voilée était comme un instrument fragile.
-- Je m'en doutais, fit Christophe.
Et, comme il le vit un peu confus de cette singulière remarque, il ajouta :
-- Ce n'est pas un reproche.
Mais la gêne de l'autre ne fit qu'en augmenter.
Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme faisait des efforts pour parler ; ses lèvres tremblaient ; on sentait qu'il avait une phrase toute prête à dire, mais qu'il ne pouvait se décider à la prononcer. Christophe étudiait avec curiosité ce visage mobile, où l'on voyait passer de petits frémissements sous la peau transparente ; il ne semblait pas de la même essence que ceux qui l'entouraient dans ce salon, des faces massives, de lourde matière, qui n'étaient qu'un prolongement du cou, un morceau du corps. Ici, l'âme affleurait à la surface ; il y avait une vie morale dans chaque parcelle de chair.
Il ne réussissait pas à parler. Christophe, bonhomme, continua :
-- Que faites-vous ici, au milieu de ces êtres ?
Il parlait tout haut, avec cette étrange liberté, qui le faisait haïr. Le jeune homme, gêné, ne put s'empêcher de regarder autour d'eux si on ne les entendait pas ; et ce mouvement déplut à Christophe. Puis, au lieu de répondre, il demanda, avec un sourire gauche et gentil :
-- Et vous ?
Christophe se mit à rire, de son rire un peu lourd.
-- Oui. Et moi ? fit-il, de bonne humeur.
Le jeune homme se décida brusquement :
-- Comme j'aime votre musique ! dit-il, d'une voix étranglée.
Puis, il s'arrêta, faisant de nouveaux et inutiles efforts pour vaincre sa timidité. Il rougissait ; il le sentait ; et sa rougeur en augmentait, gagnait les tempes et les oreilles. Christophe le regardait en souriant, et il avait envie de l'embrasser. Le jeune homme leva des yeux découragés vers lui.
-- Non, décidément, dit-il ; je ne puis pas, je ne puis pas parler de cela... pas ici...
Christophe lui prit la main, avec un rire muet de sa large bouche fermée. Il sentit les doigts maigres de l'inconnu trembler légèrement contre sa paume, et l'étreindre avec une tendresse involontaire ; et le jeune homme sentit la robuste main de Christophe qui lui écrasait affectueusement la main. Le bruit du salon disparut autour d'eux. Ils étaient seuls ensemble, et ils comprirent qu'ils étaient amis.
Ce ne fut qu'une seconde, après laquelle Mme Roussin, touchant légèrement le bras de Christophe avec son éventail, lui dit :
-- Je vois que vous avez fait connaissance, et qu'il est inutile de vous présenter. Ce grand garçon est venu pour vous, ce soir.
Alors, ils s'écartèrent l'un de l'autre, avec un peu de gêne.
Christophe demanda à Mme Roussin :
-- Qui est-ce ?
-- Comment ! fit-elle, vous ne le connaissez pas ? C'est un petit poète, qui écrit gentiment ! Un de vos admirateurs. Il est bon musicien, et joue bien du piano. Il ne fait pas bon vous discuter devant lui : il est amoureux de vous. L'autre jour, il a failli avoir une altercation, à votre sujet, avec Lucien Lévy-Cœur.
-- Ah ! le brave garçon ! dit Christophe.
-- Oui, je sais, vous êtes injuste pour ce pauvre Lucien. Cependant, il vous aime aussi.
-- Ah ! ne me dites pas cela ! Je me haïrais.
-- Je vous assure.
-- Jamais ! Jamais ! Je le lui défends.
-- Juste ce qu'a fait votre amoureux. Vous êtes aussi fous l'un que l'autre. Lucien était en train de nous expliquer une de vos œuvres. Ce petit timide que vous venez de voir s'est levé, tremblant de colère, et lui a défendu de parler de vous. Voyez-vous cette prétention !... Heureusement que j'étais là. J'ai pris le parti de rien, et il a fini par faire des excuses.
-- Pauvre petit ! dit Christophe.
Il était ému.
-- Où est-il passé ? continua-t-il, sans écouter Mme Roussin, qui lui parlait d'autre chose.
Il se mit à sa recherche. Mais l'ami inconnu avait disparu. Christophe revint vers Mme Roussin :
-- Dites-moi comment il se nomme.
-- Qui ? demanda-t-elle.
-- Celui dont vous m'avez parlé.
-- Votre petit poète ? dit-elle. Il se nomme Olivier Jeannin.
L'écho de ce nom tinta aux oreilles de Christophe comme une musique connue. Une silhouette de jeune fille flotta, une seconde, au fond de ses yeux. Mais la nouvelle image, l'image de l'ami l'effaça aussitôt.
Christophe rentrait chez lui. Il marchait dans les rues de Paris, au milieu de la foule. Il ne voyait, il n'entendait rien, il avait les sens fermés à tout ce qui l'entourait. Il était comme un lac, séparé du reste du monde par un cirque de montagnes. Nul souffle, nul bruit, nul trouble. La paix. Il se répétait :
-- J'ai un ami.
Les Jeannin étaient une de ces vieilles familles françaises, qui, depuis des siècles, restent fixées au même coin de province, et pures de tout alliage étranger. Il y en a encore plus qu'on ne croit en France, malgré tous les changements survenus dans la société ; il faut un bouleversement bien fort pour les arracher au sol où elles tiennent par tant de liens profonds, qu'elles ignorent elles-mêmes. La raison n'est pour rien dans leur attachement, et l'intérêt pour peu ; quant au sentimentalisme érudit des souvenirs historiques, il ne compte que pour quelques littérateurs. Ce qui lie d'une étreinte invincible, c'est l'obscure et puissante sensation, commune aux plus grossiers et aux plus intelligents, d'être depuis des siècles un morceau de cette terre, de vivre de sa vie, de respirer son souffle, d'entendre battre son cœur contre le nôtre, comme deux êtres couchés dans le même lit, côte à côte, de saisir ses frissons imperceptibles, les mille nuances des heures, des saisons, des jours clairs ou voilés, la voix et le silence des choses. Et ce ne sont pas les pays les plus beaux, ni ceux où la vie est la plus douce, qui prennent le cœur davantage, mais ceux où la terre est le plus simple, le plus humble, près de l'homme, et lui parle une langue intime et familière.
Telle la province du centre de la France, où vivaient les Jeannin. Pays plat et humide, vieille petite ville endormie, qui mire son visage ennuyé dans l'eau trouble d'un canal immobile ; autour, champs monotones, terres labourées, prairies, petits cours d'eau, grands bois, champs monotones... Nul site, nul monument, nul souvenir. Rien n'est fait pour attirer. Tout est fait pour retenir. Il y a dans cette torpeur et cet engourdissement une secrète force. L'esprit qui les goûte pour la première fois en souffre et se révolte. Mais celui qui, depuis des générations, en a subi l'empreinte, ne saurait plus s'en déprendre ; il en est pénétré ; cette immobilité des choses, cet ennui harmonieux, cette monotonie, ont un charme pour lui, une douceur profonde, dont il ne se rend pas compte, qu'il dénigre, qu'il aime, qu'il ne saurait oublier.
Dans ce pays, les Jeannin avaient toujours vécu. On pouvait suivre les traces de la famille jusqu'au XVIe siècle, dans la ville et aux environs : car il y avait naturellement un grand-oncle, dont la vie fut consacrée à dresser la généalogie de cette lignée d'obscures et laborieuses petites gens : paysans, fermiers, artisans de village, puis clercs, notaires de campagne, venus enfin s'installer dans la sous-préfecture de l'arrondissement, où Augustin Jeannin, le père du Jeannin actuel, avait fort adroitement fait ses affaires, comme banquier : habile homme, rusé et tenace comme un paysan, au demeurant honnête, mais sans scrupule exagéré, grand travailleur et bon vivant, qui s'était fait considérer et redouter, à dix lieues à la ronde, par sa malicieuse bonhomie, son franc parler, et sa fortune. Courtaud, ramassé, vigoureux, avec de petits yeux vifs dans une grosse figure rouge, marquée de la petite vérole, il avait fait parler de lui jadis comme coureur de cotillons ; et il n'avait pas tout à fait perdu ce goût. Il aimait les gauloiseries et les bons repas. Il fallait le voir à table, où son fils Antoine lui tenait tête, avec quelques vieux amis de leur espèce : le juge de paix, le notaire, l'archiprêtre de la cathédrale : -- (le vieux Jeannin mangeait volontiers du prêtre, mais il savait aussi manger avec le prêtre, quand le prêtre mangeait bien) : -- de solides gaillards, bâtis sur le même modèle des pays Rabelaisiens. C'était un feu roulant de plaisanteries énormes, des coups de poing sur la table, des hurlements de rires. Les convulsions de cette gaieté gagnaient les domestiques dans la cuisine, et les voisins dans la rue.
Puis, le vieil Augustin avait pris une fluxion de poitrine, un jour d'été très chaud qu'il s'était avisé de descendre dans sa cave, en bras de chemise, pour mettre son vin en bouteilles. En vingt-quatre heures, il était parti pour l'autre monde, auquel il ne croyait guère, muni de tous les sacrements de l'Église, en bon bourgeois voltairien de province, qui se laisse faire au dernier moment, pour que les femmes le laissent tranquille, et parce que cela lui est bien égal... Et puis, on ne sait jamais...
Son fils Antoine lui avait succédé dans ses affaires. C'était un petit homme gros, rubicond et épanoui, la face rasée, des favoris en côtelettes, une parole précipitée et bredouillante, -- qui faisait beaucoup de bruit, et s'agitait avec de petits gestes vifs et courts. Il n'avait pas l'intelligence financière du père ; mais il était assez bon administrateur. Il n'avait qu'à continuer tranquillement les entreprises commencées, qui allaient en s'agrandissant, par le seul fait de leur durée. Il bénéficiait dans le pays d'une réputation d'affaires, bien qu'il fût pour peu de chose dans leur succès. Il n'y apportait que de la régularité et de l'application. Parfaitement honorable, d'ailleurs il inspirait partout une estime méritée. Ses manières affables, toutes rondes, un peu trop familières peut-être pour certains, un peu trop expansives, un peu peuple, lui avaient acquis dans sa petite ville et dans les campagnes alentour une popularité de bon aloi. Sans être prodigue de son argent, il l'était de sa sensibilité ; il avait facilement la larme à l'œil ; et le spectacle d'une misère l'émouvait sincèrement, d'une façon qui ne manquait pas de toucher la victime.
Comme la plupart des hommes de la petite ville, la politique tenait une grande place dans sa pensée. Il était républicain ardemment modéré, libéral avec intolérance, patriote, et, à l'exemple de son père, extrêmement anti-clérical. Il faisait partie du conseil municipal ; et un plaisir pour lui, comme pour ses collègues, était de jouer quelque bon tour au curé de la paroisse, ou au prédicateur du carême, qui excitait tant d'enthousiasmes parmi les dames de la ville. Il ne faut pas oublier que cet anticléricalisme des petites villes françaises est toujours, plus ou moins, un épisode de la guerre des ménages, une forme sournoise de cette lutte sourde et âpre entre maris et femmes, qui se retrouve dans presque toutes les maisons.
Antoine Jeannin avait aussi des prétentions littéraires. Comme les provinciaux de sa génération, il était nourri de classiques latins, dont il savait par cœur quelques pages et une quantité de proverbes, de La Fontaine, de Boileau, -- le Boileau de l'Art Poétique, et surtout du Lutrin, -- de l'auteur de la Pucelle, et des poetæ minores du XVIIIe siècle français, dans le goût desquels il s'efforçait de rimer. Il n'était pas le seul dans son cercle de connaissances, qui eût cette manie ; et elle ajoutait à sa réputation. On se répétait de lui des facéties en vers, des quatrains, des bouts-rimés, des acrostiches, des épigrammes et des chansons, parfois assez risquées, qui ne manquaient pas d'un certain esprit, bien en chair. Les mystères de la digestion n'y étaient pas oubliés : la Muse des pays de la Loire embouche volontiers sa trompette, à la façon du diable fameux de Dante :
« ... Ed egli avea del cul fatto trombetta... »
Ce petit homme robuste, jovial et actif, avait pris femme d'un tout autre caractère, -- la fille d'un magistrat du pays, Lucie de Villiers. Les de Villiers -- ou plutôt, Devilliers : car leur nom s'était scindé, en cours de route, comme un caillou qui se fend en deux, en dévalant, -- étaient magistrats de père en fils, de cette vieille race parlementaire française, qui avait une haute idée de la loi, du devoir, des convenances sociales, de la dignité personnelle et, surtout, professionnelle, fortifiée par une honnêteté parfaite, avec une nuance prudhommesque. Au siècle précédent, ils avaient été frottés de jansénisme frondeur, et il leur en était resté, en même temps que le mépris de l'esprit jésuite, quelque chose de pessimiste et d'un peu grognon. Ils ne voyaient pas la vie en beau ; et, loin d'aplanir les difficultés qu'elle présentait, ils en eussent ajouté plutôt, pour avoir le droit de se plaindre. Lucie de Villiers avait quelques-uns de ces traits, qui s'opposaient à l'optimisme pas très raffiné de son mari. Grande, plus grande que lui de toute la tête, maigre, bien faite, sachant s'habiller, mais d'une élégance un peu compassée, qui la faisait toujours paraître -- comme à dessein -- plus âgée qu'elle n'était, elle avait une très haute valeur morale ; mais elle était sévère pour les autres ; elle n'admettait aucune faute, ni presque aucun travers ; elle passait pour froide et dédaigneuse. Elle était très pieuse ; et c'était une occasion d'éternelles discussions entre époux. D'ailleurs, ils s'aimaient beaucoup ; et, tout en se disputant, ils n'auraient pu se passer l'un de l'autre. Ils n'étaient pas beaucoup plus pratiques l'un que l'autre : lui, par manque de psychologie -- (il risquait toujours d'être la dupe des bonnes figures et des belles paroles), -- elle, par inexpérience totale des affaires -- (en ayant toujours été tenue à l'écart, elle ne s'y intéressait point).
Ils avaient deux enfants : une fille, Antoinette, qui était l'aînée de cinq ans, et un garçon, Olivier.
Antoinette était une jolie brunette, qui avait une gracieuse et honnête petite figure à la française, ronde, avec des yeux vifs, le front bombé, le menton fin, un petit nez droit, -- « un de ces nez fins et nobles au plus joly », (comme dit gentiment un vieux portraitiste français), « et dans lequel il se passoit certain petit jeu imperceptible qui animoit la physionomie et indiquoit la finesse des mouvements qui se faisoient au dedans d'elle, à mesure qu'elle parloit ou qu'elle écoutoit. » Elle tenait de son père la gaieté et l'insouciance.
Olivier était un blondin délicat, de petite taille, comme son père, mais de nature tout autre. Sa santé avait été gravement éprouvée par des maladies continuelles pendant son enfance ; et, bien qu'il en eût été d'autant plus choyé par tous les siens, sa faiblesse physique l'avait rendu de bonne heure un petit garçon mélancolique, rêvasseur, qui avait peur de la mort, et qui était très mal armé pour la vie. Il restait seul, par sauvagerie et par goût ; il fuyait la société des autres enfants : il y était mal à l'aise ; il répugnait à leurs jeux, à leurs batailles ; leur brutalité lui faisait horreur. Il se laissait battre par eux, non par manque de courage, mais par timidité, parce qu'il avait peur de se défendre, de faire du mal ; il eût été martyrisé par ses camarades, s'il n'eût été protégé par la situation de son père. Il était tendre, et d'une sensibilité maladive : un mot, une marque de sympathie, un reproche, le faisaient fondre en larmes. Sa sœur, beaucoup plus saine, se moquait de lui, et l'appelait : petite fontaine.
Les deux enfants s'aimaient de tout cœur ; mais ils étaient trop différents pour vivre ensemble. Chacun allait de son côté, et poursuivait ses chimères. À mesure qu'Antoinette grandissait, elle devenait plus jolie ; on le lui disait, et elle le savait : elle en était heureuse, elle se forgeait des romans pour l'avenir. Olivier, malingre et triste, se sentait constamment froissé par tous ses contacts avec le monde extérieur ; et il se réfugiait dans son absurde petit cerveau : il se contait des histoires. Il avait un besoin ardent et féminin d'aimer et d'être aimé ; et, vivant seul, en dehors de tous ceux de son âge, il s'était fait deux ou trois amis imaginaires : l'un s'appelait Jean, l'autre Étienne, l'autre François ; il était toujours avec eux. Aussi, n'était-il jamais avec ceux qui l'entouraient. Il ne dormait pas beaucoup, et rêvassait sans cesse. Le matin, quand on l'avait arraché de son lit, il s'oubliait, ses deux petites jambes nues pendant hors de son lit, ou, bien souvent, deux bas enfilés sur la même jambe. Il s'oubliait, ses deux mains dans sa cuvette. Il s'oubliait à sa table de travail, en écrivant une ligne, en apprenant sa leçon : il rêvait pendant des heures ; et après il s'apercevait soudain, avec terreur, qu'il n'avait rien appris. À dîner, il était ahuri quand on lui adressait la parole ; il répondait, deux minutes après qu'on l'avait interrogé ; il ne savait plus ce qu'il voulait dire, au milieu de sa phrase. Il s'engourdissait dans le murmure de sa pensée et dans les sensations familières des jours de province monotones, qui s'écoulaient avec lenteur : la grande maison, à moitié vide, dont on n'habitait qu'une partie ; les caves et les greniers immenses et redoutables ; les chambres mystérieusement closes, volets fermés, meubles vêtus de housses, glaces voilées, flambeaux enveloppés ; les vieux portraits de famille, au sourire obsédant ; les gravures Empire, d'un héroïsme vertueux et polisson : Alcibiade et Socrate chez la courtisane, Antiochus et Stratonice, l'histoire d'Epaminondas, Belisaire mendiant... Au dehors, le bruit du maréchal ferrant dans la forge d'en face, la danse boiteuse des marteaux sur l'enclume, le halètement du soufflet poussif, l'odeur de la corne grillée, les battoirs des laveuses accroupies au bord de l'eau, les coups sourds du couperet du boucher dans la maison voisine, le pas d'un cheval sonnant sur le pavé de la rue, le grincement d'une pompe, le pont tournant sur le canal, les lourds bateaux, chargés de piles de bois, lentement défilant, halés au bout d'une corde, devant le jardin suspendu, la petite cour dallée, avec un carré de terre, où poussaient deux lilas, au milieu d'un massif de géraniums et de pétunias, les caisses de lauriers et de grenadiers en fleurs sur la terrasse au-dessus du canal ; parfois, le vacarme d'une foire sur la place voisine, les paysans en blouses bleues luisantes, et les cochons braillants... Et le dimanche, à l'église, le chantre qui chantait faux, le vieux curé qui s'endormait en disant la messe ; la promenade en famille sur l'avenue de la gare, où l'on passait son temps à échanger des coups de chapeau cérémonieux avec d'autres malheureux, qui se croyaient également obligés à se promener ensemble, -- jusqu'à ce qu'enfin on arrivât dans les champs ensoleillés, au-dessus desquels, invisibles, se balançaient les alouettes, -- ou le long du canal miroitant et mort, des deux côtés duquel les peupliers alignés frissonnaient... Et puis, c'étaient les grands dîners, les mangeries interminables, où l'on parlait de mangeaille, avec science et volupté : car il n'y avait là que des connaisseurs ; et la gourmandise est, en province, la grande occupation, l'Art par excellence. Et l'on parlait aussi d'affaires, et de gauloiseries et, çà, et là, de maladies, avec des détails sans fin... -- Et le petit garçon, assis dans son coin, ne faisait pas plus de bruit qu'une petite souris, grignotait, ne mangeait guère, et écoutait de toutes ses oreilles. Rien ne lui échappait ; ce qu'il entendait mal, son imagination y suppléait. Il avait ce don singulier, qu'on observe souvent chez les enfants des vieilles familles, où l'empreinte des siècles est trop fortement marquée, de deviner des pensées, qu'il n'avait jamais eues encore, et qu'il comprenait à peine. -- Il y avait aussi la cuisine, où s'élaboraient des mystères sanglants et succulents ; et la vieille bonne, qui racontait des contes burlesques et effrayants... Enfin, c'était, le soir, le vol silencieux des chauves-souris, la terreur des vies monstrueuses, que l'on savait grouiller dans les entrailles de la vieille maison ; les gros rats, les araignées énormes et velues ; la prière au pied du lit, où l'on n'écoutait guère ce que l'on disait -- la petite cloche saccadée de l'hospice voisin, qui sonnait le coucher des religieuses ; -- le lit blanc, l'île des rêves...
Les meilleurs moments de l'année étaient ceux qu'on passait dans une propriété de famille, à quelques lieues de la ville, au printemps et à l'automne. Là, on pouvait rêver tout à son aise : on ne voyait personne. Comme la plupart des petits bourgeois, les deux enfants étaient tenus à l'écart des gens du peuple : domestiques, fermiers, qui leur inspiraient au fond un peu de crainte et de dégoût. Ils tenaient de leur mère un dédain aristocratique -- ou plutôt, essentiellement bourgeois, -- pour les travailleurs manuels. Olivier passait les journées, perché dans les branches d'un frêne, et lisant des histoires merveilleuses : la délicieuse mythologie, les Contes de Musæus, ou de Mme d'Aulnoy, ou les Mille et une Nuits, ou des romans de voyage. Car il avait cette étrange nostalgie des terres lointaines, « ces rêves océaniques », qui tourmentent parfois les jeunes garçons des petites villes de provinces françaises. Un fourré lui cachait la maison ; et il pouvait se croire très loin. Mais il se savait tout près ; et il en était bien aise : car il n'aimait pas trop à s'éloigner tout seul ; il se sentait perdu dans la nature. Les arbres houlaient autour. À travers le nid de feuillage il voyait au loin les vignes jaunissantes, les prairies où paissaient les vaches bigarrées, dont les meuglements lents remplissaient le silence de la campagne assoupie. Les coqs à la voix perçante se répondaient d'une ferme à l'autre. On entendait le rythme inégal des fléaux dans les granges. Dans cette paix des choses, la vie fiévreuse des myriades d'êtres coulait à pleins bords. Olivier surveillait d'un œil inquiet les colonnes des fourmis perpétuellement pressées, et les abeilles lourdes de butin, qui ronflent comme des tuyaux d'orgues, et les guêpes superbes et stupides, qui ne savent ce qu'elles veulent, -- tout ce monde de bêtes affairées, qui semblent dévorées du désir d'arriver quelque part... Où cela ? Elles l'ignorent. N'importe où ! Quelque part... Olivier avait un frisson, au milieu de cet univers aveugle et ennemi. Il tressaillait, comme un levraut, au bruit d'une pomme de pin qui tombait, ou d'une branche sèche qui se cassait... Il se rassurait, en entendant, à l'autre bout du jardin, tinter les anneaux de la balançoire, où Antoinette se berçait, avec rage.
Elle rêvait aussi ; mais c'était à sa façon. Elle passait la journée à fureter dans le jardin, gourmande, curieuse, et rieuse, picorant les raisins des vignes comme une grive, détachant en cachette une pêche de l'espalier, grimpant sur un prunier, ou lui donnant en passant de petites tapes sournoises, pour faire tomber la pluie des mirabelles d'or, qui fondent dans la bouche comme un miel parfumé. Ou elle cueillait des fleurs, bien que ce fût défendu : vite, elle arrachait une rose qu'elle convoitait depuis le matin, et elle se sauvait avec, dans la charmille au fond du jardin. Alors, elle enfouissait son petit nez voluptueusement dans la fleur enivrante, elle la baisait, la mordait, la suçait ; et puis, elle cachait son larcin, elle l'enfonçait dans son cou, contre sa gorge, entre ses deux petits seins, qu'elle regardait curieusement se gonfler sous sa chemisette entre-bâillée... Une volupté aussi, exquise et défendue, était d'enlever ses chaussures et ses bas, et de s'en aller, pieds nus, sur le sablon frais des allées, et sur l'herbe mouillée des pelouses, et sur les pierres glacées d'ombre, ou brûlantes de soleil, et dans le petit ruisseau qui coulait à la lisière du bois, de baiser avec ses pieds, ses jambes, ses genoux, l'eau, la terre et la lumière. Couchée à l'ombre des sapins, elle regardait ses mains transparentes au soleil, et elle promenait machinalement ses lèvres sur le tissu satiné de ses bras fins et dodus. Elle se faisait des couronnes, des colliers, des robes de feuilles de lierre et de feuilles de chêne ; elle y piquait des chardons bleus, et de la rouge épine-vinette et de petites branches de sapin avec leurs fruits verts : elle avait l'air d'une petite princesse barbare. Et elle dansait, toute seule, autour du jet d'eau ; et, les bras étendus, elle tournait, elle tournait, jusqu'à ce que la tête lui tournât, et qu'elle se laissât choir sur la pelouse, la figure enfouie dans l'herbe, et riant aux éclats, pendant plusieurs minutes, sans pouvoir s'arrêter, et sans savoir pourquoi.
Ainsi coulaient les jours des deux enfants, à quelques pas l'un de l'autre, sans s'occuper l'un de l'autre, -- sauf lorsque Antoinette s'avisait, en passant, de jouer une niche à son frère, de lui lancer au nez une poignée d'aiguilles de pin, ou de secouer son arbre, en menaçant de le faire tomber, ou de lui faire peur, en se lançant sur lui et criant brusquement :
-- Hou ! Hou !...
Elle était prise parfois d'une fureur de le taquiner. Elle le faisait descendre de son arbre, en prétendant que sa mère l'appelait. Puis, quand il était descendu, elle montait à sa place, et n'en voulait plus bouger. Alors Olivier geignait, et menaçait de se plaindre. Mais il n'y avait pas de danger qu'Antoinette s'éternisât sur l'arbre : elle ne pouvait rester deux minutes en repos. Quand elle s'était bien moquée d'Olivier, du haut de la branche, quand elle l'avait fait enrager à son aise, et qu'il était près de pleurer, elle dégringolait en bas, se jetait sur lui, le secouait en riant, l'appelait « petit serin », et le roulait par terre, en lui frottant le nez avec des poignées d'herbe. Il essayait de lutter ; mais il n'était pas de force. Alors, il ne bougeait plus, couché sur le dos, comme un hanneton, ses bras maigres cloués sur le gazon par les robustes menottes d'Antoinette ; et il prenait un air lamentable et résigné. Antoinette n'y résistait pas : elle le regardait vaincu et soumis ; elle éclatait de rire, l'embrassait brusquement, et elle le laissait, -- non sans lui avoir, en guise d'adieu, enfoncé un petit tapon d'herbe fraîche dans la bouche : ce qu'il détestait par-dessus tout, parce qu'il était extrêmement dégoûté. Et il crachait, il s'essuyait la bouche, il protestait avec indignation, tandis qu'elle se sauvait à toutes jambes, en riant.
Elle riait toujours. La nuit, dans son sommeil, elle riait encore. Olivier, couché dans la chambre voisine, et qui ne dormait point, sursautait au milieu des histoires qu'il se contait, en entendant ces fous rires et les paroles entrecoupées qu'elle disait dans le silence de la nuit. Dehors, les arbres craquaient sous le souffle du vent, une chouette pleurait, les chiens hurlaient dans les villages, au loin, et dans les fermes au fond des bois. Dans l'indécise phosphorescence de la nuit, Olivier voyait se mouvoir devant sa fenêtre, comme des spectres, des branches lourdes et sombres de sapins, et le rire d'Antoinette lui était un allégement.
Les deux enfants étaient très religieux, surtout Olivier. Leur père les scandalisait par ses professions de foi anticléricales ; mais il les laissait libres ; et, au fond, comme tant de bourgeois qui ne croient pas, il n'était pas fâché que les siens crussent pour lui : car il est toujours bon d'avoir des alliés dans l'autre camp, on n'est jamais sûr de quel côté tournera la chance. En somme, il était déiste, et il se réservait, le moment venu, de faire venir un curé, comme avait fait son père : si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal ; on n'a pas besoin de croire qu'on sera brûlé, pour prendre une assurance contre l'incendie.
Olivier, maladif, avait une inclination au mysticisme. Il lui semblait parfois ne plus exister. Crédule et tendre, il avait besoin d'un appui ; il goûtait dans la confession une jouissance douloureuse, le bienfait de se confier à l'invisible Ami, dont les bras vous sont toujours ouverts, à qui on peut tout dire, qui comprend et qui excuse tout ; il savourait la douceur de ce bain d'humilité et d'amour, d'où l'âme sort toute pure, lavée et reposée. Il lui était si naturel de croire, qu'il ne comprenait pas comment on pouvait douter ; il pensait qu'on y mettait de la méchanceté, ou que Dieu vous punissait. Il faisait des prières en cachette pour que son père fût touché de la grâce ; et il eut une grande joie, un jour que, visitant avec lui une église de campagne, il le vit faire un signe de croix. Les récits de l'Histoire Sainte s'étaient mêlés en lui aux merveilleuses histoires de Rübezahl, de Gracieuse et Percinet, et du calife Haroun-al-Raschid. Quand il était petit, il ne doutait pas plus de la vérité des unes que des autres. Et, de même qu'il n'était pas sûr de ne pas connaître Schacabac aux lèvres fendues, et le barbier babillard, et le petit bossu de Casgar, de même que, lorsqu'il se promenait, il cherchait des yeux dans la campagne le pic noir qui porte dans son bec la racine magique du chercheur de trésors, Chanaan et la Terre Promise devenaient, par la vertu de son imagination d'enfant, des localités bourguignonnes ou berrichonnes. Une colline du pays, toute ronde, avec un petit arbre au sommet comme un vieux plumet défraîchi lui semblait la montagne où Abraham avait élevé le bûcher. Et un gros buisson mort, à la lisière des chaumes, était le Buisson ardent que les siècles avaient éteint. Même quand il ne fut plus tout petit, et quand son sens critique commençait à s'éveiller, il aimait à bercer encore des légendes populaires qui enguirlandent la foi ; et il y trouvait tant de plaisir que, sans être tout à fait dupe, il s'amusait à l'être. C'est ainsi que, pendant longtemps, il guetta, le samedi saint, le retour des cloches de Pâques, qui sont parties pour Rome, le jeudi d'avant, et qui reviennent dans les airs avec de petites banderoles. Il avait fini par se rendre compte que ce n'était pas vrai, mais il n'en continuait pas moins de lever le nez au ciel, quand il les entendait sonner ; et une fois, il eut l'illusion -- tout en sachant parfaitement que cela ne pouvait pas être -- d'en voir une disparaître au-dessus de la maison, avec des rubans bleus.
Il avait un impérieux besoin de se baigner dans ce monde de légende et de foi. Il fuyait à la vie. Il se fuyait lui-même. Maigre, pâle, chétif, il souffrait d'être ainsi, il ne pouvait supporter de se l'entendre dire. Il portait en lui un pessimisme natif, qui lui venait de sa mère sans doute, et qui avait trouvé un terrain favorable chez cet enfant maladif. Il n'en avait pas conscience : il croyait que tout le monde était comme lui ; et ce petit bonhomme de dix ans, pendant ses récréations, au lieu de jouer dans le jardin, s'enfermait dans sa chambre, et, en grignotant son goûter, il écrivait son testament.
Il écrivait beaucoup. Il s'acharnait à écrire son journal, chaque soir en cachette, -- il ne savait pourquoi, car il n'avait rien à dire que des niaiseries. Écrire était chez lui une manie héréditaire, ce besoin séculaire du bourgeois de province française, -- la vieille race indestructible, -- qui, chaque jour, écrit pour soi jusqu'au jour de sa mort, avec une patience idiote et presque héroïque, les notes détaillées de ce qu'il a, chaque jour, vu, dit, fait, entendu, bu, pensé et mangé. Pour soi. Pour personne autre. Personne ne le lira jamais : il le sait ; et lui-même ne se relit jamais.
La musique lui était, comme la foi, un abri contre la lumière trop vive du jour. Tous deux, le frère et la sœur, étaient musiciens de cœur, -- surtout Olivier, qui tenait ce don de sa mère. Au reste, il s'en fallait que leur goût fût excellent. Personne n'eût été capable de le former, dans cette province où l'on n'entendait, en fait de musique, que la fanfare locale qui jouait des pas redoublés, ou -- dans ses bons jours -- des pots-pourris d'Adolphe Adam, l'orgue de l'église qui exécutait des romances, et les exercices de piano des demoiselles de la bourgeoisie qui tapotaient sur des instruments mal accordés quelques valses et polkas, l'ouverture du Calife de Bagdad, ou de la Chasse du jeune Henri, et deux ou trois sonates de Mozart, toujours les mêmes, et toujours avec les mêmes fausses notes. Cela faisait partie du programme invariable des soirées, quand on recevait du monde. Après dîner, ceux qui avaient des talents étaient priés de les faire valoir : ils refusaient d'abord, en rougissant, puis finissaient par céder aux instances de l'assemblée ; et ils exécutaient leur grand morceau par cœur. Chacun admirait alors la mémoire de l'artiste et son jeu « perlé ».
Cette cérémonie, qui se renouvelait presque à chaque soirée, gâtait pour les deux enfants tout le plaisir du dîner. Encore, quand ils avaient à jouer à quatre mains leur Voyage en Chine de Bazin, ou leurs petits morceaux de Weber, ils étaient sûrs l'un de l'autre, ils n'avaient pas trop peur. Mais quand il fallait jouer seul, c'était un supplice. Antoinette, comme toujours, était la plus brave. Cela l'ennuyait mortellement ; mais comme elle savait qu'il n'y avait pas moyen d'y échapper, elle en prenait son parti, allait s'asseoir au piano, d'un petit air décidé, et galopait son rondo, à la diable, bredouillant des passages, à d'autres pataugeant, s'interrompant, tournant la tête, disant avec un sourire :
-- Ah ! je ne me souviens plus...
puis, reprenant bravement, quelques mesures plus loin, et allant jusqu'au bout. Après, elle ne cachait pas son contentement d'avoir fini ; et, quand elle revenait à sa place au milieu des compliments, elle riait, en disant :
-- J'en ai fait, des fausses notes !...
Mais Olivier était d'humeur moins facile. Il ne pouvait supporter de s'exhiber en public, d'être le point de mire de toute une société. C'était déjà pour lui une souffrance de parler, quand il y avait du monde. Jouer, surtout pour des gens qui n'aimaient pas la musique -- (il le voyait très bien,) -- que la musique ennuyait même, et qui vous faisaient jouer seulement par habitude, lui semblait une tyrannie, contre laquelle il tentait de s'insurger en vain. Il refusait obstinément. Certains soirs, il se sauvait ; il allait se cacher dans une chambre noire, dans le corridor, et jusqu'au grenier, malgré sa peur des araignées. Sa résistance rendait les insistances plus vives et plus narquoises ; les objurgations des parents s'y mêlaient, agrémentées de quelques claques, quand l'esprit de révolte soufflait trop impertinemment. Et il devait toujours finir par jouer, -- naturellement, en dépit du bon sens. Ensuite, il souffrait, la nuit, d'avoir mal joué parce qu'il aimait vraiment la musique.
Le goût de la petite ville n'avait pas toujours été aussi médiocre. On se souvenait d'un temps, où l'on faisait d'assez bonne musique de chambre, chez deux ou trois bourgeois. Mme Jeannin parlait souvent de son grand-père, qui raclait du violoncelle avec passion, et qui chantait des airs de Gluck, de Dalayrac et de Berton. Il y en avait encore un gros cahier à la maison, ainsi qu'une liasse d'airs italiens. Car l'aimable vieillard était comme M. Andrieux, dont Berlioz disait : « Il aimait bien Gluck. » Et il ajoutait avec amertume « Il aimait bien aussi Piccinni ». -- Peut-être aimait-il mieux Piccinni. En tout cas, les airs italiens l'emportaient de beaucoup en nombre, dans la collection du grand-père. Ils avaient été le pain musical du petit Olivier. Nourriture peu substantielle, et un peu analogue aux sucreries de province, dont on bourre les enfants : elles affadissent le goût, démolissent l'estomac, et risquent d'enlever pour toujours l'appétit pour des aliments plus sérieux. Mais la gourmandise d'Olivier ne pouvait être mise en cause. D'aliments plus sérieux, on ne lui en offrait pas. Il n'avait pas de pain, il mangeait du gâteau. C'est ainsi que, par la force des choses, Cimarosa, Paesiello, et Rossini devinrent les nourriciers de ce petit garçon mélancolique et mystique, dont la tête tournait un peu, en buvant l'Asti spumante, que lui versaient, au lieu de lait, ces pères Silènes hilares et effrontés, et les deux petites Bacchantes sautillantes de Naples et de Catane, au sourire ingénu et lascif, avec une jolie larme dans les yeux : Pergolèse et Bellini.
Il jouait beaucoup de musique, tout seul, pour son plaisir. Il en était imprégné. Il ne cherchait pas à comprendre ce qu'il jouait, il en jouissait passivement. Personne ne songeait à lui faire apprendre l'harmonie ; et lui-même ne s'en souciait pas. Tout ce qui était science et esprit scientifique était étranger à la famille, surtout du côté maternel. Ces hommes de loi, beaux esprits et humanistes étaient perdus devant un problème. On citait comme un phénomène, un membre de la famille, -- un cousin éloigné, -- qui était entré au Bureau des Longitudes. Encore disait-on qu'il en était devenu fou. La vieille bourgeoisie de province, d'esprit robuste et positif, mais assoupi par ses longues digestions et la monotonie des jours, est pleine de son bon sens ; elle a une telle foi en lui qu'elle se fait fort de ne trouver aucune difficulté qu'il ne soit suffisant à résoudre ; et elle n'est pas loin de considérer les hommes de science comme des espèces d'artistes, plus utiles que les autres, mais moins relevés, parce que du moins les artistes ne servent à rien ; et cette fainéantise ne manque pas de distinction. Au lieu que les savants sont presque des ouvriers manuels, -- (ce qui est déshonorant), -- des contremaîtres plus instruits et un peu toqués ; très forts sur le papier ; mais, sortis de leur usine à chiffres, il n'y a plus personne ! Ils n'iraient pas loin, s'ils n'avaient, pour les diriger, les gens de bon sens, qui possèdent l'expérience de la vie et des affaires.
Le malheur est qu'il n'est pas prouvé que cette expérience de la vie et des affaires soit aussi ferme que ces gens de bon sens voudraient se le faire accroire. C'est bien plutôt une routine, limitée à un très petit nombre de cas très faciles. Que survienne un cas imprévu, où il faut prendre parti promptement et vigoureusement, les voilà désarmés.
Le banquier Jeannin était de cette espèce. Tout était si bien prévu d'avance, tout se répétait si exactement dans le rythme de la vie de province qu'il n'avait jamais rencontré de difficultés sérieuses dans ses affaires. Il avait pris la succession de son père, sans aptitude spéciale pour ce métier ; puisque tout avait bien marché depuis, il en faisait honneur à ses lumières naturelles. Il aimait à dire qu'il suffisait d'être honnête, appliqué, et d'avoir du bon sens ; et il pensait transmettre sa charge à son fils, sans plus s'inquiéter des goûts de celui-ci que son père n'avait fait pour lui-même. Il ne l'y préparait point. Il laissait ses enfants pousser à leur gré, pourvu qu'ils fussent des braves petits, et surtout qu'ils fussent heureux, car il les adorait. Aussi, étaient-ils aussi mal préparés que possible à la lutte pour la vie : fleurs de serre. Mais ne devaient-ils pas toujours vivre ainsi ? Dans leur molle province, dans leur famille riche, considérée, avec un père aimable, gai, cordial, entouré d'amis, jouissant d'une des premières situations du pays, la vie était si facile et riante !
Antoinette avait seize ans. Olivier allait faire sa première communion. Il s'engourdissait dans le bourdonnement de ses rêves mystiques. Antoinette écoutait chanter le voluptueux ramage de l'espérance enivrée, qui, comme le rossignol d'avril, remplit les cœurs printaniers. Elle jouissait de sentir son corps et son âme fleurissants, de se savoir jolie et de se l'entendre dire. Les éloges de son père, ses paroles imprudentes eussent suffi à lui tourner la tête.
Il était en extase devant elle ; il s'amusait de sa coquetterie, de ses œillades langoureuses à son miroir, de ses roueries innocentes et malignes. Il la prenait sur ses genoux, il la taquinait au sujet de son petit cœur, des conquêtes qu'elle faisait, des demandes en mariage qu'il prétendait avoir reçues pour elle ; il les énumérait : des bourgeois respectables, tous plus vieux et plus laids les uns que les autres. Elle se récriait d'horreur, avec des éclats de rire, les bras passés autour du cou de son père, la figure blottie contre sa joue. Et il lui demandait quel serait l'heureux élu : si c'était M. le procureur de la République, dont la vieille bonne des Jeannin disait qu'il était laid comme les sept péchés capitaux, ou bien le gros notaire. Elle lui donnait de petites tapes pour le faire taire, ou lui fermait la bouche avec ses mains. Il baisait les menottes, et chantait, en la faisant sauter sur ses genoux, la chanson connue :
Que voulez-vous, la belle ?
Est-ce un mari bien laid ?
Elle répondait, en pouffant, et lui nouant les favoris sous le menton, par le refrain :
Plutôt joli que laid,
Madame, s'il vous plaît.
Elle entendait bien faire son choix, elle-même. Elle savait qu'elle était, ou qu'elle serait riche, -- (son père le lui répétait sur tous les tons) : -- elle était « un beau parti ». Les familles distinguées du pays, qui avaient des fils, la courtisaient déjà, disposant autour d'elle un réseau de petites flatteries et de ruses savantes, cousues de fil blanc, pour prendre le joli poisson d'argent. Mais le poisson risquait fort d'être pour eux un poisson d'avril ; car la fine Antoinette ne perdait rien de leurs manèges, et elle s'en amusait : elle voulait bien se faire prendre ; mais elle ne voulait pas qu'on la prît. Dans sa petite tête, elle avait déjà décidé qui elle épouserait.
La famille noble du pays -- (il n'y en a généralement qu'une par pays : elle se prétend issue des anciens seigneurs de la province ; et elle descend, le plus souvent, de quelque acheteur des biens nationaux, intendant du XVIIIe siècle, ce fournisseur des armées de Napoléon) -- les Bonnivet, qui avaient, à deux lieues de la ville, un château avec des tours pointues aux ardoises amusantes, au milieu des grands bois, semés d'étangs poissonneux, faisaient des avances aux Jeannin. Le jeune Bonnivet était empressé auprès d'Antoinette. Beau garçon, assez fort et corpulent pour son âge, il ne faisait toute sa sainte journée que chasser, manger, boire, et dormir ; il montait à cheval, savait danser, avait d'assez bonnes manières, et n'était pas beaucoup plus bête qu'un autre. Il venait de temps en temps du château à la ville, tout botté, à cheval, ou dans son tape-cul ; il faisait visite au banquier, sous prétexte d'affaires ; et parfois, il apportait une bourriche de gibier, ou un gros bouquet de fleurs pour ces dames. Il en profitait pour faire la cour à mademoiselle. Ils se promenaient dans le jardin. Il lui faisait des compliments gros comme le bras, et badinait agréablement, en frisant sa moustache, et faisant sonner ses éperons sur les dalles de la terrasse. Antoinette le trouvait charmant. Son orgueil et son cœur étaient délicieusement caressés. Elle s'abandonnait à ces premières heures si douces d'amour enfantin. Olivier détestait le hobereau, parce qu'il était fort, lourd, brutal, qu'il riait d'un rire bruyant, qu'il avait des mains qui serraient comme des étaux, et une façon dédaigneuse de l'appeler toujours : « Petit... », en lui pinçant la joue. Il le détestait surtout, sans le savoir, -- parce que cet étranger aimait sa sœur :... sa sœur, son bien à lui, à lui, et à nul autre !...
Cependant, la catastrophe arrivait. Tôt ou tard, il en vient une dans la vie de ces vieilles familles bourgeoises qui depuis des siècles sont incrustées dans le même carré de terre, et en ont épuisé tous les sucs. Elles sommeillent tranquillement, et se croient aussi éternelles que le sol qui les porte. Mais le sol est mort sous elles, et il n'y a plus de racines : il suffit d'un coup de pioche pour tout arracher. Alors, on parle de malchance, de malheur imprévu. Il n'y eût pas eu de malchance, si l'arbre eût été plus résistant ; ou, du moins, l'épreuve n'eût fait que passer, comme une tourmente, qui arrache quelques branches, mais n'ébranle point l'arbre.
Le banquier Jeannin était faible, confiant, un peu vaniteux. Il aimait jeter de la poudre aux yeux, et confondait volontiers « être » avec « paraître ». Il dépensait beaucoup, à tort et à travers, sans que ces gaspillages, à vrai dire, que les habitudes d'économie séculaire venaient modérer, par accès de remords, -- (il dépensait un stère de bois, et lésinait sur une allumette), -- vinssent sérieusement entamer son avoir. Il n'était pas non plus très prudent dans ses affaires. Il ne refusait jamais de prêter de l'argent à des amis ; et ce n'était pas bien difficile d'être de ses amis. Il ne prenait même pas toujours la peine de se faire donner un reçu ; il tenait un compte négligent de ce qu'on lui devait, et qu'il ne réclamait guère, si on ne le lui offrait point. Il comptait sur la bonne foi des autres, comme il entendait qu'on comptât sur la sienne. Il était d'ailleurs plus timide que ne l'eussent laissé croire ses manières rondes et sans façon. Jamais il n'eût osé éconduire certains quémandeurs indiscrets, ni manifester ses craintes au sujet de leur solvabilité. Il y mettait de la bonté et de la pusillanimité. Il ne voulait froisser personne, et il craignait un affront. Alors, il cédait toujours. Et, pour se donner le change, il le faisait avec entrain, comme si c'était lui rendre service que prendre son argent. Il n'était pas loin de le croire : son amour-propre et son optimisme lui persuadaient aisément que toute affaire qu'il faisait était une bonne affaire.
Ces façons d'agir n'étaient pas pour lui aliéner les sympathies des emprunteurs ; il était adoré des paysans, qui savaient qu'ils pouvaient toujours avoir recours à son obligeance, et qui ne s'en faisaient point faute. Mais la reconnaissance des gens -- voire des braves gens -- est un fruit qu'il faut cueillir à temps. -- Si on le laisse vieillir sur l'arbre, il ne tarde pas à moisir. Quand quelques mois étaient passés, les obligés de M. Jeannin s'habituaient à penser que ce service leur était dû ; et même, ils avaient un penchant à croire que, pour que M. Jeannin eût manifesté tant de plaisir à les aider, il fallait qu'il y eût trouvé son intérêt. Les plus délicats se croyaient quittes -- sinon de la dette, au moins de la reconnaissance -- avec un lièvre qu'ils avaient tué, ou un panier d'œufs de leur poulailler, qu'ils venaient offrir au banquier, le jour de la foire du pays.
Comme jusqu'à présent il ne s'était agi, en définitive, que de petites sommes, et que M. Jeannin n'avait eu affaire qu'à d'assez honnêtes gens, il n'y avait pas eu grand inconvénient à cela : les pertes d'argent -- dont le banquier ne soufflait mot à qui que ce fût, -- étaient minimes. Mais ce fut autre chose, du jour où M. Jeannin se trouva sur le chemin d'un intrigant, qui lançait une grande affaire industrielle, et qui avait eu vent de la complaisance du banquier et de ses ressources financières. Ce personnage aux manières importantes, qui était décoré de la Légion d'honneur, et se disait l'ami de deux ou trois ministres, d'un archevêque, d'une collection de sénateurs, de notoriétés variées du monde des lettres ou de la finance, et d'un journal omnipotent, sut merveilleusement prendre le ton autoritaire et familier, qui convenait à son homme. À titre de recommandation, il exhibait, avec une grossièreté qui eût mis en éveil quelqu'un de plus fin que M. Jeannin, les lettres de compliments banals qu'il avait reçues de ces illustres connaissances, pour le remercier d'une invitation à dîner, ou pour l'inviter à leur tour : car on sait que les Français ne sont jamais chiches de cette monnaie épistolaire, ni regardants à accepter la poignée de main et les dîners d'un individu qu'ils connaissent depuis une heure, -- pourvu seulement qu'il les amuse et qu'il ne leur demande point leur argent. Encore en est-il beaucoup qui ne le refuseraient pas à leur nouvel ami, si d'autres faisaient de même. Et ce serait bien de la malechance pour un homme intelligent, qui cherche à soulager son prochain de l'argent qui l'embarrasse, s'il ne finissait par trouver un premier mouton qui consentît à sauter, pour entraîner les autres. -- N'y eût-il pas eu d'autres moutons avant lui, M. Jeannin eût été celui-là. Il était de la bonne espèce porte-laine, qui est faite pour qu'on la tonde : Il fut séduit par les belles relations, par la faconde, par les flatteries de son visiteur, et aussi par les premiers bons résultats que donnèrent ses conseils. Il risqua peu, d'abord, et avec succès ; alors, il risqua beaucoup ; et puis, il risqua tout : non seulement son argent, mais celui de ses clients. Il se gardait de les en aviser : il était sûr de gagner ; il voulait éblouir par les services rendus.
L'entreprise sombra. Il l'apprit d'une façon indirecte par un de ses correspondants parisiens, qui lui disait un mot, en passant, du nouveau krach, sans se douter que Jeannin était une des victimes : car le banquier n'avait parlé de rien à personne ; avec une inconcevable légèreté, il avait négligé -- évité, semblait-il, -- de prendre conseil auprès de ceux qui étaient capables de le renseigner : il avait tout fait en secret, infatué de son infaillible bon sens, et il s'était contenté des plus vagues renseignements. Il y a de ces aberrations dans la vie : on dirait qu'à certains moments, il faille absolument qu'on se perde : il semble qu'on ait peur que quelqu'un vous vienne en aide ; on fuit tout conseil qui pourrait vous sauver, on se cache, on se hâte avec un empressement fébrile, afin de pouvoir faire le grand plongeon, tout à son aise.
M. Jeannin courut à la gare, et, le cœur broyé d'angoisse, il prit le train pour Paris. Il allait à la recherche de son homme. Il se flattait encore de l'espoir que les nouvelles étaient fausses, ou du moins exagérées. Il ne trouva point l'homme, et il eut confirmation du désastre, qui était complet. Il revint, affolé, cachant tout. Personne ne se doutait de rien encore. Il tâcha de gagner quelques semaines, quelques jours. Dans son incurable optimisme, il s'efforçait de croire qu'il trouverait un moyen de réparer, sinon ses pertes, celles qu'il avait fait subir à ses clients. Il essaya de divers expédients, avec une précipitation maladroite, qui lui eût enlevé toute chance de réussir, s'il en avait pu avoir. Les emprunts qu'il tenta lui furent partout refusés. Les spéculations hasardeuses, où, en désespoir de cause, il engagea le peu qui lui restait, achevèrent de le perdre. Dès lors, ce fut un changement complet dans son caractère. Il ne parlait de rien ; mais il était aigri, violent, dur, horriblement triste. Encore, quand il était avec des étrangers, continuait-il à simuler la gaieté ; mais son trouble n'échappait à personne : on l'attribuait à sa santé. Avec les siens, il se surveillait moins ; et ils avaient remarqué tout de suite qu'il cachait quelque chose de grave. Il n'était plus reconnaissable. Tantôt il faisait irruption dans une chambre, et il fouillait un meuble, jetant sur le parquet tous les papiers sens dessus dessous, et se mettant dans des rages folles, parce qu'il ne trouvait rien, ou qu'on voulait l'aider. Puis, il restait perdu au milieu de ce désordre ; et, quand on lui demandait ce qu'il cherchait, il ne le savait pas lui-même. Il ne paraissait plus s'intéresser aux siens ; ou il les embrassait, avec des larmes aux yeux. Il ne dormait plus. Il ne mangeait plus.
Mme Jeannin voyait bien qu'on était à la veille d'une catastrophe ; mais elle n'avait jamais pris aucune part aux affaires de son mari, elle n'y comprenait rien. Elle l'interrogea : il la repoussa brutalement ; et elle, froissée dans son orgueil, n'insista plus. Mais elle tremblait, sans savoir pourquoi.
Les enfants ne pouvaient se douter du danger. Antoinette était trop intelligente pour ne pas avoir, comme sa mère, le pressentiment de quelque malheur ; mais elle était toute au plaisir de son amour naissant : elle ne voulait pas penser aux choses inquiétantes ; elle se persuadait que les nuages se dissiperaient d'eux-mêmes, -- ou qu'il serait assez temps pour les voir, quand on ne pourrait plus faire autrement.
Celui qui eût été le plus près de comprendre ce qui se passait dans l'âme du malheureux banquier, était le petit Olivier. Il sentait que son père souffrait ; et il souffrait en secret avec lui. Mais il n'osait rien dire : il ne pouvait rien, il ne savait rien. Et puis, lui aussi écartait sa pensée de ces choses tristes, qui lui échappaient : comme sa mère et sa sœur, il avait une tendance superstitieuse à croire que le malheur, qu'on ne veut pas voir venir, peut-être ne viendra pas. Les pauvres gens, qui se sentent menacés, font comme l'autruche : ils se cachent la tête derrière une pierre, et ils s'imaginent que le malheur ne les voit pas.
Des bruits inquiétants commençaient à se répandre. On disait que le crédit de la banque était entamé. Le banquier avait beau affecter l'assurance avec ses clients, certains plus soupçonneux redemandèrent leurs fonds. M. Jeannin se sentit perdu ; il se défendit en désespéré, jouant de l'indignation, se plaignant avec hauteur, avec amertume, qu'on se défiât de lui ; il alla jusqu'à faire à d'anciens clients des scènes violentes, qui le coulèrent définitivement dans l'opinion. Les demandes de remboursement affluèrent. Acculé, aux abois, il perdit complètement la tête. Il fit un court voyage, alla jouer ses derniers billets de banque dans une ville d'eaux voisine, se fit tout rafler en un quart d'heure, et revint.
Son départ inopiné avait achevé de bouleverser la petite ville, où l'on disait déjà qu'il était en fuite ; Mme Jeannin avait eu grand'peine à tenir tête à l'inquiétude furieuse des gens : elle les suppliait de prendre patience, elle leur jurait que son mari allait revenir. Ils n'y croyaient guère, bien qu'ils voulussent y croire. Aussi, quand on sut qu'il était revenu, ce fut un soulagement général : beaucoup ne furent pas loin de penser qu'ils s'étaient inquiétés à tort, et que les Jeannin étaient trop malins pour ne pas se tirer toujours d'un mauvais pas, en admettant qu'ils y fussent tombés. L'attitude du banquier confirmait cette impression. Maintenant qu'il n'avait plus de doute sur ce qu'il lui restait à faire, il semblait fatigué, mais très calme. Sur l'avenue de la gare, en descendant du train, il causa tranquillement avec quelques amis qu'il rencontra, de la campagne qui manquait d'eau depuis des semaines, des vignes qui étaient superbes, et de la chute du ministère qu'annonçaient les journaux du soir.
Arrivé à la maison, il feignit de ne point tenir compte de l'agitation de sa femme, accourue auprès de lui, et qui lui racontait avec une volubilité confuse ce qui s'était passé pendant son absence. Elle tâchait de lire sur ses traits s'il avait réussi à détourner le danger inconnu ; elle ne lui demanda pourtant rien, par orgueil : elle attendait qu'il lui en parlât le premier. Mais il ne dit pas un mot de ce qui les tourmentait tous deux. Il écarta silencieusement le désir qu'elle avait de se confier à lui et d'attirer ses confidences. Il parla de la chaleur, de sa fatigue, il se plaignit d'un mal de tête fou ; et l'on se mit à table, comme à l'ordinaire.
Il causait peu, las, absorbé, le front plissé ; il tapotait des doigts sur la nappe ; il s'efforçait de manger, se sachant observé, et regardait avec des yeux lointains ses enfants intimidés par le silence, et sa femme raidie dans son amour-propre blessé, qui, sans le regarder, épiait tous ses gestes. Vers la fin du dîner, il sembla se réveiller ; il essaya de causer avec Antoinette et avec Olivier ; il leur demanda ce qu'ils avaient fait, pendant son voyage ; mais il n'écoutait pas leurs réponses, il n'écoutait que le son de leur voix ; et, bien qu'il eût les yeux fixés sur eux, son regard était ailleurs. Olivier le sentit : il s'arrêtait au milieu de ses petites histoires, et il n'avait pas envie de continuer. Mais chez Antoinette, après un moment de gêne, la gaieté avait pris le dessus : elle bavardait, comme une pie joyeuse, posant sa main sur la main de son père, ou lui touchant le bras, pour qu'il écoutât bien ce qu'elle lui racontait. M. Jeannin se taisait ; ses yeux allaient d'Antoinette à Olivier, et le pli de son front se creusait. Au milieu d'un récit de la fillette, il n'y tint plus, il se leva de table, et alla vers la fenêtre, pour cacher son émotion. Les enfants plièrent leurs serviettes, et se levèrent aussi. Mme Jeannin les envoya jouer au jardin ; on les entendit aussitôt se poursuivre dans les allées, en poussant des cris aigus. Mme Jeannin regardait son mari, qui lui tournait le dos, et elle allait autour de la table, comme pour ranger quelque chose. Brusquement, elle se rapprocha de lui, et lui dit, d'une voix étouffée par la peur que les domestiques n'entendissent et par sa propre angoisse :
-- Enfin, Antoine, qu'est-ce que tu as ? Tu as quelque chose... Si tu caches quelque chose... Est-ce qu'il y a un malheur ? Est-ce que tu es souffrant ?
Mais M. Jeannin, encore une fois, l'écarta, haussant les épaules avec impatience, et disant d'un ton dur :
-- Non ! Non, je te dis ! Laisse-moi !
Elle s'éloigna, indignée ; elle se disait, dans sa colère aveugle, qu'il pouvait bien arriver n'importe quoi à son mari, qu'elle ne s'en inquiéterait plus.
M. Jeannin descendit au jardin. Antoinette continuait ses folies et houspillait son frère, afin de le faire courir. Mais l'enfant déclara tout à coup qu'il ne voulait plus jouer ; et il s'accouda sur le mur de la terrasse, à quelques pas de son père. Antoinette essaya de le taquiner encore ; mais il la repoussa, en boudant ; alors, elle lui dit quelques impertinences ; et, puisqu'il n'y avait plus rien à faire ici pour s'amuser, elle rentra à la maison, et se mit à son piano.
M. Jeannin et Olivier restèrent seuls.
-- Qu'est-ce que tu as, petit ? Pourquoi ne veux-tu plus jouer ? demanda le père, doucement.
-- Je suis fatigué, papa.
-- Bien. Alors, asseyons-nous un peu sur le banc, tous les deux.
Ils s'assirent. Une belle nuit de septembre. Le ciel limpide et obscur. L'odeur sucrée des pétunias se mêlait à l'odeur fade et un peu corrompue du canal sombre, qui dormait au pied du mur de la terrasse. Des papillons du soir, de grands sphinx blonds, battaient des ailes autour des fleurs, avec un ronflement de petit rouet. Les voix calmes des voisins assis devant leurs portes, de l'autre côté du canal, résonnaient dans le silence. Dans la maison, Antoinette jouait sur son piano des cavatines à fioritures italiennes. M. Jeannin tenait la main d'Olivier dans sa main. Il fumait. L'enfant voyait dans l'obscurité qui lui dérobait peu à peu les traits de son père la petite lumière de la pipe, qui se rallumait, s'éteignait par bouffées, se rallumait, finit par s'éteindre tout à fait. Ils ne causaient point. Olivier demanda le nom de quelques étoiles. M. Jeannin, assez ignorant des choses de la nature, comme presque tous les bourgeois de province, n'en connaissait aucun, à part les grandes constellations, que personne n'ignore ; mais il feignit de croire que c'était de celles-là que l'enfant s'informait ; et il les lui nomma. Olivier ne réclama point : il avait toujours plaisir à entendre et à répéter à mi-voix leurs beaux noms mystérieux. D'ailleurs, il cherchait moins à savoir qu'à se rapprocher instinctivement de son père. Ils se turent. Olivier, la tête appuyée au dossier du banc, la bouche ouverte, regardait les étoiles ; et il s'engourdissait : la tiédeur de la main de son père le pénétrait. Brusquement, cette main se mit à trembler. Olivier trouva cela drôle, et dit, d'une voix riante et ensommeillée :
-- Oh ! comme ta main tremble, papa !
M. Jeannin retira sa main.
Après un moment, Olivier, dont la petite tête continuait à travailler toute seule, dit :
-- Est-ce que tu es fatigué, aussi, papa ?
-- Oui, mon petit.
La voix affectueuse de l'enfant reprit :
-- Il ne faut pas tant te fatiguer, papa.
M. Jeannin attira à lui la tête d'Olivier, et l'appuya contre sa poitrine, en murmurant :
-- Mon pauvre petit !...
Mais déjà les pensées d'Olivier avaient pris un autre cours. L'horloge de la tour sonnait huit heures. Il se dégagea, et dit :
-- Je vais lire.
Le jeudi, il avait la permission de lire, une heure après dîner, jusqu'au moment de se coucher : c'était son plus grand bonheur ; et rien au monde n'eût été capable de lui en faire sacrifier une minute.
M. Jeannin le laissa partir. Il se promena encore, de long en large, sur la terrasse obscure. Puis il rentra, à son tour.
Dans la chambre, autour de la lampe, les enfants et la mère étaient réunis. Antoinette cousait un ruban à un corsage, sans cesser un instant de parler ou de chantonner, au grand mécontentement d'Olivier, qui, assis devant son livre, les sourcils froncés et les coudes sur la table, s'enfonçait les poings dans les oreilles pour ne rien entendre. Mme Jeannin ravaudait des bas, et causait avec la vieille bonne, qui, debout à côté d'elle, lui faisait le compte des dépenses de la journée, et profitait de l'occasion pour bavarder ; elle avait toujours des histoires amusantes à raconter, dans un argot impayable, qui les faisait éclater de rire, et qu'Antoinette s'efforçait d'imiter. M. Jeannin les regarda en silence. Personne ne fit attention à lui. Il resta indécis, un moment, il s'assit, prit un livre, l'ouvrit au hasard, le referma, se leva : décidément, il ne pouvait rester. Il alluma une bougie, et dit bonsoir, il s'approcha des enfants, les embrassa avec effusion : ils y répondirent distraitement, sans lever les yeux vers lui, -- Antoinette occupée de son ouvrage, et Olivier de son livre. Olivier n'écarta même pas ses mains de ses oreilles, et grogna un bonsoir ennuyé, en continuant sa lecture : -- quand il lisait, un des siens fût tombé dans le feu, qu'il ne se serait pas dérangé. -- M. Jeannin sortit de la chambre. Il s'attardait encore dans la salle à côté. Sa femme vint peu après, la bonne étant partie, pour ranger des draps dans une armoire. Elle fit semblant de ne pas le voir. Il hésita, puis vint à elle, et dit :
-- Je te demande pardon. Je t'ai parlé un peu brusquement, tout à l'heure.
Elle avait envie de lui dire :
-- Mon pauvre homme, je ne t'en veux pas ; mais qu'est-ce que tu as donc ? Dis-moi donc ce qui te fait souffrir !
Mais elle dit, trop heureuse de prendre sa revanche :
-- Laisse-moi tranquille ! Tu es d'une brutalité odieuse avec moi. Tu me traites, comme tu ne traiterais pas une domestique.
Et elle continua sur ce ton, énumérant ses griefs, avec une volubilité âpre et rancunière.
Il eut un geste lassé, sourit amèrement, et la quitta.
Personne n'entendit le coup de revolver. Le lendemain seulement, quand on apprit ce qui s'était passé, les voisins se rappelèrent avoir perçu, vers le milieu de la nuit, dans le silence de la rue, un bruit sec, comme un claquement de fouet. Ils n'y prirent pas garde. La paix de la nuit retomba aussitôt sur la ville, enveloppant dans ses plis lourds les vivants et les morts.
Mme Jeannin, qui dormait, se réveilla, une ou deux heures plus tard. Ne voyant pas son mari auprès d'elle, elle se leva inquiète, elle parcourut toutes les pièces, descendit à l'étage au-dessous, alla aux bureaux de la banque, qui étaient dans un corps de bâtiment contigu à la maison ; et là, dans le cabinet de M. Jeannin, elle le trouva dans son fauteuil, écroulé sur sa table de travail, au milieu de son sang, qui gouttait encore sur le plancher. Elle poussa un cri perçant, laissa tomber la bougie qu'elle tenait, et perdit connaissance. De la maison, on l'entendit. Les domestiques accoururent, la relevèrent, prirent soin d'elle, et portèrent le corps de M. Jeannin sur un lit. La chambre des enfants était fermée. Antoinette dormait comme une bienheureuse. Olivier entendit un bruit de voix et de pas : il eût voulu savoir ; mais il craignit de réveiller sa sœur, et il se rendormit.
Le lendemain matin, la nouvelle courait déjà la ville, avant qu'ils sussent rien. Ce fut la vieille bonne qui la leur apprit, en larmoyant. Leur mère était hors d'état de penser à quoi que ce fût ; sa santé donnait des inquiétudes. Les deux enfants se trouvèrent seuls, en présence de la mort. Dans ces premiers moments, leur épouvante était encore plus forte que leur douleur. Au reste, on ne leur laissa point le temps de pleurer en paix. Dès le matin, commencèrent les cruelles formalités judiciaires. Antoinette, réfugiée dans sa chambre, tendait toutes les forces de son égoïsme juvénile vers une pensée unique, seule capable de l'aider à repousser l'horreur qui la suffoquait : la pensée de son ami ; elle attendait sa visite, d'heure en heure. Jamais il n'avait été plus empressé pour elle que la dernière fois qu'elle l'avait vu : elle ne doutait pas qu'il n'accourût, pour prendre part à son chagrin. -- Mais personne ne vint. Aucun mot de personne. Aucune marque de sympathie. En revanche, dès la première nouvelle du suicide, des gens qui avaient confié leur argent au banquier se précipitèrent chez les Jeannin, forcèrent la porte et, avec une férocité impitoyable, firent des scènes furieuses à la femme et aux enfants.
En quelques jours, s'accumulèrent toutes les ruines : perte d'un être cher, perte de toute fortune, de toute situation, de l'estime publique, abandon des amis. Écroulement total. Rien ne resta debout de ce qui les faisait vivre. Ils avaient, tous les trois, un sentiment intransigeant de pureté morale, qui les faisait d'autant plus souffrir d'un déshonneur, dont ils étaient innocents. Des trois, la plus ravagée par la douleur fut Antoinette, parce qu'elle en était le plus loin : Mme Jeannin et Olivier, si déchirés qu'ils fussent, n'étaient pas étrangers à ce monde de la souffrance. Pessimistes d'instinct, ils étaient moins surpris qu'accablés. La pensée de la mort avait toujours été pour eux un refuge : elle l'était plus que jamais, maintenant ; ils souhaitaient de mourir. Lamentable résignation sans doute, mais pourtant moins terrible que la révolte d'un être jeune, confiant, heureux, aimant vivre, qui se voit brusquement acculé à ce désespoir sans fond, ou à cette mort qui lui fait horreur...
Antoinette découvrit d'un seul coup la laideur du monde. Ses yeux s'ouvrirent : elle vit la vie ; elle jugea son père, sa mère, son frère. Tandis qu'Olivier et Mme Jeannin pleuraient ensemble, elle s'isolait dans sa douleur, Sa petite cervelle désespérée réfléchissait sur le passé, le présent, l'avenir ; et elle vit qu'il n'y avait plus rien pour elle, aucun espoir, aucun appui : elle n'avait plus à compter sur personne.
L'enterrement eut lieu, lugubre, honteux. L'église avait refusé de recevoir le corps du suicidé. La veuve et les orphelins furent laissés seuls par la lâcheté de leurs anciens amis. À peine deux ou trois se montrèrent, un moment ; et leur attitude gênée fut plus pénible encore que l'absence des autres. Ils semblaient faire une grâce en venant, et leur silence était gros de blâmes et de pitié méprisante. Du côté de la famille, ce fut bien pis : non seulement, il ne leur vint de là aucune parole consolante, mais des reproches amers. Le suicide du banquier, loin d'assourdir les rancunes, semblait à peine moins criminel que sa faillite. La bourgeoisie ne pardonne pas à ceux qui se tuent. Qu'on préfère la mort à la plus ignoble vie lui paraît monstrueux ; elle appellerait volontiers toutes les rigueurs de la loi sur celui qui semble dire :
-- Il n'y a pas de malheur qui vaille celui de vivre avec vous.
Les plus lâches ne sont pas les moins empressés à taxer son acte de lâcheté. Et quand celui qui se tue lèse, par-dessus le marché, en se raturant de la vie, leurs intérêts et leur vengeance, ils deviennent furieux. -- Pas un instant, ils ne songeaient à ce que le malheureux Jeannin avait dû souffrir pour en arriver là. Ils eussent voulu le faire souffrir mille fois davantage. Et, comme il leur échappait, ils reportaient sur les siens leur réprobation. Ils ne se l'avouaient pas : car ils savaient que c'était injuste. Mais ils ne l'en faisaient pas moins ; car il leur fallait une victime.
Mme Jeannin, qui ne semblait plus bonne à rien qu'à gémir retrouvait son énergie, quand on attaquait son mari. Elle découvrait maintenant combien elle l'avait aimé ; et ces trois êtres, qui n'avaient aucune idée de ce qu'ils deviendraient le lendemain, furent d'accord pour renoncer à la dot de la mère, à leur fortune personnelle, afin de rembourser, autant que possible, les dettes du père. Et, ne pouvant plus rester dans le pays, ils décidèrent d'aller à Paris.
Le départ fut comme une fuite.
La veille au soir, -- (un triste soir de la fin de septembre : les champs disparaissaient sous les grands brouillards blancs d'où surgissaient, des deux côtés de la route, à mesure qu'on avançait, les squelettes des buissons ruisselants, comme des plantes d'aquarium), -- ils allèrent ensemble dire adieu au cimetière. Ils s'agenouillèrent tous trois sur l'étroite margelle de pierre, qui entourait la fosse fraîchement remuée. Leurs larmes coulaient en silence : Olivier avait le hoquet ; Mme Jeannin se mouchait désespérément. Elle ajoutait à sa douleur, elle se torturait, à se répéter inlassablement les paroles qu'elle avait dites à son mari, la dernière fois qu'elle l'avait vu vivant. Olivier songeait à l'entretien sur le banc de la terrasse. Antoinette songeait à ce qui adviendrait d'eux. Aucun n'avait l'ombre d'un reproche dans le cœur pour l'infortuné, qui les avait perdus avec lui. Mais Antoinette pensait :
-- Ah ! cher papa, comme nous allons souffrir !
Le brouillard s'obscurcissait, l'humidité les pénétrait. Mais Mme Jeannin ne pouvait se décider à partir. Antoinette vit Olivier qui frissonnait, et elle dit à sa mère :
-- Maman, j'ai froid.
Ils se levèrent. Au moment de s'en aller, Mme Jeannin se retourna, une dernière fois, vers la tombe :
-- Mon pauvre ami ! fit-elle.
Ils sortirent du cimetière, dans la nuit qui tombait. Antoinette tenait dans sa main la main glacée d'Olivier.
Ils rentrèrent dans la vieille maison. C'était leur dernière nuit dans le nid, où ils avaient toujours dormi, où leur vie s'était passée, et la vie de leurs parents, -- ces murs, ce foyer, ce petit carré de terre, auxquels s'étaient liées si indissolublement toutes les joies et les douleurs de la famille qu'il semblait qu'ils fussent aussi de la famille, qu'ils fissent partie de leur vie, et qu'on ne pût les quitter que pour mourir.
Leurs malles étaient faites. Ils devaient prendre le premier train du lendemain, avant que les boutiques des voisins fussent ouvertes : ils voulaient éviter la curiosité et les commentaires malveillants. -- Ils avaient besoin de se serrer l'un contre l'autre ; et pourtant, chacun alla d'instinct dans sa chambre, et s'y attarda : ils restaient debout, sans bouger, ne pensant même pas à ôter leur chapeau et leur manteau, touchant les murs, les meubles, tout ce qu'ils allaient quitter, appuyant leur front contre les vitres, essayant de prendre et de garder en eux le contact des choses aimées. Enfin, chacun fit effort pour s'arracher à l'égoïsme de ses pensées douloureuses, et ils se réunirent dans la chambre de Mme Jeannin, -- la chambre familiale, avec une grande alcôve au fond : c'était là qu'autrefois ils se réunissaient le soir, après dîner, quand il n'y avait pas de visites. Autrefois !... Cela leur semblait si lointain, déjà ! -- Ils restèrent sans parler, autour du maigre feu ; puis, ils dirent la prière ensemble, agenouillés devant le lit ; et ils se couchèrent très tôt, car il fallait être levés avant l'aube. Mais ils furent longtemps, avant que le sommeil vînt.
Vers quatre heures du matin, Mme Jeannin, qui, toutes les heures, avait regardé à sa montre s'il n'était pas temps de se préparer, alluma sa bougie et se leva. Antoinette, qui n'avait guère dormi, l'entendit et se leva aussi. Olivier était plongé dans un profond sommeil. Mme Jeannin le regarda avec émotion, et ne put se décider à le réveiller. Elle s'éloigna sur la pointe des pieds, et dit à Antoinette :
-- Ne faisons pas de bruit : que le pauvre petit jouisse de ses dernières minutes ici !
Les deux femmes achevèrent de s'habiller et de finir les paquets. Autour de la maison, planait le grand silence des nuits où il fait froid, et où tout ce qui vit, les hommes et les bêtes, s'enfonce plus avidement dans le tiède sommeil. Antoinette claquait des dents : son cœur et son corps étaient glacés.
La porte d'entrée résonna dans l'air gelé. La vieille bonne, qui avait la clef de la maison, venait une dernière fois servir ses maîtres. Petite et grosse, le souffle court, et gênée par son embonpoint, mais singulièrement leste pour son âge, elle se montra, avec sa bonne figure emmitouflée, le nez rouge, et les yeux larmoyants. Elle fut désolée de voir que Mme Jeannin s'était levée sans l'attendre, et qu'elle avait allumé le fourneau de la cuisine. -- Olivier s'éveilla, comme elle entrait. Son premier mouvement fut de refermer les yeux, et de se retourner dans ses couvertures, pour se rendormir. Antoinette vint poser doucement sa main sur l'épaule de son frère, et elle l'appela à mi-voix :
-- Olivier, mon petit, il est temps.
Il soupira, ouvrit les yeux, vit le visage de sa sœur penché vers le sien : elle lui sourit mélancoliquement, et lui caressa le front avec sa main. Elle répétait :
-- Allons !
Il se leva.
Ils sortirent de la maison, sans bruit, comme des voleurs. Chacun d'eux avait des paquets à la main. La vieille bonne les précédait, roulant leur malle sur une brouette. Ils laissaient presque tout ce qu'ils avaient ; ils n'emportaient, pour ainsi dire, que ce qu'ils avaient sur le corps, et quelques vêtements. De pauvres souvenirs devaient leur être expédiés plus tard, par la petite vitesse : quelques livres, des portraits, l'antique pendule, dont le battement leur semblait le battement même de leur vie... L'air était aigre. Personne n'était encore levé dans la ville ; les volets étaient clos, les rues vides. Ils se taisaient. La domestique seule parlait. Mme Jeannin cherchait à graver en elle, pour la dernière fois, ces images qui lui rappelaient tout son passé.
À la gare, Mme Jeannin, par amour-propre, prit des secondes classes, bien qu'elle se fût promis de prendre des troisièmes ; mais elle n'eut pas le courage de cette humiliation, en présence des deux ou trois employés du chemin de fer, qui la connaissaient. Elle se faufila précipitamment dans un compartiment vide, et s'y enferma, avec les petits. Cachés derrière les rideaux, ils tremblaient de voir apparaître une figure de connaissance. Mais personne ne se montra : la ville s'éveillait à peine, à l'heure où ils partaient ; le train était désert ; il n'y avait que trois ou quatre paysans, et des bœufs, qui, la tête passée par-dessus la barrière du wagon, mugissaient avec mélancolie. Après une longue attente, la locomotive siffla longuement, et le train s'ébranla dans le brouillard. Les trois émigrants écartèrent les rideaux, et, le visage collé contre la vitre, regardèrent une dernière fois la petite ville, dont la tour gothique se voyait à peine au travers du voile de brume, la colline couverte de chaumes, les prairies blanches de givre et fumantes : c'était déjà un paysage de rêve, lointain, à peine existant. Et quand il eut disparu, à un détour de la voie, qui s'engageait dans une tranchée, sûrs de n'être plus observés, ils ne se contraignirent plus. Mme Jeannin, son mouchoir appuyé sur sa bouche, sanglotait. Olivier s'était jeté sur elle, et, la tête sur les genoux de sa mère, il lui couvrait les mains de larmes et de baisers. Antoinette, assise à l'autre coin du compartiment et tournée vers la fenêtre, pleurait silencieusement. Ils ne pleuraient pas tous trois pour la même raison. Mme Jeannin et Olivier ne pensaient qu'à ce qu'ils laissaient derrière eux. Antoinette pensait bien davantage à ce qu'ils allaient trouver : elle se le reprochait ; elle eût voulu s'absorber dans ses souvenirs... -- Elle avait raison de songer à l'avenir : elle avait une vue plus exacte des choses que sa mère et son frère. Ils se faisaient des illusions sur Paris. Antoinette elle-même était loin de se douter de ce qui les y attendait. Ils n'y étaient jamais venus. Mme Jeannin avait à Paris une sœur richement mariée avec un magistrat ; et elle comptait sur son aide. Elle était convaincue d'ailleurs que ses enfants, avec l'éducation qu'ils avaient reçue, et leurs dons naturels, sur lesquels elle se trompait, comme toutes les mères, n'auraient point de peine à gagner honorablement leur vie.
L'impression d'arrivée fut sinistre. Dès la gare, ils furent consternés par la bousculade des gens dans la salle des bagages, et le tumulte des voitures enchevêtrées devant la sortie. Il pleuvait. On ne pouvait trouver de fiacre. Il fallut courir loin, les bras cassés par les paquets trop lourds, qui les forçaient à s'arrêter au milieu de la rue, au risque d'être écrasés ou éclaboussés par les voitures. Aucun cocher ne répondait à leurs appels. Enfin, ils réussirent à en arrêter un, qui menait une vieille patache d'une saleté repoussante. En hissant leurs paquets, ils laissèrent tomber un rouleau de couvertures dans la boue. Le facteur de la gare, qui portait leur malle, et le cocher abusèrent de leur ignorance, pour se faire payer double. Mme Jeannin avait donné l'adresse d'un de ces hôtels médiocres et chers, achalandés par les provinciaux, qui, parce qu'un de leurs grands-pères y alla trente ans auparavant, continuent d'y aller, malgré les inconvénients. On les y écorcha. L'hôtel était plein, disait-on : on les empila tous ensemble dans un étroit local, en leur comptant le prix de trois chambres. Au dîner, ils voulurent faire des économies, en évitant la table d'hôte ; ils se commandèrent un modeste menu, qui leur coûta aussi cher, et qui les affama. Dès les premières minutes de l'arrivée, leurs illusions étaient tombées. Et, dans cette première nuit d'hôtel, où, entassés dans une chambre sans air, ils n'arrivaient pas à dormir, ayant froid, ayant chaud, ne pouvant respirer, tressautant au bruit des pas dans le corridor, des portes qu'on fermait, des sonneries électriques, le cerveau meurtri par le roulement incessant des voitures et des lourds camions, ils eurent l'impression terrifiée de cette ville monstrueuse, où ils étaient venus se jeter, et où ils étaient perdus.
Le lendemain, Mme Jeannin courut chez sa sœur, qui habitait un luxueux appartement, boulevard Haussmann. Elle espérait, sans le dire, qu'on leur offrirait de les loger dans la maison, jusqu'à ce qu'ils fussent hors d'affaire. Le premier accueil suffit à la désabuser. Les Poyet-Delorme étaient furieux de la faillite de leur parent. La femme surtout, qui craignait qu'on ne la leur jetât à la tête et que cela ne nuisît à l'avancement de son mari, trouvait de la dernière indécence que la famille ruinée vint s'accrocher à eux et les compromettre encore plus. Le magistrat pensait de même ; mais il était assez brave homme ; il eût été plus secourable, si sa femme n'y eût veillé, -- ce dont il était bien aise. Mme Poyet-Delorme reçut sa sœur avec une froideur glaciale. Mme Jeannin en fut saisie ; elle se força à déposer sa fierté : elle laissa entendre à mots couverts les difficultés où elle se trouvait, et ce qu'elle eût souhaité des Poyet. On fit comme si on n'avait pas entendu. On ne les retint même pas à dîner pour le soir ; on les invita cérémonieusement pour la fin de la semaine. Encore l'invitation ne vint-elle pas de Mme Poyet, mais du magistrat, qui, un peu gêné lui-même de l'accueil de sa femme, tâcha d'en atténuer la sécheresse : il affectait de la bonhomie, mais on sentait qu'il n'était pas très franc, et qu'il était très égoïste. -- Les malheureux Jeannin revinrent à l'hôtel, sans oser échanger leurs impressions sur cette première visite.
Ils passèrent les jours suivants à errer dans Paris, cherchant un appartement, harassés de monter les étages, écœurés de voir ces casernes où s'entassent les corps, ces escaliers malpropres, ces chambres sans lumière, si tristes après la grande maison de province. Ils étaient de plus en plus oppressés. Et c'était toujours le même ahurissement dans les rues, dans les magasins, dans les restaurants, qui les faisait duper par tous. Tout ce qu'ils demandaient coûtait un prix exorbitant ; on eût dit qu'ils avaient la faculté de transformer en or tout ce qu'ils touchaient : en or, qu'ils devaient payer. Ils étaient d'une maladresse inimaginable, et sans force pour se défendre.
Si peu qu'il lui restât d'espérances à l'égard de sa sœur, Mme Jeannin se forgeait encore des illusions sur le dîner, où ils étaient invités. Ils s'y préparèrent, avec des battements de cœur. Ils furent reçus en invités, et non pas en parents, -- sans qu'on eût fait d'ailleurs d'autres frais pour le dîner, que ce ton cérémonieux. Les enfants virent leurs cousins, à peu près de leur âge, qui ne furent pas plus accueillants que le père et la mère. La fillette, élégante et coquette, leur parlait, en zézayant, d'un air de supériorité polie, avec des manières affectées et sucrées, qui les déconcertaient. Le garçon était assommé de cette corvée du dîner avec les parents pauvres ; et il fut aussi maussade que possible. Mme Poyet-Delorme, droite et raide sur sa chaise, semblait toujours, même quand elle offrait d'un plat, faire la leçon à sa sœur. M. Poyet-Delorme parlait de niaiseries, pour éviter qu'on parlât de choses sérieuses. L'insipide conversation ne sortait pas de ce qu'on mange, par crainte de tout sujet intime et dangereux. Mme Jeannin fit un effort pour amener l'entretien sur ce qui lui tenait à cœur : Mme Poyet-Delorme l'interrompit net, par une parole insignifiante. Elle n'eut plus le courage de recommencer.
Après le dîner, elle obligea sa fille à jouer un morceau de piano, pour montrer son talent. La petite, gênée, mécontente, joua horriblement. Les Poyet, ennuyés, attendaient qu'elle eût fini. Mme Poyet regardait sa fille avec un plissement de lèvres ironique ; et, comme la musique durait trop, elle se remit à causer de choses indifférentes avec Mme Jeannin. Enfin, Antoinette, qui avait complètement perdu pied dans son morceau, et qui s'apercevait avec terreur qu'à un certain passage, au lieu de continuer, elle avait repris au commencement, et qu'il n'y avait pas de raison pour qu'elle en sortît jamais, coupa court, et termina par deux accords qui n'étaient pas justes, et un troisième qui était faux. M. Poyet dit :
-- Bravo !
Et il demanda le café.
Mme Poyet dit que sa fille prenait des leçons avec Pugno. La demoiselle, « qui prenait des leçons avec Pugno », dit :
-- Très joli, ma petite...
et elle demanda où Antoinette avait étudié.
La conversation se traînait. Elle avait épuisé l'intérêt des bibelots du salon et des toilettes des dames Poyet. Mme Jeannin se répétait :
-- C'est le moment de parler, il faut que je parle...
Et elle se crispait. Comme elle faisait un grand effort et allait se décider enfin, Mme Poyet glissa incidemment, d'un ton qui ne cherchait pas à s'excuser, qu'ils étaient bien fâchés, mais qu'ils devaient sortir vers neuf heures et demie : une invitation, qu'ils n'avaient pu remettre... Les Jeannin, froissés, se levèrent aussitôt pour partir. On fit mine de les retenir. Mais un quart d'heure après, quelqu'un sonna à la porte : le domestique annonça des amis des Poyet, des voisins, qui habitaient à l'étage au-dessous. Il y eut des coups d'œil échangés entre Poyet et sa femme, et des chuchotements précipités avec les domestiques. Poyet, bredouillant un prétexte quelconque, fit passer les Jeannin dans une chambre à côté. (Il voulait cacher à ses amis l'existence, et surtout la présence chez lui de la famille compromettante.) On laissa les Jeannin seuls, dans la chambre sans feu. Les enfants étaient hors d'eux, de ces humiliations. Antoinette avait les larmes aux yeux ; elle voulait qu'on partît. Sa mère lui résista d'abord : puis, l'attente se prolongeant, elle se décida. Ils sortirent. Dans l'antichambre, Poyet, averti par un domestique, les rattrapa, s'excusant par quelques paroles banales ; il feignit de vouloir les retenir ; mais on voyait qu'il avait hâte qu'ils fussent partis. Il les aida à passer leurs manteaux, les poussa vers la porte, avec des sourires, des poignées de main, des amabilités à voix basse, et il les mit dehors. -- Rentrés dans leur hôtel, les enfants pleurèrent de rage. Antoinette trépignait, jurait qu'elle ne mettrait plus les pieds jamais chez ces gens.
Mme Jeannin prit un appartement au quatrième, dans le voisinage du jardin des Plantes. Les chambres donnaient sur les murs lépreux d'une cour obscure ; la salle à manger, et le salon -- (car Mme Jeannin tenait à avoir un salon) -- sur une rue populeuse. Tout le jour, passaient des tramways à vapeur, et des corbillards, dont la file allait s'engouffrer dans le cimetière d'Ivry. Des Italiens pouilleux, avec une racaille d'enfants, flânaient sur les bancs, ou se disputaient aigrement. On ne pouvait laisser les fenêtres ouvertes, à cause du bruit ; et, le soir, quand on revenait chez soi, il fallait fendre le flot d'une populace affairée et puante, traverser les rues encombrées, aux pavés boueux, passer devant une répugnante brasserie, installée au rez-de-chaussée de la maison voisine, et à la porte de laquelle des filles énormes et bouffies, aux cheveux jaunes, plâtrées et grasses de fard, dévisageaient les passants avec de sales regards.
Le maigre argent des Jeannin s'en allait rapidement. Ils constataient, chaque soir, avec un serrement de cœur, la brèche plus large qui s'ouvrait à leur bourse. Ils essayaient de se priver ; mais ils ne savaient pas : c'est une science, qu'il faut bien des années d'épreuves pour apprendre, quand on ne l'a point pratiquée depuis l'enfance. Ceux qui ne sont pas économes, de nature, perdent leur temps à vouloir l'être : dès qu'une nouvelle occasion de dépenser se présente, ils y cèdent ; l'économie est toujours pour la prochaine fois ; et quand par hasard ils gagnent ou croient avoir gagné la plus petite chose, ils se hâtent de faire servir le gain à des dépenses, dont le total finit par le dépasser dix fois.
Au bout de quelques semaines, les ressources des Jeannin se trouvaient épuisées. Mme Jeannin dut abdiquer tout reste d'amour-propre, et elle alla, à l'insu de ses enfants, faire une demande d'argent à Poyet. Elle s'arrangea de façon à le voir seul, dans son cabinet, et elle le supplia de lui avancer une petite somme, en attendant qu'ils eussent trouvé une situation qui leur permît de vivre. L'autre, qui était faible et assez humain, après avoir essayé de remettre sa réponse à plus tard, céda. Il avança deux cents francs, dans un moment d'émotion, dont il ne fut pas le maître ; il s'en repentit d'ailleurs aussitôt après, -- surtout quand il lui fallut en convenir avec Mme Poyet, qui fut exaspérée contre la faiblesse de son mari et contre son intrigante de sœur.
Les Jeannin passèrent leurs journées à courir dans Paris, pour trouver une place. Mme Jeannin, avec ses préjugés de bourgeoise riche de province, ne pouvait admettre, pour elle et pour ses enfants, d'autre profession que celles qu'on nomme « libérales », -- sans doute parce qu'on y meurt de faim. Même, elle n'eût point permis que sa fille se plaçât comme institutrice dans une famille. Il n'y avait que les professions officielles, au service de l'État, qui ne lui parussent pas déshonorantes. Il fallait trouver moyen qu'Olivier achevât son éducation, pour devenir professeur. À l'égard d'Antoinette, Mme Jeannin eût voulu qu'elle entrât dans une institution d'enseignement, pour y donner des leçons, ou au Conservatoire, pour avoir un prix de piano. Mais les institutions auxquelles elle s'adressa étaient toutes pourvues de professeurs, qui avaient de bien autres titres que sa fille, avec son pauvre petit brevet élémentaire ; et quant à la musique, il fallut reconnaître que le talent d'Antoinette était des plus ordinaires, comparé à celui de tant d'autres, qui ne réussissaient même pas à percer. Ils découvrirent l'effroyable lutte pour la vie et la consommation insensée que Paris fait de talents petits et grands, dont elle n'a que faire.
Les deux enfants prirent un découragement, une défiance exagérée de leur valeur : ils se crurent médiocres ; ils s'acharnaient à se le prouver, à le prouver à leur mère. Olivier, qui, dans son collège de province, n'avait point de peine à passer pour un aigle, était anéanti par ces épreuves : il semblait avoir perdu possession de tous ses dons. Au lycée où on le mit, et où il avait réussi à obtenir une bourse, son classement fut si désastreux dans les premiers temps qu'on lui enleva sa bourse. Il se crut tout à fait stupide. En même temps, il avait l'horreur de Paris, de ce grouillement d'êtres, de l'immoralité dégoûtante de ses camarades, de leurs conversations ignobles, de la bestialité de quelques-uns d'entre eux, qui ne lui épargnaient pas d'abominables propositions. Il n'avait même pas la force de leur dire son mépris. Il se sentait avili par la seule pensée de leur avilissement. Il se réfugiait avec sa mère et sa sœur dans les prières passionnées qu'ils faisaient ensemble, chaque soir, après chaque journée nouvelle de déceptions et d'humiliations intimes, qui semblaient une souillure à ces cœurs innocents, et qu'ils n'osaient même pas se raconter. Mais, au contact de l'esprit d'athéisme latent, qu'on respire à Paris, la foi d'Olivier commençait à s'effriter, sans qu'il s'en aperçût, comme une chaux trop fraîche tombe des murs, au souffle de la pluie. Il continuait de croire ; mais autour de lui, Dieu mourait.
Sa mère et sa sœur poursuivaient leurs courses inutiles. Mme Jeannin était retournée voir les Poyet, qui, désireux de se débarrasser d'eux, leur offrirent des places. Il s'agissait pour Mme Jeannin d'entrer comme lectrice chez une vieille dame, qui passait l'hiver dans le Midi. Pour Antoinette, on lui trouvait un poste d'institutrice chez une famille de l'Ouest de la France, qui vivait toute l'année à la campagne. Les conditions n'étaient pas trop mauvaises ; mais Mme Jeannin refusa. Plus encore qu'à l'humiliation de servir elle-même, elle s'opposait à ce que sa fille y fût réduite, et surtout à ce qu'Antoinette fût éloignée d'elle. Si malheureux qu'ils fussent, et justement parce qu'ils étaient malheureux, ils voulaient rester ensemble. -- Mme Poyet le prit très mal. Elle dit que, quand on n'avait pas les moyens de vivre, il ne fallait pas faire les orgueilleux. Mme Jeannin ne put s'empêcher de lui reprocher son manque de cœur. Mme Poyet dit des paroles blessantes sur la faillite, et sur l'argent que Mme Jeannin lui devait. Elles se séparèrent, brouillées à mort. Toutes relations furent cassées. Mme Jeannin n'eut plus qu'un désir : rendre l'argent qu'elle avait emprunté. Mais elle ne le pouvait pas.
Les vaines démarches continuèrent. Mme Jeannin alla voir le député et le sénateur de son département, à qui M. Jeannin avait maintes fois rendu service. Partout, elle se heurta à l'ingratitude et à l'égoïsme. Le député ne répondit même pas aux lettres, et, quand elle vint sonner à sa porte, fit dire qu'il était sorti. Le sénateur lui parla avec une commisération grossière de sa situation qu'il imputa à « ce misérable Jeannin », dont il flétrit durement le suicide. Mme Jeannin prit la défense de son mari. Le sénateur dit qu'il savait bien que ce n'était pas par malhonnêteté, mais par bêtise, que le banquier avait agi, que c'était un niais, un pauvre hanneton, ne voulant jamais en faire qu'à sa tête, sans demander conseil à personne, et sans écouter aucun avertissement. S'il s'était perdu seul, on n'aurait rien à dire : ce serait bien fait ! Mais, -- sans parler des autres ruines, -- qu'il eût jeté sa femme et ses enfants dans la misère, et qu'ensuite il les plantât là, les laissant se débrouiller comme ils pourraient..., cela, c'était affaire à Mme Jeannin de le lui pardonner, si elle était une sainte ; mais lui, sénateur, qui n'était pas un saint -- (s, a, i, n, t), -- qui se flattait d'être seulement un homme sain -- (s, a, i, n), -- un homme sain, sensé et raisonnable, -- lui, n'avait aucun motif pour pardonner : l'individu qui se suicidait en pareil cas était un misérable. La seule circonstance atténuante qu'on pût plaider pour Jeannin, c'était qu'il n'était pas tout à fait responsable. Là-dessus, il s'excusa auprès de Mme Jeannin, de s'être exprimé d'une façon un peu vive sur le compte du mari : il en donna pour cause la sympathie qu'il avait pour elle : et, ouvrant son tiroir, il lui offrit un billet de cinquante francs, -- une aumône, -- qu'elle refusa.
Elle chercha une place dans les bureaux d'une grande administration. Ses démarches étaient maladroites et sans suite. Elle prenait tout son courage pour en faire une ; puis, elle revenait si démoralisée que, pendant plusieurs jours, elle n'avait plus la force de bouger ; et, quand elle se remettait en marche, il était trop tard. Elle ne trouva pas plus de secours auprès des gens d'église, soit que ceux-ci n'y vissent pas leur avantage, soit qu'ils se désintéressassent d'une famille ruinée, dont le père était notoirement anticlérical. Tout ce que Mme Jeannin réussit à trouver, après mille efforts, fut une place de professeur de piano dans un couvent, -- métier ingrat et ridiculement payé. Afin de gagner un peu plus, elle faisait de la copie, le soir, pour une agence. On était très dur pour elle. Son écriture et son étourderie, qui lui faisaient sauter un mot, une ligne, malgré son application -- (elle pensait à tant d'autres choses !) -- lui attirèrent des observations blessantes. Il arriva qu'après s'être brûlé les yeux et courbaturée à écrire jusqu'au milieu de la nuit, elle se vit refuser sa copie. Elle rentrait, bouleversée. Elle passait des journées à gémir, sans prendre aucun parti. Depuis longtemps, elle souffrait d'une maladie de cœur, que les épreuves avaient aggravée, et qui lui inspirait de sinistres pressentiments. Elle avait parfois des angoisses, des étouffements, comme si elle allait mourir. Elle ne sortait plus sans avoir dans sa poche son nom et son adresse écrits, au cas où elle viendrait à tomber dans la rue. Qu'arriverait-il, si elle disparaissait ? Antoinette la soutenait, comme elle pouvait, affectant une tranquillité qu'elle n'avait pas ; elle la suppliait de se ménager, de la laisser travailler à sa place. Mais Mme Jeannin mettait les derniers restes de son orgueil à ce qu'au moins sa fille ne connût point les humiliations dont elle avait à souffrir.
Elle avait beau s'épuiser et réduire encore leurs dépenses : ce qu'elle gagnait ne suffisait pas à les faire vivre. Il fallut vendre les quelques bijoux qu'on avait conservés. Et le pire fut que cet argent, dont on avait tant besoin, fut volé à Mme Jeannin, le jour même qu'elle venait de le toucher. La pauvre femme, qui était d'une étourderie perpétuelle, s'était avisée, pour utiliser sa course, d'entrer au Bon Marché, qui se trouvait sur son passage ; c'était, le lendemain, la fête d'Antoinette, et elle voulait lui faire un petit cadeau. Elle tenait son porte-monnaie à la main, afin de ne pas le perdre. Elle le déposa machinalement, une seconde, sur un comptoir, tandis qu'elle examinait un objet. Quand elle voulut le reprendre, le porte-monnaie avait disparu. -- Ce fut le dernier coup.
Peu de jours après, un soir étouffant de la fin d'août, -- une buée grasse d'étuve traînait pesamment sur la ville, -- Mme Jeannin rentra de son agence de copies, où elle avait eu un travail pressé à livrer. En retard pour le dîner, et voulant économiser les trois sous de l'omnibus, elle s'était exténuée à revenir trop vite, de peur que ses enfants ne fussent inquiets. Quand elle arriva à son quatrième étage, elle ne pouvait plus parler, ni respirer. Ce n'était pas la première fois qu'elle rentrait dans cet état ; les enfants avaient fini par ne plus s'en étonner. Elle se força à s'asseoir aussitôt à table avec eux. Ils ne mangeaient, ni l'un ni l'autre, écœurés par la chaleur ; il leur fallait faire effort pour avaler avec dégoût quelques bouchées de viande, quelques gorgées d'eau fade. Pour laisser à leur mère le temps de se remettre, ils ne causaient pas, -- (ils n'avaient pas envie de causer), -- ils regardaient la fenêtre.
Soudain, Mme Jeannin agita les mains, se cramponna à la table, regarda ses enfants, gémit, et s'affaissa. Antoinette et Olivier se précipitèrent juste à temps pour la recevoir dans leurs bras. Ils étaient comme fous, et criaient, suppliaient :
-- Maman ! ma petite maman !
Mais elle ne répondait plus. Ils perdirent la tête. Antoinette serrait convulsivement le corps de sa mère, l'embrassait, l'appelait. Olivier ouvrit la porte de l'appartement et cria :
-- Au secours !
La concierge grimpa l'escalier, et, quand elle vit ce qui était, elle courut chez un médecin du voisinage. Mais lorsque le médecin arriva, il ne put que constater que c'était fini. La mort avait été immédiate, -- heureusement pour Mme Jeannin ; -- (mais qui pouvait savoir ce qu'elle avait eu encore le temps de penser, dans ses dernières secondes, en se voyant mourir, et en laissant ses enfants dans la misère, seuls !...)
Seuls pour porter l'horreur de la catastrophe, seuls pour pleurer, seuls pour veiller aux soins affreux qui suivent la mort. La concierge, bonne femme, les aidait un peu ; et, du couvent, où Mme Jeannin donnait des leçons, vinrent quelques paroles de froide sympathie.
Les premiers moments furent d'un désespoir, que rien ne peut exprimer. La seule chose qui les sauva fut l'excès même de ce désespoir, qui fit tomber Olivier dans de véritables convulsions. Antoinette en fut distraite de sa propre souffrance ; elle ne pensa plus qu'à son frère ; et son profond amour pénétra Olivier, l'arracha aux dangereux transports, où la douleur l'eût entraîné. Enlacés l'un à l'autre, près du lit où reposait leur mère, à la lueur d'une veilleuse, Olivier répétait qu'il fallait mourir, mourir tous deux, mourir tout de suite ; et il montrait la fenêtre. Antoinette sentait aussi ce désir funeste, mais elle luttait contre : elle voulait vivre...
-- À quoi bon ?
-- Pour elle, dit Antoinette -- (elle montrait sa mère). -- Elle est toujours avec nous. Pense... Après tout ce qu'elle a souffert pour nous, il faut lui épargner la pire des douleurs, celle de nous voir mourir malheureux... Ah ! (reprit-elle, avec emportement)... Et puis, il ne faut pas se résigner ainsi ! Je ne veux pas ! Je me révolte, à la fin ! Je veux que tu sois heureux un jour !
-- Jamais !
-- Si, tu seras heureux. Nous avons eu trop de malheur. Cela changera ; il le faut. Tu te feras ta vie, tu auras une famille, tu auras du bonheur, je le veux, je le veux !
-- Comment vivre ? Nous ne pourrons jamais...
-- Nous pourrons. Que faut-il ? Vivre jusqu'à ce que tu puisses gagner ta vie. Je m'en charge. Tu verras, je saurai. Ah ! si maman m'avait laissé faire, j'aurais pu déjà...
-- Que vas-tu faire ? Je ne veux pas que tu fasses des choses humiliantes. Tu ne pourrais pas, d'ailleurs...
-- Je pourrai... Et il n'y a rien d'humiliant, -- pourvu que ce soit honnête, -- à gagner sa vie en travaillant. Ne t'inquiète pas, je t'en prie ! Tu verras, tout s'arrangera, tu seras heureux, nous serons heureux, mon Olivier, elle sera heureuse par nous...
Les deux enfants suivirent seuls le cercueil de leur mère. D'un commun accord, ils avaient décidé de ne rien dire aux Poyet : Les Poyet n'existaient plus pour eux, ils avaient été trop cruels pour leur mère, ils avaient contribué à sa mort. Et, quand la concierge leur avait demandé s'ils n'avaient pas d'autres parents, ils avaient répondu :
-- Personne.
Devant la fosse nue, ils prièrent, la main dans la main. Ils se raidissaient dans une intransigeance et un orgueil désespérés, qui leur faisaient préférer la solitude à la présence de parents indifférents et hypocrites. -- Ils revinrent à pied au milieu de cette foule étrangère à leur deuil, étrangère à leurs pensées, étrangère à tout leur être, et qui n'avait de commun avec eux que la langue qu'ils parlaient. Antoinette donnait le bras à Olivier.
Ils prirent dans la maison, au dernier étage, un tout petit appartement, -- deux chambres mansardées, une antichambre minuscule, qui devait leur servir de salle à manger, et une cuisine grande comme un placard. Ils auraient pu trouver mieux dans un autre quartier ; mais il leur semblait qu'ici ils étaient encore avec leur mère. La concierge leur témoignait un intérêt apitoyé ; mais bientôt elle fut reprise par ses propres affaires, et personne ne s'occupa plus d'eux. Pas un locataire de la maison ne les connaissait ; et ils ne savaient même pas qui logeait à côté d'eux.
Antoinette obtint de remplacer sa mère, comme professeur de musique au couvent. Elle chercha d'autres leçons. Elle n'avait qu'une idée : élever son frère, jusqu'à ce qu'il entrât à l'École Normale. Elle avait décidé cela toute seule : elle avait étudié les programmes, elle s'était informée, elle avait tâché d'avoir aussi l'avis d'Olivier, -- mais il n'en avait point, elle avait choisi pour lui. Une fois à l'École Normale il serait sûr de son pain, pour le reste de sa vie, et maître de son avenir. Il fallait qu'il y arrivât, il fallait vivre à tout prix jusque-là. C'étaient cinq à six années terribles : on en viendrait à bout. Cette idée prit chez Antoinette une force singulière, elle finit par la remplir tout entière. La vie de solitude et de misère qu'elle allait mener, et qu'elle voyait distinctement se dérouler devant elle, n'était possible que grâce à l'exaltation passionnée, qui s'empara d'elle : sauver son frère ! que son frère fût heureux si elle ne pouvait plus l'être !... Cette petite fille de dix-sept à dix-huit ans, frivole et tendre, fut transformée par sa résolution héroïque : il y avait en elle une ardeur de dévouement et un orgueil de la lutte, que personne n'eût soupçonnés, elle-même moins que tout autre. À cet âge de crise de la femme, ces premiers jours de printemps fiévreux, où les forces d'amour gonflent l'être et le baignent, comme un ruisseau caché qui bruit sous le sol, l'enveloppent, l'inondent, le tiennent dans un état d'obsession perpétuelle, l'amour prend toutes les formes ; il ne demande qu'à se donner, à s'offrir en pâture : tous les prétextes lui sont bons, et sa sensualité innocente et profonde est prête à se muer en tous les sacrifices. L'amour fit d'Antoinette la proie de l'amitié.
Son frère, moins passionné, n'avait pas ce ressort. D'ailleurs, c'était pour lui qu'on se dévouait, ce n'était pas lui qui se dévouait -- ce qui est bien plus aisé et plus doux, quand on aime. Au contraire, il sentait peser sur lui le remords de voir sa sœur s'épuiser de fatigues. Il le lui disait. Elle répondait :
-- Ah ! mon pauvre petit !... Mais tu ne vois donc pas que c'est cela qui me fait vivre ? Sans cette peine que tu me donnes, quelle autre raison aurais-je ?...
Il le comprenait bien. Lui aussi, à la place d'Antoinette, il eût été jaloux de cette chère peine ; mais être la cause de cette peine !... Son orgueil et son cœur en souffraient. Et quel poids écrasant pour un être faible comme lui, que la responsabilité dont on le chargeait, l'obligation de réussir, puisque sa sœur avait mis sur cette carte sa vie entière comme enjeu ? Une telle pensée lui était insupportable, et, loin de redoubler ses forces, l'accablait par moments. Cependant elle l'obligeait malgré tout à résister, à travailler, à vivre : ce dont il n'eût pas été capable, sans cette contrainte. Il avait une prédisposition à la défaite, -- au suicide, peut-être : -- peut-être y eût-il sombré, si sa sœur n'eût voulu pour lui qu'il fût ambitieux et heureux. Il souffrait de ce que sa nature était combattue ; et pourtant, c'était le salut. Lui aussi, traversait un âge de crise, cet âge redoutable, où succombent des milliers de jeunes gens, qui s'abandonnent aux aberrations de leurs sens, et, pour deux ou trois ans de folie, sacrifient irrémédiablement toute leur vie. S'il avait eu le temps de se livrer à sa pensée, il fût tombé dans le découragement, ou dans la dissipation : chaque fois qu'il lui arrivait de regarder en lui, il était repris par ses rêveries maladives, par le dégoût de la vie, de Paris, de l'impure fermentation de ces millions d'êtres qui se mêlent et pourrissent ensemble. Mais la vue de sa sœur dissipait ce cauchemar ; et puisqu'elle ne vivait que pour qu'il vécût, il vivrait, oui, il serait heureux, malgré lui...
Ainsi, leur vie fut bâtie sur une foi brûlante ; faite de stoïcisme, de religion, et de noble ambition. Tout l'être des deux enfants fut tendu vers ce but unique : le succès d'Olivier. Antoinette accepta toutes les tâches, toutes les humiliations : elle fut institutrice dans des maisons, où on la traitait presque en domestique ; elle devait escorter ses élèves en promenade, comme une bonne, trotter pendant des heures avec elles, dans les rues, sous prétexte de leur apprendre l'allemand. Son amour pour son frère, son orgueil même, trouvaient à ces souffrances morales et à ces fatigues une jouissance.
Elle rentrait harassée, pour s'occuper d'Olivier, qui passait la journée au lycée, comme demi-pensionnaire, et ne revenait que le soir. Elle préparait le dîner, sur le fourneau à gaz, ou sur une lampe à esprit-de-vin. Olivier n'avait jamais faim, et tout le dégoûtait, la viande lui causait une répulsion : il fallait le forcer à manger, ou s'ingénier à lui faire de petits plats qui lui plussent ; et la pauvre Antoinette n'était pas une fameuse cuisinière ! Après qu'elle s'était donné beaucoup de peine, elle avait la mortification de lui entendre déclarer que sa cuisine était immangeable. Ce ne fut qu'après bien des désespoirs devant son fourneau de cuisine, -- de ces désespoirs silencieux, que connaissent les jeunes ménagères maladroites, et qui empoisonnent leur vie et leur sommeil parfois, sans que personne en sache rien, -- qu'elle réussit à s'y connaître un peu.
Après le dîner, quand elle avait lavé le peu de vaisselle dont ils usaient -- (il voulait l'aider dans cette besogne, mais elle n'y consentait point), -- elle s'occupait maternellement du travail de son frère. Elle lui faisait réciter ses leçons, elle lisait ses devoirs, elle faisait même certaines recherches pour lui, en prenant garde toujours de ne pas froisser ce petit être susceptible. Ils passaient la soirée à leur unique table, qui leur servait à la fois pour prendre leurs repas, et pour écrire. Il faisait ses devoirs ; elle cousait ou faisait de la copie. Quand il était couché, elle s'occupait de l'entretien de ses vêtements, ou travaillait pour elle.
Quelles que fussent leurs difficultés à se tirer d'affaire, ils décidèrent que tout l'argent qu'ils réussiraient à mettre de côté servirait, avant tout, à les libérer de la dette, que leur mère avait contractée vis-à-vis des Poyet. Ce n'était pas que ceux-ci fussent des créanciers gênants : ils n'avaient pas donné signe de vie ; ils ne pensaient plus à cet argent, qu'ils croyaient définitivement perdu ; ils s'estimaient trop heureux d'être débarrassés à ce prix de leurs parents compromettants. Mais l'orgueil des deux enfants et leur piété filiale souffraient que leur mère dût rien à ces gens qu'ils méprisaient. Ils se privèrent ; ils liardèrent sur leurs moindres distractions, sur leurs vêtements, sur leur nourriture, pour arriver à amasser ces deux cents francs, -- une somme énorme pour eux. Antoinette eût voulu être seule à se priver. Mais quand son frère devina son intention, rien ne put l'empêcher de faire comme elle. Ils s'épuisaient à cette tâche, heureux quand ils pouvaient mettre de côté quelques sous par jour.
À force de privations, en trois ans, sou par sou, ils parvinrent à réunir la somme. Ce fut une grande joie... Antoinette alla chez les Poyet, un soir. Elle fut reçue sans bienveillance : car ils croyaient qu'elle venait demander des secours. Ils jugèrent bon de prendre les devants, en lui reprochant sèchement de ne leur avoir donné aucune nouvelle, de ne leur avoir même pas appris la mort de sa mère, et de ne venir que quand elle avait besoin d'eux. Elle les interrompit, disant qu'elle n'avait pas l'intention de les déranger : elle venait simplement rapporter l'argent, qu'elle leur avait emprunté ; et, déposant sur la table les deux billets de banque, elle demanda quittance. Ils changèrent aussitôt de manières, et feignirent de ne pas vouloir accepter : ils éprouvaient pour elle cette affection subite, que ressent le créancier pour le débiteur qui lui rapporte, après des années, l'argent d'une créance sur laquelle il ne comptait plus. Ils cherchèrent à savoir où elle habitait avec son frère, et comment ils vivaient. Elle évita de répondre, demanda de nouveau la quittance, dit qu'elle était pressée, salua froidement, et partit. Les Poyet furent outrés contre l'ingratitude de cette fille.
Délivrée de cette obsession, Antoinette continua la même vie de privations, mais pour Olivier, maintenant. Elle se cachait davantage, pour qu'il ne le sût pas ; elle économisait sur sa toilette, et parfois sur sa faim, pour la toilette de son frère et pour ses distractions, pour rendre sa vie plus douce et plus ornée, pour lui permettre d'aller de temps en temps au concert, ou même au théâtre de musique, -- le plus grand bonheur d'Olivier. Il n'eût pas voulu y aller sans elle ; mais elle trouvait des prétextes pour s'en dispenser et lui enlever ses remords : elle prétendait qu'elle était trop lasse, qu'elle n'avait pas envie de sortir, et même que cela l'ennuyait. Il n'était pas dupe de ce mensonge d'amour ; mais son égoïsme l'emportait. Il allait au théâtre ; et une fois qu'il était là, ses remords le reprenaient ; il y pensait, tout le temps du spectacle : son bonheur était gâté. Un dimanche qu'elle l'avait envoyé au concert du Châtelet, il revint au bout d'une demi-heure, disant à Antoinette qu'arrivé au pont Saint-Michel, il n'avait pas eu le courage d'aller plus loin : le concert ne l'intéressait plus, cela lui faisait trop de peine d'avoir du plaisir sans elle. Rien ne fut plus doux à Antoinette, quoiqu'elle eût du chagrin que son frère se fût privé, à cause d'elle, de sa distraction du dimanche. Mais Olivier ne pensait pas à le regretter : quand il avait vu, en rentrant, le visage de sa sœur rayonner d'une joie qu'elle s'efforçait en vain de cacher, il s'était senti plus heureux qu'il n'aurait pu l'être en entendant la plus belle musique du monde. Ils passèrent cette après-midi, assis en face l'un de l'autre, près de la fenêtre, lui, un livre à la main, elle, avec un ouvrage, ne cousant ni ne lisant guère, et parlant de petits riens qui n'avaient d'intérêt ni pour lui, ni pour elle. Jamais dimanche ne leur parut plus doux. Ils convinrent de ne plus se séparer pour aller au concert : ils n'étaient plus capables d'avoir du bonheur, seuls.
Elle réussit à économiser en cachette assez pour faire à Olivier la surprise d'un piano loué, qui, d'après un système de location, au bout d'un nombre de mois, devait leur appartenir tout à fait. Lourde obligation qu'elle contractait encore ! Ces échéances furent souvent un cauchemar ; elle ruinait sa santé à trouver l'argent nécessaire. Mais cette folie leur assurait un tel bonheur, à tous deux ! La musique était leur paradis, dans cette dure vie. Elle prit une place immense. Ils s'en enveloppaient pour oublier le reste du monde. Ce n'était pas sans danger. La musique est un des grands dissolvants modernes. Sa langueur chaude d'étuve ou d'automne énervant surexcite les sens et tue la volonté. Mais elle était une détente pour une âme contrainte à une activité excessive et sans joie, comme celle d'Antoinette. Le concert du dimanche était la seule lueur qui brillât dans la semaine de travail sans relâche. Ils vivaient du souvenir du dernier concert et de l'espoir du prochain, de ces deux ou trois heures passées hors du temps, hors de Paris. Après une longue attente dehors, par la pluie, ou la neige, ou le vent et le froid, serrés l'un contre l'autre, et tremblant qu'il n'y eût plus de places, ils s'engouffraient dans le théâtre, où ils étaient perdus dans une cohue, à des places étroites et obscures. Ils étouffaient, ils étaient écrasés, et tout près de se trouver mal de chaleur et de gêne ; -- et ils étaient heureux, heureux de leur propre bonheur et du bonheur de l'autre, heureux de sentir couler dans leur cœur les flots de bonté, de lumière et de force, qui ruisselaient des grandes âmes de Beethoven et de Wagner, heureux de voir s'éclairer le cher visage fraternel, -- ce visage pâli par les fatigues et les soucis prématurés. Antoinette se sentait si lasse et comme dans les bras d'une mère qui la serrait contre son sein ! Elle se blottissait dans le nid doux et tiède ; et elle pleurait tout bas. Olivier lui serrait la main. Personne ne prenait garde à eux, dans l'ombre de la salle monstrueuse, où ils n'étaient pas les seules âmes meurtries, qui se réfugiaient sous l'aile maternelle de la Musique.
Antoinette avait aussi la religion qui continuait de la soutenir. Elle était très pieuse, elle ne manquait jamais de faire, chaque jour, de longues et ardentes prières, ni d'aller, chaque dimanche, à la messe. Dans l'injuste misère de sa vie, elle ne pouvait s'empêcher de croire à l'amour de l'Ami divin, qui souffre avec vous, et qui, un jour, vous consolera. Plus encore qu'avec Dieu, elle était en communion intime avec ses morts, et elle les associait en secret à toutes ses épreuves. Mais elle était indépendante d'esprit, et de ferme raison ; elle restait à part des autres catholiques, et n'était pas très bien vue d'eux ; ils trouvaient en elle un mauvais esprit, ils n'étaient pas loin de la regarder comme une libre penseuse, ou sur le chemin de l'être, parce qu'en bonne petite Française, elle n'entendait pas renoncer à son libre jugement : elle croyait, non par obéissance, comme le vil bétail, mais par amour.
Olivier ne croyait plus. Le lent travail de désagrégation de sa foi, commencé dès les premiers mois à Paris, l'avait détruite tout entière. Il en avait cruellement souffert, car il n'était pas de ceux qui sont assez forts, ou assez médiocres, pour se passer de la foi : aussi avait-il traversé des crises d'angoisse mortelle. Mais il gardait le cœur mystique ; et, si incroyant qu'il fût devenu, nulle pensée n'était plus près de lui que celle de sa sœur. Ils vivaient l'un et l'autre dans une atmosphère religieuse. Quand ils rentraient, chacun de son côté, le soir, après avoir été séparés tout le jour, leur petit appartement était pour eux le port, l'asile inviolable, pauvre, glacé, mais pur. Comme ils s'y sentaient loin des pensées corrompues de Paris !...
Ils ne causaient pas beaucoup de ce qu'ils avaient fait : car, lorsqu'on revient fatigué, on n'a guère le cœur à revivre, en la racontant, une pénible journée. Ils s'appliquaient instinctivement à l'oublier ensemble. Surtout pendant la première heure, où ils se retrouvaient au dîner du soir, ils prenaient garde de ne pas se questionner. Ils se disaient bonsoir, des yeux ; et parfois, ils ne prononçaient pas une parole, de tout le repas. Antoinette regardait son frère, qui restait à rêvasser devant son assiette, comme autrefois, quand il était petit. Elle lui caressait doucement la main :
-- Allons ! disait-elle en souriant. Courage !
Il souriait aussi, et se remettait à manger. Le dîner se passait, sans qu'ils fissent un effort pour causer. Ils étaient affamés de silence... À la fin seulement, leur langue se déliait un peu, lorsqu'ils se sentaient reposés, et que chacun, entouré de l'amour discret de l'autre, avait effacé de son être les traces impures de la journée.
Olivier se mettait au piano. Antoinette se déshabituait d'en jouer, afin de le laisser jouer : car c'était l'unique distraction qu'il eût : et il s'y donnait de toutes ses forces. Il était très bien doué pour la musique : sa nature féminine, mieux faite pour aimer que pour agir, épousait les pensées des musiciens qu'il jouait, se fondait avec elles, rendait leurs moindres nuances avec une fidélité passionnée, -- autant que le lui permettait, du moins, ses bras et son souffle débiles, que brisait l'effort titanique de Tristan, ou des dernières sonates de Beethoven. Aussi se réfugiait-il de préférence en Mozart et en Gluck ; et c'était également la musique qu'elle préférait.
Parfois, elle chantait aussi, mais des chansons très simples, de vieilles mélodies. Elle avait une voix de mezzo voilée, grave et fragile. Si timide qu'elle ne pouvait chanter devant personne ; à peine devant Olivier : sa gorge se serrait. Il y avait un air de Beethoven sur des paroles écossaises, qu'elle aimait particulièrement : Le fidèle Johnie : il était calme, calme... et une tendresse au fond !... Il lui ressemblait. Olivier ne pouvait le lui entendre chanter, sans des larmes aux yeux.
Elle préférait écouter son frère. Elle se hâtait de terminer le ménage, et elle laissait la porte de la cuisine ouverte, afin de mieux entendre Olivier ; mais, malgré les précautions qu'elle prenait, il se plaignait impatiemment qu'elle fît du bruit en rangeant la vaisselle. Alors, elle fermait la porte ; et, quand elle avait fini, elle venait s'installer dans une chaise basse, non pas près du piano, -- (car il ne pouvait souffrir d'avoir quelqu'un auprès de lui, quand il jouait), -- mais près de la cheminée ; et là, comme un petit chat, pelotonnée sur elle-même, le dos tourné au piano, et les yeux attachés aux yeux d'or du foyer, où se consumait en silence une briquette de charbon, elle s'engourdissait dans les images du passé. Quand neuf heures sonnaient, il lui fallait un effort pour rappeler à Olivier qu'il était temps de finir. Il était pénible de l'arracher, de s'arracher à ces rêveries ; mais Olivier avait encore du travail pour le soir, et il ne fallait pas qu'il se couchât trop tard. Il n'obéissait pas tout de suite ; il avait besoin d'un certain temps pour pouvoir, au sortir de la musique, se remettre à la tâche. Sa pensée flottait ailleurs. La demie sonnait souvent, avant qu'il fût dégagé des brouillards. Antoinette, penchée sur son ouvrage, de l'autre côté de la table, savait qu'il ne faisait rien ; mais elle n'osait pas trop regarder de son côté, de peur de l'impatienter, en ayant l'air de le surveiller.
Il était à l'âge ingrat, -- l'âge heureux, -- où les journées se passent à flâner. Il avait un front pur, des yeux de fille, roués et naïfs, souvent cernés, une grande bouche, aux lèvres gonflées, comme téteuses, au sourire un peu de travers, vague, distrait, polisson ; trop de cheveux, qui descendaient jusqu'aux yeux et formaient presque un chignon sur la nuque, avec une mèche rebelle qui se dressait par derrière ; une cravate lâche autour du cou -- (sa sœur la lui nouait soigneusement, chaque matin) ; -- un veston, dont les boutons ne tenaient jamais, bien qu'elle passât son temps à les recoudre ; pas de manchettes ; les mains grandes aux poignets osseux. L'air narquois, ensommeillé, voluptueux, il restait indéfiniment à bayer aux corneilles. Ses yeux, qui baguenaudaient, faisaient tout le tour de la chambre d'Antoinette -- (c'était chez elle qu'était la table de travail) ; -- ils se promenaient sur le petit lit de fer, au-dessus duquel était suspendu un crucifix d'ivoire avec une branche de buis, -- sur les portraits de son père et de sa mère, -- sur une vieille photographie, qui représentait la petite ville de province avec sa tour et le miroir de ses eaux. Lorsqu'ils arrivaient à la figure pâlotte de sa sœur, qui travaillait silencieusement, il était pris d'une immense pitié pour elle et d'une colère contre lui-même : il se secouait, irrité de sa flânerie ; et il travaillait avec énergie, pour rattraper le temps perdu.
Les jours de congé, il lisait. Ils lisaient, chacun de son côté. Malgré tout leur amour l'un pour l'autre, ils ne pouvaient pas lire ensemble le même livre tout haut. Cela les blessait comme un manque de pudeur. Un beau livre leur semblait un secret, qui ne devait être murmuré que dans le silence du cœur. Quand une page les ravissait, au lieu de la lire à l'autre, ils se passaient le livre, le doigt sur le passage ; et ils se disaient :
-- Lis.
Alors, pendant que l'autre lisait, celui qui avait déjà lu suivait, les yeux brillants, sur le visage de son ami, les émotions ; et il en jouissait avec lui.
Mais souvent, accoudés devant leur livre, ils ne lisaient pas : ils causaient. À mesure que la soirée avançait, ils avaient plus besoin de se confier, et ils avaient moins de peine à parler. Olivier avait des pensées tristes ; et il fallait toujours que cet être faible se déchargeât de ses tourments, en les versant dans le sein d'un autre. Il était rongé par des doutes. Antoinette devait lui rendre courage, le défendre contre lui-même : c'était une lutte incessante, qui recommençait chaque jour. Olivier disait des choses amères et lugubres ; et quand il les avait dites, il était soulagé : mais il ne s'inquiétait pas de savoir si maintenant elles n'accablaient pas sa sœur. Il s'aperçut bien tard combien il l'épuisait : il lui prenait sa force, et infiltrait en elle ses propres doutes. Antoinette n'en montrait rien. Vaillante et gaie de nature, elle s'obligeait à rester gaie en apparence, alors que sa gaieté était depuis longtemps perdue. Elle avait des moments de lassitude profonde, de révolte contre la vie de sacrifice, à laquelle elle s'était vouée. Mais elle condamnait ces pensées, elle ne voulait pas les analyser ; elle les subissait, elle ne les acceptait pas. La prière lui venait en aide, sauf quand le cœur ne pouvait prier -- (cela arrive), -- quand il était desséché. Alors il n'y avait qu'à attendre en silence, tout fiévreux et honteux, que la grâce revint. Jamais Olivier ne se doutait de ces angoisses. Dans ces moments, Antoinette trouvait un prétexte pour s'éloigner, ou se renfermer dans sa chambre ; et elle ne reparaissait que quand la crise était passée ; alors, elle était souriante, endolorie, plus tendre qu'avant, ayant comme le remords d'avoir souffert.
Leurs chambres se touchaient. Leurs lits étaient appliqués des deux côtés du même mur : ils pouvaient se parler à mi-voix au travers ; et, quand ils avaient des insomnies, de petits coups frappés tout doucement au mur disaient :
-- Dors-tu ? Je ne dors pas.
Si mince était la cloison qu'ils étaient comme deux amis chastement couchés côte à côte dans le même lit. Mais la porte entre leurs chambres était toujours fermée, la nuit, par une pudeur instinctive et profonde, -- un sentiment sacré ; -- elle ne restait ouverte que lorsque Olivier était malade : ce qui arrivait trop souvent.
Sa débile santé ne se rétablissait pas. Elle semblait plutôt s'altérer davantage. Il souffrait constamment : de la gorge, de la poitrine, de la tête, du cœur ; le moindre rhume chez lui risquait de dégénérer en bronchite ; il prit la scarlatine, et faillit en mourir ; même sans être malade, il présentait de bizarres symptômes de maladies graves, qui heureusement n'éclataient pas : il avait des points douloureux au poumon, ou au cœur. Un jour, le médecin qui l'auscultait diagnostiqua une péricardite, ou une péripneumonie ; et le grand docteur spécialiste, que l'on consulta ensuite, confirma ces appréhensions. Cependant, il n'en fut rien. C'étaient surtout les nerfs, qui étaient malades chez lui ; et l'on sait que ce genre de souffrances prend les formes les plus inattendues ; on en est quitte pour des journées d'inquiétudes. Mais qu'elles étaient cruelles pour Antoinette ! Que de nuits sans sommeil ! Dans son lit, d'où elle se levait souvent pour épier à la porte la respiration de son frère, elle était prise de terreurs. Elle pensait qu'il allait mourir, elle le savait, elle en était sûre : elle se dressait, frémissante, et elle joignait les mains, elle les serrait, elle les crispait contre sa bouche, pour ne pas crier :
-- Mon Dieu ! mon Dieu ! suppliait-elle, ne me l'enlevez pas ! Non, cela... cela, vous n'en avez pas le droit !... Je vous en prie, je vous en prie !... Ô ma chère maman ! Viens à mon secours ! Sauve-le, fais qu'il vive !...
Elle se tendait de tout son corps.
-- Ah ! mourir en chemin, quand on avait tant fait déjà, quand on était sur le point d'arriver, quand il allait être heureux... non, cela ne se pouvait pas, ce serait trop cruel !...
Olivier ne tarda pas à lui donner d'autres inquiétudes.
Il était profondément honnête, comme elle, mais de volonté faible et d'intelligence trop libre et trop complexe pour n'être pas un peu trouble, sceptique, indulgente à ce qu'il savait mal, et attirée par le plaisir. Antoinette était si pure qu'elle fut longtemps avant de comprendre ce qui se passait dans l'esprit de son frère. Elle le découvrit brusquement, un jour.
Olivier la croyait sortie. Elle avait une leçon, d'ordinaire, à cette heure ; mais, au dernier moment, elle avait reçu un mot de son élève, l'avertissant qu'on se passerait d'elle aujourd'hui. Elle en avait eu un secret plaisir, bien que ce fussent quelques francs supprimés de son maigre budget ; elle était très lasse, et elle s'étendit sur son lit : elle jouissait de pouvoir se reposer un jour sans remords. Olivier rentra du lycée ; un camarade l'accompagnait. Ils s'installèrent dans la chambre à côté, et se mirent à causer. On entendait tout ce qu'ils disaient : ils ne se gênaient point, croyant qu'ils étaient seuls. Antoinette écoutait en souriant la voix joyeuse de son frère. Mais bientôt, elle cessa de sourire, et son sang s'arrêta. Ils parlaient de choses brutales, avec une crudité d'expressions abominable : ils semblaient s'y complaire. Elle entendait rire Olivier, son petit Olivier ; et de ses lèvres, qu'elle croyait innocentes, sortaient d'obscènes paroles, qui la glaçaient d'horreur. Une douleur aiguë la perçait jusqu'au fond de son être. Cela dura longtemps : ils ne pouvaient se lasser de parler, et elle ne pouvait s'empêcher d'écouter. Enfin, ils sortirent ; et Antoinette resta seule. Alors, elle pleura : quelque chose était mort en elle ; l'image idéale qu'elle se faisait de son frère, de son enfant, -- était souillée : c'était une souffrance mortelle. Elle ne lui en dit rien, quand ils se retrouvèrent, le soir. Il vit qu'elle avait pleuré, et il ne put savoir pourquoi. Il ne comprit pas pourquoi elle avait changé de manières à son égard. Il fallut quelque temps, avant qu'elle se ressaisît.
Mais le coup le plus douloureux qu'il lui porta, ce fut un soir qu'il ne rentra pas. Elle l'attendit toute la nuit, sans se coucher. Elle ne souffrait pas seulement dans sa pureté morale ; elle souffrait jusque dans les retraites les plus mystérieuses de son cœur, -- ces retraites profondes, où s'agitent des sentiments redoutables, sur lesquels elle jetait, pour ne pas voir, un voile, qu'il n'est pas permis d'écarter.
Olivier avait voulu surtout affirmer son indépendance. Il revint, au matin, se composant une attitude, prêt à répondre insolemment à sa sœur, si elle lui faisait une observation. Il se glissa dans l'appartement, sur la pointe des pieds, pour ne pas l'éveiller. Mais, quand il la vit, debout, l'attendant, pâle, les yeux rouges, ayant pleuré, quand il vit qu'au lieu de lui faire un reproche, elle s'occupait de lui en silence, préparait son déjeuner, avant son départ pour le lycée, et qu'elle ne lui disait rien, mais semblait accablée, et que tout son être était un reproche vivant, il n'y résista pas : il se jeta à ses genoux, il se cacha la tête dans sa robe ; et ils pleurèrent tous deux. Il était honteux de lui, dégoûté de la nuit qu'il venait de passer ; il se sentait avili. Il voulut parler : elle l'empêcha de parler, lui mettant la main sur la bouche ; et il baisa cette main. Ils ne dirent rien de plus : ils se comprenaient. Olivier se jura d'être celui qu'Antoinette attendait qu'il fût. Mais elle ne put oublier de sitôt sa blessure : elle était comme une convalescente. Il y avait une gêne entre eux. Son amour était toujours aussi fort ; mais elle avait vu dans l'âme de son frère quelque chose qui lui était maintenant étranger, et qu'elle redoutait.
Elle était d'autant plus bouleversée par ce qu'elle entrevoyait dans le cœur d'Olivier qu'à la même époque elle avait à souffrir des poursuites de certains hommes. Quand elle rentrait, le soir, à la nuit tombante, surtout quand il lui fallait sortir après dîner pour chercher ou rapporter un travail de copie, ce lui était une angoisse insupportable d'être accostée, suivie, et d'entendre des propositions grossières. Toutes les fois qu'elle pouvait emmener son frère avec elle, elle le faisait, sous prétexte de le forcer à se promener ; mais il ne s'y prêtait pas volontiers, et elle n'osait insister ; elle ne voulait pas troubler son travail. Son âme virginale et provinciale ne pouvait se faire à ces mœurs. Paris, la nuit, était pour elle une forêt où elle se sentait traquée par des bêtes immondes ; elle tremblait de sortir du gîte. Cependant, il fallait sortir. Elle fut longtemps avant d'en prendre son parti ; et elle en souffrit toujours. Et quand elle pensait que son petit Olivier serait -- était peut-être -- comme un de ces hommes qui lui faisaient la chasse, elle avait peine, en rentrant, à lui donner la main pour lui dire bonsoir. Il n'imaginait pas ce qu'elle pouvait avoir contre lui...
Sans être très jolie, elle avait un grand charme, et attirait les regards, quoiqu'elle ne fît rien pour cela. Très simplement vêtue, presque toujours en deuil, pas très grande, fluette, l'air délicat, ne parlant guère, glissant silencieusement au travers de la foule, en fuyant l'attention, elle la retenait par l'expression de suavité profonde de ses doux yeux fatigués et de sa petite bouche pure. Elle s'apercevait quelquefois qu'elle plaisait : elle en était confuse, -- contente tout de même... Qui dira ce qui peut entrer, à son insu, de gentiment, de chastement coquet, dans une âme tranquille, qui sent le contact sympathique d'autres âmes ? Cela se traduisait par une légère gaucherie dans les gestes, un regard timide, jeté de côté ; et c'était à la fois plaisant et touchant. Ce trouble était un attrait de plus. Elle excitait les désirs ; et, comme elle était une fille pauvre et sans protecteur dans la vie, on ne se gênait pas pour les lui dire.
Elle allait quelquefois dans un salon de riches Israélites, les Nathan, qui s'intéressaient à elle pour l'avoir rencontrée chez une famille amie, où elle donnait des leçons ; et même, elle n'avait pu se dispenser, malgré sa sauvagerie, d'assister une ou deux fois, à leurs soirées. M. Alfred Nathan était un professeur connu à Paris, savant éminent, en même temps très mondain, avec ce mélange baroque de science et de frivolité, si commun dans la société juive. Chez Mme Nathan se mêlaient dans d'égales proportions une bienfaisance réelle et une mondanité excessive. Tous deux avaient été prodigues envers Antoinette de démonstrations de sympathie bruyante, sincère, d'ailleurs intermittente. -- Antoinette avait trouvé plus de bonté parmi les juifs que parmi ses coreligionnaires. Ils ont bien des défauts ; mais ils ont une grande qualité, la première de toutes : ils sont vivants, ils sont humains ; rien d'humain ne leur est étranger, ils s'intéressent à ceux qui vivent. Même quand il leur manque une vraie et chaude sympathie, ils ont une curiosité perpétuelle qui leur fait rechercher les âmes et les pensées de quelque prix, fussent-elles les plus différentes des leurs. Ce n'est pas qu'ils fassent, en général, grand'chose pour les aider : car ils sont sollicités par trop d'intérêts à la fois, et plus livrés que quiconque aux vanités mondaines, tout en s'en disant libres. Du moins, ils font quelque chose ; et c'est beaucoup dans l'apathie de la société contemporaine. Ils y sont un ferment d'action, un levain de vie. -- Antoinette, qui s'était heurtée, chez les catholiques, à un mur d'indifférence glaciale, sentait le prix de l'intérêt, si superficiel fût-il, que lui témoignaient les Nathan. Mme Nathan avait entrevu la vie de dévouement d'Antoinette ; elle était sensible à son charme physique et moral ; elle avait prétendu la prendre sous sa protection. Elle n'avait pas d'enfants ; mais elle aimait la jeunesse, et elle en réunissait souvent chez elle ; elle avait insisté pour qu'Antoinette vînt aussi, qu'elle sortît de son isolement, qu'elle prît quelque distraction. Et comme il lui était facile de deviner que la sauvagerie d'Antoinette tenait en partie à la gêne où elle se trouvait, elle avait voulu lui offrir de jolies toilettes, que l'orgueil d'Antoinette avait refusées ; mais l'aimable protectrice s'y était prise de telle sorte qu'elle avait trouvé moyen de la forcer à accepter quelques-uns de ces petits cadeaux, qui sont si chers à l'innocente vanité féminine. Antoinette en était à la fois reconnaissante et confuse. Elle se forçait à venir, de loin en loin, aux soirées de Mme Nathan ; et, comme elle était jeune, elle y trouvait, malgré tout, du plaisir.
Mais dans ce monde un peu mêlé, où venaient beaucoup de jeunes gens, la petite protégée de Mme Nathan, pauvre et jolie, fut aussitôt le point de mire de deux ou trois polissons, qui jetèrent leur dévolu sur elle, avec une parfaite assurance. Ils spéculaient d'avance sur sa timidité. Elle fut même l'enjeu de paris entre eux.
Elle reçut, un jour, des lettres anonymes, -- ou, plus exactement, signées d'un noble pseudonyme, -- qui lui faisaient une déclaration : lettres d'amour, d'abord flatteuses, pressantes, fixant un rendez-vous ; puis, très vite, plus hardies, essayant de la menace, et bientôt de l'injure, de basses calomnies : elles la déshabillaient, détaillaient les secrets de son corps, le salissaient de leur grossière convoitise ; elles tâchaient de jouer de la naïveté d'Antoinette, en lui faisant redouter un outrage public, si elle ne venait pas au rendez-vous assigné. Elle pleurait de douleur d'avoir pu s'être attiré de telles propositions ; ces injures brûlaient l'orgueil de son corps et de son cœur. Elle ne savait comment sortir de là. Elle ne voulait pas en parler à son frère : elle savait qu'il en souffrirait trop, et qu'il donnerait à l'affaire un caractère plus grave. Elle n'avait pas d'amis. Recourir à la police ? Elle s'y refusait, par crainte du scandale. Il fallait en finir, pourtant. Elle sentait que son silence ne suffirait pas à la défendre, que le drôle qui la poursuivait serait tenace, et qu'il irait jusqu'à l'extrême limite où il verrait du danger pour lui.
Il venait de lui envoyer une sorte d'ultimatum, lui enjoignant de se trouver, le lendemain, au musée du Luxembourg. Elle y alla. -- À force de se torturer l'esprit, elle s'était convaincue que son persécuteur avait dû la rencontrer chez Mme Nathan. Certains mots d'une des lettres faisaient allusion à un fait, qui n'avait pu se passer que là. Elle pria Mme Nathan de lui rendre un grand service, de l'accompagner en voiture, jusqu'à la porte du musée, et de l'attendre, un moment. Elle entra. Devant le tableau convenu, le maître-chanteur l'aborda, triomphant, et se mit à lui parler, avec une courtoisie affectée. Elle le regarda fixement, en silence. Quand il eut fini, il lui demanda en plaisantant pourquoi elle l'examinait ainsi. Elle répondit :
-- Je regarde un lâche.
Il ne fut pas interloqué pour si peu, et commença à devenir familier. Elle dit :
-- Vous avez voulu me menacer d'un scandale. Je viens vous l'offrir, ce scandale. Le voulez-vous ?
Elle était frémissante, parlait haut, se montrait prête à attirer l'attention sur eux. On les regardait. Il sentit qu'elle ne reculerait devant rien. Il baissa le ton. Elle lui lança, une dernière fois :
-- Vous êtes un lâche !
et lui tourna le dos.
Ne voulant pas avoir l'air battu, il la suivit. Elle sortit du musée, avec l'homme sur ses talons. Elle se dirigea droit vers la voiture qui attendait, ouvrit brusquement la portière ; et son suiveur se trouva nez à nez avec Mme Nathan, qui le reconnut et le salua de son nom. Il perdit contenance, et s'esquiva.
Antoinette dut raconter l'histoire à sa compagne. Elle ne le fit qu'à regret, et avec une extrême réserve. Il lui était pénible d'introduire une étrangère dans le secret des souffrances de sa pudeur blessée. Mme Nathan lui reprocha de ne l'avoir pas avertie plus tôt. Antoinette la supplia de n'en rien dire à personne. L'aventure en resta là ; et l'amie d'Antoinette n'eut même pas besoin de fermer son salon au personnage : car il ne revint plus.
À peu près dans le même temps, Antoinette eut un autre chagrin, d'un genre bien différent.
Un très honnête homme, d'une quarantaine d'années, chargé d'un poste consulaire en Extrême-Orient, et qui était revenu passer quelques mois de congé en France, rencontra Antoinette chez les Nathan : il s'éprit d'elle. La rencontre avait été arrangée d'avance, à l'insu d'Antoinette, par Mme Nathan, qui s'était mis en tête de marier sa petite amie. Il était Israélite. Il n'était pas beau. Il était un peu chauve et voûté ; mais il avait de bons yeux, des manières affectueuses, et un cœur qui savait compatir à la souffrance, ayant souffert aussi. Antoinette n'était plus la petite fille romanesque d'autrefois, l'enfant gâtée, qui rêvait de la vie, comme d'une promenade que l'on fait par une belle journée avec un amoureux ; elle la voyait maintenant comme un dur combat, qu'il fallait recommencer chaque jour, sans jamais se reposer, sous peine de perdre en un instant tout le terrain conquis, pouce par pouce, en des années de fatigue ; et elle pensait qu'il serait doux de pouvoir s'appuyer sur le bras d'un ami, de partager sa peine avec lui, de pouvoir un peu fermer les yeux, tandis qu'il veillerait sur elle. Elle savait que c'était un rêve ; mais elle n'avait pas encore eu le courage de renoncer tout à fait à ce rêve. Au fond, elle n'ignorait pas qu'une fille sans dot n'avait rien à espérer dans le monde où elle vivait. La vieille bourgeoisie française est connue dans le monde entier pour l'esprit d'intérêt sordide, qu'elle apporte au mariage. Les Juifs sont moins bassement avides d'argent. Il n'est pas rare de voir chez eux un jeune homme riche choisir une jeune fille pauvre, ou une jeune fille qui a de la fortune chercher passionnément un homme qui ait de l'intelligence. Mais chez le bourgeois français, catholique et provincial, le sac cherche le sac. Et pour quoi faire, les malheureux ? Ils n'ont que des besoins médiocres ; ils ne savent que manger, bâiller, dormir, -- économiser. Antoinette les connaissait. Elle les avait vus, depuis l'enfance. Elle les avait vus avec les lunettes de la richesse et avec celles de la pauvreté. Elle n'avait plus d'illusions sur ce qu'elle en pouvait attendre. Aussi, la démarche de l'homme qui lui demanda de l'épouser lui fut-elle d'une douceur inespérée. Sans l'aimer d'abord, elle se sentit pénétrée pour lui, peu à peu, d'une reconnaissance et d'une tendresse profondes. Elle eût accepté sa demande, s'il n'avait fallu le suivre aux colonies, et abandonner son frère. Elle refusa ; et son ami, tout en comprenant la noblesse de ses raisons, ne le lui pardonna point : l'égoïsme de l'amour n'admet point qu'on ne lui sacrifie pas jusqu'aux vertus qui lui sont le plus chères dans l'être aimé. Il cessa de la voir ; il ne lui écrivit plus, après qu'il fut parti, elle n'eut plus aucune nouvelle de lui, jusqu'au jour où elle apprit, -- cinq ou six mois plus tard, -- par une lettre de faire-part dont l'adresse était de sa main, qu'il avait épousé une autre femme.
Ce fut une grande tristesse pour Antoinette. Une fois de plus navrée, elle offrit sa souffrance à Dieu ; elle voulut se persuader qu'elle était justement punie d'avoir perdu de vue, un instant, sa tâche unique, qui était de se dévouer à son frère ; et elle s'y absorba.
Elle se retira tout à fait du monde. Elle avait cessé d'aller chez les Nathan, qui étaient en froid avec elle, depuis qu'elle avait refusé le parti qu'ils lui offraient : eux non plus n'avaient pas admis ses raisons. Mme Nathan, qui avait décrété d'avance que ce mariage se ferait et qu'il serait parfait, avait été froissée dans son amour-propre qu'il ne se fît pas, par la faute d'Antoinette. Elle trouvait ses scrupules fort estimables, assurément, mais d'une sentimentalité exagérée ; et du jour au lendemain, elle se désintéressa de cette petite oie. Son besoin de faire le bien aux gens avec ou malgré leur consentement venait d'élire une autre protégée, qui absorbait pour l'instant toute la somme d'intérêt et de dévouement qu'elle avait à dépenser.
Olivier ne savait rien des romans douloureux qui se passaient dans le cœur de sa sœur. C'était un garçon sentimental et léger, qui vivait dans ses rêvasseries. Il était bien aléatoire de rien fonder sur lui, malgré son esprit vif et charmant, et son cœur qui était un trésor de tendresse, comme celui d'Antoinette. Constamment, il compromettait des mois d'efforts par des inconséquences, des découragements, des flâneries, des amours de tête, où il perdait son temps et ses forces. Il s'éprenait de jolies figures entrevues, de petites filles coquettes, avec qui il avait causé une fois dans un salon, et qui ne faisaient aucune attention à lui. Il s'engouait pour une lecture, un poème, une musique : il s'y enfonçait pendant des mois, d'une façon exclusive, au détriment de ses études. Il fallait le surveiller sans cesse, en ayant grand soin qu'il ne s'en aperçût point, de peur de le blesser. Des coups de tête étaient toujours à redouter. Il avait cette surexcitation fébrile, ce manque d'équilibre, cette trépidation inquiète, que l'on rencontre chez ceux que guette la phtisie. Le médecin n'avait pas caché le danger à Antoinette. Cette plante déjà maladive, transplantée de province à Paris, aurait eu besoin de bon air et de lumière. Antoinette ne pouvait les lui donner. Ils n'avaient pas assez d'argent pour s'éloigner de Paris, pendant les vacances. Le reste de l'année, ils étaient pris, toute la semaine, par leur tâche ; et, le dimanche, ils étaient si fatigués qu'ils n'avaient pas envie de sortir, sinon pour aller au concert.
Certains dimanches d'été, Antoinette faisait pourtant un effort, et entraînait Olivier dans les bois des environs, du côté de Chaville ou de Saint-Cloud. Mais les bois étaient remplis de couples bruyants, de chansons de café-concert, et de papiers graisseux : ce n'était pas la divine solitude qui repose et purifie. Et le soir, pour rentrer, la cohue des trains, l'empilement suffocant dans les honteux wagons de la banlieue, bas, étroits, et obscurs, le bruit, les rires, les chants, la grivoiserie, la puanteur, la fumée du tabac. Antoinette et Olivier, qui n'avaient, ni l'un ni l'autre, l'âme populaire, revenaient dégoûtés, démoralisés. Olivier suppliait Antoinette de ne plus recommencer les promenades ; et Antoinette n'avait plus le cœur de le faire, avant un certain temps. Elle persistait pourtant, bien que ce lui fût désagréable plus encore qu'à Olivier ; mais elle croyait que c'était nécessaire à la santé de son frère. Elle l'obligeait à se promener de nouveau. Ces nouvelles expériences n'étaient pas plus heureuses ; et Olivier les lui reprochait amèrement. Alors, ils restaient bloqués dans la ville étouffante, et, de leur cour de prison, ils soupiraient après les champs.
La dernière année d'études était venue. Les examens de l'École Normale étaient au bout. Il était temps. Antoinette se sentait bien lasse. Elle comptait sur le succès : son frère avait pour lui toutes les chances. Au lycée, on le regardait comme un des meilleurs candidats : tous ses professeurs s'accordaient à louer son travail et son intelligence, à part une indiscipline d'esprit qui lui rendait difficile de se plier à quelque plan que ce fût. Mais la responsabilité qui pesait sur Olivier l'accablait tellement qu'il en perdait ses moyens, à mesure qu'il approchait de l'examen. Une extrême fatigue, la crainte d'échouer, et une timidité maladive le paralysaient d'avance. Il tremblait, à la pensée de paraître en public devant ses juges. Il avait toujours souffert de sa timidité : en classe, il rougissait, il avait la gorge serrée, quand il lui fallait parler ; tout au plus si, dans les premiers temps, il pouvait répondre à l'appel de son nom. Encore lui était-il beaucoup plus facile de répondre à l'improviste que lorsqu'il savait qu'on allait l'interroger : alors, il en était malade ; sa tête ne cessait de travailler, lui représentant tous les détails de ce qui allait se passer ; et plus il avait à attendre, plus il en était obsédé. On pouvait dire qu'il n'y avait pas d'examen qu'il n'eût passé au moins deux fois : car il le passait en rêve, dans les nuits qui précédaient, et il y dépensait son énergie : aussi, ne lui en restait-il plus pour l'examen réel.
Mais il n'arriva même pas à ce terrible oral, dont la pensée, la nuit, lui donnait des sueurs froides. À l'écrit, sur un sujet de philosophie, capable de le passionner en temps ordinaire, il n'arriva même pas à écrire deux pages en six heures. Pendant les premières heures, il avait un vide dans le cerveau, il ne pensait rien, rien. C'était comme un mur noir, contre lequel il venait se briser. Une heure avant la fin de l'épreuve, le mur se fendit, et quelques rayons de lumière jaillirent à travers les fentes. Alors il écrivit quelques lignes excellentes, mais insuffisantes à le faire classer. À l'accablement où il était, Antoinette prévit l'échec inévitable, et elle en fut aussi abattue que lui ; mais elle ne le montra pas. Elle avait d'ailleurs, même dans les situations désespérées, un pouvoir d'espérance inlassable.
Olivier fut refusé.
Il était atterré. Antoinette feignait de sourire, comme si ce n'était pas grave ; mais ses lèvres tremblaient. Elle consola son frère, elle lui dit que c'était une malechance facilement réparable, qu'il serait sûrement reçu, l'an prochain, et dans un meilleur rang. Elle ne lui dit pas combien il eût fallu pour elle qu'il réussît, cette année, combien elle se sentait usée de corps et d'âme, quelles inquiétudes elle avait de ne pouvoir recommencer une année comme celle-là. Cependant, il le fallait. Si elle disparaissait, avant qu'Olivier fût reçu, jamais il n'aurait le courage, seul, de continuer la lutte : il serait dévoré par la vie.
Elle lui cacha donc sa fatigue. Elle redoubla d'efforts. Elle se saigna pour lui procurer quelques distractions pendant les vacances, afin qu'à la rentrée il pût reprendre le travail avec plus de force. Mais, à la rentrée, sa petite réserve se trouva entamée ; et, par surcroît, elle perdit les leçons qui lui rapportaient le plus.
Encore une année !... Les deux enfants étaient tendus jusqu'à se briser, en vue de l'épreuve finale. Avant tout, il fallait vivre et chercher d'autres ressources. Antoinette accepta une place d'institutrice, qu'on lui offrait en Allemagne, grâce aux Nathan. C'était le dernier parti auquel elle se fût arrêtée : mais il n'en était pas d'autre, pour le moment, et elle ne pouvait attendre. Jamais elle n'avait quitté son frère, un seul jour depuis six ans ; et elle ne concevait même pas ce que pourrait être sa vie maintenant, sans le voir et l'entendre. Olivier n'y pensait pas sans terreur ; mais il n'osait rien dire : cette misère était sa faute ; s'il avait été reçu, Antoinette n'eût pas été réduite à cette extrémité ; il n'avait pas le droit de s'y opposer, de mettre en ligne de compte son propre chagrin ; elle seule devait décider.
Ils passèrent les dernières journées ensemble dans une douleur muette, comme si l'un d'eux allait mourir ; ils allaient se cacher, quand leur peine était trop forte. Antoinette cherchait conseil dans les yeux d'Olivier. S'il lui avait dit :
-- Ne pars pas !
elle ne serait pas partie, bien qu'il fallût partir. Jusqu'à la dernière heure, dans le fiacre qui les emportait tous deux à la gare de l'Est, elle fut près de renoncer à sa résolution : elle ne se sentait plus la force de l'accomplir. Un mot de lui, un mot !... Mais il ne le dit pas. Il se raidissait comme elle. -- Elle lui fit promettre qu'il lui écrirait tous les jours, qu'il ne lui cacherait rien, et qu'à la moindre alerte, il la ferait revenir.
Elle partit. Tandis qu'Olivier rentrait, le cœur glacé, au dortoir du lycée, où il avait accepté d'être mis en pension, le train emportait Antoinette douloureuse et transie. Les yeux ouverts dans la nuit, tous deux sentaient chaque minute les éloigner l'un de l'autre ; et ils s'appelaient tout bas.
Antoinette avait l'effroi du monde où elle allait. Elle avait bien changé depuis six ans. Elle, si hardie naguère, et que rien n'intimidait, elle avait pris une telle habitude du silence et de l'isolement que ce lui était une souffrance d'en sortir. L'Antoinette rieuse, bavarde et gaie des jours de bonheur passés, était morte avec eux. Le malheur l'avait rendue sauvage. Sans doute, à vivre avec Olivier, elle avait fini par subir la contagion de sa timidité. Sauf avec son frère, elle avait peine à parler. Tout l'effarouchait : une visite lui faisait peur. Aussi, elle avait une angoisse nerveuse, à la pensée qu'il lui faudrait vivre chez des étrangers, causer avec eux, être constamment en scène. La pauvre petite n'avait, pas plus que son frère, la vocation du professorat : elle s'en acquittait en conscience, mais elle n'y croyait pas, et elle ne pouvait être soutenue par le sentiment de l'utilité de sa tâche. Elle était faite pour aimer, et non pour instruire. Et de son amour, nul ne se souciait.
Nulle part, elle n'en trouva moins l'emploi que dans sa place nouvelle, en Allemagne. Les Grünebaum, chez qui elle était chargée d'apprendre le français aux enfants, ne lui témoignèrent pas le moindre intérêt. Ils étaient rogues et familiers, indifférents et indiscrets ; ils payaient assez bien : moyennant quoi, ils regardaient comme leur obligé celui qui touchait leur argent, et ils se croyaient tout permis avec lui. Ils traitaient Antoinette comme une sorte de domestique, un peu plus relevée, et ne lui laissaient presque aucune liberté. Elle n'avait même pas de chambre à elle : elle couchait dans un cabinet attenant à la chambre des enfants, et dont la porte restait ouverte, la nuit. Elle n'était jamais seule. On ne respectait pas le besoin qu'elle avait de se réfugier de temps en temps en soi, -- le droit sacré qu'a tout être à la solitude intérieure. Tout son bonheur était de se retrouver mentalement avec son frère, de converser avec lui ; elle profitait des moindres instants de liberté. Mais on les lui disputait. Dès qu'elle écrivait un mot, on rôdait autour d'elle, dans la chambre, on l'interrogeait sur ce qu'elle écrivait. Quand elle lisait une lettre, on lui demandait ce qu'il y avait dedans ; avec une familiarité goguenarde, on s'informait du « petit frère ». Il lui fallait se cacher. On rougirait de raconter à quels expédients elle était contrainte parfois, et dans quels réduits elle devait s'enfermer, pour lire, sans être vue, les lettres d'Olivier. Si elle laissait une lettre traîner dans sa chambre, elle était sûre qu'on la lisait ; et, comme elle n'avait, en dehors de sa malle, aucun meuble qui fermât, elle était obligée d'emporter sur elle tous les papiers qu'elle ne voulait pas qu'on lût : on furetait constamment dans ses affaires et dans son cœur, on s'efforçait de crocheter les secrets de sa pensée. Ce n'était pas que les Grünebaum s'y intéressassent. Mais ils jugeaient qu'elle leur appartenait, puisqu'ils la payaient. Au reste, ils n'y mettaient pas malice : l'indiscrétion était chez eux une habitude invétérée ; ils ne s'en offusquaient pas entre eux.
Rien ne pouvait être plus intolérable à Antoinette que cet espionnage, ce manque de pudeur morale, qui ne lui permettait pas, une heure par jour, d'échapper aux regards indiscrets. La réserve un peu hautaine, qu'elle opposait aux Grünebaum, les blessait. Naturellement, ils trouvaient des raisons de haute moralité pour légitimer leur curiosité grossière, et pour condamner la prétention d'Antoinette à s'y dérober : « C'était leur devoir, pensaient-ils, de connaître la vie intime d'une jeune fille, qui était logée chez eux, qui faisait partie de leur maison, et à qui ils avaient confié l'éducation de leurs enfants : ils en étaient responsables. » -- (C'est ce que disent de leurs domestiques tant de maîtresses de maison, dont la « responsabilité » ne va pas jusqu'à épargner à ces malheureuses une seule fatigue et un seul dégoût, mais se borne à leur interdire toute espèce de plaisir.) -- « Pour qu'Antoinette se refusât à reconnaître ce devoir de conscience, il fallait, concluaient-ils, qu'elle ne se sentît pas sans reproches : une fille honnête n'a rien à cacher. »
Ainsi, s'établissait autour d'Antoinette une persécution de tous les instants, contre laquelle elle se tenait constamment en défense, et qui la faisait paraître encore plus froide et plus concentrée qu'à l'ordinaire.
Son frère lui écrivait, chaque jour, des lettres de douze pages ; et elle réussissait aussi, chaque jour, à lui écrire, ne fût-ce que deux ou trois lignes. Olivier s'efforçait d'être un brave petit homme et de ne pas trop montrer son chagrin. Mais il mourait d'ennui. Sa vie avait toujours été si indissolublement liée à celle de sa sœur que maintenant qu'on l'en avait arrachée, il lui semblait avoir perdu la moitié de son être : il ne savait plus user de ses bras, de ses jambes, de sa pensée, il ne savait plus se promener, il ne savait plus jouer du piano, il ne savait plus travailler, ni ne rien faire, ni rêver -- si ce n'était à elle. Il s'acharnait sur ses livres, du matin au soir ; mais il ne faisait rien de bon : sa pensée était ailleurs ; il souffrait, ou il pensait à elle, il pensait à la lettre de la veille ; les yeux fixés sur l'horloge, il attendait la lettre d'aujourd'hui ; et quand elle arrivait, ses doigts tremblaient de joie, -- de peur, aussi, -- en déchirant l'enveloppe. Jamais lettre d'amoureuse ne causa aux mains de l'amoureux un tel frémissement de tendresse inquiète. Il se cachait, comme Antoinette, pour lire ces lettres ; il les portait toutes sur lui ; et, la nuit, il avait, sous son oreiller, la dernière reçue ; il la touchait de temps en temps, pour s'assurer qu'elle était toujours là, dans les longues insomnies où il rêvait de sa chère petite. Comme il se sentait loin d'elle ! Il en était particulièrement oppressé, quand un retard de la poste lui faisait parvenir la lettre d'Antoinette, le surlendemain du jour où elle l'avait envoyée. Deux jours, deux nuits entre eux !... Il s'exagérait le temps et la distance, d'autant plus qu'il n'avait jamais voyagé. Son imagination travaillait : « Dieu ! si elle tombait malade ! Elle aurait le temps de mourir avant qu'il ne pût la revoir... Pourquoi ne lui avait-elle écrit que quelques lignes, la veille ?... Si elle était malade ?... Oui, elle était malade... » Il suffoquait. -- Plus souvent encore, il avait l'épouvante de mourir loin d'elle, seul, au milieu de ces indifférents, dans ce lycée repoussant, dans ce triste Paris. À force d'y penser, il devenait malade... « S'il lui écrivait de revenir ?... » -- Mais il rougissait de sa lâcheté. D'ailleurs, dès qu'il lui écrivait, c'était un tel bonheur de s'entretenir avec elle qu'il en oubliait pour un instant ce qu'il souffrait. Il avait l'illusion de la voir, de l'entendre : il lui racontait tout ; jamais il ne lui avait parlé si intimement, si passionnément, quand ils étaient ensemble ; il l'appelait : « ma fidèle, ma brave, ma chère bonne bien-aimée petite sœur, que j'aime tant. » C'étaient de vraies lettres d'amour.
Elles baignaient de leur tendresse Antoinette ; elles étaient tout l'air respirable de ses journées. Quand elles n'arrivaient pas, le matin, à l'heure attendue, elle était malheureuse. Il advint que, deux ou trois fois, les Grünebaum, par indifférence, ou, -- qui sait ? -- par une sorte de taquinerie méchante, oublièrent de les lui remettre jusqu'au soir, une fois même jusqu'au lendemain matin : elle en eut la fièvre. -- Pour le jour de l'an, les deux enfants eurent la même idée, sans s'être concertés : ils se firent la surprise de s'envoyer tous deux une longue dépêche, -- (cela coûtait bien cher) -- qui leur arriva, à la même heure, à tous deux. -- Olivier continuait de consulter Antoinette sur ses travaux et sur ses doutes ; Antoinette le conseillait, le soutenait, lui soufflait sa force.
Elle n'en avait pas trop pour elle-même. Elle étouffait dans ce pays étranger, où elle ne connaissait personne, où personne ne s'intéressait à elle, à part la femme d'un professeur, qui était venue s'installer depuis peu dans la ville, et qui s'y trouvait dépaysée, elle aussi. La brave personne était assez maternelle, et compatissait à la peine des deux enfants séparés, qui s'aimaient -- (car elle avait arraché à Antoinette une partie de son histoire) ; -- mais elle était si bruyante, si commune, elle manquait à un tel point de tact et de discrétion que l'aristocratique petite âme d'Antoinette se repliait, effarouchée. Ne pouvant se confier à personne, elle amassait en elle tous ses soucis : c'était un poids bien lourd ; par moments, elle croyait qu'elle allait tomber ; mais elle serrait les lèvres, et se remettait en marche. Sa santé était atteinte : elle maigrissait beaucoup. Les lettres de son frère se faisaient de plus en plus découragées. Dans une crise d'abattement, il écrivit :
« Reviens, reviens, reviens !... »
Mais la lettre n'était pas envoyée, qu'il en avait honte ; et il en écrivit une autre, où il suppliait Antoinette de déchirer la première et de n'y plus penser. Il affectait même d'être gai, et de n'avoir pas besoin de sa sœur. Son amour-propre ombrageux souffrait qu'on pût croire qu'il était incapable de se passer d'elle.
Antoinette ne s'y trompait pas ; elle lisait ses pensées ; mais elle ne savait que faire. Un jour, elle était sur le point de partir ; elle allait à la gare pour connaître exactement l'heure du train pour Paris. Et puis, elle se disait que c'était une folie : l'argent qu'elle gagnait ici servait à payer la pension d'Olivier ; tant qu'ils pourraient tenir tous deux, il fallait tenir. Elle n'avait plus l'énergie de prendre une décision : le matin, sa vaillance renaissait ; mais, à mesure qu'approchait l'ombre du soir, sa force défaillait, elle pensait à fuir. Elle avait le mal du pays, -- de ce pays qui avait été bien dur pour elle, mais où étaient ensevelis toutes les reliques de son passé, -- elle avait la nostalgie de cette langue que parlait son frère, et dans laquelle s'exprimait son amour pour lui.
Ce fut alors qu'une troupe de comédiens français passa par la petite ville allemande. Antoinette, qui allait rarement au théâtre, -- (elle n'en avait ni le temps, ni le goût), -- fut prise du besoin irrésistible d'entendre parler sa langue, de se réfugier en France. On sait le reste. Il n'y avait plus de places au théâtre ; elle rencontra le jeune musicien Jean-Christophe, qu'elle ne connaissait pas, mais qui, voyant son désappointement, lui offrit de partager une loge dont il disposait : elle accepta étourdiment. Sa présence avec Christophe fit jaser la petite ville ; et ces bruits malveillants arrivèrent aussitôt aux oreilles des Grünebaum, qui, déjà disposés à admettre toutes les suppositions désobligeantes sur le compte de la jeune Française, et exaspérés contre Christophe, à la suite de certaines circonstances que nous avons racontées ailleurs [1], donnèrent brutalement congé à Antoinette.
Cette âme chaste et rougissante, que son amour fraternel avait tout entière possédée, sauvée de toute souillure de pensée, crut mourir de honte, quand elle comprit ce dont on l'accusait. Pas un instant, elle n'en voulut à Christophe. Elle savait qu'il était aussi innocent qu'elle et que, s'il lui avait fait du mal, c'était en voulant lui faire du bien : elle lui était reconnaissante. Elle ne savait rien de lui, sinon qu'il était musicien, et qu'il était fort attaqué ; mais, dans son ignorance de la vie et des hommes, elle avait une intuition naturelle des âmes, que la misère avait aiguisée ; elle avait reconnu dans son voisin de théâtre, mal élevé, un peu fou, une candeur égale à la sienne, et une virile bonté, dont le seul souvenir lui était bienfaisant. Le mal qu'elle avait entendu dire de lui n'atteignait point la confiance que Christophe lui avait inspirée. Victime elle-même, elle ne doutait pas qu'il ne fût une autre victime, souffrant comme elle, et depuis plus longtemps, de la méchanceté de ces gens qui l'outrageaient. Et comme elle avait pris l'habitude de s'oublier pour penser aux autres, l'idée de ce que Christophe avait dû souffrir la distrayait un peu de son propre chagrin. Pour rien au monde, elle n'eût cherché à le revoir, ni à lui écrire : un instinct de pudeur et de fierté le lui défendait. Elle se dit qu'il ignorait le tort qu'il lui avait causé ; et, dans sa bonté, elle souhaita qu'il l'ignorât toujours.
Elle partit. Le hasard voulut qu'à une heure de la ville, le train qui l'emportait se croisât avec celui qui ramenait Christophe d'une ville voisine, où il avait passé la journée.
De leurs wagons qui stationnèrent quelques minutes l'un à côté de l'autre, ils se virent tous deux dans le silence de la nuit, et ils ne se parlèrent pas. Qu'auraient-ils pu se dire que des paroles banales ? Elles eussent profané le sentiment indéfinissable de commune pitié et de sympathie mystérieuse, qui était né en eux, et qui ne reposait sur rien que sur la certitude de leur vision intérieure. Dans cette dernière seconde où, inconnus l'un à l'autre, ils se regardaient, ils se virent tous deux comme aucun de ceux qui vivaient avec eux ne les avait jamais vus. Tout passe : le souvenir des paroles, des baisers, de l'étreinte des corps amoureux ; mais le contact des âmes, qui se sont une fois touchées et se sont reconnues parmi la foule des formes éphémères, ne s'efface jamais. Antoinette l'emporta dans le secret de son cœur, -- ce cœur enveloppé de tristesses, mais au centre desquelles souriait une lumière voilée, pareille à celle qui baigne les Ombres Élyséennes d'Orphée.
Elle revit Olivier. Il était temps qu'elle rentrât. Il venait de tomber malade ; et ce petit être nerveux et tourmenté, qui tremblait devant la maladie quand elle n'était pas là, -- maintenant qu'il était réellement souffrant, se refusait à l'écrire à sa sœur, pour ne pas l'inquiéter. Mais mentalement il l'appelait, il l'implorait comme un miracle.
Quand le miracle se produisit, il était couché à l'infirmerie du lycée, fiévreux et rêvassant. Il ne cria point, en la voyant. Combien de fois il avait eu l'illusion de la voir entrer !... Il se dressa sur son lit, la bouche ouverte, tremblant que ce ne fût une illusion de plus. Et quand elle fut assise sur le lit près de lui, quand elle l'eut pris dans ses bras, quand il se fut blotti contre son sein, quand il sentit sous ses lèvres la joue délicate, dans ses mains les mains glacées par la nuit de voyage, quand il fut sûr enfin que c'était bien sa sœur, sa petite, il se mit à pleurer. Il ne savait faire que cela : il était toujours resté « le petit serin » qu'il était, enfant. Il la serrait contre lui, de peur qu'elle ne lui échappât de nouveau. Comme ils étaient changés tous deux ! Quelle triste mine !... N'importe ! ils s'étaient retrouvés : tout redevenait lumineux, l'infirmerie, le lycée, le jour sombre : ils se tenaient l'un l'autre, ils ne se lâcheraient plus. Avant qu'elle eût rien dit, il lui fit jurer qu'elle ne partirait plus. Il n'avait pas besoin de le lui faire promettre : non, elle ne partirait plus, ils avaient été trop malheureux, éloignés l'un de l'autre ; leur mère avait raison : tout valait mieux que la séparation. Même la misère, même la mort, pourvu qu'on fût ensemble.
Ils se hâtèrent de louer un appartement. Ils auraient voulu reprendre l'ancien, si laid qu'il fût ; mais il était déjà occupé. Le nouveau logement donnait aussi sur une cour ; mais par-dessus un mur, on apercevait le sommet d'un petit acacia, et ils s'y attachèrent aussitôt, comme à un ami des champs, prisonnier ainsi qu'eux dans les pavés de la ville. Olivier reprit rapidement sa santé, ou ce que l'on était accoutumé à nommer tel : -- (ce qui était santé chez lui eût semblé maladie chez un autre plus fort.) -- Le triste séjour d'Antoinette en Allemagne lui avait du moins rapporté quelque argent ; et la traduction d'un livre allemand, qu'un éditeur consentit à prendre, augmenta ses ressources. Les inquiétudes matérielles étaient écartées pour un temps ; et tout irait bien, pourvu qu'Olivier fût reçu, à la fin de l'année. -- Mais s'il ne l'était pas ?
L'obsession de l'examen les reprit, aussitôt qu'ils furent réhabitués à la douceur d'être ensemble. Ils évitaient de s'en parler ; mais ils avaient beau faire : ils y revenaient toujours. L'idée fixe les poursuivait partout, même quand ils essayaient de se distraire : au concert, elle surgissait, au milieu d'un morceau ; la nuit, quand ils s'éveillaient, elle s'ouvrait comme un gouffre. À l'ardent désir de soulager sa sœur et de répondre au sacrifice qu'elle lui avait fait de sa jeunesse, s'ajoutait chez Olivier la terreur du service militaire, qu'il ne pourrait éviter, s'il était refusé : -- (c'était au temps où l'admission aux grandes Écoles servait encore de dispense). -- Il éprouvait un dégoût invincible pour la promiscuité physique et morale, pour la dégradation intellectuelle, qu'il voyait, à tort ou à raison, dans la vie de caserne. Tout ce qu'il y avait en lui d'aristocratique et de virginal se révoltait contre cette obligation : il ne savait point s'il ne lui eût préféré la mort. C'est là un sentiment qu'il est permis de railler, ou même de flétrir, au nom d'une morale sociale, qui est devenue la foi du jour ; mais aveugles, ceux qui le nient ! Il n'est rien de plus profond que cette souffrance de la solitude morale, violée par le communisme généreux et grossier d'aujourd'hui.
L'examen recommença. Olivier faillit ne pouvoir y prendre part : il était souffrant, et il avait si peur des angoisses, par lesquelles, reçu ou non, il aurait à passer, qu'il eût presque souhaité de tomber malade tout à fait. Il réussit assez bien cette fois, à l'écrit. Mais ce fut dur d'attendre les résultats de l'admissibilité. Suivant les usages immémoriaux du pays de la Révolution, qui est le pays le plus routinier du monde, les examens avaient lieu en juillet, pendant les jours les plus torrides de l'année : comme si l'on avait l'intention arrêtée d'achever les malheureux, déjà écrasés par la préparation des programmes monstrueux, dont aucun de leurs juges ne savait la dixième partie. On rendait compte des compositions, le lendemain de la cohue du 14 juillet, de cette gaieté pénible pour ceux qui ne sont pas gais et qui ont besoin de silence. Sur la place à côté de la maison, des forains étaient installés, des tirs crépitaient, des chevaux de bois à vapeur mugissaient, des orgues de Barbarie braillaient, de midi à minuit. Le vacarme dura huit jours. Puis, un président de la République, pour entretenir sa popularité, accorda aux hurleurs une demi-semaine de plus. Cela ne lui coûtait rien : il ne les entendait pas ! Mais Olivier et Antoinette le cerveau martelé, meurtri par le bruit, obligés de garder leurs fenêtres fermées et d'étouffer dans leurs chambres, se bouchant les oreilles, essayant vainement d'échapper à l'obsession lancinante de ces refrains idiots, grincés du matin au soir, qui leur entraient dans la tête comme des coups de couteau, se crispaient de douleur.
Les examens oraux commençaient presque aussitôt après l'admissibilité. Olivier supplia Antoinette de n'y pas assister. Elle attendait à la porte, -- plus tremblante que lui. Jamais il ne lui dit qu'il était satisfait de la façon dont il avait passé. Il la tourmentait de ce qu'il avait dit, ou de ce qu'il n'avait pas dit.
Le jour du résultat final arriva. On affichait dans la cour de la Sorbonne les noms des candidats reçus. Antoinette ne voulut pas laisser Olivier aller seul. En quittant leur maison, ils pensèrent, sans se le dire, que quand ils y rentreraient, ils sauraient, et que peut-être alors ils regretteraient cette minute de crainte, où du moins ils espéraient encore. Quand ils aperçurent la Sorbonne, ils sentirent leurs jambes fléchir. Antoinette, si brave, dit à son frère :
-- Pas si vite, je t'en prie...
Olivier regarda sa sœur, qui s'efforçait de sourire. Il lui dit :
-- Veux-tu que nous nous asseyions un instant sur ce banc ?
Il aurait voulu ne pas aller jusqu'au bout. Mais, après un instant, elle lui serra la main, et dit :
-- Ce n'est rien, mon petit, continuons.
Ils ne trouvèrent pas tout de suite la liste. Ils en lurent plusieurs, où le nom de Jeannin n'était pas. Lorsqu'ils le virent enfin, ils ne comprirent pas d'abord, ils relurent plusieurs fois, ils ne pouvaient y croire. Puis, quand ils furent bien sûrs que c'était vrai, que Jeannin, c'était lui, que Jeannin était reçu, ils n'eurent pas un mot ; ils détalèrent chez eux : elle lui avait saisi le bras, elle lui tenait le poignet, il s'appuyait sur elle ; ils couraient presque, sans rien voir autour d'eux ; en traversant le boulevard, ils faillirent être écrasés. Ils se répétaient :
-- Mon petit !... Ma petite !...
Ils remontèrent, quatre à quatre, leurs étages. Rentrés dans leur chambre, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Antoinette prit son frère par la main, et le conduisit devant les photographies de leur père et de leur mère, près de son lit, dans un coin de sa chambre, qui était comme son sanctuaire ; elle s'agenouilla avec lui devant elles ; et ils pleurèrent tout bas.
Antoinette voulut faire venir un bon petit dîner ; mais ils ne purent y toucher : ils n'avaient pas faim. Ils passèrent la soirée, Olivier aux genoux de sa sœur, ou sur ses genoux, se faisant câliner comme un petit enfant. Ils parlaient à peine. Ils n'avaient même plus la force d'être heureux, ils étaient brisés. Ils se couchèrent avant neuf heures, et dormirent d'un sommeil de plomb.
Le lendemain, Antoinette avait cruellement mal à la tête, mais un tel poids enlevé de dessus le cœur ! Il semblait à Olivier qu'il respirait enfin, pour la première fois. Il était sauvé, elle l'avait sauvé, elle avait accompli sa tâche ; et lui, n'avait pas été indigne de ce que sa sœur attendait de lui !... -- Pour la première fois depuis des années, des années, ils s'abandonnèrent à la paresse. Jusqu'à midi, ils restèrent couchés, se parlant d'un lit à l'autre, la porte de leur chambre ouverte ; ils se voyaient dans une glace, ils voyaient leur figure heureuse et gonflée de fatigue ; ils se souriaient, ils s'envoyaient des baisers, s'assoupissaient de nouveau, se regardaient dormir, courbaturés, moulus, ayant à peine la force de se parler que par de tendres monosyllabes.
Antoinette n'avait pas cessé d'économiser sou par sou, pour avoir une petite épargne en cas de maladie. Elle n'avait pas dit à son frère la surprise qu'elle voulait lui en faire. Le lendemain de sa réception, elle lui annonça qu'ils allaient passer un mois en Suisse, pour se récompenser tous deux de leurs années de peines. Maintenant qu'Olivier était assuré de passer trois ans à l'École Normale aux frais de l'État, puis de trouver un emploi, au sortir de l'École, ils pouvaient faire des folies et dépenser tout ce qu'ils avaient mis de côté. Olivier poussa des cris de joie à cette nouvelle. Antoinette fut plus heureuse encore, -- heureuse du bonheur de son frère, -- heureuse de penser qu'elle allait revoir enfin la campagne, dont elle languissait.
Les préparatifs de voyage furent une grande affaire, mais un plaisir de tous les instants. Le mois d'août était assez avancé, quand ils partirent. Ils étaient peu habitués à voyager. Olivier n'en dormit pas, la nuit d'avant. Et il ne dormit pas non plus, la nuit en wagon. Toute la journée, il avait craint de manquer le train. Ils s'étaient pressés fiévreusement, ils avaient été bousculés dans la gare, ils étaient empilés dans un compartiment de seconde, où ils ne pouvaient même pas s'accouder pour dormir ; -- (un de ces privilèges, dont les Compagnies françaises, si éminemment démocratiques, s'évertuaient à priver les voyageurs qui n'étaient pas riches, afin que les voyageurs qui l'étaient eussent le plaisir de penser qu'ils étaient seuls à en jouir.) -- Olivier ne ferma pas l'œil, un instant : il n'était pas encore tout à fait sûr qu'il était dans le bon train, et il guettait le nom de chaque station. Antoinette sommeillait à demi, et se réveillait sans cesse ; les cahots du wagon faisaient ballotter sa tête. Olivier la regardait, à la lueur de la lampe funéraire, qui luit au faîte de ces sarcophages ambulants ; et il fut frappé de l'altération de ses traits. Le tour des yeux était creusé ; la bouche au dessin enfantin s'entrouvrait avec lassitude ; le teint de la peau était jauni, et de petits plis fripaient çà et là les joues, où se voyait la marque des tristes jours de deuils et de désillusions. Elle avait l'air vieillie, malade. -- En vérité, elle était si fatiguée ! Si elle avait osé, elle eût retardé le départ. Mais elle n'avait pas voulu gâter le plaisir de son frère ; elle voulait se persuader que son mal n'était que de la fatigue, et que la campagne la remettrait. Ah ! comme elle avait peur de tomber malade, en route !... Elle eut conscience qu'il la regardait ; et, s'arrachant péniblement à la torpeur qui l'accablait, elle rouvrit les yeux, -- ces yeux toujours si jeunes, si limpides, si clairs, où de temps en temps passait une angoisse involontaire, comme des nuages sur un petit lac. Il lui demanda tout bas, avec une tendre inquiétude, comment elle allait : elle lui serra la main, et assura qu'elle était bien. Un mot d'amour la ranimait.
Dès l'aube rougissante sur la campagne blême, entre Dôle et Pontarlier, le spectacle des champs qui s'éveillaient, le gai soleil qui se levait sur la terre, -- le soleil échappé comme eux de la prison des rues, des maisons poussiéreuses, des fumées grasses de Paris, -- les prairies frissonnantes, qu'enveloppait la buée légère de leur haleine blanche comme le lait ; les moindres détails de la route : un petit clocher de village, un filet d'eau entrevu, une ligne bleue de collines flottant au fond de l'horizon ; l'angélus grêle et touchant que le vent apportait du lointain, à un arrêt du train au milieu de la campagne assoupie ; les graves silhouettes d'un troupeau de vaches qui rêvaient sur un talus, au-dessus du chemin, -- tout absorbait l'attention d'Antoinette et de son frère : tout leur semblait nouveau. Ils étaient comme deux arbres desséchés, qui boivent l'eau du ciel avec délices.
Puis, ce fut, au matin, la douane suisse où il fallut descendre. Une petite gare en rase campagne. On avait un peu mal au cœur de la mauvaise nuit, et on était frissonnant de la fraîcheur humide de l'aube ; mais il faisait calme, le ciel était pur, le souffle des prairies montait autour de vous, coulait dans votre bouche, sur votre langue, le long de votre gorge, jusqu'au fond de votre poitrine, comme un petit ruisseau ; et l'on prenait debout à une table en plein air, le café chaud qui ranime, avec le lait crémeux, doux comme le ciel, et sentant bon l'herbe et les fleurs des champs.
Ils montèrent dans les wagons suisses, dont la disposition, nouvelle pour eux, leur causa un plaisir enfantin. Mais comme Antoinette était lasse ! Elle ne s'expliquait pas ce malaise qui la tenait. Pourquoi voyait-elle que tout cela, autour d'elle était si joli, si intéressant, et y goûtait-elle si peu de plaisir ? N'était-ce pas tout ce qu'elle rêvait depuis des années : un beau voyage, son frère à côté d'elle, les soucis d'avenir écartés, la chère nature ?... Qu'avait-elle donc ? Elle se le reprochait, et elle s'obligeait à admirer, à partager la joie naïve de son frère...
Ils s'arrêtaient à Thun. Ils devaient en repartir le lendemain, pour la montagne. Mais la nuit à l'hôtel, Antoinette fut prise d'une grosse fièvre, avec des vomissements et des douleurs de tête. Olivier s'affola aussitôt, et passa une nuit d'inquiétudes. Il fallut faire prévenir un médecin, dès le matin : -- (surcroît de dépenses non prévu, et qui n'était pas négligeable pour leur petite bourse). -- Le médecin ne trouva rien de grave pour l'instant, mais une extrême fatigue, une constitution ruinée. Il ne pouvait être question de continuer le voyage tout de suite. Le docteur défendit à Antoinette de se lever, de tout le jour : et il laissa entendre qu'ils devraient peut-être rester plus longtemps encore à Thun. Ils étaient désolés, -- bien contents tout de même d'en être quitte à ce prix, après ce qu'ils avaient pu craindre. Mais il était dur de venir de si loin pour rester enfermés dans une mauvaise chambre où le soleil brûlant donnait, comme dans une serre. Antoinette voulut que son frère se promenât. Il fit quelques pas hors de l'hôtel ; il vit l'Aar avec sa belle robe verte, et, dans le lointain du ciel, une cime blanche qui flottait : il en fut bouleversé de joie ; mais cette joie, il ne pouvait la porter, seul. Il revint précipitamment dans la chambre de sa sœur, il lui dit tout ému ce qu'il venait de voir ; et, comme elle s'étonnait qu'il fût rentré si tôt, et l'engageait de se promener de nouveau, il dit, comme autrefois, quand il était revenu du concert du Châtelet :
-- Non, non, c'est trop beau : cela me fait mal de le voir sans toi...
Ce sentiment n'avait rien de nouveau pour eux : ils savaient qu'il leur fallait être tous deux pour être soi tout entier. Mais il était toujours bon de se l'entendre dire. Cette tendre parole fit plus de bien à Antoinette que toutes les médecines. Elle souriait maintenant, heureuse et alanguie. -- Et, après une bonne nuit, quoique ce ne fût pas très prudent de partir déjà, elle décida qu'ils se sauveraient de bonne heure, sans prévenir le médecin, qui n'aurait qu'à les retenir encore. L'air pur et le plaisir de voir les belles choses ensemble firent qu'elle n'eut pas à payer cette imprudence, et qu'ils arrivèrent, sans autre contretemps au but de leur voyage, -- un village dans la montagne, au-dessus du lac, à quelque distance de Spiez.
Ils y passèrent trois ou quatre semaines, dans un petit hôtel. Antoinette n'eut plus de nouvel accès de fièvre ; mais elle ne se remit jamais bien. Elle sentait une lourdeur dans la tête, un poids insupportable, des malaises continuels. Olivier la questionnait souvent sur sa santé : il eût voulu la voir moins pâle ; mais il était grisé par la beauté du pays, et, d'instinct, il écartait les pensées tristes ; quand elle lui assurait qu'elle était bien portante, il voulait croire que c'était vrai, -- bien qu'il sût le contraire. D'ailleurs, elle jouissait profondément de l'exubérance de son frère, de l'air, du repos surtout. Que c'était bon de se reposer enfin après ces terribles années !
Olivier voulait l'entraîner dans ses promenades : elle eût été heureuse de partager ses courses ; mais plusieurs fois, après être vaillamment partie, elle fut forcée de s'arrêter, au bout de vingt minutes, sans souffle et le cœur défaillant. Alors, il continuait seul ses excursions, -- des ascensions inoffensives, mais qui la tenaient dans les transes, jusqu'à ce qu'il fût rentré. Ou bien, ils faisaient ensemble de petites promenades : elle, appuyée sur son bras, marchant à petits pas, causant tous deux, lui surtout devenu très loquace, riant ; disant ses projets, racontant des drôleries. Du chemin à mi-côte, au-dessus de la vallée, ils regardaient les nuages blancs se mirer dans le lac immobile, et les bateaux nager comme des insectes à la surface d'une mare ; ils aspiraient l'air tiède et la musique des clochettes de troupeaux, que le vent apportait de très loin, par bouffées, avec l'odeur des foins coupés et la résine chaude : Et ils rêvaient ensemble du passé, et de l'avenir, et du présent qui leur semblait de tous les rêves le plus irréel et le plus enivrant. Antoinette se laissait gagner quelquefois par la belle humeur enfantine de son frère : ils jouaient à se poursuivre ; à se jeter de l'herbe. Et un jour, il la vit rire, comme autrefois, quand ils étaient enfants de ce bon rire fou de petite fille, insouciant, transparent comme une source, et que depuis des années il n'avait pas entendu.
Mais, le plus souvent, Olivier ne résistait pas au plaisir d'aller faire de longues courses. Il en avait un peu de remords ensuite, il devait se reprocher plus tard de n'avoir pas assez profité des chères conversations avec sa sœur. Même à l'hôtel, il la laissait souvent seule.
Il y avait un petit cercle de jeunes hommes et de jeunes filles, à l'écart duquel ils s'étaient ténus d'abord. Puis, Olivier, timide et attiré par eux, s'était joint à leur groupe. Il avait été sevré d'amis ; il n'avait guère connu, en dehors de sa sœur, que ses grossiers camarades de lycée et leurs maîtresses qui lui inspiraient du dégoût. Ce lui était une douceur de se trouver au milieu de garçons et de filles de son âge, bien élevés, aimables et gais. Bien qu'il fût très sauvage, il avait une curiosité naïve, un cœur sentimental et chastement sensuel, qu'hypnotisaient toutes les petites flammes pâlottes et falotes, qui brillent dans les yeux féminins. Lui-même pouvait plaire, en dépit de sa timidité. Le candide besoin qu'il avait d'aimer et d'être aimé lui prêtait, à son insu, une grâce juvénile, et lui faisait trouver des mots, des gestes, des prévenances affectueuses, que leur gaucherie même rendait plus attrayants. Il avait le don de la sympathie. Quoi que son intelligence, devenue très ironique dans la solitude, lui fît voir de la vulgarité des gens et de leurs défauts, que souvent il haïssait, -- quand il était en face d'eux, il ne voyait plus que leurs yeux, où s'exprimait un être qui mourrait un jour, un être qui n'avait qu'une vie, comme lui, et qui la perdrait bientôt, comme lui : alors, il sentait pour cet être une affection involontaire ; pour rien au monde, il n'aurait pu lui faire de la peine, en cet instant ; qu'il le voulût ou non, il fallait qu'il fût aimable. Il était faible : et, par là, fait pour plaire au « monde », qui pardonne tous les vices et même toutes les vertus, -- hors une seule : la force, qui est la condition de toutes les autres.
Antoinette ne se mêlait pas à cette jeune compagnie. Sa santé, sa fatigue, un accablement moral, sans cause apparente, la paralysaient. Au cours des longues années de soucis et de travail acharné, qui usent le corps et l'âme, les rôles avaient été intervertis entre elle et son frère ; elle se sentait maintenant loin du monde, loin de tout, si loin !... Elle n'y pouvait plus rentrer : toutes ces conversations, ce bruit, ces rires, ces petits intérêts, l'ennuyaient, la lassaient, la blessaient presque. Elle souffrait d'être ainsi : elle eût voulu ressembler à ces autres jeunes filles, s'intéresser à ce qui les intéressait, rire de ce qui les faisait rire... Elle ne pouvait plus !... Elle avait le cœur serré, il lui semblait qu'elle était morte. Le soir, elle s'enfermait chez elle ; et souvent, elle n'allumait même pas sa lampe ; elle restait assise dans l'obscurité, tandis qu'Olivier, en bas, dans le salon, s'abandonnait à la douceur d'un de ces petits amours romanesques, dont il était coutumier. Elle ne sortait de son engourdissement que quand elle l'entendait remonter à son étage, riant et bavardant encore avec ses amies, échangeant d'interminables bonsoirs sur le pas de leurs portes, sans pouvoir se décider à se séparer. Alors, Antoinette souriait dans sa nuit et elle se levait pour rallumer l'électricité. Le rire de son frère la ranimait.
L'automne avançait. Le soleil s'éteignait. La nature se fanait. Sous l'ouate des brumes et des nuages d'octobre, les couleurs s'amortirent ; la neige vint sur les hauteurs, et le brouillard dans la plaine. Les voyageurs s'en allèrent, un à un, puis par bandes. Et ce fut la tristesse de voir partir les amis, même les indifférents, et, plus que tout, l'été, le temps de calme et de bonheur qui avait été une oasis dans la vie. Ils firent une dernière promenade ensemble, un jour d'automne voilé, dans la forêt, le long de la montagne. Ils ne parlaient pas, ils rêvaient mélancoliques, se serrant frileusement l'un contre l'autre, enveloppés dans leurs manteaux aux collets relevés, leurs doigts entrelacés. Les bois humides se taisaient, pleuraient en silence. On entendait au fond le cri doux et craintif d'un oiseau solitaire, qui sentait venir l'hiver. Une clochette cristalline de troupeau tintait dans le brouillard lointaine, presque éteinte, comme si elle résonnait au fond de leur poitrine...
Ils revinrent à Paris. Tous deux étaient tristes. Antoinette n'avait pas recouvré la santé.
Il fallut s'occuper du trousseau qu'Olivier devait apporter à l'école. Antoinette y dépensa ses dernières économies ; elle vendit même en secret quelques bijoux. Qu'importe ? Ne le lui rendrait-il pas plus tard ? -- Et puis, elle avait si peu de besoins, maintenant qu'il ne serait plus là !... Elle s'empêchait de penser à ce qui arriverait, quand il ne serait plus là ; elle travaillait au trousseau, elle mettait à cette tâche toute l'ardente tendresse qu'elle avait pour son frère, et le pressentiment que ce serait la dernière chose qu'elle ferait pour lui.
Ils ne se quittaient plus, pendant les derniers jours qu'ils avaient à passer ensemble ; ils avaient peur d'en perdre le moindre instant. Le dernier soir, ils restèrent très tard, au coin du feu, Antoinette assise dans l'unique fauteuil de l'appartement, Olivier sur un tabouret à ses pieds, se faisant câliner, suivant son habitude de grand enfant gâté. Il était soucieux -- curieux aussi -- de la vie nouvelle qui allait commencer. Antoinette pensait que c'était fini de leur chère intimité, et se demandait avec terreur ce qui adviendrait d'elle. Comme s'il voulait lui rendre cette pensée plus cuisante, il ne fut jamais si tendre que ce dernier soir, avec la coquetterie innocente de ces êtres qui attendent l'heure du départ pour montrer ce qu'ils ont de meilleur et de plus charmant. Il se mit au piano, et lui joua longuement les pages qu'ils aimaient le mieux de Mozart et de Gluck, -- ces visions de bonheur attendri et de tristesse sereine, auxquelles était associée tant de leur vie passée.
L'heure de la séparation venue. Antoinette accompagna Olivier jusqu'à la porte de l'École. Elle rentra. Elle était seule, encore une fois. Mais ce n'était plus, comme dans le voyage d'Allemagne, une séparation à laquelle il dépendait d'elle-même de mettre fin, quand elle ne pourrait plus la supporter. Cette fois, elle restait : c'était lui qui était parti, pour longtemps, pour la vie. Cependant, elle était si maternelle qu'à ce premier moment elle songea moins à elle qu'à lui, elle se préoccupait de ces premiers jours d'une vie si différente, des brimades de l'École, et de ces petits ennuis inoffensifs, mais qui prennent facilement des proportions inquiétantes dans le cerveau des gens qui vivent seuls et sont habitués à se tourmenter pour ce qu'ils aiment. Ce souci eut du moins le bienfait de la distraire un peu de sa solitude. Elle pensait déjà à la demi-heure, où elle pourrait le voir, le lendemain au parloir. Elle y arriva un quart d'heure à l'avance. Il fut très gentil pour elle, mais tout occupé et amusé de ce qu'il avait vu. Les jours suivants, où elle venait toujours pleine de tendresse inquiète, le contraste s'accentua entre ce que ces instants d'entretien étaient pour lui, et ce qu'ils étaient pour elle. Pour elle, c'était toute sa vie, maintenant. Lui, il aimait tendrement Antoinette, sans doute : mais on ne pouvait pas lui demander de penser uniquement à elle. Une ou deux fois, il arriva en retard au parloir. Un autre jour, quand elle lui demanda s'il s'ennuyait, il répondit que non. C'étaient de petits coups de poignard dans le cœur d'Antoinette. -- Elle s'en voulait d'être ainsi ; elle se traitait d'égoïste ; elle savait très bien que ce serait absurde, que ce serait même mal et contre nature qu'il ne pût se passer d'elle, ni elle de lui, qu'elle n'eût pas d'autre objet dans la vie. Oui, elle savait tout cela. Mais que lui servait-il de le savoir ? Elle n'y pouvait rien, si, depuis dix ans, sa vie entière était vouée à cette unique pensée : son frère. Maintenant que cet unique intérêt de sa vie lui était arraché, elle n'avait plus rien.
Elle essaya courageusement de se reprendre à ses occupations, à la lecture, à la musique, aux livres aimés... Dieu ! que Shakespeare, que Beethoven étaient vides, sans lui !... Oui, c'était beau sans doute... Mais il n'était plus là ! À quoi bon les belles choses, si l'on n'a, pour les voir, les yeux de celui qu'on aime ? Que faire de la beauté, que faire même de la joie, si on ne les goûte dans l'autre cœur ?
Si elle eût été plus forte, elle eût cherché à refaire entièrement sa vie, en lui donnant un autre but. Mais elle était à bout. Maintenant que rien ne l'obligeait plus à tenir bon, coûte que coûte, l'effort de volonté qu'elle s'imposait se rompit : elle tomba. La maladie, qui depuis plus d'un an se préparait en elle, et que son énergie tenait en respect, eut désormais le champ libre.
Seule, chez elle, elle passait ses soirs à se ronger, au coin du feu éteint ; elle n'avait pas le courage de le rallumer, elle n'avait pas la force de se coucher ; elle restait assise jusqu'au milieu de la nuit, s'assoupissant, rêvant et grelottant. Elle revivait sa vie, elle était avec ses morts, avec ses illusions détruites ; et une tristesse affreuse la prenait de sa jeunesse perdue, sans amour. Une douleur obscure, inavouée... Le rire d'un enfant dans la rue, son trottinement hésitant, à l'étage au-dessous... Ces petits pieds lui marchaient dans le cœur !... Des doutes l'assiégeaient, de mauvaises pensées, la contagion morale de cette ville d'égoïsme et de plaisir sur son âme affaiblie. -- Elle combattait ses regrets, elle avait honte de ses désirs ; elle ne pouvait comprendre ce qui la faisait souffrir : elle l'attribuait à ses mauvais instincts. La pauvre petite Ophélie qu'un mal mystérieux rongeait, sentait avec horreur monter du fond de son être le souffle brutal et trouble, qui vient des bas-fonds de la vie. Elle ne travaillait plus, elle avait abandonné la plupart de ses leçons ; elle si matinale, restait au lit parfois jusqu'à l'après-midi : elle n'avait pas plus de raisons pour se lever que pour se coucher ; elle mangeait à peine, ou ne mangeait pas. Seulement les jours où son frère avait congé, -- le jeudi dans l'après-midi, et le dimanche, dès le matin, -- elle se forçait pour être avec lui comme elle était autrefois.
Il ne s'apercevait de rien. Il était trop amusé ou distrait par sa vie nouvelle, pour bien observer sa sœur. Il était dans cette période de la jeunesse, où l'on a peine à se livrer, où l'on a l'air indifférent à des choses qui vous touchaient naguère et qui vous remueront plus tard. Les personnes âgées semblent parfois avoir des impressions plus fraîches, des jouissances plus naïves de la nature et de la vie que les jeunes gens de vingt ans. On dit alors que les jeunes gens sont moins jeunes de cœur et plus blasés. C'est le plus souvent une erreur. Ce n'est pas qu'ils soient blasés, s'ils paraissent insensibles. C'est qu'ils ont l'âme absorbée par des passions, des ambitions, des désirs, des idées fixes. Quand le corps est usé et qu'il n'y a plus rien à attendre de la vie, les émotions désintéressées retrouvent alors leur place ; et se rouvre la source des larmes enfantines. Olivier était pris par mille petites préoccupations, dont la plus importante était une absurde passionnette, -- (il en avait toujours) -- qui l'obsédait au point de le rendre aveugle et indifférent pour tout le reste. Antoinette ne savait point ce qui se passait dans son frère ; elle voyait seulement qu'il se retirait d'elle. Ce n'était pas tout à fait la faute d'Olivier. Parfois, il se réjouissait, en venant, de la revoir et de lui parler. Il entrait. Tout de suite, il était glacé. L'affection inquiète, la fièvre avec laquelle elle s'accrochait à lui, elle buvait ses paroles, elle l'accablait de prévenances, -- cet excès de tendresse et d'attention trépidante lui enlevait aussitôt tout désir de se confier. Il aurait dû se dire qu'Antoinette n'était pas dans son état normal. Rien n'était plus loin de la discrétion délicate qu'elle gardait à l'ordinaire. Mais il n'y réfléchissait pas. À ses questions, il opposait un oui, ou un non très sec. Il se raidissait dans son mutisme, d'autant plus qu'elle cherchait à l'en faire sortir, ou même il la blessait par une réponse brusque. Alors, elle se taisait aussi, accablée. Leur journée s'écoulait, se perdait. -- À peine avait-il passé le seuil de la maison pour retourner à l'École, qu'il était inconsolable de sa façon d'agir. Il s'en tourmentait, la nuit, en pensant à la peine qu'il avait faite. Il lui arrivait même, aussitôt rentré à l'École, d'écrire à sa sœur une lettre pleine d'effusions. -- Mais le lendemain matin, quand il l'avait relue, il la déchirait. Et Antoinette n'en savait rien. Elle croyait qu'il ne l'aimait plus.
Elle eut encore, -- sinon une dernière joie, -- un dernier émoi de tendresse juvénile où son cœur se reprit, un réveil désespéré de sa force d'amour et d'espoir de bonheur. Ce fut absurde d'ailleurs, et si contraire à sa calme nature ! Il fallut, pour que cela fût possible, le trouble où elle se trouvait, cet état de torpeur et de surexcitation, avant-coureur du mal.
Elle était à un concert du Châtelet, avec son frère. Comme il venait d'être chargé de la critique musicale dans une petite Revue, ils étaient un peu mieux placés qu'autrefois, mais au milieu d'un public beaucoup plus antipathique. Ils avaient des strapontins d'orchestre près de la scène. Christophe Krafft devait jouer. Ils ne connaissaient pas ce musicien allemand. Quand elle le vit paraître, son sang reflua au cœur. Bien que ses yeux fatigués ne le vissent qu'à travers un brouillard, elle n'eut aucun doute quand il entra : elle reconnut l'ami inconnu des mauvais jours d'Allemagne. Elle n'avait jamais parlé de lui à son frère ; c'était à peine si elle avait pu s'en parler à elle-même : toute sa pensée avait été absorbée depuis par les soucis de la vie. Et puis, elle était une raisonnable petite Française, qui se refusait à admettre un sentiment obscur, dont la source lui échappait, et qui était sans avenir. Il y avait en elle toute une province de l'âme, aux profondeurs insoupçonnées, où dormaient bien d'autres sentiments, qu'elle eût eu honte de voir : elle savait qu'ils étaient là ; mais elle en détournait les yeux, par une sorte de terreur religieuse pour cet Être qui se dérobe au contrôle de l'esprit.
Quand elle fut un peu remise de son trouble, elle emprunta la lorgnette de son frère, pour regarder Christophe, elle le voyait de profil, au pupitre de chef d'orchestre, et elle reconnut son expression violente et concentrée. Il portait un habit défraîchi, qui lui allait fort mal. -- Antoinette assista, muette et glacée, aux péripéties de ce lamentable concert, où Christophe se heurta à la malveillance non dissimulée d'un public, qui était mal disposé pour les artistes allemands, et que sa musique assomma [2]. Quand, après une symphonie qui avait semblé trop longue, il reparut pour jouer quelques pièces pour piano, il fut accueilli par des exclamations gouailleuses, qui ne laissaient aucun doute sur le peu de plaisir qu'on avait à le revoir. Il commença pourtant à jouer, dans l'ennui résigné du public ; mais les remarques désobligeantes, échangées à voix haute entre les auditeurs des dernières galeries, continuèrent d'aller leur train, pour la joie du reste de la salle. Alors il s'interrompit ; par une incartade d'enfant terrible, il joua avec un doigt l'air : Malbrough s'en va-t-en guerre, puis, se levant du piano, il dit en face au public :
-- Voilà ce qu'il vous faut !
Le public, un moment incertain sur les intentions du musicien, éclata en vociférations. Une scène de vacarme invraisemblable suivit. On sifflait, on criait :
-- Des excuses ! qu'il vienne faire des excuses !
Les gens, rouges de colère s'excitaient, tâchaient de se persuader qu'ils étaient réellement indignés ; et peut-être ils l'étaient, mais, plus sûrement, ravis de cette occasion de se détendre et de faire du bruit : tels, des collégiens après deux heures de classe.
Antoinette n'avait pas la force de bouger ; elle était comme pétrifiée ; ses doigts crispés déchiraient en silence un de ses gants. Depuis les premières notes de la symphonie, elle avait prévu ce qui allait se passer, elle percevait l'hostilité sourde du public, elle la sentait grandir, elle lisait en Christophe, elle était sûre qu'il n'irait pas jusqu'au bout sans un éclat ; elle attendait cet éclat, avec une angoisse croissante ; elle se tendait pour l'empêcher ; et quand cela fut venu, cela était tellement comme elle l'avait prévu qu'elle fut écrasée ainsi que par une fatalité, contre laquelle il n'y avait rien à faire. Et comme elle regardait toujours Christophe, qui fixait insolemment le public qui le huait, leurs regards se croisèrent. Les yeux de Christophe la reconnurent peut-être une seconde ; mais, dans l'orage qui l'emportait, son esprit ne la reconnut pas : (il ne pensait plus à elle). Il disparut au milieu des sifflets.
Elle eût voulu crier, dire quelque chose : elle était ligotée, comme dans un cauchemar. Ce lui était un soulagement d'entendre à ses côtés son brave petit frère, qui, sans se douter de ce qui se passait en elle, avait partagé ses angoisses et son indignation. Olivier était profondément musicien, et il avait une indépendance de goût, que rien n'eût pu entamer : quand il aimait une chose, il l'eût aimée contre le monde entier. Dès les premières mesures de la symphonie, il avait senti quelque chose de grand, que jamais encore il n'avait rencontré dans sa vie. Il répétait à mi-voix, avec une ardeur profonde :
-- Comme c'est beau ! Comme c'est beau !... tandis que sa sœur se serrait instinctivement contre lui avec reconnaissance. Après la symphonie, il avait applaudi rageusement, pour protester contre l'indifférence ironique du public. Quand vint le grand chambard, il fut hors de lui : ce garçon timide se leva, il criait que Christophe avait raison, il interpellait les siffleurs, il avait envie de se battre. Sa voix se perdait au milieu du bruit ; il se fit apostropher grossièrement : on le traita de morveux, et on l'envoya coucher. Antoinette, qui savait l'inutilité de toute révolte, le prit par le bras, en disant :
-- Tais-toi, je t'en supplie, tais-toi !
Il se rassit désespéré ; il continuait à gémir :
-- C'est honteux, c'est honteux ! Les misérables !...
Elle ne disait rien, elle souffrait en silence ; il la crut insensible à cette musique ; il lui dit :
-- Antoinette, mais est-ce que tu ne trouves pas cela beau, toi ?
Elle fit signe que oui. Elle restait figée, elle ne pouvait se ranimer. Mais quand l'orchestre fut sur le point d'entamer un autre morceau, brusquement elle se leva, soufflant à son frère, avec une sorte de haine :
-- Viens, viens, je ne veux plus voir ces gens !
Ils partirent précipitamment. Dans la rue, au bras l'un de l'autre, Olivier parlait avec emportement. Antoinette se taisait.
Les jours suivants, seule dans sa chambre, elle s'engourdissait dans un sentiment, qu'elle évitait de regarder en face, mais qui persistait, à travers toutes ses pensées, comme le battement sourd du sang dans ses tempes qui lui faisaient mal.
À quelque temps de là, Olivier lui apporta le recueil des Lieder de Christophe, qu'il venait de découvrir chez un éditeur. Elle l'ouvrit au hasard. Sur la première page qu'elle regarda, elle lut en tête d'un morceau cette dédicace en allemand :
À ma pauvre chère petite victime
et une date au-dessous.
Elle connaissait bien cette date. -- Elle fut prise d'un tel trouble qu'elle ne put continuer. Elle posa le cahier, et, priant son frère de jouer, elle alla dans sa chambre et s'y enferma. Olivier, tout au plaisir de cette musique nouvelle, se mit à jouer, sans remarquer l'émotion de sa sœur. Antoinette, assise dans la chambre à côté, comprimait les battements de son cœur. Brusquement, elle se leva et chercha dans son armoire un petit carnet de notes de dépenses, pour retrouver la date de son départ d'Allemagne, et la date mystérieuse. Elle le savait d'avance : oui, c'était bien le soir de la représentation où elle assistait avec Christophe. Elle se coucha sur son lit, et ferma les yeux, rougissante, les mains serrées sur son sein, écoutant la chère musique. Son cœur était noyé de reconnaissance... Ah ! pourquoi la tête lui faisait-elle si mal ?
Olivier, ne voyant plus reparaître sa sœur, entra chez elle, quand il eut fini de jouer, et la trouva étendue. Il lui demanda si elle était souffrante. Elle parla d'un peu de lassitude, et se releva pour lui tenir compagnie. Ils causèrent mais elle ne répondait pas tout de suite à ses questions ; elle avait l'air de revenir de très loin ; elle souriait, rougissait, s'excusait sur un fort mal de tête qui la rendait sotte, enfin Olivier partit. Elle lui avait demandé de laisser le cahier de mélodies. Elle resta longtemps seule dans la nuit, à les lire au piano, sans jouer, effleurant à peine une note de-ci, de-là, très doucement, de peur que ses voisins ne se plaignissent. Elle ne lisait même pas, le plus souvent, elle rêvait, elle était emportée par un élan de gratitude et de tendresse vers cette âme qui avait eu pitié d'elle, qui avait lu en elle, avec l'intuition mystérieuse de la bonté. Elle ne pouvait fixer ses pensées. Elle était heureuse et triste, -- triste !... Ah ! comme la tête lui faisait mal !
Elle passa la nuit dans des rêves doux et pénibles, une mélancolie accablante. Dans la journée, pour secouer sa torture, elle voulut sortir un peu. Quoique la tête continuât à la faire souffrir, -- pour se donner un but, elle alla faire des emplettes à un grand magasin. Elle ne pensait guère à ce qu'elle faisait. Sans se l'avouer, elle pensait à Christophe. Comme elle sortait, harassée, triste à mourir, au milieu de la cohue, elle aperçut sur le trottoir, de l'autre côté de la rue, Christophe qui passait. Il la vit en même temps. Aussitôt, -- (ce fut irréfléchi) -- elle tendit les mains vers lui. Christophe s'arrêta : cette fois, il la reconnaissait. Déjà, il sautait sur la chaussée, pour venir à Antoinette ; et Antoinette s'efforçait d'aller à sa rencontre. Mais le flot brutal de la foule l'emporta comme une paille, tandis qu'un cheval d'omnibus, s'abattant sur l'asphalte glissant, formait devant Christophe une digue, contre laquelle se brisa aussitôt le double courant des voitures, amoncelant pour quelques instants une barrière inextricable. Christophe, malgré tout, s'obstinait à passer : il se trouva pris au milieu des voitures, sans pouvoir avancer ni reculer. Quand il réussit à se dégager enfin et à atteindre la place où il avait vu Antoinette, elle était déjà loin : elle avait fait de vains efforts pour se débattre contre le torrent humain ; puis, elle s'était résignée, elle n'avait plus essayé de lutter ; elle avait le sentiment d'une fatalité qui pesait sur elle, et s'opposait à sa rencontre avec Christophe : on ne pouvait rien contre la fatalité. Et quand elle avait réussi à sortir de la foule, elle n'avait plus tenté de revenir sur ses pas ; une honte l'avait prise : qu'oserait-elle lui dire ? Qu'avait-elle osé faire ? Qu'avait-il pu penser ? -- Elle s'enfuit chez elle.
Elle ne se sentit rassurée que quand elle fut rentrée. Mais une fois dans sa chambre, dans l'ombre, elle resta assise devant sa table, sans avoir le courage d'enlever son chapeau ni ses gants. Elle était malheureuse de n'avoir pu lui parler ; et, en même temps, elle avait une lumière dans le cœur ; elle ne voyait plus l'ombre, elle ne voyait plus le mal qui la travaillait. Elle repassait indéfiniment tous les détails de la scène qui avait eu lieu : et elle modifiait, elle se représentait ce qui serait arrivé, si telle circonstance avait été une autre. Elle se voyait tendant les bras vers Christophe, elle voyait l'expression de joie de Christophe en la reconnaissant, et elle riait, et elle rougissait. Elle rougissait ; et, seule, dans l'obscurité de sa chambre, où nul ne pouvait la voir, elle lui tendait les bras, de nouveau. Ah ! c'était plus fort qu'elle : elle se sentait disparaître, et elle cherchait instinctivement à s'accrocher à la puissante vie qui passait auprès d'elle, et qui avait eu pour elle un regard de bonté. Son cœur plein de tendresse et d'angoisse lui criait dans la nuit :
-- Au secours ! Sauvez-moi !
Elle se souleva toute fiévreuse pour allumer la lampe, pour prendre du papier, une plume. Elle écrivit à Christophe. Jamais cette fille rougissante et fière n'eût pensé à lui écrire, si elle n'avait été livrée à la maladie. Elle ne savait ce qu'elle écrivait. Elle n'était plus maîtresse d'elle-même. Elle l'appelait, elle lui disait qu'elle l'aimait... Au milieu de sa lettre, elle s'arrêta, épouvantée. Elle voulut refaire la lettre : son élan était brisé ; sa tête était vide et brûlante ; elle avait une peine horrible à trouver ses mots ; la fatigue l'écrasait. Elle avait honte... À quoi bon tout cela ? elle savait bien qu'elle cherchait à se duper, qu'elle n'enverrait jamais cette lettre... Quand même elle l'eût voulu, comment l'eût-elle fait parvenir ? Elle n'avait pas l'adresse de Christophe... Pauvre Christophe ! Et que pourrait-il pour elle, même s'il savait tout, s'il était bon pour elle ?... Trop tard ! Non, non, tout était vain ; c'était un dernier effort d'oiseau qui étouffe, et qui bat des ailes éperdument. Il fallait se résigner...
Elle resta longtemps encore devant sa table, absorbée, sans pouvoir s'arracher à son immobilité. Il était plus de minuit, quand elle se leva péniblement, -- vaillamment. Par une habitude machinale, elle serra les brouillons de sa lettre dans un livre de sa petite bibliothèque, n'ayant le courage, ni de les ranger, ni de les déchirer. Puis elle se coucha, grelottante de fièvre. Le mot de l'énigme se découvrait : elle sentait s'accomplir la volonté de Dieu.
Et une grande paix descendit en elle.
Le dimanche matin, Olivier, venant de l'École trouva Antoinette au lit, avec un peu de délire. Un médecin fut appelé. Il constata une phtisie aiguë.
Antoinette avait pris conscience de son état, dans les derniers jours ; elle avait découvert enfin la raison du trouble moral, qui l'épouvantait. Pour la pauvre petite, qui avait honte d'elle-même, c'était presque un soulagement de penser qu'elle n'y était pour rien, que la maladie en était cause. Elle avait eu la force de prendre quelques précautions, de brûler ses papiers, de préparer une lettre pour Mme Nathan : elle la priait de vouloir bien veiller sur son frère, dans les premières semaines après sa « mort » -- (elle n'osait pas écrire ce mot...)
Le médecin ne put nier : le mal était trop fort, et la constitution d'Antoinette était usée par les années de fatigues.
Antoinette était calme. Depuis qu'elle se sentait perdue, elle était délivrée de ses angoisses. Elle repassait dans sa pensée toutes les épreuves qu'elle avait traversées ; elle revoyait son œuvre accomplie, son cher Olivier sauvé ; et une joie ineffable la pénétrait. Elle se disait :
-- C'est moi qui ai fait cela.
Elle se reprochait son orgueil :
-- Seule, je n'aurais rien pu. C'est Dieu qui m'a aidée.
Et elle remerciait Dieu de lui avoir accordé de vivre jusqu'à ce qu'elle eût fait sa tâche. Elle avait le cœur bien serré qu'il lui fallût s'en aller maintenant ; mais elle n'osait pas se plaindre : c'eût été ingrat envers Dieu, qui aurait pu la rappeler plus tôt. Et que serait-il arrivé, si elle était partie, un an plus tôt ? -- Elle soupirait, et s'humiliait avec reconnaissance.
Malgré son oppression, elle ne se plaignait point, -- sauf dans les lourds sommeils, où elle gémissait parfois, comme un petit enfant. Elle regardait les choses et les gens avec un plaisir résigné. La vue d'Olivier lui était une joie perpétuelle. Elle l'appelait des lèvres, sans parler : elle voulait qu'il posât sa tête près d'elle ; et, les yeux près des yeux, elle le regardait longuement, en silence. Enfin, elle se soulevait, lui serrant la tête entre ses mains, et disait :
-- Ah ! Olivier !... Olivier !...
Elle enleva de son cou la médaille qu'elle portait, et la mit au cou de son frère. Elle recommanda son cher Olivier à son confesseur, à son médecin, à tous. On sentait qu'elle vivait désormais en lui, que, sur le point de mourir, elle se réfugiait dans cette vie, comme dans une île. Par moments, elle semblait grisée par une exaltation mystique de tendresse et de foi, elle ne sentait plus son mal ; la tristesse était devenue joie, -- une joie divine, qui rayonnait sur sa bouche, dans ses yeux. Elle répétait :
-- Je suis heureuse...
La torpeur la gagnait. Dans ses derniers instants de conscience, ses lèvres remuaient, on voyait qu'elle se récitait quelque chose. Olivier vint à son chevet, et se pencha sur elle. Elle le reconnut encore, et lui sourit faiblement ; ses lèvres continuaient de remuer, et ses yeux étaient pleins de larmes. On n'entendait pas ce qu'elle voulait dire... Mais Olivier saisit, comme un souffle, ces mots de la vieille chanson, qu'ils aimaient tant, qu'elle lui avait chantée bien des fois :
I will come again, my sweet and bonny, I will come again.
(« Je reviendrai, bien aimé, je reviendrai... »)
Puis, elle retomba dans sa torpeur... Et elle s'en alla.
Elle inspirait, sans le savoir, une sympathie profonde à beaucoup de personnes qu'elle ne connaissait pas : ainsi, dans la propre maison, dont elle ignorait jusqu'au nom des locataires, Olivier reçut des marques de compassion de gens qui lui étaient étrangers. L'enterrement d'Antoinette ne fut pas délaissé, comme l'avait été celui de sa mère. Des amis, des camarades de son frère, des familles chez qui elle avait donné des leçons, des êtres auprès desquels elle avait passé, muette, ne disant rien de sa vie, et qui ne lui en disaient rien, mais qui l'admiraient en secret, sachant son dévouement, même de pauvres gens, la femme de ménage qui l'aidait, de petits fournisseurs du quartier, la suivirent jusqu'au cimetière. Olivier avait été, dès le soir de la mort, recueilli par Mme Nathan, emmené malgré lui, distrait de force de sa douleur.
C'était bien le seul moment de sa vie, où il lui fût possible de résister à une telle catastrophe, -- le seul où il ne lui fût pas permis de se livrer tout entier à son désespoir. Il venait de commencer une vie nouvelle, il faisait partie d'un groupe, il était entraîné par le courant, en dépit qu'il en eût. Les occupations et les soucis de son École, la fièvre intellectuelle, les examens, la lutte pour la vie, l'empêchaient de s'enfermer en lui : il ne pouvait être seul. Il en souffrait : mais ce fut son salut. Un an plus tôt, quelques années plus tard, il était perdu.
Cependant, il s'isola autant qu'il put dans le souvenir de sa sœur. Il eut le chagrin de ne pouvoir conserver l'appartement, où ils avaient vécu ensemble : il n'avait pas d'argent. Il espérait que ceux qui semblaient s'intéresser à lui comprendraient sa détresse de ne pouvoir sauver ce qui avait été à elle. Mais personne ne parut comprendre. Avec de l'argent emprunté en partie, en partie gagné par des répétitions, il loua une mansarde, où il entassa tout ce qu'il put faire tenir des meubles de sa sœur : son lit, sa table, son fauteuil. Il s'y fit un sanctuaire de son souvenir. Il allait s'y réfugier, les jours où il était abattu. Ses camarades croyaient qu'il avait une liaison. Il était là pendant des heures, à rêver d'elle, le front dans les mains : car il avait le malheur de ne posséder aucun portrait d'elle, qu'une petite photographie prise quand elle était enfant, et qui les représentait tous deux ensemble. Il lui parlait. Il pleurait... Où était-elle ? Ah ! si elle avait été seulement à l'autre bout du monde, en quelque lieu que ce fût, si inaccessible que ce fût, -- avec quelle joie, quelle ardeur invincible, il se fût lancé à la recherche, à travers mille souffrances, dût-il marcher pieds nus pendant des siècles, si du moins chacun de ses pas l'avait rapproché d'elle !... Oui, même s'il n'avait eu qu'une chance sur mille d'arriver jusqu'à elle... Mais rien... Nul moyen de la rejoindre jamais... Quelle solitude ! Comme il était livré, maladroit, enfantin dans la vie, maintenant qu'elle n'était plus là pour l'aimer, le conseiller, le consoler !... Celui qui a eu le bonheur de connaître, une fois dans le monde, l'intimité complète, sans limites, d'un cœur ami, a connu la plus divine joie, -- une joie qui le rendra misérable, tout le reste de sa vie...
Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice nella miseria...
Le pire des malheurs est, pour les âmes faibles et tendres, d'avoir une fois connu le plus grand des bonheurs.
Mais si triste qu'il soit de perdre, au début de sa vie, ceux qu'on aime, c'est encore moins affreux que plus tard, quand les sources de la vie sont taries. Olivier était jeune ; et, malgré son pessimisme natif, malgré son infortune, il avait besoin de vivre. Il semblait qu'Antoinette, en mourant, eût soufflé une partie de son âme à son frère. Il le croyait. Sans avoir la foi, comme elle, il se persuadait obscurément que sa sœur n'était pas tout à fait morte, qu'elle vivait en lui, ainsi qu'elle l'avait promis. Une croyance de Bretagne veut que les jeunes morts ne soient pas morts : ils continuent de flotter aux lieux où ils vécurent, jusqu'à ce qu'ils aient accompli la durée normale de leur existence. -- Ainsi, Antoinette continuait de grandir auprès d'Olivier.
Il relisait les papiers qu'il avait trouvés d'elle. Par malheur, elle avait presque tout brûlé. D'ailleurs, elle n'était pas femme à tenir registre de sa vie intérieure. Elle eût rougi de dévêtir sa pensée. Elle avait seulement un petit carnet de notes presque incompréhensibles pour tout autre que pour elle, -- un agenda minuscule, où elle avait inscrit sans aucune remarque, certaines dates, certains petits événements de sa vie journalière, qui avaient été pour elle l'occasion de joies et d'émotions, qu'elle n'avait pas besoin de noter en détail, pour les revivre. Presque toutes ces dates se rapportaient à des faits de la vie d'Olivier. Elle avait conservé, sans en perdre une seule, toutes les lettres qu'il lui avait écrites. -- Hélas ! il avait été moins soigneux : il avait laissé perdre presque toutes celles qu'il avait reçues d'elle. Qu'avait-il besoin de lettres ? Il pensait qu'il aurait toujours sa sœur : la chère source de tendresse semblait intarissable ; il se croyait sûr de pouvoir y rafraîchir toujours ses lèvres et son cœur ; il avait gaspillé avec imprévoyance l'amour qu'il en avait reçu, et dont il eût voulu maintenant recueillir jusqu'aux moindres gouttelettes... Quelle émotion il eut, quand, feuilletant un des livres de poésie d'Antoinette, il y trouva, sur un chiffon de papier, ces mots écrits au crayon :
-- « Olivier, mon cher Olivier !... »
Il fut sur le point de défaillir. Il sanglotait, pressant contre ses lèvres la bouche invisible, qui de la tombe lui parlait. -- Depuis ce jour, il prit chacun de ses livres, et chercha page par page si elle n'y avait point laissé quelque autre confidence. Il trouva le brouillon de la lettre à Christophe. Il apprit alors le roman silencieux qui s'était ébauché en elle ; il pénétra pour la première fois dans sa vie sentimentale, qu'il ignorait, et qu'il n'avait pas cherché à connaître ; il revécut les derniers jours de trouble, où, abandonnée par lui, elle tendait les bras vers l'ami inconnu. Jamais elle ne lui avait confié qu'elle avait déjà vu Christophe. Quelques lignes de sa lettre lui révélaient qu'ils s'étaient rencontrés naguère en Allemagne. Il comprenait que Christophe avait été bon pour Antoinette, dans une circonstance dont il ne savait point les détails, et que de là datait le sentiment d'Antoinette, dont elle avait gardé le secret jusqu'à la fin.
Christophe, qu'il aimait déjà pour la beauté de son art, lui devint sur-le-champ indiciblement cher. Elle l'avait aimé : il semblait à Olivier que c'était elle encore qu'il aimait en Christophe. Il fit tout pour se rapprocher de lui. Ce ne fut pas facile de retrouver ses traces. Christophe avait disparu, après son échec, dans l'immense Paris ; il s'était retiré de tous, et nul ne s'occupait de lui. Après des mois, le hasard fit qu'Olivier rencontra dans la rue Christophe, blême et creusé par la maladie dont il sortait à peine. Mais il n'eut pas le courage de l'arrêter. Il le suivit de loin, jusqu'à sa maison. Il voulut lui écrire : il ne put s'y décider. Que lui écrire ? Olivier n'était pas seul, Antoinette était avec lui : son amour, sa pudeur avaient passé en lui ; la pensée que sa sœur avait aimé Christophe le rendait, devant Christophe, rougissant, comme s'il avait été elle. Et, pourtant, qu'il eût voulu parler d'elle avec lui ! -- Mais il ne le pouvait pas. Son secret lui scellait les lèvres.
Il cherchait à rencontrer Christophe. Il allait partout où il pensait que Christophe pouvait aller. Il brûlait du désir de lui tendre la main. Et dès qu'il le voyait, il se cachait, pour n'être pas vu de lui.
Enfin, Christophe le remarqua, dans un salon ami, où ils se trouvèrent un soir. Olivier se tenait loin de lui, et il ne disait rien ; mais il le regardait. Et sans doute qu'Antoinette, ce soir-là, était avec Olivier : car Christophe la vit dans les yeux d'Olivier ; et ce fut son image, brusquement évoquée, qui le fit venir, à travers tout le salon, vers le messager inconnu, qui lui apportait comme un jeune Hermès, le salut triste et doux de l'ombre bienheureuse.
La première pensée de Christophe, en s'éveillant le lendemain de la soirée cher les Roussin, fut pour Olivier Jeannin. Il fut pris aussitôt du désir irrésistible de le revoir. Il se leva et sortit. Huit heures n'étaient pas sonnées. La matinée était tiède et un peu accablante. Un jour d'avril précoce : une buée d'orage se traînait sur Paris.
Olivier habitait au bas de la montagne Sainte-Geneviève, dans une petite rue, près du Jardin des Plantes. La maison était à l'endroit le plus étroit de la rue. L'escalier s'ouvrait au fond d'une cour obscure, et exhalait des odeurs malpropres et variées. Les marches, aux tournants raides, avaient une inclinaison vers le mur, sali d'inscriptions au crayon. Au troisième, une femme, aux cheveux gris défaits, avec une camisole qui bâillait, ouvrit la porte en entendant monter, et la referma brutalement quand elle vit Christophe. Plusieurs logements par palier ; à travers les portes mal jointes, on entendait des enfants se bousculer et piailler. C'était un grouillement de vies sales et médiocres, entassées dans des étages bas, autour d'une cour nauséabonde. Christophe, dégoûté, se demandait quelles convoitises avaient pu attirer tous ces êtres ici, loin des champs qui ont au moins de l'air pour tous, et quels profits ils pouvaient bien tirer de ce Paris où ils se condamnaient à vivre dans un tombeau.
Il était arrivé à l'étage d'Olivier. Une corde nouée servait de sonnette. Christophe la tira si vigoureusement qu'au bruit quelques portes, de nouveau, s'entrebâillèrent sur l'escalier. Olivier ouvrit. Christophe fut frappé de l'élégance simple, mais soignée, de sa mise ; et ce soin qui, en toute autre occasion, lui eût été peu sensible, lui fit ici une surprise agréable ; au milieu de cette atmosphère souillée, cela avait quelque chose de souriant et de sain. Tout de suite, il retrouva son impression de la veille devant les yeux clairs d'Olivier. Il lui tendit la main. Olivier, effrayé, balbutiait :
-- Vous, vous ici !...
Christophe, tout occupé de saisir cette âme aimable dans la nudité de son trouble fugitif, se contenta de sourire sans répondre. Poussant Olivier devant lui, il entra dans l'unique pièce qui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail. Un étroit lit de fer était appuyé au mur, près de la fenêtre ; Christophe remarqua la pile d'oreillers dressée sur le traversin. Trois chaises, une table peinte en noir, un petit piano, des livres sur les rayons, remplissaient la chambre. Elle était exiguë, basse de plafond, mal éclairée ; et pourtant, elle avait comme un reflet de la limpidité des yeux qui l'habitaient. Tout était propre, bien rangé, comme si la main d'une femme y avait passé ; et quelques roses dans une carafe faisaient entrer un peu de printemps entre les quatre murs, ornés de photographies de vieux peintres florentins.
-- Ainsi, vous êtes venu, vous êtes venu me voir ? répétait Olivier avec effusion.
-- Dame ! il le fallait bien, dit Christophe. Vous, vous ne seriez pas venu.
-- Croyez-vous ? dit Olivier.
Puis, presque aussitôt :
-- Oui, vous avez raison. Mais ce n'est pas faute d'y avoir pensé.
-- Qu'est-ce qui vous arrêtait ?
-- Je le désirais trop.
-- Voilà une belle raison !
-- Mais oui, ne vous moquez pas. J'avais peur que vous ne le désiriez pas autant.
-- Je me suis bien inquiété de cela, moi ! J'ai eu envie de vous voir, et je suis venu. Si cela vous ennuie, je le verrai bien.
-- Il faudra que vous ayez de bons yeux.
Ils se regardèrent en souriant.
Olivier reprit :
-- J'ai été sot, hier. Je craignais de vous avoir déplu. C'est une vraie maladie que ma timidité : je ne puis plus rien dire.
-- Ne vous plaignez pas. Il y a assez de gens qui parlent, dans votre pays ; on est trop heureux d'en rencontrer un qui se taise de temps en temps, fût-ce par timidité, c'est-à-dire malgré lui.
Christophe riait, enchanté de sa malice.
-- Alors, c'est pour mon silence que vous me faites visite ?
-- Oui, c'est pour votre silence, pour la qualité de votre silence. Il y en a de toutes sortes : j'aime le vôtre, voilà tout.
-- Comment avez-vous fait pour avoir quelque sympathie pour moi ! Vous m'avez à peine vu.
-- Cela, c'est mon affaire. Je ne suis pas long à faire mon choix. Quand je vois passer dans la vie un visage qui me plaît, je suis vite décidé ; je me mets à sa poursuite ; il faut que je le rejoigne.
-- Il ne vous arrive jamais de vous tromper dans ces poursuites ?
-- Souvent.
-- Peut-être vous trompez-vous encore, cette fois.
-- Nous verrons bien.
-- Oh ! je suis perdu, alors ! Vous me glacez. Il me suffit de penser que vous m'observez, pour que le peu de moyens que j'ai m'abandonne.
Christophe regardait, avec une curiosité affectueuse, cette figure impressionnable, qui rosissait et pâlissait, d'un instant à l'autre. Les sentiments y passaient comme des nuages sur l'eau.
-- Quel petit être nerveux ! pensait-il. On dirait une femme.
Il lui toucha doucement le genou.
-- Allons, dit-il, croyez-vous que je vienne armé contre vous ? J'ai horreur de ceux qui font de la psychologie aux dépens de leurs amis. Tout ce que je veux, c'est le droit pour tous deux d'être libres et sincères, de se livrer à ce qu'on sent, franchement, sans fausse honte, sans crainte de s'y enfermer pour jamais, sans peur de se contredire, -- le droit d'aimer maintenant, et de n'aimer plus, la minute d'après. N'est-ce pas plus viril et plus loyal, ainsi ?
Olivier le regarda avec sérieux, et répondit :
-- Il n'y a point de doute. Cela est plus viril, et vous êtes fort. Mais moi, je ne le suis guère.
-- Je suis bien sûr que si, répondit Christophe : mais c'est d'une autre façon. Au reste, je viens justement pour vous aider à être fort, si vous voulez. Car ce que je viens de dire me permet d'ajouter, avec plus de franchise que je n'en aurais eu sans cela, que -- sans préjuger du lendemain, -- je vous aime.
Olivier rougit jusqu'aux oreilles. Immobilisé par la gêne, il ne trouva rien à répondre.
Christophe promenait ses regards autour de lui.
-- Vous êtes bien mal logé. N'avez-vous pas d'autre chambre ?
-- Un cabinet de débarras.
-- Ouf ! on ne respire pas. Vous pouvez vivre ici ?
-- On s'y fait.
-- Je ne m'y ferais jamais.
Christophe ouvrait son gilet, et respirait avec force.
Olivier alla ouvrir la fenêtre, tout à fait.
-- Vous devez toujours être mal à l'aise dans une ville, monsieur Krafft. Moi, je ne cours pas le risque de souffrir de ma force. Je respire si peu que je trouve à vivre partout. Pourtant, il y a des nuits d'été qui sont pénibles, même pour moi. Je les vois venir avec crainte. Alors, je reste assis sur mon lit, et il me semble que je vais étouffer.
Christophe regarda la pile d'oreillers sur le lit, la figure fatiguée d'Olivier ; et il le vit se débattre dans les ténèbres.
-- Partez d'ici, dit-il. Pourquoi y restez-vous ?
Olivier haussa les épaules, et répondit, d'un ton indifférent :
-- Oh ! ici ou ailleurs !...
Des souliers lourds marchaient au-dessus du plafond. À l'étage au-dessous, des voix aigres se disputaient. De minute en minute, les murs étaient ébranlés par le grondement de l'omnibus dans la rue.
-- Et cette maison ! continua Christophe. Cette maison qui transpire la saleté, la chaleur malpropre, l'ignoble misère, comment pouvez-vous rentrer tous les soirs là-dedans ? Est-ce que cela ne vous décourage pas ? Moi, il me serait impossible d'y vivre. J'aimerais mieux coucher sous un pont.
-- J'en ai souffert aussi, les premiers temps. Je suis aussi dégoûté que vous. Quand j'étais enfant et qu'on me menait en promenade, rien que de passer dans certaines rues populeuses et sales, j'avais le cœur serré. Il me venait des terreurs baroques, que je n'osais dire. Je pensais : « S'il y avait en ce moment un tremblement de terre, je resterais mort ici, pour toujours » ; et cela me paraissait le malheur le plus affreux. Je ne me doutais pas qu'un jour j'y habiterais, de mon gré, et que probablement j'y mourrais. Il a bien fallu devenir moins difficile. Cela me répugne toujours ; mais je tâche de n'y plus penser. Quand je remonte l'escalier je me bouche les yeux, les oreilles, le nez, tous les sens, je me mure en moi. Et puis, là-bas, regardez, par-dessus ce toit, je vois le haut des branches d'un acacia. Je me mets dans ce coin, de façon à ne rien voir d'autre ; le soir, quand le vent les remue, j'ai l'illusion que je suis loin de Paris ; la houle des grands bois ne m'a jamais paru si douce qu'à certaines minutes le froissement soyeux de ces feuilles dentelées.
-- Oui, je me doute bien, dit Christophe, que vous rêvassez toujours ; mais il est fâcheux d'user dans cette lutte contre les taquineries de la vie une force d'illusion qui devrait servir à créer d'autres vies.
-- N'est-ce pas le sort de presque tous ? Vous-même, ne vous dépensez-vous pas en colères et en luttes ?
-- Moi, ce n'est pas la même chose. Je suis né pour cela. Regardez mes bras, mes mains. C'est ma santé, de me battre. Mais vous, vous n'avez pas trop de force ; cela se voit, du reste.
Olivier regarda mélancoliquement ses poignets maigres, et dit :
-- Oui, je suis faible, j'ai toujours été ainsi. Mais qu'y faire ? Il faut vivre.
-- Comment vivez-vous ?
-- Je donne des leçons.
-- Des leçons de quoi ?
-- De tout. Des répétitions de latin, de grec, d'histoire. Je prépare au baccalauréat. J'ai aussi un cours morale dans une École municipale.
-- Un cours de quoi ?
-- De morale.
-- Quelle diable de sottise est-ce là ? On enseigne la morale dans vos écoles ?
Olivier sourit :
-- Sans doute.
-- Et il y a de quoi parler pendant plus de dix minutes ?
-- J'ai douze heures de cours par semaine.
-- Vous leur apprenez donc à faire le mal ?
-- Pourquoi ?
-- Il ne faut pas tant parler pour savoir ce qu'est le bien.
-- Ou pour ne le savoir point.
-- Ma foi oui : pour ne le savoir point. Et ce n'est pas la plus mauvaise façon pour le faire. Le bien n'est pas une science, c'est une action. Il n'y a que les neurasthéniques, pour discutailler sur la morale ; et la première de toutes les lois morales est de ne pas être neurasthénique. Diables de pédants ! Ils sont comme des culs-de-jatte qui voudraient m'apprendre à marcher.
-- Ce n'est pas pour vous qu'ils parlent. Vous, vous savez ; mais il y en a tant qui ne savent pas !
-- Eh bien, laissez-les, comme les enfants, se traîner à quatre pattes, jusqu'à ce qu'ils aient appris d'eux-mêmes. Mais sur deux pattes ou sur quatre, la première chose, c'est qu'ils marchent.
Il marchait à grands pas d'un bout à l'autre de la chambre, que moins de quatre enjambées suffisaient à mesurer. Il s'arrêta devant le piano, l'ouvrit, feuilleta les morceaux de musique, toucha le clavier, et dit :
-- Jouez-moi quelque chose.
Olivier eut un sursaut :
-- Moi ! fit-il, quelle idée !
-- Mme Roussin m'a dit que vous étiez bon musicien. Allons, jouez.
-- Devant vous ? Oh ! dit-il, j'en mourrais.
Ce cri naïf, sorti du cœur, fit rire Christophe, et Olivier lui-même, un peu confus.
-- Eh bien ! dit Christophe, est-ce que c'est une raison pour un Français ?
Olivier se défendait toujours :
-- Mais pourquoi ? Pourquoi voulez-vous ?
-- Je vous le dirai tout à l'heure. Jouez.
-- Quoi ?
-- Tout ce que vous voudrez.
Olivier, avec un soupir, vint s'asseoir au piano, et, docile à la volonté de l'impérieux ami qui l'avait choisi, il commença, après une longue incertitude, à jouer le bel Adagio en si mineur, de Mozart. D'abord, ses doigts tremblaient et n'avaient pas la force d'appuyer sur les touches ; puis, peu à peu, il s'enhardit ; et, croyant ne faire que répéter les paroles de Mozart, il dévoila, sans le savoir, son cœur. La musique est une confidente indiscrète : elle livre les plus secrètes pensées. Sous le divin dessin de l'Adagio de Mozart, Christophe découvrait les invisibles traits, non de Mozart, mais de l'ami inconnu qui jouait : la sérénité mélancolique, le sourire timide et tendre de cet être nerveux, pur, aimant, rougissant. Mais arrivé presque à la fin de l'air, au sommet où la phrase de douloureux amour monte et se brise, une pudeur insurmontable empêcha Olivier de poursuivre ; ses doigts se turent, et la voix lui manqua. Il détacha ses mains du piano, et dit :
-- Je ne peux plus...
Christophe debout derrière lui, se pencha, ses deux bras l'entourant, acheva sur le piano la phrase interrompue ; puis il dit :
-- Maintenant, je connais le son de votre âme.
Il lui tenait les deux mains, et le regarda en face longuement. Enfin, il dit :
-- Comme c'est étrange !... Je vous ai déjà vu... Je vous connais si bien et depuis si longtemps !
Les lèvres d'Olivier tremblèrent ; il fut sur le point de parler. Mais il se tut.
Christophe le contempla, un instant encore. Puis, il lui sourit en silence, et sortit.
Le cœur rayonnant, il descendit l'escalier. Il croisa deux morveux très laids, qui montaient l'un une miche, l'autre une bouteille d'huile. Il leur pinça les joues amicalement. Il sourit au concierge renfrogné. Dans la rue, il marchait en chantant à mi-voix. Il se trouva au Luxembourg. Il s'étendit sur un banc à l'ombre, et ferma les yeux. L'air était immobile ; il y avait peu de promeneurs. On entendait, affaibli, le bruit inégal d'un jet d'eau, et parfois le grésillement du sable sous un pas. Christophe se sentait une fainéantise irrésistible, il s'engourdissait comme un lézard au soleil ; l'ombre était depuis longtemps partie de dessus son visage, mais il ne se décidait pas à faire un mouvement. Ses pensées tournaient en rond ; il n'essayait pas de les fixer ; elles étaient toutes baignées dans une lumière de bonheur. L'horloge du Luxembourg sonna ; il ne l'écouta pas ; mais, un instant après, il lui sembla qu'elle avait sonné midi. Il se releva d'un bond, constata qu'il avait flâné deux heures, manqué un rendez-vous chez Hecht, perdu sa matinée. Il rit, et regagna sa maison en sifflant. Il fit un Rondo en canon sur le cri d'un marchand. Même les mélodies tristes prenaient en lui une allure réjouie. En passant devant la blanchisserie de sa rue, il jeta, comme d'habitude, un coup d'œil dans la boutique, et vit la petite rousotte, au teint mat, rosé par la chaleur, qui repassait, ses bras grêles nus jusqu'à l'épaule, son corsage ouvert ; elle lui lança, comme d'habitude, une œillade effrontée ; pour la première fois, ce regard glissa sur le sien, sans l'irriter. Il rit encore. Dans sa chambre, il ne retrouva aucune des préoccupations qu'il y avait laissées. Il jeta à droite, à gauche, chapeau, veste et gilet ; et il se mit au travail, avec un entrain à conquérir le monde. Il reprit les brouillons musicaux, éparpillés de tous côtés. Sa pensée n'y était pas ; il les lisait des yeux seulement ; au bout de quelques minutes, il retombait dans la somnolence heureuse du Luxembourg, la tête ivre. Il s'en aperçut deux ou trois fois, essaya de se secouer ; mais en vain. Il jura gaiement, et, se levant, il se plongea la tête dans sa cuvette d'eau froide. Cela le dégrisa un peu. Il revint s'asseoir à sa table, silencieux, avec un vague sourire. Il songeait :
-- Quelle différence y a-t-il entre cela et l'amour ?
Instinctivement, il s'était mis à penser bas, comme s'il avait eu honte. Il haussa les épaules :
-- Il n'y a pas deux façons d'aimer... Ou plutôt, si, il y en a deux : il y a la façon de ceux qui aiment avec tout eux-mêmes, et la façon de ceux qui ne donnent à l'amour qu'une part de leur superflu. Dieu me préserve de cette ladrerie de cœur !
Il s'arrêta de penser, par une pudeur à poursuivre plus avant. Longtemps, il resta à sourire à son rêve intérieur. Son cœur chantait dans le silence :
-- Du bist mein, und nun ist das Meine meiner als jemals...
(« Tu es à moi, et maintenant je suis à moi, comme je ne l'ai jamais été... »)
Il prit une feuille, et, tranquille, écrivit ce que son cœur chantait.
Ils décidèrent de prendre un appartement en commun. Christophe voulait qu'on s'installât tout de suite, sans s'inquiéter de perdre un demi-terme. Olivier, plus prudent, quoiqu'il n'aimât pas moins, conseillait d'attendre l'expiration de leurs loyers. Christophe ne comprenait pas ces calculs. Comme beaucoup de gens qui n'ont pas d'argent, il ne s'inquiétait pas d'en perdre. Il se figura qu'Olivier était encore plus gêné que lui. Un jour que le dénuement de son ami l'avait frappé, il le quitta brusquement, et revint deux heures après, étalant triomphant quelques pièces de cent sous qu'il s'était fait avancer par Hecht. Olivier rougit, et refusa. Christophe, mécontent, voulut les jeter à un Italien, qui jouait dans la cour. Olivier l'en empêcha. Christophe repartit, blessé en apparence, en réalité furieux contre lui-même de sa maladresse à laquelle il attribuait le refus d'Olivier. Une lettre de son ami vint mettre un baume sur sa blessure. Olivier lui écrivait ce qu'il ne pouvait lui exprimer de vive voix : son bonheur de le connaître et son émotion de ce que Christophe avait voulu faire pour lui. Christophe riposta par une lettre débordante et folle, qui rappelait celles qu'il écrivait, à quinze ans, à son ami Otto ; elle était pleine de Gemüt [2] et de coq-à-l'âne ; il y faisait des calembours en français et en allemand ; et même, il le mettait en musique.
Ils s'installèrent enfin. Ils avaient trouvé dans le quartier Montparnasse, près de la place Denfert, au cinquième d'une vieille maison, un logement de trois pièces, et une cuisine, fort petites, qui donnaient sur un jardin minuscule, enclos entre quatre murs. De l'étage où ils étaient, la vue s'étendait, par-dessus le mur d'en face, moins élevé que les autres, sur un de ces grands jardins de couvents, comme il y en a encore tant à Paris, qui se cachent, ignorés. On ne voyait personne dans les allées désertes. Les vieux arbres, plus hauts et plus touffus que ceux du Luxembourg, frissonnaient au soleil ; des bandes d'oiseaux chantaient dès l'aube, c'étaient les flûtes des merles, et puis le choral tumultueux et rythmé des moineaux ; et le soir, en été, les cris délirants des martinets, qui fendaient l'air lumineux et patinaient dans le ciel. Et la nuit, sous la lune, telles les bulles d'air qui montent à la surface d'un étang, les notes perlées des crapauds. On eût oublié que Paris était là, si la vieille maison n'eût constamment tremblé du grondement des lourdes voitures, comme si la terre avait été remuée par un frisson de fièvre.
L'une des chambres était plus large et plus belle que les autres. Ce fut un débat entre les deux amis à qui ne l'aurait pas. Il fallut la tirer au sort ; et Christophe, qui en avait suggéré l'idée, sut, avec une mauvaise foi et une dextérité dont il ne se serait pas cru capable, faire en sorte qu'il ne gagnât point.
Alors, commença pour eux une période de bonheur absolu. Le bonheur n'était pas dans une chose précise, il était dans toutes à la fois ; il baignait tous leurs actes et toutes leurs pensées, il ne pouvait se détacher d'eux, un seul instant.
Durant cette lune de miel de leur amitié, ces premiers temps de jubilation profonde et muette, que connaît seul « celui qui peut, dans l'univers, nommer une âme sienne »...
... Ja, wer auch nur eine Seele sein nenni auf dem Erdenrund...
ils se parlaient à peine, à peine ils osaient parler ; il leur suffisait de se sentir l'un à côté de l'autre, d'échanger un regard, un mot qui leur prouvait que leur pensée, après de longs silences, suivait le même cours. Sans se faire de question, même sans se regarder, ils se voyaient sans cesse. Celui qui aime se modèle inconsciemment sur l'âme de celui qu'il aime ; il a si grand désir de ne pas le blesser, d'être tout ce qu'il est, que, par une intuition mystérieuse et soudaine, il lit au fond de lui les mouvements imperceptibles. L'ami est transparent à l'ami ; ils échangent leur être. Les traits imitent les traits. L'âme imite l'âme, -- jusqu'au jour où la force profonde, le démon de la race, se délivre brusquement et déchire l'enveloppe de l'amour, qui le lie.
Christophe parlait à mi-voix, il marchait doucement, il prenait garde de faire du bruit dans la chambre voisine du silencieux Olivier ; il était transfiguré par l'amitié ; il avait une expression de bonheur, de confiance, de jeunesse, qu'on ne lui avait jamais vue. Il adorait Olivier. Il eût été bien facile à celui-ci d'abuser de son pouvoir, s'il n'en avait rougi, comme d'un bonheur qu'il ne méritait pas : car il se regardait comme très inférieur à Christophe, qui n'était pas moins humble. Cette humilité mutuelle, qui venait de leur grand amour, était une douceur de plus. Il était délicieux -- même avec la conscience qu'on ne le méritait pas -- de sentir qu'on tenait tant de place dans le cœur de l'ami. Ils en avaient l'un pour l'autre une reconnaissance attendrie.
Olivier avait réuni ses livres à ceux de Christophe ; il ne les distinguait plus. Quand il parlait de l'un d'eux, il ne disait pas : « mon livre ». Il disait : « notre livre ». Il n'y avait qu'un petit nombre d'objets qu'il réservait sans les fondre dans le trésor commun : c'étaient ceux qui avaient appartenu à sa sœur, ou qui étaient associés à son souvenir. Christophe, avec la finesse de tact que l'amour lui avait donnée, ne tarda pas à le remarquer ; mais il ignorait pourquoi. Jamais il n'avait osé interroger Olivier sur ses parents ; il savait seulement qu'Oliver les avait perdus ; et à la réserve un peu fière de son affection, qui évitait de s'enquérir des secrets de son ami, s'ajoutait la peur de réveiller en lui les douleurs passées. Quelque désir qu'il en eût, une timidité singulière l'avait même empêché d'examiner de près les photographies qui étaient sur la table d'Olivier, et qui représentaient un monsieur et une dame en des poses cérémonieuses, et une petite fille d'une douzaine d'années, avec un grand chien épagneul à ses pieds.
Deux ou trois mois après leur installation, Olivier prit un refroidissement ; il lui fallut s'aliter. Christophe, qui s'était découvert une âme maternelle, veillait sur lui, avec une affection inquiète ; et le médecin, qui avait, en écoutant Olivier, trouvé un peu d'inflammation au sommet du poumon, avait chargé Christophe de badigeonner le dos du malade avec de la teinture d'iode. Comme Christophe s'acquittait de la tâche avec beaucoup de gravité, il vit autour du cou d'Olivier une médaille de sainteté. Il connaissait assez Olivier pour savoir que, plus encore que lui-même, il était affranchi de toute foi religieuse. Il ne put s'empêcher de montrer son étonnement. Olivier rougit. Il dit :
-- C'est un souvenir. Ma pauvre petite Antoinette la portait, en mourant.
Christophe tressaillit. Le nom d'Antoinette fut un éclair pour lui.
-- Antoinette ? dit-il.
-- Ma sœur, dit Olivier.
Christophe répétait :
-- Antoinette... Antoinette Jeannin... Elle était votre sœur ?... Mais, dit-il, regardant la photographie qui était sur la table, elle était tout enfant, quand vous l'avez perdue ?
Olivier sourit tristement :
-- C'est une photographie d'enfance, dit-il. Hélas ; je n'en ai pas d'autres... Elle avait vingt-cinq ans, lorsqu'elle m'a quitté.
-- Ah ! fit Christophe, ému. Et elle a été en Allemagne, n'est-ce pas ?
Olivier fit signe de la tête que oui.
Christophe saisit les mains d'Olivier :
-- Mais je la connaissais ! dit-il.
-- Je le sais bien, dit Olivier.
Il se jeta au cou de Christophe.
-- Pauvre petite ! Pauvre petite ! répétait Christophe.
Ils pleurèrent tous deux.
Christophe se ressouvint qu'Olivier était souffrant. Il tâcha de le calmer, l'obligea à rentrer ses bras dans le lit, lui ramena les draps sur les épaules, et, lui essuyant maternellement les yeux, il s'assit à son chevet ; et il le regarda.
-- Voilà donc, dit-il, pourquoi je te connaissais. Dès le premier soir, je t'avais reconnu.
(On ne savait s'il parlait à l'ami qui était là, ou à celle qui n'était plus.)
-- Mais toi, continua-t-il, après un moment, tu le savais ?... Pourquoi ne me le disais-tu pas ?
Par les yeux d'Olivier, Antoinette répondit :
-- Je ne pouvais pas le dire. C'était à toi de le lire.
Ils se turent, quelque temps ; puis, dans le silence la nuit, Olivier, immobile, étendu dans son lit, à voix basse raconta à Christophe, qui lui tenait la main, l'histoire d'Antoinette ; -- mais il ne lui dit pas ce qu'il ne devait pas dire : le secret qu'elle avait tu, -- et que Christophe savait peut-être.
Dès lors, l'âme d'Antoinette les enveloppa tous deux. Quand ils étaient ensemble, elle était avec eux. Il n'était pas nécessaire qu'ils pensassent à elle : tout ce qu'ils pensaient ensemble, ils le pensaient en elle. Son amour était le lieu où leurs cœurs s'unissaient.
Olivier évoquait son image, souvent. C'était des souvenirs décousus, de brèves anecdotes. Ils faisaient reparaître dans une lueur passagère un de ses gestes timides et gentils, son jeune sourire sérieux, la grâce pensive de son être évanoui. Christophe écoutait, se taisant, et il se pénétrait des reflets de l'invisible amie. Par la loi de sa nature qui buvait plus avidement que toute autre la vie, il entendait parfois dans les paroles d'Olivier des résonances profondes, qu'Olivier n'entendait pas ; et il s'assimilait mieux, qu'Olivier même, l'être de la jeune morte.
D'instinct, il la remplaçait auprès d'Olivier ; et c'était un spectacle touchant de voir le gauche Allemand retrouver, sans le savoir, certaines des attentions délicates, des prévenances d'Antoinette. Il ne savait plus, par moments si c'était Olivier qu'il aimait dans Antoinette, ou Antoinette dans Olivier. Par une inspiration de tendresse, il allait, sans le dire, faire visite à la tombe d'Antoinette ; et il y apportait des fleurs. Olivier fut longtemps avant de s'en douter. Il ne l'apprit qu'un jour où il trouva sur la tombe des fleurs fraîches ; mais ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à avoir la preuve que Christophe était venu. Quand il essaya timidement de lui en parler, Christophe détourna l'entretien, avec une rudesse bourrue. Il ne voulait pas permettre qu'Olivier le sût ; et il s'y entêta jusqu'au jour où, au cimetière d'Ivry, ils se rencontrèrent.
De son côté, Olivier écrivait à la mère de Christophe, à l'insu de celui-ci. Il donnait à Louisa des nouvelles de son fils ; il lui disait l'affection qu'il avait pour lui, et combien il l'admirait. Louisa répondait à Olivier des lettres maladroites et humbles, où elle se confondait en remerciements ; elle parlait toujours de son fils, comme d'un petit garçon.
Après une période de demi-silence amoureux, « un calme ravissant, jouissant sans savoir pourquoi » -- leur langue s'était déliée. Ils passaient des heures à voguer à la découverte dans l'âme de l'ami.
Ils étaient bien différents l'un de l'autre, mais tous deux d'un pur métal. Ils s'aimaient parce qu'ils étaient si différents, tout en étant les mêmes.
Olivier était faible, débile, incapable de lutter contre les difficultés. Quand il se heurtait à un obstacle, il se repliait, non par peur, mais un peu par timidité, et beaucoup par dégoût des moyens brutaux et grossiers qu'il fallait employer pour vaincre. Il gagnait sa vie en donnant des répétitions, en écrivant des livres d'art honteusement payés, suivant l'habitude, des articles de revues, rares, jamais libres, et sur des sujets qui l'intéressaient médiocrement : -- on ne voulait pas de ceux qui l'intéressaient ; jamais on ne lui demanda ce qu'il pouvait faire le mieux : il était poète, on lui demandait des articles de critique ; il connaissait la musique, on voulait qu'il parlât de peinture ; il savait qu'il n'en pouvait rien dire que de médiocre : c'était justement cela qui plaisait ; ainsi, il parlait aux médiocres la langue qu'ils pouvaient entendre. Il finissait par se dégoûter et refuser d'écrire. Il n'avait de plaisir à travailler que pour de petites revues, qui ne payaient pas, et auxquelles il se dévouait, comme tant d'autres jeunes gens, parce qu'il y était libre. Là seulement, il pouvait faire paraître tout ce qui, en lui, valait de livre.
Il était doux, poli, patient en apparence, mais d'une sensibilité excessive. Une parole un peu vive le blessait jusqu'au sang ; une injustice le bouleversait ; il en souffrait pour lui et pour les autres. Certaines vilenies, commises il y avait des siècles, le déchiraient encore, comme s'il en avait été la victime. Il pâlissait, il frémissait, il était malheureux, en pensant au malheur de celui qui les avait subies, et combien de siècles le séparaient de sa sympathie. Quand il était le témoin d'une de ces injustices, il tombait dans des accès d'indignation, qui le faisaient trembler de tout son corps, et parfois le rendaient malade, l'empêchaient de dormir. C'était parce qu'il connaissait cette faiblesse qu'il s'imposait son calme : car lorsqu'il se fâchait, il savait qu'il passait les limites et disait alors des choses qu'on ne pardonnait pas. On lui en voulait plus qu'à Christophe, qui était toujours violent, parce qu'il semblait qu'Olivier livrât, plus que Christophe, dans ses moments d'emportement, le fond de sa pensée ; et cela était vrai, il jugeait les hommes sans les exagérations aveugles de Christophe, mais sans ses illusions, avec lucidité. C'est ce que les hommes pardonnent le moins. Il se taisait donc, évitait de discuter, sachant l'inutilité de la discussion. Il avait souffert de cette contrainte. Il avait souffert davantage de sa timidité, qui l'amenait quelquefois à trahir sa pensée, ou à ne pas oser la défendre jusqu'au bout, voire même à faire des excuses, comme dans la discussion avec Lucien Lévy-Cœur, au sujet de Christophe. Il avait passé par bien des crises de désespoir, avant de prendre son parti du monde et de lui-même. Dans ses années d'adolescence, où il était plus livré à ses nerfs, perpétuellement alternaient en lui des périodes d'exaltation et des périodes de dépression, se suivant d'une façon brusque. Au moment où il se sentait le plus heureux, il pouvait être sûr que le chagrin le guettait. Et soudain, en effet, il était terrassé par lui, sans l'avoir vu venir. Alors, il ne lui suffisait pas d'être malheureux ; il fallait qu'il se reprochât son malheur, qu'il fît le procès de ses paroles, de ses actes, de son honnêteté, qu'il prît le parti des autres contre lui-même. Son cœur sautait dans sa poitrine, il se débattait misérablement, l'air lui manquait. -- Depuis la mort d'Antoinette, et peut-être grâce à elle, grâce à la lumière apaisante qui rayonne de certains morts aimés, comme la lueur de l'aube qui rafraîchit les yeux et l'âme des malades, Olivier était parvenu, sinon à se dégager de ces troubles, du moins à s'y résigner et à les dominer. Peu de gens se doutaient de ses combats intérieurs. Il en renfermait en lui le secret humiliant, cette agitation déréglée d'un corps débile et tourmenté, que considérait, sans pouvoir s'en rendre maîtresse, mais sans en être atteinte, une intelligence libre et sereine, -- « la paix centrale qui persiste au cœur d'une agitation sans fin ».
Elle frappait Christophe. Il la voyait dans les yeux d'Olivier. Olivier avait l'intuition des âmes et une curiosité d'esprit large, subtile, ouverte à tout, qui ne niait rien, qui ne haïssait rien, qui contemplait le monde avec une généreuse sympathie : cette fraîcheur de regard, qui est un don sans prix et permet de savourer, d'un cœur toujours neuf, l'éternel renouveau. Dans cet univers intérieur, où il se sentait libre, vaste, souverain, il oubliait sa faiblesse et ses angoisses physiques. Il y avait même quelque douceur à contempler de loin, avec une ironique pitié, ce corps souffreteux, toujours prêt à disparaître. Ainsi, l'on ne risquait pas de s'attacher à sa vie et l'on ne s'en attachait que plus passionnément à la vie. Olivier reportait dans l'amour et dans l'intelligence toutes les forces qu'il avait abdiquées dans l'action. Il n'avait pas assez de sève pour vivre de sa propre substance. Il était lierre : il lui fallait se lier. Il n'était jamais si riche que quand il se donnait. C'était une âme féminine, qui avait toujours besoin d'aimer et d'être aimée. Il était né pour Christophe. Tels, ces amis aristocratiques et charmants, qui sont l'escorte des grands artistes et semblent avoir fleuri de leur âme puissante : Beltraffio, de Léonard ; Cavalliere, de Michel-Ange ; les compagnons ombriens du jeune Raphaël ; Aert van Gelder, resté fidèle à Rembrandt, misérable et vieilli. Ils n'ont pas la grandeur des maîtres ; mais il semble que tout ce qu'il y a de noble et de pur chez les maîtres, se soit, chez les amis, encore spiritualisé. Ils sont les compagnes idéales des génies.
Leur amitié était un bienfait pour tous deux. La présence de l'ami communique à la vie tout son prix ; c'est pour lui que l'on vit, qu'on défend contre l'usure du temps l'intégrité de son être.
Ils s'enrichissaient l'un de l'autre. Olivier avait la sérénité de l'esprit et le corps maladif. Christophe avait une puissante force et une âme tumultueuse. C'étaient l'aveugle et le paralytique. Maintenant qu'ils étaient ensemble, ils se sentaient bien riches. À l'ombre de Christophe, Olivier reprenait goût à la lumière ; Christophe lui transfusait un peu de son abondante vitalité, de sa robustesse physique et morale, qui tendait à l'optimisme, même dans la douleur, même dans l'injustice, et même dans la haine. Christophe prenait bien davantage à Olivier, selon la loi du génie, qui a beau donner, il prend toujours en amour beaucoup plus qu'il ne donne, quia nominor leo, parce qu'il est le génie, et que le génie, c'est pour moitié de savoir absorber tout ce qu'il y a de grand autour, et de le faire plus grand. La sagesse populaire dit qu'aux riches va la richesse. La force va aux forts. Christophe se nourrissait de la pensée d'Olivier ; il s'imprégnait de son calme intellectuel, de son détachement d'esprit, de cette vue lointaine des choses, qui comprenait et dominait, en silence. Mais transplantées en lui, dans une terre plus riche, les vertus de son ami poussaient avec une bien autre énergie.
Ils s'émerveillaient de ce qu'ils découvraient l'un dans l'autre. Chacun apportait des richesses immenses, dont lui-même jusque-là n'avait pas pris conscience : le trésor moral de son peuple ; Olivier, la vaste culture et le génie psychologique de la France ; Christophe, la musique intérieure de l'Allemagne et son intuition de la nature.
Christophe ne pouvait comprendre qu'Olivier fût Français. Son ami ressemblait si peu à tous les Français qu'il avait vus ! Avant de l'avoir rencontré, il n'était pas loin de prendre pour type de l'esprit français moderne Lucien Lévy-Cœur, qui n'en était que la caricature. Et voici que l'exemple d'Olivier lui montrait qu'il pouvait exister à Paris des esprits encore plus libres de pensée qu'un Lucien Lévy-Cœur, qui pourtant restaient purs et stoïques. Christophe voulait prouver à Olivier que sa sœur et lui ne devaient pas être tout à fait Français.
-- Mon pauvre ami, lui dit Olivier, que sais-tu de la France ?
Christophe protesta de la peine qu'il s'était donnée pour la connaître ; il énuméra tous les Français qu'il avait vus dans le monde des Stevens et des Roussin : Juifs, Belges, Luxembourgeois, Américains, Russes, Levantins, voire ça et là quelques Français authentiques.
-- C'est bien ce que je disais, répliqua Olivier. Tu n'en as pas vu un seul. Une société de débauche, quelques bêtes de plaisir, qui ne sont même pas Français, des viveurs, des politiciens, des êtres inutiles, toute cette agitation qui passe, sans la toucher, au-dessus de la nation. Tu n'as vu que les myriades de guêpes qu'attirent les beaux automnes et les vergers abondants. Tu n'as pas remarqué les ruches laborieuses, la cité du travail, la fièvre des études.
-- Pardon, dit Christophe, j'ai vu aussi votre élite intellectuelle.
-- Quoi ? deux ou trois douzaines d'hommes de lettres ? Voilà une belle affaire ! En ce temps où la science et l'action ont pris une telle grandeur, la littérature est devenue la couche la plus superficielle de la pensée d'un peuple. Dans la littérature même, tu n'as guère vu que le théâtre, et le théâtre de luxe, cette cuisine internationale, faite pour une clientèle riche d'hôtels cosmopolites. Les théâtres de Paris ? Crois-tu qu'un travailleur sache seulement ce qui s'y passe ? Pasteur n'y est pas allé dix fois dans sa vie ! Comme tous les étrangers, tu donnes une importance démesurée à nos romans, à nos scènes de boulevards, aux intrigues de nos politiciens... Je te montrerai, quand tu voudras, des femmes qui ne lisent jamais de romans, des jeunes filles parisiennes qui ne sont jamais allées au théâtre, des hommes qui ne se sont jamais occupés de politique, -- et cela, parmi les intellectuels. Tu n'as vu ni nos savants, ni nos poètes. Tu n'as vu ni les artistes solitaires qui se consument en silence, ni le brasier brûlant de nos révolutionnaires. Tu n'as vu ni un seul grand croyant, ni un seul grand incroyant. Pour le peuple, n'en parlons pas ! À part la pauvre femme qui t'a soigné, que sais-tu de lui ? Où aurais-tu pu le voir ? Combien de Parisiens as-tu connus, qui habitaient au-dessus du second ou du troisième étage ? Si tu ne les connais pas, tu ne connais pas la France. Tu ne connais pas, dans les pauvres logements, dans les mansardes de Paris, dans la province muette, les cœurs braves et sincères, attachés pendant toute une vie médiocre à de graves pensées, à une abnégation, quotidienne, -- la petite Église, qui de tout temps a existé en France -- petite par le nombre, grande par l'âme, presque inconnue, sans action apparente, et qui est toute la force de la France, la force qui se tait et qui dure, tandis qu'incessamment pourrit et se renouvelle ce qui se dit : l'élite... Tu t'étonnes de trouver un Français qui ne vit pas pour être heureux, heureux à tout prix, mais pour accomplir ou pour servir sa foi ? Il y a des milliers de gens comme moi, et plus méritants que moi, plus pieux, plus humbles, qui, jusqu'au jour de leur mort servent sans défaillance un idéal, un Dieu, qui ne leur répond pas. Tu ne connais pas le menu peuple économe, méthodique, laborieux, tranquille, avec au fond du cœur une flamme qui sommeille, -- ce peuple sacrifié, qu'a défendu jadis contre l'égoïsme des grands mon « pays [3] », le vieux Vauban aux yeux bleus. Tu ne connais pas le peuple, tu ne connais pas l'élite. As-tu lu un seul des livres qui sont nos amis fidèles, les compagnons qui nous soutiennent ? Sais-tu seulement l'existence de nos jeunes revues, où se dépense une telle somme de dévouement et de foi ? Te doutes-tu des personnalités morales qui sont notre soleil et dont le muet rayonnement fait peur à l'armée des hypocrites ? Ils n'osent pas lutter de front ; ils s'inclinent devant elles, afin de mieux les trahir. L'hypocrite est un esclave, et qui dit esclave dit maître. Tu ne connais que les esclaves, tu ne connais pas les maîtres... Tu as regardé nos luttes, et tu les as traitées d'incohérence brutale, parce que tu n'en as pas compris le sens. Tu vois les ombres et les reflets du jour, tu ne vois pas le jour intérieur, notre âme séculaire. As-tu jamais cherché à la connaître ? As-tu jamais entrevu notre action héroïque, des Croisades à la Commune ? As-tu jamais pénétré le tragique de l'esprit français ? T'es-tu jamais penché sur l'abîme de Pascal ? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix siècles, agit et crée, un peuple qui a pétri le monde à son image par l'art gothique, par le dix-septième siècle, et par la Révolution, -- un peuple qui, vingt fois, a passé par l'épreuve du feu et s'y est retrempé, et qui, sans mourir jamais, a ressuscité vingt fois !... -- Vous êtes tous de même. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins ; et ils jugent la France d'après ces misérables qui la dévorent. Pas un de vous ne songe à la vraie France opprimée, aux réserves de vie qui sont dans la province française, à ce peuple qui travaille, indifférent au vacarme de ses maîtres d'un jour... Oui, c'est trop naturel que vous n'en connaissiez rien, je ne vous en fais pas un reproche : comment le pourriez-vous ? C'est à peine si la France est connue des Français. Les meilleurs d'entre nous sont bloqués, prisonniers sur notre propre sol... On ne saura jamais tout ce que nous avons souffert, attachés au génie de notre race, gardant en nous comme un dépôt sacré la lumière que nous en avions reçue, la protégeant désespérément contre les souffles ennemis qui s'évertuent à l'éteindre, -- seuls, sentant autour de nous l'atmosphère empestée de ces métèques, qui se sont abattus sur notre pensée, comme un essaim de mouches, dont les larves hideuses rongent notre raison et souillent notre cœur, -- trahis par ceux dont c'était la mission de nous défendre, nos guides, nos critiques imbéciles ou lâches, qui flagornent l'ennemi, pour se faire pardonner d'être de notre race, abandonnés par notre peuple, qui ne se soucie pas de nous, qui ne nous connaît même pas... Quels moyens avons-nous d'être connus de lui ? Nous ne pouvons pas arriver jusqu'à lui... Ah ! c'est là le plus dur ! Nous savons que nous sommes des milliers d'hommes en France qui pensons de même, nous savons que nous parlons en leur nom, et nous ne pouvons nous faire entendre ! L'ennemi tient tout : journaux, revues, théâtres... La presse fuit la pensée, ou ne l'admet que si elle est un instrument de loisir, ou l'arme d'un parti. Les coteries et les cénacles ne laissent le passage libre qu'à condition qu'on s'avilisse. La misère, le travail excessif nous accablent. Les politiciens, occupés de s'enrichir, ne s'intéressent qu'aux prolétariats qu'ils peuvent acheter. La bourgeoisie indifférente et égoïste nous regarde mourir... Notre peuple nous ignore : ceux même qui luttent comme nous, enveloppés comme nous de silence, ne savent pas que nous existons, et nous ne savons pas qu'ils existent... Le néfaste Paris ! Sans doute, il a fait aussi du bien, en groupant toutes les forces de la pensée française. Mais le mal qu'il a fait est au moins égal au bien ; et, dans une époque comme la nôtre, le bien même se tourne en mal. Il suffit qu'une pseudo-élite s'empare de Paris, et embouche la trompette de la publicité, pour que la voix du reste de la France soit étouffée. Bien plus : la France s'y trompe elle-même ; elle se tait, effarée, elle refoule peureusement ses pensées... J'ai bien souffert de tout cela, autrefois. Mais maintenant, Christophe, je suis tranquille. J'ai compris ma force, la force de mon peuple. Nous n'avons qu'à attendre que l'inondation passe. Elle ne rongera pas le fin granit de France. Sous la boue qu'elle roule, je te le ferai toucher. Et déjà, ça et là, de hautes cimes affleurent.
Christophe découvrit l'énorme puissance d'idéalisme qui animait les poètes, les musiciens, les savants français de son temps. Tandis que les maîtres du jour couvraient du fracas de leur sensualisme grossier la voix de la pensée française, celle-ci, trop aristocratique pour lutter de violences avec les cris outrecuidants de la racaille, continuait pour elle-même et pour son Dieu son chant ardent et concentré. Il semblait même que, désireuse de fuir le bruit répugnant du dehors, elle se fût retirée jusque dans ses retraites les plus profondes au cœur de son donjon.
Les poètes, -- les seuls qui méritassent ce beau nom, prodigué par la presse et les Académies à des bavards affamés de vanité et d'argent, -- les poètes, méprisants de la rhétorique impudente et du réalisme servile qui rongent l'écorce des choses sans pouvoir l'entamer, s'étaient retranchés au centre même de l'âme, dans une vision mystique où l'univers des formes et des pensées était aspiré, comme un torrent qui tombe dans un lac, et se colorait de la teinte de la vie intérieure. L'intensité de cet idéalisme, qui s'enfermait en soi pour recréer l'univers, le rendait inaccessible à la foule. Christophe lui-même ne le comprit pas d'abord. Le heurt était trop brusque, après la Foire sur la Place. C'était comme si, au sortir d'une mêlée furieuse sous la lumière crue, il entrait dans le silence et la nuit. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne voyait plus rien. Sur le premier moment, avec son ardent amour de la vie, il fut choqué du contraste. Dehors, mugissaient des torrents de passion, qui bouleversaient la France, qui remuaient l'humanité. Et rien, au premier regard, n'en paraissait dans l'art. Christophe demandait à Olivier :
-- Vous avez été soulevés jusqu'aux étoiles et précipités jusqu'aux abîmes par votre Affaire Dreyfus. Où est le poète en qui a passé la tourmente ? Il se livre, en ce moment, dans les âmes religieuses, le plus beau combat qu'il y ait eu, depuis des siècles, entre l'autorité de l'Église et les droits de la conscience. Où est le poète en qui se reflète cette angoisse sacrée ? Le peuple des ouvriers se prépare à la guerre, des nations meurent, des nations ressuscitent, les Arméniens sont massacrés, l'Asie qui se réveille de son sommeil millénaire renverse le colosse moscovite, garde-clefs de l'Europe ; la Turquie, comme Adam, ouvre les yeux au jour ; l'air est conquis par l'homme ; la vieille terre craque sous nos pas, et s'ouvre ; elle dévore tout un peuple... Tous ces prodiges, accomplis en vingt ans, et qui avaient de quoi alimenter vingt Iliades, où sont-ils, où est leur trace de feu dans les livres de vos poètes ? Sont-ils les seuls à ne pas voir la poésie du monde ?
-- Patience, mon ami, patience ! lui répondait Olivier. Tais-toi, ne parle pas, écoute...
Peu à peu s'effaçait le grincement de l'essieu du monde ; le grondement sur les pavés du char lourd de l'action se perdait dans le lointain. Et s'élevait le chant divin du silence,
Le bruit d'abeilles, le parfum du tilleul...
Le vent,
Avec ses lèvres d'or frôlant le sol des plaines...
Le doux bruit de la pluie avec l'odeur des roses.
On entendait sonner le marteau des poètes, sculptant aux flancs du vase
La fine majesté des plus naïves choses,
la vie grave et joyeuse,
Avec ses flûtes d'or et ses flûtes d'ébène,
la religieuse joie, la fontaine de foi qui sourd des âmes
Pour qui toute ombre est claire...
et la bonne douleur, qui vous berce et sourit,
De son visage austère, d'où descend
Une clarté surnaturelle...
et
La mort sereine aux grands yeux doux.
C'était une symphonie de voix pures. Pas une n'avait l'ampleur sonore de ces trompettes de peuples que furent les Corneille et les Hugo ; mais combien leur concert était plus profond et plus nuancé ! La plus riche musique de l'Europe d'aujourd'hui.
Olivier dit à Christophe, devenu silencieux :
-- Comprends-tu maintenant ?
Christophe, à son tour, lui fit signe de se taire. Bien qu'il préférât des musiques plus viriles, il buvait le murmure des bois et des ruisseaux de l'âme, qu'il entendait bruire. Ils chantaient, parmi les luttes éphémères des peuples, l'éternelle jeunesse du monde, la
Bonté douce de la Beauté.
Tandis que l'humanité,
Avec des aboiements d'épouvante et des plaintes,
Tourne en rond dans un champ aride et ténébreux,
tandis que des millions d'êtres s'épuisent à s'arracher les uns aux autres les lambeaux sanglants de liberté, les sources et les bois répétaient :
« Libre !... Libre !... Sanctus, Sanctus... »
Ils ne s'endormaient pas en un rêve de sérénité égoïste. Dans le cœur des poètes, les voix tragiques ne manquaient point : voix d'orgueil, voix d'amour, voix d'angoisses.
C'était l'ouragan ivre,
Avec sa force rude ou sa douceur profonde,
les forces tumultueuses, les épopées hallucinées de ceux qui chantent la fièvre des foules, les luttes entre les dieux humains, les travailleurs haletants,
Visages d'encre et d'or trouant l'ombre et la brume,
Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain,
Autour de grands brasiers et d'énormes enclumes...
forgeant la Cité future.
Et, dans la lumière éclatante et obscure qui tombe sur « les glaciers de l'intelligence », c'était l'héroïque amertume des âmes solitaires, se rongeant elles-mêmes, avec une allégresse désespérée.
Bien des traits de ces idéalistes semblaient à un Allemand plus allemands que français. Mais tous avaient l'amour du « fin parler de France », et la sève des mythes de la Grèce coulait en leurs poèmes. Les paysages de France et la vie quotidienne, par une magie secrète, se muaient dans leurs prunelles en des visions de l'Attique. On eût dit que chez ces Français du XXe siècle survécussent des âmes antiques, et qu'elles eussent besoin de rejeter leur défroque moderne, pour se retrouver dans leur belle nudité.
De l'ensemble de cette poésie se dégageait un parfum de riche civilisation mûrie pendant des siècles, qu'on ne pouvait trouver nulle part ailleurs en Europe. Qui l'avait respiré ne pouvait plus l'oublier. Il attirait de tous les pays du monde des artistes étrangers. Ils devenaient des poètes français, français jusqu'à l'intransigeance ; et l'art classique français n'avait pas de disciples plus fervents que ces Anglo-Saxons, ces Flamands et ces Grecs.
Christophe, guidé par Olivier, se laissait pénétrer par la beauté pensive de la Muse de France, tout en préférant à cette aristocratique personne, un peu trop intellectuelle pour son goût, une belle fille du peuple, simple, saine, robuste, qui ne raisonne point tant, mais qui aime.
Le même odor di bellezza montait de tout l'art français, comme une odeur de fraises mûres monte des bois d'automne chauffés par le soleil. La musique était un de ces petits fraisiers, dissimulés dans l'herbe. Christophe avait d'abord passé, sans le voir, habitué dans son pays à des buissons de musique, bien autrement touffus. Mais voici que le parfum délicat le faisait se retourner ; avec l'aide d'Olivier, il découvrait au milieu des ronces et des feuilles mortes, qui usurpaient le nom de musique, l'art raffiné et ingénu d'une poignée de musiciens. Parmi les champs maraîchers et les fumées d'usines de la démocratie, au cœur de la Plaine-Saint-Denis, dans un petit bois sacré, des faunes insouciants dansaient. Christophe écoutait avec surprise leur chant de flûte, ironique et serein, qui ne ressemblait à rien de ce qu'il avait entendu :
Un petit ruisseau m'a suffi
Pour faire frémir l'herbe haute
Et tout le pré
Et les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi :
Un petit roseau m'a suffi
À faire chanter la forêt...
Sous la grâce nonchalante et le dilettantisme apparent de ces petites pièces pour piano, de ces chansons, de cette musique française de chambre, sur laquelle l'art allemand ne daignait pas jeter les yeux, et dont Christophe lui-même avait négligé la poétique virtuosité, il commençait à entrevoir la fièvre de renouvellement, l'inquiétude, -- inconnue de l'autre côté du Rhin, -- avec laquelle les musiciens français cherchaient dans les terrains incultes de leur art les germes qui pouvaient féconder l'avenir. Tandis que les musiciens allemands s'immobilisaient dans les campements de leurs pères, et prétendaient arrêter l'évolution du monde à la barrière de leurs victoires passées, le monde continuait de marcher ; et les Français en tête se lançaient à la découverte ; ils exploraient les lointains de l'art, les soleils éteints et les soleils qui s'allument, et la Grèce disparue et l'Extrême-Orient rouvrant à la lumière, après des siècles de sommeil, ses larges yeux fendus, pleins de rêves immenses. Dans la musique d'Occident, canalisée par le génie d'ordre et de raison classique, ils levaient les écluses des anciens modes ; ils faisaient dériver dans leurs bassins de Versailles toutes les eaux de l'univers : mélodies et rythmes populaires, gammes exotiques et antiques, genres d'intervalles nouveaux ou renouvelés. Comme, avant eux, leurs peintres impressionnistes avaient ouvert à l'œil un monde nouveau, -- Christophes Colombs de la lumière, -- leurs musiciens s'acharnaient à la conquête de l'univers des sons ; ils pénétraient plus avant dans les retraites mystérieuses de l'Ouïe ; ils découvraient des terres inconnues dans cette mer intérieure. Plus que probablement, d'ailleurs, ils ne feraient rien de leurs conquêtes. Suivant leur habitude, ils étaient les fourriers du monde.
Christophe admirait l'initiative de cette musique qui renaissait d'hier, et qui déjà marchait à l'avant-garde. Quelle vaillance il y avait dans cette élégante et menue petite personne ! Il devenait indulgent pour les sottises que naguère il avait relevées en elle. Seuls, ceux qui ne font rien ne se trompent jamais. Mais l'erreur qui s'efforce vers la vérité vivante est plus féconde que la vérité morte.
Quel que fût le résultat, l'effort était surprenant. Olivier montrait à Christophe l'œuvre accomplie depuis trente-cinq ans, et la somme d'énergie dépensée pour faire surgir la musique française du néant où elle dormait avant 1870 : sans école symphonique, sans culture profonde, sans traditions, sans maîtres, sans public ; réduite au seul Berlioz, qui mourait d'étouffement et d'ennui. Et Christophe, maintenant, éprouvait du respect pour ceux qui avaient été les artisans du relèvement national ; il ne songeait plus à les chicaner sur les étroitesses de leur esthétique, ou sur leur manque de génie. Ils avaient créé plus qu'une œuvre : un peuple musicien. Entre tous les grands ouvriers, qui avaient forgé la nouvelle musique française, une figure lui était chère : celle de César Franck, qui, mort avant de voir la victoire qu'il avait préparée, avait, comme le vieux Schütz, gardé en lui, intacts, pendant les années les plus mornes de l'art français, le trésor de sa foi et le génie de sa race. Apparition émouvante : au milieu du Paris jouisseur, ce maître angélique, ce saint de la musique, conservant dans une vie de gêne, de labeur dédaigné, l'inaltérable sérénité de son âme patiente, dont le sourire résigné éclairait l'œuvre de bonté.
Pour Christophe, ignorant la vie profonde de la France, c'était un phénomène presque miraculeux que ce grand artiste croyant, au sein d'un peuple athée.
Mais Olivier, haussant doucement les épaules, lui demandait dans quel pays d'Europe on pouvait trouver un peintre dévoré du souffle de la Bible, à l'égal du puritain François Millet ; -- un savant plus pénétré de foi ardente et humble que le lucide Pasteur, prosterné devant l'idée de l'infini, et, quand cette pensée s'emparait de son esprit, « dans une poignante angoisse », -- comme il disait lui-même, -- « demandant grâce à sa raison, tout près d'être saisi par la sublime folie de Pascal ». Le catholicisme n'était pas plus une gêne pour le réalisme héroïque du premier de ces deux hommes que pour la raison passionnée de l'autre, parcourant d'une marche sûre, sans dévier d'un pas, « les cercles de la nature élémentaire, la grande nuit de l'infiniment petit, les derniers abîmes de l'être, où naît la vie ». Chez le peuple de province, d'où ils étaient sortis, ils avaient puisé cette foi, qui couvait toujours dans la terre de France, et qu'essayait en vain de nier la faconde de quelques démagogues. Olivier la connaissait bien, cette foi : il l'avait portée dans son sein.
Il montrait à Christophe le magnifique mouvement de rénovation catholique, tenté pendant vingt-cinq ans, l'effort brûlant de la pensée chrétienne en France pour épouser la raison, la liberté, la vie ; ces prêtres admirables qui avaient le courage, ainsi que disait l'un d'eux, « de se faire baptiser hommes », qui revendiquaient pour le catholicisme le droit de tout comprendre et de s'unir à toute pensée loyale : car « toute pensée loyale, même quand elle se trompe, est sacrée et divine » ; ces milliers de jeunes catholiques, formant le vœu généreux de bâtir une République chrétienne, libre, pure, fraternelle, ouverte à tous les hommes de bonne volonté ; et, malgré les campagnes odieuses, les accusations d'hérésie, les perfidies de droite et de gauche, -- (surtout de droite) -- dont ces grands chrétiens étaient l'objet, la petite légion moderniste, avançant dans le rude défilé qui menait à l'avenir, le front serein, résignée aux épreuves, sachant qu'on ne peut rien édifier de durable, sans le cimenter de ses larmes et de son sang.
Le même souffle d'idéalisme vivant et de libéralisme passionné ranimait les autres religions en France. Un frisson de vie nouvelle parcourait les vastes corps engourdis du protestantisme et du judaïsme. Tous s'appliquaient, avec une noble émulation, à créer la religion d'une humanité libre, qui ne sacrifiât rien, ni de ses puissances d'enthousiasme, ni de ses puissances de raison.
Cette exaltation religieuse n'était pas le privilège des religions ; elle était l'âme du mouvement révolutionnaire. Elle prenait là un caractère tragique ; Christophe n'avait vu jusqu'alors que le bas socialisme, -- celui des politiciens, qui faisaient miroiter aux yeux de leur clientèle affamée le rêve enfantin et grossier du Bonheur, ou, pour parler plus franc, du Plaisir universel que la Science, aux mains du Pouvoir, devait, disaient-ils, leur procurer. Contre cet optimisme nauséabond Christophe voyait se dresser la réaction mystique et forcenée de l'élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers. C'était un appel à « la guerre, qui engendre le sublime, qui seule peut redonner au monde mourant un sens, un but, un idéal ». Ces grands Révolutionnaires, qui vomissaient le socialisme « bourgeois, marchand, pacifiste, à l'anglaise », lui opposaient une conception tragique de l'univers, « dont l'antagonisme est la loi », qui vit de sacrifice, de sacrifice perpétuel, constamment renouvelé. -- Si l'on pouvait douter que l'armée que ces chefs lançaient à l'assaut du vieux monde, comprît ce mysticisme guerrier appliquant à l'action violente Kant et Nietzsche à la fois, ce n'en était pas moins un spectacle saisissant que cette aristocratie révolutionnaire, dont le pessimisme enivré, la fureur de vie héroïque, la foi exaltée dans la guerre et dans le sacrifice, semblaient l'idéal militaire et religieux d'un Ordre Teutonique ou de Samouraï Japonais.
Rien de plus français, pourtant : c'était une race française, dont les traits se conservaient immuables depuis des siècles. Par les yeux d'Olivier, Christophe les retrouvait dans les tribuns et les proconsuls de la Convention, dans certains des penseurs, des hommes d'action, des réformateurs français de l'Ancien Régime. Calvinistes, jansénistes, jacobins, syndicalistes, partout le même esprit d'idéalisme pessimiste, luttant avec la nature, sans illusions et sans découragement, -- l'armature de fer qui soutient la nation, -- souvent en la broyant.
Christophe respirait le souffle de ces luttes mystiques, et il commençait à comprendre la grandeur de ce fanatisme, où la France apportait une loyauté intransigeante, dont les autres nations, plus familières avec les combinazioni, n'avaient aucune idée. Comme tous les étrangers, il s'était donné d'abord le plaisir de faire des plaisanteries faciles sur la contradiction, trop manifeste, entre l'esprit despotique des Français et la formule magique dont leur République marquait au front les édifices. Pour la première fois, il entrevit le sens de la Liberté belliqueuse qu'ils adoraient, -- l'épée menaçante de la Raison. Non, ce n'était pas pour eux une simple rhétorique, une idéologie vague, comme il l'avait cru. Chez un peuple où les besoins de la raison étaient les premiers de tous, la lutte pour la raison dominait toutes les autres. Qu'importait que cette lutte parût absurde aux peuples qui se disaient pratiques ? À un regard profond, les luttes pour la conquête du monde, pour l'empire ou pour l'argent, ne se montrent pas moins vaines ; et des unes et des autres, dans un million d'années, il ne restera rien. Mais si ce qui donne son prix à la vie, c'est l'intensité de la lutte, où s'exaltent toutes les forces de l'être jusqu'à son sacrifice à un Être supérieur, peu de combats honorent plus la vie que l'éternelle bataille livrée en France pour ou contre la raison. Et à ceux qui en ont goûté l'âpre saveur, la tolérance apathique, tant vantée, des Anglo-Saxons, paraît fade et peu virile. Les Anglo-Saxons la rachètent, en trouvant ailleurs l'emploi de leur énergie. Mais leur énergie n'est point là. La tolérance n'est grande que quand, au milieu des partis, elle est un héroïsme. Dans l'Europe d'alors, elle n'était le plus souvent qu'indifférence, manque de foi, manque de vie. Les Anglais, arrangeant à leur usage une parole de Voltaire, se vantent volontiers que « la diversité des croyances a produit plus de tolérance en Angleterre » que ne l'a fait en France la Révolution. -- C'est qu'il y a plus de foi dans la France de la Révolution que dans les croyances de l'Angleterre.
De ce cercle d'airain de l'idéalisme guerrier, des batailles de la Raison, -- comme Virgile guidait Dante, Olivier conduisit Christophe par la main au sommet de la montagne, où se tenait, silencieuse et sereine, la petite élite des Français vraiment libres.
Nuls hommes plus libres au monde. La sérénité de l'oiseau qui plane dans le ciel immobile... À ces hauteurs, l'air était si pur, si raréfié, que Christophe avait peine à respirer. On voyait là des artistes qui prétendaient à la liberté illimitée du rêve, -- subjectivistes effrénés, méprisant, comme Flaubert, « les brutes qui croient à la réalité des choses » ; -- des penseurs, dont la pensée ondoyante et multiple, se calquant sur le flot sans fin des choses mouvantes, allait « coulant et roulant sans cesse », ne se fixant nulle part, nulle part ne rencontrant le sol résistant, le roc, et « ne peignait pas l'être, mais peignait le passage », comme disait Montaigne, « le passage éternel, de jour en jour, de minute en minute » ; -- des savants qui savaient le vide et le néant universel, où l'homme a fabriqué sa pensée, son Dieu, son art, sa science, et qui continuaient à créer le monde et ses lois, ce rêve puissant d'un jour. Ils ne demandaient pas à la science le repos, le bonheur, ni même la vérité : -- car ils doutaient de l'atteindre ; -- ils l'aimaient pour elle-même, parce qu'elle était belle, seule belle, seule réelle. Sur les cimes de la pensée, on voyait ces savants, pyrrhoniens [4] passionnés, indifférents à la souffrance, aux déceptions, et presque à la réalité, écoutant, les yeux fermés, le concert silencieux des âmes, la délicate et grandiose harmonie des nombres et des formes. Ces grands mathématiciens, ces libres philosophes, -- les esprits les plus rigoureux et les plus positifs du monde, -- étaient à la limite de l'extase mystique ; ils creusaient le vide autour d'eux ; suspendus sur le gouffre, ils se grisaient de son vertige ; dans la nuit sans bornes ils faisaient luire, avec une sublime allégresse, l'éclair de la pensée.
Christophe, penché auprès d'eux, essayait de regarder aussi ; et la tête lui tournait. Lui, qui se croyait libre, parce qu'il s'était dégagé de toute autre loi que celles de sa conscience, il sentait, avec effarement, combien il l'était peu, auprès de ces Français affranchis même de toute loi absolue de l'esprit, de tout impératif catégorique, de toute raison de vivre. Pourquoi donc vivaient-ils ?
-- Pour la joie d'être libre, répondait Olivier.
Mais Christophe, qui perdait pied dans cette liberté, en arrivait à regretter le puissant esprit de discipline, l'autoritarisme allemand ; et il disait :
-- Votre joie est un leurre, le rêve d'un fumeur l'opium. Vous vous grisez de liberté, vous oubliez la vie. La liberté absolue, c'est la folie pour l'esprit, l'anarchie pour l'État... La liberté ! Qui est libre, en ce monde ? Qui est libre dans votre République ? -- Les gredins. Vous, les meilleurs, vous êtes étouffés. Vous ne pouvez plus que rêver. Bientôt, vous ne pourrez même plus rêver.
-- N'importe ! dit Olivier. Tu ne peux savoir, mon pauvre Christophe, les délices d'être libre. Ils valent bien qu'on les paye de risques, de souffrances, et même de la mort. Être libre, sentir que tous les esprits sont libres autour de soi, -- oui, même les gredins : c'est une volupté inexprimable ; il semble que l'âme nage dans l'air infini. Elle ne pourrait plus vivre ailleurs. Que me fait la sécurité que tu m'offres, le bel ordre, la discipline impeccable, entre les quatre murs de ta caserne impériale ? J'y mourrais, asphyxié. De l'air ! Toujours plus d'air ! Toujours plus de liberté !
-- Il faut des lois au monde, dit Christophe. Tôt ou tard, le maître vient.
Mais Olivier, railleur, rappela à Christophe la parole du vieux Pierre de l'Estoile :
Il est aussi peu en la puissance de toute la
faculté terrienne d'en garder la liberté
françoise de parler, comme
d'enfouir le soleil en terre,
ou l'enfermer
dedans un
trou.
Christophe s'habituait peu à peu à l'air de la liberté illimitée. Des sommets de la pensée française, où rêvent les esprits qui sont toute lumière, il regardait à ses pieds les pentes de la montagne, où l'élite héroïque qui lutte pour une foi vivante, quelle que soit cette foi, s'efforce éternellement de parvenir au faîte : -- ceux qui mènent la guerre sainte contre l'ignorance, la maladie, la misère ; la fièvre d'inventions, le délire raisonné des Prométhées et des Icares modernes, qui conquièrent la lumière et frayent les routes de l'air ; le combat gigantesque de la science contre la nature ; -- plus bas, troupe silencieuse, les hommes et les femmes de bonne volonté, les cœurs braves et humbles, qui, au prix de mille peines, ont atteint à mi-côte, et ne peuvent aller plus haut, rivés à une vie médiocre, se brûlant en secret dans d'obscurs dévouements ; -- plus bas, au pied du mont, dans l'étroit défilé entre les pentes escarpées, la bataille sans fin, les fanatiques d'idées abstraites, d'instincts aveugles, qui s'étreignent furieusement et ne se doutent point qu'il y a quelque chose au delà, au-dessus de la muraille de rochers qui les enserre ; -- plus bas, les marécages et le bétail vautré dans son fumier. -- Et partout, ça et là, le long des flancs du mont, les fraîches fleurs de l'art, les fraisiers parfumés de musique, le chant des sources et des oiseaux poètes.
Et Christophe demanda à Olivier :
-- Où est votre peuple ? Je ne vois que des élites, bonnes ou malfaisantes.
Olivier répondit :
-- Le peuple ? Il cultive son jardin. Il ne s'inquiète pas de nous. Chaque groupe de l'élite essaie de l'accaparer. Il ne se soucie d'aucun. Naguère, il écoutait encore, au moins par distraction, le boniment des bateleurs politiques. À présent, il ne se dérange plus. Ils sont quelques millions qui n'usent même pas de leurs droits d'électeurs. Que les partis se cassent la tête entre eux, le peuple n'en a cure, à moins qu'en se battant ils ne viennent à fouler ses champs : auquel cas il se fâche et étrille au hasard l'un et l'autre partis. Il n'agit pas, il réagit, peu importe dans quel sens, contre les exagérations qui gênent son travail et son repos. Rois, empereurs, républiques, curés, francs-maçons, socialistes, quels que soient ses chefs, tout ce qu'il leur demande, c'est de le protéger contre les grands dangers communs : la guerre, le désordre, les épidémies, -- et, pour le reste, qu'il puisse en paix cultiver son jardin. Au fond, il pense :
-- Est-ce que ces animaux-là ne me laisseront pas tranquille ?
Mais ces animaux-là sont si bêtes qu'ils harcèlent le bonhomme et qu'ils n'auront pas de cesse qu'il ne prenne enfin sa fourche et ne les flanque à la porte, -- comme il arrivera, quelque jour, de nos maîtres de l'heure. Jadis, il s'est emballé pour de grandes entreprises. Cela lui arrivera peut-être encore, quoiqu'il ait jeté sa gourme depuis longtemps ; en tout cas, ses emballements ne durent guère ; vite, il revient à sa compagne séculaire : la terre. C'est elle qui attache les Français à la France, beaucoup plus que les Français. Ils sont tant de peuples différents qui travaillent depuis des siècles, côte à côte, sur cette brave terre, que c'est elle qui les unit : elle est leur grand amour. À travers heur et malheur, ils la cultivent sans cesse ; et tout leur en est bon, les moindres lopins du sol.
Christophe regardait. Aussi loin qu'on pût voir, le long de la route, autour des marécages, sur la pente des rochers, parmi les champs de bataille et les ruines de l'action, la montagne et la plaine de France, tout était cultivé : c'était le grand jardin de la civilisation européenne. Son charme incomparable ne tenait pas moins à la bonne terre féconde qu'à l'effort opiniâtre d'un peuple infatigable, qui jamais, depuis des siècles, n'avait cessé de la remuer, de l'ensemencer et de la faire plus belle.
L'étrange peuple ! Chacun le dit inconstant ; et rien en lui ne change. Les yeux avertis d'Olivier retrouvaient dans la statuaire gothique tous les types des provinces d'aujourd'hui ; de même que dans les crayons des Clouet ou des Dumoustier, les figures fatiguées et ironiques des mondains et des intellectuels ; ou dans la peinture des Lenain, l'esprit et les yeux clairs des ouvriers et des paysans d'Île-de-France ou de Picardie. La pensée d'autrefois circulait à travers les consciences d'aujourd'hui. L'esprit de Pascal était vivant, non seulement chez l'élite raisonneuse et religieuse, mais chez d'obscurs bourgeois, ou chez des syndicalistes révolutionnaires. L'art de Corneille et de Racine était vivant pour le peuple ; un petit employé de Paris se sentait plus proche d'une tragédie du temps du roi Louis XIV que d'un roman de Tolstoï ou d'un drame d'Ibsen. Les chants du moyen-âge, le vieux Tristan français, avaient plus de parenté avec les Français modernes que le Tristan de Wagner. Les fleurs de la pensée, qui, depuis le XIIe siècle, ne cessaient de s'épanouir dans le parterre français, si diverses qu'elles fussent, étaient parentes entre elles ; et toutes étaient différentes de tout ce qui les entourait.
Christophe ignorait trop la France pour bien saisir la constance de ses traits. Ce qui le frappait surtout dans ce riche paysage, c'était le morcellement extrême de la terre. Comme le disait Olivier, chacun avait son jardin ; et chaque lopin était séparé des autres par des murs, des haies vives, des clôtures de toute sorte. Tout au plus s'il y avait, ça et là, quelques prés et quelques bois communaux, ou si les habitants d'un côté de la rivière se trouvaient forcément plus rapprochés entre eux que de ceux de l'autre côté. Chacun s'enfermait chez soi ; et il semblait que cet individualisme jaloux, au lieu de s'affaiblir après des siècles de voisinage, fût plus fort que jamais. Christophe pensait :
-- Comme ils sont seuls !
Rien de plus caractéristique, en ce sens, que la maison où habitaient Christophe et Olivier. C'était un monde en raccourci, une petite France honnête et laborieuse, sans rien qui rattachât entre eux ses divers éléments. Cinq étages, une vieille maison branlante qui s'inclinait sur le côté, avec ses planchers qui craquaient et ses plafonds vermoulus. La pluie entrait chez Christophe et Olivier qui logeaient sous le toit ; on avait dû se décider à faire venir les ouvriers, pour rafistoler tant bien que mal la toiture : Christophe les entendait travailler et causer, au-dessus de sa tête. Il y en avait un, qui l'amusait et l'agaçait ; il ne s'interrompait pas un instant de parler tout seul, rire, chanter, dire des balivernes, siffler des inepties, causer avec soi-même, sans cesser de travailler ; il ne pouvait rien faire, sans annoncer, ce qu'il faisait :
-- Je vas encore mettre un clou. Où est-ce qu'est mon outil ? Je mets un clou. J'en mets deux. Encore un coup de marteau ! Là, ma vieille, ça y est...
Lorsque Christophe jouait, il se taisait un moment, écoutait, puis sifflait de plus belle ; aux passages entraînants, il marquait la mesure sur le toit, à grands coups de marteau. Christophe exaspéré finit par grimper sur une chaise, et passa la tête par la lucarne de la mansarde pour lui dire des injures. Mais à peine l'eut-il vu, à califourchon sur le toit, avec sa bonne figure joviale, la joue gonflée de clous, qu'il éclata de rire, et l'homme en fit autant. Christophe, oubliant ses griefs, se mit à causer. À la fin, il se rappela pourquoi il s'était mis à la fenêtre :
-- Ah ! à propos, dit-il, je voulais vous demander : est-ce que mon piano ne vous gêne pas ?
L'autre l'assura que non ; mais il le pria de jouer des airs moins lents, parce que, comme il suivait la mesure, cela le retardait dans son travail. Ils se quittèrent bons amis. En un quart d'heure, ils avaient échangé plus de paroles que Christophe n'en dit, en six mois, à tous ceux qui habitaient sa maison.
Deux appartements par étage, l'un de trois pièces, l'autre de deux seulement. Pas de chambres de domestiques : chaque ménage faisait son propre service, sauf les locataires du rez-de-chaussée et du premier, qui occupaient les deux appartements réunis.
Au cinquième, Christophe et Olivier avaient comme voisin de palier l'abbé Corneille, un prêtre d'une quarantaine d'années, fort instruit, d'esprit libre, de large intelligence, ancien professeur d'exégèse dans un grand séminaire, et récemment censuré par Rome, pour son esprit moderniste. Il avait accepté le blâme, sans se soumettre au fond, mais en silence, n'essayant point de lutter, refusant les moyens qui lui étaient offerts d'exposer publiquement ses doctrines, fuyant le bruit, et préférant la ruine de ses pensées à l'apparence du scandale. Christophe n'arrivait pas à comprendre ce type de révolté résigné. Il avait essayé de causer avec lui ; mais le prêtre, très poli, restait froid, ne parlait de rien de ce qui l'intéressait le plus, mettait sa dignité à se murer vivant.
À l'étage au-dessous, dans l'appartement identique à celui des deux amis, habitait une famille Élie Elsberger : un ingénieur, sa femme, et leurs deux petites filles de sept à dix ans : gens distingués, sympathiques, vivant renfermés chez eux, surtout par fausse honte de leur situation gênée. La jeune femme, qui faisait vaillamment son ménage, en était mortifiée ; elle eût accepté le double de fatigue pour que personne n'en sût rien : c'était encore là un sentiment qui échappait à Christophe. Ils étaient de famille protestante, et de l'Est de la France. Tous deux avaient été, quelques années avant, emportés par l'ouragan de l'Affaire Dreyfus ; ils s'étaient passionnés pour cette cause, jusqu'à la frénésie, comme des milliers de Français sur qui, pendant sept ans, passa le vent furieux de cette sainte hystérie. Ils y avaient sacrifié leur repos, leur situation, leurs relations ; ils y avaient brisé de chères amitiés ; ils avaient failli y ruiner leur santé. Pendant des mois, ils n'en dormaient plus, ils n'en mangeaient plus, ils ressassaient indéfiniment les mêmes arguments, avec un acharnement de maniaques ; ils s'exaltaient l'un l'autre ; malgré leur timidité et leur peur du ridicule, ils avaient pris part à des manifestations, parlé dans des meetings ; ils en revenaient, la tête hallucinée, le cœur malade ; et ils pleuraient ensemble, la nuit. Ils avaient dépensé dans le combat une telle force d'enthousiasme et de passions que, lorsque la victoire était venue, il ne leur en restait plus assez pour se réjouir ; ils en étaient demeurés vidés d'énergie, fourbus, pour la vie. Si hautes avaient été les espérances, si pure l'ardeur du sacrifice que le triomphe avait paru dérisoire, au prix de ce qu'on avait rêvé. Pour ces âmes tout d'une pièce, où il n'y avait place que pour une seule vérité, les transactions de la politique, les compromis de leurs héros avaient été une déception amère. Ils avaient vu leurs compagnons de luttes, ces gens qu'ils avaient crus animés de la même passion unique pour la justice, -- uns fois l'ennemi vaincu, se ruer à la curée, s'emparer du pouvoir, rafler les honneurs et les places, et piétiner la justice : chacun son tour !... Seule, une poignée d'hommes restés fidèles à leur foi, pauvres, isolés, rejetés par tous les partis, et les rejetant tous, se tenaient dans l'ombre, à l'écart les uns des autres, rongés de tristesse et de neurasthénie, n'espérant plus en rien, avec le dégoût des hommes et la lassitude écrasante de la vie. L'ingénieur et sa femme étaient de ces vaincus.
Ils ne faisaient aucun bruit dans la maison ; ils avaient une peur maladive de gêner leurs voisins, d'autant plus qu'ils souffraient d'être gênés par eux, et qu'ils mettaient leur orgueil à ne pas s'en plaindre. Christophe avait pitié des deux petites filles, dont les élans de gaieté, le besoin de crier, de sauter et de rire, étaient, à tout instant, comprimés. Il adorait les enfants, et il faisait mille amitiés à ses petites voisines, quand il les rencontrait dans l'escalier. Les fillettes, d'abord intimidées, n'avaient pas tardé à se familiariser avec Christophe, qui avait toujours pour elles quelque drôlerie à raconter, ou quelque friandise ; elles parlaient de lui à leurs parents ; et ceux-ci, qui avaient commencé par voir ces avances, d'un assez mauvais œil, se laissèrent gagner par l'air de franchise de leur bruyant voisin, dont ils avaient maudit plus d'une fois le piano et le remue-ménage endiablé, au-dessus de leurs têtes : -- (car Christophe, qui étouffait dans sa chambre, tournait comme un ours en cage.) -- Ce ne fut pas sans peine qu'ils lièrent conversation. Les manières un peu rustres de Christophe donnaient parfois un haut-le-corps à Élie Elsberger. Vainement, l'ingénieur voulut maintenir le mur de réserve, derrière lequel il s'abritait : impossible de résister à l'impétueuse bonne humeur de cet homme qui vous regardait avec de braves yeux affectueux. Christophe arrachait de loin en loin quelques confidences à son voisin. Elsberger était un curieux esprit, courageux et apathique, chagrin et résigné. Il avait l'énergie de porter avec dignité une vie difficile, mais non pas de la changer. On eût dit qu'il lui savait gré de justifier son pessimisme. On venait de lui offrir au Brésil une situation avantageuse, une entreprise à diriger ; mais il avait refusé, par crainte des risques du climat pour la santé des siens.
-- Eh bien, laissez-les, dit Christophe. Allez seul, et faites fortune pour eux.
-- Les laisser ! s'était écrié l'ingénieur. On voit bien que vous n'avez pas d'enfants.
-- Si j'en avais, je penserais de même.
-- Jamais ! Jamais !... Et puis, laisser le pays !... Non. J'aime mieux souffrir ici.
Christophe trouvait singulière cette façon d'aimer son pays et les siens, qui consistait à végéter ensemble. Olivier la comprenait :
-- Pense donc ! disait-il, risquer de mourir là-bas, sur une terre qui ne vous connaît pas, loin de ceux qu'on aime ! Tout vaut mieux que cette horreur. Et puis, pour quelques années qu'on a à vivre, cela ne vaut pas la peine de tant s'agiter !...
-- Comme s'il fallait penser toujours à mourir ! disait Christophe, en haussant les épaules. Et même si cela arrive, est-ce que ce n'est pas mieux de mourir en luttant pour le bonheur de ceux qu'on aime, que de s'éteindre dans l'apathie ?
Sur le même palier, dans le petit appartement du quatrième étage, logeait un ouvrier électricien, nommé Aubert. -- Si celui-là vivait isolé du reste de la maison, ce n'était point tout à fait sa faute. Cet homme, sorti du peuple, avait le désir passionné de n'y plus jamais rentrer. Petit, l'air souffreteux, il avait le front dur, une barre au-dessus des yeux, dont le regard vif et droit s'enfonçait comme une vrille ; la moustache blonde, la bouche persifleuse, un parler sifflotant, la voix voilée, un foulard autour du cou, la gorge toujours malade, irritée encore par sa manie perpétuelle de fumer, une activité fébrile, un tempérament de phtisique. Mélange de fatuité, d'ironie, d'amertume, qui recouvraient un esprit enthousiaste, emphatique, naïf, mais constamment déçu par la vie. Bâtard de quelque bourgeois qu'il n'avait pas connu, élevé par une mère qu'il était impossible de respecter, il avait vu bien des choses tristes et sales dans sa petite enfance. Il avait fait toutes sortes de métiers, voyagé beaucoup en France. Avec une volonté admirable de s'instruire, il s'était formé seul, au prix d'efforts inouïs ; il lisait tout : histoire, philosophie, poètes décadents ; il était au courant de tout : théâtre, expositions, concerts ; il avait un culte attendrissant de la littérature et de la pensée bourgeoise : elles le fascinaient. Il était imbibé de l'idéologie vague et brûlante qui faisait délirer les bourgeois des premiers temps de la Révolution. Il croyait avec certitude à l'infaillibilité de la raison, au progrès illimité, -- quo non ascendam ? -- à l'avènement prochain du bonheur sur la terre, à la science omnipotente, à l'Humanité-Dieu, et à la France, fille aînée de l'Humanité. Il avait un anticléricalisme enthousiaste et crédule qui traitait toute religion, -- surtout le catholicisme, -- d'obscurantisme, et voyait dans le prêtre l'ennemi-né de la lumière. Socialisme, individualisme, chauvinisme, se heurtaient dans sa tête. Il était humanitaire d'esprit, despotique de tempérament, et anarchiste de fait. Orgueilleux, il savait les manques de son éducation, et, dans la conversation, il était très prudent ; il faisait son profit de ce qu'on disait devant lui, mais il ne voulait pas demander conseil : cela l'humiliait ; or, quelles que fussent son intelligence et son adresse, elles ne pouvaient pas tout à fait suppléer à l'éducation. Il s'était mis en tête d'écrire. Comme nombre de gens en France qui n'ont pas appris, il avait le don du style, et il voyait bien ; mais il pensait confusément. Il avait montré quelques pages de ses élucubrations à un grand homme de journal en qui il croyait, et qui s'était moqué de lui. Profondément humilié, depuis lors, il ne parlait plus à personne de ce qu'il faisait. Mais il continuait d'écrire : ce lui était un besoin de se répandre et une joie orgueilleuse. Il était très satisfait de ses pages éloquentes et de ses pensées philosophiques, qui ne valaient pas un liard. Et il ne faisait nul cas de ses notations de la vie réelle qui étaient excellentes. Il avait la marotte de se croire philosophe et de vouloir composer du théâtre social, des romans à idées. Il résolvait sans peine les questions insolubles, et il découvrait l'Amérique, à chaque pas. Quand il s'apercevait ensuite qu'elle était découverte, il en était déçu, un peu amer ; il n'était pas loin d'en accuser l'intrigue. Il brûlait d'un amour de la gloire et d'une ardeur de dévouement, qui souffrait de ne pas trouver comment s'employer. Son rêve eût été d'être un grand homme de lettres, de faire partie de cette élite écrivassière, qui lui apparaissait revêtue d'un prestige surnaturel. Malgré son désir de se faire illusion, il avait trop de bon sens et d'ironie pour ne pas savoir qu'il n'avait aucune chance pour cela. Mais il eût voulu vivre au moins dans cette atmosphère de pensée bourgeoise, qui de loin lui semblait lumineuse. Ce désir, bien innocent, avait le tort de lui rendre pénible la société des gens avec qui sa condition l'obligeait à vivre. Et comme la société bourgeoise, dont il cherchait à se rapprocher, lui tenait porte close, il en résultait qu'il ne voyait personne. Aussi Christophe n'eut-il aucun effort à faire pour entrer en relations avec lui. Il dut plutôt, très vite, s'en garer : sans quoi, Aubert eût été plus souvent chez Christophe que chez lui. Il était trop heureux de trouver un artiste à qui parler musique, théâtre, etc. Mais Christophe, comme on l'imagine, n'y trouvait pas le même intérêt : avec un homme du peuple, il eût préféré causer du peuple. Or c'était ce que l'autre ne voulait, ne savait plus.
À mesure qu'on descendait aux étages inférieurs, les rapports devenaient naturellement plus lointains entre Christophe et les autres locataires. Au reste, il eût fallu avoir je ne sais quel secret magique, un Sésame, ouvre-toi, pour pénétrer chez les gens du troisième. -- D'un côté, habitaient deux dames, qui s'hypnotisaient dans un deuil déjà ancien : Mme Germain, femme de trente-cinq ans, qui avait perdu son mari et sa petite fille, et vivait en recluse, avec sa belle-mère, âgée et dévote. -- De l'autre côté du palier, était installé un personnage énigmatique, d'âge indécis, entre cinquante et soixante ans, avec une fillette d'une dizaine d'années. Il était chauve, avait une belle barbe bien soignée, une façon de parler douce, des manières distinguées, des mains aristocratiques. On le nommait : M. Watelet. On le disait anarchiste, révolutionnaire, étranger, on ne savait trop de quel pays, Russe ou Belge. En réalité il était Français du Nord, et il n'était plus guère révolutionnaire ; mais il vivait sur sa réputation passée. Mêlé à la Commune de 71, condamné à mort, il avait échappé, il ne savait lui-même comment ; et pendant une dizaine d'années, il avait vécu un peu partout en Europe. Il avait été le témoin de tant de vilenies pendant la tourmente parisienne, et après, et aussi dans l'exil, et aussi depuis son retour, parmi ses anciens compagnons ralliés au pouvoir, et aussi dans les rangs de tous les partis révolutionnaires, qu'il s'était retiré d'eux, gardant pacifiquement ses convictions pour lui-même, sans tache, et inutiles. Il lisait beaucoup, écrivait un peu des livres doucement incendiaires, tenait -- (à ce qu'on prétendait) -- les fils de mouvements anarchistes très lointains, dans l'Inde, ou dans l'Extrême-Orient, s'occupait de la révolution universelle, et, en même temps, de recherches non moins universelles, mais d'aspect plus débonnaire : une langue mondiale, une méthode nouvelle pour l'enseignement populaire de la musique. Il ne frayait avec personne dans la maison ; il se contentait d'échanger avec ceux qu'il rencontrait des saluts excessivement polis. Il consentit pourtant à dire à Christophe quelques mots de sa méthode musicale. C'était ce qui pouvait le moins intéresser Christophe : les signes de sa pensée ne lui importaient guère ; en quelque langue que ce fût, il fût toujours parvenu à l'exprimer. Mais l'autre n'en démordait point et continuait d'expliquer son système, avec un doux entêtement ; du reste de sa vie, Christophe ne put rien savoir. Aussi, quand il le croisait dans l'escalier, ne s'arrêtait-il plus que pour regarder la fillette qui, toujours l'accompagnait : une petite enfant blonde, pâlotte, de sang pauvre, les yeux bleus, le profil d'un dessin un peu sec, le corps frêle, l'air souffreteux et pas très expressif. Il croyait, comme tout le monde, qu'elle était la fille de Watelet. Elle était orpheline, fille d'ouvriers ; Watelet l'avait adoptée, à l'âge de quatre ou cinq ans, après la mort des parents dans une épidémie. Il s'était pris d'un amour presque sans bornes pour les enfants pauvres. C'était chez lui une tendresse mystique, à la Vincent de Paul. Comme il se méfiait de toute charité officielle et qu'il savait que penser des associations philanthropiques, il faisait la charité seul ; il s'en cachait : il y trouvait une jouissance secrète. Il avait appris la médecine, afin de se rendre utile. Un jour qu'il était entré chez un ouvrier du quartier, il avait trouvé des malades, il s'était mis à les soigner ; il avait quelques connaissances médicales, il entreprit de les compléter. Il ne pouvait voir un enfant souffrir : cela le déchirait. Mais aussi, quelle joie exquise, quand il était parvenu à arracher au mal un de ces pauvres petits êtres, quand un pâle sourire reparaissait, sur le visage maigriot ! Le cœur de Watelet se fondait. Minutes de paradis... Elles lui faisaient oublier les ennuis qu'il avait trop souvent avec ses obligés. Car il était rare qu'ils lui témoignassent de la reconnaissance. La concierge était furieuse de voir tant d'individus aux pieds sales monter son escalier : elle se plaignait aigrement. Le propriétaire, inquiet de ces réunions d'anarchistes, faisait des observations. Watelet songeait à quitter l'appartement ; mais il lui en coûtait : il avait ses petites manies ; il était doux et tenace, il laissait dire.
Christophe gagna un peu sa confiance, par l'amour qu'il témoignait aux enfants. Ce fut le lien commun. Christophe ne pouvait rencontrer la fillette, sans un serrement de cœur : par une de ces mystérieuses analogies de formes, que l'instinct perçoit en dehors de la conscience, l'enfant lui rappelait la petite fille de Sabine, son premier et lointain amour, l'ombre éphémère, dont la grâce silencieuse ne s'effaçait pas de son cœur. Aussi s'intéressait-il à la petite pâlotte, qu'on ne voyait jamais ni sauter, ni courir, dont on entendait à peine la voix, qui n'avait aucune amie de son âge, qui était toujours seule, muette, s'amusant à des jeux immobiles et sans bruit, avec une poupée ou un morceau de bois, remuant les lèvres, tout bas, pour se raconter une histoire. Elle était affectueuse et indifférente ; il y avait en elle quelque chose d'étranger, d'incertain ; mais le père adoptif ne le voyait pas : il aimait. Hélas ! cet incertain, cet étranger n'existe-t-il pas toujours, même dans les enfants de notre chair ?... -- Christophe essaya de faire connaître à la petite solitaire les fillettes de l'ingénieur. Mais de la part de Elsberger comme de Watelet, il se heurta à une fin de non-recevoir, polie, catégorique. Ces gens-là semblaient mettre leur point d'honneur à s'enterrer vivants, chacun dans une case à part. À la rigueur, ils eussent consenti, chacun, à aider l'autre ; mais chacun avait peur qu'on ne crût que c'était lui qui avait besoin d'aide ; et comme, des deux côtés, l'amour-propre était le même, -- la même aussi, la situation précaire, -- il n'y avait pas d'espoir qu'aucun d'eux se décidât le premier à tendre la main à l'autre.
Le grand appartement du second étage restait presque toujours vide. Le propriétaire de la maison se l'était réservé ; et il n'était jamais là. C'était un ancien commerçant, qui avait arrêté net ses affaires, aussitôt qu'il avait réalisé un certain chiffre de fortune, qu'il s'était fixé. Il passait la majeure partie de l'année hors de Paris : l'hiver, dans un hôtel de la Côte d'Azur ; l'été, sur une plage de Normandie, vivant en petit rentier, qui se donne à peu de frais l'illusion du luxe, en regardant le luxe des autres, et en menant, comme eux, une vie inutile.
Le petit appartement était loué à un couple sans enfants : M. et Mme Arnaud. Le mari, qui avait quarante à quarante-cinq ans, était professeur dans un lycée. Accablé d'heures de cours, de copies, de répétitions, il n'avait pu arriver à écrire sa thèse ; il avait fini par y renoncer. La femme, de dix ans plus jeune, était gentille, excessivement timide. Intelligents tous deux, instruits, s'aimant bien, ils ne connaissaient personne et ne sortaient jamais de chez eux. Le mari n'avait pas le temps. La femme avait trop de temps ; mais c'était une brave petite, qui combattait ses accès de mélancolie, et qui surtout les cachait, s'occupant du mieux qu'elle pouvait, lisant, prenant des notes pour son mari, recopiant les notes de son mari, raccommodant les habits de son mari, se faisant elle-même ses robes, ses chapeaux. Elle eût bien voulu aller de temps en temps au théâtre ; mais Arnaud n'y tenait guère : il était trop fatigué, le soir. Et elle se résignait.
Leur grande joie était la musique. Ils l'adoraient. Il ne savait pas jouer ; et elle n'osait pas, bien qu'elle sût ; quand elle jouait devant quelqu'un, même devant son mari, on eût dit un enfant qui pianotait. Cela leur suffisait pourtant ; et Gluck, Mozart, Beethoven, qu'ils balbutiaient, étaient pour eux des amis ; ils savaient leur vie en détail, et leurs souffrances les pénétraient d'amour. Les beaux livres aussi, les bons livres, lus en commun, étaient un bonheur. Mais il n'y en a guère dans la littérature d'aujourd'hui : les écrivains ne s'occupent pas de ceux qui ne peuvent leur apporter ni réputation, ni plaisir, ni argent, comme ces humbles lecteurs, qu'on ne voit jamais dans le monde, qui n'écrivent nulle part, qui ne savent qu'aimer et se taire. Cette lumière silencieuse de l'art, qui prenait en ces cœurs honnêtes et religieux un caractère presque surnaturel, suffisait, avec leur affection commune, à les faire vivre en paix, assez heureux, quoique assez tristes -- (cela ne se contredit point), -- bien seuls, un peu meurtris. Ils étaient l'un et l'autre très supérieurs à leur position. M. Arnaud était plein d'idées ; mais il n'avait ni le temps, ni le courage maintenant de les écrire. Il fallait trop se remuer pour faire paraître des articles, des livres : cela n'en valait pas la peine ; vanité inutile ! Il se jugeait si peu de chose auprès des penseurs qu'il aimait ! Il aimait trop les belles œuvres d'art pour vouloir « faire de l'art » : il eût estimé cette prétention impertinente et ridicule. Son lot lui semblait de les répandre. Il faisait donc profiter ses élèves de ses idées : ils en feraient des livres plus tard, -- sans le nommer, bien entendu. -- Nul ne dépensait autant d'argent que lui, pour souscrire à des publications. Les pauvres sont toujours les plus généreux : ils achètent leurs livres ; les autres se croiraient déshonorés, s'ils ne réussissaient à les avoir pour rien. Arnaud se ruinait en livres : c'était là son faible, son vice. Il en était honteux, il s'en cachait à sa femme. Elle ne le lui reprochait pourtant pas, elle en eût fait autant. -- Ils formaient toujours de beaux projets d'économies, en vue d'un voyage en Italie, -- qu'ils ne feraient jamais, ils le savaient trop bien ; et ils riaient de leur incapacité à garder de l'argent. Arnaud se consolait. Sa chère femme lui suffisait, et sa vie de travail et de joies intérieures. Est-ce que cela ne lui suffisait pas aussi, à elle ? -- Elle disait : oui. Elle n'osait pas dire qu'il lui serait doux que son mari eût quelque réputation, qui rejaillirait un peu sur elle, qui éclairerait sa vie, qui y apporterait du bien-être : c'est beau, la joie intérieure ; mais un peu de lumière du dehors fait tant de bien aussi !... Mais elle ne disait rien, parce qu'elle était timide ; et puis, elle savait que même s'il voulait parvenir à la réputation, il ne serait pas sûr de pouvoir : trop tard, maintenant !... Leur plus gros regret était de ne pas avoir d'enfant. Ils se le cachaient mutuellement ; et ils n'en avaient que plus de tendresse l'un pour l'autre : c'était comme si ces pauvres gens avaient eu à se faire pardonner. Mme Arnaud était bonne, affectueuse ; elle eût aimé à se lier avec Mme Elsberger. Mais elle n'osait pas : on ne lui faisait aucune avance. Quant à Christophe, mari et femme n'eussent pas demandé mieux que de le connaître : ils étaient fascinés par sa lointaine musique. Mais, pour rien au monde, ils n'eussent fait les premiers pas : cela leur eût paru indiscret.
Le premier étage était occupé en entier par M. et Mme Félix Weil. De riches juifs, sans enfants, qui passaient six mois de l'année à la campagne, aux environs de Paris. Bien qu'ils fussent depuis vingt ans dans la maison -- (ils y restaient par habitude, quoiqu'il leur eût été facile de trouver un appartement plus en rapport avec leur fortune), -- ils y semblaient toujours des étrangers de passage. Ils n'avaient jamais adressé la parole à aucun de leurs voisins, et l'on n'en savait pas plus long sur eux qu'au premier jour. Ce n'était pas une raison pour qu'on se privât de les juger : bien au contraire. Ils n'étaient pas aimés. Et sans doute, ils ne faisaient rien pour cela. Pourtant, ils eussent mérité d'être un peu mieux connus : ils étaient l'un et l'autre d'excellentes gens, et d'intelligence remarquable. Le mari, âgé d'une soixantaine d'années, était assyriologue fort connu par des fouilles célèbres dans l'Asie centrale ; esprit ouvert et curieux, comme la plupart des esprits de sa race, il ne se limitait pas à ses études spéciales ; il s'intéressait à une infinité de choses : beaux-arts, questions sociales, toutes les manifestations de la pensée contemporaine. Elles ne suffisaient pas à l'occuper : car elles l'amusaient toutes, et aucune ne le passionnait. Il était très intelligent, trop intelligent, trop libre de tout lien, toujours prêt à détruire d'une main ce qu'il construisait de l'autre ; car il construisait beaucoup : œuvres et théories ; c'était un grand travailleur ; par habitude, par hygiène d'esprit, il continuait de creuser patiemment et profondément son sillon dans la science, sans croire à l'utilité de ce qu'il faisait. Il avait toujours eu le malheur d'être riche : en sorte qu'il n'avait point connu l'intérêt de la lutte pour vivre ; et depuis ses campagnes en Orient, dont il s'était lassé après quelques années, il n'avait plus accepté aucune fonction officielle. En dehors de ses travaux personnels, il s'occupait cependant, avec clairvoyance, de questions à l'ordre du jour, de réformes sociales d'un caractère pratique et immédiat, de la réorganisation de l'enseignement public en France ; il lançait des idées, il créait des courants ; il mettait en train de grandes machines intellectuelles, et il s'en dégoûtait aussitôt. Plus d'une fois, il avait scandalisé des gens que ses arguments avaient amenés à une cause, en leur faisant la critique la plus mordante et la plus décourageante de cette cause. Il ne le faisait pas exprès : c'était chez lui un besoin de nature ; très nerveux, ironique, il avait peine à tolérer les ridicules des choses et des gens, qu'il voyait avec une perspicacité gênante. Et comme il n'est pas de belle cause, ni de bonnes gens, qui, vus sous un certain angle ou avec un grossissement, n'offrent des côtés ridicules, il n'en était pas non plus que son ironie respectât longtemps. Cela n'était point destiné à lui attirer des amis. Pourtant, il avait la meilleure volonté de faire du bien aux gens ; il en faisait ; mais on lui en savait peu de gré ; ses obligés mêmes ne lui pardonnaient pas, en secret, de s'être aperçus ridicules, dans ses yeux. Il avait besoin de ne pas trop voir les hommes, pour les aimer. Non qu'il fût misanthrope. Il était trop peu sûr de soi pour ce rôle. Il était timide vis-à-vis de ce monde qu'il raillait ; au fond, il n'était pas certain que le monde n'eût pas raison contre lui ; il évitait de se montrer trop différent des autres, il s'étudiait à calquer sur eux ses façons et ses opinions apparentes. Mais il avait beau faire : il ne pouvait s'abstenir de les juger ; il avait le sens aigu de toute exagération, de tout ce qui n'est pas simple ; et il ne savait point cacher son agacement. Il était surtout sensible aux ridicules des Juifs, parce qu'il les connaissait mieux ; et comme, malgré sa liberté d'esprit qui n'admettait pas les barrières des races, il se heurtait souvent à celles que lui opposaient les gens des autres races, -- comme lui-même, en dépit qu'il en eût, se trouvait dépaysé dans la pensée chrétienne, il se repliait à l'écart, avec dignité, dans son labeur ironique, et dans l'affection profonde qu'il avait pour sa femme.
Le pire était que celle-ci n'était pas à l'abri de son ironie. C'était une femme bonne, active, désireuse de se rendre utile, toujours occupée d'œuvres charitables. D'une nature beaucoup moins complexe que son mari, elle était engoncée dans sa bonne volonté morale, et dans l'idée un peu raide, intellectuelle, mais très haute, qu'elle se faisait du devoir. Toute sa vie, assez mélancolique, sans enfants, sans grande joie, sans grand amour, reposait sur cette croyance morale, qui était surtout une volonté de croire. L'ironie du mari n'avait pas manqué de saisir la part de duperie volontaire qu'il y avait dans cette foi, et -- (c'était plus fort que lui) -- de s'égayer à ses dépens. Il était tissu de contradictions, il avait du devoir un sentiment qui n'était pas moins haut que celui de sa femme, et, en même temps, un impitoyable besoin d'analyser, de critiquer, de n'être pas dupe, qui lui faisait déchiqueter, mettre en pièces, son impératif moral. Il ne voyait pas qu'il sapait le sol sous les pas de sa femme ; il la décourageait, d'une façon cruelle. Lorsqu'il le sentait, il en souffrait plus qu'elle ; mais le mal était fait. Ils n'en continuaient pas moins de s'aimer fidèlement, de travailler, et de faire du bien. Mais la dignité froide de la femme n'était pas mieux jugée que l'ironie du mari ; et comme ils étaient trop fiers pour proclamer le bien qu'ils faisaient, ou le désir qu'ils avaient d'en faire, on traitait leur réserve d'indifférence et leur isolement d'égoïsme. Et plus ils sentaient qu'on avait d'eux cette opinion, plus ils se seraient gardés de rien faire pour la combattre. Par réaction contre l'indiscrétion grossière de tant d'autres de leur race, ils étaient victimes d'un excès de réserve, où s'abritait beaucoup d'orgueil.
Quant au rez-de-chaussée, élevé de quelques marches au-dessus du petit jardin, il était habité par le commandant Chabran, un officier d'artillerie coloniale, en retraite ; cet homme vigoureux, encore jeune, avait fait de brillantes campagnes au Soudan et à Madagascar ; puis, brusquement, il avait tout envoyé promener, et s'était terré là, ne voulant plus entendre parler d'armée, passant ses journées à bouleverser ses plates-bandes, à étudier sans succès des exercices de flûte, à bougonner contre la politique, et à rabrouer sa fille, qu'il adorait : une jeune femme de trente ans, pas très jolie, mais aimable, qui se dévouait à lui, et ne s'était point mariée pour ne pas le quitter. Christophe les voyait souvent, en se penchant à sa fenêtre ; et, comme il est naturel, il faisait plus attention à la fille qu'au père. Elle passait une partie de son après-midi au jardin, cousant, rêvassant, tripotant le jardin, toujours de bonne humeur avec son vieux bougon de père. On entendait sa voix calme et claire, répondant d'un ton rieur à la voix grondeuse du commandant, dont le pas traînait indéfiniment sur le sable des allées ; puis il rentrait, et elle restait assise, sur un banc du jardin, à coudre pendant des heures, sans bouger, sans parler, en souriant vaguement, tandis qu'à l'intérieur de la maison, l'officier désœuvré s'escrimait sur sa flûte aigrelette, ou, pour changer, faisait gauchement vagir un harmonium poussif, à l'amusement -- ou à l'agacement de Christophe -- (cela dépendait des jours).
Tous ces gens-là vivaient côte à côte, dans la maison au jardin fermé, abrités des souffles du monde, hermétiquement clos même les uns aux autres. Seul, Christophe, avec son besoin d'expansion et son trop-plein de vie, les enveloppait tous sans qu'ils le sussent, de sa vaste sympathie, aveugle et clairvoyante. Il ne les comprenait pas. Il n'avait pas les moyens de les comprendre. Il lui manquait l'intelligence psychologique d'Olivier. Mais il les aimait. D'instinct, il se mettait à leur place. Lentement montait en lui, par mystérieux effluves, la conscience obscure de ces vies voisines et lointaines, l'engourdissement de douleur de la femme en deuil, le silence stoïque des pensées orgueilleuses : du prêtre, du juif, de l'ingénieur, du révolutionnaire ; la flamme pâle et douce de tendresse et de foi qui, sans bruit, consumait les deux cœurs des Arnaud ; l'aspiration naïve de l'homme du peuple vers la lumière ; la révolte refoulée et l'action inutile que l'officier étouffait en lui ; et le calme résigné de la jeune fille, qui rêvait à l'ombre des lilas. Mais cette musique silencieuse des âmes, Christophe était le seul à la pénétrer ; ils ne l'entendaient pas ; chacun s'absorbait dans sa tristesse et dans ses rêves.
Tous travaillaient d'ailleurs, et le vieux savant sceptique, et l'ingénieur pessimiste, et le prêtre, et l'anarchiste, et tous ces orgueilleux, ou ces découragés. Et, sur le toit, le maçon chantait.
Autour de la maison, Christophe trouvait, chez les meilleurs, la même solitude morale, -- même quand ils se groupaient.
Olivier l'avait mis en relations avec une petite revue, où il écrivait. Elle se nommait Ésope, et avait pris pour devise cette citation de Montaigne :
« On mit Æsope en vente avec deux autres esclaves. L'acheteur s'enquit du premier ce qu'il sçavoit faire ; celuy-là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles ; le deuxiesme en respondit autant de soy ou plus. Quand ce fut à Æsope, et qu'on lui eut aussi demandé ce qu'il sçavoit faire : -- Rien, fit-il, car ceux-cy ont tout préoccupé ; ils sçavent tout. »
Pure attitude de réaction dédaigneuse contre « l'impudence », comme disait Montaigne, « de ceux qui font profession de savoir et leur outrecuidance démesurée ! » Les prétendus sceptiques de la revue : Ésope avaient, au fond, la foi la mieux trempée. Mais aux yeux du public, ce masque d'ironie offrait, naturellement, peu d'attraits ; il était fait pour dérouter. On n'a le peuple avec soi que quand on lui apporte des paroles de vie simple, claire, vigoureuse, et certaine. Il aime mieux un robuste mensonge qu'une vérité anémique. Le scepticisme ne lui agrée que lorsqu'il recouvre quelque bon gros naturalisme, ou quelque idolâtrie chrétienne. Le pyrrhonisme dédaigneux dont s'enveloppait l'Ésope, ne pouvait être entendu que d'un petit nombre d'esprits, -- « alme sdegnose », -- qui connaissaient leur solidité cachée. Cette force était perdue pour l'action.
Ils n'en avaient cure. Plus la France se démocratisait, plus sa pensée, son art, sa science semblaient s'aristocratiser. La science, abritée derrière ses idiomes spéciaux, au fond de son sanctuaire, et sous un triple voile, que seuls les initiés avaient le pouvoir d'écarter, était moins accessible qu'au temps de Buffon et des Encyclopédistes. L'art, -- celui, du moins, qui avait le respect de soi et le culte du beau, -- n'était pas moins hermétique ; il méprisait le peuple. Même parmi les écrivains moins soucieux de beauté que d'action, parmi ceux qui donnaient le pas aux idées morales sur les idées esthétiques, régnait souvent un étrange esprit aristocratique. Ils paraissaient plus occupés de conserver en eux la pureté de leur flamme intérieure que de la communiquer aux autres. On eût dit qu'ils ne tenaient pas à faire vaincre leurs idées, mais seulement à les affirmer.
Il en était pourtant dans le nombre, qui se mêlaient d'art populaire. Entre les plus sincères, les uns jetaient dans leurs œuvres des idées anarchistes, destructrices, des vérités à venir, lointaines, qui seraient peut-être bienfaisantes dans un siècle, ou dans vingt, mais qui, pour le moment, corrodaient, brûlaient l'âme ; les autres écrivaient des pièces amères, ou ironiques, sans illusions, très tristes. Christophe en avait les jarrets coupés, pour deux jours, après les avoir lues.
-- Et vous donnez cela au peuple ? demandait-il, apitoyé sur ces pauvres gens, qui venaient pour oublier leurs maux pendant quelques heures, et à qui l'on offrait ces lugubres divertissements. Il y a de quoi le mettre en terre !
-- Sois tranquille, répondait Olivier, en riant. Le peuple ne vient pas.
-- Il fait fichtrement bien ! Vous êtes fous. Vous voulez donc lui enlever tout courage à vivre ?
-- Pourquoi ? Ne doit-il pas apprendre à voir, comme nous, la tristesse des choses, et à faire pourtant son devoir sans défaillance ?
-- Sans défaillance ? J'en doute. Mais à coup sûr, sans plaisir. Et l'on ne va pas loin, quand on a tué dans l'homme le plaisir de vivre.
-- Qu'y faire ? On n'a pas le droit de fausser la vérité.
-- Mais on n'a pas non plus celui de la dire tout entière à tous.
-- Et c'est toi qui parles ? Toi qui ne cesses pas de réclamer la vérité, toi qui prétends l'aimer plus que tout au monde !
-- Oui, la vérité pour moi et pour ceux qui ont les reins assez forts pour la porter. Mais pour les autres, c'est une cruauté et une bêtise. Je le vois maintenant. Dans mon pays, cela ne me serait jamais venu à l'idée ; là-bas, en Allemagne, ils n'ont pas, comme chez vous, la maladie de la vérité : ils tiennent trop à vivre ; ils ne voient, prudemment, que ce qu'ils veulent voir. Je vous aime de n'être pas ainsi : vous êtes braves, vous y allez franc jeu. Mais vous êtes inhumains. Quand vous croyez avoir déniché une vérité, vous la lâchez dans le monde, sans vous inquiéter si, comme les renards de la Bible, à la queue enflammée, elle ne va pas mettre le feu au monde. Que vous préfériez la vérité à votre bonheur, je vous en estime. Mais au bonheur des autres... halte-là ! Vous en prenez trop à votre aise. Il faut aimer la vérité plus que soi-même, mais son prochain plus que la vérité.
-- Faut-il donc lui mentir ?
Christophe lui répondit par les paroles de Gœthe :
-- « Nous ne devons exprimer parmi les vérités les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les garder en nous ; semblables aux douces lueurs d'un soleil caché, elles répandront leur lumière sur toutes nos actions. »
Mais ces scrupules ne touchaient guère ces écrivains français. Ils ne se demandaient point si l'arc qu'ils tenaient à la main lançait « l'idée ou la mort » ou toutes les deux ensemble. Ils manquaient d'amour. Quand un Français a des idées, il veut les imposer aux autres. Quand il n'en a pas, il le veut tout de même. Et quand il voit qu'il ne le peut, il se désintéresse d'agir. C'était la raison principale pour laquelle cette élite s'occupait peu de politique. Chacun s'enfermait dans sa foi, ou dans son manque de foi.
Bien des essais avaient été tentés pour combattre cet individualisme et former des groupements ; mais la plupart de ces groupes avaient immédiatement versé dans des parlotes littéraires, ou des factions ridicules. Les meilleurs s'annihilaient mutuellement. Il y avait là quelques hommes excellents, pleins de force et de foi, qui étaient faits pour rallier et guider les bonnes volontés faibles. Mais chacun avait son troupeau et ne consentait pas à le fondre avec celui des autres. Ils étaient ainsi une poignée de petites revues, unions, associations, qui avaient toutes les vertus morales, hors une : l'abnégation ; car aucune ne voulait s'effacer devant les autres ; et, se disputant ainsi les miettes d'un public de braves gens, peu nombreux et encore moins fortunés, elles végétaient quelque temps, exsangues, affamées ; et elles tombaient enfin, pour ne plus se relever, non sous les coups de l'ennemi, mais -- (le plus lamentable !) -- sous leurs propres coups. Les diverses professions, -- hommes de lettres, auteurs dramatiques, poètes, prosateurs, professeurs, instituteurs, journalistes, -- formaient une quantité de petites castes, elles-mêmes subdivisées en castes plus petites, dont chacune était fermée aux autres. Nulle pénétration mutuelle. Il n'y avait unanimité sur rien en France, qu'à des instants très rares où cette unanimité prenait un caractère épidémique, et, généralement, se trompait : car elle était maladive. L'individualisme régnait dans tous les ordres de l'activité française : aussi bien dans les travaux scientifiques que dans le commerce, où il empêchait les négociants de s'unir, d'organiser des ententes patronales. Cet individualisme n'était pas abondant et débordant, mais obstiné, replié. Être seul, ne devoir rien aux autres, ne pas se mêler aux autres, de peur de sentir son infériorité en leur compagnie, ne pas troubler la tranquillité de son isolement orgueilleux : c'était la pensée secrète de presque tous ces gens qui fondaient des revues « à côté », des théâtres « à côté », des groupes « à côté » ; revues, théâtres, groupes n'avaient le plus souvent d'autre raison d'être que le désir de n'être pas avec les autres, l'incapacité de s'unir aux autres dans une action ou une pensée commune, la défiance des autres, quand ce n'était pas l'hostilité des partis, qui armait les uns contre les autres les hommes les plus dignes de s'entendre.
Même lorsque des esprits qui s'estimaient se trouvaient associés à une même tâche, comme Olivier et ses camarades de la revue Ésope, ils semblaient toujours rester, entre eux, sur le qui-vive ; ils n'avaient point cette bonhomie expansive, si commune en Allemagne, où elle devient facilement encombrante. Dans ce groupe de jeunes gens, il en était un surtout [5] qui attirait Christophe, parce qu'il devinait en lui une force exceptionnelle : c'était un écrivain de logique inflexible de volonté tenace, passionné d'idées morales, intraitable dans sa façon de les servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et lui-même ; il avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une revue pour les défendre ; il s'était juré d'imposer à la France et à l'Europe l'idée d'une France pure, libre et héroïque ; il croyait fermement que le monde reconnaîtrait un jour qu'il écrivait une des pages les plus intrépides de l'histoire de la pensée française ; -- et il ne se trompait pas. Christophe eût désiré le connaître davantage et se lier avec lui. Mais il n'y avait pas moyen. Quoique Olivier eût souvent affaire avec lui, ils se voyaient très peu, et seulement pour affaires ; ils ne se disaient rien d'intime ; tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites ; ou plutôt -- (car, pour être exact, il n'y avait pas échange, et chacun gardait ses idées) -- ils monologuaient ensemble, chacun de son côté. Cependant, c'étaient là des compagnons de lutte, et qui savaient leur prix.
Cette réserve avait des causes multiples, difficiles à discerner, même à leurs propres yeux. D'abord, un excès de critique, qui voit trop nettement les différences irréductibles entre les esprits, et un excès d'intellectualisme qui attache trop d'importance à ces différences ; un manque de cette puissante et naïve sympathie qui a besoin, pour vivre, d'aimer, de dépenser son trop-plein d'amour. Peut-être aussi, l'écrasement de la tâche, la vie trop difficile, la fièvre de pensée, qui, le soir venu, ne laisse plus la force de jouir des entretiens amicaux. Enfin, ce sentiment terrible, qu'un Français craint de s'avouer, mais qui gronde souvent au fond de lui : qu'on n'est pas de la même race, qu'on est de races différentes, établies à des âges différents sur le sol de France, et qui, tout en étant alliées, ont peu de pensées communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l'intérêt commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la liberté : quand on y a goûté, rien qu'on ne lui sacrifie ! Cette libre solitude est d'autant plus précieuse qu'on a dû l'acheter par des années d'épreuves. L'élite s'y est réfugiée, pour échapper à l'asservissement des médiocres. C'est une réaction contre la tyrannie des blocs religieux ou politiques, des poids énormes qui écrasent l'individu, en France : la famille, l'opinion, l'État, les associations occultes, les partis, les coteries, les écoles. Imaginez un prisonnier qui aurait, pour s'évader, à sauter par-dessus vingt murailles qui l'enserrent. S'il parvient jusqu'au bout, sans s'être cassé le cou, il faut qu'il soit bien fort. Rude école pour la volonté libre ! Mais ceux qui ont passé par là, en gardent, toute leur vie, le dur pli, la manie de l'indépendance, et l'impossibilité de se fondre jamais avec les autres.
À côté de la solitude par orgueil, il y avait celle par renoncement. Que de braves gens en France, dont toute la bonté, la fierté, l'affection, aboutissaient à se retirer de la vie ! Mille raisons, bonnes ou mauvaises, les empêchaient d'agir. Chez les uns, l'obéissance, la timidité, la force de l'habitude. Chez les autres, le respect humain, la peur du ridicule, la peur de se mettre en vue, de se livrer aux jugements de la galerie, d'entendre prêter à des actes désintéressés des mobiles intéressés. Celui-ci ne prenait point part à la lutte politique et sociale, celle-là se détournait des œuvres philanthropiques, parce qu'ils voyaient trop de gens qui s'en occupaient sans conscience ou sans bon sens, et parce qu'ils avaient peur qu'on ne les assimilât à ces charlatans et à ces sots. Chez presque tous, le dégoût, la fatigue, la peur de l'action, de la souffrance, de la laideur, de la bêtise, du risque, des responsabilités, le terrible : « À quoi bon ? » qui anéantit la bonne volonté de tant de Français d'aujourd'hui. Ils sont trop intelligents -- (d'une intelligence sans larges coups d'aile), -- ils voient toutes les raisons pour et contre. Manque de force. Manque de vie. Quand on est très vivant, on ne se demande pas pourquoi l'on vit ; on vit pour vivre, -- parce que vivre est une fameuse chose !
Enfin, chez les meilleurs, un ensemble de qualités sympathiques et moyennes : une philosophie douce, une modération de désirs, un attachement affectueux à la famille, au sol, aux habitudes morales, une discrétion, une peur de s'imposer, de gêner, une pudeur de sentiment, une réserve perpétuelle. Tous ces traits aimables et charmants pouvaient se concilier, en certains cas, avec la sérénité, le courage, la joie intérieure ; mais ils n'étaient pas sans rapports avec l'appauvrissement du sang, la décrue progressive de la vitalité française.
Le gracieux jardin d'en bas, au pied de la maison de Christophe et d'Olivier, au fond de ses quatre murs, était le symbole de cette petite France. C'était un coin de verdure, fermé au monde extérieur. Parfois, seulement, le grand vent du dehors, qui descendait en tourbillonnant, apportait à la jeune fille qui rêvait le souffle des champs lointains et de la vaste terre.
Maintenant que Christophe commençait à entrevoir les ressources cachées de la France, il s'indignait qu'elle se laissât opprimer par la canaille. Le demi-jour, où cette élite silencieuse s'enfonçait, lui était étouffant. Le stoïcisme est beau, pour ceux qui n'ont plus de dents. Lui, il avait besoin du grand air, du grand public, du soleil de la gloire, de l'amour de milliers d'âmes, d'étreindre ceux qu'il aimait, de pulvériser ses ennemis, de lutter et de vaincre.
-- Tu le peux, dit Olivier, tu es fort, tu es fait pour vaincre, par tes vices -- (pardonne !) -- autant que par tes vertus. Tu as la chance de n'être pas d'un peuple trop aristocratique. L'action ne te dégoûte pas. Tu serais même capable, au besoin, d'être un homme politique !... Et puis, tu as le bonheur inappréciable d'écrire en musique. On ne te comprend pas, tu peux tout dire. Si les gens savaient le mépris pour eux qu'il y a dans ta musique, et ta foi en ce qu'ils nient, et cet hymne perpétuel en l'honneur de ce qu'ils s'évertuent à tuer, ils ne te pardonneraient pas, et tu serais si bien entravé, poursuivi, harcelé, que tu perdrais le meilleur de ta force à les combattre ; quand tu en aurais eu raison, le souffle te manquerait pour accomplir ton œuvre ; ta vie serait finie. Les grands hommes qui triomphent bénéficient d'un malentendu. On les admire pour le contraire de ce qu'ils sont.
-- Peuh ! fit Christophe, vous ne connaissez pas la lâcheté de vos maîtres. Je te croyais seul d'abord, je t'excusais de ne pas agir. Mais en réalité, vous êtes toute une armée, qui pensez de même. Vous êtes cent fois plus forts que ceux qui vous oppriment, vous valez mille fois mieux, et vous vous en laissez imposer par leur effronterie ! Je ne vous comprends pas. Vous avez le plus beau pays, la plus belle intelligence, le sens le plus humain, et vous ne faites rien de tout cela, vous vous laissez dominer, outrager, fouler aux pieds par une poignée de drôles. Soyez vous-mêmes, que diable ! N'attendez pas que le ciel vous aide, ou un Napoléon ! Levez-vous, unissez-vous. À l'œuvre, tous ! Balayez votre maison.
Mais Olivier, haussant les épaules, avec une lassitude ironique, dit :
-- Se colleter avec eux ? Non, ce n'est pas notre rôle, nous avons mieux à faire. La violence me répugne. Je sais trop ce qui arriverait. Les vieux ratés aigris, les jeunes serins royalistes, les apôtres odieux de la brutalité et de la haine s'empareraient de mon action, et la déshonoreraient. Voudrais-tu pas que je reprisse la vieille devise de haine : Fuori Barbari ! ou : la France aux Français !
-- Pourquoi pas ? dit Christophe.
-- Non, ce ne sont pas là des paroles françaises. En vain les propage-t-on chez nous, sous couleur de patriotisme. Bon pour les patries barbares ! La nôtre n'est point faite pour la haine. Notre génie ne s'affirme pas en niant ou détruisant les autres, mais en les absorbant. Laissez venir à nous et le Nord trouble et le Midi bavard...
-- et l'Orient vénéneux ?
-- et l'Orient vénéneux : nous l'absorberons comme le reste ; nous en avons absorbé bien d'autres ! Je ris des airs triomphants qu'il prend et de la pusillanimité de certains de ma race. Il croit nous avoir conquis, il fait la roue sur nos boulevards, dans nos journaux, nos revues, sur nos scènes de théâtre, sur nos scènes politiques. Le sot ! Il est conquis. Il s'éliminera de lui-même, après nous avoir nourris. La Gaule a bon estomac ; en vingt siècles, elle a digéré plus d'une civilisation. Nous sommes à l'épreuve du poison... Libre à vous, Allemands, de craindre ! Il faut que vous soyez purs, ou que vous ne soyez pas. Mais nous autres, ce n'est pas de pureté qu'il s'agit, c'est d'universalité. Vous avez un empereur, la Grande-Bretagne se dit un empire ; mais en fait, c'est notre génie latin qui est impérial. Nous sommes les citoyens de la Ville-Univers. Urbis. Orbis.
-- Cela va bien, dit Christophe, tant que la nation est saine et dans la fleur de sa virilité. Mais un jour vient où son énergie tombe ; alors, elle risque d'être submergée par l'afflux étranger. Entre nous, ne te semble-t-il pas que ce jour est venu ?
-- On l'a dit tant de fois depuis des siècles ! Et toujours notre histoire a démenti ces craintes. Nous avons traversé de bien autres épreuves, depuis le temps de la Pucelle, où, dans Paris désert, des bandes de loups rôdaient. Le débordement d'immoralité, la ruée au plaisir, la veulerie, l'anarchie de l'heure présente ne m'effraient point. Patience ! Qui veut durer, doit endurer. Je sais très bien qu'il y aura ensuite une réaction morale, -- qui, d'ailleurs, ne vaudra pas mieux, et qui conduira probablement à des sottises pareilles : les moins bruyants à la mener ne seront pas ceux qui vivent aujourd'hui de la corruption publique !... Mais que nous importe ? Ces mouvements n'effleurent pas le vrai peuple de France. Le fruit pourri ne pourrit pas l'arbre. Il tombe. Tous ces gens-là sont si peu de la nation ! Que nous fait qu'ils vivent ou qu'ils meurent ? Vais-je m'agiter pour former contre eux des ligues et des révolutions ? Le mal présent n'est pas l'œuvre d'un régime. C'est la lèpre du luxe, les parasites de la richesse et de l'intelligence. Ils passeront.
-- Après vous avoir rongés.
-- Avec une telle race, il est interdit de désespérer. Il y a en elle une telle vertu cachée, une telle force de lumière et d'idéalisme agissant qu'elles se communiquent même à ceux qui l'exploitent et la ruinent. Même les politiciens avides subissent sa fascination. Les plus médiocres, au pouvoir, sont saisis par la grandeur de son Destin ; il les soulève au-dessus d'eux-mêmes ; il leur transmet, de main en main, le flambeau ; l'un après l'autre, ils reprennent la lutte sacrée contre la nuit. Le génie de leur peuple les entraîne ; bon gré mal gré, ils accomplissent la loi du Dieu qu'ils nient, Gesta Dei per Francos... Cher pays, cher pays, jamais je ne douterai de toi ! Et quand même tes épreuves seraient mortelles, ce me serait une raison de plus pour garder jusqu'au bout l'orgueil de notre mission dans le monde. Je ne veux point que ma France se renferme peureusement dans une chambre de malade, contre l'air du dehors. Je ne tiens pas à prolonger une existence souffreteuse. Quand on a été grand comme nous, il faut mourir plutôt que cesser de l'être. Que la pensée du monde se rue donc dans la nôtre ! Je ne la crains point. Le flot s'écoulera, après avoir engraissé ma terre de son limon.
-- Mon pauvre petit, dit Christophe, ce n'est pas gai, en attendant. Et où seras-tu, quand ta France émergera du Nil ? Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux lutter ? Tu n'y risquerais rien de plus que la défaite, à laquelle tu te condamnes, toute ta vie.
-- Je risquerais beaucoup plus que la défaite, dit Olivier. Je risquerais de perdre le calme de l'esprit ; et c'est à quoi je tiens, plus qu'à la victoire. Je ne veux pas haïr. Je veux rendre justice même à mes ennemis. Je veux garder au milieu des passions la lucidité de mon regard, comprendre tout et tout aimer.
Mais Christophe, à qui cet amour de la vie, détaché de la vie, semblait peu différent de la résignation à mourir, sentait gronder en lui, comme le vieil Empédocle, un hymne à la Haine et à l'Amour frère de la Haine, l'Amour fécond, qui laboure et ensemence la terre. Il ne partageait pas le tranquille fatalisme d'Olivier ; et, moins confiant que lui dans la durée d'une race qui ne se défendait point, il eût voulu faire appel aux forces saines de la nation, à une levée en masse de tous les honnêtes gens de la France tout entière.
Comme une minute d'amour en dit plus sur un être que des mois passés à l'observer, Christophe en avait plus appris sur la France, après huit jours d'intimité avec Olivier, sans presque sortir de la maison, qu'après un an de courses errantes à travers Paris et de stage dans les salons intellectuels et politiques. Au sein de cette anarchie universelle où il se sentait perdre pied, l'âme de son ami lui était apparue comme « l'Île de France », -- l'île de raison et de sérénité, au milieu de la mer. La paix intérieure, qui était en Olivier, frappait d'autant plus qu'elle n'avait aucun support intellectuel, -- que les circonstances de sa vie étaient pénibles, -- (il était pauvre, seul, et son pays semblait en décadence), -- que son corps était faible, maladif, et livré à ses nerfs. Cette sérénité ne semblait pas le fruit d'un effort de volonté -- (il avait peu de volonté) ; -- elle venait des profondeurs de son être et de sa race. Chez bien d'autres, autour d'Olivier, Christophe apercevait la lueur lointaine de cette , -- « le calme silencieux de la mer immobile » ; -- et lui qui savait le fond orageux et trouble de son âme, et que ce n'était pas trop de toutes les forces de sa volonté pour maintenir l'équilibre de sa puissante nature, il admirait cette harmonie voilée.
Le spectacle de la France cachée achevait de bouleverser toutes ses idées sur le caractère français. Au lieu d'un peuple gai, sociable, insouciant et brillant, il voyait des esprits concentrés, isolés, enveloppés d'une apparence d'optimisme, comme d'une buée lumineuse, mais baignant dans un pessimisme profond et serein, possédés d'idées fixes, de passions intellectuelles, des âmes inébranlables, qu'il eût été plus facile de détruire que de changer. Ce n'était là sans doute qu'une élite française ; mais Christophe se demandait où elle avait puisé ce stoïcisme et cette foi. Olivier lui répondit :
-- Dans la défaite. C'est vous, mon bon Christophe, qui nous avez reforgés. Ah ! ce n'a pas été sans douleur. Vous ne vous doutez pas de la sombre atmosphère, où nous avons grandi, dans une France humiliée et meurtrie, qui venait de voir la mort, et qui sentait toujours peser sur elle la menace meurtrière de la force. Notre vie, notre génie, notre civilisation française, la grandeur de dix siècles, -- nous savions qu'elle était dans la main d'un conquérant brutal, qui ne la comprenait point, qui la haïssait au fond, et qui, d'un moment à l'autre, pouvait achever de la broyer pour jamais. Et il fallait vivre pour ces destins ! Songe à ces petits Français, nés dans des maisons en deuil, à l'ombre de la défaite, nourris de ces pensées découragées, élevés pour une revanche sanglante, fatale et peut-être inutile : car, si petits qu'ils fussent, la première chose dont ils avaient pris conscience, c'était qu'il n'y a pas de justice, il n'y a pas de justice en ce monde : la force écrase le droit ! De pareilles découvertes laissent l'âme d'un enfant dégradée ou grandie pour jamais. Beaucoup s'abandonnèrent ; ils se dirent : « Puisque c'est ainsi, pourquoi lutter ? pourquoi agir ? Rien n'est rien. N'y pensons pas. Jouissons. » -- Mais ceux qui ont résisté sont à l'épreuve du feu ; nulle désillusion ne peut atteindre leur foi : car, dès le premier jour, ils ont su que sa route n'avait rien de commun avec celle du bonheur, et que pourtant on n'a pas le choix, il faut la suivre : on étoufferait ailleurs. On n'arrive pas, du premier coup, à cette assurance. On ne peut pas l'attendre de garçons de quinze ans. Il y a des angoisses avant, et des larmes versées. Mais cela est bien, ainsi. Il faut que cela soit ainsi...
« Ô Foi, vierge d'acier...
Laboure de ta lance le cœur foulé des races !... »
Christophe serra en silence la main d'Olivier.
-- Cher Christophe, dit Olivier, ton Allemagne nous a fait bien souffrir.
Et Christophe s'excusait presque, comme s'il en était cause.
-- Ne t'afflige pas, dit Olivier, souriant. Le bien qu'elle nous a fait, sans le vouloir, est plus grand que le mal. C'est vous qui avez fait reflamber notre idéalisme, c'est vous qui avez ranimé chez nous les ardeurs de la science et de la foi, c'est vous qui avez fait couvrir d'écoles notre France, c'est vous qui avez surexcité les puissances de création d'un Pasteur, dont les seules découvertes ont suffi à combler la rançon de guerre de cinq milliards, c'est vous qui avez fait renaître notre poésie, notre peinture, notre musique ; c'est à vous que nous devons le réveil de la conscience de notre race. On est récompensé de l'effort qu'on a dû faire de préférer sa foi au bonheur ; car on a pris ainsi le sentiment d'une telle force morale, parmi l'apathie du monde, qu'on finit par ne plus douter, même de la victoire. Si peu que nous soyons, vois-tu, mon bon Christophe, et si faibles que nous paraissions, -- une goutte d'eau dans l'océan de la force allemande, -- nous croyons que ce sera la goutte d'eau qui colorera l'océan. La phalange macédonienne enfoncera les massives armées de la plèbe européenne.
Christophe regarda le chétif Olivier, dont les regards brillaient de foi :
-- Pauvres petits Français débiles ! Vous êtes plus forts que nous.
-- Ô bonne défaite, répétait Olivier. Béni soit le désastre. Nous ne le renierons pas. Nous sommes ses enfants.
DEUXIÈME PARTIE
La défaite reforge les élites ; elle fait le tri des âmes ; elle met de côté ce qu'il y a de pur et fort ; elle le rend plus pur et plus fort. Mais elle précipite la chute des autres, ou brise leur élan. Par là, elle sépare le gros du peuple, qui tombe, de l'élite qui continue sa marche. L'élite le sait, et elle en souffre ; même chez les plus vaillants, il y a une mélancolie secrète, le sentiment de leur impuissance et de leur isolement. Et le pire, -- séparés du corps de leur peuple, ils sont aussi séparés entre eux. Chacun lutte, pour son compte. Ceux qui sont forts ne pensent qu'à se sauver. Ô homme, aide-toi toi-même !... Ils ne songent pas que la virile maxime veut dire : Ô hommes, aidez-vous ! À tous manquent la confiance, l'expansion de sympathie et le besoin d'action commune que donne la victoire d'une race, le sentiment de la plénitude, du passage au zénith.
Christophe et Olivier en savaient quelque chose. Dans ce Paris, rempli d'âmes faites pour les comprendre, dans cette maison peuplée d'amis inconnus, ils étaient aussi seuls que dans un désert d'Asie.
La situation était rude. Leurs ressources, presque nulles. Christophe avait tout juste les travaux de copies et de transcriptions musicales, commandés par Hecht. Olivier avait imprudemment donné sa démission de l'Université, dans la période de découragement qui avait suivi la mort de sa sœur et qu'avait encore accru une expérience douloureuse d'amour dans le monde de Mme Nathan : -- (il n'en avait jamais parlé à Christophe, car il avait la pudeur de ses peines ; un de ses charmes était qu'il conservait toujours un peu de mystère intime, même avec ses plus intimes). -- Dans cet affaissement moral où il avait faim de silence, sa tâche de professeur lui était devenue intolérable. Il n'avait aucun goût pour ce métier, où il faut s'étaler, dire tout haut sa pensée, où l'on n'est jamais seul. Le professorat de lycées exige, pour avoir quelque noblesse, une vocation d'apostolat, qu'Olivier ne possédait point ; et le professorat de Facultés impose un contact perpétuel avec le public, qui est douloureux aux âmes éprises de solitude, comme celle d'Olivier. Deux ou trois fois, il avait dû parler en public : il en avait éprouvé une humiliation singulière. Cette exhibition sur une estrade lui était odieuse. Il voyait le public, il le sentait, comme avec des antennes, il le savait composé, en majorité, de désœuvrés qui cherchaient uniquement à se désennuyer ; et le rôle d'amuseur officiel n'était pas de son goût. Mais surtout, cette parole du haut de la chaire déforme la pensée ; si l'on n'y prend garde, elle risque d'entraîner à un cabotinisme dans les gestes, la diction, l'attitude, la façon de présenter les idées, -- dans la mentalité même. La conférence est un genre qui oscille entre deux écueils : la comédie ennuyeuse et le pédantisme mondain. Cette forme de monologue à haute voix, en présence de centaines de personnes inconnues et muettes, ce vêtement tout fait, qui doit aller à tous et qui ne va à personne, est, pour un cœur d'artiste un peu sauvage et fier, quelque chose d'intolérablement faux. Olivier, qui sentait le besoin de se concentrer et de ne rien dire qui ne fût l'expression intégrale de sa pensée, laissa donc le professorat, où il avait eu tant de peine à entrer ; et n'ayant plus sa sœur pour le retenir sur la pente de ses songeries, il se mit à écrire. Il avait la naïve croyance qu'ayant une valeur artistique, cette valeur ne pouvait manquer d'être reconnue, sans qu'il fît rien pour cela.
Il fut bien détrompé. Impossible de rien publier. Il avait un amour jaloux de la liberté, qui lui inspirait l'horreur de tout ce qui y porte atteinte et qui le faisait vivre à part, plante étouffée, entre les blocs des églises politiques dont les associations ennemies se partageaient le pays et la presse. Il n'était pas moins à l'écart de toutes les coteries littéraires et rejeté par elles. Il n'avait là, il n'y pouvait avoir aucun ami. Il était rebuté par la dureté, la sécheresse, l'égoïsme de ces âmes d'intellectuels (à part le très petit nombre qu'entraîne une vocation réelle, ou qu'absorbe une recherche scientifique passionnée). C'est une triste chose qu'un homme, qui a atrophié son cœur, au profit de son cerveau, -- quand le cerveau n'est pas grand. Nulle bonté, et une intelligence comme un poignard dans le fourreau ; on ne sait jamais si elle ne vous égorgera pas. Il faut rester perpétuellement armé. Nulle amitié possible qu'avec les bonnes gens, qui aiment les belles choses, sans y chercher leur profit, -- ceux qui vivent en dehors de l'art. Le souffle de l'art est irrespirable pour la plupart des hommes. Seuls, les très grands y peuvent vivre, sans perdre l'amour, qui est la source de la vie.
Olivier ne pouvait compter que sur lui seul. C'était un appui bien précaire. Toute démarche lui coûtait. Il n'était pas disposé à s'humilier, dans l'intérêt de ses œuvres. Il rougissait de voir la cour obséquieuse, que faisaient bassement les jeunes auteurs à tel directeur de théâtre, bien connu, qui abusait de leur lâcheté pour les traiter comme il n'eût pas osé traiter ses domestiques. Olivier en était incapable, quand il se fût agi de sa vie. Il se contentait d'envoyer ses manuscrits par la poste, ou de les déposer au bureau du théâtre ou de la revue : ils y restaient des mois sans qu'on les lût. Le hasard fit pourtant qu'un jour il rencontra un de ses anciens camarades de lycée, un aimable paresseux, qui lui avait gardé une reconnaissance admirative, pour la complaisance et la facilité avec laquelle Olivier lui faisait ses devoirs d'école ; il ne connaissait rien à la littérature ; mais il connaissait les littérateurs, ce qui valait beaucoup mieux ; et même, riche et mondain, il se laissait, par snobisme, discrètement exploiter par eux. Il dit un mot pour Olivier au secrétaire d'une grande revue dont il était actionnaire : aussitôt on déterra et lut un des manuscrits ensevelis ; et, après bien des tergiversations -- (car si l'œuvre semblait avoir quelque valeur, le nom de l'auteur n'en avait aucune, étant d'un inconnu), -- on se décida à l'accepter. Quand il apprit cette bonne nouvelle, Olivier se crut au bout de ses peines. Il ne faisait que commencer.
Il est relativement facile de faire recevoir une œuvre, à Paris ; mais c'est une autre affaire pour qu'elle soit publiée. Il faut attendre, attendre pendant des mois, au besoin toute la vie, si l'on n'a pas appris le talent de courtiser les gens, ou de les assommer, de se faire voir de temps en temps aux petits-levers de ces petits monarques, de leur rappeler qu'on existe et qu'on est résolu à les ennuyer, tout le temps qu'il faudra. Olivier ne savait que rester chez lui ; et il s'épuisait, dans l'attente. Tout au plus, écrivait-il des lettres, auxquelles on ne répondait pas. D'énervement, il ne pouvait plus travailler. Absurde ! mais cela ne se raisonne point. Il attendait chaque courrier, assis devant sa table, l'esprit noyé dans une souffrance irritée ; il ne sortait que pour jeter un regard d'espoir, aussitôt déçu, dans son casier à lettres, en bas, chez le concierge ; il se promenait sans voir, et il n'avait d'autre pensée que de revenir ; et quand l'heure de la dernière poste était passée, quand le silence de sa chambre n'était plus troublé que par les pas brutaux de ses voisins au-dessus de sa tête, il étouffait dans cette indifférence. Un mot de réponse, un mot ! Se pouvait-il qu'on lui refusât cette aumône ? Celui qui la lui refusait ne se doutait pas du mal qu'il lui faisait. Chacun voit le monde à son image. Ceux dont le cœur est sans vie voient l'univers desséché ; et ils ne songent guère aux frémissements d'attente, d'espoir et de souffrance, qui gonflent les jeunes poitrines ; ou, s'ils y pensent, ils les jugent froidement, avec la lourde ironie d'un corps rassasié.
Enfin, l'œuvre parut. Olivier avait tant attendu que cela ne lui fit aucun plaisir : chose morte pour lui. Toutefois, il espérait qu'elle serait encore vivante pour les autres. Il y avait là des éclairs de poésie et d'intelligence, qui ne pouvaient rester inaperçus. Elle tomba dans le silence. -- Il fit encore un ou deux essais. Étant libre de tout clan, il trouva toujours le même silence, ou, mieux, de l'hostilité. Il n'y comprenait rien. Il avait cru bonnement que le sentiment naturel de chacun devait être la bienveillance, à l'égard d'une œuvre nouvelle, même si elle n'était pas très bonne. On devrait être reconnaissant à celui qui a voulu apporter aux autres un peu de beauté, de force, ou de joie. Or, il ne rencontrait qu'indifférence ou dénigrement. Il savait pourtant qu'il n'était pas le seul à sentir ce qu'il avait écrit, que d'autres le pensaient. Mais il ne savait pas que ces braves gens ne le lisaient pas, et qu'ils n'avaient aucune part à l'opinion littéraire. S'il s'en trouvait deux ou trois, sous les yeux desquels ses lignes étaient parvenues et qui sympathisaient avec lui, jamais ils ne le lui diraient ; ils restaient cadenassés dans leur silence. De même qu'ils ne votaient pas, ils s'abstenaient de prendre parti en art ; ils ne lisaient pas les livres, qui les choquaient ; ils n'allaient pas au théâtre, qui les dégoûtait ; mais ils laissaient leurs ennemis voter, élire leurs ennemis, faire un succès scandaleux et une bruyante réclame à des œuvres et à des idées, qui ne représentaient qu'une minorité impudente.
Olivier, ne pouvant compter sur ceux qui étaient de sa race d'esprit, puisqu'ils l'ignoraient, se trouva donc livré à la horde ennemie : à des littérateurs hostiles à sa pensée, et aux critiques qui étaient à leurs ordres.
Ces premiers contacts le firent saigner. Il était aussi sensible à la critique que le vieux Bruckner, qui n'osait plus faire jouer une œuvre, tant il avait souffert de la méchanceté de la presse. Il n'était même pas soutenu par ses anciens collègues, les universitaires, qui, grâce à leur profession, conservaient quelque sens de la tradition intellectuelle française, et qui auraient pu le comprendre. En général, ces excellentes gens, pliés à la discipline, absorbés dans leur tâche, un peu aigris par un métier ingrat, ne pardonnaient pas à Olivier de vouloir faire autrement qu'eux. En bons fonctionnaires, ils avaient tendance à n'admettre la supériorité du talent que quand elle se conciliait avec la supériorité hiérarchique.
Dans un tel état de choses, trois partis étaient possibles : briser les résistances par la force ; se plier à des compromis humiliants ; ou se résigner à n'écrire que pour soi. Olivier était incapable du premier, comme du second parti : il s'abandonna au dernier. Il donnait péniblement des répétitions pour vivre, et il écrivait des œuvres, qui n'ayant aucune possibilité de s'épanouir à l'air, s'étiolaient, devenaient chimériques, irréelles.
Christophe tomba comme un orage, dans cette vie crépusculaire. Il était indigné de la vilenie des gens et de la patience d'Olivier :
-- Mais tu n'as donc pas de sang ? cria-t-il. Comment peux-tu supporter une telle vie ? Toi qui te sais supérieur à ce bétail, tu te laisses écraser par lui !
-- Que veux-tu ? disait Olivier, je ne sais pas me défendre, j'ai le dégoût de lutter avec ceux que je méprise ; je sais qu'ils peuvent employer toutes les armes contre moi ; et moi, je ne le puis pas. Non seulement je répugnerais à me servir de leurs moyens injurieux, mais j'aurais peur de leur faire du mal. Quand j'étais petit, je me laissais battre bêtement par mes camarades. On me croyait lâche, on pensait que j'avais peur des coups. J'avais beaucoup plus peur d'en donner que d'en recevoir. Quelqu'un me dit, un jour qu'un de mes bourreaux me persécutait : « Finis-en, une bonne fois, flanque-lui un coup de pied au ventre ! » Cela m'a fait horreur. J'aimais mieux être battu.
-- Tu n'as pas de sang, répétait Christophe. Avec cela, tes diables d'idées chrétiennes !... Votre éducation religieuse, en France, réduite au catéchisme ; l'Évangile châtré, le Nouveau Testament affadi, désossé... Une bondieuserie humanitaire, toujours la larme à l'œil... Et la Révolution, Jean-Jacques, Robespierre, 48, et les Juifs par là-dessus ! ; Prends donc une bonne tranche de vieille Bible, bien saignante, chaque matin.
Olivier protestait. Il avait pour l'Ancien Testament une antipathie native. Ce sentiment remontait à son enfance, quand il feuilletait en cachette la Bible illustrée, qui était dans la bibliothèque de province, et qu'on ne lisait jamais -- (il était même défendu aux enfants de la lire). -- Défense bien inutile ! Olivier ne pouvait garder le livre longtemps. Il le fermait, irrité, attristé ; et ce lui était un soulagement de se plonger, après, dans l'Iliade ou l'Odyssée, ou dans les Mille et Une nuits.
-- Les dieux de l'Iliade sont des hommes beaux, puissants, vicieux : je les comprends, dit Olivier, je les aime ; ou je ne les aime pas ; même quand je ne les aime pas, je les aime encore ; j'en suis amoureux. Je baise, avec Patrocle, les beaux pieds d'Achille sanglant. Mais le Dieu de la Bible est un vieux Juif monomane, un fou furieux, qui passe son temps à gronder, menacer, hurler comme un loup enragé, délirer dans son nuage. Je ne le comprends pas, je ne l'aime pas, ses imprécations éternelles me cassent la tête, et sa férocité me fait horreur :
Sentence contre Moab...
Sentence contre Damas...
Sentence contre Babylone...
Sentence contre l'Égypte...
Sentence contre le désert de la mer...
Sentence contre la vallée de la vision...
C'est un fou, qui se croit juge, accusateur public, et bourreau à lui seul, et qui prononce des arrêts de mort, dans la cour de sa prison, contre les fleurs et les cailloux. On suffoque de la ténacité de haine, qui remplit ce livre de ses cris de carnage... -- « le cri de la ruine,... le cri enveloppe la contrée de Moab ; son hurlement va jusqu'en Eglazion, son hurlement va jusqu'en Béer... » -- De temps en temps, il se repose au milieu des massacres, des petits enfants écrasés, des femmes violées et éventrées ; et il rit, du rire d'un soudard de l'armée de Josué, à table, après le sac d'une ville :
« Et le Seigneur des armées fait à ses peuples un banquet de viandes grasses, de graisse moelleuse, un banquet de vins vieux, de vins vieux bien purifiés... L'épée du Seigneur est pleine de sang. Elle s'est rassasiée de la graisse des rognons de moutons... »
Le pire, c'est la perfidie avec laquelle ce dieu envoie son prophète pour aveugler les hommes, afin d'avoir une raison pour les faire souffrir :
« Va, endurcis le cœur de ce peuple, bouche ses yeux et ses oreilles, de peur qu'il ne comprenne, qu'il ne se convertisse et ne recouvre la santé. -- Jusques à quand, Seigneur ? -- Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'habitants dans les maisons, et que la terre soit plongée dans la désolation... »
Non, de ma vie, je n'ai vu un aussi méchant homme !...
Je ne suis pas assez sot pour méconnaître la puissance du langage. Mais je ne puis séparer la pensée de la forme ; et si j'admire parfois ce dieu juif, c'est à la façon dont j'admire un tigre. Shakespeare, enfanteur de monstres, n'a jamais réussi à enfanter un tel héros de la Haine, -- de la Haine sainte et vertueuse. Ce livre est effrayant. Toute folie est contagieuse. Le péril de celle-ci est d'autant plus grand que son orgueil meurtrier a des prétentions purificatrices. L'Angleterre me fait trembler, quand je pense que, depuis des siècles, elle s'en repaît. J'aime à sentir entre elle et moi le fossé de la Manche. Je ne croirai jamais un peuple tout à fait civilisé, tant qu'il se nourrira de la Bible.
-- Tu feras bien, en ce cas, d'avoir peur de moi, dit Christophe, car je m'en enivre. C'est la moelle des lions. Les cœurs robustes en sont nourris. L'Évangile, sans l'antidote de l'Ancien Testament, est un plat fade et malsain. La Bible est l'ossature des peuples qui veulent vivre. Il faut lutter, il faut haïr.
-- J'ai la haine de la haine, dit Olivier.
-- Si seulement tu l'avais ! dit Christophe.
-- Tu dis vrai, je n'en ai même pas la force. Que veux-tu ? Je ne puis pas ne pas voir les raisons de mes ennemis. Je me répète le mot de Chardin : « De la douceur ! De la douceur ! »
-- Diable de mouton ! dit Christophe. Mais tu auras beau faire, je te ferai sauter le fossé, je te mènerai tambour battant.
En effet il prit en main la cause d'Olivier, et se mit en campagne. Ses débuts ne furent pas très heureux. Il s'irritait au premier mot, et il faisait du tort à son ami, en le défendant ; il s'en rendait compte, après, et se désolait de ses maladresses.
Olivier n'était pas en reste. Il bataillait pour Christophe. Il avait beau redouter la lutte et être doué d'une intelligence lucide et ironique, qui raillait les paroles et les actes excessifs : quand il s'agissait de défendre Christophe, il dépassait en violence tous les autres et Christophe. Il perdait la tête. En amour, il faut savoir déraisonner. Olivier ne s'en faisait pas faute. -- Toutefois, il se montrait plus habile que Christophe. Ce garçon, intransigeant et maladroit pour lui-même, était capable de politique et presque de rouerie pour le succès de son ami ; il dépensait une énergie et une ingéniosité admirables à lui gagner des partisans ; il savait intéresser à lui des critiques musicaux et des Mécènes, qu'il eût rougi de solliciter pour lui-même.
Au bout du compte, ils avaient bien du mal à améliorer leur sort. Leur amour l'un pour l'autre leur faisait commettre beaucoup de sottises. Christophe s'endettait pour faire éditer en cachette un volume de poésies d'Olivier, dont on ne vendit pas un exemplaire. Olivier décidait Christophe à donner un concert, où il ne vint presque personne. Christophe, devant la salle vide, se consolait bravement avec le mot de Haendel : « Parfait ! Ma musique en sonnera mieux... » Mais cette forfanterie ne leur rendait pas l'argent qu'ils avaient dépensé ; et ils rentraient au logis, le cœur gros.
Parmi ces difficultés, le seul qui leur vînt en aide était un Juif d'une quarantaine d'années, nommé Taddée Mooch. Il tenait un magasin de photographies d'art ; il s'intéressait à son métier, il y apportait beaucoup de goût et d'habileté ; mais il s'intéressait à tant de choses, à côté, qu'il en négligeait son commerce. Quand il s'en occupait, c'était pour chercher des perfectionnements techniques, pour s'engouer de nouveaux procédés de reproductions, qui, malgré leur ingéniosité, réussissaient rarement et coûtaient beaucoup d'argent. Il lisait énormément et se tenait à l'affût de toutes les idées neuves en philosophie, en art, en science, en politique ; il avait un flair surprenant pour découvrir les forces originales : on eût dit qu'il en subissait l'aimant caché. Entre les amis d'Olivier, isolés comme lui et travaillant chacun de son côté, il servait de lien. Il allait des uns aux autres ; et par lui s'établissait entre eux, sans qu'ils en eussent conscience, un courant permanent d'idées.
Quand Olivier voulut le faire connaître à Christophe, Christophe s'y refusa d'abord ; il était las de ses expériences avec la race d'Israël. Olivier, en riant, insista, disant qu'il ne connaissait pas mieux les Juifs qu'il ne connaissait la France. Christophe consentit donc ; mais la première fois qu'il vit Taddée Mooch, il fit la grimace. Mooch était, d'apparence, plus Juif que de raison : le Juif, tel que le représentent ceux qui ne l'aiment point : petit, chauve, mal fait, le nez pâteux, de gros yeux qui louchaient derrière de grosses lunettes, la figure enfouie sous une barbe mal plantée, rude et noire, les mains poilues, les bras longs, les jambes courtes et torses : un petit Baal syrien. Mais il y avait en lui une telle expression de bonté que Christophe en fut touché. Surtout Mooch était simple et ne disait aucune parole inutile. Pas de compliments exagérés. Un mot discret seulement. Mais un empressement à se rendre utile ; et, avant même qu'on lui eût rien demandé, un service accompli. Il revenait souvent, trop souvent ; et presque toujours il apportait quelque bonne nouvelle : un travail à faire pour l'un des deux amis, un article d'art ou des cours pour Olivier, des leçons de musique pour Christophe. Il ne restait jamais longtemps. Il mettait une affectation à ne pas s'imposer. Peut-être percevait-il l'agacement de Christophe, dont le premier mouvement était toujours d'impatience, lorsqu'il voyait paraître à la porte la figure barbue de l'idole carthaginoise, -- (il l'appelait : Moloch), -- quitte, le moment d'après, à se sentir le cœur plein de gratitude pour sa parfaite bonté.
La bonté n'est pas rare chez les Juifs : c'est de toutes les vertus celle qu'ils admettent le mieux, même quand ils ne la pratiquent pas. À la vérité, elle reste chez la plupart sous une forme négative ou neutre : indulgence, indifférence, répugnance à faire le mal, tolérance ironique. Chez Mooch, elle était passionnément active. Il était toujours prêt à se dévouer pour quelqu'un ou pour quelque chose. Pour ses coreligionnaires pauvres, pour les réfugiés russes, pour les opprimés de toutes les nations, pour les artistes malheureux, pour toutes les infortunes, pour toutes les causes généreuses. Sa bourse était toujours ouverte ; et, si peu garnie qu'elle fût, il trouvait moyen d'en faire sortir quelque obole ; quand elle était vide, il en faisait sortir de la bourse des autres ; il ne comptait jamais ses peines, ni ses pas, du moment qu'il s'agissait de rendre service. Il faisait cela simplement, -- avec une simplicité exagérée. Il avait le tort de dire un peu trop qu'il était simple et sincère : mais le plus fort, c'est qu'il l'était.
Christophe, partagé entre son agacement et sa sympathie pour Mooch eut une fois un mot cruel d'enfant terrible. Un jour qu'il était ému de la bonté de Mooch, il lui prit affectueusement les deux mains et dit :
-- Quel malheur !... Quel malheur que vous soyez Juif !
Olivier sursauta et rougit, comme s'il s'agissait de lui. Il en était malheureux et il tâchait d'effacer la blessure causée par son ami.
Mooch sourit, avec une ironie triste, et il répondit tranquillement :
-- C'est un bien plus grand malheur d'être un homme.
Christophe ne vit là qu'une boutade. Mais le pessimisme de cette parole était plus profond qu'il ne l'imaginait ; et Olivier, avec la finesse de sa sensibilité, en eut l'intuition. Sous le Mooch qu'on connaissait, il en était un autre tout différent, et même en beaucoup de choses entièrement opposé. Sa nature apparente était le produit d'un long combat contre sa véritable nature. Cet homme qui semblait simple avait un esprit contourné : lorsqu'il s'abandonnait, il avait toujours besoin de compliquer les choses simples et de donner à ses sentiments les plus vrais un caractère d'ironie maniérée. Cet homme qui semblait modeste et trop humble parfois, avait un fond d'orgueil qui se connaissait et se châtiait durement. Son optimisme souriant, son activité incessante, incessamment occupée à rendre service aux autres, recouvraient un nihilisme profond, un découragement mortel qui avait peur de se voir. Mooch manifestait une grande foi en une foule de choses : dans le progrès de l'humanité, dans l'avenir de l'esprit juif épuré, dans les destinées de la France, soldat de l'esprit nouveau -- (il identifiait volontiers, les trois causes). -- Olivier, qui n'était point dupe, disait à Christophe :
-- Au fond, il ne croit à rien.
Avec tout son bon sens et son calme ironiques, Mooch était un neurasthénique qui ne voulait pas regarder le vide qui était en lui. Il avait des crises de néant ; il se réveillait brusquement, au milieu de la nuit, en gémissant d'effroi. Il cherchait partout des raisons d'agir auxquelles s'accrocher, comme à des bouées dans l'eau.
On paye cher le privilège d'être d'une trop vieille race. On porte un faix écrasant de passé, d'épreuves, d'expériences lassées, d'intelligence et d'affection déçues, -- toute une cuvée de vie séculaire, au fond de laquelle s'est déposé un acre résidu d'ennui... L'Ennui, l'immense ennui sémite, sans rapports avec notre ennui aryen, qui nous fait bien souffrir aussi, mais qui du moins a des causes précises et qui passe avec elles : car il ne nous vient le plus souvent que du regret de n'avoir pas ce que nous désirons. Mais c'est la source même de la vie qui est atteinte, chez certains Juifs, par un poison mortel. Plus de désirs, plus d'intérêt à rien : ni ambition, ni amour, ni plaisir. Une seule chose persiste, non pas intacte, mais maladivement hyperesthésiée [6], en ces déracinés d'Orient, épuisés par la dépense d'énergie qu'ils ont dû faire depuis des siècles, et aspirant à l'ataraxie [7], sans pouvoir y atteindre : la pensée, l'analyse sans fin, qui empêche d'avance la possibilité de toute jouissance et qui décourage de toute action. Les plus énergiques se donnent des rôles, les jouent, plus qu'ils n'agissent pour leur compte. Chose curieuse, à nombre d'entre eux, -- et non des moins intelligents, ni parfois des moins graves, -- ce désintérêt de la vie réelle souffle la vocation, ou le désir inavoué de se faire acteurs, de jouer la vie, -- seule façon pour eux de la vivre !
Mooch était aussi acteur, à sa façon. Il s'agitait, afin de s'étourdir. Mais au lieu que tant de gens s'agitent pour leur égoïsme, lui, s'agitait pour le bonheur des autres. Son dévouement à Christophe était touchant et fatigant. Christophe le rabrouait, et en avait regret ensuite. Jamais Mooch n'en voulait à Christophe. Rien ne le rebutait. Non qu'elle eût pour Christophe une affection bien vive. C'était le dévouement qu'il aimait, plus que les hommes auxquels il se dévouait. Ils lui étaient un prétexte pour faire du bien, pour vivre.
Il fit tant qu'il décida Hecht à publier le David et quelques autres compositions de Christophe. Hecht estimait le talent de Christophe ; mais il n'était point pressé de le faire connaître. Lorsqu'il vit Mooch tout prêt à lancer la publication, à ses frais, chez un autre éditeur, lui-même, par amour-propre, en prit l'initiative.
Mooch eut encore l'idée, dans une occasion critique où Olivier tomba malade et où l'argent manquait, de s'adresser à Félix Weil, le riche archéologue qui habitait dans la maison des deux amis. Mooch et Weil se connaissaient, mais ils avaient peu de sympathie l'un pour l'autre. Ils étaient trop différents ; Mooch, agité, mystique, révolutionnaire, avec des façons « peuple » que peut-être il outrait, provoquait l'ironie de Weil, placide et gouailleur, de manières distinguées et d'esprit conservateur. Ils avaient bien un fonds commun : tous deux étaient également dénués d'intérêt profond à agir ; seule, les soutenait leur vitalité tenace et machinale. Mais c'étaient là des choses dont ni l'un ni l'autre n'aimait à prendre conscience : ils préféraient n'être attentifs qu'aux rôles qu'ils jouaient, et ces rôles avaient peu de points de contact. Mooch rencontra donc un accueil assez froid auprès de Weil ; quand il voulut l'intéresser aux projets artistiques d'Olivier et de Christophe, il se heurta à un scepticisme railleur. Les perpétuels emballements de Mooch pour une utopie ou pour une autre égayaient la société juive, où il était signalé comme un « tapeur » dangereux. Cette fois comme tant d'autres, il ne se découragea point ; et tandis qu'il insistait, parlant de l'amitié de Christophe et d'Olivier, il éveilla l'intérêt de Weil. Il s'en aperçut et continua.
Il touchait là une corde sensible. Ce vieillard, détaché de tout, sans amis, avait le culte de l'amitié ; la grande affection de sa vie avait été une amitié qui l'avait laissé en chemin : c'était son trésor intérieur ; quand il y pensait, il se sentait meilleur. Il avait fait des fondations, au nom de son ami. Il avait dédié des livres à sa mémoire. Les traits que lui raconta Mooch de la tendresse mutuelle de Christophe et d'Olivier l'émurent. Son histoire personnelle avait quelque ressemblance avec la leur. L'ami qu'il avait perdu avait été pour lui une sorte de frère aîné, un compagnon de jeunesse, un guide qu'il idolâtrait. C'était un de ces jeunes Juifs, brûlés d'intelligence et d'ardeur généreuse, qui souffrent du dur milieu qui les entoure, qui se sont donnés pour tâche de relever leur race, et, par leur race, le monde, qui se dévorent eux-mêmes, qui se consument de toutes parts et flambent, en quelques heures, comme une torche de résine. Sa flamme avait réchauffé l'apathie du petit Weil. Tant que l'ami vécut, Weil marcha à ses côtés, dans l'auréole de foi, -- foi dans la science, dans le pouvoir de l'esprit, dans le bonheur-futur, -- que rayonnait autour d'elle cette âme messianique [8]. Après qu'elle l'eut laissé seul, Weil, faible et ironique, se laissa couler des hauteurs de cet idéalisme dans les sables de l'Ecclésiaste, que porte en elle toute intelligence juive, et qui sont toujours prêts à la boire. Mais jamais il n'avait oublié les heures passées avec l'ami, dans la lumière : il en gardait jalousement la clarté presque effacée. Il n'avait jamais parlé de lui à personne, même pas à sa femme, qu'il aimait : c'était chose sacrée. Et ce vieil homme, qu'on croyait prosaïque et de cœur sec, arrivé au terme de sa vie, se répétait en secret la pensée tendre et amère d'un brahmane de l'Inde antique :
« L'arbre empoisonné du monde produit deux fruits plus doux que l'eau de la fontaine de la vie : l'un est la poésie, et l'autre est l'amitié. »
Il s'intéressa dès lors à Christophe et Olivier. Discrètement, connaissant leur fierté, il se fit remettre par Mooch le volume des poésies d'Olivier, qui venait d'être publié ; et, sans que les deux amis fissent une démarche, sans qu'ils eussent même soupçon de ses projets, il obtint pour l'ouvrage un prix d'Académie, qui tomba fort à point, au milieu de leur gêne.
Quand Christophe apprit que ce secours inattendu leur venait d'un homme qu'il était disposé à juger mal, il eut remords de ce qu'il avait pu dire ou penser ; et surmontant son aversion pour les visites, il alla le remercier. Sa bonne intention ne fut pas récompensée. L'ironie du vieux Weil se réveilla en présence du jeune enthousiasme de Christophe, quoiqu'il fit effort pour la lui cacher ; et ils s'entendirent assez mal ensemble.
Le jour où Christophe, reconnaissant et irrité, remontait dans sa mansarde, après la visite à Weil, il y trouva, avec le bon Mooch, qui venait rendre à Olivier quelque service nouveau, un article de revue désobligeant sur sa musique, par Lucien Lévy-Cœur, -- non pas une franche critique, mais d'une bienveillance insultante, qui, par un jeu de persiflage raffiné, s'amusait à le mettre sur la même ligne que des musiciens de troisième ou de quatrième ordre, qu'il exécrait.
-- Remarques-tu, dit Christophe à Olivier, après le départ de Mooch, que nous avons toujours affaire aux Juifs, uniquement aux Juifs ? Ah ! ça, serions-nous Juifs, nous-mêmes ? Rassure-moi ! On dirait que nous les attirons. Ils sont partout sur notre chemin, ennemis ou alliés.
-- C'est qu'ils sont plus intelligents que les autres, dit Olivier. Les Juifs sont presque les seuls chez nous, avec qui un homme libre peut causer des choses neuves, des choses vivantes. Les autres s'immobilisent dans le passé, les choses mortes. Par malheur, ce passé n'existe pas pour les Juifs, ou du moins il n'est pas le même que pour nous. Avec eux, nous ne pouvons nous entretenir que d'aujourd'hui, avec ceux de notre race que d'hier. Vois l'activité juive, dans tous les ordres : commerce, industrie, enseignement, science, bienfaisance, œuvres d'art...
-- Ne parlons pas de l'art ; dit Christophe.
-- Je ne dis pas que ce qu'ils font me soit toujours sympathique : c'est même odieux, souvent. Du moins, ils vivent et ils savent comprendre ceux qui vivent. Nous ne pouvons nous passer d'eux.
-- Il ne faut rien exagérer, dit Christophe, gouailleur. Je saurais m'en passer.
-- Tu saurais vivre, peut-être. Mais à quoi te servirait, si ta vie et ton œuvre restaient inconnues de tous, comme elles le seraient probablement sans eux ? Sont-ce nos coreligionnaires qui viendraient à notre secours ? Le Catholicisme laisse périr, sans un geste pour les défendre, les meilleurs de son sang. Tous ceux qui sont religieux du fond de l'âme, tous ceux qui donnent leur vie à la défense de Dieu, -- s'ils ont eu l'audace de se détacher de la règle catholique et de s'affranchir de l'autorité de Rome, -- aussitôt ils deviennent à l'indigne horde qui se dit catholique, non seulement indifférents, mais hostiles ; elle fait le silence sur eux, elle les abandonne en proie aux ennemis communs. Un esprit libre, quelle que soit sa grandeur, -- si, chrétien de cœur, il n'est pas chrétien d'obéissance, -- qu'importe aux catholiques qu'il incarne ce qu'il y a de plus pur dans leur foi et de vraiment divin ? Il n'est pas du troupeau, de la secte aveugle et sourde, qui ne pense point par soi-même. On le rejette, on se réjouit de le voir souffrir seul, déchiré par l'ennemi, appelant à l'aide ses frères, pour la foi desquels il meurt. Il y a dans le catholicisme d'aujourd'hui une puissance d'inertie meurtrière. Il pardonnerait plus aisément à ses ennemis qu'à ceux qui veulent le réveiller et lui rendre la vie... Que serions-nous, mon pauvre Christophe, quelle serait notre action, à nous, catholiques de race, qui nous sommes faits libres, sans une poignée de libres protestants et de Juifs ? Les Juifs sont dans l'Europe d'aujourd'hui les agents les plus vivaces de tout ce qu'il y a de bien et de mal. Ils transportent au hasard le pollen de la pensée. N'as-tu pas eu en eux tes pires ennemis et tes amis de la première heure ?
-- Cela est vrai, dit Christophe ; ils m'ont encouragé, soutenu, adressé les paroles qui raniment dans la lutte, en montrant qu'on est compris. Sans doute, de ces amis-là, bien peu me sont restés fidèles : leur amitié n'a été qu'un feu de paille. N'importe ! C'est beaucoup que cette lueur passagère, dans la nuit. Tu as raison : ne soyons pas ingrats !
-- Ne soyons pas inintelligents surtout, dit Olivier. N'allons pas mutiler notre civilisation déjà malade, en prétendant l'ébrancher de quelques-uns de ses rameaux les plus vivaces. Si le malheur voulait que les Juifs fussent chassés d'Europe, elle en resterait appauvrie d'intelligence et d'action, jusqu'au risque de la faillite complète. Chez nous particulièrement, dans l'état de la vitalité française, leur expulsion serait pour la nation une saignée plus meurtrière encore que l'expulsion des protestants au XVIIe siècle. -- Sans doute, ils tiennent, en ce moment, une place sans proportion avec leur valeur réelle. Ils abusent de l'anarchie politique et morale d'aujourd'hui, qu'ils ne contribuent pas peu à accroître, par goût naturel, et parce qu'ils s'y trouvent bien. Les meilleurs, comme cet excellent Mooch, ont le tort d'identifier sincèrement les destinées de la France avec leurs rêves juifs, qui nous sont souvent plus dangereux qu'utiles. Mais on ne peut leur en vouloir de ce qu'ils rêvent de faire la France à leur image : c'est qu'ils l'aiment. Si leur amour est redoutable, nous n'avons qu'à nous défendre et à les tenir à leur rang, qui est, chez nous, le second. Non que je croie leur race inférieure à la nôtre : -- (ces questions de suprématie de races sont niaises et dégoûtantes.) -- Mais il est inadmissible qu'une race étrangère, qui ne s'est pas encore fondue avec la nôtre, ait la prétention de connaître mieux ce qui nous convient, que nous-mêmes. Elle se trouve bien en France : j'en suis fort aise ; mais qu'elle n'aspire point à en faire une Judée ! Un gouvernement intelligent et fort, qui saurait tenir les Juifs à leur place, ferait d'eux un des plus utiles instruments de la grandeur française ; et il leur rendrait service, autant qu'à nous. Ces êtres hypernerveux, agités et incertains, ont besoin d'une loi qui les tienne et d'un maître sans faiblesse, mais juste, qui les mate. Les Juifs sont comme les femmes : excellents, quand on les tient en bride ; mais leur domination, à celles-ci et à ceux-là, est exécrable ; et ceux qui s'y soumettent donnent un spectacle ridicule.
Malgré leur mutuel amour et l'intuition qu'il leur donnait de l'âme de l'ami, il y avait en eux des choses que Christophe et Olivier n'arrivaient pas à bien comprendre, et qui même les choquaient. Dans les premiers temps de l'amitié, où chacun fait effort pour ne laisser subsister de lui que ce qui ressemble à son ami, ils ne s'en aperçurent pas. Mais peu à peu l'image des deux races revint flotter à la surface. Ils eurent de petits froissements, que leur tendresse ne réussissait pas toujours à éviter.
Ils s'égaraient dans des malentendus. L'esprit d'Olivier était un mélange de foi, de liberté, de passion, d'ironie, de doute universel, dont Christophe ne parvenait pas à saisir la formule. Olivier, de son côté, était choqué du manque de psychologie de Christophe ; son aristocratie de vieille race intellectuelle souriait de la maladresse de cet esprit vigoureux, mais lourd et tout d'une pièce, qui ne savait pas s'analyser, et qui était la dupe des autres et de soi. La sentimentalité de Christophe, ses effusions bruyantes, sa facilité d'émotion, semblaient à Olivier quelquefois agaçantes et même légèrement ridicules. Sans parler d'un certain culte de la force, de cette conviction allemande en l'excellence morale du poing, Faustrecht, dont Olivier et son peuple avaient de bonnes raisons pour n'être pas persuadés.
Et Christophe ne pouvait souffrir l'ironie d'Olivier, qui l'irritait souvent jusqu'à la fureur ; il ne pouvait souffrir sa manie de raisonner, son analyse perpétuelle, je ne sais quelle immoralité intellectuelle, surprenante chez un homme aussi épris qu'Olivier de la pureté morale, et qui avait sa source dans la largeur de son intelligence : car elle répugnait à toute négation, et se plaisait au spectacle des pensées opposées. Olivier regardait les choses, d'un point de vue en quelque sorte historique, panoramique ; il avait un tel besoin de tout comprendre qu'il voyait à la fois le pour et le contre ; et il les soutenait tour à tour, suivant qu'on soutenait devant lui la thèse opposée ; il finissait par se perdre lui-même dans ses contradictions. À plus forte raison, déroutait-il Christophe. Cependant, ce n'était chez lui ni désir de contredire, ni penchant au paradoxe ; c'était une nécessité impérieuse de justice et de bon sens : il était froissé par la sottise de tout parti pris ; et il lui fallait réagir. La façon crue dont Christophe jugeait les actes et les hommes immoraux, en grossissant la réalité, choquait Olivier, qui, bien qu'aussi pur, n'était pas du même acier inflexible, mais se laissait tenter, teinter, toucher par les influences extérieures. Il protestait contre les exagérations de Christophe, et il exagérait en sens inverse. Journellement, ce travers d'esprit le conduisait à soutenir contre ses amis la cause de ses adversaires. Christophe se fâchait. Il reprochait à Olivier ses sophismes et son indulgence. Olivier souriait : il savait bien quelle absence d'illusions recouvrait cette indulgence ; il savait que Christophe croyait à beaucoup plus de choses que lui, et qu'il les acceptait mieux ! Mais Christophe, sans regarder ni à droite ni à gauche, fonçait, comme un sanglier. Il en avait surtout à la « bonté » parisienne.
-- Le grand argument dont ils sont si fiers pour « pardonner » aux gredins, c'est, disait-il, que les gredins sont assez malheureux de l'être, ou qu'ils sont irresponsables... Mais d'abord, il n'est pas vrai que ceux qui font le mal soient malheureux. C'est là une idée de morale en action, de mélodrames niais, d'optimisme stupide, comme celui qui s'étale béatement dans Scribe et dans Capus, -- (Scribe et Capus, vos grands hommes parisiens, les artistes dont est digne votre société de bourgeois jouisseurs, hypocrites, enfantins, trop lâches pour oser regarder en face leur bassesse)... Un gredin peut très bien être un homme heureux. Il a même les plus grandes chances pour l'être. Et quant à son irresponsabilité, c'est une autre sottise. Ayez donc le courage de reconnaître que la Nature étant indifférente au bien et au mal, et par là même méchante, un homme peut être criminel et parfaitement sain. La vertu n'est pas une chose naturelle. Elle est l'œuvre de l'homme. Qu'il la défende ! La société humaine a été bâtie par une poignée d'êtres plus forts et plus grands. Leur devoir est de ne pas laisser entamer leur ouvrage héroïque par la racaille au cœur de chien.
Ces pensées n'étaient pas, au fond, très différentes de celles d'Olivier ; mais, par un secret instinct d'équilibre, il ne se sentait jamais aussi dilettante que quand il entendait des paroles de combat.
-- Ne t'agite donc pas, ami, disait-il à Christophe. Laisse le monde mourir. Comme les compagnons du Décaméron [9], respirons en paix les jardins embaumés de la pensée, tandis qu'autour de la colline de cyprès, enguirlandés de roses, Florence est dévastée par la peste noire.
Il s'amusait pendant des journées à démonter l'art, la science, la pensée, pour en chercher les rouages cachés ; il en arrivait à un pyrrhonisme, où rien de ce qui était n'était plus qu'une fiction de l'esprit, une construction en l'air, qui n'avait même pas l'excuse, comme les figures géométriques, d'être nécessaire à l'esprit. Christophe enrageait :
-- La machine allait bien ; pourquoi la démonter ? Tu risques de la briser. Et te voilà bien avancé, après ! Qu'est-ce que tu veux prouver ? Que rien n'est rien ? Parbleu ! Je le sais bien. C'est parce que le néant nous envahit de toutes parts que je lutte. Rien n'existe ?... Moi, j'existe. Il n'y a pas de raison d'agir ?... Moi, j'agis. Ceux qui aiment la mort, qu'ils meurent s'ils veulent ! Moi, je vis, je veux vivre. Ma vie sur un plateau de la balance, la pensée sur l'autre... Au diable, la pensée !...
Il se laissait emporter par sa violence ; et, dans la discussion, il disait des paroles blessantes. À peine les avait-il dites qu'il en avait le regret. Il eût voulu les retirer ; mais le mal était fait. Olivier était sensible ; il avait l'épiderme facilement écorché ; un mot rude, surtout, de quelqu'un qu'il aimait, le déchirait. Il n'en disait rien par orgueil, il se repliait en soi. Il n'était pas sans voir non plus, chez son ami, de ces soudaines lueurs d'égoïsme inconscient, qui sont chez tout grand artiste. Il sentait qu'à certaines heures, sa vie ne valait pas cher pour Christophe, au prix d'une belle musique : -- (Christophe ne prenait guère la peine de le lui cacher !) -- Il le comprenait, il trouvait que Christophe avait raison ; mais il était triste.
Et puis, Christophe avait dans sa nature toutes sortes d'éléments troubles, qui échappaient à Olivier et qui l'inquiétaient. C'étaient des bouffées brusques d'humour baroque et redoutable. Certains jours, il ne voulait pas parler ; ou il avait des accès de malice diabolique, il cherchait à blesser. Ou bien, il disparaissait : on ne le revoyait plus de la journée et d'une partie de la nuit. Une fois, il resta deux jours de suite absent. Dieu sait ce qu'il faisait ! Il ne le savait pas trop lui-même... En vérité, sa puissante nature, comprimée dans cette vie et ce logement étroits, comme dans une cage à poulets, était par moments sur le point d'éclater. La tranquillité de son ami le rendait enragé : il avait envie de lui faire du mal. Il lui fallait se sauver, se tuer de fatigue. Il battait les rues de Paris et la banlieue, en quête vaguement de quelque aventure, que parfois il trouvait ; et il n'eût pas été fâché d'une mauvaise rencontre, qui lui permît de dépenser le trop-plein de sa force, dans une rixe... Olivier, avec sa pauvre santé et sa faiblesse physique, avait peine à comprendre. Christophe ne comprenait pas mieux. Il s'éveillait de ces égarements, comme d'un rêve éreintant, -- un peu honteux, inquiet de ce qu'il avait fait et de ce qu'il pourrait encore faire. Mais la bourrasque de folie passée, il se retrouvait comme un grand ciel lavé après l'orage, pur de toute souillure, serein et souverain. Il redevenait plus tendre que jamais pour Olivier, et il se tourmentait du mal qu'il lui avait causé. Il ne s'expliquait plus leurs petites brouilles. Tous les torts n'étaient pas toujours de son côté ; mais il ne s'en regardait pas comme moins coupable ; il se reprochait la passion qu'il mettait à avoir raison : il pensait qu'il vaut mieux se tromper avec son ami, qu'avoir raison contre lui.
Leurs malentendus étaient surtout pénibles, lorsqu'ils se produisaient le soir, et que les deux amis devaient passer la nuit dans cette désunion, qui était pour tous deux un désarroi moral. Christophe se relevait pour écrire un mot, qu'il glissait sous la porte d'Olivier ; et le lendemain, à son réveil, il lui demandait pardon. Ou même, dans la nuit, il frappait à sa porte : il n'aurait pu attendre au lendemain. Olivier ne dormait pas plus que lui. Il savait bien que Christophe l'aimait et n'avait pas voulu l'offenser ; mais il avait besoin de le lui entendre dire. Christophe le disait : tout était effacé. Quel calme délicieux ! Ils dormaient bien, après !
-- Ah ! soupirait Olivier, qu'il est difficile de se comprendre !
-- Aussi, qu'est-il besoin de se comprendre toujours ? disait Christophe. J'y renonce. Il n'y a qu'à s'aimer.
Ces petits froissements, qu'ils s'ingéniaient ensuite à guérir, avec une tendresse inquiète, les rendaient presque plus chers l'un à l'autre. Dans les moments de brouille, Antoinette reparaissait dans les yeux d'Olivier. Les deux amis se témoignaient des attentions féminines. Christophe ne laissait point passer la fête d'Olivier, sans la célébrer par une œuvre qui lui était dédiée, par des fleurs, un gâteau, un cadeau, achetés, Dieu sait comment ! -- (car l'argent manquait souvent dans le ménage). -- Olivier s'abîmait les yeux à recopier la nuit, en cachette, les partitions de Christophe.
Les malentendus entre amis ne sont jamais bien graves, tant qu'un tiers ne s'interpose pas entre eux. -- Mais cela ne pouvait manquer d'arriver : trop de gens en ce monde, s'intéressent aux affaires des autres, afin de les embrouiller.
Olivier connaissait les Stevens, que Christophe fréquentait naguère ; et il avait subi l'attraction de Colette. Si Christophe ne l'avait pas rencontré dans la petite cour de son ancienne amie, c'était qu'à ce moment Olivier, accablé par la mort de sa sœur, s'enfermait dans son deuil et ne voyait personne. Colette, de son côté, n'avait fait aucun effort pour le voir : elle aimait bien Olivier, mais elle n'aimait pas les gens malheureux ; elle se disait si sensible que le spectacle de la tristesse lui était intolérable : elle attendait que celle d'Olivier fût passée. Lorsqu'elle apprit qu'il paraissait guéri et qu'il n'y avait plus de danger de contagion, elle se risqua à lui faire signe. Olivier ne se fit pas prier. Il était à la fois sauvage et mondain, facilement séduit ; et il avait un faible pour Colette. Quand il annonça à Christophe son intention de retourner chez elle, Christophe, trop respectueux de la liberté de son ami pour exprimer un blâme, se contenta de hausser les épaules, et dit, d'un air railleur :
-- Va, petit, si cela t'amuse.
Mais il se garda bien de l'y suivre. Il était décidé à ne plus avoir affaire avec ces coquettes. Non qu'il fût misogyne : il s'en fallait de beaucoup. Il avait une prédilection tendre pour les jeunes femmes qui travaillent, les petites ouvrières, employées, fonctionnaires, qu'on voit se hâter, le matin, toujours un peu en retard, à demi éveillées, vers leur atelier ou leur bureau. La femme ne lui paraissait avoir tout son sens que quand elle agissait, quand elle s'efforçait d'être par elle-même, de gagner son pain et son indépendance. Et elle ne lui paraissait même avoir qu'ainsi toute sa grâce, l'alerte souplesse des mouvements, l'éveil de tous ses sens, l'intégrité de sa vie et de sa volonté. Il détestait la femme oisive et jouisseuse : elle lui faisait l'effet d'un animal repu, qui digère et s'ennuie, dans des rêveries malsaines. Olivier, au contraire, adorait le farniente des femmes, leur charme de fleurs, qui ne vivent que pour être belles et parfumer l'air autour d'elles. Il était plus artiste, et Christophe plus humain. À l'encontre de Colette, Christophe aimait d'autant plus les autres qu'ils avaient plus de part aux souffrances du monde. Ainsi, il se sentait lié à eux par une compassion fraternelle.
Colette était surtout désireuse de revoir Olivier, depuis qu'elle avait appris son amitié avec Christophe : car elle était curieuse d'en savoir les détails. Elle gardait un peu rancune à Christophe de la façon dédaigneuse, dont il semblait l'avoir oubliée ; et, sans désir de se venger -- (cela n'en valait pas la peine), -- elle eût été bien aise de lui jouer quelque tour. Jeu de chatte, qui mordille, afin qu'on fasse attention à elle. Enjôleuse, comme elle savait l'être, elle n'eut pas de peine à faire parler Olivier. Personne n'était plus clairvoyant que lui et moins dupe des gens, quand il en était loin ; personne ne montrait plus de confiance naïve, quand il se trouvait en présence de deux aimables yeux. Colette témoignait un intérêt si sincère à son amitié pour Christophe qu'il se laissa aller à en raconter l'histoire, et même certains de leurs petits malentendus amicaux, qui lui semblaient plaisants, à distance, et où il s'attribuait tous les torts. Il confia aussi à Colette les projets artistiques de Christophe et quelques-uns de ses jugements, -- qui n'étaient pas flatteurs, -- sur la France et les Français. Toutes choses qui n'avaient pas grande importance, par elles-mêmes, mais que Colette se hâta de colporter, en les arrangeant à sa manière, autant afin d'en rendre le récit plus piquant, que par une malignité cachée, à l'égard de Christophe. Et comme le premier à recevoir ses confidences fut naturellement son inséparable Lucien Lévy-Cœur, qui n'avait aucune raison de les tenir secrètes, elles se répandirent et s'embellirent en route ; elles prirent un tour de pitié ironique et un peu insultante pour Olivier dont on fit une victime. Il semblait que l'histoire ne dût avoir d'intérêt pour personne, les deux héros étant fort peu connus ; mais un Parisien s'intéresse toujours à ce qui ne le regarde pas. Si bien qu'un jour Christophe recueillit lui-même ces secrets de la bouche de Mme Roussin. Le rencontrant à un concert, elle lui demanda s'il était vrai qu'il se fût brouillé avec ce pauvre Olivier Jeannin ; et elle s'informa de ses travaux, en faisant allusion à des choses qu'il croyait connues de lui seul et d'Olivier. Et lorsqu'il lui demanda de qui elle tenait ces détails, elle lui dit que c'était de Lucien Lévy-Cœur, qui les tenait lui-même d'Olivier.
Christophe fut assommé par ce coup. Violent et sans critique, il ne lui vint pas à l'idée de discuter l'invraisemblance de la nouvelle ; il ne vit qu'une chose : ses secrets, confiés à Olivier, avaient été livrés à Lucien Lévy-Cœur. Il ne put rester au concert ; il quitta la salle aussitôt. Autour de lui, c'était le vide. Il se disait : « Mon ami m'a trahi !... »
Olivier était chez Colette. Christophe ferma à clef la porte de sa chambre, pour qu'Olivier ne pût pas, ainsi qu'à l'ordinaire, causer un moment avec lui, lorsqu'il rentrerait. Il l'entendit en effet revenir, tâcher d'ouvrir la porte, lui chuchoter bonsoir à travers la serrure : il ne bougea point. Il était assis sur son lit, dans l'obscurité, la tête entre les mains, se répétant : « Mon ami m'a trahi !... » ; et il resta ainsi une partie de la nuit. C'est alors qu'il sentit combien il aimait Olivier ; car il ne lui en voulait pas de sa trahison : il souffrait seulement. Celui qu'on aime a tout droit contre vous, même de ne plus vous aimer. On ne peut lui en vouloir, on ne peut que s'en vouloir d'être si peu digne d'amour, puisqu'il vous abandonne. Et c'est une peine mortelle.
Le lendemain matin, quand il vit Olivier, il ne parla de rien ; il lui était odieux de faire des reproches, -- reproches d'avoir abusé de sa confiance, d'avoir jeté ses secrets en pâture à l'ennemi : -- il ne put dire un seul mot. Mais son visage parlait pour lui ; il était hostile et glacé. Olivier en fut saisi ; il n'y comprenait rien. Timidement, il essaya de savoir ce que Christophe avait contre lui. Christophe se détourna brutalement, sans répondre. Olivier, blessé à son tour, se tut, et dévora son chagrin, en silence. Ils ne se virent plus, de tout le jour.
Quand Olivier l'eût fait souffrir mille fois davantage, jamais Christophe n'eût rien fait pour se venger, à peine pour se défendre : Olivier lui était sacré. Mais l'indignation qu'il ressentait avait besoin de se décharger sur quelqu'un ; et puisque ce ne pouvait être sur Olivier, ce fut sur Lucien Lévy-Cœur. Avec son injustice et sa passion habituelles, il lui attribua aussitôt la responsabilité de la faute qu'il prêtait à Olivier ; et il y avait pour lui une souffrance de jalousie insupportable à penser qu'un homme de cette espèce avait pu lui enlever l'affection de son ami, comme il l'avait déjà évincé de l'amitié de Colette Stevens. Pour achever de l'exaspérer, le même jour, lui tomba sous les yeux un article de Lévy-Cœur, à propos d'une représentation de Fidelio. Il y parlait de Beethoven sur un ton de persiflage, et raillait agréablement son héroïne pour prix Montyon. Christophe voyait mieux que quiconque les ridicules de la pièce, et même certaines erreurs de la musique. Il n'avait pas toujours montré un respect exagéré pour les maîtres reconnus. Mais il ne se piquait point d'être toujours d'accord avec lui-même et d'une logique à la française. Il était de ces gens qui veulent bien relever les fautes de ceux qu'ils aiment, mais qui ne le permettent pas aux autres. C'était d'ailleurs tout autre chose de critiquer un grand artiste, si âprement que ce fût, à la façon de Christophe, par foi passionnée dans l'art, et même -- (on pouvait dire) -- par un amour intransigeant pour sa gloire, qui ne supportait point en lui la médiocrité, -- ou de ne chercher dans ces critiques, comme faisait Lévy-Cœur, qu'à flatter la bassesse du public et à faire rire la galerie, aux dépens d'un grand homme. Puis, quelque libre que fût Christophe en ses jugements, il y avait une musique, qu'il avait tacitement réservée, et à laquelle il ne fallait point toucher : c'était celle qui était plus et mieux que de la musique, celle qui était une grande âme bienfaisante, où l'on puisait la consolation, la force et l'espérance. La musique de Beethoven était de celles-là. Voir un faquin l'outrager l'exaspéra. Ce n'était plus une question d'art, c'était une question d'honneur ; tout ce qui donne du prix à la vie, l'amour, l'héroïsme, la vertu passionnée, y étaient engagés. On ne peut pas plus permettre qu'on y porte atteinte que si l'on entendait insulter la femme qu'on vénère et qu'on aime : il faut haïr et tuer... Que dire, quand l'insulteur était, de tous les hommes, celui que Christophe méprisait le plus !
Et le hasard voulut que, le soir, les deux hommes se trouvèrent face à face.
Pour ne pas rester seul avec Olivier, Christophe était allé, contre son habitude, à une soirée chez Roussin. On lui demanda de jouer. Il le fit à contrecœur. Toutefois, au bout d'un instant, il s'était absorbé dans le morceau qu'il jouait, lorsque, levant les yeux, il aperçut à quelques pas, dans un groupe, les yeux ironiques de Lucien Lévy-Cœur, qui l'observaient. Il s'arrêta net, au milieu d'une mesure ; et, se levant, il tourna le dos au piano. Il se fit un silence de gêne. Mme Roussin, surprise, vint à Christophe, avec un sourire forcé ; et, prudemment, -- n'étant pas très sûre que le morceau ne fût pas terminé, -- elle lui demanda :
-- Vous ne continuez pas, monsieur Krafft ?
-- J'ai fini, répondit-il sèchement.
À peine eut-il parlé qu'il sentit son inconvenance ; mais au lieu de le rendre plus prudent, cela ne fit que l'exciter davantage. Sans prendre garde à l'attention railleuse de l'auditoire, il alla s'asseoir dans un coin du salon, d'où il pouvait suivre les mouvements de Lévy-Cœur. Son voisin, un vieux général, à la figure rosée et endormie, avec des yeux bleu pâle, d'expression enfantine, se crut obligé de lui adresser des compliments sur l'originalité du morceau. Christophe s'inclinait, ennuyé, et il grognait des sons inarticulés. L'autre continuait de parler, excessivement poli, avec son sourire insignifiant et doux ; et il aurait voulu que Christophe lui expliquât comment il pouvait jouer de mémoire tant de pages de musique. Christophe se demandait s'il ne jetterait pas d'une bourrade le bonhomme en bas du canapé. Il voulait entendre ce que disait Lévy-Cœur : il guettait un prétexte pour s'attaquer à lui. Depuis quelques minutes, il sentait qu'il allait faire une sottise : rien au monde n'aurait pu l'empêcher de la faire. -- Lucien Lévy-Cœur expliquait à un cercle de dames, avec sa voix de fausset, les intentions des grands artistes et leurs secrètes pensées. Dans un silence, Christophe entendit qu'il parlait, avec des sous-entendus polissons, de l'amitié de Wagner et du roi Louis.
-- Assez ! cria-t-il, en frappant du poing la table, près de lui.
On se retourna avec stupeur. Lucien Lévy-Cœur, rencontrant le regard de Christophe, pâlit légèrement, et dit :
-- Est-ce à moi que vous parlez ?
-- À toi, chien ! fit Christophe.
Il se leva, d'un bond.
-- Il faut donc que tu salisses tout ce qu'il y a de grand, au monde ! continua-t-il avec fureur. À la porte, cabot, ou je te flanque par la fenêtre !
Il s'avançait vers lui. Les dames s'écartèrent, avec de petits cris. Il y eut quelque désordre. Christophe fut entouré aussitôt. Lucien Lévy-Cœur s'était à demi soulevé ; puis, il reprit sa pose négligente dans son fauteuil. Appelant à voix basse un domestique qui passait, il lui remit une carte ; et il continua l'entretien, comme si rien ne s'était passé ; mais ses paupières battaient nerveusement, et ses yeux clignotants jetaient des regards de côté, pour observer les gens. Roussin s'était planté devant Christophe, et, le tenant par les revers de son habit, il le poussait vers la porte. Christophe, furieux et honteux, tête baissée, avait devant les yeux ce large plastron de chemise blanche, dont il comptait les boutons en brillants ; et il sentait sur son visage le souffle du gros homme.
-- Eh bien, mon cher, eh bien ! disait Roussin, qu'est-ce qui vous prend ? Qu'est-ce que ces façons ? Observez-vous, sacrebleu ! Savez-vous où vous êtes ? Voyons, êtes-vous fou ?
-- Du diable si je remets les pieds chez vous ! dit Christophe, en se dégageant. Et il gagna la porte.
Prudemment, on lui faisait place. Au vestiaire, un domestique lui présenta un plateau. Il y avait, dessus, la carte de Lucien Lévy-Cœur. Il la prit sans comprendre, la lut tout haut ; puis, brusquement, il chercha dans ses poches en soufflant de colère ; il en tira, après une demi-douzaine d'objets variés, trois ou quatre cartes froissées et salies :
-- Tiens ! Tiens ! Tiens ! -- fit-il, en les jetant sur le plateau, si violemment qu'une d'elles tomba à terre.
Il sortit.
Olivier n'était au courant de rien. Christophe avait pris pour témoins les premiers venus : le critique musical Théophile Goujart, et un Allemand, le docteur Barth, privat-docent dans une université suisse, qu'il avait rencontré un soir dans une brasserie, et avec qui il avait lié connaissance, quoiqu'il eût peu de sympathie pour lui : mais ils pouvaient parler ensemble du pays. Après entente avec les témoins de Lucien Lévy-Cœur, l'arme choisie fut le pistolet. Christophe ignorait également toutes les armes, et Goujart lui dit qu'il ne ferait pas mal de venir avec lui à un tir pour prendre quelques leçons ; mais Christophe s'y refusa ; et, en attendant le lendemain, il se remit au travail.
Son travail était distrait. Il entendait bourdonner, comme dans un mauvais sommeil, une idée vague et fixe... « C'était désagréable, oui, désagréable... Quoi donc ? -- Ah ! ce duel, demain... Plaisanterie ! On ne se touche jamais... Cela se pourrait pourtant... Eh bien, après ?... Après, mais justement, après... Un pressement de doigt de cet animal peut m'effacer de la vie... Allons donc ! Oui, demain, dans deux jours, je pourrai être couché dans cette terre qui pue... Bah ! ici ou ailleurs !... Ah ! ça, est-ce que je serais lâche ? -- Non, mais il serait infâme de perdre dans une niaiserie le monde de pensée, que je sens grandir en moi... Au diable, ces luttes d'aujourd'hui, où l'on prétend égaliser les chances des adversaires ! La belle égalité, que celle qui donne à la vie d'un drôle autant de prix qu'à la mienne ! Que ne nous met-on en présence avec nos poings et des bâtons ? Ce serait un plaisir. Mais cette froide fusillade !... Et naturellement, il sait tirer, et je n'ai jamais tenu un pistolet... Ils ont raison : il faut que j'apprenne... Il veut me tuer ? C'est moi qui le tuerai. »
Il descendit. Il y avait un tir, à quelques pas de sa maison. Christophe demanda une arme, et se fit expliquer comment il fallait la tenir. Au premier coup, il faillit tuer le gérant ; il recommença deux fois, trois fois, et ne réussit pas mieux ; il s'impatienta : ce fut bien pis. Autour de lui, quelques jeunes gens regardaient et riaient. Il n'y faisait pas attention. Il s'obstina si indifférent aux moqueries et si décidé à réussir que, comme il arrive toujours, on ne tarda pas à s'intéresser à cette patience maladroite ; un des spectateurs lui donna des conseils. Lui, si violent d'habitude, écoutait, avec une docilité d'enfant : il luttait contre ses nerfs, qui faisaient trembler sa main ; il se raidissait, les sourcils contractés ; la sueur coulait sur ses joues ; il ne disait pas un mot ; mais, de temps en temps, il avait un sursaut de colère ; puis, il se remettait à tirer. Il resta deux heures. Après deux heures, il mettait dans le but. Rien de plus saisissant que cette volonté domptant un corps rebelle. Elle inspirait le respect. Des railleurs du début, les uns étaient partis, les autres se turent peu à peu ; et ils n'avaient pu se décider à abandonner le spectacle. Ils saluèrent amicalement Christophe, quand il partit.
En rentrant, Christophe trouva le bon Mooch, qui l'attendait, inquiet. Mooch avait appris l'altercation ; il voulait savoir la cause de la querelle. Malgré les réticences de Christophe qui ne voulait pas accuser Olivier, il finit par deviner. Comme il était de sang-froid et qu'il connaissait les deux amis, il ne douta point qu'Olivier ne fût innocent de la petite trahison qui lui était imputée. Il se mit en quête, et n'eut pas de peine à découvrir que tout le mal venait des bavardages de Colette et de Lévy-Cœur. Il revint précipitamment en apporter la preuve à Christophe ; il se figurait ainsi empêcher la rencontre. Ce fut tout le contraire : Christophe n'en conçut que plus de ressentiment contre Lévy-Cœur, quand il sut que, grâce à lui, il avait pu douter de son ami. Pour se débarrasser de Mooch, qui le conjurait de ne pas se battre, il promit tout ce que Mooch voulut. Mais son parti était pris. Il était joyeux, maintenant ; c'était pour Olivier qu'il allait se battre. Ce n'était pas pour lui !
Une réflexion de l'un des témoins, tandis que la voiture montait l'allée à travers bois, réveilla brusquement l'attention de Christophe. Il chercha à lire ce qu'ils pensaient, et il constata qu'il leur était indifférent. Le professeur Barth calculait à quelle heure l'affaire serait finie, et s'il pourrait revenir à temps pour terminer encore dans la journée un travail commencé aux Manuscrits de la Bibliothèque Nationale. Des trois compagnons de Christophe, il était celui qui s'intéressait le plus à l'issue du combat, par amour-propre germanique. Goujart ne s'occupait ni de Christophe, ni de l'autre Allemand, et causait de sujets scabreux de physiologie égrillarde avec le docteur Jullien. Un jeune médecin toulousain, que Christophe avait eu naguère comme voisin de palier, et qui venait lui emprunter sa lampe à esprit de vin, son parapluie, ses tasses à café, qu'il rapportait invariablement cassés. Il lui donnait en échange des consultations gratuites, essayait sur lui des remèdes, et s'amusait de sa naïveté. Sous son impassibilité d'hidalgo castillan, somnolait une gouaillerie perpétuelle. Il était prodigieusement réjoui de cette aventure, qui lui paraissait burlesque ; et d'avance, il escomptait les maladresses de Christophe. Il trouvait plaisant de faire cette promenade en voiture dans les bois, aux frais du brave Krafft. -- C'était le plus clair des pensées du trio : ils envisageaient la chose comme une partie de plaisir, qui ne leur coûtait rien. Aucun n'attribuait la moindre importance au duel. Ils étaient d'ailleurs préparés, avec calme, à toutes les éventualités.
Ils arrivèrent au rendez-vous, avant les autres. Une petite auberge au fond des bois. Un endroit de plaisir, plus ou moins malpropre, où les Parisiens venaient laver leur honneur. Les haies étaient fleuries de pures églantines. À l'ombre des chênes au feuillage de bronze, de petites tables étaient dressées. À l'une, trois bicyclistes étaient assis : une femme plâtrée, en culotte, avec des chaussettes noires ; et deux hommes en flanelle, abrutis par la chaleur, qui poussaient de temps en temps des grognements, comme s'ils avaient désappris de parler.
L'arrivée de la voiture souleva à l'auberge un petit brouhaha. Goujart, qui connaissait de longue date la maison et les gens, déclara qu'il se chargeait de tout. Barth entraîna Christophe sous une tonnelle, et commanda de la bière. L'air était exquisément tiède et rempli du bourdonnement des abeilles. Christophe oubliait pourquoi il était venu. Barth, vidant la bouteille, dit, après un silence :
-- Je vois ce que je vais faire.
Il but, et continua :
-- J'aurai encore le temps : j'irai à Versailles, après.
On entendait Goujart marchander aigrement avec la patronne le prix du terrain pour le combat. Jullien n'avait pas perdu son temps : en passant près des bicyclistes, il s'était extasié bruyamment sur les jambes nues de la femme ; et il s'en était suivi un déluge d'apostrophes ordurières, où Jullien n'était pas en reste. Barth dit à mi-voix :
-- Les Français sont ignobles. Frère, je bois à ta victoire.
Il choqua son verre contre le verre de Christophe. Christophe rêvait ; des bribes de musique passaient dans son cerveau, avec le ronflement harmonieux des insectes. Il avait envie de dormir.
Les roues d'une autre voiture firent grésiller le sable de l'allée. Christophe aperçut la figure pâle de Lucien Lévy-Cœur, souriant comme toujours ; et sa colère se réveilla. Il se leva, et Barth le suivit.
Lévy-Cœur, le cou serré dans une haute cravate, était mis avec une recherche qui faisait contraste avec la négligence de son adversaire. Après lui, descendirent le comte Bloch, un sportsman connu par ses maîtresses, sa collection de ciboires anciens, et ses opinions ultra-royalistes, -- Léon Mouey, autre homme à la mode, député par littérature, et littérateur par ambition politique, jeune, chauve, rasé, figure hâve et bilieuse, le nez long, les yeux ronds, crâne d'oiseau, -- enfin, le docteur Emmanuel, type de sémite très fin, bienveillant et indifférent, membre de l'Académie de médecine, directeur d'un hôpital, célèbre par de savants livres et par un scepticisme médical, qui lui faisait écouter avec une compassion ironique les doléances de ses malades, sans rien tenter pour les guérir.
Les nouveaux venus saluèrent courtoisement. Christophe répondit à peine, mais remarqua avec dépit l'empressement de ses témoins et les avances exagérées qu'ils firent aux témoins de Lévy-Cœur ; Jullien connaissait Emmanuel, et Goujart connaissait Mouey ; et ils s'approchèrent, souriants et obséquieux. Mouey les accueillit avec une froide politesse, et Emmanuel avec son sans-façon railleur. Quant au comte Bloch, resté près de Lévy-Cœur, d'un regard rapide, il venait de faire l'inventaire des redingotes et du linge de l'autre camp, et il échangeait avec son client de brèves impressions bouffonnes, presque sans ouvrir la bouche, -- calmes et corrects tous deux.
Lévy-Cœur attendait, très à l'aise, le signal du comte Bloch qui dirigeait le combat. Il considérait l'affaire comme une simple formalité. Excellent tireur, et connaissant parfaitement la maladresse de son adversaire, il n'aurait eu garde d'abuser de ses avantages et de chercher à l'atteindre, au cas bien improbable où les témoins n'eussent pas veillé à l'innocuité de la rencontre : il savait qu'il n'est pire sottise que de donner l'apparence de victime à un ennemi, qu'il est beaucoup plus sûr d'éliminer sans bruit. Mais Christophe, sa veste jetée, sa chemise ouverte sur son large cou et ses poignets robustes, attendait, le front baissé, les yeux durement fixés sur Lévy-Cœur, toute son énergie ramassée sur soi-même ; la volonté du meurtre était implacablement inscrite sur tous les traits de son visage ; et le comte Bloch, qui l'observait, pensait qu'il était heureux que la civilisation eût supprimé, autant que possible, les risques du combat.
Après que les deux balles eurent été échangées, de part et d'autre, naturellement sans résultat, les témoins s'empressèrent, félicitant les adversaires. L'honneur était satisfait. -- Mais non Christophe. Il restait là, le pistolet à la main, ne pouvant croire que ce fût fini. Volontiers, il eût admis, comme au tir de la veille, que l'on restât à se fusiller jusqu'à ce qu'on mît dans le but. Quand il entendit Goujart lui proposer de tendre la main à son adversaire, qui chevaleresquement s'avançait à sa rencontre avec son sourire éternel, cette comédie l'indigna. Rageusement, il jeta son arme, bouscula Goujart, et se précipita sur Lévy-Cœur. On eut toutes les peines du monde à l'empêcher de continuer le combat, à coups de poing.
Les témoins s'étaient interposés, tandis que Lévi-Cœur s'éloignait. Christophe se dégagea de leur groupe, et, sans écouter leurs rires et leurs objurgations, il s'en alla à grands pas vers le bois, en parlant haut et faisant des gestes furieux. Il ne s'apercevait pas qu'il avait laissé sur le terrain son veston et son chapeau. Il s'enfonça dans la forêt. Il entendit ses témoins l'appeler, en riant ; puis, ils se lassèrent, et ne s'inquiétèrent plus de lui. Un roulement de voitures qui s'éloignaient lui apprit bientôt qu'ils étaient partis. Il resta seul, au milieu des arbres silencieux. Sa fureur était tombée. Il se jeta par terre, et se vautra dans l'herbe.
Peu après, Mooch arrivait à l'auberge. Il était, depuis le matin, à la poursuite de Christophe. On lui dit que son ami était dans les bois. Il se mit à sa recherche. Il battit les taillis, il l'appela à tous les échos, et il revenait bredouille, quand il l'entendit chanter ; il s'orienta d'après la voix, et il finit par le trouver dans une petite clairière, les quatre fers en l'air, se roulant comme un veau. Lorsque Christophe le vit, il l'interpella joyeusement, il l'appela « son vieux Moloch », il lui raconta qu'il avait troué son adversaire, de part en part, comme un tamis ; il le força à jouer à saute-mouton avec lui, il le força à sauter ; et il lui assénait des tapes énormes, en sautant. Mooch, bon enfant, s'amusait presque autant que lui, malgré sa maladresse. -- Ils revinrent à l'auberge, bras dessus, bras dessous, et ils reprirent à la gare voisine le train pour Paris.
Olivier ignorait tout. Il fut surpris de la tendresse de Christophe : il ne comprenait rien à ces revirements. Le lendemain seulement, il apprit par les journaux que Christophe s'était battu. Il en fut presque malade en pensant au danger que Christophe avait couru. Il voulut savoir pourquoi ce duel. Christophe se refusait à parler. À force d'être harcelé, il dit, en riant :
-- Pour toi.
Olivier ne put en tirer une parole de plus. Mooch raconta l'histoire. Olivier, atterré, rompit avec Colette, et supplia Christophe de lui pardonner son imprudence.
Christophe, incorrigible, lui récita un vieux dicton français, en l'arrangeant malignement à sa façon pour faire enrager le bon Mooch, qui assistait, tout heureux, au bonheur des deux amis :
-- Mon petit, cela t'apprendra à te méfier...
De fille oiseuse et languarde,
De Juif patelin papelard,
D'ami fardé,
D'ennemi familier,
Et de vin éventé,
Libera nos Domine !
L'amitié était retrouvée. La menace de la perdre, qui l'avait effleurée, ne faisait que la rendre plus chère. Les légers malentendus s'étaient évanouis ; les différences mêmes entre les deux amis étaient un attrait de plus. Christophe embrassait dans son âme l'âme des deux patries, harmonieusement unies. Il se sentait le cœur riche et plein ; cette abondance heureuse se traduisait, comme à l'ordinaire chez lui, par un ruisseau de musique.
Olivier s'en émerveillait. Avec son excès de critique, il n'était pas loin de croire que la musique, qu'il adorait, avait dit son dernier mot. Il était hanté de l'idée maladive qu'à un certain degré du progrès succède fatalement la décadence ; et il tremblait que le bel art, qui lui faisait aimer la vie, ne s'arrêtât tout d'un coup, tari, bu par le sol. Christophe s'égayait de ces pensées pusillanimes. Par esprit de contradiction, il prétendait que rien n'avait été fait avant lui, que tout restait à faire. Olivier lui alléguait l'exemple de la musique française, qui semble parvenue à un point de perfection et de civilisation finissante, au delà duquel il n'y a plus rien. Christophe haussait les épaules :
-- La musique française ?... Il n'y en a pas eu encore... Et pourtant, que de belles choses vous avez à dire, dans le monde ! Il faut que vous ne soyez guère musiciens, pour ne vous en être pas avisés. Ah ! si j'étais Français !...
Et il lui énuméra tout ce qu'un Français pourrait écrire :
-- Vous vous guindez à des genres qui ne sont pas faits pour vous, et vous ne faites rien de ce qui répond à votre génie. Vous êtes le peuple de l'élégance, de la poésie mondaine, de la beauté dans les gestes, les pas, les attitudes, la mode, les costumes, et vous n'écrivez plus de ballets, vous qui auriez pu créer un art inimitable de la danse poétique... -- Vous êtes le peuple du rire intelligent, et vous ne faites plus d'opéras-comiques, ou vous laissez ce genre à des sous-musiciens. Ah ! si j'étais Français, j'orchestrerais Rabelais, je ferais des épopées bouffes... -- Vous êtes un peuple de romanciers, et vous ne faites pas de romans en musique : (car je ne compte pas pour tels les feuilletons de Gustave Charpentier). Vous n'utilisez pas vos dons d'analyse des âmes, votre pénétration des caractères. Ah ! si j'étais Français, je vous ferais des portraits en musique... (Veux-tu que je te crayonne la petite, assise en bas, dans le jardin, sous les lilas ?)... Je vous écrirais du Stendhal pour quatuor à cordes... -- Vous êtes la première démocratie de l'Europe, et vous n'avez pas de théâtre du peuple, pas de musique du peuple. Ah ! si j'étais Français, je mettrais en musique votre Révolution : le 14 juillet, le 10 août, Valmy, la Fédération, je mettrais le peuple en musique ! Non pas dans le genre faux des déclamations wagnériennes. Je veux des symphonies, des chœurs, des danses. Pas de discours ! J'en suis las. Silence aux mots ! Brosser à larges traits, en de vastes symphonies avec chœurs, d'immenses paysages, des épopées Homériques et Bibliques, le feu, la terre et l'eau et le ciel lumineux, la fièvre qui gonfle les cœurs, la poussée des instincts, des destins d'une race, le triomphe du Rythme, empereur du monde, qui asservit les millions d'hommes et qui lance leurs armées à la mort... La musique partout, la musique dans tout ! Si vous étiez musiciens, vous auriez de la musique pour chacune de vos fêtes publiques, pour vos cérémonies officielles, pour vos corporations ouvrières, pour vos associations d'étudiants, pour vos fêtes familiales... Mais, avant tout, avant tout, si vous étiez musiciens, vous feriez de la musique pure, de la musique qui ne veut rien dire, de la musique qui n'est bonne à rien, à rien qu'à réchauffer, à respirer, à vivre. Faites-moi du soleil ! Sat prata... (Comment est-ce que tu dis cela en latin ?)... Il a assez plu chez vous. Je m'enrhume dans votre musique. On ne voit pas clair : rallumez vos lanternes... Vous vous plaignez aujourd'hui des porcherie italiennes, qui envahissent vos théâtres, conquièrent votre public, vous mettent à la porte de chez vous ? C'est votre faute ! Le public est fatigué de votre art crépusculaire, de vos neurasthénies harmoniques, de votre pédantisme contra-puntique. Il va où est la vie, grossière ou non, -- la vie ! Pourquoi vous en retirez-vous ? Votre Debussy est un grand artiste ; mais il vous est malsain. Il est complice de votre torpeur. Vous auriez besoin qu'on vous réveillât rudement.
-- Tu veux nous administrer du Strauss ?
-- Pas davantage. Celui-là achèverait de vous démolir. Il faut avoir l'estomac de mes compatriotes pour supporter ces intempérances de boisson. Et ils ne les supportent même pas... La Salomé de Strauss !... Un chef-d'œuvre... Je ne voudrais pas l'avoir écrit... Je songe à mon pauvre vieux grand-père et à mon oncle Gottfried, lorsqu'ils me parlaient, sur quel ton de respect et d'amour attendri, du bel art des sons !... Disposer de ces divines puissances, et en faire un tel usage !... Un météore incendiaire ! Une Ysolde, prostituée juive. La luxure douloureuse et bestiale. La frénésie du meurtre, du viol, de l'inceste, du crime, qui gronde au fond de la décadence allemande... Et, chez vous, le spasme du suicide voluptueux, qui râle dans votre décadence française... Ici, la bête ; et là, la proie. Où, l'homme ?... Votre Debussy est le génie du bon goût ; Strauss, le génie du mauvais. Le premier est bien fade. Le second, bien déplaisant. L'un est un étang d'argent, qui se perd dans les roseaux et qui dégage un arôme de fièvre. L'autre, un torrent bourbeux... ah ! le relent de bas italianisme, de néo-Meyerbeer, les ordures de sentiment, qui roulent sous cette écume !... Un chef-d'œuvre odieux ! Salomé, fille d'Ysolde... Et de qui Salomé sera-t-elle mère, à son tour ?
-- Oui, dit Olivier, je voudrais être d'un demi-siècle en avant. Il faudra bien que cette course à l'abîme finisse, d'une façon ou de l'autre : que le cheval s'arrête, ou qu'il tombe. Alors, nous respirerons. Dieu merci, la terre ne cessera pas de fleurir, avec ou sans musique. Qu'avons-nous à faire de cet art inhumain !... L'Occident se brûle... Bientôt... Bientôt... Je vois d'autres lumières qui se lèvent, du fond de l'Orient.
-- Laisse-moi tranquille avec ton Orient ! dit Christophe. L'Occident n'a pas dit son dernier mot. Crois-tu que j'abdique, moi ? J'en ai encore pour des siècles. Vive la vie ! Vive la joie ! Vive le combat contre notre destin ! Vive l'amour, qui gonfle le cœur ! Vive l'amitié, qui réchauffe notre foi, -- l'amitié, plus douce que l'amour ! Vive le jour ! Vive la nuit ! Gloire au soleil ! Laus Deo, au Dieu du rêve et de l'action, au Dieu qui créa la musique ! Hosannah !...
Là-dessus, il se mit à sa table, et écrivit tout ce qui lui passait par la tête, sans plus penser à ce qu'il venait de dire.
Christophe était alors dans un équilibre parfait de toutes les forces de son être. Il ne s'embarrassait pas de discussions esthétiques sur la valeur de telle ou telle forme musicale, ni de recherches raisonnées pour créer du nouveau ; il n'avait même pas besoin de se mettre en peine pour trouver des sujets à traduire en musique. Tout lui était bon. Le flot de musique s'épanchait, sans que Christophe sût quel sentiment il exprimait. Il était heureux, voilà tout, heureux de se répandre, heureux de sentir battre en lui le pouls de la vie universelle.
Cette joie et cette plénitude se communiquaient à son entourage.
La maison au jardin fermé était trop petite pour lui. Il y avait bien l'échappée sur le parc du couvent voisin, avec la solitude de ses grandes allées et ses arbres centenaires ; mais c'était trop beau pour durer. On était en train de construire, en face de la fenêtre de Christophe, une maison à six étages, qui supprimait la vue et achevait le blocus autour de lui. Il avait l'agrément d'entendre grincer des poulies, gratter des pierres, et clouer des planches, tous les jours, du matin au soir. Il retrouva, parmi les ouvriers, son ami le couvreur, avec qui il avait fait connaissance naguère, sur le toit. Ils échangeaient de loin des signes d'intelligence. Même, l'ayant rencontré dans la rue, il le mena chez le marchand de vin, et ils burent ensemble, à l'étonnement d'Olivier, un peu scandalisé. Il s'amusait du bagout drolatique de l'homme et de son inaltérable bonne humeur. Mais il ne l'en maudissait pas moins, lui et sa bande d'industrieux animaux, qui élevaient un barrage devant sa maison, et lui volaient sa lumière. Olivier ne se plaignait pas trop ; il s'accommodait d'un horizon muré : c'était comme le poêle de Descartes, d'où la pensée comprimée jaillit vers le ciel libre. Mais Christophe avait besoin d'air. Confiné dans cet étroit espace, il se dédommageait, en se mêlant aux âmes de ceux qui l'entouraient. Il les buvait. Il les mettait en musique. Olivier lui disait qu'il avait l'air d'un amoureux.
-- Si je l'étais, répondait Christophe, je ne verrais plus rien, je n'aimerais plus rien, rien ne m'intéresserait, en dehors de mon amour.
-- Alors, qu'est-ce que tu as ?
-- Je suis bien portant, j'ai faim.
-- Heureux Christophe ! soupirait Olivier, tu devrais bien nous passer un peu de ton appétit.
La santé est contagieuse, -- comme la maladie. Le premier à en éprouver le bienfait fut Olivier. La force était ce qui lui manquait le plus. Il se retirait du monde, parce que les vulgarités du monde l'écœuraient. Avec une vaste intelligence et des dons artistiques peu communs, il était trop délicat pour faire un grand artiste. Le grand artiste n'est pas un dégoûté ; la première loi pour tout être sain, est de vivre : d'autant plus impérieuse, quand il est un génie : car il vit davantage. Olivier fuyait la vie ; il se laissait flotter dans un monde de fictions poétiques sans corps, sans chair, sans réalité. Il était de cette élite, qui, pour trouver la beauté, a besoin de la chercher dans les temps qui ne sont plus, ou dans ceux qui n'ont jamais été. Comme si la boisson de vie n'était pas aussi enivrante, aujourd'hui qu'autrefois ! Mais les âmes fatiguées répugnent au contact direct de la vie ; elles ne la peuvent supporter qu'à travers le voile de mirages que tisse l'éloignement du passé et les paroles mortes de ceux qui furent autrefois des vivants. -- L'amitié de Christophe arrachait Olivier peu à peu à ces Limbes de l'art. Le soleil s'infiltrait dans les retraites de son âme.
L'ingénieur Elsberger était aussi touché par la contagion de l'optimisme de Christophe. On ne remarquait pourtant pas un changement dans ses habitudes : elles étaient invétérées ; et il ne fallait pas compter que son humeur devînt assez entreprenante, pour lui faire quitter la France et chercher fortune ailleurs. C'eût été trop demander. Mais il sortait de son atonie ; il reprenait goût à des recherches, à des lectures, à des travaux scientifiques, qu'il avait laissés de côté depuis longtemps. On l'eût bien étonné, si on lui avait dit que Christophe était pour quelque chose dans ce réveil d'intérêt à son métier ; et le plus étonné eût été certainement Christophe.
De toute la maison, ceux avec qui il se lia le plus vite furent le petit ménage du second. Plus d'une fois, en passant devant leur porte, il avait prêté l'oreille aux sons du piano, dont la jeune Mme Arnaud jouait avec goût, lorsqu'elle était seule. Là-dessus, il leur envoya des billets pour son concert. Ils l'en remercièrent avec effusion. Depuis, il allait de temps en temps, chez eux, le soir. Jamais il n'avait pu réentendre la jeune femme : elle était trop timide pour jouer devant quelqu'un ; même quand elle était seule, maintenant qu'elle savait qu'on pouvait l'entendre de l'escalier, elle mettait la sourdine. Mais Christophe leur faisait de la musique ; et ils en causaient longuement. Les Arnaud apportaient à ces entretiens une jeunesse de cœur qui l'enchantait. Il ne croyait pas qu'il fût possible à des Français d'aimer tant la musique.
-- C'est, disait Olivier, que tu n'as vu jusqu'ici que les musiciens.
-- Je sais bien, répondait Christophe, que les musiciens sont ceux qui aiment le moins la musique ; mais tu ne me feras pas croire que les gens de votre sorte soient légion en France.
-- Quelques milliers.
-- Alors, c'est une épidémie, une mode toute récente ?
-- Ce n'est pas une mode, dit Arnaud. « Celuy, lequel oyant un doux accord d'instrumens ou la douceur de la voyx naturelle, ne s'en réjouist point, ne s'en esmeut point, et de teste en pied, n'en tressault point, comme doucement ravy, et si ne scay comment dérobé hors de soy, c'est signe qu'il a l'âme tortue, vicieuse, et dépravée, et duquel il se faut donner garde comme de celui qui n'est point heureusement né... »
-- Je connais cela, dit Christophe : c'est de mon ami Shakespeare.
-- Non, dit Arnaud doucement, c'est de notre Ronsard, qui vivait avant lui. Vous voyez que la mode n'est pas d'hier, en France.
Qu'on aimât la musique en France étonnait encore moins Christophe que le fait qu'on y aimât, à peu de choses près, la même musique qu'en Allemagne. Dans le monde des artistes et des snobs parisiens, qu'il avait vus d'abord, il était de bon ton de traiter les maîtres allemands en étrangers de distinction, que l'on ne se refusait pas à admirer, mais qu'on tenait à distance : on ironisait volontiers la lourdeur d'un Gluck, la barbarie d'un Wagner ; on leur opposait la finesse française. Et de fait, Christophe avait fini par douter qu'un Français pût comprendre les œuvres allemandes, à la façon dont on les exécutait en France. Il était revenu scandalisé d'une représentation de Gluck : ces ingénieux Parisiens ne s'étaient-ils pas avisés de maquiller le terrible vieux ! Ils le paraient, ils l'enrubannaient, ils ouataient ses rythmes, ils attifaient sa musique de teintes impressionnistes, de perversités lascives... Pauvre Gluck ! que restait-il de son éloquence du cœur, de sa pureté morale, de sa douleur toute nue ? Était-ce qu'un Français ne pouvait les sentir ? -- Or, Christophe voyait maintenant l'amour profond et tendre de ses nouveaux amis pour ce qu'il y a de plus intime dans l'âme germanique, dans les vieux lieder, dans les classiques allemands. Et il leur demandait s'il n'était donc pas vrai que ces Allemands leur fussent des étrangers, et qu'un Français ne pût aimer que les artistes de sa race.
-- Ce n'est pas vrai ! protestaient-ils. Ce sont nos critiques qui se permettent de parler en notre nom. Comme ils suivent toujours la mode, ils prétendent que nous la suivions aussi. Mais nous ne nous inquiétons pas plus d'eux qu'ils ne s'inquiètent de nous. Voilà de plaisants animaux qui veulent nous apprendre ce qui est, ou n'est pas français ! À nous, Français de la vieille France !... Ils viennent nous enseigner que notre France est dans Rameau, -- ou dans Racine, -- et qu'elle n'est pas autre part ! Comme si Beethoven, Mozart et Gluck ne venaient pas s'asseoir à notre foyer, veiller avec nous au chevet de nos aimés, partager nos peines, ranimer nos espoirs... comme s'ils n'étaient pas devenus de notre famille ! Si l'on osait dire ce qu'on pense, ce serait bien plutôt tel artiste français, prôné par nos critiques parisiens, qui serait pour nous un étranger.
-- La vérité, dit Olivier, c'est que, s'il y a des frontières en art, elles sont moins des barrières de races que des barrières de classes. Je ne sais pas s'il y a un art français et un art allemand ; mais il y a un art des riches, et un art de ceux qui ne le sont pas. Gluck est un grand bourgeois, il est de notre classe. Tel artiste français, que je m'abstiendrai de nommer, n'en est point : bien qu'il soit né bourgeois, il a honte de nous, il nous renie ; et nous, nous le renions.
Olivier disait vrai. Plus Christophe apprenait à connaître les Français, plus il était frappé des ressemblances entre les braves gens de France et ceux d'Allemagne. Les Arnaud lui rappelaient son cher vieux Schulz, avec son amour si pur, si désintéressé de l'art, son oubli de soi-même, sa dévotion au beau. Et il les aimait, en souvenir de lui.
En même temps qu'il constatait l'absurdité des frontières morales entre les bonnes gens des races différentes, Christophe vit l'absurdité des frontières entre les pensées différentes des bonnes gens d'une même race. Grâce à lui, et sans qu'il l'eût cherché, deux des hommes qui semblaient le plus loin de se comprendre, l'abbé Corneille et M. Watelet, firent connaissance.
Christophe leur empruntait des livres à tous deux, et, avec un sans-gêne qui choquait Olivier, il les prêtait de l'un à l'autre. L'abbé Corneille n'en était pas scandalisé : il avait l'intuition des âmes ; et, sans en avoir l'air, il lisait dans celle de son jeune voisin ce qu'elle avait, à son insu, de religieux. Un volume de Kropotkine, emprunté à M. Watelet, et qu'ils aimaient tous trois, pour des raisons diverses, commença le rapprochement. Le hasard fit qu'un jour, ils se trouvèrent ensemble, chez Christophe. Christophe craignait d'abord quelque parole désobligeante entre ses hôtes. Tout au contraire, ils se témoignèrent une courtoisie parfaite. Ils causèrent de sujets sans danger : de leurs voyages, de leur expérience des hommes. Et ils se découvrirent tous deux pleins de mansuétude, d'esprit évangélique, d'espérances chimériques, malgré toutes leurs raisons de désespérer. Ils se prirent l'un pour l'autre d'une sympathie, mêlée de quelque ironie. Sympathie très discrète. Jamais il n'était question entre eux du fond de leurs croyances. Ils se voyaient rarement, et ne le cherchaient point ; mais quand ils se rencontraient, ils avaient plaisir à se voir.
Des deux, le moins indépendant n'était pas l'abbé Corneille. Christophe ne s'y fût pas attendu. Il apercevait peu à peu la grandeur de cette pensée religieuse et libre, ce puissant et serein mysticisme, sans fièvre, qui pénétrait toutes les pensées du prêtre, tous les actes de sa vie journalière, tout son spectacle de l'univers -- qui le faisait vivre en Christ, ainsi que, d'après sa croyance, Christ avait vécu en Dieu.
Il ne niait rien, aucune force de vie. Pour lui, toutes les Écritures, anciennes et modernes, religieuses et laïques, de Moïse à Berthelot, étaient certaines, étaient divines, étaient l'expression de Dieu. L'Écriture sainte en était seulement l'exemplaire le plus riche, comme l'Église était l'élite la plus haute des frères unis en Dieu ; mais ni l'une ni l'autre n'enfermait l'esprit dans une vérité immobile. Le christianisme, c'était Christ vivant. L'histoire du monde n'était que l'histoire de l'agrandissement perpétuel de l'idée de Dieu. La chute du Temple juif, la ruine du monde païen, l'échec des Croisades, le soufflet de Boniface VIII, Galilée qui rejeta la terre dans l'espace vertigineux, les infiniment petits plus puissants que les grands, la fin des royautés et celle des Concordats, tout cela désorientait pour un temps les consciences. Les uns s'attachaient désespérément à ce qui tombait ; les autres prenaient une planche, au hasard, et allaient à la dérive. L'abbé Corneille se demandait seulement : « Où sont les hommes ? Où est ce qui les fait vivre ? » Car il croyait : « Où est la vie, est Dieu. » -- Et c'est pourquoi il avait de la sympathie pour Christophe.
De son côté, Christophe avait plaisir à réentendre la belle musique, qu'est une grande âme religieuse. Elle éveillait en lui de lointains et profonds échos. Par ce sentiment de réaction perpétuelle, qui, chez les natures vigoureuses, est un instinct de vie, l'instinct même de la conservation, le coup de rame qui rétablit l'équilibre menacé et imprime à la barque un nouvel élan, -- l'excès du doute et l'écœurement du sensualisme parisien avaient, depuis deux ans, ressuscité Dieu dans le cœur de Christophe. Non pas qu'il crût en lui. Il le niait. Mais il en était plein. L'abbé Corneille lui disait, en souriant, que comme le bon géant, son patron, il portait Dieu, sans le savoir.
-- D'où vient alors que je ne le voie pas ? demandait Christophe.
-- Vous êtes comme des milliers d'autres : vous le voyez, tous les jours, sans vous douter que c'est lui. Dieu se révèle à tous, sous des formes diverses, -- aux uns, dans leur vie ordinaire, comme à saint Pierre en Galilée, -- aux autres, (à votre ami M. Watelet), ainsi qu'à saint Thomas, dans les plaies et dans les misères à guérir, -- à vous, dans la dignité de votre idéal : Noli me tangere... Un jour, vous le reconnaîtrez.
-- Jamais je n'abdiquerai, dit Christophe. Je suis libre.
-- Vous n'en êtes que davantage avec Dieu, répliquait tranquillement le prêtre.
Mais Christophe n'admettait pas qu'on fît de lui un chrétien malgré lui. Il se défendait avec une ardeur naïve, comme s'il pouvait y avoir la moindre importance à ce qu'on attachât à ses pensées une étiquette, ou bien une autre. L'abbé Corneille l'écoutait avec un peu d'ironie ecclésiastique, à peine perceptible, et beaucoup de bonté. Il avait une patience inaltérable, qui reposait sur l'habitude de sa foi. Les épreuves de l'Église actuelle l'avaient trempée ; tout en jetant sur lui une grande mélancolie, et bien qu'elles l'eussent fait passer par de douloureuses crises morales, elles ne l'atteignaient pas, au fond. Certes, il était cruel de se voir opprimé par ses chefs, ses démarches épiées par les évêques, guettées par les libres penseurs qui cherchaient à exploiter ses pensées, à se servir de lui contre sa foi, également incompris et traqué par ses coreligionnaires et par les ennemis de sa religion. Impossible de résister : car il faut se soumettre. Impossible de se soumettre, du cœur : car on sait que l'autorité se trompe. Angoisse de ne pas parler. Angoisse de parler et d'être faussement interprété. Sans compter les autres âmes dont on est responsable, ceux qui attendent de vous un conseil, une aide et que l'on voit souffrir... L'abbé Corneille souffrait pour eux et pour lui, mais il se résignait. Il savait combien peu comptent les jours d'épreuves, dans la longue histoire de l'Église. -- Seulement, à se replier dans sa résignation muette, il s'anémiait lentement, il prenait une timidité, une peur de parler, qui lui rendait pénible la moindre démarche et peu à peu l'enveloppait d'une torpeur de silence. Il s'y sentait tomber avec tristesse, mais sans réagir. La rencontre de Christophe lui fut d'un grand secours. La juvénile ardeur, l'intérêt affectueux et naïf que son voisin lui témoignait, ses questions parfois indiscrètes, lui faisait du bien. Christophe le forçait à rentrer dans la compagnie des vivants.
Aubert, l'ouvrier électricien, se rencontra avec lui chez Christophe. Il fit un haut-le-corps, quand il vit le prêtre. Il eut peine à cacher sa répulsion. Même quand ce premier sentiment fut vaincu, il lui en resta un malaise, à se trouver avec cet homme enjuponné, qui était pour lui un être indéfinissable. Toutefois, le plaisir qu'il avait à causer avec des gens bien élevés l'emporta sur son anticléricalisme. Il était surpris du ton affable qui régnait entre M. Watelet et l'abbé Corneille ; il ne l'était pas moins de voir un prêtre démocrate, et un révolutionnaire aristocrate : cela renversait toutes ses idées reçues. Il cherchait vainement dans quelles catégories il pourrait les classer ; car il avait besoin de classer les gens, pour les comprendre. Il n'était pas facile de trouver un compartiment où ranger la paisible liberté de ce prêtre, qui avait lu Anatole France et Renan, et qui en parlait tranquillement, avec justice et justesse. En matière de science, l'abbé Corneille avait pour règle de se laisser conduire par ceux qui savaient, plus que par ceux qui commandaient. Il honorait l'autorité ; mais elle n'était pas, pour lui, du même ordre que la science. Chair, esprit, charité : les trois ordres, les trois degrés de l'échelle divine, l'échelle de Jacob. -- Naturellement, le brave Aubert était bien loin de soupçonner un tel état d'esprit. L'abbé Corneille disait doucement à Christophe que Aubert lui rappelait des paysans français, qu'il avait vus. Une jeune Anglaise leur demandait son chemin. Elle leur parlait anglais. Ils écoutaient sans comprendre. Puis, ils parlaient français. Elle ne comprenait pas. Alors, ils la regardaient avec pitié, hochaient la tête, et disaient, en reprenant leur travail :
-- C'est-y-malheureux, tout de même. Une si belle fille !...
Dans les premiers temps, Aubert, intimidé par la science et les manières distinguées du prêtre et de M. Watelet, se tut, buvant leur conversation. Peu à peu, il s'y mêla, cédant au plaisir naïf qu'il avait à s'entendre parler. Il étala son idéologie vague. Les deux autres l'écoutaient poliment, avec un petit sourire intérieur. Aubert, ravi, ne s'en tint pas là ; il usa, et bientôt il abusa de l'inépuisable patience de l'abbé Corneille. Il lui lut ses élucubrations. Le prêtre écoutait, résigné ; cela ne l'ennuyait pas trop : car il écoutait moins les paroles que l'homme. Et puis, comme il disait à Christophe, qui le plaignait :
-- Bah ! j'en entends bien d'autres !
Aubert était reconnaissant à M. Watelet et à l'abbé Corneille ; et tous trois, sans beaucoup s'inquiéter de se comprendre mutuellement, arrivaient à s'aimer, sans trop savoir pourquoi. Ils étaient surpris de se trouver si proches l'un de l'autre. Ils ne l'eussent jamais pensé. -- Christophe les unissait.
Il avait d'innocentes alliées dans les trois enfants, les deux petites Elsberger, et la fillette adoptive de M. Watelet. Il était devenu leur ami. Il avait peine de l'isolement où elles vivaient. À force de parler à chacune de la petite voisine inconnue, il leur donna le désir irrésistible de se voir. Elles s'adressaient des signaux par les fenêtres ; elles échangeaient des mots furtifs dans l'escalier. Elles firent tant, secondées par Christophe, qu'elles obtinrent la permission de se rencontrer au Luxembourg. Christophe, heureux du succès de son astuce, alla les y voir, la première fois qu'elles furent ensemble ; il les trouva gauches, empruntées ; ne sachant que faire d'un bonheur si nouveau. Il les dégela en un instant, il inventa des jeux, des courses, une chasse ; il y fit sa partie avec autant de passion que s'il avait dix ans ; les promeneurs jetaient un coup d'œil amusé sur ce grand garçon, qui courait en poussant des cris, et tournait autour des arbres, poursuivi par trois petites filles. Et comme les parents, toujours soupçonneux, se montraient peu disposés à ce que ces parties au Luxembourg se renouvelassent souvent, -- (car ils ne pouvaient les surveiller d'assez près) -- Christophe trouva moyen de faire inviter les enfants à jouer dans le jardin même de la maison, par le commandant Chabran qui habitait au rez-de-chaussée.
Le hasard l'avait mis en relations avec lui : -- (le hasard sait trouver ceux qui savent s'en servir). -- La table de travail de Christophe était près de sa fenêtre. Le vent emporta quelques feuilles de musique dans le jardin d'en bas. Christophe courut les chercher, nu-tête, débraillé, comme il était. Il pensait avoir affaire à un domestique. Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit. Un peu interloqué, il lui exposa l'objet de sa visite. Elle sourit, et le fit entrer ; ils allèrent dans le jardin. Après qu'il eut ramassé ses papiers, il s'esquivait, et elle le reconduisait, quand ils se croisèrent avec l'officier qui rentrait. Le commandant regarda, d'un œil surpris, cet hôte hétéroclite. La jeune fille le lui présenta, en riant.
-- Ah ! c'est vous, le musicien ? dit l'officier. Charmé ! Nous sommes confrères.
Il lui serra la main. Ils causèrent, sur un ton d'ironie amicale, des concerts qu'ils se donnaient l'un à l'autre, Christophe sur son piano, le commandant sur sa flûte. Christophe voulait partir ; mais l'autre ne le lâchait plus ; et il s'était lancé dans des développements à perte de vue sur la musique. Brusquement, il s'arrêta, et dit :
-- Venez voir mes canons.
Christophe le suivit, se demandant de quel intérêt pouvait bien être son opinion sur l'artillerie française. L'autre lui montra, triomphant, des canons musicaux, des tours de force, des morceaux qu'on pouvait lire en commençant par la fin, ou bien à quatre mains, en jouant l'un la page à l'endroit, l'autre la page à l'envers. Ancien Polytechnicien, le commandant avait toujours eu le goût de la musique ; mais ce qu'il aimait surtout en elle, c'était le problème ; elle lui semblait -- (ce qu'elle est en effet, pour une part) -- un magnifique jeu de l'esprit ; et il s'ingéniait à poser et résoudre des énigmes de constructions musicales, plus extravagantes et plus inutiles les unes que les autres. Naturellement, il n'avait pas eu beaucoup de temps, au cours de sa carrière, pour cultiver sa manie ; mais depuis qu'il avait pris sa retraite, il s'y donnait avec passion ; il y dépensait l'énergie qu'il avait mise naguère à poursuivre à travers les déserts de l'Afrique les bandes de rois nègres, ou à échapper à leurs traquenards. Christophe s'amusa de ces charades, et il en posa, à son tour, une autre plus compliquée. L'officier fut ravi ; ils joutèrent d'adresse : ce fut, de part et d'autre, une pluie de logogriphes [10] musicaux. Après qu'ils eurent bien joué, Christophe remonta chez lui. Mais dès le matin suivant, il reçut de son voisin un problème nouveau, un véritable casse-tête, auquel le commandant avait travaillé, une partie de la nuit ; il y répliqua ; et la lutte continua, jusqu'au jour où Christophe, que cela finissait par assommer, se déclara battu : ce qui enchanta l'officier. Il regardait ce succès comme une revanche sur l'Allemagne. Il invita Christophe à déjeuner. La franchise de Christophe, qui trouva détestables ses compositions musicales, et qui poussa les hauts cris, quand Chabran commença à massacrer sur son harmonium un andante de Haydn, acheva de le conquérir. Ils eurent, depuis, d'assez fréquents entretiens. Mais non plus sur la musique. Christophe trouvait un intérêt médiocre à écouter là-dessus des billevesées ; aussi mettait-il de préférence la conversation sur le terrain militaire. Le commandant ne demandait pas mieux ; la musique était, pour ce malheureux homme, une distraction forcée ; au fond, il se rongeait.
Il se laissa entraîner à conter ses campagnes africaines. Gigantesques aventures, dignes de celles des Pizarre et des Cortès ! Christophe voyait revivre avec stupéfaction cette épopée merveilleuse et barbare, dont il ne savait rien, que les Français eux-mêmes ignorent presque tous, et où, pendant vingt ans, se dépensèrent l'héroïsme, l'audace ingénieuse, l'énergie surhumaine d'une poignée de conquérants français, perdus au milieu du continent noir, entourés d'armées noires, dépourvus des moyens d'action les plus rudimentaires, agissant constamment contre le gré d'une opinion et d'un gouvernement épeurés, et conquérant à la France, en dépit de la France, un empire plus grand qu'elle. Une odeur de joie puissante et de sang montait de cette action, où surgissaient aux yeux de Christophe, des figures de modernes condottieri, d'aventuriers héroïques, imprévues dans la France d'aujourd'hui, et que la France d'aujourd'hui rougit de reconnaître : pudiquement, elle jette sur eux un voile. La voix du commandement sonnait gaillardement, en évoquant ces souvenirs ; et il racontait avec une bonhomie joviale, et -- (bizarrement intercalées parmi ces récits épiques) -- de sages descriptions des terrains géologiques, ces larges randonnées, et ces chasses humaines, où il était tour à tour le chasseur et le gibier, dans une partie sans merci. -- Christophe l'écoutait, le regardait, et il avait compassion de ce bel animal humain, contraint à l'inaction, réduit à se dévorer en des jeux ridicules. Il se demandait comment il avait pu se résigner à ce sort. Il le lui demanda. Sur ses rancœurs, le commandant semblait peu disposé d'abord à s'expliquer avec un étranger. Mais les Français ont la langue longue, surtout lorsqu'il s'agit de s'accuser les uns les autres :
-- Que voulez-vous que je foute, dit-il, dans leur armée d'aujourd'hui ? Les marins font de la littérature. Les fantassins font de la sociologie. Ils font de tout, sauf de la guerre. Ils n'y préparent même plus, ils préparent à ne plus la faire ; ils font la philosophie de la guerre... La philosophie de la guerre ! Un jeu d'ânes battus, qui méditent sur les coups qu'ils recevront un jour !... Discutailler, philosophailler, non, ce n'est pas mon affaire. Autant rentrer chez moi, et fabriquer mes canons !
Il ne disait point, par pudeur, les pires de ses griefs : la suspicion jetée entre les officiers par l'appel aux délateurs, l'humiliation de subir les ordres insolents de politiciens ignares et malfaisants, la douleur de l'armée, employée aux basses besognes de police, aux inventaires d'églises, à la répression des grèves ouvrières, aux services des intérêts et des rancunes du parti au pouvoir -- ces petits bourgeois radicaux et anticléricaux -- contre le reste du pays. Et le dégoût de ce vieil Africain pour la nouvelle armée coloniale, recrutée en majeure partie dans les pires éléments de la nation, afin de ménager l'égoïsme des autres, qui refusent de prendre part à l'honneur et aux risques d'assurer la défense de « la plus grande France », -- la France d'au delà des mers...
Christophe n'avait pas à se mêler de ces querelles françaises : cela ne le regardait point ; mais il sympathisait avec le vieil officier. Quoi qu'il pensât de la guerre, il estimait qu'une armée est faite pour produire des soldats, comme un pommier des pommes, et que c'est une aberration d'y greffer des politiciens, des esthètes et des sociologues. Toutefois, il ne comprenait pas que ce vigoureux homme cédât la place aux autres. C'est être son pire ennemi, que ne pas combattre ses ennemis. Il y avait chez tous les Français de quelque prix un esprit d'abdication, un renoncement singulier. -- Christophe le retrouvait, plus touchant, chez la fille de l'officier.
Elle se nommait Céline. Elle avait des cheveux fins, tirés à la chinoise, soigneusement peignés, qui découvraient le front haut et rond et l'oreille pointue, les joues maigres, le menton gracieux, d'une élégance rustique, de beaux yeux noirs, intelligents, confiants, très doux, des yeux de myope, le nez un peu gros, une petite mouche au coin de la lèvre supérieure, un sourire silencieux, qui lui faisait avancer gentiment, avec une aimable moue, la lèvre inférieure, un peu gonflée. Elle était bonne, active, spirituelle, mais d'une extrême incuriosité d'esprit. Elle lisait peu, ne connaissait aucun livre nouveau, n'allait jamais au théâtre, ne voyageait jamais -- (cela ennuyait le père, qui avait trop voyagé autrefois), -- ne prenait part à aucune œuvre de philanthropie mondaine -- (son père les critiquait), -- n'essayait point d'étudier -- (il se moquait des femmes savantes), -- ne bougeait guère de son carré de jardin, au fond des quatre grands murs, comme d'un énorme puits. Elle ne s'ennuyait pas trop. Elle s'occupait comme elle pouvait, et elle était résignée avec bonne humeur. Il s'exhalait d'elle et du petit cadre que toute femme se crée inconsciemment, en quelque lieu qu'elle se trouve, une atmosphère à la Chardin : ce tiède silence, ce calme des figures et des attitudes attentives -- (un peu engourdies) -- à leur tâche habituelle ; la poésie de l'ordre quotidien, de la vie accoutumée, des pensées et des gestes prévus, prévus à la même heure et de la même façon, et qui n'en sont pas moins aimés, avec une pénétrante et tranquille douceur ; cette sereine médiocrité des belles âmes bourgeoises : conscience, honnêteté, vérité, calmes travaux, calmes plaisirs, et pourtant poétiques. Une élégance saine, la lavande, une propreté morale et physique : cela sentait le bon pain, la droiture, la bonté. Paix des choses et des gens, paix des vieilles maisons et des âmes souriantes...
Christophe, dont l'affectueuse confiance attirait la confiance, était devenu très ami avec elle ; ils causaient assez librement ; il finit même par lui poser des questions, auxquelles elle s'étonnait de répondre ; elle lui disait des choses, qu'elle n'avait dites à aucun autre.
-- C'est, expliquait Christophe, que vous ne me craignez pas. Il n'y a pas de risque que nous nous aimions : nous sommes trop bons amis, pour cela.
-- Que vous êtes gentil ! répondait-elle, en riant.
Sa saine nature répugnait, autant que celle de Christophe, à l'amitié amoureuse, cette forme de sentiment chère aux âmes équivoques, qui biaisent toujours avec ce qu'elles sentent. Ils étaient de bons camarades.
Il lui demanda un jour ce qu'elle pouvait bien faire, certaine après-midi qu'il la voyait, au jardin, assise sur un banc, son ouvrage sur ses genoux, se gardant d'y toucher, immobile pendant des heures. Elle rougit, et protesta que ce n'était pas pendant des heures, mais quelques minutes de temps en temps, un bon petit quart d'heure, « pour continuer son histoire ».
-- « Quelle histoire ? »
-- « L'histoire qu'elle se contait. »
-- Vous vous contez des histoires ! Oh ! racontez-les-moi !
Elle lui dit qu'il était trop curieux. Elle lui confia seulement que c'étaient des histoires, dont elle n'était pas l'héroïne.
Il s'en étonna :
-- À tant faire que se raconter des histoires, il me semble qu'il serait plus naturel de se raconter sa propre histoire embellie, de se rêver dans une vie plus heureuse.
-- Je ne pourrais pas, dit-elle. Si je le faisais, cela me désespérerait.
Elle rougit de nouveau d'avoir livré un peu de son âme cachée ; et elle reprit :
-- Et puis, quand je suis au jardin, et qu'il m'arrive une bouffée de vent, je suis heureuse. Le jardin me paraît vivant. Et quand le vent est sauvage, qu'il vient de loin, il dit tant de choses !
Christophe apercevait, en dépit de sa réserve, le fond de mélancolie, que recouvraient sa bonne humeur et cette activité dont elle n'était pas dupe, qui ne menait à rien. Pourquoi ne cherchait-elle pas à s'affranchir ? Elle eût été si bien faite pour une vie active et utile ! -- Elle alléguait l'affection de son père, qui n'entendait pas qu'elle se séparât de lui. En vain Christophe protestait que l'officier, vigoureux et énergique, n'avait pas besoin d'elle, qu'un homme de cette trempe pouvait rester seul, qu'il n'avait pas le droit de la sacrifier. Elle prenait la défense de son père ; par un pieux mensonge, elle prétendait que ce n'était pas lui qui la forçait à rester, qu'elle n'aurait pu se décider à le quitter. -- Et, dans une certaine mesure, elle disait vrai. Il semblait entendu, de toute éternité, pour elle, pour son père, pour tous ceux qui l'entouraient, que les choses devaient être ainsi et ne pouvaient être autrement. Elle avait un frère marié, qui trouvait naturel qu'elle se dévouât, à sa place, auprès du père. Lui-même n'était occupé que de ses enfants. Il les aimait jalousement, il ne leur laissait aucune initiative. Cet amour était pour lui, et surtout pour sa femme, une chaîne volontaire qui pesait sur leur vie, ligotait leurs mouvements ; on eût dit que, du moment qu'on avait des enfants, la vie personnelle fût finie et qu'on dût renoncer pour toujours à son propre développement ; cet homme actif, intelligent, encore jeune, calculait les années de travail qui lui restaient, avant de prendre sa retraite. -- Ces excellentes gens se laissaient anémier par l'atmosphère d'affection familiale, si profonde en France, mais si étouffante. D'autant plus oppressive que ces familles françaises sont réduites au minimum : père, mère, un ou deux enfants. Amour frileux, peureux, ramassé sur lui-même, comme un avare qui serre sa poignée d'or.
Une circonstance fortuite, en intéressant davantage Christophe à Céline, lui montra ce resserrement des affections françaises, cette peur de vivre, et de prendre ce qui est son bien.
L'ingénieur Elsberger avait un frère cadet, de dix ans moins âgé, ingénieur comme lui. Brave garçon, ainsi qu'il y en a tant, de bonne famille bourgeoise, avec des aspirations artistiques : ils voudraient bien faire de l'art ; mais ils ne voudraient pas compromettre leur situation bourgeoise. À la vérité, ce n'est point un problème très difficile ; et la plupart des artistes d'à présent l'ont résolu sans risques. Encore faut-il le vouloir ; et, de ce pauvre effort d'énergie, tous ne sont pas capables ; ils ne sont pas assez sûrs de vouloir ce qu'ils veulent ; et à mesure que leur situation bourgeoise devient plus assurée, ils s'y laissent couler, sans révolte et sans bruit. On ne saurait les en blâmer, s'ils étaient de bons bourgeois, au lieu de méchants artistes. Mais, de leur déception, il leur reste souvent un mécontentement secret, un qualis artifex pereo, qui se recouvre tant bien que mal de ce qu'on est convenu d'appeler de la philosophie, et qui leur gâte la vie, jusqu'à ce que l'usure des jours et les soucis nouveaux aient effacé la trace de la vieille amertume. Tel était le cas d'André Elsberger. Il eût voulu faire de la littérature ; mais son frère, très entier dans ses façons de penser, avait voulu qu'il entrât, comme lui, dans la carrière scientifique. André était intelligent, passablement doué pour les sciences -- ou les lettres, -- indifféremment ; il n'était pas assez sûr d'être un artiste et il était trop sûr d'être un bourgeois ; il s'était plié, provisoirement d'abord -- (on sait ce que ce mot veut dire) -- à la volonté de son frère ; il était entré à Centrale, dans un rang pas très bon, en était sorti de même, et depuis, il faisait son métier d'ingénieur, avec conscience, mais sans aucun intérêt. Naturellement, il avait perdu ainsi le peu de ses dispositions artistiques ; aussi n'en parlait-il qu'avec ironie.
-- Et puis, disait-il, -- (Christophe reconnaissait dans ce raisonnement la façon pessimiste d'Olivier) -- la vie ne valait pas la peine qu'on se tourmentât pour une carrière ratée. Un mauvais poète de plus ou de moins !...
Les deux frères s'aimaient ; ils avaient la même trempe morale ; mais ils s'entendaient mal ensemble. Tous deux avaient été Dreyfusistes. Mais André, attiré par le syndicalisme, était antimilitariste ; et Élie, patriote.
Il arrivait qu'André fît visite à Christophe, sans aller voir son frère ; et Christophe s'en étonnait : car il n'existait pas grande sympathie entre lui et André. Celui-ci ne parlait guère que pour se plaindre de quelqu'un ou de quelque chose, -- ce qui était lassant ; et quand Christophe parlait, André ne l'écoutait pas. Aussi Christophe ne cherchait-il plus à lui cacher que ses visites lui paraissaient oiseuses ; mais l'autre n'en tenait pas compte ; il ne semblait pas s'en apercevoir. Enfin Christophe saisit le mot de l'énigme, un jour qu'il remarqua que son visiteur était penché à la fenêtre, et beaucoup plus occupé de ce qui se passait dans le jardin du bas que de ce qu'il lui disait. Il le lui fit observer ; et André n'eut pas de peine à convenir qu'en effet il connaissait Mlle Chabran, et qu'elle était pour quelque chose dans les visites qu'il faisait à Christophe. Et, sa langue se déliant, il avoua qu'il avait pour la jeune fille une vieille amitié, et peut-être quelque chose de plus : la famille Elsberger était liée depuis longtemps avec celle du commandant ; mais après avoir été très intimes, la politique les avait séparées ; et depuis, elles ne se voyaient plus. Christophe ne cacha point qu'il trouvait cela idiot. Ne pouvait-on penser, chacun à sa guise, et continuer de s'estimer ? André protesta de sa liberté d'esprit ; mais il excepta de sa tolérance deux ou trois questions, sur lesquelles, selon lui, il n'était pas permis d'avoir un avis différent du sien ; et il nomma la fameuse Affaire. Là-dessus, il déraisonna, comme c'est l'usage. Christophe connaissait l'usage : il n'essaya point de discuter ; mais il demanda si cette Affaire ne finirait pas un jour, ou si sa malédiction devait s'étendre jusqu'à la fin des temps, sur les enfants des enfants de nos petits-enfants. André se mit à rire ; et, sans répondre à Christophe, il fit un éloge attendri de Céline Chabran, accusant l'égoïsme du père qui trouvait naturel qu'elle se sacrifiât à lui.
-- Que ne l'épousez-vous, dit Christophe, si vous l'aimez et si elle vous aime ?
André déplora que Céline fût cléricale. Christophe demanda ce que cela voulait dire. L'autre répondit que cela signifiait : pratiquer la religion, s'inféoder à un Dieu et à ses bonzes.
-- Et qu'est-ce que cela peut vous faire ?
-- Cela me fait que je ne veux pas que ma femme soit à un autre qu'à moi.
-- Comment ! Vous êtes jaloux même des idées de votre femme ? Mais vous êtes plus égoïste encore que le commandant !
-- Vous en parlez à votre aise ! est-ce que vous prendriez, vous, une femme qui n'aimerait pas la musique ?
-- Cela m'est arrivé déjà !
-- Comment peut-on vivre ensemble, si l'on ne pense pas de même ?
-- Laissez donc votre pensée tranquille ! Ah ! mon pauvre ami, toutes les idées ne comptent guère, quand on aime. Qu'ai-je à faire que la femme que j'aime aime, comme moi, la musique ? Elle est, pour moi, la musique ! Quand on a, ainsi que vous, la chance de trouver une chère fille qu'on aime et qui vous aime, qu'elle croie tout ce qu'elle veut, et croyez tout ce que vous voudrez ! Au bout du compte, toutes vos idées se valent ; et il n'y a qu'une vérité au monde : c'est de s'aimer.
-- Vous parlez en poète. Vous ne voyez pas la vie. Je connais trop de ménages, qui ont eu à souffrir de cette désunion d'esprit.
-- C'est qu'ils ne s'aimaient pas assez. Il faut savoir ce qu'on veut.
-- La volonté ne peut pas tout. Quand je voudrais épouser Mlle Chabran, je ne le pourrais pas.
-- Je voudrais bien savoir pourquoi !
André parla de ses scrupules : sa situation n'était pas faite ; pas de fortune ; peu de santé. Il se demandait s'il avait le droit de se marier. Grande responsabilité... Ne risquait-il pas de faire le malheur de celle qu'il aimait, et le sien, -- sans parler des enfants à venir ?... Il valait mieux attendre, -- ou renoncer.
Christophe haussa les épaules :
-- Belle façon d'aimer ! Si elle aime, elle sera heureuse de se dévouer. Et quant aux enfants, vous, Français, vous êtes ridicules. Vous voudriez n'en lâcher dans la vie que si vous êtes sûrs d'en faire de petits rentiers dodus, qui n'aient rien à souffrir... Que diable ! cela ne vous regarde pas ; vous n'avez qu'à leur donner la vie, l'amour de la vie, et le courage de la défendre. Le reste... qu'ils vivent, qu'ils meurent... c'est le sort de tous. Vaut-il donc mieux renoncer à vivre, que courir les chances de la vie ?
La robuste confiance qui émanait de Christophe pénétrait son interlocuteur, mais ne le décidait point. Il disait :
-- Oui, peut-être...
Mais il en restait là. Il semblait, comme les autres, frappé d'une incapacité de vouloir et d'agir.
Christophe entreprit le combat contre cette inertie, qu'il retrouvait chez la plupart de ses amis Français, bizarrement accouplée à une activité laborieuse et très souvent fiévreuse. Presque tous ceux qu'il voyait dans les divers milieux bourgeois, étaient des mécontents. Presque tous avaient le même dégoût pour les maîtres du jour et pour leur pensée corrompue. Presque tous, la même conscience triste et fière de l'âme trahie de leur race. Et ce n'était pas le fait de rancunes personnelles, l'amertume d'hommes et de classes vaincus, évincés du pouvoir et de la vie active, fonctionnaires révoqués, énergies sans emploi, vieille aristocratie retirée sur ses terres et se cachant pour mourir, comme un lion blessé. C'était un sentiment de révolte morale, sourd, profond, général : on le rencontrait partout, dans l'armée, dans la magistrature, dans l'Université, dans les bureaux, dans tous les rouages vitaux de la machine gouvernementale. Mais ils n'agissaient point. Ils étaient découragés d'avance : ils répétaient :
-- Il n'y a rien à faire.
Et, détournant peureusement des choses tristes leur pensée, leurs propos, ils cherchaient un refuge dans la vie domestique.
S'ils ne s'étaient retirés que de l'action politique ! Mais même dans le cercle de son action journalière, chacun de ces honnêtes gens se désintéressait d'agir. Ils toléraient des promiscuités avilissantes avec des misérables qu'ils méprisaient, mais contre qui ils se gardaient d'engager la lutte, la jugeant inutile. Pourquoi ces artistes par exemple, ces musiciens que connaissait Christophe, supportaient-ils sans protester l'effronterie des Scaramouches [11] de la presse, qui leur faisaient la loi ? Il y avait là des ânes bâtés, dont l'ignorance in omni re scibili [12] était proverbiale, et qui n'en étaient pas moins investis d'une autorité souveraine in omni re scibili. Ils ne se donnaient même pas la peine d'écrire leurs articles, ni leurs livres ; ils avaient des secrétaires, de pauvres gueux affamés, qui eussent vendu leur âme, s'ils en avaient possédé une, pour du pain et des filles. Ce n'était un secret pour personne, à Paris. Et cependant, ils continuaient de trôner, ils traitaient de haut en bas les artistes. Christophe en criait de rage, quand il usait certaines de leurs chroniques.
-- Oh ! les lâches ! disait-il.
-- À qui en as-tu ? demandait Olivier. Toujours à quelques drôles de la Foire sur la Place ?
-- Non. Aux honnêtes gens. Les gredins font leur métier : ils mentent, ils pillent, ils volent, ils assassinent. Mais les autres, -- ceux qui les laissent faire, tout en les méprisant, je les méprise mille fois davantage. Si leurs confrères de la presse, si les critiques probes et instruits, si les artistes, sur le dos desquels ces Arlequins s'escriment, ne les laissaient faire, en silence, par timidité, par peur de se compromettre, ou par un honteux calcul de ménagements réciproques, par un pacte secret conclu avec l'ennemi, pour rester à l'abri de ses coups, -- s'ils ne les laissaient se parer de leur patronage et de leur amitié, cette puissance effrontée tomberait sous le ridicule. C'est la même faiblesse, dans tous les ordres de choses. J'ai rencontré vingt braves gens qui m'ont dit d'un individu : « C'est un drôle. » Il n'y en avait pas un, qui ne lui donnât du « cher confrère », et ne lui serrât la main. -- « Ils sont trop ! » disent-ils. -- Trop de pleutres, oui. Trop de lâches honnêtes gens.
-- Eh ! que veux-tu qu'on fasse ?
-- Faites votre police, vous-mêmes ! Qu'attendez-vous ? Que le ciel se charge de vos affaires ? Tiens, regarde, en ce moment. Voici trois jours que la neige est tombée. Elle encombre vos rues, elle fait de votre Paris un cloaque de boue. Que faites-vous ? Vous vous récriez contre votre administration, qui vous laisse dans l'ordure. Mais vous, essayez-vous d'en sortir ? Qu'à Dieu ne plaise ! Vous vous croisez les bras. Aucun n'a le cœur de dégager seulement le trottoir devant sa maison. Personne ne fait son devoir, ni l'État, ni les particuliers : l'un et l'autre se croient quittes, en s'accusant mutuellement. Vous êtes tellement habitués par vos siècles d'éducation monarchique à ne rien faire par vous-même que vous avez toujours l'air de bayer aux corneilles, dans l'attente d'un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous décidiez à agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l'intelligence et des vertus à revendre ; mais le sang vous manque. À toi tout le premier. Ce n'est ni l'esprit, ni le cœur qui est malade chez vous. C'est la vie. Elle s'en va.
-- Qu'y faire ? Il faut attendre qu'elle revienne.
-- Il faut vouloir qu'elle revienne. Il faut vouloir ! Et pour cela, d'abord, il faut faire rentrer chez vous l'air pur. Quand on ne veut pas sortir de sa maison, au moins faut-il que sa maison soit saine. Vous l'avez laissé empester par les miasmes de la Foire. Votre art et votre pensée sont aux deux tiers adultérés. Et votre découragement est tel que vous ne songez pas à vous en indigner, à peine à vous en étonner. Quelques-uns même de ces absurdes braves gens, intimidés, finissent par se persuader que ce sont eux qui ont tort, et que ce sont les charlatans qui ont raison. N'ai-je pas rencontré, à ta revue Ésope, où vous faites profession de n'être dupes de rien, de ces pauvres jeunes gens, qui se persuadent qu'ils aiment un art qu'ils n'aiment point ? Ils s'intoxiquent, sans plaisir, par servile moutonnerie : et ils meurent d'ennui dans leur mensonge !
Christophe passait au milieu des incertains, comme le vent qui secoue les arbres endormis. Il n'essayait pas de leur inculquer sa pensée il leur soufflait l'énergie de penser par eux-mêmes. Il disait :
-- Vous êtes trop humbles. Le grand ennemi c'est le doute neurasthénique. On peut, on doit être tolérant et humain. Mais il est interdit de douter de ce qu'on croit bon et vrai. Ce qu'on croit, on doit le défendre. Quelles que soient nos forces, il nous est interdit d'abdiquer. Le plus petit, en ce monde, a un devoir, à l'égal du plus grand. Et -- (ce qu'il ne sait pas) -- il a aussi un pouvoir. Ne croyez pas que votre révolte isolée soit vaine ! Une conscience forte, et qui ose s'affirmer, est une puissance. Vous avez vu plus d'une fois, dans ces dernières années, l'État et l'opinion forcés de compter avec le jugement d'un brave homme, qui n'avait d'autres armes que sa force morale, affirmée publiquement, avec ténacité...
Et si vous vous demandez à quoi bon se donner tant de peines, à quoi bon lutter, à quoi bon ?... eh bien, sachez-le : -- Parce que la France meurt, parce que l'Europe meurt, -- parce que notre civilisation, l'œuvre admirable édifiée, au prix de souffrances millénaires, par notre humanité, s'engloutira, si nous ne luttons. La Patrie est en danger, notre Patrie européenne, -- et plus que toutes, la vôtre, votre petite patrie française. Votre apathie la tue. Elle meurt dans chacune de vos énergies qui meurent, de vos pensées qui se résignent, de vos bonnes volontés stériles, dans chaque goutte de votre sang, qui se tarit, inutile... Debout ! Il faut vivre ! Ou, si vous devez mourir, vous devez mourir debout.
Mais le plus difficile n'était pas encore de les amener à agir : c'était de les amener à agir ensemble. Là-dessus, ils étaient intraitables. Ils se boudaient les uns les autres. Les meilleurs étaient les plus obstinés. Christophe en avait un exemple dans sa maison. M. Félix Weil, l'ingénieur Elsberger, et le commandant Chabran vivaient entre eux sur un pied d'hostilité muette. Et pourtant, sous des étiquettes différentes de partis ou de races, ils voulaient tous trois la même chose.
M. Weil et le commandant auraient eu beaucoup de raisons pour s'entendre. Par un de ces contrastes fréquents chez les hommes de pensée, M. Weil, qui ne sortait pas de ses livres et vivait uniquement de la vie de l'esprit, était passionné de choses militaires. « Nous sommes tous de lopins », disait le demi-Juif Montaigne, appliquant à tous les hommes ce qui est vrai de certaines races d'esprits, comme celle à qui appartenait M. Weil. Ce vieil intellectuel avait le culte de Napoléon. Il s'entourait des écrits et des souvenirs où revivait le rêve empanaché de l'épopée impériale. Comme tant d'autres de son époque, il était ébloui par les lointains rayons de ce soleil de gloire. Il refaisait les campagnes, il livrait les batailles, il discutait les opérations ; il était de ces stratèges en chambre, pullulant dans les Académies et dans les Universités, qui expliquent Austerlitz et corrigent Waterloo. Il était le premier à railler cette « Napoléonite », son ironie s'en égayait ; mais il n'en continuait pas moins à se griser de ces belles histoires, comme un enfant qui joue ; à certains épisodes il avait la larme à l'œil : quand il remarquait cette faiblesse, il se tordait de rire, en s'appelant vieille bête. À vrai dire, c'était moins le patriotisme que l'intérêt romanesque et l'amour platonique de l'action, qui le rendait Napoléonien. Pourtant, il était excellent patriote, plus attaché à la France que beaucoup de Français autochtones. Les antisémites français font une mauvaise action et une sottise, en décourageant par leurs soupçons injurieux les sentiments français des Juifs établis en France. En dehors des raisons qui font que toute famille s'attache nécessairement, au bout d'une ou deux générations, au sol où elle s'est fixée, les Juifs ont des raisons spéciales d'aimer le peuple qui représente en Occident les idées les plus avancées de liberté intellectuelle. Ils l'aiment d'autant plus qu'ils ont contribué à le faire ainsi, depuis cent ans, et que cette liberté est en partie leur œuvre. Comment donc ne la défendraient-ils pas contre les menaces de toute réaction féodale ? C'est faire le jeu de l'ennemi, que tâcher -- comme le voudraient une bande de fous criminels, -- de briser les liens qui attachent à la France ces Français d'adoption.
Le commandant Chabran était de ces patriotes malavisés, que leurs journaux affolent, en leur représentant tout immigré en France comme un ennemi caché, et qui, avec un esprit naturellement accueillant, s'obligent à suspecter, haïr, renier les destinées généreuses de la race, qui est le confluent des races. Il se croyait donc tenu d'ignorer le locataire du premier, quoiqu'il eût été bien aise de le connaître. De son côté, M. Weil aurait eu plaisir à causer avec l'officier ; mais il connaissait son nationalisme, et il le méprisait doucement.
Christophe avait moins de raisons encore que le commandant de s'intéresser à M. Weil. Mais il ne pouvait souffrir l'injustice. Aussi rompait-il des lances pour M. Weil, quand Chabran l'attaquait.
Un jour que le commandant déblatérait, ainsi qu'à l'ordinaire, contre l'état des choses, Christophe lui dit :
-- C'est votre faute. Vous vous retirez tous. Quand les choses ne vont pas en France, selon votre fantaisie, vous démissionnez avec éclat. On dirait que vous mettez votre point d'honneur à vous déclarer vaincus. On n'a jamais vu perdre sa cause avec autant d'entrain. Voyons, commandant, vous qui avez fait la guerre, est-ce que c'est une façon de se battre ?
-- Il n'est pas question de se battre, répondit le commandant, on ne se bat pas contre la France. Dans les luttes comme celles-ci, il faudrait parler, discuter, voter, se frotter à des tas de fripouilles : cela ne me va pas.
-- Vous êtes bien dégoûté ! En Afrique, vous en avez vu d'autres !
-- Parole d'honneur, c'était moins dégoûtant. Et puis, on pouvait toujours leur casser la gueule ! D'ailleurs, pour se battre, il faut des soldats. J'avais mes tirailleurs là-bas. Ici, je suis seul.
-- Ce ne sont pourtant pas les braves gens qui manquent.
-- Où sont-ils ?
-- Partout.
-- Eh bien, qu'est-ce qu'ils foutent alors ?
-- Ils font comme vous, ils ne font rien, ils disent qu'il n'y a rien à faire.
-- Citez m'en un, seulement.
-- Trois si vous voulez, et dans votre maison.
Christophe nomma M. Weil, -- (le commandant s'exclama), -- et les Elsberger, -- (il sursauta) :
-- Ce Juif, ces Dreyfusards ?
-- Dreyfusards ? dit Christophe, eh bien, qu'est-ce que cela fait ?
-- Ce sont eux qui ont perdu la France.
-- Ils l'aiment autant que vous.
-- Alors, ce sont des toqués, des toqués malfaisants.
-- Ne peut-on rendre justice à ses adversaires ?
-- Je m'entends parfaitement avec des adversaires loyaux, qui combattent à armes franches. La preuve, c'est que je cause avec vous, monsieur l'Allemand. J'estime les Allemands, tout en souhaitant de leur rendre un jour, avec usure, la raclée que nous en avons reçue. Mais les autres, les ennemis de dedans, non, ce n'est pas la même chose : ils usent d'armes malhonnêtes d'idéologies malsaines, d'humanitarisme empoisonné...
-- Oui, vous êtes dans l'esprit des chevaliers du moyen âge, quand ils se sont trouvés pour la première fois, en présence de la poudre à canon. Que voulez-vous ? La guerre évolue.
-- Soit ! Mais alors, ne mentons pas, disons que c'est la guerre.
-- Supposez qu'un ennemi commun menace l'Europe, est-ce que vous ne vous allieriez pas aux Allemands ?
-- Nous l'avons fait, en Chine.
-- Regardez donc autour de vous ! Est-ce que votre pays, est-ce que tous nos pays ne sont pas menacés dans l'idéalisme héroïque de leurs races ? Est-ce qu'ils ne sont pas tous en proie aux aventuriers de la politique et de la pensée ? Contre cet ennemi commun, ne devriez-vous pas donner la main à ceux de vos adversaires qui ont une vigueur morale ? Comment un homme de votre sorte peut-il tenir si peu de compte des réalités ? Voilà des gens qui soutiennent contre vous un idéal différent du vôtre ! Un idéal est une force, vous ne pouvez la nier ; dans la lutte que vous avez récemment engagée, c'est l'idéal de vos adversaires qui vous a battus. Au lieu de vous user contre lui, que ne l'employez-vous avec le vôtre, côte à côte, contre les ennemis de tout idéal, contre les exploiteurs de la patrie, contre les pourrisseurs de la civilisation européenne ?
-- Pour qui ? Il faudrait s'entendre d'abord. Pour le triomphe de nos adversaires ?
-- Quand vous étiez en Afrique vous ne vous inquiétiez pas de savoir si c'était pour le Roi, ou pour la République, que vous vous battiez. J'imagine que beaucoup d'entre vous ne pensaient guère à la République.
-- Ils s'en foutaient.
-- Bon ! Et la France y trouvait son avantage. Vous conquériez pour elle, et pour vous. Eh bien, faites de même, ici ! Élargissez le combat. Ne vous chicanez pas pour des futilités de politique ou de religion. Ce sont des niaiseries. Que votre race soit la fille aînée de l'Église, ou celle de la Raison, cela n'importe guère. Mais qu'elle vive ! Tout est bien, qui exalte la vie. Il n'y a qu'un ennemi, c'est l'égoïsme jouisseur, qui tarit et souille les sources de la vie. Exaltez la force, exaltez la lumière, l'amour fécond, la joie du sacrifice. Et ne déléguez jamais à d'autres le soin d'agir pour vous. Agissez, agissez, unissez-vous ! Allons !...
Et il se mit à taper sur le piano les premières mesures de la marche en si bémol de la Symphonie avec chœurs.
-- Savez-vous, fit-il en s'interrompant, si j'étais un de vos musiciens, Charpentier ou Bruneau, (que le diable emporte !), je vous mettrais ensemble, dans une symphonie chorale, Aux armes, citoyens ! l'Internationale, Vive Henri IV ! Dieu protège la France ! -- toutes les herbes de la Saint-Jean -- (tenez, dans le genre de ceci...) -- je vous ferais une de ces bouillabaisses, à vous emporter la bouche ! Ça serait rudement mauvais, -- (pas plus mauvais, en tout cas, que ce qu'ils font) ; -- mais je vous réponds que ça vous flanquerait le feu au ventre, et qu'il faudrait bien que vous marchiez !
Il riait de tout son cœur.
Le commandant riait, comme lui :
-- Vous êtes un gaillard, monsieur Krafft. Dommage que vous ne soyez pas des nôtres !
-- Mais je suis des vôtres ! C'est le même combat, partout. Serrons les rangs !
Le commandant approuvait ; mais les choses en restaient là. Alors, Christophe s'obstinait, remettant l'entretien sur M. Weil et sur les Elsberger. Et l'officier, qui n'était pas moins obstiné, reprenait ses éternels arguments contre les Juifs et contre les Dreyfusards.
Christophe s'en attristait. Olivier lui dit :
-- Ne t'afflige pas. Un homme ne peut pas changer, d'un coup, l'esprit de toute la société. Ce serait trop beau ! Mais tu fais déjà beaucoup, sans t'en douter.
-- Qu'est-ce que je fais ? dit Christophe.
-- Tu es Christophe.
-- Quel bien en résulte-t-il pour les autres ?
-- Un très grand. Sois seulement ce que tu es, cher Christophe ! Ne t'inquiète pas de nous.
Mais Christophe ne s'y résignait point. Il continuait de discuter avec le commandant Chabran, et parfois violemment. Céline s'en amusait. Elle assistait à leurs entretiens, travaillant en silence. Elle ne se mêlait pas à la discussion ; mais elle paraissait plus gaie ; son regard avait plus d'éclat : il semblait qu'il y eût plus d'espace autour d'elle. Elle se mit à lire ; elle sortit davantage ; elle s'intéressait à plus de choses. Et un jour que Christophe bataillait centre son père à propos des Elsberger, le commandant la vit sourire ; il lui demanda ce qu'elle pensait ; elle répondit tranquillement :
-- Je pense que M. Krafft a raison.
Le commandant, interloqué, dit :
-- C'est un peu fort !... Enfin, raison ou tort, nous sommes bien comme nous sommes. Nous n'avons pas besoin de voir ces gens-là. N'est-ce pas, fillette ?
-- Mais si, papa, répondit-elle, cela me ferait plaisir.
Le commandant se tut, et feignit de n'avoir pas entendu. Il était beaucoup moins insensible à l'influence de Christophe qu'il ne voulait le paraître. Son étroitesse de jugement et sa violence ne l'empêchaient point d'avoir de la droiture et le cœur généreux. Il aimait Christophe, il aimait sa franchise et sa santé morale, il avait souvent le regret que Christophe fût un Allemand. Il avait beau s'emporter dans les discussions avec lui : il cherchait ces discussions ; et les arguments de Christophe le travaillaient. Il se fût bien gardé de le reconnaître. Mais un jour, Christophe le trouva lisant attentivement un livre qu'il refusa de lui laisser voir. En reconduisant Christophe, Céline, seule avec lui, dit :
-- Savez-vous ce qu'il lisait ? Un livre de M. Weil.
Christophe fut heureux.
-- Et qu'est-ce qu'il en dit ?
-- Il dit : « Cet animal !... » Mais il ne peut s'en détacher.
Christophe ne fit aucune allusion au fait, quand il revit le commandant. Ce fut celui-ci qui lui demanda :
-- D'où vient que vous ne me rasez plus avec votre Juif ?
-- Parce que ce n'est plus la peine, dit Christophe.
-- Pourquoi ? demanda le commandant, agressif.
Christophe ne répondit pas, et s'en alla en riant.
Olivier avait raison. Ce n'est point par les paroles qu'on agit sur les autres. Mais par son être. Il est des hommes qui rayonnent autour d'eux une atmosphère apaisante, par leurs regards, leurs gestes, le contact silencieux de leur âme sereine. Christophe rayonnait la vie. Elle pénétrait doucement, doucement, comme une tiédeur de printemps, à travers les vieux murs et les fenêtres closes de la maison engourdie, elle ressuscitait des cœurs, que la douleur, la faiblesse, l'isolement rongeaient et desséchaient depuis des années, avaient laissés pour morts. Puissance des âmes sur les âmes ! Celles qui la subissent et celles qui l'exercent l'ignorent également. Et pourtant, la vie du monde est faite des flux et des reflux, que régit cette force d'attraction mystérieuse.
Deux étages au-dessous de l'appartement de Christophe et d'Olivier, habitait, comme on l'a vu, une jeune femme de trente-cinq ans, Mme Germain, veuve depuis deux ans, qui avait perdu l'année précédente sa petite fille, âgée de sept à huit ans. Elle vivait avec sa belle-mère. Elles ne voyaient personne. De tous les locataires de la maison aucun n'avait eu moins de rapports avec Christophe. À peine s'ils s'étaient rencontrés ; jamais ils ne s'étaient adressé la parole.
C'était une femme grande, maigre, assez bien faite, de beaux yeux bruns, opaques, inexpressifs, où s'allumait, par moments, une flamme morne et dure, dans une figure jaune de cire, les joues plates, la bouche crispée. La vieille Mme Germain était dévote, et passait ses journées à l'église. La jeune femme s'isolait jalousement dans son deuil. Elle ne s'intéressait à rien. Elle s'entourait des reliques et des images de sa petite fille ; et, à force de les fixer, elle ne la voyait plus ; les images mortes tuaient l'image vivante. Elle ne la voyait plus ; et elle s'obstinait ; elle voulait, elle voulait penser uniquement à elle : ainsi, elle avait fini par ne plus pouvoir même penser à elle ; elle avait achevé l'œuvre de la mort. Alors, elle restait là, glacée, le cœur pétrifié, sans larmes, la vie tarie. La religion ne lui était pas un secours. Elle pratiquait, mais sans amour, par conséquent sans foi vivante ; elle donnait de l'argent pour des messes, mais elle ne prenait aucune part active à des œuvres ; toute sa religion reposait sur cette pensée unique : la revoir ! Le reste, que lui importait ? Dieu ? Qu'avait-elle à faire de Dieu ? La revoir !... Et elle était loin d'en être sûre. Elle voulait le croire, elle le voulait durement, désespérément ; mais elle en doutait... Elle ne pouvait supporter de voir d'autres enfants ; elle pensait :
-- Pourquoi ceux-là ne sont-ils pas morts ?
Il y avait, dans le quartier, une petite fille qui, de taille, de démarche, ressemblait à la sienne. Quand elle la voyait de dos avec ses petites nattes, elle tremblait. Elle se mettait à la suivre ; et quand la petite se retournait, et qu'elle voyait que ce n'était pas elle, elle avait envie de l'étrangler. Elle se plaignait que les petites Elsberger, cependant bien tranquilles, comprimées par leur éducation, fissent du bruit, à l'étage au-dessus ; et dès que les pauvres enfants trottinaient dans leur chambre, elle envoyait sa domestique réclamer le silence. Christophe qui la rencontra, une fois qu'il rentrait avec les fillettes, fut saisi du regard dur qu'elle leur jeta.
Un soir d'été que cette morte vivante s'hypnotisait dans son néant, assise dans l'obscurité, près de sa fenêtre, elle entendit jouer Christophe. Il avait l'habitude de rêver, au piano, à cette heure. Cette musique l'irrita, en troublant le vice où elle s'engourdissait. Elle ferma la fenêtre avec colère. La musique la poursuivit jusqu'au fond de la chambre. Mme Germain ressentit pour elle une haine. Elle eût voulu empêcher Christophe de jouer ; mais elle n'en avait aucun droit. Chaque jour, maintenant, à la même heure, elle attendait, avec une impatience irritée, que le piano commençât ; et lorsqu'il tardait, son irritation n'en était que plus vive. Elle devait, malgré elle, suivre jusqu'au bout la musique ; et quand la musique était finie, elle avait peine à retrouver son apathie. -- Et, un soir qu'elle était tapie dans un coin de sa chambre obscure, et qu'à travers les cloisons et la fenêtre fermée, lui arrivait la musique lointaine, elle fut prise d'un frisson, et la source des larmes de nouveau jaillit en elle. Elle rouvrit la fenêtre ; et désormais, elle écoutait en pleurant. La musique était une pluie, qui pénétrait goutte à goutte son cœur desséché, et qui le ranimait. Elle revoyait le ciel, les étoiles, la nuit d'été ; elle sentait poindre, comme une lueur bien pâle encore, un intérêt à la vie, une sympathie humaine. Et la nuit, pour la première fois depuis des mois, l'image de sa petite fille lui reparut en rêve. -- Car le plus sûr chemin qui nous rapproche de nos morts, ce n'est pas de mourir, c'est de vivre. Ils vivent de notre vie, et meurent de notre mort.
Elle ne chercha pas à rencontrer Christophe. Mais elle l'entendait passer dans l'escalier avec les fillettes ; et elle se tenait cachée derrière la porte, pour épier le babillage enfantin, qui lui remuait le cœur.
Un jour, elle allait sortir, elle entendit les petits pas trottinants, qui descendaient l'escalier, avec un peu plus de tapage que d'habitude, et l'une des voix d'enfants, qui disait à la petite sœur :
-- Ne fais pas tant de bruit, Lucette, tu sais, Christophe a dit, à cause de la dame qui a du chagrin.
Et l'autre assourdit ses pas et se mit à parler tout bas. Alors Mme Germain n'y tint plus : elle ouvrit la porte, elle saisit les enfants, elle les embrassa avec violence. Elles eurent peur ; l'une des fillettes se mit à crier. Elle les lâcha, et elle rentra.
Depuis, quand elle les rencontrait, elle essayait de leur sourire, d'un sourire crispé, -- (elle avait perdu l'habitude...) -- elle leur adressait de brusques paroles d'affection, auxquelles les enfants intimidées répondaient par des chuchotements oppressés. Elles continuaient d'avoir peur de la dame, plus peur qu'auparavant ; et lorsqu'elles passaient devant sa porte, maintenant, elles couraient de crainte qu'elle ne les attrapât. Elle, de son côté, se cachait pour les voir. Elle avait honte. Il lui semblait qu'elle volait à sa petite morte un peu de l'amour, auquel celle-ci avait droit, tout entier. Elle se jetait à genoux et lui demandait pardon. Mais maintenant que l'instinct de vivre et d'aimer était réveillé, elle n'y pouvait plus rien, il était le plus fort.
Un soir, -- Christophe rentrait, -- il remarqua un désordre inaccoutumé dans la maison. On lui apprit que M. Watelet venait de mourir subitement d'une angine de poitrine. Christophe fut pénétré de compassion, à la pensée de l'enfant, qui se trouvait abandonnée. On ne connaissait aucun parent à M. Watelet, et il y avait tout lieu de croire qu'il la laissait à peu près sans ressources. Christophe monta, quatre à quatre, et entra dans l'appartement du troisième, dont la porte était ouverte. Il trouva l'abbé Corneille auprès du mort, et la petite fille en larmes, qui appelait son papa ; la concierge essayait maladroitement de la consoler. Christophe prit l'enfant dans ses bras, il lui dit des mots tendres. La petite s'accrocha désespérément à lui ; il voulut l'emporter de l'appartement ; mais elle s'y refusa. Il resta avec elle. Assis près de la fenêtre, dans le jour qui déclinait, il continuait de la bercer dans ses bras. L'enfant se calmait peu à peu ; elle s'endormit, au milieu de ses sanglots. Christophe la déposa sur son lit, et il tâchait gauchement de défaire les lacets de ses petits souliers. C'était la tombée de la nuit. La porte de l'appartement était restée ouverte. Une ombre entra, avec un frôlement de jupe. Aux derniers reflets décolorés du jour, Christophe reconnut les yeux fiévreux de la femme en deuil. Debout au seuil de la chambre, elle dit, la gorge serrée :
-- Je viens... Voulez-vous... Voulez-vous me la donner ?
Christophe lui prit la main. Mme Germain pleurait. Puis, elle s'assit au chevet du lit. Après un moment, elle dit :
-- Laissez-moi la veiller...
Christophe remonta à son étage, avec l'abbé Corneille. Le prêtre, un peu gêné, s'excusait d'être venu. Il espérait, disait-il avec humilité, que le mort ne saurait le lui reprocher : ce n'était pas comme prêtre, c'était comme ami qu'il était là.
Le lendemain matin, lorsque Christophe revint, il trouva la fillette au cou de Mme Germain, avec la confiance naïve qui livre sur-le-champ ces petits êtres à ceux qui ont su leur plaire. Elle consentit à suivre sa nouvelle amie... Hélas ! elle avait oublié déjà son père adoptif. Elle montrait la même affection à sa nouvelle maman. Ce n'était pas très rassurant. L'égoïsme d'amour de Mme Germain le voyait-il ?... Peut-être. Mais qu'importe ? Il faut aimer. Le bonheur est là...
Quelques semaines après l'enterrement, Mme Germain emmena l'enfant à la campagne, loin de Paris. Christophe et Olivier assistaient au départ. La jeune femme avait une expression de joie secrète, qu'ils ne lui connaissaient pas. Elle ne faisait aucune attention à eux. Cependant, au moment de partir, elle remarqua Christophe, elle lui tendit la main, et lui dit :
-- Vous m'avez sauvée.
-- Qu'est-ce qu'elle a, cette folle ? demanda Christophe, étonné, tandis qu'ils remontaient l'escalier.
À peu de jours de là, il reçut par la poste une photographie qui représentait une petite fille inconnue, assise sur un tabouret, ses menottes sagement croisées sur ses genoux, et qui le regardait de ses yeux clairs et mélancoliques. Au-dessous, il y avait ces mots écrits :
« Ma petite morte vous remercie. »
Ainsi passait entre tous ces gens un souffle de vie nouvelle. Là-haut, dans la mansarde du cinquième, brûlait un foyer de puissante humanité, et ses rayons pénétraient lentement la maison.
Mais Christophe ne s'en apercevait point. C'était bien lent pour lui.
-- Ah ! soupirait-il, est-il donc impossible de faire fraterniser tous les braves gens, de toute foi, de toute classe, qui ne veulent pas se connaître ? N'y a-t-il aucun moyen ?
-- Que veux-tu ? dit Olivier, il faudrait une tolérance mutuelle et une force de sympathie, qui ne peuvent naître que de la joie intérieure, -- joie d'une vie saine, normale, harmonieuse, -- joie d'un utile emploi de son activité, du sentiment que l'on sert à quelque chose de grand. Pour cela, il faudrait un pays, qui fût dans une période de grandeur, ou -- (ce qui vaut mieux encore) -- d'acheminement à la grandeur. Et il faudrait aussi -- (les deux vont ensemble) -- un pouvoir qui sût mettre en œuvre toutes les énergies, un pouvoir intelligent et fort, qui fût au-dessus des partis. Or, il n'est de pouvoir au-dessus des partis que celui qui tire sa force de soi, et non de la multitude, celui qui n'essaie pas de s'appuyer sur des majorités anarchiques, mais qui s'impose à tous par les services rendus : général victorieux, dictature de Salut public, suprématie de l'intelligence... Que sais-je ? Cela ne dépend pas de nous. Il faut que l'occasion naisse, et les hommes qui sachent la saisir ; il faut du bonheur et du génie. Attendons et espérons ! Les forces sont là : forces de la foi, de la science, du travail de la vieille France et de la France nouvelle, de la plus grande France... Quelle poussée ce serait, si le mot était dit, le mot magique qui lancerait toutes ces forces unies ! Ce mot, ce n'est ni toi, ni moi, qui pouvons le dire. Qui le dira ? La victoire, la gloire ?... Patience ! L'essentiel, c'est que tout ce qui est fort dans la race se recueille, ne se détruise pas, ne se décourage pas avant l'heure. Bonheur et génie ne viennent qu'aux peuples qui ont su les mériter par des siècles de patience, de labeur et de foi.
-- Qui sait ? dit Christophe. Ils viennent souvent plus tôt qu'on ne croit, -- au moment où on les attend le moins. Vous tablez trop sur les siècles. Préparez-vous ! Ceignez vos reins ! Ayez toujours vos souliers à vos pieds et votre bâton en votre main... Car vous ne savez pas si le Seigneur ne passera point devant la porte, cette nuit.
Il passa bien près, cette nuit. L'ombre de son aile toucha le seuil de la maison.
À la suite d'événements insignifiants en apparences les relations entre la France et l'Allemagne s'étaient brusquement aigries. En trois jours, on en vint des rapports habituels de bon voisinage au ton provocant qui précède la guerre. Cela ne pouvait surprendre que ceux qui vivaient dans l'illusion que la raison gouverne le monde. Mais ils étaient nombreux en France ; et ce fut chez beaucoup une stupeur de voir, du jour au lendemain, se déchaîner la violence gallophobe de la presse d'outre-Rhin. Certaines de ces feuilles qui, dans les deux pays, s'arrogent le monopole du patriotisme, parlent au nom de la nation, et dictent à l'État, parfois avec la complicité secrète de l'État, la politique qu'il doit suivre, lançaient à la France des ultimatum outrageants. Un conflit s'était élevé entre l'Allemagne et l'Angleterre ; et l'Allemagne n'accordait pas à la France le droit de n'y pas prendre parti ; ses insolents journaux la sommaient de se déclarer pour l'Allemagne, ou sinon menaçaient de lui faire payer les premiers frais de la guerre ; ils prétendaient arracher son alliance par la peur, et la traitaient d'avance en vassale battue et contente, -- pour tout dire, en Autriche. On reconnaissait là l'orgueilleuse démence de l'impérialisme allemand, soûl de ses victoires, et l'incapacité totale de ses hommes d'État à comprendre les autres races, en leur appliquant à toutes la même commune mesure qui fait loi pour eux : la force, raison suprême. Naturellement, sur une vieille nation, riche de siècles de gloire et de suprématie sur l'Europe, que l'Allemagne n'avait jamais connus, cette brutale sommation avait l'effet contraire à celui que l'Allemagne en attendait. Elle faisait cabrer son orgueil assoupi ; la France frémissait, de la base à la cime ; et les plus indifférents en criaient de colère.
La masse de la nation allemande n'était pour rien dans ces provocations : les braves gens de tous les pays ne demandent qu'à vivre en paix ; et ceux d'Allemagne sont particulièrement pacifiques, affectueux, désireux d'être en bons termes avec tous, plus portés à admirer les autres et à les imiter qu'à les combattre. Mais on ne demande pas leur avis aux braves gens ; et ils ne sont pas assez hardis pour le donner. Ceux qui n'ont pas pris la virile habitude de l'action publique sont fatalement condamnés à en être les jouets. Ils sont l'écho éclatant et stupide, qui répercute les cris hargneux de la presse et les défis des chefs, et qui en fait la Marseillaise ou la Wacht am Rhein.
C'était un coup terrible pour Christophe et Olivier. Ils étaient si habitués à s'aimer qu'ils ne concevaient plus pourquoi leurs pays ne faisaient pas de même. Les raisons de cette hostilité persistante, brusquement réveillée, leur échappaient à tous deux, et surtout à Christophe, qui, en sa qualité d'Allemand, n'avait aucun motif d'en vouloir à un peuple, que son peuple avait vaincu. Il était choqué de l'insupportable orgueil de quelques-uns de ses compatriotes ; il s'associait, dans une certaine mesure, à l'indignation des Français contre cette sommation à la Brunswick ; mais il ne comprenait pas bien pourquoi la France ne se prêtait pas, après tout, à devenir l'alliée de l'Allemagne. Les deux pays lui semblaient avoir tant de raisons profondes d'être unis, tant de pensées communes, et de si grandes tâches à accomplir ensemble, qu'il se fâchait de les voir s'obstiner à ces rancunes stériles. Ainsi que tous les Allemands, il regardait la France comme la principale coupable du malentendu : car, s'il consentait à admettre qu'il fût pénible pour elle de rester sur le souvenir d'une défaite, il ne voyait pourtant là qu'une question d'amour-propre, qui devait s'effacer devant les intérêts plus hauts de la civilisation et de la France elle-même. Jamais il ne s'était donné la peine de réfléchir au problème de l'Alsace-Lorraine. À l'école, il avait appris à considérer l'annexion de ces pays comme un acte de justice, qui avait fait rentrer, après des siècles de sujétion étrangère, une terre allemande dans la patrie allemande. Aussi, tomba-t-il de son haut, quand il découvrit que son ami la regardait comme un crime. Il n'avait pas encore causé de ces choses avec lui, tant il était convaincu qu'ils étaient d'accord ; et maintenant, il voyait Olivier, dont il savait la bonne foi et la liberté d'intelligence, lui dire, sans passion, sans colère, avec une tristesse profonde, qu'un grand peuple pouvait bien renoncer à se venger d'un tel crime, mais qu'il ne pouvait y souscrire sans se déshonorer.
Ils eurent beaucoup de peine à se comprendre. Les raisons historiques qu'Olivier alléguait des droits de la France à revendiquer l'Alsace comme une terre latine, ne firent aucune impression sur Christophe ; il en existait d'aussi fortes pour prouver le contraire : l'histoire fournit à la politique tous les arguments dont elle a besoin, pour la cause qu'il lui plaît. -- Christophe fut beaucoup plus touché par le côté, non plus seulement français, mais humain, du problème. Les Alsaciens étaient-ils ou non Allemands, là n'était pas la question. Ils ne voulaient pas l'être ; et cela seul comptait. Qui donc a le droit de dire : « Ce peuple est à moi : car il est mon frère » ? Si son frère le renie, quand ce serait à tort, le tort retombe sur celui qui ne sut pas se faire aimer, et qui n'a aucun droit à prétendre l'attacher à son sort. Après quarante ans de violences, de vexations brutales ou déguisées, et même de services réels, rendus par l'exacte et intelligente administration allemande, les Alsaciens persistaient à ne pas vouloir être Allemands. Et, quand leur volonté lassée eût fini par céder, rien ne pouvait effacer les souffrances des générations contraintes à s'exiler de la terre natale, ou, plus douloureusement encore, ne pouvant en partir et contraintes à y subir un joug qui leur était odieux, le vol de leur pays et l'asservissement de leur peuple.
Christophe avouait naïvement qu'il n'avait jamais envisagé cet aspect de la question ; et il ne laissait pas d'en être troublé. Un honnête Allemand apporte à la discussion une bonne foi, que n'a pas toujours l'amour-propre passionné d'un Latin, si sincère qu'il soit. Christophe ne pensait pas à s'autoriser de l'exemple de crimes semblables qui avaient été accomplis, à toutes les époques de l'histoire, par toutes les nations. Il avait trop d'orgueil pour chercher ces excuses humiliantes ; il savait qu'à mesure que l'humanité s'élève, ses crimes sont plus odieux, car ils sont entourés de plus de lumière. Mais il savait aussi que si la France était victorieuse à son tour, elle ne serait pas plus modérée dans la victoire que ne l'avait été l'Allemagne, et qu'à la chaîne des crimes s'ajouterait un anneau. Ainsi s'éterniserait le conflit tragique, où le meilleur de la civilisation européenne menaçait de se perdre.
Si angoissante que fût la question pour Christophe, elle l'était plus encore pour Olivier. Ce n'était pas assez de la tristesse d'une lutte fratricide entre les deux nations les mieux faites pour s'associer. En France même, une partie de la nation s'apprêtait à lutter contre l'autre partie. Depuis des années, les doctrines pacifistes et antimilitaristes se répandaient, propagées à la fois par les plus nobles et les plus vils de la nation. L'État les avait longtemps laissé faire, avec le dilettantisme énervé qu'il apportait à tout ce qui ne touchait point à l'intérêt immédiat des politiciens ; et il ne pensait pas qu'il y aurait eu moins de danger à soutenir franchement la doctrine la plus dangereuse, qu'à la laisser cheminer dans les veines de la nation et y ruiner la guerre, tandis qu'on la préparait. Cette doctrine parlait aux libres intelligences, qui rêvaient de fonder une Europe fraternelle, unissant ses efforts, en vue d'un monde plus juste et plus humain. Et elle parlait aussi au lâche égoïsme de la racaille, qui ne voulait point risquer sa peau, pour qui que ce fût, pour quoi que ce fût. -- Ces pensées avaient atteint Olivier et beaucoup de ses amis. Une ou deux fois, Christophe avait assisté, dans sa maison, à des entretiens qui l'avaient stupéfié. Le bon Mooch, qui était farci d'illusions humanitaires, disait, les yeux brillants, avec une grande douceur, qu'il fallait empêcher la guerre, et que le meilleur moyen était d'exciter les soldats à la révolte : qu'ils tirent sur leurs chefs ! Il se faisait fort d'y réussir. L'ingénieur Élie Elsberger lui répondait, avec une froide violence, que, si la guerre éclatait, lui et ses amis ne partiraient pas pour la frontière, avant d'avoir réglé leur compte aux ennemis intérieurs. André Elsberger prenait le parti de Mooch. Christophe tomba, un jour, dans une scène terrible entre les deux frères. Ils se menaçaient l'un l'autre de se faire fusiller. Malgré le ton de plaisanterie qui faisait passer ces paroles meurtrières, on avait le sentiment qu'ils ne disaient rien qu'ils ne fussent décidés à accomplir. Christophe considérait avec étonnement cette absurde nation, qui est toujours prête à se suicider pour des idées... Des fous. Des fous logiques. Chacun ne voit que son idée, et veut aller jusqu'au bout, sans se déranger d'un pas. Et, naturellement, ils s'annihilent l'un l'autre. Les humanitaristes font la guerre aux patriotes. Les patriotes font la guerre aux humanitaristes. Pendant ce temps, l'ennemi vient, et écrase à la fois la patrie et l'humanité.
-- Mais enfin, demandait Christophe à André Elsberger, vous êtes-vous entendus avec les prolétaires des autres peuples ?
-- Il faut bien que quelqu'un commence. Ce sera nous. Nous avons toujours été les premiers. À nous de donner le signal !
-- Et si les autres ne marchent pas ?
-- Ils marcheront.
-- Avez-vous des traités, un plan tracé d'avance ?
-- Pas besoin de traités ! Notre force est supérieure à toutes les diplomaties.
-- Ce n'est pas une question d'idéologie, mais de stratégie. Si vous voulez tuer la guerre, prenez à la guerre ses méthodes. Dressez votre plan d'opérations dans les deux pays. Convenez des mouvements, à telle date, en France et en Allemagne, de vos troupes alliées. Mais si vous vous en remettez au hasard, que voulez-vous qu'il en advienne ? Le hasard d'un côté, d'énormes forces organisées de l'autre, -- le résultat est certain : vous serez écrasés.
André Elsberger n'écoutait pas. Il haussait les épaules et se contentait de menaces vagues : il suffisait, disait-il, d'une poignée de sable au bon endroit, dans l'engrenage, pour briser la machine.
Mais autre chose est de discuter à loisir, d'une façon théorique, ou d'avoir à mettre ses pensées en pratique, surtout quand il faut prendre parti sur-le-champ... Heure poignante, où passe au fond des cœurs la houle ! On croyait être libre, maître de sa pensée. Et voici qu'on se sent entraîné, malgré soi. Une obscure volonté veut contre votre volonté. Et l'on découvre alors le maître inconnu, cette Force invisible, dont les lois gouvernent l'Océan humain...
Les intelligences les plus fermes, les plus sûres de leur foi, la voyaient se dissoudre, vacillaient, tremblaient de se décider, et souvent, à leur surprise, se décidaient dans un autre sens que celui qu'elles avaient prévu. Certains des plus ardents à combattre la guerre sentaient se réveiller, avec une soudaine violence, l'orgueil et la passion de la patrie. Christophe voyait des socialistes, et jusqu'à des syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces devoirs ennemis. Dans les premières heures du conflit où il ne croyait pas encore au sérieux de l'affaire, il dit à André Elsberger, avec la maladresse allemande, que c'était le moment d'appliquer ses théories, s'il ne voulait pas que l'Allemagne prît la France. L'autre bondit, et répondit avec colère :
-- Essayez un peu !... Bougres, qui n'êtes pas foutus de museler votre empereur et de secouer le joug, malgré votre sacro-saint Parti socialiste, avec ses quatre cent mille adhérents, et ses trois millions d'électeurs !... Nous nous en chargeons, nous autres ! Prenez-nous ! Nous vous prendrons !...
À mesure que l'attente se prolongeait, la fièvre couvait chez tous. André était torturé. Savoir qu'une foi est vraie, et qu'on ne peut la défendre ! Et se sentir atteint par cette épidémie morale, qui propage dans les peuples la puissante folie des pensées collectives, le souffle de la guerre ! Elle travaillait tous ces hommes qui entouraient Christophe, et Christophe lui-même. Ils ne se parlaient plus. Ils se tenaient à l'écart les uns des autres.
Mais il était impossible de rester longtemps dans cette incertitude. Le vent de l'action rejetait, bon gré, mal gré, les irrésolus dans l'un ou l'autre parti. Et un jour, où l'on se crut à la veille de l'ultimatum, -- où, dans les deux pays, tous les ressorts de l'action se tenaient bandés, prêts au meurtre, Christophe s'aperçut que tous avaient choisi. Tous les partis ennemis, d'instinct, se rangeaient autour du pouvoir haï, ou méprisé, qui représentait la France. Les esthètes, les maîtres de l'art dépravé, intercalaient dans leurs nouvelles polissonnes des professions de foi patriotiques. Les Juifs parlaient de défendre le sol sacré des ancêtres. Au seul nom du drapeau, Hamilton avait la larme à l'œil. Et tous étaient sincères, tous étaient pris par la contagion. André Elsberger et ses amis syndicalistes, autant que les autres, -- plus que les autres : écrasés par la nécessité des choses, obligés à un parti qu'ils détestaient, ils s'y déterminaient avec une fureur sombre, une rage pessimiste, qui faisait d'eux des instruments forcenés pour la tuerie. L'ouvrier Aubert, tiraillé entre son humanitarisme appris et son chauvinisme instinctif, avait failli en perdre la tête. Après plusieurs nuits blanches, il avait fini par trouver une formule qui arrangeait tout : c'était que la France incarnait l'humanité. Depuis, il ne causait plus avec Christophe. Presque tous, dans la maison, lui avaient fermé leur porte. Même les excellents Arnaud ne l'invitaient plus. Ils continuaient à faire de la musique, à s'entourer d'art ; ils tâchaient d'oublier la préoccupation commune. Mais ils y pensaient toujours. Chacun d'eux isolément, quand il rencontrait Christophe, lui serrait affectueusement la main, mais avec hâte, en se cachant. Et, dans la même journée, si Christophe les revoyait ensemble, ils passaient sans s'arrêter, en le saluant, gênés. En revanche, des gens qui ne se parlaient plus depuis des années, se rapprochaient soudain. Un soir, Olivier fit signe à Christophe de venir près de la fenêtre, et il lui montra, dans le jardin d'en bas, les Elsberger qui causaient avec le commandant Chabran.
Christophe ne songeait pas à s'étonner de cette révolution dans les esprits. Il était assez occupé du sien. Il s'y faisait un bouleversement qu'il ne parvenait pas à maîtriser. Olivier, qui aurait eu plus de raisons de s'agiter, était plus calme que lui. Il était le seul qui semblât rester à l'abri de la contagion. Si oppressé qu'il fût par l'attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu'il prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se livrer bataille ; il savait aussi que c'est le rôle de la France d'être le champ d'expérience pour le progrès humain, et que les idées nouvelles ont besoin, pour fleurir, d'être arrosées de son sang. Pour lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet entr'égorgement de la civilisation, il eût redit la devise d'Antigone : « Je suis fait pour l'amour, et non pas pour la haine. » -- Pour l'amour, et pour l'intelligence, qui est une autre forme de l'amour. Sa tendresse pour Christophe eût suffi à lui éclairer son devoir. À cette heure où des millions d'êtres s'apprêtaient à se haïr, il sentait que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe, était de garder leur amour et leur raison intacts, dans la tourmente. Il se souvenait de Gœthe, refusant de s'associer au mouvement de haine libératrice, qui lançait en 1813 l'Allemagne contre la France.
Christophe sentait tout cela ; et pourtant, il n'était point tranquille. Lui, qui avait en quelque sorte déserté d'Allemagne, qui n'y pouvait rentrer, lui qui était nourri de la pensée Européenne des grands Allemands du XVIIIe siècle, chers à son vieil ami Schulz, et qui détestait l'esprit de l'Allemagne nouvelle, militariste et mercantile, il entendait se lever en lui une bourrasque de passions ; et il ne savait pas de quel côté elle allait l'entraîner. Il ne le disait pas à Olivier ; mais il passait ses journées dans l'angoisse, à l'affût des nouvelles. Secrètement, il rassemblait ses affaires, préparait sa valise. Il ne raisonnait pas. C'était plus fort que lui. Olivier l'observait avec inquiétude, devinant le combat qui se livrait en son ami ; et il n'osait l'interroger. Ils éprouvaient le besoin de se rapprocher plus encore que d'habitude, ils s'aimaient plus que jamais ; mais ils craignaient de se parler ; ils tremblaient de découvrir entre eux une différence de pensée, qui les eût divisés. Souvent, leurs yeux se rencontraient, avec une expression de tendresse inquiète, comme s'ils étaient à la veille d'une séparation éternelle. Et ils se taisaient, oppressés.
Cependant, sur le toit de la maison en construction, de l'autre côté de la cour, pendant ces tristes jours, sous des rafales de pluie, les ouvriers donnaient les derniers coups de marteau ; et l'ami de Christophe, le couvreur bavard, lui criait de loin, en riant :
-- V'là toujours ma maison finie !
L'orage passa, par bonheur, aussi vite qu'il était venu. Des notes officieuses de chancellerie annoncèrent, comme le baromètre, le retour du beau temps. Les chiens hargneux de la presse furent rentrés au chenil. En quelques heures, les âmes se détendirent. C'était un soir d'été. Christophe, hors d'haleine, venait de rapporter la bonne nouvelle à Olivier. Il respirait, heureux. Olivier le regardait, souriant, un peu triste. Et il n'osait pas lui poser la question qu'il avait sur le cœur. Il dit :
-- Eh bien, tu les as vus unis, tous ces gens qui ne pouvaient s'entendre ?
-- Je les ai vus, dit Christophe, de bonne humeur. Vous êtes des farceurs ! Vous criez les uns contre les autres. Au fond, vous êtes tous d'accord.
-- On dirait, dit Olivier, que tu en es content ?
-- Pourquoi pas ? Parce que cette union se fait à mes dépens ?... Bah ! Je suis assez fort... Et puis, c'est bon, de sentir ce torrent qui nous emporte, ces démons réveillés dans le cœur.
-- Ils m'épouvantent, dit Olivier. J'aime mieux la solitude éternelle que l'union de mon peuple, à ce prix.
Ils se turent ; et ni l'un ni l'autre n'osait aborder le sujet qui les troublait. Enfin, Olivier fit un effort, et, la gorge serrée, il dit :
-- Dis-moi franchement, Christophe : tu allais partir ?
Christophe répondit :
-- Oui.
Olivier était sûr de la réponse. Et pourtant, il en eut un coup au cœur. Il dit :
-- Christophe, tu aurais pu... !
Christophe se passa la main sur le front, et dit :
-- Ne parlons plus de cela, je ne veux plus y penser.
Olivier répétait douloureusement :
-- Tu te serais battu contre nous ?
-- Je ne sais pas, je ne me suis pas demandé.
-- Mais dans ton cœur, tu avais pris parti ?
Christophe dit :
-- Oui.
-- Contre moi ?
-- Jamais contre toi. Tu es mien. Où je suis, tu es avec moi.
-- Mais contre mon pays ?
-- Pour mon pays.
-- C'est une chose terrible, dit Olivier. J'aime mon pays, comme toi. J'aime ma chère France ; mais puis-je tuer mon âme pour elle ? Puis-je pour elle trahir ma conscience ? Ce serait la trahir elle-même. Comment pourrais-je haïr, sans haine, ou jouer, sans mensonge, la comédie de la haine ? L'État moderne a commis un crime odieux, -- un crime qui l'écrasera, -- le jour où il a prétendu lier à sa loi d'airain la libre Église des esprits, dont l'essence est de comprendre et d'aimer. Que César soit César, mais qu'il ne prétende pas être Dieu ! Qu'il nous prenne notre argent, nos vies : il n'a pas droit sur nos âmes ; il ne les ensanglantera point. Nous sommes venus en ce monde pour répandre la lumière, non pour l'éteindre. À chacun son devoir ! Si César veut la guerre, que César ait des armées pour la faire, des armées comme jadis, dont la guerre était le métier ! Je ne suis pas assez sot pour perdre mon temps à gémir en vain contre la force. Mais je ne suis pas de l'armée de la force. Je suis de l'armée de l'esprit ; avec des milliers de frères, j'y représente la France. Que César conquière la terre, s'il veut ! Nous conquérons la vérité.
-- Pour conquérir, dit Christophe, il faut vaincre, il faut vivre. La vérité n'est pas un dogme dur, sécrété par le cerveau, comme un stalactite par les parois d'une grotte. La vérité, c'est la vie. Ce n'est pas dans votre tête que vous devez la chercher. C'est dans le cœur des autres. Unissez-vous à eux. Pensez tout ce que vous voudrez, mais prenez chaque jour un bain d'humanité. Il faut vivre de la vie des autres, et subir, et aimer son destin.
-- Notre destin est d'être ce que nous sommes. Il ne dépend pas de nous de penser, ou de ne pas penser, même s'il y a danger à le faire. Nous sommes arrivés à un degré de civilisation, d'où nous ne pouvons plus retourner en arrière.
-- Oui, vous êtes parvenus à l'extrême rebord du plateau, à cet endroit critique où un peuple ne peut atteindre, sans être pris du désir de se jeter en bas. Religion et instinct se sont affaiblis chez vous. Vous n'êtes plus qu'intelligence. Casse-cou ! La mort vient.
-- Elle vient pour tous les peuples : c'est une affaire de siècles.
-- Vas-tu faire fi des siècles ? La vie tout entière est une affaire de jours. Il faut être de sacrés diables d'abstracteurs, pour se placer dans l'absolu, au lieu d'étreindre l'instant qui passe.
-- Que veux-tu ? La flamme brûle la torche. On ne peut pas être et avoir été, mon pauvre Christophe.
-- Il faut être.
-- C'est une grande chose d'avoir été quelque chose de grand.
-- Ce n'est une grande chose qu'à condition qu'il y ait encore, pour l'apprécier, des hommes qui vivent et qui soient grands.
-- N'aimerais-tu pas mieux avoir été les Grecs, qui sont morts, que d'être tant de peuples qui végètent aujourd'hui ?
-- J'aime mieux être Christophe vivant.
Olivier cessa de discuter. Ce n'était pas qu'il n'eût beaucoup à répondre. Mais cela ne l'intéressait point. Dans toute cette discussion, il ne pensait qu'à Christophe. Il dit, en soupirant :
-- Tu m'aimes moins que je ne t'aime.
Christophe lui prit la main avec tendresse :
-- Cher Olivier, dit-il, je t'aime plus que ma vie. Mais pardonne, je ne t'aime pas plus que la Vie, que le soleil de nos races. J'ai l'horreur de la nuit, où votre faux progrès m'attire. Toutes vos paroles de renoncement recouvrent le même abîme. L'action seule est vivante, même quand elle tue. Nous n'avons le choix, en ce monde, qu'entre la flamme qui dévore et la nuit. Malgré la douceur mélancolique des rêves qui précèdent le crépuscule, je ne veux pas de cette paix avant-coureur de la mort. Le silence des espaces infinis m'épouvante. Jetons de nouvelles brassées de bois sur le feu ! Encore ! Encore ! Et moi avec, s'il le faut... Je ne veux pas que le feu s'éteigne. S'il s'éteint, c'est fait de nous, c'est fait de tout ce qui est.
-- Je connais ta voix, dit Olivier ; elle vient du fond de la barbarie du passé.
Il prit sur un rayon un livre de poètes hindous et il lut la sublime apostrophe du dieu Krichna :
« Lève-toi, et combats d'un cœur résolu. Indifférent au plaisir et à la douleur, au gain et à la perte, à la victoire et à la défaite, combats de toutes tes forces...
Christophe lui arracha le livre des mains, et lut :
--... Je n'ai rien au monde qui me contraigne à agir : il n'est rien qui ne soit à moi ; et pourtant je ne déserte point l'action. Si je n'agissais pas, sans trêve ni relâche, donnant aux hommes l'exemple qu'il leur faut suivre, tous les hommes périraient. Si je cessais un seul instant d'agir, je plongerais le monde dans le chaos, et je serais le meurtrier de la vie. »
-- La vie, répéta Olivier, qu'est-ce que la vie ?
-- Une tragédie, fit Christophe. Hourrah !
La houle s'effaçait. Tous se hâtaient d'oublier, avec une peur secrète. Aucun ne semblait plus se souvenir de ce qui s'était passé. On s'apercevait pourtant qu'ils y pensaient encore, à la joie avec laquelle ils s'étaient repris à la vie, à la bonne vie quotidienne, dont on ne sent tout le prix que lorsqu'elle est menacée. Comme après chaque danger, on faisait les bouchées doubles.
Christophe s'était rejeté dans la création, avec un entrain décuplé. Il y entraînait avec lui Olivier. Ils s'étaient mis à composer ensemble, par réaction contre les pensées sombres, une épopée Rabelaisienne. Elle était empreinte de ce robuste matérialisme, qui suit les périodes de compression morale. Aux héros légendaires, -- Gargantua, frère Jean, Panurge, -- Olivier avait ajouté, sous l'inspiration de Christophe, un personnage nouveau, le paysan Patience, naïf, madré, rusé, rossé, volé, se laissant faire, -- sa femme baisée, ses champs pillés, se laissant faire, -- jamais lassé de cultiver sa terre, -- forcé d'aller en guerre, recevant tous les coups, se laissant faire, -- attendant, s'amusant des exploits de ses maîtres, des coups qu'il endossait, se disant : « Cela ne durera point toujours », prévoyant la culbute finale, la guettant du coin de l'œil, et déjà riant d'avance, de sa grande bouche muette. Un beau jour, en effet, Gargantua et frère Jean, en croisade, faisaient le plongeon. Patience les regrettait bonnement, se consolait gaiement, sauvait Panurge qui se noyait, et disait : « Je sais bien que tu me joueras encore des tours ; mais je ne puis me passer de toi : tu soulages ma rate, tu me fais rire. »
Sur ce poème, Christophe composait des tableaux symphoniques avec chœurs, des batailles héroïcomiques, des kermesses effrénées, des bouffonneries vocales, des madrigaux à la Jannequin, d'une joie énorme et enfantine, une tempête sur la mer, l'Île sonnante et ses cloches, et, pour finir, une symphonie pastorale, pleine de l'air des prairies, de l'allégresse des flûtes sereines et des hautbois, et de chants populaires. -- Les deux amis travaillaient dans la jubilation. Le maigriot Olivier, aux joues pâles, prenait un bain de force. À travers leur mansarde, des trombes de joie passaient... Créer avec son cœur et le cœur de son ami ! L'étreinte de deux amants n'est pas plus douce et plus ardente que cet accouplement de deux âmes amies. Elles avaient fini par se fondre si bien qu'il leur arrivait d'avoir les mêmes éclairs de pensée, à la fois. Ou bien Christophe écrivait la musique d'une scène, dont Olivier trouvait ensuite les paroles. Il l'emportait dans son sillage impétueux. Son esprit couvrait l'autre, et le fécondait.
Au bonheur de créer se joignait le plaisir de vaincre. Hecht venait de se décider à publier le David ; et la partition, bien lancée, avait eu un retentissement immédiat, à l'étranger. Un grand kapellmeister wagnérien, ami de Hecht, établi en Angleterre, s'enthousiasma pour l'œuvre ; il la donna, à plusieurs de ses concerts, avec un succès considérable, qui se répercuta, avec l'enthousiasme du kapellmeister, en Allemagne, où le David fut joué aussi. Le kapellmeister se mit en relations avec Christophe ; il lui demanda d'autres ouvrages, il lui offrit ses services, il fit pour lui une propagande acharnée. On redécouvrit en Allemagne l'Iphigénie, qui y avait jadis été sifflée. On cria au génie. Les circonstances romanesques de la vie de Christophe ne contribuèrent pas peu à piquer l'attention. La Frankfurter Zeitung publia, la première, un article retentissant. D'autres suivirent. Alors, quelques-uns, en France, s'avisèrent qu'ils avaient chez eux un grand musicien. Un des directeurs de concerts de Paris demanda à Christophe son épopée Rabelaisienne, avant qu'elle fût finie ; et Goujart, pressentant la célébrité prochaine, commença à parler, en termes mystérieux, d'un génie de ses amis, qu'il avait découvert. Il célébra dans un article l'admirable David, -- ne se souvenant même plus qu'il lui avait consacré, dans un article de l'an passé, deux lignes injurieuses. Et personne autour de lui ne s'en souvenait davantage. Combien à Paris ont bafoué Wagner et Franck, qui les célèbrent aujourd'hui, pour écraser des artistes nouveaux, qu'ils célébreront demain !
Christophe ne s'attendait guère à ce succès. Il savait qu'il vaincrait, un jour ; mais il ne pensait pas que ce jour dût être si prochain ; et il se méfiait d'une réussite trop rapide. Il haussait les épaules, et disait qu'on le laissât tranquille. Il eût compris qu'on applaudît le David, l'année précédente, quand il l'avait écrit ; mais maintenant, il en était loin, il avait gravi quelques échelons de plus. Volontiers, il eût dit aux gens qui lui parlaient de son ancienne œuvre :
-- Laissez-moi tranquille avec cette ordure ! Elle me dégoûte. Et vous aussi.
Et il se renfonçait dans son travail nouveau, avec un peu d'humeur d'en avoir été dérangé. Toutefois, il éprouvait une satisfaction secrète. Les premiers rayons de la gloire sont bien doux. Il est bon, il est sain de vaincre. C'est la fenêtre qui s'ouvre, et les premiers effluves du printemps, qui pénètrent dans la maison. -- Christophe avait beau mépriser ses anciennes œuvres, et spécialement l'Iphigénie : ce n'en était pas moins une revanche, de voir cette misérable production, qui lui avait valu tant d'avanies, vantée par les critiques allemands et demandée par les théâtres. Une lettre venue de Dresde lui annonçait qu'on serait heureux de monter la pièce, pour la saison prochaine...
Le jour même où Christophe recevait cette nouvelle, qui lui faisait entrevoir enfin, après les années de misère, des horizons plus calmes et la victoire au loin, une autre lettre lui vint.
C'était l'après-midi. Il était en train de se débarbouiller, en causant gaiement avec Olivier, d'une chambre à l'autre, quand la concierge glissa sous la porte une enveloppe. L'écriture de sa mère... Justement, il se disposait à lui écrire ; il se réjouissait de lui apprendre son succès... Il ouvrit la lettre. Quelques lignes... Comme l'écriture était tremblée !...
« Mon cher garçon, je ne vais pas très bien. Si ça était possible, je voudrais bien te voir encore une fois. Je t'embrasse.
Maman. »
Christophe poussa un gémissement. Olivier accourut, effrayé. Christophe, ne pouvant parler, lui montra la lettre sur la table. Il continuait de gémir, sans écouter Olivier qui, d'un coup d'œil, avait lu, et essayait de le rassurer. Il courut à son lit, sur lequel il avait déposé son veston, se rhabilla précipitamment, et, sans attacher son faux col, -- (ses doigts tremblaient) -- il sortit. Olivier le rattrapa sur l'escalier : que voulait-il ? Partir par le premier train ? Il n'y en avait pas avant le soir. Il valait mieux attendre ici qu'à la gare. Avait-il seulement l'argent nécessaire ? -- Ils fouillèrent leurs poches, et, en réunissant tout ce qu'ils possédaient, ils ne trouvèrent qu'une trentaine de francs. On était en Septembre. Hecht, les Arnaud, tous les amis, étaient loin de Paris. Personne à qui s'adresser. Christophe, hors de lui, parlait de faire une partie de la route à pied. Olivier le pria d'attendre une heure ; il promit de trouver la somme. Christophe le laissa faire ; il était incapable d'avoir une idée. Olivier courut au Mont-de-piété : c'était la première fois qu'il y allait ; il eût mieux aimé souffrir du dénuement que mettre en gage un de ces objets, qui tous lui rappelaient quelque cher souvenir ; mais il s'agissait de Christophe, et il n'y avait pas de temps à perdre. Il déposa sa montre, sur laquelle on lui avança une somme bien inférieure à ce qu'il attendait. Il lui fallut remonter chez lui, prendre quelques-uns de ses livres, et les porter à un bouquiniste. C'était douloureux ; mais il y songeait à peine en ce moment : le chagrin de Christophe absorbait toutes ses pensées. Il revint et retrouva Christophe, à la place où il l'avait laissé, dans un état de prostration. Jointe aux trente francs qu'ils avaient, la somme réunie par Olivier était plus que suffisante. Christophe était trop accablé pour se demander comment son ami se l'était procurée, et s'il gardait assez d'argent pour vivre, en son absence. Olivier n'y pensait pas plus que lui ; il avait remis à Christophe tout ce qu'il avait. Il lui fallut s'occuper de Christophe, comme d'un enfant. Il le conduisit à la gare, et ne le quitta qu'au moment où le train se mit en marche.
Dans la nuit, où il s'enfonçait, Christophe, les yeux grands ouverts, regardait devant lui, et il pensait :
-- Arriverai-je à temps ?
Il savait bien que, pour que sa mère lui eût écrit de venir, il fallait qu'elle ne pût plus attendre. Et sa fièvre éperonnait la course trépidante du rapide. Il se reprochait amèrement d'avoir quitté Louisa. Et en même temps, il sentait que ces reproches étaient vains : il n'était pas le maître de changer le cours des choses.
Cependant, le bercement monotone des roues et des ressauts du wagon l'apaisait peu à peu, maîtrisait son esprit, comme les flots soulevés d'une musique, qu'un puissant rythme endigue. Il revoyait tout son passé, depuis les rêves de la lointaine enfance : amours, espoirs, déceptions, deuils, et cette force exultante, cette ivresse de souffrir, de jouir, et de créer, cette allégresse d'étreindre la vie lumineuse et ses ombres sublimes, qui était l'âme de son âme, le Dieu caché. Tout s'éclairait pour lui, maintenant, à distance. Le tumulte de ses désirs, le trouble de ses pensées, ses fautes, ses erreurs, ses combats acharnés, lui apparaissaient comme les remous et les tourbillons, qu'emporte le grand courant vers son but éternel. Il découvrait le sens profond de ces années d'épreuves : à chaque épreuve, c'était une barrière, que le fleuve grossissant brisait ; il passait d'une étroite vallée à une autre plus vaste, qu'il remplissait tout entière ; la vue devenait plus large, l'air devenait plus libre. Entre les coteaux de France et la plaine allemande, le fleuve s'était frayé passage, débordant sur les prés, rongeant la base des collines, ramassant, absorbant les eaux des deux pays. Ainsi, il coulait entre eux, non pour les séparer, mais afin de les unir ; ils se mariaient en lui. Et Christophe prit conscience, pour la première fois, de son destin, qui était de charrier, comme une artère, dans les peuples ennemis, toutes les forces de vie de l'une et l'autre rives. -- Étrange sérénité, calme et clarté soudains qui lui apparaissaient, à l'heure la plus sombre... Puis, la vision se dissipa ; et, seule, reparut la figure douloureuse et tendre de la vieille maman.
L'aube s'annonçait à peine, lorsqu'il arriva dans la petite ville allemande. Il lui fallait prendre garde de n'être pas reconnu ; car il était toujours sous le coup d'un mandat d'arrêt. Mais, à la gare, nul ne fit attention à lui : la ville dormait ; les maisons étaient fermées, et les rues désertes : c'était l'heure grise, où s'éteignent les lumières de la nuit, et où celle du jour n'est pas encore venue, -- où le sommeil est le plus doux, et où les rêves s'éclairent de la pâleur de l'Orient. Une petite servante ouvrait les volets d'une boutique, en chantant un vieux lied. Christophe faillit suffoquer d'émotion. Ô patrie ! Bien-aimée !... Il eût voulu baiser la terre. En écoutant l'humble chant qui lui fondait le cœur, il sentit combien il avait été malheureux loin d'elle, et combien il l'aimait... il marchait, retenant son souffle. Quand il vit sa maison, il fut obligé de s'arrêter et de mettre sa main sur sa bouche, pour s'empêcher de crier. Comment allait-il trouver celle qui était là, qu'il avait abandonnée ? Il reprit haleine, et courut presque, jusqu'à la porte. Elle était entr'ouverte. Il la poussa. Personne... Le vieil escalier de bois craquait sous ses pas. Il monta à l'étage au-dessus. La maison semblait vide. La porte de la chambre de sa mère était fermée.
Christophe, le cœur battant, mit la main sur la poignée. Et il n'avait pas la force d'ouvrir...
Louisa était seule, couchée, et se sentait finir. De ses deux autres fils, l'un, le commerçant, Rodolphe, s'était établi à Hambourg, l'autre, Ernst, était parti pour l'Amérique, et l'on ne savait ce qu'il était devenu. Personne ne s'occupait d'elle, qu'une voisine qui venait, deux fois par jour, voir ce dont Louisa avait besoin, restait quelques instants, et s'en retournait à ses affaires ; elle n'était pas trop exacte, et tardait souvent à venir. Louisa trouvait tout naturel qu'on l'oubliât comme elle trouvait tout naturel d'avoir mal. Elle était d'une patience angélique, étant habituée à souffrir. Elle avait le cœur malade, et des suffocations, pendant lesquelles elle croyait qu'elle allait mourir : les yeux dilatés, les mains crispées, la sueur coulant sur son visage. Elle ne se plaignait pas. Elle savait que ce devait être ainsi. Elle était prête ; elle avait déjà reçu les sacrements. Elle n'avait qu'une inquiétude : que Dieu ne la trouvât pas digne d'entrer dans son paradis. Tout le reste, elle l'acceptait avec patience.
Dans le coin obscur de son réduit, autour de l'oreiller, sur le mur de l'alcôve, elle avait fait un sanctuaire de ses souvenirs ; elle avait réuni les images de ceux qui lui étaient chers : celles de ses trois petits, celle de son mari, pour le souvenir de qui elle avait conservé son amour des premiers temps, celles du vieux grand-père, et de son frère, Gottfried : elle gardait un attachement touchant pour tous ceux qui avaient été bons, si peu que ce fût, pour elle. Elle avait épinglé sur le drap de son lit, tout près de son visage, la dernière photographie que Christophe lui avait envoyée ; et ses dernières lettres étaient sous l'oreiller. Elle avait l'amour de l'ordre et de la propreté méticuleuse ; elle souffrait de ce que tout, dans sa chambre, ne fût pas parfaitement rangé. Elle s'intéressait aux petits bruits du dehors, qui marquaient pour elle les divers moments du jour. Il y avait si longtemps qu'elle les entendait ! Toute sa vie passée dans cet étroit espace... Elle pensait à son cher Christophe. Quel immense désir elle avait qu'il fût là, près d'elle, en ce moment ! Et pourtant, même à ce qu'il ne fût pas là elle était résignée. Elle était sûre de le revoir là-haut. Elle n'avait qu'à fermer les yeux pour le voir déjà. Elle passait des journées, assoupie, au milieu du passé...
Elle se retrouvait dans l'ancienne maison, au bord du Rhin... Jour de fête... Un superbe jour d'été. La fenêtre était ouverte : sur la route blanche, le soleil. On entendait les oiseaux qui chantaient. Melchior et le grand-père, assis devant la porte, fumaient en causant et riant très fort. Louisa ne les voyait pas ; mais elle se réjouissait que son mari fût à la maison, ce jour-là, et que le grand-père fût de bonne humeur. Elle était dans la pièce du bas, et préparait le dîner : un dîner excellent ; elle le veillait comme la prunelle de ses yeux ; il y avait une surprise : un gâteau aux marrons ; elle jouissait d'avance des cris de joie du petit... Le petit, où était-il ? Là haut : elle l'entendait, il étudiait son piano. Elle ne comprenait pas ce qu'il jouait, mais c'était un bonheur pour elle d'entendre ce petit gazouillement familier, de savoir qu'il était là, bien sagement assis... Quelle belle journée ! Les grelots joyeux d'une voiture passaient sur le chemin... Ah ! mon Dieu ! Et le rôti ! Pourvu qu'il ne fût pas brûlé, tandis qu'elle regardait par la fenêtre ! Elle tremblait que le grand-père, qu'elle aimait tant, et qui l'intimidait, ne fût pas content, qu'il lui fît des reproches... Grâce à Dieu, il n'y avait aucun mal. Voilà, tout était prêt, et la table était servie. Elle appelait Melchior et le grand-père. Ils répondaient avec entrain. Et le petit ?... Il ne jouait plus. Depuis un moment, son piano s'était tu, sans qu'elle l'eût remarqué... -- « Christophe ! »... Que faisait-il ? On n'entendait aucun bruit. Toujours il oubliait de descendre pour le dîner : le père allait le gronder encore. Elle montait précipitamment l'escalier... -- « Christophe ! »... Il se taisait. Elle ouvrait la porte de la chambre, où il travaillait. Personne. La chambre, vide ; le piano, fermé... Louisa avait une angoisse. Qu'est-ce qu'il était devenu ? La fenêtre était ouverte. Mon Dieu ! s'il était tombé !... Louisa est bouleversée. Elle se penche pour regarder... -- « Christophe ! »... Il n'est nulle part. Elle parcourt toutes les chambres. D'en bas, le grand-père lui crie : « Viens donc, ne t'inquiète pas, il nous rejoindra toujours. » Elle ne veut pas descendre ; elle sait qu'il est là : il se cache pour jouer, il veut la tourmenter. Ah ! le méchant petit !... Oui, elle en est sûre maintenant, le plancher a craqué ; il est derrière la porte. Mais la clef n'y est pas. La clef ! Elle cherche précipitamment dans un tiroir, au milieu d'une quantité d'autres clefs. Celle-là, celle-là,... non, ce n'est pas cela... Ah ! la voilà enfin !... Impossible de la faire entrer dans la serrure. La main de Louisa tremble. Elle se dépêche ; il faut se dépêcher. Pourquoi ? Elle ne sait pas ; mais elle sait qu'il le faut : si elle ne se hâte point, elle n'aura plus le temps. Elle entend le souffle de Christophe derrière la porte... Ah ! cette clef !... Enfin ! La porte s'ouvre. Un cri joyeux. C'est lui. Il se jette à son cou... Ah ! le méchant, le bon, le bien-aimé petit !...
Elle a ouvert les yeux. Il est là, devant elle.
Depuis un moment, il la regardait, si changée, le visage à la fois tiré et bouffi, une souffrance muette, que rendait plus poignante son sourire résigné ; et ce silence, cette solitude autour... Il avait le cœur transpercé...
Elle le vit. Elle ne fut pas étonnée. Elle sourit d'un sourire ineffable. Elle ne pouvait ni lui tendre les bras, ni dire une seule parole. Il se jeta à son cou, il l'embrassa, elle l'embrassa ; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle dit tout bas :
-- Attends...
Il vit qu'elle suffoquait.
Ils ne firent aucun mouvement. Elle lui caressait la tête avec ses mains ; et ses larmes continuaient de couler. Il lui baisait les mains, sanglotant, la figure cachée dans les draps.
Quand son angoisse fut passée, elle essaya de parler. Mais elle ne parvenait plus à trouver ses mots ; elle se trompait, et il avait peine à comprendre. Qu'est-ce que cela faisait ? Ils s'aimaient, ils se voyaient, ils se touchaient : c'était l'essentiel. -- Il demanda avec indignation pourquoi on la laissait seule. Elle excusa la garde :
-- Elle ne pouvait pas toujours être là : elle avait son travail...
D'une voix faible, entrecoupée, qui ne parvenait pas à articuler toutes les syllabes, elle fit hâtivement une petite recommandation au sujet de sa tombe. Elle chargea Christophe de sa tendresse pour ses deux autres fils, qui l'avaient oubliée. Elle eut un mot aussi pour Olivier, dont elle savait l'affection pour Christophe. Elle pria Christophe de lui dire qu'elle lui envoyait sa bénédiction -- (elle se reprit bien vite, timidement pour employer une formule plus humble) -- « sa respectueuse affection »...
Elle suffoqua de nouveau. Il la soutint assise sur son lit. La sueur coulait sur son visage. Elle se forçait à sourire. Elle se disait qu'elle n'avait plus rien à demander au monde, maintenant qu'elle avait la main dans la main de son fils.
Et Christophe sentit brusquement cette main se crisper dans la sienne. Louisa ouvrit la bouche. Elle regarda son fils, avec une tendresse infinie. -- Et elle passa.
Le soir du même jour, Olivier arriva. Il n'avait pu supporter la pensée de laisser Christophe seul, à ces heures tragiques, dont il n'avait que trop l'expérience. Il redoutait aussi les dangers auxquels son ami s'exposait, en retournant en Allemagne. Il voulait être là, afin de veiller sur lui. Mais l'argent lui manquait, pour le rejoindre. Au retour de la gare, où il avait accompagné Christophe, il décida de vendre quelques bijoux qui lui restaient de sa famille. Comme le mont-de-piété était fermé, à cette heure, et qu'il voulait partir par le premier train, il allait chez un brocanteur du quartier, lorsque dans l'escalier il rencontra Mooch. Mis au courant de ses intentions, Mooch manifesta un vif chagrin qu'Olivier ne se fût pas adressé à lui ; et il le força à accepter de lui la somme nécessaire. Il ne se consolait pas de penser qu'Olivier avait mis sa montre en gage et vendu ses livres, pour payer le voyage de Christophe, quand il eût été si heureux de rendre service. Dans son zèle à leur venir en aide, il proposa même à Olivier de l'accompagner auprès de Christophe. Olivier eut grand'peine à l'en dissuader.
L'arrivée d'Olivier fut un bienfait pour Christophe. Il avait passé la journée dans l'accablement, seul avec sa mère endormie. La garde était venue, avait rendu quelques soins, et puis était partie, et n'était plus revenue. Les heures s'étaient écoulées, dans une immobilité funèbre. Christophe ne bougeait pas plus que la morte ; il ne la quittait point des yeux ; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, lui-même était un mort. -- Le miracle d'amitié, accompli par Olivier, ramena en lui les larmes et la vie.
Getrost ! Es ist der Schmerzen werth die Leben,
So lang...
... mit uns ein treues Auge weint.
(« Courage ! Aussi longtemps que deux yeux fidèles pleurent avec nous, la vie vaut de souffrir. »)
Ils s'embrassèrent longuement. Puis, ils s'assirent auprès de Louisa, et causèrent à voix basse... La nuit... Christophe, accoudé au pied du lit, racontait au hasard des souvenirs d'enfance, où revenait toujours l'image de la maman. Il se taisait, pendant quelques minutes, et puis il reprenait. Jusqu'à ce qu'il se tut tout à fait, écrasé de fatigue, la figure cachée dans ses mains ; et quand Olivier s'approcha pour le regarder, il vit qu'il était endormi. Alors, il veilla seul. Et le sommeil le prit à son tour, le front posé sur le dossier du lit. Louisa souriait avec douceur ; et elle semblait heureuse de veiller ses deux enfants.
Comme le matin commençait, ils furent réveillés par des coups frappés à la porte. Christophe alla ouvrir. C'était un voisin, un menuisier ; il venait avertir Christophe que sa présence avait été dénoncée, et qu'il fallait partir s'il ne voulait être pris. Christophe se refusait à fuir ; il ne voulait pas quitter sa mère, avant de l'avoir conduite au lieu où elle resterait maintenant pour toujours. Mais Olivier le supplia de reprendre le train, il lui promit de veiller fidèlement, à sa place ; il le força à sortir de la maison ; et, pour être plus sûr qu'il ne reviendrait pas sur sa décision, il l'accompagna à la gare. Christophe s'obstinait à ne point partir, sans avoir au moins revu le grand fleuve, près duquel s'était passée son enfance, et dont son âme gardait, comme une conque marine, l'écho retentissant. Malgré le danger qu'il y avait à se montrer en ville, il fallut en passer par sa volonté. Ils suivirent la berge du Rhin, qui se hâtait avec une paix puissante, entre ses rives basses, vers sa mort dans les sables du Nord. Un énorme pont de fer plongeait, au milieu du brouillard, ses deux arches dans l'eau grise, comme les moitiés de roues d'un chariot colossal. Au loin, se perdaient dans la brume les barques qui remontaient, à travers les prairies, les méandres sinueux. Christophe s'absorbait dans ce rêve. Olivier l'en arracha, et, lui prenant le bras, le ramena à la gare. Christophe se laissa faire ; il était comme un somnambule. Olivier l'installa dans le train qui allait partir ; et ils convinrent de se rejoindre le lendemain, à la première station française, afin que Christophe ne rentrât pas seul à Paris.
Le train partit, et Olivier revint à la maison, où il trouva, à l'entrée, deux gendarmes qui attendaient le retour de Christophe. Ils prirent Olivier pour lui. Olivier ne se pressa point d'éclaircir une méprise, qui favorisait la fuite de Christophe. Au reste, la police ne manifesta aucune déconvenue de son erreur ; elle montrait un empressement assez tiède à rechercher le fugitif ; et il sembla même à Olivier qu'au fond, elle n'était pas fâchée que Christophe fût parti.
Olivier resta jusqu'au lendemain matin, pour l'enterrement de Louisa. Le frère de Christophe, Rodolphe, le commerçant, y assista entre deux trains. Cet important personnage suivit correctement le convoi, et partit aussitôt après, sans avoir adressé un mot à Olivier pour lui demander des nouvelles de son frère, ou pour le remercier de ce qu'il avait fait pour leur mère. Olivier passa quelques heures encore dans cette ville, où il ne connaissait personne de vivant, mais qui était peuplée pour lui de tant d'ombres familières : le petit Christophe, ceux qu'il avait aimés, ceux qui l'avaient fait souffrir, -- et la chère Antoinette... Que restait-il de tous ces êtres, qui avaient ici vécu, de cette famille des Krafft, à présent effacée ?... L'amour qui vivait d'eux en l'âme d'un étranger.
Dans l'après-midi, Olivier retrouva Christophe à la station frontière, où ils s'étaient donné rendez-vous. Un village au milieu des collines boisées. Au lieu d'y attendre le train suivant pour Paris, ils décidèrent de faire à pied une partie de la route, jusqu'à la ville prochaine. Ils avaient besoin d'être seuls. Ils se mirent en marche à travers les bois silencieux, où retentissaient au loin les coups lourds de la cognée. Ils arrivèrent à une clairière, au sommet d'une colline. Au-dessous d'eux, dans un vallon étroit, encore en pays allemand, le toit rouge d'une maison forestière, un petit pré, lac vert entre les bois. Tout autour, l'océan des forêts bleu sombre, enveloppé de vapeurs. Des brouillards se glissaient entre les branches des sapins. Un voile transparent amollissait les lignes, amortissait les couleurs. Tout était immobile. Ni bruit de pas, ni son de voix. Quelques gouttes de pluie sonnaient sur le cuivre doré des hêtres, que l'automne avait mûris. Entre les pierres tintait l'eau d'un petit ruisseau. Christophe et Olivier s'étaient arrêtés et ils ne bougeaient plus. Chacun songeait à ses deuils. Olivier pensait :
-- Antoinette, où es-tu ?
Et Christophe :
-- Que me fait le succès, à présent qu'elle n'est plus ?
Mais chacun entendit la voix consolatrice de ses morts :
-- Bien-aimé, ne pleure pas sur nous. Ne pense pas à nous. Pense à lui...
Ils se regardèrent tous deux, et chacun ne sentit plus sa peine, mais celle de son ami. Ils se prirent la main. Une sereine mélancolie les enveloppait tous deux. Doucement, sans un souffle d'air, le voile de vapeurs s'effaçait ; le ciel bleu refleurit. Douceur attendrissante de la terre après la pluie... Elle nous prend dans ses bras, avec un beau sourire affectueux ; elle nous dit :
-- Repose. Tout est bien...
Le cœur de Christophe se détendait. Depuis deux jours, il vivait tout entier dans le souvenir, dans l'âme de la chère maman ; il revivait l'humble vie, les jours uniformes, solitaires, passés dans le silence de la maison sans enfants, et dans la pensée des enfants qui l'avaient laissée, la pauvre vieille femme, infirme et vaillante, avec sa foi tranquille, sa douce bonne humeur, sa résignation souriante, son absence d'égoïsme... Et Christophe pensait aussi à toutes les humbles âmes qu'il avait connues. Combien il se sentait près d'elles en ce moment ! Au sortir des années de luttes épuisantes, dans le brûlant Paris, où se mêlent furieusement les idées et les hommes, au lendemain de cette heure tragique, où venait de souffler le vent des folies meurtrières qui lancent les uns contre les autres les peuples hallucinés, une lassitude prenait Christophe de ce monde fiévreux et stérile, de ces batailles d'égoïsmes, de ces élites humaines, ces ambitieux, ces vaniteux, qui se croient la raison du monde et n'en sont que le mauvais rêve. Et tout son amour allait aux milliers d'âmes simples, de toute race, qui brûlent en silence, pures flammes de bonté, de foi, de sacrifice, -- cœur du monde.
-- Oui, je vous reconnais, je vous retrouve enfin, vous êtes de mon sang, vous êtes miennes. Comme l'Enfant prodigue, je vous ai quittées, pour suivre les ombres qui passaient sur le chemin. Je reviens à vous, accueillez-moi. Nous sommes un seul être, vivants et morts ; où je suis, vous êtes avec moi. Maintenant, je te porte en moi, ô mère, qui m'as porté. Vous tous, Gottfried, Schulz, Sabine, Antoinette, vous êtes tous en moi. Vous êtes ma richesse. Nous ferons route ensemble. Je serai votre voix. Par nos forces unies, nous atteindrons au but...
Un rayon de soleil glissa entre les branches mouillées des arbres, qui lentement s'égouttaient. Du petit pré d'en bas montaient des voix enfantines, un vieux lied allemand, candide, que chantaient trois petites filles, en dansant une ronde autour de la maison. Et de loin, le vent d'ouest apportait, comme un parfum de roses, la voix des cloches de France...
-- Ô paix, divine harmonie, musique de l'âme délivrée, où se fondant la douleur et la joie, et la mort et la vie, et les races ennemies, les races fraternelles ; je t'aime, je te veux, je t'aurai...
Le voile de la nuit tomba. Christophe, sortant de son rêve, revit près de lui le visage fidèle de l'ami. Il lui sourit et l'embrassa. Puis, ils se remirent en marche, à travers la forêt, en silence ; et Christophe frayait le chemin à Olivier.
Taciti, soli e senza compagnia,
n'andavan l'un dinnanzi, e l'altro dopo,
come i frati minor vanno per via...
En dépit du succès qui se dessinait hors de France, la situation matérielle des deux amis était lente à s'améliorer. Périodiquement revenaient des moments difficiles, où l'on était obligé de se serrer le ventre. On se dédommageait, en mangeant double ration, quand on avait de l'argent. Mais c'était, à la longue, un régime exténuant.
Pour le moment, ils étaient dans la période des vaches maigres. Christophe avait passé la moitié de la nuit à achever un travail insipide de transcription musicale pour Hecht ; il ne s'était couché qu'à l'aube, et il dormait à poings fermés, afin de rattraper le temps perdu. Olivier était sorti de bonne heure : il avait un cours à faire, à l'autre bout de Paris. Vers huit heures, le concierge, qui montait les lettres, sonna. D'habitude, il n'insistait pas, et glissait les papiers sous la porte. Il continua de frapper, ce matin-là. Christophe, mal éveillé, alla ouvrir, en bougonnant ; il n'écouta point ce que le concierge, souriant et prolixe, lui disait, à propos d'un article de journal, il prit les lettres sans les regarder, poussa la porte sans la fermer, se recoucha, et se rendormit, de plus belle.
Une heure après, il était de nouveau réveillé en sursaut par des pas dans sa chambre ; et il avait la stupéfaction de voir, au pied de son lit, une figure inconnue, qui le saluait gravement. Un journaliste, trouvant la porte ouverte, était entré sans façon. Christophe, furieux, sauta du lit :
-- Qu'est-ce que vous venez foutre ici ?
Il avait empoigné son oreiller pour le jeter sur l'intrus, qui esquissa un mouvement de retraite. Ils s'expliquèrent. Un reporter de la Nation désirait interviewer monsieur Krafft, au sujet de l'article paru dans le Grand Journal.
-- Quel article ?
-- Il ne l'avait pas lu ? Le reporter s'offrait à lui en donner connaissance.
Christophe se recoucha. S'il n'avait été engourdi par le sommeil, il eût mis l'homme à la porte ; mais il trouva moins fatigant de le laisser parler. Il s'enfonça dans le lit, ferma les yeux, et feignit de dormir. Il eût fini par jouer son rôle, au naturel. Mais l'autre était tenace, et lisait, d'une voix forte, le début de l'article. Dès les premières lignes, Christophe ouvrit l'oreille. On y parlait de monsieur Krafft comme du premier génie musical de l'époque. Oubliant son personnage de dormeur, Christophe jura d'étonnement, et, se dressant sur son séant, il dit :
-- Ils sont fous. Qu'est-ce qui les a pris ?
Le reporter en profita pour interrompre sa lecture et lui poser une série de questions, auxquelles Christophe répondit, sans réfléchir. Il avait pris l'article, et contemplait avec stupéfaction son portrait qui s'étalait, en première page ; mais il n'eut pas le temps de lire : car un second journaliste venait d'entrer dans la chambre. Cette fois, Christophe se fâcha, tout de bon. Il les somma de vider la place : ce qu'ils ne firent point, avant d'avoir relevé rapidement la disposition des meubles dans la chambre, les photographies aux murs, et la physionomie de l'original, qui, riant et furieux, les poussait par les épaules, et les escorta, en chemise, jusqu'à la porte, qu'il verrouilla derrière eux.
Mais il était dit qu'on ne le laisserait pas tranquille, ce jour-là. Il n'avait pas fini sa toilette qu'on frappait de nouveau à la porte, d'une façon convenue que savaient seuls quelques intimes. Christophe ouvrit ; et se trouva en présence d'un troisième inconnu, qu'il se mettait en devoir d'expulser rondement, quand l'autre, en protestant, excipa de son titre d'auteur de l'article. Le moyen d'expulser qui vous traite de génie ! Christophe, maussade, dut subir les effusions de son admirateur. Il s'étonnait de cette notoriété soudaine qui lui tombait des nues, et il se demandait s'il avait, sans s'en douter, la veille, fait jouer quelque chef-d'œuvre. Il n'eut pas le temps de s'informer. Le journaliste était venu pour l'enlever, de gré ou de force, et le conduire, séance tenante, aux bureaux du journal, où le directeur, le grand Arsène Gamache lui-même, voulait le voir : l'auto attendait, en bas. Christophe essaya de se défendre ; mais naïf, et sensible, malgré lui, aux protestations d'amitié, il finit par se laisser faire.
Dix minutes plus tard, il était présenté au potentat, devant qui tout tremblait. Un robuste gaillard, d'une cinquantaine d'années, petit et râblé, grosse tête ronde, aux cheveux gris, taillés en brosse, la face rouge, la parole impérieuse, l'accent lourd et emphatique, avec des accès de volubilité caillouteuse. Il s'était imposé à Paris par son énorme « autogobisme ». Homme d'affaires, et manieur d'hommes, égoïste, naïf et roué, passionné, plein de lui, il assimilait ses affaires à celles de la France, et même de l'humanité. Son intérêt, la prospérité de son journal, et la salus publica lui semblaient du même ordre et étroitement associés. Il n'avait point de doute que qui lui faisait tort faisait tort à la France ; et, pour écraser un adversaire personnel, il eût de bonne foi bouleversé l'État. Au reste, il n'était pas incapable de générosité. Idéaliste, comme on l'est après dîner, il aimait, à la façon de Dieu le père, à faire de temps en temps sortir de la poussière quelque pauvre bougre, afin que se manifestât la grandeur de son pouvoir, qui de rien faisait une gloire, qui faisait des ministres, qui aurait pu, s'il eût voulu, faire des rois, et les défaire. Sa compétence était universelle. Il faisait aussi des génies, s'il lui plaisait.
Ce jour-là, il venait de « faire » Christophe.
C'était Olivier qui avait, sans y penser, attaché le grelot.
Olivier, qui ne faisait aucune démarche pour lui-même, qui avait horreur de la réclame, et fuyait les journalistes comme la peste, se croyait tenu à d'autres devoirs, quand il s'agissait de son ami. Il était comme ces tendres mamans, honnêtes petites bourgeoises, épouses irréprochables, qui vendraient leur corps pour acheter un passe-droit en faveur de leur garnement de fils.
Écrivant dans les revues, et se trouvant en contact avec nombre de critiques et de dilettantes, Olivier ne laissait pas une occasion de parler de Christophe ; et depuis quelque temps, il avait la surprise de voir qu'il était écouté. Il saisissait autour de lui un mouvement de curiosité, une rumeur mystérieuse, qui se propageait dans les cercles littéraires et mondains. Quelle en était l'origine ? Étaient-ce quelques échos de journaux, à la suite des exécutions récentes d'œuvres de Christophe, en Angleterre et en Allemagne ? Il ne semblait pas qu'il y eût une cause précise. C'était un de ces phénomènes bien connus des esprits aux aguets, qui hument l'air de Paris, et, mieux que l'Observatoire météorologique de la tour Saint-Jacques, savent, un jour à l'avance, le vent qui se prépare, et ce qu'il apportera demain. Dans cette grande ville nerveuse, où passent des frissons électriques, il y a des courants invisibles de gloire, une célébrité latente qui précède l'autre, ce bruit vague de salons, ce Nescio quid majus nascitur Iliade, qui, à un moment donné, éclate en un article-réclame, le grossier coup de trompette qui fait pénétrer dans les plus durs tympans le nom de l'idole nouvelle. Il arrive d'ailleurs que cette fanfare fasse fuir des premiers et des meilleurs amis de l'homme qu'elle célèbre. Ils en sont pourtant responsables.
Ainsi, Olivier avait sa part dans l'article du Grand Journal. Il avait profité de l'intérêt qui se manifestait pour Christophe, et il avait eu soin de le réchauffer par d'adroites informations. Il s'était gardé de mettre Christophe directement en rapports avec les journalistes ; il craignait quelque incartade. Mais sur la demande du Grand Journal, il avait eu la rouerie de faire rencontrer, à la table d'un café, Christophe avec un reporter, sans qu'il se doutât de rien. Toutes ces précautions irritaient la curiosité et rendaient Christophe plus intéressant. Olivier n'avait jamais eu affaire encore avec la publicité ; il n'avait pas calculé qu'il mettait en branle une machine formidable, qu'on ne pouvait plus, une fois lancée, diriger ni modérer.
Il fut anéanti, quand il lut, en se rendant à son cours, l'article du Grand Journal. Il n'avait pas prévu ce coup de massue. Il comptait que le journal attendrait, pour écrire, d'avoir réuni toutes les informations, et de connaître mieux ce dont il voulait parler. C'était trop de naïveté. Si un journal se donne la peine de découvrir une gloire nouvelle, c'est pour lui, bien entendu, et afin d'enlever aux confrères l'honneur de la découverte. Il lui faut donc se presser, quitte à ne rien comprendre à ce qu'il loue. Mais il est rare que l'auteur s'en plaigne : quand on l'admire, il est toujours assez compris.
Le Grand Journal, après avoir débité des histoires absurdes sur la misère de Christophe, qu'il représentait comme une victime du despotisme allemand, un apôtre de la liberté, contraint de fuir l'Allemagne impériale et de se réfugier en France, asile des âmes libres, -- (beau prétexte à des tirades chauvines !) -- faisait un éloge écrasant de son génie, dont il ne connaissait rien, -- rien que quelques plates mélodies, qui dataient des débuts de Christophe en Allemagne, et que Christophe, honteux, eût voulu anéantir. Mais si l'auteur de l'article ignorait l'œuvre de Christophe, il se rattrapait sur ses intentions, -- sur celles qu'il lui prêtait. Deux ou trois mots, recueillis ça et là de la bouche de Christophe ou d'Olivier, voire même de quelque Goujart qui se disait bien informé, lui avaient suffi pour construire l'image d'un Jean-Christophe, « génie républicain, -- le grand musicien de la démocratie ». Il profitait de l'occasion pour médire des musiciens français contemporains, surtout des plus originaux et des plus indépendants, qui se souciaient fort peu de la démocratie. Il n'exceptait qu'un ou deux compositeurs, dont les opinions électorales lui semblaient excellentes. Il était fâcheux que leur musique le fût beaucoup moins. Mais c'était là un détail. Au reste, leur éloge, et même celui de Christophe, avaient moins d'importance que la critique des autres. À Paris, quand on lit un article qui fait l'éloge d'un homme, il est toujours prudent de se demander :
-- De qui médit-on ?
Olivier rougissait de honte, à mesure qu'il parcourait le journal, et il se disait :
-- J'ai bien travaillé !
Il eut peine à faire son cours. Aussitôt délivré, il courut à la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe était déjà sorti avec des journalistes ! Il l'attendit pour déjeuner. Christophe ne revint pas. D'heure en heure, Olivier, plus inquiet pensait :
-- Que de sottises ils lui font dire !
Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait déjeuné avec Arsène Gamache, et sa tête était un peu brouillée par le champagne qu'il avait bu. Il ne comprit rien aux inquiétudes d'Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu'il avait dit et fait.
-- Ce que j'ai fait ? Un fameux déjeuner. Il y avait longtemps que je n'avais aussi bien mangé.
Il lui raconta le menu.
-- Et des vins... J'en ai absorbé de toutes les couleurs.
Olivier l'interrompit, pour lui parler des convives.
-- Les convives ?... Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l'or ; Clodomir, l'auteur de l'article, un garçon charmant ; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, très gais, tous bons et charmants pour moi, la crème des braves gens.
Olivier n'avait pas l'air convaincu. Christophe était étonné de son peu d'enthousiasme.
-- Est-ce que tu n'as pas lu l'article ?
-- Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l'as bien lu ?
-- Oui... C'est-à-dire, j'ai jeté un coup d'œil. Je n'ai pas eu le temps.
-- Eh bien, lis donc un peu.
Christophe lut. Aux premières lignes, il s'esclaffa.
-- Ah ! l'imbécile ! fit-il.
Il se tordait de rire.
-- Bah ! continua-t-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien.
Mais à mesure qu'il lisait, il commençait à se fâcher : c'était trop bête, on le rendait ridicule. Qu'on voulût faire de lui « un musicien républicain » cela n'avait aucun sens... Enfin, passons sur cette calembredaine !... Mais qu'on opposât son art « républicain » à « l'art de sacristie » des maîtres venus avant, -- (lui qui se nourrissait de l'âme de ces grands hommes), -- c'était trop...
-- Bougres de crétins ! Ils vont me faire passer pour un idiot !...
Et puis, quelle raison d'éreinter, à son sujet, des musiciens français de talent, qu'il aimait plus ou moins, -- (et plutôt moins que plus), -- mais qui savaient leur métier et y faisaient honneur ? Et, -- le pire, -- on lui prêtait des sentiments odieux à l'égard de son pays !... Non, cela ne pouvait se supporter...
-- Je m'en vais leur écrire, dit Christophe.
Olivier s'interposa.
-- Non, pas maintenant ! Tu es trop excité. Demain, à tête reposée...
Christophe s'obstina. Quand il avait quelque chose à dire, il ne pouvait attendre. Il promit seulement à Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre dûment révisée, où il s'attachait surtout à rectifier les opinions qu'on lui attribuait sur l'Allemagne, Christophe courut la mettre à la poste.
-- Comme cela, dit-il en revenant, il n'y a que demi-mal : la lettre paraîtra demain.
Olivier secoua la tête, d'un air de doute. Puis, toujours préoccupé, il demanda à Christophe, en le regardant bien dans les yeux :
-- Christophe, tu n'as rien dit d'imprudent, au dîner ?
-- Mais non, fit Christophe en riant.
-- Bien sûr ?
-- Oui, poltron.
Olivier fut un peu rassuré. Mais Christophe ne l'était guère. Il venait de se rappeler qu'il avait parlé, à tort et à travers. Tout de suite, il s'était mis à l'aise. Pas un instant, il n'avait songé à se défier des gens : ils lui semblaient si cordiaux, si bien disposés pour lui ! Et en vérité, ils l'étaient. On est toujours bien disposé pour ceux à qui l'on a fait du bien. Et Christophe témoignait une joie si franche qu'elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-façon, ses boutades joviales, son énorme appétit, et la rapidité avec laquelle les liquides disparaissaient, sans l'émouvoir, dans son gosier, n'étaient pas pour déplaire à Arsène Gamache, solide à table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de mépris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n'osent pas manger ni boire, pour les petits claqués parisiens. Il jugeait d'un homme à table. Il apprécia Christophe. Séance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua, en opéra, à l'Opéra. -- (Le comble de l'art, pour ces bourgeois français, était alors de mettre sur la scène la Damnation de Faust, ou les Neuf Symphonies.) -- Christophe, que cette idée burlesque fit éclater de rire, eut beaucoup de peine à l'empêcher de téléphoner ses ordres à la direction de l'Opéra, ou au ministère des Beaux-Arts : -- (à en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent à son service.) -- Et cette proposition lui rappelant l'étrange déguisement qu'on avait fait naguère de son poème symphonique David, il se laissa aller à raconter l'histoire de la représentation organisée par le député Roussin, pour les débuts de sa belle amie [1]. Gamache, qui n'aimait point Roussin, fut enchanté ; et Christophe, mis en verve par les vins généreux et la sympathie de l'auditoire, se lança dans d'autres histoires indiscrètes, dont ceux qui les écoutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubliées en sortant de table. Et voici qu'à la question d'Olivier, elles lui revenaient à l'esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l'échine. Car il ne se faisait pas d'illusion ; il avait suffisamment d'expérience, pour se douter de ce qui allait se passer ; à présent que sa griserie était tombée, il le voyait aussi nettement que si c'était déjà fait : ses indiscrétions déformées, publiées en échos de gazette médisante ; ses boutades artistiques changées en armes de guerre. Quant à sa lettre de rectification, il savait, aussi bien qu'Olivier, à quoi s'en tenir là-dessus : répondre à un journaliste, c'est perdre son encre ; un journaliste à toujours le dernier mot.
Tout se passa, de point en point, comme Christophe l'avait prévu. Les indiscrétions parurent, et la lettre de rectification ne parut pas. Gamache se contenta de lui faire dire qu'il reconnaissait là sa générosité de cœur, que de tels scrupules l'honoraient ; mais il garda jalousement le secret de ces scrupules ; et les opinions fausses, attribuées à Christophe, continuèrent de se répandre, soulevant des critiques acerbes dans les journaux parisiens, puis de là en Allemagne, où l'on s'indigna qu'un artiste allemand s'exprimât avec aussi peu de dignité sur le compte de son pays.
Christophe crût très habile de profiter de l'interview que lui faisait subir le reporter d'un autre journal, pour protester de son amour pour le Deutsches Reich, où l'on était, disait-il, pour le moins aussi libre qu'en République française. -- Il parlait au représentant d'un journal conservateur, qui lui prêta sur-le-champ des déclarations anti-républicaines.
-- De mieux en mieux ! dit Christophe. Ah ! çà, qu'est-ce que ma musique a à faire avec la politique ?
-- C'est l'habitude chez nous, dit Olivier. Regarde les batailles qui se livrent sur le dos de Beethoven. Les uns font de lui un jacobin, les autres un calotin, ceux-là un Père Duchesne [2], ceux-ci un valet de prince.
-- Ah ! comme il leur flanquerait à tous son pied au cul !
-- Eh bien, fais de même.
Christophe en avait bien envie. Mais il était trop bon garçon avec ceux qui étaient aimables pour lui. Olivier n'était jamais rassuré, quand il le laissait seul. Car on venait toujours l'interviewer ; et Christophe avait beau promettre de se surveiller : il ne pouvait s'empêcher d'être expansif. Il disait tout ce qui lui passait par la tête. Il arrivait des journalistes femelles, qui se disaient ses amies et le faisaient causer de ses aventures sentimentales. D'autres se servaient de lui pour dire du mal de tel ou tel. Quand Olivier rentrait, il trouvait Christophe tout penaud.
-- Encore quelque bêtise ? demandait-il.
-- Toujours, disait Christophe, atterré.
-- Tu es donc incorrigible !
-- Je suis bon à enfermer... Mais cette fois, je te jure, c'est la dernière.
-- Oui, oui, jusqu'à la prochaine...
-- Non, cette fois, c'est fini.
Le lendemain, Christophe triomphant dit à Olivier :
-- Il en est venu encore un. Je l'ai fichu à la porte.
-- Il ne faut pas exagérer, dit Olivier. Sois prudent avec eux. « Cet animal est très méchant... » Il vous attaque, quand on se défend... Il leur est si facile de se venger ! Ils tirent parti des moindres mots qu'on dit.
Christophe se passa la main sur le front :
-- Ah ! bon Dieu !
-- Qu'est-ce qu'il y a encore ?
-- C'est que je lui ai dit, en fermant la porte...
-- Quoi donc ?
-- Le mot de l'Empereur.
-- De l'Empereur ?
-- Oui, enfin, si ce n'est lui, c'est donc quelqu'un des siens...
-- Malheureux ! tu vas le voir en première page du journal !
Christophe frémit. Mais ce qu'il vit, le lendemain, ce fut une description de son appartement, où le journaliste n'était pas entré, et une conversation qu'il n'avait pas tenue.
Les informations s'embellissaient en se propageant. Dans les journaux étrangers, elles s'agrémentaient de contre-sens. Des articles français ayant raconté que Christophe, dans sa misère, transposait de la musique pour guitare, Christophe apprit d'un journal anglais qu'il avait joué de la guitare dans les cours.
Il ne lisait point que des éloges. Tant s'en faut ! Il suffisait que Christophe eût été patronné par le Grand Journal pour qu'il fût aussitôt pris à partie par les autres journaux. Il n'était pas de leur dignité d'admettre qu'un confrère pût découvrir un génie qu'ils avaient ignoré. Ils en faisaient des gorges chaudes. Goujart, vexé qu'on lui eût coupé l'herbe sous le pied, écrivait un article pour remettre, disait-il, les choses au point. Il parlait familièrement de son vieil ami Christophe, dont il avait guidé les premiers pas à Paris : c'était un musicien bien doué, certainement ; mais -- (il pouvait le dire, puisqu'ils étaient amis), -- insuffisamment instruit, sans originalité, d'un orgueil extravagant ; on lui rendait le plus mauvais service en flattant cet orgueil, d'une façon ridicule, alors qu'il eût eu besoin d'un Mentor avisé, savant, judicieux, bienveillant et sévère : -- (tout le portrait de Goujart) -- Les musiciens riaient jaune. Ils affectaient un mépris écrasant pour un artiste qui jouissait de l'appui des journaux ; et, jouant le dégoût du servum pecus [3], ils refusaient les présents d'Artaxerxès, qui ne les leur offrait point. Les uns flétrissaient Christophe ; les autres l'accablaient sous le poids de leur commisération. Certains s'en prenaient à Olivier -- (c'étaient de ses confrères). -- Ils lui gardaient rancune de son intransigeance et de la façon dont il les tenait à l'écart, -- plus, à vrai dire, par goût de la solitude, que par dédain pour eux. Mais ce que les hommes pardonnent le moins, c'est qu'on puisse se passer d'eux. Quelques-uns n'étaient pas loin de laisser entendre qu'il trouvait son profit personnel aux articles du Grand Journal. Il en était qui prenaient la défense de Christophe contre lui ; ils montraient des mines navrées de l'inconscience d'Olivier, qui jetait un artiste délicat, rêveur, insuffisamment armé contre la vie, -- Christophe ! -- dans le vacarme de la Foire sur la Place, où fatalement il se perdrait. On ruinait, disaient-ils, l'avenir de cet homme, dont, à défaut de génie, le travail opiniâtre méritait un meilleur sort, et qu'on grisait avec un encens de mauvaise qualité. C'était une grande pitié ! Ne pouvait-on le laisser dans son ombre, travailler patiemment ?
Olivier aurait eu beau jeu à leur répondre :
-- Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain ?
Mais cela ne les eût pas interloqués. Ils eussent répondu, avec leur splendide sérénité :
-- C'est un détail. Il faut souffrir.
Naturellement, c'étaient des gens du monde, qui professaient ces théories stoïques. Tel, ce millionnaire, répliquant à un naïf, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la misère :
-- Mais, monsieur, Mozart est mort de misère !
Ils eussent trouvé de mauvais goût qu'Olivier leur dit que Mozart n'eût pas demandé mieux que de vivre et que Christophe y était résolu.
Christophe était excédé de ces cancans de portières. Il se demandait s'ils dureraient toujours. -- Mais après quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parlèrent plus de lui. Seulement, il était connu. Quand on prononçait son nom, chacun disait, non pas :
-- L'auteur de David ou de Gargantua ?
mais :
-- Ah ! oui, l'homme du Grand Journal !...
C'était la célébrité.
Olivier s'en aperçut, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qu'il recevait lui-même, par ricochet : offres de librettistes [4], propositions d'entrepreneurs de concerts, protestations d'amis de la dernière heure qui avaient été souvent des ennemis de la première, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enquêtes de journaux : sur la dépopulation de la France, sur l'art idéaliste, sur le corset des femmes, sur le nu au théâtre, -- s'il ne croyait pas que l'Allemagne était en décadence, que la musique était finie, etc., etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s'en moquant, ne voilà-t-il pas que Christophe, ce Huron [5], acceptait les invitations à dîner ! Olivier n'en croyait pas ses yeux.
-- Toi ? disait-il.
-- Moi. Parfaitement, répondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu'il n'y avait que toi pour aller voir les madames ? À mon tour, mon petit ! Je veux m'amuser !
-- T'amuser ? Mon pauvre vieux !
La vérité était que Christophe depuis si longtemps vivait enfermé chez lui, qu'il était pris soudain d'un besoin violent d'en sortir. Et puis, il éprouvait une joie naïve à humer la gloire nouvelle. Il s'ennuya d'ailleurs copieusement dans ces soirées, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire à Olivier. Il allait chez les gens ; mais il n'y retournait pas ; il trouvait des prétextes saugrenus, d'un sans-gêne effarant, pour esquiver leurs réinvitations. Olivier en était scandalisé. Christophe riait aux éclats. Il n'allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l'artiste a besoin d'enrichir périodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d'un geste, l'harmonie d'un sourire, lui suggèrent plus de musique que la symphonie d'un confrère. Mais il faut ajouter que cette musique des visages et des âmes est aussi fade et peu variée, dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa manière, et s'y fige. Le sourire d'une jolie femme est aussi stéréotypé, dans la grâce étudiée, qu'une mélodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l'influence débilitante du monde, les énergies s'émoussent, les caractères originaux s'atténuent et s'effacent, avec une rapidité effrayante. Christophe était frappé du nombre de morts et de mourants qu'il rencontrait parmi les artistes : tel jeune musicien, plein de sève et de génie, que le succès avait annulé ; il ne pensait plus qu'à renifler les flagorneries dont on l'asphyxiait, à jouir, et à dormir. Ce qu'il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, à l'autre coin du salon, sous la forme de ce vieux maître pommadé, riche, célèbre, membre de toutes les Académies, arrivé au faîte, n'ayant plus, semblait-il, rien à craindre et rien à ménager, qui s'aplatissait devant tous, peureux devant l'opinion, le pouvoir, et la presse, n'osant dire ce qu'il pensait, et d'ailleurs ne pensant plus, n'existant plus, s'exhibant, âne chargé de ses propres reliques.
Derrière chacun de ces artistes et de ces gens d'esprit, qui avaient été grands ou qui auraient pu l'être, on pouvait être sûr qu'il y avait une femme qui les rongeait. Elles étaient toutes dangereuses, celles qui étaient sottes, et celles qui ne l'étaient point ; celles qui aimaient, et celles qui s'aimaient ; les meilleures étaient les pires : car elles étouffaient d'autant plus sûrement l'artiste sous l'éteignoir de leur affection malavisée, qui de bonne foi s'appliquait à domestiquer le génie, à la niveler, élaguer, ratisser, parfumer, jusqu'à ce qu'il fût à la mesure de leur sensibilité, de leur petite vanité, de leur médiocrité, et de celle de leur monde.
Bien que Christophe ne fît que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d'une cherchait à l'accaparer pour son salon, pour son service ; et Christophe n'avait pas été sans happer à demi l'hameçon des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l'exemple inquiétant des transformations opérées autour d'elles par les modernes Circés [6], il n'eût pas échappé. Mais il ne tint pas à grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque eût été plus grand pour lui, si elles avaient été moins à le poursuivre. À présent que tous étaient bien convaincus qu'ils avaient un génie parmi eux, suivant leur habitude, ils s'évertuaient à l'étouffer. Ces gens-là n'ont qu'une idée, quand ils voient une fleur : la mettre en pot, -- un oiseau : le mettre en cage, -- un homme libre : en faire un valet.
Christophe, un moment troublé, se ressaisit aussitôt, et les envoya tous promener.
Le destin est ironique. Il laisse passer les insouciants à travers les mailles de son filet ; mais ce qu'il se garde bien de manquer, ce sont ceux qui se méfient, les prudents, les avertis. Ce ne fut pas Christophe qui fut pris dans la nasse parisienne, ce fut Olivier.
Il avait bénéficié du succès de son ami : la renommée de Christophe avait rejailli sur lui. Il était plus connu maintenant, pour avoir été l'homme qui avait découvert Christophe, que pour tout ce qu'il avait écrit depuis six ans. Il reçut donc sa part des invitations adressées à Christophe ; et il l'accompagna, dans l'intention de le surveiller discrètement. Sans doute, était-il trop absorbé par cette tâche, pour se surveiller lui-même. L'amour passa, et le prit.
C'était une blonde adolescente, maigre et charmante, aux fins cheveux ondulant comme de petits flots autour du front étroit et limpide, de fins sourcils sur des paupières un peu lourdes, les yeux d'un bleu de pervenche, un nez délicat aux narines palpitantes, les tempes légèrement creusées, le menton capricieux, une bouche spirituelle et voluptueuse, aux coins relevés, le sourire « parmesanesque » d'un petit faune pur. Elle avait le cou long et frêle, le corps d'une maigreur élégante, quelque chose d'heureux et de soucieux, dans sa jeune figure qu'enveloppait l'énigme inquiétante du printemps qui s'éveille, -- Frühlingserwachen. -- Elle se nommait Jacqueline Langeais.
Elle n'avait pas vingt ans. Elle était de famille catholique, riche, distinguée, d'esprit libre. Son père, ingénieur intelligent, inventif et débrouillard, ouvert aux idées nouvelles, avait fait sa fortune, grâce à son travail, ses relations politiques, et son mariage. Mariage d'amour et d'argent -- (le seul vrai mariage d'amour pour ces gens-là) -- avec une jolie femme, très parisienne, du monde de la finance. L'argent était resté ; l'amour était parti. Il s'en était conservé pourtant quelques étincelles : car il avait été vif, de part et d'autre ; mais ils ne se piquaient pas d'une fidélité exagérée. Chacun allait à ses affaires et à ses plaisirs ; et ils s'entendaient ensemble, en bons camarades égoïstes, sans scrupules, et prudents.
Leur fille était entre eux un lien, tout en faisant l'objet d'une rivalité sourde : car ils l'aimaient jalousement. Chacun se retrouvait en elle, avec ses défauts préférés, qu'idéalisait la grâce de l'enfance ; et il cherchait sournoisement à la dérober à l'autre. L'enfant n'avait pas manqué de le sentir, avec la candeur rouée de ces petits êtres qui n'ont que trop de tendance à croire que l'univers gravite autour d'eux ; et elle en tira parti. Elle provoquait entre eux une surenchère d'affection. Il n'était pas un caprice qu'elle ne fut certaine de voir favoriser par l'un, si l'autre le refusait ; et l'autre était si vexé d'avoir été distancé qu'aussitôt il offrait encore plus que le premier n'avait accordé. Elle avait été indignement gâtée ; et il était heureux que sa nature n'eût rien de mauvais, -- si ce n'était l'égoïsme, commun à presque tous les enfants, mais qui, chez les enfants trop choyés et trop riches, prend des formes maladives qu'il doit à l'absence d'obstacles.
M. et Mme Langeais, qui l'adoraient, se seraient pourtant bien gardés de lui rien sacrifier de leurs convenances personnelles. Ils laissaient l'enfant seule, une grande partie du jour. Le temps ne lui manquait point pour songer. Précoce et vite avertie par les propos imprudents, tenus en sa présence, -- (car on ne se gênait guère), -- quand elle avait six ans, elle racontait à ses poupées de petites histoires d'amour, dont les personnages étaient le mari, la femme et l'amant. Il va de soi qu'elle n'y entendait pas malice. Du jour où elle entrevit sous les mots l'ombre d'un sentiment, ce fut fini pour les poupées : elle garda ses histoires pour elle. Elle avait un fonds de sensualité innocente, qui résonnait dans le lointain comme des cloches invisibles, là-bas, de l'autre côté de l'horizon. Par moments, le vent lui en apportait des bouffées ; cela sortait on ne savait d'où, on en était enveloppé, on se sentait rougir, la respiration vous manquait, de peur et de plaisir. On n'y comprenait rien. Et puis, cela disparaissait, comme cela était venu. Rien ne s'entendait plus. À peine un bourdonnement, une résonance imperceptible, diluée dans l'air bleu. On savait seulement que c'était là-bas, de l'autre côté de la montagne, et que là-bas il fallait aller, aller le plus vite possible : là-bas était le bonheur. Ah ! Pourvu qu'on arrivât !...
En attendant qu'on y fût parvenu, on se faisait d'étranges idées sur ce qu'on trouverait. Car la grande affaire, pour l'intelligence de cette petite fille, était de le deviner. Elle avait une amie de son âge, Simone Adam, avec qui elle s'entretenait de ces graves sujets. Chacune apportait ses lumières, son expérience de douze ans, les conversations entendues et les lectures butinées en cachette. Dressées sur la pointe des pieds, et s'accrochant aux pierres, les deux fillettes s'évertuaient à voir par-dessus le vieux mur qui leur cachait l'avenir. Mais elles avaient beau faire, et prétendre qu'elles voyaient à travers les fissures : elles ne voyaient rien du tout. Elles étaient un mélange de candeur, de polissonnerie poétique, et d'ironie parisienne. Elles disaient des choses énormes, sans s'en douter ; et de choses toutes simples elles se faisaient des mondes. Jacqueline, qui furetait partout sans que personne y trouvât à redire, fourrait son petit nez dans tous les livres de son père. Heureusement, elle était protégée contre les mauvaises rencontres par son innocence même et son instinct de petite fille très propre : il suffisait d'une scène ou d'un mot un peu crus pour la dégoûter ; tout de suite, elle laissait le livre, et passait au milieu des compagnies infâmes, comme une chatte effarouchée parmi les flaques d'eau sale, -- sans une éclaboussure.
Les romans l'attiraient peu : ils étaient trop précis et trop secs. Ce qui lui faisait battre le cœur d'émoi et d'espérance, c'étaient les livres des poètes, -- ceux qui parlaient d'amour, bien entendu. Ils se rapprochaient un peu de sa mentalité de petite fille. Ils ne voyaient pas les choses, ils les imaginaient, à travers le prisme du désir ou du regret ; ils avaient l'air de regarder, comme elle, par les fentes du vieux mur. Mais ils savaient bien plus de choses, ils savaient toutes les choses qu'il s'agissait de savoir, et ils les enveloppaient de mots très doux et mystérieux, qu'il fallait démailloter avec d'infinies précautions, pour trouver... pour trouver... Ah ! l'on ne trouvait rien, mais l'on était toujours sur le point de trouver...
Les deux curieuses ne se lassaient point. Elles se répétaient, à mi-voix, avec un petit frisson, des vers d'Alfred de Musset ou de Sully-Prudhomme, où elles imaginaient des abîmes de perversité ; elles les copiaient ; elles s'interrogeaient sur le sens caché de passages, qui parfois n'en avaient pas. Ces petites bonnes femmes de treize ans, innocentes et effrontées, qui ne savaient rien de l'amour, discutaient, moitié rieuses, moitié sérieuses, sur l'amour et la volupté ; et elles griffonnaient sur leur buvard, en classe, sous l'œil paterne du professeur, -- un vieux papa très doux et très poli, -- des vers comme ceux qu'il saisit un jour et dont il fut suffoqué :
Laissez, oh ! laissez-moi vous tenir enlacées,
Boire dans vos baisers des amours insensées,
Goutte à goutte et longtemps !...
Elles suivaient les cours d'une institution richement achalandée, dont les professeurs étaient des maîtres de l'Université. Elles y trouvèrent l'emploi de leurs aspirations sentimentales. Presque toutes ces petites filles étaient amoureuses de leurs professeurs. Il suffisait qu'ils fussent jeunes et pas trop mal tournés, pour faire des ravages dans les cœurs. Elles travaillaient comme des anges, pour se faire bien voir de leur sultan. C'étaient des pleurs, quand, aux compositions, on était mal classée par lui. S'il faisait des éloges, on rougissait, on pâlissait, on lui décochait des œillades reconnaissantes et coquettes. Et s'il vous appelait à part, pour donner des conseils ou faire des compliments, c'était le paradis. Il n'était pas besoin d'être un aigle pour leur plaire. À la leçon de gymnastique, quand le professeur prenait Jacqueline dans ses bras pour la suspendre au trapèze, elle en avait une petite fièvre. Et quelle émulation enragée ! Quels transports de jalousie ! Quels coups d'œil humbles et enjôleurs au maître, pour tâcher de le reprendre à une insolente rivale ! Au cours, lorsqu'il ouvrait la bouche pour parler, les plumes et les crayons se précipitaient pour le suivre. Elles ne cherchaient pas à comprendre, la grande affaire était de ne pas perdre une syllabe. Et tandis qu'elles écrivaient, écrivaient, sans que leur regard curieux cessât de détailler furtivement la figure et les gestes de l'idole, Jacqueline et Simone se demandaient tout bas :
-- Crois-tu qu'il serait bien, avec une cravate à pois bleus ?
Puis, ce fut un idéal de chromos, de livres de vers romanesques et mondains, de gravures de modes poétiques, -- des amours pour des acteurs, des virtuoses, des auteurs morts ou vivants, Mounet-Sully, Samain, Debussy, -- les regards échangés avec des jeunes gens inconnus, au concert, dans un salon, dans la rue, et les passionnettes aussitôt ébauchées, en idée, -- un besoin perpétuel de s'éprendre, d'être occupées d'un amour, d'un prétexte à aimer. Jacqueline et Simone se confiaient tout : preuve évidente qu'elles ne sentaient pas grand'chose ; c'était même le meilleur moyen pour n'avoir jamais un sentiment profond. En revanche, cela tournait à l'état de maladie chronique, dont elles étaient les premières à se moquer, mais qu'elles cultivaient amoureusement. Elles s'exaltaient l'une l'autre. Simone, romanesque et prudente, imaginait plus d'extravagances. Mais Jacqueline, sincère et ardente, était plus près de les réaliser. Vingt fois, elle faillit commettre les pires sottises... Toutefois, elle ne les commit point. C'est le cas ordinaire chez les adolescents : il y a des heures où ces pauvres petites bêtes affolées -- (que nous avons tous été) -- sont à deux doigts de se jeter, ceux-ci dans le suicide, celles-là dans les bras du premier venu. Seulement, grâce à Dieu, presque tous en restent là. Jacqueline écrivit dix brouillons de lettres passionnées à des gens, qu'à peine connaissait-elle de vue ; mais elle n'en envoya rien, sauf une lettre enthousiaste, qu'elle ne signa point, à un critique laid, vulgaire, égoïste, de cœur sec et d'esprit rétréci. Elle s'en était éprise, pour trois lignes où elle avait découvert des trésors de sensibilité. Elle s'enflamma aussi pour un grand acteur : il habitait près de chez elle ; chaque fois qu'elle passait devant la porte, elle se disait :
-- Si j'entrais !
Et une fois, elle eut la hardiesse de monter à son étage. Une fois là, elle prit la fuite. De quoi lui eût-elle parlé ? Elle n'avait rien, rien du tout à lui dire. Elle ne l'aimait point. Et elle le savait bien. Il y avait, pour moitié, dans ses folies, une duperie volontaire. Et pour l'autre moitié, c'était l'éternel et délicieux et stupide besoin d'aimer. Comme Jacqueline était d'une race très intelligente, elle n'en ignorait rien. Cela ne l'empêchait point d'être folle. Un fou qui se connaît en vaut deux.
Elle allait beaucoup dans le monde. Elle était entourée de jeunes gens qui subissaient son charme et dont plus d'un l'aimaient. Elle n'en aimait aucun, et flirtait avec tous. Elle ne se souciait pas du mal qu'elle pouvait faire. Une jolie fille se fait un jeu cruel de l'amour. Il lui semble tout naturel qu'on l'aime, et elle ne se croit tenue à rien qu'envers celui qu'elle aime ; volontiers, elle croirait que qui l'aime est déjà bien assez heureux. Il faut dire, pour son excuse, qu'elle ne se doute point de ce qu'est l'amour, quoiqu'elle y pense, toute la journée. On se figure qu'une jeune fille du monde, élevée en serre-chaude, est plus précoce qu'une fille des champs ; et c'est tout le contraire. Les lectures, les conversations, ont bien créé chez elle une hantise de l'amour, qui, dans sa vie inoccupée, frise souvent la manie ; il arrive même parfois qu'elle ait lu la pièce d'avance et en sache par cœur tous les mots. Aussi, ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu'on sent ; et qui se presse de parler avant d'avoir rien à dire, risque fort de ne dire jamais rien.
Jacqueline comme la plupart des jeunes filles, vivait donc au milieu de cette poussière de sentiments vécus par d'autres, qui, tout en la maintenant dans une petite fièvre perpétuelle, les mains brûlantes, la gorge sèche et les yeux irrités, l'empêchait de voir les choses. Elle croyait les connaître. Ce n'était pas la bonne volonté qui lui manquait. Elle lisait et elle écoutait. Elle avait beaucoup appris de-ci, de-là, par bribes, dans la conversation et dans les livres. Elle tâchait même de lire en soi. Elle valait mieux que le milieu où elle vivait. Elle était plus vraie.
Une femme eut -- trop peu de temps -- sur elle une influence bienfaisante. Une sœur de son père, qui ne s'était point mariée. De quarante à cinquante ans, les traits réguliers, mais tristes et sans beauté, Marthe Langeais était toujours vêtue de noir ; elle avait dans ses gestes une distinction étriquée ; elle parlait à peine, d'une voix presque basse. Elle eût passé inaperçue, sans le regard clair de ses yeux gris et le bon sourire de sa bouche mélancolique.
On ne la voyait chez les Langeais qu'à de certains jours, quand ils étaient seuls. Langeais avait pour elle un respect, mêlé d'ennui. Mme Langeais ne cachait point à son mari le peu de plaisir qu'elle trouvait à ces visites. Ils s'obligeaient pourtant, par devoir de convenance, à la recevoir régulièrement à dîner, un soir par semaine ; et ils ne lui montraient pas trop que c'était un devoir. Langeais parlait de lui, ce qui l'intéressait toujours. Mme Langeais pensait à autre chose, souriant par habitude, et répondait, au petit bonheur. Tout se passait très bien, avec beaucoup de politesse. Cela ne manquait même point d'effusions affectueuses quand la tante, qui était discrète, prenait congé plus tôt qu'on ne l'eût espéré ; et le charmant sourire de Mme Langeais se faisait plus rayonnant, les jours où elle avait en tête des souvenirs particulièrement agréables. La tante Marthe voyait tout ; peu de choses échappaient à son regard ; et elle en remarquait beaucoup dans la maison de son frère, qui la choquaient ou l'attristaient. Mais elle n'en montrait rien : à quoi cela eût-il servi ? Elle aimait son frère, elle avait été fière de son intelligence et de ses succès, ainsi que le reste de la famille, qui n'avait pas cru trop payer de sa gêne le triomphe du fils aîné. Elle, du moins, avait gardé son jugement. Aussi intelligente que lui, et mieux trempée moralement, plus virile, -- (comme le sont tant de femmes de France, si supérieures aux hommes), -- elle voyait clair en lui ; et quand il demandait son avis, elle le disait franchement. Mais il y avait beau temps que Langeais ne le demandait plus ! Il trouvait plus prudent de ne pas savoir, ou -- (car il savait autant qu'elle) -- de fermer les yeux. Elle, par orgueil, se repliait à l'écart. Personne ne s'inquiétait de sa vie intérieure. Il était plus commode de l'ignorer. Elle vivait seule, sortait peu, et n'avait qu'un petit nombre d'amis qui n'étaient pas très intimes. Il lui eût été facile de tirer parti des relations de son frère et de ses propres talents : elle ne le faisait point. Elle avait écrit dans une des grandes revues parisiennes deux ou trois articles, des portraits historiques et littéraires dont le style sobre, juste, frappant, avait été remarqué. Elle en resta là. Elle aurait pu nouer des amitiés intéressantes avec des hommes distingués, qui lui avaient témoigné de l'intérêt, et qu'elle eût été peut-être bien aise de connaître. Elle ne répondit pas à leurs avances. Il lui arrivait, ayant retenu sa place à un spectacle où l'on jouait de belles œuvres qu'elle aimait, de ne pas y aller ; et, pouvant faire un voyage qui l'attirait, de rester chez elle. Sa nature était un curieux amalgame de stoïcisme et de neurasthénie. Celle-ci n'effleurait en rien l'intégrité de sa pensée. Sa vie était atteinte, mais non pas son esprit. Une peine ancienne, qu'elle était seule à savoir, l'avait marquée au cœur. Et plus profonde encore, plus inconnue, -- inconnue même d'elle, -- était la marque du destin, le mal intérieur qui déjà la rongeait. -- Cependant, les Langeais ne voyaient d'elle que son clair regard, qui parfois les gênait.
Jacqueline ne prêtait guère attention à la tante, quand elle était insouciante et heureuse, -- ce qui fut d'abord son état ordinaire. Mais quand elle arriva à l'âge où se fait dans le corps et dans l'âme un travail inquiétant qui livre à des angoisses, des dégoûts, des terreurs, des tristesses éperdues, dans ces moments de vertige absurde et atroce, qui ne durent pas heureusement, mais où l'on se sent mourir, -- l'enfant qui se noyait et qui n'osait pas crier : « Au secours ! » vit seule, à côté d'elle, la tante Marthe qui lui tendait la main. Ah ! que les autres étaient loin ! Étrangers, son père et sa mère, avec leur égoïsme affectueux, trop satisfait de soi pour songer aux petits chagrins d'une poupée de quatorze ans ! Mais la tante les devinait, et elle y compatissait. Elle ne disait rien. Elle souriait, simplement ; par-dessus la table, elle échangeait avec Jacqueline un regard de bonté. Jacqueline sentait que sa tante comprenait, et elle venait se réfugier auprès d'elle. Marthe mettait sa main sur la tête de Jacqueline, et la caressait, sans parler.
La fillette se confiait. Elle allait faire visite à sa grande amie, quand son cœur était gonflé. À quelque moment qu'elle vînt, elle était sûre de trouver les mêmes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillité. Elle ne parlait guère à la tante de ses passionnettes imaginaires : elle en aurait eu honte ; elle sentait que ce n'était point vrai. Mais elle disait ses inquiétudes vagues et profondes, plus réelles, seules réelles.
-- Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant être heureuse !
-- Pauvre petite ! disait Marthe, en souriant.
Jacqueline appuyait sa tête contre les genoux de la tante, et, baisant les mains qui la caressaient :
-- Est-ce que je serai heureuse ? Tante, dis-moi, est-ce que je serai heureuse ?
-- Je ne sais pas, ma chérie. Cela dépend un peu de toi... On peut toujours être heureux, quand on veut.
Jacqueline était incrédule.
-- Est-ce que tu es heureuse, toi ?
Marthe souriait mélancoliquement.
-- Oui.
-- Non ? vrai ? tu es heureuse ?
-- Est-ce que tu ne le crois pas ?
-- Si. Mais...
Jacqueline s'arrêtait.
-- Quoi donc ?
-- Moi, je voudrais être heureuse, mais pas de la même façon que toi.
-- Pauvre petit ! Je l'espère aussi, dit Marthe.
-- Non, continuait Jacqueline, en secouant la tête avec dérision, moi, d'abord, je ne pourrais pas.
-- Moi non plus, je n'aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend à pouvoir bien des choses.
-- Oh ! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inquiète. Je veux être heureuse comme je veux, moi.
-- Tu serais bien embarrassée, si on te demandait comment !
-- Je sais très bien ce que je veux.
Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s'agissait de les dire, elle n'en trouvait plus qu'une, qui revenait toujours, comme un refrain :
-- D'abord, je voudrais qu'on m'aime.
Marthe cousait, en silence. Après un moment, elle dit :
-- Et à quoi cela te servira-t-il, si tu n'aimes pas ?
Jacqueline, interloquée, s'exclama :
-- Mais, tante, bien sûr que je ne parle que de ce que j'aime ! Le reste, ça ne compte pas.
-- Et si tu n'aimais rien ?
-- Quelle idée ! On aime toujours, toujours.
Marthe secouait la tête, d'un air de doute.
-- On n'aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est une grâce de Dieu, la plus grande. Prie-le qu'il te la fasse.
-- Et si on ne m'aime pas ?
-- Même si on ne t'aime pas. Tu seras encore plus heureuse.
La figure de Jacqueline s'allongea ; elle prit une mine boudeuse :
-- Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir.
Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit à son ouvrage.
-- Pauvre petite ! fit-elle encore.
-- Mais pourquoi dis-tu toujours : pauvre petite ? demanda Jacqueline, pas très rassurée. Je ne veux pas être une pauvre petite. Je veux tant, tant être heureuse !
-- C'est bien pour cela que je dis : Pauvre petite !
Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la désarmait. Elle l'embrassait, en feignant d'être fâchée. Au fond, on ne laisse pas, à cet âge, d'être secrètement flatté des présages mélancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s'auréole de poésie ; et l'on ne craint rien tant que la médiocrité de la vie.
Jacqueline ne s'apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus blême. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins ; mais elle l'attribuait à sa manie casanière, dont elle se moquait. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle croisa le médecin qui sortait. Elle avait demandé à la tante :
-- Est-ce que tu es malade ?
Marthe répondait :
-- Ce n'est rien.
Mais voici qu'elle cessait même de venir au dîner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indignée, alla lui en faire des reproches amers.
-- Ma chérie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatiguée.
Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais prétexte !
-- Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine ! Tu ne m'aimes pas. Tu n'aimes que le coin de ton feu.
Mais quand elle raconta chez elle, toute fière, son algarade, Langeais la tança vertement :
-- Laisse ta tante tranquille ! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est très malade !
Jacqueline pâlit ; et, d'une voix tremblante, elle demanda ce qu'avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. À la fin, elle réussit à savoir que Marthe se mourait d'un cancer à l'intestin ; il y en avait pour quelques mois.
Jacqueline eut des jours d'épouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, paraissait le reflet d'une lampe intérieure. Jacqueline se disait :
-- Non, ce n'est pas possible, ils se sont trompés, elle ne serait pas si calme...
Elle reprenait le récit de ses petites confidences, auxquelles Marthe prêtait encore plus d'intérêt qu'avant. Seulement, parfois, au milieu de la conversation, la tante sortait de la chambre, sans trahir qu'elle souffrît ; et elle ne reparaissait que lorsque la crise était passée et ses traits rassérénés. Elle ne voulait point d'allusion à son état, elle essayait de le cacher ; peut-être avait-elle besoin de n'y pas trop penser : le mal, dont elle se savait rongée, lui faisait horreur, elle en détournait son esprit ; tout son effort était de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le dénouement fut plus prompt qu'on ne pensait. Bientôt elle ne reçut plus personne que Jacqueline. Puis, les visites de Jacqueline durent devenir plus brèves, Puis, vint le jour de la séparation. Marthe, étendue dans son lit, d'où elle ne sortait plus depuis des semaines, prit congé tendrement de sa petite amie, avec des mots très doux et consolants. Et puis, elle s'enferma, pour mourir.
Jacqueline passa par des mois de désespoir. La mort de Marthe coïncidait avec les pires heures de cette détresse morale, contre laquelle Marthe était la seule à la défendre. Elle se trouva dans un abandon indicible. Elle aurait eu besoin d'une foi, qui la soutînt. Il semblait que ce soutien n'aurait pas dû lui manquer : on lui avait fait pratiquer ses devoirs religieux ; sa mère les pratiquait exactement aussi. Mais voilà, justement : sa mère les pratiquait ; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison ! Les yeux d'enfant saisissent bien des mensonges, que les plus âgés ne pensent plus à remarquer ; ils notent bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa mère et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s'ils n'avaient pas cru. Non, ce n'était pas là un soutien suffisant... Par là-dessus, des expériences personnelles, des révoltes, des répugnances, un confesseur maladroit qui l'avait blessée... Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu'on est bien élevée. La religion, comme le monde, lui paraissait néant. Son seul recours était le souvenir de la morte, dont elle s'enveloppait. Elle avait beaucoup à se reprocher envers celle que, naguère, son égoïsme juvénile négligeait et qu'aujourd'hui il appelait en vain. Elle idéalisait sa figure ; et le grand exemple que Marthe lui avait laissé d'une vie profonde et recueillie lui faisait prendre en dégoût la vie du monde, sans sérieux et sans vérité. Elle n'en voyait plus que les hypocrisies ; et ces aimables compromissions, qui, en d'autres temps, l'eussent amusée, la révoltaient. Elle avait une hyperesthésie morale : tout la faisait souffrir ; sa conscience était à nu. Ses yeux s'ouvrirent sur certains faits, qui avaient échappé jusque-là à son insouciance. Un d'entre eux la blessa jusqu'au sang.
Elle était, une après-midi, dans le salon de sa mère. Mme Langeais avait une visite, -- un peintre à la mode, bellâtre et prétentieux, habitué de la maison, mais non pas très intime. Jacqueline crut sentir que sa présence gênait les deux autres ; d'autant plus, elle resta. Mme Langeais, légèrement énervée, la tête engourdie par un peu de migraine, ou par un de ces cachets contre la migraine que les dames d'aujourd'hui croquent comme des bonbons et qui achèvent de vider leur petit cerveau, ne surveillait pas trop ce qu'elle disait. Au cours de la conversation, elle appela étourdiment le visiteur :
-- Mon chéri...
Elle s'en aperçut aussitôt. Il ne broncha pas plus qu'elle ; et ils poursuivirent leur causerie cérémonieuse. Jacqueline, qui était occupée à servir le thé, faillit, dans son saisissement, laisser glisser une tasse. Elle eut l'impression que, derrière son dos, ils échangeaient un sourire d'intelligence. Elle se retourna, et saisit leurs regards complices, qui sur-le-champ se voilèrent. -- Sa découverte la bouleversa. Cette jeune fille, librement élevée, qui avait souvent entendu parler et qui parlait elle-même en riant d'intrigues de ce genre, éprouva une souffrance intolérable, quand elle vit que sa mère... Sa mère, non, ce n'était pas la même chose !... Avec son exagération ordinaire, elle passa d'un extrême à l'autre. Elle n'avait rien soupçonné jusque-là. Dès lors, elle soupçonna tout. Elle s'acharnait à interpréter tel et tel détails dans la conduite passée de sa mère. Et sans doute, la légèreté de Mme Langeais ne prêtait que trop à ces suppositions ; mais Jacqueline y ajoutait. Elle eût voulu se rapprocher de son père, qui avait toujours été plus près d'elle, et dont l'intelligence avait pour elle beaucoup d'attrait. Elle eût voulu l'aimer davantage, le plaindre. Mais Langeais ne semblait avoir aucun besoin d'être plaint ; et l'esprit surexcité de la jeune fille fut traversé de ce soupçon, plus affreux encore que le premier, -- que son père n'ignorait rien, mais qu'il trouvait plus commode de ne rien savoir, et que pourvu qu'il agît lui-même à sa guise, le reste lui était indifférent.
Alors, Jacqueline se sentit perdue. Elle n'osait pas les mépriser. Elle les aimait. Mais elle ne pouvait plus vivre là. Son amitié pour Simone Adam ne lui était d'aucun secours. Elle jugeait avec sévérité les faiblesses de son ancienne compagne. Elle ne s'épargnait pas ; elle souffrait de ce qu'elle voyait en elle de laid et de médiocre ; elle s'accrochait désespérément au souvenir pur de Marthe. Mais ce souvenir même s'effaçait ; elle sentait que le flot des jours le recouvrirait, en laverait l'empreinte. Et alors, tout serait fini ; elle serait pareille aux autres, noyée dans le bourbier... Oh ! sortir à tout prix de ce monde ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi !...
En ces jours de délaissement fiévreux, de dégoût passionné, et d'attente mystique, où elle tendait les mains vers un Sauveur inconnu, Jacqueline rencontra Olivier.
Mme Langeais n'avait pas manqué d'inviter Christophe, qui était, cet hiver, le musicien à la mode. Christophe était venu, et, suivant son habitude, il ne s'était pas mis en frais. Mme Langeais ne l'en avait pas moins trouvé charmant : -- il pouvait tout se permettre, pendant qu'il était à la mode ; on le trouverait toujours charmant ; c'était l'affaire de quelques mois... -- Jacqueline se montra moins charmée ; le seul fait que Christophe fût loué par certaines gens suffisait à la mettre en défiance. Au reste, la brusquerie de Christophe, sa façon de parler fort, sa gaieté, la blessaient. Dans son état d'esprit, la joie de vivre lui semblait grossière ; elle cherchait le clair-obscur mélancolique de l'âme, et elle se figurait qu'elle l'aimait. Il faisait trop jour en Christophe. Mais comme elle rusait avec lui, il parla d'Olivier : il éprouvait le besoin d'associer son ami à tout ce qui lui arrivait d'heureux. Il en parla si bien que Jacqueline, troublée par la vision d'une âme qui s'accordait avec sa propre pensée, le fit aussi inviter. Olivier n'accepta pas tout de suite : ce qui permit à Christophe et à Jacqueline d'achever de lui à loisir un portrait imaginaire, auquel il fallut bien qu'il ressemblât, lorsqu'enfin il se décida à venir.
Il vint, mais ne parla guère. Il n'avait pas besoin de parler. Ses yeux intelligents, son sourire, la finesse de ses manières, la tranquillité qui l'enveloppait et qui rayonnait, devaient séduire Jacqueline. Christophe, par contraste, faisait valoir Olivier. Elle n'en montrait rien, par peur du sentiment qui naissait ; elle continuait de ne causer qu'avec Christophe : mais c'était d'Olivier. Christophe, trop heureux de parler de son ami, ne s'apercevait pas du plaisir que Jacqueline trouvait à ce sujet d'entretien. Il parlait aussi de lui-même, et elle l'écoutait avec complaisance, bien que cela ne l'intéressât nullement ; puis, sans en avoir l'air, elle ramenait la conversation à des épisodes de sa vie où se trouvait Olivier.
Les gentillesses de Jacqueline étaient dangereuses pour un homme qui ne se méfiait point. Sans y penser Christophe s'éprenait d'elle ; il trouvait du plaisir à revenir ; il soignait sa toilette ; et un sentiment, qu'il connaissait bien, recommençait de mêler sa langueur riante à tout ce qu'il songeait. Olivier s'était épris aussi, et dès les premiers jours ; il se croyait négligé, et souffrait en silence. Christophe augmentait son mal, en lui racontant joyeusement ses entretiens avec Jacqueline. L'idée ne venait pas à Olivier qu'il pût plaire à Jacqueline. Bien qu'à vivre auprès de Christophe, il eût acquis plus d'optimisme, il se défiait de lui ; il se voyait avec des yeux trop véridiques, il ne pouvait croire qu'il serait jamais aimé : -- qui donc serait digne de l'être, si c'était pour ses mérites, et non pour ceux du magique et indulgent amour ?
Un soir qu'il était invité chez les Langeais, il sentit qu'il serait trop malheureux, en revoyant l'indifférente Jacqueline ; et, prétextant la fatigue, il dit à Christophe d'aller sans lui. Christophe, qui ne soupçonnait rien, s'en alla tout joyeux. Dans son naïf égoïsme, il ne pensait qu'au plaisir d'avoir Jacqueline à lui tout seul. Il n'eut pas lieu de s'en réjouir longtemps. À la nouvelle qu'Olivier ne viendrait point, Jacqueline prit aussitôt un air maussade, irrité, ennuyé, déconcerté ; elle n'éprouvait plus aucun désir de plaire ; elle n'écoutait pas Christophe, répondait au hasard ; et il la vit, avec humiliation, étouffer un bâillement énervé. Elle avait envie de pleurer. Brusquement, elle sortit au milieu de la soirée ; et elle ne reparut point.
Christophe s'en retourna, déconfit. Le long du chemin, il cherchait à s'expliquer ce brusque revirement ; quelques lueurs de la vérité commençaient à lui apparaître. À la maison, Olivier l'attendait ; il demanda, d'un air qu'il tâchait de rendre indifférent, des nouvelles de la soirée. Christophe lui raconta sa déconvenue. À mesure qu'il parlait, il voyait le visage d'Olivier s'éclairer.
-- Et cette fatigue ? dit-il. Pourquoi ne t'es tu pas couché ?
-- Oh ! je vais mieux, fit Olivier, je ne suis plus las du tout.
-- Oui, je crois, dit Christophe narquois, que cela t'a fait beaucoup de bien de ne pas venir.
Il le regarda affectueusement, malicieusement, s'en alla dans sa chambre, et là, quand, il fut seul, il se mit à rire, rire tout bas, jusqu'aux larmes :
-- La mâtine ! pensait-il. Elle se moquait de moi ! Lui aussi, me trompait. Comme ils cachaient leur jeu !
À partir de ce moment, il arracha de son cœur toute pensée personnelle, à l'égard de Jacqueline ; et, comme une brave mère poule qui couve jalousement son œuf, il couva le roman des deux petits amants. Sans avoir l'air de connaître leur secret à tous deux, et sans le livrer, de l'un à l'autre, il les aida, à leur insu.
Il crut de son devoir, gravement, d'étudier le caractère de Jacqueline, pour voir si Olivier pourrait être heureux avec elle. Et comme il était maladroit, il agaçait Jacqueline par les questions saugrenues qu'il lui posait, sur ses goûts, sur sa moralité...
-- Voilà un imbécile ! De quoi se mêle-t-il ? pensait Jacqueline, furieuse, en lui tournant le dos.
Et Olivier s'épanouissait de voir que Jacqueline ne faisait plus attention à Christophe. Et Christophe s'épanouissait de voir qu'Olivier était heureux. Sa joie s'étalait même, d'une façon beaucoup plus bruyante que celle d'Olivier. Et comme elle ne s'expliquait point, Jacqueline, qui ne se doutait pas que Christophe voyait plus clair dans leur amour qu'elle n'y voyait elle-même, le trouvait insupportable ; elle ne pouvait comprendre qu'Olivier se fût entiché d'un ami aussi vulgaire et aussi encombrant. Le bon Christophe la devinait ; il trouvait un plaisir malicieux à la faire enrager ; puis, il se retirait à l'écart, prétextant des travaux, pour refuser les invitations des Langeais et laisser seuls ensemble Jacqueline et Olivier.
Il n'était pas sans inquiétudes cependant pour l'avenir. Il s'attribuait une grande responsabilité dans le mariage qui se préparait ; et il se tourmentait : car il voyait assez juste en Jacqueline, et il redoutait bien des choses : sa richesse d'abord, son éducation, son milieu, et surtout sa faiblesse. Il se rappelait son ancienne amie Colette. Sans doute, Jacqueline était plus vraie, plus franche, plus passionnée ; il y avait dans ce petit être une ardente aspiration vers une vie courageuse, un désir presque héroïque...
-- Mais ce n'est pas tout de désirer, pensait Christophe, qui se souvenait d'une polissonnerie de l'ami Diderot ; il faut avoir les reins solides.
Il voulait avertir Olivier du danger. Mais quand il voyait Olivier revenir de chez Jacqueline, les yeux baignés de joie, il n'avait plus le courage de parler. Il pensait :
-- Les pauvres petits sont heureux. Ne troublons pas leur bonheur.
Peu à peu, son affection pour Olivier lui fit partager la confiance de son ami. Il se rassurait ; il finit par croire que Jacqueline était telle qu'Olivier la voyait et qu'elle voulait se voir elle-même. Elle avait si bonne volonté ! Elle aimait Olivier pour tout ce qu'il avait de différent d'elle et de son monde : parce qu'il était pauvre, parce qu'il était intransigeant dans ses idées morales, parce qu'il était maladroit dans le monde. Elle aimait d'une façon si pure et si entière qu'elle eût voulu être pauvre comme lui, et presque, par moments... oui, presque devenir laide, afin d'être plus sûre d'être aimée pour elle-même, pour l'amour dont son cœur était plein et dont il avait faim... Ah ! certains jours, quand il était là, elle se sentait pâlir, et ses mains tremblaient. Elle affectait de railler son émotion, elle feignait de s'occuper d'autre chose, de le regarder à peine ; elle parlait avec ironie. Mais soudain, elle s'interrompait ; elle se sauvait dans sa chambre ; et là, toute porte close, le rideau baissé sur la fenêtre, elle restait assise, les genoux serrés, les coudes rentrés contre son ventre, les bras en croix sur la poitrine, comprimant les battements de son cœur ; elle restait ainsi, ramassée sur elle-même, sans un souffle ; elle n'osait pas bouger, de peur qu'au moindre geste le bonheur ne s'enfuît. Sur son corps, en silence, elle étreignait l'amour.
Maintenant, Christophe se passionnait pour le succès d'Olivier. Il s'occupait de lui maternellement, surveillait sa toilette, prétendait lui donner des conseils sur la façon de s'habiller, lui faisait -- (comment !) -- ses nœuds de cravate. Olivier, patient, se laissait faire, quitte à renouer sa cravate, dans l'escalier, lorsque Christophe n'était plus là. Il souriait, mais il était touché de cette grande affection. Intimidé par son amour, il n'était pas sûr de lui, et demandait volontiers conseil à Christophe ; il lui contait ses visites. Christophe, aussi ému que lui, passait quelquefois des heures, la nuit, à chercher les moyens d'aplanir le chemin à l'amour de son ami.
Ce fut dans le parc de la villa des Langeais, aux environs de Paris, dans un petit pays sur la lisière de la forêt de l'Isle-Adam, qu'Olivier et Jacqueline eurent l'entretien, qui décida de leur vie.
Christophe accompagnait son ami ; mais il avait trouvé un harmonium dans la maison ; et il se mit à jouer, laissant les amoureux se promener en paix. -- À vrai dire, ils ne le souhaitaient point. Ils craignaient d'être seuls. Jacqueline était silencieuse et un peu hostile. Déjà, à la dernière visite, Olivier avait senti un changement dans ses manières, une froideur subite, des regards qui paraissaient étrangers, durs, presque ennemis. Il en avait été glacé. Il n'osait s'expliquer avec elle : il craignait trop de recevoir de celle qu'il aimait une parole cruelle. Il trembla de voir Christophe s'éloigner ; il lui semblait que sa présence le garantissait seule du coup qui allait le frapper.
Jacqueline n'aimait pas moins Olivier. Elle l'aimait beaucoup plus. C'était ce qui la rendait hostile. Cet amour, avec lequel naguère elle avait joué, qu'elle avait tant appelé, il était là, devant elle ; elle le voyait s'ouvrir devant ses pas comme un gouffre, et elle se rejetait en arrière, effrayée ; elle ne comprenait plus ; elle se demandait :
-- Mais pourquoi ? pourquoi ? Qu'est-ce que cela veut dire ?
Alors, elle regardait Olivier, de ce regard qui le faisait souffrir, et elle pensait :
-- Qui est cet homme ?
Et elle ne savait pas.
-- Pourquoi est-ce que je l'aime ?
Elle ne savait pas.
-- Est-ce que je l'aime ?
Elle ne savait pas... Elle ne savait pas ; mais elle savait que pourtant elle était prise ; l'amour la tenait ; elle allait se perdre en lui, se perdre tout entière, sa volonté, son indépendance, son égoïsme, ses rêves d'avenir, tout englouti dans ce monstre. Et elle se raidissait avec colère ; elle éprouvait, par moments, pour Olivier, un sentiment presque haineux.
Ils allèrent jusqu'à l'extrémité du parc, dans le jardin potager, que séparait des pelouses un rideau de grands arbres. Ils marchaient à petits pas, au milieu des allées, que bordaient des buissons de groseilliers aux grappes rouges et blondes, et des plates-bandes de fraises, dont l'haleine emplissait l'air. On était au mois de juin ; mais des orages avaient refroidi le temps. Le ciel était gris, la lumière à demi éteinte ; les nuages bas se mouvaient pesamment, tout d'une masse, charriés par le vent. De ce grand vent lointain, rien n'arrivait sur la terre : pas une feuille ne remuait. Une grande mélancolie enveloppait les choses, et leur cœur. Et du fond du jardin, de la villa invisible, aux fenêtres entr'ouvertes, vinrent les sons de l'harmonium, qui disait la fugue en mi bémol mineur de Jean-Sébastien Bach. Ils s'assirent côte à côte sur la margelle d'un puits, tout pâles, sans parler. Olivier vit des larmes couler sur les joues de Jacqueline.
-- Vous pleurez ? murmura-t-il, les lèvres tremblantes.
Ses larmes aussi coulèrent.
Il lui prit la main. Elle pencha sa tête blonde sur l'épaule d'Olivier. Elle n'essayait plus de lutter : elle était vaincue ; et c'était un tel soulagement !... Ils pleurèrent tout bas, écoutant la musique, sous le dais mouvant des nuées lourdes, dont le vol silencieux semblait raser la cime des arbres. Ils pensaient à tout ce qu'ils avaient souffert, -- qui sait ? peut-être aussi à ce qu'ils souffriraient plus tard. Il est des minutes où la musique fait surgir toute la mélancolie tissée autour de la destinée d'un être...
Après un moment, Jacqueline essuya ses yeux et regarda Olivier. Et brusquement, ils s'embrassèrent. Ô bonheur ineffable ! Religieux bonheur ! Si doux et si profond qu'il en est douloureux !...
Jacqueline demanda :
-- Votre sœur vous ressemblait ?
Olivier eut un saisissement. Il dit :
-- Pourquoi me parlez-vous d'elle ? Vous la connaissiez donc ?
Elle dit :
-- Christophe m'a raconté... Vous avez bien souffert ?
Olivier inclina la tête, trop ému pour répondre.
-- J'ai bien souffert aussi, dit-elle.
Elle parla de l'amie disparue, de la chère Marthe ; elle dit, le cœur gonflé, comme elle avait pleuré, pleuré à en mourir.
-- Vous m'aiderez ? dit-elle, d'une voix suppliante, vous m'aiderez à vivre, à être bonne, à lui ressembler un peu ? La pauvre Marthe, vous l'aimerez, vous aussi ?
-- Nous les aimerons toutes deux, comme toutes deux elles s'aiment.
-- Je voudrais qu'elles fussent là !
-- Elles sont là.
Ils restèrent, serrés l'un contre l'autre ; ils sentaient battre leur cœur. Une petite pluie fine tombait, tombait. Jacqueline frissonna.
-- Rentrons, dit-elle.
Sous les arbres, il faisait presque nuit, Olivier baisa la chevelure mouillée de Jacqueline ; elle releva la tête vers lui, et il sentit sur ses lèvres, pour la première fois, les lèvres amoureuses, ces lèvres de petite fille, fiévreuses, un peu gercées. Ils furent sur le point de défaillir.
Tout près de la maison, ils s'arrêtèrent encore :
-- Comme nous étions seuls, avant ! dit-il.
Il avait déjà oublié Christophe.
Ils se souvinrent de lui. La musique s'était tue. Ils rentrèrent. Christophe, accoudé sur l'harmonium, la tête entre ses mains, rêvait, lui aussi, à beaucoup de choses du passé. Quand il entendit la porte s'ouvrir, il s'éveilla de sa rêverie, et leur montra son visage affectueux, qu'illuminait un sourire grave et tendre. Il lut dans leurs yeux ce qui s'était passé, leur serra la main à tous deux, et dit :
-- Asseyez-vous là. Je vais vous jouer quelque chose.
Ils s'assirent, et il joua, au piano, tout ce qu'il avait dans le cœur, tout son amour pour eux. Quand ce fut fini, ils restèrent tous les trois, sans parler. Puis, il se leva, et il les regarda. Il avait l'air si bon, et tellement plus âgé et plus fort qu'eux ! Pour la première fois, elle eut conscience de ce qu'il était. Il les serra dans ses bras, et dit à Jacqueline :
-- Vous l'aimerez bien, n'est-ce pas ? Vous vous aimerez bien ?
Ils furent pénétrés de reconnaissance. Mais tout de suite après, il détourna l'entretien, rit, alla à la fenêtre, et sauta dans le jardin.
Les jours suivants, il engagea Olivier à faire sa demande aux parents de Jacqueline. Olivier n'osait point, par crainte du refus qu'il prévoyait. Christophe le pressa aussi de se mettre en quête d'une situation. À supposer qu'il fût agréé par les Langeais, il ne pouvait accepter la fortune de Jacqueline, s'il ne se trouvait lui-même en état de gagner son pain. Olivier pensait comme lui, sans partager sa défiance injurieuse, un peu comique, à l'égard des mariages riches. C'était là une idée ancrée dans la tête de Christophe, que la richesse tue l'âme. Volontiers, il eût répété cette boutade d'un sage gueux à une riche oiselle, qui s'inquiétait de l'au-delà :
-- Quoi, madame, vous avez des millions, et vous voudriez encore, par-dessus le marché, avoir une âme immortelle ?
-- Méfie-toi de la femme, disait-il à Olivier, -- mi-plaisant, mi-sérieux, -- méfie-toi de la femme, mais vingt fois plus de la femme riche ! La femme aime l'art, peut-être, mais elle étouffe l'artiste. La femme riche empoisonne l'un et l'autre. La richesse est une maladie. Et la femme la supporte encore plus mal que l'homme. Tout riche est un être anormal... Tu ris ? Tu te moques de moi ? Quoi ! est-ce qu'un riche sait ce que c'est que la vie ? Est-ce qu'il reste en communion avec la rude réalité ? Est-ce qu'il sent sur sa face le souffle fauve de la misère, l'odeur du pain à gagner, de la terre à remuer ? Est-ce qu'il peut comprendre, est-ce qu'il voit seulement les êtres et les choses ?... Quand j'étais petit garçon, il m'est arrivé une ou deux fois d'être emmené en promenade dans le landau du grand-duc. La voiture passait au milieu de prairies dont je connaissais chaque brin d'herbe, parmi des bois où je galopinais seul et que j'adorais. Eh bien, je ne voyais plus rien. Tous ces chers paysages étaient devenus pour moi aussi raidis, aussi empesés que les imbéciles qui me promenaient. Entre les prairies et mon cœur, il ne s'était pas seulement interposé le rideau de ces âmes gourmées. Il suffisait de ces quatre planches sous mes pieds, de cette estrade ambulante au-dessus de la nature. Pour sentir que la terre est ma mère, il me faut avoir les pieds enfoncés dans son ventre, comme le nouveau-né qui sort à la lumière. La richesse tranche le lien qui unit l'homme à la terre, et qui relie entre eux tous les fils de la terre. Et alors, comment voudrais-tu être encore un artiste ? L'artiste est la voix de la terre. Un riche ne peut pas être un grand artiste. Il lui faudrait, pour l'être, mille fois plus de génie, dans des conditions aussi disgraciées. Même s'il y parvient, il est toujours un fruit de serre. Le grand Gœthe a beau faire : son âme a des membres atrophiés, il lui manque des organes essentiels, que la richesse a tués. Toi qui n'as pas la sève d'un Gœthe, tu serais dévoré par la richesse, surtout par la femme riche, que Gœthe a du moins évitée. L'homme seul peut encore réagir contre le fléau. Il a en lui une brutalité native, un humus amassé d'instincts âpres et salutaires qui l'attachent à la terre. Mais la femme est livrée au poison, et elle le communique aux autres. Elle se plaît à la puanteur parfumée de la richesse. Une femme qui reste saine de cœur, au milieu de la fortune, est un prodige, autant qu'un millionnaire qui a du génie... Et puis, je n'aime pas les monstres. Qui a plus que sa part pour vivre est un monstre, -- un cancer humain qui ronge les autres hommes.
Olivier riait :
-- Je ne puis pourtant pas cesser d'aimer Jacqueline, parce qu'elle n'est pas pauvre, ni l'obliger à l'être, pour l'amour de moi.
-- Eh bien, si tu ne peux pas la sauver, au moins sauve-toi toi-même ! Et c'est encore la meilleure façon de la sauver. Garde-toi pur. Travaille.
Olivier n'avait pas besoin que Christophe lui communiquât ses scrupules. Plus encore que lui, il avait l'âme chatouilleuse. Non qu'il prît au sérieux les boutades de Christophe contre l'argent : il avait été riche lui-même, il ne détestait point la richesse, et il trouvait qu'elle allait bien à la jolie figure de Jacqueline. Mais il lui était insupportable qu'on pût mêler à l'idée de son amour un soupçon d'intérêt. Il demanda à rentrer dans l'Université. Il ne pouvait plus espérer, pour l'instant, qu'un poste médiocre dans un lycée de province. C'était là un triste cadeau de noces à offrir à Jacqueline. Il lui en parla timidement. Jacqueline eut d'abord quelque peine à admettre ses raisons : elle les attribuait à un amour-propre exagéré, que Christophe lui avait mis en tête, et qu'elle trouvait ridicule : n'est-il pas naturel, quand on aime, d'accepter du même cœur la fortune et l'infortune de l'aimée, et n'est-ce pas un sentiment mesquin, de se refuser à lui devoir un bienfait, qui lui ferait tant de joie ?... Néanmoins, elle se rallia au projet d'Olivier : ce qu'il avait d'austère et de peu plaisant fut justement ce qui la décida ; elle y trouvait une occasion de satisfaire son appétit d'héroïsme moral. Dans l'état de révolte orgueilleuse contre son milieu, que son deuil avait provoquée et que son amour exaltait, elle avait fini par nier tout ce qui dans sa nature était en contradiction avec cette ardeur mystique ; elle tendait son être, comme un arc, vers un idéal de vie très pure, difficile, et rayonnante de bonheur... Les obstacles, la médiocrité de sa condition à venir, tout lui était joie. Que ce serait beau !...
Mme Langeais était trop occupée d'elle-même pour prêter grande attention à ce qui se passait autour d'elle. Depuis peu, elle ne songeait plus qu'à sa santé ; elle occupait son temps à soigner des maladies imaginaires, essayer d'un médecin, puis d'un autre : chacun à tour de rôle était le Sauveur ; il y en avait pour quinze jours ; puis, c'était le tour du suivant. Elle restait des mois, au loin, dans des maisons de santé fort coûteuses, où elle exécutait avec dévotion des prescriptions puériles. Elle avait oublié sa fille et son mari.
M. Langeais, moins indifférent, commençait à soupçonner l'intrigue. Sa jalousie paternelle l'avertissait. Il avait pour Jacqueline cette affection énigmatique, que bien des pères éprouvent pour leurs filles, mais qu'ils n'avouent guère, cette curiosité mystérieuse, voluptueuse, quasi sacrée, de revivre en des êtres de son sang, qui sont soi, et qui sont femmes. Il y a, dans ces secrets du cœur, des ombres et des lueurs qu'il est sain d'ignorer. Jusqu'alors, il s'était amusé de voir sa fille rendre amoureux les petits jeunes gens : il l'aimait ainsi, coquette, romanesque, et pourtant avisée -- (comme il était). -- Mais quand il vit que l'aventure menaçait de devenir sérieuse, il s'inquiéta. Il commença par se moquer d'Olivier devant Jacqueline, puis il le critiqua avec une certaine âpreté. Jacqueline en rit d'abord, et dit :
-- N'en dis pas tant de mal, papa ; cela te gênerait plus tard, si je voulais l'épouser.
M. Langeais poussa les hauts cris ; il la traita de folle. Bon moyen pour qu'elle le devînt tout à fait ! Il déclara qu'elle n'épouserait jamais Olivier. Elle déclara qu'elle l'épouserait. Le voile se déchira. Il découvrit qu'il ne comptait plus pour elle. Son égoïsme paternel en fut indigné. Il jura qu'Olivier et Christophe ne remettraient plus les pieds chez lui. Jacqueline s'exaspéra ; et un beau matin, Olivier, ouvrant sa porte, vit entrer en coup de vent la jeune fille, pâle et décidée, qui lui dit :
-- Enlevez-moi ! Mes parents ne veulent pas. Moi, je veux. Compromettez-moi.
Olivier, effaré, mais touché, n'essayait pas de discuter. Heureusement, Christophe était là. Il était le moins raisonnable, à l'ordinaire. Il les raisonna. Il montra quel scandale s'en suivrait, et comme ils en souffriraient. Jacqueline, mordant sa lèvre avec colère, dit :
-- Eh bien, nous nous tuerons après.
Loin d'effrayer Olivier, ce fut une raison pour le décider. Christophe n'eut pas peu de peine à obtenir des deux fous quelque patience : avant d'en venir aux moyens désespérés, il fallait essayer des autres : que Jacqueline rentrât chez elle ; lui, irait voir M. Langeais, et plaider leur cause.
Singulier avocat ! Aux premiers mots qu'il dit, M. Langeais faillit le mettre à la porte ; puis, le ridicule de la situation le frappa, et il s'en amusa. Peu à peu, le sérieux de son interlocuteur, son honnêteté, sa conviction s'imposaient ; toutefois, il n'en voulait pas convenir, et continuait à lui décocher des remarques ironiques. Christophe feignait de ne pas entendre ; mais, à certaines flèches plus cuisantes, il s'arrêtait, il se hérissait en silence ; puis il reprenait. À un moment, il posa son poing sur la table, qu'il martela, et dit :
-- Je vous prie de croire que la visite que je fais ne m'amuse guère : je dois me faire violence pour ne pas relever certaines de vos paroles ; mais j'estime que j'ai le devoir de vous parler ; et je parle. Oubliez-moi, comme je m'oublie, et pesez ce que je dis.
M. Langeais écouta ; et quand il entendit parler du projet de suicide, il haussa les épaules et fit semblant de rire ; mais il fut remué. Il était trop intelligent pour traiter de plaisanterie une pareille menace ; il savait qu'il faut compter avec l'insanité des filles amoureuses. Jadis, une de ses maîtresses, une fille rieuse et douillette, qu'il jugeait incapable d'exécuter sa forfanterie, s'était tiré sous ses yeux un coup de revolver ; elle n'en était pas morte, sur-le-champ ; il revoyait la scène... Non, l'on n'est sûr de rien, avec ces folles. Il eut un serrement de cœur... « Elle le veut ? Eh bien, soit, tant pis pour elle, la sotte !... » Certes, il aurait pu user de diplomatie, feindre de consentir, gagner du temps, détacher doucement Jacqueline d'Olivier. Mais pour cela, il eût fallu se donner plus de peine qu'il ne pouvait ou ne voulait. Et puis, il était faible ; et le seul fait qu'il eût dit violemment : « Non ! » à Jacqueline, l'inclinait maintenant à dire : « Oui. » Après tout, que sait-on de la vie ? Cette petite avait peut-être raison. La grande affaire, c'est de s'aimer. M. Langeais n'ignorait pas qu'Olivier était un garçon sérieux, qui peut-être avait du talent... Il donna son consentement.
Le soir avant le mariage, les deux amis veillèrent ensemble, une partie de la nuit. Ils ne voulaient rien perdre de ces dernières heures d'un cher passé. -- Mais c'était du passé, déjà. Comme ces tristes adieux, sur le quai d'une gare, quand l'attente se prolonge avant le départ du train : on s'obstine à rester, à regarder, à parler. Mais le cœur n'est plus là ; l'ami est déjà parti... Christophe essayait de causer. Il s'arrêta, au milieu d'une phrase, voyant les yeux distraits d'Olivier, et dit, avec un sourire :
-- Tu es déjà loin !
Olivier s'excusa, confus. Il était triste de se laisser distraire de ces derniers instants d'intimité. Mais Christophe lui serra la main :
-- Va, ne te contrains pas. Je suis heureux. Rêve, mon petit.
Ils restèrent à la fenêtre, accoudés l'un près de l'autre, regardant le jardin dans la nuit. Après quelque temps, Christophe dit à Olivier :
-- Tu te sauves de moi ? Tu crois que tu vas m'échapper ? Tu penses à ta Jacqueline. Mais je vais bien t'attraper. Moi aussi, je pense à elle.
-- Mon pauvre vieux, dit Olivier, et moi qui pensais à toi ! Et même...
Il s'arrêta.
Christophe acheva sa phrase, en riant :
--... Et même qui me donnais tant de mal pour cela !...
Christophe s'était fait beau, presque élégant, pour la cérémonie. Il n'y avait pas de mariage religieux : ni Olivier, indifférent, ni Jacqueline, révoltée, n'en avaient voulu. Christophe avait écrit pour la mairie un morceau symphonique ; mais au dernier moment, il y renonça, après s'être rendu compte de ce qu'est un mariage civil : il trouvait cette cérémonie ridicule. Il faut, pour y croire, être bien dépourvu de foi et de liberté, tout ensemble. Quand un vrai catholique se donne la peine de devenir libre penseur, ce n'est pas pour se faire d'un fonctionnaire de l'état civil un prêtre. Entre Dieu et la libre conscience, il n'est aucune place pour une religion de l'État. L'État enregistre, il ne lui appartient pas d'unir.
Le mariage d'Olivier et de Jacqueline n'était point fait pour inspirer à Christophe le regret de sa détermination. Olivier écoutait d'un air détaché, ironique, le maire qui flagornait lourdement le jeune couple, la famille riche, et les témoins décorés. Jacqueline n'écoutait pas ; et furtivement elle tirait la langue à Simone Adam, qui l'épiait ; elle avait parié avec elle que « cela ne lui ferait rien du tout » de se marier, et elle était en train de gagner : à peine si elle songeait que c'était elle qui se mariait ; cette pensée l'amusait. Les autres posaient pour la galerie ; et la galerie lorgnait. M. Langeais paradait ; si sincère que fût son affection pour sa fille, sa principale préoccupation était de noter les gens, et de se demander s'il n'avait pas fait d'oublis dans sa liste de faire-part. Seul, Christophe était ému ; il était à lui seul, les parents, les mariés, et le maire ; il couvait des yeux Olivier, qui ne le regardait point.
Le soir, le jeune couple partit pour l'Italie. Christophe et M. Langeais les accompagnèrent à la gare. Ils les voyaient joyeux, sans regrets, ne cachant point leur impatience d'être déjà partis. Olivier avait l'air d'un adolescent, et Jacqueline d'une petite fille... Tendre mélancolie de ces départs ! Le père est triste de voir sa petite emmenée par un étranger, et pourquoi !... et pour toujours loin de lui. Mais eux n'éprouvent qu'un sentiment de délivrance enivrée. La vie n'a plus d'entraves ; plus rien ne les arrête ; ils se croient arrivés au faîte : on peut mourir maintenant, on a tout, on ne craint rien... Ensuite, on voit que ce n'était qu'une étape. La route reprend, et tourne autour de la montagne ; et bien peu arrivent à la seconde étape...
Le train les emporta dans la nuit. Christophe et M. Langeais revinrent ensemble. Christophe dit, avec malice :
-- Nous voici veufs !
M. Langeais se mit à rire. Ils se dirent au revoir, et chacun alla de son côté. Ils avaient de la peine. Mais c'était un mélange de tristesse et de douceur. Seul, dans sa chambre, Christophe pensait :
-- Le meilleur de moi-même est heureux.
Rien ne fut changé à la chambre d'Olivier. Il avait été convenu entre les deux amis que jusqu'au retour d'Olivier et à sa nouvelle installation, ses meubles et ses souvenirs resteraient chez Christophe. Il était encore présent. Christophe considéra le portrait d'Antoinette, il le plaça sur sa table, et il lui dit :
-- Petite, es-tu contente ?
Il écrivait souvent, -- un peu trop, -- à Olivier. Il en recevait peu de lettres, distraites, et peu à peu lointaines d'esprit. Il en était déçu ; mais il se persuadait que cela devait être ainsi ; il n'avait pas d'inquiétude pour l'avenir de leur amitié.
La solitude ne lui pesait point. Loin de là : il n'en avait pas assez, pour son goût. Il commençait à souffrir de la protection du Grand Journal. Arsène Gamache avait une tendance à croire qu'il possédait un droit de propriété sur les gloires qu'il s'était donné la peine de découvrir : il lui semblait naturel que ces gloires fussent associées à la sienne, comme Louis XIV groupait autour de son trône Molière, Le Brun, et Lulli. Christophe trouvait que l'auteur de l'Hymne à Ægir n'était pas plus impérialement encombrant pour l'art que son patron du Grand Journal. Car le journaliste, qui ne s'y connaissait pas plus que l'empereur, n'en avait pas moins que lui des opinions arrêtées sur l'art ; ce qu'il n'aimait point, il n'en tolérait point l'existence : il le décrétait mauvais et pernicieux ; et il le ruinait, dans l'intérêt public. Spectacle grotesque et redoutable que celui de ces brasseurs d'affaires, mal dégrossis, sans culture, qui prétendaient, par l'argent et la presse, régner non seulement sur la politique, mais sur l'esprit, et lui offraient une niche avec un collier et la pâtée, ou pouvaient, sur son refus, lancer sur lui les milliers d'imbéciles, dont ils avaient fait leur meute ! -- Christophe n'était pas homme à se laisser morigéner. Il trouva fort mauvais qu'un âne se permît de lui dire ce qu'il devait faire et ce qu'il ne devait pas faire, en musique ; et il lui donna à entendre que l'art exigeait plus de préparation que la politique. Il déclina aussi, sans précautions oratoires, l'offre de mettre en musique un inepte livret, dont l'auteur était un des premiers commis du journal, et que le patron recommandait. Cela jeta un premier froid dans ses relations avec Gamache.
Christophe n'en fut pas fâché. À peine sorti de l'obscurité, il aspirait à y rentrer. Il se trouvait « exposé à ce grand jour, où l'on se perd dans les autres ». Trop de gens s'occupaient de lui. Il méditait ces paroles de Gœthe :
« Lorsqu'un écrivain s'est fait remarquer par un ouvrage de mérite, le public cherche à l'empêcher d'en produire un second... Le talent qui se recueille est malgré lui traîné dans le tumulte au monde, parce que chacun croit qu'il pourra s'en approprier une parcelle. »
Il ferma sa porte, et, dans sa maison, se rapprocha de quelques vieux amis. Il revit le ménage des Arnaud, qu'il avait un peu négligés. Mme Arnaud, qui vivait seule une partie de la journée, avait du temps pour songer aux chagrins des autres. Elle pensait au vide qu'avait dû faire chez Christophe le départ d'Olivier ; et elle surmonta sa timidité pour l'inviter à dîner. Si elle eût osé, elle lui eût offert de venir de temps à temps faire la revue de son ménage ; mais la hardiesse lui manqua ; et ce fut mieux sans doute : car Christophe n'aimait point qu'on s'occupât de lui. Mais il accepta l'invitation à dîner, et il prit l'habitude de venir régulièrement le soir, chez les Arnaud.
Il trouva le petit ménage toujours aussi uni, dans la même atmosphère de tendresse endolorie, plus grise, encore qu'auparavant. Arnaud passait par une période de dépression morale, causée par l'usure de sa vie de professeur, -- cette vie de labeur lassant, qui se répète chaque jour, identique à la veille, comme une roue qui tourne sur place, sans s'arrêter jamais, sans avancer jamais. Malgré sa patience, le brave homme traversait une crise de découragement. Il s'affectait de certaines injustices, il trouvait son dévouement inutile. Mme Arnaud le réconfortait, avec de bonnes paroles ; elle semblait toujours aussi paisible : mais elle s'étiolait. Christophe, devant elle, félicitait Arnaud d'avoir une femme aussi raisonnable.
-- Oui, disait Arnaud, c'est une bonne petite ; rien ne la trouble. Elle a de la chance : et moi aussi. Si elle avait souffert de notre vie, je crois que j'aurais été perdu.
Mme Arnaud rougissait, se taisait. Puis, de sa voix posée, elle parlait d'autre chose. -- Les visites de Christophe produisaient leur bienfait ordinaire ; elles portaient la lumière ; et lui, de son côté, avait plaisir à se réchauffer à ces cœurs excellents.
Une autre amie lui vint. Ou plutôt, il l'alla chercher : car, tout en désirant le connaître, elle n'eût pas fait l'effort de venir le trouver. Vingt-cinq ans, musicienne, premier prix de piano au Conservatoire : elle se nommait Cécile Fleury. Courte de taille, assez trapue, elle avait les sourcils épais, de beaux yeux larges, au regard humide, le nez petit et gros, au bout relevé, un peu rouge, en bec de canard, des lèvres grosses, bonnes et tendres, le menton énergique, solide, gras, le front point haut, mais large. Les cheveux roulés sur la nuque en chignon abondant. Des bras forts, et des mains de pianiste, grandes, au pouce écarté, aux bouts carrés. De l'ensemble de sa personne se dégageait une impression de sève lourde, de santé rustique. Elle vivait avec sa mère, qu'elle chérissait : bonne femme, qui ne s'intéressait nullement à la musique, mais qui en parlait, à force d'en entendre parler, et qui était au courant de tout ce qui se passait dans Musicopolis. Elle avait une vie médiocre, donnait des leçons tout le jour, et parfois des concerts, dont personne ne rendait compte. Elle rentrait tard, à pied, ou par l'omnibus, exténuée, de bonne humeur ; et elle faisait vaillamment ses gammes et ses chapeaux, causant beaucoup, aimant rire, et chantant pour un rien.
Elle n'avait pas été gâtée par la vie. Elle savait le prix d'un peu de bien-être qu'on a gagné par ses propres efforts, la joie des petits plaisirs, des petits progrès imperceptibles dans sa situation ou dans son talent. Oui, si seulement elle gagnait cinq francs de plus, ce mois-ci, que le mois précédent, ou si elle réussissait enfin ce passage de Chopin, qu'elle s'évertuait à jouer depuis des semaines, -- elle était contente. Son travail, qui n'était pas excessif, répondait exactement à ses aptitudes, et la soulageait comme une hygiène raisonnable. Jouer, chanter, donner des leçons lui procurait une agréable sensation d'activité satisfaite, normale et régulière, en même temps qu'une aisance moyenne et un succès tranquille. Elle avait un solide appétit, mangeait bien, dormait bien, et n'était jamais malade.
D'esprit droit, sensé, modeste, parfaitement équilibré, elle ne se tourmentait de rien : car elle vivait dans le moment présent, sans se soucier de ce qu'il y avait avant et de ce qu'il y aurait après. Et comme elle était bien portante, comme sa vie semblait à l'abri des surprises du sort, elle se trouvait presque toujours heureuse. Elle avait plaisir à étudier son piano, comme à faire son ménage, ou à en causer, ou à ne rien faire. Elle savait vivre, non pas au jour le jour, -- (elle était économe et prévoyante) -- mais minute par minute. Nul idéalisme ne la travaillait ; ou, si elle en avait un, il était bourgeois, tranquillement diffus dans tous ses actes et toutes ses pensées ; il consistait à aimer paisiblement ce qu'elle faisait, quoi qu'elle fît. Elle allait à l'église, le dimanche ; mais le sentiment religieux ne tenait presque aucune place dans sa vie. Elle admirait les exaltés, comme Christophe, qui ont une foi, ou un génie ; mais elle ne les enviait pas : qu'est-ce qu'elle aurait pu faire de leur inquiétude et de leur génie ?
Comment donc pouvait-elle sentir leur musique ? Elle aurait eu peine à l'expliquer. Mais ce qu'elle savait, c'est qu'elle la sentait. Sa supériorité sur les autres virtuoses était dans son robuste équilibre physique et moral ; en cette abondance de vie, sans passions personnelles, les passions étrangères trouvaient un sol riche où fleurir. Elle n'en était point troublée. Ces terribles passions, qui avaient rongé l'artiste, elle les traduisait dans toute leur énergie, sans être atteinte par leur poison ; elle n'en ressentait que la force, et la bonne fatigue qui suivait. Quand c'était fini, elle était en sueur, épuisée ; elle souriait tranquillement : elle était contente.
Christophe, qui l'entendit un soir, fut frappé par son jeu. Il alla lui serrer la main, après le concert. Elle en fut reconnaissante : il y avait peu de monde au concert, et elle n'était pas blasée sur les compliments. Comme elle n'avait eu ni l'habileté de s'enrôler dans une coterie musicale, ni la rouerie d'enrôler à sa suite une troupe d'adorateurs, comme elle ne cherchait à se singulariser, ni par quelque exagération de technique, ni par une interprétation fantaisiste des œuvres consacrées, ni en s'arrogeant la propriété exclusive de tel ou tel grand maître, de Jean-Sébastien Bach ou de Beethoven, comme elle n'avait point de théorie sur ce qu'elle jouait, mais se contentait de jouer tout bonnement ce qu'elle sentait, -- nul ne faisait attention à elle, et les critiques l'ignoraient : car personne ne leur avait dit qu'elle jouait bien ; et ils ne l'eussent pas trouvé, d'eux-mêmes.
Christophe revit souvent Cécile. Cette forte et calme fille l'attirait comme une énigme. Elle était vigoureuse et apathique. Dans son indignation qu'elle ne fût pas plus connue, il lui proposa de faire parler d'elle par ses amis du Grand Journal. Mais quoi qu'elle fût bien aise qu'on la louât, elle le pria de ne faire aucune démarche. Elle ne voulait pas lutter, se donner de peine, exciter de jalousies ; elle voulait rester en paix. On ne parlait pas d'elle : tant mieux ! Elle était sans envie, et la première à s'extasier sur la technique des autres virtuoses. Ni ambition, ni désirs. Elle était bien trop paresseuse d'esprit ! Quand elle n'était pas occupée d'un objet immédiat et précis, elle ne faisait rien, rien ; elle ne rêvait même pas ; la nuit, dans son lit, elle dormait, ou ne pensait à rien. Elle n'avait pas cette hantise maladive du mariage, qui empoisonne la vie des filles qui tremblent de coiffer Sainte-Catherine. Quand on lui demandait si elle n'aimerait pas à avoir un bon mari :
-- Tiens donc ! disait-elle, pourquoi pas cinquante mille livres de rentes ? Il faut prendre ce qu'on a. Si on vous l'offre, tant mieux ! Sinon, on s'en passera. Ce n'est pas une raison parce qu'on n'a pas de gâteau, pour ne pas trouver bon le bon pain. Surtout quand on en a mangé longtemps qui était dur !
-- Et encore, disait la mère, il y a bien des gens qui n'en mangent pas tous les jours !
Cécile avait des raisons pour se défier des hommes. Son père, mort depuis quelques années, était faible et paresseux ; il avait fait beaucoup de tort à sa femme et aux siens. Elle avait aussi un frère qui avait mal tourné ; on ne savait trop ce qu'il devenait ; de loin en loin il reparaissait, pour demander de l'argent ; on le craignait, on avait honte, on avait peur de ce qu'on pourrait apprendre sur lui, d'un jour à l'autre ; et pourtant, on l'aimait. Christophe le rencontra, une fois. Il était chez Cécile : on sonna ; la mère alla ouvrir. Une conversation s'éleva dans la pièce à côté, avec des éclats de voix. Cécile, qui semblait troublée, sortit à son tour, et laissa Christophe seul. La discussion continuait, et la voix étrangère se faisait menaçante : Christophe crut de son devoir d'intervenir : il ouvrit la porte. Il eut à peine le temps d'entrevoir un homme jeune et un peu contrefait, qui lui tournait le dos : Cécile se jeta vers Christophe, et le supplia de rentrer. Elle rentra avec lui ; ils s'assirent en silence. Dans la chambre voisine, le visiteur cria encore, pendant quelques minutes, puis partit, en faisant claquer la porte Alors, Cécile eut un soupir, et elle dit à Christophe :
-- Oui... c'est mon frère.
Christophe comprit :
-- Ah ! dit-il... Je sais... Moi aussi, j'en ai un...
Cécile lui prit la main, avec une commisération affectueuse :
-- Vous aussi ?
-- Oui, fit-il... Ce sont les joies de la famille.
Cécile rit ; et ils changèrent d'entretien. Non, les joies de la famille n'avaient rien d'enchanteur pour elle, et l'idée du mariage ne la fascinait point : les hommes ne valaient pas cher. Elle trouvait des avantages à sa vie indépendante : sa mère avait assez longtemps soupiré après cette liberté ; elle n'avait pas envie de la perdre. Le seul rêve éveillé qu'elle s'amusât à faire, c'était -- un jour, plus tard, Dieu sait quand ! -- de vivre à la campagne. Mais elle ne prenait pas la peine d'imaginer les détails de cette vie : elle trouvait fatigant de penser à quelque chose d'aussi peu certain : il valait mieux dormir, -- ou faire sa tâche...
En attendant qu'elle eût son château en Espagne, elle louait pendant l'été, dans la banlieue de Paris, une maisonnette qu'elle occupait seule avec sa mère. C'était à vingt minutes, par le train. L'habitation était assez loin de la gare isolée, au milieu des terrains vagues, que l'on nommait des champs ; et Cécile revenait souvent tard, dans la nuit. Mais elle n'avait pas peur ; elle ne croyait pas au danger. Elle avait bien un revolver ; mais elle l'oubliait toujours à la maison. D'ailleurs, c'était à peine si elle eût su s'en servir.
Au cours de ses visites, Christophe la faisait jouer. Il s'amusait de voir sa pénétration des œuvres musicales, surtout quand il l'avait mise, d'un mot, sur le chemin du sentiment à exprimer. Il s'était aperçu qu'elle avait une voix admirable : elle ne s'en doutait point. Il l'obligea à s'exercer : il lui fit chanter de vieux lieder allemands, ou sa propre musique ; elle y prenait plaisir, et faisait des progrès, qui la surprenaient autant que lui. Elle était merveilleusement douée. L'étincelle musicale était tombée, par prodige, sur cette fille de petits bourgeois parisiens, dénués de sentiment artistique. Philomèle -- (il la nommait ainsi) -- causait parfois de musique, mais toujours d'une façon pratique, jamais sentimentale : elle ne semblait s'intéresser qu'à la technique du chant et du piano. Le plus souvent, quand elle était avec Christophe, et qu'ils ne jouaient pas de musique, ils parlaient des sujets les plus bourgeois : ménage, cuisine, vie domestique. Et Christophe, qui n'eût pu supporter, une minute, ces conversations avec une bourgeoise, les tenait tout naturellement avec Philomèle.
Ils passaient ainsi des soirées, en tête à tête, et s'aimaient sincèrement, d'une affection calme, presque froide. Un soir qu'il était venu dîner et qu'il s'était attardé à causer, plus que d'habitude, un violent orage éclata. Quand il voulut partir, pour rejoindre le dernier train, la pluie, le vent faisaient rage ; elle lui dit :
-- Mais ne vous en allez pas ! Vous partirez demain matin.
Il s'installa dans le petit salon, sur un lit improvisé. Une mince cloison le séparait de la chambre à coucher de Cécile ; les portes ne fermaient pas. Il entendait, de son lit, les craquements de l'autre lit et le souffle tranquille de la jeune femme. Au bout de cinq minutes, elle était endormie ; et il ne tarda pas à faire de même, sans que l'ombre d'une pensée trouble les effleurât.
Dans le même temps, lui venaient d'autres amis inconnus, que commençait de lui attirer la lecture de ses œuvres. La plupart vivaient loin de Paris, ou à l'écart, et ne le rencontreraient jamais. Le succès, même grossier, a ceci de bon : il fait connaître l'artiste de milliers de braves gens, qu'il n'eût jamais atteints sans les stupides articles des journaux. Christophe entra en relations avec quelques-uns d'entre eux. C'étaient des jeunes gens isolés, menant une vie difficile, aspirant de tout leur être à un idéal dont ils n'étaient pas sûrs : ils buvaient avidement l'âme fraternelle de Christophe. C'étaient de petites gens de province : après avoir lu ses lieder, ils lui écrivaient, comme le vieux Schulz, se sentaient unis à lui. C'étaient des artistes pauvres, -- un compositeur, entre autres, -- qui ne pouvaient arriver, non seulement au succès, mais à s'exprimer eux-mêmes : ils étaient tout heureux que leur pensée se réalisât par Christophe. Et les plus chers de tous peut-être, -- ceux qui lui écrivaient sans dire leur nom : plus libres ainsi de parler, ils épanchaient naïvement leur confiance dans le frère aîné, qui leur était un appui. Christophe avait gros cœur de penser qu'il ne connaîtrait jamais ces charmantes âmes qu'il aurait eu tant de joie à aimer ; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l'avait écrite baisait les lieder de Christophe ; et chacun, de son côté, pensait :
-- Chères pages, que vous me faites de bien !
Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l'univers, cette petite famille du génie, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu à peu s'étend, et finit par former une grande âme collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une planète morale qui gravite dans l'espace, mêlant son chœur fraternel à l'harmonie des sphères.
À mesure que des liens mystérieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une révolution se faisait dans sa pensée artistique ; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d'une musique qui fût un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du métier. Il voulait qu'elle fût une communion avec les hommes. Il n'est d'art vital que celui qui s'unit aux autres. Jean-Sébastien Bach, dans ses pires heures d'isolement, était relié au reste de l'humanité par la foi religieuse, qu'il exprimait dans son art. Haendel et Mozart, par la force des choses, écrivaient pour un public, et non pas pour eux seuls. Beethoven lui-même dut compter avec la foule. Cela est salutaire. Il est bon que l'humanité rappelle au génie :
-- Qu'y a-t-il pour moi dans ton art ? S'il n'y a rien, va-t'en !
À cette contrainte, le génie gagne, le premier. Certes, il est de grands artistes qui n'expriment que soi. Mais les plus grands de tous sont ceux dont le cœur bat pour tous. Qui veut voir Dieu vivant, face à face, doit le chercher, non dans le firmament désert de sa pensée, mais dans l'amour des hommes.
Les artistes d'alors étaient loin de cet amour. Ils n'écrivaient que pour une élite vaniteuse, anarchiste, déracinée de la vie sociale, et qui mettait sa gloire à ne point partager les passions du reste des hommes, ou qui s'en faisait un jeu. La belle gloire de s'amputer de la vie, pour ne pas ressembler aux autres ! Que la mort les prenne donc ! Nous, allons aux vivants, buvons aux mamelles de la terre, au plus sacré de nos races, à leur amour de la famille et du sol. Au siècle le plus libre, le jeune prince de la Renaissance italienne, Raphaël, glorifiait la maternité dans ses Madones transtévérines. Qui nous fera aujourd'hui, en musique, une Madone à la Chaise ? Qui nous fera une musique pour toutes les heures de la vie ? Vous n'avez rien, vous n'avez rien en France. Quand vous voulez donner des chants à votre peuple, vous en êtes réduits à démarquer la musique des maîtres allemands du passé. Tout est à faire, ou à refaire, dans votre art, de la base à la cime...
Christophe correspondait avec Olivier, à présent installé dans une ville de province. Il tâchait de maintenir, par lettres, leur féconde collaboration de naguère. Il eût voulu de lui de beaux textes poétiques, associés aux pensées et aux actes de tous les jours, comme ceux qui font la substance des vieux lieder allemands de jadis. De courts fragments des Livres saints ou des poèmes hindous, des odelettes religieuses ou morales, de petits tableaux de la nature, les émotions amoureuses ou familiales, la poésie des matins et des soirs et des nuits, pour les cœurs simples et sains. Quatre ou six vers pour un lied, c'est assez : les expressions les plus simples, pas de développement savant, pas d'harmonies raffinées. Qu'ai-je à faire de vos virtuosités d'esthète ? Aimez ma vie, aidez-moi à l'aimer ! Écrivez-moi les Heures de France, mes Grandes et Petites Heures. Et cherchons la phrase mélodique la plus claire. Évitons, comme la peste, ce langage artistique, qui n'est plus que l'idiome d'une caste, comme l'est devenue la musique de tant de musiciens d'aujourd'hui. Il faut avoir le courage de parler en homme, non en « artiste ». Vois ce qu'ont fait nos pères. C'est du retour au langage musical de tous qu'est sorti l'art des classiques de la fin du XVIIIe siècle. Les phrases mélodiques de Gluck, des créateurs de la symphonie, des premiers maîtres du lied, sont communes et bourgeoises parfois, comparées aux phrases raffinées ou savantes de Jean-Sébastien Bach et de Rameau. C'est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularité immense des grands classiques. Ils sont partis des normes musicales les plus simples, du lied, du Singspiel ; ces petites fleurs de la vie quotidienne ont imprégné l'enfance d'un Mozart ou d'un Weber. -- Faites de même ! Écrivez des chants pour tous les hommes. Là-dessus, vous élèverez ensuite des symphonies. À quoi sert de brûler les étapes ? On ne commence pas la pyramide par le faîte. Vos symphonies actuelles sont des têtes sans corps. Ô beaux esprits, incarnez-vous ! Il faut des générations patientes de musiciens qui fraternisent avec leur peuple. On ne bâtit pas un art musical en un jour.
Christophe ne limitait pas ses principes à la musique : il engageait Olivier à les appliquer à la littérature :
-- Les écrivains d'aujourd'hui s'évertuent, disait-il, à décrire des raretés humaines, ou bien des types qui n'existent que dans des groupes anormaux, en marge de la grande société des hommes agissants et sains. Puisqu'ils se sont mis d'eux-mêmes à la porte de la vie, laisse-les et va où sont les hommes. Aux hommes de tous les jours, montre la vie de tous les jours : elle est plus profonde et plus vaste que la mer. Le moindre d'entre nous porte en lui l'infini. L'infini est en chaque homme qui a la simplicité d'être un homme, dans l'amant, dans l'ami, dans la femme qui paie de ses douleurs la radieuse gloire du jour de l'enfantement, dans celui qui se sacrifie obscurément et dont nul ne saura rien ; il est le flot de vie, qui coule de l'un à l'autre, de l'autre à l'un... Écris la simple vie d'un de ces hommes simples, écris la tranquille épopée des jours qui se succèdent, tous semblables et divers, tous fils d'une même mère, depuis le premier jour du monde. Écris-la simplement. Ne t'inquiète point des recherches subtiles où s'énerve la force des artistes d'aujourd'hui. Tu parles à tous : use du langage de tous. Il n'est de mots ni nobles, ni vulgaires ; il n'est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu'ils ont à dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais : pense ce que tu penses, et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton cœur emporte tes écrits ! Le style, c'est l'âme.
Olivier approuvait Christophe ; mais il répondait, avec quelque ironie :
-- Une telle œuvre pourrait être belle ; mais elle ne parviendrait jamais à ceux qui pourraient la lire. La critique l'étoufferait en route.
-- Voilà bien mon petit bourgeois français ! répliquait Christophe. Il s'inquiète de ce que la critique pensera de son livre !... Les critiques, mon garçon, ne sont là que pour enregistrer la victoire ou la défaite. Sois seulement vainqueur !... Je me suis passé d'eux ! Apprends à t'en passer aussi.
Mais Olivier avait appris à se passer de bien autre chose ! Il se passait de l'art, et de Christophe. En ce moment, il ne pensait plus qu'à Jacqueline.
Leur égoïsme d'amour avait fait le vide autour d'eux ; il brûlait avec imprévoyance toutes ses ressources à venir.
Ivresse des premiers temps, où les êtres mêlés ne songent, uniquement, qu'à s'absorber l'un l'autre... De toutes les parcelles de leurs corps et de leurs âmes, ils se touchent, ils se goûtent, ils cherchent à se pénétrer. Ils sont à eux seuls un univers sans lois, un chaos amoureux, où les éléments confondus ne savent pas encore ce qui les distingue entre eux, et s'efforcent l'un l'autre de se dévorer goulûment. Tous les ravit dans l'autre : l'autre, c'est encore soi. Qu'ont-ils à faire du monde ? Comme l'Androgyne antique, endormi dans son rêve d'harmonieuse volupté, leurs yeux sont clos au monde, le monde est tout en eux.
Ô jours, ô nuits, qui forment un même tissu de rêves, heures qui fuient comme de beaux nuages blancs, et dont rien ne surnage que, dans l'œil ébloui, un lumineux sillage, souffle tiède qui nous baigne d'une langueur de printemps, chaleur dorée des corps, treille d'amour ensoleillée, chaste impudeur, étreintes folles, soupirs et rires, heureuses larmes, que reste-t-il de vous, poussière de bonheur ? À peine si le cœur peut se souvenir de vous : car lorsque vous étiez, le temps n'existait pas.
Journées toutes semblables... Aube douce... De l'abîme du sommeil, les deux corps enlacés surgissent à la fois ; les têtes souriantes, dont l'haleine se mêle, ouvrent les yeux ensemble, se revoient et se baisent... Juvénile fraîcheur des heures matinales, air virginal où s'apaise la fièvre des corps brûlants... Voluptueuse torpeur des jours interminables, au fond desquels bourdonne la volupté des nuits... Après-midi d'été, rêveries dans les champs, sur les prés veloutés, sous les bruissantes étoffes des longs peupliers blancs... Rêveries des beaux soirs, quand on revient ensemble, bras et mains enlacés, sous le ciel lumineux, vers le lit amoureux. Le vent fait frissonner les branches des buissons. Dans le lac clair du ciel flotte le duvet blanc de la lune d'argent. Une étoile tombe et meurt, -- une secousse au cœur... -- un monde soufflé sans bruit. Sur la route, auprès d'eux, passent de rares ombres, rapides et muettes. Les cloches de la ville sonnent la fête du lendemain. Un instant, ils s'arrêtent, elle se serre contre lui, ils restent sans parler... Ah ! que la vie reste ainsi, immobile, comme cet instant !... Elle soupire, et dit :
-- Pourquoi est-ce que je vous aime tant ?...
Après quelques semaines de voyage en Italie, ils s'étaient installés dans une ville de l'ouest de la France, où Olivier avait été nommé professeur. Ils ne voyaient presque personne. Ils ne s'intéressaient à rien. Lorsqu'ils étaient forcés de faire des visites, cette scandaleuse indifférence s'étalait avec un sans-gêne qui blessait les uns, faisait sourire les autres. Toutes les paroles glissaient sur eux, sans les atteindre. Ils avaient cette gravité impertinente des jeunes mariés, qui ont l'air de vous dire :
-- Vous autres, vous ne savez rien...
Sur le joli minois absorbé, un peu boudeur, de Jacqueline, dans les yeux heureux et distraits d'Olivier, on pouvait lire :
-- Si vous saviez comme vous nous ennuyez !... Quand est-ce que nous serons seuls ?
Même au milieu des autres, ils ne se gênaient pas pour l'être. On surprenait leurs regards qui se parlaient par-dessus la conversation. Ils n'avaient pas besoin de se regarder pour se voir ; et ils souriaient : car ils savaient qu'ils pensaient aux mêmes choses en même temps. Lorsqu'ils se retrouvaient seuls, après quelque contrainte mondaine, ils poussaient des cris de joie et faisaient mille folies d'enfants. Ils avaient huit ans. Ils bêtifiaient en parlant. Ils se nommaient de petits noms drolatiques. Elle l'appelait Olive, Olivet, Olifant, Fanny, Mami, Mime, Minaud, Quinaud, Kaunitz, Cosima, Cobourg, Panot, Nacot, Ponette, Naquet, et Canot. Elle jouait à la petite fille. Mais elle voulait être tout à la fois pour lui, tous les amours mêlés : mère, sœur, femme, amoureuse, maîtresse.
Elle ne se contentait pas de partager ses plaisirs ; comme elle se l'était promis, elle partageait ses travaux : c'était aussi un jeu. Pendant les premiers temps, elle y apporta l'ardeur amusée d'une femme pour qui le travail était quelque chose de nouveau : on eût dit qu'elle prenait plaisir aux tâches les plus ingrates, des copies dans les bibliothèques, des traductions de livres insipides : cela faisait partie de son plan de vie, très pure et très sérieuse, tout entière consacrée à de nobles pensers et labeurs en commun. Et cela fut très bien, tant que l'amour les illumina : car elle ne songeait qu'à lui, et non à ce qu'elle faisait. Le plus curieux, c'était que tout ce qu'elle faisait ainsi était bien fait. Son esprit se jouait sans effort dans des lectures abstraites qu'elle eût eu peine à suivre, à d'autres moments de sa vie ; son être était soulevé au-dessus de terre par l'amour ; elle ne s'en apercevait pas : telle une somnambule qui marche sur les toits, elle poursuivait tranquillement, sans rien voir, son rêve grave et riant...
Et puis, elle commença de voir les toits ; et cela ne l'inquiéta point ; mais elle se demanda ce qu'elle faisait dessus, et elle rentra chez elle. Le travail l'ennuya. Elle se persuada que son amour en était gêné. Sans doute parce que son amour était déjà moins vif. Mais il n'en paraissait rien. Ils ne pouvaient plus se passer un instant l'un de l'autre. Ils se murèrent au monde, ils condamnèrent leur porte, ils n'acceptèrent plus aucune invitation. Ils étaient jaloux de l'affection des autres, de leurs occupations même, de tout ce qui les distrayait de leur amour. La correspondance avec Christophe s'espaça. Jacqueline ne l'aimait pas : il était un rival, il représentait toute une part du passé d'Olivier, où elle n'était point ; et plus il avait tenu de place dans la vie d'Olivier, plus elle cherchait, d'instinct, à la lui voler. Sans calcul de sa part, elle détachait sourdement Olivier de l'ami ; elle ironisait les manières de Christophe, sa figure, ses façons d'écrire, ses projets artistiques ; elle n'y mettait aucune méchanceté, aucune rouerie : la bonne nature s'en chargeait pour elle. Olivier s'amusait de ses remarques ; il n'y voyait pas malice ; il croyait aimer toujours autant Christophe ; mais ce n'était plus que sa personne qu'il aimait : ce qui est peu en amitié ; il ne s'apercevait pas que peu à peu il cessait de le comprendre, il se désintéressait de sa pensée, de cet idéalisme héroïque, en qui ils avaient été unis... L'amour est pour un jeune cœur une douceur trop forte ; auprès de lui, quelle autre foi peut tenir ? Le corps de la bien-aimée, son âme que l'on cueille sur cette chair sacrée, sont toute science et toute foi. De quel sourire de pitié on regarde ce qu'adorent les autres, ce que soi-même jadis on adora ! De la puissante vie et de son âpre effort, on ne voit plus que la fleur d'un instant, que l'on croit immortelle... L'amour absorbait Olivier. Au début, son bonheur avait encore la force de s'exprimer en de gracieuses poésies. Puis, cela même lui sembla vain : temps volé à l'amour ! Et Jacqueline, comme lui, s'acharnait à détruire toute autre raison de vivre, à tuer l'arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d'amour. Ainsi, ils s'annihilèrent tous deux dans le bonheur.
Hélas ! on s'accoutume si vite au bonheur ! Quand le bonheur égoïste est le seul but à la vie, la vie est bientôt sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s'en passer. Et comme il faut bien qu'on s'en passe !... Le bonheur est un moment du rythme universel, un des pôles entre lesquels oscille le balancier de la vie : pour arrêter le balancier, il faudrait le briser...
Ils connurent « cet ennui du bien-être, qui fait extravaguer la sensibilité ». Les douces heures se ralentirent, s'alanguirent, étiolées, comme des fleurs sans eau. Le ciel était toujours aussi bleu ; mais ce n'était plus l'air léger du matin. Tout était immobile ; la nature se taisait. Ils étaient seuls, comme ils l'avaient désiré. -- Et leur cœur se serra.
Un sentiment indéfinissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut. Ils ne savaient ce que c'était ; ils étaient obscurément inquiets. Ils devenaient impressionnables, d'une façon maladive. Leurs nerfs, tendus aux écoutes du silence, frémissaient comme des feuilles au moindre choc imprévu de la vie. Jacqueline avait des larmes, sans raison de pleurer ; et bien qu'elle voulût le croire, ce n'était plus l'amour seul qui les faisait couler. Au sortir des années ardentes et tourmentées qui avaient précédé le mariage, l'arrêt brusque de ses efforts devant le but atteint, -- atteint et dépassé, -- l'inutilité subite de toute action nouvelle -- et peut-être de toute action passée -- la jetaient dans un désarroi, qu'elle ne pouvait s'expliquer et qui l'atterrait. Elle n'en convenait point ; elle l'attribuait à une fatigue nerveuse, elle affectait d'en rire ; mais son rire n'était pas moins inquiet que ses larmes. Bravement, elle essaya de se remettre au travail. Dès les premières tentatives, elle ne comprit même plus comment elle avait été capable de s'intéresser à des tâches aussi stupides : elle les écarta avec dégoût. Elle fit un effort pour renouer des relations sociales : elle ne réussit pas davantage ; le pli était pris, elle avait perdu l'habitude des gens et des paroles médiocres, auxquelles la vie oblige : elle les trouva grotesques ; et elle se rejeta dans son isolement à deux, cherchant à se persuader, par ces épreuves malheureuses, qu'il n'y avait décidément de bon que l'amour. Et, pendant quelque temps, elle sembla en effet plus amoureuse que jamais. Mais c'était qu'elle voulait l'être.
Olivier, moins passionné et plus riche de tendresse, était davantage à l'abri de ces transes ; il n'en ressentait, pour sa part, qu'un frisson vague et intermittent. D'ailleurs, son amour était préservé, dans une certaine mesure, par la gêne de ses occupations journalières, de son métier qu'il n'aimait point. Mais comme il avait une sensibilité fine et que tous les mouvements qui se passaient dans le cœur qu'il aimait se propageaient dans le sien, l'inquiétude cachée de Jacqueline se communiquait à lui.
Une belle après-midi, ils se promenaient dans la campagne. Ils s'étaient réjouis à l'avance de cette promenade. Tout était riant. Mais dès les premiers pas, un manteau de tristesse morne et lasse tomba sur eux ; ils se sentirent glacés. Impossible de parler. Ils se forçaient pourtant ; mais chaque mot qu'ils disaient faisait sonner le néant. Ils achevèrent leur promenade, comme des automates, sans rien voir et sentir. Ils rentrèrent, le cœur serré. C'était le crépuscule ; l'appartement était vide, noir, et froid. Ils n'allumèrent pas tout de suite, pour ne pas se voir eux-mêmes. Jacqueline entra dans sa chambre, et, au lieu d'enlever son chapeau, son manteau, elle s'assit, muette, auprès de la fenêtre. Olivier, dans la pièce voisine, restait appuyé sur la table. La porte était ouverte entre les deux chambres ; ils étaient si près l'un de l'autre qu'ils auraient pu entendre leur souffle. Et dans les demi-ténèbres, tous deux, amèrement, en silence, pleurèrent. Ils appuyaient leur main sur leur bouche, pour qu'on n'entendît rien. À la fin, Olivier angoissé dit :
-- Jacqueline...
Jacqueline, dévorant ses larmes, dit :
-- Quoi ?
-- Est-ce que tu ne viens pas ?
-- Je viens.
Elle se déshabilla, alla baigner ses yeux. Il alluma la lampe. Après quelques minutes, elle rentra dans la chambre. Ils ne se regardaient point. Ils savaient qu'ils avaient pleuré. Et ils ne pouvaient se consoler : car ils savaient pourquoi.
Vint un moment où ils ne purent plus se cacher leur trouble. Et comme ils ne voulaient pas s'en avouer la cause, ils en cherchèrent une autre, et n'eurent point de peine à la trouver. Ils accusèrent l'ennui de la vie de province. Ce leur fut un soulagement. M. Langeais, mis au courant par sa fille, ne fut pas trop surpris qu'elle commençât à se fatiguer de l'héroïsme. Il usa de ses amitiés politiques, et obtint la nomination de son gendre à Paris.
Quand la bonne nouvelle arriva, Jacqueline sauta de joie et recouvra tout son bonheur passé. Maintenant qu'ils allaient le quitter, le pays ennuyeux leur parut amical ; ils y avaient semé tant de souvenirs d'amour ! Ils occupèrent les dernières journées à en rechercher les traces. Une tendre mélancolie s'exhalait de ce pèlerinage. Ces calmes horizons les avaient vus heureux. Une voix intérieure leur murmurait :
-- Tu sais ce que tu laisses. Sais-tu ce que tu vas trouver ?
Jacqueline pleura, la veille de son départ. Olivier lui demanda pourquoi. Elle ne voulait pas parler. Ils prirent une feuille de papier, et s'écrivirent, comme ils avaient coutume, quand le son des paroles leur faisait peur :
-- Mon cher petit Olivier...
-- Ma chère petite Jacqueline...
-- Ça m'ennuie m'en aller.
-- M'en aller d'où ?
-- D'où nous nous sommes aimés.
-- M'en aller où ?
-- Où nous serons plus vieux.
-- Où nous serons tous deux.
-- Mais jamais tant s'aimant.
-- Toujours plus.
-- Qui le sait ?
-- Moi, je sais.
-- Moi, je veux.
Alors, ils firent deux ronds en bas du papier, pour dire qu'ils s'embrassaient. Et puis, elle essuya ses larmes, rit, et elle l'habilla en mignon Henri III, en l'affublant de sa toque et de sa pèlerine blanche, au collet relevé, comme une fraise.
À Paris, ils retrouvèrent ceux qu'ils avaient quittés. Ils ne les retrouvèrent plus tels qu'ils les avaient quittés. À la nouvelle de l'arrivée d'Olivier, Christophe accourut tout joyeux. Olivier avait autant de joie que lui à le revoir. Mais, dès les premiers regards, ils éprouvèrent une gêne inattendue. Ils essayèrent de réagir. En vain. Olivier était très affectueux ; mais il y avait en lui quelque chose de changé ; et Christophe le sentait. Un ami qui se marie a beau faire : ce n'est plus l'ami d'autrefois. À l'âme d'homme est toujours mélangée maintenant l'âme de femme. Christophe la flairait partout chez Olivier : dans des lueurs insaisissables de son regard, dans de légers plis de ses lèvres qu'il ne connaissait pas, dans des inflexions nouvelles de sa voix et de sa pensée. Olivier n'en avait pas conscience ; mais il s'étonnait de revoir Christophe si différent de celui qu'il avait laissé. Il n'allait pas jusqu'à penser que c'était Christophe qui avait changé ; il reconnaissait que le changement venait de lui-même : ce lui semblait une évolution normale, due à l'âge ; et il était surpris de ne pas trouver le même progrès chez Christophe ; il lui reprochait de s'être immobilisé dans des pensées, qui naguère lui étaient chères, et qui lui paraissaient aujourd'hui naïves et démodées. C'est qu'elles n'étaient plus à la mode de l'âme étrangère qui, sans qu'il s'en doutât, s'était installée en lui. Ce sentiment était plus net, lorsque Jacqueline assistait à l'entretien : alors s'interposait entre les yeux d'Olivier et Christophe un voile d'ironie. Cependant, ils tâchaient de se cacher leurs impressions. Christophe continuait de venir. Jacqueline lui décochait innocemment quelques petites flèches malignes et barbelées. Il se laissait faire. Mais quand il rentrait chez lui, il était triste.
Les premiers mois passés à Paris furent un temps assez heureux pour Jacqueline, et par suite pour Olivier. D'abord, elle fut occupée de leur installation ; ils avaient trouvé dans une vieille rue de Passy un aimable petit appartement qui donnait sur un carré de jardin. Le choix des meubles et des papiers fut un jeu de quelques semaines. Jacqueline y dépensait une somme d'énergie, et presque de passion, exagérée : il semblait que son bonheur éternel dépendît d'une nuance de tenture ou du profil de quelque vieux bahut. Puis elle refit connaissance avec son père, sa mère, ses amis. Comme elle les avait totalement oubliés durant son année d'amour, ce fut une véritable redécouverte : d'autant que si son âme s'était mêlée à celle d'Olivier, un peu de celle d'Olivier s'était mêlée à la sienne, et qu'elle revoyait ses anciennes connaissances avec des yeux nouveaux. Elles lui parurent avoir beaucoup gagné. Olivier n'y perdit pas trop, d'abord. Ils se faisaient valoir mutuellement. Le recueillement moral, le clair-obscur poétique de son compagnon, faisaient trouver à Jacqueline plus d'agrément dans ces gens du monde qui ne pensent qu'à jouir, briller et plaire ; et les défauts séduisants mais dangereux de ce monde qu'elle connaissait d'autant mieux qu'elle y appartenait, lui faisaient apprécier la sécurité du cœur de son ami. Elle s'amusait beaucoup à ces comparaisons, et aimait à les prolonger, pour justifier son choix. -- Elles les prolongeait si bien qu'à de certains moments elle ne savait plus pourquoi elle avait fait ce choix. Ces moments ne duraient point, par bonheur. Même, comme elle en avait remords, elle n'était jamais aussi tendre avec Olivier, qu'après. Moyennant quoi, elle recommençait. Quand elle en eut pris l'habitude, elle cessa de s'en amuser ; et la comparaison devint plus agressive : au lieu de se compléter, les deux mondes opposés se firent la guerre. Elle se demanda pourquoi Olivier ne possédait pas les qualités, voire un peu les défauts, qu'elle goûtait à présent chez ses amis parisiens. Elle ne le lui disait point ; mais Olivier sentait le regard de la petite compagne qui l'observait sans indulgence : il en était inquiet et mortifié.
Néanmoins, il n'avait pas encore perdu sur Jacqueline l'ascendant que l'amour lui donnait ; et le jeune ménage eût continué assez longtemps sa vie d'intimité tendre et laborieuse, sans les circonstances qui vinrent en modifier les conditions matérielles et rompirent son fragile équilibre.
Quivi trovammo Pluto il gran nemico...
Une sœur de Mme Langeais vint à mourir. Elle était veuve d'un riche industriel, et n'avait point d'enfants. Tout son bien passa aux Langeais. La fortune de Jacqueline en fut plus que doublée. Quand l'héritage arriva, Olivier se souvint des paroles de Christophe sur l'argent, et dit :
-- Nous étions bien sans cela, peut-être sera-ce un mal.
Jacqueline se moqua de lui :
-- Bêta ! dit-elle. Comme si cela pouvait jamais faire du mal ! D'abord, nous ne changerons rien à notre vie.
La vie resta en effet la même en apparence. Si bien la même qu'après un certain temps on entendait Jacqueline se plaindre de n'être pas assez riche : preuve évidente qu'il y avait quelque chose de changé. Et de fait, bien que leurs revenus eussent triplé, tout était dépensé, sans qu'ils sussent à quoi. C'était à se demander comment ils avaient pu faire auparavant. L'argent fuyait, absorbé par mille frais nouveaux, qui semblaient aussitôt habituels et indispensables. Jacqueline avait fait connaissance avec les grands tailleurs ; elle avait congédié la couturière familiale, qui venait à la journée et qu'on connaissait depuis l'enfance. Où était le temps des petites toques de quatre sous, qu'on fabriquait avec un rien, et qui étaient jolies, -- de ces robes dont l'élégance n'était pas impeccable, mais qui étaient éclairées de son reflet gracieux, qui étaient un peu d'elle-même ? Le doux charme d'intimité qui rayonnait de tout ce qui l'entourait, s'effaçait chaque jour. Sa poésie s'était fondue. Elle devenait banale.
On changea d'appartement. Celui qu'on avait eu tant de peine et de plaisir à installer sembla étroit et laid. Au lieu des modestes petites chambres, toutes rayonnantes d'âme, aux fenêtres desquelles un arbre ami balançait sa silhouette gracile, on prit un appartement vaste, confortable, bien distribué, que l'on n'aimait pas, que l'on ne pouvait aimer, où l'on mourrait d'ennui. Aux vieux objets familiers on substitua des meubles, des tentures, qui étaient des étrangers. Il n'y eut plus nulle part de place pour le souvenir. Les premières années de vie commune furent balayées de la pensée... Grand malheur pour deux êtres unis, quand se brisent les liens qui les rattachent à leur passé d'amour ! L'image de ce passé est une sauvegarde contre les découragements et les hostilités, qui succèdent fatalement aux premières tendresses. La facilité des dépenses avait rapproché Jacqueline, à Paris et en voyage, -- (car maintenant qu'ils étaient riches, ils voyageaient souvent) -- d'une classe de gens riches et inutiles, dont la société lui inspirait une sorte de mépris pour le reste des hommes, pour ceux qui travaillent. Avec son merveilleux pouvoir d'adaptation, elle s'assimilait sur-le-champ ces âmes stériles et gangrenées. Impossible de réagir. Aussitôt, elle se cabrait, irritée, traitant de « bassesse bourgeoise » l'idée qu'on pût -- qu'on dût -- être heureux par le devoir domestique et dans l'aurea mediocritas. Elle avait perdu jusqu'à la compréhension des heures passées, où dans l'amour elle s'était généreusement donnée.
Olivier n'était pas assez fort pour lutter. Lui aussi avait changé. Il avait laissé son professorat, il n'avait plus de tâche obligée. Il écrivait seulement ; et l'équilibre de sa vie en était modifié. Jusque-là, il avait souffert de ne pouvoir être tout à l'art. Maintenant, il était tout à l'art, et il se sentait perdu dans le monde des nuées. L'art qui n'a pas pour contrepoids un métier, pour support une forte vie pratique, l'art qui ne sent point dans sa chair l'aiguillon de la tâche journalière, l'art qui n'a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité. Il est la fleur de luxe. Il n'est plus -- (ce qu'il est chez les plus grands des artistes), -- le fruit sacré de la peine humaine... Olivier connaissait le désœuvrement ; « À quoi bon ?... » Rien ne le pressait plus : il laissait rêver sa plume, il flânait, il était désorienté. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement, leur sillon. Il était tombé dans un monde différent, où il était mal à l'aise, et qui pourtant ne lui déplaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans grâce, mais sans consistance ; et il ne s'apercevait pas qu'il se laissait teinter par lui : sa foi n'était plus aussi sûre.
La transformation était moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privilège de pouvoir changer tout d'un coup tout entière. Ces morts et ces renouvellements instantanés de l'être terrifient ceux qui l'aiment. Il est pourtant naturel, pour un être plein de vie que ne tient pas en bride la volonté, de ne plus être demain ce qu'il fut aujourd'hui. Telle une eau qui s'écoule. Qui l'aime doit la suivre, ou bien doit être fleuve et l'emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. Épreuve dangereuse : on ne connaît vraiment l'amour qu'après l'y avoir soumis. Et son harmonie est si délicate, dans les premières années de vie commune, qu'il suffit souvent de la plus légère altération en l'un des deux amants, pour tout détruire. Combien plus, un changement brusque de fortune ou de milieu ! Il faut être bien fort -- ou bien indifférent -- pour y résister.
Jacqueline et Olivier n'étaient ni indifférents, ni forts. Ils se voyaient l'un l'autre dans une lumière nouvelle ; et le visage ami leur devenait étranger. Aux heures où ils faisaient cette triste découverte, ils se cachaient l'un de l'autre, par une pitié d'amour : car ils s'aimaient toujours. Olivier avait le refuge de son travail, dont l'exercice régulier lui procurait le calme. Jacqueline n'avait rien. Elle ne faisait rien. Elle restait indéfiniment au lit, ou à sa toilette, assise pendant des heures, à demi dévêtue, immobile, absorbée ; et une sourde tristesse goutte à goutte s'amassait, comme une brume glaciale. Elle était incapable de faire diversion à l'idée fixe de l'amour... L'amour ! La plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus décevante, quand il est une chasse au bonheur... Impossible à Jacqueline de concevoir un autre but à la vie. Dans des moments de bonne volonté, elle essaya de s'intéresser aux autres, à leurs misères : elle n'y parvint point. Les souffrances des autres lui causaient une répulsion invincible ; ses nerfs n'en supportaient pas le spectacle ni la pensée. Pour tranquilliser sa conscience, elle avait fait deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à du bien : le résultat avait été médiocre.
-- Voyez donc, disait-elle à Christophe. Quand on veut faire le bien, on fait le mal. Il vaut mieux s'abstenir. Je n'ai pas la vocation.
Christophe la regardait : et il pensait à une de ses amies de rencontre, une grisette égoïste, immorale, incapable d'affection vraie, mais qui, dès qu'elle voyait souffrir, se sentait des entrailles de mère pour l'indifférent de la veille ou pour un inconnu. Les soins les plus répugnants ne la rebutaient point : elle éprouvait même un singulier plaisir à ceux qui demandaient le plus d'abnégation. Elle ne s'en rendait pas compte : il semblait qu'elle y trouvât l'emploi de toute sa force d'idéal obscure, inexprimée ; son âme, atrophiée dans le reste de sa vie, respirait à ces rares instants ; d'adoucir un peu de souffrance, elle ressentait un bien-être ; et sa joie était alors presque déplacée. -- La bonté de cette femme, qui était égoïste, l'égoïsme de Jacqueline, qui pourtant était bonne : ni vice, ni vertu ; hygiène pour toutes deux. Mais l'une se portait mieux.
Jacqueline était écrasée par l'idée de la souffrance. Elle eut préféré la mort à la douleur physique. Elle eût préféré la mort à la perte d'une des sources de sa joie : sa beauté ou sa jeunesse. Qu'elle n'eût pas tout le bonheur auquel elle croyait avoir droit, -- (car elle croyait au bonheur, c'était chez elle une foi, entière et absurde, une foi religieuse), -- que d'autres eussent plus de bonheur, cela lui paraissait la plus horrible des injustices. Le bonheur n'était pas seulement la foi, il était la vertu. Être malheureux lui semblait une infirmité. Toute sa vie s'orientait peu à peu d'après ce principe. Son vrai caractère avait surgi des voiles idéalistes, dont vierge elle s'enveloppait avec une pudeur craintive. Par réaction contre cet idéalisme passé, elle regardait les choses d'un regard net et cru. Elle ne les estimait que dans la mesure où elles s'accordaient avec l'opinion du monde et avec la commodité de la vie. Elle en était venue à l'état d'esprit de sa mère : elle allait à l'église, et pratiquait, avec une ponctualité indifférente. Elle ne se tourmentait plus de savoir si cela était vrai : elle avait d'autres tourments plus positifs ; et elle pensait avec une pitié ironique à ses révoltes mystiques d'enfant. -- Son esprit positif d'aujourd'hui n'était pas plus réel que son idéalisme d'hier. Elle se forçait. Elle n'était ni ange, ni bête. Elle était une pauvre femme qui s'ennuie.
Elle s'ennuyait, s'ennuyait... elle s'ennuyait d'autant plus qu'elle ne pouvait se donner comme excuse qu'elle n'était pas aimée, ou qu'elle ne pouvait souffrir Olivier. Sa vie lui paraissait bloquée, murée, sans avenir ; elle aspirait à un bonheur nouveau, sans cesse renouvelé, -- rêve enfantin que ne légitimait point la médiocrité de son aptitude au bonheur. Elle était comme tant d'autres femmes, tant de ménages désœuvrés, qui ont toutes les raisons d'être heureux, et qui ne cessent de se torturer. On en voit, qui sont riches, qui ont de beaux enfants, une bonne santé, qui sont intelligents et capables de sentir les belles choses, qui possèdent tous les moyens d'agir, de faire du bien, d'enrichir leur vie et celle des autres. Et ils passent leur temps à gémir qu'ils ne s'aiment pas, qu'ils en aiment d'autres, ou qu'ils n'en aiment pas d'autres, -- perpétuellement occupés d'eux-mêmes, de leurs rapports sentimentaux ou sexuels, de leurs prétendus droits au bonheur, de leurs égoïsmes contradictoires, et discutant, discutant, discutant, jouant la comédie du grand amour, la comédie de la grande souffrance, et finissant par y croire... Qui leur dira :
-- Vous n'êtes aucunement intéressants. Il est indécent de se plaire, quand on a tant de moyens de bonheur !
Qui leur arrachera leur fortune, leur santé, tous ces dons merveilleux, dont ils sont indignes ! Qui remettra sous le joug de la misère et de la peine véritable ces esclaves incapables d'être libres, que leur liberté affole ! S'ils avaient à gagner durement leur pain, ils seraient contents de le manger. Et s'ils voyaient en face le visage terrible de la souffrance, ils n'oseraient plus en jouer la comédie révoltante...
Mais, au bout du compte, ils souffrent. Ils sont des malades. Comment ne pas les plaindre ? -- La pauvre Jacqueline était aussi innocente de se détacher d'Olivier qu'Olivier l'était de ne pas la tenir attachée. Elle était ce que la nature l'avait faite. Elle ne savait pas que le mariage est un défi à la nature, et que, quand on a jeté le gant à la nature, il faut s'attendre à ce qu'elle le relève, et s'apprêter à soutenir vaillamment le combat qu'on a provoqué. Elle s'apercevait qu'elle s'était trompée. Elle en était irritée contre elle-même ; et cette déception se tournait en hostilité contre tout ce qu'elle avait aimé, contre la foi d'Olivier, qui avait été aussi la sienne. Une femme intelligente a, plus qu'un homme, par éclairs, l'intuition des choses éternelles ; mais il lui est plus difficile de s'y maintenir. L'homme qui a conçu ces pensées, les nourrit de sa vie. La femme en nourrit sa vie ; elle les absorbe, elle ne les crée point. Constamment, il faut jeter dans son esprit et dans son cœur un nouvel aliment : ils ne se suffisent pas. Faute de croire et d'aimer, elle détruit, -- à moins qu'elle n'ait reçu cette grâce du ciel : le calme, vertu suprême.
Jacqueline avait cru passionnément, naguère, à l'union conjugale, fondée sur une foi commune, au bonheur de lutter, de peiner et d'édifier ensemble. Mais cette fois, elle n'y avait cru que lorsque le soleil de l'amour la dorait ; à mesure que le soleil tombait la foi lui apparaissait comme une montagne aride, sombre, dressée sur le ciel vide ; et Jacqueline se sentait sans force, pour poursuivre la route : à quoi bon atteindre au sommet ? Qu'y avait-il de l'autre côté ? Quelle immense duperie ! Jacqueline ne pouvait plus comprendre comment Olivier continuait de se laisser duper par ces chimères qui dévoraient la vie ; et elle se disait qu'il n'était ni très intelligent, ni très vivant. Elle étouffait dans son atmosphère, irrespirable pour elle ; et l'instinct de conservation la poussait, pour se défendre, à l'attaquer. Elle travaillait à réduire en poussière ces croyances ennemies de celui qu'elle aimait encore ; elle usait de toutes ses armes d'ironie et de volupté ; elle l'enlaçait des lianes de ses désirs et de ses menus soucis ; elle aspirait à faire de lui un reflet d'elle-même,... d'elle-même qui ne savait plus ce qu'elle voulait, ce qu'elle était ! Elle se trouvait humiliée de ce qu'Olivier, ne réussît point ; et il ne lui importait plus que ce fût à tort ou à raison : car elle en venait à croire qu'en fin de compte ce qui distingue le raté de l'homme de talent, c'est le succès. Olivier sentait peser sur lui ces doutes, et il en perdait le meilleur de ses forces. Cependant, il luttait de son mieux, comme tant d'autres ont lutté et lutteront, vainement pour la plupart, dans cette lutte inégale où l'instinct égoïste de la femme s'appuie, contre l'égoïsme intellectuel de l'homme, sur la faiblesse de l'homme, sur ses déceptions et sur son sens commun, qui est le nom dont il couvre l'usure de la vie et sa propre lâcheté. -- Du moins, Jacqueline et Olivier étaient supérieurs à la plupart des combattants. Car Olivier n'eût jamais trahi son idéal, comme ces milliers d'hommes qui se laissent entraîner par les sollicitations de leur paresse, de leur vanité, et de leur amour mêlés, à renier leur âme éternelle. Et s'il l'eût fait, Jacqueline l'eût méprisé. Mais, dans son aveuglement, elle s'acharnait à détruire cette force d'Olivier, qui était aussi la sienne, leur sauvegarde à tous deux ; et par une stratégie instinctive, elle minait les amitiés sur lesquelles cette force s'appuyait.
Depuis l'héritage, Christophe était dépaysé dans la compagnie du jeune ménage. L'affectation de snobisme et d'esprit pratique un peu plat, que Jacqueline malignement exagérait, dans ses conversations avec lui, arrivait à ses fins. Il se révoltait parfois, et disait des choses dures, qui étaient mal prises. Elles n'eussent pourtant jamais amené une brouille entre les deux amis : ils étaient trop attachés l'un à l'autre. Pour rien au monde, Olivier n'eût voulu sacrifier Christophe. Mais il ne pouvait l'imposer à Jacqueline ; et faible par amour, il était incapable de lui faire de la peine. Christophe, qui vit ce qui se passait en lui, lui facilita le choix, en se retirant lui-même. Il avait compris qu'il ne pouvait rendre aucun service à Olivier, en restant : il lui nuisait plutôt. Il trouva des prétextes pour s'éloigner de lui ; et la faiblesse d'Olivier accepta ses mauvaises raisons ; mais il devinait le sacrifice de Christophe, et il était déchiré de remords.
Christophe ne lui en voulait pas. Il pensait qu'on n'a pas tort de dire que la femme est la moitié de l'homme. Car un homme marié n'est plus qu'une moitié d'homme.
Il tâcha de réorganiser sa vie, en se passant d'Olivier. Mais il avait beau se persuader que la séparation ne serait que momentanée : malgré son optimisme, il eut de tristes heures. Il avait perdu l'habitude d'être seul. Certes, il l'avait été, pendant le séjour d'Olivier en province ; mais alors, il pouvait se faire illusion ; il se disait que l'ami était loin, mais qu'il reviendrait. Maintenant, l'ami était revenu, et il était plus loin que jamais. Cette affection, qui avait rempli sa vie pendant plusieurs années, lui manquait tout d'un coup : c'était comme s'il avait perdu le meilleur de ses raisons d'agir. Depuis qu'il aimait Olivier, il avait pris l'habitude de l'associer à tout ce qu'il pensait. Le travail ne pouvait suffire à combler le vide : car Christophe s'était accoutumé à mêler au travail l'image de l'ami. Et maintenant que l'ami se désintéressait de lui, Christophe était comme quelqu'un qui a perdu son équilibre : afin de le rétablir, il cherchait une autre affection.
Celles de Mme Arnaud et de Philomèle lui restaient. Mais en ce moment, ces tranquilles amies ne pouvaient lui suffire.
Cependant, les deux femmes semblaient deviner le chagrin de Christophe, et elles sympathisaient en secret avec lui. Christophe fut bien surpris, un soir, de voir entrer chez lui Mme Arnaud. Elle ne s'était jamais hasardée encore à lui faire visite. Elle paraissait agitée. Christophe n'y prit pas garde ; il attribua ce trouble à sa timidité. Elle s'assit, et elle ne disait rien. Christophe, pour la mettre à l'aise, fit les honneurs de sont appartement ; on causa d'Olivier, dont les souvenirs remplissaient la chambre. Christophe en parlait gaiement, sans rien qui décelât ce qui s'était passé. Mais Mme Arnaud ne put s'empêcher de le regarder avec un peu de pitié et de lui dire :
-- Vous ne vous voyez presque plus ?
Il pensa qu'elle était venue pour le consoler ; et il en eut de l'impatience : car il n'aimait point qu'on se mêlât de ses affaires. Il répondit :
-- Quand il nous plaît.
Elle rougit, et dit :
-- Oh ! ce n'était pas une question indiscrète !
Il regretta sa brusquerie, et il lui prit les mains :
-- Pardon, dit-il. J'ai toujours peur qu'on ne l'attaque. Pauvre petit ! Il en souffre autant que moi... Non, nous ne nous voyons plus.
-- Et il ne vous écrit pas ?
-- Non, fit Christophe un peu honteux...
-- Comme la vie est triste ! dit Mme Arnaud, après un moment.
Christophe releva la tête.
-- Non, la vie n'est pas triste, dit-il. Elle a des heures tristes.
Mme Arnaud reprit avec une amertume voilée :
-- On s'est aimé, on ne s'aime plus. À quoi cela a-t-il servi ?
-- On s'est aimé.
Elle dit encore :
-- Vous vous êtes sacrifié à lui. Si du moins votre sacrifice servait à celui qu'on aime ! Mais il n'en est pas plus heureux !
-- Je ne me suis pas sacrifié, dit Christophe avec colère. Et si je me sacrifie, c'est que cela me fait plaisir. Il n'y a pas à discuter. On fait ce qu'on doit faire. Si on ne le faisait pas, c'est pour le coup qu'on serait malheureux ! Rien de stupide comme ce mot sacrifice ! Je ne sais quels clergymen, avec leur pauvreté de cœur, y ont mêlé une idée de tristesse protestante, morose et engoncée. Il semble que pour qu'un sacrifice soit bon, il faut qu'il soit embêtant... Au diable ! Si un sacrifice est une tristesse pour vous, non une joie, ne le faites pas, vous n'en êtes pas digne. Ce n'est pas pour le roi de Prusse qu'on se sacrifie, c'est pour soi. Si vous ne sentez pas le bonheur qu'il y a à vous donner, allez vous promener ! Vous ne méritez pas de vivre.
Mme Arnaud écoutait Christophe, sans oser le regarder. Brusquement, elle se leva, et dit :
-- Adieu.
Alors, il pensa qu'elle était venue pour lui confier quelque chose ; et il dit :
-- Oh ! pardon, je suis un égoïste, je ne parle que de moi. Restez encore, voulez-vous ?
Elle dit :
-- Non, je ne peux pas... Merci...
Elle partit.
Ils restèrent quelque temps, sans se voir. Elle ne lui donnait plus signe de vie ; et il n'allait pas chez elle, non plus que chez Philomèle. Il les aimait bien ; mais il craignait de s'entretenir des choses qui l'attristaient. Et puis, leur existence calme, médiocre, leur air raréfié, ne lui convenaient pas, pour l'instant. Il avait besoin de voir des figures nouvelles ; il lui fallait se ressaisir à un intérêt, à un amour nouveau.
Pour sortir de soi, il se mit à fréquenter le théâtre, qu'il avait négligé depuis longtemps. Le théâtre lui semblait d'ailleurs une école intéressante pour le musicien qui veut observer et noter les accents des passions.
Ce n'était pas qu'il eût plus de sympathie pour les pièces françaises qu'au début de son séjour à Paris. Sans parler de son peu de goût pour leurs éternels sujets, fades et brutaux, de psycho-physiologie amoureuse, la langue théâtrale des Français lui semblait archifausse, surtout dans le drame poétique. Ni leur prose, ni leurs vers ne répondaient à la langue vivante du peuple à son génie. La prose était un langage fabriqué, de chroniqueur mondain chez les meilleurs, de feuilletoniste vulgaire chez les pires. La poésie donnait raison à la boutade de Gœthe :
« La poésie est bonne pour ceux qui n'ont rien à dire. »
Elle était une prose prolixe et contournée ; les images cherchées, qu'on y avait greffées, sans aucun besoin du cœur, produisaient sur tout être sincère l'effet d'un mensonge. Christophe ne faisait pas plus de cas de ces drames poétiques que des opéras italiens hurleurs et doucereux, aux vocalises empanachées. Les acteurs l'intéressaient beaucoup plus que les pièces. Aussi bien, les acteurs s'appliquaient-ils à les imiter. « On ne pouvait se flatter qu'une pièce serait jouée avec quelque succès, si l'on n'avait eu l'attention de modeler ses caractères sur les vices des comédiens. » La situation n'avait guère changé depuis le temps où Diderot écrivait ces lignes. Les mimes étaient devenus les modèles de l'art. Aussitôt que l'un d'eux arrivait au succès, il avait son théâtre, ses auteurs, tailleurs complaisants et ses pièces faites sur mesure.
Parmi ces grands mannequins, des modes littéraires, Françoise Oudon attirait Christophe. On s'en était entiché, à Paris, depuis un an ou deux. Elle aussi avait ses fournisseurs de rôles ; toutefois, elle ne jouait point que des œuvres fabriquées pour elle ; son répertoire assez mêlé allait d'Ibsen à Sardou, de Gabriele d'Annunzio à Dumas fils, de Bernard Shaw à Henry Bataille. Même elle se hasardait parfois dans les royales avenues de l'hexamètre classique, et sur le torrent d'images de Shakespeare. Mais elle y était moins à l'aise. Quoi qu'elle jouât, elle se jouait elle-même, elle seule, toujours. C'était sa faiblesse et sa force. Tant que l'attention publique ne s'était pas occupée de sa personne, son jeu n'avait eu aucun succès. Du jour où elle piqua la curiosité, tout ce qu'elle joua parut merveilleux. En vérité, elle valait la peine qu'on oubliât, en la voyant, les piètres œuvres, qu'elle embellissait de sa vie. L'énigme de ce corps de femme, que modelait une âme inconnue, était pour Christophe plus émouvante que les pièces qu'elle jouait.
Elle avait un beau profil, net et tragique. Non pas d'un dessin accentué à la Romaine. Ses lignes délicates, parisiennes, à la Jean Goujon, semblaient autant d'un jeune garçon que d'une femme. Le nez court, mais bien fait. Une belle bouche aux lèvres minces, d'un pli un peu amer. Des joues intelligentes, d'une maigreur juvénile, qui avait quelque chose de touchant, le reflet d'une souffrance intérieure. Le menton volontaire. Le teint blême. Un de ces visages habitués à l'impassibilité, mais transparents en dépit d'eux-mêmes, où l'âme est répandue partout sous la peau. Des cheveux et des sourcils très fins, des yeux changeants, gris, ambrés, capables de prendre des reflets verdâtres ou dorés, des yeux de chatte. Elle tenait aussi de la chatte par une torpeur apparente, un demi-sommeil, les yeux ouverts, aux aguets, toujours défiante, avec de brusques détentes nerveuses, une cruauté cachée. Moins grande qu'elle ne semblait, elle était une fausse maigre, avec de belles épaules, des bras harmonieux, des mains longues et flexibles. Correcte dans sa façon de s'habiller, de se coiffer, d'un goût sobre, sans rien du laisser-aller bohème ni de l'élégance exagérée de certaines artistes, -- en ceci encore très chatte, aristocratique d'instinct, quoique sortie du ruisseau. Et une sauvagerie irréductible, au fond.
Elle devait avoir un peu moins de trente ans. Christophe avait entendu parler d'elle chez Gamache, avec une admiration brutale, comme d'une fille très libre, intelligente et hardie, d'une énergie de fer, brûlée d'ambition, mais âpre, fantasque, déroutante, violente, qui avait roulé très bas avant d'en arriver à sa gloire présente, et qui se vengeait, depuis.
Un jour que Christophe prenait le chemin de fer pour aller voir Philomèle à Meudon, en ouvrant la porte de son compartiment il trouva la comédienne installée. Elle semblait dans un état d'agitation, et de souffrance ; l'apparition de Christophe lui fut désagréable. Elle lui tourna le dos, regardant obstinément la vitre opposée. Mais Christophe frappé de l'altération de ses traits, ne cessait de la fixer, avec une compassion naïve et gênante. Impatientée, elle lui lança un regard furieux, qu'il ne comprit pas. À la station suivante, elle descendit, et remonta dans une autre voiture. Alors seulement, il pensa -- un peu tard -- qu'il l'avait fait fuir ; et il en fut mortifié.
Quelques jours après, à une station sur la même ligne, revenant à Paris, et attendant le train, il était assis sur l'unique banc du quai. Elle parut, et vint s'asseoir à côté de lui. Il voulut se lever. Elle dit :
-- Restez.
Ils étaient seuls. Il s'excusa de l'avoir forcée à changer de compartiment, l'autre jour ; il dit que s'il avait pu se douter qu'il la gênait, il serait descendu. Elle répondit, avec un sourire ironique :
-- C'est vrai, vous étiez insupportable, avec votre insistance à me dévisager.
Il dit :
-- Pardon ; je ne pouvais pas m'empêcher... Vous aviez l'air de souffrir.
-- Eh bien, et puis après ? dit-elle.
-- C'est plus fort que moi. Si vous voyiez quelqu'un se noyer, est-ce que vous ne lui tendriez pas la main ?
-- Moi ? Pas du tout, dit-elle. Je lui enfoncerais la tête sous l'eau, pour que ce fût plus vite fini.
Elle dit cela, avec un mélange d'amertume et d'humour ; et comme il la regardait, d'un air interdit, elle rit.
Le train arriva. Tout était plein, sauf la dernière voiture. Elle monta. L'employé les pressait. Christophe, qui ne tenait pas à renouveler la scène de l'autre jour, voulut chercher un autre compartiment. Elle lui dit :
-- Montez.
Il entra. Elle dit :
-- Aujourd'hui, cela m'est égal.
Ils causèrent. Avec un grand sérieux, Christophe cherchait à lui démontrer qu'il n'était pas permis de se désintéresser des autres, et qu'on pourrait se faire tant de bien mutuellement, en s'aidant, en se consolant...
-- Les consolations, dit-elle, ça ne prend pas sur moi...
Et comme Christophe insistait ;
-- Oui, dit-elle encore, avec son sourire impertinent ; consolateur, c'est un rôle avantageux pour celui qui le joue.
Il fut un moment avant de comprendre. Quand il comprit, quand il s'imagina qu'elle le soupçonnait de chercher son propre intérêt, alors qu'il ne pensait qu'à elle, il se leva indigné, ouvrit la portière, et voulut sortir, bien que le train fût en marche. Elle l'empêcha, non sans peine. Il se rassit furieux, et referma la portière, juste au moment où le train passait sous un tunnel.
-- Voyez, dit-elle, vous auriez pu être tué.
-- Je m'en fous.
Il ne voulait plus lui parler.
-- Le monde est trop bête, dit-il. On se fait souffrir, on souffre ; et quand on veut venir en aide à quelqu'un, il vous soupçonne. C'est dégoûtant. Tout ces gens-là ne sont pas humains.
Elle tâcha de le calmer, en riant. Elle lui posa sa main gantée sur la main ; elle lui parla gentiment, en l'appelant par son nom.
-- Comment, vous me connaissez ? dit-il.
-- Comme si tout le monde ne se connaissait pas à Paris ! Vous êtes du bateau, vous aussi. Mais j'ai eu tort de vous parler comme j'ai fait. Vous êtes un bon garçon, vous, je vois ça. Allons, calmez-vous. Tope ! Faisons la paix !
Ils se donnèrent la main, et causèrent amicalement. Elle dit :
-- Ce n'est pas ma faute, voyez-vous. J'ai fait tant d'expériences avec les gens que cela m'a rendue défiante.
-- Ils m'ont bien souvent déçu, moi aussi, dit Christophe. Mais je leur fais toujours crédit.
-- Je vois bien, vous devez être né gobe-mouches.
Il se mit à rire :
-- Oui, j'en ai avalé pas mal, dans ma vie ; mais cela ne me gêne pas. J'ai bon estomac. J'avale aussi de plus grosses bêtes, la vache enragée, la misère, et, au besoin, les misérables qui s'attaquent à moi. Je ne m'en porte que mieux.
-- Vous avez de la veine, dit-elle, vous êtes homme, vous.
-- Et vous, vous êtes femme.
-- Ce n'est pas grand'chose.
-- C'est très beau, dit-il, et ça peut-être si bon !
Elle rit :
-- Ça ! dit-elle. Mais qu'est-ce que le monde en fait, de ça ?
-- Il faut se défendre.
-- Alors, elle ne dure pas longtemps, la bonté.
-- C'est qu'on n'en a pas beaucoup.
-- Peut-être bien. Et puis, il ne faut pas trop souffrir.
-- Il y a un trop qui dessèche l'âme.
Il fut sur le point de s'apitoyer sur elle. Puis, il se souvint de l'accueil qu'elle lui avait fait tout à l'heure...
-- Vous allez encore parler du rôle avantageux de consolateur...
-- Non, dit-elle, je ne le dirai plus. Je sens que vous êtes bon, que vous êtes sincère. Merci. Seulement, ne me dites rien. Vous ne pouvez savoir... Je vous remercie.
Ils arrivaient à Paris. Ils se quittèrent, sans se donner leur adresse, ni s'inviter à venir.
Un ou deux mois plus tard, elle vint sonner à la porte de Christophe.
-- Je viens vous trouver. J'ai besoin de causer un peu avec vous. J'ai pensé à vous quelquefois, depuis notre rencontre.
Elle s'installa.
-- Un instant seulement. Je ne vous dérangerai pas longtemps.
Il commençait de lui parler. Elle dit :
-- Une minute, voulez-vous ?
Ils se turent. Puis, elle dit en souriant :
-- Je n'en pouvais plus. Maintenant, cela va mieux.
Il voulut l'interroger.
-- Non, dit-elle, pas cela !
Elle regarda autour d'elle, vit et jugea divers objets, aperçut la photographie de Louisa.
-- C'est la maman ? dit-elle.
-- Oui.
Elle la prit, et la regarda avec sympathie.
-- La bonne vieille ! dit-elle. Vous avez de la chance !
-- Hélas ! elle est morte.
-- Cela ne fait rien, vous l'avez eue tout de même.
-- Eh bien, et vous ?
Mais elle écarta ce sujet, d'un froncement de sourcils. Elle ne voulait pas qu'on la questionnât sur elle.
-- Non, parlez-moi de vous. Racontez-moi... Quelque chose de votre vie...
-- Qu'est-ce que cela peut vous faire ?
-- Allez tout de même...
Il ne voulait pas parler ; mais il ne put s'empêcher de répondre à ses questions : car elle savait très bien l'interroger. Et juste, il raconta certaines choses qui lui faisaient de la peine, l'histoire de son amitié, Olivier qui s'était séparé de lui. Elle l'écoutait, avec un sourire compatissant et ironique... Brusquement elle demanda :
-- Quelle heure est-il ? Ah ! mon Dieu ! Il y a deux heures que je suis ici ! Pardon... Ah ! comme cela m'a reposée !...
Elle ajouta :
-- Je voudrais pouvoir revenir... Pas souvent... Quelquefois... Cela me ferait du bien. Mais je ne voudrais pas vous ennuyer, vous faire perdre votre temps... Rien qu'une minute, de loin en loin...
-- J'irai chez vous, dit Christophe.
-- Non, non, pas chez moi. Chez vous, j'aime mieux...
Mais elle ne vint plus de longtemps.
Un soir, il apprit par hasard qu'elle était gravement malade, qu'elle ne jouait plus, depuis des semaines. Il alla chez elle, malgré la défense. On ne recevait pas ; mais quand on sut son nom, on le rappela sur l'escalier. Elle était au lit, elle allait mieux, elle avait eu une pneumonie, elle était assez changée ; mais elle avait toujours son air ironique et son regard aigu, qui ne désarmait point. Pourtant, elle montra un réel plaisir à voir Christophe. Elle le fit asseoir près du lit. Elle parla d'elle-même, avec un détachement railleur, et dit qu'elle avait failli mourir. Il se montra ému. Alors, elle le persifla. Il lui reprocha de ne lui avoir rien fait dire :
-- Vous faire dire quelque chose ? Pour que vous veniez ? Jamais de la vie !
-- Je parie que vous n'avez même pas pensé à moi.
-- Et vous avez gagné, lui dit-elle, avec son sourire moqueur, un peu triste. Je n'y ai pas pensé une minute, pendant que j'étais malade. Seulement aujourd'hui, précisément. Ne vous attristez pas, allez ! Quand je suis malade, je ne pense à personne, je ne demande qu'une chose aux gens, c'est qu'ils me fichent la paix. Je me mets le nez contre le mur, et j'attends, je veux être seule, je veux crever seule, comme un rat.
-- C'est pourtant dur de souffrir seule.
-- Je suis habituée. J'ai été malheureuse, pendant des années. Personne ne m'est jamais venu en aide. Maintenant le pli est pris. Et puis, c'est mieux ainsi. Personne ne peut rien pour vous. Du bruit dans la chambre, des attentions importunes, des jérémiades hypocrites... Non. J'aime mieux mourir seule.
-- Vous êtes bien résignée !
-- Résignée ? Je ne sais pas seulement ce que ce mot veut dire. Non, je serre les dents, et je hais le mal qui me fait souffrir.
Il lui demanda si on ne venait pas la voir, si personne ne s'occupait d'elle. Elle dit que ses camarades de théâtre étaient d'assez bonnes gens, -- des imbéciles, -- mais serviables, compatissants (d'une façon superficielle).
-- Mais c'est moi, je vous dis, qui ne veut pas les voir. Je suis une mauvaise coucheuse.
-- Je m'en contenterais, dit-il.
Elle le regarda avec pitié.
-- Vous aussi ! Vous allez parler comme les autres ?
Il dit :
-- Pardon, pardon... Bon Dieu ! Voilà que je deviens Parisien ! Je suis honteux... Je vous jure que je n'ai pas seulement réfléchi à ce que je disais...
Il se cacha la figure dans les draps. Elle rit franchement, et lui donna une tape sur la tête :
-- Ah ! ce mot-là, il n'est pas Parisien ! À la bonne heure ! Je vous reconnais. Allons, montrez votre tête. Ne pleurez pas dans mes draps.
-- C'est pardonné ?
-- C'est pardonné. Mais n'y revenez plus.
Elle causa encore un peu avec lui, l'interrogea sur ce qu'il faisait, puis fut fatiguée, ennuyée, le renvoya.
Il était convenu qu'il reviendrait la voir, la semaine suivante. Mais au moment de partir, il reçut d'elle un télégramme, lui disant de ne pas venir : elle était dans un de ses mauvais jours. -- Puis, le surlendemain, elle le redemanda. Il vint. Il la trouva convalescente, assise près de la fenêtre, à demi étendue. C'était le premier printemps, le ciel ensoleillé, les jeunes pousses des arbres. Elle était plus affectueuse et plus douce qu'il ne l'avait encore vue. Elle dit, que l'autre jour, elle ne pouvait voir personne : elle l'eût détesté comme les autres hommes.
-- Et aujourd'hui ?
-- Aujourd'hui, je me sens toute jeune, toute neuve, et j'ai de l'affection pour tout ce que je sens de jeune, et de neuf autour de moi, -- comme vous.
-- Je ne suis pourtant plus tout jeune et tout neuf.
-- Vous le serez jusqu'à votre mort.
Ils parlèrent de ce qu'il avait fait depuis qu'ils ne s'étaient vus, du théâtre où elle allait reprendre son service bientôt ; et, à ce sujet, elle lui dit ce qu'elle pensait du théâtre, qui la dégoûtait, mais qui la tenait.
Elle ne voulût plus qu'il revînt ; elle promit de reprendre ses visites chez lui. Mais elle s'inquiétait de le déranger. Il lui dit quand elle aurait plus de chances de ne pas troubler son travail. Ils convinrent d'un signe de passe. Elle frapperait à la porte, d'une certaine façon, il ouvrirait, ou n'ouvrirait pas, selon qu'il en aurait envie...
Elle n'abusa point de la permission. Mais une fois qu'elle se rendait à une soirée mondaine où elle devait dire des vers, au dernier instant cela l'ennuya : en route, elle téléphona qu'elle ne pouvait pas venir ; et elle se fit conduire chez Christophe. Elle avait simplement l'intention de lui dire bonsoir en passant. Mais il se trouva, ce soir-là, qu'elle se confia à lui, elle lui raconta sa vie, depuis l'enfance.
Triste enfance ! Un père de rencontre, qu'elle n'avait pas connu. Une mère qui tenait une auberge mal famée, dans un faubourg d'une ville du nord de la France ; les rouliers y venaient boire, couchaient avec la patronne, et la brutalisaient. Un d'eux l'épousa, parce qu'elle avait quelques sous ; il la battait, se soûlait. Françoise avait une sœur plus âgée, qui était servante dans l'auberge ; elle s'épuisait à la tâche ; le patron en fit sa maîtresse, sous les yeux de la mère ; elle était phtisique ; elle mourut. Françoise grandit au milieu des coups et des ignominies. C'était une enfant blême, bilieuse, concentrée, avec une petite âme ardente et sauvage. Elle voyait sa mère et sa sœur pleurer, souffrir, se résigner, s'avilir, mourir. Et elle avait la volonté enragée de ne pas se résigner, d'échapper au milieu infâme ; elle était une révoltée ; à certaines injustices, elle avait des crises de nerfs ; elle griffait, elle mordait, quand on la tapait. Une fois, elle essaya de se pendre. Elle n'y arriva pas : à peine avait-elle commencé qu'elle ne voulait plus, elle avait peur d'y trop bien réussir ; et tandis qu'étouffant déjà, elle se hâtait de dénouer la corde avec ses doigts crispés, se convulsait en elle un désir furieux de vivre. Et puisqu'elle ne pouvait pas s'évader par la mort, -- (Christophe souriait tristement, se rappelant des épreuves semblables), -- elle se jura de vaincre, de devenir libre, riche, et de fouler aux pieds tous ceux qui l'opprimaient. Elle s'était fait ce serment dans son taudis, un soir, qu'elle entendait dans la chambre à côté les jurons de l'homme, les cris de la mère qu'il battait, et les pleurs de la sœur violentée. Qu'elle se sentait misérable ! Et pourtant son serment la soulagea. Elle serrait les dents, et pensait :
-- Je vous écraserai tous.
Dans cette enfance sombre, un seul point lumineux :
Un jour, un des gamins avec qui elle polissonnait dans le ruisseau, le fils du concierge du théâtre, la fit entrer, bien que ce fût défendu, à une répétition. Ils se glissèrent tout au fond de la salle, dans le noir. Elle fut saisie du mystère de la scène, resplendissante dans ces ténèbres, des choses magnifiques et incompréhensibles qu'on disait, et de l'air de reine de l'actrice, -- qui jouait en effet une reine dans un mélo romantique. Elle était glacée d'émotion ; et son cœur battait très fort... « Voilà, voilà ce qu'il fallait être !... Oh ! si elle était ainsi... » -- Quand ce fut fini, elle voulut à tout prix voir la représentation du soir. Elle laissa sortir son camarade, elle feignit de le suivre ; et puis, elle retourna se cacher dans le théâtre ; elle se tapit sous une banquette ; elle y resta trois heures, étouffant dans la poussière ; et quand la représentation allait commencer et que le public arrivait, quand elle allait sortir de sa cachette, elle eut la mortification d'être saisie, expulsée ignominieusement, au milieu des risées, et reconduite chez elle, où elle fut fessée. Cette nuit-là, elle serait morte, si elle n'avait su maintenant ce qu'elle ferait plus tard, pour dominer ces canailles et pour se venger d'eux.
Son plan fut fait. Elle se plaça comme servante dans l'Hôtel et Café du Théâtre, où descendaient des acteurs. Elle savait à peine lire et écrire ; et elle n'avait rien lu, elle n'avait rien à lire. Elle voulut apprendre, elle y mit une énergie endiablée. Elle chipait des livres dans la chambre des clients ; elle les lisait, la nuit, au clair de lune, ou à l'aube, pour ne pas dépenser de chandelle. Grâce au désordre des acteurs, ses larcins passaient inaperçus : ou bien les possesseurs se contentaient de maugréer. D'ailleurs, elle leur rendait leurs livres après les avoir lus ; -- mais elle ne les rendait pas intacts : elle arrachait les pages qui lui plaisaient. Elle avait soin, en rapportant les volumes, de les glisser sous le lit, ou sous un meuble, de façon à faire croire qu'ils n'étaient pas sortis de la chambre. Elle se colla l'oreille aux portes, pour écouter les acteurs, qui répétaient leurs rôles. Et seule, dans le corridor, en balayant, elle imitait à mi-voix leurs intonations, et elle faisait des gestes. Quand on la surprenait, on se moquait d'elle et on l'injuriait. Elle se taisait rageusement. -- Ce genre d'éducation aurait pu continuer longtemps, si elle n'avait eu l'imprudence, une fois, de voler un rôle, dans la chambre d'un acteur. L'acteur tempêta. Personne n'était entré chez lui, que la servante : il l'accusa. Elle nia effrontément : il menaça de la faire fouiller ; elle se jeta à ses pieds, elle lui avoua tout, et aussi les autres vols, et les feuilles déchirées : tout le pot-aux-roses. Il sacra d'une façon terrible ; mais il était moins méchant qu'il n'en avait l'air. Il demanda pourquoi elle avait fait cela. Lorsqu'elle dit qu'elle voulait devenir actrice, il rit très fort. Il l'interrogea ; elle lui récita des pages entières qu'elle avait apprises par cœur ; il en fut frappé, il dit :
-- Écoute, veux-tu que je te donne des leçons ?
Elle fut transportée, elle lui baisa les mains.
-- Ah ! dit-elle à Christophe, comme je l'aurais aimé !
Mais tout de suite, il ajouta :
-- Seulement, ma petite, tu sais, rien pour rien...
Elle était vierge, elle avait toujours été d'une pudeur farouche vis-à-vis des attaques dont on la poursuivait. Cette chasteté sauvage, ce dégoût des actes malpropres, de la sensualité ignoble, sans amour, elle les avait toujours eus, depuis l'enfance, par écœurement des tristes spectacles qui l'entouraient dans sa maison ; -- elle les avait encore... Ah ! la malheureuse ! elle avait été bien punie !... Quelle dérision du sort !...
-- Alors, demanda Christophe, vous avez consenti ?
-- Ah ! dit-elle, je me serais jetée dans le feu, pour sortir de là. Il menaçait de me faire arrêter comme voleuse. Je n'avais pas le choix. -- C'est ainsi que j'ai été initiée à l'art... et à la vie.
-- Le misérable ! dit Christophe.
-- Oui, je l'ai haï. Mais depuis, j'en ai tant vus, qu'il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m'a tenu parole. Il m'a appris ce qu'il savait -- (pas grand'chose !) -- de son métier d'acteur. Il m'a fait entrer dans la troupe. J'y ai été d'abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de rôle. Puis, un soir que la soubrette était malade, on s'est risqué à me confier son rôle. Ensuite, j'ai continué. On me trouvait impossible, burlesque, baroque. J'étais laide, alors. Je le suis restée, jusqu'au jour où l'on m'a décrétée supérieurement, idéalement femme... « la Femme »... Les imbéciles ! -- Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me goûtait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais service malgré tout, et que je ne coûtais pas cher. Non seulement je ne coûtais pas cher, mais je payais. Chaque progrès, chaque avancement, pas à pas, je l'ai payé de mon corps. Camarades, directeur, imprésario, amis de l'imprésario...
Elle se tut, blême, les lèvres serrées, le regard sec ; mais on sentait que son âme pleurait des larmes de sang. En un éclair, elle revivait toutes ces hontes passées et cette volonté dévorante de vaincre qui l'avait soutenue, d'autant plus dévorante à chaque saleté nouvelle qu'il lui fallait endurer. Elle eût souhaité de mourir ; mais c'eût été trop abominable de succomber au milieu des humiliations. Se suicider avant, soit ! Ou après la victoire. Mais pas quand on s'est avili, sans en avoir eu le prix...
Elle se taisait. Christophe marchait avec colère dans la chambre ; il aurait voulu assommer ces hommes, qui avaient torturé, qui avaient souillé cette femme. Puis, il la regarda avec pitié ; et, debout auprès d'elle, il lui prit la tête, les tempes entre ses mains, les serra affectueusement, et dit :
-- Pauvre petit !
Elle fit un geste pour l'écarter : Il dit :
-- N'ayez pas peur de moi. Je vous aime bien.
Alors, des larmes coulèrent sur les joues pâles de Françoise. Il s'agenouilla près d'elle et baisa
la lunga man d'ogni belleza piena...
les belles mains longues, sur lesquelles deux larmes étaient tombées.
Ensuite, il se rassit. Elle s'était ressaisie, et reprit avec calme la suite de son récit :
Un auteur enfin l'avait lancée. Il avait découvert en cette étrange créature, un démon, un génie, -- mieux encore pour lui, « un type dramatique, une femme nouvelle, représentative de l'époque ». Naturellement, il l'avait prise, après tant d'autres. Et elle s'était laissé prendre par lui, comme par tant d'autres, sans amour, et même avec le contraire de l'amour. Mais il avait fait sa gloire ; et elle avait fait la sienne.
-- Et maintenant, dit Christophe, les autres ne peuvent plus rien contre vous ; c'est vous qui faites d'eux ce que vous voulez.
-- Vous croyez cela ? dit-elle amèrement.
Alors, elle lui raconta cette autre dérision du sort, -- la passion qu'elle avait pour un drôle, qu'elle méprisait : un littérateur qui l'avait exploitée, qui lui avait arraché ses plus douloureux secrets, qui en avait fait de la littérature, et puis, qui l'avait lâchée.
-- Je le méprise, dit-elle, comme la boue de mes souliers ; et je tremble de fureur, quand je pense que je l'aime, qu'il suffirait qu'il me fît signe pour que je coure à lui, pour que je m'humilie devant ce misérable. Mais qu'y puis-je ? J'ai un cœur qui n'aime jamais ce que veut mon esprit. Et tour à tour, il me faut sacrifier, humilier l'un ou l'autre. J'ai un cœur. J'ai un corps. Et ils crient, ils crient, ils veulent leur part de bonheur. Et je n'ai pas de frein pour les tenir, je ne crois à rien, je suis libre... Libre ? Esclave de mon cœur et de mon corps, qui veulent malgré moi, souvent, presque toujours. Ils m'emportent, et j'ai honte. Mais qu'y puis-je ?...
Elle se tut, remuant machinalement les cendres du feu avec la pincette.
-- J'ai lu, dit-elle, que les acteurs ne sentent rien. Et, en vérité, ceux que je vois sont de grands enfants vaniteux, qui ne sont guère tourmentés que de petites questions d'amour-propre. Je ne sais pas si ce sont eux qui ne sont pas de vrais comédiens, ou si c'est moi. Je crois bien que c'est moi. En tout cas, je paye pour les autres.
Elle s'arrêta de parler. Il était trois heures de la nuit. Elle se leva pour partir. Christophe lui dit d'attendre au matin, pour rentrer ; il lui proposa de s'étendre sur son lit. Elle préféra rester dans le fauteuil près du feu éteint, continuant de causer, dans le silence de la maison.
-- Vous serez fatiguée demain.
-- J'ai l'habitude. Mais vous... Que faites-vous demain ?
-- Je suis libre. Une leçon vers onze heures... Et puis, je suis solide.
-- Raison de plus pour solidement dormir.
-- Oui, je dors comme une masse. Pas de peine qui y résiste. Je suis furieux parfois de si bien dormir. Tant d'heures perdues !... Je suis enchanté de me venger du sommeil, pour une fois, de lui voler une nuit.
Ils continuèrent de causer, à mi-voix, avec de longs silences. Et Christophe s'endormit. Françoise sourit, lui appuya la tête, pour qu'il ne tombât point... Elle rêvassait, assise près de la fenêtre, et regardant le jardin obscur, qui bientôt s'éclaira. Vers sept heures, elle éveilla doucement Christophe, et lui dit au revoir.
Dans le cours du mois, elle revint, à des heures où Christophe était sorti : elle trouva porte close. Christophe lui remit une clef de l'appartement, afin qu'elle pût entrer, quand elle voudrait. Plus d'une fois, en effet, elle vint lorsque Christophe n'était pas là. Elle laissait sur la table un petit bouquet de violettes, ou quelques mots sur une feuille de papier, un griffonnage, un croquis, une caricature, -- comme signe de son passage.
Et un soir, au sortir du théâtre, elle vint chez Christophe, pour renouveler leur bonne causerie. Elle le trouva au travail ; ils causèrent. Dès les premiers mots, ils sentirent qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans les dispositions bienfaisantes de la dernière fois. Elle voulut repartir ; mais il était trop tard. Non que Christophe l'en empêchât. C'était sa volonté à elle qui ne le lui permettait plus. Ils restèrent donc, sentant le désir qui montait.
Et ils se prirent.
À la suite de cette nuit, elle disparut, pour des semaines. Lui, en qui cette nuit avait rallumé une ardeur sensuelle, qui depuis des mois dormait, il ne put se passer d'elle. Elle lui avait fait défense de venir dans sa maison ; il alla au théâtre. Il était aux dernières places, caché ; et il était brûlé d'amour et d'émotion ; il frissonnait jusqu'aux moelles ; la fièvre tragique qu'elle mettait à ses rôles le consumait avec elle. Il finit par lui écrire :
-- « Mon amie, vous m'en voulez donc ? Pardonnez-moi, si je vous ai déplu. »
Au reçu de cet humble mot, elle accourut chez lui, elle se jeta dans ses bras.
-- C'eût été mieux, de rester bons amis, simplement. Mais puisque c'était impossible, inutile de résister à l'inévitable. Advienne que pourra !
Ils mêlèrent leur vie. Chacun d'eux conservait pourtant son appartement et sa liberté. Françoise eût été incapable de se plier à une cohabitation régulière avec Christophe. D'ailleurs, sa situation ne s'y prêtait guère. Elle venait chez Christophe, passait avec lui une partie des journées et des nuits ; mais chaque jour, elle retournait chez elle, et elle y passait aussi des nuits.
Pendant des mois de vacances, où le théâtre était fermé, ils louèrent ensemble une maison, aux environs de Paris, du côté de Gif. Ils y vécurent des jours heureux, malgré quelques voiles de tristesse. Jours de confiance et de travail. Ils avaient une belle chambre claire, haut perchée, avec un large horizon libre, au-dessus des champs. La nuit, par les carreaux, ils voyaient, de leur lit, les ombres étranges des nuages passer sur le ciel d'une clarté mate et sombre. Dans les bras l'un de l'autre, à demi endormis, ils entendaient les grillons ivres de joie chanter, les pluies d'orage tomber ; l'haleine de la terre d'automne -- chèvrefeuille, clématite, glycine, herbe fauchée, -- pénétrait la maison et leurs corps. Silence de la nuit. Sommeil à deux. Silence. Très loin, les aboiements des chiens. Chants des coqs. L'aube point. L'angélus grêle tinte au clocher lointain, dans le petit-jour gris et froid, qui fait frissonner les corps dans la tiédeur du nid et les fait se serrer plus amoureusement. Réveil des cris d'oiseaux dans la treille agrippée au mur. Christophe ouvre les yeux, retient son souffle, et, le cœur attendri, regarde auprès de lui le cher visage las de l'amie endormie, et sa pâleur d'amour...
Leur amour n'était point une passion égoïste. C'était une amitié profonde, où le corps voulait aussi sa part. Ils ne se gênaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Le génie de Christophe, sa bonté, sa trempe morale, étaient chers à Françoise. Elle se sentait son aînée en certaines choses, et elle en avait un plaisir maternel. Elle regrettait de ne rien comprendre à ce qu'il jouait : elle était fermée à la musique, sauf à de rares moments où elle était prise d'une émotion sauvage, qui tenait moins à la musique qu'aux passions qui l'imprégnaient alors, elle et tout ce qui l'entourait, le paysage, les gens, les couleurs et les sons. Mais elle n'en sentait pas moins le génie de Christophe au travers de cette langue mystérieuse qu'elle ne comprenait pas. C'était comme si elle voyait jouer un grand acteur, en une langue étrangère. Son génie propre en était ravivé. Et Christophe, quand il créait une œuvre, projetait ses pensées, incarnait ses passions dans cette femme, sous cette forme adorée ; et il les voyait plus belles qu'elles n'étaient en lui. Richesse inappréciable que l'intimité d'une telle âme, si féminine, faible, bonne, cruelle, et géniale par éclairs. Elle lui apprit beaucoup sur la vie et les hommes, -- sur les femmes, qu'il connaissait bien mal, et qu'elle jugeait avec une clairvoyance aiguë. Surtout, il lui dut de comprendre mieux le théâtre ; elle le fit pénétrer dans l'esprit de cet art admirable, le plus parfait des arts, le plus sobre, le plus plein. Elle lui révéla cet instrument magique du rêve humain ; elle lui apprit qu'il ne fallait pas écrire pour soi seul, comme c'était sa tendance, -- (la tendance de trop d'artistes, qui, à l'exemple de Beethoven, se refusent à écrire « pour un sacré violon, lorsque l'Esprit leur parle »). -- Un grand poète dramatique ne rougit pas de travailler pour une scène précise, et d'adapter sa pensée aux acteurs dont il dispose ; il ne croit pas se rapetisser ainsi : car il sait que s'il est beau de rêver, il est grand de réaliser. Le théâtre, comme la fresque, c'est l'art à sa juste place, -- l'art vivant.
Les pensées que Françoise exprimait ainsi s'accordaient avec celles de Christophe, qui tendait, à ce moment de sa carrière, vers un art collectif, en communion avec les autres hommes. L'expérience de Françoise lui faisait saisir la collaboration mystérieuse qui se tresse entre le public et l'acteur. Si réaliste que fût Françoise, et dénuée d'illusions, elle percevait ce pouvoir de suggestion réciproque, ces ondes de sympathie qui relient l'acteur à la foule, ce silence puissant des milliers d'âmes d'où jaillit la voix de l'interprète unique. Certes, elle ne le ressentait que par lueurs intermittentes, rarissimes, jamais renouvelées pour une même pièce, aux mêmes endroits. Le reste du temps, c'était le métier sans âme, le mécanisme intelligent et froid. Mais ce qui compte, c'est l'exception, -- l'éclair, qui, l'espace d'une seconde, illumine le gouffre, l'âme commune aux millions d'êtres dont la force s'exprime en un seul.
C'était cette âme commune, que devait incarner le grand artiste. Son idéal était le vivant objectivisme de l'aède, qui se dépouille de soi, pour vêtir les passions collectives qui soufflent sur le monde. Françoise en éprouvait d'autant plus le besoin qu'elle était incapable de ce désintéressement : car elle se jouait toujours elle-même. -- La floraison désordonnée du lyrisme individuel a, depuis un siècle et demi, quelque chose de maladif. La grandeur morale consiste à beaucoup sentir et à beaucoup dominer, à être sobre de discours et chaste avec sa pensée, à ne la point étaler, à parler d'un regard, d'une parole profonde, sans exagérations d'enfant, sans effusions de femme, pour ceux qui savent comprendre à demi-mot, pour les hommes. La musique moderne qui parle tant de soi et fait à tout venant ses confidences indiscrètes est un manque de pudeur et un manque de goût. Elle ressemble à ces malades qui ne se lassent point de parler de leurs maladies aux autres, avec des détails répugnants et risibles. Françoise, qui n'était pas musicienne, n'était pas loin de voir un signe de décadence, dans le développement de la musique aux dépens de la poésie, comme un polype qui la dévore. Christophe protestait ; mais, à la réflexion, il se demandait s'il n'y avait pas là quelque vrai. Les premiers lieder écrits sur des poésies de Gœthe étaient sobres et exacts ; bientôt Schubert y mêle sa sentimentalité romanesque ; Schumann, ses langueurs de petite demoiselle ; et, jusqu'à Hugo Wolf, le mouvement s'accentue vers une déclamation appuyée, des analyses indécentes, une prétention de ne plus laisser un seul recoin de son âme sans lumière. Tout voile est déchiré sur les mystères du cœur. Ce qui était dit sobrement par un Sophocle drapé du Latran, est hurlé par des Ménades impudiques, qui montrent leur nudité.
Christophe avait un peu honte de cet art, dont il se sentait lui-même contaminé ; et, sans vouloir revenir au passé, -- (désir absurde et contre nature) -- il se retrempait dans l'âme des maîtres qui avaient eu la discrétion hautaine de leur pensée et le sens d'un grand art collectif : il relisait Haendel, qui, dédaigneux du piétisme larmoyant de sa race, écrivait ses Anthems colossaux et ses oratorios épiques, chants des peuples pour des peuples. Le difficile était de trouver des sujets d'inspiration qui pussent, comme la Bible au temps de Haendel, éveiller des émotions communes chez les peuples d'aujourd'hui. L'Europe d'aujourd'hui n'avait plus un livre commun : pas un poème, pas une prière, pas un acte de foi qui fût le bien de tous. Ô honte qui devrait écraser tous les écrivains, les artistes, les penseurs d'aujourd'hui ! Pas un n'a écrit, pas un n'a pensé pour tous. Le seul Beethoven a laissé quelques pages d'un nouvel Évangile consolateur ; mais les musiciens seuls peuvent le lire, et la plupart des hommes ne l'entendront jamais. Wagner a tenté d'élever sur la colline de Bayreuth un art religieux, qui relie tous les hommes. Mais sa grande âme était trop marquée de toutes les tares de la musique et de la pensée décadentes de son temps : sur la colline sacrée, ce ne sont pas les pêcheurs de Galilée qui sont venus, ce sont les pharisiens.
Christophe sentait bien ce qu'il fallait faire ; mais il lui manquait un poète, il devait se suffire à lui-même, se restreindre à la seule musique. Et la musique, quoi qu'on dise, n'est pas une langue universelle : il faut l'arc des mots pour faire pénétrer la flèche des sons dans l'esprit de tous.
Christophe projetait d'écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n'était pas celle de Richard Strauss. Il n'y matérialisait pas en un tableau cinématographique la vie de famille, au moyen d'un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l'auteur, des personnages divers. Jeu docte et enfantin de grand contrepointiste !... Il ne cherchait pas à décrire des personnages ou des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre. Le premier morceau exprimait le grave et naïf bonheur d'un jeune couple amoureux, sa tendre sensualité, sa confiance dans l'avenir. Le second morceau était une élégie sur la mort d'un enfant. Christophe avait fui avec dégoût toute recherche idéaliste dans l'expression de la douleur ; les figures individuelles disparaissaient ; il n'y avait qu'une grande misère, -- la vôtre, la mienne, celle de tout homme, en face d'un malheur qui est ou qui peut être le lot de tous. L'âme atterrée par le deuil se relevait peu à peu, par un douloureux effort, pour offrir sa peine en sacrifice. Elle reprenait courageusement son chemin, dans le morceau suivant qui s'enchaînait au second, -- une fugue volontaire, dont le dessin intrépide et le rythme obstiné finissaient par s'emparer de l'être, et menaient, au milieu des luttes et des larmes, à une marche puissante, pleine d'une foi indomptable. Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les thèmes du commencement reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière, et poussant vers le ciel, comme une riche floraison, un hymne de religieux amour à la vie infinie.
Christophe cherchait aussi dans les livres du passé de grands sujets simples et humains, parlant au cœur de tous. Il en choisissait deux : Joseph et Niobé. Mais là, Christophe se heurtait à la question périlleuse de l'union de la poésie et de la musique. Ses conversations avec Françoise le ramenaient aux projets, esquissés autrefois avec Corinne [7], d'une forme de drame musical tenant le milieu entre l'opéra récitatif et le drame parlé, -- l'art de la parole libre unie à la musique libre, -- art dont ne se doute presque aucun artiste d'aujourd'hui, et que nie la critique routinière, imbue de tradition wagnérienne. Œuvre neuve : car il ne s'agit pas de marcher dans les traces de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Bizet, quoiqu'ils aient pratiqué le mélodrame avec génie ; il ne s'agit pas de plaquer une déclamation quelconque sur une musique quelconque et de produire, coûte que coûte, avec des trémolos, de grossiers effets sur des publics grossiers ; il s'agit de créer un genre nouveau, où des voix musicales se marient à des instruments apparentés à ces voix et mêlent discrètement à leurs stances harmonieuses l'écho des rêveries et des plaintes de la musique. Une telle forme ne saurait s'appliquer qu'à un ordre limité de sujets, à des moments de l'âme, intimes et recueillis, afin d'en évoquer le parfum poétique. Nul art qui doive être plus discret et plus aristocratique. Il est donc naturel qu'il ait peu de chances de fleurir dans une époque qui, en dépit des prétentions des artistes, sent la vulgarité foncière de parvenus.
Peut-être Christophe n'était-il pas mieux fait que les autres pour cet art ; ses qualités mêmes, sa force plébéienne, y faisaient obstacle. Il ne pouvait que le concevoir, et en réaliser quelques ébauches avec l'aide de Françoise.
Il mit ainsi en musique des pages de la Bible, presque littéralement transcrites, -- la scène immortelle où Joseph se fait reconnaître par ses frères, et, après tant d'épreuves, n'en pouvant plus d'émotion et de tendresse, murmure tout bas ces mots qui ont arraché des larmes au vieux Tolstoy :
« Je ne peux plus... Écoutez, je suis Joseph ; mon père vit-il encore ? Je suis votre frère, votre frère perdu... Je suis Joseph... »
Cette belle et libre union ne pouvait durer. Ils avaient ensemble des moments de plénitude puissante ; mais ils étaient trop différents. Et tous deux, violents, se heurtaient fréquemment. Ces heurts n'étaient jamais vulgaires : car Christophe avait le respect de Françoise. Et Françoise, qui pouvait être cruelle, était bonne pour ceux qui étaient bons envers elle ; pour rien au monde, elle n'eût voulu leur faire du mal. L'un et l'autre avaient d'ailleurs un fond de joyeuse humeur. Elle se moquait d'elle-même. Elle ne s'en rongeait pas moins : car l'ancienne passion la tenait toujours ; elle continuait de penser au pleutre qu'elle aimait ; elle ne pouvait supporter cet état humiliant, ni surtout que Christophe le soupçonnât.
Christophe, qui la voyait silencieuse et crispée s'absorber des jours entiers dans sa mélancolie, s'étonnait qu'elle ne fût pas heureuse. Elle était parvenue au but ; elle était une grande artiste, admirée, adulée...
-- Oui, disait-elle, si j'étais une de ces fameuses comédiennes, qui ont des âmes de boutiquières, et qui font du théâtre comme elles feraient des affaires. Celles-là sont contentes, quand elles ont « réalisé » une belle situation, un riche mariage bourgeois, et -- le nec plus ultra -- décroché la croix des braves. Moi, je voulais plus. Quand on n'est pas un sot, le succès paraît encore plus vide que l'insuccès. Tu dois bien le savoir !
-- Je le sais, dit Christophe. Ah ! Mon Dieu ! ce n'était pas ainsi que je me figurais la gloire, lorsque j'étais enfant. De quelle ardeur je la désirais ! Qu'elle me semblait lumineuse ! Je l'adorais, de loin, comme quelque chose de religieux... N'importe ! Il y a dans le succès une vertu divine : c'est le bien qu'il permet de faire.
-- Quel bien ? On est vainqueur. Mais à quoi bon ? Rien n'est changé. Théâtres, concerts, tout est toujours le même. Ce n'est qu'une mode nouvelle, qui succède à une autre mode. Ils ne vous comprennent pas, ou seulement en courant ; et déjà ils pensent à autre chose... Toi-même, comprends-tu les autres artistes ? En tout cas, tu n'en es pas compris. Comme ils sont loin de toi, ceux que tu aimes le mieux ! Souviens-toi de ton Tolstoy...
Christophe lui avait écrit ; il s'était enthousiasmé pour ses livres ; il voulait mettre en musique un de ses contes populaires, il lui en avait demandé l'autorisation, il lui avait envoyé ses lieder. Tolstoy n'avait pas répondu, pas plus que Gœthe à Schubert et à Berlioz, qui lui envoyaient leurs chefs-d'œuvre. Il s'était fait jouer la musique de Christophe ; et elle l'avait irrité : il n'y comprenait rien. Il traitait Beethoven de décadent, et Shakespeare de charlatan. En revanche, il s'engouait de petits maîtres mignards, des musiques de clavecin qui charmaient le Roi-Perruque ; et il regardait la Confession d'une femme de chambre comme un livre chrétien...
-- Les grands hommes n'ont pas besoin de nous dit Christophe. C'est aux autres qu'il faut penser.
-- Qui ? Le public bourgeois, ces ombres qui vous masquent la vie ? Jouer, écrire pour ces gens ? Perdre sa vie pour eux ! Quelle amertume !
-- Bah ! dit Christophe. Je les vois comme toi ; et cela ne m'attriste pas. Ils ne sont pas si mauvais !
-- Brave optimiste allemand ! Maître Pangloss !
-- Ils sont des hommes, comme moi. Pourquoi ne me comprendraient-ils pas ?... -- Et quand ils ne me comprendraient pas, vais-je me désoler ? Sur ces milliers de gens, il s'en trouvera toujours un ou deux, qui seront avec moi : cela me suffit, il ne faut qu'une lucarne pour respirer l'air du dehors... Pense à ces naïfs spectateurs, à ces adolescents, à ces vieilles âmes candides, que ta beauté tragique soulève au-dessus de leurs jours médiocres. Souviens-toi de toi-même quand tu étais enfant ! N'est-il pas bon de faire aux autres, -- quand ce ne serait qu'à un, -- le bonheur et le bien qu'un autre vous fit jadis ?
-- Tu crois qu'il y en a vraiment un ? J'ai fini par en douter... Les meilleurs de ceux qui nous aiment, comment nous aiment-ils ? Comment nous voient-ils ? Savent-ils voir, seulement ? Ils nous admirent, en nous humiliant ; ils ont autant de plaisir à voir jouer n'importe quelle cabotine ; ils nous mettent au rang de sots que l'on méprise. Tous ceux qui ont le succès sont égaux, à leurs yeux.
-- Et pourtant, ce sont les plus grands de tous qui restent les plus grands pour la postérité.
-- Simple effet de recul ! Les montagnes s'élèvent, à mesure qu'on s'éloigne. On voit mieux leur hauteur ; mais on en est plus loin... Et qui nous dit, d'ailleurs, que ce sont les plus grands ? Est-ce que tu connais les autres, ceux qui ont disparu ?
-- Au diable ! dit Christophe. Quand bien même personne ne sentirait ce que je suis, je le suis. J'ai ma musique, je l'aime, j'y crois ; elle est plus vraie que tout.
-- Tu es libre, dans ton art, tu peux faire ce que tu veux. Mais moi, que puis-je ? Je suis forcée de jouer ce qu'on m'impose, et de le ressasser jusqu'à l'écœurement. Nous n'en sommes pas tout à fait arrivés, en France, à l'état de bête de somme de ces acteurs américains, qui jouent dix mille fois Rip ou Robert-Macaire, qui, vingt-cinq ans de leur vie, tournent la meule d'un rôle inepte. Mais nous sommes sur le chemin. Misérable théâtre ! Le public ne supporte le génie qu'à des doses infinitésimales, rasé, rogné, épilé, frotté des onguents à la mode... Un « génie à la mode ! » est-ce que ce n'est pas crevant ?... Quel gâchage de forces ! Vois ce qu'ils ont fait d'un Mounet. Qu'a-t-il eu à jouer dans sa vie ? Deux ou trois rôles qui valent la peine de vivre : un Œdipe, un Polyeucte. Le reste, quelle niaiserie ! Et penser à tout ce qu'il y aurait eu, pour lui, de grand et de glorieux à faire. Ce n'est pas mieux, hors de France. Qu'ont-ils fait d'une Duse ? À quoi s'est consumée sa vie ? À quels rôles inutiles !
-- Votre vrai rôle, dit Christophe, est d'imposer au monde les fortes œuvres d'art.
-- On s'épuise en vain. Et cela n'en vaut pas la peine Dès qu'une de ces fortes œuvres touche la scène, elle, perd sa grande poésie, elle devient mensongère. Le souffle du public la flétrit. Public de villes étouffées, dans ses terriers puants, il ne sait plus ce que c'est que le plein air, la nature, la saine poésie : il lui faut une poésie fardée, comme nos museaux. -- Ah ! et puis... et puis... quand même on y réussirait !... Non, cela ne remplit pas la vie, cela ne remplit pas ma vie...
-- Tu penses encore à lui.
-- À qui ?
-- Tu le sais. À ce drôle.
-- Oui.
-- Et si tu l'avais, cet homme, et s'il t'aimait, avoue, tu ne serais pas heureuse, tu trouverais moyen encore de te tourmenter.
-- C'est vrai... Ah ! qu'est-ce que j'ai donc ?... J'ai eu trop à lutter, je me suis trop rongée, je ne peux plus retrouver le calme, j'ai en moi une inquiétude, une fièvre...
-- Elle devait être en toi, même avant tes épreuves.
-- C'est possible... Oui, déjà, quand j'étais petite fille... Elle me dévorait.
-- Qu'est-ce que tu voudrais donc ?
-- Est-ce que je sais ? Plus que je ne puis.
-- Je connais cela, dit Christophe. J'étais ainsi, adolescent.
-- Oui, mais tu es devenu homme. Moi je resterai une éternelle adolescente. Je suis un être incomplet.
-- Personne n'est complet. Le bonheur est de connaître ses limites et de les aimer.
-- Je ne peux plus. J'en suis sortie. La vie m'a forcée, fourbue, estropiée. Il me semble pourtant que j'aurais pu être une femme normale et saine et belle tout de même, sans être comme le troupeau.
-- Tu peux l'être encore. Je te vois si bien, ainsi !
-- Dis-moi comment tu me vois.
Il la décrivit, dans des conditions où elle se fut développée d'une façon naturelle et harmonieuse, où elle eût été heureuse, aimante, et aimée. Elle éprouvait une douceur à l'entendre. Mais après, elle dit :
-- Non, c'est impossible maintenant.
-- Eh bien, fit-il, il faut se dire alors, comme le bon vieux Haendel, quand il devint aveugle :
What e-ver is. . . . . . . . . .is right
(Tout ce qui est, . . . . . . . . est bien.)
Et il alla le lui chanter au piano. Elle l'embrassa, son cher fou optimiste. Il lui faisait du bien. Mais elle lui faisait du mal : elle le craignait, du moins. Elle avait des crises de désespoir, et elle ne pouvait les lui cacher ; l'amour la rendait faible. La nuit, quand ils étaient dans le lit, et qu'elle dévorait son angoisse en silence, il la devinait, et il suppliait l'amie proche et lointaine de partager avec lui le poids qui l'écrasait ; alors, elle ne pouvait résister, elle se livrait, en pleurant, dans ses bras ; et il passait ensuite des heures à la consoler, bonnement, sans se fâcher. Mais cette inquiétude perpétuelle ne laissait point de l'assommer, à la longue. Françoise tremblait que sa fièvre ne finît par se communiquer à lui. Elle l'aimait trop pour supporter l'idée qu'il souffrit, par elle. On lui offrait un engagement en Amérique ; elle accepta, pour se forcer à partir. Elle le quitta, humilié. Elle ne l'était pas moins. Ne pas pouvoir être heureux l'un par l'autre !
-- Mon pauvre vieux, lui dit-elle, en souriant tristement, tendrement. Sommes-nous assez maladroits ! Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi belle, une pareille amitié. Mais il n'y a pas moyen, il n'y a pas moyen. Nous sommes trop bêtes !...
Ils se regardèrent, penauds et attristés. Ils rirent pour ne pas pleurer, s'embrassèrent, et se séparèrent, les larmes aux yeux. Jamais ils ne s'étaient aimés autant qu'en se séparant.
Et après qu'elle fut partie, il revint à l'art, son vieux compagnon... Ô paix du ciel étoilé !...
Peu de temps après, Christophe reçut une lettre de Jacqueline. C'était la troisième fois seulement qu'elle lui écrivait ; et le ton était fort différent de celui auquel elle l'avait accoutumé. Elle lui disait son regret de ne plus le voir, et l'invitait gentiment à revenir, s'il ne voulait pas contrister deux amis qui l'aimaient. Christophe fut ravi, mais non pas trop étonné. Il pensait bien que les dispositions injustes de Jacqueline à son égard ne dureraient pas toujours. Il aimait à se répéter un mot railleur du vieux grand-père :
« Tôt ou tard, il vient de bons moments aux femmes ; il ne faut que la patience de les attendre. »
Il retourna donc chez Olivier, et fut accueilli avec joie. Jacqueline se montra pleine d'attentions ; elle évitait le ton ironique qui lui était naturel, prenait garde de rien dire qui pût blesser Christophe, témoignait de l'intérêt pour ce qu'il faisait, et parlait avec intelligence de sujets sérieux. Christophe la crut transformée. Elle ne l'était que pour lui plaire. Jacqueline avait entendu parler des amours de Christophe avec l'actrice à la mode, dont le récit avait défrayé les bavardages parisiens ; et Christophe lui était apparu sous un jour tout nouveau : elle se prit de curiosité pour lui. Lorsqu'elle le revit, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Ses défauts même ne lui semblèrent pas sans attrait. Elle s'aperçut que Christophe avait du génie, et qu'il valait la peine de s'en faire aimer.
La situation du jeune ménage ne s'était pas améliorée ; elle avait même empiré. Jacqueline mourait d'ennui... Combien la femme est seule ! Hors l'enfant, rien ne la tient ; et l'enfant ne suffit pas à la tenir toujours : car lorsqu'elle est vraiment femme, et non pas seulement femelle, lorsqu'elle a une âme riche et une vie exigeante, elle est faite pour tant de choses, qu'elle ne peut accomplir seule, si on ne lui vient en aide !... L'homme est beaucoup moins seul, même quand il l'est le plus : son monologue suffit à peupler son désert ; et quand il est seul à deux, il s'en accommode mieux, car il le remarque moins, il monologue toujours. Et il ne se doute pas que le son de cette voix qui continue imperturbablement de parler dans le désert, rend le silence plus terrible et le désert plus atroce pour celle qui est auprès de lui, et pour qui toute parole est morte que l'amour ne vivifie point. Il ne le remarque pas ; il n'a pas, comme la femme, mis sur l'amour sa vie entière comme enjeu : sa vie est ailleurs occupée... Qui occupera la vie de la femme et son désir immense, ces myriades ardentes de forces qui depuis quarante siècles que dure l'humanité se brûlent inutiles, offertes en holocauste à deux seules idoles : l'amour éphémère, et la maternité, cette sublime duperie, qui est refusée à des milliers d'entre les femmes, et ne remplit jamais que quelques années de la vie des autres ?
Jacqueline se désespérait. Elle avait des secondes d'effroi, qui la transperçait comme des épées. Elle pensait :
-- « Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi est-ce que je suis née ? »
Et son cœur se tordait d'angoisse.
-- « Mon Dieu, je vais mourir ! Mon Dieu, je vais mourir ! »
Cette pensée la hantait, la poursuivait la nuit. Elle rêvait qu'elle disait :
-- « Nous sommes en 1889 ».
-- « Non, lui répondait-on. En 1909 ».
Elle se désolait d'avoir vingt ans de plus qu'elle ne croyait.
-- Cela va être fini, et je n'ai pas vécu ! Qu'ai-je fait de ces vingt ans ? Qu'ai-je fait de ma vie ? »
Elle rêvait qu'elle était quatre petites filles. Elles étaient toutes quatre couchées dans la même chambre, en des lits séparés. Toutes quatre avaient la même taille, et la même figure ; mais l'une avait huit ans, l'autre quinze, l'autre vingt, l'autre trente. Il y avait une épidémie. Trois étaient déjà mortes. La quatrième se regardait dans la glace ; et elle était saisie d'épouvante ; elle se voyait, le nez pincé, les traits tirés... elle allait mourir aussi, -- et alors ce serait fini...
-- « ... Qu'ai-je fait de ma vie ?... »
Elle se réveillait en larmes ; et le cauchemar ne s'effaçait point avec le jour, le cauchemar était le jour. Qu'avait-elle fait de sa vie ? Qui la lui avait volée ?... Elle se prenait à haïr Olivier, complice innocent -- (innocent ! qu'importe, si le mal est le même !) -- complice de la loi aveugle qui l'écrasait. Elle se le reprochait après, car elle était bonne ; mais elle souffrait trop ; et cet être lié contre elle, qui étouffait sa vie, bien qu'il souffrît aussi, elle ne pouvait s'empêcher de le faire souffrir davantage, afin de se venger. Ensuite, elle était plus accablée, elle se détestait ; et elle sentait que si elle ne trouvait pas un moyen de se sauver, elle ferait plus de mal encore. Ce moyen, elle le cherchait, à tâtons, autour d'elle ; elle se raccrochait à tout, comme quelqu'un qui se noie ; elle essayait de s'intéresser à quelque chose, une œuvre, un être, qui fût en quelque sorte sa chose, son œuvre, son être. Elle tâchait de reprendre un travail intellectuel, elle apprenait des langues étrangères, elle commençait un article, une nouvelle, elle se mettait à peindre, à composer... En vain : elle se décourageait, dès le premier jour. C'était trop difficile. Et puis, « des livres, des œuvres d'art ! Qu'est-ce que cela ? Je ne sais pas si je les aime, je ne sais pas si cela existe... » -- Certains jours, elle causait avec animation, elle riait avec Olivier, elle semblait se passionner pour ce qu'ils disaient, elle cherchait à s'étourdir... En vain : brusquement, l'agitation tombait, le cœur se glaçait, elle se cachait, sans larmes, sans souffle, atterrée. -- Elle avait réussi en partie son œuvre avec Olivier. Il devenait sceptique, il se mondanisait. Elle ne lui en savait aucun gré ; elle le trouvait faible comme elle. Presque tous les soirs, ils sortaient ; elle promenait à travers les salons parisiens son ennui angoissé, que nul ne devinait sous l'ironie de son sourire toujours armé. Elle cherchait qui l'aimât et la soutînt au-dessus du gouffre... En vain, en vain, en vain. À son appel désespéré, rien ne répondait. Le silence.
Elle n'aimait point Christophe ; elle ne pouvait souffrir ses manières rudes, sa franchise blessante, surtout son indifférence. Elle ne l'aimait point ; mais elle avait le sentiment que lui, du moins, il était fort, -- un roc au-dessus de la mort. Et elle voulait s'agripper à ce roc, à ce nageur dont la tête dominait les flots, ou le noyer avec elle...
Et puis, ce n'était plus assez d'avoir séparé son mari de ses amis : il fallait les lui prendre. Les femmes les plus honnêtes ont parfois un instinct qui les pousse à tenter jusqu'où va leur pouvoir, et à aller au delà. Dans cet abus de pouvoir, leur faiblesse se prouve sa force. Et quand la femme est égoïste et vaine, elle trouve un plaisir mauvais à voler au mari l'amitié de ses amis. La tâche est bien aisée : il suffit de quelques œillades. Il n'est guère d'homme, honnête ou non, qui n'ait la faiblesse de mordre à l'hameçon. Si ami que soit l'ami, il pourra bien éviter l'action, mais en pensée toujours il trompera l'ami. Et si celui-ci s'en aperçoit, c'est fini de leur amitié : ils ne se regardent plus avec les mêmes yeux. -- La femme qui joue à ce jeu dangereux, en reste là, le plus souvent, elle n'en demande pas plus : elle les tient tous les deux, désunis, à sa merci.
Christophe remarquait les gentillesses de Jacqueline ; elles ne le surprenaient point. Quand il avait de l'affection pour quelqu'un, il avait une tendance naïve à trouver naturel d'en être aimé aussi sans arrière-pensée. Il répondait joyeusement aux avances de la jeune femme ; il la trouvait charmante ; il s'amusait de tout son cœur, avec elle ; et il la jugeait si favorablement qu'il n'était pas loin de croire qu'Olivier était bien maladroit s'il ne réussissait pas à être heureux.
Il les accompagna dans une tournée de quelques jours qu'ils firent en automobile ; et il fut leur hôte dans une maison de campagne que les Langeais avaient en Bourgogne -- une vieille maison de famille, que l'on gardait à cause de ses souvenirs, mais où l'on n'allait guère. Elle était isolée au milieu des vignes et des bois ; l'intérieur était délabré, les fenêtres mal jointes ; on y respirait une odeur de moisi, de fruits mûrs, d'ombre fraîche et d'arbres à résine chauffés par le soleil. À vivre avec Jacqueline, côte à côte, pendant une suite de jours, Christophe se laissait peu à peu envahir par un sentiment insinuant et doux, qui ne l'inquiétait point ; il éprouvait une jouissance innocente, mais nullement immatérielle, à la voir, à l'entendre, à frôler ce joli corps, et à boire le souffle de sa bouche. Olivier, un peu soucieux, se taisait. Il ne soupçonnait point ; mais une inquiétude vague l'oppressait, qu'il eût rougi de s'avouer ; pour s'en punir, il les laissait seuls ensemble, souvent. Jacqueline lisait en lui, et elle était touchée ; elle avait envie de lui dire :
-- Va, ne t'afflige pas, mon ami. C'est encore toi que j'aime le mieux.
Mais elle ne le disait point ; et ils se laissaient aller tous trois à l'aventure : Christophe ne se doutant de rien, Jacqueline ne sachant pas ce qu'elle voulait au juste, et s'en remettant au hasard de le lui faire savoir, Olivier seul, prévoyant, pressentant, mais par pudeur d'amour-propre et d'amour, ne voulant pas y penser. Lorsque la volonté se tait, l'instinct parle ; en l'absence de l'âme, le corps va son chemin.
Un soir, après dîner, la nuit leur sembla si belle, -- nuit sans lune, étoilée, -- qu'ils voulurent se promener dans le jardin. Olivier et Christophe sortirent de la maison. Jacqueline monta dans sa chambre, pour prendre un châle. Elle ne redescendait point. Christophe, pestant contre les éternelles lenteurs des femmes, rentra pour la chercher. -- (Depuis quelque temps, sans qu'il y prît garde, c'était lui qui jouait le mari.) -- Il l'entendit qui venait. La pièce où il était entré avait ses volets clos ; et l'on ne voyait rien.
-- Allons ! arrivez donc, Madame-qui-n'en-finit-jamais, cria gaiement Christophe. Vous usez les miroirs, à force de vous y regarder.
Elle ne répondit pas. Elle s'était arrêtée. Christophe eut l'impression qu'elle était dans la chambre ; mais elle ne bougeait point.
-- Où êtes-vous ? dit-il.
Elle ne répondit pas. Christophe se tut aussi : il allait en tâtonnant dans l'ombre ; et un trouble le prit. Il s'arrêta, le cœur battant. Il entendit tout près le souffle léger de Jacqueline. Il fit encore un pas et s'arrêta de nouveau. Elle était près de lui, il le savait, mais il ne pouvait plus avancer. Quelques secondes de silence. Brusquement, deux mains qui saisissent les siennes et l'attirent, une bouche sur sa bouche. Il l'étreignit. Sans un mot, immobiles. -- Leurs bouches se déprirent, s'arrachèrent l'une à l'autre. Jacqueline sortit de la chambre. Christophe, frémissant, la suivit. Ses jambes tremblaient. Il resta un instant appuyé au mur, attendant que le battement de son sang s'apaisât. Enfin, il les rejoignit. Jacqueline causait tranquillement avec Olivier. Ils marchaient, de quelques pas en avant. Christophe les suivait, écrasé. Olivier s'arrêta pour l'attendre. Christophe s'arrêta aussi. Olivier l'appela amicalement. Christophe ne répondit pas. Olivier, connaissant l'humeur de son ami et les silences capricieux où il se verrouillait parfois à triple tour, n'insista point et continua sa marche avec Jacqueline. Et Christophe, machinalement, continuait de les suivre, à dix pas, comme un chien. Quand ils s'arrêtaient, il s'arrêtait. Quand ils marchaient, il marchait. Ainsi, ils firent le tour du jardin, et rentrèrent. Christophe remonta dans sa chambre et s'enferma. Il n'alluma point. Il ne se coucha point. Il ne pensait point. Vers le milieu de la nuit, le sommeil le prit, assis, les bras, la tête appuyés sur la table. Il s'éveilla, une heure après. Il alluma sa bougie, rassembla fiévreusement ses papiers, ses effets, fit sa valise, se jeta sur son lit, et dormit jusqu'à l'aube. Alors, il descendit avec son bagage et partit. On l'attendit, toute la matinée. On le chercha, tout le jour. Jacqueline, cachant sous l'indifférence un frémissement de colère, affecta avec une ironie insultante de compter son argenterie. Le lendemain soir seulement, Olivier reçut une lettre de Christophe :
« Mon bon vieux, ne m'en veux pas d'être parti comme un fou. Fou, je le suis, tu le sais. Qu'y faire ? Je suis ce que je suis. Merci de ton affectueuse hospitalité. C'était bien bon. Mais vois-tu, je ne suis pas fait pour la vie avec les autres. Pour la vie même, je ne sais pas trop si je suis fait. Je suis fait pour rester dans mon coin, et aimer les gens -- de loin : c'est plus prudent. Quand je les vois de trop près, je deviens misanthrope. Et c'est ce que je ne veux pas être. Je veux aimer les hommes, je veux vous aimer tous. Oh ! comme je voudrais vous faire du bien à tous ! Si je pouvais faire que vous fussiez -- que tu fusses heureux ! Avec quelle joie je donnerais en échange tout le bonheur que je puis avoir !... Mais cela m'est interdit. On ne peut que montrer le chemin aux autres. On ne peut pas faire leur chemin, à leur place. Chacun doit se sauver soi-même. Sauve-toi ! Sauvez-vous ! Je t'aime bien.
CHRISTOPHE
Mes respects à Madame Jeannin. »
« Madame Jeannin » lut la lettre, les lèvres serrées, avec un sourire de mépris, et dit sèchement :
-- Eh bien, suis son conseil. Sauve-toi.
Mais au moment où Olivier tendait la main pour reprendre la lettre, Jacqueline froissa le papier, le jeta par terre ; et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux. Olivier lui saisit la main :
-- Qu'as-tu ? demandait-il, ému.
-- Laisse-moi ! cria-t-elle, avec colère.
Elle sortit. Sur le seuil de la porte, elle cria :
-- Égoïstes !
Christophe avait fini par se faire des ennemis de ses protecteurs du Grand Journal. C'était facile à prévoir. Christophe avait reçu du ciel cette vertu célébrée par Gœthe : « la non-reconnaissance ».
« La répugnance à se montrer reconnaissant, écrivait Gœthe ironiquement, est rare et ne se manifeste que chez des hommes remarquables qui, sortis des classes les plus pauvres, ont été à chaque pas forcés d'accepter des secours empoisonnés par la grossièreté du bienfaiteur... »
Christophe ne pensait pas qu'il fût obligé de s'avilir, pour un service rendu, ni -- ce qui était le même pour lui -- d'abdiquer sa liberté. Il ne prêtait pas ses bienfaits à tant pour cent, il les donnait. Ses bienfaiteurs l'entendaient un peu différemment. Ils furent choqués dans le sentiment moral très élevé qu'ils avaient des devoirs de leurs débiteurs, que Christophe refusât d'écrire la musique d'un hymne stupide, pour une fête-réclame organisée par le journal. Ils lui firent sentir l'inconvenance de sa conduite. Christophe les envoya promener. Il acheva de les exaspérer, par le démenti brutal qu il infligea, peu après, à des assertions que le journal lui avait prêtées.
Alors, commença une campagne contre lui. On usa de toutes armes. On ressortit une fois de plus de l'arsenal aux chicanes la vieille machine de guerre, qui a servi tour à tour à tous les impuissants contre tous les créateurs, et qui n'a jamais tué personne, mais dont l'effet est immanquable sur les imbéciles : on l'inculpa de plagiat. On alla découper dans son œuvre et dans celle des collègues obscurs des passages artificieusement choisis et maquillés ; et l'on prouva qu'il avait volé ses inspirations à d'autres. On l'accusa d'avoir voulu étouffer de jeunes artistes. Encore s'il n'avait eu affaire qu'à ceux dont le métier est d'aboyer, à ces critiques nabots qui grimpent sur les épaules du grand homme, et qui crient :
-- Je suis plus grand que toi !
Mais non, les hommes de talent s'attaquent entre eux ; chacun cherche à se rendre insupportable à ses confrères ; et pourtant, comme dit l'autre, le monde est assez vaste pour que chacun puisse travailler en paix ; et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi assez rude.
Il se trouva en Allemagne des artistes jaloux, pour fournir des armes à ses ennemis, au besoin pour en inventer. Il s'en trouva en France. Les nationalistes de la presse musicale -- dont plusieurs étaient des étrangers -- lui jetèrent sa race à la tête comme une insulte. Le succès de Christophe avait beaucoup grandi ; et la mode s'en mêlant, on concevait qu'il irritât, par ses exagérations, même des hommes sans parti pris, -- à plus forte raison, les autres. Christophe avait maintenant, dans le public des concerts, parmi les gens du monde et les écrivains des jeunes revues, d'enthousiastes partisans qui, quoi qu'il fît, s'extasiaient, déclarant volontiers que la musique n'existait pas avant lui. Certains expliquaient ses œuvres, et y trouvaient des intentions philosophiques, dont il était ébahi. D'autres y voyaient une révolution musicale, l'assaut donné aux traditions, que Christophe respectait. Ce n'eût servi de rien qu'il protestât. Ils lui eussent démontré qu'il ne savait pas ce qu'il avait écrit. Ils s'admiraient, en l'admirant. Aussi, la campagne contre Christophe rencontra-t-elle de vives sympathies, parmi ses confrères, qu'exaspérait ce « battage » dont il était innocent. Ils n'avaient pas besoin de ces raisons pour n'aimer pas sa musique : la plupart éprouvaient, à son égard, l'irritation naturelle de celui qui n'a point d'idées et les exprime sans peine, selon les formules apprises, contre celui qui est bourré d'idées et s'en sert avec quelque gaucherie, selon le désordre apparent de sa fantaisie créatrice. Que de fois le reproche de ne pas savoir écrire lui avait été lancé par des scribes, pour qui le style consistait en des recettes de cénacle ! des moules de cuisine, où la pensée était jetée ! Les meilleurs amis de Christophe, qui ne cherchaient pas à le comprendre, et qui seuls le comprenaient parce qu'ils l'aimaient, simplement, pour le bien qu'il leur faisait, étaient des auditeurs obscurs qui n'avaient pas voix au chapitre. L'unique, qui eût pu vigoureusement répondre, au nom de Christophe, -- Olivier, était séparé de lui et semblait l'oublier. Christophe se trouvait donc livré à des adversaires et à des admirateurs qui rivalisaient à qui lui nuirait le plus. Dégoûté, il ne répondait point. Quand il lisait les arrêts que prononçait sur lui, du haut d'un grand journal, un de ces critiques présomptueux qui régentent l'art avec l'insolence que donnent l'ignorance et l'impunité, il haussait les épaules, disant :
-- Juge-moi. Je te juge. Rendez-vous dans cent ans !
Mais en attendant, les médisances allaient leur train ; et le public, suivant l'habitude, accueillait bouche bée les accusations les plus niaises et les plus ignominieuses.
Comme s'il ne trouvait point que la situation fût assez difficile, Christophe choisit ce moment pour se brouiller avec son éditeur. Il n'avait pourtant pas à se plaindre de Hecht, qui lui publiait régulièrement ses nouvelles œuvres, et qui était honnête en affaires. Il est vrai que cette honnêteté ne l'empêchait point de conclure des traités désavantageux pour Christophe ; mais, ces traités, il les tenait. Il ne les tenait que trop bien. Un jour, Christophe eut la surprise de voir son septuor arrangé en quatuor, et une suite de pièces pour piano à deux mains gauchement transcrites à quatre mains, sans qu'on l'eût avisé. Il courut chez Hecht, et, lui mettant sous le nez les pièces du délit, il dit :
-- Connaissez-vous cela ?
-- Sans doute, dit Hecht.
-- Et vous avez osé... vous avez osé tripatouiller mes œuvres, sans me demander la permission !...
-- Quelle permission ? dit Hecht avec calme. Vos œuvres sont à moi.
-- À moi aussi, je suppose !
-- Non, fit Hecht doucement.
Christophe bondit.
-- Mes œuvres ne sont pas à moi ?
-- Elles ne sont plus à vous. Vous me les avez vendues.
-- Vous vous moquez de moi ! Je vous ai vendu le papier. Faites-en de l'argent, si vous voulez. Mais ce qui est écrit dessus, c'est mon sang, c'est à moi.
-- Vous m'avez tout vendu. En échange de l'œuvre que voici, je vous ai alloué une somme de trois cents francs, payable jusqu'à due concurrence, à raison de trente centimes par exemplaire vendu de l'édition originale. Moyennant quoi, vous m'avez cédé, sans aucune restriction ni réserve, tous vos droits sur votre œuvre.
-- Même celui de la détruire ?
Hecht haussa les épaules, sonna, et dit à un employé :
-- Apportez-moi le dossier de M. Krafft.
Il lut posément à Christophe le texte du traité, que Christophe avait signé sans le lire, -- duquel il résultait, selon la règle ordinaire des traités que souscrivaient alors les éditeurs de musique, -- « que M. Hecht était subrogé dans tous les droits, moyens et actions de l'auteur, et avait, à l'exclusion de tout autre, le droit d'éditer, publier, graver, imprimer, traduire, louer, vendre, à son profit, sous telle forme qu'il lui plaisait, faire exécuter dans les concerts, cafés-concerts, bals, théâtres, etc.... l'œuvre dite, publier tout arrangement de l'œuvre pour quelque instrument et même avec paroles, ainsi que d'en changer le titre... etc., etc.... »[8].
-- Vous voyez, lui dit-il, que je suis fort modéré.
-- Évidemment, dit Christophe, je dois vous remercier. Vous auriez pu faire de mon septuor une chanson de café-concert.
Il se tut, consterné, la tête entre les mains.
-- J'ai vendu mon âme, répétait-il.
-- Soyez sûr, dit Hecht ironiquement, que je n'en abuserai pas.
-- Et votre République, fit Christophe, autorise ces trafics ! Vous dites que l'homme est libre. Et vous vendez la pensée à l'encan.
-- Vous avez touché le prix, dit Hecht.
-- Trente deniers, oui, fit Christophe. Reprenez-les.
Il fouillait dans ses poches pour rendre à Hecht les trois cent francs. Mais il ne les avait pas. Hecht sourit légèrement, avec un peu de dédain. Ce sourire engagea Christophe.
-- Je veux mes œuvres, dit-il, je vous les rachète.
-- Vous n'en avez aucun droit, dit Hecht. Mais comme je ne tiens nullement à retenir les gens de force, je consens à vous les rendre, -- si vous êtes en mesure de me rembourser des indemnités dues.
-- Je le serai, dit Christophe, dussé-je me vendre moi-même.
Il accepta, sans discuter, les conditions que Hecht lui soumit, quinze jours plus tard. Par une folie insigne, il rachetait les éditions de ses œuvres, à des prix cinq fois supérieurs à ce que ses œuvres lui avaient rapporté, quoique nullement exagérés : car ils étaient scrupuleusement calculés d'après les bénéfices réels que les œuvres apportaient à Hecht. Christophe était incapable de payer ; et Hecht y comptait bien. Hecht ne tenait pas à accabler Christophe, qu'il estimait comme artiste et comme homme, plus qu'aucun autre des jeunes musiciens ; mais il voulait lui donner une leçon : car il n'admettait point qu'on se révoltât contre ce qui était son droit. Il n'avait pas fait ces règlements, ils étaient ceux du temps : il les trouvait donc équitables. Il était d'ailleurs sincèrement convaincu qu'ils étaient pour le bien de l'auteur, comme de l'éditeur, qui sait mieux que l'auteur les moyens de répandre l'œuvre, et ne s'arrête point comme lui à des scrupules d'ordre sentimental, respectables, mais contraires à son véritable intérêt. Il était décidé à faire réussir Christophe ; mais c'était à sa façon, et à condition que Christophe lui fût livré, pieds et poings liés. Il voulut lui faire sentir qu'on ne pouvait se dégager si facilement de ses services. Ils firent un marché conditionnel ; si, dans un délai de six mois, Christophe ne réussissait pas à s'acquitter, les œuvres restaient en toute propriété à Hecht. Il était à prévoir que Christophe ne pourrait trouver le quart de la somme demandée.
Il s'entêta pourtant, donnant congé de son appartement plein de souvenirs pour lui, afin d'en prendre un autre moins coûteux, -- vendant divers objets, dont aucun, à sa surprise, n'avait de valeur, -- s'endettant, recourant à l'obligeance de Mooch, malheureusement fort dépourvu alors et malade, cloué chez lui par des rhumatismes, -- cherchant un autre éditeur, et partout se heurtant à des conditions aussi léonines que celles de Hecht, ou même à des refus.
C'était le temps où les attaques contre lui étaient le plus vives dans la presse musicale. Un des principaux journaux parisiens était particulièrement acharné ; quelqu'un de ses rédacteurs, qui ne signait point de son nom, l'avait pris comme tête de Turc : pas de semaine qu'il ne parût dans les Échos quelque note perfide pour le rendre ridicule. Le critique musical achevait l'œuvre de son confrère masqué : le moindre prétexte lui était bon pour exprimer son animosité. Ce n'étaient encore que les premières escarmouches : il promettait d'y revenir, et de procéder sous peu à une exécution en règle. Ils ne se pressaient point, sachant qu'aucune accusation précise ne vaut pour le public une suite d'insinuations obstinément répétées. Ils jouaient avec Christophe, comme le chat avec la souris. Christophe, à qui les articles étaient envoyés, les méprisait, mais ne laissait pas d'en souffrir. Cependant, il se taisait ; et, au lieu de répondre -- (l'aurait-il pu, même s'il l'avait voulu ?) -- il s'obstinait dans sa lutte d'amour-propre inutile et disproportionnée avec son éditeur. Il y perdait son temps, ses forces, son argent, et ses seules armes, puisque de gaieté de cœur, il prétendait renoncer à la publicité que Hecht faisait à sa musique.
Brusquement, tout changea. L'article annoncé dans le journal ne parut point. Les insinuations se turent. La campagne s'arrêta net. Bien plus : deux ou trois semaines après, le critique du journal publiait, d'une façon incidente, quelques lignes élogieuses, qui semblaient attester que la paix était faite. Un grand éditeur de Leipzig écrivit à Christophe pour lui offrir de publier ses œuvres ; et le traité fut conclu à des conditions avantageuses. Une lettre flatteuse, qui portait le cachet de l'ambassade d'Autriche, exprima à Christophe le désir qu'on avait d'introduire certaines de ses compositions sur les programmes des soirées de gala, données à l'ambassade. Philomèle, que patronnait Christophe, fut priée de se faire entendre à une de ces soirées ; et aussitôt après, elle fut partout demandée dans les salons aristocratiques de la colonie allemande et italienne de Paris. Christophe lui-même, qui ne put se dispenser de venir à un des concerts, trouva le meilleur accueil auprès de l'ambassadeur. Cependant, quelques mots d'entretien lui montrèrent que son hôte, assez peu musicien, ne connaissait rien de ses œuvres. D'où venait donc cet intérêt subit ? Une invisible main semblait veiller sur lui, écarter les obstacles, lui aplanir la route. Christophe s'informa. L'ambassadeur fit allusion à deux amis de Christophe, le comte et la comtesse Bérény, qui avaient une grande sympathie pour lui. Christophe ignorait jusqu'à leur nom ; et le soir qu'il vint à l'ambassade, il n'eut pas l'occasion de leur être présenté. Il n'insista pas pour les connaître. Il traversait une période de dégoût des hommes, où il faisait aussi peu fond sur ses amis que sur ses ennemis : amis et ennemis étaient également incertains ; un souffle les changeait ; il fallait apprendre à s'en passer, et dire, comme ce vieux homme du XVIIe siècle :
« Dieu m'a donné des amis ; il me les a ôtés. Ils m'ont laissé. Je les laisse, et n'en fait point mention. »
Depuis qu'il avait quitté la maison d'Olivier, Olivier ne lui avait plus donné signe de vie ; tout semblait fini entre eux. Christophe ne tenait pas à faire des amitiés nouvelles. Il se représentait le comte et la comtesse Bérény, à l'image de tant de snobs qui se disaient ses amis ; et il ne fit rien pour les rencontrer. Il les eût plutôt fuis.
C'était Paris tout entier qu'il eût voulu fuir. Il avait besoin de se réfugier, pour quelques semaines, dans une solitude amie. S'il avait pu se retremper, quelques jours, seulement quelques jours, dans son pays natal ! Peu à peu, cette pensée devenait un désir maladif. Il voulait revoir son fleuve, son ciel, la terre de ses morts. Il fallait qu'il les revît. Il ne le pouvait point, sans risquer sa liberté : il était toujours sous le coup de l'arrêt lancé contre lui, lors de sa fuite d'Allemagne. Mais il se sentait prêt à toutes les folies pour rentrer, ne fût-ce qu'un seul jour.
Par bonheur, il en parla à un de ses nouveaux protecteurs. Comme un jeune attaché à l'ambassade d'Allemagne, rencontré à la soirée où l'on donnait ses œuvres, lui disait que son pays était fier d'un musicien tel que lui, Christophe répondit amèrement :
-- Il est si fier de moi qu'il me laissera mourir à sa porte, sans m'ouvrir.
Le jeune diplomate se fit expliquer la situation ; et quelques jours après, il revint voir Christophe, et lui dit :
-- On s'intéresse à vous en haut lieu. Un très grand personnage, qui a seul pouvoir pour suspendre les effets du jugement qui pèse sur vous, a été mis au courant de votre situation ; et il daigne en être touché. Je ne sais pas comment votre musique a pu lui plaire : car -- (entre nous) -- il n'a pas le goût fort bon ; mais il est intelligent, et il a le cœur généreux. Sans qu'il soit possible de lever pour le moment, l'arrêt rendu contre vous, on consent à fermer les yeux, si vous voulez passer quarante-huit heures dans votre ville, pour revoir les vôtres. Voici un passeport. Vous le ferez viser, à l'arrivée et au départ. Soyez prudent, et n'attirez pas l'attention.
Christophe revit encore une fois sa terre. Il passa les deux jours qui lui étaient accordés, ne s'entretenant qu'avec elle et ceux qui étaient en elle. Il vit la tombe de sa mère. L'herbe y poussait ; mais des fleurs y avaient été déposées récemment. Côte à côte dormaient le père et le grand-père. Il s'assit à leurs pieds. La tombe était adossée au mur d'enceinte. Un châtaigner qui poussait de l'autre côté, dans le chemin creux, l'ombrageait. Par-dessus le mur bas, on voyait les moissons dorées, où le vent tiède faisait passer des ondulations molles ; le soleil régnait sur la terre assoupie ; on entendait le cri des cailles dans les blés, et sur les tombes la douce houle des cyprès. Christophe était seul et rêvait. Son cœur était calme. Assis, les mains jointes autour du genou, et le dos appuyé au mur, il regardait le ciel. Ses yeux se fermèrent, un moment. Comme tout était simple ! Il se sentait chez lui, parmi les siens. Il se tenait auprès d'eux, la main dans la main. Les heures s'écoulaient. Vers le soir, des pas firent crier le sable des allées. Le gardien passa, regarda Christophe assis. Christophe lui demanda qui avait mis les fleurs. L'homme répondit que la fermière de Buir passait, une ou deux fois par an.
-- Lorchen ? dit Christophe.
Ils causèrent.
-- Vous êtes le fils, dit l'homme.
-- Elle en avait trois, dit Christophe.
-- Je parle de celui de Hambourg. Les autres ont mal tourné.
Christophe, la tête un peu renversée en arrière, immobile, se taisait. Le soleil descendait.
-- Je vais fermer, dit le gardien.
Christophe se leva, et fit lentement avec lui le tour du cimetière. Le gardien faisait les honneurs de chez lui. Christophe s'arrêtait pour lire les noms inscrits. Que de gens de sa connaissance il retrouvait là, réunis ! Le vieux Euler, -- son gendre, -- plus loin, des camarades d'enfance, de petites filles avec qui il avait joué, -- et là, un nom qui lui remua le cœur : Ada... Paix sur tous...
Les flammes du couchant ceinturaient le tranquille horizon. Christophe sortit. Il se promena longtemps encore dans les champs. Les étoiles s'allumaient...
Le lendemain, il revint et, de nouveau, passa l'après-midi à sa place de la veille. Mais le beau calme silencieux de la veille s'était animé. Son cœur chantait un hymne insouciant et heureux. Assis sur la margelle de la tombe, il écrivit sur ses genoux, au crayon, dans un carnet de notes, le chant qu'il entendait. Le jour ainsi passa. Il lui semblait qu'il travaillait dans sa petite chambre d'autrefois, et que la maman était là, de l'autre côté de la cloison. Quand il eut fini et qu'il fallut partir, -- il était déjà à quelques pas de la tombe, -- il se ravisa, il revint, et enfouit le carnet dans l'herbe, sous le lierre. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Christophe pensa :
-- Il sera vite effacé. Tant mieux !... Pour toi seule. Pour nul autre.
Il revit aussi le fleuve, les rues familières, où tant de choses étaient changées. Aux portes de la ville, sur les promenades des anciens bastions, un petit bois d'acacias qu'il avait vu planter avait conquis la place, étouffait les vieux arbres. En longeant le mur qui bordait le jardin des De Kerich, il reconnut la borne sur laquelle il grimpait, lorsqu'il était gamin, pour regarder dans le parc ; et il fut étonné de voir comme la rue, le mur, le jardin étaient devenus petits. Devant la grille d'entrée, il s'arrêta un moment. Il continuait son chemin, quand une voiture passa. Machinalement, il leva les yeux, et ses yeux rencontrèrent ceux d'une jeune dame, fraîche, grasse, réjouie, qui l'examinait curieusement. Elle fit une exclamation de surprise. À son geste, la voiture s'arrêta. Elle dit :
-- Monsieur Krafft !
Il s'arrêta.
Elle dit en riant :
-- Minna...
Il courut à elle, presque aussi troublé qu'au jour de la première rencontre [9]. Elle était avec un monsieur, grand, gros, chauve, aux moustaches relevées d'un air vainqueur, qu'elle présenta : « Herr Reichsgerichtsrat von Brombach », -- son mari. Elle voulut que Christophe entrât à la maison. Il cherchait à s'excuser. Mais Minna s'exclamait.
-- « Non, non, il devait venir, venir dîner. »
Elle parlait très fort et très vite, et, sans attendre les questions, déjà racontait sa vie. Christophe, abasourdi par sa volubilité et par son bruit, n'entendait qu'à moitié, et il la regardait. C'était là sa petite Minna ! Elle était florissante, robuste, rembourrée de toutes parts, une jolie peau, un teint de rose, mais les traits élargis, particulièrement le nez solide et bien nourri. Les gestes, les manières, les gentillesses étaient restées les mêmes ; mais le volume avait changé.
Cependant, elle ne cessait de parler : elle racontait à Christophe les histoires de son passé, ses histoires intimes, la façon dont elle avait aimé son mari et dont son mari l'avait aimée. Christophe était gêné. Elle avait un optimisme sans critique, qui lui faisait trouver parfait et supérieur aux autres, -- (du moins quand elle était en présence des autres,) -- sa ville, sa maison, sa famille, et elle-même. Elle disait de son mari, et devant lui, qu'il était « l'homme le plus grandiose qu'elle eût jamais vu », qu'il y avait en lui « une force surhumaine ».
« L'homme le plus grandiose » tapotait en riant les joues de Minna, et déclarait à Christophe qu'elle était « une femme hautement éminente ». Il semblait que monsieur le Reichsgerichtsrat fût au courant de la situation de Christophe, et qu'il ne sût au juste s'il devait le traiter avec égards ou sans égards, vu sa condamnation d'une part, et, de l'autre, vu l'auguste protection qui le couvrait ; il prit le parti de mélanger les deux manières. Pour Minna, elle parlait toujours. Quand elle eut abondamment parlé d'elle à Christophe, elle parla de lui ; elle le harcela de questions aussi intimes que l'avaient été les réponses aux questions supposées, qu'il ne lui avait point faites. Elle était ravie de revoir Christophe ; elle ne connaissait rien de sa musique ; mais elle savait qu'il était connu ; elle était flattée qu'il l'eût aimée. -- (et qu'elle l'eût refusé). -- Elle le lui rappela, en plaisantant, sans beaucoup de délicatesse. Elle lui demanda son autographe pour son album. Elle l'interrogea avec insistance sur Paris. Elle manifestait pour cette ville autant de curiosité que de mépris. Elle prétendait la connaître, ayant vu les Folies-Bergère, l'Opéra, Montmartre et Saint-Cloud. D'après elle, les Parisiennes étaient des cocottes, de mauvaises mères, qui avaient le moins possible d'enfants et ne s'en occupaient point, les laissant au logis pour aller au théâtre ou dans les lieux de plaisir. Elle n'admettait point qu'on la contredît. Au cours de la soirée, elle voulut que Christophe jouât un morceau de piano. Elle le trouva charmant. Mais au fond, elle admirait autant le jeu de son mari.
Christophe eut le plaisir de revoir la mère de Minna, Mme de Kerich. Il avait conservé pour elle une secrète tendresse, parce qu'elle avait été bonne pour lui. Elle n'avait rien perdu de sa bonté, et elle était plus naturelle que Minna ; mais elle témoignait toujours à Christophe cette petite ironie affectueuse qui l'irritait jadis. Elle en était restée au point où il l'avait laissée ; elle aimait les mêmes choses ; et il ne lui semblait pas admissible qu'on pût faire mieux, ni autrement ; elle opposait le Jean-Christophe d'autrefois au Jean-Christophe d'aujourd'hui ; et elle le préférait au premier.
Autour d'elle, personne n'avait changé d'esprit, que Christophe. L'immobilité de la petite ville, son étroitesse d'horizon, lui étaient pénibles. Ses hôtes passèrent une partie de la soirée à l'entretenir de commérages sur le compte de gens qu'il ne connaissait pas. Ils étaient à l'affût des ridicules de leurs voisins et ils décrétaient ridicule tout ce qui différait d'eux. Cette curiosité malveillante, perpétuellement occupée de riens, finissait par causer à Christophe un malaise insupportable. Il essaya de parler de sa vie, à l'étranger. Mais tout de suite, il se heurta à l'impossibilité de leur faire sentir cette civilisation française, dont il avait souffert, et qui lui devenait chère, en ce moment qu'il la représentait dans son propre pays, -- ce libre esprit latin, dont la première loi est l'intelligence : comprendre le plus possible, au risque de faire bon marché de la « moralité ». Il retrouvait chez ses hôtes, et surtout chez Minna, cet esprit orgueilleux, qui l'avait blessé autrefois, mais dont il avait perdu le souvenir, -- orgueilleux par faiblesse autant que par vertu, -- cette honnêteté sans charité, fière de sa vertu, et méprisante des défaillances qu'elle ne pouvait pas connaître, le culte du comme-il-faut, le dédain scandalisé des supériorités « irrégulières ». Minna avait une assurance tranquille et sentencieuse d'avoir toujours raison. Aucune nuance dans sa façon de juger les autres. Elle ne se souciait pas de les comprendre, elle n'était occupée que d'elle-même. Son égoïsme se badigeonnait d'une vague teinture métaphysique. Il était constamment question de son « moi », du développement de son « moi ». Elle était peut-être une bonne femme, et capable d'aimer. Mais elle s'aimait trop. Surtout, elle se respectait trop. Elle avait l'air de dire perpétuellement le Pater et l'Ave devant son « moi ». On avait le sentiment qu'elle eût cessé totalement d'aimer, et pour toujours, l'homme qu'elle aimait le mieux, s'il eût manqué un seul instant -- (l'aurait-il regretté mille fois, par la suite), -- au respect dû envers la dignité de son « moi »... Au diable ton « moi » ! Pense donc un peu au « toi » !...
Cependant, Christophe ne la voyait pas avec des yeux sévères. Lui qui était si irritable à l'ordinaire, il l'écoutait parler avec une patience archangélique. Il se défendait de la juger. Il l'entourait, comme d'une auréole, du religieux souvenir de son enfance ; et il s'obstinait à rechercher en elle l'image de la petite Minna. Il n'était pas impossible de la reconnaître en certains de ses gestes ; le timbre de sa voix avait certaines sonorités qui réveillaient des échos émouvants. Il s'absorbait en eux, se taisant, n'écoutant pas les paroles qu'elle disait, ayant l'air d'écouter, ne cessant de lui témoigner un respect attendri. Mais il avait du mal à concentrer son esprit : elle faisait trop de bruit, elle l'empêchait d'entendre Minna. À la fin, il se leva un peu las :
-- Pauvre petite Minna ! Ils voudraient me faire croire que tu es là, dans cette belle grosse personne, qui crie fort et qui m'ennuie. Mais je sais bien que non. Allons-nous-en, Minna. Qu'avons-nous à faire de ces gens ?
Il s'en alla, leur laissant croire qu'il reviendrait le lendemain. S'il avait dit qu'il repartait, le soir, ils ne l'eussent point lâché jusqu'à l'heure du train. Dès les premiers pas dans la nuit, il retrouva l'impression de bien-être qu'il avait, avant d'avoir rencontré la voiture. Le souvenir de la soirée importune s'effaça, comme d'un coup d'éponge : il n'en resta plus rien ; la voix du Rhin noya tout. Il allait sur le bord, du côté de la maison où il était né. Il n'eut pas de peine à la reconnaître. Les volets étaient fermés ; on dormait. Christophe s'arrêta au milieu de la route ; il lui semblait que s'il frappait à la porte, les fantômes connus lui ouvriraient. Il pénétra dans le pré, autour de la maison, près du fleuve, à l'endroit où il allait causer jadis avec Gottfried, le soir. Il s'assit. Et les jours passés revécurent. Et la chère petite fille qui avait bu avec lui le rêve du premier amour était ressuscitée. Ils revivaient ensemble la jeune tendresse, et ses douces larmes et ses espoirs infinis. Et il se dit, avec un sourire de bonhomie :
-- La vie ne m'a rien appris. J'ai beau savoir... j'ai beau savoir... J'ai toujours les mêmes illusions.
Qu'il est bon d'aimer et de croire intarissablement ! Tout ce que touche l'amour est sauvé de la mort.
-- Minna, qui es avec moi, -- avec moi, pas avec l'autre... Minna qui ne vieilliras jamais !...
La lune, voilée, sortit des nuages, et sur le dos du fleuve fit luire des écailles d'argent. Christophe eut l'impression que le fleuve ne passait pas jadis aussi près du tertre où il était assis. Il s'approcha. Oui, il y avait là naguère, au delà de ce poirier, une langue de sable, une petite pente gazonnée, où il avait joué bien des fois. Le fleuve les avait rongées ; il avançait, léchant les racines du poirier. Christophe eut un serrement de cœur. Il revint vers la gare. De ce côté, un nouveau quartier, -- maisons pauvres, chantiers en construction, grandes cheminées d'usines, -- commençait à s'élever. Christophe songea au bois d'acacias qu'il avait vu, dans l'après-midi, et il pensa :
-- Là aussi, le fleuve ronge...
La vieille ville, endormie dans l'ombre, avec tout ce qu'elle renfermait, vivants et morts, lui fut plus chère encore car il la sentit menacée...
Hostis habet muros...
Vite, sauvons les nôtres ! La mort guette tout ce que nous aimons. Hâtons-nous de graver le visage qui passe, sur le bronze éternel. Arrachons aux flammes le trésor de la patrie, avant que l'incendie dévore le palais de Priam...
Christophe monta dans le train, qui partit, comme un homme qui fuit devant l'inondation. Mais pareils à ceux-là qui sauvaient du naufrage de leur ville les dieux de la cité, Christophe emportait en lui l'étincelle d'amour qui avait jailli de sa terre, et l'âme sacrée du passé.
Jacqueline et Olivier s'étaient rapprochés, pour un temps. Jacqueline avait perdu son père. Cette mort l'avait profondément remuée. En présence du malheur véritable, elle sentit la misérable niaiserie des autres douleurs ; et la tendresse que lui témoignait Olivier ranima son affection pour lui. Elle se trouvait ramenée, de quelques années en arrière, aux tristes jours qui avaient suivi la mort de la tante Marthe, et qui avaient été suivis des jours bénis d'amour. Elle se disait qu'elle était ingrate envers la vie et qu'il fallait lui savoir gré de ne pas vous prendre le peu qu'elle vous avait donné. Ce peu, dont le prix lui était révélé, elle le serrait jalousement contre elle. Un éloignement momentané de Paris, que le médecin avait prescrit pour la distraire de son deuil, un voyage qu'elle fit avec Olivier, une sorte de pèlerinage aux lieux où ils s'étaient aimés pendant la première année de leur mariage, acheva de l'attendrir. Dans la mélancolie de retrouver, au détour du chemin, la chère figure de l'amour, qu'on croyait disparu, et de la voir passer, et de savoir qu'elle disparaîtrait de nouveau, -- pour combien de temps ? pour toujours, peut-être ? -- ils l'étreignaient avec une passion désespérée...
-- Reste, reste avec nous !
Mais ils savaient bien qu'ils allaient le perdre...
Quand Jacqueline revint à Paris, elle sentait tressaillir dans son corps une petite vie nouvelle, allumée par l'amour. Mais l'amour était déjà passé. Le fardeau qui s'appesantissait en elle ne la rattachait pas à Olivier. Elle n'en éprouvait point la joie qu'elle attendait. Elle s'interrogeait avec inquiétude. Naguère, quand elle se tourmentait, souvent elle avait pensé que la venue d'un petit enfant serait le salut pour elle. Le petit enfant était là, le salut n'était pas venu. Cette plante humaine qui enfonçait ses racines dans sa chair, elle la sentait avec effroi pousser, boire son sang. Elle restait des journées, absorbée, écoutant, le regard perdu, tout son être aspiré par l'être inconnu qui avait pris possession d'elle. C'était un bourdonnement vague, doux, endormant, angoissant. Elle se réveillait en sursauts de cette torpeur, -- moite de sueur, frissonnante, avec un éclair de révolte. Elle se débattait contre le filet où la nature l'avait prise. Elle voulait vivre, elle voulait être libre, il lui semblait que la nature l'avait dupée. Puis, elle avait honte de ces pensées, elle se trouvait monstrueuse, elle se demandait si elle était donc plus mauvaise, ou autrement faite que les autres femmes. Et peu à peu, elle s'apaisait de nouveau, engourdie comme un arbre, dans la sève et le rêve du fruit vivant qui mûrissait en ses entrailles. Qu'allait-il être ?...
Lorsqu'elle entendit son premier cri à la lumière, lorsqu'elle vit ce petit corps pitoyable et touchant, tout son cœur se fondit. Elle connut, en une minute d'éblouissement, cette glorieuse joie de la maternité, la plus puissante qui soit au monde : avoir créé de sa souffrance un être de sa chair, un homme. Et la grande vague d'amour qui remue l'univers l'étreignit de la tête aux pieds, la roula, la souleva jusqu'aux cieux... Ô Dieu, la femme qui crée est ton égale ; et tu ne connais pas une joie pareille à la sienne : car tu n'as pas souffert...
Puis, la vague retomba ; et l'âme retoucha le fond.
Olivier, tremblant d'émotion, se penchait sur l'enfant ; et, souriant à Jacqueline, il tâchait de comprendre quel lien de vie mystérieux il y avait entre eux deux et cet être misérable encore à peine humain. Tendrement, avec un peu de dégoût, il effleura de ses lèvres cette petite tête jaune et ridée. Jacqueline le regardait : jalousement, elle le repoussa ; elle saisit l'enfant, et le serra contre son sein, elle le couvrit de baisers. L'enfant cria, elle le rendit ; et, la tête tournée contre le mur, elle pleura ; Olivier vint vers elle, l'embrassa, but ses larmes ; elle l'embrassa aussi, et se força à sourire ; puis, elle demanda qu'on la laissât se reposer, avec l'enfant près d'elle... Hélas ! qu'y faire, lorsque l'amour est mort ? L'homme, qui livre à l'intelligence plus de la moitié de soi-même, ne perd jamais un sentiment fort, sans en conserver dans son cerveau une trace, une idée. Il peut ne plus aimer, il ne peut pas oublier qu'il a aimé. Mais la femme qui a aimé, sans raison, tout entière, et qui cesse d'aimer, sans raison, tout entière, qu'y peut-elle ? Vouloir ? Se faire illusion ? Et quand elle est trop faible pour vouloir, trop vraie pour se faire illusion ?...
Jacqueline, accoudée sur son lit, regardait l'enfant avec une tendre pitié. Qu'était-il ? Quel qu'il fût, il n'était pas d'elle tout entier. Il était aussi « l'autre ». Et « l'autre », elle ne l'aimait plus. Pauvre petit ! Cher petit ! Elle s'irritait contre cet être qui voulait la rattacher à un passé mort ; et, se penchant sur lui, elle l'embrassait, elle l'embrassait...
Le grand malheur des femmes d'aujourd'hui, c'est qu'elles sont trop libres, et pas assez. Plus libres, elles chercheraient des liens, elles y trouveraient un charme et une sécurité. Moins libres, elles se résigneraient à des liens qu'elles sauraient ne pouvoir briser ; et elles souffriraient moins. Mais le pire est d'avoir des liens qui ne vous lient pas, et des devoirs dont on peut s'affranchir.
Si Jacqueline avait cru que sa petite maison lui était assignée pour toute la durée de la vie, elle l'eût trouvée moins incommode et moins étroite, elle se fût ingéniée à la rendre confortable ; elle eût fini, comme elle avait commencé : par l'aimer. Mais elle savait qu'elle en pouvait sortir ; et elle y étouffait. Elle pouvait se révolter : elle en arriva à croire qu'elle le devrait.
Les moralistes d'à présent sont d'étranges animaux. Tout leur être s'est atrophié, au profit des facultés d'observation. Ils ne cherchent plus qu'à voir la vie : à peine à la comprendre, nullement à la vouloir. Quand ils ont reconnu dans la nature humaine et noté ce qui est, leur tâche leur paraît accomplie, ils disent :
-- Cela est.
Ils n'essaient point de le changer. Il semble qu'à leurs yeux le seul fait d'exister soit une vertu morale. Toutes les faiblesses se sont trouvées, du coup, investies d'une sorte de droit divin. Le monde se démocratise. Autrefois, le roi seul était irresponsable. Aujourd'hui, ce sont tous les hommes, et, de préférence, la canaille. Les admirables conseillers ! Avec beaucoup de peine et un soin scrupuleux, ils s'appliquent à démontrer aux faibles à quel point ils sont faibles, et que, de par la nature, il en a été décrété ainsi, de toute éternité. Que reste-t-il aux faibles, qu'à se croiser les bras ? Bien heureux, quand ils ne s'admirent point ! À force de s'entendre répéter qu'elle est une enfant malade, la femme s'enorgueillit de l'être. On cultive ses lâchetés, on les fait s'épanouir. Qui s'amuserait à conter complaisamment aux enfants qu'il est un âge dans l'adolescence où l'âme qui n'a pas encore trouvé son équilibre, est capable des crimes, du suicide, des pires dépravations physiques et morales, et qui les excuserait, -- sur-le-champ, les crimes naîtraient. L'homme même. Il suffit de lui répéter qu'il n'est point libre, pour qu'il ne le soit plus et se livre à la bête. Dites à la femme qu'elle est responsable, maîtresse de son corps et de sa volonté, -- et elle le sera. Mais lâches que vous êtes, vous vous gardez bien de le dire : car vous avez intérêt à ce qu'elle ne le sache point !...
Le triste milieu où se trouvait Jacqueline acheva de l'égarer. Depuis qu'elle s'était détachée d'Olivier, elle était rentrée dans ce monde qu'elle méprisait quand elle était jeune fille. Autour d'elle et de ses amies mariées, s'était formée une petite société de jeunes hommes et de jeunes femmes riches, élégants, désœuvrés, intelligents et veules. Il y régnait une liberté absolue de pensée et de propos, que tempérait seulement, en l'assaisonnant, l'esprit. Volontiers ils eussent pris la devise de l'abbaye Rabelaisienne :
Fais ce que Vouldras.
Mais ils se vantaient un peu : car ils ne voulaient pas grand'chose ; c'étaient les énervés de Thélème. Ils professaient avec complaisance la liberté des instincts ; mais ces instincts chez eux étaient fort effacés ; et leur dévergondage restait surtout cérébral. Ils jouissaient de se sentir fondre dans la grande piscine fade et voluptueuse de la civilisation, ce tiède bain de boue, où se liquéfient les énergies humaines, les rudes puissances vitales, l'animalité primitive et ses floraisons de foi, de volonté, de passions et de devoirs. Dans cette pensée gélatineuse, le joli corps de Jacqueline se baignait. Olivier ne pouvait l'en empêcher. Il était, lui aussi, touché par la maladie du temps ; il ne se croyait pas le droit d'entraver la liberté de celle qu'il aimait, il ne voulait rien obtenir, si ce n'était par l'amour. Et Jacqueline ne lui en savait aucun gré, puisque sa liberté était pour elle un droit.
Le pire était qu'elle apportait dans ce monde amphibie un cœur entier qui répugnait à toute équivoque : quand elle croyait, elle se donnait ; sa petite âme ardente et généreuse, dans son égoïsme même, brûlait tous ses vaisseaux ; et, de sa vie en commun avec Olivier, elle avait conservé une intransigeance morale, qu'elle était prête à appliquer jusque dans l'immoralité.
Ses nouveaux amis étaient bien trop prudents pour se montrer aux autres comme ils étaient. S'ils affichaient, en théorie, une liberté complète à l'égard des préjugés de la morale et de la société, ils s'arrangeaient, dans la pratique, de façon à ne rompre en visière avec aucun qui leur fût avantageux ; ils se servaient de la morale et de la société, en les trahissant, comme des domestiques infidèles qui volent leurs maîtres. Ils se volaient même les uns les autres, par habitude et par désœuvrement. Il en était plus d'un parmi ces maris, qui savait que sa femme avait des amants. Ces femmes n'ignoraient point que leurs maris avaient des maîtresses. Ils s'en accommodaient. Le scandale ne commence que lorsqu'on fait du bruit. Ces bons ménages reposaient sur une entente tacite entre associés, -- entre complices. Mais Jacqueline, plus franche, jouait bon jeu, bon argent. D'abord, être sincère. Et puis, être sincère. Et encore, et toujours, être sincère. La sincérité était aussi une des vertus que prônait la pensée du temps. Mais c'est ici qu'on voit que tout est sain pour les sains, et que tout est corruption pour les cœurs corrompus. Qu'il est laid parfois d'être sincère ! C'est un péché pour les médiocres de vouloir lire au fond d'eux-mêmes. Ils y lisent leur médiocrité ; et l'amour-propre y trouve encore son compte.
Jacqueline passait son temps à s'étudier dans son miroir ; elle y voyait des choses qu'elle eût mieux fait de ne jamais voir : car, après les avoir vues, elle n'avait plus la force d'en détacher les yeux ; et, au lieu de les combattre, elle les regardait grossir ; elles devenaient énormes, elles finissaient par s'emparer de ses yeux et de sa pensée.
L'enfant ne suffisait pas à remplir sa vie. Elle n'avait pu l'allaiter ; le petit dépérissait. Il avait fallu prendre une nourrice. Gros chagrin, d'abord... Ce fut bientôt un soulagement. Le petit se portait maintenant à merveille ; il poussait vigoureusement, comme un brave petit gars, qui ne donnait point de tracas, passait son temps à dormir, et criait à peine, la nuit. La nourrice, -- une robuste Nivernaise qui n'en était pas à son premier nourrisson et qui, à chaque fois, se prenait pour lui d'une affection animale, jalouse et encombrante, -- semblait la véritable mère. Quand Jacqueline exprimait un avis, l'autre n'en faisait qu'à sa tête ; et si Jacqueline essayait de discuter, elle finissait par s'apercevoir qu'elle n'y connaissait rien. Elle ne s'était jamais bien remise, depuis la naissance de l'enfant : un commencement de phlébite l'avait abattue ; obligée pendant des semaines à l'immobilité, elle se rongeait ; sa pensée fiévreuse ressassait indéfiniment la même plainte monotone et hallucinée : « Elle n'avait pas vécu, elle n'avait pas vécu ; et maintenant, sa vie était finie... » Car son imagination était frappée : elle se croyait estropiée pour toujours ; et une rancune sourde, acre, inavouée, montait en elle contre la cause innocente de son mal, contre l'enfant. C'est là un sentiment moins rare qu'on ne croit ; mais on jette un voile dessus ; celles même qui l'éprouvent ont honte d'en convenir, dans le secret de leur cœur. Jacqueline se condamnait ; un combat se livrait entre son égoïsme et l'amour maternel. Quand elle voyait l'enfant qui dormait comme un bienheureux, elle était attendrie ; -- mais aussitôt après, elle pensait avec amertume :
-- Il m'a tuée.
Et elle ne pouvait refouler une révolte irritée contre le sommeil indifférent de cet être dont elle avait acheté le bonheur, au prix de sa souffrance. Même après qu'elle fut guérie, quand l'enfant fut plus grand, ce sentiment d'hostilité persista obscurément. Comme elle en avait honte, elle le reportait contre Olivier. Elle continuait de se croire malade ; et le souci perpétuel de sa santé, ses inquiétudes, qu'entretenaient les médecins, en cultivant son oisiveté qui en était la source, -- (séparation de l'enfant, inaction forcée, isolement absolu, semaines de néant à rester étendue, à se faire gaver au lit, comme une bête à l'engrais), -- achevèrent de concentrer ses préoccupations sur elle. Étranges cures modernes de la neurasthénie, qui substituent à une maladie du moi une autre maladie, l'hypertrophie du moi ! Que ne pratiquez-vous une saignée à leur égoïsme, ou, par quelque réactif moral, que ne ramenez-vous leur sang, s'ils n'en ont pas de trop, de leur tête à leur cœur !
Jacqueline sortit de là, physiquement plus forte, engraissée, rajeunie, -- moralement plus malade que jamais. Son isolement de quelques mois avait brisé les derniers liens de pensée qui la rattachaient à Olivier. Tant qu'elle était demeurée près de lui, elle subissait encore l'ascendant de cette nature idéaliste, qui, malgré ses faiblesses, restait constante dans sa foi ; elle se débattait en vain contre l'esclavage où la tenait un esprit plus ferme que le sien, contre ce regard qui la pénétrait, qui la forçait à se condamner parfois, quelque dépit qu'elle en eût. Mais dès que le hasard l'eut séparée de cet homme, -- qu'elle ne sentit plus peser sur elle son amour clairvoyant, -- qu'elle fut libre, -- aussitôt succéda à la confiance amicale qui subsistait entre eux, une rancune de s'être ainsi livrée, une haine d'avoir porté si longtemps le joug d'une affection qu'elle ne ressentait plus... Qui dira les rancunes implacables, qui couvent dans le cœur d'un être qu'on aime et dont on se croit aimé ? Du jour au lendemain, tout est changé. Elle aimait, la veille, elle le semblait, elle le croyait. Elle n'aime plus. Celui qu'elle a aimé est rayé de sa pensée. Il s'aperçoit tout à coup qu'il n'est plus rien pour elle ; et il ne comprend pas : il n'a rien vu du long travail qui se faisait en elle ; il ne s'est point douté de l'hostilité secrète qui s'amassait contre lui ; il ne veut pas sentir les raisons de cette vengeance et de cette haine. Raisons souvent lointaines, multiples et obscures, -- certaines, ensevelies sous les voiles de l'alcôve, -- d'autres, d'amour-propre blessé, secrets du cœur aperçus et jugés, -- d'autres... qu'en sait-elle, elle-même ? Il est telle offense cachée, qu'on lui fit sans le savoir, et qu'elle ne pardonnera jamais. Jamais on ne parviendra à la connaître, et elle-même ne la connaît plus bien ; mais l'offense est inscrite dans sa chair : jamais sa chair n'oubliera.
Contre cet effrayant courant de désaffection, il eût fallu pour lutter être un autre homme qu'Olivier, -- plus près de la nature, plus simple et plus souple à la fois, ne s'embarrassant pas de scrupules sentimentaux, riche d'instincts, et capable, au besoin, d'actes que sa raison eût désavoués. Il était vaincu d'avance, découragé : trop lucide, il reconnaissait depuis longtemps en Jacqueline une hérédité plus forte que la volonté, l'âme de la mère ; il la voyait tomber, comme une pierre, au fond de sa race ; et, faible et maladroit, tous les efforts qu'il tentait accéléraient la chute. Il se contraignait au calme. Elle, par un calcul inconscient, tâchait de l'en faire sortir, de lui faire dire des choses violentes, brutales, grossières, afin de se donner des raisons de le mépriser. S'il cédait à la colère, elle le méprisait. S'il en avait honte ensuite et prenait un air humilié, elle le méprisait encore plus. Et s'il ne cédait pas à la colère, s'il ne voulait pas céder, -- alors, elle le haïssait. Et le pire de tout : ce silence où ils se muraient, des jours, l'un en face de l'autre. Silence asphyxiant, affolant, où les plus doux des êtres finissent par devenir enragés, où ils sentent par moments un désir de faire du mal, de crier, de faire crier. Silence, noir silence, où l'amour achève de se désagréger, où les êtres, comme des mondes, chacun sur son orbite, s'enfoncent dans la nuit... Ils en étaient venus à un point, où tout ce qu'ils faisaient, même pour se rapprocher, était une cause d'éloignement. Leur vie était intolérable. Un hasard précipita les événements.
Depuis un an, Cécile Fleury venait souvent chez les Jeannin. Olivier l'avait rencontrée chez Christophe ; puis, Jacqueline l'invita ; et Cécile continua de les voir, même après que Christophe s'était séparé d'eux. Jacqueline avait été bonne pour elle : bien qu'elle ne fût guère musicienne et qu'elle trouvât Cécile un peu commune, elle goûtait le charme de son chant et son influence apaisante. Olivier avait plaisir à faire de la musique avec elle. Peu à peu, elle était devenue une amie de la maison. Elle inspirait confiance : quand elle entrait dans le salon des Jeannin, avec ses yeux francs, son air de santé, de bon rire un peu gros qui faisait du bien à entendre, c'était comme un rayon de soleil qui pénétrait au milieu du brouillard. Le cœur d'Olivier et de Jacqueline en éprouvait un soulagement. Lorsqu'elle partait, ils avaient envie de lui dire :
-- Restez, restez encore, j'ai froid !
Pendant l'absence de Jacqueline, Olivier avait vu Cécile plus souvent ; et il ne put lui cacher un peu de ses chagrins. Il le fit avec l'abandon irréfléchi d'une âme faible et tendre qui étouffe, qui a besoin de se confier, et qui se livre. Cécile en fut touchée ; elle lui versa le baume de ses paroles maternelles. Elle les plaignait tous deux ; elle engageait Olivier à ne pas se laisser abattre. Mais soit qu'elle sentît plus que lui la gêne de ces confidences, soit pour quelque autre raison, elle trouva des prétextes pour venir moins souvent. Sans doute, il lui semblait qu'elle n'agissait pas loyalement envers Jacqueline, elle n'avait pas le droit de connaître ces secrets. Olivier interpréta ainsi son éloignement ; et il l'approuva : car il se reprochait d'avoir parlé. Mais l'éloignement lui fit sentir ce que Cécile était devenue pour lui. Il s'était habitué à partager ses pensées avec elle ; elle seule le délivrait de la peine qui l'oppressait. Il était trop expert à lire dans ses sentiments pour douter du nom qu'il fallait donner à celui-ci. Il n'en eût rien dit à Cécile. Mais il ne résista pas au besoin d'écrire pour lui ce qu'il sentait. Il était revenu depuis peu à la dangereuse habitude de s'entretenir sur le papier avec sa pensée. Il s'en était guéri pendant ses années d'amour ; mais à présent qu'il se retrouvait seul, la manie héréditaire l'avait repris : c'était un soulagement lorsqu'il souffrait, et une nécessité d'artiste qui s'analyse. Ainsi, il se décrivait, il écrivait ses peines, comme s'il les disait à Cécile, -- plus librement, puisqu'elle ne les lirait jamais.
Et le hasard voulut que ces pages tombassent sous les yeux de Jacqueline. C'était un jour où elle se sentait plus près d'Olivier qu'elle ne l'avait été depuis des années. En rangeant son armoire, elle avait relu les vieilles lettres d'amour qu'il lui envoyait : elle en avait été émue jusqu'à pleurer. Assise à l'ombre de l'armoire, sans pouvoir achever le rangement, elle avait revécu tout son passé ; et elle avait un remords douloureux de l'avoir détruit. Elle songeait au chagrin d'Olivier : jamais elle n'avait pu, de sang-froid, en envisager la pensée ; elle pouvait l'oublier ; mais elle ne pouvait supporter l'idée qu'il souffrît par elle. Elle avait le cœur déchiré. Elle eût voulu se jeter dans ses bras, lui dire :
-- Ah ! Olivier, Olivier, qu'est-ce que nous avons fait ? Nous sommes fous, nous sommes fous ! Ne nous faisons plus souffrir !
S'il était rentré, à ce moment !...
Et ce fut à ce moment, justement, qu'elle trouva ces lettres... Tout fut fini. -- Pensa-t-elle qu'Olivier l'avait réellement trompée ? Peut-être. Mais qu'importe ? La trahison pour elle n'était pas tant dans l'acte, que dans la volonté. Elle eût pardonné plus aisément à celui qu'elle aimait d'avoir une maîtresse, que d'avoir en secret donné son cœur à une autre. Et elle avait raison.
-- La belle affaire ! diront certains... -- (Les pauvres êtres, qui ne souffrent d'une trahison d'amour, que si elle est consommée !... Quand le cœur reste fidèle, les vilenies du corps sont peu de chose. Quand le cœur a trahi, le reste n'est plus rien)...
Jacqueline ne pensa pas une minute à reconquérir Olivier. Trop tard ! Elle ne l'aimait plus assez. Ou peut-être qu'elle l'aimait trop... Non, ce n'était pas de la jalousie ! C'était toute sa confiance qui s'écroulait, tout ce qui lui restait secrètement de foi et d'espoir en lui. Elle ne se disait pas qu'elle en avait fait fi qu'elle l'avait découragé, poussé à cet amour, que cet amour était innocent, et que l'on n'est pas le maître, enfin, d'aimer ou de n'aimer point. Il ne lui venait pas à l'idée de comparer à cet entraînement sentimental son flirt avec Christophe : Christophe, elle ne l'aimait point, il ne comptait point ! Dans son exagération passionnée, elle pensa qu'Olivier lui mentait, et qu'elle n'était plus rien pour lui. Le dernier appui lui manquait, au moment où elle tendait la main pour le saisir... Tout était fini.
Olivier ne sut jamais ce qu'elle avait souffert, en cette journée. Mais quand il la revit, il eut l'impression lui aussi, que tout était fini.
À partir de ce moment, ils ne se parlèrent plus, sinon quand ils étaient devant les autres. Ils s'observaient, comme deux bêtes traquées, qui sont sur leurs gardes, et qui ont peur. Jeremias Gotthelf décrit, avec une bonhomie impitoyable, la situation sinistre d'un mari et d'une femme qui ne s'aiment plus et se surveillent mutuellement, chacun épiant la santé de l'autre, guettant les apparences de maladie, ne songeant nullement à hâter la mort de l'autre, ni même à la souhaiter mais se laissant aller à l'espérance d'un accident imprévu, et se flattant d'être le plus robuste des deux. Il y avait des minutes où Jacqueline et Olivier s'imaginaient que l'autre avait cette pensée. Et ni l'un ni l'autre ne l'avait ; mais c'était déjà trop de la prêter à l'autre, comme Jacqueline, qui, la nuit, dans des secondes d'insomnie hallucinée, se disait que l'autre était le plus fort, l'usait peu à peu, et bientôt triompherait... Délire monstrueux d'une imagination et d'un cœur affolés ! -- Et penser que, du meilleur d'eux-mêmes, tout au fond, ils s'aimaient !...
Olivier, succombant sous le poids, n'essaya plus de lutter ; se tenant à l'écart, il laissa le gouvernail de l'âme de Jacqueline. Abandonnée à elle-même, sans pilote, elle eut le vertige de sa liberté ; il lui fallait un maître, contre qui se révolter : si elle n'en avait point, il lui fallait en créer. Alors elle fut la proie de l'idée fixe. Jusque-là, quoi qu'elle souffrit, elle n'avait jamais conçu la pensée de quitter Olivier. À partir de ce moment, elle se crut dégagée de tout lien. Elle voulait aimer, avant qu'il fût trop tard : -- (car elle, si jeune encore, elle se croyait déjà vieille). -- Elle aima, elle connut ces passions imaginaires et dévorantes qui s'attachent au premier objet rencontré, à une figure entrevue, à une réputation, parfois même à un nom, et qui, après l'avoir agrippé, ne peuvent plus lâcher prise, qui persuadent au cœur qu'il ne saurait se passer de l'objet qu'il a choisi, qui le ravagent tout entier, qui font le vide absolu dans tout ce qui le remplissait du passé : ses autres affections, ses idées morales, ses souvenirs, son orgueil de soi et son respect des autres. Et lorsque l'idée fixe, n'ayant plus rien qui l'alimente, meurt à son tour, après avoir tout brûlé, une nature nouvelle surgit des ruines, une nature sans bonté, sans pitié, sans jeunesse, sans illusions, qui ne pense plus qu'à ronger la vie, comme l'herbe qui ronge les monuments détruits !
Cette fois, comme à l'ordinaire, l'idée fixe s'attacha à l'être le plus décevant pour le cœur. La pauvre Jacqueline s'éprit d'un homme à bonnes fortunes, un écrivain parisien, qui n'était pas beau, qui n'était pas jeune, qui était lourd, rougeaud, fripé, les dents gâtées, d'une sécheresse de cœur effroyable, et dont le mérite principal était d'être à la mode et d'avoir rendu malheureuses un grand nombre de femmes. Elle n'avait même pas l'excuse d'ignorer son égoïsme : car, dans son art, il en faisait parade. Il savait ce qu'il faisait : l'égoïsme enchâssé dans l'art est le miroir aux alouettes, le flambeau qui fascine les faibles. Autour de Jacqueline, plus d'une s'était laissé prendre : tout dernièrement, une jeune femme de ses amies, nouvellement mariée, qu'il avait sans grand'peine pervertie, puis plaquée. Elles n'en mouraient point, encore que leur dépit fût maladroit à se cacher, pour la joie de la galerie. La plus cruellement atteinte était bien trop soucieuse de son intérêt et de ses devoirs mondains pour ne pas maintenir ses désordres dans les limites du sens commun. Elles ne faisaient point d'esclandre. Qu'elles trompassent leur mari et leurs amies, ou qu'elles fussent trompées et souffrissent, c'était en silence. Elles étaient les héroïnes du qu'en-dira-t-on.
Mais Jacqueline était une folle : non seulement elle était capable de faire ce qu'elle disait, mais de dire ce qu'elle faisait. Elle apportait à ses folies une absence de calculs, un désintéressement absolu. Elle avait ce dangereux mérite d'être toujours franche avec elle-même et de ne pas reculer devant les conséquences de ses actes. Elle valait mieux que les autres de son monde : c'est pourquoi elle faisait pis. Quand elle aima, quand elle conçut l'idée de l'adultère, elle s'y jeta à corps perdu, avec une franchise désespérée.
Mme Arnaud était seule, chez elle, et tricotait, avec la tranquillité fiévreuse que Pénélope devait mettre à son fameux ouvrage. Comme Pénélope, elle attendait son mari. M. Arnaud passait des journées entières hors de chez lui. Il avait classe, le matin et le soir. En général, il revenait déjeuner, bien qu'il traînât la jambe et que le lycée fût à l'autre bout de Paris : il s'obligeait à cette longue course, moins par affection, ou par économie, que par habitude. Mais certains jours, il était retenu par des répétitions ; ou bien il profitait de ce qu'il était dans le quartier, pour travailler dans une bibliothèque. Lucile Arnaud demeurait seule dans l'appartement vide. À l'exception de la femme de ménage qui venait, de huit à dix heures, faire le gros ouvrage, et des fournisseurs qui, le matin, cherchaient et apportaient les commandes, personne ne sonnait à la porte. Dans la maison, elle ne connaissait plus personne. Christophe avait déménagé, et de nouveaux venus s'étaient installés dans le jardin aux lilas. Céline Chabran avait épousé Augustin Elsberger. Élie Elsberger était parti avec sa famille ; on l'avait chargé, en Espagne, de l'exploitation d'une mine. Le vieux Weil avait perdu sa femme, et n'habitait presque jamais son appartement de Paris. Seuls, Christophe et son amie Céline avaient conservé leurs relations avec Lucile Arnaud ; mais ils habitaient loin, et, pris par un labeur fatigant, ils restaient des semaines sans venir la voir. Elle ne devait compter que sur elle.
Elle ne s'ennuyait point. Il lui suffisait de peu pour nourrir son intérêt. La moindre tâche journalière. Une toute petite plante, dont elle nettoyait avec des soins maternels le plumage frêle, chaque matin. Son tranquille chat gris, qui avait fini par prendre un peu de ses manières, comme font les animaux domestiques qu'on aime bien : il passait la journée, comme elle, au coin du feu, ou sur sa table auprès de la lampe, surveillant ses doigts qui travaillaient, et parfois levant vers elle ses étranges prunelles qui l'observaient un moment, puis s'éteignaient indifférentes. Les meubles même lui tenaient compagnie. Chacun d'eux était une figure familière. Elle avait un plaisir enfantin à leur faire la toilette, à essuyer doucement la poussière qui s'était attachée à leurs flancs, à les replacer avec mille égards dans leur coin habituel. Elle tenait avec eux un entretien silencieux. Elle souriait au beau meuble ancien, le seul qu'elle possédât, un fin bureau à cylindre Louis XVI. Elle éprouvait, chaque jour, la même joie à le voir. Elle n'était pas moins occupée à faire la revue de son linge : elle passait des heures debout sur une chaise, la tête et les bras enfoncés dans la grande armoire paysanne, regardant et rangeant, tandis que le chat, intrigué, des heures la regardait.
Mais le bonheur était quand, les affaires finies, après avoir déjeuné seule, Dieu sait comment -- (elle n'avait pas grand appétit), -- après avoir fait dehors les courses indispensables, sa journée terminée, elle rentrait vers quatre heures, et s'installait à sa fenêtre, ou près du feu, avec son ouvrage et son minet. Parfois, elle trouvait un prétexte pour ne pas sortir du tout ; elle était heureuse quand elle pouvait rester enfermée, surtout l'hiver, lorsqu'il neigeait. Elle avait horreur du froid, du vent, de la boue, de la pluie, étant elle aussi une petite chatte très propre, délicate et douillette. Elle eût mieux aimé ne pas manger que sortir pour chercher son déjeuner, quand par hasard les fournisseurs l'oubliaient. En ce cas, elle grignotait une tablette de chocolat, ou un fruit du buffet. Elle se gardait bien de le dire à Arnaud. C'étaient là ses escapades. Alors, pendant ces journées de lumière à demi-éteinte, et quelquefois aussi pendant de beaux jours ensoleillés, -- (au dehors, le ciel bleu resplendissait, le bruit de la rue bourdonnait autour de l'appartement dans le silence et l'ombre : c'était comme un mirage qui enveloppait l'âme), -- installée dans son coin préféré, son tabouret sous les pieds, son tricot dans les mains, elle s'absorbait, immobile, tandis que ses doigts marchaient. Elle avait près d'elle un de ses livres aimés. Un de ces humbles volumes à couverture rouge, une traduction de romans anglais. Elle lisait très peu, à peine un chapitre par jour ; et le volume, sur ses genoux, restait longtemps ouvert à la même page, ou même ne s'ouvrait point ; elle le connaissait déjà ; elle le rêvait. Ainsi, les longs romans de Dickens et de Thackeray se prolongeaient pendant des semaines, dont sa rêverie faisait des années. Ils la berçaient de leur tendresse. Les gens d'aujourd'hui, qui lisent vite et mal, ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des livres que l'on boit lentement. Mme Arnaud n'avait aucun doute que la vie de ces êtres de romans ne fût aussi réelle que la sienne. Il en était à qui elle eût voulu se dévouer : la tendre jalouse lady Castlewood, l'amoureuse silencieuse, au cœur maternel et virginal, lui était une sœur ; le petit Dombey était son cher petit garçon ; elle était Dora, la femme-enfant, qui va mourir ; elle tendait les bras vers ces âmes d'enfants, qui traversent le monde avec des yeux braves et purs ; autour d'elle, passait un cortège d'aimables gueux et d'originaux inoffensifs, poursuivant leurs chimères ridicules et touchantes, -- et à leur tête, l'affectueux génie du bon Dickens, riant et pleurant à ses rêves. À ces moments, quand elle regardait par la fenêtre, elle reconnaissait parmi les passants telle silhouette chérie ou redoutée du monde imaginaire. Derrière les murs des maisons, elle devinait les mêmes vies. Si elle n'aimait pas à sortir, c'était qu'elle avait peur de ce monde, plein de mystères. Elle apercevait autour d'elle des drames qui se cachent, des comédies qui se jouent. Ce n'était pas toujours une illusion. Dans son isolement, elle était parvenue à ce don d'intuition mystique, qui fait voir dans les regards qui passent bien des secrets de leur vie d'hier et de demain, qu'ils ignorent souvent. Elle mêlait à ces visions véridiques des souvenirs romanesques, qui les déformaient. Elle se sentait noyée dans cet immense univers. Il lui fallait rentrer chez elle, pour reprendre pied.
Mais qu'avait-elle besoin de lire ou de voir les autres ? Elle n'avait qu'à regarder en elle. Cette existence pâle, éteinte -- vue du dehors, -- comme elle s'illuminait, du dedans ! Quelle vie pleine ! Que de souvenirs, de trésors, dont nul ne soupçonnait l'existence !... Avaient-ils jamais eu quelque réalité ? -- Sans doute, ils étaient réels, puisqu'ils l'étaient pour elle... Ô pauvres vies, que transfigure la baguette magique du rêve !
Mme Arnaud remontait le cours des années, jusqu'à sa petite enfance ; chacune des grêles fleurettes de ses espoirs évanouis refleurissait en silence... Premier amour d'enfant pour une jeune fille, dont le charme l'avait fascinée dès le premier regard ; elle l'aimait, comme on aime d'amour, quand on est infiniment pur ; elle eût voulu baiser ses pieds, être sa fille, se marier avec elle : l'idole s'était mariée, n'avait pas été heureuse, avait eu un enfant qui était mort, était morte... Autre amour, vers douze ans, pour une fillette de son âge qui la tyrannisait, une blondine endiablée, rieuse, autoritaire, qui s'amusait à la faire pleurer et qui ensuite la couvrait de baisers ; elles formaient ensemble mille projets romanesques pour l'avenir : celle-là s'était faite Carmélite, brusquement, sans que l'on sût pourquoi ; on la disait heureuse... Puis, une grande passion pour un homme beaucoup plus âgé. De cette passion, personne n'avait rien su, pas même celui qui en était l'objet. Elle y avait dépensé une ardeur de dévouement, des trésors de tendresse... Puis, une autre passion : on l'aimait, cette fois. Mais par une timidité singulière, une défiance de soi, elle n'avait pas osé croire qu'on l'aimât, laissé voir qu'elle aimait. Et le bonheur avait passé, sans qu'elle l'eût saisi... Puis... Mais que sert de conter aux autres ce qui n'a de sens que pour soi ! Tant de menus faits, qui avaient pris une signification profonde : une attention d'ami ; un gentil mot d'Olivier, dit sans qu'il y prît garde ; les bonnes visites de Christophe et le monde enchanté qu'évoquait sa musique ; un regard d'inconnu : oui, même, chez cette excellente femme, honnête et pure, des infidélités involontaires de pensée qui la troublaient et dont elle rougissait, qu'elle écartait faiblement, et qui lui faisaient tout de même, -- étant si innocente, -- un peu de soleil au cœur... Elle aimait bien son mari, quoiqu'il ne fût pas tout à fait celui qu'elle rêvait. Mais il était bon ; et un jour qu'il lui avait dit :
-- Ma chère femme, tu ne sais pas tout ce que tu es pour moi. Tu es toute ma vie...
Son cœur s'était fondu ; et, ce jour-là, elle s'était sentie unie à lui, tout entière, pour toujours. Chaque année les avait attachés plus étroitement l'un à l'autre. Rêves de travaux, de voyages, d'enfants. Qu'en était-il advenu ?... Hélas !... Mme Arnaud les rêvait encore. Il y avait un petit enfant, auquel elle avait si souvent, si profondément songé, qu'elle le connaissait presque comme s'il était là. Elle y avait travaillé, des années, sans cesse l'embellissant de ce qu'elle voyait de plus beau, de ce qu'elle aimait de plus cher... Silence !...
C'était tout. C'étaient des mondes. Comment de tragédies ignorées, même des plus intimes, au fond des vies les plus calmes, les plus médiocres en apparence ! Et la plus tragique : -- qu'il ne se passe rien dans ces vies d'espoirs, qui crient désespérément vers ce qui est leur droit, leur bien promis par la nature, et refusé, -- qui se dévorent dans une angoisse passionnée, -- et qui n'en montrent rien au dehors !
Mme Arnaud, pour son bonheur, n'était pas occupée que d'elle-même. Sa vie ne remplissait qu'une part de ses rêveries. Elle vivait aussi la vie de ceux qu'elle connaissait, ou qu'elle avait connus, elle se mettait à leur place, elle pensait à Christophe, à son amie Cécile. Elle y pensait aujourd'hui. Les deux femmes s'étaient prises d'affection l'une pour l'autre. Chose curieuse, des deux c'était la robuste Cécile qui avait besoin de s'appuyer sur la fragile Mme Arnaud. Au fond, cette grande fille joyeuse et bien portante était moins forte qu'elle n'en avait l'air. Elle passait par une crise. Les cœurs les plus tranquilles ne sont pas à l'abri des surprises. Un sentiment très tendre s'était insinué en elle ; elle ne voulait point le reconnaître d'abord ; mais il avait grandi jusqu'à ce qu'elle fût forcée d'en convenir : -- elle aimait Olivier. Les manières douces et affectueuses du jeune homme, le charme un peu féminin de sa personne, ce qu'il avait de faible et de livré, tout de suite l'avaient attirée : -- (une nature maternelle aime qui a besoin d'elle). -- Ce qu'elle avait ensuite appris des chagrins du ménage lui avait inspiré pour Olivier une pitié dangereuse. Sans doute, ces raisons n'eussent pas suffi. Qui peut dire pourquoi un être s'éprend d'un autre ? Ni l'un ni l'autre n'y est pour rien, souvent ; c'est l'heure : elle livre par surprise un cœur qui n'est point sur ses gardes à la première affection qui se trouve sur son chemin. -- Dès le moment qu'elle ne put en douter, Cécile s'efforça courageusement d'arracher l'aiguillon d'un amour qu'elle jugeait coupable et absurde ; elle se fit souffrir longtemps et elle ne guérit point. Personne ne s'en fût douté : elle mettait sa vaillance à avoir l'air heureuse. Mme Arnaud était seule à savoir ce qu'il lui en coûtait. Cécile venait poser sa tête à la nuque robuste sur la mince poitrine de Mme Arnaud. Elle versait quelques larmes en silence, elle l'embrassait, et puis elle s'en allait en riant. Elle avait une adoration pour cette frêle amie, en qui elle sentait une énergie morale et une foi supérieure à la sienne. Elle ne se confiait pas. Mais Mme Arnaud savait deviner à demi-mot. Le monde lui semblait un malentendu mélancolique. Impossible de le résoudre. On ne peut que l'aimer, avoir pitié, rêver.
Et quand la ruche des rêves bourdonnait trop en elle, quand la tête lui tournait, elle allait à son piano, et laissait ses mains frôler les touches, au hasard, à voix basse, pour envelopper de la lumière apaisée des sons le mirage de la vie...
Mais la brave petite femme n'oubliait pas l'heure des devoirs journaliers ; et quand Arnaud rentrait, il trouvait la lampe allumée, le souper prêt, et la figure pâlotte et souriante de sa femme qui l'attendait. Et il ne se doutait point de ses voyages qu'elle avait faits.
Le difficile avait été de maintenir ensemble, sans heurts, les deux vies : la vie quotidienne, et l'autre, la grande vie de l'esprit, aux horizons lointains. Ce ne fut pas toujours aisé. Heureusement, Arnaud vivait, lui aussi, une vie en partie imaginaire, dans les livres, les œuvres d'art, dont le feu éternel entretenait la flamme tremblante de son âme. Mais il était, ces dernières années, de plus en plus préoccupé par les petits tracas de sa profession, les injustices, les passe-droits, les ennuis avec ses collègues ou avec ses élèves ; il était aigri ; il commençait à parler de politique, à déblatérer contre le gouvernement et contre les Juifs ; il rendait Dreyfus responsable de ses mécomptes universitaires. Son humeur chagrine se communiqua un peu à Mme Arnaud. Elle approchait de la quarantaine. Elle passait par un âge, où sa force vitale était troublée, cherchait son équilibre. Il se fit dans sa pensée de grandes déchirures. Pendant un temps, ils perdirent l'un et l'autre toute raison d'exister : car ils n'avaient plus où attacher leur toile d'araignée. Si faible que soit le support de réalité, il en faut un au rêve. Tout support leur manquait. Ils ne trouvaient plus à s'appuyer l'un sur l'autre. Au lieu de l'aider, il s'accrochait à elle. Et elle se rendait compte qu'elle ne suffisait pas à le soutenir : alors, elle ne pouvait plus se soutenir elle-même. Seul, un miracle était capable de la sauver. Elle l'appelait...
Il vint des profondeurs de l'âme. Mme Arnaud sentit sourdre de son cœur solitaire le besoin sublime et absurde de créer malgré tout, malgré tout de tisser sa toile à travers l'espace, pour la joie de tisser, s'en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter là où elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha à la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommencèrent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leur sang.
Mme Arnaud était seule, chez elle... Le soir venait.
La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, réveillée de sa songerie avant l'heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et alla ouvrir. Christophe entre. Il était très ému. Elle lui prit affectueusement les mains.
-- Qu'avez-vous, mon ami ? demanda-t-elle.
-- Ah ! dit-il, Olivier est revenu.
-- Revenu ?
-- Ce matin, il est arrivé, il m'a dit : « Christophe, viens à mon secours ! » Je l'ai embrassé. Il pleurait. Il m'a dit : « Je n'ai plus que toi. Elle est partie. »
Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit :
-- Les malheureux !
-- Elle est partie, répéta Christophe. Partie avec son amant.
-- Et son enfant ? demanda Mme Arnaud.
-- Mari, enfant, elle a tout laissé.
-- La malheureuse ! redit Mme Arnaud.
-- Il l'aimait, dit Christophe, il l'aimait uniquement. Il ne se relèvera pas de ce coup. Il me répète : « Christophe, elle m'a trahi... ma meilleure amie m'a trahi. » J'ai beau lui dire : « Puisqu'elle t'a trahi, c'est qu'elle n'était pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la !
-- Oh ! Christophe, que dites-vous ! c'est horrible !
-- Oui, je sais, cela vous paraît à tous une barbarie préhistorique : tuer ! Il faut entendre votre joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le mâle à tuer sa femelle qui le trompe, et prêcher l'indulgente raison ! Les bons apôtres ! Il est beau de voir s'indigner contre le retour à l'animalité ce troupeau de chiens mêlés. Après avoir outragé la vie, après lui avoir enlevé tout son prix, ils l'entourent d'un culte religieux... Quoi ! cette vie sans cœur et sans honneur, cette matière, un battement de sang dans un morceau de chair, voilà ce qui leur semble digne de respect ! Ils n'ont pas assez d'égards pour cette viande de boucherie, c'est un crime d'y toucher. Tuez l'âme, si vous voulez, mais le corps est sacré...
-- Les assassins de l'âme sont les pires assassins ; mais le crime n'excuse pas le crime, et vous le savez bien.
-- Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis... Qui sait ! Je le ferais, peut-être.
-- Non, vous vous calomniez. Vous êtes bon.
-- Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m'emporter !... Mais lorsqu'on voit pleurer un ami qu'on aime, comment ne pas haïr qui le fait pleurer ? Et sera-t-on jamais trop sévère pour une misérable qui abandonne son enfant pour courir après un amant ?
-- Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.
-- Quoi ! vous la défendez ?
-- Je la plains.
-- Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.
-- Eh ! croyez-vous qu'elle n'ait pas souffert, elle aussi ? Croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur qu'elle ait abandonné son enfant, et détruit sa vie ? Car sa vie aussi est détruite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l'ai vue que deux fois, et seulement en passant ; elle ne m'a rien dit d'amical, elle n'avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant je la connais mieux que vous. Je suis sûre qu'elle n'est pas mauvaise. Pauvre petite ! Je devine ce qui a pu se passer en elle...
-- Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable !...
-- Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous êtes bon, mais vous êtes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgré votre bonté, -- un homme durement fermé à tout ce qui n'est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent auprès de vous. Vous les aimez, à votre façon ; mais vous ne vous inquiétez pas de les comprendre. Vous êtes si facilement satisfaits de vous-mêmes ! Vous êtes persuadés que vous nous connaissez... Hélas ! Si vous saviez quelle souffrance c'est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voilà ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux ! Il y a des moments, Christophe, où nous nous enfonçons les ongles dans la paume pour ne pas crier : « Oh ! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas ! Tout, plutôt que de nous aimer ainsi ! »... Connaissez-vous cette parole d'un poète : « Même dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme, entourée d'honneurs simulés, endure un mépris mille fois plus lourd que les pires misères » ? Pensez à cela, Christophe...
-- Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j'entrevois... Alors, vous-même...
-- J'ai connu ces tourments.
-- Est-ce possible ?... N'importe ! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme.
-- Je n'ai pas d'enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j'aurais fait, à sa place.
-- Non, cela ne se peut pas, j'ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas.
-- Ne jurez pas ! J'ai été bien près de faire comme elle... J'ai de la peine de détruire la bonne idée que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu à nous connaître, si vous ne voulez pas être injuste. -- Oui, j'ai été à deux doigts d'une folie pareille. Et si je ne l'ai point faite, vous y êtes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J'étais dans une période de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais à rien, que personne ne tenait à moi, que personne n'avait besoin de moi, que mon mari aurait pu se passer de moi, que c'était pour rien que j'avais vécu... J'étais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi ! Je suis montée chez vous... Est-ce que vous vous souvenez ?... Vous n'avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux... Et puis, je ne sais pas ce qui s'est passé, je ne sais pas ce que vous m'avez dit, je ne me rappelle plus exactement... mais je sais qu'il y a certains mots de vous... (vous ne vous doutiez pas...)... ils m'ont été une lumière... il suffisait de la moindre chose, à ce moment, pour me perdre ou me sauver... Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentrée chez moi, je me suis enfermée, j'ai pleuré tout le jour... Et après, c'était bien : la crise était passée.
-- Et aujourd'hui, demanda Christophe, vous le regrettez ?
-- Aujourd'hui ? dit-elle ! Ah ! si j'avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine. Je n'aurais pu supporter cette honte, et le mal que j'aurais fait à mon pauvre homme.
-- Alors vous êtes heureuse ?
-- Oui, autant qu'on peut être heureux, en cette vie. C'est une chose si rare, d'être deux qui se comprennent, qui s'estiment, qui savent qu'ils sont sûrs l'un de l'autre, non par une simple croyance d'amour qui est souvent une illusion, mais par l'expérience d'années passées ensemble, d'années grises, médiocres, même avec -- surtout avec le souvenir de ces dangers que l'on a surmontés. À mesure que l'on vieillit, cela devient meilleur.
Elle se tut, et brusquement rougit.
-- Mon Dieu, comment ai-je pu raconter ?... Qu'est-ce que j'ai fait ?... Oubliez, Christophe, je vous en prie ! Personne ne doit savoir...
-- Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C'est une chose sacrée.
Mme Arnaud, malheureuse d'avoir parlé, se détourna un moment. Puis, elle dit :
-- Je n'aurai pas dû vous raconter... Mais voyez-vous, c'était pour vous montrer que même dans les ménages les plus unis, même chez les femmes... que vous estimez, Christophe... il y a de ces heures, non pas seulement d'aberration, comme vous dites, mais de souffrance réelle, intolérable, qui peuvent conduire à des folies et détruire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas être trop sévère. On se fait bien souffrir, même quand on s'aime le mieux.
-- Faut-il donc vivre seuls, chacun de son côté ?
-- C'est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l'homme (et souvent contre l'homme), est quelque chose d'affreux, dans une société qui n'est pas faite à cette idée, et qui y est, en grande partie, hostile...
Elle resta silencieuse, le corps légèrement penché en avant, les yeux fixés sur la flamme du foyer ; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voilée, qui hésitait par instants, s'arrêtait, puis continuait son chemin :
-- Pourtant, ce n'est pas notre faute : quand une femme vit ainsi, ce n'est pas par caprice, c'est qu'elle y est forcée ; elle doit gagner son pain et apprendre à se passer de l'homme, puisqu'il ne veut pas d'elle quand elle est pauvre. Elle est condamnée à la solitude, sans en avoir aucun des bénéfices : car, chez nous, elle ne peut, comme l'homme, jouir de son indépendance, le plus innocemment, sans éveiller le scandale : tout lui est interdit. -- J'ai une petite amie, professeur dans un lycée de province. Elle serait enfermée dans une geôle sans air qu'elle ne serait pas plus seule et plus étouffée. La bourgeoisie ferme ses portes à ces femmes qui s'efforcent de vivre en travaillant ; elle affiche pour elles un dédain soupçonneux ; la malveillance guette leurs moindres démarches. Leurs collègues du lycée de garçons les tiennent à l'écart, soit parce qu'ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilité secrète, ou par sauvagerie, l'habitude du café, des conversations débraillées, la fatigue après le travail du jour, le dégoût, par satiété, des femmes intellectuelles. Elles-mêmes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forcées de loger ensemble, au collège. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes âmes affectueuses, que découragent les premières années de ce métier aride et cette solitude inhumaine ; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher à les aider ; elle trouve qu'elles sont des orgueilleuses. Nul ne s'intéresse à elles. Leur manque de fortune et de relations les empêche de se marier. La quantité de leurs heures de travail les empêche de se créer une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n'est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel, -- (je dirai même, anormal, maladif : car il n'est pas naturel de se sacrifier totalement), -- c'est une mort vivante... -- À défaut du travail de l'esprit, la charité offre-t-elle plus de ressources aux femmes ? Que de déboires elle réserve à celles qui ont une âme trop sincère pour se satisfaire de la charité officielle ou mondaine, des parlotes philanthropiques, de ce mélange odieux de frivolité, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette façon de jouer avec la misère, entre deux flirts, en papotant ! Quand l'une d'elles, écœurée, a l'incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette misère qu'elle ne connaît que par ouï-dire, quelle vision pour elle ! presque impossible à supporter ! C'est un enfer. Que peut-elle pour y venir en aide ? Elle s'est noyée dans cet océan d'infortunes. Elle lutte cependant, elle s'efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s'épuise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a réussi à en sauver un ou deux ! Mais elle, qui la sauvera ? Qui s'inquiète de la sauver ? Car elle souffre, elle aussi, de la souffrance des autres et de la sienne ; à mesure qu'elle donne sa foi, elle en a moins pour elle ; toutes ces misères s'accrochent à elle ; et elle n'a rien à quoi se tenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre... Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable [10] qui s'était donnée à l'œuvre de charité la plus humble et la plus méritoire : elle recueillait chez elle les prostituées des rues qui viennent d'accoucher, les malheureuses filles dont l'Assistance publique ne veut pas, ou qui ont peur de l'Assistance publique ; elle s'efforçait de les guérir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de réveiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honnête. Elle n'avait pas trop de toutes ses forces pour cette tâche sombre, pleine de déboires et d'amertume, -- (on en sauve si peu, si peu veulent être sauvées ! Et tous ces petits enfants qui meurent ! Ces innocents, condamnés en naissant !...) -- Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l'égoïsme humain, -- comment croyez-vous qu'on la jugeât, Christophe ? La malveillance publique l'accusait de gagner de l'argent avec son œuvre, et même avec ses protégées. Elle dut quitter le quartier, partir, découragée... -- Jamais vous n'imaginerez assez la cruauté de la lutte qu'ont à livrer les femmes indépendantes contre la société d'aujourd'hui, conservatrice et sans cœur, qui est moribonde, et qui dépense le peu d'énergie qui lui reste à empêcher les autres de vivre.
-- Ma pauvre amie, ce n'est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge.
-- Lequel ?
-- L'art.
-- Bon pour vous, non pour nous. Et même parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter ?
-- Voyez notre amie Cécile. Elle est heureuse.
-- Qu'en savez-vous ? Ah ! que vous avez vite fait de juger ! Parce qu'elle est vaillante, parce qu'elle ne s'attarde pas sur ce qui l'attriste, parce qu'elle le cache aux autres, vous dites qu'elle est heureuse ! Oui, elle est heureuse d'être bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu'elle était faite pour cette vie décevante de l'art ? L'art ! Quand on pense qu'il y a de pauvres femmes qui aspirent à la gloire d'écrire, ou de jouer, ou de chanter, comme au faîte du bonheur ! Faut-il qu'elles soient dénuées de tout, qu'elles ne sachent plus à quelle affection se prendre !... L'art ! qu'avons-nous à faire de l'art, si nous n'avons tout le reste, avec ? Il n'y a qu'une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste : c'est un cher petit enfant.
-- Et quand on l'a, vous voyez qu'il ne suffit même pas.
-- Oui, pas toujours... Les femmes ne sont pas très heureuses. Il est difficile d'être une femme. Beaucoup plus que d'être un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d'esprit, en une activité. Vous vous mutilez, mais vous en êtes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d'étouffer une partie de soi-même. Nous, quand nous sommes heureuses d'une façon, nous regrettons l'autre façon. Nous avons plusieurs âmes. Vous, vous n'en avez qu'une, plus vigoureuse, souvent brutale, et même monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop égoïstes ! Vous l'êtes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter.
-- Que faire ? Ce n'est pas notre faute.
-- Non, ce n'est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n'est ni votre faute, ni la nôtre. Au bout du compte, voyez-vous, c'est que la vie n'est pas du tout une chose simple. On dit qu'il n'y a qu'à vivre d'une façon naturelle. Mais qu'est-ce qui est naturel ?
-- C'est vrai. Rien n'est naturel dans notre vie. Le célibat n'est pas naturel. Le mariage ne l'est pas non plus. Et l'union libre livre les faibles à la rapacité des forts. Notre société même n'est pas une chose naturelle ; nous l'avons fabriquée. On dit que l'homme est un animal sociable. Quelle bêtise ! Il a bien fallu qu'il le devînt, pour vivre. Il s'est fait sociable pour son utilité, sa défense, son plaisir, sa grandeur. Cette nécessité l'a amené à souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de la contrainte. La nature n'a pas été faite pour nous. Nous tâchons de la réduire. C'est une lutte : il n'est pas étonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de là ? -- En étant forts.
-- En étant bons.
-- Oh ! Dieu ! être bon, arracher son corset d'égoïsme, respirer, aimer la vie, la lumière, son humble tâche, le petit coin du sol où l'on enfonce ses racines ! Ce qu'on ne peut avoir en horizons, s'efforcer de l'avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre à l'étroit qui monte vers le soleil !
-- Oui. Et d'abord, s'aimer les uns les autres. Si l'homme voulait sentir davantage qu'il est le frère de la femme, et non pas seulement sa proie, où qu'elle doit être la sienne ! S'ils voulaient, tous les deux, dépouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins à soi, et un peu plus à l'autre !... Nous sommes faibles : aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé : « Je ne te connais plus. » Mais : « Courage ami. Nous sortirons de là. »
Ils se turent, assis devant le foyer, le petit minet entre eux, tous trois immobiles, absorbés, et regardant le feu. La flamme, près de s'éteindre, caressait de son battement d'aile le fin visage de Mme Arnaud, que rosissait une exaltation intérieure qui ne lui était pas coutumière. Elle s'étonnait de s'être ainsi livrée. Jamais elle n'en avait tant dit. Jamais plus elle n'en dirait tant.
Elle posa sa main sur celle de Christophe, et dit :
-- Que faites-vous de l'enfant ?
C'était à cela qu'elle pensait, depuis le commencement. Elle parlait, elle parlait, elle était une autre femme, elle était comme grisée. Mais à cela seul elle pensait. Dès les premiers mots de Christophe, elle s'était bâti un roman dans son cœur. Elle pensait à l'enfant que la mère avait laissé, au bonheur de l'élever, de tresser autour de cette petite âme ses rêves et son amour. Et elle se disait :
-- Non, c'est mal, je ne dois pas me réjouir de ce qui est le malheur des autres.
Mais c'était plus fort qu'elle. Elle parlait, elle parlait, et son cœur silencieux était baigné d'espoir. Christophe dit :
-- Oui, sans doute, nous y avons pensé. Le pauvre petit ! Ni Olivier, ni moi ne sommes capables de l'élever. Il faut les soins d'une femme. J'avais songé qu'une amie voudrait bien nous aider...
Mme Arnaud respirait à peine.
Christophe dit :
-- Je voulais vous en parler. Et puis, Cécile est venue justement, tout à l'heure. Quand elle a su la chose, quand elle a vu l'enfant, elle était si émue, elle a montré tant de joie, elle m'a dit : « Christophe... »
Le sang de Mme Arnaud s'arrêta ; elle n'entendit pas la suite ; tout se brouilla devant ses yeux. Elle avait envie de crier :
-- Non, non, donnez-le-moi !...
Christophe parlait. Elle n'entendait pas ce qu'il disait. Mais elle fit effort sur elle-même. Elle pensa aux confidences de Cécile. Elle pensa :
-- Elle en a plus besoin que moi. Moi, j'ai mon cher Arnaud... et puis toutes mes choses... Et puis, je suis plus vieille...
Et elle sourit, et dit :
-- C'est bien.
Mais la flamme du foyer s'était éteinte ; et aussi la roseur du visage. Et sur le cher visage las, il n'y avait plus que l'expression habituelle de bonté résignée.
-- Mon amie m'a trahi.
Sous cette pensée, Olivier succombait. En vain, Christophe le secouait rudement, par affection.
-- Que veux-tu, disait-il. Une trahison d'ami, c'est une épreuve journalière, comme la maladie, la pauvreté, la lutte avec les sots. Il faut être armé contre elle. Si on ne peut y résister, c'est qu'on n'est qu'un pauvre homme.
-- Ah ! c'est tout ce que je suis. Je n'y mets pas d'orgueil... Un pauvre homme, oui, qui a besoin de tendresse et qui meurt, s'il ne l'a plus.
-- Ta vie n'est pas finie : il y a d'autres êtres à aimer.
-- Je ne crois plus à aucun. Il n'y a pas d'amis.
-- Olivier !
-- Pardon. Je ne doute pas de toi. Quoiqu'il y ait des moments où je doute de tout... de moi... Mais toi, tu es fort, tu n'as besoin de personne, tu peux te passer de moi.
-- Elle s'en passe encore mieux.
-- Tu es cruel, Christophe.
-- Mon cher petit, je te brutalise ; mais c'est pour que tu te révoltes. Que diable ! c'est honteux, de sacrifier ceux qui t'aiment, et ta vie, à quelqu'un qui se moque de toi.
-- Que m'importent ceux qui m'aiment ! C'est elle que j'aime.
-- Travaille ! Ce qui t'intéressait autrefois...
--... ne m'intéresse plus. Je suis las. Il me semble que je suis sorti de la vie. Tout m'apparaît loin, loin... Je vois, mais je ne comprends plus... Penser qu'il y a des hommes qui ne se lassent point de recommencer, chaque jour, leur mécanisme d'horloge, leur tâche insipide, leurs discussions de journaux, leur pauvre chasse au plaisir, des hommes qui se passionnent pour ou contre un ministère, un livre, une cabotine... Ah ! que je me sens vieux ! Je n'ai ni haine, ni rancune, contre qui que ce soit : tout m'ennuie. Je sens qu'il n'a rien... Écrire ? Pourquoi écrire ? Qui vous comprend ? Je n'écrivais que pour un être ; tout ce que j'étais, je l'étais pour lui... Il n'y a rien. Je suis fatigué, Christophe, fatigué. Je voudrais dormir.
-- Eh bien, dors mon petit. Je te veillerai.
Mais c'était ce qu'Olivier pouvait le moins. Ah ! si celui qui souffre pouvait dormir des mois, jusqu'à ce que sa peine s'efface de son être renouvelé, jusqu'à ce qu'il soit un autre ! Mais nul ne peut lui faire ce don ; et il n'en voudrait pas. La pire souffrance lui serait d'être privé de sa souffrance. Olivier était comme un fiévreux, qui se nourrit de sa fièvre. Une véritable fièvre, dont les accès reparaissaient, aux mêmes heures, surtout le soir, à partir du moment où la lumière tombe. Et le reste du temps, elle le laissait brisé, intoxiqué par l'amour, rongé par le souvenir, ressassant la même pensée, pareil à un idiot qui remâche la même bouchée sans pouvoir l'avaler, toutes les forces du cerveau pompées par la seule idée fixe.
Il n'avait pas la ressource, comme Christophe, de maudire son mal, en calomniant de bonne foi celle qui en était cause. Plus clairvoyant et plus juste, il savait qu'il avait sa part de responsabilité et qu'il n'était pas le seul à souffrir. Jacqueline aussi était victime ; -- elle était sa victime. Elle s'était livrée à lui : qu'en avait-il fait ? S'il n'était pas de force à la rendre heureuse, pourquoi l'avait-il liée à lui ? Elle était dans son droit, en rompant les liens qui la meurtrissaient.
-- Ce n'est pas sa faute, pensait-il. C'est la mienne. Je l'ai mal aimée. Pourtant, je l'aimais bien, Mais je n'ai pas su l'aimer, puisque je n'ai pas su me faire aimer.
Ainsi, il s'accusait ; et peut-être avait-il raison. Mais il ne sert pas à grand'chose de faire le procès du passé : cela n'empêcherait point de le recommencer, si c'était à recommencer ; et cela empêche de vivre. L'homme fort est celui qui oublie le mal qu'on lui a fait, -- et aussi, hélas ! celui qu'il a fait, dès l'instant qu'il s'est rendu compte qu'il ne peut le réparer. Mais l'on n'est pas fort par raison, on l'est par passion. L'amour et la passion sont deux parents éloignés ; rarement ils vont ensemble. Olivier aimait ; il n'était fort que contre lui-même. Dans l'état de passivité où il était tombé, il offrait prise à tous les maux. Influenza, bronchite, pneumonie s'abattirent sur lui. Il fut malade, une partie de l'été. Christophe, aidé de Mme Arnaud, le soigna avec dévouement ; et ils réussirent à enrayer la maladie. Mais contre le mal moral, ils étaient impuissants ; et ils sentaient peu à peu la fatigue déprimante de cette tristesse perpétuelle et le besoin de la fuir.
Le malheur fait tomber dans une étrange solitude. Les hommes en ont une horreur instinctive. On dirait qu'ils ont peur qu'il ne soit contagieux : à tout le moins, il ennuie ; on se sauve de lui. Qu'il est peu d'êtres qui vous pardonnent de souffrir ! C'est toujours la vieille histoire des amis de Job. Éliphaz de Theman accuse Job d'impatience. Baldad de Suli soutient que les malheurs de Job sont la peine de ses péchés. Sophar de Naamath le taxe de présomption. « Et à la fin, Élin fils de Barachel de Buz de la famille de Ram, entra dans une grande colère, et se fâcha contre Job, parce que Job assurait qu'il était juste devant Dieu. » -- Peu de gens vraiment tristes. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. Olivier était de ceux-ci. Comme disait un misanthrope, « il paraissait se complaire à être maltraité. On ne gagne rien à ce personnage d'homme malheureux : on se fait détester. »
Olivier ne pouvait parler de ce qu'il sentait à personne, même à ses plus intimes. Il s'apercevait que cela les assommait. Même son cher Christophe était impatienté de cette peine tenace. Il se savait trop maladroit à y porter remède. Pour dire la vérité, cet homme au cœur généreux, qui avait fait pour son compte l'épreuve de la souffrance, ne parvenait pas à sentir la souffrance d'Olivier. Telle est l'infirmité de la nature humaine ! Soyez bon, pitoyable, intelligent, ayez souffert mille morts : vous ne sentirez pas la douleur de votre ami qui a mal aux dents. Si la maladie se prolonge, on est tenté de trouver que le malade exagère ses plaintes. Combien plus, lorsque le mal est invisible, au fond de l'âme ! Celui qui n'est pas en cause trouve irritant que l'autre se fasse tant de bile pour un sentiment qui ne lui importe guère. Et enfin, l'on se dit, pour mettre sa conscience en repos :
-- Qu'y puis-je ? Toutes les raisons ne servent de rien.
Toutes les raisons, cela est vrai. On ne peut faire du bien qu'en aimant celui qui souffre, en l'aimant bêtement, sans chercher à le convaincre, sans chercher à le guérir, en l'aimant et en le plaignant. L'amour est le seul baume aux blessures de l'amour. Mais l'amour n'est pas inépuisable, même chez ceux qui aiment le mieux ; ils n'en ont qu'une provision limitée. Quand les amis ont dit ou écrit une fois tout ce qu'ils ont pu trouver de paroles d'affection, quand à leurs propres yeux ils ont fait leur devoir, ils se retirent prudemment ; ils font le vide autour du patient, ainsi que d'un coupable. Et comme ils ne sont pas sans une honte secrète de l'aider aussi peu, ils l'aident de moins en moins ; ils cherchent à se faire oublier, à oublier eux-mêmes. Et si le malheur importun s'obstine, si un écho indiscret pénètre jusqu'à leur retraite, ils en viennent à juger sévèrement cet homme sans courage, qui supporte mal l'épreuve. Soyez sûrs que s'il succombe, il se trouvera au fond de leur pitié sincère cette sentence dédaigneuse :
-- Le pauvre diable ! J'avais de lui une meilleure opinion.
Dans cet égoïsme universel, quel ineffable bien peut faire une simple parole de tendresse, une attention délicate, un regard qui a pitié et qui vous aime ! On sent alors le prix de la bonté. Et que tout le reste est pauvre, à côté !... Elle rapprochait Olivier de Mme Arnaud, plus que de son Christophe. Cependant Christophe s'obligeait à une patience méritoire ; il lui cachait, par affection, ce qu'il pensait de lui. Mais Olivier, avec l'acuité de son regard que la souffrance affinait, apercevait le combat qui se livrait en son ami, et combien sa tristesse lui était à charge. C'était assez pour l'écarter à son tour de Christophe, et lui souffler l'envie de lui crier :
-- Va-t'en !
Ainsi, le malheur sépare souvent les cœurs qui s'aiment. Comme le vanneur trie le grain, il range d'un côté ce qui veut vivre, de l'autre ce qui veut mourir. Terrible loi de vie, plus forte que l'amour ! La mère qui voit mourir son fils, l'ami qui voit son ami se noyer, -- s'ils ne peuvent les sauver, n'en continuent pas moins de se sauver soi-mêmes, ils ne meurent pas avec eux. Et pourtant, ils les aiment mille fois mieux que leur vie...
Malgré son grand amour, Christophe était obligé de fuir Olivier. Il était très fort, il se portait trop bien, il étouffait dans cette peine sans air. Qu'il était honteux de lui ! Il enrageait de ne pouvoir rien pour son ami ; et comme il avait besoin de se venger sur quelqu'un, il en voulait à Jacqueline. En dépit des paroles clairvoyantes de Mme Arnaud, il continuait de la juger durement, comme il sied à une âme jeune, violente et entière, qui n'a pas encore assez appris de la vie, pour n'être pas impitoyable envers ses faiblesses.
Il allait voir Cécile et l'enfant qui lui était confié. Cécile était transfigurée par sa maternité d'emprunt ; elle paraissait toute jeune, heureuse, affinée, attendrie. Le départ de Jacqueline n'avait pas fait naître en elle un espoir inavoué de bonheur. Elle savait que le souvenir de Jacqueline éloignait d'elle Olivier plus encore que Jacqueline présente. D'ailleurs, le souffle qui l'avait troublée était passé : c'était un moment de crise, que la vue de l'égarement de Jacqueline avait contribué à dissiper ; elle était rentrée dans son calme habituel, et elle ne comprenait plus très bien ce qui l'en avait fait sortir. Le meilleur de son besoin d'aimer trouvait à se satisfaire dans l'amour de l'enfant. Avec le merveilleux pouvoir d'illusion -- l'intuition -- de la femme, elle retrouvait celui qu'elle aimait, au travers de ce petit être ; ainsi, elle l'avait faible et livré, tout à elle : il lui appartenait ; et elle pouvait l'aimer, passionnément l'aimer d'un amour aussi pur que l'étaient le cœur de cet innocent et ses limpides yeux bleus, gouttelettes de lumière... Non qu'il ne se mêlât à sa tendresse un regret mélancolique. Ah ! ce n'est jamais la même chose qu'un enfant de notre sang !... Mais c'est bon, tout de même.
Christophe regardait maintenant Cécile avec d'autres yeux. Il se rappelait un mot ironique de Françoise Oudon :
-- Comment se fait-il que toi et Philomèle, qui seriez si bien faits pour être mari et femme, vous ne vous aimiez pas ?
Mais Françoise, mieux que Christophe, en savait la raison : quand on est un Christophe, il est rare qu'on aime qui peut vous faire du bien ; on aime plutôt qui peut vous faire du mal. Les contraires s'attirent ; la nature cherche sa destruction, elle va à la vie intense qui se brûle, de préférence à la vie prudente qui s'économise. Et l'on a raison, quand on est un Christophe, dont la loi n'est pas de vivre le plus longtemps possible mais le plus fort.
Christophe cependant, moins pénétrant que Françoise, se disait que l'amour est une force inhumaine. Il met ensemble ceux qui ne peuvent se souffrir. Il rejette ceux qui sont de même sorte. Ce qu'il inspire est peu de chose, au prix de ce qu'il détruit. Heureux, il dissout la volonté. Malheureux, il brise le cœur. Quel bien fait-il jamais ?
Et comme il médisait ainsi de l'amour, il vit son sourire tendre et ironique, qui lui disait :
-- Ingrat !
Christophe n'avait pu se dispenser de venir encore à une soirée de l'ambassade d'Autriche. Philomèle chantait les lieder de Schubert, de Hugo Wolf, et de Christophe. Elle était heureuse de son succès et de celui de son ami, maintenant fêté par l'élite. Même dans le grand public, le nom de Christophe s'imposait ; les Lévy-Cœur n'avaient plus le droit de feindre de l'ignorer. Ses œuvres étaient jouées aux concerts ; il avait une pièce reçue à l'Opéra-Comique. D'invisibles sympathies s'intéressaient à lui. Le mystérieux ami, qui plus d'une fois avait travaillé pour lui, continuait de seconder ses désirs. Plus d'une fois, Christophe avait senti cette main affectueuse, qui l'aidait en ses démarches : quelqu'un veillait sur lui, et se cachait jalousement. Christophe avait tâché de le découvrir ; mais il semblait que l'ami se fût dépité de ce que Christophe n'eût pas cherché plus tôt à le connaître, et il restait insaisissable. Christophe était distrait d'ailleurs par d'autres préoccupations : il pensait à Olivier ; il pensait à Françoise ; le matin même, il venait de lire dans un journal qu'elle était tombée gravement malade à San Francisco : il se la représentait seule, dans une ville étrangère, dans une chambre d'hôtel se refusant à voir personne, à écrire à ses amis, serrant les dents, attendant, seule, la mort.
Obsédé par ces pensées, il évitait le monde ; et il s'était retiré dans un petit salon à l'écart. Adossé au mur, dans un retrait à demi dans l'ombre derrière un rideau de plantes vertes et de fleurs, il écoutait la belle voix de Philomèle, élégiaque et chaude, qui chantait Le Tilleul de Schubert ; et la pure musique faisait monter la mélancolie des souvenirs. En face de lui, au mur, une grande glace reflétait les lumières et la vie du salon voisin. Il ne la voyait pas : il regardait en lui ; et il avait devant les yeux un brouillard de larmes... Soudain, comme le vieil arbre de Schubert qui frissonne il se mit à trembler, sans raison. Il resta quelques secondes ainsi, très pâle, sans bouger. Puis, le voile de ses yeux se dissipant, il vit devant lui, dans la glace, « l'amie » qui le regardait... L'amie ? Qui était-elle ? Il ne savait rien de plus, sinon qu'elle était l'amie, et qu'il la connaissait ; et, les yeux attachés à ses yeux, appuyé contre le mur, il continuait de trembler. Elle souriait. Il ne voyait ni le dessin de son visage et de son corps, ni la nuance de ses yeux, ni si elle était grande ou petite, et comment habillée. Une seule chose il voyait : la divine bonté de son sourire compatissant.
Et ce sourire subitement évoqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance... Il avait six à sept ans, il était à l'école, il était malheureux, il venait d'être humilié et battu par des camarades plus âgés et plus forts, tous se moquaient de lui, et le maître l'avait injustement puni ; accroupi dans un coin, délaissé, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille mélancolique qui ne jouait pas avec les autres, -- (il la revoyait en ce moment, lui qui n'y avait jamais pensé, depuis : elle était courte de taille, la tête grosse, les cheveux et les cils d'un blond tout à fait blanc, les yeux d'un bleu très pâle, les joues larges et blêmes, les lèvres gonflées, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges), -- elle était venue près de lui, elle s'était arrêtée, son pouce dans sa bouche, et l'avait regardé pleurer ; puis, elle avait mis sa menotte sur la tête de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, précipitamment, avec le même sourire compatissant :
-- Ne pleure pas !...
Alors, Christophe n'y avait plus tenu, il avait éclaté en sanglots, appuyant son nez contre le tablier de la petite qui répétait, d'une voix tremblante et tendre :
-- Ne pleure pas...
Elle était morte, quelques semaines après ; quand avait lieu cette scène, elle devait être déjà sous la main de la mort... Pourquoi pensait-il à elle, en ce moment ? Il n'y avait aucun rapport entre cette petite morte oubliée, humble fillette du peuple en une lointaine ville allemande, et l'aristocratique jeune dame qui le regardait maintenant. Mais il n'est qu'une seule âme pour tous ; et bien que les millions d'êtres semblent différents entre eux comme les mondes qui roulent dans le ciel, c'est le même éclair d'amour qui resplendit, à la fois, dans les cœurs séparés par les siècles. Christophe venait de retrouver la lueur qu'il avait vu passer sur les lèvres décolorées de la petite consolatrice...
Cela ne dura qu'une seconde. Un flot de monde bloqua la porte et cacha à Christophe la vue de l'autre salon. Il se renfonça dans l'ombre, hors de l'atteinte du miroir ; il craignait que son trouble ne fût remarqué. Mais quand il fut plus calme, il voulut la revoir. Il avait peur qu'elle ne fût partie. Il entra dans le salon ; et, au milieu de la foule, il la retrouva aussitôt, quoiqu'elle ne fût plus de même qu'elle lui était apparue dans la glace. Maintenant, il la voyait de profil, assise dans un cercle de dames élégantes ; un coude sur le bras du fauteuil, le corps un peu penché, la tête appuyée sur sa main, elle écoutait les causeries, avec un sourire intelligent et distrait ; elle avait les traits du jeune saint Jean, les yeux à demi fermés, souriant à sa pensée, dans la Dispute de Raphaël...
Alors, elle leva les yeux, le vit, et ne fut pas étonnée. Et il vit que son sourire était pour lui. Il la salua, ému, et il s'approcha d'elle.
-- Vous ne me reconnaissez pas ? dit-elle.
À cet instant, il la reconnut.
-- Grazia... dit-il [11].
Au même moment, l'ambassadrice, qui passait, se félicitait que la rencontre, depuis longtemps cherchée, se fût enfin produite ; et elle présentait Christophe à « la comtesse Bérény ». Mais Christophe était si ému qu'il n'entendait même pas ; et il ne remarquait point ce nom étranger. C'était toujours pour lui sa petite Grazia.
Grazia avait vingt-deux ans. Elle était mariée, depuis un an, à un jeune attaché d'ambassade autrichien, noble, de grande famille, apparenté à un premier ministre de l'empereur, snob, viveur, élégant, prématurément usé, dont elle s'était sincèrement éprise, et qu'elle aimait encore, tout en le jugeant. Son vieux papa était mort. Son mari avait été nommé à l'ambassade de Paris. Par les relations du comte Bérény, par son charme et son intelligence propre, la timide fillette qu'un rien effarouchait était devenue une des jeunes femmes le plus en vue, dans la société parisienne, sans faire aucun effort pour cela, et sans en être gênée. C'est une grande force d'être jeune et jolie, et de plaire, et de savoir qu'on plaît. Et c'est une force non moins grande d'avoir un cœur tranquille, très sain et très serein, qui trouve son bonheur dans l'accord harmonieux de ses désirs et de sa destinée. La belle fleur de vie s'était épanouie ; mais elle n'avait rien perdu de la calme musique de son âme latine, nourrie de la lumière et de la paix puissante de la terre italienne. Tout naturellement, elle avait pris dans le monde de Paris un ascendant : elle ne s'en étonnait point, et savait en user pour les œuvres artistiques ou charitables qui recouraient à elle ; de ces œuvres elle laissait à d'autres le patronage officiel : car, bien qu'elle sût tenir son rang, elle avait conservé de son enfance un peu sauvage dans la villa solitaire au milieu des champs, une secrète indépendance, que le monde fatiguait tout en l'amusant, mais qui savait déguiser son ennui sous l'aimable sourire d'un cœur bon et courtois.
Elle n'avait pas oublié son grand ami Christophe. L'enfant, que brûlait en silence un innocent amour, sans doute n'existait plus. La Grazia d'à présent était une femme très sensée et nullement romanesque. Elle avait une douce ironie pour les exagérations de sa tendresse enfantine. Elle ne laissait pourtant point d'être émue par ces souvenirs. La pensée de Christophe était associée aux heures les plus pures de sa vie. Elle n'entendait pas son nom sans plaisir ; et chacun de ses succès la réjouissait, comme si elle y avait part : car elle les avait pressentis. Dès son arrivée à Paris, elle avait cherché à le revoir. Elle l'avait invité, en ajoutant sur la lettre d'invitation son ancien nom de jeune fille. Christophe n'y avait pas fait attention, et il avait jeté l'invitation au panier, sans répondre. Elle ne s'en était pas offensée. Elle avait continué de suivre, sans qu'il le sût, ses travaux et même un peu sa vie. C'était elle, dont la main bienfaisante l'avait secouru, dans la campagne récente menée contre lui par les journaux. La proprette Grazia n'avait guère de rapports avec le monde de la presse ; mais quand il s'agissait de rendre service à un ami, elle était capable d'enjôler, avec une malicieuse rouerie, les gens qu'elle aimait le moins. Elle invita le directeur du journal qui menait la meute des aboyeurs, et, en moins de rien, elle lui tourna la tête ; elle sut flatter son amour-propre ; elle le séduisit si bien, tout en lui en imposant, qu'elle n'eut besoin que de quelques mots, négligemment jetés, d'étonnement méprisant sur les attaques dont Christophe était l'objet, pour que la campagne s'arrêtât net. Le directeur supprima l'article injurieux qui allait paraître le lendemain ; et quand le chroniqueur s'informa des motifs de la suppression, il lui lava la tête. Il fit plus : il donna ordre à un de ses gens-à-tout-faire de fabriquer dans la quinzaine un article enthousiaste sur Christophe ; l'article fut fabriqué, enthousiaste et stupide, à souhait. Ce fut aussi Grazia qui eut l'idée d'organiser à l'ambassade des auditions d'œuvres de son ami, et qui, sachant qu'il patronnait Cécile, aida la jeune chanteuse à se faire connaître. Enfin, par ses relations avec le monde diplomatique allemand, elle commença tout doucement, avec une habileté tranquille, à éveiller l'intérêt du pouvoir pour Christophe banni d'Allemagne ; et peu à peu elle détermina un mouvement d'opinion afin d'obtenir de l'Empereur un décret qui rouvrît les portes de son pays à un grand artiste qui l'honorait. S'il était prématuré d'attendre pour l'instant cet acte de grâce, elle réussit du moins à ce qu'on fermât les yeux sur le voyage de quelques jours qu'il fit dans sa ville natale.
Et Christophe, qui sentait planer sur lui la présence de l'invisible amie, sans pouvoir découvrir qui elle était, venait de la reconnaître dans la figure du jeune saint Jean qui lui souriait dans le miroir.
Ils causaient du passé. Ce qu'ils disaient, Christophe ne le savait guère. Pas plus qu'on ne la voit, on n'entend celle qu'on aime. Et quand on l'aime bien, on ne songe même point qu'on l'aime. Christophe ne s'en doutait pas. Elle était là : c'était assez. Le reste n'existait plus...
Grazia s'arrêta de parler. Un jeune homme très grand, assez beau, élégant, la figure rasée, la tête chauve, l'air ennuyé et méprisant, considérait Christophe à travers son monocle, et, déjà, s'inclinait avec une politesse hautaine.
-- Mon mari, dit-elle.
Le bruit du salon reparut. La lumière intérieure s'éteignit. Christophe, glacé, se tut, et répondant au salut, il se retira aussitôt.
Ridicules et dévorantes exigences de ces âmes d'artistes et des lois enfantines qui régissent leur vie passionnée ! Cette amie, qu'il avait négligée jadis quand elle l'aimait, et à qui il n'avait plus pensé depuis des années, à peine la retrouvait-il qu'il lui semblait qu'elle était à lui, qu'elle était son bien, et que si un autre l'avait prise, c'est qu'on la lui avait volée : elle-même n'avait pas le droit de se donner à un autre. Christophe ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Mais son démon créateur s'en rendait compte pour lui, et enfanta, ces jours-là, certains de ses plus beaux chants de douloureux amour.
Assez longtemps il resta sans la revoir. La peine et la santé d'Olivier l'obsédaient. Un jour enfin, retrouvant l'adresse qu'elle lui avait laissée, il se décida.
En montant l'escalier, il entendit des marteaux d'ouvriers qui clouaient. L'antichambre était en désordre, encombrée de caisses et de malles. Le valet répondit que la comtesse n'était pas visible. Mais comme Christophe déçu se retirait après avoir remis sa carte, le domestique courut après lui, et le fit rentrer en s'excusant. Christophe fut introduit dans un salon, dont les tapis étaient enlevés et roulés. Grazia vint au-devant de lui, avec son lumineux sourire, la main tendue dans un élan de joie. Toutes les sottes rancunes s'évanouirent. Il saisit cette main dans le même élan de bonheur, et il la baisa.
-- Ah ! dit-elle, je suis heureuse que vous soyez venu ! je craignais tant de partir, sans vous avoir revu !
-- Partir, vous allez partir.
L'ombre, de nouveau, retomba.
-- Vous le voyez, dit-elle, montrant le désordre de la chambre ; à la fin de la semaine, nous aurons quitté Paris.
-- Pour longtemps ?
Elle fit un geste :
-- Qui le sait ?
Il fit effort pour parler. Sa gorge était contractée.
-- Où allez-vous ?
-- Aux États-Unis. Mon mari est nommé premier secrétaire d'ambassade.
-- Et ainsi, ainsi, fit-il... (Ses lèvres tremblaient)... c'est fini ?
-- Mon ami ! dit-elle, émue de son accent... Non, ce n'est pas fini.
-- Je vous ai retrouvée seulement pour vous perdre !
Il avait les larmes aux yeux.
-- Mon ami, répéta-t-elle.
Il mit la main sur ses yeux, et se détourna, pour cacher son émotion.
-- Ne soyez pas triste, dit-elle, en lui posant la main sur sa main.
À ce moment encore, il pensa à la petite fille d'Allemagne. Ils se turent.
-- Pourquoi êtes-vous venu si tard ? demanda-t-elle enfin. J'ai cherché à vous voir. Vous n'avez jamais répondu.
-- Je ne sais point, je ne savais point, fit-il... Dites-moi, c'est vous qui tant de fois m'êtes venue en aide, sans que j'aie pu deviner ?... C'est à vous que je dois d'avoir pu retourner en Allemagne ? C'est vous qui étiez mon bon ange, qui veilliez sur moi ?
Elle dit :
-- J'étais heureuse de pouvoir quelque chose pour vous. Je vous dois tant !
-- Quoi donc ? demanda-t-il. Je n'ai rien fait pour vous.
-- Vous ne savez pas, dit-elle, ce que vous avez été pour moi.
Elle parla du temps où, fillette, elle le rencontra chez son oncle Stevens, et où elle eut, par lui, par sa musique, la révélation de tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Et peu à peu, s'animant doucement, elle lui raconta, par brèves allusions transparentes et voilées, ses émotions d'enfant, la part qu'elle avait prise aux chagrins de Christophe, le concert où il avait été sifflé et où elle avait pleuré, et la lettre qu'elle lui écrivit et à laquelle il ne répondit jamais : car il ne l'avait pas reçue. Et Christophe, en l'écoutant, de bonne foi projetait dans le passé son émotion présente et la tendresse qui le pénétrait pour le tendre visage qui était penché vers lui.
Ils causaient innocemment, avec une joie affectueuse. Et Christophe, en parlant, prit la main de Grazia. Et brusquement, ils s'arrêtèrent tous deux : car Grazia s'aperçut que Christophe l'aimait. Et Christophe s'en aperçut aussi...
Autrefois, Grazia avait aimé Christophe sans que Christophe s'en souciât. Maintenant, Christophe aimait Grazia ; et Grazia n'avait plus pour lui qu'une paisible amitié : elle aimait un autre. Comme il arrive souvent, il avait suffi que l'une des deux horloges de leurs vies fût en avance sur l'autre pour que toute leur vie, à tous deux, fût changée...
Grazia retira sa main, que Christophe ne retint point. Et ils restèrent, un moment, interdits, sans parler.
Et Grazia dit :
-- Adieu.
Christophe répéta sa plainte :
-- Et ainsi, c'est fini ?
-- C'est mieux sans doute, que les choses soient ainsi.
-- Ne nous reverrons-nous pas, avant votre départ ?
-- Non, dit-elle.
-- Quand nous reverrons-nous ?
Elle fit un geste de doute mélancolique.
-- Alors, à quoi bon, dit Christophe, à quoi bon nous être revus ?
Mais au reproche de ses yeux, il répondit aussitôt :
-- Non pardon, je suis injuste.
-- Je penserai toujours à vous, dit-elle.
-- Hélas ! fit-il, je ne puis même pas penser à vous. Je ne sais rien de votre vie.
Tranquillement, elle lui décrivit en quelques mots sa vie habituelle, et comment ses journées se passaient. Elle parlait d'elle et de son mari, avec son beau sourire affectueux.
-- Ah ! dit-il jalousement, vous l'aimez ?
-- Oui, dit-elle.
Il se leva.
-- Adieu.
Elle se leva aussi. Alors seulement, il remarqua qu'elle était enceinte. Et cela lui fit au cœur une impression inexprimable de dégoût, de tendresse, de jalousie, de pitié passionnée. Elle l'accompagna jusqu'à l'entrée du petit salon. À la porte, il se retourna, s'inclina vers les mains de l'amie, et les baisa longuement. Elle ne bougeait point, les yeux à demi fermés. Enfin, il se releva, et, sans la regarder, il sortit rapidement.
... E chi allora m'avesse domandato
di cosa alcuna, la mia risposione
sarebbe stata solamente AMORE,
con viso vestito d'humiltà...
Jour de la Toussaint. Lumière grise et vent froid, au dehors. Christophe était chez Cécile. Cécile était près du berceau de l'enfant, sur lequel se penchait Mme Arnaud, qui était venue, en passant. Christophe rêvait. Il sentait qu'il avait manqué le bonheur ; mais il ne songeait pas à se plaindre : il savait que le bonheur existait... Soleil, je n'ai pas besoin de te voir pour t'aimer ! Pendant ces longs jours d'hiver où je grelotte dans l'ombre, mon cœur est plein de toi ; mon amour me tient chaud : je sais que tu es là...
Et Cécile aussi rêvait. Elle contemplait l'enfant, et finissait par croire que c'était son enfant. Ô pouvoir béni du rêve, imagination créatrice de la vie ! La vie... Qu'est-ce que la vie ? Elle n'est pas ce que la froide raison et ce que nos yeux la voient. La vie est ce que nous la rêvons. La mesure de la vie, c'est l'amour.
Christophe regardait Cécile, dont le visage rustique aux larges yeux rayonnait de la splendeur de l'instinct maternel, -- plus mère que la vraie mère. Et il regardait la tendre figure fatiguée de Mme Arnaud. Il lisait sur ces traits, comme en un livre émouvant, les douceurs et les souffrances cachées de cette vie d'épouse, qui, sans que l'on en soupçonne rien, est parfois aussi riche en douleurs et en joies que l'amour de Juliette ou d'Ysolde. Mais avec plus de grandeur religieuse...
Socia rei humanæ atque divinæ
Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d'enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l'âme, l'harmonie du cœur qui chante. Et la plus belle des musiques de l'âme, c'est la bonté.
Olivier entra. Ses mouvements étaient calmes ; une sérénité nouvelle éclairait ses yeux bleus. Il sourit à l'enfant, serra la main à Cécile et à Mme Arnaud, et se mit à causer tranquillement. Ils l'observaient avec un étonnement affectueux. Il n'était plus le même. Dans l'isolement où il était enfermé avec son chagrin, comme la chenille dans le nid qu'elle s'est filé, après un dur travail il avait réussi à dépouiller sa peine comme une coque vide. Nous raconterons, plus loin, comment il avait cru trouver une belle cause à laquelle faire le don de sa vie, qui ne l'intéressait plus que pour la sacrifier ; et, comme c'est la loi, du jour où il avait fait dans son cœur un acte de renoncement à la vie, elle s'était rallumée. Ses amis le regardaient. Ils ne savaient point ce qui s'était passé, et ils n'osaient le lui demander ; mais ils sentaient qu'il s'était délivré, et qu'il n'y avait plus en lui ni regret, ni amertume, pour quoi que ce fût, contre qui que ce fût.
Christophe, se levant, alla au piano, et dit à Olivier :
-- Veux-tu que je te chante une mélodie de Brahms ?
-- De Brahms ? dit Olivier. Tu joues maintenant de ton vieil ennemi ?
-- C'est la Toussaint, dit Christophe. Jour de pardon pour tous.
Il chanta, à mi-voix, pour ne pas réveiller l'enfant, quelques phrases d'un vieux lied populaire de Souabe :
... Für die Zeit, wo du g'liebt mi hast
Da dank'i dir schön,
Und i wünsch', dass dir's anderswo
Besser mag geh'n...
(« Pour le temps où tu m'as aimé, je te remercie, et je souhaite qu'ailleurs ce soit mieux pour toi... »)
-- Christophe ! dit Olivier.
Christophe le serra sur sa poitrine.
-- Va, mon petit, lui dit-il, nous avons le bon lot.
Ils étaient assis tous les quatre, près de l'enfant qui dormait. Ils ne parlaient point. Et à qui leur eût demandé quelle était leur pensée, -- le visage vêtu d'humilité, ils eussent répondu seulement :
-- Amour.
Calme du cœur. Les vents suspendus. L'air immobile...
Christophe était tranquille ; la paix était en lui. Il éprouvait quelque fierté de l'avoir conquise. Et secrètement il en était contrit. Il s'étonnait du silence. Ses passions étaient endormies ; il croyait, de bonne foi, qu'elles ne se réveilleraient plus.
Sa grande force, un peu brutale, s'assoupissait, sans objet, désœuvrée. Au fond, un vide secret, un : « à quoi bon », caché ; peut-être le sentiment du bonheur qu'il n'avait pas su saisir. Il n'avait plus assez à lutter ni contre soi, ni contre les autres. Il n'avait plus assez de peine, même à travailler. Il était arrivé au terme d'une étape ; il bénéficiait de la somme de ses efforts antérieurs ; il épuisait trop aisément la veine musicale qu'il avait ouverte ; et tandis que le public, naturellement en retard, découvrait et admirait ses œuvres passées, lui, s'en détachait, sans savoir encore s'il irait plus avant. Il jouissait, dans la création, d'un bonheur uniforme. L'art n'était plus pour lui, à cet instant de sa vie, qu'un bel instrument, dont il jouait en virtuose. Il se sentait, avec honte, devenir dilettante.
« Il faut, disait Ibsen, pour persévérer dans l'art, autre chose et plus qu'un génie naturel : des passions, des douleurs qui remplissent la vie et lui donnent un sens. Sinon, l'on ne crée pas, on écrit des livres. »
Christophe écrivait des livres. Il n'y était pas habitué. Ces livres étaient beaux. Il les eût préférés moins beaux et plus vivants. Cet athlète au repos, qui ne savait que faire de ses muscles, regardait, avec le bâillement d'un fauve qui s'ennuie, les années, les années de tranquille travail qui l'attendaient. Et comme, avec son vieux fonds d'optimisme germanique, il se persuadait volontiers que tout était pour le mieux, il pensait que c'était là sans doute le terme inévitable ; il se flattait d'être sorti de la tourmente, d'être devenu son maître. Ce n'était pas beaucoup dire... Enfin ! On règne sur ce qu'on a, on est ce qu'on peut être... Il se croyait arrivé au port.
Les deux amis n'habitaient pas ensemble. Quand Jacqueline était partie, Christophe avait pensé qu'Olivier reviendrait s'installer chez lui. Mais Olivier ne le pouvait point. Malgré le besoin qu'il avait de se rapprocher de Christophe, il sentait l'impossibilité de reprendre avec lui l'existence d'autrefois. Après les années passées avec Jacqueline, il lui eût semblé intolérable, et même sacrilège d'introduire un autre dans l'intimité de sa vie, -- cet autre l'aimât-il mieux et fût-il mieux aimé de lui que Jacqueline. -- Cela ne se raisonne pas...
Christophe avait eu peine à comprendre. Il revenait à la charge, il s'étonnait, il s'attristait, il s'indignait... Puis son instinct, supérieur à son intelligence, l'avertit. Brusquement il se tut, et trouva qu'Olivier avait raison.
Mais ils se voyaient, chaque jour, et jamais ils n'avaient été plus unis. Peut-être n'échangeaient-ils pas dans leurs entretiens les pensées les plus intimes. Ils n'en avaient pas besoin. L'échange se faisait sans paroles, par la grâce des cœurs aimants.
Tous deux causaient peu, absorbés, l'un dans son art, et l'autre dans ses souvenirs. La peine d'Olivier s'atténuait ; mais il ne faisait rien pour cela, il s'y complaisait presque : ce fut pendant longtemps sa seule raison de vivre. Il aimait son enfant ; mais son enfant -- un bébé vagissant -- ne pouvait tenir grande place dans sa vie. Il y a des hommes qui sont plus amants que pères. Il ne servirait à rien de s'en scandaliser. La nature n'est pas uniforme ; et il serait absurde de vouloir imposer à tous les mêmes lois du cœur. Nul n'a le droit de sacrifier ses devoirs à son cœur. Du moins, faut-il reconnaître au cœur le droit de n'être pas heureux, en faisant son devoir. Ce qu'Olivier aimait le plus en son enfant, c'était celle dont son enfant était la chair.
Jusqu'à ces derniers temps, il avait prêté peu d'attention aux souffrances des autres. Il était un intellectuel, qui vit trop enfermé en soi. Ce n'était pas égoïsme, c'était l'habitude maladive du rêve. Jacqueline avait encore élargi le vide autour de lui ; son amour avait tracé entre Olivier et le reste des hommes un cercle magique, qui persistait après que l'amour n'était plus. Et puis, il était de tempérament, un aristocrate. Depuis l'enfance, en dépit de son cœur tendre, il s'était tenu éloigné de la foule, par une délicatesse instinctive de corps et d'âme. L'odeur et les pensées publiques lui répugnaient.
Mais tout avait changé, à la suite d'un fait-divers banal, dont il venait d'être le témoin.
Il avait loué un appartement très modeste, dans le haut Montrouge, non loin de Christophe et de Cécile. Le quartier était populaire, la maison habitée par de petits rentiers, des employés, et quelques ménages ouvriers. En un autre temps, il eût souffert de ce milieu où il se trouvait un étranger ; mais en ce moment, peu lui importait, ici ou là : il se trouvait partout un étranger. Il ne savait pas qui il avait pour voisins, et il ne voulait pas le savoir. Quand il revenait du travail -- (il avait pris un emploi dans une maison d'éditions) -- il s'enfermait avec ses souvenirs, et il n'en sortait que pour aller voir son enfant et Christophe. Son logement n'était pas le foyer : c'était la chambre noire où se fixent les images du passé ; plus elle était noire et nue, plus nettement les images ressortaient. À peine remarquait-il les figures qu'il croisait sur l'escalier. À son insu pourtant certaines se fixaient en lui. Il est des esprits qui ne voient bien les choses qu'après qu'elles sont passées. Mais alors, rien ne leur échappe, les moindres détails sont gravés au burin. Tel était Olivier : peuplé d'ombres des vivants. Au choc d'une émotion, elles surgissaient ; et Olivier les reconnaissait sans les avoir connues, parfois tendait les mains pour les saisir... Trop tard !...
Un jour, en sortant, il vit un rassemblement devant la porte de sa maison, autour de la concierge qui pérorait. Il était si peu curieux qu'il eût continué son chemin sans s'informer ; mais la concierge, désireuse de recruter un auditeur de plus, l'arrêta, lui demandant s'il savait ce qui était arrivé à ces pauvres Roussel. Olivier ne savait même pas qui étaient « ces pauvres Roussel » ; et il prêta l'oreille, avec une indifférence polie. Quand il apprit qu'une famille d'ouvriers, père, mère et cinq enfants, venait de se suicider de misère, dans sa maison, il resta comme les autres à regarder les murs, en écoutant la narratrice qui ne se lassait pas de recommencer l'histoire. À mesure qu'elle parlait, des souvenirs lui revenaient, il s'apercevait qu'il avait vu ces gens ; il posa des questions... Oui, il les reconnaissait : l'homme -- (il entendait sa respiration sifflante dans l'escalier) -- un ouvrier boulanger, au teint blême, le sang bu par la chaleur du four, les joues creuses, mal rasé ; atteint d'une pneumonie, au commencement de l'hiver, il s'était remis à la tâche, insuffisamment guéri ; une rechute était survenue ; depuis trois semaines, il était sans travail et sans forces. La femme, traînant d'incessantes grossesses, percluse de rhumatismes, s'épuisait à faire quelques ménages, passait les journées en courses, pour tâcher d'obtenir de l'Assistance Publique de maigres secours qui ne se pressaient pas de venir. En attendant, les enfants venaient, et ils ne se lassaient point : onze ans, sept ans, trois ans -- sans compter deux autres qu'on avait perdu sur la route ; -- et pour achever, deux jumeaux qui avaient bien choisi le moment pour faire leur apparition : ils étaient nés, le mois passé !
-- Le jour de leur naissance, racontait une voisine, l'aînée des cinq, la petite de onze ans, Justine -- pauvre gosse ! -- s'est mise à sangloter, demandant comment elle viendrait à bout de les porter tous les deux...
Olivier revit sur le champ l'image de la fillette, -- un front volumineux, des cheveux pâles tirés en arrière, les yeux gris troubles, à fleur de tête. On la rencontrait toujours portant les provisions, ou la sœur plus petite ; ou bien elle tenait par la main le frère de sept ans, un garçon chétif, au minois fin, qui avait un œil perdu. Quand ils se croisaient dans l'escalier, Olivier disait, avec sa politesse distraite :
-- Pardon, mademoiselle.
Elle ne disait rien ; elle passait, raide, s'effaçant à peine ; mais cette courtoisie illusoire lui faisait un secret plaisir. La veille au soir, à six heures, en descendant, il l'avait rencontrée pour la dernière fois ; elle montait un seau de charbon de bois. La charge semblait bien lourde. Mais c'est chose naturelle, pour les enfants du peuple. Olivier avait salué, comme d'habitude, sans regarder. Quelques marches plus bas, levant machinalement la tête, il avait vu, penchée sur le palier, la petite figure crispée, qui le regardait descendre. Elle avait aussitôt repris sa montée. Savait-elle où cette montée la menait ? -- Olivier n'en doutait pas, et il était obsédé par la pensée de cette enfant, qui portait dans son seau trop lourd, la mort, -- la délivrance... Les malheureux petits, pour qui ne plus être voulait dire ne plus souffrir ! Il ne put continuer sa promenade. Il rentra dans sa chambre. Mais là, savoir ces morts près de lui... Quelques cloisons l'en séparaient... Penser qu'il avait vécu à côté de ces angoisses !
Il alla voir Christophe. Il avait le cœur serré ; il se disait qu'il était monstrueux de s'absorber, comme il avait fait, dans de vains regrets d'amour, lorsque tant d'êtres souffraient de malheurs mille fois pires, et qu'on pouvait les sauver. Son émotion était profonde ; elle n'eût pas de peine à se communiquer. Christophe fût remué à son tour. Au récit d'Olivier, il déchira la page qu'il venait d'écrire, se traitant d'égoïste qui s'amuse à des jeux d'enfants... Mais ensuite, il ramassa les morceaux déchirés. Il était trop pris par sa musique ; et son instinct lui disait qu'une œuvre d'art de moins ne ferait pas un heureux de plus. Cette tragédie de la misère n'était pour lui rien de nouveau ; depuis l'enfance, il était habitué à marcher sur le bord de tels abîmes, et à n'y pas tomber. Même il était sévère pour le suicide, à ce moment de sa vie où il se sentait en pleine force et ne concevait pas qu'on pût, pour quelque souffrance que ce fût, renoncer à la lutte. La souffrance et la lutte, qu'y a-t-il de plus normal ? C'est l'échine de l'univers.
Olivier avait aussi passé par des épreuves semblables ; mais jamais il n'avait pu en prendre son parti, ni pour lui, ni pour les autres. Il avait horreur de cette misère où la vie de sa chère Antoinette s'était consumée. Après qu'il avait épousé Jacqueline, quand il s'était laissé amollir par la richesse et par l'amour, il avait eu hâte d'écarter le souvenir des tristes années où sa sœur et lui s'épuisaient à gagner chaque jour, leur droit à vivre le lendemain, sans savoir s'ils y réussiraient. Ces images reparaissaient, à présent qu'il n'avait plus son égoïsme d'amour à sauvegarder. Au lieu de fuir le visage de la souffrance, il se mit à sa recherche. Il n'avait pas beaucoup de chemin à faire pour la trouver. Dans son état d'esprit, il devait la voir partout. Elle remplissait le monde. Le monde, cet hôpital... Ô douleurs, agonies ! Tortures de chair blessée, pantelante, qui pourrit vivante ! Supplices silencieux des cœurs que le chagrin consume ! Enfants privés de tendresse, filles privées d'espoir, femmes séduites et trahies, hommes déçus dans leurs amitiés, leurs amours et leur foi, lamentable cortège des malheureux que la vie a meurtris ! Le plus atroce n'est pas la misère et la maladie ; c'est la cruauté des hommes, les uns envers les autres. À peine Olivier eut-il levé la trappe qui fermait l'enfer humain que monta vers lui la clameur de tous les opprimés, prolétaires exploités, peuples persécutés, l'Arménie massacrée, la Finlande étouffée, la Pologne écartelée, la Russie martyrisée, l'Afrique livrée en curée aux loups européens, les misérables de tout le genre humain. Il en fût suffoqué ; il l'entendait partout, il ne pouvait plus concevoir qu'on pensât à autre chose. Il en parlait sans cesse à Christophe. Christophe, troublé, disait :
-- Tais-toi ! laisse-moi travailler.
Et comme il avait peine à reprendre son équilibre il s'irritait, jurait :
-- Au diable ! Ma journée est perdue ! Te voilà bien avancé.
Olivier s'excusait.
-- Mon petit, disait Christophe, il ne faut pas toujours regarder dans le gouffre. On ne peut plus vivre.
-- Il faut tendre la main à ceux qui sont dans le gouffre.
-- Sans doute. Mais comment ? En nous-y jetant aussi ? Car c'est cela que tu veux. Tu as une propension à ne plus voir dans la vie que ce qu'elle a de triste. Que le bon Dieu te bénisse ! Ce pessimisme est charitable, assurément ; mais il est déprimant. Veux-tu du bonheur ? D'abord, sois heureux !
-- Heureux ! Comment peut-on avoir le cœur de l'être, quand on voit tant de souffrances ? Il ne peut y avoir de bonheur qu'à tâcher de les diminuer.
-- Fort bien. Mais ce n'est pas en allant me battre à tort et à travers que j'aiderai les malheureux. Un mauvais soldat de plus, ce n'est guère. Mais je puis consoler par mon art, répandre la force et la joie. Sais-tu combien de misérables ont été soutenus dans leurs peines par la beauté d'une chanson ailée ? À chacun son métier ! Vous autres de France, en généreux hurluberlus, vous êtes toujours les premiers à manifester contre toutes les injustices, d'Espagne ou de Russie, sans savoir au juste de quoi il s'agit. Je vous aime pour cela. Mais croyez-vous que vous avanciez les choses. Vous vous y jetez en brouillons, et le résultat est nul, -- quand il n'est pas pire... Et vois, jamais votre art n'a été plus fade qu'en ce temps où vos artistes prétendent se mêler à l'action universelle. Étrange, que tant de petits-maîtres dilettantes et roués s'érigent en apôtres ! Ils feraient beaucoup mieux de verser à leur peuple un vin moins frelaté. -- Mon premier devoir, c'est de bien faire ce que je fais, et de vous fabriquer une musique saine, qui vous redonne du sang et mette en vous du soleil.
Pour répandre le soleil sur les autres, il faut l'avoir en soi. Olivier en manquait. Comme les meilleurs d'aujourd'hui, il n'était pas assez fort pour rayonner la force, à lui tout seul. Il ne l'aurait pu qu'en s'unissant avec d'autres. Mais avec qui s'unir ? Libre d'esprit et religieux de cœur, il était rejeté de tous les partis politiques et religieux. Ils rivalisaient tous entre eux, d'intolérance et d'étroitesse. Dès qu'ils avaient le pouvoir, c'était pour en abuser. Seuls, les opprimés attiraient Olivier. En ceci du moins il partageait l'opinion de Christophe, qu'avant de combattre les injustices lointaines, on doit combattre les injustices prochaines, celles qui nous entourent et dont nous sommes plus ou moins responsables. Trop de gens se contentent, en protestant contre le mal commis par d'autres, sans songer à celui qu'ils font.
Il s'occupa d'abord d'assistance aux pauvres. Son amie, madame Arnaud, faisait partie d'une œuvre charitable. Olivier s'y fit admettre. Dans les premiers temps, il eût plus d'un mécompte : les pauvres dont il dut se charger n'étaient pas tous dignes d'intérêt ; ou ils répondaient mal à la sympathie, ils se méfiaient de lui, ils lui restaient fermés. D'ailleurs, un intellectuel a peine à se satisfaire de la charité toute simple : elle arrose une si petite province du pays de misère ! Son action est presque toujours morcelée, fragmentaire ; elle semble aller au hasard, et panser les blessures, au fur et à mesure qu'elle en découvre ; elle est, en général, trop modeste et trop pressée pour s'aventurer jusqu'aux racines du mal. Or, c'est là une recherche dont l'esprit d'Olivier ne pouvait se passer.
Il se mit à étudier le problème de la misère sociale. Il ne manquait point de guides. En ce temps, la question sociale était devenue une question de société. On en parlait dans les salons, dans les romans, au théâtre. Chacun avait la prétention de la connaître. Une partie de la jeunesse y dépensait le meilleur de ses forces.
À toute génération nouvelle il faut une belle folie. Même les plus égoïstes parmi les jeunes gens ont un trop-plein de vie, un capital d'énergie qui ne veut point rester improductif ; ils cherchent à le dépenser dans une action, ou -- (plus prudemment) -- dans une théorie. Aviation ou Révolution. Le sport des muscles ou celui des idées. On a besoin, quand on est jeune, de se donner l'illusion qu'on participe à un grand mouvement de l'humanité, qu'on renouvelle le monde. On a des sens qui vibrent à tous les souffles de l'univers. On est si libre et si léger ! On ne s'est pas encore chargé du lest d'une famille, on n'a rien, on ne risque guère. On est bien généreux, quand on peut renoncer à ce qu'on ne tient pas encore. Et puis, il est si bon d'aimer et de haïr, et de croire qu'on transforme la terre avec des rêves et des cris ! Les jeunes gens sont comme des chiens aux écoutes : ils frémissent et ils aboient au vent. Une injustice commise, à l'autre bout du monde, les faisait délirer...
Aboiements dans la nuit. D'une ferme à l'autre, au milieu des grands bois, ils se répondaient sans répit. La nuit était agitée. Il n'était pas facile de dormir, en ce temps-là ! Le vent charriait dans l'air l'écho de tant d'injustices !... L'injustice est innombrable ; pour remédier à l'une, on risque d'en causer d'autres. Qu'est-ce que l'injustice ? -- Pour l'un, c'est la paix honteuse, la patrie démembrée. Pour l'autre, c'est la guerre. Pour celui-ci, c'est le passé détruit, c'est le prince banni ; pour celui-là, c'est l'Église spoliée ; pour ce troisième, c'est l'avenir étouffé, la liberté en danger. Pour le peuple, c'est l'inégalité ; et pour l'élite, c'est l'égalité. Il y a tant d'injustices différentes que chaque époque choisit la sienne, -- celle qu'elle combat, et celle qu'elle favorise.
À ce moment, le plus gros des efforts du monde étaient tournés contre les injustices sociales, -- et visaient inconsciemment à en préparer de nouvelles.
Certes, ces injustices étaient lourdes et s'étalaient aux yeux, depuis que la classe ouvrière, croissant en nombre et en puissance, était devenue un des rouages essentiels de l'État. Mais en dépit des déclamations de ses tribuns et ses bardes, la situation de cette classe n'était pas pire, elle était meilleure qu'elle n'avait été dans le passé ; et le changement ne venait pas de ce qu'elle souffrait plus, mais de ce qu'elle était plus forte. Plus forte, par la force même du capital ennemi, par la fatalité du développement économique et industriel, qui avait rassemblé ces travailleurs en armées prêtes au combat et, par le machinisme, qui leur avait mis les armes à la main, avait fait de chaque contremaître un maître qui commandait à la lumière, à la foudre, à l'énergie du monde. De cette masse énorme de forces élémentaires que des chefs depuis peu tâchaient d'organiser, se dégageaient une chaleur de brasier, des ondes électriques qui parcouraient le corps de la société humaine.
Ce n'était pas par sa justice, ou par la nouveauté et la force de ses idées que la cause de ce peuple remuait la bourgeoisie intelligente, bien qu'ils voulussent le croire. C'était par sa vitalité.
Sa justice ? Mille autres justices étaient violées dans le monde, sans que le monde s'en émût. Ses idées ? Des lambeaux de vérités, ramassées ça et là, ajustées à la taille d'une classe, aux dépens des autres classes. Des credo absurdes comme tous les credo, -- Droit divin des rois, Infaillibilité des papes, Règne du prolétariat, Suffrage universel, Égalité des hommes, -- pareillement absurdes si l'on ne considère que leur valeur de raison, et non la force qui les anime. Qu'importait leur médiocrité ? Les idées ne conquièrent pas le monde, en tant qu'idées ; mais en tant que forces. Elles ne prennent pas les hommes par leur contenu intellectuel, mais par le rayonnement vital, qui, à certaines heures de l'histoire, s'en dégage. On dirait un fumet qui monte : les odorats les plus grossiers en sont saisis. La plus sublime idée restera sans effet, jusqu'au jour où elle devient contagieuse, non par ses propres mérites, mais par ceux des groupes humains qui l'incarnent et lui transfusent leur sang. Alors la plante desséchée, la rose de Jéricho, soudainement fleurit, grandit, remplit l'air de son arôme violent. -- Ces pensées, dont l'éclatant drapeau menait les classes ouvrières à l'assaut de la citadelle bourgeoise, étaient sorties du cerveau de rêveurs bourgeois. Tant qu'elles étaient restées dans les livres des bourgeois, elles étaient comme mortes : des objets de musée, des momies emmaillotées dans des vitrines, que personne ne regarde. Mais aussitôt que le peuple s'en était emparé, il les avait faites peuple, il y avait ajouté sa réalité fiévreuse, qui les déformait, et qui les animait, soufflant dans ces raisons abstraites les espoirs hallucinés, un vent brûlant d'Hégire. Elle se propageait de l'un à l'autre. On en était touché, sans savoir ni par qui, ni comment elles avaient été apportées. Les personnes ne comptaient guère. L'épidémie morale continuait de s'étendre ; et il se pouvait que des êtres bornés la communiquassent à des êtres d'élite. Chacun en était porteur, à son insu.
Ces phénomènes de contagion intellectuelle sont de tous temps et de tous pays ; ils se font sentir même dans les États aristocratiques, où tâchaient de se maintenir des castes fermées. Mais nulle part, ils ne sont plus foudroyants que dans les démocraties, qui ne conservent aucune barrière sanitaire entre l'élite et la foule. Celle-là est aussitôt contaminée. En dépit de son orgueil et de son intelligence, elle ne peut résister à la contagion : car elle est bien plus faible qu'elle ne pense. L'intelligence est un îlot, que les marées humaines rongent, effritent et recouvrent. Elle n'émerge de nouveau que quand le flux se retire. -- On admire l'abnégation des privilégiés français qui abdiquèrent leurs droits, dans la nuit du 4 Août. Ce qui est le plus admirable sans doute, c'est qu'ils n'ont pu faire autrement. J'imagine que bon nombre d'entre eux, rentrés dans leur hôtel, se sont dit : « Qu'ai-je fait ? J'étais ivre... » La magnifique ivresse ! Loué soit le bon vin de la vigne qui le donne ! La vigne dont le sang enivra les privilégiés de la vieille France, ce n'étaient pas eux qui l'avaient plantée. Le vin était tiré, il n'y avait plus qu'à le boire. Qui le buvait, délirait. Même ceux qui ne buvaient point avaient le vertige, rien qu'à humer en passant l'odeur de la cuvée. Vendanges de la Révolution !... Du vin de 89, il ne reste plus à présent, dans les celliers de famille, que quelques bouteilles éventées ; mais les enfants de nos petits-enfants se souviendront que leurs arrière-grands-pères en eurent la tête tournée.
C'était un vin plus âpre, mais non moins fort, qui montait au cerveau des jeunes bourgeois de la génération d'Olivier. Ils offraient leur classe en sacrifice au dieu nouveau, Deo ignoto ; -- le Peuple.
Certes, ils n'étaient pas tous également sincères. Beaucoup ne voyaient qu'une occasion de se distinguer de leur classe, en affectant de la mépriser. Pour la plupart, c'était un passe-temps intellectuel, un entraînement oratoire, qu'ils ne prenaient pas tout à fait au sérieux. Il y a plaisir à croire que l'on croit à une cause, que l'on se bat pour elle, ou bien que l'on se battra, -- du moins, qu'on pourrait se battre. Il n'est même pas mauvais de penser que l'on risque quelque chose. Émotions de théâtre.
Elles sont bien innocentes, quand on s'y livre naïvement, sans qu'il s'y mêle de calcul intéressé. -- Mais d'autres, plus avisés, ne jouaient qu'à bon escient ; le mouvement populaire leur était un moyen d'arriver. Tels les pirates Northmans, ils profitaient de la mer montante pour lancer leur barque à l'intérieur des terres ; ils comptaient pénétrer au fond des grands estuaires, et rester agrippés aux villes conquises, tandis que la mer se retire. La passe était étroite, et le flot capricieux : il fallait être habile. Mais deux ou trois générations de démagogie ont formé une race de corsaires, pour qui le métier n'a plus de secrets. Ils passaient hardiment, et n'avaient même pas un regard pour ceux qui sombraient.
Cette canaille-là est de tous les partis ; grâce à Dieu, aucun parti n'en est responsable. Mais le dégoût que ces aventuriers inspiraient aux sincères et aux convaincus avait conduit certains à désespérer de leur classe. Olivier voyait de jeunes bourgeois riches et instruits, qui avaient le sentiment de la déchéance de la bourgeoisie et de leur inutilité. Il n'avait que trop de penchant à sympathiser avec eux. Après avoir cru d'abord à la rénovation du peuple par l'élite, après avoir fondé des Universités populaires et y avoir dépensé beaucoup de temps et d'argent, ils avaient constaté l'échec de leurs efforts ; l'espoir avait été excessif, le découragement l'était aussi. Le peuple n'était pas venu à leur appel, ou il s'était sauvé. Quand il venait, il entendait tout de travers, il ne prenait de la culture bourgeoise que les vices. Enfin, plus d'une brebis galeuse s'étaient glissées dans les rangs des apôtres bourgeois, et les avaient discrédités, en exploitant du même coup le peuple et les bourgeois. Alors, il semblait aux gens de bonne foi que la bourgeoisie était condamnée, qu'elle ne pouvait qu'infecter le peuple, et que le peuple devait à tout prix se libérer d'elle, faire son chemin tout seul. Ils restaient donc sans autre action possible que d'annoncer un mouvement qui se ferait sans eux et contre eux. Les uns y trouvaient une joie de renoncement, de sympathie humaine, profonde et désintéressée, qui se nourrit de son sacrifice. Aimer, se donner ! La jeunesse est si riche de son propre fonds qu'elle peut se passer d'être payée de retour ; elle ne craint pas de rester dépourvue. -- D'autres satisfaisaient là un plaisir de raison, une logique impérieuse ; ils se sacrifiaient non aux hommes, mais aux idées. C'étaient les plus intrépides. Ils éprouvaient une jouissance orgueilleuse à déduire de leurs raisonnements la fin fatale de leur classe. Il leur eût été plus pénible de voir leurs prédictions démenties que d'être écrasés sous le poids. Dans leur ivresse intellectuelle, ils criaient à ceux du dehors : « Plus fort ! Frappez plus fort. Qu'il ne reste plus rien de nous ! » -- Ils s'étaient faits les théoriciens de la violence.
De la violence des autres. Car, suivant l'habitude, ces apôtres de l'énergie brutale étaient presque toujours des gens débiles et distingués. Quelques-uns, fonctionnaires de cet État qu'ils parlaient de détruire, fonctionnaires appliqués, consciencieux et soumis. Leur violence théorique était la revanche de leur débilité, de leurs rancœurs et de la compression de leur vie. Mais elle était surtout l'indice des orages qui grondaient autour d'eux. Les théoriciens, sont comme les météorologistes : ils disent, en termes scientifiques, le temps non pas qu'il fera, mais qu'il fait. Ils sont la girouette, qui marque d'où souffle le vent. Quand ils tournent ils ne sont pas loin de croire qu'ils font tourner le vent.
Le vent avait tourné.
Les idées s'usent vite dans une démocratie : d'autant plus qu'elles se sont plus vite propagées. Combien de républicains en France s'étaient, en moins de cinquante ans, dégoûtés de la république, du suffrage universel, et de tant de libertés conquises avec ivresse ! Après le culte fétichiste du nombre, après l'optimisme béat qui avait cru aux saintes majorités et qui en attendait le progrès humain, l'esprit de violence soufflait ; l'incapacité des majorités à se gouverner elles-mêmes, leur vénalité, leur veulerie, leur basse et peureuse aversion de toute supériorité, leur lâcheté oppressive, soulevaient la révolte ; les minorités énergiques -- toutes les minorités -- en appelaient à la force. Un rapprochement baroque, et cependant fatal, se faisait entre les royalistes de l'Action Française et les syndicalistes de C. G. T. Balzac parle, quelque part, de ces hommes de son temps, « aristocrates par inclination, qui se faisaient républicains par dépit, uniquement pour trouver beaucoup d'inférieurs parmi leurs égaux »... Maigre plaisir ! Il faut contraindre ces inférieurs à se reconnaître tels ; et pour cela, nul moyen qu'une autorité qui impose la suprématie de l'élite -- ouvrière ou bourgeoise -- au nombre qui l'opprime. Les jeunes intellectuels, petits bourgeois orgueilleux, se faisaient royalistes, ou révolutionnaires, par amour-propre froissé et par haine de l'égalité démocratique. Et les théoriciens désintéressés, les philosophes de la violence, en bonnes girouettes, se dressaient au-dessus d'eux, oriflammes de la tempête.
Il y avait enfin la bande des littérateurs en quête d'inspiration, -- de ceux qui savent écrire, mais ne savent quoi écrire : comme les Grecs à Aulis, bloqués par le calme plat, ils ne peuvent plus avancer, et guettent impatiemment le bon vent, quel qui soit, qui viendra gonfler leurs voiles. -- On voyait là des illustres, de ceux que l'Affaire Dreyfus avait inopinément arrachés à leurs travaux de style et lancés dans les réunions publiques. Exemple trop suivi au gré des initiateurs. Une foule de littérateurs s'occupaient maintenant de politique, et prétendaient régenter les affaires de l'État. Tout leur était prétexte à former des ligues, lancer des manifestes, sauver le Capitole. Après les intellectuels de l'avant-garde, les intellectuels de l'arrière : les uns valaient les autres. Chacun des deux partis traitait l'autre d'intellectuel, et se traitait lui-même d'intelligent. Ceux qui avaient la chance de posséder dans leurs veines quelques gouttes de sang du peuple, en étaient glorieux ; ils y trempaient leur plume. -- Tous bourgeois mécontents, et cherchant à reprendre l'autorité que la bourgeoisie avait, par son égoïsme, irrémédiablement perdue. Il était rare que ces apôtres soutinssent longtemps leur zèle apostolique. Au début, la cause leur valait des succès qui n'étaient probablement pas dus à leurs dons oratoires. Leur amour-propre en était délicieusement flatté. Depuis, ils continuaient, avec moins de succès, et quelque peur secrète d'être un peu ridicules. À la longue, ce dernier sentiment tendait à l'emporter, doublé de la lassitude d'un rôle difficile à jouer, pour des hommes de leurs goûts distingués et de leur scepticisme. Ils attendaient, pour battre en retraite, que le vent le leur permît, et aussi leur escorte. Car ils étaient prisonniers et de l'une et de l'autre. Ces Voltaire et ces Joseph de Maistre des temps nouveaux cachaient sous leur hardiesse d'écrits une incertitude épeurée, qui tâtait le terrain, craignait de se compromettre auprès des jeunes gens, s'évertuait à leur plaire, à jouer les jouvenceaux. Révolutionnaires, ou contre-révolutionnaires, par littérature, ils se résignaient à suivre la mode littéraire qu'ils avaient contribué à fonder.
Le type le plus curieux qu'Olivier rencontra, dans cette petite avant-garde bourgeoise de la Révolution, fut le révolutionnaire par timidité.
L'échantillon qu'il en avait sous les yeux se nommait Pierre Canet. De riche bourgeoisie, et de famille conservatrice, hermétiquement fermée aux idées nouvelles : magistrats et fonctionnaires, qui s'étaient illustrés en boudant le pouvoir ou en se faisant révoquer ; gros bourgeois du Marais qui flirtaient avec l'Église : pensaient peu, mais bien. Il s'était marié, par désœuvrement, avec une femme au nom aristocratique, qui ne pensait pas moins bien, ni davantage. Ce monde bigot, étroit et arriéré, qui remâchait perpétuellement sa morgue et son amertume, avait fini par l'exaspérer, -- d'autant plus que sa femme était laide et l'assommait. D'intelligence moyenne, d'esprit assez ouvert, il avait des aspirations libérales, sans trop savoir en quoi elles consistaient : ce n'était pas dans son milieu qu'il aurait pu apprendre ce qu'était la liberté. Tout ce qu'il savait c'est qu'elle n'était point là ; et il se figurait qu'il suffisait d'en sortir pour la trouver. Il était incapable de marcher seul. Dès ses premiers pas au dehors, il fut heureux de se joindre à des amis de collège, dont certains étaient férus des idées syndicalistes. Il se trouvait encore plus dépaysé dans ce monde que dans celui d'où il venait ; mais il ne voulut pas en convenir : il lui fallait bien vivre quelque part ; et des gens de sa nuance (c'est-à-dire sans nuance) il n'en pouvait trouver. Dieu sait pourtant que la graine n'en est pas rare en France ! Mais ils ont honte d'eux-mêmes : ils se cachent, ou se teignent en l'une des couleurs politiques à la mode, voire en plusieurs.
Suivant l'habitude, il s'était attaché surtout à celui de ses nouveaux amis qui était le plus différent de lui. Ce Français, bourgeois français et provincial dans l'âme, s'était fait le fidèle Achate d'un jeune docteur juif, Manousse Heimann, un Russe réfugié, qui, à la façon de beaucoup de ses compatriotes, avait le double don de s'installer chez les autres comme chez lui, et de se trouver si parfaitement à l'aise dans toute révolution qu'on pouvait se demander si c'était le jeu, ou la cause qui l'intéressait en elle. Ses épreuves et celles des autres lui étaient un divertissement. Sincèrement révolutionnaire, ses habitudes d'esprit scientifique lui faisaient regarder les révolutionnaires (lui, compris), comme des sortes d'aliénés. Il observait cette aliénation, tout en la cultivant. Son dilettantisme exalté et son extrême inconstance d'esprit lui faisaient rechercher les milieux les plus opposés. Il avait des accointances parmi les hommes au pouvoir, et jusque dans le monde de la police ; il furetait partout, avec cette curiosité inquiétante qui donne à tant de révolutionnaires russes l'apparence de jouer un double jeu, et qui parfois de cette apparence fait une réalité. Ce n'est pas trahison, c'est versatilité, souvent désintéressée. Que d'hommes d'action, pour qui l'action est un théâtre, où ils apportent les aptitudes de bons comédiens, honnêtes, mais toujours prêts de changer de rôles ! À celui de révolutionnaire Manousse était fidèle, autant qu'il pouvait l'être : c'était le personnage qui s'accordait le mieux avec son anarchisme naturel et avec le plaisir qu'il avait à démolir les lois des pays où il passait. Malgré tout, ce n'était qu'un rôle. On ne savait jamais la part d'invention et celle de réalité qu'il y avait dans ses propos ; lui-même finissait par ne plus le savoir très bien.
Intelligent et moqueur, doué de la finesse psychologique de sa double race, sachant lire à merveille dans les faiblesses des autres, comme dans les siennes, et habile à en jouer, il n'avait pas eu de peine à dominer Canet. Il trouvait plaisant d'entraîner ce Sancho Pança dans des équipées à la Don Quichotte. Il disposait sans façon de lui, de sa volonté, de son temps de son argent, -- non pour son propre compte (il n'avait pas de besoins, on ne savait de quoi il vivait), -- mais pour les manifestations les plus compromettantes de la cause. Canet se laissait faire ; il tâchait de se persuader qu'il pensait comme Manousse. Il savait très bien le contraire : ces idées l'effaraient ; elles choquaient son bon sens. Et il n'aimait pas le peuple. De plus, il n'était pas brave. Ce gros garçon, grand, large et corpulent, à la figure poupine, complètement rasée, le souffle court, la parole affable, pompeuse et enfantine, qui avait des pectoraux d'Hercule Farnèse, et qui était d'une jolie force à la boxe et au bâton, était le plus timide des hommes. S'il s'enorgueillissait de passer parmi les siens pour un esprit subversif, il tremblait en secret devant la hardiesse de ses amis. Sans doute, ce petit frisson n'était pas trop désagréable, aussi longtemps qu'il ne s'agissait que d'un jeu. Mais le jeu devenait dangereux. Ces animaux-là se faisaient agressifs, leurs prétentions croissaient ; elles inquiétaient Canet dans son égoïsme foncier, son sentiment enraciné de la propriété, sa pusillanimité bourgeoise. Il n'osait pas demander : « Où me menez-vous ? » Mais il pestait tout bas contre le sans-gêne des gens qui n'aiment rien tant qu'à se casser le cou, sans s'inquiéter de savoir s'ils ne casseront pas en même temps le cou des autres. -- Qui l'obligeait à les suivre ? N'était-il pas libre de leur fausser compagnie ? Le courage lui manquait. Il avait peur de rester seul, tel un enfant qu'on laisse en arrière sur la route et qui pleure. Il était comme tant d'hommes : ils n'ont aucune opinion, sinon qu'ils désapprouvent toutes les opinions exaltées ; mais pour être indépendant, il faudrait rester seul ; et combien en sont capables ? Combien, même des plus clairvoyants, auront la témérité de s'arracher à l'esclavage de certains préjugés, de certains postulats qui pèsent sur tous les hommes d'une même génération ? Ce serait mettre une muraille entre soi et les autres. D'un côté, la liberté dans le désert ; de l'autre côté, les hommes. Ils n'hésitent point : ils préfèrent les hommes, le troupeau. Il sent mauvais, mais il tient chaud. Alors, ils font semblant de penser ce qu'ils ne pensent pas. Ce ne leur est pas très difficile : ils savent si peu ce qu'ils pensent !... « Connais-toi toi-même ! »... Comment le pourraient-ils, ceux qui ont à peine un moi ! Dans toute croyance collective, religieuse ou sociale, ils sont rares ceux qui croient, parce qu'ils sont rares ceux qui sont des hommes. La foi est une force héroïque ; son feu n'a jamais brûlé que quelques torches humaines ; elles-mêmes vacillent souvent. Les apôtres, les prophètes et Jésus ont douté. Les autres ne sont que des reflets, -- sauf à certaines heures de sécheresse des âmes, où quelques étincelles tombées d'une grande torche embrasent toute la plaine ; puis, l'incendie s'éteint, et l'on ne voit plus luire que des charbons sous la cendre. À peine quelques centaines de chrétiens croient réellement au Christ. Les autres croient qu'ils croient, ou bien ils veulent croire.
Il en est ainsi de beaucoup de ces révolutionnaires. Le bon Canet voulait croire qu'il l'était : il le croyait donc. Et il était épouvanté de sa hardiesse.
Tous ces bourgeois se réclamaient de principes différents : les uns de leur cœur, les autres de leur raison, les autres de leur intérêt ; ceux-ci rattachaient leur façon de penser à l'Évangile, ceux-là à M. Bergson, ceux-là à Karl Marx, à Proudhon, à Joseph de Maistre, à Nietzsche, ou à M. Georges Sorel. Il y avait les révolutionnaires par mode, par snobisme, il y avait ceux par sauvagerie ; il y avait ceux par besoin d'action, par chaleur d'héroïsme ; il y avait ceux par servilité, par esprit moutonnier. Mais tous, sans le savoir, étaient emportés par le vent. C'étaient les tourbillons de poussière qu'on voit fumer au loin, sur les grandes routes blanches, et qui annoncent que la bourrasque vient.
Olivier et Christophe regardaient venir le vent. Tous deux avaient de bons yeux. Mais ils ne voyaient pas de la même façon. Olivier, dont le regard lucide pénétrait l'arrière-pensée des gens, était attristé par leur médiocrité ; mais il apercevait la force cachée, qui les soulevait ; l'aspect tragique des choses le frappait davantage. Christophe était plus sensible à leur aspect comique. Les hommes l'intéressaient, nullement les idées. Il affectait envers elles une indifférence méprisante. Il se moquait des utopies sociales. Par esprit de contradiction et par réaction instinctive contre l'humanitarisme morbide qui était à l'ordre du jour, il se montrait plus égoïste qu'il n'était ; l'homme qui s'était fait lui-même, le robuste parvenu, fier de ses muscles et de sa volonté, avait un peu trop tendance de traiter de fainéants ceux qui ne possédaient point sa force. Pauvre et seul, il avait pu vaincre : que les autres fissent de même !... La question sociale ! Quelle question ? La misère ?
-- Je la connais, disait-il. Mon père, ma mère, et moi, nous avons passé par là. Il n'y a qu'à en sortir.
-- Tous ne le peuvent point, disait Olivier. Les malades, les malchanceux.
-- Qu'on les aide, c'est tout simple. Mais de là à les exalter, comme on fait à présent, il y a loin. Naguère, on alléguait le droit du plus fort. Ma parole, je ne sais pas si le droit du plus faible n'est pas plus odieux encore : il énerve la pensée d'aujourd'hui, il tyrannise et exploite les forts. On dirait que ce soit maintenant un mérite d'être maladif, pauvre, intelligent, vaincu, -- un vice d'être fort, bien portant, triomphant. Et le plus ridicule, c'est que les forts sont les premiers à le croire... Un beau sujet de comédie, mon ami Olivier !
-- J'aime mieux faire rire de moi que faire pleurer les autres.
-- Bon garçon ! disait Christophe. Parbleu ! Qui dit le contraire ? Quand je vois un bossu, j'en ai mal dans mon dos. La comédie c'est nous qui la jouons, ce n'est pas nous qui l'écrirons.
Il ne se laissait pas prendre aux rêves de justice sociale. Son gros bons sens populaire lui faisait opiner que ce qui avait été, serait.
-- Si on te disait cela, en art, tu pousserais de beaux cris ! observait Olivier.
-- Peut-être bien. En tout cas, je ne m'y connais qu'en art. Et toi aussi. Je n'ai pas confiance dans les gens qui parlent de ce qu'ils ne connaissent pas.
Olivier n'avait pas non plus confiance. Les deux amis poussaient même un peu loin leur méfiance : ils s'étaient toujours tenus en dehors de la politique. Olivier avouait, non sans un peu de honte, qu'il ne se souvenait pas d'avoir usé de ses droits d'électeur ; depuis dix ans, il n'avait pas retiré sa carte d'inscription à la mairie.
Pourquoi m'associer, disait-il à une comédie que je sais inutile ? Voter ? Pour qui voter ? Je n'ai nulle préférence entre des candidats qui me sont également inconnus, et qui, j'ai trop de raisons de l'attendre, dès le lendemain de l'élection, trahiront également leur profession de foi. Les surveiller ? Les rappeler au devoir ? Ma vie s'y passerait sans fruit. Je n'ai ni le temps, ni la force, ni les moyens oratoires, ni le manque de scrupules et le cœur cuirassé contre les dégoûts de l'action. Il vaut mieux m'abstenir. Je consens à subir le mal. Du moins, n'y pas souscrire !
Mais malgré sa clairvoyance excessive, cet homme qui répugnait au jeu régulier de l'action politique conservait un espoir chimérique dans une révolution. Il le savait chimérique ; mais il ne l'écartait point. C'était un mysticisme de race. On n'appartient pas impunément au grand peuple destructeur d'Occident, au peuple qui détruit pour construire et construit pour détruire, -- qui joue avec les idées et avec la vie, qui fait constamment table rase pour mieux recommencer le jeu, et pour enjeu verse son sang.
Christophe ne portait pas en lui ce Messianisme héréditaire. Il était trop germanique pour bien goûter l'idée d'une révolution. Il pensait qu'on ne change pas le monde. Que de théories, que de mots, quel bavardage inutile !
-- Je n'ai pas besoin, disait-il, de faire une révolution -- ou des palabres sur la révolution -- pour me prouver ma force. Surtout je n'ai pas besoin, comme ces braves jeunes gens, de bouleverser l'État pour rétablir un roi ou un Comité de Salut public, qui me défende. Singulière preuve de force ! Je sais me défendre moi-même. Je ne suis pas un anarchiste ; j'aime l'ordre nécessaire, et je vénère les Lois qui gouvernent l'univers. Mais entre elles et moi, je me passe d'intermédiaire. Ma volonté sait commander, et elle sait aussi se soumettre. Vous qui avez la bouche pleine de vos classiques, souvenez-vous de votre Corneille : « Moi seul, et c'est assez ! » Votre désir d'un maître déguise votre faiblesse. La force est pareille à la lumière : aveugle qui la nie ! Soyez forts tranquillement, sans théories, sans violences : comme les plantes vers le jour, toutes les âmes des faibles se tourneront vers vous...
Mais tout en protestant qu'il n'avait pas de temps à perdre aux discussions politiques, il en était moins détaché qu'il ne voulait le paraître. Il souffrait, comme artiste, du malaise social. Dans sa disette momentanée de passions, il lui arrivait de regarder autour de lui et de se demander pour qui il écrivait. Alors, il voyait la triste clientèle de l'art contemporain, cette élite fatiguée, ces bourgeois dilettantes ; et il pensait :
-- Quel intérêt y a-t-il à travailler pour ces gens-là ?
Certes, il ne manquait point d'esprits distingués, instruits, sensibles au métier et qui n'étaient même pas incapables de goûter la nouveauté ou -- (c'est tout comme) -- l'archaïsme de sentiments raffinés. Mais ils étaient blasés, trop intellectuels, trop peu vivants pour croire à la réalité de l'art ; ils ne s'intéressaient qu'au jeu -- des sonorités ou des idées ; la plupart étaient distraits par d'autres intérêts mondains, habitués à se disperser entre des occupations multiples dont aucune n'était « nécessaire ». Il leur était à peu près impossible de pénétrer sous l'écorce de l'art, jusqu'au cœur ; l'art n'était pas pour eux de la chair et du sang : c'était de la littérature. Leurs critiques érigeaient en théorie, d'ailleurs intoléraient leur impuissance à s'évader du dilettantisme. Quand par hasard quelques-uns étaient assez vibrants pour raisonner aux puissants accords de l'art, ils n'avaient pas la force de le supporter, ils en restaient détraqués pour la vie. Névrose ou paralysie. Qu'est-ce que l'art venait faire dans cet hôpital ? -- Et cependant, il ne pouvait, dans la société moderne, se passer de ces anormaux : car ils avaient l'argent et la presse ; eux seuls pouvaient assurer à l'artiste les moyens de vivre. Il fallait donc se prêter à cette humiliation : d'offrir comme divertissement -- comme désennui plutôt ou comme ennui nouveau -- dans des soirées mondaines, à un public de snobs et d'intellectuels fatigués, l'intimité frémissante de son art, la musique où l'on a mis le secret de sa vie intérieure.
Christophe cherchait le vrai public, celui qui croit aux émotions de l'art comme de la vie, et qui les ressent avec une âme vierge. Et il était obscurément attiré par le nouveau monde promis, -- le peuple. Les souvenirs de son enfance, de Gottfried et des humbles qui lui avaient révélé la vie profonde, ou qui avaient partagé avec lui le pain sacré de la musique, l'inclinaient à croire que ses véritables amis étaient de ce côté. Comme d'autres naïfs jeunes hommes, il caressait des grands projets d'art populaire, de concerts et de théâtre du peuple, qu'il eût été bien embarrassé pour définir. Il attendait d'une révolution la possibilité d'un renouvellement artistique, et il prétendait que c'était pour lui le seul intérêt du mouvement social. Mais il se donnait le change : il était trop vivant pour ne pas être aspiré par l'action la plus vivante qui fût alors.
Ce qui l'intéressait le moins dans le spectacle, c'étaient les théoriciens bourgeois. Les fruits que portent ces arbres-là sont trop souvent des fruits secs ; tout le suc de la vie s'est figé en idées. Entre ces idées, Christophe ne distinguait pas. Il n'avait pas de préférence, même pour les siennes, quand il les retrouvait, congelées en systèmes. Avec un mépris bonhomme, il restait en dehors des théoriciens de la force et de ceux de la faiblesse. Dans toute comédie, le rôle ingrat est celui du raisonneur. Le public lui préfère non seulement les personnages sympathiques, mais les antipathiques. Christophe était public en cela. Les raisonneurs de la question sociale lui semblaient fastidieux. Mais il s'amusait à observer les autres, ceux qui croyaient et ceux qui voulaient croire, ceux qui étaient dupes et ceux qui cherchaient à l'être, voire les bons forbans qui font leur métier de rapaces, et les moutons qui sont faits pour être tondus. Sa sympathie était indulgente aux braves gens un peu ridicules, comme le gros Canet. Leur médiocrité ne le choquait pas autant qu'Olivier. Il les regardait tous, avec un intérêt affectueux, et moqueur ; il se croyait dégagé de la pièce qu'ils jouaient ; et il ne s'apercevait pas que peu à peu il s'y laissait prendre. Il pensait n'être qu'un spectateur, qui voit passer le vent. Déjà le vent l'avait touché et l'entraînait dans son remous de poussière.
La pièce sociale était double. Celle que jouaient les intellectuels était la comédie dans la comédie : le peuple ne l'écoutait guère. La vraie pièce était la sienne. Il n'était pas facile de la suivre ; lui-même n'arrivait pas très bien à s'y reconnaître. Elle n'en avait que plus d'imprévu.
Ce n'était pas qu'on n'y parlât beaucoup plus qu'on n'agissait. Bourgeois ou peuple, tout Français est gros mangeur de parole, autant que de pain. Mais tous ne mangent pas le même pain. Il y a une parole de luxe pour les palais délicats, et une plus nourrissante pour les gueules affamées. Si les mots sont les mêmes, ils ne sont pas pétris de la même façon ; la saveur et l'odeur, le sens, est différent.
La première fois qu'Olivier, assistant à une réunion populaire, goûta de ce pain-là, il manqua d'appétit ; les morceaux lui restèrent dans la gorge. Il était écœuré par la platitude des pensées, la lourdeur incolore et barbare de l'expression, les généralités vagues, la logique enfantine, cette mayonnaise mal battue d'abstractions et de faits sans liaison. L'impropriété du langage n'était pas compensée par la verve du parler populaire. C'était un vocabulaire de journal, des nippes défraîchies, ramassées au décrochez-moi-ça de la rhétorique bourgeoise. Olivier s'étonnait surtout du manque de simplicité. Il oubliait que la simplicité littéraire n'est pas naturelle, mais acquise : conquête d'une élite. Le peuple des villes ne peut pas être simple ; il va toujours chercher, de préférence, les expressions alambiquées. Olivier ne comprenait pas l'action que ces phrases ampoulées pouvaient avoir sur l'auditoire. Il n'en possédait pas la clef. On nomme langues étrangères celle d'une autre race ; mais, dans une même race, il y a presque autant de langues que de milieux sociaux. Ce n'est que pour une élite restreinte que les mots sont les voix de l'expérience des siècles ; pour les autres, ils ne représentent que leurs propres expériences et celles de leur groupe. Tels de ces mots usés pour l'élite et méprisés par elle sont comme une maison vide, où, depuis son départ, se sont installées des énergies nouvelles. Si vous voulez connaître l'hôte, entrez dans la maison.
C'est ce que fit Christophe.
Il fut mis en rapports avec les ouvriers par un voisin, employé aux chemins de fer de l'État. Homme de quarante-cinq ans, petit, vieilli avant l'âge, le crâne tristement déplumé, les yeux enfoncés dans l'orbite, les joues creuses, le nez proéminent, gros et recourbé, la bouche intelligente, les oreilles déformées aux lobes cassés : des traits de dégénéré. Il se nommait Alcide Gautier. Il n'était pas du peuple, mais de la moyenne bourgeoisie, d'une bonne famille, qui avait dépensé à l'éducation du fils unique tout son petit avoir et qui même n'avait pu, faute de ressources, lui permettre de la poursuivre jusqu'au bout. Très jeune, il avait obtenu, dans une administration de l'État, un de ces postes qui semblent à la bourgeoisie pauvre le port, et qui sont la mort, -- la mort vivante. Une fois entré là, il n'avait plus eu la possibilité d'en sortir. Il avait commis la faute -- (c'en est une dans la société moderne,) -- de faire un mariage d'amour avec une jolie ouvrière, dont la vulgarité foncière n'avait pas tardé à s'épanouir. Elle lui avait donné trois enfants. Il fallait faire vivre ce monde. Cet homme, qui était intelligent et qui aspirait, de toutes ses forces, à compléter son instruction, se trouvait ligoté par la misère. Il sentait en lui des puissances latentes, que les difficultés de sa vie étouffaient ; il ne pouvait en prendre son parti. Il n'était jamais seul. Employé à la comptabilité, il passait ses journées à des besognes mécaniques, dans une pièce qui lui était commune avec d'autres collègues, vulgaires et bavards ; ils parlaient de choses ineptes, se vengeaient de l'absurdité de leur existence en médisant des chefs, et se moquaient de lui, à cause de ses visées intellectuelles, qu'il n'avait pas eu la sagesse de leur cacher. Quand il rentrait chez lui, il trouvait un logis sans grâce, et mal odorant, une femme bruyante et commune, qui ne le comprenait pas, qui le traitait de feignant ou de fou. Ses enfants ne lui ressemblaient en rien, ressemblaient à la mère. Était-ce juste, tout cela ? Était-ce juste ? Tant de déboires, de souffrances, la gêne perpétuelle, le métier desséchant qui le tenait, du matin au soir, l'impossibilité de trouver jamais une heure de recueillement, une heure de silence, l'avaient jeté dans un état d'épuisement et d'irritation neurasthénique. Pour oublier, il recourait depuis peu à la boisson qui achevait de le détruire. -- Christophe fût frappé du tragique de cette destinée : une nature incomplète, sans culture suffisante et sans goût artistique, mais faite pour de grandes choses, et que la malchance écrasait. Gautier s'accrocha aussitôt à Christophe, ainsi que font les faibles qui se noient, quand leur main rencontre le bras d'un bon nageur. Il avait pour Christophe un mélange de sympathie et d'envie. Il l'entraîna dans des réunions populaires et lui fit voir quelques chefs des partis révolutionnaires, auxquels il ne s'unissait que par rancune contre la société. Car il était un aristocrate manqué. Il souffrait amèrement d'être mêlé au peuple.
Christophe, beaucoup plus peuple que lui, -- d'autant plus qu'il n'était pas forcé de l'être, -- prit plaisir à ces meetings. Les discours l'amusaient. Il ne partageait pas les répugnances d'Olivier ; il était peu sensible aux ridicules du langage. Pour lui, un bavard en valait un autre. Il affectait un mépris général de l'éloquence. Mais sans se donner la peine de bien comprendre cette rhétorique il en ressentait la musique au travers de celui qui parlait, et de ceux qui écoutaient. Le pouvoir de celui-là se centuplait de ses résonances dans ceux-ci. D'abord, Christophe ne prit garde qu'au premier ; il eut la curiosité de connaître quelques-uns des parleurs.
Celui qui avait eu le plus d'action sur la foule était Casimir Joussier, -- un petit homme brun et blême, de trente à trente-cinq ans, figure de Mongol, maigre, souffreteux, les yeux ardents et froids, les cheveux rares, la barbe en pointe. Son pouvoir tenait moins à sa mimique, pauvre, saccadée, rarement d'accord avec la parole, -- il tenait moins à sa parole, rauque, sifflante, avec des aspirations emphatiques, -- qu'à sa personne même, à la violence de certitude qui en émanait. Il ne semblait pas permettre qu'on pût penser autrement que lui ; et comme ce qu'il pensait était ce que son public désirait penser, ils n'avaient pas de difficulté à s'entendre. Il leur répétait trois fois, quatre fois, dix fois, les choses qu'ils attendaient ; il ne se lassait pas de frapper sur le même clou, avec une ténacité enragée ; et tout son public frappait, frappait, entraîné par l'exemple, frappait jusqu'à ce que le clou s'incrustât dans la chair. -- À cette emprise personnelle s'ajoutait la confiance qu'inspirait son passé, le prestige de multiples condamnations politiques. Il respirait une énergie indomptable ; mais qui savait regarder, démêlait, au fond, une lourde fatigue accumulée, le dégoût de tant d'efforts, et une colère contre sa destinée. Il était de ces hommes qui dépensent, chaque jour, plus que leur revenu de vie. Depuis l'enfance, il s'usait, au travail et à la misère. Il avait fait tous les métiers : ouvrier verrier, plombier, typographe ; sa santé était ruinée, la phtisie le minait ; elle le faisait tomber dans des accès de découragement amer, de sombre désespoir, pour sa cause et pour lui ; d'autres fois, elle l'exaltait. Il était un composé de violence calculée et de violence maladive, de politique et d'emportement. Il s'était instruit, tant bien que mal ; il savait très bien certaines choses, de science, de sociologie, de ses divers métiers ; il savait très mal beaucoup d'autres ; et il était aussi sûr des unes que des autres ; il avait des utopies, des idées justes, des ignorances, un esprit pratique, des préjugés, de l'expérience, une haine soupçonneuse pour la société bourgeoise. Cela ne l'empêcha point d'accueillir bien Christophe. Son orgueil était flatté de se voir recherché par un artiste connu. Il était de la race des chefs, et quoi qu'il fît, cassant pour les ouvriers. Bien qu'il voulût, de bonne foi, l'égalité parfaite, il la réalisait plus facilement avec ceux qui étaient au-dessus de lui qu'avec ceux qui étaient au-dessous.
Christophe rencontra d'autres chefs du mouvement ouvrier. Il n'y avait pas grande sympathie entre eux. Si la lutte commune faisait -- difficilement -- l'unité d'action, elle était loin de faire l'unité de cœur. On voyait à quelle réalité tout extérieure et transitoire correspondait la distinction de classes. Les vieux antagonismes étaient seulement ajournés et masqués ; mais ils subsistaient tous. On retrouvait là les hommes du Nord et ceux du Midi, avec leur dédain foncier les uns pour les autres. Les métiers jalousaient mutuellement leurs salaires, et se regardaient entre eux, avec le sentiment non déguisé, chacun, qu'il était supérieur aux autres. Mais la grande différence était -- sera toujours -- celle des tempéraments. Les renards et les loups et le bétail cornu, des bêtes aux dents aiguës et celles aux quatre estomacs, celles qui sont faites pour manger et celles qui sont faites pour être mangées, se flairaient en passant dans le troupeau que le hasard de classe et l'intérêt commun avaient groupé ; et ils se reconnaissaient ; et leur poil se hérissait.
Christophe prit quelquefois ses repas dans un petit restaurant-crémerie, tenu par un ancien collègue de Gautier, Simon, employé des chemins de fer, révoqué pour faits de grève. La maison était fréquentée par des syndicalistes. Ils étaient cinq ou six, dans une salle du fond qui donnait sur une cour intérieure, étroite et mal éclairée, d'où montait éperdument le chant intarissable de deux canaris en cage vers la lumière. Joussier venait avec sa maîtresse, la belle Berthe, une fille robuste et coquette, teint pâle, casque pourpre, les yeux égarés et rieurs. Elle traînait à ses jupes un joli garçon, bellâtre, intelligent et poseur, Léopold Graillot, ouvrier mécanicien : l'esthète de la bande. Tout en se disant anarchiste, et l'un des plus violents contre la bourgeoisie, il avait l'âme du pire bourgeois. Chaque matin, depuis des années, il absorbait les nouvelles érotiques et décadentes des journaux littéraires à un sou. Ces lectures lui avaient façonné une étrange caboche. Un raffinement cérébral dans ses imaginations du plaisir s'amalgamait chez lui à un manque absolu de délicatesse physique, à son indifférence à la propreté, à la grossièreté relative de sa vie. Il avait pris goût à ce petit verre d'alcool frelaté -- alcool intellectuel du luxe, malsaines excitations des riches malsains. Ne pouvant avoir leurs jouissances dans la peau, il se les inoculait dans le cerveau. Ça fait la bouche mauvaise, ça vous casse les jambes. Mais on est l'égal des riches. Et on les hait.
Christophe ne pouvait le souffrir. Il avait plus de sympathie pour Sébastien Coquart, un électricien qui était, avec Joussier, l'orateur le plus écouté. Celui-là ne s'encombrait pas de théories. Il ne savait pas toujours où il allait. Mais il y allait tout droit. Il était bien Français. Un solide gaillard, d'une quarantaine d'années, grosse figure colorée, la tête ronde, le poil roux, une barbe de fleuve, le cou et la voix de taureau. Excellent ouvrier, comme Joussier, mais aimant rire et boire. Le malingre Joussier, regardait cette santé indiscrète avec des yeux d'envie ; et bien qu'ils fussent amis, une hostilité intime couvait entre eux.
La patronne de la crémerie, Aurélie, bonne femme de quarante-cinq ans, qui avait dû être belle, qui l'était encore malgré l'usure, s'asseyait auprès d'eux, un ouvrage à la main, les écoutait causer, avec un sourire cordial, remuant les lèvres tandis qu'ils parlaient : elle glissait à l'occasion son mot dans l'entretien, et scandait la mesure de ses paroles avec sa tête, en travaillant. Elle avait une fille mariée, et deux enfants de sept à dix ans -- fillette et garçon -- qui faisaient leurs devoirs d'école sur le coin d'une table poissée, en tirant la langue et attrapant au passage des bribes de conversations qui n'étaient pas faites pour eux.
Olivier essaya d'accompagner, deux ou trois fois, Christophe. Mais il ne se sentait pas à l'aise parmi ces gens. Quand ces ouvriers n'étaient pas tenus par une heure stricte d'atelier, par un appel d'usine au sifflet tenace, on ne pouvait s'imaginer combien ils avaient de temps à perdre, soit après le travail, soit entre deux travaux, soit flânerie, soit chômage. Christophe, qui se trouvait dans une de ces périodes de liberté désœuvrée, où l'esprit a terminé une œuvre et attend que s'en forme une nouvelle, n'était pas plus pressé qu'eux ; il restait volontiers, les coudes sur la table, à fumer, boire et causer. Mais Olivier était choqué dans ses instincts bourgeois, dans ses habitudes traditionnelles de discipline d'esprit, de régularité de travail, de temps scrupuleusement économisé ; et il n'aimait pas à perdre ainsi tant d'heures. Au reste, il ne savait ni causer, ni boire. Enfin, la gêne physique, l'antipathie secrète qui sépare les corps des races d'hommes différentes, l'hostilité de leurs sens qui s'oppose à la communion de leurs âmes, la chair qui se révolte contre le cœur. Quand Olivier était seul avec Christophe, il lui parlait, tout ému, du devoir de fraterniser avec le peuple ; mais quand il se trouvait en présence du peuple, il était incapable d'en rien faire. Au lieu que Christophe, qui se moquait de ses idées, était, sans effort, le frère du premier ouvrier rencontré dans la rue. Olivier avait un vrai chagrin de se sentir éloigné de ces hommes. Il tâchait d'être comme eux, de penser comme eux, de parler comme eux. Il ne le pouvait pas. Sa voix était sourde, voilée, ne sonnait pas comme la leur. Lorsqu'il essayait de prendre certaines de leurs expressions, les mots lui restaient dans la gorge ou détonnaient étrangement. Il s'observait, il se gênait, il les gênait. Et il le savait. Il savait qu'il était pour eux un étranger et un suspect, qu'aucun n'avait de sympathie pour lui, et que lorsqu'il s'en allait tout le monde faisait : « Ouf ! » Il surprenait au passage des regards durs et glacés, de ces coups d'œil ennemis que jettent sur les bourgeois les ouvriers aigris par la misère. Christophe en avait peut-être sa part ; mais il n'y voyait rien.
De toute la compagnie, les seuls qui fussent disposés à se lier avec Olivier étaient les enfants d'Aurélie. Ceux-là n'avaient certes pas la haine du bourgeois. Le petit garçon était fasciné par la pensée bourgeoise ; il était assez intelligent pour l'aimer, pas assez pour la comprendre ; la fillette, fort jolie, qu'Olivier avait conduite une fois chez Mme Arnaud, était hypnotisée par le luxe ; elle éprouvait un ravissement muet à s'asseoir dans de beaux fauteuils, à toucher de belles robes ; elle avait un instinct de petite grue qui aspire à s'évader du peuple vers le paradis du confort bourgeois. Olivier ne se sentait nullement le goût de cultiver ses dispositions ; et ce naïf hommage rendu à sa classe ne le consolait pas de la sourde antipathie de ses autres compagnons. Il souffrait de leur malveillance. Il avait un désir si ardent de les comprendre ! Et en vérité, il les comprenait trop bien peut-être. Il les observait trop, et ils en étaient irrités. Il n'y apportait pas de curiosité indiscrète, mais son habitude d'analyse des âmes.
Il ne tarda pas à voir le drame secret de la vie de Joussier : le mal qui le minait, et le jeu cruel de sa maîtresse. Elle l'aimait, elle était fière de lui, mais elle était trop vivante ; il savait qu'elle lui échapperait ; et il était dévoré de jalousie. Elle s'en amusait ; elle agaçait les mâles, elles les enveloppait de ses œillades, de sa luxure : c'était une enragée frôleuse. Peut-être le trompait-elle avec Graillot. Peut-être se plaisait-elle à le laisser croire. En tout cas, si ce n'était pour aujourd'hui, ce serait pour demain. Joussier n'osait lui interdire d'aimer qui lui plaisait. Ne professait-il pas, pour la femme, comme pour l'homme, le droit d'être libre ? Elle le lui rappela, avec une insolence narquoise, un jour qu'il l'injuriait. Une lutte torturante se livrait en lui entre ses libres théories et ses instincts violents. Par le cœur, il était encore un homme d'autrefois, despotique et jaloux ; par la raison, un homme de l'avenir, un homme d'utopie. Elle, elle était la femme d'hier, de demain, de toujours. -- Et Olivier, qui assistait à ce duel caché, dont il connaissait par expérience la férocité, était plein de pitié pour Joussier en voyant sa faiblesse. Mais Joussier devinait qu'Olivier lisait en lui ; et il était loin de lui en savoir gré.
Une autre suivait aussi ce jeu de l'amour et de haine, d'un regard indulgent. La patronne, Aurélie. Elle voyait tout sans en avoir l'air. Elle connaissait la vie. Cette brave femme, saine, tranquille, rangée, avait mené une libre jeunesse. Fleuriste, elle avait eu un amant bourgeois ; elle en avait eu d'autres. Puis elle s'était mariée avec un ouvrier. Elle était devenue une bonne mère de famille. Mais elle comprenait toutes les sottises du cœur, aussi bien la jalousie de Joussier que cette « jeunesse » qui voulait s'amuser. En quelques mots affectueux, elle tâchait de les mettre d'accord :
-- « Faut être conciliants ! ça ne vaut pas la peine de se faire du mauvais sang pour si peu... »
Elle ne s'étonnait pas que ce qu'elle disait ne servît à rien...
-- « Ça ne sert jamais à rien. Faut toujours qu'on se tourmente... »
Elle avait la belle insouciance populaire, sur qui les malheurs semblent glisser. Elle en avait eu sa part. Trois mois avant, elle avait perdu un garçon de quinze ans qu'elle aimait... Gros chagrin... À présent, elle était de nouveau active et riante. Elle disait :
-- Si on se laissait aller à y penser, on ne pourrait pas vivre.
Et elle n'y pensait plus. Ce n'était pas égoïsme. Elle ne pouvait pas faire autrement, sa vitalité était trop forte ; le présent l'absorbait : impossible de s'attarder au passé. Elle s'accommodait de ce qui était, elle s'accommodait de ce qui serait. Si la révolution venait et mettait à l'endroit ce qui était à l'envers et à l'envers ce qui était à l'endroit, elle saurait toujours se trouver sur ses pieds, elle ferait ce qu'il y aura à faire, elle serait à sa place partout où elle serait placée. Au fond, elle n'avait dans la révolution qu'une croyance modérée. De foi, elle n'avait guère en quoi que ce fût. Inutile d'ajouter qu'elle se faisait tirer les cartes, dans les moments de perplexité, et qu'elle ne manquait jamais de faire le signe de croix, au passage d'un mort. Très libre et tolérante, elle avait le scepticisme sain du peuple de Paris, qui doute, comme on respire, allègrement. Pour être la femme d'un révolutionnaire, elle n'en témoignait pas moins d'une maternelle ironie pour les idées de son homme et de son parti, -- et des autres partis, -- comme pour les bêtises de la jeunesse, -- et de l'âge mûr. Elle ne s'émouvait pas de grand chose. Mais elle s'intéressait à tout. Et elle était prête à la bonne comme à la mauvaise fortune. En somme, une optimiste.
-- « Pas se faire de bile !... Tout s'arrangera toujours, pourvu qu'on se porte bien... »
Celle-là devait s'entendre avec Christophe. Ils n'avaient pas eu besoin de beaucoup de paroles pour voir qu'ils étaient de la même famille. De temps en temps, ils échangeaient un sourire de bonne humeur, tandis que les autres discouraient et criaient. Mais plus souvent, elle riait toute seule, en regardant Christophe qui se laissait à son tour entraîner dans ces discussions, où il apportait plus de passion que tous les autres.
Christophe ne remarquait pas l'isolement et la gêne d'Olivier. Il ne cherchait pas à lire ce qui se passait au fond des gens. Mais il buvait et mangeait avec eux, il riait et il se fâchait. Ils ne se défiaient pas de lui, quoiqu'ils se disputassent rudement. Il ne leur mâchait pas les mots. Dans le fond, il eût été embarrassé pour dire s'il était avec eux ou contre eux. Il ne se le demandait pas. Sans doute, si on l'eût forcé de choisir, il eût été syndicaliste contre le socialisme et toute la doctrine d'État, -- l'État, cette entité monstrueuse, qui fabrique des fonctionnaires, des hommes-machines. Sa raison approuvait le puissant effort des groupements corporatifs, dont la hache à double tranchant frappe à la fois l'abstraction morte de l'État socialiste et l'individualisme infécond, cet émiettement d'énergies, cette dispersion de la force publique en faiblesses particulières, -- la grande misère moderne, dont la Révolution française est en partie responsable.
Mais la nature est plus forte que la raison. Lorsque Christophe se trouvait en contact avec les syndicats, -- ces coalitions redoutables des faibles, -- son vigoureux individualisme se cabrait. Il ne pouvait s'empêcher de mépriser ces hommes qui avaient besoin de s'enchaîner ensemble, pour marcher au combat ; et s'il admettait qu'ils se soumissent à cette loi, il déclarait qu'elle n'était pas pour lui. Ajoutez que si les faibles opprimés sont sympathiques, ils cessent de l'être quand ils deviennent oppresseurs. Christophe, qui criait naguère aux braves gens isolés : « Unissez-vous ! » eut une sensation désagréable, quand il se vit, pour la première fois, au milieu de ces unions de braves gens mêlés à d'autres qui étaient moins braves, tous remplis de leurs droits, de leur force, et prêts à en abuser. Les meilleurs, ceux que Christophe aimait, les amis qu'il avait rencontrés dans la Maison, à tous les étages, ne profitaient nullement de ces associations de bataille. Ils étaient trop délicats de cœur et trop timides pour ne pas s'en effaroucher ; ils étaient destinés à être, des premiers, écrasés par elles. Ils se trouvaient vis-à-vis du mouvement ouvrier, dans la situation d'Olivier. Sa sympathie allait aux travailleurs qui s'organisent. Mais il avait été élevé dans le culte de la liberté : or, c'était ce dont les révolutionnaires se souciaient le moins. Qui, d'ailleurs, aujourd'hui se soucie de la liberté ? Une élite sans action sur le monde. La liberté traverse des jours sombres. Les papes de Rome proscrivent la lumière de la raison. Les papes de Paris éteignent les lumières du ciel [1]. Et M. Pataud, celles des rues. Partout l'impérialisme triomphe : impérialisme théocratique de l'Église romaine ; impérialisme militaire des monarchies mercantiles et mystiques, impérialisme bureaucratique des républiques capitalistes ; impérialisme dictatorial des comités révolutionnaires. Pauvre liberté, tu n'es pas de ce monde !... Les abus de pouvoir, que les révolutionnaires prêchaient et pratiquaient, révoltaient Christophe et Olivier. Ils n'avaient point d'estime pour les ouvriers jaunes qui refusent de souffrir pour la cause commune. Mais ils trouvaient odieux qu'on prétendît les y contraindre par la force. -- Cependant, il faut prendre parti. Dans la réalité, le choix n'est pas aujourd'hui entre un impérialisme et la liberté, mais entre un impérialisme et un impérialisme. Olivier disait :
-- Ni l'un, ni l'autre. Je suis pour les opprimés.
Christophe ne haïssait pas moins la tyrannie des oppresseurs. Mais il était entraîné dans le sillage de la force, à la suite de l'armée des travailleurs révoltés.
Il ne s'en doutait guère. Il déclarait à ses compagnons de table qu'il n'était pas avec eux.
-- Tant qu'il ne s'agira pour vous, disait-il que d'intérêts matériels, vous ne m'intéressez pas. Le jour où vous marcherez pour une foi, alors je serai des vôtres. Autrement, qu'ai-je à faire entre deux ventres ? Je suis artiste, j'ai le devoir de défendre l'art, je ne dois pas l'enrôler au service d'un parti. Je sais qu'en ces derniers temps, des écrivains ambitieux, poussés par un désir de popularité malsaine, ont donné le mauvais exemple. Il ne me semble pas qu'ils aient beaucoup servi la cause qu'ils défendaient ainsi ; mais ils on trahi l'art. Sauver la lumière de l'intelligence : c'est notre rôle à nous. Qu'on n'aille pas la mêler à vos luttes aveugles ! Qui tiendra la lumière, si nous la laissons tomber ? Vous serez bien aises de la retrouver intacte, après la bataille. Il faut qu'il y ait toujours des travailleurs occupés à entretenir le feu de la machine, tandis qu'on se bat sur le pont du navire. Tout comprendre, ne rien haïr. L'artiste est la boussole qui, pendant la tempête, marque toujours le Nord...
Ils le traitaient de phraseur, ils disaient qu'en fait de boussole, il avait perdu la sienne ; et ils se donnaient le luxe de le mépriser amicalement. Pour eux, un artiste était un malin qui s'arrangeait de façon à travailler le moins et le plus agréablement possible.
Il répondait qu'il travaillait autant qu'eux, qu'il travaillait plus qu'eux et qu'il avait moins peur du travail. Rien ne le dégoûtait autant que le sabotage, le gâchage du travail, la fainéantise érigée en principe.
-- Tous ces pauvres gens, disait-il, qui craignent pour leur précieuse peau !... Bon Dieu ! Moi, depuis l'âge de dix ans, je travaille sans répit. Vous, vous n'aimez pas le travail, vous êtes, au fond, des bourgeois. Si seulement vous étiez capables de détruire le vieux monde ! Mais vous ne le pouvez pas. Vous ne le voulez même pas. Non, vous ne le voulez pas ! Vous avez beau gueuler, menacer, faire celui qui va tout exterminer. Vous n'avez qu'une pensée : mettre la main dessus, vous coucher dans le lit tout chaud de la bourgeoisie. En dehors de quelques centaines de pauvres bougres de terrassiers qui sont toujours prêts à se faire crever la peau, ou à crever celle des autres, sans savoir pourquoi, -- pour le plaisir, -- pour la peine, la peine séculaire, -- les autres ne pensent qu'à foutre le camp, à filer dans les rangs des bourgeois, à la première occasion. Ils se font socialistes, journalistes, conférenciers, hommes de lettres, députés, ministres... Bah ! ne criez pas contre celui-là. Vous ne valez pas mieux. C'est un traître, vous dites ?... Bon. À qui le tour ? Vous y passerez tous. Pas un de vous qui résiste à l'appât ! Comment le pourriez-vous ? Il n'y a pas un de vous qui croie à l'âme immortelle. Vous êtes des ventres, je vous dis. Des ventres vides qui ne pensent qu'à s'emplir.
Là-dessus, ils se fâchaient, et ils parlaient tous à la fois. Et tout en se disputant, il arrivait que Christophe, entraîné par sa passion, fût plus révolutionnaire que les autres. Il avait beau s'en défendre : son orgueil intellectuel, sa conception complaisante d'un monde purement esthétique, fait pour la joie de l'esprit, rentraient sous terre, à la vue d'une injustice. Esthétique, un monde où huit hommes sur dix vivent dans le dénuement ou dans la gêne, dans la misère physique ou morale ? Allons donc ! Il faut être un impudent privilégié pour le prétendre. Un artiste comme Christophe, en son for intérieur, ne pouvait pas ne pas être du parti des travailleurs. Qui a, plus que le travailleur de l'esprit, à souffrir de l'immoralité des conditions sociales, de l'inégalité scandaleuse des fortunes ? L'artiste meurt de faim, ou devient millionnaire, sans autre raison que les caprices de la mode et de ceux qui spéculent sur elle. Une société qui laisse périr son élite ou qui la rémunère d'une façon extravagante, est un monstre : elle doit être détruite. Chaque homme, qu'il travaille ou non, a droit au pain quotidien. Chaque travail, qu'il soit bon ou médiocre, doit être rémunéré au taux non de sa valeur réelle -- (Qui en est le juge infaillible ?) -- mais des besoins légitimes et normaux du travailleur. À l'artiste, au savant, à l'inventeur qui l'honorent, la société peut et doit assurer une pension suffisante pour leur garantir le temps et les moyens de l'honorer davantage. Rien de plus. La Joconde ne vaut pas un million. Il n'y a aucun rapport entre une somme d'argent et une œuvre d'art ; l'œuvre n'est pas au-dessus, ni au-dessous : elle est en dehors. Il ne s'agit pas de la payer ; il s'agit que l'artiste vive. Donnez-lui de quoi manger et travailler en paix ! La richesse est de trop : c'est un vol qu'on fait aux autres. Il faut le dire crûment : tout homme qui possède plus qu'il n'est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement normal de son intelligence, est un voleur. Ce qu'il a en plus d'autres l'ont en moins. Nous sourions tristement, quand nous entendons parler de la richesse inépuisable de la France, de l'abondance des fortunes, nous, le peuple des travailleurs, ouvriers, intellectuels, hommes et femmes qui, depuis notre enfance, nous épuisons à la tâche pour gagner de quoi ne pas mourir de faim, et qui souvent voyons les meilleurs succomber à la peine, -- nous qui sommes les forces vives de la nation ! Mais vous qui êtes gorgés des richesses du monde, vous êtes riches de nos souffrances et de nos agonies. Cela ne vous trouble point, vous ne manquerez jamais de sophismes qui vous rassurent : droits sacrés de la propriété, saine guerre pour la vie, intérêts supérieurs du Progrès, ce monstre fabuleux, ce mieux problématique auquel on sacrifie le bien, -- le bien des autres ! -- Il n'en reste pas moins ceci : que vous avez trop. Vous avez trop pour vivre. Nous n'avons pas assez. Et nous valons mieux que vous. Si l'inégalité vous plaît, gare que demain elle ne se retourne contre vous !
Ainsi, les passions qui entouraient Christophe lui montaient à la tête. Ensuite, il s'étonnait de ces accès d'éloquence. Mais il n'y attachait pas d'importance. Il s'amusait de cette excitation qu'il attribuait à la bouteille. Il regrettait seulement que la bouteille ne fût pas meilleure ; et il vantait ses vins du Rhin. Il continuait de se croire détaché des idées révolutionnaires. Mais il se produisait ce phénomène singulier que Christophe apportait à les discuter une passion croissante, tandis que celle de ses compagnons semblait, par comparaison, décroître.
Ils avaient moins d'illusions que lui. Même les meneurs violents, ceux qui étaient redoutés par la bourgeoisie, étaient incertains au fond et diablement bourgeois. Coquart, avec son rire d'étalon qui hennit, faisait la grosse voix et des gestes terribles ; mais il ne croyait qu'à demi ce qu'il vociférait : il était un hâbleur de la violence. Il perçait à jour la lâcheté bourgeoise, et il jouait à la terroriser, en se montrant plus fort qu'il n'était ; il ne faisait pas de difficulté pour en convenir, en riant, avec Christophe. Graillot critiquait tout, tout ce qu'on voulait faire : il faisait tout avorter. Joussier affirmait toujours, il ne voulait jamais avoir tort. Il voyait très bien le vice de son argumentation ; il ne s'en obstinait que davantage ; il eût sacrifié la victoire de sa cause à l'orgueil de ses principes. Mais il passait d'accès de foi têtue à des accès de pessimisme ironique, où il jugeait amèrement le mensonge des idéologies et l'inutilité de tous les efforts.
La plupart des ouvriers étaient de même. Ils tombaient, en un moment, de la soûlerie des paroles au découragement. Ils avaient des illusions immenses ; mais elles ne reposaient sur rien ; ils ne les avaient pas conquises et créées eux-mêmes ; ils les avaient reçues toutes faites, par cette loi du moindre effort, qui les menait dans leurs distractions à l'assommoir et au beuglant. Paresse de penser incurable, qui n'avait que trop d'excuses : c'est la bête harassée qui ne demande qu'à se coucher et ruminer en paix sa pâture, ses rêves. Mais ses rêves cuvés, il n'en restait plus rien qu'une lassitude pire et la gueule de bois. Sans cesse, ils s'enflammaient pour un chef ; et peu de temps après, le soupçonnaient, le rejetaient. Le plus triste était qu'ils n'avaient point tort : les chefs étaient attirés, l'un après l'autre, par l'appât du succès, de la richesse, de la vanité ; pour un Joussier, que préservait de la tentation la phtisie qui le minait, la mort à brève échéance, que d'autres trahissaient, ou se laissaient ! Ils étaient victimes de la plaie qui rongeait alors les hommes politiques de tous les partis : la démoralisation par la femme ou par l'argent, -- (les deux fléaux n'en font qu'un). -- On voyait dans le gouvernement comme dans l'opposition, des talents de premier ordre, des hommes qui avaient l'étoffe de grands hommes d'État -- (en d'autres temps, ils l'eussent été peut-être) ; -- mais ils étaient sans foi, sans caractère ; le besoin, l'habitude, la lassitude de la jouissance les avait énervés ; elle leur faisait commettre, au milieu de vastes projets, des actes incohérents, ou brusquement tout jeter là, les affaires en cours, leur patrie ou leur cause, pour se reposer et jouir. Ils étaient assez braves pour se faire tuer dans une bataille ; mais bien peu de ces chefs eussent été capables de mourir à la tâche, sans vaine forfanterie, immobiles à leur poste, le poing au gouvernail.
La conscience de cette faiblesse foncière coupait les jarrets à la révolution. Ces ouvriers passaient leur temps à s'accuser mutuellement. Leurs grèves échouaient toujours par les dissentiments perpétuels entre les chefs ou entre les corps de métiers, entre les réformistes et les révolutionnaires -- par la timidité profonde sous les menaces fanfaronnes, -- par l'hérédité moutonnière qui, à la première sommation légale, faisait rentrer sous le joug ces révoltés, -- par le lâche égoïsme et la bassesse de ceux qui profitaient de la révolte des autres pour se pousser auprès des maîtres, en faisant payer cher leur fidélité intéressée. Sans parler du désordre inhérent aux foules, de leur esprit anarchique. Ils voulaient bien faire des grèves corporatives qui eussent un caractère révolutionnaire ; mais ils ne voulaient pas qu'on les traitât en révolutionnaires. Ils n'avaient aucun goût pour les baïonnettes. Ils eussent voulu battre l'omelette sans casser d'œufs. En tout cas, ils aimaient mieux que les œufs cassés fussent ceux du voisin.
Olivier regardait, observait, et il ne s'étonnait point. Il avait reconnu combien ces hommes étaient inférieurs à l'œuvre qu'ils prétendaient réaliser ; mais il avait aussi reconnu la force fatale qui les entraînait ; et il s'apercevait que Christophe, à son insu, suivait le fil de l'eau. Pour lui qui n'eût demandé qu'à se laisser emporter, le courant ne voulait pas de lui. Il restait au rivage et regardait l'eau passer.
C'était un fort courant : il soulevait une masse énorme de passions, d'intérêts et de foi, qui se heurtaient, se fondaient, avec des bouillonnements d'écume et des remous contradictoires. Les chefs étaient en tête, les moins libres de tous, car ils étaient poussés, et peut-être de tous, ceux qui croyaient le moins : ils avaient cru jadis, ils étaient comme ces prêtres qu'ils avaient tant raillés, enfermés dans leurs vœux, dans la foi qu'ils avaient eue et qu'ils étaient forcés de professer jusqu'à la fin. Derrière eux, le gros du troupeau était brutal, incertain et de vue courte. Le plus grand nombre croyaient par hasard, parce que le courant allait maintenant à ces utopies ; ils n'y croiraient plus, ce soir, parce que le courant aurait changé. Beaucoup croyaient par besoin d'action, par désir d'aventures. D'autres, par logique raisonneuse, dénuée de sens commun. Quelques-uns par bonté. Les avisés ne se servaient des idées que comme d'armes pour la bataille, ils luttaient pour un salaire précis, pour un nombre réduit d'heures de travail. Les forts appétits couvaient l'espoir secret de revanches grossières d'une vie misérable.
Mais le courant qui les portait était plus sage qu'eux tous ; il savait où il allait. Qu'importait qu'il dût momentanément se briser contre la digue du vieux monde ! Olivier prévoyait que la Révolution sociale serait aujourd'hui écrasée. Mais il savait aussi qu'elle n'atteindrait pas moins ses fins, par la défaite que par la victoire : car les oppresseurs ne font droit aux demandes des opprimés que lorsque ces opprimés leur font peur. Ainsi, l'injuste violence des révolutionnaires ne servait pas moins leur cause que la justice de leur cause. L'une et l'autre faisaient partie du plan de la force aveugle et sûre qui mène le troupeau humain...
« Considérez ce que vous êtes, vous que le Maître a appelés. Selon la chair, il n'y a pas parmi vous beaucoup de sages, ni beaucoup de forts, ni beaucoup de nobles. Mais il a choisi les choses folles de ce monde pour confondre les sages, et il a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les forts ; et il a choisi les choses viles de ce monde et les choses méprisées et celles qui ne sont point pour abolir celles qui sont... »
Cependant, quel que fut le Maître qui gouvernait les choses, -- (Raison ou Déraison,) -- et bien que l'organisation sociale préparée par le syndicalisme constituât pour l'avenir un progrès relatif, Olivier ne pensait pas qu'il valût la peine, pour Christophe et pour lui, d'absorber toute leur force d'illusion et de sacrifice dans ce combat terre à terre, qui n'ouvrirait pas un monde nouveau. Son espoir mystique de la révolution était déçu. Le peuple n'était pas meilleur, et guère plus sincère que les autres classes ; surtout, il n'était pas assez différent.
Au milieu du torrent des intérêts et des passions boueuses, le regard et le cœur d'Olivier étaient attirés par des îlots indépendants, les petits groupes de vrais croyants, qui émergeaient ça et là, comme des fleurs sur l'eau. L'élite a beau vouloir se mêler à la foule : elle va toujours à l'élite, -- l'élite de toutes les classes et de tous les partis, -- ceux qui portent le feu. Et son devoir sacré, c'est de veiller à ce que le feu ne s'éteigne point.
Olivier avait déjà fait son choix.
À quelques maisons de la sienne, était une échoppe de savetier, un peu en contre-bas de la rue, -- quelques planches clouées ensemble, avec des vitres et des carreaux de papier. On y descendait par trois marches, et il fallait baisser le dos pour s'y tenir debout. Il y avait juste la place pour un rayon de savates et deux escabeaux. Tout le jour, on entendait, selon la tradition du savetier classique, le maître de céans chanter. Il sifflait, tapait ses semelles, braillait d'une voix enrouée des gaudrioles et des chansons révolutionnaires ou interpellait à travers son bocal les voisines qui passaient. Une pie à l'aile cassée, qui se promenait sur le trottoir en sautillant, venait d'une loge de concierge lui rendre visite. Elle se posait sur la première marche, à l'entrée de l'échoppe, et regardait le savetier. Il s'interrompait un moment pour lui dire des grivoiseries, d'un ton flûté, ou il lui sifflait l'Internationale. Elle restait, le bec levé, écoutant gravement ; de temps en temps, elle faisait un plongeon, le bec en avant comme pour saluer, elle battait gauchement des ailes pour retrouver son équilibre ; puis elle virait soudain, plantant là son interlocuteur au milieu d'une phrase, et d'une aile et d'un aileron s'envolait sur le dossier d'un banc, d'où elle narguait les chiens du quartier. Alors, le gniaf se remettait à battre ses empeignes ; et la fuite de son auditrice ne l'empêchait pas de continuer jusqu'au bout le discours interrompu.
Il avait cinquante-six ans, l'air jovial et bourru, de petits yeux rieurs sous d'énormes sourcils, le crâne chauve au sommet qui s'élevait comme un œuf au-dessus d'un nid de cheveux, des oreilles poilues, une gueule noire et brèche-dents qui s'ouvrait comme un puits, dans des accès de rire, une barbe hirsute et malpropre, où il fourrageait à pleines mains, de ses pinces volumineuses et noires de cirage. Il était connu dans le quartier sous le nom de père Feuillet, dit Feuillette, dit papa La Feuillette -- on disait La Fayette, pour le faire enrager : car le vieux, en politique, arborait des opinions écarlates ; tout jeune il avait été mêlé à la Commune, condamné à mort, finalement déporté ; il était fier de ses souvenirs et associait dans ses rancunes Badinguet, Gallifet et Foutriquet. Il était assidu aux meetings révolutionnaires, et enthousiaste de Coquard, pour l'idéal vengeur que celui-ci prophétisait avec une si belle barbe et une voix de tonnerre. Il ne manquait pas un de ses discours, il buvait ses paroles, riait de ses plaisanteries à mâchoire déployée, écumait de ses invectives, jubilait des combats et du paradis promis. Le lendemain, à l'échoppe, il relisait dans son journal le résumé des discours ; il le relisait tout haut, pour lui et pour son apprenti ; afin de mieux le savourer, il se le faisait lire et calottait l'apprenti quand il sautait une ligne. Aussi, n'était-il pas souvent exact à livrer l'ouvrage aux dates promises ; en revanche, c'était de l'ouvrage solide : il usait les pieds, mais il était inusable.
Le vieux avait avec lui un petit-fils de treize ans, bossu, malingre et rachitique, qui lui servait d'apprenti. La mère à dix sept ans, avait fui sa famille, pour filer avec un mauvais ouvrier, devenu apache, qui ne tarda pas à être pris, condamné, et disparut. Restée seule avec l'enfant, rejetée par les siens, elle éleva le petit Emmanuel. Elle avait reporté sur lui l'amour et la haine qu'elle avait pour son amant. C'était une femme d'un caractère violent, maladivement jaloux. Elle aimait son enfant avec emportement, le malmenait brutalement, puis, quand il était malade, elle était folle de désespoir. Dans ses jours de mauvaise humeur, elle le couchait sans dîner, sans un morceau de pain. Quand elle le traînait par la main dans les rues, s'il était fatigué, s'il ne pouvait plus avancer et se laissait choir par terre, elle le relevait d'un coup de pied. Elle avait un langage incohérent, et passait des larmes à une excitation de gaîté hystérique. Elle était morte. Le grand-père avait recueilli le petit, alors âgé de six ans. Il l'aimait bien ; mais il avait sa manière de le lui témoigner : elle consistait à rudoyer l'enfant, à le nommer d'injures variées, à lui allonger les oreilles, à le claquer du matin au soir, afin de lui apprendre son métier : et il lui inculquait en même temps son catéchisme social et anticlérical.
Emmanuel savait que le grand-père n'était pas méchant ; mais il était toujours prêt à lever le coude pour parer les gifles ; le vieux lui faisait peur, surtout les soirs de ribote. Car le père la Feuillette n'avait pas volé son surnom : il se pochardait deux ou trois fois par mois ; alors il parlait à tort et à travers, il riait, il faisait le faraud, et cela finissait par quelques bourrades au petit. Plus de bruit que de mal. Mais l'enfant était craintif ; son état souffreteux le rendait plus sensible ; il avait une intelligence précoce, et tenait de sa mère un cœur farouche et déréglé. Il était bouleversé par les brutalités du grand-père, comme par ses déclamations révolutionnaires. Tout résonnait en lui des impressions du dehors, comme l'échoppe qui tremblait au passage des lourds omnibus. Dans son imagination affolée se mêlaient en des vibrations de clocher, ses sensations journalières, ses grandes douleurs d'enfant, les lamentables souvenirs d'une expérience prématurée, les récits de la Commune, des bribes de cours du soir, de feuilletons de journaux, de discours de meetings, et les instincts sexuels, troubles et torrentueux, qui lui venaient des siens. Le tout formait ensemble un monde de rêve, monstrueux, marécage dans la nuit, d'où se détachaient des jets d'espoir éblouissant.
Le savetier traînait son apprenti au cabaret, chez Aurélie. Ce fut là qu'Olivier remarqua le petit bossu qui avait une voix d'hirondelle. Parmi ces ouvriers avec qui il ne causait guère, il avait eu tout le temps d'étudier la figure maladive de l'enfant, au front proéminent, son air sauvage et humilié ; il avait assisté aux grossièretés joviales qu'on lui disait, et dont les traits du petit se crispaient en silence. Il avait vu, à certaines palabres révolutionnaires, ses yeux de velours marron rayonner de l'extase chimérique du bonheur futur, -- ce bonheur, qui, même s'il devait se réaliser jamais, ne changerait pas grand chose à sa chétive destinée. À ces instants, son regard illuminait son visage ingrat, le faisait oublier. La belle Berthe elle-même en fut frappée ; un jour, elle le lui dit et sans crier gare, le baisa sur la bouche. L'enfant sursauta, pâlit de saisissement, et se rejeta en arrière, avec dégoût. La fille n'eut pas le temps de le remarquer : elle était déjà occupée à se quereller avec Joussier. Seul, Olivier s'aperçut du trouble d'Emmanuel : il suivait des yeux le petit, qui s'était reculé dans l'ombre, les mains tremblantes, le front baissé, regardant en dessous, jetant de côté sur la fille des coups d'œil ardents et irrités. Il se rapprocha de lui, il lui parla doucement, poliment, l'apprivoisa... Quel bien peut faire la douceur de manières à un cœur sevré d'égards ! C'est une goutte d'eau qu'une terre aride boit avidement. Il ne fallut que quelques mots, un sourire pour que, dans le secret de son cœur, le petit Emmanuel se donnât à Olivier et décidât qu'Olivier était à lui. Après, quand il le rencontra dans la rue, et découvrit qu'ils étaient voisins, ce lui fut un signe mystérieux du destin qu'il ne s'était pas trompé. Il guettait le passage d'Olivier devant l'échoppe, pour lui adresser le bonjour ; et s'il arrivait qu'Olivier, distrait, ne regardât pas de son côté, Emmanuel en était froissé.
Il eût un grand bonheur, le jour qu'Olivier entra chez le père Feuillette, pour une commande. L'ouvrage terminé, Emmanuel le porta chez Olivier ; il avait guetté son retour à la maison afin d'être sûr de le trouver. Olivier, absorbé, fit peu attention à lui, paya, ne disait rien ; l'enfant semblait attendre, regardait à droite, à gauche, s'en allait à regret. Olivier, avec sa bonté, devina ce qui se passait en lui ; il sourit et essaya de lier conversation, malgré la gêne qu'il avait toujours à causer avec quelqu'un du peuple. Cette fois, il sut trouver les mots simples et directs. Une intuition de souffrances lui faisait voir dans l'enfant -- (d'une façon trop simpliste) -- un petit oiseau blessé par la vie, comme lui, et qui se consolait, la tête sous son aile, recroquevillé en boule sur son perchoir, en rêvant de vols fous dans la lumière. Un sentiment analogue de confiance instinctive rapprochait de lui l'enfant ; il subissait l'attraction de cette âme silencieuse, qui ne criait point, qui ne disait point de paroles rudes, où l'on était à l'abri des brutalités de la rue ; et la chambre, peuplée de livres, paroles magiques des siècles, lui inspirait un respect religieux. Aux questions d'Olivier il répondait volontiers, avec de brusques sursauts de sauvagerie orgueilleuse ; mais l'expression lui manquait. Olivier démaillotait avec précaution cette âme obscure et bégayante ; il arrivait à y lire peu à peu sa foi ridicule et touchante dans le renouvellement du monde. Il n'avait pas envie d'en rire, sachant qu'elle rêvait de l'impossible et qu'elle ne changerait pas l'homme. Les chrétiens aussi ont rêvé de l'impossible ; et ils n'ont pas changé l'homme. De l'époque de Périclès à celle de Monsieur Fallières, où est-il, le progrès moral ?... Mais toute foi est belle ; et quand pâlissent celles dont le cycle est révolu, il faut saluer les nouvelles qui s'allument : il n'y en aura jamais trop. Olivier regardait avec une curiosité attendrie la lueur incertaine qui brûlait dans le cerveau de l'enfant. Quel étrange caboche !... Olivier ne parvenait pas à suivre le mouvement de cette pensée, incapable d'un effort de raison continue, qui allait par saccades, et, quand on lui parlait, restait loin derrière vous, arrêtée, agrippée à une vision surgie, on ne savait comment, d'un mot dit tout à l'heure, puis soudain vous rejoignait, vous dépassait d'un saut, faisant jaillir d'une pensée de tout repos, d'une prudente parole bourgeoise, tout un monde enchanté, un credo héroïque et dément. Cette âme, qui somnolait, avec des réveils bondissants, avait un besoin puéril et puissant d'optimisme ; à tout ce qu'on lui disait, art ou science, elle ajoutait une fin de mélodrame complaisant qui répondait au vœu de ses chimères.
Olivier fit, par curiosité, quelques lectures au petit, le dimanche. Il croyait l'intéresser avec des récits réalistes et familiers ; il lui lut les Souvenirs d'enfance de Tolstoy. Le petit n'en était pas frappé ; il disait :
-- Ben oui, on sait ça.
Et il ne comprenait pas qu'on se donnât tant de mal pour écrire des choses réelles.
-- Un gosse, c'est un gosse, disait-il dédaigneusement.
Il n'était pas plus sensible à l'intérêt de l'histoire ; et la science l'ennuyait ; elle était pour lui une préface fastidieuse à un conte de fées : les forces invisibles, mises au service de l'homme, tels des génies terribles et terrassés. À quoi bon tant d'explications ? Quand on a trouvé quelque chose, on n'a pas besoin de dire comment on l'a trouvé, mais ce qu'on a trouvé. L'analyse des pensées est du luxe bourgeois. Ce qu'il faut aux âmes du peuple, c'est la synthèse, des idées toutes faites, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, mais qui mènent à l'action, des réalités grosses de vie et chargées d'électricité. De la littérature qu'Emmanuel connaissait, ce qui le toucha le plus, ce fût le pathos épique de Victor Hugo et la rhétorique fuligineuse de ces orateurs révolutionnaires, qu'il ne comprenait pas bien, et qui, non plus que Hugo, ne se comprenaient pas toujours eux-mêmes. Le monde était pour lui, comme pour eux non pas un assemblage cohérent de raisons ou de faits, mais un espace infini, noyé d'ombre et tremblant de lumière, où passaient dans la nuit de grands coups d'aile ensoleillés. Olivier essayait en vain de lui communiquer sa logique bourgeoise. L'âme rebelle et ennuyée lui échappait des mains ; et elle se complaisait dans le vague et le heurt de ses sensations hallucinées, comme une femme en amour, qui se livre, les yeux fermés.
Olivier était à la fois attiré et déconcerté par ce qu'il sentait chez l'enfant de si proche de lui : solitude, faiblesse orgueilleuse, ardeur idéaliste, -- et de si différent ; -- ce déséquilibre, ces désirs aveugles et effrénés, cette sauvagerie sensuelle qui n'avait aucune idée du bien et du mal, tels que les définit la morale ordinaire. Il ne faisait qu'entrevoir une partie de cette sauvagerie. Jamais il ne se douta du monde de passions troubles qui grondaient dans le cœur de son petit ami. Notre atavisme bourgeois nous a trop assagis. Nous n'osons même pas regarder en nous. Si nous disions le centième des rêves que fait un honnête homme, ou des étranges ardeurs qui passent dans le corps d'une femme chaste, on crierait au scandale. Silence aux monstres ! Fermons la grille. Mais sachons qu'ils existent, et que dans les âmes neuves, ils sont prêts à sortir. -- Le petit avait tous les désirs érotiques, que l'on regarde comme pervers ; ils l'étreignaient à l'improviste, par rafales ; ils étaient exaspérés par sa laideur qui l'isolait. Olivier n'en savait rien. Devant lui, Emmanuel avait honte. Il subissait la contagion de cette paix. L'exemple d'une telle vie lui était un dompteur. L'enfant ressentait pour Olivier un amour violent. Ses passions comprimées se ruaient en rêves tumultueux : bonheur humain, fraternité sociale, miracles de la science, aviation fantastique, poésie enfantine et barbare, -- tout un monde héroïque d'exploits, de niaiseries, de luxures, de sacrifices, où sa volonté ivre cahotait dans la flânerie et dans la fièvre.
Il n'avait pas beaucoup de temps pour s'y abandonner, dans l'échoppe du grand-père, qui ne restait pas un instant silencieux, tapant, jabotant, du matin au soir. Mais il y a toujours place pour le rêve. Que de journées de songes on peut faire, debout, les yeux ouverts, en une seconde de vie ! -- Le travail de l'ouvrier s'accommode assez bien d'une pensée intermittente. Son esprit aurait peine à suivre, sans un effort de volonté, une chaîne un peu longue des raisonnements serrés ; s'il parvient à le faire, il y manque, çà et là, quelques mailles ; mais dans les intervalles des mouvements rythmés, les idées s'intercalent, les images surgissent ; les gestes réguliers du corps les font jaillir, comme le soufflet de forge. Pensée du peuple ! Gerbe de feu et de fumée, pluie d'étincelles qui s'éteignent, se rallument et s'éteignent ! Mais parfois l'une d'elles, emportée par le vent, va mettre l'incendie aux riches meules bourgeoises...
Olivier réussit à faire entrer Emmanuel dans une imprimerie. C'était le vœu de l'enfant ; et le grand-père ne s'y opposa point : il voyait volontiers son petit-fils plus instruit que lui ; et il avait du respect pour l'encre d'imprimerie. Dans le nouveau métier, le travail était plus fatiguant que dans l'ancien ; mais parmi la foule des travailleurs, le petit se sentait plus libre de penser que dans l'échoppe, seul, à côté du grand-père.
Le meilleur moment était à l'heure du déjeuner. Loin du flot des ouvriers qui envahissait les petites tables sur le trottoir et les débits de vins du quartier, il s'échappait en clopinant vers le square voisin ; et là, à cheval sur un banc, sous le dais d'un marronnier, près d'un faune [2] de bronze qui dansait, une grappe à la main, il déballait son pain et le morceau de charcuterie enveloppé dans un papier gras ; et il le savourait lentement, au milieu d'un cercle de moineaux. Sur la pelouse verte, de petits jets d'eau faisaient tomber leur fine pluie en réseau grésillant. Dans un arbre ensoleillé, des pigeons bleus d'ardoise, à l'œil rond, roucoulaient. Et tout autour c'était le ronflement perpétuel de Paris, le grondement des voitures, la mer bruissante des pas, les cris familiers de la rue, le lointain flûteau rieur d'un raccommodeur de faïence, un marteau de terrassier tintant sur les pavés, la noble musique d'une fontaine, -- enveloppe fiévreuse et dorée du rêve parisien... -- Et le petit bossu, à cheval sur son banc, la bouche pleine, ne se pressant pas d'avaler, s'alanguissait dans une torpeur, où il ne sentait plus son échine douloureuse, et son âme chétive ; il était baigné d'un bonheur imprécis et grisant...
-- « ... Tiède lumière, soleil de la justice, qui luira demain pour nous, déjà ne luis-tu pas ? Tout est si bon, si beau ! On est riche, on est fort, on se porte bien, on aime... J'aime, j'aime tous et tous m'aiment... Ah ! qu'on est bien ! Qu'on sera bien, demain !... »
Les sirènes d'usines sifflaient ; l'enfant s'éveillait, avalait sa bouchée, buvait une longue gorgée à la Wallace voisine, et, rentré dans sa carapace bossue, il allait, de sa démarche sautillante et boiteuse, reprendre sa place à l'imprimerie, devant les casiers aux lettres magiques, qui écriraient un jour le Mane Thecel Pharès [3] de la Révolution.
Le père Feuillet avait un vieil ami, Trouillot, le papetier, de l'autre côté de la rue. Une papeterie-mercerie où l'on voyait, à la devanture, des bonbons roses et verts dans des bocaux, et des poupées en carton sans bras, ni jambes. D'un trottoir, à l'autre, l'un sur le pas de sa porte, l'autre dans son échoppe, ils échangeaient clignements d'yeux, hochements de tête, et pantomimes variées. À certaines heures, quand le savetier était las de taper et qu'il avait, disait-il, la crampe dans les fesses, ils se hélaient, La Feuillette de son gueuloir glapissant, Trouillot d'un mugissement de veau enroué ; et ils allaient siroter un verre au comptoir voisin. Ils ne se pressaient pas de revenir. C'étaient de sacrés bavards. Ils se connaissaient depuis près d'un demi-siècle. Le papetier avait joué lui aussi, son bout de rôle dans le grand mélodrame de 1871. On ne s'en serait pas douté, à voir ce gros homme placide, une toque noire sur la tête, vêtu d'une blouse blanche, avec sa moustache grise de vieux troupier, ses yeux vagues d'un bleu pâle striés de rouge, sous lesquels les paupières faisaient des poches, ses joues flasques et luisantes, toujours en transpiration, traînant la jambe, goutteux, le souffle court, la langue lourde. Mais il n'avait rien perdu de ses illusions d'antan. Réfugié en Suisse pendant quelques années, il y avait rencontré des compagnons de diverses nations, et notamment des Russes, qui l'avaient initié aux beautés de l'anarchie fraternelle. Là-dessus, il n'était pas d'accord avec La Feuillette, qui était un vieux Français, partisan de la manière forte et de l'absolutisme dans la liberté. Pour le reste, fermes croyants l'un et l'autre dans la révolution sociale et la Salente [4] ouvrière de l'avenir. Chacun était épris d'un chef en qui il incarnait l'idéal de ce qu'il aurait voulu être. Trouillot était pour Joussier, et La Feuillette pour Coquard. Ils discutaient interminablement sur ce qui les divisait, estimant que leurs pensées communes étaient démontrées ; -- (peu s'en fallait qu'entre deux rasades ils ne les crussent réalisées). -- Des deux, le plus raisonneur était le savetier. Il croyait par raison ; du moins, il s'en flattait : car Dieu sait que sa raison était d'une espèce singulière ! Elle n'eût pu chausser d'autre pied que le sien. Cependant, moins expert en raison qu'en chaussures, il prétendait que les autres esprits se chaussassent à son pied. Le papetier, plus paresseux, ne se donnait pas la peine de démontrer sa foi. On ne démontre que ce dont on doute. Il ne doutait point. Son optimisme perpétuel voyait les choses comme il les désirait, et il ne les voyait pas quand elles étaient autrement, ou il les oubliait. Les expériences fâcheuses glissaient sur son cuir, sans y laisser de traces. -- Tous deux étaient de vieux enfants romanesques qui n'avaient pas le sens de la réalité ; la révolution, dont le nom seul les grisait, était pour eux une belle histoire qu'on se raconte et dont on ne sait plus très bien si elle arrivera jamais, ou si elle est arrivée. Et tous deux avaient foi dans l'Humanité-Dieu, par transposition de leurs habitudes héréditaires, pliées durant des siècles devant le Fils de l'Homme. -- Inutile d'ajouter que tous deux était anticléricaux.
Le plaisant était que le bon papetier habitait avec une nièce fort dévote, qui faisait de lui ce qu'elle voulait. Cette petite femme très brune, grassouillette, aux yeux vifs, douée d'une volubilité de parole qui relevait encore un fort accent de Marseille, était veuve d'un rédacteur au ministère du commerce. Restée seule sans fortune, avec une fillette, et recueillie par l'oncle, cette bourgeoise, qui avait des prétentions, n'était pas loin de croire qu'elle faisait une grâce à son parent le boutiquier, en vendant à son magasin ; elle trônait avec des airs de reine déchue, que, fort heureusement pour les affaires de l'oncle et pour la clientèle, tempérait son exubérance naturelle. Royaliste et cléricale, comme il convenait à une personne de sa distinction, Mme Alexandrine étalait ses sentiments avec un zèle indiscret, stimulé par le malin plaisir de taquiner le vieux mécréant chez qui elle s'était installée. Elle s'était constituée la maîtresse du logis, responsable de la conscience de toute la maisonnée ; si elle ne pouvait convertir l'oncle -- (et elle se jurait bien de l'attraper in extremis), -- elle s'en donnait à cœur joie de tremper le diable dans l'eau bénite. Elle épinglait au mur des images de Notre-Dame de Lourdes et de Saint-Antoine de Padoue ; elle ornait la cheminée de fétiches peinturlurés sous des globes de verre ; et, la saison venue, elle installait dans l'alcôve de sa fille une chapelle du mois de Marie, avec de petites bougies bleues. On ne savait ce qui l'emportait, dans sa dévotion agressive, d'une affection réelle pour l'oncle qu'elle souhaitait de convertir, ou de la joie qu'elle avait à l'embêter.
Le brave homme, apathique et un peu endormi, laissait faire ; il ne se risquait pas à relever les provocations batailleuses de sa terrible nièce : avec une langue si bien pendue, impossible à lutter ; avant tout, il voulait la paix. Une seule fois, il se fâcha, lorsqu'un petit saint Joseph tenta subrepticement de se glisser dans sa chambre, au-dessus de son lit ; sur ce point, il eut gain de cause, car il faillit en avoir une attaque, et la nièce prit peur ; l'expérience ne fut pas renouvelée. Pour tout le reste, il céda, affectant de ne pas voir ; cette odeur de bon Dieu lui causait bien quelque malaise ; mais il ne voulait pas y penser. Au fond, il admirait sa nièce, et il éprouvait un certain plaisir à être malmené par elle. Et puis, ils s'accordaient pour choyer la fillette, la petite Reine, ou Rainette.
Elle avait treize ans, et elle était toujours malade. Depuis des mois, une coxalgie la tenait étendue et captive, tout un côté du corps moulé dans une gouttière, comme une petite Daphné dans son écorce. Elle avait des yeux de biche blessée et le teint décoloré des plantes privées de soleil ; une tête trop grosse, que ses cheveux blond pâle, très fins et très tirés, faisaient paraître encore plus grosse ; mais un visage mobile et délicat, un vivant petit nez, et un bon sourire enfantin. La dévotion de la mère avait pris chez l'enfant souffrante et désœuvrée un caractère exalté. Elle passait des heures à réciter son chapelet de corail, que le pape avait bénit ; et elle s'interrompait pour le baiser avec emportement. Elle ne faisait presque rien, de toute la journée ; les travaux à l'aiguille la fatiguaient ; Mme Alexandrine ne lui en avait pas donné le goût. À peine si elle lisait quelques Tracts insipides, quelque fade histoire miraculeuse, dont le style prétentieux et plat lui semblait la poésie même, -- ou les récits des crimes avec illustrations coloriées dans les journaux du Dimanche que sa stupide mère lui mettait dans les mains. À peine si elle faisait quelques mailles de crochet, en remuant les lèvres, moins attentive à son ouvrage qu'à la conversation qu'elle tenait avec une sainte de ses amies, ou même avec le bon Dieu. Car il ne faut pas croire qu'il soit nécessaire d'être une Jeanne d'Arc, pour avoir de ces visites ; nous en avons tous reçu. Seulement, à l'ordinaire, les visiteurs célestes nous laissent parler seuls, assis à notre foyer ; et ils ne disent mot. Rainette ne songeait pas à s'en formaliser : qui ne dit mot consent. D'ailleurs, elle avait tant à leur dire qu'à peine leur laissait-elle le temps de répondre : elle répondait pour eux. Elle était une bavarde silencieuse ; elle tenait de sa mère la volubilité de langue ; mais ce flot s'infiltrait en paroles intérieures, comme un ruisseau qui disparaît sous terre. -- Naturellement, elle faisait partie de la conspiration contre l'oncle, afin de le convertir ; elle se réjouissait de chaque pouce de la maison conquis sur l'esprit de ténèbres par les esprits de lumière ; elle cousait des médailles saintes dans les doublures d'habit du vieux, ou bien elle lui glissait dans les poches un grain de chapelet, que l'oncle, pour faire plaisir à sa petite nièce affectait de ne pas remarquer. -- Cette mainmise des deux dévotes sur le mangeur de prêtres causait l'indignation et la joie du savetier. Il ne tarissait pas en grosses plaisanteries sur les femmes qui portent culotte ; et il se gaussait de son ami, qui se laissait mettre sous la pantoufle. Il n'avait pas lieu de faire le malin : car lui-même avait été affligé pendant vingt ans d'une femme acariâtre et sobre, qui le traitait de pochard, et devant qui il baissait la crête. Il se gardait d'en faire mention. Le papetier, un peu honteux, se défendait mollement, professant d'une langue pâteuse une tolérance à la Kropotkine.
Rainette et Emmanuel étaient amis. Depuis leur petite enfance, ils se voyaient chaque jour. Emmanuel osait rarement se glisser dans la maison. Mme Alexandrine le regardait d'un mauvais œil, comme petit-fils d'un mécréant et comme sale petit gniaf. Mais Rainette passait ses journées sur une chaise longue près de la fenêtre, au rez-de-chaussée. Emmanuel tambourinait aux carreaux, en passant ; et, le nez écrasé contre la vitre, il grimaçait un bonjour. En été, quand la fenêtre restait ouverte, il s'arrêtait, les bras appuyés un peu haut sur la barre de la fenêtre ; -- (il s'imaginait que cette pose l'avantageait, que ses épaules remontées dans une attitude familière donnaient le change à sa difformité). -- Rainette qui n'était pas gâtée par les visites, ne songeait plus à remarquer qu'Emmanuel fût bossu. Emmanuel, qui avait peur des filles, peur et dégoût, faisait exception pour Rainette. Cette petite malade, à demi pétrifiée, lui était quelque chose d'intangible et de lointain. Seulement le soir où la belle Berthe lui baisa la bouche, et encore le jour suivant il s'écarta de Rainette, avec une répulsion instinctive ; il longea la maison, sans s'arrêter, baissant la tête ; et il rôdait à distance, méfiant, comme un chien sauvage. Puis, il revint. Elle était si peu une femme !... À la sortie de l'atelier, quand il passait, tâchant de se faire aussi petit que possible, au milieu des brocheuses dans leurs longues blouses de travail, telles que des chemises de nuit, -- ces grandes filles rieuses, dont les yeux affamés vous déshabillent en passant, -- il détalait vers la fenêtre de Rainette. Il savait gré à son amie de ce qu'elle était infirme : il pouvait, vis-à-vis d'elle, se donner des airs de supériorité, et même, de protection. Il racontait les événements de la rue ; il s'y mettait en bonne place. Parfois, quand il était en veine de galanterie, il apportait à Rainette, en hiver, des marrons grillés, en été, un bouquet de cerises. Elle, de son côté, lui donnait de ces bonbons multicolores qui remplissaient les deux bocaux, à la devanture ; et ils regardaient ensemble les cartes postales illustrées. C'étaient d'heureux moments ; ils oubliaient tous deux le triste corps qui tenait en cage leur âme d'enfant.
Mais il arrivait aussi qu'ils se missent à discuter, comme les grands, des choses politiques et de la religion. Alors, ils devenaient aussi stupides que les grands. La bonne entente cessait. Elle, parlait de miracles, de neuvaines, ou de pieuses images bordées de dentelles en papier et de jours d'indulgences. Lui, disait que c'était des bêtises et des mômeries, comme il avait entendu dire à son grand-père. Mais quand il voulait à son tour raconter les réunions publiques où le vieux l'avait emmené, elle l'interrompait avec mépris et disait que ces gens-là étaient des soulards. La conversation s'aigrissait. Ils en venaient à parler de leurs parents ; ils se répétaient, l'un sur le compte de la mère, l'autre sur celui du grand-père, les propos injurieux du grand-père et de la mère Puis ils parlaient d'eux-mêmes. Ils cherchaient à se dire des choses désagréables. Ils y arrivaient sans peine. Il disait les plus grossières. Mais elle savait trouver les mots les plus méchants. Alors, il s'en allait et quand il revenait, il racontait qu'il avait été avec d'autres filles, et qu'elles étaient jolies, et qu'ils avaient bien ri ensemble, et qu'ils devaient se retrouver, le dimanche prochain. Elle, ne disait rien ; elle faisait semblant de mépriser ce qu'il disait ; et brusquement, elle se mettait en rage, elle lui lançait son crochet à la tête, en lui criant de partir, et qu'elle le détestait et elle se cachait la figure dans ses mains. Il partait, pas fier de sa victoire. Il avait envie d'écarter les petites mains maigres, de dire que ce n'était pas vrai. Mais il se forçait par orgueil à ne pas revenir.
Un jour, Rainette fût vengée. -- Il était avec ses camarades d'atelier. Ils ne l'aimaient guère, parce qu'il se tenait en dehors d'eux et qu'il ne parlait pas, ou qu'il parlait trop bien, d'une façon naïvement prétentieuse, comme un livre, ou plutôt comme un article de journal -- (il en était farci). -- Ce jour-là, ils s'étaient mis à causer de la révolution et des temps futurs. Il s'exaltait, et il était ridicule. Un camarade l'apostropha brutalement :
-- D'abord, toi, n'en faut plus, tu es trop laid. Dans la société future, il n'y aura plus de boscos. On les fout à l'eau en naissant.
Cela le fit dégringoler du haut de son éloquence. Il se tut, consterné. Les autres se tordaient de rire. De tout l'après-midi il ne desserra plus les dents. Le soir, il s'en retournait chez lui ; il avait hâte d'être rentré, pour se cacher dans un coin, et pour souffrir seul. Olivier le rencontra ; il fut frappé de son visage terreux.
-- Tu as de la peine. Pourquoi ?
Emmanuel ne voulait pas parler. Olivier insista affectueusement. Le petit persistait à se taire ; mais sa mâchoire tremblait, comme s'il était près de pleurer. Olivier le prit par le bras et l'emmena chez lui. Bien qu'il éprouvât, lui aussi, pour la laideur et pour la maladie, cette répulsion instinctive et cruelle dont ne peuvent se défendre ceux qui ne sont pas nés avec des âmes de sœurs de charité, il n'en laissait rien voir.
-- On t'a fait de la peine ?
-- Oui.
-- Qu'est-ce qu'on t'a fait ?
Le petit débonda son cœur. Il dit qu'il était laid. Il dit que ses camarades avaient dit que leur révolution n'était pas pour lui.
-- Elle n'est pas pour eux non plus, mon petit ni pour nous. Ce n'est pas l'affaire d'un jour. On travaille pour ceux qui viendront après nous.
Le petit était déçu que ce fût pour si tard.
-- Est-ce que cela ne te fait pas plaisir de penser qu'on travaille pour donner le bonheur à des milliers de garçons comme toi, à des millions d'êtres ?
Emmanuel soupira et dit :
-- Ça serait pourtant bon, d'avoir un peu de bonheur, soi-même.
-- Mon petit, il ne faut pas être un ingrat. Tu vis dans la plus belle ville, dans l'époque la plus riche en merveilles ; tu n'es pas bête, et tu as de bons yeux. Penses à ce qu'il y a de choses à voir et à aimer autour de soi.
Il lui en montra quelques-unes.
L'enfant écoutait, hocha la tête et dit :
-- Oui, mais on sera toujours enfermé dans cette peau !
-- Mais non, tu en sortiras.
-- Qu'est-ce que tu en sais ?
Le petit fut stupéfait. Le matérialisme faisait partie du credo du grand-père ; il pensait qu'il n'y avait que les calotins qui crussent à une vie éternelle. Il savait que son ami ne l'était point ; et il se demanda si Olivier parlait sérieusement. Mais Olivier le tenant par la main, lui parla longuement de sa foi idéaliste, de l'unité de la vie sans limites, qui n'a ni commencement ni fin, et dont les milliards d'êtres et les milliards d'instants ne sont que les rayons de l'unique soleil. Mais il ne le lui disait pas sous cette forme abstraite. D'instinct, en lui parlant, il s'adaptait à la pensée de l'enfant : les antiques légendes, les imaginations matérielles et profondes des vieilles cosmogonies lui revenaient à l'esprit ; moitié riant, moitié sérieux, il parlait de la métempsycose et de la succession des formes innombrables où l'âme coule et se filtre, comme une source qui passe de bassins en bassins. Il y mêlait des ressouvenirs chrétiens et les images du soir d'été qui les baignait tous deux. Il était assis près de la fenêtre ouverte : le petit, debout près de lui, et la main dans sa main. C'était un samedi soir. Les cloches sonnaient. Les premières hirondelles, revenues depuis peu, rasaient les murs des maisons. Le ciel lointain riait au-dessus de la ville, qui s'enveloppait d'ombre. L'enfant, retenant son souffle, écoutait le conte de fées que lui disait son grand ami. Et Olivier, à son tour, réchauffé par l'attention de son petit auditeur, se laissait prendre à ses propres récits.
Il est, dans la vie, des secondes décisives où, de même que s'allument tout d'un coup dans la nuit d'une grande ville les lumières électriques, s'allume dans l'âme obscure la flamme éternelle. Il suffit d'une étincelle qui jaillisse d'une autre âme et transmette à celle qui attend, le feu de Prométhée. Ce soir de printemps, la tranquille parole d'Olivier alluma dans l'esprit que recelait le petit corps difforme, comme une lanterne bossuée la lumière qui ne s'éteint plus.
Aux raisonnements d'Olivier, il ne comprenait rien, à peine les entendait-il. Mais ces légendes, ces images qui étaient pour Olivier de belles fables, des sortes de paraboles, en lui se faisaient chair, devenaient réalité. Le conte de fée s'animait, palpitait autour de lui. Et la vision qu'encadrait la fenêtre de la chambre, les hommes qui passaient dans la rue, les riches et les pauvres, et les hirondelles qui frôlaient les murs, et les chevaux harassés qui traînaient leur fardeau, et les pierres des maisons qui buvaient l'ombre du crépuscule, et le ciel pâlissant où mourait la lumière, -- tout ce monde extérieur s'imprima brusquement en lui, comme un baiser. Ce ne fût qu'un éclair. Puis, cela s'éteignit. Il pensa à Rainette, et dit :
-- Mais ceux qui vont à la messe, ceux qui croient au bon Dieu, c'est pourtant des toqués !
Olivier sourit :
-- Ils croient, dit-il, comme nous. Nous croyons tous la même chose. Seulement, ils croient moins que nous. Ce sont des gens, qui pour voir la lumière, ont besoin de fermer leurs volets et d'allumer leur lampe. Ils mettent Dieu dans un homme. Nous avons de meilleurs yeux. Mais c'est toujours la même lumière que nous aimons.
Le petit retournait chez lui, par les rues sombres où les becs de gaz n'étaient pas encore allumés ; Les paroles d'Olivier bourdonnaient dans sa tête. Il se disait qu'il est aussi cruel de se moquer des gens parce qu'ils ont de mauvais yeux que parce qu'ils sont bossus. Et il pensait à Rainette qui avait de jolis yeux ; et il pensait qu'il les avait fait pleurer. Cela lui fut insupportable. Il revint sur ses pas, il alla à la maison du papetier. La fenêtre était encore entr'ouverte ; il y coula doucement la tête et appela à voix basse :
-- Rainette...
Elle ne répondit pas.
-- Rainette ! je te dis pardon.
La voix de Rainette, dans l'ombre dit :
-- Méchant, je te déteste.
-- Pardon, répéta-t-il.
Il se tut. Puis, dans un élan soudain, il dit, plus bas encore, troublé, un peu honteux :
-- Rainette, tu sais, je crois aussi à des bons Dieux, comme toi.
-- C'est vrai ?
-- C'est vrai.
Il le disait surtout par générosité. Mais, après l'avoir dit, il y croyait un peu.
Ils restèrent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit, dehors ! Le petit infirme murmura :
-- Il fera bon, quand on sera mort !...
On entendait le souffle léger de Rainette.
Il dit :
-- Bonne nuit, petite grenouille.
La voix attendrie de Rainette dit :
-- Bonne nuit.
Il partit allégé. Il était content que Rainette lui eût pardonné. Et, tout au fond de lui, il ne déplaisait pas au petit souffre-douleur, qu'une autre eût souffert par lui.
Olivier était rentré dans sa retraite. Christophe ne tarda pas à l'y rejoindre. Décidément, leur place n'était pas dans le mouvement social révolutionnaire. Olivier ne pouvait pas s'enrôler avec ces combattants. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s'en écartait au nom des faibles opprimés ; Christophe, au nom des forts indépendants. Mais qu'ils se fussent retirés, celui-ci à la proue, celui-là à la poupe, ils n'en étaient pas moins sur le même bateau qui emportait l'armée des ouvriers et la société entière. Libre et sûr de sa volonté, Christophe contemplait avec un intérêt provocant, la coalition des prolétaires ; il aimait à se retremper dans la cuve populaire : cela le détendait ; il en sortait plus gaillard et plus frais. Il continuait de voir Coquard et prenait ses repas, de temps en temps, chez Aurélie. Une fois là, il ne se surveillait guère, il s'abandonnait à son humeur fantasque ; le paradoxe ne l'effrayait pas ; et il trouvait un malin plaisir à pousser ses interlocuteurs jusqu'aux extrêmes conséquences de leurs principes, absurdes et enragées. On ne savait jamais s'il parlait ou non sérieusement : car il se passionnait en parlant, et il finissait par oublier son intention paradoxale du début. L'artiste se laissait griser par l'ivresse des autres. En un de ces moments d'émotion esthétique, il improvisa, dans l'arrière-boutique d'Aurélie, un chant révolutionnaire, qui, aussitôt répété, dès le lendemain se répandit parmi les groupes ouvriers. Il se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des intelligences au cœur de la place, fut averti par un de ses amis, Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la préfecture de police, qui se mêlait de littérature et se disait toqué de la musique de Christophe -- (car le dilettantisme et l'esprit anarchique, s'étaient glissés jusque parmi les chiens de garde de la troisième République).
-- Votre Krafft est en train de jouer un vilain jeu, lui avait dit Bernard. Il fait le fier-à-bras. Nous savons ce qu'il en faut penser ; mais on ne serait pas fâché, en haut lieu, de pincer un étranger -- qui plus est, un Allemand -- dans ces micmac révolutionnaires : c'est le moyen classique pour déconsidérer le parti et pour y jeter les soupçons. Si ce nigaud ne fait pas attention, nous allons être obligé de l'arrêter. C'est ennuyeux. Avertissez-le !
Manousse avertit Christophe ; Olivier le supplia d'être prudent. Christophe ne prit pas l'avis au sérieux.
-- Bah ! dit-il, chacun sait que je ne suis pas dangereux. J'ai bien le droit de m'amuser ! J'aime ces gens, ils travaillent comme moi, ils ont une foi comme moi. À la vérité, ce n'est pas la même, nous ne sommes pas du même camp... Très bien ! On se battra donc. Ce n'est pas pour me déplaire... Que veux-tu ? Je ne peux pas rester, comme toi, recroquevillé dans ma coquille. J'étouffe chez les bourgeois.
Olivier, qui n'avait pas des poumons aussi exigeants, se trouvait bien de son logis étroit et de la calme société de ses deux amies, encore que l'une d'elles, Mme Arnaud, se consacrât maintenant aux œuvres de bienfaisance, et que l'autre, Cécile, fût absorbée dans les soins de l'enfant, jusqu'à ne plus parler que de lui et avec lui, sur ce ton gazouillant, bêtifiant, qui tâche de se modeler sur celui de l'oiselet et de muer sa chanson informe en un parler humain.
De son passage dans les milieux ouvriers, il lui était resté deux connaissances. Deux indépendants, comme lui. L'un, Guérin, était tapissier. Il travaillait, à sa fantaisie, d'une façon capricieuse, mais adroite. Il aimait son métier, il avait pour les objets d'art un goût naturel, développé par l'observation, le travail, les visites dans les musées. Olivier lui avait fait réparer un meuble ancien : le travail était difficile, et l'ouvrier s'en était acquitté habilement ; il y avait dépensé de la peine et du temps : il ne réclama à Olivier qu'un modeste salaire, tant il était heureux d'avoir réussi. Olivier, s'intéressant à lui, l'interrogea sur sa vie, tâcha de savoir ce qu'il pensait du mouvement ouvrier. Guérin n'en pensait rien ; il ne s'en souciait pas. Il n'était pas de cette classe. Il n'était d'aucune classe. Il était lui. Il lisait peu. Toute sa formation intellectuelle s'était faite par les sens, l'œil, la main, le goût inné au vrai peuple de Paris. Il était un homme heureux. Le type n'en est pas rare dans la petite bourgeoisie ouvrière, qui est une des races les plus intelligentes de la nation : car elle réalise un bel équilibre du travail manuel et d'une activité saine de l'esprit.
L'autre connaissance d'Olivier était d'une espèce plus originale. C'était un facteur, qui se nommait Hurteloup. Bel homme, grand, les yeux clairs, petite barbe et moustache blondes, l'air ouvert et gai. Un jour qu'il apportait une lettre recommandée, il était entré dans la chambre d'Olivier. Pendant qu'Olivier signait, il faisait le tour de la bibliothèque, le nez sur les titres des volumes :
-- Ha ! ha ! fit-il, vous avez les classiques...
Il ajouta :
-- Moi, je collectionne les bouquins d'histoire sur la Bourgogne.
-- Vous êtes Bourguignon ? demanda Olivier.
-- « Bourguignon salé,
L'épée au côté,
La barbe au menton,
Saute, Bourguignon ! »
répondit en riant le facteur. Je suis du pays d'Avallon. J'ai des papiers de famille qui datent de 1200 et quelque...
Olivier, intrigué, voulut en savoir davantage. Hurteloup ne demandait qu'à parler. Il appartenait en effet à une des plus vieilles familles de Bourgogne. Un de ses ancêtres était à la croisade de Philippe Auguste ; un autre, secrétaire d'état sous Henri II. La décadence avait commencé, dès le XVIIe siècle. Au temps de la Révolution, la famille, ruinée et déchue, avait fait le plongeon dans la mare populaire. Maintenant, elle revenait à la surface, par le probe travail, la vigueur physique et morale du facteur Hurteloup, et sa fidélité à sa race. Son meilleur passe-temps était de réunir des documents historiques et généalogiques, se rapportant aux siens ou à leur pays d'origine. À ses heures de congé, il allait aux Archives copier de vieux papiers. Quand il ne le comprenait pas, il demandait l'explication à un de ses clients, Chartiste ou Sorbonnard. Son illustre ascendance ne lui tournait pas la tête ; il en parlait, en riant, sans l'ombre de récrimination contre le mauvais sort. Il avait une gaîté insouciante et robuste, qui faisait plaisir à voir. Et Olivier, le regardant, pensait au va-et-vient mystérieux de la vie des races, qui coule à pleins bords pendant des siècles, pendant des siècles disparaît sous terre, puis ressurgit après avoir drainé du sol des énergies nouvelles. Le peuple lui apparaissait un réservoir immense où se perdent les fleuves du passé et d'où ressortent les fleuves de l'avenir, qui, sous un autre nom, sont bien souvent les mêmes.
Guérin et Hurteloup lui plaisaient ; mais ils ne pouvaient lui être une société ; entre eux et lui, peu de conversation possible. Le petit Emmanuel l'occupait davantage ; il venait chez lui presque chaque soir. Depuis l'entretien magique, une révolution s'était faite chez l'enfant. Il s'était jeté dans la lecture avec une fureur de savoir. Il sortait de ses livres, abruti. Il semblait moins intelligent qu'avant ; il parlait à peine ; Olivier n'arrivait plus à lui arracher que des monosyllabes ; aux questions, Emmanuel répondait des âneries. Olivier se décourageait ; il tâchait de n'en rien montrer ; mais il croyait qu'il s'était trompé et que le petit était tout à fait stupide. Il ne voyait pas le travail formidable d'incubation fiévreuse, qui s'opérait dans cette âme. Il était un mauvais pédagogue, plus capable de jeter au hasard dans les champs les poignées de bon grain que de sarcler la terre et de creuser les sillons. -- La présence de Christophe ajoutait au trouble. Olivier éprouvait une gêne à exhiber son petit protégé ; il était honteux de la bêtise d'Emmanuel, qui devenait accablante quand Christophe était là. L'enfant se renfermait alors dans un mutisme farouche. Il haïssait Christophe, parce qu'Olivier l'aimait ; il ne supportait pas qu'un autre eût place dans le cœur de son maître. Ni Christophe ni Olivier ne se doutaient de la frénésie d'amour et de jalousie qui rongeait cet enfant. Cependant, Christophe avait passé par là, jadis ! Mais il ne se reconnaissait pas en cet être, fabriqué d'un autre métal que le sien. En cet amalgame obscur d'hérédités malsaines, tout -- l'amour et la haine et le génie latent -- rendait un autre son.
Le premier Mai approchait.
Une rumeur inquiète parcourait Paris. Les matamores de la C. G. T. contribuaient à la répandre. Leurs journaux annonçaient le grand jour arrivé, convoquaient les milices ouvrières, et lançaient le mot d'épouvante qui atteint les bourgeois à l'endroit le plus sensible : au ventre... Feri ventrem !... Ils les menaçaient de la grève générale. Les parisiens épeurés partaient pour la campagne, ou s'approvisionnaient comme pour un siège. Christophe avait rencontré Canet, dans son auto, rapportant deux jambons et un sac de pommes de terre ; il était hors de lui ; il ne savait plus au juste de quel parti il était ; on le voyait tour à tour vieux républicain, royaliste, et révolutionnaire. Son culte de la violence était une boussole affolée, dont l'aiguille sautait du nord au midi et du midi au nord. En public, il continuait de faire chorus aux rodomontades de ses amis ; mais il eût pris in petto le premier dictateur venu, pour balayer le spectre rouge.
Christophe riait de cette universelle poltronnerie. Il était convaincu qu'il ne se produirait rien. Olivier en était moins sûr. De sa naissance bourgeoise, il lui restait quelque chose de ce petit tremblement éternel que cause à la bourgeoisie le souvenir et l'attente de la révolution.
-- Allons donc ! disait Christophe, tu peux dormir tranquille. Elle n'est pas pour demain, ta Révolution ! Vous en avez tous peur. La peur des coups... Elle est partout. Chez les bourgeois, dans le peuple, par toute la nation, par toutes les nations d'Occident. On n'a plus assez de sang, on a peur de le perdre. Depuis quarante ans, tout se passe en paroles. Regarde un peu votre fameuse Affaire ! Avez-vous assez crié : « Mort ! Sang ! Carnage ! »... Ô cadets de Gascogne ! Que de salive et d'encre ! Combien de gouttes de sang ?
-- Ne t'y fie pas, disait Olivier. Cette peur du sang, c'est l'instinct secret qu'au premier sang versé, la bête délirera ; le masque du civilisé tombera, la brute montrera son mufle aux crocs féroces, et Dieu sait alors qui la pourra museler ! Chacun hésite devant la guerre ; mais quand la guerre éclatera, elle sera atroce...
Christophe haussait les épaules, et disait que ce n'était pas pour rien que l'époque avait pour héros Cyrano le hâbleur et le poulet fanfaron, Chantecler -- les héros qui mentent.
Olivier hochait la tête. Il savait qu'en France hâbler est le commencement d'agir. Toutefois pour le premier Mai, il ne croyait pas plus que Christophe à la Révolution : on l'avait trop annoncée, et le gouvernement se tenait sur ses gardes. Il y avait lieu de croire que les stratèges de l'émeute remettraient le combat à un moment plus opportun.
Dans la seconde quinzaine d'avril, Olivier eut un accès de grippe ; elle le reprenait, chaque hiver, à peu près vers la même date, et elle réveillait une bronchite ancienne. Christophe s'installa chez lui, deux ou trois jours. Le mal fut assez léger et passa rapidement. Mais il amena, comme à l'ordinaire, chez Olivier, une fatigue morale et physique qui persista quelque temps après que la fièvre fût tombée. Il restait au lit, étendu, pendant des heures, et il n'avait pas envie de bouger, il regardait Christophe qui lui tournait le dos, travaillant à sa table.
Christophe s'absorbait dans son travail. Quand il était las d'écrire, il se levait brusquement et il allait au piano ; il jouait, non ce qu'il avait écrit, mais ce qui lui venait sous les doigts. Alors, se passait un phénomène étrange. Tandis que ce qu'il écrivait était conçu dans un style qui rappelait ses œuvres antérieures, ce qu'il jouait paraissait d'un autre homme. C'était un monde au souffle rauque et déréglé. Il y avait là un égarement, une incohérence violente ou brisée, ne rappelant en rien la puissante logique qui régnait dans le reste de sa musique. On eût dit que ces improvisations irréfléchies, qui échappaient à l'œil de la conscience, qui jaillissaient de la chair plus que de la pensée, comme un cri d'animal, révélassent un déséquilibre de l'âme, un orage se préparant, au fond de l'avenir. Christophe ne s'en apercevait pas ; mais Olivier écoutait, regardait Christophe, et il était vaguement inquiet. Dans son état de faiblesse, il avait une pénétration singulière, lointaine : il apercevait des choses que nul ne remarquait.
Christophe, plaquant un dernier accord, s'arrêta en sueur, hagard ; il promena autour de lui son regard encore trouble, rencontra le regard d'Olivier, se mit à rire, et retourna à sa table. Olivier demanda :
-- Qu'est-ce que c'était, Christophe ?
-- Rien du tout, dit Christophe. Je remue l'eau, pour attirer le poisson.
-- Est-ce que tu vas écrire cela ?
-- Cela ? Quoi, cela ?
-- Ce que tu as dit.
-- Et qu'est-ce que j'ai dit, je ne me souviens déjà plus.
-- Mais à quoi pensais-tu ?
-- Je ne sais pas, dit Christophe, se passant la main sur le front.
Il se remit à écrire. Le silence retomba dans la chambre des deux amis. Olivier continuait de regarder Christophe. Christophe sentait ce regard ; et il se retourna. Les yeux d'Olivier le couvaient avec tant d'affection !
-- Paresseux ! dit-il gaiement.
Olivier soupira.
-- Qu'as-tu ? demanda Christophe.
-- Ô Christophe ! dire qu'il y a tant de choses en toi, là, près de moi, des trésors que tu donneras aux autres et dont je n'aurai pas ma part.
-- Es-tu fou ? Qu'est-ce qui te prend ?
-- Quelle sera ta vie ? Par quels dangers, par quelles épreuves passeras-tu encore ?... Je voudrais être avec toi... Je ne verrai rien de tout cela. Je resterai stupidement en chemin.
-- Pour stupide, tu l'es. Crois-tu, par hasard, que même si tu le voulais, je te laisserais en route ?
-- Tu m'oublieras, dit Olivier.
Christophe se leva, et alla s'asseoir sur le lit, près d'Olivier ; il lui prit les poignets, moites d'une sueur de faiblesse. Le col de la chemise s'était ouvert ; on voyait la maigre poitrine, la peau frêle et tendue comme un voile qu'un souffle de vent gonfle et qui va se déchirer. Les robustes doigts de Christophe reboutonnèrent maladroitement le col. Olivier se laissait faire.
-- Cher Christophe ! dit-il tendrement, j'ai eu pourtant un grand bonheur dans ma vie !
-- Ah ! ça, qu'est-ce que ces idées ? dit Christophe, tu vas aussi bien que moi.
-- Oui, dit Olivier.
-- Alors, pourquoi dis-tu des sottises ?
-- J'ai tort, fit Olivier, honteux et souriant. C'est cette grippe qui m'abat.
-- Il faut se secouer. Houp ! Lève-toi.
-- Pas maintenant, plus tard.
Il restait à rêver. Le lendemain, il se leva. Mais ce fut pour continuer de rêvasser, au coin du feu.
Avril était doux et brumeux. À travers le voile tiède des brouillards argentés, les petites feuilles vertes dépliaient leurs cocons, les oiseaux invisibles chantaient le soleil caché. Olivier dévidait le fuseau de ses souvenirs. Il se revoyait enfant, dans le train qui l'emportait de sa petite ville, au milieu du brouillard, avec sa mère qui pleurait. Antoinette était seule, à l'autre coin du wagon... De délicats profils, des paysages fins, se peignaient au fond de ses yeux. De beaux vers venaient d'eux-mêmes agencer leurs syllabes et leurs rythmes chantants. Il était près de sa table ; il n'avait qu'à étendre le bras pour prendre sa plume et noter ces visions poétiques. Mais la volonté lui manquait : il était las ; il savait que le parfum de ses rêves s'évaporerait dès qu'il voudrait les fixer. C'était toujours ainsi : le meilleur de lui-même ne pouvait s'exprimer ; son esprit était un vallon plein de fleurs ; mais nul n'en avait l'accès ; et dès qu'on les cueillait, les fleurs se flétrissaient. À peine quelques-unes avaient pu languissamment survivre, quelques frêles nouvelles, quelques pièces de vers, qui exhalaient une haleine suave et mourante. Cette impuissance artistique avait été longtemps un des plus gros chagrins d'Olivier. Sentir tant de vie en soi, que l'on ne peut pas sauver !... -- Maintenant, il était résigné. Les fleurs n'ont pas besoin qu'on les voie, pour fleurir. Elles n'en sont que plus belles dans les champs où nulle main ne les cueille. Heureux, les champs en fleurs qui rêvent au soleil ! -- De soleil, il n'y en avait guère ; mais les rêves d'Olivier n'en fleurissaient que mieux. Que d'histoires tristes, tendres, fantasques, il se raconta, ces jours-là ! Elles venaient on ne sait d'où, voguaient comme des nuages blancs sur un ciel d'été, elles se fondaient dans l'air, d'autres leur succédaient ; il en était peuplé. Parfois, le ciel restait vide ; dans la lumière, Olivier s'engourdissait, jusqu'au moment où de nouveau glissaient, leurs ailes éployées, les barques silencieuses du rêve.
Le soir, le petit bossu venait. Olivier était si plein de ses histoires qu'il lui en conta une, souriant et absorbé. Que de fois il parlait ainsi, regardant devant lui, sans que l'enfant souffla mot ! Il finissait par oublier sa présence... Christophe, qui arriva au milieu du récit, fut saisi de sa beauté, et demanda à Olivier de recommencer l'histoire. Olivier s'y refusa :
-- Je suis comme toi, dit-il, je ne la sais déjà plus.
-- Ce n'est pas vrai, dit Christophe ; toi, tu es un diable de Français qui sait toujours tout ce qu'il dit et fait, tu n'oublies jamais rien.
-- Hélas ! fit Olivier.
-- Recommence, alors.
-- Cela me fatigue. À quoi bon ?
Christophe était fâché.
-- Ce n'est pas bien, dit-il. À quoi te sert ta pensée ? Ce que tu as, tu le jettes. C'est perdu pour jamais.
-- Rien n'est perdu, dit Olivier.
Le petit bossu sortit de l'immobilité où il était resté pendant le récit d'Olivier, -- tourné vers la fenêtre, les yeux vagues, la figure froncée, l'air hostile, sans qu'on pût deviner ce qu'il pensait. Il se leva et dit :
-- Il fera beau, demain.
-- Je parie, dit Christophe à Olivier, qu'il n'a même pas écouté.
-- Demain, le premier Mai, continua Emmanuel, dont la figure maussade s'illuminait.
-- C'est son histoire, à lui, dit Olivier. Tu me la conteras demain.
-- Balivernes ! dit Christophe.
Le lendemain, Christophe vint prendre Olivier, pour faire une promenade dans Paris. Olivier était guéri ; mais il éprouvait toujours son étrange lassitude : il ne tenait pas à sortir, il avait une crainte vague, il n'aimait pas à se mêler à la foule. Son cœur et son esprit étaient braves ; la chair était débile. Il avait peur des cohues, des bagarres, de toutes les brutalités ; il savait trop qu'il était fait pour en être victime, sans pouvoir -- sans vouloir -- se défendre : car il avait horreur de faire souffrir, autant que de souffrir. Les corps maladifs répugnent plus que les autres à la souffrance physique, parce qu'ils la connaissent mieux, et que leur imagination la leur représente plus immédiate et plus saignante. Olivier rougissait de cette lâcheté de son corps que contredisait le stoïcisme de sa volonté, et il s'efforçait de la combattre. Mais, ce matin, tout contact avec les hommes lui était pénible, il eût voulu rester enfermé, tout le jour. Christophe le semonça, le railla, voulut à tout prix qu'il sortît pour s'arracher à sa torpeur : depuis dix jours il n'avait pas pris l'air. Olivier faisait mine de ne pas entendre. Christophe dit :
-- C'est bon, je m'en vais sans toi. Je vais voir leur premier Mai. Si je ne suis pas revenu ce soir, tu te diras que je suis coffré.
Il partit. Dans l'escalier, Olivier le rejoignit. Il ne voulait pas laisser son ami aller seul.
Peu de monde dans les rues. Quelques petites ouvrières, fleuries d'un brin de muguet. Des ouvriers endimanchés se promenaient d'un air désœuvré. À des coins de rues, près des stations du Métro, des agents, par paquets, se tenaient dissimulés. Les grilles du Luxembourg étaient fermées. Le temps restait toujours brumeux et tiède. Il y avait si longtemps qu'on n'avait vu le soleil !... Les deux amis allaient au bras l'un de l'autre. Ils parlaient peu ; ils s'aimaient bien. Quelques mots évoquaient des choses intimes et passées. Devant une mairie, ils s'arrêtèrent pour regarder le baromètre, qui avait une tendance à remonter.
-- Demain, dit Olivier, je verrai le soleil.
Ils étaient tout près de la maison de Cécile. Ils pensèrent à entrer pour embrasser l'enfant.
-- Non, ce sera pour le retour.
De l'autre côté de l'eau, ils commencèrent à rencontrer plus de monde. Des promeneurs paisibles, des costumes et des visages du dimanche ; des badauds avec leurs enfants ; des ouvriers qui flânaient. Deux ou trois portaient à la boutonnière l'églantine rouge ; ils avaient l'air inoffensifs : c'étaient des révolutionnaires qui se forçaient à l'être ; on sentait chez eux un cœur optimiste, qui se satisfaisait des moindres occasions de bonheur : qu'il fît beau ou simplement passable, en ce jour de congé, ils en étaient reconnaissants... ils ne savaient trop à qui... à tout ce qui les entourait. Ils allaient sans se presser, épanouis, admirant les bourgeons des arbres, les toilettes des petites filles qui passaient ; ils disaient avec orgueil :
-- Il n'y a qu'à Paris qu'on peut voir des enfants aussi bien habillés...
Christophe plaisantait le fameux mouvement prédit... Bonnes gens !... On avait de l'affection pour eux, avec un grain de mépris.
À mesure qu'ils avançaient, la foule s'épaississait. De louches figures blêmes, des gueules crapuleuses, se glissaient dans le courant, aux aguets, attendant l'heure et la proie à happer. La bourbe était remuée. À chaque pas, la rivière se faisait plus trouble. Maintenant, elle coulait, opaque. Comme des bulles d'air venues du fond qui montent à la surface grasse, des voix qui s'appelaient, des coups de sifflet, des cris de camelots, perçaient le bruissement de cette multitude et en faisaient mesurer les couches amoncelées. Au bout de la rue, près du restaurant d'Aurélie, c'était un bruit d'écluses. La foule se brisait contre des barrages de police et de troupes. Devant l'obstacle, elle formait une masse pressée, qui houlait, sifflait, chantait, riait, avec des remous contradictoires... Rire du peuple, seul moyen d'exprimer mille sentiments obscurs, qui ne peuvent trouver un débouché par les mots !...
Cette foule n'était pas hostile. Elle ignorait ce qu'elle voulait. En attendant qu'elle le sût, elle s'amusait, -- à sa façon, nerveuse, brutale, sans méchanceté encore, -- à pousser et à être poussée, à insulter les agents, ou à s'apostropher. Mais peu à peu, elle s'énervait. Ceux qui venaient par derrière, impatientés de ne rien voir, étaient d'autant plus provocants qu'ils avaient moins à risquer, sous le couvert de ce bouclier humain. Ceux qui étaient devant, écrasés entre ceux qui poussaient et ceux qui résistaient, s'exaspéraient d'autant plus que leur situation devenait intolérable ; la force du courant qui les pressait centuplait leur propre force. Et tous, à mesure qu'ils étaient plus serrés les uns contre les autres, comme un bétail, sentaient la chaleur du troupeau qui leur pénétrait la poitrine et les reins ; il leur semblait qu'ils ne formaient qu'un bloc ; et chacun était tous, et chacun était un géant Briarée [5]. Une vague de sang refluait, par moments au cœur du monstre à mille têtes ; les regards se faisaient haineux et les cris meurtriers. Des individus qui se dissimulaient au troisième ou au quatrième rang, commencèrent à jeter des pierres. Aux fenêtres des maisons, des familles regardaient ; elles se croyaient au spectacle ; elles excitaient la foule, et attendaient, avec un petit frémissement d'impatience angoissée, que la troupe chargeât.
Au milieu de ces masses compactes, à coups de genoux et de coudes, Christophe se frayait son chemin, comme un coin. Olivier le suivait. Le bloc vivant s'entr'ouvrait un instant, pour les laisser passer, et se refermait aussitôt derrière eux. Christophe jubilait. Il avait complètement oublié que, cinq minutes avant, il niait la possibilité d'un mouvement populaire. À peine avait-il mis la jambe dans le courant qu'il était happé : étranger à cette foule française et à ses revendications, il s'y était subitement fondu ; peu lui importait ce qu'elle voulait : il voulait ! Peu lui importait où il allait : il allait respirant ce souffle de démence...
Olivier suivait, entraîné, mais sans joie, lucide, ne perdant jamais la conscience de soi, mille fois plus étranger que Christophe aux passions de ce peuple qui était le sien, et emporté pourtant par elles comme une épave. La maladie, qui l'avait affaibli, détendait ses liens avec la vie. Qu'il se sentait loin de ses gens !... Comme il était sans délire et que son esprit était libre, les plus petits détails des choses s'inscrivaient en lui. Il regardait avec délices la nuque dorée d'une fille devant lui, son cou pâle et fin. Et en même temps, l'acre odeur qui fermentait de ces corps entassés l'écœurait.
-- Christophe, supplia-t-il.
Christophe n'écoutait pas.
-- Christophe !
-- Hé ?
-- Rentrons.
-- Tu as peur ? dit Christophe.
Il continua son chemin. Olivier, avec un sourire triste, le suivit.
À quelques rangs devant eux dans la zone dangereuse où le peuple refoulé formait comme une barre, il aperçut juché sur le toit d'un kiosque à journaux son ami, le petit bossu. Accroché des deux mains, accroupi dans une pose incommode, il regardait en riant par delà la muraille des troupes ; et il se retournait vers la foule, d'un air de triomphe. Il remarqua Olivier, et lui adressa un regard rayonnant ; puis, il se mit de nouveau à épier là-bas, du côté de la place, avec des yeux élargis d'espoir, attendant... Quoi donc ? -- Ce qui devait venir... Il n'était pas le seul. Bien d'autres, autour de lui, attendaient le miracle ! Et Olivier, regardant Christophe, vit que Christophe attendait aussi...
Il appela l'enfant, lui cria de descendre. Emmanuel fit mine de ne pas entendre, et ne regarda plus. Il avait vu Christophe. Il était bien aise de s'exposer dans la bagarre, en partie pour montrer son courage à Olivier, en partie pour le punir de ce qu'il était avec Christophe.
Cependant il avait retrouvé dans la foule quelques-uns de leurs amis, Coquart à la barbe d'or, qui, lui, n'attendait rien que quelques bousculades, et qui, d'un œil expert, surveillait le moment où le vase allait déborder. Plus loin, la belle Berthe, qui échangeait des mots verts avec ses voisins, en se faisant peloter. Elle avait réussi à se glisser au premier rang, et elle s'enrouait à insulter les agents. Coquard s'approcha de Christophe. Christophe, en le voyant, retrouva sa gouaillerie :
-- Qu'est-ce que j'avais dit ? Il ne se passera rien du tout.
-- Savoir ! dit Coquard. Ne restez pas trop là. Ça ne tardera pas à se gâter.
-- Quelle blague ! fit Christophe.
À ce moment, les cuirassiers, lassés de recevoir des pierres, avancèrent pour déblayer les entrées de la place ; les brigades centrales marchaient devant, au pas de course. Aussitôt la débandade commença. Selon le mot de l'Évangile, les premiers furent les derniers. Mais ils s'appliquèrent à ne pas le rester longtemps. Pour se dédommager de leur déroute les fuyards furieux huaient ceux qui les poursuivaient, et criaient : « Assassins ! » avant que le premier coup eût été porté. Berthe filait entre les rangs, comme une anguille, et poussait des cris aigus. Elle rejoignit ses amis ; à l'abri derrière le vaste dos de Coquard, elle reprit haleine, se serra contre Christophe, lui pinça le bras, par peur ou pour toute autre raison, décocha une œillade à Olivier, et montra le poing à l'ennemi, en glapissant. Coquard prit Christophe par le bras, et lui dit :
-- Allons, chez Aurélie.
Ils n'avaient que quelques pas à faire. Avec Graillot, Berthe les y avait précédés. Christophe allait entrer, suivi par Olivier. La rue était en dos d'âne. Du trottoir, devant la crémerie, on dominait la chaussée, du haut de cinq à six marches. Olivier respirait, sorti du flot. Il répugna à l'idée de se retrouver dans l'atmosphère empestée du cabaret et les braillements de ces énergumènes. Il dit à Christophe :
-- Je vais à la maison.
-- Va, mon petit, dit Christophe, je te rejoindrai dans une heure.
-- Ne t'expose plus, Christophe !
-- Trembleur ! fit Christophe en riant.
Il entra dans la crémerie.
Olivier allait tourner l'angle de la boutique. Quelques pas encore, et il était dans une ruelle transversale qui l'éloignait de la bousculade. L'image de son petit protégé lui traversa l'esprit. Il se retourna et le chercha des yeux. Il l'aperçut à l'instant précis où Emmanuel qui s'était laissé choir de son poste d'observation, roulait par terre, bousculé par la foule ; les fuyards passaient dessus ; les agents arrivaient. Olivier ne réfléchit point : il sauta en bas des marches, et courut au secours. Un terrassier vit le danger, les sabres dégainés, Olivier qui tendait la main à l'enfant pour le relever, le flot brutal des agents qui les renversaient tous deux. Il cria, et se précipita à son tour. Des camarades le suivirent en courant. D'autres, qui étaient sur le seuil du cabaret. Puis, à leurs appels, les autres qui étaient rentrés. Les deux bandes se prirent à la gorge, comme des chiens. Et les femmes restées en haut des marches hululaient. -- Ainsi, le petit bourgeois aristocrate déclencha le ressort de la bataille, que nul ne voulait moins que lui...
Christophe, entraîné par les ouvriers, s'était jeté dans la bagarre, sans savoir qui l'avait causé. Il était à cent lieues de penser qu'Olivier s'y trouvait mêlé. Il le croyait bien loin déjà, tout à fait à l'abri. Impossible de rien voir du combat. Chacun avait assez à faire de regarder qui l'attaquait. Olivier avait disparu dans le tourbillon : une barque qui coule au fond... Un coup de poing, qui ne lui était pas destiné, l'avait atteint au sein gauche ; il venait de tomber ; la foule le piétinait. Christophe avait été balayé par un remous jusqu'à l'autre extrémité du champ de bataille. Il n'y apportait aucune animosité ; il se laissait pousser et poussait avec allégresse, ainsi qu'à une foire de village. Il pensait si peu à la gravité des choses qu'il eut l'idée bouffonne, empoigné par un agent à la carrure énorme et l'empoignant à bras-le-corps, de lui dire :
-- Un tour de valse, mademoiselle ?
Mais un second agent lui ayant sauté sur le dos, il se secouait comme un sanglier, et il les bourrait de coups de poing tous les deux : il n'entendait pas se laisser prendre. L'un de ses adversaires, celui qui l'avait saisi par derrière, roula sur les pavés. L'autre, furieux, dégaina. Christophe vit la pointe du sabre à deux doigts de sa poitrine ; il l'esquiva et, tordant le poignet de l'homme, il tâcha de lui arracher l'arme. Il ne comprenait plus ; jusqu'à ce moment, ce lui avait semblé un jeu... Ils restaient là à lutter, et ils se soufflaient au visage. Il n'eût pas le temps de réfléchir. Il aperçut le meurtre dans les yeux de l'autre ; et le meurtre s'éveilla en lui. Il vit qu'il allait être égorgé comme un mouton. D'un brusque mouvement, il retourna le poignet et le sabre contre la poitrine de l'homme ; il enfonça, il sentit qu'il tuait, il tua. Et soudain, tout changea à ses yeux ; il était ivre, il hurla.
Ses cris produisirent un effet inimaginable. La foule avait flairé le sang. En un instant, elle devint une meute féroce. On tirait, de tous côtés. Aux fenêtres des maisons parut le drapeau rouge. Et le vieil atavisme des révolutions parisiennes fit surgir une barricade. La rue fut dépavée, des becs de gaz tordus, des arbres abattus, un omnibus renversé. On utilisa une tranchée ouverte depuis des mois pour les travaux du Métropolitain. Les grilles de fonte, autour des arbres, brisées en morceaux, fournirent des projectiles. Des armes sortaient des poches et du fond des maisons. En moins d'une heure, ce fût l'insurrection : tout le quartier en état de siège. Et sur la barricade, Christophe, méconnaissable, hurlait son chant révolutionnaire, que vingt voix répétaient.
Olivier avait été porté chez Aurélie. Il était sans connaissance. On l'avait déposé dans l'arrière-boutique sombre, sur un lit. Au pied, le petit bossu se tenait, atterré. Berthe avait eu d'abord une grosse émotion : elle avait cru de loin, que Graillot était blessé, et son premier cri, en reconnaissant Olivier, avait été :
-- Quel bonheur ! Je croyais que c'était Léopold...
Maintenant apitoyée, elle embrassait Olivier, et lui soutenait la tête sur l'oreiller. Avec sa tranquillité habituelle, Aurélie avait défait les vêtements et appliquait un premier pansement. Manousse Heimann se trouvait là fort à propos, avec Canet son inséparable. Par curiosité, comme Christophe, ils étaient venus regarder la manifestation ; ils avaient assisté à la bagarre et vu tomber Olivier. Canet pleurait comme un veau ; et en même temps, il pensait :
-- Que suis-je venu faire dans cette galère ?
Manousse examina le blessé ; tout de suite, il le jugea perdu. Il avait de la sympathie pour Olivier ; mais il n'était pas homme à s'attarder sur l'irrémédiable ; et il ne s'occupa plus de lui, pour songer à Christophe. Il admirait Christophe, comme un cas pathologique. Il savait ses idées sur la Révolution ; et il voulait l'arracher au danger stupide que Christophe courait pour une cause qui n'était pas la sienne. Le risque de se faire casser la tête dans l'échauffourée n'était pas le seul : si Christophe était pris, tout le désignait à des représailles. On l'en avait prévenu depuis longtemps, la police guettait ; on lui ferait endosser non seulement ses sottises, mais aussi celles des autres. Xavier Bernard, que Manousse venait de rencontrer, rôdant parmi la foule, autant par amusement que par devoir professionnel, lui avait fait signe en passant, et lui avait dit :
-- Votre Krafft est idiot. Croiriez-vous qu'il est en train de faire le joli cœur sur la barricade ! Nous ne le raterons pas, cette fois. Nom de Dieu ! Faites-le filer.
Plus facile à dire qu'à faire ! Si Christophe venait à savoir qu'Olivier mourait, il deviendrait fou furieux, il tuerait, il serait tué. Manousse dit à Bernard :
-- S'il ne part pas sur-le-champ, il est perdu. Je vais l'enlever.
-- Comment ?
-- Dans l'auto de Canet, qui est là au coin de la rue.
-- Mais pardon, pardon... dit Canet suffoqué.
-- Tu le mèneras à Laroche, continua Manousse. Vous arriverez à temps pour l'express de Pontarlier. Tu l'emballeras pour la Suisse.
-- Il ne voudra jamais.
-- Il voudra. Je vais lui dire que Jeannin l'y rejoindra, qu'il est déjà parti.
Sans écouter les objections de Canet, Manousse alla chercher Christophe sur la barricade. Il n'était pas fort brave, il faisait le gros dos, chaque fois qu'il entendait un coup de feu ; et il comptait les pavés sur lesquels il marchait, -- (nombre pair ou impair) -- pour savoir s'il serait tué. Mais il ne recula pas, il alla jusqu'au bout. Quand il arriva, Christophe, juché sur une roue de l'omnibus renversé, s'amusait à tirer en l'air des coups de revolver. Autour de la barricade, la tourbe de Paris, vomie des pavés, avait grossi comme l'eau sale d'un égout après une forte pluie. Les premiers combattants étaient noyés par elle. Manousse héla Christophe, qui lui tournait le dos. Christophe n'entendit pas. Manousse grimpa vers lui, le tirant par la manche. Christophe le repoussa, faillit le faire tomber. Manousse, tenace, de nouveau se hissa, et cria :
-- Jeannin...
Dans le vacarme, le reste de la phrase se perdit. Christophe se tut brusquement, laissa tomber son revolver, et, dégringolant de son échafaudage, il rejoignit Manousse, qui l'entraîna.
-- Il faut fuir, dit Manousse.
-- Où est Olivier ?
-- Il faut fuir, répéta Manousse.
-- Pourquoi, diable ? dit Christophe.
-- Dans une heure la barricade sera prise. Ce soir, vous serez arrêté.
-- Et qu'est-ce que j'ai fait ?
-- Regardez vos mains... Allons !... Votre affaire est claire, on ne vous épargnera pas. Tous vous ont reconnu. Pas un instant à perdre.
-- Où est Olivier ?
-- Chez lui.
-- Je vais le rejoindre.
-- Impossible. La police vous attend, à la porte. Il m'envoie vous prévenir. Filez.
-- Où voulez-vous que j'aille ?
-- En Suisse. Canet vous enlève dans son auto.
-- Et Olivier ?
-- Nous n'avons pas le temps de causer...
-- Je ne pars pas sans le voir.
-- Vous le verrez là-bas. Il vous retrouvera demain. Il prend le premier train. Vite ! Je vous expliquerai.
Il empoigna Christophe. Christophe étourdi par le bruit et par le vent de folie qui venait de souffler en lui, incapable de comprendre ce qu'il avait fait et ce qu'on demandait de lui, se laissa entraîner. Manousse le prit par un bras, de l'autre main prit Canet, qui n'était pas ravi du rôle qu'on lui attribuait dans l'affaire ; et l'installa dans l'auto. Le bon Canet eût été navré que Christophe fût pris ; mais il eût préféré que ce fût un autre que lui qui le sauvât. Manousse le connaissait. Et comme sa poltronnerie lui inspirait des doutes, sur le point de les quitter, au moment où l'auto s'ébrouait pour partir, il se ravisa soudain, et monta auprès d'eux.
Olivier n'avait pas repris connaissance. Il n'y avait plus dans la chambre qu'Aurélie et le petit bossu. La triste chambre, sans air et sans lumière ! Il faisait presque nuit... Olivier, un instant émergea de l'abîme. Sur sa main il sentit les lèvres et les larmes d'Emmanuel, il sourit faiblement, et mit avec effort sa main sur la tête de l'enfant. Comme sa main était lourde !... Il disparut de nouveau...
Près de la tête du mourant, sur l'oreiller, Aurélie avait placé un petit bouquet du premier Mai, quelques brins de muguet. Un robinet mal fermé s'égouttait dans la cour, sur un seau. Des images tremblèrent une seconde, au fond de la pensée, comme une lumière qui va s'éteindre... Une maison de province, des glycines aux murs ; un jardin, où un enfant jouait : il était couché sur une pelouse ; un jet d'eau s'égrenait dans la vasque de pierre. Une petite fille riait.
Ils sortirent de Paris. Ils traversèrent les vastes plaines ensevelies dans le brouillard. C'était un soir semblable que Christophe, dix ans avant, était arrivé à Paris. Il fuyait alors, déjà comme aujourd'hui. Mais alors, l'ami vivait, l'ami qui l'aimait ; et Christophe, sans le savoir, alors, fuyait vers lui...
Pendant la première heure, Christophe était encore dans l'excitation de la lutte ; il parlait beaucoup et fort ; il racontait d'une façon saccadée, ce qu'il avait vu et fait ; il était fier de ses prouesses. Manousse et Canet parlaient aussi pour l'étourdir. Peu à peu, la fièvre tomba, et Christophe se tut ; ses deux compagnons continuèrent seuls de parler. Il était ahuri par les aventures de l'après-midi, mais nullement abattu. Il se souvint du temps où il s'était enfui d'Allemagne. Fuir, toujours fuir... Il rit. C'était sans doute sa destinée. Quitter Paris ne lui causait pas de peine : la terre est vaste ; les hommes sont partout les mêmes. Où qu'il fût, ce ne lui importait guère, pourvu qu'il fût avec son ami. Il comptait le rejoindre, le matin suivant...
Ils arrivèrent à Laroche. Manousse et Canet ne le quittèrent point qu'ils ne l'eussent vu dans le train qui partait. Christophe se fit répéter l'endroit où il devait descendre, et le nom de l'hôtel, et la poste où il trouverait des nouvelles. Malgré eux, en le quittant, ils avaient des mines funèbres. Christophe leur serra gaiement la main.
-- Allons, leur cria-t-il, ne faites pas les figures d'enterrement. On se reverra, que diable ! Ce n'est pas une affaire ! Nous nous écrirons demain.
Le train partit, ils le regardèrent s'éloigner.
-- Pauvre diable ! dit Manousse.
Ils remontèrent dans l'auto. Ils se taisaient. Au bout de quelque temps, Canet dit à Manousse :
-- Je crois que nous venons de commettre un crime.
Manousse ne répondit rien d'abord, puis il dit :
-- Bah ! les morts, sont morts. Il faut sauver les vivants.
Avec la nuit qui était venue, l'excitation de Christophe tomba tout à fait. Rencogné dans un angle de son compartiment, il méditait, dégrisé et glacé. En regardant ses mains, il y vit du sang qui n'était pas le sien. Il eût un frisson de dégoût. La scène du meurtre reparut. Il se rappela qu'il avait tué ; et il ne savait plus pourquoi. Il recommença à se raconter la scène de la bataille ; mais il la voyait cette fois, avec d'autres yeux. Il ne comprenait plus comment il y avait été mêlé. Il reprit le récit de la journée, depuis l'instant où il était sorti de la maison avec Olivier ; il refit avec lui le chemin à travers Paris, jusqu'au moment où il avait été aspiré dans le tourbillon. À ce moment, il cessait de comprendre ; la chaîne de ses pensées se rompait : comment avait-il pu crier, frapper, vouloir avec ces hommes dont il ne partageait pas la foi ? Ce n'était pas lui !... Éclipse de sa conscience et de sa volonté !... Il en était stupéfait et honteux. Il n'était donc pas son maître ? Et qui était son maître ?... Il était emporté par l'express dans la nuit ; et la nuit intérieure où il était emporté n'était pas moins sombre, ni la force inconnue moins vertigineuse... Il secoua son trouble ; mais ce fut pour changer de souci. À mesure qu'il approchait du but, il pensait davantage à Olivier ; et il commençait à ressentir une inquiétude, sans raison.
Au moment d'arriver, il regarda vers la portière si, sur le quai de la gare, la chère figure connue... Personne. Il descendit, regardant toujours autour de lui. Une ou deux fois, il eût l'illusion... Non, ce n'était pas « lui ». Il alla à l'hôtel convenu, Olivier n'y était point. Christophe n'avait pas lieu d'en être surpris : lors, l'angoisse de l'attente commença.
C'était le matin. Christophe monta dans sa chambre. Il redescendit. Il déjeuna. Il flâna dans les rues. Il affectait d'avoir l'esprit libre ; il regardait le lac, les étalages des boutiques ; il plaisantait avec la fille du restaurant, il feuilletait les journaux illustrés... Il ne s'intéressait à rien. La journée se traînait lente et lourde. Vers sept heures du soir, Christophe qui, ne sachant que faire, avait dîné plus tôt et de mauvais appétit, remonta dans sa chambre, en priant qu'aussitôt que viendrait l'ami qu'il attendait, on le conduisît chez lui. Il s'assit devant sa table, le dos tourné à la porte. Il n'avait rien pour l'occuper, aucun bagage, aucun livre ; seulement un journal, qu'il venait d'acheter. Il se forçait à le lire ; son attention était ailleurs : il écoutait le bruit des pas dans le corridor. Tous ses sens étaient surexcités par la fatigue d'une journée d'attente et d'une nuit sans sommeil.
Brusquement, il entendit qu'on ouvrait la porte. Un sentiment indéfinissable fit qu'il ne se retourna pas d'abord. Il sentit une main s'appuyer sur son épaule. Alors, il se retourna, et vit Olivier, qui souriait. Il ne s'en étonna pas, il dit :
-- Ah ! te voilà enfin !
Le mirage s'effaça...
Christophe se leva violemment, repoussant la table et sa chaise qui tomba. Ses cheveux se hérissaient. Il resta un moment, livide, claquant des dents...
À partir de cette minute, -- (il avait beau ne rien savoir, et se répéter : « Je ne sais rien ») -- il savait tout. Il était sûr de ce qui allait venir.
Il ne pût rester dans sa chambre. Il sortit dans la rue, il marcha pendant une heure. À son retour, dans le vestibule de l'hôtel, le portier lui remit une lettre. La lettre. Il était sûr qu'elle serait là. Sa main tremblait, en la prenant. Il remonta chez lui pour la lire. Il l'ouvrit, il vit qu'Olivier était mort. Et il s'évanouit.
La lettre était de Manousse. Manousse disait qu'en lui cachant ce malheur, la veille, pour hâter son départ, ils n'avaient fait qu'obéir au vœu d'Olivier, qui voulait que son ami fût sauvé, -- qu'il n'eût servi de rien à Christophe de rester, sinon pour se perdre aussi, -- qu'il lui fallait se conserver pour la mémoire de son ami, et pour ses autres amis, et pour sa propre gloire... etc.... etc.... Aurélie avait ajouté trois lignes de sa grosse écriture tremblée, pour dire qu'elle prendrait bien soin du pauvre petit monsieur...
Quand Christophe revint à lui, il eût une crise de fureur. Il voulait tuer Manousse. Il courut à la gare. Le vestibule de l'hôtel était vide, les rues désertes ; dans la nuit, les rares passants attardés ne remarquèrent pas cet homme aux yeux fous, qui haletait. Il était cramponné à son idée fixe, comme un bouledogue qui mord : « Tuer Manousse ! Tuer !... » Il voulut revenir à Paris. Le rapide de nuit était parti, une heure avant. Il fallait attendre au lendemain matin. Impossible d'attendre ! Il prit le premier train qui partait dans la direction de Paris. Un train qui s'arrêtait à toutes les stations. Seul, dans le wagon, Christophe criait :
-- Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai !
À la deuxième station après la frontière française, le train s'arrêta tout à fait ; il n'allait pas plus loin. Christophe, frémissant de rage, descendit, demandant un autre train, questionnant, se heurtant à l'indifférence des employés à demi endormis. Quoi qu'il fît, il arriverait trop tard. Trop tard pour Olivier. Il ne parviendrait même pas à rejoindre Manousse. Il serait arrêté avant. Que faire ? Que vouloir ? Continuer ? Revenir ? À quoi bon ? À quoi bon ?... Il songea à se livrer à un gendarme qui passait. Un obscur instinct de vivre le retint, lui conseilla de retourner en Suisse. Aucun train ne partait plus, dans l'une ou l'autre direction, avant deux ou trois heures. Christophe s'assit dans la salle d'attente, ne put rester, sortit de la gare, prit une route au hasard dans la nuit. Il se trouva au milieu de la campagne déserte, -- des prairies, coupées ça et là de bouquets de sapins, avant-garde d'une forêt. Il s'y enfonça. À peine y eut-il fait quelques pas qu'il se jeta par terre, et cria :
-- Olivier !
Il se coucha en travers de la route, et sanglota. Longtemps après, un sifflet de train, au loin, le fit se relever. Il voulut retourner à la gare. Il se trompa de chemin. Il marcha, toute la nuit. Que lui importait, ici ou là ? Marcher pour ne pas penser, marcher jusqu'à ce qu'on ne pense plus, jusqu'à ce qu'on tombe mort. Ah ! si l'on pouvait être mort !...
À l'aube, il se trouva dans un village français, très loin de la frontière. Toute la nuit, il s'en était éloigné. Il entra dans une auberge, mangea voracement, repartit, marcha encore. Dans la journée, il s'écroula au milieu d'un pré, il y resta jusqu'au soir, endormi. Lorsqu'il se réveilla, une nouvelle nuit commençait. Sa fureur était tombée. Il ne lui restait plus qu'une douleur atroce, irrespirable. Il se traîna jusqu'à une ferme, demanda un morceau de pain, une botte de paille pour dormir. Le fermier le dévisagea, lui coupa une tranche de miche, le conduisit dans l'étable, renferma. Couché dans la litière, près des vaches à l'odeur fade, Christophe dévorait son pain. Son visage ruisselait de larmes. Sa faim et sa douleur ne pouvaient s'apaiser. Cette nuit encore, le sommeil le délivra, pour quelques heures, de ses peines. Il se réveilla le lendemain au bruit de la porte qui s'ouvrait. Il resta étendu, sans bouger. Il ne voulait plus revivre. Le fermier s'arrêta devant lui, et le regarda longuement ; il tenait à la main un papier sur lequel il jeta les yeux. Enfin, l'homme fit un pas, et mit sous le nez de Christophe un journal. Son portrait, en première page.
-- C'est moi, dit Christophe. Livrez-moi.
-- Levez-vous, dit le fermier.
Christophe se leva. L'homme lui fit signe de le suivre. Ils passèrent derrière la grange, prirent un sentier qui tournait, au milieu des arbres fruitiers. Arrivés à une croix, le fermier montra un chemin à Christophe et lui dit :
-- La frontière est par là.
Christophe reprit sa route, machinalement. Il ne savait pourquoi il marchait. Il était brisé de corps et d'âme ; il avait envie de s'arrêter, à chaque pas. Mais il sentait que s'il s'arrêtait, il ne pourrait plus repartir de l'endroit où il serait tombé. Il marcha, tout le jour encore. Il n'avait plus un sou pour acheter du pain. D'ailleurs, il évitait de traverser les villages. Par un sentiment bizarre qui échappait à sa raison, cet homme qui voulait mourir avait peur d'être pris ; son corps était comme un animal traqué qui fuit. Ses misères physiques, la fatigue, la faim, une terreur obscure qui se levait de son être épuisé, étouffaient pour l'instant sa détresse morale. Il aspirait seulement à trouver un asile, où il lui fût permis de s'enfermer avec elle et de s'en repaître.
Il passa la frontière. Au loin, il vit une ville que dominaient des tours aux clochetons effilés et des cheminées d'usines, dont les longues fumées, comme des rivières noires, monotones, coulaient, toutes dans le même sens, sous la pluie, dans l'air gris. Il était près de tomber. À cet instant, il se rappela qu'il connaissait dans cette ville un docteur de son pays, un certain Erich Braun, qui lui avait écrit l'an passé, après un de ses succès, pour se rappeler à lui. Si médiocre que fût Braun et si peu qu'il eût été mêlé à sa vie, Christophe, par un instinct de bête blessée, fit un suprême effort pour aller tomber chez quelqu'un qui ne lui fût pas tout à fait étranger.
Sous le voile de fumées et de pluie, il entra dans la ville grise et rouge. Il marcha au travers, sans rien voir, demandant son chemin, se trompant, revenant sur ses pas, errant au hasard. Il était à bout de forces. Par une dernière tension de sa volonté bandée, il lui fallut gravir des ruelles escarpées, des escaliers qui montaient au sommet d'une étroite colline, chargée de maisons, serrées autour d'une église sombre. Soixante marches en pierre rouge, groupées par trois ou par six. Entre chaque groupe de marches, une plateforme exiguë pour la porte d'une maison. À chacune, Christophe reprenait haleine en chancelant. Là-haut, au-dessus de la tour des corbeaux tournoyaient.
Enfin, il lut sur une porte le nom qu'il cherchait. Il frappa. -- La ruelle était dans la nuit. De fatigue, il ferma les yeux. Nuit noire en lui... Des siècles passèrent...
La porte étroite s'entr'ouvrit. Sur le seuil parut une femme. Son visage était dans l'ombre ; mais sa silhouette se détachait sur le fond clair d'un petit jardin, que l'on apercevait au bout du long corridor, au couchant. Elle était grande, se tenait droite, sans parler, attendant qu'il parlât. Il ne voyait pas ses yeux ; il sentait leur regard. Il demanda le docteur Erich Braun et se nomma. Les mots sortaient avec peine de sa gorge. Il était épuisé de fatigue, de soif et de faim. Sans un mot, la femme rentra ; et Christophe la suivit dans une pièce aux volets clos. Dans l'obscurité, il se heurta contre elle ; ses genoux et son ventre pressèrent ce corps silencieux. Elle sortit et ferma la porte sur lui, le laissant seul, sans lumière. Il restait immobile de crainte de renverser quelque chose, appuyé au mur, le front contre la paroi lisse ; ses oreilles bourdonnaient ; dans ses yeux, les ténèbres dansaient.
À l'étage au-dessus, une chaise remuée, des exclamations de surprise, une porte fermée avec fracas. De lourds pas descendirent l'escalier.
-- Où est-il ? demandait une voix connue.
La porte de la chambre se rouvrit.
-- Comment ! On l'a laissé dans l'obscurité ! Anna ! Sacre-bleu ! Une lumière !
Christophe était si faible, il se sentait si perdu que le son de cette voix bruyante, mais cordiale, lui fit du bien, dans sa misère. Il saisit les mains qu'on lui tendait. La lumière était venue. Les deux hommes se regardèrent. Braun était petit ; il avait la figure rouge avec une barbe noire, dure et mal plantée, de bons yeux qui riaient derrière des lunettes, un large front bosselé, ridé, tourmenté, inexpressif, des cheveux soigneusement collés au crâne et divisés par une raie qui descendait jusqu'à la nuque. Il était parfaitement laid ; mais Christophe éprouvait un bien-être à le regarder et à serrer ses mains. Braun ne cachait pas sa surprise.
-- Bon Dieu ! qu'il est changé ! Dans quel état !
-- Je viens de Paris, dit Christophe. Je me suis sauvé.
-- Je sais, je sais, nous avons vu dans le journal, on disait que vous étiez pris. Dieu soit loué ! Nous avons bien pensé à vous, Anna et moi.
Il s'interrompit, et montrant à Christophe la figure silencieuse qui l'avait accueilli dans la maison.
-- Ma femme.
Elle était restée à l'entrée de la chambre, une lampe à la main. Un visage taciturne, au fort menton. La lumière tombait sur ses cheveux bruns aux reflets roux et sur ses joues d'un teint mat. Elle tendit la main à Christophe, d'un geste raide, le coude serré au corps ; il la prit sans regarder. Il défaillait.
-- Je suis venu... essaya-t-il d'expliquer. J'ai pensé que vous voudriez bien... si je ne vous gêne pas trop... me recevoir, un jour...
Braun ne le laissa pas achever.
-- Un jour !... Vingt jours, cinquante, autant qu'il vous plaira. Tant que vous serez dans ce pays, vous logerez dans notre maison ; et j'espère que ce sera longtemps. C'est un honneur et un bonheur pour nous.
Ces affectueuses paroles bouleversèrent Christophe. Il se jeta dans les bras de Braun.
-- Mon bon Christophe, mon bon Christophe, disait Braun... Il pleure... Eh bien, qu'est-ce qu'il a donc ?... Anna ! Anna !... Vite ! Il s'évanouit...
Christophe s'était affaissé dans les bras de son hôte. La syncope qu'il sentait venir depuis quelques heures l'avait terrassé.
Quand il rouvrit les yeux, il était couché dans un grand lit. Une odeur de terre humide montait par la fenêtre ouverte. Braun était penché sur lui.
-- Pardon, balbutia Christophe, en tâchant de se relever.
-- Mais il meurt de faim ! cria Braun.
La femme sortit, revint avec une tasse, le fit boire. Braun lui soutenait la tête. Christophe reprenait vie ; mais la fatigue était plus forte que la faim ; à peine la tête remise sur l'oreiller, il s'endormit. Braun et sa femme le veillèrent ; puis, voyant qu'il n'avait besoin que de repos, ils le laissèrent.
C'était un de ces sommeils qui semblent durer des années, sommeil accablé, accablant, comme du plomb au fond d'un lac. On est la proie de la lassitude amoncelée et des hallucinations monstrueuses qui rôdent éternellement aux portes de la volonté. Il voulait s'éveiller, brûlant, brisé, perdu dans cette nuit inconnue ; il entendait des horloges sonner d'éternelles demies ; il ne pouvait respirer, ni penser, ni bouger ; il était ligoté, bâillonné, comme un homme que l'on noie, il voulait se débattre et retombait au fond. -- L'aube arriva enfin, l'aube tardive et grise d'un jour pluvieux. L'intolérable chaleur qui le consumait tomba ; mais son corps gisait sous une montagne. Il se réveilla. Réveil terrible...
-- Pourquoi rouvrir les yeux ? Pourquoi me réveiller ? Rester, comme mon pauvre petit, qui est couché sous la terre...
Étendu sur le dos, il ne faisait pas un mouvement, bien qu'il souffrît de sa position dans le lit ; ses bras et ses jambes étaient lourds comme pierre. Il était dans un tombeau. Lumière blafarde. Quelques gouttes de pluie frappaient les carreaux. Un oiseau dans le jardin poussait de petits cris plaintifs. Ô misère de vivre ! Inutilité cruelle !...
Les heures s'écoulèrent. Braun entra. Christophe ne tourna pas la tête. Braun, lui voyant les yeux ouverts, l'interpella joyeusement ; et comme Christophe continuait de fixer le plafond, d'un regard morne, il entreprit de secouer sa mélancolie ; il s'assit sur le lit et bavarda bruyamment. Ce bruit était insupportable à Christophe. Il fit un effort qui lui sembla surhumain, pour dire :
-- Je vous en prie, laissez-moi.
Le brave homme changea de ton, aussitôt.
-- Vous voulez être seul ? Comment donc ! Certainement. Restez bien tranquillement. Reposez-vous, ne parlez pas, on vous montera les repas, personne ne dira rien.
Mais il lui était impossible d'être bref. Après d'interminables explications, il quitta la chambre sur le bout de ses gros souliers qui faisaient craquer le parquet. Christophe resta de nouveau seul, enfoncé dans sa lassitude mortelle. Sa pensée se diluait dans un brouillard de souffrance. Il s'épuisait à comprendre... « Pourquoi l'avait-il connu ? Pourquoi l'avait-il aimé ? À quoi avait-il servi qu'Antoinette se dévouât ? Quel sens avaient toutes ces vies, toutes ces générations, -- une telle somme d'épreuves et d'espoirs ! -- qui aboutissaient à cette vie et s'étaient engouffrées avec elle dans le vide ? »... Non-sens de la vie. Non-sens de la mort. Un être raturé, toute une race disparue, sans qu'il en reste aucune trace. On ne sait ce qui l'emporte, de l'odieux ou du grotesque. Il lui venait un rire mauvais, de désespoir et de haine. Son impuissance d'une telle douleur, sa douleur d'une telle impuissance, le tuaient. Il avait le cœur broyé...
Nul bruit dans la maison, que les pas du docteur, sortant pour ses visites. Christophe avait perdu toute notion du temps, lorsque Anna parut. Elle portait le dîner sur un plateau. Il la regarda sans faire un mouvement, sans même remuer les lèvres, pour remercier ; mais dans ses yeux fixes, qui semblaient ne rien voir, l'image de la jeune femme se grava avec une netteté photographique. Longtemps après, quand il la connut mieux, c'est ainsi qu'il continua de la voir ; les images plus récentes ne parvinrent pas à effacer ce premier souvenir. Elle avait des cheveux épais, tirés en lourd chignon, le front bombé, de larges joues, le nez court et droit, les yeux obstinément baissés, ou qui, lorsqu'ils rencontraient d'autres yeux, se dérobaient avec une expression peu franche et sans bonté, les lèvres un peu grosses, serrées l'une contre l'autre, l'air buté, presque dur. Elle était grande, elle semblait robuste et bien faite, mais étriquée dans ses vêtements et raide dans ses mouvements. Elle alla sans parole et sans bruit, posa le plateau sur la table près du lit et repartit les bras collés au corps, le front baissé. Christophe ne songea pas à s'étonner de cette apparition étrange et un peu ridicule ; il ne toucha pas au dîner, et continua de souffrir en silence.
Le jour passa. Le soir revint, et de nouveau Anna avec de nouveaux plats. Elle trouva intacts ceux qu'elle avait apportés, le matin ; et elle les remporta, sans une observation. Elle n'eût pas un de ces mots affectueux que toute femme trouve, d'instinct, pour s'adresser à un malade. Il semblait que Christophe n'existât pas pour elle ou qu'elle existât à peine. Christophe éprouvait une sourde hostilité, en suivant, avec impatience cette fois, ses mouvements gauches et guindés. Pourtant, il lui était reconnaissant de ne pas essayer de parler. -- Il le fût encore plus, quand il eût à subir, après son départ, l'assaut du docteur qui venait de s'apercevoir que Christophe n'avait pas touché à son premier plat. Indigné contre sa femme de ce qu'elle ne l'eût pas fait manger de force, il voulait y contraindre Christophe. Pour avoir la paix Christophe dut avaler quelques gorgées de lait. Après quoi, il lui tourna le dos.
La seconde nuit fut plus calme. Le lourd sommeil recouvrit Christophe de son néant. Plus trace de l'odieuse vie... -- Mais le réveil fut encore plus asphyxiant. Il se remémorait tous les détails de la fatale journée, la répugnance d'Olivier à sortir de la maison, ses instances pour rentrer, et il se disait avec désespoir :
-- C'est moi qui l'ai tué.
Impossible de rester seul, enfermé, immobile, sous la griffe du sphinx aux yeux féroces, qui continuait de lui souffler au visage le vertige de ses questions et son souffle de cadavre. Il se leva, fiévreux ; il se traîna hors de la chambre, il descendit l'escalier ; il avait le besoin instinctif et peureux de se serrer contre d'autres hommes. Et dès qu'il entendit une autre voix, il eût voulu s'enfuir.
Braun était dans la salle à manger. Il accueillit Christophe avec ses démonstrations d'amitié ordinaires. Tout de suite, il se mit à l'interroger sur les événements parisiens. Christophe lui saisit le bras :
-- Non, dit-il, ne me demandez rien. Plus tard... Il ne faut pas m'en vouloir. Je ne puis pas. Je suis las à mourir, je suis las...
-- Je sais, je sais, dit Braun affectueusement. Les nerfs sont ébranlés. Ce sont les émotions des jours précédents. Ne parlez pas. Ne vous contraignez en rien. Vous êtes libre, vous êtes chez vous. On ne s'occupera pas de vous.
Il tint parole. Pour éviter de fatiguer son hôte, il tomba dans l'excès opposé : il n'osait plus causer, devant lui, avec sa femme ; on parlait à voix basse, on marchait sur le bout des pieds ; la maison devint muette. Il fallut que Christophe, agacé par cette affectation de silence chuchotant, priât Braun de continuer à vivre, comme par le passé.
Les jours suivants, on ne s'occupa donc plus de Christophe. Il restait assis pendant des heures, dans le coin d'une chambre, ou bien il circulait à travers la maison comme un homme qui rêve. À quoi pensait-il ? Il n'aurait pu le dire. À peine s'il avait encore la force de souffrir. Il était anéanti. La sécheresse de son cœur lui faisait horreur. Il n'avait qu'un désir : être enterré avec « lui », et que tout fût fini. -- Une fois, il trouva la porte du jardin ouverte, et il sortit. Mais ce lui fût une sensation si pénible de se retrouver dans la lumière qu'il revint précipitamment et se barricada dans sa chambre, volets clos. Les jours de beau temps le torturaient. Il haïssait le soleil. La nature l'accablait de sa brutale sérénité. À table, il mangeait en silence ce que Braun lui servait, et, les yeux fixés sur la table, il restait sans parler. Braun lui montra, un jour, dans le salon, un piano ; Christophe s'en détourna avec terreur. Tout bruit lui était odieux. Le silence, le silence, et la nuit !... Il n'y avait plus en lui que le vide et le besoin du vide. Fini de sa joie de vivre, de ce puissant oiseau de joie qui jadis s'élevait, par élans emportés, en chantant ! Des journées, assis dans sa chambre, il n'avait d'autre sensation de vivre que le pouls boiteux de l'horloge, dans la chambre voisine, qui lui semblait battre dans son cerveau. Et pourtant, le sauvage oiseau de joie était encore en lui, il avait de brusques envolées, il se cognait aux barreaux ; et c'était au fond de l'âme un affreux tumulte de douleur, -- « le cri de détresse d'un être demeuré seul dans une vaste étendue dépeuplée... »
La misère du monde est qu'on n'y a presque jamais un compagnon. Des compagnes peut-être, et des amis de rencontre. On est prodigue de ce beau nom d'ami. En réalité, on n'a guère qu'un ami dans la vie. Et bien rares ceux qui l'ont. Mais ce bonheur est si grand qu'on ne sait plus vivre, quand on ne l'a plus. Il remplissait la vie, sans qu'on y eût pris garde. Il s'en va : la vie est vide. Ce n'est pas seulement l'aimé qu'on a perdu, c'est toute raison d'aimer, toute raison d'avoir aimé. Pourquoi a-t-il vécu ? Pourquoi a-t-on vécu ?...
Le coup de cette mort était d'autant plus terrible pour Christophe qu'elle le frappait à un moment où son être se trouvait déjà secrètement ébranlé. Il est, dans la vie, des âges où s'opère, au fond de l'organisme, un sourd travail de transformation ; alors le corps et l'âme sont plus livrés aux atteintes du dehors ; l'esprit se sent affaibli, une tristesse vague le mine, une satiété des choses, un détachement de ce qu'on a fait, une incapacité de voir encore ce qu'on pourra faire d'autre. Aux âges où se produisent ces crises, la plupart des hommes sont liés par les devoirs domestiques : sauvegarde pour eux, qui leur enlève, il est vrai, la liberté d'esprit nécessaire pour se juger, s'orienter, se refaire une forte vie nouvelle. Que de tristesses cachées, que d'amers dégoûts !... Marche ! Marche ! Il te faut passer outre... La tâche obligée, le souci de la famille dont on est responsable, tiennent l'homme ainsi qu'un cheval qui dort debout et continue d'avancer, harassé, entre les brancards. -- Mais l'homme tout à fait libre n'a rien qui le soutienne, à ces heures de néant, et qui le force à marcher. Il va, par habitude ; il ne sait où il va. Ses forces sont troublées, sa conscience obscurcie. Malheur à lui si, dans ce moment où il est assoupi, un coup de tonnerre vient interrompre sa marche de somnambule ! Il s'écroule...
Quelques lettres de Paris, qui finirent par le joindre, arrachèrent pour un instant Christophe à son apathie désespérée. Elles venaient de Cécile et de madame Arnaud. Elles lui apportaient des consolations. Pauvres consolations ! Consolations inutiles... Ceux qui parlent sur la douleur ne sont pas ceux qui souffrent... Elles lui apportaient surtout un écho de la voix disparue... Il n'eût pas le courage de répondre ; et les lettres se turent. Dans son abattement, il cherchait à effacer la trace... Disparaître. La douleur est injuste : tous ceux qu'il avait aimés n'existaient plus pour lui. Un seul être existait : celui qui n'existait plus. Pendant des semaines, il s'acharna à le faire revivre ; il conversait avec lui ; il lui écrivait :
-- « Mon âme, je n'ai pas reçu ta lettre aujourd'hui. Où es-tu ? Reviens, reviens, parle-moi, écris-moi !... »
Mais la nuit, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à le revoir en rêve. On rêve peu à ceux qu'on a perdus, tant que leur perte nous déchire. Ils reparaissent plus tard, quand l'oubli vient.
Cependant, la vie du dehors, s'infiltrait peu à peu dans ce tombeau de l'âme, Christophe commença par réentendre les divers bruits de la maison et s'y intéresser sans qu'il s'en aperçût. Il sût à quelle heure la porte s'ouvrait et se fermait, combien de fois dans la journée, et de quelles façons différentes suivant les visiteurs. Il connut le pas de Braun ; il s'imaginait voir le docteur, au retour de ses visites, arrêté dans le vestibule et accrochant son chapeau et son manteau, toujours de la même manière méticuleuse et maniaque. Et lorsqu'un des bruits accoutumés cessait de se faire entendre dans l'ordre prévu, il cherchait malgré lui la raison du changement. À table, il se mit à écouter machinalement la conversation. Il s'aperçut que Braun parlait presque toujours seul. Sa femme ne lui faisait que de brèves répliques. Braun n'était pas troublé du manque d'interlocuteurs ; il racontait, avec sa bonhomie bavarde, les visites qu'il venait de faire et les commérages recueillis. Il arriva que Christophe le regardât, tandis que Braun parlait ; Braun en était tout heureux, il s'ingéniait à l'intéresser.
Christophe tâcha de se reprendre à la vie... Quelle fatigue. Il se sentait vieux, vieux comme le monde !... Le matin, quand il se levait, quand il se voyait dans la glace, il était las de son corps, de ses gestes, de sa forme stupide. Se lever, s'habiller, pourquoi ?... Il fit d'immenses efforts pour travailler : c'était à vomir ! À quoi bon créer, puisque tout est destiné au néant ? La musique lui était devenue impossible. On ne juge bien de l'art -- (comme du reste) -- que par le malheur. Le malheur est la pierre de touche. Alors seulement, on connaît ceux qui traversent les siècles, les plus forts que la mort. Bien peu résistent. On est frappé de la médiocrité de certaines âmes sur lesquelles on comptait -- (des artistes qu'on aimait, des amis dans la vie). -- Qui surnage ? Que la beauté du monde sonne creux sous le doigt de la douleur !
Mais la douleur se lasse, et sa main s'engourdit. Les nerfs de Christophe se détendaient. Il dormait, dormait sans cesse. On eût dit qu'il ne parviendrait jamais à assouvir cette faim de dormir.
Et une nuit enfin, il eut un sommeil si profond qu'il ne s'éveilla que dans l'après-midi suivante. La maison était déserte. Braun et sa femme étaient sortis. La fenêtre était ouverte, l'air lumineux riait. Christophe se sentait déchargé d'un poids écrasant. Il se leva et descendit au jardin. Un rectangle étroit, enfermé dans de hauts murs, à l'aspect de couvent. Quelques allées sablées, entre des carrés de gazon et de fleurs bourgeoises ; un berceau où s'enroulaient une treille et des roses. Un filet d'eau minuscule s'égouttait d'une grotte en rocaille ; un acacia adossé au mur penchait ses branches odorantes sur le jardin voisin. Par delà s'élevait la vieille tour de l'église, en grès rouge. Il était quatre heures du soir. Le jardin se trouvait déjà dans l'ombre. Le soleil baignait encore la cime de l'arbre et le clocher rouge. Christophe s'assit sous la tonnelle, le dos tourné au mur, la tête renversée en arrière, regardant le ciel limpide parmi les entrelacs de la vigne et des roses. Il lui semblait s'éveiller d'un cauchemar. Un silence immobile régnait. Au-dessus de sa tête, une liane de rose languissamment pensait. Soudain, la plus belle, s'effeuilla, expira ; la neige de ses pétales se répandit dans l'air. C'était comme une belle vie innocente qui mourait. Si simplement !... Dans l'esprit de Christophe, cela prit une signification d'une douceur déchirante. Il suffoqua ; et, se cachant la figure dans ses mains, il sanglota...
Les cloches de la tour sonnèrent. D'une église à l'autre d'autres voix répondirent... Christophe n'eût pas conscience du temps qui s'écoula. Quand il releva la tête, les cloches s'étaient tues, le soleil avait disparu, Christophe était soulagé par ses larmes ; son esprit était lavé. Il écoutait en lui sourdre un filet de musique, et regardait le fin croissant de lune glisser dans le ciel du soir. Un bruit de pas qui rentraient l'éveilla. Il remonta dans sa chambre, s'enferma à double tour, et il laissa couler la fontaine de musique. Braun l'appela pour dîner, il frappa à la porte, il essaya d'ouvrir : Christophe ne répondit pas. Braun, inquiet, regarda par la serrure et se rassura, en voyant Christophe à demi couché sur sa table, au milieu de papiers qu'il noircissait.
Quelques heures après, Christophe, épuisé, descendit, et trouva dans la salle du bas le docteur qui l'attendait patiemment, en lisant. Il l'embrassa, lui demanda pardon de ses façons d'agir depuis son arrivée, et, sans que Braun l'interrogeât, il se mit à lui raconter les dramatiques événements des dernières semaines. Ce fut la seule fois qu'il lui en parla ; encore n'était-il pas sûr que Braun eût bien compris : car Christophe discourait sans suite, la nuit était avancée, et malgré sa curiosité, Braun mourait de sommeil. À la fin, -- (deux heures sonnaient) -- Christophe s'en aperçut. Ils se dirent bonne nuit.
À partir de ce moment, l'existence de Christophe se réorganisa. Il ne se maintint pas dans cet état d'exaltation passagère ; il revint à sa tristesse, mais à une tristesse normale, qui ne l'empêchait pas de vivre. Revivre, il le fallait bien ! Cet homme qui venait de perdre ce qu'il aimait le plus au monde, cet homme que son chagrin minait, qui portait la mort en lui, avait une telle force de vie, abondante, tyrannique, qu'elle éclatait en ses paroles de deuil, elle rayonnait de ses yeux, de sa bouche, de ses gestes. Mais au cœur de cette force, un ver rongeur s'était logé. Christophe avait des accès de désespoir. C'étaient des élancements. Il était calme, il s'efforçait de lire, ou il se promenait : brusquement, le sourire d'Olivier, son visage las et tendre... Un coup de couteau au cœur... il chancelait, il portait la main à sa poitrine en gémissant. Une fois, il était au piano, il jouait une page de Beethoven, avec sa fougue d'autrefois... Tout à coup, il s'arrêtait, il se jetait par terre et, s'enfonçant la figure dans les coussins d'un fauteuil, il criait :
-- Mon petit !...
Le pire était l'impression du « déjà vécu » : il l'avait, à chaque pas. Incessamment, il retrouvait les mêmes gestes, les mêmes mots, le retour perpétuel des mêmes expériences. Tout lui était connu, il avait tout prévu. Telle figure qui lui rappelait une figure ancienne allait dire -- (il en était sûr d'avance) -- disait les mêmes choses qu'il avait entendu dire à l'autre ; les êtres analogues passaient par des phases analogues, se heurtaient aux mêmes obstacles, et s'y usaient de même. S'il est vrai que : « rien ne lasse de la vie, comme le recommencement de l'amour », combien plus le recommencement de tout ! C'était à devenir fou. -- Christophe tachait de n'y pas penser, puisqu'il était nécessaire de n'y pas penser pour vivre, et puisqu'il voulait vivre. Hypocrisie douloureuse, qui ne veut point se connaître par honte, par piété même, invincible besoin de vivre qui se cache ! Sachant qu'il n'est point de consolation, il se crée des consolations. Convaincu que la vie n'a point de raisons d'être, il se forge des raisons de vivre. Il se persuade qu'il faut qu'il vive, que personne n'y tient que lui. Au besoin, il inventera que le mort l'encourage à vivre. Et il sait qu'il prête au mort les paroles qu'il veut lui dire. Misère !...
Christophe reprit sa route ; son pas sembla retrouver l'ancienne assurance ; sur sa douleur la porte du cœur se referma ; il n'en parlait jamais aux autres ; lui-même, il évitait de se trouver seul avec elle : il paraissait calme.
« Les peines vraies, dit Balzac, sont en apparence tranquilles dans le lit profond qu'elles se sont fait, où elles semblent dormir, mais où elles continuent à corroder l'âme. »
Qui eût connu Christophe et l'eût bien observé, allant, venant, causant, faisant de la musique, riant même -- (il riait maintenant !) -- eût senti qu'il y avait dans cet homme vigoureux, aux yeux brûlants de vie, quelque chose de détruit, au plus profond de la vie.
Du moment qu'il était rivé à la vie, il devait s'assurer les moyens de vivre. Il ne pouvait être question pour lui de quitter la ville. La Suisse était l'abri le plus sûr ; et où aurait-il trouvé l'hospitalité plus dévouée ? Mais son orgueil ne pouvait s'accommoder de l'idée de rester à la charge d'un ami. Malgré les protestations de Braun, qui ne voulait rien accepter, il ne fut pas tranquille jusqu'à ce qu'il eût quelques leçons de musique qui lui permissent de payer une pension régulière à ses hôtes. Ce ne fut pas facile. Le bruit de son équipée révolutionnaire s'était répandu ; et les familles bourgeoises répugnaient à introduire chez elles un homme qui passait pour dangereux, ou en tout cas pour extraordinaire, par conséquent pour peu « convenable ». Cependant, sa renommée musicale et les démarches de Braun réussirent à lui ouvrir l'accès de quatre ou cinq maisons moins timorées, ou plus curieuses, peut-être, désireuses par snobisme artistique de se singulariser. Elles ne furent pas les moins attentives à le surveiller et à maintenir entre maître et élèves des distances respectables.
La vie s'arrangea chez Braun sur un plan méthodiquement réglé. Le matin, chacun allait à ses affaires : le docteur à ses visites, Christophe à ses leçons, Mme Braun au marché et à ses œuvres édifiantes. Christophe rentrait vers une heure, d'habitude avant Braun, qui défendait qu'on l'attendît ; et il se mettait à table avec la jeune femme. Ce ne lui était point agréable : car elle ne lui était pas sympathique, et il ne trouvait rien à lui dire. Elle ne se donnait aucun mal pour combattre cette impression, dont il était impossible qu'elle n'eût pas conscience ; elle ne se mettait en frais, ni de toilette, ni d'esprit ; jamais elle n'adressait la parole à Christophe, la première. La disgrâce de ses mouvements et de son habillement, sa gaucherie, sa froideur, eussent éloigné tout homme, sensible comme Christophe à la grâce féminine. Quand il se rappelait la spirituelle élégance des Parisiennes, il ne pouvait s'empêcher, en regardant Anna, de penser :
-- Comme elle est laide !
Ce n'était pourtant pas juste ; et il ne tarda pas à remarquer la beauté de ses cheveux, de ses mains, de sa bouche, de ses yeux, -- aux rares instants où il lui arrivait de rencontrer ce regard, qui se dérobait toujours. Mais son jugement n'en était pas modifié. Par politesse, il s'obligeait, à lui parler ; il cherchait avec peine des sujets de conversation ; elle ne l'aidait en rien. Deux ou trois fois, il essaya de l'interroger sur sa ville, sur son mari, sur elle-même : il n'en pût rien tirer. Elle répondait des choses banales ; elle faisait effort pour sourire ; mais cet effort se sentait d'une façon désagréable ; son sourire était contraint, sa voix sourde ; elle laissait tomber chaque mot ; chaque phrase était suivie d'un silence pénible. Christophe finit par lui parler le moins possible ; et elle lui en sut gré. C'était un soulagement pour tous deux quand le docteur rentrait. Il était toujours de bonne humeur, bruyant, affairé, vulgaire, excellent homme. Il mangeait, buvait, parlait, riait abondamment ! Avec lui, Anna causait un peu ; mais il n'était guère question dans ce qu'ils disaient ensemble, que des plats qu'on mangeait et du prix de chaque chose. Parfois, Braun s'amusait à la taquiner sur ses œuvres pieuses et les sermons du pasteur. Elle prenait alors un air raide, et se taisait, offensée, jusqu'à la fin du repas. Plus souvent, le docteur racontait ses visites, il se complaisait à décrire certains cas répugnants, avec une joviale minutie qui mettait hors de lui Christophe. Celui-ci jetait sa serviette sur l'a table, et se levait, avec des grimaces de dégoût, qui faisaient la joie du narrateur. Braun cessait aussitôt, et apaisait son ami, en riant. Au repas suivant, il recommençait. Ces plaisanteries d'hôpital semblaient avoir le don d'égayer l'impassible Anna. Elle sortait de son silence par un rire brusque et nerveux, qui avait quelque chose d'animal. Peut-être n'éprouvait-elle pas moins de dégoût que Christophe pour ce dont elle riait.
L'après-midi, Christophe avait peu d'élèves. Il restait d'ordinaire à la maison, avec Anna, tandis que le docteur sortait. Ils ne se voyaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Au début, Braun avait prié Christophe de donner quelques leçons de piano à sa femme, elle était, suivant lui, assez bonne musicienne. Christophe demanda à Anna de lui jouer quelque chose. Elle ne se fit point prier, malgré le déplaisir qu'elle en avait ; mais elle y apporta son manque de grâce habituel : elle avait un jeu mécanique, d'une insensibilité inimaginable ; toutes les notes étaient égales ; nul accent, nulle part ; ayant à tourner la page, elle s'arrêta froidement au milieu d'une phrase, ne se hâta point, et reprit à la note suivante. Christophe en fut si exaspéré qu'il eût peine à ne pas lui dire une grossièreté ; il ne pût s'en défendre qu'en sortant avant la fin du morceau. Elle ne s'en troubla point, continua imperturbablement jusqu'à la dernière note, et ne se montra ni mortifiée, ni blessée de cette impolitesse ; à peine sembla-t-elle s'en être aperçue. Mais entre eux, il ne fut plus question de musique. Les après-midi où Christophe sortait, il lui arriva, rentrant à l'improviste de trouver Anna qui étudiait au piano, avec une ténacité glaciale et insipide, répétant cinquante fois sans se lasser la même mesure, et ne s'animant jamais. Jamais elle ne faisait de musique, quand elle savait Christophe à la maison. Elle employait aux soins du ménage tout le temps qu'elle ne consacrait pas à ses occupations religieuses. Elle cousait, recousait ; elle surveillait la domestique ; elle avait le souci maniaque de l'ordre et de la propreté. Son mari la tenait pour une brave femme, un peu baroque, -- « comme toutes les femmes », disait-il, -- mais, « comme toutes les femmes », dévouée. Sur ce dernier point Christophe faisait in petto des réserves : cette psychologie lui semblait trop simpliste ; mais il se disait qu'après tout, c'était l'affaire de Braun ; et il n'y pensait plus.
On se réunissait le soir, après dîner. Braun et Christophe causaient. Anna travaillait. Sur les prières de Braun, Christophe avait consenti à se remettre au piano ; et il jouait jusqu'à une heure avancée, dans le grand salon, mal éclairé qui donnait sur le jardin. Braun était dans l'extase... Qui ne connaît de ces gens, passionnés pour des œuvres qu'ils ne comprennent point, ou qu'ils comprennent à rebours ! -- (C'est bien pour cela qu'ils aiment !) -- Christophe ne se fâchait plus ; il avait déjà rencontré tant d'imbéciles, dans la vie ! Mais, à certaines exclamations d'un enthousiasme saugrenu, il cessait de jouer et il remontait dans sa chambre. Braun finit par en soupçonner la cause, et il mit une sourdine à ses réflexions. D'ailleurs, son amour pour la musique était vite repu ; il n'en pouvait écouter avec attention plus d'un quart d'heure de suite : il prenait son journal, ou bien il somnolait, laissant Christophe tranquille. Anna, assise au fond de la chambre ne disait mot ; elle avait un ouvrage sur les genoux, et semblait travailler ; mais ses yeux étaient fixes et ses mains immobiles. Parfois, elle sortait sans bruit au milieu du morceau, et on ne la revoyait plus.
Ainsi passaient les journées. Christophe reprenait ses forces. La bonté lourde, mais affectueuse de Braun, le calme de la maison, la régularité reposante de cette vie domestique, le régime de nourriture singulièrement abondante, à la mode germanique, restauraient son robuste tempérament. La santé physique était rétablie ; mais la machine morale était toujours malade. La vigueur renaissante ne faisait qu'accentuer le désarroi de l'esprit, qui ne parvenait pas à retrouver son équilibre, comme une barque mal lestée qui sursaute, au moindre choc.
Son isolement était profond. Il ne pouvait avoir aucune intimité intellectuelle avec Braun. Ses rapports avec Anna se réduisaient presque aux saluts échangés le matin et le soir. Ses relations avec ses élèves étaient plutôt hostiles : car il leur cachait mal ce que qu'ils auraient eu de mieux à faire, c'était de ne plus faire de musique. Il ne connaissait personne. La faute n'en était pas uniquement à lui, qui depuis son deuil se terrait dans son coin. On le tenait à l'écart.
Il était dans une vieille ville, pleine d'intelligence et de force, mais d'orgueil patricien, renfermé en soi et satisfait de soi. Une aristocratie bourgeoise, qui avait le goût du travail et de la haute culture, mais étroite, piétiste, tranquillement convaincue de sa supériorité et de celle de la cité, se complaisait en son isolement familial. D'antiques familles aux vastes ramifications. Chaque famille avait son jour de réunion pour les siens. Pour le reste, elle s'entr'ouvrait à peine. Ces puissantes maisons, aux fortunes séculaires, n'éprouvaient nul besoin de montrer leur richesse. Elles se connaissaient ; c'était assez ; l'opinion des autres ne comptait point. On voyait des millionnaires, mis comme des petits bourgeois, et parlant leur dialecte rauque aux expressions savoureuses, aller consciencieusement à leur bureau tous les jours de leur vie, même à l'âge où les plus laborieux s'accordent le droit du repos. Leurs femmes s'enorgueillissaient de leur science domestique. Point de dot donnée aux filles. Les riches laissaient leurs enfants refaire, à leur tour, le dur apprentissage qu'eux-mêmes ils avaient fait. Une stricte économie pour la vie journalière. Mais un emploi très noble de ces grandes fortunes à des collections d'art, à des galeries de tableaux, à des œuvres sociales ; des dons énormes et continuels, presque toujours anonymes, pour des fondations charitables, pour l'enrichissement des musées. Un mélange de grandeur et de ridicule, également d'un autre âge. Ce monde, pour qui le reste du monde ne semblait pas exister, -- (bien qu'il le connût fort bien, par la pratique des affaires, par ses relations étendues, par les longs et lointains voyages d'études auxquels ils obligeaient leurs fils) -- ce monde, pour qui une grande renommée, une célébrité étrangère, ne comptait qu'à partir du jour où elle s'était fait accueillir et reconnaître par lui, -- exerçait sur lui-même la plus rigoureuse des disciplines. Tous se tenaient, et tous se surveillaient. Il en était résulté une conscience collective qui recouvrait les différences individuelles, -- plus accusées qu'ailleurs entre ces rudes personnalités, -- sous le voile de l'uniformité religieuse et morale. Tout le monde pratiquait, tout le monde croyait. Pas un n'avait un doute, ou n'en voulait convenir. Impossible de se rendre compte de ce qui se passait au fond de ces âmes qui se fermaient d'autant plus hermétiquement aux regards qu'elles se savaient environnées d'une surveillance étroite, et que chacun s'arrogeait le droit de regarder dans la conscience d'autrui. On disait que même ceux qui étaient sortis du pays et se croyaient affranchis, -- aussitôt qu'ils y remettaient les pieds, étaient ressaisis par les traditions, les habitudes, l'atmosphère de la ville : les plus incroyants étaient aussitôt contraints de pratiquer et de croire. Ne pas croire leur eût semblé contre nature. Ne pas croire était d'une classe inférieure, qui avait de mauvaises manières. Il n'était pas admis qu'un homme de leur monde se dérobât aux devoirs religieux. Qui ne pratiquait pas se mettait en dehors de sa classe et n'y était plus reçu.
Le poids de cette discipline n'avait pas encore paru suffisant. Ces hommes ne se trouvaient pas assez liés dans leur caste. À l'intérieur de ce grand Verein, ils avaient formé une multitude de petits Vereine, afin de se ligoter tout à fait. On en comptait plusieurs centaines ; et leur nombre augmentait chaque année. Il y en avait pour tout : pour la philanthropie, pour les œuvres pieuses, pour les œuvres commerciales, pour les œuvres pieuses et commerciales à la fois, pour les arts, pour les sciences, pour le chant, la musique, pour les exercices spirituels, pour les exercices physiques, pour se réunir tout simplement, pour se divertir ensemble ; il y avait des Vereine de quartiers, de corporations ; il y en avait pour ceux qui avaient le même état, le même chiffre de fortune, qui pesaient le même poids, qui portaient le même prénom. On disait qu'on avait voulu former un Verein des Vereinlosen (de ceux qui n'appartenaient à aucun Verein) : on n'en avait pas trouvé douze.
Sous ce triple corset, de la ville, de la caste, et de l'association, l'âme était ficelée. Une contrainte cachée comprimait les caractères. La plupart y étaient faits depuis l'enfance, -- depuis des siècles ; et ils la trouvaient saine ; ils eussent jugé malséant et malsain de se passer de corset. À voir leur sourire satisfait, nul ne se fût douté de la gêne qu'ils pouvaient éprouver. Mais la nature prenait sa revanche. De loin en loin, sortait de là quelque individualité révoltée, un vigoureux artiste ou un penseur sans frein, qui brisait brutalement ses liens et qui donnait du fil à retordre aux gardiens de la cité. Ils étaient si intelligents que, quand le révolté n'avait pas été étouffé dans l'œuf, quand il était le plus fort, jamais ils ne s'obstinaient à le combattre : -- (le combat eût risqué d'amener des éclats scandaleux) : -- ils l'accaparaient. Peintre, ils le mettaient au musée ; penseur, dans les bibliothèques. Il avait beau s'époumoner à dire des énormités : ils affectaient de ne pas l'entendre. En vain, protestait-il de son indépendance : ils se l'incorporaient. Ainsi, l'effet du poison était neutralisé : c'était le traitement par l'homéopathie. -- Mais ces cas étaient rares, la plupart des révoltes n'arrivaient pas aujourd'hui. Ces paisibles maisons renfermaient des tragédies inconnues. Il arrivait qu'un de leurs hôtes s'en allât, de son pas tranquille, sans explication, se jeter dans le fleuve. Ou bien l'on s'enfermait pour six mois, on enfermait sa femme dans une maison de santé, afin de se curer l'esprit. On en parlait sans gêne, comme d'une chose naturelle, avec cette placidité qui était un des beaux faits de la ville, et qu'on savait garder vis-à-vis de la souffrance et de la mort.
Cette solide bourgeoisie, sévère pour elle-même parce qu'elle savait son prix, l'était moins pour les autres parce qu'elle les estimait moins. À l'égard des étrangers qui séjournaient dans la ville, comme Christophe, des professeurs allemands, des réfugiés politiques, elle se montrait même assez libérale : car ils lui étaient indifférents. Au reste, elle aimait l'intelligence. Les idées avancées ne l'inquiétaient point : elle savait que sur ses fils elles resteraient sans effet. Elle témoignait à ses hôtes une bonhomie glacée, qui les tenait à distance.
Christophe n'avait pas besoin qu'on insistât. Il se trouvait dans un état de sensibilité frémissante, où son cœur était à nu : il n'était que trop disposé à voir partout l'égoïsme, l'indifférence, et à se replier sur soi.
De plus, la clientèle de Braun, le cercle fort restreint, auquel appartenait sa femme, faisaient partie d'un petit monde protestant, particulièrement rigoriste. Christophe y était doublement mal vu, comme papiste d'origine et comme incroyant de fait. De son côté il y trouvait beaucoup de choses qui le choquaient. Il avait beau ne plus croire, il portait la marque séculaire de son catholicisme, moins raisonné que poétique, indulgent à la nature, et qui ne se tourmentait pas tant d'expliquer ou de comprendre que d'aimer ou de n'aimer point ; et il portait aussi les habitudes de liberté intellectuelle et morale, qu'il avait sans le savoir ramassées à Paris. Il devait fatalement se heurter à ce petit monde piétiste, où s'accusaient avec exagération les défauts d'esprit du calvinisme : un rationalisme religieux, qui coupait les ailes de la foi et la laissait ensuite suspendue sur l'abîme : car il partait d'un a priori aussi discutable que tous les mysticismes : ce n'était plus de la poésie, ce n'était pas de la prose, c'était de la poésie mise en prose. Un orgueil intellectuel, une foi absolue, dangereuse, en la raison, -- en leur raison. Ils pouvaient ne pas croire à Dieu, ni à l'immortalité ; mais ils croyaient à la raison, comme un catholique croit au pape, ou un fétichiste à son idole. Il ne leur venait même pas à l'idée de la discuter. La vie avait beau la contredire, ils eussent nié plutôt la vie. Manque de psychologie, incompréhension de la nature des forces cachées, des racines de l'être, de « l'Esprit de la Terre ». Ils se fabriquaient une vie et des êtres enfantins, simplifiés, schématiques. Certains d'entre eux étaient gens instruits et pratiques ; ils avaient beaucoup lu, beaucoup vu. Mais ils ne voyaient, ni ne lisaient aucune chose comme elle était ; ils s'en faisaient des réductions abstraites. Ils étaient pauvres de sang ; ils avaient de hautes qualités morales ; mais ils n'étaient pas assez humains : et c'est le péché suprême. Leur pureté de cœur, très réelle souvent, noble et naïve, parfois comique, devenait malheureusement, en certains cas, tragique ; elle les menait à la dureté vis-à-vis des autres, à une inhumanité tranquille, sans colère sûre de soi, qui effarait. Comment eussent-ils hésité ? N'avaient-ils pas la vérité, le droit, la vertu avec eux ? N'en recevaient-ils pas la révélation directe de leur sainte raison ? La raison est un soleil dur ; il éclaire, mais il aveugle. Dans cette lumière sèche, sans vapeurs et sans ombres, les âmes poussent décolorées, le sang de leur cœur est bu.
Or, si quelque chose était en ce moment, pour Christophe, vide de sens, c'était la raison. Ce soleil-là n'éclairait, à ses yeux, que les parois de l'abîme, sans lui montrer les moyens d'en sortir, sans même lui permettre d'en mesurer le fond.
Quant au monde artistique, Christophe avait peu l'occasion et encore moins le désir de frayer avec lui. Les musiciens étaient en général d'honnêtes conservateurs de l'époque néo-schumannienne et « brahmine », contre laquelle Christophe avait jadis rompu des lances. Deux faisaient exception : l'organiste Krebs, qui tenait une confiserie renommée, brave homme, bon musicien, qui l'eût été davantage si, pour reprendre le mot d'un de ses compatriotes, « il n'eût été assis sur un Pégase auquel il donnait trop d'avoine », -- et un jeune compositeur juif, talent original, plein de sève vigoureuse et trouble, qui faisait le commerce d'articles suisses : sculptures en bois, chalets et ours de Berne. Plus indépendants que les autres, sans doute par ce qu'ils ne faisaient pas de leur art un métier, ils eussent été bien aises de se rapprocher de Christophe ; et, en un autre temps, Christophe eût été curieux de les connaître ; mais à ce moment de sa vie, toute curiosité artistique et humaine était émoussée en lui ; il sentait plus ce qui le séparait des hommes que ce qui l'unissait à eux.
Son seul ami, le confident de ses pensées, était le fleuve qui traversait la ville, -- le même fleuve puissant et paternel, qui là-haut, dans le nord, baignait sa ville natale. Christophe retrouvait auprès de lui les souvenirs de ses rêves d'enfance... Mais dans le deuil qui l'enveloppait, ils prenaient comme le Rhin, une teinte funèbre. À la tombée du jour, appuyé sur le parapet d'un quai, il regardait le fleuve fiévreux, cette masse en fusion, lourde, opaque, et hâtive, qui était toujours passée, où l'on ne distinguait rien que de grands crêpes mouvants, des milliers de ruisseaux de courants, de tourbillons qui se dessinaient, s'effaçaient : tel, un chaos d'images dans une pensée hallucinée ; éternellement, elles s'ébauchent et se fondent éternellement. Sur ce songe crépusculaire glissaient comme des cercueils des bacs fantomatiques, sans une forme humaine. La nuit s'épaississait. Le fleuve devenait de bronze. Les lumières de la rive faisaient luire son armure d'un noir d'encre, qui jetait ces éclairs sombres. Reflets cuivrés du gaz, reflets lunaires des fanaux électriques, reflets sanglants des bougies derrière les vitres des maisons. Le murmure du fleuve remplissait les ténèbres. Éternel bruissement, plus triste que la mer, par sa monotonie...
Christophe aspirait, des heures, ce chant de mort et d'ennui. Il avait peine à s'en arracher ; il remontait ensuite au logis par les ruelles escarpées aux marches rouges, usées dans le milieu ; le corps et l'âme accablés, il s'accrochait aux rampes de fer, scellées au mur, luisantes, qu'éclairait le réverbère d'en haut sur la place déserte devant l'église vêtue de nuit...
Il ne comprenait plus pourquoi les hommes vivaient. Quand il se souvenait des luttes dont il avait été le témoin, il admirait amèrement cette humanité avec sa foi chevillée au corps. Les idées succédaient aux idées opposées, les réactions aux actions : -- démocratie, aristocratie ; socialisme, individualisme ; romantisme, classicisme ; progrès, traditions ; -- et ainsi, pour l'éternité. Chaque génération nouvelle, brûlée en moins de dix ans, croyait avec le même entrain être seule arrivée au faîte, et faisait dégringoler ses prédécesseurs, à coups de pierres ; elle s'agitait, criait, se décernait le pouvoir et la gloire, dégringolait sous les pierres des nouveaux arrivants, disparaissait. À qui le tour ?...
La création musicale n'était plus un refuge pour Christophe ; elle était intermittente, désordonnée, sans but. Écrire ? Pour qui écrire ? Pour les hommes ? Il passait par une crise de misanthropie aiguë. Pour lui ? Il sentait trop la vanité de l'art, incapable de combler le vide de la mort. Seule, sa force aveugle le soulevait, par instants, d'une aile violente et retombait brisée. Il était une nuée d'orage qui gronde dans les ténèbres. Olivier disparu, rien ne restait, -- rien. Il s'acharnait contre tout ce qui avait rempli sa vie, contre les sentiments, contre les pensées qu'il avait cru partager avec le reste de l'humanité. Il lui semblait aujourd'hui qu'il avait été le jouet d'une illusion : toute la vie sociale reposait sur un immense malentendu, dont le langage était la source... Tu crois que ta pensée peut communiquer avec les autres pensées ? Il n'y a de rapports qu'entre des mots. Tu dis et tu écoutes des mots ; pas un mot n'a le même sens dans deux bouches différentes. Et ce n'est rien encore : pas un mot, pas un seul, n'a tout son sens dans la vie. Les mots débordent la réalité vécue. Tu dis : amour et haine... Il n'y a pas d'amour, pas de haine, pas d'amis, pas d'ennemis, pas de foi, pas de passion, pas de bien, pas de mal. Il n'y a que de froids reflets de ces lumières qui tombent de soleils morts depuis des siècles... Des amis ? Il ne manque pas de gens qui revendiquent ce nom !... Quelle fade réalité ! Qu'est-ce que leur amitié, qu'est-ce que l'amitié, au sens du monde ordinaire ? Combien de minutes de sa vie celui qui se croit un ami donne-t-il au pâle souvenir de l'ami ? Que lui sacrifierait-il, non pas même de son nécessaire, mais de son superflu, de son oisiveté, de son ennui ? Qu'ai-je sacrifié à Olivier ? -- (Car Christophe ne s'exceptait point, il exceptait Olivier seul du néant où il englobait tous les êtres humains). -- L'art n'est pas plus vrai que l'amour. Quelle place tient-il réellement dans la vie ? De quel amour l'aiment-ils, ceux qui s'en disent épris ?... La pauvreté des sentiments humains est inconcevable. En dehors de l'instinct de l'espèce, de cette force cosmique, qui est le levier du monde, rien n'existe qu'une poussière d'émotions. La plupart des hommes n'ont pas assez de vie pour se donner tout entier dans aucune passion. Ils s'économisent, avec une prudente ladrerie. Ils sont de tout, un peu, et ne sont tout à fait de rien. Celui qui se donne sans compter, dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il souffre, dans tout ce qu'il aime, dans tout ce qu'il hait, celui-là est un prodige, le plus grand qu'il soit accordé de rencontrer sur terre. La passion est comme le génie : un miracle. Autant dire qu'elle n'existe pas !...
Ainsi pensait Christophe ; et la vie s'apprêtait à lui infliger un terrible démenti. Le miracle est partout, comme le feu dans la pierre : un choc le fait jaillir. Nous ne soupçonnons pas les démons qui dorment en nous...
... Pero non mi destar, deh ! parla basso...
Un soir que Christophe improvisait, au piano, Anna se leva et sortit, comme elle faisait souvent, lorsque Christophe jouait. Il semblait que la musique l'ennuyât. Christophe n'y prenait plus garde : il était indifférent à ce qu'elle pouvait penser. Il continua de jouer ; puis, des idées lui venant qu'il désirait noter, il s'interrompit et courut chercher dans sa chambre les papiers dont il avait besoin. Comme il ouvrait la porte de la pièce voisine et, tête baissée se jetait dans l'obscurité, il se heurta violemment contre un corps immobile et debout, à l'entrée. Anna... Le choc et la surprise arrachèrent un cri à la jeune femme. Christophe, craignant de lui avoir fait mal, lui prit affectueusement les deux mains. Les mains étaient glacées. Elle semblait grelotter, -- sans doute de saisissement ? Elle murmura une explication vague :
-- Je cherchais dans la salle à manger...
Il n'entendit pas ce qu'elle cherchait ; et peut-être qu'elle ne l'avait point dit. Il lui parut singulier qu'elle se promenât sans lumière, pour chercher quelque chose. Mais il était si habitué aux allures bizarres d'Anna qu'il n'y prêta pas attention.
Une heure après, il était revenu dans le petit salon, où il passait la soirée avec Braun et Anna. Il était assis devant la table, sous la lampe et il écrivait. Anna au bout de la table, à droite, cousait, penchée sur son ouvrage. Derrière eux, dans un fauteuil bas, près du feu, Braun lisait une revue. Ils se taisaient tous trois. On entendait par intermittences, le trottinement de la pluie sur le sable du jardin. Pour s'isoler tout à fait, Christophe, assis de trois quarts, tournait le dos à Anna. En face de lui, au mur, une glace reflétait la table, la lampe, et les deux figures baissées sur leur travail. Il sembla à Christophe que Anna le regardait. Il ne s'en inquiéta point d'abord ; puis, l'insistance de cette idée finissant par le gêner, il leva les yeux vers la glace, et il vit... Elle regardait, en effet. De quel regard ! Il en resta pétrifié, retenant son souffle, observant. Elle ne savait pas qu'il l'observait. La lumière de la lampe tombait sur sa figure pâle, dont le sérieux et le silence habituel avaient un caractère de violence concentrée. Ses yeux -- ces yeux inconnus, qu'il n'avait jamais pu saisir, -- étaient fixés sur lui : bleu-sombre, avec de larges prunelles, au regard brûlant et dur ; ils étaient attachés à lui, ils fouillaient en lui, avec une ardeur muette et obstinée. Ses yeux ? Se pouvait-il que ce fussent ses yeux ? Il les voyait, et il n'y croyait pas. Les voyait-il vraiment ? Il se retourna brusquement... Les yeux étaient baissés. Il essaya de lui parler, de la forcer à le regarder en face. L'impassible figure répondit, sans lever de son ouvrage son regard abrité sous l'ombre impénétrable des paupières bleuâtres, aux cils courts et serrés. Si Christophe n'avait été sûr de lui-même, il aurait cru qu'il avait été le jouet d'une illusion. Mais il savait ce qu'il avait vu.
Cependant, son esprit étant repris par le travail et Anna l'intéressant peu, cette étrange impression ne l'occupa point longtemps.
Une semaine plus tard, il essayait au piano un lied qu'il venait de composer. Braun, qui avait la manie, par amour-propre de mari autant que par taquinerie, de tourmenter sa femme pour qu'elle chantât ou jouât, avait été particulièrement insistant, ce soir-là. D'ordinaire Anna se contentait de dire un non très sec ; après quoi, elle ne se donnait plus la peine de répondre aux demandes, prières, ou plaisanteries ; elle serrait les lèvres, et ne semblait pas entendre. Cette fois, au grand étonnement de Braun et de Christophe, elle plia son ouvrage, se leva et vint près du piano. Elle chanta ce morceau qu'elle n'avait jamais lu. Ce fût une sorte de miracle : -- le miracle. Sa voix, d'un timbre profond, ne rappelait en rien la voix un peu rauque et voilée qu'elle avait en parlant. Fermement posée dès la première note, sans une ombre de trouble, sans effort, elle donnait à la phrase musicale une grandeur émouvante et pure ; et elle s'éleva à une violence de passion qui fit frémir Christophe : car elle lui parut la voix de son propre cœur. Il la regarda stupéfait, tandis qu'elle chantait, et il la vit pour la première fois. Il vit ses yeux obscurs, où s'allumait une lueur de sauvagerie, sa grande bouche passionnée aux lèvres bien ourlées, le sourire voluptueux, un peu lourd et cruel, de ses dents saines et blanches, ses belles et fortes mains, dont l'une s'appuyait sur le pupitre du piano, et la robuste charpente d'un corps étriqué par la toilette, amaigri par une vie trop réduite, mais qu'on devinait jeune, vigoureux et harmonieux.
Elle cessa de chanter et alla se rasseoir, les mains posées sur ses genoux. Braun la complimenta ; mais il trouvait qu'elle avait chanté, sans moelleux. Christophe ne lui dit rien. Il la contemplait. Elle souriait vaguement, sachant qu'il la regardait. Il y eut, ce soir-là, un grand silence entre eux. Elle se rendait compte qu'elle venait de s'élever au-dessus d'elle-même, ou peut-être, qu'elle avait été « elle », pour la première fois. Elle ignorait pourquoi.
À partir de ce jour, Christophe se mit à observer attentivement Anna. Elle était retombée dans son mutisme, sa froide indifférence et sa rage de travail, qui agaçait jusqu'à son mari, et où elle endormait les pensées obscures de sa trouble nature. Christophe avait beau la guetter, il ne retrouvait plus en elle que la bourgeoise guindée des premiers temps. À des moments, elle restait absorbée, sans rien faire, les yeux fixes. On la quittait ainsi, on la retrouvait ainsi, un quart d'heure après : elle n'avait point bougé. Quand son mari lui demandait à quoi elle pensait, elle s'éveillait de sa torpeur, souriait, et disait qu'elle ne pensait à rien. Et elle ne disait rien.
Rien n'était capable de la faire sortir de sa tranquillité. Un jour qu'elle faisait sa toilette, sa lampe à alcool éclata. En un instant, Anna fut entourée de flammes. La domestique s'enfuit en hurlant au secours. Braun perdit la tête, s'agita, poussa des cris, et faillit se trouver mal. Anna arracha les agrafes de son peignoir, fit couler de ses hanches sa jupe qui commençait à brûler, et la mit sous ses pieds. Quand Christophe accourut affolé, avec une carafe qu'il avait stupidement saisie, il vit Anna montée sur une chaise, en jupon et les bras nus, qui sans trouble éteignait les rideaux en feu avec ses mains. Elle se brûla, n'en parla point, et parut seulement dépitée qu'on l'eût vue en ce costume. Elle rougit, se cacha gauchement les épaules avec ses bras, et s'en fût, d'un air de dignité offensée, dans la chambre voisine. Christophe admira son calme ; mais il n'aurait pu dire, si ce calme prouvait plus son courage, ou son insensibilité. Il penchait pour la dernière explication. En vérité, cette femme semblait ne s'intéresser à rien, ni aux autres, ni à elle. Christophe doutait qu'elle eût un cœur.
Il n'eût plus aucun doute, après un fait dont il fut le témoin. Anna avait une petite chienne noire, aux yeux intelligents et doux, qui était l'enfant gâtée de la maison. Braun l'adorait. Christophe la prenait chez lui, quand il s'enfermait dans sa chambre pour travailler, et, la porte close, au lieu de travailler, souvent, il s'amusait avec elle. Lorsqu'il sortait, elle était là, sur le seuil, guettant, et s'attachant à ses pas : car il lui fallait un compagnon de promenade. Elle courait devant lui, tricotant de ses quatre pattes qui grattaient la terre si vite qu'elles semblaient voltiger. De temps en temps, elle s'arrêtait, fière de son agilité ; et elle le regardait, la poitrine en avant, bien cambrée. Elle faisait l'importante ; elle aboyait furieusement à un morceau de bois ; mais dès qu'elle apercevait au loin un autre chien, elle détalait et se réfugiait, tremblante entre les jambes de Christophe. Christophe s'en moquait et l'aimait. Depuis qu'il s'éloignait des hommes, il se sentait plus rapproché des bêtes ; il les trouvait pitoyables. Ces pauvres animaux, lorsqu'on est bon pour eux, s'abandonnent à vous avec tant de confiance ! L'homme est si absolument le maître de leur vie et de leur mort que s'il maltraite ces faibles qui lui sont livrés, il commet un abus de pouvoir odieux.
Si aimante que la gentille bête fût pour tous, elle avait une préférence marquée pour Anna. Celle-ci ne faisait rien pour l'attirer ; mais elle la caressait volontiers, la laissait se blottir sur ses genoux, veillait à sa nourriture et paraissait l'aimer autant qu'elle était capable d'aimer. Un jour, la chienne ne sût pas se garer des roues d'une automobile. Elle fût écrasée, presque sous les yeux de ses maîtres. Elle vivait encore et criait lamentablement. Braun courut hors de la maison, nu-tête ; il ramassa la loque sanglante, et il tâchait au moins de soulager ses souffrances. Anna vint, regarda sans se baisser, fit une moue dégoûtée, et s'en alla. Braun, les larmes aux yeux, assistait à l'agonie du petit être. Christophe se promenait à grands pas dans le jardin, et crispait les poings. Il entendit Anna qui donnait tranquillement des ordres à la domestique. Il lui dit :
-- Cela ne vous fait donc rien, à vous ?
Elle répondit :
-- On n'y peut rien, n'est-ce pas ? C'est mieux de n'y pas penser.
Il se sentit de la haine pour elle ; puis le burlesque de la réponse le frappa ; et il rit. Il se disait qu'Anna devrait bien lui donner sa recette pour ne pas penser aux choses tristes, et que la vie était aisée à ceux qui ont la chance d'être dénués de cœur. Il songea que si Braun mourait, Anna n'en serait guère troublée, et il se félicita de n'être point marié. Sa solitude lui semblait moins triste que cette chaîne d'habitudes qui vous attache pour la vie à un être pour qui vous êtes un objet de haine, ou, (bien pire !) pour qui vous n'êtes rien. Décidément, cette femme n'aimait personne. Le piétisme l'avait desséchée.
Elle surprit Christophe, un jour de la fin d'octobre. -- Ils étaient à table. Il causait avec Braun d'un crime passionnel dont toute la ville était occupée. Dans la campagne, deux filles italiennes, deux sœurs, s'étaient éprises du même homme. Ne pouvant, ni l'une, ni l'autre, se sacrifier de plein gré, elles avaient joué au sort qui des deux céderait la place. La vaincue devait se jeter dans le Rhin. Mais quand le sort eût parlé, celle qu'il n'avait pas favorisée montra peu d'empressement à accepter la décision. L'autre fut révoltée par un tel manque de foi. Des injures on en vint aux coups, même aux coups de couteau ; puis, brusquement, le vent tourna, on s'embrassa en pleurant, on jura qu'on ne pourrait vivre l'une sans l'autre ; et comme on ne pouvait cependant pas se résigner à partager le galant, on décida de le tuer. Ainsi fut fait. Une nuit, les deux amoureuses firent venir dans leur chambre l'amant enorgueilli de sa double bonne fortune ; et tandis que l'une le liait passionnément de ses bras, l'autre passionnément le poignardait dans le dos. Ses cris furent entendus. On vint, on l'arracha en assez piteux état à l'étreinte de ses amies ; et on les arrêta. Elles protestaient que cela ne regardait personne, qu'elles étaient seules intéressées dans l'affaire, et que du moment qu'elles étaient d'accord pour se débarrasser de ce qui était à elles, nul n'avait à s'en mêler. La victime n'était pas loin d'approuver ce raisonnement ; mais la justice ne le comprit point. Et Braun, pas davantage.
-- Elles sont folles, disait-il, folles à lier ! Il faut les enfermer dans un hospice d'aliénés... Je comprends qu'on se tue par amour. Je comprends même qu'on tue celui ou celle qu'on aime et qui vous trompe... C'est-à-dire, je ne l'excuse pas ; mais je l'admets, comme un reste d'atavisme féroce ; c'est barbare, mais logique : on tue qui vous fait souffrir. Mais tuer ce qu'on aime, sans rancune, sans haine, simplement parce que d'autres l'aiment, c'est de la démence... Tu comprends cela, Christophe ?
-- Peuh ! fit Christophe, je suis habitué à ne pas comprendre. Qui dit amour dit déraison.
Anna qui se taisait sans paraître écouter, leva la tête, et dit, de sa voix calme :
-- Il n'y a là rien de déraisonnable. C'est tout naturel. Quand on aime, on veut détruire ce qu'on aime, afin que personne autre ne puisse l'avoir.
Braun regarda sa femme, stupéfait ; il frappa sur la table, se croisa les bras, et dit :
-- Où a-t-elle été pêcher cela ?... Comment ! il faut que tu dises ton mot, toi ? Qu'est-ce que diable tu en sais ?
Anna rougit légèrement, et se tut. Braun reprit :
-- Quand on aime, on veut détruire ?... Voilà une monstrueuse sottise ! Détruire ce qui vous est cher, c'est se détruire soi-même... Mais, tout au contraire, quand on aime, le sentiment naturel est de faire du bien à qui vous fait du bien, de le choyer, de le défendre, d'être bon pour lui, d'être bon pour toutes choses ! Aimer, c'est le paradis sur terre.
Anna, les yeux fixés dans l'ombre, le laissa parler, et, secouant la tête, elle dit froidement :
-- On n'est pas bon quand on aime.
Christophe ne renouvelait pas l'épreuve d'entendre chanter Anna. Il craignait... une désillusion, ou quoi ? Il n'eût pas su le dire. Anna avait la même crainte. Elle évitait de se trouver dans le salon, quand il commençait à jouer.
Mais un soir de novembre qu'il lisait auprès du feu, il vit Anna assise, son ouvrage sur ses genoux, et plongée dans une de ses songeries. Elle regardait le vide, et Christophe crut voir passer dans son regard des lueurs de l'ardeur étrange de l'autre soir. Il ferma son livre. Elle se sentit observée et se remit à coudre. Sous ses paupières baissées, elle voyait toujours tout. Il se leva et dit :
-- Venez.
Elle fixa sur lui ses yeux où flottait encore un peu de trouble, comprit et le suivit.
-- Où allez-vous ? demanda Braun.
-- Au piano, répondit Christophe.
Il joua. Elle chanta. Aussitôt, il la retrouva telle qu'elle lui était apparue, une première fois. Elle entrait de plain-pied dans ce monde héroïque, comme s'il était le sien. Il continua l'expérience, prenant un second morceau, puis un troisième plus emporté, déchaînant en elle le troupeau des passions, l'exaltant, s'exaltant ; puis, arrivés au paroxysme, il s'arrêta net, et lui demanda, les yeux dans les yeux :
-- Mais enfin, qui êtes-vous ?
Anna répondit :
-- Je ne sais pas.
Il dit brutalement :
-- Qu'est-ce que vous avez dans le corps, pour chanter ainsi ?
Elle répondit :
-- J'ai ce que vous me faites chanter.
-- Oui ? Eh bien, il n'y est pas déplacé. Je me demande si c'est moi qui l'ai créé, ou si c'est vous. Vous pensez donc des choses comme cela, vous ?
-- Je ne sais pas. Je crois qu'on n'est plus soi, quand on chante.
-- Et moi, je crois que c'est alors seulement que vous êtes vous.
Ils se turent. Elle avait les joues moites d'une légère buée. Son sein se soulevait, en silence. Elle fixait la lumière des flambeaux, et grattait machinalement la bougie qui avait coulé sur le rebord du chandelier. Il tapotait les touches, en la regardant. Ils se dirent encore quelques mots gênés, d'un ton rude, puis essayèrent des paroles banales, et se turent tout à fait, craignant d'approfondir...
Le lendemain, ils se parlèrent à peine, ils se regardaient à la dérobée, avec une sorte de peur. Mais ils prirent l'habitude de faire, le soir, de la musique ensemble. Ils en firent même bientôt dans l'après-midi ; et chaque jour, davantage. Toujours la même passion incompréhensible s'emparait d'elle, dès les premiers accords, la brûlait de la tête aux pieds, et faisait de cette bourgeoise piétiste, pour le temps que durait la musique, une Vénus impérieuse, l'incarnation de toutes les fureurs de l'âme.
Braun, étonné de l'engouement subit d'Anna pour le chant, n'avait pas pris la peine de chercher l'explication de ce caprice de femme ; il assistait à ces petits concerts, marquait la mesure avec sa tête, donnait son avis, et était parfaitement heureux, quoiqu'il eût préféré une musique plus douce : cette dépense de forces lui paraissait exagérée. Christophe respirait dans l'air un danger ; mais la tête lui tournait : affaibli par la crise qu'il venait de traverser, il ne résistait pas ; il perdait conscience de ce qui se passait en lui, et il ne voulait pas savoir ce qui se passait dans Anna. Une après-midi, au milieu d'un morceau, débordant d'ardeurs frénétiques, elle s'interrompit et, sans explication, elle sortit de la pièce. Christophe l'attendit : elle ne reparut plus. Une demi-heure après, comme il passait dans le corridor, près de la chambre d'Anna, par la porte entr'ouverte il l'aperçut au fond, absorbée dans des prières mornes, la figure glacée.
Cependant, un peu, très peu de confiance s'insinuait entre eux. Il tâchait de la faire parler de son passé ; elle ne disait que des choses banales ; à grand'peine, il lui arrachait morceau par morceau quelques détails précis. Grâce à la bonhomie, facilement indiscrète, de Braun il réussit à entrevoir le secret de sa vie.
Elle était née dans la ville. De son nom de famille, elle s'appelait Anna-Maria Senfl. Son père, Martin Senfl, appartenait à une vieille maison de marchands, séculaire et millionnaire, où l'orgueil de caste et le rigorisme religieux étaient montés en graine. D'esprit aventureux, il avait, comme beaucoup de ses compatriotes, passé plusieurs années au loin, en Orient, en Amérique du Sud ; il avait même fait des explorations hardies au centre de l'Asie, où le poussaient à la fois les intérêts commerciaux de sa maison, l'amour de la science, et son propre plaisir. À rouler à travers le monde, non seulement il n'avait pas amassé mousse, mais il s'était défait de celle qui le couvrait, de tous ses vieux préjugés. Si bien que, de retour au pays, étant de tempérament chaud et d'esprit entêté, il épousa, aux protestations indignées des siens, la fille d'un fermier des environs, de réputation douteuse, qu'il avait commencé par prendre comme maîtresse. Ce mariage avait été le seul moyen qu'il eût trouvé pour garder à soi cette belle fille, dont il ne pouvait plus se passer. La famille, après avoir mis vainement son veto, se ferma tout entière à celui qui méconnaissait son autorité sacro-sainte. -- La ville, -- tous ceux qui comptaient, se montrant, comme d'habitude, solidaires pour ce qui touchait à la dignité morale de la communauté, prirent parti en masse contre le couple imprudent. L'explorateur apprit à ses dépens qu'il n'y a pas moins de péril à contrecarrer les préjugés des gens, au pays des sectateurs du Christ que chez ceux du grand Lama. Il n'était pas assez fort pour pouvoir se passer de l'opinion du monde. Il avait plus qu'entamé sa portion de fortune ; il ne trouva d'emploi nulle part : tout lui était fermé. Il s'usa en colères inutiles contre les avanies de la ville implacable. Sa santé, minée par les excès et par les fièvres, n'y résista point. Il mourut d'un coup de sang, cinq mois après le mariage. Quatre mois plus tard, sa femme, bonne personne, mais faible et de peu de cervelle, qui depuis ses noces n'avait passé aucun jour sans pleurer, mourait en couches, jetant sur la rive qu'elle quittait la petite Anna.
La mère de Martin vivait. Elle n'avait rien pardonné, même sur le lit de mort, à son fils, ni à celle qu'elle n'avait pas voulu reconnaître pour sa bru. Mais quand celle-ci ne fût plus, -- la vengeance divine étant assouvie, -- elle prit l'enfant et la garda. C'était une femme d'une dévotion étroite ; riche et avare, elle tenait un magasin de soieries dans une rue sombre de la vieille ville. Elle traita la fille de son fils moins comme sa petite fille que comme une orpheline qu'on recueille par charité et qui vous doit en échange une demi-domesticité. Pourtant, elle lui fit donner une éducation soignée ; mais elle ne se départit jamais envers elle d'une rigueur méfiante, il semblait qu'elle considérât l'enfant comme coupable du péché de ses parents et qu'elle s'acharnât à poursuivre le péché en elle. Elle ne lui permit aucune distraction ; elle traquait la nature comme un crime, dans ses gestes, ses paroles, jusque dans ses pensées. Elle tua la joie dans cette jeune vie. Anna fût habituée, de bonne heure, à s'ennuyer au temple et à ne pas le montrer ; elle fut environnée des terreurs de l'enfer ; ses yeux d'enfant aux paupières sournoises les voyaient chaque dimanche, à la porte du vieux Münster, sous la forme des statues immodestes et contorsionnées qu'un feu brûle entre les jambes et sur qui montent, le long des cuisses, des crapauds et des serpents. Elle s'accoutuma à refouler ses instincts, à se mentir à elle-même. Dès qu'elle fût d'âge à aider sa grand-mère, elle fût employée, du matin au soir, dans l'obscur magasin. Elle prit les habitudes qui régnaient autour d'elle, cet esprit d'ordre, d'économie morose, de privations inutiles, cette indifférence ennuyée, cette conception méprisante et maussade de la vie, conséquence naturelle des croyances religieuses, chez ceux qui ne sont pas naturellement religieux. Elle s'absorba dans la dévotion, au point de paraître exagérée même à la vieille femme ; elle abusait des jeûnes et des macérations ; pendant un certain temps, elle s'avisa de porter un corset garni d'épingles qui s'enfonçaient dans la chair, à chaque mouvement. On la voyait pâlir ; on ne savait ce qu'elle avait. À la fin, comme elle défaillait, on fit venir un médecin. Elle refusa de se laisser examiner -- (elle fût morte plutôt que de se déshabiller devant un homme) ; -- mais elle avoua ; et le médecin fit une scène si violente qu'elle promit de ne plus recommencer. La grand'mère, pour plus de sûreté, soumit dès lors sa toilette à des inspections. Anna ne trouvait pas à ces tortures, comme on aurait pu croire, une jouissance mystique ; elle avait peu d'imagination, elle n'eût compris la poésie d'un François d'Assise, ou d'une sainte Thérèse. Sa dévotion était triste et matérielle. Quand elle se persécutait, ce n'était pas pour les avantages qu'elle en entendait dans la vie future, c'était par un ennui cruel qui se retournait contre elle, trouvant un plaisir presque méchant au mal qu'elle se faisait. Par une exception singulière, cet esprit dur et froid, comme celui de l'aïeule, s'ouvrait à la musique, sans qu'elle sût jusqu'à quelle profondeur. Elle était fermée aux autres arts ; elle n'avait peut-être jamais regardé un tableau ; elle semblait n'avoir aucun sens de la beauté plastique, tant elle manquait de goût, par indifférence orgueilleuse ; l'idée d'un beau corps n'éveillait en elle que l'idée de la nudité, c'est-à-dire, comme chez le paysan dont parle Tolstoy, un sentiment de répugnance ; ce dégoût était d'autant plus fort chez Anna, qu'elle percevait obscurément dans ses rapports avec les êtres qui lui plaisaient le sourd aiguillon du désir beaucoup plus que la tranquille impression de jugements esthétiques. Elle ne se doutait pas plus de sa beauté que de la force de ses instincts refoulés ; ou plutôt, elle ne voulait pas le savoir, et, avec l'habitude du mensonge intérieur, elle réussissait à se donner le change.
Braun la rencontra, à un dîner de mariage où elle se trouvait, d'une façon exceptionnelle : car on ne l'invitait guère à cause de la mauvaise réputation que continuait de lui faire l'indécence de son origine. Elle avait vingt-deux ans. Il la remarqua. Ce n'était point qu'elle cherchât à se faire remarquer. Assise à côté de lui à table, raide et mal fagotée, elle ouvrit à peine la bouche pour parler. Mais Braun, qui ne cessa de causer avec elle, c'est-à-dire tout seul, pendant tout le repas, revint enthousiasmé. Avec sa pénétration ordinaire, il avait été frappé de la candeur virginale de sa voisine ; il avait admiré son bon sens et son calme ; il appréciait aussi sa belle santé et les solides qualités de ménagère qu'elle paraissait avoir. Il fit visite à la grand'mère, revint, fit sa demande, et fût agréé. Point de dot : Mme Senfl léguait à la ville, pour des missions commerciales, la fortune de sa maison.
À aucun moment, la jeune femme n'avait eu d'amour pour son mari : c'était là une pensée dont il ne lui semblait pas qu'il dût être question dans une vie honnête, et qu'il fallait plutôt écarter comme coupable. Mais elle savait le prix de la bonté de Braun ; elle lui était reconnaissante, sans le lui montrer, de ce qu'il l'avait épousée malgré son origine douteuse. Elle avait d'ailleurs un fort sentiment de l'honneur conjugal. Depuis sept ans qu'ils étaient mariés, rien n'avait troublé leur union. Ils vivaient l'un à côté de l'autre, ne se comprenaient point, et ne s'en inquiétaient point : ils étaient aux yeux du monde, le type d'un ménage modèle. Ils sortaient peu de chez eux. Braun avait une clientèle assez nombreuse ; mais il n'avait pas réussi à y faire agréer sa femme. Elle ne plaisait point ; et la tache de sa naissance n'était pas encore tout à fait effacée. Anna, de son côté, ne faisait nul effort pour être admise. Elle gardait rancune des dédains qui avaient attristé son enfance. Puis, elle était gênée dans le monde, et ne se plaignait pas qu'on l'oubliât. Elle faisait et recevait les visites indispensables, qu'exigeait l'intérêt de son mari. Les visiteuses étaient de petites bourgeoises curieuses et médisantes. Leurs commérages n'avaient aucun intérêt pour Anna ; elle ne prenait pas la peine de dissimuler son indifférence. Cela ne pardonne point. Aussi, les visites s'espaçaient, et Anna restait seule. C'était ce qu'elle voulait : rien ne venait plus troubler le rêve qu'elle ruminait, et le bourdonnement obscur de sa chair.
Depuis quelques semaines, Anna semblait souffrante. Son visage se creusait. Elle fuyait la présence de Christophe et de Braun. Elle passait ses journées dans sa chambre ; elle s'enfonçait dans ses pensées ; elle ne répondait pas quand on lui parlait. Braun ne s'affectait pas trop, à l'ordinaire, de ces caprices de femme. Il les expliquait à Christophe. Comme presque tous les hommes destinés à être dupes des femmes, il se flattait de les connaître très bien. Et il les connaissait assez bien, en effet : ce qui ne sert à rien. Il savait qu'elles ont souvent des accès de rêverie têtue, de mutisme opiniâtre et hostile ; et il pensait qu'il faut alors les laisser tranquilles, ne pas chercher à faire le jour, ni surtout à ce qu'elles le fassent dans le dangereux monde subconscient où baigne leur esprit. Néanmoins, il commençait à s'inquiéter pour la santé d'Anna. Il jugea que son étiolement venait de son genre de vie, éternellement renfermée, sans jamais sortir de la ville, à peine de la maison. Il voulut qu'elle se promenât. Il ne pouvait guère l'accompagner : le dimanche, elle était prise par ses devoirs de piété ; les autres jours, il avait ses consultations. Quant à Christophe, il évitait de sortir avec elle. Une ou deux fois, ils avaient fait une courte promenade ensemble aux portes de la ville : ils s'étaient ennuyés à périr. La conversation chômait. La nature semblait ne pas exister pour Anna ; elle ne voyait rien ; tous les pays étaient pour elle de l'herbe et des pierres, son insensibilité glaçait. Christophe avait tâché de lui faire admirer un beau site. Elle regarda, sourit froidement, et dit, faisant effort pour lui être agréable :
-- Oh ! oui, c'est mystique.
De la même façon qu'elle eût dit :
-- Il y a beaucoup de soleil.
D'irritation, Christophe s'était enfoncé les ongles dans la paume des mains. Depuis, il ne lui demandait plus rien ; et lorsqu'elle sortait, il trouvait un prétexte pour rester chez lui.
En réalité, il était faux qu'Anna fût insensible à la nature. Elle n'aimait pas ce qu'on est convenu d'appeler les beaux paysages : elle ne les distinguait pas des autres. Mais elle aimait la campagne, n'importe laquelle -- la terre et l'air. Seulement, elle ne s'en doutait pas plus que de ses autres sentiments forts ; et qui vivait avec elle s'en doutait encore moins.
À force d'insister, Braun décida sa femme à faire une course d'une journée aux environs. Elle céda par ennui, afin d'avoir la paix. On arrangea la promenade pour un dimanche. Au dernier moment, le docteur qui s'en faisait une joie enfantine, fut retenu par un cas de maladie urgente. Christophe partit avec Anna.
Beau temps d'hiver sans neige : air pur et froid, ciel clair, grand soleil, avec une bise glacée. Ils prirent un petit chemin de fer local, qui rejoignait une de ces lignes de collines bleues formant autour de la ville une lointaine auréole. Leur compartiment était plein ; ils furent séparés l'un de l'autre. Ils ne se parlaient pas. Anna était sombre : la veille, elle avait déclaré, à la surprise de Braun qu'elle n'irait pas au culte du lendemain. Pour la première fois de sa vie, elle y manquait. Était-ce une révolte ?... Qui eût pu dire les combats qui se livraient en elle ? Elle regardait fixement la banquette devant elle ; elle était blême...
Ils descendirent du train. Leur froideur ennemie ne se dissipa point, durant le commencement de la promenade. Ils marchaient côte à côte ; elle allait d'un pas ferme, ne faisant attention à rien ; elle avait les mains libres, ses bras se balançaient ; ses talons sonnaient sur la terre gelée. -- Peu à peu sa figure s'anima. La rapidité de sa marche rougissait ses joues pâles. Sa bouche s'entr'ouvrait pour boire la fraîcheur de l'air. Au détour d'un sentier qui montait en lacets, elle se mit à escalader la colline, en ligne droite, comme une chèvre ; le long d'une carrière, au risque de tomber, elle s'accrochait aux arbustes. Christophe la suivit. Elle grimpait plus vite, glissant, se rattrapant, avec les mains aux herbes. Christophe lui cria de s'arrêter. Elle ne répondit pas, et continua de monter, courbée à quatre pattes. Ils traversèrent les brouillards qui traînaient au-dessus de la vallée, comme une gaze argentée, se déchirant aux buissons ; ils se trouvèrent dans le chaud soleil d'en haut. Arrivée au sommet, elle se retourna, sa figure s'était éclairée, sa bouche, ouverte, respirait. Elle regarda, ironique, Christophe qui gravissait la pente, enleva son manteau, le lui jeta au nez, puis sans attendre qu'il soufflât, elle reprit sa course, Christophe lui fit la chasse. Ils prenaient goût au jeu ; l'air les grisait. Elle se lança sur une pente rapide ; les pierres roulaient sous ses pieds ; elle ne trébuchait point, elle glissait, sautait, filait comme une flèche. De temps en temps, elle jetait un coup d'œil en arrière, pour mesurer l'avance qu'elle avait sur Christophe. Il se rapprochait d'elle. Elle se jeta dans un bois. Les feuilles mortes craquaient sous leurs pas ; les branches qu'elle avait écartées la fouettaient au visage. Elle butta contre les racines d'un arbre. Il la saisit. Elle se débattit, luttant des pieds et des mains, lui donnant de forts coups, cherchant à le faire tomber ; elle criait et riait. Sa poitrine haletait, appuyée contre lui ; leurs joues se frôlèrent ; il but la sueur qui mouillait les tempes d'Anna ; il respira l'odeur de ses cheveux humides. D'une robuste poussée, elle se dégagea et le regarda, sans trouble, de ses yeux qui le défiaient. Il était stupéfait de la force qui était en elle, et dont elle ne faisait rien dans la vie ordinaire.
Ils allèrent au prochain village, foulant allègrement le chaume sec, qui rebondissait sous leurs pas. Devant eux s'envolaient les corbeaux qui fouillaient les champs. Le soleil brûlait et la bise mordait. Christophe tenait le bras d'Anna. Elle avait une robe peu épaisse ; il sentait sous l'étoffe le corps moite et baigné de chaleur. Il voulut qu'elle remît son manteau ; elle refusa et, par bravade, défit l'agrafe du col. Ils s'attablèrent à une auberge, dont l'enseigne portait l'image d'un « homme sauvage » (Zum wilden Mann). Devant la porte poussait un petit sapin. La salle était décorée de quatrains allemands, de deux chromos, l'une sentimentale : Au printemps (Im Frühling), l'autre patriotique : La bataille de Saint-Jacques, et d'un crucifix avec un crâne au pied de la croix. Anna avait un appétit vorace, que Christophe ne lui connaissait pas. Ils burent gaillardement du petit vin blanc. Après le repas, ils repartirent à travers champs, comme deux bons compagnons. Nulle pensée équivoque. Ils ne songeaient qu'au plaisir de la marche, de leur sang qui chantait, de l'air qui les fouettait. La langue d'Anna était déliée. Elle ne se méfiait plus ; elle disait au hasard tout ce qui lui venait à l'esprit.
Elle parla de son enfance : sa grand'mère l'emmenait chez une vieille amie qui habitait près de la cathédrale ; tandis que les vieilles dames causaient, on l'envoyait dans le grand jardin, sur lequel pesait l'ombre de Münster. Elle s'asseyait dans un coin et elle ne bougeait plus ; elle écoutait les frémissements des feuilles, elle épiait le fourmillement des insectes ; et elle avait plaisir et peur. -- Elle omettait de dire qu'elle avait peur des diables : son imagination en était obsédée ; on lui avait conté qu'ils rôdaient autour des églises, sans oser y entrer ; et elle croyait les voir sous la forme des bêtes : araignées, lézards, fourmis, tout le petit monde difforme qui grouillait sous les feuilles, sur la terre, ou dans les fentes des murs. -- Ensuite, elle parla de la maison où elle vivait, de sa chambre sans soleil ; elle s'en souvenait avec plaisir ; elle y passait des nuits sans dormir, à se raconter des choses...
-- Quelles choses ?
-- Des choses folles.
-- Racontez.
Elle secoua la tête, pour dire que non.
-- Pourquoi ?
Elle rougit, puis rit, et ajouta :
-- Et aussi le jour, pendant que je travaillais.
Elle y pensa un moment, rit de nouveau, et conclut :
-- C'étaient des choses folles, des choses mauvaises.
Il dit, en plaisantant :
-- Vous n'aviez donc pas peur ?
-- De quoi ?
-- D'être damnée ?
Sa figure se glaça.
-- Il ne faut pas parler de cela, dit-elle.
Il détourna la conversation. Il admira la force qu'elle avait montrée tout à l'heure, en luttant. Elle reprit son expression confiante et raconta ses prouesses de fillette -- (elle disait : « de garçon », car, lorsqu'elle était enfant, elle eût voulu se mêler aux jeux et aux batailles des garçons). -- Une fois, se trouvant avec un petit camarade, plus grand qu'elle de la tête, elle lui avait brusquement lancé un coup de poing, espérant qu'il répondrait. Mais il s'était sauvé, en criant qu'elle le battait. Une autre fois, à la campagne, elle avait grimpé sur le dos d'une vache noire qui passait ; la bête effarée l'avait jetée contre un arbre : Anna avait failli se tuer. Elle s'avisa aussi de sauter par la fenêtre d'un premier étage, parce qu'elle s'était défiée elle-même de le faire ; elle eût la chance d'en être quitte, avec une entorse. Elle inventait des exercices bizarres et dangereux, quand on la laissait seule à la maison ; elle soumettait son corps, à des épreuves étranges et variées.
-- Qui croirait cela de vous, dit-il, quand on vous voit si grave ?...
-- Oh ! dit-elle, si l'on me voyait, certains jours dans ma chambre, quand je suis seule ?
-- Quoi, encore à présent ?
Elle rit. Elle lui demanda -- sautant d'un sujet à l'autre -- s'il chassait. Il protesta que non. Elle dit qu'elle avait une fois tiré un coup de fusil sur un merle et qu'elle l'avait touché. Il s'indigna.
-- Bon ! dit-elle, qu'est-ce que cela fait ?
-- Vous n'avez donc pas de cœur ?
-- Je n'en sais rien.
-- Ne pensez-vous pas que les bêtes sont des êtres comme nous.
-- Si, dit-elle. Justement, je voulais vous demander : est-ce que vous croyez que les bêtes ont une âme ?
-- Oui, je le crois.
-- Le pasteur dit que non. Et moi, je pense qu'ils en ont une. D'abord, ajoutait-elle avec un grand sérieux, je crois que j'ai été animal, dans une vie antérieure.
Il se mit à rire.
-- Il n'y a pas de quoi rire, dit-elle (elle riait aussi.) C'est là une des histoires que je me racontais, lorsque j'étais petite. Je m'imaginais être chat, chien, oiseau, poulain, génisse. Je me sentais leurs désirs. J'aurais voulu être, une heure, dans leur poil ou leur plume ; il me semblait que j'y étais. Vous ne comprenez pas cela ?
-- Vous êtes une étrange bête. Mais si vous vous sentez cette parenté avec les bêtes, comment pouvez-vous leur faire du mal ?
-- On fait toujours du mal à quelqu'un. Les uns me font du mal, je fais du mal à d'autres. C'est dans l'ordre. Je ne me plains pas. Il ne faut pas être si douillet, dans la vie ! Je me fais bien du mal à moi, par plaisir !
-- À vous ?
-- À moi. Regardez. Un jour, avec un marteau, je me suis enfoncé un clou dans cette main.
-- Pourquoi ?
-- Pour rien.
(Elle ne disait pas qu'elle avait voulu se Crucifier.)
-- Donnez-moi la main, dit-elle.
-- Qu'en voulez-vous faire ?
-- Donnez.
Il lui donna la main. Elle la saisit et la serra à le faire crier. Ils jouèrent, comme deux paysans, à se faire le plus de mal possible. Ils étaient heureux, sans arrière-pensée. Tout le reste du monde, les chaînes de leur vie, les tristesses du passé, l'appréhension de l'avenir, l'orage qui s'amassait sur eux, tout avait disparu.
Ils avaient fait plusieurs lieues ; ils ne sentaient point la fatigue. Brusquement, elle s'arrêta, elle se jeta par terre, s'étendit sur les chaumes, ne dit plus rien. Couchée sur le dos, les bras derrière la tête, elle regardait le ciel. Quelle paix ! Quelle douceur !... À quelques pas, une fontaine cachée sourdait, d'un jet intermittent, comme une artère qui bat, tantôt faible, tantôt plus forte. L'horizon était nacré. Une buée flottait sur la terre violette, d'où montaient les arbres nus et noirs. Soleil de fin d'hiver, jeune soleil blond pâle qui s'endort. Comme des flèches brillantes, des oiseaux fendaient l'air. Les voix gentilles des cloches paysannes s'appelaient, se répondaient, de village en village... Assis près d'elle, Christophe contemplait Anna. Elle ne songeait pas à lui. Sa belle bouche riait en silence. Il pensait :
-- Est-ce bien vous ? Je ne vous reconnais plus. -- Moi non plus, moi non plus. Je crois que je suis une autre. Je n'ai plus peur ; je n'ai plus peur de Lui. Ah ! comme Il m'étouffait, comme Il m'a fait souffrir ! il me semble que j'étais clouée dans mon cercueil... Maintenant je respire ; ce corps, ce cœur est à moi. Mon corps. Mon libre corps. Mon libre cœur. Ma force, ma beauté, ma joie ! Et je ne les connaissais pas, je ne me connaissais pas ! Qu'aviez-vous fait de moi ?... »
Ainsi, il croyait l'entendre soupirer doucement.
Mais, elle ne pensait à rien, sinon qu'elle était heureuse, et que tout était bien.
Le soir tombait déjà. Sous des rideaux de brume grise et lilas, dès quatre heures le soleil fatigué de vivre, disparaissait. Christophe se leva, et s'approcha d'Anna. Il se pencha sur elle. Elle tourna vers lui son regard, encore plein du vertige du grand ciel sur lequel elle était suspendue. Quelques secondes passèrent avant qu'elle le reconnût. Alors, ses yeux le fixèrent avec un sourire énigmatique, qui lui communiqua leur trouble. Afin d'y échapper, un instant il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, elle le regardait toujours ; et il lui parut qu'il y avait des jours qu'ils se regardaient ainsi. Ils lisaient dans l'âme l'un de l'autre. Mais ils ne voulurent pas savoir ce qu'ils avaient lu.
Il lui tendit la main. Elle la prit, sans un mot. Ils revinrent au village, dont on voyait là-bas, dans le creux du vallon les tours coiffées en as de pique ; l'une d'elle portait sur le faîte de son toit de tuile moussue, comme une toque sur le front, un nid vide de cigogne. Au carrefour de deux chemins, près de l'entrée du village, ils passèrent devant une fontaine sur laquelle une petite sainte catholique, une Madeleine en bois, gracieuse, un peu mignarde, se tenait debout, tendant les bras. Répondant à son geste, Anna, d'un mouvement instinctif, lui tendit ses bras aussi, et, montant sur la margelle, elle remplit les mains de la jolie déesse avec des branches de houx et des grappes de sorbiers aux baies rouges, que le bec des oiseaux et le gel avaient épargnées.
Ils croisaient sur la route des groupes de paysans et de paysannes endimanchés. Des femmes à la peau très brune, aux joues très colorées, avec d'épais chignons, enroulés en coquilles, robes claires, chapeaux fleuris. Elles avaient des gants blancs et des poignets rouges Elles chantaient des chants honnêtes, avec des voix aiguës, placides et pas très justes. À l'intérieur d'une étable, une vache meuglait. Un enfant qui avait la coqueluche toussait dans une maison. D'un peu plus loin venaient des sons de clarinette nasillarde et de cornet à piston. On dansait sur la place du village, entre le cabaret et le cimetière. Juchés sur une table, quatre musiciens jouaient. Anna et Christophe s'assirent devant l'auberge et regardèrent les danseurs. Les couples se heurtaient et s'apostrophaient à grand bruit. Les filles poussaient des cris, pour le plaisir de crier. Les buveurs marquaient la mesure sur les tables, avec leurs poings. En autre temps, cette joie lourde eût dégoûté Anna ; ce soir, elle en jouissait ; elle avait ôté son chapeau et regardait, la figure animée. Christophe pouffait de la gravité burlesque de la musique et des musiciens. Il chercha dans ses poches, prit un crayon et, sur l'envers d'une note d'auberge, il se mit à tracer des barres et des points : il écrivait des danses. La feuille fut bientôt remplie ; il en demanda d'autres, qu'il couvrit, comme la première, de sa grosse écriture impatiente et maladroite, Anna, la joue près de la sienne, lisait par-dessus son épaule, chantonnant à mi-voix ; elle tâchait de deviner la fin des phrases, et elle battait des mains, quand elle avait deviné, ou quand ses prévisions étaient déroutées par une saillie inattendue. Après avoir fini, Christophe porta aux musiciens ce qu'il venait d'écrire. C'étaient de braves Souabes, qui savaient leur métier ; Ils déchiffrèrent sans broncher. Les airs avaient une humour sentimentale [6] et burlesque, avec des rythmes heurtés, comme ponctués d'éclats de rire. Impossible de résister à leur impétueuse bouffonnerie : les jambes dansaient malgré soi. Anna se jeta dans la ronde, elle saisit au hasard deux mains, elle tourna comme une folle ; une épingle d'écaille sauta de ses cheveux ; des boucles se défirent et tombèrent sur ses joues. Christophe ne la quittait pas des yeux ; il admirait ce bel animal robuste, qu'une discipline impitoyable avait condamné jusque-là au silence et à l'immobilité ; elle lui apparaissait comme nul ne l'avait vue, comme elle était réellement sous le masque emprunté : une Bacchante ivre de force. Elle l'appela. Il courut à elle et l'empoigna. Ils dansèrent jusqu'à ce qu'ils allassent se jeter, en tournant, contre le mur. Ils s'arrêtèrent, étourdis. La nuit était complète. Ils se reposèrent un moment, puis prirent congé de la compagnie. Anna, d'ordinaire si roide avec les gens du peuple, par gêne ou par mépris, tendit la main gentiment aux musiciens, à l'hôte, aux garçons du village, à côté de qui elle était dans la ronde.
Ils se retrouvèrent, seuls, sous le ciel brillant et glacé, refaisant à travers champs le chemin qu'ils avaient suivi le matin. Anna était encore tout animée. Peu à peu, elle parla moins, puis elle cessa de parler, prise par la fatigue ou par l'émotion mystérieuse de la nuit. Elle s'appuyait affectueusement sur Christophe. En redescendant la pente qu'elle avait grimpée, quelques heures avant, elle soupira. Ils arrivaient à la station. Près de la première maison, il s'arrêta pour la regarder. Elle le regarda aussi, et lui sourit avec mélancolie.
Dans le train, même foule qu'en venant. Ils ne purent causer. Assis en face d'elle, il la couvait des yeux. Elle avait les yeux baissés ; elle les leva vers lui puis elle les détourna, et il ne parvint plus à les attirer de son côté. Elle regardait dehors, dans la nuit. Un vague sourire flottait sur ses lèvres, avec un peu de fatigue aux coins. Puis, le sourire disparut. L'expression devint morne. Il crut qu'elle s'endormait dans le rythme du train, et il essaya de lui parler. Elle répondit froidement, d'un mot, sans tourner la tête. Il tâcha de se persuader que la fatigue était cause de ce changement ; mais il savait bien que la raison était autre. À mesure qu'on se rapprochait de la ville, il voyait le visage d'Anna se figer, la vie s'éteindre, ce beau corps à la grâce sauvage rentrer dans sa gaine de pierre. En descendant du wagon, elle ne s'appuya pas sur la main qu'il lui tendait. Ils revinrent en silence.
Quelques jours après, vers quatre heures du soir, ils étaient seuls ensemble. Braun était sorti. Depuis la veille, la ville était enveloppée dans un brouillard vert pâle. Le grondement du fleuve invisible montait. Les éclairs des trams électriques éclataient dans la brume. La lumière du jour s'éteignait, étouffée ; elle ne semblait plus d'aucun temps : c'était une de ces heures où se perd toute conscience du réel, une heure qui est hors des siècles. Après la brise mordante des jours précédents, l'air humide, subitement adouci, était devenu tiède et mou. La neige gonflait le ciel, qui ployait sous le poids.
Ils étaient seuls ensemble, dans le salon dont le goût froid et étriqué reflétait celui de la maîtresse. Ils ne disaient rien. Il lisait. Elle cousait. Il se leva et alla à la fenêtre ; il appuya sa grosse figure contre les carreaux, et resta à rêver ; cette lumière blafarde qui se répercutait du ciel sombre à la terre livide lui causait un étourdissement ; sa pensée était inquiète ; il essayait de la fixer : elle lui échappait. Une angoisse l'envahit : il se sentait engloutir ; et dans le vide de son être, du fond des ruines amoncelées, un vent brûlant se levait en lents tourbillons. Il tournait le dos à Anna. Elle ne le voyait pas, elle s'absorbait dans sa tâche ; mais un frisson lui passait par le corps ; elle se piqua plusieurs fois avec son aiguille, elle ne le sentit point. Ils étaient tous les deux fascinés par l'approche du danger.
Il s'arracha de son engourdissement et fit quelques pas à travers la chambre. Le piano l'attirait et lui faisait peur. Il évitait de le regarder. En passant à côté, sa main ne pût résister ; elle toucha une note. Le son vibra comme une voix. Anna tressaillit et laissa tomber son ouvrage. Déjà Christophe s'était assis et jouait. Il perçut, sans la voir, qu'Anna s'était levée, qu'elle venait, qu'elle était là. Avant de se rendre compte de ce qu'il faisait, il reprit l'air religieux et passionné qu'elle avait chanté, la première fois qu'elle s'était révélée à lui ; il improvisa sur le thème de fougueuses variations. Sans qu'il eût dit un mot, elle commença à chanter. Ils perdirent le sentiment de ce qui les entourait. La frénésie sacrée de la musique les emporta dans ses serres...
Ô musique, qui ouvres les abîmes de l'âme ! Tu ruines l'équilibre habituel de l'esprit. Dans la vie ordinaire, les âmes ordinaires sont des chambres fermées. Se fanent, au dedans les forces sans emploi, les vertus et les vices dont l'usage nous gêne ; la sage raison pratique, le lâche sens commun, tiennent les clefs de la chambre. Ils n'en montrent que quelques placards, bourgeoisement rangés. Mais la musique tient le magique rameau qui fait tomber les serrures. Les portes s'ouvrent. Les démons du cœur paraissent. Et l'âme se voit nue... -- Tant que chante la sirène, le dompteur tient sous son regard les fauves. La puissante raison d'un grand musicien fascine les passions qu'il déchaîne. Mais quand la musique s'est tue, quand le dompteur n'est plus là, les passions qu'il a réveillées rugissent dans la cage ébranlée, et elles cherchent leur proie...
La mélodie finit. Silence... Elle avait, en chantant, appuyé sa main sur l'épaule de Christophe. Ils n'osaient plus remuer ; et ils tremblaient... Soudain -- ce fût un éclair -- elle se pencha sur lui, il se leva vers elle ; leurs bouches se joignirent ; son souffle entra en lui...
Elle le repoussa et s'enfuit. Il resta sans bouger, dans l'ombre. Braun rentra. Ils se mirent à table. Christophe était incapable de penser, Anna semblait absente ; elle regardait « ailleurs ». Peu après le souper, elle alla dans sa chambre. Christophe, qui n'aurait pu rester seul avec Braun, se retira aussi.
Vers minuit, le docteur, déjà couché, fut appelé auprès d'un malade. Christophe l'entendit descendre l'escalier et sortir. Il neigeait depuis six heures. Les maisons et les rues étaient ensevelies. L'air comme rembourré d'ouate. Ni pas, ni voiture au dehors. La ville semblait morte. Christophe ne dormait pas. Il sentait une terreur, qui croissait de minute en minute. Il ne pouvait bouger : cloué dans son lit, sur le dos, les yeux ouverts. Une clarté métallique, qui sortait de la terre et des toits blancs, frottait les parois de la chambre... Un bruit imperceptible le fit tressaillir. Il fallait son oreille fiévreuse pour l'entendre. Un frôlement sur le plancher du couloir. Christophe se dressa dans son lit. Le bruit léger se rapprocha, s'arrêta ; une planche craqua. On était derrière la porte ; on attendait... Immobilité complète, pendant plusieurs secondes, plusieurs minutes peut-être... Christophe ne respirait plus, il était baigné de sueur. Des flocons de neige, au dehors, effleuraient la vitre, comme une aile. Une main tâtonna sur la porte, qui s'ouvrit. Sur le seuil, une blancheur apparut, s'avança lentement ; à quelques pas du lit, fit une pause. Christophe ne distinguait rien ; mais il l'entendait respirer, et son propre cœur qui battait... Elle vint près du lit. Elle s'arrêta encore. Leurs visages étaient si près que leurs haleines se mêlaient. Leurs regards se cherchaient, sans se trouver, dans l'ombre... Elle tomba sur lui. Ils s'étreignirent en silence, sans un mot, avec rage...
Une heure, deux heures, un siècle après. La porte de la maison s'ouvrit. Anna se détacha de l'étreinte qui les nouait, glissa du lit, et quitta Christophe, sans une parole, comme elle était venue. Il entendit ses pieds nus s'éloigner, frôlant le parquet de leur toucher rapide. Elle regagna sa chambre, où Braun la trouva couchée, paraissant dormir. Ainsi, elle resta toute la nuit, les yeux ouverts, sans un souffle, immobile, dans le lit étroit, près de Braun endormi. Que de nuits elle avait déjà passées ainsi !
Christophe ne dormit pas non plus. Il était désespéré. Cet homme apportait aux choses de l'amour et surtout du mariage un sérieux tragique. Il haïssait la légèreté de ces écrivains, dont l'art se fait un piment de l'adultère. L'adultère lui inspirait une répulsion, où se combinaient sa brutalité plébéienne et sa hauteur morale. Il éprouvait tout ensemble un respect religieux et un dégoût physique pour la femme qui appartient à un autre. La promiscuité de chiens où vit une certaine élite européenne lui soulevait le cœur. L'adultère, consenti par le mari, est une ordure ; à l'insu du mari, c'est un mensonge ignoble de valet crapuleux, qui se cache pour trahir et pour salir son maître. Que de fois il avait méprisé sans pitié ceux qu'il avait vus coupables de cette lâcheté ! Il avait rompu avec des amis qui s'étaient ainsi déshonorés à ses yeux... Et voici qu'à son tour il s'était souillé de la même ignominie ! Les circonstances de son crime le rendaient plus odieux. Il était venu dans cette maison, malade et misérable. Un ami l'avait recueilli, secouru, consolé. Jamais sa bonté ne s'était démentie. Rien ne l'avait lassée. Il lui devait de vivre encore. Et en reconnaissance, il venait de lui voler son honneur et son bonheur, son humble bonheur domestique ! Il l'avait trahi bassement, et avec qui ? Avec une femme qu'il ne connaissait pas, qu'il ne comprenait pas, qu'il n'aimait pas... Qu'il n'aimait pas ? Tout son sang se révolta. L'amour était un mot trop faible pour exprimer le torrent de feu qui le brûlait, dès qu'il pensait à elle. Ce n'était pas de l'amour, et c'était mille fois plus que l'amour... Il passa la nuit dans une tempête. Il se levait, il se trempait la figure dans l'eau glacée, il étouffait et il frissonnait. La crise se termina par un accès de fièvre.
Quand il se leva, brisé, il pensa combien elle devait être, plus encore que lui, accablée de honte. Il alla à sa fenêtre. Le soleil brillait sur la neige éblouissante. Dans le jardin, Anna étendait du linge sur une corde. Attentive à sa tâche, rien ne semblait la troubler. Elle avait une dignité de démarche et de gestes qui lui était nouvelle et qui lui faisait trouver, sans y penser, des mouvements de statue.
Au dîner de midi, ils se revirent. Braun était absent, pour toute la journée. Jamais Christophe n'eût supporté de se rencontrer avec lui. Il voulait parler à Anna. Mais ils n'étaient pas seuls : la domestique allait et venait ; ils devaient se surveiller. Christophe cherchait en vain le regard d'Anna. Elle ne le regardait pas. Nul indice de trouble, et toujours dans ses moindres mouvements, cette assurance et cette noblesse inhabituelle. Après dîner, il espéra qu'ils pourraient enfin causer ; mais la domestique s'attardait à desservir ; et lorsqu'ils passèrent dans la chambre voisine, elle s'arrangea de façon à les y suivre ; elle avait toujours quelque chose à prendre ou à apporter ; elle furetait dans le corridor près de la porte entr'ouverte, qu'Anna ne se pressait point de fermer : on eût dit qu'elle les épiait. Anna s'assit près de la fenêtre, avec son éternel ouvrage. Christophe, enfoncé dans un fauteuil, le dos tourné au jour, avait un livre ouvert, qu'il ne lisait pas. Anna, qui pouvait l'entrevoir de profil, aperçut d'un coup d'œil son visage tourmenté, qui regardait le mur ; et elle sourit, cruelle. Du toit de la maison, de l'arbre du jardin, la neige qui fondait s'égouttait sur le sable avec un tintement fin. Au loin, les rires d'enfants qui se poursuivaient dans la rue, à coups de boules de neige. Anna semblait assoupie. Le silence torturait Christophe ; il eût crié de souffrance.
Enfin la domestique descendit l'étage au-dessous, et sortit de la maison. Christophe se leva, il se tourna vers Anna, il allait dire :
-- Anna ! Anna ! qu'avons-nous fait ?
Anna le regardait, les yeux obstinément baissés venaient de se rouvrir ; ils posaient sur Christophe leur feu dévorant. Christophe reçut le choc dans ses yeux et chancela ; tout ce qu'il voulait dire fut raturé, d'un trait. Ils allèrent l'un à l'autre, et de nouveau se saisirent.
L'ombre du soir se répandait. Leur sang grondait encore. Elle était allongée sur le lit, sa robe arrachée, les bras étendus, sans même faire un geste pour recouvrir son corps. Il s'était enfoncé la figure dans l'oreiller, et gémissait. Elle se souleva vers lui, elle lui prit la tête, lui caressant les yeux, la bouche avec ses doigts ; elle approcha son visage, elle plongea son regard dans le regard de Christophe. Ses yeux avaient une profondeur de lac ; ils souriaient indifférents aux peines. La conscience s'effaça. Il se tut. Des frissons les remuaient comme de grandes ondes...
Cette nuit là, seul, rentré dans sa chambre, Christophe songea à se tuer.
Le jour suivant, à peine levé, il chercha Anna. C'était lui maintenant, dont les yeux évitaient les yeux de l'autre. Dès qu'il les rencontrait, ce qu'il avait à dire fuyait de sa pensée. Il fit effort pourtant et commença à parler de la lâcheté de leur acte. À peine eût-elle compris qu'elle lui ferma violemment la bouche avec sa main. Elle s'écarta de lui, les sourcils contractés, les lèvres serrées avec une expression mauvaise. Il continua. Elle jeta par terre l'ouvrage qu'elle tenait, et ouvrit la porte, voulut sortir. Il lui empoigna les mains, il referma la porte, il dit amèrement qu'elle était bien heureuse de pouvoir effacer de son esprit l'idée du mal commis. Elle se débattait furieusement, et elle cria avec colère :
-- Tais-toi !... Lâche ! Tu ne vois donc pas que je souffre !... Je ne veux pas que tu parles. Laisse-moi !
Sa figure s'était creusée, son regard était haineux, et peureux, comme une bête à qui l'on a fait mal ; s'ils avaient pu, ses yeux l'auraient tué. -- Il la lâcha. Elle courut, pour se mettre à l'abri, à l'autre coin de la pièce. Il n'avait pas envie de la poursuivre. Il avait le cœur serré d'amertume et d'effroi. Braun rentra. Ils le regardaient, stupides. Hors leur souffrance, rien n'existait.
Christophe sortit. Braun et Anna se mirent à table. Au milieu du dîner, Braun se leva brusquement pour ouvrir la fenêtre : Anna s'était évanouie.
Christophe disparut, pour quinze jours, de la ville, prétextant un voyage. Anna resta, toute la semaine, enfermée dans sa chambre, sauf aux heures des repas. Elle était reprise par sa conscience, ses habitudes, toute cette vie passée dont elle s'était crue dégagée, dont on ne se dégage jamais. Elle avait beau se fermer les yeux. Chaque jour, le souci cheminait davantage, allait plus loin dans le cœur ; il finit par s'y installer. Le dimanche suivant, elle refusa encore d'aller au temple. Mais le dimanche d'après, elle y retourna, et elle ne le quitta plus. Elle était, non soumise, mais vaincue. Dieu était l'ennemi, -- un ennemi dont elle ne pouvait se délivrer. Elle allait à lui, avec la sourde colère d'un esclave, forcé d'obéir. Son visage, pendant le culte, ne laissait voir qu'une froideur hostile ; mais dans les profondeurs de l'âme, toute sa vie religieuse était une lutte farouche, d'une exaspération muette, contre le Maître, dont le reproche la persécutait. Elle feignait de ne pas l'entendre. Il fallait qu'elle l'entendît ; et elle discutait âprement avec Dieu, les mâchoires serrées, le front barré d'une ride entêtée, le regard dur. Elle pensait à Christophe avec haine. Elle ne lui pardonnait pas de l'avoir un instant arraché à la prison de l'âme, et de l'y laisser retomber, en proie à ses bourreaux. Elle ne dormait plus ; elle ressassait jour et nuit, les mêmes pensées torturantes ; elle ne se plaignait pas ; elle allait, obstinée, continuant de diriger tout dans la maison, de faire toute sa tâche, et gardant jusqu'au bout le caractère intraitable et têtu de sa volonté dans la vie quotidienne, dont elle accomplissait les besognes avec une régularité de machine. Elle s'amaigrissait, elle semblait rongée par un mal intérieur. Braun l'interrogea, avec une affection inquiète ; il voulut l'ausculter. Elle le repoussa rageusement. Plus elle avait de remords envers lui plus elle se montrait dure.
Christophe avait résolu de ne plus revenir. Il se brisait de fatigues. Il faisait de grandes courses, des exercices pénibles, il ramait, il marchait, il grimpait des montagnes. Rien ne parvenait à éteindre le feu.
Il était livré à la passion. Elle est, chez les génies, une nécessité de la nature. Même les plus chastes, Beethoven, Bruckner, il faut qu'ils aiment constamment ; toutes les forces humaines en eux sont exaltées ; et comme en eux les forces sont captées par l'imagination, leur cerveau est la proie de passions perpétuelles. Ce sont, le plus souvent, des flammes passagères ; l'une détruit l'autre ; et toutes sont absorbées dans l'incendie de l'esprit créateur. Mais que l'ardeur de la forge cesse de remplir l'âme, et l'âme sans défense est livrée aux passions dont elle ne peut se priver ; elle les veut, elle les crée ; il faut qu'elles la dévorent... -- Et puis, avec l'âpre désir qui laboure la chair, il y a le besoin de tendresse qui pousse l'homme meurtri et déçu par la vie vers les bras maternels de la consolatrice. Un grand homme est plus enfant qu'un autre ; plus qu'un autre, il a besoin de se confier à une femme, de reposer son front sur la paume des mains douces, dans le creux de la robe tendue entre les genoux...
Mais Christophe ne comprenait pas... Il ne croyait pas à la fatalité de la passion, -- cette bêtise des romantiques ! Il croyait au devoir et au pouvoir de lutter, à la force de sa volonté... Sa volonté ! Où était-elle ? Il n'en restait plus trace. Il était possédé. L'aiguillon du souvenir le harcelait, jour et nuit. L'odeur du corps d'Anna enfiévrait sa bouche et ses narines. Il était une lourde barque, désemparée, sans gouvernail, livrée au vent. En vain, il s'épuisait à fuir : il se retrouvait toujours ramené à la même place ; et il criait au vent :
-- Brise-moi donc ! Que veux-tu de moi ?
Pourquoi, pourquoi cette femme ? Pourquoi l'aimait-il ? Pour ses qualités de cœur et d'esprit ? Il ne manquait pas d'autres plus intelligentes et meilleures. Pour la chair ? Il avait eu d'autres maîtresses, que ses sens préféraient. Alors ? qu'est-ce qu'il tenait ? -- « On aime, parce qu'on aime. » -- Oui, mais il y a une raison, même si elle dépasse la raison ordinaire ! Folie ? c'est ne rien dire. Pourquoi cette folie ?
Parce qu'il y a une âme cachée, des puissances aveugles, des démons que chaque homme porte emprisonnés en lui. Tout l'effort humain, depuis que l'homme existe, a été d'opposer à cette mer intérieure les digues de sa raison et de ses religions. Mais que se lève une tempête (et les âmes plus riches sont plus sujettes aux tempêtes) que les digues aient cédé, que les démons aient le champ libre, qu'ils se heurtent à d'autres âmes soulevées par de semblables démons... Ils se jettent l'un sur l'autre, et s'étreignent. Haine ? Amour ? Fureur de destruction mutuelle ?... -- La passion, c'est l'âme de proie.
Après quinze jours d'efforts inutiles pour fuir, Christophe revint dans la maison d'Anna. Il ne pouvait plus vivre loin d'elle. Il étouffait.
Cependant, il continuait de lutter. Le soir de son retour, ils trouvèrent des prétextes pour ne pas se voir, pour ne pas dîner ensemble ; la nuit, ils s'enfermèrent à clef, peureusement, chacun dans sa chambre. -- Mais ce fût plus fort que tout. Au milieu de la nuit, elle accourut, pieds nus, elle vint frapper à sa porte ; il ouvrit ; elle entra dans son lit, et, contre lui, elle s'étendit glacée. Elle pleurait tout bas. Christophe, sur sa joue sentait couler ces pleurs. Elle tâchait de s'apaiser ; mais sa peine l'emportant, elle sanglota, ses lèvres sur le cou de Christophe. Bouleversé par cette douleur, il oubliait la sienne ; il tentait de la calmer par des mots tendres. Elle gémissait :
-- Je suis malheureuse, je voudrais être morte...
Ses plaintes lui perçaient le cœur. Il voulut l'embrasser. Elle le repoussa :
-- Je vous hais ! Pourquoi êtes-vous venu ?
Elle s'arracha de ses bras, se jeta de l'autre côté du lit. Le lit était étroit. Malgré leurs efforts pour s'éviter, ils se touchaient. Anna tournait le dos à Christophe et tremblait de rage et de douleur. Elle le haïssait jusqu'à la mort. Christophe se taisait, atterré. Dans le silence, Anna entendit son souffle oppressé ; elle se retourna brusquement, de ses bras lui enlaça le cou :
-- Pauvre Christophe ! dit-elle, je te fais souffrir...
Pour la première fois, il lui entendait cette voix de pitié.
-- Pardonne-moi, dit-elle.
Il dit :
-- Pardonnons-nous.
Elle se souleva comme si elle ne pouvait plus respirer. Assise dans le lit, courbant le dos, accablée, elle dit :
-- Je suis perdue... Dieu l'a voulu. Il m'a livrée... Que puis-je contre Lui.
Elle resta ainsi longtemps, puis elle se recoucha, et elle ne bougea plus. Une faible lueur annonça l'aube. Dans le demi-jour, il vit le douloureux visage qui touchait le sien. Il murmura :
-- Le jour.
Elle ne fit pas un mouvement.
Il dit :
-- Soit. Qu'importe ?
Elle rouvrit les yeux, sortit du lit, avec une expression de lassitude mortelle. Assise sur le bord elle regardait le plancher. D'une voix sans couleur, elle dit :
-- J'ai pensé le tuer, cette nuit.
Il eut un sursaut d'effroi.
-- Anna ! dit-il.
Elle fixait la fenêtre, d'un air sombre.
-- Anna ! répéta-t-il. Au nom du ciel !... Pas lui !... Il est le meilleur !...
Elle répéta.
-- Pas lui. Oui.
Ils se regardèrent.
Il y avait longtemps qu'ils le savaient, ils savaient quelle était la seule issue. Ils ne pouvaient supporter de vivre dans le mensonge. Et jamais ils n'avaient envisagé même la possibilité de s'enfuir ensemble. Ils n'ignoraient pas que cela ne résoudrait rien : car la pire souffrance n'était pas dans les obstacles extérieurs qui les séparaient, mais en eux, dans leurs âmes différentes. Il leur était impossible de vivre ensemble aussi que de ne pas vivre ensemble. Aucune issue.
À partir de ce moment, ils ne se touchèrent plus : l'ombre de la mort était sur eux ; ils étaient sacrés l'un pour l'autre.
Mais ils évitaient de se fixer un délai. Ils se disaient :
« Demain, demain... » Et de ce demain, ils détournaient les yeux. L'âme puissante de Christophe avait des sursauts de révolte ; il ne consentait pas à la défaite ; il méprisait le suicide, et il ne pouvait se résigner à cette conclusion piteuse et écourtée d'une grande vie. Quant à Anna, comment eût-elle accepté sans y être contrainte l'idée d'une mort qui menait à la mort éternelle ? Mais la nécessité meurtrière les traquait, et le cercle se resserrait autour d'eux.
Ce matin, pour la première fois, depuis sa trahison, Christophe se trouva seul avec Braun. Jusque-là, il avait réussi à l'éviter. Cette rencontre lui était intolérable. Il lui fallut trouver un prétexte pour ne pas donner la main à Braun. Il lui fallut retrouver un prétexte pour ne pas manger à sa table, assis à ses côtés : les morceaux lui restaient dans la gorge. Serrer sa main, manger son pain, le baiser de Judas !... Le plus odieux n'était pas le mépris qu'il éprouvait pour lui-même, c'était l'angoisse de la souffrance de Braun, s'il venait à apprendre... Cette pensée le crucifiait. Il savait trop bien que le pauvre Braun ne se vengerait jamais, qu'il n'aurait peut-être même pas la force de les haïr ; mais quel écroulement !... De quels yeux le regarderait-il ! Christophe se sentait incapable d'affronter le reproche de ses yeux. -- Et il était fatal que tôt ou tard Braun fût averti. Déjà, ne soupçonnait-il rien ? En le revoyant après une absence de quinze jours, Christophe fut frappé du changement : Braun n'était plus le même. Sa gaieté avait disparu, ou elle avait quelque chose de contraint. À table, il jetait à la dérobée des regards sur Anna, qui ne parlait pas, qui ne mangeait pas, qui se consumait comme une lampe. Avec des prévenances timides et touchantes, il essaya de s'occuper d'elle ; elle repoussa ses attentions, âprement ; alors, il baissa le nez sur son assiette et se tut. Au milieu du repas, Anna, qui étouffait, jeta sa serviette sur la table, et sortit. Les deux hommes achevèrent en silence de dîner, ou ils firent semblant ; ils n'osaient pas lever les yeux. Quand ce fut fini, Christophe allait partir, Braun lui prit brusquement un bras avec ses deux mains.
-- Christophe !... dit-il.
Christophe, troublé, le regarda.
-- Christophe, répéta Braun, -- (sa voix tremblait), -- sais-tu ce qu'elle a ?
Christophe se sentit transpercé ; il fut un moment sans répondre. Braun le regardait timidement ; très vite, il s'excusait :
-- Tu la vois souvent, elle a confiance en toi...
Christophe fut sur le point d'embrasser les mains de Braun, de lui demander pardon. Braun vit le visage bouleversé de Christophe ; et aussitôt, terrifié, il ne voulut plus voir ; le suppliant du regard, il bredouilla précipitamment, il lui souffla :
-- Non, n'est-ce pas ? Tu ne sais rien ?
Christophe accablé, dit :
-- Non.
Ô douleur de ne pouvoir s'accuser, s'humilier, puisque ce serait déchirer le cœur de celui qu'on a outragé ! Douleur de ne pouvoir dire la vérité, quand on lit dans les yeux de celui qui vous la demande, qu'il ne veut pas, il ne veut pas savoir la vérité !...
-- Bien, bien, merci, je te remercie... fit Braun.
Il restait, les mains accrochées à la manche de Christophe, comme s'il voulait lui demander encore quelque chose, n'osant pas, évitant ses yeux. Puis, il le lâcha, soupira, et s'en alla.
Christophe était écrasé par son nouveau mensonge. Il courut chez Anna. Il lui raconta, en bégayant de trouble, ce qui s'était passé. Anna écouta d'un air morne, et dit :
-- Eh bien, qu'il sache ! Qu'importe ?
-- Comment peux-tu parler ainsi ? cria Christophe. À aucun prix, à aucun prix, je ne veux qu'il souffre !
Anna s'emporta.
-- Et quand il souffrirait ! Est-ce que je ne souffre pas, moi ? Qu'il souffre aussi !
Ils se dirent des paroles amères. Il l'accusa de n'aimer qu'elle. Elle lui reprocha de penser plus à son mari qu'à elle. Mais un moment après, quand il lui dit qu'il ne pouvait plus vivre ainsi, qu'il allait tout avouer à Braun, ce fût elle à son tour qui le traita d'égoïste, criant qu'elle se souciait peu de la conscience de Christophe, mais que Braun ne devait rien savoir.
Malgré ses dures paroles, elle pensait à Braun, autant que Christophe. Sans avoir pour son mari d'affection véritable, elle lui était attachée. Elle avait le respect religieux des liens sociaux et des devoirs qu'ils établissent. Elle ne pensait peut-être pas que l'épouse eût le devoir d'être bonne et d'aimer son mari ; mais elle pensait qu'elle était obligée de remplir scrupuleusement les charges du ménage et de rester fidèle. Il lui semblait ignoble d'avoir manqué à cette obligation.
Et mieux que Christophe, elle savait que Braun apprendrait tout bientôt. Elle avait quelque mérite à le cacher à Christophe, soit qu'elle ne voulût pas ajouter son trouble, soit plutôt par fierté.
Si fermée que fût la maison de Braun, si secrète que restât la tragédie bourgeoise qui s'y jouait, quelque chose en avait transpiré, au dehors.
Dans cette ville, nul ne peut se flatter de cacher sa vie. C'est étrange, dans les rues, personne ne vous regarde ; les portes des maisons et les volets sont clos. Mais il y a des miroirs accrochés au coin des fenêtres ; et l'on entend, quand on passe, le bruit sec des persiennes qui s'entr'ouvrent et se referment. Personne ne se soucie de vous ; il semble qu'on vous ignore ; mais vous vous apercevez qu'aucune de vos paroles, aucun de vos gestes n'ont été perdus : on sait ce que vous avez fait, ce que vous avez dit, ce que vous avez vu, ce que vous avez mangé ; on sait même, on se flatte de savoir ce que vous avez pensé. Une surveillance occulte, universelle, vous enveloppe. Domestiques, fournisseurs, parents, amis, indifférents, passants inconnus, tous collaborent, d'un consentement tacite, à cet espionnage instinctif dont les éléments dispersés se centralisent, on ne sait comment. On n'observe pas seulement vos actes, on scrute votre cœur. Dans cette ville, nul n'a le droit de réserver le secret de sa conscience ; et chacun a le droit de se pencher sur elle, de fouiller dans vos pensées intimes, et, si elles choquent l'opinion, de vous en demander compte. L'invisible despotisme de l'âme collective pèse sur l'individu ; il est, toute sa vie, un enfant en tutelle ; rien de lui n'est à lui : il appartient à la ville.
Il avait suffi qu'Anna, deux dimanches de suite, s'abstînt de paraître à l'église, pour éveiller les soupçons, En temps ordinaire, nul ne semblait remarquer sa présence au culte ; elle vivait à l'écart, et la ville, eût-on dit, oubliait qu'elle existât. -- Le soir du premier dimanche où elle n'était pas venue, son absence était partout connue, consignée dans le souvenir. Le dimanche suivant, aucun des pieux regards qui suivaient les paroles saintes dans le Livre, ou sur les lèvres du pasteur, ne parut distrait de sa grave attention ; aucun n'avait omis de constater à l'entrée, de vérifier à la sortie que la place d'Anna était demeurée vide. Le lendemain, Anna commençait à recevoir la visite de personnes qu'elle n'avait point vu depuis plusieurs mois ; elles venaient, sous des prétextes variés, les unes craignant qu'elle ne fût malade, les autres prenant un intérêt nouveau à ses affaires, à son mari, à sa maison ; quelques-unes se montraient singulièrement bien informées de ce qui se passait chez elle ; aucune ne fit allusion -- (par une maladroite adresse) -- à son abstention de deux dimanches au culte. Anna se dit souffrante, parla de ses occupations. Les visiteuses l'écoutaient attentives, approuvaient : Anna savait qu'elles n'en croyaient pas un mot. Leur regard se promenait autour d'elles, dans la chambre, fouillait, notait, enregistrait. Elles ne se départaient pas de leur bonhomie froide, au débit bruyant et affecté ; mais on voyait dans leurs yeux la curiosité indiscrète qui les dévorait. Deux ou trois demandèrent, avec une indifférence exagérée, des nouvelles de M. Krafft.
Quelques jours après, -- (c'était pendant l'absence de Christophe), -- le pasteur vint lui-même. Bel homme, et bonhomme, de santé florissante, affable, avec la tranquillité imperturbable que donne la conscience d'avoir à soi la vérité, toute la vérité. Il s'enquit avec sollicitude de la santé de sa cliente, écouta poli et distrait les excuses qu'elle lui donna, et qu'il ne demandait pas, accepta une tasse de thé, plaisanta agréablement, à propos de la boisson, émit l'opinion que le vin dont mention est faite dans la Bible n'était pas une boisson alcoolisée, fit quelques citations, raconta une anecdote, et, au moment de partir, eût une allusion obscure au danger des mauvaises compagnies, à certaines promenades, à l'esprit d'impiété, à l'impureté de la danse, aux sales convoitises. Il paraissait s'adresser au siècle en général, non à Anna. Il se tut un moment, toussa, se leva, chargea Anna de ses compliments cérémonieux pour monsieur Braun, fit une plaisanterie en latin, salua et sortit. -- Anna resta glacée par l'allusion. Était-ce une allusion ? Comment aurait-il pu savoir la promenade de Christophe et d'Anna ? Ils n'avaient rencontré là-bas personne qui les connût. Mais tout ne se sait-il pas, dans cette ville ? Le musicien aux traits caractéristiques et la jeune femme en noir qui dansaient à l'auberge s'étaient fait remarquer ; leur signalement avait été donné ; et comme tout se répète, le bruit en était venu en ville, où la malveillance éveillée n'avait pas manqué de reconnaître Anna. Sans doute ce n'était encore là qu'un soupçon, mais singulièrement attirant ; et s'y ajoutaient les renseignements fournis par la domestique d'Anna. La curiosité publique était maintenant aux aguets, attendant qu'ils se compromissent, les épiant par mille yeux invisibles. La ville silencieuse et sournoise les traquait, comme un chat à l'affût.
Malgré le danger, Anna n'eût peut-être pas cédé ; peut-être le sentiment de cette lâche hostilité l'eût-elle poussée à la provoquer rageusement, si elle n'avait porté en elle l'esprit pharisaïque de cette société qui lui était ennemi. L'éducation avait asservi sa nature. Elle avait beau juger la tyrannie et la niaiserie de l'opinion : elle la respectait ; elle souscrivait à ses arrêts, même quand ils la frappaient ; s'ils avaient été en opposition avec sa conscience, elle eût donné tort à sa conscience. Elle méprisait la ville ; et le mépris de la ville lui eût été impossible à supporter.
Or, le moment venait où l'occasion allait s'offrir à la médisance publique de s'épancher. Le carnaval était proche.
Le carnaval dans cette ville, avait gardé jusqu'au temps où se déroule cette histoire -- (il a changé, depuis) -- un caractère de licence et d'âpreté archaïque. Fidèle à ses origines, où il était une détente au dévergondage de l'esprit humain asservi, volontairement ou non, au joug de la raison, nulle part il n'eût plus d'audace qu'aux époques et dans les pays où pesaient lourdement les mœurs et les lois gardiennes de la raison. Aussi, la ville d'Anna devait-elle rester une de ses terres d'élection. Plus le rigorisme moral y paralysait les gestes, y bâillonnait les voix, plus durant quelques jours les gestes étaient hardis et les voix affranchies. Tout ce qui s'amassait dans les bas-fonds de l'âme : jalousies, haines secrètes, curiosité impudique, instincts de malveillance inhérents à la bête sociale, crevaient d'un coup avec le fracas et la joie d'une revanche. Chacun avait le droit de descendre dans la rue et, masqué prudemment, de clouer au pilori, en pleine place publique, celui qu'il détestait, d'étaler aux passants tout ce que lui avait appris un an d'efforts patients, tout son trésor de secrets scandaleux, goutte à goutte amassés. Tel en faisait la parade sur des chars. Tel promenait des lanternes transparentes où s'affichait en inscriptions et en images l'histoire secrète de la ville. Tel osait même se faire le masque de son ennemi, si facilement reconnaissable que les polissons du ruisseau le désignaient de son nom. Des journaux de médisances paraissaient pendant ces trois jours. Des gens de la société se mêlaient sournoisement à ce jeu de Pasquino. Nul contrôle exercé, sauf pour les allusions politiques, -- cette âpre liberté ayant été la cause, à diverses reprises, de contestations entre le gouvernement de la ville et les représentants des États étrangers ; Mais rien ne protégeait les citoyens contre les citoyens ; et cette appréhension de l'outrage public, constamment suspendue, ne devait pas peu contribuer à maintenir dans les mœurs l'apparence impeccable dont la ville s'honorait.
Anna était sous le poids de cette peur, -- d'ailleurs injustifiée. Elle avait peu de raisons de craindre. Elle tenait trop peu de place dans l'opinion de la ville pour qu'on eût l'idée de l'attaquer. Mais dans l'isolement absolu où elle se murait, dans l'état d'épuisement et de surexcitation nerveuse où l'avaient mise plusieurs semaines d'insomnies, son imagination était prête à accueillir les terreurs les plus déraisonnables. Elle s'exagérait l'animosité de ceux qui ne l'aimaient point. Elle se disait que les soupçons étaient sur sa piste ; il suffisait d'un rien pour la perdre ; et qui l'assurait que ce n'était pas fait ? Alors c'était l'injure, le déshabillage sans pitié, l'étalage de son cœur offert en proie aux passants : un déshonneur si cruel qu'Anna mourait de honte en y songeant. On se contait que, quelques années avant, une jeune fille livrée à cette persécution, avait dû fuir du pays avec les siens... Et l'on ne pouvait rien, rien faire pour se défendre, rien faire pour l'empêcher, rien faire même pour savoir ce qui allait arriver. Le doute était plus affolant encore que la certitude. Anna jetait autour d'elle des yeux de bête aux abois. Dans sa propre maison, elle se savait cernée.
La domestique d'Anna avait passé la quarantaine : elle se nommait Bäbi : grande, forte, la face rétrécie et décharnée aux tempes et au front, large et longue à la base, soufflée sous la mâchoire, telle une poire tapée ; elle avait un sourire perpétuel et des yeux perçants comme des vrilles, enfoncés, sucés en dedans, sous des paupières rouges aux cils invisibles. Elle ne se départait pas d'une expression de gaieté mignarde : toujours enchantée des maîtres, toujours de leur avis, s'inquiétant de leur santé avec un intérêt attendri ; souriant, quand on lui donnait des ordres, souriant, quand on lui faisait des reproches. Braun la croyait d'un dévouement à toute épreuve. Son air béat faisait contraste avec la froideur d'Anna. En beaucoup de choses pourtant, elle lui ressemblait : comme elle parlant peu, vêtue d'une façon sévère et soignée ; comme elle, fort dévote, l'accompagnant au culte et accomplissant exactement ses devoirs de piété, ayant le souci scrupuleux de ses devoirs de maison : propreté, ponctualité, mœurs et cuisine sans reproches. Elle était en un mot, une servante exemplaire, et le type accompli de l'ennemie domestique. Anna, dont l'instinct féminin ne se trompait guère sur les pensées secrètes des femmes, ne se faisait aucune illusion à son égard. Elles se détestaient, le savaient, et ne s'en montraient rien.
La nuit qui suivit le retour de Christophe, lorsque Anna, en proie à ses tourments, alla le retrouver, malgré la résolution qu'elle avait prise de ne plus le revoir jamais, elle venait furtivement, tâtonnant les murs dans les ténèbres ; elle était près d'entrer dans la chambre de Christophe, quand elle sentit sous ses pieds nus, au lieu du contact habituel du parquet lisse et froid, une poussière tiède qui s'écrasait mollement. Elle se baissa, toucha avec les mains, et comprit : une mince couche de cendres fines avait été répandue dans toute la largeur du couloir, sur un espace de deux à trois mètres. C'était Bäbi qui avait, sans le savoir, retrouvé la vieille ruse employée, au temps des lais [7] bretons, par le nain Frocin pour surprendre Tristan se rendant au lit d'Yseut : tant il est vrai qu'un nombre restreint de types, dans le bien comme dans le mal, servent pour tous les siècles. Grande preuve en faveur de la sage économie de l'univers ! -- Anna n'hésita point ; elle continua son chemin par une bravade méprisante ; elle entra chez Christophe, ne lui parla de rien, malgré son inquiétude ; mais au retour elle prit le balai du poêle, et effaça soigneusement sur la cendre la trace de ses pas, après qu'elle eût passé. -- Quand Anna et Bäbi se retrouvèrent, dans la matinée, ce fût, l'une avec sa froideur, l'autre avec son sourire accoutumés.
Bäbi recevait parfois la visite d'un parent un peu plus âgé qu'elle ; il remplissait au temple les fonctions de gardien : on le voyait à l'heure du Gottesdienst (du service divin), faire sentinelle devant la porte de l'église, avec un brassard blanc à raies noires et gland d'argent, appuyé sur un jonc à bec recourbé. De son métier, il était fabricant de cercueils. Il se nommait Sami Witschi. Il était très grand, maigre, la tête un peu penchée, avec une face rasée et sérieuse de vieux paysan. Il était pieux, et connaissait comme pas un tous les bruits qui couraient sur toutes les âmes de la paroisse. Bäbi et Sami pensaient à s'épouser ; ils appréciaient, l'un dans l'autre, leurs qualités sérieuses, leur foi solide et leur méchanceté. Mais ils ne se pressaient pas de conclure ; ils s'observaient prudemment. -- Dans les derniers temps, les visites de Sami étaient devenues plus fréquentes. Il entrait sans qu'on le sût. Toutes les fois qu'Anna passait près de la cuisine, par la porte vitrée elle apercevait Sami assis près du fourneau, et Bäbi à quelques pas, cousant. Ils avaient beau parler, on n'entendait aucun bruit. On voyait la figure épanouie de Bäbi et ses lèvres qui remuaient ; la grande bouche sévère de Sami se plissait, sans s'ouvrir, d'un rire grimaçant : rien ne sortait du gosier ; la maison semblait muette. Quand Anna entrait dans la cuisine, Sami se levait respectueusement et restait debout, sans parler, jusqu'à ce qu'elle fût sortie. Bäbi, en entendant la porte qui s'ouvrait, interrompait avec affectation un sujet indifférent, et tournait vers Anna un sourire obséquieux, en attendant ses ordres. Anna pensait qu'ils parlaient d'elle ; mais elle les méprisait trop pour s'abaisser à les écouter en cachette.
Le jour après qu'Anna eût déjoué le piège ingénieux des cendres, entrant dans la cuisine, le premier objet qu'elle vit, ce fût dans les mains de Sami, le petit balai dont elle s'était servie, la nuit, pour effacer l'empreinte de ses pieds nus. Elle l'avait pris dans la chambre de Christophe ; et, à cette minute même, elle se ressouvint brusquement qu'elle avait oublié de l'y reporter ; elle l'avait laissé dans sa propre chambre, où les yeux perçants de Bäbi l'avaient aussitôt remarqué. Les deux compères avaient reconstitué l'histoire. Anna ne broncha point. Bäbi suivant le regard de sa maîtresse, sourit avec exagération, et expliqua :
-- Le balai était cassé ; je l'ai donné à Sami, pour qu'il le réparât.
Anna ne se donna pas la peine de relever le grossier mensonge ; elle ne parut même pas entendre ; elle regarda l'ouvrage de Bäbi, fit ses observations, et sortit, impassible. Mais, la porte fermée, elle perdit toute fierté ; elle ne pût s'empêcher d'écouter, cachée dans l'angle du corridor -- (elle était humiliée jusqu'à l'âme de recourir à de pareils moyens...) Un gloussement de rire très bref. Puis, un chuchotement si bas, qu'on ne pouvait rien distinguer. Mais, dans son affolement, Anna crut entendre ; sa terreur lui soufflait les mots qu'elle craignait d'entendre ; elle s'imagina qu'ils parlaient des mascarades prochaines et d'un charivari. Nul doute : ils voulaient y introduire l'épisode des cendres... Probablement, elle se trompait mais au point d'exaltation morbide où elle était hantée depuis quinze jours par l'idée fixe de l'avanie, elle ne s'arrêta même pas à considérer l'incertain comme possible, elle le regarda comme certain.
Dès lors sa décision fut prise.
Le soir du même jour -- (c'était le mercredi qui précède les jours gras), -- Braun fut appelé en consultation, à une vingtaine de kilomètres de la ville : il ne devait revenir que le lendemain matin. Anna ne descendit pas dîner, et resta dans sa chambre. Elle avait choisi cette nuit pour exécuter l'engagement tacite qu'elle avait souscrit. Mais elle avait décidé de l'exécuter seule, sans rien dire à Christophe. Elle le méprisait. Elle pensait :
-- Il a promis. Mais il est homme, il est égoïste et menteur, il a son art, il aura vite oublié.
Et puis, il y avait peut-être, dans ce cœur violent qui semblait inaccessible à la bonté, il y avait peut-être place pour un sentiment de pitié, à l'égard de son compagnon. Mais elle était trop rude et trop passionnée pour se l'avouer.
Bäbi dit à Christophe que sa maîtresse la chargeait de l'excuser, qu'elle était un peu souffrante et voulait se reposer. Christophe soupa donc seul, sous la surveillance de Bäbi, qui le fatiguait de son verbiage, tâchait de le faire parler, et protestait pour Anna d'un zèle si outré que Christophe, malgré la facilité qu'il avait à croire dans la bonne foi des gens fut mis en défiance. Il comptait justement profiter de cette soirée pour avoir avec Anna un entretien décisif. Lui non plus, il ne pouvait différer davantage. Il n'avait pas oublié l'engagement qu'ils avaient pris ensemble, à l'aube de cette triste journée. Il était prêt à le tenir si Anna l'exigeait. Mais il voyait l'absurdité de cette double mort, qui ne résolvait rien, et dont la douleur et le scandale devaient retomber sur Braun. Il pensait que le mieux était qu'ils s'arrachassent l'un à l'autre, qu'il essayât encore une fois de partir, -- si du moins il avait la force de rester éloigné d'elle : il en doutait, après l'épreuve inutile qu'il venait de faire ; mais il se disait qu'au cas où il ne pourrait le supporter, il aurait toujours le temps de recourir, seul au suprême moyen.
Il espéra qu'après le souper il pourrait s'échapper un moment pour monter dans la chambre d'Anna. Mais Bäbi ne quittait point ses pas. D'habitude, elle terminait de bonne heure son ouvrage ; ce soir-là, elle n'en finit plus de laver la cuisine ; et lorsque Christophe crut en être délivré, elle inventa de ranger un placard dans le corridor qui menait à la chambre d'Anna. Christophe la trouva solidement installée sur un escabeau ; il comprit qu'elle ne délogerait pas, de toute la soirée. Il sentait une furieuse démangeaison de la jeter en bas avec ses piles d'assiettes ; mais il se contint et la pria d'aller voir comment sa maîtresse se trouvait, et s'il ne pourrait lui souhaiter le bonsoir. Bäbi, alla, revint et dit, en l'observant avec une joie maligne, que Madame allait mieux, qu'elle avait sommeil et demandait que personne n'entrât. Christophe, irrité et nerveux, essaya de lire, ne pût, et monta dans sa chambre. Bäbi guetta sa lumière jusqu'à ce qu'elle fût éteinte et monta à son tour se promettant de veiller ; elle eût la précaution de laisser sa porte entr'ouverte, afin de pouvoir entendre tous les bruits de la maison. Malheureusement pour elle, elle ne pouvait se mettre au lit sans s'endormir aussitôt, et d'un sommeil si puissant que ni le tonnerre, ni sa curiosité même, n'eussent été capables de l'éveiller, avant qu'il fût jour. Ce sommeil n'était un secret pour personne. L'écho en arrivait jusqu'à l'étage au-dessous.
Dès que Christophe entendit ce bruit familier, il alla chez Anna. Il fallait qu'il lui parlât. Une inquiétude le travaillait. Il arriva à la porte, il tourna le bouton : la porte était fermée. Il frappa doucement : point de réponse. Il colla sa bouche contre la serrure, supplia à voix basse, puis avec insistance : nul mouvement, nul bruit. Il avait beau se dire qu'Anna dormait, une angoisse le prit. Et comme, tâchant vainement d'entendre, il appuyait sa joue contre la porte, une odeur le frappa qui semblait sortir du seuil ; il se pencha, et il la reconnut : c'était l'odeur du gaz. Son sang se glaça. Il secoua la porte, sans penser qu'il pouvait réveiller Bäbi : la porte ne céda pas... Il avait compris : Anna avait, dans le cabinet de toilette attenant à sa chambre, un petit poêle à gaz ; elle l'avait ouvert. Il fallait défoncer la porte ; mais, dans son trouble, Christophe garda assez de raison pour se rappeler qu'à aucun prix Bäbi ne devait entendre. Il pesa sur un des battants, d'une énorme poussée, en silence. La porte, solide et bien close, craqua sur ses gonds, mais ne bougea point. Une autre porte donnait accès de la chambre d'Anna au cabinet de Braun. Il y courut. Elle était également fermée ; mais ici, la serrure était en dehors. Il entreprit de l'arracher. Ce n'était pas aisé. Il devait enlever les quatre grosses vis, encastrées dans le bois. Il n'avait que son couteau ; et il ne voyait rien : car il n'osait pas allumer une bougie ; il eût risqué de faire sauter l'appartement. En tâtonnant, il réussit à introduire son couteau dans la tête d'une vis, puis d'une autre, cassant les lames, se coupant ; il lui semblait que les vis étaient d'une longueur diabolique ; qu'il ne finirait jamais de les arracher ; et en même temps dans sa précipitation fébrile qui lui inondait le corps d'une sueur glacée, un souvenir d'enfance lui revenait à l'esprit : il se revoyait, à dix ans, enfermé par punition dans le cabinet noir ; il avait enlevé la serrure et fui de la maison... La dernière vis céda. La serrure sortit, avec un grésillement de sciure de bois. Christophe se précipita dans la chambre, courut à la fenêtre, l'ouvrit. Une nappe d'air froid entra. Christophe, trébuchant aux meubles, dans l'obscurité trouva le lit, tâtonna, rencontra le corps d'Anna, de ses mains frémissantes palpa à travers les draps les jambes immobiles, remonta jusqu'à la taille : Anna était assise sur son lit, et tremblait. Elle n'avait pas eu le temps d'éprouver les premiers effets de l'asphyxie : la chambre était haute de plafond ; l'air circulait par les fentes de la fenêtre et des portes mal jointes. Christophe la prit dans ses bras. Elle se dégagea avec fureur, criant :
-- Va t'en !... Ah ! qu'est-ce que tu as fait ?
Elle le frappa ; mais brisée d'émotion, elle retomba sur l'oreiller ; elle sanglotait :
-- Ho ! Ho ! tout est à recommencer !
Christophe lui prit les mains, l'embrassant, la grondant, lui disant des paroles tendres et rudes :
-- Mourir ! Et mourir seule, sans moi !
-- Oh ! toi ! dit-elle amèrement.
Son ton disait assez :
-- Toi, tu veux vivre.
Il la rudoya, il voulut violenter sa volonté.
-- Folle ! dit-il, tu ne sais donc pas que tu pouvais faire sauter la maison !
-- C'était ce que je voulais, fit-elle avec rage.
Il tâcha de réveiller ses craintes religieuses : c'était la corde juste. À peine y eût-il touché qu'elle commença à crier, à le supplier de se taire. Il persista sans pitié, pensant que c'était le seul moyen de ramener la volonté de vivre. Elle ne disait plus rien, elle avait des hoquets convulsifs. Quand il eût fini, elle lui dit, d'un ton de haine concentrée :
-- Tu es content maintenant ? Tu as bien travaillé !
Tu as achevé de me désespérer. Et maintenant qu'est-ce que je vais faire ?
-- Vivre, dit-il.
-- Vivre ! cria-t-elle, mais tu ne sais donc pas que c'est impossible ! Tu ne sais rien ! Tu ne sais rien !
Il demanda :
-- Qu'y a-t-il ?
Elle haussa les épaules :
-- Écoute.
Elle lui raconta, en phrases brèves, hachées, tout ce qu'elle lui avait caché jusqu'à présent : l'espionnage de Bäbi, les cendres, la scène avec Sami, le carnaval, l'affront imminent. Elle ne distinguait plus, en racontant, ce que sa crainte avait forgé de ce qu'elle avait raison de craindre. Il écoutait, consterné, plus incapable qu'elle encore de discerner, dans le récit, le danger réel de l'imaginaire. Il était à mille lieues de soupçonner la chasse qu'on leur faisait. Il cherchait à comprendre ; il ne pouvait rien dire : contre de tels ennemis il était désarmé. Il ressentait seulement une fureur aveugle, le désir de frapper. Il dit :
-- Pourquoi n'as-tu pas chassé Bäbi ?
Elle dédaigna de répondre. Bäbi chassée eût été plus venimeuse encore que Bäbi tolérée ; et Christophe comprit le non-sens de la question. Ses pensées se heurtaient ; il cherchait un parti à prendre, une action immédiate. Il dit, les poings crispés :
-- Je les tuerai.
-- Qui ? fit-elle, méprisante, pour ces mots inutiles.
Sa force tomba. Il se vit perdu dans ce réseau de trahisons obscures, où l'on ne pouvait rien saisir, où tous étaient complices.
-- Lâches ? cria-t-il, accablé.
Il s'effondra à genoux, devant le lit, son visage pressé contre le corps d'Anna. -- Ils se turent. Elle éprouvait un mélange de mépris et de pitié pour cet homme qui ne savait ni la défendre, ni se défendre. Il sentait contre sa joue trembler de froid les jambes d'Anna. La fenêtre était restée ouverte et dehors il gelait : dans le ciel lisse comme un miroir, frissonnaient les étoiles glacées.
Quand elle eût savouré l'amère jouissance de le voir brisé comme elle, elle dit, d'un ton dur et lassé :
-- Allumez une bougie.
Il alluma. Anna claquait des dents, ramassée sur elle-même, les bras serrés contre les seins, les genoux repliés sous le menton. Il ferma la fenêtre. Il s'assit sur le lit. Il prit dans ses mains les pieds d'Anna, d'un froid de glace, il les réchauffa avec ses mains, avec sa bouche. Elle fut attendrie.
-- Christophe ! dit-elle.
Elle avait des yeux lamentables.
-- Anna ! dit-il.
-- Qu'allons-nous faire ?
Il la regarda, et dit :
-- Mourir.
Elle eût un cri de joie :
-- Oh ! tu veux bien ? tu veux aussi ?... Je ne serai pas seule !
Elle l'embrassait.
-- Croyais-tu donc que j'allais te laisser ?
Elle répondit, à voix basse :
-- Oui.
Il sentit ce qu'elle avait dû souffrir.
Après quelques instants, il l'interrogea du regard. Elle comprit :
-- Dans le bureau, dit-elle. À droite. Le tiroir du bas.
Il alla et chercha. Tout au fond, il vit un revolver. Braun l'avait acheté quand il était étudiant. Il ne s'en était jamais servi. Dans une boîte crevée, Christophe trouva quelques cartouches. Il les rapporta vers le lit. Anna regarda, et détourna aussitôt les yeux vers la ruelle. Christophe attendit, puis il demanda :
-- Tu ne veux plus ?
Anna se retourna vivement :
-- Je veux... Vite !
Elle pensait :
-- Rien ne peut plus me sauver, maintenant de l'abîme éternel. Un peu plus, un peu moins, ce sera toujours de même.
Christophe chargea maladroitement le revolver.
-- Anna, dit-il d'une voix tremblante, l'un des deux verra mourir l'autre.
Elle lui arracha l'arme des mains, et dit avec égoïsme :
-- Moi, d'abord.
Ils se regardèrent encore... Hélas ! Dans ce moment même où ils allaient mourir l'un pour l'autre, ils se sentaient si loin l'un de l'autre !... Chacun pensait avec terreur :
-- Mais qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je fais ?
Et chacun le lisait dans les yeux de l'autre. L'absurdité de l'acte frappait surtout Christophe. Toute sa vie, inutile ; inutiles ses luttes ; inutiles, ses souffrances ; inutiles, ses espoirs ; tout, jeté au vent, gâché ; un geste médiocre allait tout effacer... Dans son état normal, il eût arraché le revolver des mains d'Anna, il l'eût jeté par la fenêtre, il eût crié :
-- Non ! Je ne veux pas.
Mais huit mois de souffrances, de doutes, et de deuil torturants, et par là-dessus cette rafale de passion démente avaient ruiné ses forces, brisé sa volonté ; il sentait qu'il n'y pouvait plus rien, il n'était plus le maître... Ah ! qu'importe, après tout ?
Anna, sûre de la mort éternelle, tendait son être dans la possession de cette dernière minute de vie : la figure douloureuse de Christophe, éclairée par la bougie vacillante, les ombres sur le mur, un bruit de pas dans la rue, le contact de l'acier qu'elle tenait dans sa main... Elle s'accrochait à ces sensations, comme un naufragé à l'épave qui s'enfonce avec lui. Après tout est terreur. Pourquoi ne pas prolonger l'attente ? Mais elle répéta :
-- Il faut...
Elle dit adieu à Christophe, sans tendresse, avec la hâte d'un voyageur pressé qui craint de manquer le train ; elle ouvrit sa chemise, tâta le cœur, et y appuya le canon du revolver. Christophe agenouillé se cachait la figure dans les draps. Au moment de tirer, elle posa sa main gauche sur la main de Christophe. Le geste d'un enfant qui a peur de marcher dans la nuit...
Alors s'écoulèrent quelques secondes effroyables... Anna ne tirait pas. Christophe voulait relever la tête, il voulait saisir le bras d'Anna ; et il craignait que ce mouvement même ne la décidât à tirer. Il n'entendait plus rien, il perdait connaissance... Un gémissement... Il se redressa. Il vit Anna le visage décomposé de terreur. Le revolver était tombé sur le lit, devant elle. Elle répétait plaintivement :
-- Christophe ! Le coup n'est pas parti !...
Il prit l'arme ; le long oubli où elle était restée l'avait rouillée ; mais le fonctionnement était bon. Peut-être la cartouche avait été détériorée par l'air.
Anna tendit la main vers le revolver.
-- Assez ! supplia-t-il.
Elle ordonna.
-- Les cartouches !
Il les lui remit. Elle les examina, en prit une, chargea sans cesser de trembler, appuya de nouveau l'arme sur son sein, et tira. -- Le coup rata encore.
Anna jeta le revolver dans la chambre.
-- Ah ! c'est trop ! c'est trop ! cria-t-elle. Il ne veut pas que je meure !
Elle se tordait dans ses draps ; elle était comme folle. Il voulut l'approcher ; elle le repoussa, avec des cris. Enfin, elle eût une attaque de nerfs. Christophe resta près d'elle, jusqu'au matin. Elle finit par se calmer : mais sans souffle, les yeux fermés, les os du front et les pommettes tendant la peau livide : elle semblait une morte.
Christophe refit le lit bouleversé, ramassa le revolver, remit la serrure arrachée, rangea tout dans la chambre, et partit : car il était sept heures, et Bäbi allait venir.
Quand Braun rentra, le matin, il trouva Anna dans la même prostration. Il vit bien qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire ; mais il ne pût rien savoir de Bäbi, ni de Christophe. De tout le jour Anna ne bougea point ; elle n'ouvrit pas les yeux ; son pouls était si faible qu'on le sentait à peine ; par moments, il s'arrêtait et Braun eût l'angoisse de croire, un instant, que le cœur avait cessé de battre. Son affection le faisait douter de sa science ; il courut chez un confrère, et il le ramena. Les deux hommes examinèrent Anna et ne purent décider s'il s'agissait d'une fièvre qui commençait ou d'un cas de névrose hystérique : il fallait tenir la malade en observation. Braun ne quitta pas le chevet d'Anna. Il refusa de manger. Vers le soir le pouls d'Anna n'indiquait pas de fièvre, mais une faiblesse extrême. Braun tâcha de lui introduire dans la bouche quelques cuillerées de lait ; elle les rendit aussitôt. Son corps s'abandonnait dans les bras de son mari, comme un mannequin brisé. Braun passa la nuit, assis près d'elle, se levant à tout instant pour l'écouter. Bäbi, que la maladie d'Anna ne troublait guère, mais qui était la femme du devoir, refusa de se coucher, et veilla avec Braun.
Le vendredi, Anna ouvrit les yeux. Braun lui parla ; elle ne prit pas garde à se présence. Elle était immobile, les yeux fixés sur un point de la muraille. Vers midi, Braun vit de grosses larmes qui coulaient le long de ses joues maigres ; il les essuya avec douceur ; une à une, les larmes continuaient de couler. De nouveau, Braun essaya de lui faire prendre quelque aliment. Elle se laissa faire, passivement. Dans la soirée, elle se mit à parler : c'étaient des mots sans suite. Il s'agissait du Rhin ; elle voulait se noyer, mais il n'y avait pas assez d'eau. Elle persistait en rêve dans ses tentatives de suicide, imaginant des formes de mort bizarres ; toujours la mort se dérobait. Parfois elle discutait avec quelqu'un, et sa figure prenait alors une expression de colère et de peur ; elle s'adressait à Dieu, et s'entêtait à lui prouver que la faute était à lui. Ou la flamme d'un désir s'allumait dans ses yeux ; et elle disait des mots impudiques, qu'il ne semblait pas qu'elle pût connaître. Un moment elle remarqua Bäbi, et lui donna avec précision des ordres pour la lessive du lendemain. Dans la nuit, elle s'assoupit. Tout à coup, elle se souleva ; Braun accourut. Elle le regarda, d'un façon étrange, balbutiant des mots impatients et informes. Il lui demanda :
-- Ma chère Anna, que veux-tu ?
Elle dit, d'une voix âpre :
-- Va le chercher !
-- Qui ? demanda-t-il.
Elle le regarda encore, avec la même expression, brusquement éclata de rire ; puis elle se passa les mains sur le front, et gémit :
-- Ah ! mon Dieu ! oublier !...
Le sommeil la reprit. Elle fut calme jusqu'au jour. Vers l'aube, elle fit quelque mouvement ; Braun lui souleva la tête pour lui donner à boire ; elle avala docilement quelques gorgées, et, se penchant vers les mains de Braun, elle les embrassa. Elle s'assoupit de nouveau.
Le samedi matin, elle s'éveilla vers neuf heures. Sans dire un mot, elle sortit les jambes du lit, et voulut descendre. Braun se précipita vers elle et essaya de la recoucher. Elle s'obstina. Il lui demanda ce qu'elle voulait faire. Elle répondit :
-- Aller au culte.
Il essaya de la raisonner, de lui rappeler que ce n'était pas dimanche, que le temple était fermé. Elle se taisait ; mais assise sur la chaise, près du lit, elle passait ses vêtements, de ses doigts grelottants. Le docteur, ami de Braun, rentra. Il joignit ses instances à celles de Braun ; puis, voyant qu'elle ne cédait pas, il l'examina et finalement consentit. Il prit Braun à part, et lui dit que la maladie de sa femme semblait toute morale, qu'on devait pour l'instant éviter de la contrarier, et qu'il ne voyait pas de danger à ce qu'elle sortît, pourvu que Braun l'accompagnât. Braun dit donc à Anna qu'il irait avec elle. Elle refusa et voulut aller seule. Mais dès les premiers pas dans la chambre, elle trébucha. Alors, sans un mot, elle prit le bras de Braun, et ils sortirent. Elle était très faible et s'arrêtait en route. Plusieurs fois, il lui demanda si elle voulait rentrer. Elle se remit à marcher. Arrivés à l'église, comme il le lui avait dit, ils trouvèrent porte close. Anna s'assit sur un banc, près de l'entrée, et resta, frissonnante, jusqu'à ce que midi sonnât. Puis, elle reprit le bras de Braun, et ils revinrent en silence. Mais le soir, elle voulut retourner à l'église. Les supplications de Braun furent inutiles. Il fallut repartir.
Christophe avait passé ces deux jours, dans l'isolement. Braun était trop inquiet pour songer à lui. Une seule fois, le matin du samedi, cherchant à détourner Anna de son idée fixe de sortir, il lui avait demandé si elle voulait voir Christophe. Elle avait eu une expression d'épouvante et de répulsion si forte qu'il en avait été frappé ; et le nom de Christophe n'avait plus était prononcé.
Christophe s'était enfermé dans sa chambre. Inquiétude, amour, remords, tout un chaos de douleur s'entrechoquait en lui. Il s'accusait de tout. Il succombait sous le dégoût de lui-même. Plusieurs fois, il s'était levé pour tout avouer à Braun, -- aussitôt arrêté par l'idée, en s'accusant, de faire un malheureux de plus. La passion ne lui faisait pas grâce. Il rôdait dans le couloir, devant la chambre d'Anna ; et dès qu'il entendait, à l'intérieur, des pas s'approcher de la porte, il s'enfuyait chez lui.
Quand Braun et Anna sortirent dans l'après-midi, il les guetta, caché derrière le rideau de sa fenêtre. Il vit Anna. Elle, si droite et si fière, elle avait le dos voûté, la tête courbée, le teint jaune ; vieillie, écrasée par le manteau et le châle dont son mari l'avait couverte, elle était laide. Mais Christophe ne vit pas sa laideur, il ne vit que sa misère ; et son cœur déborda de pitié et d'amour. Il eût voulu courir à elle, se prosterner dans la boue, baiser ses pieds, ce corps ravagé par la passion, implorer son pardon. Et il pensait, la regardant :
-- Mon ouvrage... Le voici !
Mais son regard, dans la glace, rencontra sa propre image ; il vit sur ses traits, la même dévastation ; il vit la mort inscrite en lui, ainsi qu'en elle, et il pensa :
-- Mon ouvrage ? Non pas. L'ouvrage du maître cruel, qui affole et qui tue.
La maison était vide. Bäbi, était sortie, pour raconter aux voisins les événements de la journée. Le temps passait. Cinq heures sonnèrent. Une terreur prit Christophe, à l'idée d'Anna, qui allait rentrer, et de la nuit qui venait. Il sentit qu'il n'aurait pas la force de rester, cette nuit, sous le même toit. Il sentit sa raison craquer sous le poids de la passion. Il ne savait ce qu'il ferait, il ne savait ce qu'il voulait, sinon qu'il voulait Anna. À quelque prix que ce fût. Il pensa à cette misérable figure qu'il avait vu passer tout à l'heure, sous sa fenêtre, et il se dit :
-- La sauver de moi !...
Un coup de volonté souffla. Il ramassa, par poignée, les liasses de papiers qui traînaient sur sa table, les ficela, prit son chapeau, son manteau et sortit. Dans le corridor, près de la porte d'Anna, il précipita le pas, pris de peur. En bas, il jeta un dernier coup d'œil sur le jardin désert. Il se sauva comme un voleur. Un brouillard glacé traversait la peau avec des aiguilles. Christophe rasait le mur des maisons, craignant de rencontrer une figure connue. Il alla à la gare. Il monta dans un train qui partait pour Lucerne. À la première station il écrivit à Braun. Il disait qu'une affaire urgente l'appelait, pour quelques jours, hors de la ville, et qu'il se désolait de le laisser en un pareil moment ; il le priait de lui envoyer des nouvelles, à une adresse qu'il lui indiqua. À Lucerne, il prit le train du Gothard. Dans la nuit, il descendit à une petite station entre Aldorf et Gœschenen. Il n'en sût pas le nom, il ne le sût jamais. Il entra dans la première hôtellerie, près de la gare. Des mares d'eau coupaient le chemin. Il pleuvait à torrents ; il plut toute la nuit ; il plut tout le lendemain, Avec un bruit de cataracte, l'eau tombait d'une gouttière crevée. Le ciel et la terre étaient noyés, dissous, comme sa pensée. Il se coucha dans des draps humides, qui sentaient la fumée du chemin de fer. Il ne pût rester couché. L'idée des dangers que courait Anna l'occupait trop pour qu'il eût le temps de sentir sa propre souffrance. Il fallait donner le change à la malignité publique, la lancer sur une autre piste. Dans la fièvre où il était, il eût une idée bizarre : il inventa d'écrire à un des rares musiciens avec qui il se fût un peu lié dans la ville, à Krebs, l'organiste confiseur. Il lui laissa entendre qu'une affaire de cœur l'entraînait en Italie, qu'il subissait déjà cette passion quand il était venu s'installer chez Braun, qu'il avait essayé de s'y soustraire, mais qu'elle était la plus forte. Le tout, en termes assez clairs pour que Krebs comprît, assez voilés pour qu'il pût y ajouter, de son propre fonds. Christophe priait Krebs de lui garder le secret. Il savait que le brave homme était d'un bavardage maladif, et il comptait -- justement -- qu'à peine la nouvelle reçue, Krebs courrait la colporter par toute la ville. Pour achever de détourner l'opinion, Christophe terminait sa lettre par quelques mots très froids, sur Braun et sur la maladie d'Anna.
Il passa le reste de la nuit et de la journée suivante, incrusté dans son idée fixe... Anna... Anna... Il revivait avec elle les derniers mois, jour par jour ; il la voyait au travers d'un mirage passionné. Toujours, il l'avait créée à l'image de son désir, lui prêtant une grandeur morale, une conscience tragique, dont il avait besoin pour l'aimer davantage. Ces mensonges de la passion redoublaient d'assurance, maintenant que la présence d'Anna ne les contrôlait plus. Il voyait une saine et libre nature, opprimée, qui se débattait contre ses chaînes, qui aspirait à une vie franche, large au plein air de l'âme, et puis, qui en avait peur, qui combattait ses instincts, parce qu'ils ne pouvaient s'accorder avec sa destinée et qu'ils la lui rendaient plus douloureuse encore. Elle lui criait : « À l'aide ! » Il étreignait son beau corps. Ses souvenirs le torturaient ; il trouvait un plaisir meurtrier à redoubler leurs blessures. À mesure que la journée avançait, le sentiment de tout ce qu'il avait perdu lui devint si atroce qu'il ne pouvait plus respirer.
Sans savoir ce qu'il faisait, il se leva, sortit, paya l'hôtel, et reprit le premier train qui revenait à la ville d'Anna. Il arriva, dans la nuit ; il alla droit à la maison. Un mur séparait la ruelle du jardin contigu à celui de Braun. Christophe escalada le mur, sauta dans le jardin étranger, passa de là dans le jardin de Braun. Il se trouvait devant la maison. Tout était dans le noir, sauf une lueur de veilleuse qui teintait d'un reflet d'ocre une fenêtre, -- la fenêtre d'Anna. Anna était là. Elle souffrait là. Il n'avait plus qu'un pas à faire pour entrer. Il avança la main vers la poignée de la porte. Puis, il regarda sa main, la porte, le jardin ; il prit soudain conscience de son acte ; et, s'éveillant de l'hallucination qui le possédait depuis sept à huit heures, il frémit, il s'arracha par un sursaut à la force d'inertie qui le rivait les pieds au sol ; il courut au mur, le repassa et s'enfuit.
Dans la même nuit, il quittait la ville, pour la seconde fois ; et le lendemain, il allait se terrer dans un village de montagnes, sous les rafales de neige... Ensevelir son cœur, endormir sa pensée, oublier, oublier !...
-- « E perô leva su, vinci l'ambascia
con l'animo che vince ogni battaglia,
se col suo grave corpo non s'accascia... »
Leva'mi allor, monstrandomi fomito
meglio di lena ch'io non mi sentia ;
e dissi : « Va, ch'io son forte ed ardito. »
INF. XXIV.
Mon Dieu, que t'ai-je fait ? Pourquoi m'accables-tu ? Dès l'enfance, tu m'as donné pour lot la misère, la lutte. J'ai lutté sans me plaindre. J'ai aimé ma misère. J'ai tâché de conserver pure cette âme que tu m'avais donnée, de sauver ce feu que tu avais mis en moi... Seigneur, c'est toi, c'est toi qui t'acharnes à détruire ce que tu avais créé, tu as éteint ce feu, tu as souillé cette âme, tu m'as dépouillé de tout ce qui me faisait vivre. J'avais deux seuls trésors au monde : mon ami et mon âme. Je n'ai plus rien, tu m'as tout pris. Un seul être était mien dans le désert du monde, tu me l'as enlevé. Nos cœurs n'en faisaient qu'un, tu les as déchirés, tu ne nous as fait connaître la douceur d'être ensemble que pour nous faire mieux connaître l'horreur de nous être perdus. Tu as creusé le vide autour de moi, en moi. J'étais brisé, malade, sans volonté, sans armes, pareil à un enfant qui pleure dans la nuit. Tu as choisi cette heure pour me frapper. Tu es venu à pas sourds, par derrière, comme un traître, et tu m'as poignardé ; tu as lâché sur moi la passion, ton chien féroce ; j'étais sans force, tu le savais, et je ne pouvais lutter ; elle m'a terrassé, elle a tout saccagé en moi, tout sali, tout détruit... J'ai le dégoût de moi. Si je pouvais au moins crier ma douleur et ma honte ! ou bien les oublier, dans le torrent de la force qui crée ! Mais ma force est brisée, ma création desséchée. Je suis un arbre mort... Mort, que ne le suis-je ! Ô dieu, délivre-moi, romps ce corps et cette âme, arrache-moi à la terre, déracine-moi de la vie, ne me laisse pas sans fin me débattre dans la fosse ! Je crie grâce... Tue-moi !
Ainsi la douleur de Christophe appelait un Dieu, à qui sa raison ne croyait pas.
Il s'était réfugié dans une ferme, isolée, du Jura suisse. La maison, adossée aux bois, se dissimulait dans le repli d'un haut plateau bossué. Des renflements de terrain la protégeaient des vents du Nord. Par devant, dévalaient des prairies, de longues pentes boisées ; la roche, brusquement, s'arrêtait, tombait à pic ; des sapins contorsionnés s'accrochaient au bord ; des hêtres aux larges bras se rejetaient en arrière. Ciel éteint. Vie disparue. Une étendue abstraite aux lignes effacées. Tout dormait sous la neige. Seuls, la nuit, dans la forêt, les renards glapissaient. C'était fa fin de l'hiver. Hiver tardif. Interminable hiver. Lorsqu'il semblait fini, il recommençait toujours.
Cependant, depuis une semaine, la vieille terre engourdie sentait son cœur renaître. Un premier printemps trompeur s'insinuait dans l'air et sous l'écorce glacée. Des branches de hêtres étendues comme des ailes qui planent, la neige s'égouttait. Au travers du manteau blanc qui couvrait les prairies, déjà quelques fils d'herbe d'un vert tendre pointaient ; autour de leurs fines aiguilles, par les déchirures de la neige, comme par de petites bouches, le sol noir et humide respirait. Quelques heures par jour, la voix de l'eau engourdie dans sa robe de glace, de nouveau murmurait. Dans le squelette des bois, quelques oiseaux sifflaient de clairs chants aigrelets.
Christophe ne remarquait rien. Tout était le même pour lui. Il tournait indéfiniment dans sa chambre. Ou il marchait, dehors. Impossible de rester en repos. Son âme était écartelée par les démons intérieurs. Ils s'entre-déchiraient. La passion, refoulée, continuait de battre furieusement les parois de la maison. Le dégoût de la passion n'était pas moins enragé ; ils se mordaient à la gorge ; et dans leur lutte, ils lacéraient le cœur. Et c'étaient en même temps le souvenir d'Olivier, le désespoir de sa mort, la hantise de créer qui ne pouvait se satisfaire, l'orgueil qui se cabrait devant le trou du néant. Tous les diables en lui. Pas un instant de répit. Ou, s'il se produisait une menteuse accalmie, si les flots soulevés retombaient un moment, il se retrouvait seul, et il ne retrouvait plus rien de lui : pensée, amour, volonté, tout avait été tué.
Créer ! c'était le seul recours. Abandonner aux flots l'épave de sa vie ! Se sauver à la nage dans le rêve de l'art !... Créer ! Il le voulait... Il ne le pouvait plus...
Christophe n'avait jamais eu de méthode de travail. Quand il était fort et sain, il était plutôt gêné de sa surabondance qu'inquiet de la voir s'appauvrir ; il suivait son caprice ; il travaillait, à sa fantaisie, au hasard des circonstances, sans aucune règle fixe. En réalité, il travaillait en tout lieu, à tout moment ; son cerveau ne cessait d'être occupé. Bien des fois, Olivier, moins riche et plus réfléchi, l'avait averti :
Prends garde. Tu te fies trop à ta force. Torrent des montagnes. Plein aujourd'hui, demain peut-être à sec. Un artiste doit capter son génie ; il ne lui permet pas de s'éparpiller, au hasard. Canalise ta force. Contrains-toi à des habitudes, à une hygiène de travail quotidien, à heures fixes. Elles sont aussi nécessaires à l'artiste que l'habitude des gestes et des pas militaires à l'homme qui doit se battre. Viennent les moments de crise -- (et il en vient toujours) -- cette armature de fer empêche l'âme de tomber. Je sais bien, moi ! Si je ne suis pas mort, c'est qu'elle m'a sauvé.
Mais Christophe riait, et disait :
-- Bon pour toi, mon petit ! Pas de danger que je perde jamais le goût de vivre ! J'ai trop bon appétit.
Olivier haussait les épaules.
-- Le trop amène le trop peu. Il n'est pas de pires malades que les trop bien portants.
La parole d'Olivier se vérifiait maintenant. Après la mort de l'ami, la source de vie intérieure ne s'était pas tout de suite tarie ; mais elle était devenue étrangement intermittente ; elle coulait par brusques gorgées, puis se perdait sous terre. Christophe n'y prenait pas garde ; que lui importait ? Sa douleur et la passion naissante absorbaient sa pensée. -- Mais après qu'eut passé l'ouragan, lorsqu'il chercha de nouveau la fontaine pour y boire, il ne trouva plus rien. Le désert. Pas un filet d'eau. L'âme était desséchée. En vain, il voulut creuser le sable, faire jaillir l'eau des nappes souterraines, créer à tout prix : la machine de l'esprit refusait d'obéir. Il ne pouvait pas évoquer l'aide de l'habitude, l'alliée fidèle, qui, lorsque toutes les raisons de vivre nous ont fuis, seule, tenace et constante, demeure à nos côtés, et ne dit pas un mot, et ne fait pas un geste, les yeux fixes, les lèvres muettes, mais de sa main très sûre qui n'a jamais la fièvre, nous conduit au travers du défilé dangereux jusqu'à ce que soient revenus la lumière du jour et le goût à la vie. Christophe était sans aide ; et sa main ne rencontrait aucune main dans la nuit. Il ne pouvait plus remonter à la lumière du jour.
Ce fût l'épreuve suprême. Alors, il se sentit aux limites de la folie. Tantôt une lutte absurde et démente contre son cerveau, des obsessions de maniaque, une hantise de nombres : il comptait les planches du parquet, les arbres de la forêt ; des chiffres et des accords, dont le choix lui échappait, se livraient dans sa tête des batailles rangées. Tantôt un état de prostration, comme un mort.
Personne ne s'occupait de lui. Il habitait une aile de la maison, à l'écart. Il faisait lui-même sa chambre, -- il ne la faisait pas, tous les jours. On lui déposait sa nourriture, en bas ; il ne voyait pas un visage humain. Son hôte, un vieux paysan, taciturne et égoïste, ne s'intéressait pas à lui. Que Christophe mangeât ou ne mangeât point, c'était son affaire. À peine prenait-on garde si, le soir, Christophe était rentré. Une fois, il se trouva perdu dans la forêt, enfoncé dans la neige jusqu'aux cuisses ; il s'en fallut de peu qu'il ne pût revenir. Il cherchait à se tuer de fatigue, pour ne pas penser. Il n'y réussissait pas. Seulement, de loin en loin, quelques heures de sommeil harassé.
Un seul être vivant semblait se soucier de son existence : un vieux chien Saint-Bernard, qui venait poser sa grosse tête aux yeux sanglants sur les genoux de Christophe, lorsque Christophe était assis sur le banc devant la maison. Ils se regardaient longuement. Christophe ne le repoussait pas. Comme le maladif Gœthe, ces yeux ne l'inquiétaient point. Il n'avait pas envie de leur crier :
-- Va-t-en !..., Tu auras beau faire, larve, tu ne me happeras point !
Il ne demandait qu'à se laisser prendre par ces yeux suppliants et somnolents, à leur venir en aide ; il sentait là une âme emprisonnée, qui l'implorait.
Dans ce moment où il était détrempé par la souffrance, arraché tout vivant à la vie, châtré de l'égoïsme humain, il apercevait les victimes de l'homme, le champ de bataille où l'homme triomphe, sur le carnage des autres êtres ; et son cœur était plein de pitié et d'horreur. Même au temps où il était heureux, il avait toujours aimé les bêtes ; il ne pouvait supporter la cruauté à leur égard ; il avait pour la chasse une aversion, qu'il n'osait pas exprimer, par crainte du ridicule ; peut-être n'osait-il pas en convenir avec lui-même, mais cette répulsion était la cause secrète de l'éloignement qu'il éprouvait pour certains hommes : jamais il n'aurait pu accepter pour ami un homme qui tuait un animal par plaisir. Nulle sentimentalité : il savait mieux que personne que la vie repose sur une somme de souffrance et de cruauté infinie ; l'on ne peut vivre sans faire souffrir. Il ne s'agit pas de se fermer les yeux et de se payer de mots. Il ne s'agit pas non plus de conclure qu'il faut renoncer à la vie, et de pleurnicher comme un enfant. Non. S'il n'est pas aujourd'hui d'autre moyen de vivre, il faut tuer pour vivre. Mais celui qui tue pour tuer est un misérable. Un misérable, inconscient. Un misérable, tout de même. L'effort incessant de l'homme doit être de diminuer la somme de la souffrance et de la cruauté : c'est le premier devoir.
Ces pensées, dans la vie ordinaire, restaient ensevelies au fond du cœur de Christophe. Il ne voulait pas y songer. À quoi bon ? Qu'y pouvait-il ? Il lui fallait être Christophe, il lui fallait accomplir son œuvre, vivre à tout prix, vivre aux dépens des plus faibles... Ce n'était pas lui qui avait fait l'univers... N'y pensons pas, n'y pensons pas !...
Mais après que le malheur l'eût précipité, lui aussi, dans les rangs des vaincus, il fallut bien qu'il y pensât ! Naguère, il avait blâmé Olivier, qui s'enfonçait dans l'inutile remords et la compassion vaine pour les malheurs que les hommes souffrent et font souffrir. Il allait plus loin que lui, à présent ; avec l'emportement de sa puissante nature, il pénétrait jusqu'au fond de la tragédie de l'univers ; il souffrait de toutes les souffrances du monde, il était comme un écorché. Il ne pouvait plus songer aux animaux sans un frémissement d'angoisse. Il lisait dans les regards des bêtes, il lisait une âme comme la sienne, une âme qui ne pouvait pas parler ; mais les yeux criaient pour elle :
-- Que vous ai-je fait ? Pourquoi me faites-vous mal ?
Le spectacle le plus banal, qu'il avait vu cent fois, -- un petit veau qui se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies ; ses gros yeux noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses paupières roses, ses cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son museau violet, ses genoux cagneux ; -- un agneau qu'un paysan emportait par les quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue grise ; -- des poules empilées dans un panier ; -- au loin, les hurlements d'un cochon qu'on saignait ; -- sur la table de la cuisine, un poisson que l'on vide... Il ne pouvait plus le supporter. Les tortures sans nom que l'homme inflige à ces innocents lui étreignaient le cœur. Prêtez à l'animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu'est le monde pour lui : ces hommes indifférents, aveugles et sourds, qui l'égorgent, l'éventrent, le tronçonnent, le cuisent vivant, s'amusent de ses contorsions de douleur. Est-il rien de plus atroce parmi les cannibales d'Afrique ? La souffrance des animaux a quelque chose de plus intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu'elle est un mal et que qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées inutilement, chaque jour, sans l'ombre d'un remords. Qui y ferait allusion se rendrait ridicule. -- Et cela c'est le crime irrémissible. À lui seul, il justifie tout ce que l'homme pourra souffrir. Il crie vengeance contre le genre humain. Si Dieu existe et le tolère, il crie vengeance contre Dieu. S'il existe un Dieu bon, la plus humble des âmes vivantes doit être sauvée. Si Dieu n'est bon que pour les plus forts, s'il n'y a pas de justice pour les misérables, pour les êtres inférieurs offerts en sacrifice à l'humanité, il n'y a pas de bonté, il n'y a pas de justice...
Hélas ! Les carnages accomplis par l'homme sont si peu de chose, eux-mêmes, dans la tuerie de l'univers ! Les animaux s'entre-dévorent. Les plantes paisibles, les arbres muets sont entre eux des bêtes féroces. Sérénité des forêts, lieu commun de rhétorique pour les littérateurs qui ne connaissent la nature qu'au travers de leurs livres !... Dans la forêt toute proche, à quelques pas de la maison, se livraient des luttes effrayantes. Les hêtres assassins se jetaient sur les sapins au beau corps rosé, enlaçaient leur taille svelte de colonnes antiques, les étouffaient. Ils se ruaient sur les chênes, ils les brisaient, ils s'en forgeaient des béquilles. Les hêtres Briarées aux cents bras, dix arbres dans un arbre ! Ils faisaient la mort autour d'eux. Et quand, faute d'ennemis, ils se rencontraient ensemble, ils se mêlaient avec rage, se perçant, se soudant, se tordant, comme des monstres antédiluviens. Plus bas, dans la forêt, les acacias, partis de la lisière, étaient entrés dans la place, attaquaient la sapinière, étreignaient et griffaient les racines de l'ennemi, les empoisonnaient de leurs sécrétions. Lutte à mort, où le vainqueur s'emparait à la fois de la place et des dépouilles du vaincu. Alors les petits monstres achevaient l'œuvre des grands. Les champignons, venus entre les racines, suçaient l'arbre malade, qui se vidait peu à peu. Les fourmis noires broyaient le bois qui pourrissait. Des millions d'insectes invisibles rongeaient, perforaient, réduisaient en poussière ce qui avait été la vie... Et le silence de ces combats !... Ô paix de la nature, masque tragique qui recouvre le visage douloureux et cruel de la Vie !
Christophe coulait à pic. Mais il n'était pas homme à se laisser noyer sans lutte, les bras collés au corps. Il avait beau vouloir mourir, il faisait tout ce qu'il pouvait pour vivre. Il était de ceux, comme disait Mozart « qui veulent agir, jusqu'à ce qu'enfin il n'y ait plus moyen de rien faire ». Il se sentait disparaître, et il cherchait dans sa chute, battant des bras, à droite à gauche, un appui où s'accrocher. Il crut l'avoir trouvé. Il venait de se rappeler le petit enfant d'Olivier. Sur-le-champ, il reporta sur lui toute sa volonté de vivre ; il s'y agrippa. Oui, il devait le rechercher, le réclamer, l'élever, l'aimer, prendre la place du père, faire revivre Olivier dans son fils. Dans son égoïste douleur, comment n'y avait-il pas songé ? Il écrivit à Cécile, qui avait la garde de l'enfant. Il attendit fiévreusement la réponse. Tout son être se tendait vers cette unique pensée. Il se forçait au calme : une raison d'espérer lui restait. Il avait confiance, il connaissait la bonté de Cécile.
La réponse vint. Cécile disait que, trois mois après la mort d'Olivier, une dame en deuil s'était présentée chez elle, et lui avait dit :
-- Rendez-moi mon enfant !
C'était celle qui avait abandonné naguère son enfant et Olivier, -- Jacqueline, mais si changée qu'on avait peine à la reconnaître. Sa folie d'amour n'avait pas duré. Elle s'était lassée plus vite de l'amant que l'amant ne s'était lassé d'elle. Elle était revenue brisée, dégoûtée, vieillie. Le scandale trop bruyant de son aventure lui avait fermé beaucoup de portes. Les moins scrupuleux n'étaient pas les moins sévères. Sa mère elle-même lui avait témoigné un dédain si offensant que Jacqueline n'avait pu rester chez elle. Elle avait vu à fond l'hypocrisie du monde. La mort d'Olivier avait achevé de l'accabler. Elle semblait si abattue que Cécile ne s'était pas cru le droit de lui refuser ce qu'elle réclamait. C'était bien dur de rendre un petit être qu'on s'était habitué à regarder comme sien. Mais comment être plus dur encore pour quelqu'un qui a plus de droits que vous et qui est plus malheureux ? Elle eût voulu écrire à Christophe, lui demander conseil. Mais Christophe n'avait jamais répondu aux lettres qu'elle lui avait écrites, elle ne savait pas son adresse, elle ne savait même pas s'il était vivant ou mort... La joie vient, elle s'en va. Que faire ? Se résigner. L'essentiel était que l'enfant fût heureux et aimé...
La lettre arriva, le soir. Un retour d'hiver tardif avait ramené la neige. Toute la nuit elle tomba. Dans la forêt, où déjà les feuilles nouvelles étaient apparues, les arbres sous le poids craquaient et se rompaient. Une bataille d'artillerie. Christophe, seul dans sa chambre, sans lumière, au milieu des ténèbres phosphorescentes, écoutant la forêt tragique, sursautait à chaque coup ; et il était pareil à un de ces arbres qui plie sous le faix et craque. Il se disait :
-- Maintenant tout est fini.
La nuit passa, le jour revint ; l'arbre ne s'était pas rompu. Toute la journée nouvelle, et la nuit qui suivit, et les jours et les nuits d'après, l'arbre continua de plier et de craquer ; mais il ne se rompit point. Christophe n'avait plus aucune raison de vivre ; et il vivait. Il n'avait plus aucun motif de lutter ; et il luttait, pied à pied, corps à corps, avec l'ennemi invisible qui lui broyait l'échine. Jacob avec l'ange. Il n'attendait rien de la lutte, il n'attendait rien de la fin ; et il luttait toujours. Et il criait :
-- Mais terrasse-moi donc ! Pourquoi ne me terrasses-tu pas ?
Les jours passèrent. Christophe sortit de là, vidé de sa vie. Il persistait pourtant à se tenir debout, il sortait, il marchait. Heureux ceux qu'une race forte soutient, dans les éclipses de leur vie ! Les jambes du père et du grand-père portaient le corps du fils prêt à s'écrouler ; la poussée des robustes ancêtres soulevait l'âme brisée, comme le cavalier mort que son cheval emporte.
Il allait, par un chemin de crête, entre deux ravins ; il descendait l'étroit sentier aux pierres aiguës, entre lesquelles serpentaient les racines noueuses de petits chênes rabougris ; sans savoir où il allait, et plus sûr de ses pas que si une volonté lucide l'eût mené. Il n'avait pas dormi ; à peine avait-il mangé depuis plusieurs jours. Il avait un brouillard devant les yeux. Il descendait vers la vallée. -- C'était la semaine de Pâques. Jour voilé. Le dernier assaut de l'hiver était vaincu. Le chaud printemps couvait. Des villages d'en bas, les cloches montèrent. De l'un d'abord, nid blotti dans un creux, au pied de la montagne, avec ses toits de chaumes bariolés, noirs et blonds, revêtus de mousse épaisse, comme velours. Puis, d'un autre, invisible, sur l'autre versant du mont. Puis, d'autres dans la plaine, au delà d'une rivière. Et le bourdon, très loin d'une ville qui se perdait dans la brume... Christophe s'arrêta. Son cœur était près de défaillir. Ces voix semblaient lui dire :
-- Viens avec nous ! Ici est la paix. Ici, la douleur est morte. Morte, avec la pensée. Nous berçons l'âme si bien qu'elle s'endort dans nos bras. Viens, et repose-toi, tu ne t'éveilleras plus...
Comme il se sentait las ! Qu'il eût voulu dormir ! Mais il secoua la tête et dit :
-- Ce n'est pas la paix que je cherche, c'est la vie.
Il se remit en marche. Il parcourait des lieues, sans s'en apercevoir. Dans son état de faiblesse hallucinée, les sensations les plus simples avaient des résonances inattendues. Sa pensée projetait, sur la terre et dans l'air, des lueurs fantastiques. Une ombre qui courait devant lui, sans qu'il en vît la cause, sur la route blanche et déserte au soleil, le fit tressaillir.
Au débouché d'un bois, il se trouva près d'un village. Il rebroussa chemin : la vue des hommes lui faisait mal. Il ne pût éviter pourtant de passer près d'une maison isolée, au-dessus du hameau ; elle était adossée au flanc de la montagne ; elle ressemblait à un sanatorium ; un grand jardin, exposé au soleil, l'entourait ; quelques êtres erraient, à pas incertains, par les allées sablées. Christophe n'y prit pas garde ; mais à un détour du sentier, il se trouva face à face avec un homme aux yeux pâles, figure grasse et jaune, qui regardait devant lui, affaissé sur un banc, au pied de deux peupliers. Un autre homme était assis, après ; ils se taisaient tous deux. Christophe les dépassa. Mais après quatre pas, il s'arrêta : ces yeux lui étaient connus. Il se retourna. L'homme n'avait pas bougé, il continuait de fixer, immobile, un objet devant lui. Mais son compagnon regardait Christophe, qui lui fit signe. Il vint.
-- Qui est-ce ? demanda Christophe.
-- Un pensionnaire de la maison de santé, dit l'homme, montrant l'habitation.
-- Je crois le connaître, dit Christophe.
-- C'est possible, fit l'autre. Il était un écrivain, très connu en Allemagne.
Christophe dit un nom. -- Oui, c'était bien ce nom-là. -- Il l'avait vu jadis, au temps où il écrivait dans la revue de Mannheim. Alors, ils étaient ennemis ; Christophe ne faisait que débuter, l'autre était déjà célèbre. C'était un homme fort, sûr de lui, méprisant de tout ce qui n'était pas lui, un romancier fameux, dont l'art réaliste et sensuel dominait la médiocrité des productions courantes. Christophe, qui le détestait, ne pouvait s'empêcher d'admirer la perfection de cet art matériel, sincère et borné.
-- Ça l'a pris, il y a un an, dit le gardien. On l'a soigné, on l'a cru guéri, il est reparti chez lui. Et puis, ça l'a repris. Un soir, il s'est jeté de sa fenêtre. Dans les premiers temps qu'il était ici, il s'agitait et il criait. Maintenant, il est bien tranquille. Il passe ses journées, comme vous le voyez, assis.
-- Que regarde-t-il, dit Christophe.
Il s'approcha du banc. Il contempla avec pitié la blême figure du vaincu, les grosses paupières qui retombaient sur les yeux ; l'un d'eux était presque fermé. Le fou ne semblait pas savoir que Christophe était là. Christophe l'appela par son nom, lui prit la main, -- la main molle et humide, qui s'abandonnait comme une chose morte ; il n'eût pas le courage de la garder dans ses mains : l'homme leva, un instant, vers Christophe ses yeux chavirés, puis se remit à regarder devant lui, avec son sourire hébété. Christophe demanda :
-- Qu'est-ce que vous regardez ?
L'homme immobile, dit, à mi-voix :
-- J'attends.
-- Quoi ?
-- La Résurrection.
Christophe tressauta. Il partit précipitamment. La parole l'avait pénétré d'un trait de feu.
Il s'enfonça dans la forêt, il remonta la pente, dans la direction de sa maison. Dans son trouble il perdit le chemin ; il se trouva au milieu des grands bois de sapins. Ombre et silence. Quelques tâches de soleil d'un blond roux, venues on ne savait d'où, tombaient dans l'épaisseur de l'ombre. Christophe était hypnotisé par ces plaques de lumière. Tout semblait nuit, autour. Il allait sur le tapis d'aiguilles, butant contre les racines qui saillaient comme des veines gonflées. Au pied des arbres, pas une plante, pas une mousse. Dans les branches, pas un chant d'oiseau. Les rameaux du bas étaient morts. Toute la vie s'était réfugiée en haut, où était le soleil. Bientôt, cette vie même s'éteignit. Christophe entra dans une partie du bois que rongeait un mal mystérieux. Des sortes de lichens longs et fins, comme des toiles d'araignées, enveloppaient de leurs résilles les branches de sapins rouges, les ligotaient des pieds à la tête, passaient d'un arbre à l'autre, étouffaient la forêt. On eût dit des algues sous-marines aux tentacules sournoises. Et c'était le silence des profondeurs océaniques. En haut le soleil pâlissait. Des brouillards, qui s'étaient insidieusement glissés au travers de la forêt morte, cernèrent Christophe. Tout disparut ; plus rien. Pendant une demi-heure, Christophe erra au hasard, dans le réseau de brume blanche, qui peu à peu se resserrait, noircissait, lui entrait dans la gorge ; il croyait marcher droit, et il tournait en cercle sous les gigantesques toiles d'araignées qui pendaient des sapins étouffés ; le brouillard, en les traversant, y laissait attachées des gouttes grelottantes. Enfin, les mailles se détendirent, une trouée se fit, et Christophe réussit à sortir de la forêt sous-marine. Il retrouva les bois vivants et la lutte silencieuse des sapins et des hêtres. Mais c'était toujours la même immobilité. Ce silence qui couvait depuis des heures angoissait. Christophe s'arrêta pour l'entendre...
Soudain, ce fut au loin une houle qui venait. Un coup de vent précurseur se levait du fond de la forêt. Comme un cheval au galop, il arriva sur les cimes des arbres, qui ondulèrent. Tel le Dieu de Michel-Ange, qui passe dans une trombe. Il passe au-dessus de la tête de Christophe. La forêt et le cœur de Christophe frémirent. C'était l'annonciateur...
Le silence retomba. Christophe en proie à une terreur sacrée, hâtivement rentra, les jambes flageolantes. Sur le seuil de la maison, comme un homme poursuivi, il jeta un coup d'œil inquiet derrière lui. La nature semblait morte. Les forêts qui couvraient les pentes de la montagne dormaient, appesanties sous une lourde tristesse. L'air immobile avait une transparence magique. Nul bruit. Seule, la musique funèbre d'un torrent -- l'eau qui ronge le roc -- sonnait le glas de la terre. Christophe se coucha, avec la fièvre. Dans l'étable voisine, les bêtes, inquiètes comme lui, s'agitaient...
La nuit. Il s'était assoupi. Dans le silence, la houle de nouveau, lointaine, se leva. Le vent revenait, en ouragan cette fois, -- le fœhn du printemps, qui réchauffe de sa brûlante haleine la terre frileuse qui dort encore, le fœhn qui fond les glaces et amasse les pluies fécondes. Il grondait comme le tonnerre, de l'autre côté du ravin, dans les forêts. Il se rapprocha, s'enfla, monta les pentes au pas de charge ; la montagne entière mugit. Dans l'étable, un cheval hennit et les vaches meuglèrent. Christophe, dressé sur son lit, les cheveux hérissés, écoutait. La rafale arriva, hulula, fit grincer les girouettes, fit voler des tuiles du toit, fit trembler la maison. Un pot de fleurs tomba et se brisa. La fenêtre de Christophe, mal fermée, s'ouvrit avec fracas. Et le vent chaud entra. Christophe le reçut en pleine face et sur sa poitrine nue. Il sauta du lit, la bouche ouverte, suffoqué. C'était comme si dans son âme vide se ruait le Dieu vivant. La Résurrection !... L'air entrait dans sa gorge, le flot de vie nouvelle le pénétrait jusqu'aux entrailles. Il se sentait éclater, il voulait crier, crier de douleur et de joie ; et il ne sortait de sa bouche que des sons inarticulés. Il trébuchait, il frappait les murs de ses bras, au milieu des papiers que l'ouragan faisait voler. Il s'abattit, au milieu de la chambre, en criant :
-- Ô toi, toi. Tu es enfin revenu !
-- Tu es revenu, tu es revenu ! Ô toi, que j'avais perdu !... Pourquoi m'as-tu abandonné ?
-- Pour accomplir ma tâche, que tu as abandonnée.
-- Quelle tâche ?
-- Combattre.
-- Qu'as-tu besoin de combattre ? N'es-tu pas le maître de tout ?
-- Je ne suis pas le maître.
-- N'es-tu pas Tout ce qui Est ?
-- Je ne suis pas tout ce qui est. Je suis la Vie qui combat le Néant. Je ne suis pas le Néant. Je suis le Feu qui brûle dans la Nuit. Je ne suis pas la Nuit. Je suis le Combat éternel ; et nul destin éternel ne plane sur le combat. Je suis la Volonté libre, qui lutte éternellement. Lutte et brûle avec moi.
-- Je suis vaincu. Je ne suis plus bon à rien.
-- Tu es vaincu ? Tout te semble perdu ? D'autres seront vainqueurs. Ne pense pas à toi, pense à ton armée.
-- Je suis seul, je n'ai que moi, et je n'ai pas d'armée.
-- Tu n'es pas seul, et tu n'es pas à toi. Tu es une de mes voix, tu es un de mes bras. Parle et frappe pour moi. Mais si le bras est rompu, si la voix est brisée, moi, je reste debout ; je combats par d'autres voix, d'autres bras que les tiens. Vaincu, tu fais partie de l'armée qui n'est jamais vaincue. Souviens-toi, et tu vaincras jusque dans ta mort.
-- Seigneur, je souffre tant !
-- Crois-tu que je ne souffre pas aussi ! Depuis les siècles, la mort me traque et le néant me guette. Ce n'est qu'à coups de victoires que je me fraie le chemin. Le fleuve de la vie est rouge de mon sang.
-- Combattre, toujours combattre ?
-- Il faut toujours combattre. Dieu combat, lui aussi. Dieu est conquérant. Il est un lion qui dévore. Le néant l'enserre, et Dieu le terrasse. Et le rythme du combat fait l'harmonie suprême. Cette harmonie n'est pas pour tes oreilles mortelles. Il suffit que tu saches qu'elle existe. Fais ton devoir en paix, et laisse faire aux Dieux.
-- Je n'ai plus de forces.
-- Chante pour ceux qui sont forts.
-- Ma voix est brisée.
-- Prie.
-- Mon cœur est souillé.
-- Arrache-le. Prends le mien.
-- Seigneur, ce n'est rien de s'oublier soi-même, de rejeter son âme morte. Mais puis-je rejeter mes morts, puis-je oublier mes aimés ?
-- Abandonne-les, morts, avec ton âme morte. Tu les retrouveras, vivants, avec mon âme vivante.
-- Ô toi qui m'as laissé, me laisseras-tu encore ?
-- Je te laisserai encore. N'en doute point. C'est à toi de ne me plus laisser.
-- Mais si ma vie s'éteint ?
-- Allumes-en d'autres.
-- Si la mort est en moi ?
-- La vie est ailleurs. Va, ouvre-lui tes portes. Insensé, qui t'enfermes dans ta maison en ruines ! Sors de toi. Il est d'autres demeures.
-- Ô vie, ô vie ! Je vois... Je te cherchais, en moi, dans mon âme vide et close. Mon âme se brise ; par les fenêtres de mes blessures, l'air afflue ; je respire, je te retrouve, ô vie !...
-- Je te retrouve... Tais-toi, et écoute.
Et Christophe entendit, comme un murmure de source, le chant de la vie qui remontait en lui. Penché sur le bord de sa fenêtre, il vit la forêt, morte hier, qui dans le vent et le soleil bouillonnait, soulevée comme la mer. Sur l'échine des arbres, des vagues de vent, frissons de joie, passaient ; et les branches ployées tendaient leurs bras d'extase vers le ciel éclatant. Et le torrent sonnait comme un rire de cloche. Le même paysage, hier dans le tombeau, était ressuscité ; la vie venait d'y rentrer, en même temps que l'amour dans le cœur de Christophe. Miracle de l'âme que la grâce a touchée ! Elle se réveille à la vie ! Et tout revit autour d'elle. Le cœur se remet à battre. Les fontaines taries recommencent à couler.
Et Christophe rentra dans la bataille divine... Comme ses propres combats, comme les combats des hommes se perdent au milieu de cette mêlée gigantesque, où pleuvent les soleils comme des flocons de neige que l'ouragan balaie !... Il avait dépouillé son âme. Ainsi que dans ces rêves suspendus dans l'espace, il planait au-dessus de lui-même, il se voyait d'en haut, dans l'ensemble des choses ; et, d'un regard, lui apparut le sens de ses souffrances. Ses luttes faisaient partie du grand combat des mondes. Sa déroute était un épisode, aussitôt réparé. Il combattait pour tous, tous combattaient pour lui. Ils partageaient ses peines, il partageait leur gloire.
-- « Compagnons, ennemis, marchez, piétinez-moi, que je sente sur mon corps passer les roues des canons qui vaincront ! Je ne pense pas au fer qui me laboure la chair, je ne pense pas au pied qui me foule la tête, je pense à mon Vengeur, au Maître, au Chef de l'innombrable armée. Mon sang est le ciment de sa victoire future... »
Dieu n'était pas pour lui le Créateur impassible, le Néron qui contemple, du haut de sa tour d'airain, l'incendie de la Ville que lui-même alluma. Dieu souffre. Dieu combat. Avec ceux qui combattent et pour tous ceux qui souffrent. Car il est la Vie, la goutte de lumière qui, tombée dans la nuit, s'étend et boit la nuit. Mais la nuit est sans bornes, et le combat divin ne s'arrête jamais ; et nul ne peut savoir quelle en sera l'issue. Symphonie héroïque, où les dissonances même qui se heurtent et se mêlent forment un concert serein ! Comme la forêt de hêtres qui livre dans le silence des combats furieux, ainsi la Vie guerroie dans l'éternelle paix.
Ces combats, cette paix, résonnaient dans Christophe. Il était un coquillage où l'océan bruit. Des appels de trompettes, des rafales de sons, des cris d'épopées passaient sur l'envolée de rythmes souverains. Car tout se muait en sons dans cette âme sonore. Elle chantait la lumière. Elle chantait la nuit. Et la vie. Et la mort. Pour ceux qui étaient vainqueurs. Pour lui-même, vaincu. Elle chantait. Tout chantait. Elle n'était plus que chant.
Comme les pluies de printemps, les torrents de musique s'engouffraient dans ce sol crevassé par l'hiver. Hontes, chagrins, amertumes, révélaient à présent leur mystérieuse mission : elles avaient décomposé la terre, et elles l'avaient fertilisée ; le soc de la douleur, en déchirant le cœur, avait ouvert de nouvelles sources de vie. La lande refleurissait. Mais ce n'étaient plus les fleurs de l'autre printemps. Une autre âme était née.
Elle naissait à chaque instant. Car elle n'était pas encore ossifiée, comme les âmes parvenues au terme de leur croissance, les âmes qui vont mourir. Elle n'était pas la statue, mais le métal en fusion. Chaque seconde faisait d'elle un nouvel univers. Christophe ne songeait pas à fixer ses limites. Il s'abandonnait à cette joie de l'homme qui, rejetant derrière lui le poids de son passé, part pour un long voyage, le sang jeune, le cœur libre, et aspire l'air marin, et croit que le voyage n'aura jamais de fin. Il était repris par la force créatrice qui coule dans le monde ; et la richesse du monde le remplissait d'extase. Il aimait, il était son prochain comme lui-même. Et tout lui était « prochain », de l'herbe qu'il foulait à la main qu'il serrait. Un arbre, l'ombre d'un nuage sur la montagne, l'haleine des prairies, la ruche du ciel nocturne, bourdonnante des essaims de soleils... c'était un tourbillon de sang... Il ne cherchait pas à parler, ni penser... Rire, pleurer, se fondre dans cette merveille vivante !... Écrire, pourquoi écrire ? Est-ce qu'on peut écrire l'indicible ?... Mais que cela fut possible ou non, il fallait qu'il écrivît. C'était sa loi. Les idées le frappaient, par éclairs, en quelque lieu qu'il fût. Impossible d'attendre. Alors, il écrivait, avec n'importe quoi, sur n'importe quoi ; et il eût été incapable souvent de dire ce que signifiaient ces phrases qui jaillissaient de lui ; et voici que pendant qu'il écrivait, d'autres idées lui venaient, d'autres... il écrivait, il écrivait sur ses manches de chemise, sur la coiffe de son chapeau ; si vite qu'il écrivît, sa pensée allait plus vite, il devait user d'une sorte de sténographie...
Ce n'étaient là que des notes informes. La difficulté commença lorsqu'il voulut couler ces idées dans les formes musicales ordinaires ; il fit la découverte qu'aucun des moules anciens ne pouvait leur convenir ; s'il voulait fixer ses visions avec fidélité, il devait commencer par oublier tout ce qu'il avait jusque-là entendu ou écrit, faire table rase de tout formalisme appris, de la technique traditionnelle, rejeter ces béquilles de l'esprit impotent, ce lit tout fait pour la paresse de ceux qui, fuyant la fatigue de penser par eux-mêmes, se couchent dans la pensée des autres. Naguère, lorsqu'il se croyait arrivé à la maturité de sa vie et de son art, -- (en fait, il n'était qu'au bout d'une de ses vies), -- il s'exprimait dans une langue préexistante à sa pensée ; son sentiment se soumettait à une logique de développement préétablie, qui d'avance lui dictait une partie de ses phrases et le menait docilement, par les chemins frayés, au terme convenu où le public l'attendait. À présent, plus de route, c'était au sentiment de la frayer ; l'esprit n'avait qu'à suivre. Son rôle n'était même plus de décrire la passion ; il devait faire corps avec elle et tâcher d'en épouser la loi intérieure.
Du même coup, tombaient les contradictions où Christophe se débattait depuis longtemps, sans vouloir en convenir. Car, bien qu'il fût un pur artiste, il avait mêlé souvent à son art des préoccupations étrangères à l'art ; il lui attribuait une mission sociale. Et il ne s'apercevait pas qu'il y avait deux hommes en lui : l'artiste qui créait, sans se soucier d'aucune fin morale, et l'homme d'action raisonneur, qui voulait que son art fut moral et social. Ils se mettaient parfois l'un l'autre dans un étrange embarras. À présent que toute idée créatrice s'imposait à lui, comme une réalité supérieure avec sa loi organique, il était arraché à la servitude de la raison pratique. Certes, il n'abdiquait rien de son mépris pour le veule immoralisme du temps ; certes, il pensait toujours que l'art impur est le plus bas degré de l'art, parce qu'il en est une maladie, un champignon qui pousse sur un tronc pourri ; mais si l'art pour le plaisir est l'art mis au bordel, Christophe ne lui opposait pas l'utilitarisme plat de l'art pour la morale, ce Pégase hongre qui traîne la charrue. L'art le plus haut, le seul digne de ce nom, est au-dessus des lois d'un jour : il est une comète lancée dans l'infini. Que cette force soit utile, ou qu'elle semble inutile, même dangereuse, dans l'ordre pratique, elle est la force, elle est le feu, elle est l'éclair jailli du ciel : par là, elle est sacrée, par là, elle est bienfaisante. Ses bienfaits peuvent être, par fortune, même de l'ordre pratique ; mais ses vrais, ses divins bienfaits sont, comme la foi, de l'ordre surnaturel. Elle est pareille au soleil, dont elle est issue. Le soleil n'est ni moral, ni immoral. Il est Celui qui Est. Il vainc la nuit. Ainsi, l'art.
Alors Christophe, qui lui était livré, eût la stupeur de voir surgir de lui des puissances inconnues, qu'il n'eût pas soupçonnées : tout autres que ses passions, ses tristesses, son âme consciente... -- une âme étrangère, indifférente à ce qu'il avait aimé et souffert, à sa vie entière, une âme joyeuse, fantasque, sauvage, incompréhensible ! Elle le chevauchait, elle lui labourait les flancs à coups d'éperons. Et, dans les rares moments où il pouvait reprendre haleine, il se demandait, relisant ce qu'il venait d'écrire.
-- Comment cela, cela a-t-il pu sortir de mon corps ?
Il était en proie à ce délire de l'esprit, que connaît tout génie, à cette volonté indépendante de la volonté, « cette énigme indicible du monde et de la vie », que Gœthe appelait le « démoniaque », et contre laquelle il restait armé, mais qui le soumettait.
Et Christophe écrivait, écrivait. Pendant des jours, des semaines. Il y a des périodes où l'esprit, fécondé, peut se nourrir uniquement de soi, et continue de produire, d'une façon presque indéfinie. Il suffit d'un effleurement, d'un pollen apporté par le vent, pour que lèvent les germes intérieurs, les myriades de germes... Christophe n'avait pas le temps d'y penser, il n'avait pas le temps de vivre. Sur les ruines de la vie, l'âme créatrice régnait.
Et puis, cela s'arrêta. Christophe sortit de là, brisé, brûlé, vieilli de dix ans, -- mais sauvé. Il avait quitté Christophe, il avait émigré en Dieu.
Des touffes de cheveux blancs étaient brusquement apparues dans la chevelure noire, comme ces fleurs d'automne qui montent des prairies en une nuit de septembre. Des rides nouvelles sabraient les joues. Mais les yeux avaient reconquis leur calme, et la bouche s'était résignée. Il était apaisé. Il comprenait, maintenant. Il comprenait la vanité de son orgueil, la vanité de l'orgueil humain, sous le poing redoutable de la Force qui meut les mondes. Nul n'est maître de soi, avec certitude. Il faut veiller. Car si l'on s'endort, la Force se rue en nous et nous emporte... dans quels abîmes ? Ou le torrent se retire et nous laisse dans son lit à sec. Il ne suffit même pas de vouloir pour lutter. Il faut s'humilier devant le Dieu inconnu, qui flat ubi vult, qui souffle quand il veut, où il veut l'amour, la mort, ou la vie. La volonté de l'homme ne peut rien sans la sienne. Une seconde lui suffit pour anéantir des années de labeur et d'efforts. Et, s'il lui plaît, il peut faire surgir l'éternel de la boue. Nul, plus que l'artiste qui crée, ne se sent à sa merci : car, s'il est vraiment grand, il ne dit que ce que l'esprit lui dicte.
Et Christophe comprit la sagesse du vieux Haydn, se mettant à genoux, chaque matin, avant de prendre la plume... Vigila et Ora. Veillez et priez. Priez le Dieu, afin qu'il soit avec vous. Restez en communion amoureuse et pieuse avec l'Esprit de vie !
Vers la fin de l'été, un ami parisien qui passait en Suisse découvrit la retraite de Christophe. Il vint le voir. C'était un critique musical, qui s'était toujours montré le meilleur juge de ses compositions. Il était accompagné d'un peintre connu, qui se disait mélomane et admirateur, lui aussi, de Christophe. Ils lui apprirent le succès considérable de ses œuvres : on les jouait partout, en Europe. Christophe témoigna peu d'intérêt à cette nouvelle : le passé était mort pour lui, ces œuvres ne comptaient plus. Sur la demande de son visiteur, il lui montra ce qu'il avait écrit récemment. L'autre n'y comprit rien. Il pensa que Christophe était devenu fou.
-- Pas de mélodie, pas de mesure, pas de travail thématique ; une sorte de noyau liquide, de matière en fusion qui n'est pas refroidie, qui prend toutes les formes et qui n'en a aucune ; ça ne ressemble à rien : des lueurs dans un chaos.
Christophe sourit :
-- C'est à peu près cela, dit-il, « Les yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l'ordre... »
Mais l'autre ne comprit pas le mot de Novalis.
(-- Il est vidé, pensa-t-il.)
Christophe ne chercha pas à se faire comprendre.
Quand ses hôtes prirent congé, il les accompagna un peu, afin de leur faire les honneurs de sa montagne. Mais il n'alla pas bien loin. À propos d'une prairie, le critique musical évoquait des décors de théâtre parisien ; et le peintre notait des tons, sans indulgence pour la maladresse de leurs combinaisons, qu'il trouvait d'un goût suisse, tarte à la rhubarbe, aigres et plates, à la Hodler ; il affichait ailleurs, à l'égard de la nature, une indifférence, qui n'était pas tout à fait simulée. Il feignit de l'ignorer.
-- La nature ! qu'est-ce que c'est que ça ? Connais pas ! Lumière, couleur, à la bonne heure ! La nature, je m'en fous...
Christophe leur serra la main et les laissa partir. Tout cela ne l'affectait plus. Ils étaient de l'autre côté du ravin. C'était bien. Il ne dirait à personne :
-- Pour venir jusqu'à moi, prenez le même chemin.
Le feu créateur qui l'avait brûlé pendant des mois était tombé. Mais Christophe en gardait dans son cœur la chaleur bienfaisante. Il savait que le feu renaîtrait ; si ce n'était en lui, ce serait dans un autre. Où que ce fût, il l'aimerait autant : ce serait toujours le même feu. En cette fin de journée de septembre, il le sentait répandu dans la nature tout entière.
Il remonta vers sa maison. Un orage avait passé. C'était maintenant le soleil. Les prairies fumaient. Des pommiers, les fruits mûrs tombaient dans l'herbe humide. Tendues aux branches des sapins, des toiles d'araignées, brillantes encore de pluie, étaient pareilles aux roues archaïques de chariots mycéniens. À l'orée de la forêt mouillée, le pivert secouait son rire saccadé. Et des myriades de petites guêpes qui dansaient dans les rayons de soleil, remplissaient la voûte des bois, de leur pédale d'orgue continue et profonde.
Christophe se trouva dans une clairière, au creux d'un plissement de la montagne, un vallon fermé, d'un ovale régulier, que le soleil couchant inondait de sa lumière : terre rouge ; au milieu, un petit champ doré, blés tardifs, et joncs couleur de rouille. Tout autour, une ceinture de bois, que l'automne mûrissait : hêtres de cuivre rouge, châtaigniers, blonds sorbiers aux grappes de corail, flammes des cerisiers aux petites langues de feu, broussailles de myrtils aux feuilles orange, cédrat, brun amadou brûlé. Tel un buisson ardent. Et du centre de cette coupe enflammée, une alouette, ivre de grain et de soleil, montait.
Et l'âme de Christophe était comme l'alouette. Elle savait qu'elle retomberait tout à l'heure, et bien des fois encore. Mais elle savait aussi qu'infatigablement elle remonterait dans le feu, chantant son tireli, qui parle à ceux qui sont en bas de la lumière des cieux.
Christophe ne compte plus les années qui s'enfuient. Goutte à goutte, la vie s'en va. Mais sa vie est ailleurs. Elle n'a plus d'histoire. Son histoire, c'est l'œuvre qu'il crée. Le chant incessant de la source Musique remplit l'âme et la rend insensible au fracas du dehors.
Christophe a vaincu. Son nom s'est imposé. Ses cheveux ont blanchi. L'âge est venu. Il ne s'en soucie point ; son cœur est toujours jeune ; il n'a rien abdiqué de sa force et de sa foi. Il a de nouveau le calme ; mais ce n'est plus le même qu'avant d'avoir passé par le Buisson Ardent. Il garde au fond de lui le tremblement de l'orage et de ce que la mer soulevée lui a montré de l'abîme. Il sait que nul ne doit se vanter d'être maître de soi -qu'avec la permission de Dieu qui règne dans la bataille. Il porte en son âme deux âmes. L'une est un haut plateau, battu des vents et des nuages. L'autre, qui la domine, est un sommet neigeux qui baigne dans la lumière. On n'y peut séjourner ; mais quand on est glacé par les brouillards d'en bas, on connaît le chemin qui monte vers le soleil. Dans son âme de brume, Christophe n'est jamais seul. Il sent auprès de lui la présence de la robuste amie, sainte Cécile, aux yeux larges qui écoutent le ciel ; et, comme l'apôtre Paul, -- dans le tableau de Raphaël, -- qui se tait et qui songe, appuyé sur l'épée, il ne s'irrite plus, il ne pense plus à combattre ; il édifie son rêve.
Il écrivait surtout, dans cet âge de sa vie, des compositions pour clavier et pour musique de chambre. On y est bien plus libre d'oser davantage ; il y a moins d'intermédiaires entre la pensée et sa réalisation : celle-là n'a pas eu le temps de s'affaiblir en route. Frescobaldi, Couperin, Schubert et Chopin, par leurs témérités d'expression et de style ont devancé de cinquante ans les révolutionnaires de l'orchestre. De la pâte sonore que pétrissaient les fortes mains de Christophe sortaient des agglomérations harmoniques inconnues, des successions d'accords vertigineux, issus des plus lointaines parentés de sons accessibles à la sensibilité d'aujourd'hui ; ils exerçaient sur l'esprit un envoûtement sacré. -- Mais il faut du temps au public pour s'habituer aux conquêtes qu'un grand artiste rapporte de ses plongées au fond de l'océan. Bien peu suivaient Christophe dans l'audace de ses dernières compositions. Sa gloire était due toute à ses premières œuvres. Le sentiment de l'incompréhension publique dans le succès, plus pénible encore que dans l'insuccès, car elle paraît sans remède, avait aggravé chez Christophe, depuis la mort de son unique ami, une tendance un peu morbide à s'isoler du monde.
Cependant, les portes de l'Allemagne s'étaient rouvertes à lui. En France, l'oubli était tombé sur la tragique échauffourée. Il était libre d'aller où il voulait. Mais il avait peur des souvenirs qui l'attendaient, à Paris. Et bien qu'il fût rentré pour quelques mois en Allemagne, bien qu'il y revînt de temps en temps, pour diriger des exécutions de ses œuvres, il ne s'y était point fixé. Trop de choses l'y blessaient. Elles n'étaient pas spéciales à l'Allemagne ; il les trouvait ailleurs. Mais on est plus exigeant pour son pays que pour un autre, et on souffre davantage de ses faiblesses. Au reste, il était vrai que l'Allemagne portait la plus lourde charge des péchés de l'Europe. Quand on a la victoire, on en est responsable, on contracte une dette envers ceux qu'on a vaincus ; on prend l'engagement tacite de marcher devant eux, de leur montrer le chemin. Louis XIV vainqueur apportait à l'Europe la splendeur de la raison française. Quelle lumière l'Allemagne de Sedan a-t-elle apportée au monde ? L'éclair des baïonnettes ? Une pensée sans ailes, une action sans générosité, un réalisme brutal, qui n'a même pas l'excuse d'être sain ; la force et l'intérêt : Mars commis-voyageur. Quarante ans, l'Europe s'était traînée dans la nuit, sous la peur. Le soleil était caché sous le casque du vainqueur. Si des vaincus trop faibles pour soulever l'éteignoir n'ont droit qu'à une pitié, mêlée d'un peu de mépris, quel sentiment mérite l'homme au casque ?
Depuis peu, le jour commençait à renaître ; des trouées de lumière passaient par les fissures. Pour être des premiers à voir le soleil, Christophe était sorti de l'ombre du casque ; il revenait volontiers dans le pays dont il avait été naguère l'hôte forcé : en Suisse. Comme tant d'esprits d'alors, altérés de liberté, qui suffoquaient dans le cercle étroit des nations ennemies, il cherchait un coin de terre où l'on pût respirer au-dessus de l'Europe. Jadis, au temps de Gœthe, la Rome des libres papes était l'île où les pensées de toute race venaient se poser, ainsi que des oiseaux, à l'abri de la tempête. Maintenant, quel refuge ? L'île a été recouverte par la mer, Rome n'est plus. Les oiseaux se sont enfuis des Sept Collines. -- Les Alpes leur demeurent. Là se maintient (pour combien de temps encore ?), au milieu de l'Europe avide, l'îlot des Vingt-quatre Cantons. Certes, il ne rayonne point le mirage poétique de la Ville Séculaire ; l'histoire n'y a point mêlé à l'air que l'on respire l'odeur des dieux et des héros ; mais une puissante musique monte de la Terre nue ; les lignes des montagnes ont des rythmes héroïques ; et plus qu'ailleurs, ici, l'on se sent en contact avec les forces élémentaires. Christophe n'y venait point chercher un plaisir romantique. Un champ, quelques arbres, un ruisseau, le grand ciel, lui eussent suffi pour vivre. Le calme visage de sa terre natale lui était plus fraternel que la Gigantomachie Alpestre. Mais il ne pouvait oublier qu'ici, il avait recouvré sa force ; ici, Dieu lui était apparu dans le Buisson Ardent ; il n'y retournait jamais sans un frémissement de gratitude et de foi. Il n'était pas le seul. Que de combattants de la vie, que la vie a meurtris, ont retrouvé sur ce sol l'énergie nécessaire pour reprendre le combat et pour y croire encore !
À vivre dans ce pays, il avait appris à le connaître. La plupart de ceux qui passent n'en voient que les verrues : la lèpre des hôtels, qui déshonore les plus beaux traits de cette robuste terre, ces villes d'étrangers, monstrueux entrepôt où le peuple gras du monde vient acheter la santé, ces mangeoires de tables d'hôte, ces ignobles gâchages de viandes jetées dans la fosse aux bêtes, ces musiques de casinos dont le bruit accompagne celui des petits chevaux, ces pitres italiens dont les braillements dégoûtants font pâmer d'aise les riches imbéciles qui s'ennuient, la sottise des étalages de boutiques : ours de bois, chalets, bibelots niais, servilement répétés, sans aucune invention, les honnêtes libraires aux brochures scandaleuses, -- toute la bassesse morale de ces milieux où s'engouffrent, chaque année, sans plaisir, les millions de ces oisifs, incapables de trouver des amusements plus relevés que ceux de la canaille, ni simplement aussi vifs.
Et ils ne connaissent rien de la vie de ce peuple, qui est leur hôte. Ils ne se doutent pas des réserves de force morale et de liberté civique qui s'y sont amassées, depuis des siècles, des charbons de l'incendie de Calvin et de Zwingli, qui brûlent encore sous la cendre, du vigoureux esprit démocratique qu'ignorera toujours la République napoléonienne, de cette simplicité d'institutions et de cette largesse d'œuvres sociales, de l'exemple donné au monde par ces États-unis des trois races principales d'Occident, miniature de l'Europe de l'avenir. Ils ignorent encore plus la Daphné qui se cache sous cette dure écorce, le rêve fulgurant et sauvage de Bœcklin, le rauque héroïsme de Hodler, la sereine bonhomie et la verte franchise de Gottfried Keller, l'épopée Titanique, la lumière Olympienne du grand aède Spitteler, les traditions vivantes des fêtes populaires, et la sève de printemps qui travaille l'arbre rude et antique : tout cet art encore jeune, qui tantôt râpe la langue, comme les fruits pierreux des poiriers sauvages, tantôt a la fadeur sucrée des myrtils noirs et bleus, mais du moins sent la terre, est l'œuvre d'autodidactes qu'une culture archaïque ne sépare point de leur peuple et qui lisent, avec lui, dans le même livre de vie.
Christophe avait de la sympathie pour ces hommes qui cherchent moins à paraître qu'à être, et qui, sous le vernis récent d'un industrialisme germano-américain, conservent certains des traits les plus reposants de l'Ancienne Europe rustique et bourgeoise. Il s'était fait parmi eux deux ou trois bons amis, graves, sérieux et fidèles, qui vivaient isolés et murés dans leurs regrets du passé ; ils assistaient à la disparition lente de la vieille Suisse, avec une sorte de fatalisme religieux, un pessimisme calviniste : de grandes âmes grises. Christophe les voyait rarement. Ses blessures anciennes s'étaient cicatrisées en apparence ; mais elles avaient été trop profondes pour guérir tout à fait. Il avait peur de renouer des liens avec les hommes. Il avait peur de se reprendre à la chaîne d'affections et de douleurs. C'était un peu pour cela qu'il se trouvait bien dans un pays où il était facile de vivre à l'écart, étranger parmi la foule des étrangers. Au reste, il était rare qu'il séjournât longtemps au même lieu ; il changeait souvent de gîte : vieil oiseau nomade, qui a besoin d'espace, et pour qui la patrie est dans l'air...
Un soir d'été.
Il se promenait dans la montagne, au-dessus d'un village. Il allait, son chapeau à la main, par un chemin en lacets qui montait. Arrivé à un tournant, le sentier sinuait, à l'ombre, entre deux pentes ; des buissons de noisetiers, des sapins, le bordaient. C'était comme un petit monde fermé. À l'un et l'autre coude, le chemin semblait fini, cabré au bord du vide. Au delà, des lointains bleuâtres, l'air lumineux. Le calme du soir s'épandait goutte à goutte, comme un filet d'eau qui tintait sous la mousse...
Elle apparut, à l'autre tournant de la route. Vêtue de noir, elle se détachait sur la clarté du ciel ; derrière elle, deux enfants, un garçon et une fille, de six à huit ans, jouaient, cueillaient des fleurs. À quelques pas, ils se reconnurent. Leur émotion se trahit dans leurs yeux ; mais nulle exclamation, à peine un geste de surprise. Lui, très troublé ; elle... ses lèvres tremblaient un peu. Ils s'arrêtèrent. Presque à voix basse :
— Grazia !
— Vous, ici !
Ils se donnèrent la main, et restèrent sans parler. La première, Grazia fit un effort pour rompre le silence. Elle dit où elle habitait, demanda où il était. Questions et réponses machinales, qu'ils écoutaient à peine, qu'ils entendirent après, quand ils furent séparés : ils se contemplaient. Les enfants l'avaient rejointe. Elle les lui présenta. Il éprouvait pour eux un sentiment hostile. Il les regarda sans bonté, et ne dit rien : il était plein d'elle, uniquement occupé à étudier son beau visage souffrant et vieilli. Elle était gênée par ses yeux. Elle dit :
— Voulez-vous venir, ce soir ?
Elle nomma l'hôtel.
Il demanda où était son mari. Elle montra son deuil. Il était trop ému pour continuer l'entretien. Il la quitta gauchement. Mais après avoir fait deux pas, il revint vers les enfants, qui cueillaient des fraises, il les prit avec brusquerie, les embrassa, et se sauva.
Le soir, il vint à l'hôtel. Elle était sur la véranda vitrée. Ils s'assirent à l'écart. Peu de monde : deux ou trois vieilles personnes. Christophe était sourdement irrité de leur présence. Grazia le regardait. Il regardait Grazia, en répétant son nom, tout bas.
— J'ai bien changé, n'est-ce pas, dit-elle.
Il avait le cœur gonflé d'émotion.
— Vous avez souffert, dit-il.
— Vous aussi, fit-elle avec pitié, en regardant son visage ravagé par la peine et par la passion.
Ils ne trouvèrent plus de mots.
— Je vous en prie, dit-il après un instant, allons ailleurs ! Est-ce que nous ne pouvons pas nous parler dans un lieu où nous soyons seuls ?
— Non, mon ami, restons, restons ici, nous sommes bien. Qui fait attention à nous ?
— Je ne suis pas libre de parler.
— Cela est mieux, ainsi.
Il ne comprit pas pourquoi. Plus tard, quand il repassa l'entretien dans sa mémoire, il pensa qu'elle n'avait pas confiance en lui. Mais c'était qu'elle avait une peur instinctive des scènes d'émotion ; elle cherchait un abri contre les surprises de leurs cœurs ; même, elle aimait la gêne de cette intimité dans un salon d'hôtel, qui protégeait la pudeur de son trouble secret.
Ils se dirent à mi-voix, avec de fréquents silences, les grandes lignes de leur vie. Le comte Berény avait été tué en duel, quelques mois auparavant ; et Christophe comprit qu'elle n'avait pas été très heureuse avec lui. Elle avait aussi perdu un enfant, son premier-né. Elle évitait toute plainte. Elle détourna l'entretien d'elle-même, pour interroger Christophe, et elle témoigna, au récit de ses épreuves, une affectueuse compassion.
Les cloches sonnaient. C'était un dimanche soir. La vie était suspendue...
Elle lui demanda de revenir, le surlendemain. Il fut affligé de ce qu'elle fût si peu pressée de le revoir. En son cœur se mêlaient le bonheur et la peine.
Le lendemain, sous un prétexte, elle lui écrivit de venir. Ce mot banal le ravit. Elle le reçut, cette fois, dans son salon particulier. Elle était avec ses deux enfants. Il les regarda, avec un peu de trouble encore et beaucoup de tendresse. Il trouva que la petite, -- l'aînée, -- ressemblait à sa mère ; il ne demanda pas à qui ressemblait le garçon. Ils causèrent du pays, du temps, des livres ouverts sur la table ; -- leurs yeux tenaient un autre langage. Il comptait parvenir à lui parler plus intimement. Mais entra une amie d'hôtel. Il vit l'aimable politesse, avec laquelle Grazia recevait cette étrangère ; elle ne semblait pas faire de différence entre ses deux visiteurs. Il en fut affligé ; il ne lui en voulut pas. Elle proposa une promenade ensemble, il accepta ; la compagnie de cette autre femme, pourtant jeune et agréable, le glaça ; et sa journée fut gâtée.
Il ne revit plus Grazia que deux jours après. Pendant ces deux jours, il ne vécut que pour l'heure qu'il allait passer avec elle. -- Cette fois encore, il ne réussit pas mieux à lui parler. Tout en se montrant bonne, elle ne se départait pas de sa réserve. Christophe y ajouta par quelques effusions de sentimentalité germanique, qui la gênèrent, et contre lesquelles, d'instinct, elle réagit.
Il lui écrivit une lettre, qui la toucha. Il disait que la vie était si courte ! Et la leur, si avancée, déjà ! Ils n'avaient plus que peu de temps à se voir : il était douloureux et presque criminel de ne pas en profiter pour se parler librement.
Elle répondit, par un mot affectueux : elle s'excusait de garder, malgré elle, une certaine méfiance, depuis que la vie l'avait blessée ; cette habitude de réserve, elle ne pouvait la perdre ; toute manifestation trop vive, même d'un sentiment vrai, la choquait, l'effrayait. Mais elle sentait le prix de l'amitié retrouvée ; et elle en était aussi heureuse que lui. Elle le priait de venir dîner, le soir.
Son cœur fut inondé de reconnaissance. Dans sa chambre d'hôtel, couché sur son lit, la tête dans ses oreillers, il sanglota. C'était la détente de dix ans de solitude. Car depuis la mort d'Olivier, il était resté seul. Cette lettre apportait le mot de résurrection pour son cœur affamé de tendresse. La tendresse !... Il croyait y avoir renoncé : il lui avait bien fallu apprendre à s'en passer ! Il sentait aujourd'hui combien elle lui manquait, et tout ce qu'il avait accumulé d'amour.
Douce et sainte soirée... Il ne put lui parler que de sujets indifférents, malgré leur intention de ne se cacher rien. Mais que de choses bienfaisantes il dit sur le piano, où elle l'invita du regard à lui parler ! Elle était frappée de l'humilité de cœur de cet homme, qu'elle avait connu orgueilleux et violent. Quand il partit, l'étreinte silencieuse de leurs mains dit qu'ils s'étaient retrouvés, qu'ils ne se perdraient plus. -- Il pleuvait, sans un souffle de vent. Le cœur de Christophe chantait...
Elle ne devait plus rester que quelques jours dans le pays ; et elle ne retarda pas d'une heure son départ, sans qu'il osât le lui demander, ni s'en plaindre. Le dernier jour, ils se promenèrent seuls, avec les enfants ; à un moment, il était si plein d'amour et de bonheur qu'il voulut le lui dire ; mais, d'un geste très doux, elle l'arrêta, en souriant :
— Chut ! Je sens tout ce que vous pouvez dire.
Ils s'assirent, au détour du chemin où ils s'étaient rencontrés.
Elle regardait, souriante toujours, la vallée à ses pieds ; mais ce n'était pas la vallée qu'elle voyait. Il contemplait le suave visage où les tourments avaient laissé leur marque ; dans l'épaisse chevelure noire, partout des fils blancs se montraient. Il ressentait une adoration pitoyable et passionnée pour cette chair qui s'était imprégnée des souffrances de l'âme. L'âme était partout visible en ces blessures du temps. -- Et il demanda à voix basse et tremblante, comme une faveur précieuse, qu'elle lui donnât... un de ses cheveux blancs.
Elle partit. Il ne pouvait comprendre pourquoi elle ne voulait pas qu'il l'accompagnât. Il ne doutait point de son amitié ; mais sa réserve le déconcertait. Il ne put rester deux jours dans le pays ; il partit dans une autre direction. Il tâcha d'occuper son esprit en voyages, en travaux. Il écrivit à Grazia. Elle lui répondit, deux ou trois semaines après, de courtes lettres, où se montrait une amitié tranquille, sans impatience, sans inquiétude. Il en souffrait et il les aimait. Il ne se reconnaissait pas le droit de lui en faire un reproche ; leur affection était trop récente, trop récemment renouvelée ! Il tremblait de la perdre. Et pourtant chaque lettre qui lui venait d'elle respirait un calme loyal qui aurait dû le rassurer. Mais qu'elle était différente de lui !...
Ils avaient convenu de se retrouver à Rome, vers la fin de l'automne. Sans la pensée de la revoir, ce voyage aurait eu pour Christophe peu de charme. Son long isolement l'avait rendu casanier ; il n'avait plus de goût à ces déplacements inutiles, où se complaît l'oisiveté fiévreuse d'aujourd'hui. Il avait peur d'un changement d'habitudes, dangereux pour le travail régulier de l'esprit. D'ailleurs, l'Italie ne l'attirait point. Il ne la connaissait que par l'infâme musique des « véristes » et par les airs de ténor que la terre de Virgile inspire périodiquement aux littérateurs en voyage. Il éprouvait pour elle l'hostilité méfiante d'un artiste d'avant-garde, qui a trop souvent entendu invoquer le nom de Rome par les pires champions de la routine académique. Enfin, ce vieux levain d'antipathie instinctive, qui couve au fond des cœurs du Nord pour les hommes du Midi, ou du moins pour le type légendaire de jactance oratoire qui représente, aux yeux des hommes du Nord, les hommes du Midi. Rien que d'y penser, Christophe faisait sa lippe dédaigneuse... Non, il n'avait nulle envie de faire plus ample connaissance avec le peuple sans musique. -- (Ainsi le nommait-il, avec son outrance coutumière : « Car que comptent, disait-il, dans la musique de l'Europe actuelle, ses grattements de mandoline et ses vociférations de mélodrames hâbleurs ? ») -- Mais à ce peuple pourtant, Grazia appartenait. Pour la retrouver, jusqu'où et par quels chemins Christophe ne fût-il pas allé ? Il en serait quitte pour fermer les yeux, jusqu'à ce qu'il l'eût rejointe.
Fermer les yeux, il y était habitué. Depuis tant d'années, ses volets étaient clos sur sa vie intérieure ! Dans cette fin d'automne, c'était plus nécessaire que jamais. Trois semaines de suite, il avait plu sans répit. Et depuis, une calotte grise d'impénétrables nuées pesait sur les vallées de Suisse, grelottantes et mouillées. Les yeux avaient perdu le souvenir de la saveur du soleil. Pour en retrouver en soi l'énergie concentrée, il fallait commencer par faire nuit complète, et, sous les paupières closes, descendre au fond de la mine, dans les galeries souterraines du rêve. Là dormait dans la houille le soleil des jours morts. Mais à passer sa vie, accroupi, à creuser, on sortait de là brûlé, l'échine et les genoux raides, les membres déformés, le regard trouble, avec des yeux d'oiseau de nuit. Bien des fois, Christophe avait rapporté de la mine le feu péniblement extrait, qui réchauffe les cœurs transis. Mais les rêves du Nord sentent la chaleur du poêle. On ne s'en doute pas, lorsqu'on vit dedans ; on aime cette tiédeur lourde, on aime ce demi-jour et les songes entassés dans la tête pesante. On aime ce qu'on a. Il faut bien s'en contenter !...
Lorsque au sortir de la barrière alpestre, Christophe, assoupi dans un coin de son wagon, aperçut le ciel immaculé et la lumière qui coulait sur les pentes des monts, il lui sembla rêver. De l'autre côté du mur, il venait de laisser le ciel éteint, le jour crépusculaire. Si brusque était le changement qu'il en sentit d'abord plus de surprise que de joie. Il lui fallut quelque temps avant que l'âme, engourdie, peu à peu se détendît, fendît l'écorce qui l'emprisonnait, et que le cœur se dégageât des ombres du passé. Mais à mesure que la journée s'avançait, la lumière moelleuse l'entourait de ses bras ; et, perdant le souvenir de tout ce qui avait été, il buvait avidement la volupté de voir.
Plaines du Milanais. Œil du jour qui se reflète dans les canaux bleutés, dont le réseau de veines sillonne les rizières duvetées. Arbres d'automne, à la souple maigreur, au squelette élégant d'un dessin contourné, avec des touffes de duvet roux. Montagnes de Vinci, Alpes neigeuses à l'éclat adouci, dont la ligne orageuse encercle l'horizon, frangée d'orange, d'or vert et d'azur pâle. Soir qui tombe sur l'Apennin. Descente sinueuse le long des monts abrupts, aux courbes serpentines, dont le rythme se répète et s'enchaîne, en une farandole. -- Et soudain, au bas de la pente, comme un baiser, l'haleine de la mer, aux orangers mêlée. La mer, la mer latine et sa lumière d'opale, où dorment, suspendues, des barques par volées, aux ailes repliées...
Sur le bord de la mer, à un village de pêcheurs, le train restait arrêté. On expliquait aux voyageurs qu'à la suite des grandes pluies, un éboulement s'était produit dans un tunnel, sur la voie de Gênes à Pise ; tous les trains avaient des retards de plusieurs heures. Christophe, qui avait pris un billet direct pour Rome, fut ravi de cette malchance qui soulevait les protestations de ses compagnons. Il sauta sur le quai et profita de l'arrêt pour courir vers la mer, dont le regard l'attirait. Il fut si bien attiré qu'une ou deux heures après, quand siffla le train qui repartait, Christophe était dans une barque, et, le voyant passer, lui cria : « Bon voyage ! » Sur la mer lumineuse, dans la nuit lumineuse, il se laissait bercer, longeant les promontoires bordés de cyprès enfantins. Il s'installa dans le village, il y passa cinq jours dans une joie perpétuelle. Il était comme un homme qui sort d'un long jeûne, et qui dévore. De tous ses sens affamés, il mangeait la splendide lumière... Lumière, sang du monde, fleuve de vie, qui, par nos yeux, nos narines, nos lèvres, tous les pores de la peau, t'infiltres dans la chair, lumière plus nécessaire à la vie que le pain, -- qui te voit dévêtue de tes voiles du Nord, pure, brûlante, et nue, se demande comment il a jamais pu vivre sans te posséder, et sait qu'il ne pourra plus jamais vivre sans te désirer.
Cinq jours, Christophe se plongea dans une soûlerie de soleil. Cinq jours, il oublia -- pour la première fois -- qu'il était musicien. La musique de son être s'était muée en lumière. L'air, la mer et la terre : symphonie du soleil ! Et de cet orchestre, avec quel art inné l'Italie sait user ! Les autres peuples peignent d'après la nature ; l'Italien collabore avec elle ; il peint avec le soleil. Musique des couleurs. Tout est musique, tout chante. Un mur du chemin, rouge, craquelé d'or ; au-dessus, deux cyprès à la toison crêpelée ; le ciel d'un bleu avide, autour. Un escalier de marbre, blanc et raide, qui monte entre des murs roses, vers une façade bleue. Des maisons multicolores, abricot, citron, cédrat, qui luisent parmi les oliviers, fruits merveilleux, dans le feuillage... La vision italienne est une sensualité ; les yeux jouissent des couleurs, comme la langue d'un fruit juteux et parfumé. Sur ce régal nouveau, Christophe se jetait, avec gourmandise ; il prenait sa revanche de l'ascétisme des visions grises auxquelles il avait été jusque-là condamné. Son abondante nature, étouffée par le sort, prenait soudain conscience des puissances de jouir dont il n'avait rien fait ; elles s'emparaient de la proie qui leur était offerte : odeurs, couleurs, musique des voix, des cloches et de la mer, voluptueuses caresses de l'air et de la lumière... Christophe ne pensait à rien. Il était dans la béatitude. Il n'en sortait que pour faire part de sa joie à ceux qu'il rencontrait : à son batelier, un vieux pêcheur, aux yeux vifs et plissés, coiffé d'une toque rouge de sénateur vénitien ; -- à son unique commensal, un Milanais, qui mangeait du macaroni, en roulant des yeux d'Othello, atroces, noirs de haine furieuse, homme apathique ; -- au garçon de restaurant, qui, pour porter un plateau, ployait le cou, tordait les bras et le torse, comme un ange de Bernin ; -- au petit saint Jean, dardant des œillades coquettes, qui mendiait sur le chemin, en offrant une orange avec la branche verte. Il interpellait les voiturins, vautrés, la tête en bas au fond de leurs chariots, et poussant, par accès intermittents, les mille et un couplets d'un chant nasillard. Il se surprenait à fredonner Cavalleria rusticana ! Le but de son voyage était oublié. Oubliée, sa hâte d'arriver au but, de rejoindre Grazia...
Jusqu'au jour où l'image aimée se réveilla. Fut-ce au choc d'un regard, rencontré sur la route, ou d'une inflexion de voix, grave et chantante ? Il n'en eut pas conscience. Mais une heure vint où, de tout ce qui l'entourait, du cercle des collines couvertes d'oliviers, et des hautes arêtes polies de l'Apennin, que sculptent l'ombre épaisse et le soleil ardent, et des bois d'orangers, et de la respiration profonde de la mer, rayonna la figure souriante de l'amie. Par les yeux innombrables de l'air, les yeux de Grazia le regardaient. Elle fleurissait de cette terre, comme une rose d'un rosier.
Alors, il reprit le train pour Rome, sans s'arrêter nulle part. Rien ne l'intéressait des souvenirs italiens, des villes d'art du passé. De Rome il ne vit rien, il ne chercha à rien voir ; et ce qu'il en aperçut, au passage, d'abord, des quartiers neufs sans style, des bâtisses carrées, ne lui inspira pas le désir d'en connaître davantage.
Aussitôt arrivé, il alla chez Grazia. Elle lui demanda :
— Par quel chemin êtes-vous venu ? Vous êtes-vous arrêté à Milan, à Florence ?
— Non, dit-il. Pourquoi faire ?
Elle rit.
— Belle réponse ! Et que pensez-vous de Rome ?
— Rien, dit-il, je n'ai rien vu.
— Mais encore ?
— Rien. Pas un monument. Au sortir de l'hôtel, je suis venu chez vous.
— Il suffit de dix pas, pour voir Rome... Regardez ce mur, en face... Il n'y a qu'à voir sa lumière.
— Je ne vois que vous, dit-il.
— Vous êtes un barbare, vous ne voyez que votre idée. Et quand êtes-vous parti de Suisse ?
— Il y a huit jours.
— Qu'avez-vous donc fait, depuis ?
— Je ne sais pas. Je me suis arrêté, par hasard, dans un pays près de la mer. J'ai à peine fait attention au nom. J'ai dormi pendant huit jours. Dormi, les yeux ouverts. Je ne sais pas ce que j'ai vu, je ne sais pas ce que j'ai rêvé. Je crois que j'ai rêvé de vous. Je sais que c'était très beau. Mais le plus beau, c'est que j'ai tout oublié...
— Merci, dit-elle.
(Il n'écouta pas).
— ... Tout, reprit-il, tout ce qui était alors, tout ce qui était avant. Je suis comme un homme nouveau, qui recommence à vivre.
— C'est vrai, dit-elle, en le regardant avec ses yeux riants. Vous avez changé, depuis notre dernière rencontre.
Il la regardait aussi, et ne la trouvait pas moins différente de celle qu'il se rappelait. Non pas qu'elle eût changé pourtant, depuis deux mois. Mais il la voyait avec des yeux tout neufs. Là-bas, en Suisse, l'image des jours anciens, l'ombre légère de la jeune Grazia s'interposait entre son regard et l'amie présente. Maintenant, au soleil d'Italie, les rêves du Nord s'étaient fondus ; il voyait dans la clarté du jour l'âme et le corps réels de l'aimée. Quelle était loin de la chevrette sauvage prisonnière à Paris, loin de la jeune femme au sourire de saint Jean, qu'il avait retrouvée un soir, peu après son mariage, pour la reperdre aussitôt ! De la petite madone Ombrienne avait fleuri une belle Romaine :
Ses formes avaient pris une harmonieuse plénitude ; son corps était baigné d'une fière langueur. Le génie du calme l'entourait. Elle avait cette gourmandise du silence ensoleillé, de la contemplation immobile, cette jouissance voluptueuse de la paix de vivre, que les âmes du Nord ne connaîtront jamais bien. Ce qu'elle avait conservé surtout du passé, c'était sa grande bonté, qui se mêlait à tous ses autres sentiments. Mais on lisait des choses nouvelles dans son lumineux sourire : une indulgence mélancolique, un peu de lassitude, une pointe d'ironie, un paisible bon sens. L'âge l'avait voilée d'une certaine froideur, qui l'abritait contre les illusions du cœur ; elle se livrait rarement ; et sa tendresse se tenait en garde, avec un sourire clairvoyant, contre les emportements de passion que Christophe avait peine à réprimer. Avec cela, des faiblesses, des moments d'abandon au souffle des jours, une coquetterie qu'elle raillait elle-même, mais qu'elle ne combattait point. Nulle révolte contre les choses, ni contre soi : un fatalisme très doux, dans une nature toute bonne et un peu fatiguée.
Elle recevait beaucoup, et sans beaucoup choisir, -- du moins en apparence ; -- mais comme ses intimes appartenaient, en général, au même monde, respiraient la même atmosphère, avaient été façonnés par les mêmes habitudes, cette société formait une harmonie assez homogène, très différente de celles que Christophe avait entendues, en Allemagne et en France. La plupart étaient de vieille race italienne, vivifiée ça et là par des mariages étrangers ; il régnait parmi eux un cosmopolitisme de surface, où se mêlaient avec aisance les quatre langues principales et le bagage intellectuel des quatre grandes nations d'Occident. Chaque peuple y apportait son appoint personnel, les Juifs leur inquiétude et les Anglo-Saxons leur flegme ; mais le tout, aussitôt fondu dans le creuset italien. Quand des siècles de grands barons pillards ont gravé dans une race tel profil hautain et rapace d'oiseau de proie, le métal peut changer, l'empreinte reste la même. Certaines de ces figures qui semblaient le plus italiennes, un sourire de Luini, un regard voluptueux et calme de Titien, fleurs de l'Adriatique ou des plaines lombardes, s'étaient épanouies sur des arbustes du Nord transplantés dans le vieux sol latin. Quelles que soient les couleurs broyées sur la palette de Rome, la couleur qui ressort est toujours le romain.
Christophe, sans pouvoir analyser son impression, admirait le parfum de culture séculaire, de vieille civilisation, que respiraient ces âmes, souvent assez médiocres, et quelques-unes, même, au-dessous du médiocre. Impalpable parfum, qui tenait à des riens, une grâce courtoise, une douceur de manières qui savait être affectueuse, tout en gardant sa malice et son rang, une finesse élégante, de regard, de sourire, d'intelligence alerte et nonchalante, sceptique, diverse et aisée. Rien de raide et de rogue. Rien de livresque. On n'avait pas à craindre de rencontrer ici un de ces psychologues de salons parisiens, embusqué derrière son lorgnon, ou le caporalisme de quelque docteur allemand. Des hommes, tout simplement, et des hommes très humains, tels que l'étaient déjà les amis de Térence et de Scipion l'Émilien...
Belle façade ! La vie était plus apparente que réelle. Par-dessous, l'incurable frivolité, commune à la société mondaine de tous les pays. Mais ce qui donnait à celle-ci ses caractères de race, c'était son indolence. La frivolité française s'accompagne d'une fièvre nerveuse, -- un mouvement perpétuel du cerveau, même quand il se meut à vide. Le cerveau italien sait se reposer. Il ne le sait que trop. Il est doux de sommeiller à l'ombre chaude, sur le tiède oreiller d'un mol épicurisme et d'une intelligence ironique, très souple, assez curieuse, et prodigieusement indifférente, au fond.
Tous ces hommes manquaient d'opinions décidées. Ils se mêlaient à la politique et à l'art, avec le même dilettantisme. On voyait là des natures charmantes, de ces belles figures italiennes de patriciens aux traits fins, aux yeux intelligents et doux, aux manières tranquilles, qui aimaient d'un cœur affectueux la nature, les vieux peintres, les fleurs, les femmes, les livres, la bonne chère, la patrie, la musique... Ils aimaient tout. Ils ne préféraient rien. On avait le sentiment, parfois, qu'ils n'aimaient rien. L'amour tenait pourtant une large place dans leur vie ; mais c'était à condition qu'il ne la troublât point. Il était indolent et paresseux, comme eux ; même dans la passion, il prenait volontiers un caractère familial. Leur intelligence, bien faite et harmonieuse, s'accommodait d'une inertie où les contraires de la pensée se rencontraient, sans heurts, tranquillement associés, souriants, émoussés, rendus inoffensifs. Ils avaient peur des croyances entières, des partis excessifs, et se trouvaient à l'aise dans les demi-solutions et les demi-pensées. Ils étaient d'esprit conservateur-libéral. Il leur fallait une politique et un art à mi-hauteur : des stations climatiques, où l'on ne risque pas d'avoir le souffle coupé et des palpitations. Ils se reconnaissaient dans le théâtre paresseux de Goldoni, ou dans la lumière égale et diffuse de Manzoni. Leur aimable nonchaloir n'en était pas inquiété. Ils n'eussent pas dit, comme leurs grands ancêtres : « Primum vivere... », mais plutôt : « Dapprima, quieto vivere. »
Vivre tranquille. C'était le vœu secret, la volonté de tous, même des plus énergiques, de ceux qui dirigeaient l'action politique. Tel petit Machiavel, maître de soi et des autres, le cœur aussi froid que la tête, l'intelligence lucide et ennuyée, sachant, osant se servir de tous moyens pour ses fins, prêt à sacrifier toutes ses amitiés à son ambition, était capable de sacrifier son ambition à une seule chose : le sacro-saint quieto vivere. Ils avaient besoin de longues périodes d'anéantissement. Quand ils sortaient de là, ainsi que d'un bon sommeil, ils étaient frais et dispos ; ces hommes graves, ces tranquilles madones, étaient pris brusquement d'une fringale de parole, de gaieté, de vie sociale : il leur fallait se dépenser en une volubilité de gestes et de mots, de saillies paradoxales, d'humour burlesque : ils jouaient l'opéra buffa. Dans cette galerie de portraits italiens, on eût trouvé rarement l'usure de la pensée, cet éclat métallique des prunelles, ces visages flétris par le travail perpétuel de l'esprit, comme on en voit, au Nord. Pourtant il ne manquait pas, ici comme partout, d'âmes qui se rongeaient et qui cachaient leurs plaies, de désirs, de soucis qui couvaient sous l'indifférence et, voluptueusement, s'enveloppaient de torpeur. Sans parler, chez certains, d'étranges échappées, baroques, déconcertantes, indices d'un déséquilibre obscur, propre aux très vieilles races, -- comme les failles qui s'ouvrent dans la Campagne romaine.
Il y avait bien du charme dans l'énigme nonchalante de ces âmes, de ces yeux calmes et railleurs, où dormait un tragique caché. Mais Christophe n'était pas d'humeur à le reconnaître. Il enrageait de voir Grazia entourée de gens du monde. Il leur en voulait, et il lui en voulait. Il la bouda, de même qu'il bouda Rome. Il espaça ses visites, il se promit de repartir.
Il ne repartit pas. Il commençait de sentir, malgré lui, l'attrait de ce monde italien, qui l'irritait.
Pour le moment, il s'isola. Il flâna dans Rome, et autour. La lumière romaine, les jardins suspendus, la Campagne, que ceint, comme une écharpe d'or, la mer ensoleillée, lui révélèrent peu à peu le secret de la terre enchantée. Il s'était juré de ne pas faire un pas pour aller voir ces monuments morts, qu'il affectait de dédaigner ; il disait en bougonnant qu'il attendrait qu'ils vinssent le trouver. Ils vinrent : il les rencontra, au hasard de ses promenades, dans la Ville au sol onduleux. Il vit, sans l'avoir cherché, le Forum rouge, au soleil couchant, et les arches à demi écroulées du Palatin, au fond desquelles l'azur profond se creuse, gouffre de lumière bleue. Il erra dans la Campagne immense, près du Tibre rougeâtre, gras de boue, comme de la terre qui marche, -- et le long des aqueducs ruinés, gigantesques vertèbres de monstres antédiluviens. D'épaisses masses de nuées noires roulaient dans le ciel bleu. Des paysans à cheval poussaient, à coups de gaule, à travers le désert, des troupeaux de grands bœufs gris perle à longues cornes ; et, sur la voie antique, droite, poussiéreuse et nue, des pâtres chèvre-pieds, les cuisses recouvertes de peaux velues, cheminaient en silence, avec des théories de petits ânes et d'ânons. Au fond de l'horizon, la chaîne de la Sabine, aux lignes olympiennes, déroulait ses collines ; et sur l'autre rebord de la coupe du ciel, les vieux murs de la ville, la façade de Saint-Jean, surmontée de statues qui dansaient, profilaient leurs noires silhouettes... Silence... Soleil de feu... Le vent passait sur la plaine... Sur une statue sans tête, au bras emmailloté, battue par les flots d'herbe, un lézard, dont le cœur paisible palpitait, s'absorbait, immobile, dans son repas de lumière. Et Christophe, la tête bourdonnante de soleil (et quelquefois aussi de vin des Castelli), près du marbre brisé, assis sur le sol noir, souriant, somnolent et baigné par l'oubli, buvait la force calme et violente de Rome. -- Jusqu'à la nuit tombante. -- Alors, le cœur étreint d'angoisse, il fuyait la solitude funèbre où la lumière tragique s'engloutissait... Ô terre, terre ardente, terre passionnée et muette ! Sous ta paix fiévreuse, j'entends sonner encore les trompettes des légions. Quelles fureurs de vie grondent dans ta poitrine ! Quel désir du réveil !
Christophe trouva des âmes, où brûlaient des tisons du feu séculaire. Sous la poussière des morts, ils s'étaient conservés. On eût pensé que ce feu se fût éteint, avec les yeux de Mazzini. Il revivait. Le même. Bien peu voulaient le voir. Il troublait la quiétude de ceux qui dormaient. C'était une lumière claire et brutale. Ceux qui la portaient, -- de jeunes hommes (le plus âgé n'avait pas trente-cinq ans), de libres intellectuels, qui différaient entre eux, de tempérament, d'éducation, d'opinions et de foi -- étaient unis dans le même culte pour cette flamme de la nouvelle vie. Les étiquettes de partis, les systèmes de pensée ne comptaient point pour eux : la grande affaire était de « penser avec courage ». Être francs, et oser ! Ils secouaient rudement le sommeil de leur race. Après la résurrection politique de l'Italie, réveillée de la mort à l'appel des héros, après sa toute récente résurrection économique, ils avaient entrepris d'arracher du tombeau la pensée italienne. Ils souffraient, comme d'une injure, de l'atonie paresseuse et peureuse de l'élite, de sa lâcheté d'esprit, de sa verbolâtrie. Leur voix retentissait dans le brouillard de rhétorique et de servitude morale, accumulé depuis des siècles sur l'âme de la patrie. Ils y soufflaient leur réalisme impitoyable et leur intransigeante loyauté. Ils avaient la passion de l'intelligence claire, que suit l'action énergique. Capables, à l'occasion, de sacrifier les préférences de leur raison personnelle au devoir de discipline que la vie nationale impose à l'individu, ils réservaient pourtant leur autel le plus haut et leurs plus pures ardeurs à la vérité. Ils l'aimaient, d'un cœur fougueux et pieux. Insulté par ses adversaires, diffamé, menacé, un chef de ces jeunes hommes [1] répondait, avec une calme grandeur :
« Respectez la vérité ! Je vous parle à cœur ouvert, libre de toute rancune. J'oublie le mal que j'ai reçu de vous et celui que je puis vous avoir fait. Soyez vrais ! Il n'est pas de conscience, il n'est pas de hauteur de vie, il n'est pas de capacité de sacrifice, il n'est pas de noblesse, là où n'existe pas un religieux, rigide et rigoureux respect de la vérité. Exercez-vous dans ce devoir difficile. La fausseté corrompt celui qui en use, avant de vaincre celui contre qui on en use. Que vous y gagniez le succès immédiat, qu'importe ? Les racines de votre âme seront suspendues dans le vide, sur le sol rongé par le mensonge. Je ne vous parle plus en adversaire. Nous sommes sur un terrain supérieur à nos dissentiments, même si dans votre bouche votre passion se pare du nom de patrie. Il est quelque chose de plus grand que la patrie : c'est la conscience humaine. Il est des lois que vous ne devez pas violer, sous peine d'être de mauvais Italiens. Vous n'avez plus devant vous qu'un homme qui cherche la vérité ; vous devez entendre son cri. Vous n'avez plus devant vous qu'un homme qui désire ardemment vous voir grands et purs, et travailler avec vous. Car, que vous le veuillez ou non, nous travaillons tous en commun avec tous ceux dans le monde qui travaillent avec vérité. Ce qui sortira de nous (et nous ne pouvons le prévoir) portera notre marque commune, si nous avons agi avec vérité. L'essence de l'homme est là : de sa merveilleuse faculté de chercher la vérité, de la voir, de l'aimer, et de s'y sacrifier. -- Vérité, qui répands sur ceux qui te possèdent le souffle magique de ta puissante santé !...
La première fois que Christophe entendit ces paroles, elles lui semblèrent l'écho de sa propre voix ; et il sentit que ces hommes et lui étaient frères. Les hasards de la lutte des peuples et des idées pouvaient les jeter, un jour, les uns contre les autres, dans la mêlée ; mais amis ou ennemis, ils étaient, ils seraient toujours de la même famille humaine. Ils le savaient, comme lui. Ils le savaient avant lui. Il était connu d'eux, avant qu'il les connût. Car ils étaient déjà les amis d'Olivier. Christophe découvrit que les œuvres de son ami -- (quelques volumes de vers, des essais de critique), -- qui n'étaient à Paris lues que d'un petit nombre, avaient été traduites par ces Italiens et leur étaient familières.
Plus tard, il devait découvrir les distances infranchissables qui séparaient ces âmes de celle d'Olivier. Dans leur façon de juger les autres, ils restaient uniquement italiens, enracinés dans la pensée de leur race. De bonne foi, ils ne cherchaient dans les œuvres étrangères que ce que voulait y trouver leur instinct national ; souvent, ils n'en prenaient que ce qu'ils y avaient mis d'eux-mêmes, à leur insu. Critiques médiocres et piètres psychologues, ils étaient trop entiers, pleins d'eux-mêmes et de leurs passions, même quand ils étaient épris de la vérité. L'idéalisme italien ne sait pas s'oublier ; il ne s'intéresse point aux rêves impersonnels du Nord ; il ramène tout à soi, à ses désirs, à son orgueil de race, qu'il transfigure. Consciemment ou non, il travaille toujours pour la terza Roma. Il faut convenir que, pendant des siècles, il ne s'est pas donné grand mal pour la réaliser ! Ces beaux Italiens, bien taillés pour l'action, n'agissent que par passion, et se lassent vite d'agir ; mais, quand la passion souffle, elle les soulève plus haut que tous les autres peuples : on l'a vu par l'exemple de leur Risorgimento. -- C'était un de ces grands vents qui commençait à passer sur la jeunesse italienne de tous les partis : nationalistes, socialistes, néocatholiques, libres idéalistes, tous Italiens irréductibles, tous, d'espoir et de vouloir, citoyens de la Rome impériale, reine de l'univers.
Tout d'abord, Christophe ne remarqua que leur généreuse ardeur et les communes antipathies qui l'unissaient à eux. Ils ne pouvaient manquer de s'entendre avec lui, dans le mépris de la société mondaine, à laquelle Christophe gardait rancune des préférences de Grazia. Ils haïssaient plus que lui cet esprit de prudence, cette apathie, ces compromis et ces arlequinades, ces choses dites à moitié, ces pensées amphibies, ce subtil balancement entre toutes les possibilités, sans se décider pour aucune. Robustes autodidactes, qui s'étaient faits de toutes pièces, et qui n'avaient pas eu les moyens ni le loisir de se donner le dernier coup de rabot, ils outraient volontiers leur rudesse naturelle et leur ton un peu âpre de contadini mal dégrossis. Ils voulaient être entendus. Ils voulaient être combattus. Tout, plutôt que l'indifférence ! Ils eussent, pour réveiller les énergies de leur race, consenti joyeusement à en être les premières victimes.
En attendant, ils n'étaient pas aimés et ils ne faisaient rien pour l'être. Christophe eut peu de succès, quand il voulut parler à Grazia de ses nouveaux amis. Ils étaient déplaisants à cette nature éprise de mesure et de paix. Il fallait bien reconnaître avec elle qu'ils avaient une façon de soutenir les meilleures causes, qui donnait envie parfois de s'en déclarer l'ennemi. Ils étaient ironiques et agressifs, d'une dureté de critique qui touchait à l'insulte, même avec des gens qu'ils ne voulaient point blesser. Ils étaient trop sûrs d'eux-mêmes, trop pressés de généraliser, d'affirmer brutalement. Arrivés à l'action publique, avant d'être arrivés à la maturité de leur développement, ils passaient d'un engouement à l'autre, avec la même intolérance. Passionnément sincères, se donnant tout entiers, sans rien économiser, ils étaient consumés par leur excès d'intellectualisme, par leur labeur précoce et forcené. Il n'est pas sain pour de jeunes pensées au sortir de la gousse, de s'exposer au soleil cru. L'âme en reste brûlée. Rien ne se fait de fécond qu'avec le temps et le silence. Le temps et le silence leur avaient manqué. C'est le malheur de trop de talents italiens. L'action violente et hâtive est un alcool. L'intelligence qui y a goûté a peine ensuite à s'en déshabituer ; et sa croissance normale risque d'en rester faussée pour toujours.
Christophe appréciait la fraîcheur acide de cette verte franchise, par contraste avec la fadeur des gens du juste milieu, des vie di mezzo, qui ont une peur éternelle de se compromettre et un subtil talent de ne dire ni oui ni non. Mais bientôt, il dut convenir que ces derniers, avec leur intelligence calme et courtoise, avaient aussi leur prix. L'état de perpétuel combat où vivaient ses amis était lassant. Christophe croyait de son devoir d'aller chez Grazia, afin de les défendre. Il y allait parfois, afin de les oublier. Sans doute, ils lui ressemblaient. Ils lui ressemblaient trop. Ils étaient aujourd'hui ce qu'il avait été, à vingt ans. Et le cours de la vie ne se remonte pas. Au fond, Christophe savait bien qu'il avait dit adieu, pour son compte, à ces violences, et qu'il s'acheminait vers la paix, dont les yeux de Grazia semblaient tenir le secret. Pourquoi donc se révoltait-il contre elle ?... Ah ! c'est qu'il eût voulu, par un égoïsme d'amour, être seul à en jouir. Il ne pouvait souffrir que Grazia en dispensât les bienfaits à tout venant, qu'elle fût prodigue envers tous de son charmant accueil.
Elle lisait en lui ; et, avec son aimable franchise, elle lui dit, un jour :
— Vous m'en voulez d'être comme je suis ? Il ne faut pas m'idéaliser, mon ami. Je suis une femme, je ne vaux pas mieux qu'une autre. Je ne cherche pas le monde ; mais j'avoue qu'il m'est agréable, de même que j'ai plaisir à aller quelquefois à des théâtres pas très bons, à lire des livres insignifiants, que vous dédaignez, mais qui me reposent et qui m'amusent. Je ne puis me refuser à rien.
— Comment pouvez-vous supporter ces imbéciles ?
— La vie m'a enseigné à n'être pas difficile. On ne doit pas trop lui demander. C'est déjà beaucoup, je vous assure, quand on a affaire à de braves gens, pas méchants, assez bons... (naturellement, à condition de ne rien attendre d'eux ! Je sais bien que si j'en avais besoin, je n'en trouverais plus beaucoup...) Pourtant, ils me sont attachés ; et quand je rencontre un peu de réelle affection, je fais bon marché du reste. Vous m'en voulez, n'est-ce pas ? Pardonnez-moi d'être médiocre. Je sais faire du moins la différence de ce qu'il y a de meilleur et de moins bon en moi. Et ce qui est avec vous, c'est le meilleur.
— Je voudrais tout, dit-il, d'un ton boudeur.
Il sentait bien, pourtant, qu'elle disait vrai. Il était si sûr de son affection qu'après avoir hésité pendant des semaines, un jour il lui demanda :
— Est-ce que vous ne voudrez jamais... ?
— Quoi donc ?
— Être à moi.
Il se reprit :
— ... que je sois à vous ?
Elle sourit :
— Mais vous êtes à moi, mon ami.
— Vous savez bien ce que je veux dire.
Elle était un peu troublée ; mais elle lui prit les mains et le regarda franchement :
— Non, mon ami, dit-elle avec tendresse.
Il ne put parler. Elle vit qu'il était affligé.
— Pardon, je vous fais de la peine. Je savais que vous me diriez cela. Il faut nous parler en toute vérité, comme de bons amis.
— Des amis, dit-il tristement. Rien de plus ?
— Ingrat ! Que voulez-vous de plus ? M'épouser !... Vous souvenez-vous d'autrefois, lorsque vous n'aviez d'yeux que pour ma belle cousine ? J'étais triste alors que vous ne compreniez pas ce que je sentais pour vous. Toute notre vie aurait pu être changée. Maintenant, je pense que c'est mieux, ainsi ; c'est mieux que nous n'ayons pas exposé notre amitié à l'épreuve de la vie en commun, de cette vie quotidienne, où ce qu'il y a de plus pur finit par s'avilir...
— Vous dites cela, parce que vous m'aimez moins.
— Oh ! non, je vous aime toujours autant.
— Ah ! c'est la première fois que vous me le dites.
— Il ne faut plus qu'il y ait rien de caché entre nous. Voyez-vous, je ne crois plus beaucoup au mariage. Le mien, je le sais, n'est pas un exemple suffisant. Mais j'ai réfléchi et regardé autour de moi. Ils sont rares, les mariages heureux. C'est un peu contre nature. On ne peut enchaîner ensemble les volontés de deux êtres qu'en mutilant l'une d'elles, sinon toutes les deux ; et ce ne sont même point là, peut-être, des souffrances où l'âme ait profit à être trempée.
— Ah ! dit-il, j'y vois une si belle chose, au contraire, l'union de deux sacrifices, deux âmes mêlées en une !
— Une belle chose, dans votre rêve. En réalité, vous souffririez plus que qui que ce soit.
— Quoi ! vous croyez que je ne pourrai jamais avoir une femme, une famille, des enfants ?... Ne me dites pas cela ! Je les aimerais tant ! Vous ne croyez pas ce bonheur possible pour moi ?
— Je ne sais pas. Je ne crois pas... Peut-être avec une bonne femme, pas très intelligente, pas très belle, qui vous serait dévouée, et ne vous comprendrait pas.
— Que vous êtes mauvaise !... Mais vous avez tort de vous moquer. C'est bon, une bonne femme, même qui n'a pas d'esprit.
— Je crois bien ! Voulez-vous que je vous en trouve une ?
— Taisez-vous, je vous prie, vous me percez le cœur. Comment pouvez-vous parler ainsi ?
— Qu'est-ce que j'ai dit ?
— Vous ne m'aimez donc pas du tout, pas du tout, pour penser à me marier avec une autre ?
— Mais c'est au contraire parce que je vous aime, que je serais heureuse de faire ce qui pourrait vous rendre heureux.
— Alors, si c'est vrai...
— Non, non, n'y revenez pas ! Je vous dis que ce serait votre malheur...
— Ne vous inquiétez pas de moi. Je jure d'être heureux ! Mais dites la vérité : vous croyez que vous, vous seriez malheureuse avec moi ?
— Oh ! malheureuse ? mon ami, non. Je vous estime et je vous admire trop, pour être jamais malheureuse avec vous... Et puis, je vous dirai : je crois bien que rien ne pourrait me rendre tout à fait malheureuse, à présent. J'ai vu trop de choses, je suis devenue philosophe... Mais à parler franchement -- (n'est-ce pas ? vous me le demandez, vous ne vous fâcherez pas ?) -- eh bien, je connais ma faiblesse, je serais peut-être assez sotte, au bout de quelques mois, pour n'être pas tout à fait heureuse avec vous ; et cela, je ne le veux pas, justement parce que j'ai pour vous la plus sainte affection ; et je ne veux pas que rien au monde puisse la ternir.
Lui, tristement :
— Oui, vous dites ainsi, pour m'adoucir la pilule. Je vous déplais. Il y a des choses, en moi, qui vous sont odieuses.
— Mais non, je vous assure ! N'ayez pas l'air si penaud. Vous êtes un bon et cher homme.
— Alors, je ne comprends plus. Pourquoi ne pourrions-nous pas nous convenir ?
— Parce que nous sommes trop différents, d'un caractère trop accusé, tous deux, trop personnels.
— C'est pour cela que je vous aime.
— Moi aussi. Mais c'est aussi pour cela que nous nous trouverions en conflit.
— Mais non !
— Mais si ! Ou bien, comme je sais que vous valez plus que moi, je me reprocherais de vous gêner, avec ma petite personnalité ; et alors, je l'étoufferais, je me tairais, et je souffrirais.
Les larmes viennent aux yeux de Christophe.
— Oh ! cela, je ne veux point. Jamais ! J'aime mieux tous les malheurs, plutôt que vous souffriez par ma faute, pour moi.
— Mon ami, ne vous affectez pas... Vous savez, je dis ainsi, je me flatte peut-être... Peut-être que je ne serais pas assez bonne pour me sacrifier à vous.
— Tant mieux !
— Mais alors, c'est vous que je sacrifierais, et c'est moi qui me tourmenterais, à mon tour... Vous voyez bien, c'est insoluble, d'un côté comme de l'autre. Restons comme nous sommes. Est-ce qu'il y a quelque chose de meilleur que notre amitié ?
Il hoche la tête, en souriant avec un peu d'amertume.
— Oui, tout cela, c'est qu'au fond vous n'aimez pas assez.
Elle sourit aussi, gentiment, un peu mélancolique. Elle dit avec un soupir :
— Peut-être. Vous avez raison. Je ne suis plus toute jeune, mon ami. Je suis lasse. La vie use, quand on n'est pas très fort, comme vous... Oh ! vous, il y a des moments, quand je vous regarde, vous avez l'air d'un gamin de dix-huit ans.
— Hélas ! avec cette vieille tête, ces rides, ce teint flétri !
— Je sais bien que vous avez souffert, autant que moi, peut-être plus. Je le vois. Mais vous me regardez quelquefois, avec des yeux d'adolescent ; et je sens sourdre de vous un flot de vie toute fraîche. Moi, je me suis éteinte. Quand je pense, hélas ! à mon ardeur d'autrefois ! Comme dit l'autre, c'était le bon temps, j'étais bien malheureuse ! À présent, je n'ai plus assez de force pour l'être. Je n'ai qu'un filet de vie. Je ne serais plus assez téméraire pour oser l'épreuve du mariage. Ah ! autrefois, autrefois !... Si quelqu'un que je connais m'avait fait signe !...
— Eh bien, eh bien, dites...
— Non, ce n'est pas la peine...
— Ainsi, autrefois, si j'avais... Oh ! mon Dieu !
— Quoi ! si vous aviez ? Je n'ai rien dit.
— J'ai compris. Vous êtes cruelle.
— Eh bien, autrefois, j'étais folle, voilà tout.
— Ce que vous dites là est encore pis.
— Pauvre Christophe ! Je ne puis dire un mot qui ne lui fasse du mal. Je ne dirai donc plus rien.
— Mais si ! Dites-moi... Dites quelque chose !...
— Quoi ?
— Quelque chose de bon.
Elle rit.
— Ne riez pas.
— Et vous, ne soyez pas triste.
— Comment voulez-vous que je ne le sois pas ?
— Vous n'en avez pas de raison, je vous assure.
— Pourquoi ?
— Parce que vous avez une amie qui vous aime bien.
— C'est vrai ?
— Si je vous le dis, ne le croyez-vous pas ?
— Dites-le encore !
— Vous ne serez plus triste, alors ? Vous ne serez plus insatiable ? Vous saurez vous contenter de notre chère amitié ?
— Il le faut bien !
— Ingrat ! ingrat ! Et vous dites que vous m'aimez ! Au fond, je crois que je vous aime plus que vous m'aimez.
— Ah ! si cela se pouvait !
Il dit cela, d'un tel élan d'égoïsme amoureux qu'elle rit. Lui aussi. Il insistait :
— Dites !...
Un instant, elle se tut, le regarda, puis soudain approcha son visage de celui de Christophe, et l'embrassa. Cela fut si inattendu ! Il en fut bouleversé d'émotion. Il voulut la serrer dans ses bras. Déjà, elle s'était dégagée. À la porte du salon, elle le regarda, un doigt sur ses lèvres, faisant : « Chut ! » -- et disparut.
À partir de ce jour, il ne lui reparla plus de son amour, et il fut moins gêné dans ses relations avec elle. À des alternatives de silence guindé et de violences mal comprimées succéda une intimité simple et recueillie. C'est le bienfait de la franchise en amitié. Plus de sous-entendus, plus d'illusions ni de craintes. Ils connaissaient, chacun, le fond de la pensée de l'autre. Lorsque Christophe se retrouvait avec Grazia dans la société des indifférents qui l'irritaient, quand l'impatience le reprenait d'entendre son amie échanger avec eux de ces choses un peu niaises, qui sont l'ordinaire des salons, elle s'en apercevait, le regardait, souriait. C'était assez, il savait qu'ils étaient ensemble ; et la paix redescendait en lui.
La présence de ce qu'on aime arrache à l'imagination son dard envenimé ; la fièvre du désir tombe ; l'âme s'absorbe dans la chaste possession de la présence aimée. -- Grazia rayonnait d'ailleurs sur ceux qui l'entouraient le charme silencieux de son harmonieuse nature. Toute exagération, même involontaire, d'un geste ou d'un accent, la blessait, comme quelque chose qui n'était pas simple et qui n'était pas beau. Par là, elle agit à la longue sur Christophe. Après avoir rongé le frein mis à ses emportements, il y gagna peu à peu une maîtrise de soi, une force d'autant plus grande qu'elle ne se dépensait plus en vaines violences.
Leurs âmes se mêlaient. Le demi-sommeil de Grazia, souriante en son abandon à la douceur de vivre, se réveillait au contact de l'énergie morale de Christophe. Elle se prit, pour les choses de l'esprit, d'un intérêt plus direct et moins passif. Elle, qui ne lisait guère, qui relisait plutôt indéfiniment les mêmes vieux livres avec une affection paresseuse, elle commença d'éprouver la curiosité d'autres pensées et bientôt leur attrait. La richesse du monde d'idées modernes, qu'elle n'ignorait pas, mais où elle n'avait aucun goût à s'aventurer seule, ne l'intimidait plus, maintenant qu'elle avait, pour l'y guider, un compagnon. Insensiblement, elle se laissait amener, tout en s'en défendant, à comprendre cette jeune Italie, dont les ardeurs iconoclastes lui avaient longtemps déplu.
Mais le bienfait de cette mutuelle pénétration des âmes était surtout pour Christophe. On a souvent observé qu'en amour, le plus faible des deux est celui qui donne le plus : non que l'autre aime moins ; mais plus fort, il faut qu'il prenne davantage. Ainsi, Christophe s'était enrichi déjà de l'esprit d'Olivier. Mais son nouveau mariage mystique était bien plus fécond : car Grazia lui apportait en dot le trésor le plus rare, que jamais Olivier n'avait possédé : la joie. La joie de l'âme et des yeux. La lumière. Le sourire de ce ciel latin, qui baigne la laideur des plus humbles choses, qui fleurit les pierres des vieux murs, et communique à la tristesse même son calme rayonnement.
Elle avait pour allié le printemps renaissant. Le rêve de la vie nouvelle couvait dans la tiédeur de l'air engourdi. La jeune verdure se mariait aux oliviers gris d'argent. Sous les arcades rouge sombre des aqueducs ruinés, fleurissaient des amandiers blancs. Dans la campagne réveillée ondulaient les flots d'herbe et les flammes des pavots triomphants. Sur les pelouses des villas coulaient des ruisseaux d'anémones et des nappes de violettes. Les glycines grimpaient autour des pins parasols ; et le vent qui passait sur la ville apportait le parfum des roses du Palatin.
Ils se promenaient ensemble. Quand elle consentait à sortir de sa torpeur d'Orientale, où elle s'absorbait pendant des heures, elle devenait tout autre ; elle aimait à marcher : grande, les jambes longues, la taille robuste et flexible, elle avait la silhouette d'une Diane de Primatice. -- Le plus souvent, ils allaient à une de ces villas, épaves du naufrage où la splendide Rome du settecento a sombré sous les flots de la barbarie piémontaise. Ils avaient une prédilection pour la villa Mattei, ce promontoire de la Rome antique, au pied duquel viennent mourir les dernières vagues de la Campagne déserte. Ils suivaient l'allée de chênes, dont la voûte profonde encadre la chaîne bleue, la suave chaîne Albaine, qui s'enfle doucement comme un cœur qui palpite. Rangées le long du chemin, des tombes d'époux romains montraient, à travers le feuillage, leurs faces mélancoliques, et la fidèle étreinte de leurs mains. Ils s'asseyaient au bout de l'allée, sous un berceau de roses, adossés à un sarcophage blanc. Devant eux, le désert. Paix profonde. Le chuchotement d'une fontaine aux gouttes lentes, qui semblait expirer de langueur... Ils causaient à mi-voix. Le regard de Grazia s'appuyait avec confiance sur celui de l'ami. Christophe disait sa vie, ses luttes, ses peines passées ; elles n'avaient plus rien de triste. Près d'elle, sous son regard, tout était simple, tout était comme cela devait être... À son tour, elle racontait. Il entendait à peine ce qu'elle disait ; mais nulle de ses pensées n'était perdue pour lui. Il épousait son âme. Il voyait avec ses yeux. Il voyait partout ses yeux, ses yeux tranquilles où brûlait un feu profond ; il les voyait dans les beaux visages mutilés des statues antiques et dans l'énigme de leurs regards muets ; il les voyait dans le ciel de Rome, qui riait amoureusement autour des cyprès laineux et entre les doigts des lecci, noirs, luisants, criblés des flèches du soleil.
Par les yeux de Grazia, le sens de l'art latin s'infiltra dans son cœur. Jusque-là, Christophe était demeuré indifférent aux œuvres italiennes. L'idéaliste barbare, le grand ours qui venait de la forêt germanique, n'avait pas encore appris à goûter la saveur voluptueuse des beaux marbres dorés comme un rayon de miel. Les antiques du Vatican lui étaient franchement hostiles. Il avait du dégoût pour ces têtes stupides, ces proportions efféminées ou massives, ce modelé banal et arrondi, ces Gitons et ces gladiateurs. À peine quelques statues-portraits trouvaient-elles grâce à ses yeux ; et leurs modèles étaient sans intérêt pour lui. Il n'était pas beaucoup plus tendre pour les Florentins blêmes et leurs grimaces, pour les madones malades, les Vénus préraphaélites, pauvres de sang, phtisiques, maniérées et rongées. Et la stupidité bestiale des matamores et des athlètes rouges et suants, qu'a lâchés sur le monde l'exemple de la Sixtine, lui semblait de la chair à canon. Pour le seul Michel-Ange, il avait une piété secrète, pour ses souffrances tragiques, pour son mépris divin, et pour le sérieux de ses chastes passions. Il aimait d'amour pur et barbare, comme fut celui du maître, la religieuse nudité de ses adolescents, ses vierges fauves et farouches, telles des bêtes traquées, l'Aurore douloureuse, la Madone, aux yeux sauvages, dont l'enfant mord le sein, et la belle Lia, qu'il eût voulue pour femme. Mais dans l'âme du héros tourmenté, il ne trouvait rien de plus que l'écho magnifié de la sienne.
Grazia lui ouvrit les portes d'un monde d'art nouveau. Il entra dans la sérénité souveraine de Raphaël et de Titien. Il vit la splendeur impériale du génie classique, qui règne, comme un lion, sur l'univers des formes conquis et maîtrisé. La foudroyante vision du grand Vénitien, qui va droit jusqu'au cœur et fend de son éclair les brouillards incertains dont se voile la vie, la toute-puissance dominatrice de ces esprits latins, qui savent non seulement vaincre, mais se vaincre soi-même, qui s'imposent, vainqueurs, la plus stricte discipline, et, sur le champ de bataille, savent parmi les dépouilles de l'ennemi terrassé choisir exactement et emporter leur proie, -- les portraits olympiens et les Stanze de Raphaël, remplirent le cœur de Christophe d'une musique plus riche que celle de Wagner. Musique des lignes sereines, des nobles architectures, des groupes harmonieux. Musique qui rayonne de la beauté parfaite du visage, des mains, des pieds charmants, des draperies et des gestes. Intelligence. Amour. Ruisseau d'amour qui sourd des âmes et des corps de ces adolescents. Puissance de l'esprit et de la volupté. Jeune tendresse, ironique sagesse, odeur obsédante et chaude de la chair amoureuse, sourire lumineux où les ombres s'effacent, où la passion s'endort. Forces frémissantes de la vie qui se cabrent et que dompte, comme les chevaux du Soleil, la main calme du maître...
Et Christophe se demandait :
— « Est-il donc impossible d'unir, comme ils on fait, la force et la paix romaines ? Aujourd'hui, les meilleurs n'aspirent à l'une des deux qu'au détriment de l'autre. De tous, les Italiens semblent avoir le plus perdu le sens de cette harmonie, que Poussin, que Lorrain, que Gœthe ont entendue. Faut-il, une fois de plus, qu'un étranger leur en révèle le prix ?... Et qui l'enseignera à nos musiciens ? La musique n'a pas eu encore son Raphaël. Mozart n'est qu'un enfant, un petit bourgeois allemand, qui a les mains fiévreuses et l'âme sentimentale, et qui dit trop de mots et qui fait trop de gestes, et qui parle et qui pleure et qui rit, pour un rien. Et ni Bach le gothique, ni le Prométhée de Bonn, qui lutte avec le vautour, ni sa postérité de Titans qui entassent Pélion sur Ossa et invectivent contre le ciel, n'ont jamais entrevu le sourire du Dieu... »
Depuis qu'il l'avait vu, Christophe rougissait de sa propre musique ; ses agitations vaines, ses passions boursouflées, ses plaintes indiscrètes, cet étalage de soi, ce manque de mesure, lui paraissaient à la fois pitoyables et honteux. Un troupeau sans berger, un royaume sans roi. -- Il faut être le roi de l'âme tumultueuse...
Durant ces mois, Christophe semblait avoir oublié la musique. Il n'en sentait pas le besoin. Son esprit, fécondé par Rome, était en gestation. Il passait les journées dans un état de songe et de demi-ivresse. La nature, comme lui, était en ce premier printemps, où se mêle à la langueur du réveil un vertige voluptueux. Elle et lui, ils rêvaient, enlacés, ainsi que des amants qui, dans le sommeil, s'étreignent. L'énigme fiévreuse de la Campagne ne lui était plus hostile ; il s'était rendu maître de sa beauté tragique ; il tenait dans ses bras Déméter endormie.
Au cours du mois d'Avril, il reçut de Paris la proposition de venir diriger une série de concerts. Sans l'examiner davantage, il allait refuser ; mais il crut devoir en parler d'abord à Grazia. Il éprouvait une douceur à la consulter sur sa vie ; il se donnait ainsi l'illusion qu'elle la partageait.
Elle lui causa, cette fois, une grande déception. Elle se fit expliquer bien posément l'affaire ; puis, elle lui conseilla d'accepter. Il en fut attristé ; il y vit la preuve de son indifférence.
Grazia n'était peut-être pas sans regrets de donner ce conseil. Mais pourquoi Christophe le lui demandait-il ? Puisqu'il s'en remettait à elle de décider pour lui, elle se jugeait responsable des actes de son ami. Par suite de l'échange qui s'était fait entre leurs pensées, elle avait pris à Christophe un peu de sa volonté ; il lui avait révélé le devoir et la beauté d'agir. Du moins, elle avait reconnu ce devoir pour son ami ; et elle ne voulait pas qu'il y manquât. Mieux que lui, elle connaissait le pouvoir de langueur que recèle le souffle de cette terre italienne, et qui, tel l'insidieux poison de son tiède scirocco, se glisse dans les veines, endort la volonté. Que de fois elle en avait senti le charme maléfique, sans avoir l'énergie de résister ! Toute sa société était plus ou moins atteinte de cette malaria de l'âme. De plus forts qu'eux, jadis, en avaient été victimes ; elle avait rongé l'airain de la louve romaine. Rome respire la mort : elle a trop de tombeaux. Il est plus sain d'y passer que d'y vivre. On y sort trop facilement du siècle : c'est un goût dangereux pour les forces encore jeunes qui ont une vaste carrière à remplir. Grazia se rendait compte que le monde qui l'entourait n'était pas un milieu vivifiant pour un artiste. Et quoiqu'elle eût pour Christophe plus d'amitié que pour tout autre... (osait-elle se l'avouer ?) elle n'était pas fâchée, au fond, qu'il s'éloignât. Hélas ! il la fatiguait, par tout ce qu'elle aimait en lui, par ce trop-plein d'intelligence, par cette abondance de vie accumulée pendant des années et qui débordait : sa quiétude en était troublée. Et il la fatiguait aussi, peut-être, parce qu'elle sentait toujours la menace de cet amour, beau et touchant, mais obsédant, contre lequel il fallait rester en éveil ; il était plus prudent de le tenir à distance. Elle se gardait bien d'en convenir avec elle-même ; elle ne croyait avoir en vue que l'intérêt de Christophe.
Les bonnes raisons ne lui manquaient pas. Dans l'Italie d'alors, un musicien avait peine à vivre ; l'air lui était mesuré. La vie musicale était comprimée. L'usine du théâtre étendait ses cendres grasses et ses fumées brûlantes sur ce sol, dont naguère les fleurs de musique embaumaient toute l'Europe. Qui refusait de s'enrôler dans l'équipe des vociférateurs, qui ne pouvait ou ne voulait entrer dans la fabrique, était condamné à l'exil ou à vivre étouffé. Le génie n'était nullement tari. Mais on le laissait stagner et se perdre. Christophe avait rencontré plus d'un jeune musicien, chez qui revivait l'âme des maîtres mélodieux de leur race et cet instinct de beauté, qui pénétrait l'art savant et simple du passé. Mais qui se souciait d'eux ? Ils ne pouvaient ni se faire jouer, ni se faire éditer. Nul intérêt pour la pure symphonie. Point d'oreilles pour la musique qui n'a pas le museau graissé de fard !... Alors, ils chantaient pour eux-mêmes, d'une voix découragée, qui finissait par s'éteindre. À quoi bon ? Dormir... -- Christophe n'eût pas demandé mieux que de les aider. En admettant qu'il l'eût pu, leur amour-propre ombrageux ne s'y prêtait pas. Quoi qu'il fît, il était pour eux un étranger ; et pour les Italiens de vieille race, malgré leur accueil affectueux, tout étranger reste, au fond, un barbare. Ils estimaient que la misère de leur art était une question qui devait se régler en famille. Tout en prodiguant à Christophe les marques d'amitié, ils ne l'admettaient pas dans leur famille. -- Que lui restait-il ? Il ne pouvait pourtant pas rivaliser avec eux et leur disputer leur maigre place au soleil !...
Et puis, le génie ne peut se passer d'aliment. Le musicien a besoin de musique, -- de musique à entendre, de musique à faire entendre. Une retraite temporaire a son prix pour l'esprit, qu'elle force au recueillement. À condition qu'il en sorte. La solitude est noble, mais mortelle pour l'artiste qui n'aurait plus la force de s'y arracher. Il faut vivre de la vie de son temps, même bruyante et impure ; il faut incessamment donner et recevoir, et donner, et donner, et recevoir encore... L'Italie, du temps de Christophe, n'était plus ce grand marché de l'art qu'elle fut autrefois, qu'elle redeviendra peut-être. Les foires de la pensée, où s'échangent les âmes des nations, sont au Nord, aujourd'hui. Qui veut vivre doit y vivre.
Christophe, livré à lui-même, eût répugné à rentrer dans la cohue. Mais Grazia sentait plus clairement le devoir de Christophe. Et elle exigeait plus de lui que d'elle. Sans doute parce qu'elle l'estimait plus. Mais aussi, parce que ce lui était plus commode. Elle lui déléguait l'énergie. Elle gardait la quiétude. -- Il n'avait pas le courage de lui en vouloir. Elle était comme Marie, elle avait la meilleure part. À chacun son rôle, dans la vie. Celui de Christophe était d'agir. Elle, il lui suffisait d'être. Il ne lui demandait rien de plus...
Rien, que de l'aimer un peu moins pour lui et un peu plus pour elle. Car il ne lui savait pas beaucoup de gré d'être, dans son amitié, dénuée d'égoïsme, au point de ne penser qu'à l'intérêt de l'ami, -- qui ne demandait qu'à n'y pas penser.
Il partit. Il s'éloigna d'elle. Il ne la quitta point. Comme dit un vieux trouvère, « l'ami ne quitte son amie que quand son âme y consent ».
Le cœur lui faisait mal, quand il arriva à Paris. C'était la première fois qu'il y rentrait, depuis la mort d'Olivier. Jamais il n'avait voulu revoir cette ville. Dans le fiacre qui l'emportait de la gare à l'hôtel, il osait à peine regarder par la portière ; il passa les premiers jours dans sa chambre, sans se décider à sortir. Il avait l'angoisse des souvenirs, qui le guettaient, à la porte. Mais quelle angoisse, au juste ? S'en rendait-il bien compte ? Était-ce, comme il voulait croire, la terreur de les voir ressurgir, avec leur visage vivant ? Ou celle, plus douloureuse, de les retrouver morts ?... Contre ce nouveau deuil, toutes les ruses à demi inconscientes de l'instinct s'étaient armées. C'était pour cette raison -- (il ne s'en doutait peut-être pas) -- qu'il avait choisi son hôtel dans un quartier éloigné de celui qu'il habitait jadis. Et quand, pour la première fois, il se promena dans les rues, quand il dut diriger à la salle de concerts ses répétitions d'orchestre, quand il se retrouva en contact avec la vie de Paris, il continua quelque temps à se fermer les yeux, à ne pas vouloir voir ce qu'il voyait, à ne voir obstinément que ce qu'il avait vu jadis. Il se répétait d'avance :
— « Je connais cela, je connais cela... »
En art comme en politique, la même anarchie intolérante, toujours. Sur la place, la même Foire. Seulement, les acteurs avaient changé de rôles. Les révolutionnaires de son temps étaient devenus des bourgeois ; les surhommes, des hommes à la mode. Les indépendants d'autrefois essayaient d'étouffer les indépendants d'aujourd'hui. Les jeunes d'il y a vingt ans étaient à présent plus conservateurs que les vieux qu'ils combattaient naguère ; et leurs critiques refusaient le droit de vivre aux nouveaux venus. En apparence, rien n'était différent.
Et tout avait changé...
« Mon amie, pardonnez-moi ! Vous êtes bonne de ne pas m'en avoir voulu de mon silence. Votre lettre m'a fait un grand bien. J'ai passé quelques semaines dans un terrible désarroi. Tout me manquait. Je vous avais perdue. Ici, le vide affreux de ceux que j'ai perdus. Tous les anciens amis dont je vous ai parlé, disparus. Philomèle -- (vous vous souvenez de la voix qui chantait, en ce soir triste et cher où, errant parmi la foule d'une fête, je revis dans un miroir vos yeux qui me regardaient) -- Philomèle a réalisé son rêve raisonnable : un petit héritage lui est venu ; elle est en Normandie ; elle possède une ferme qu'elle dirige. M. Arnaud a pris sa retraite ; il est retourné avec sa femme dans leur province, une petite ville du côté d'Angers. Des illustres de mon temps, beaucoup sont morts ou se sont effondrés ; seuls, quelques vieux mannequins, qui jouaient il y a vingt ans les jeunes premiers de l'art et de la politique, les jouent encore aujourd'hui, avec le même faux visage. En dehors de ces masques, je ne reconnaissais personne. Ils me faisaient l'effet de grimacer sur un tombeau. C'était un sentiment affreux. -- De plus, les premiers temps après mon arrivée, j'ai souffert physiquement de la laideur des choses, de la lumière grise du Nord, au sortir de votre soleil d'or ; l'entassement des maisons blafardes, la vulgarité de lignes de certains dômes, de certains monuments, qui ne m'avait jamais frappé jusque-là, me blessait cruellement. L'atmosphère morale ne m'était pas plus agréable.
« Pourtant, je n'ai pas à me plaindre des Parisiens. L'accueil que j'ai trouvé ne ressemble guère à celui que je reçus autrefois. Il paraît que, pendant mon absence, je suis devenu une manière de célébrité. Je ne vous en parle pas, je sais ce qu'elle vaut. Toutes les choses aimables que ces gens disent ou écrivent sur moi me touchent ; je leur en suis obligé. Mais que vous dirai-je ? Je me sentais plus près de ceux qui me combattaient autrefois que de ceux qui me louent aujourd'hui... La faute en est à moi, je le sais. Ne me grondez pas ! J'ai eu un moment de trouble. Il fallait s'y attendre. Maintenant, c'est fini. J'ai compris. Oui, vous avez eu raison de me renvoyer parmi les hommes. J'étais en train de m'ensabler dans ma solitude. Il est malsain de jouer les Zarathoustra. Le flot de la vie s'en va, s'en va de nous. Vient un moment, où l'on n'est plus qu'un désert. Pour creuser jusqu'au fleuve un nouveau chenal dans le sable, il faut bien des journées de fatigue. -- C'est fait. Je n'ai plus le vertige. J'ai rejoint le courant. Je regarde et je vois...
« Mon amie, quel peuple étrange que ces Français ! Il y a vingt ans, je les croyais finis... Ils recommencent. Mon cher compagnon Jeannin me l'avait bien prédit. Mais je le soupçonnais de se faire illusion. Le moyen d'y croire, alors ! La France était, comme leur Paris, pleine de démolitions, de plâtras et de trous. Je disais : « Ils ont tout détruit... Quelle race de rongeurs ! » -- Une race de castors. Dans l'instant qu'on les croit acharnés sur des ruines, avec ces ruines mêmes ils posent les fondations d'une ville nouvelle. Je le vois à présent que les échafaudages s'élèvent de tous côtés...
« Wenn ein Ding geschehen,
Selbst die Narren es verstehen...[2]
« À la vérité, c'est toujours le même désordre français. Il faut y être habitué pour reconnaître, dans la cohue qui se heurte en tous sens, les équipes d'ouvriers qui vont chacune à sa tâche. Ce sont des gens, comme vous savez, qui ne peuvent rien faire sans crier sur les toits ce qu'ils font. Ce sont aussi des gens qui ne peuvent rien faire, sans dénigrer ce que les voisins font. Il y a de quoi troubler les têtes les plus solides. Mais quand on a vécu, ainsi que moi, près de dix ans chez eux, on n'est plus dupe de leur vacarme. On s'aperçoit que c'est leur façon de s'exciter au travail. Tout en parlant, ils agissent ; et, chacun des chantiers bâtissant sa maison, il se trouve qu'à la fin la ville est rebâtie. Le plus fort, c'est que l'ensemble des constructions n'est pas trop discordant. Ils ont beau soutenir des thèses opposées, ils ont tous la caboche faite de même. De sorte que, sous leur anarchie, il y a des instincts communs, il y a une logique de race qui leur tient lieu de discipline, et que cette discipline est peut-être, au bout du compte, plus solide que celle d'un régiment prussien.
« C'est partout le même élan, la même fièvre de bâtisse : en politique, où socialistes et nationalistes travaillent à l'envi à resserrer les rouages du pouvoir relâché ; en art, dont les uns veulent refaire un vieil hôtel aristocratique pour des privilégiés, les autres un vaste hall ouvert aux peuples, où chante l'âme collective : reconstructeurs du passé, constructeurs de l'avenir. Quoi qu'ils fassent d'ailleurs, ces ingénieux animaux refont toujours les mêmes cellules. Leur instinct de castors ou d'abeilles leur fait, à travers les siècles, accomplir les mêmes gestes, retrouver les mêmes formes. Les plus révolutionnaires sont peut-être, à leur insu, ceux qui se rattachent aux traditions les plus anciennes. J'ai trouvé dans les syndicats et chez les plus marquants des jeunes écrivains, des âmes du moyen âge.
« Maintenant que je me suis réhabitué à leurs façons tumultueuses, je les regarde travailler, avec plaisir. Parlons franc : je suis un trop vieil ours, pour me sentir jamais à l'aise dans aucune de leurs maisons ; j'ai besoin de l'air libre. Mais quels bons travailleurs ! C'est leur plus haute vertu. Elle relève les plus médiocres et les plus corrompus. Et puis, chez leurs artistes, quel sens de la beauté ! Je le remarquais moins autrefois. Vous m'avez appris à voir. Mes yeux se sont ouverts, à la lumière de Rome. Vos hommes de la Renaissance m'ont fait comprendre ceux-ci. Une page de Debussy, un torse de Rodin, une phrase de Suarès, sont de la même lignée que vos cinquecentisti.
« Ce n'est pas que beaucoup de choses ne me déplaisent ici. J'ai retrouvé mes vieilles connaissances de la foire sur la Place, qui m'ont jadis causé tant de saintes colères. Ils n'ont guère changé. Mais moi, hélas ! j'ai changé. Je n'ose plus être sévère. Quand je me sens l'envie de juger durement l'un d'entre eux, je me dis : « Tu n'en as pas le droit. Tu as fait pis que ces hommes, toi qui te croyais fort. » J'ai appris aussi à voir que rien n'existait d'inutile, et que les plus vils ont leur rôle dans le plan de la tragédie. Les dilettantes dépravés, les fétides amoralistes, ont accompli leur tâche de termites : il fallait démolir la masure branlante, avant de réédifier. Les Juifs ont obéi à leur mission sacrée, qui est de rester, à travers les autres races, le peuple étranger, le peuple qui tisse, d'un bout à l'autre du monde, le réseau de l'unité humaine. Ils abattent les barrières intellectuelles des nations, pour faire le champ libre à la Raison divine. Les pires corrupteurs, les destructeurs ironiques qui ruinent nos croyances du passé, qui tuent nos morts bien-aimés, travaillent, sans le savoir, à l'œuvre sainte, à la nouvelle vie. C'est de la même façon que l'intérêt féroce des banquiers cosmopolites, au prix de combien de désastres ! édifie, qu'ils le veuillent ou non, l'unité future du monde, côte à côte avec les révolutionnaires qui les combattent, et bien plus sûrement que les niais pacifistes.
« Vous le voyez, je vieillis. Je ne mords plus. Mes dents sont usées. Quand je vais au théâtre, je ne suis plus de ces spectateurs naïfs qui apostrophent les acteurs et insultent le traître.
« Grâce tranquille, je ne vous parle que de moi ; et pourtant je ne pense qu'à vous. Si vous saviez combien mon moi m'importune ! Il est oppressif et absorbant. C'est un boulet, que Dieu m'a attaché au cou. Comme j'aurais voulu le déposer à vos pieds ! Mais le triste cadeau !... Vos pieds sont faits pour fouler la terre douce et le sable qui chante sous les pas. Je les vois, ces chers pieds, nonchalamment qui passent sur les pelouses parsemées d'anémones... (Êtes-vous retournée à la villa Doria ?)... Les voici déjà las ! Je vous vois maintenant à demi étendue dans votre retraite favorite, au fond de votre salon, accoudée, tenant un livre que vous ne lisez pas. Vous m'écoutez avec bonté, sans faire bien attention à ce que je vous dis : car je suis ennuyeux ; et, pour prendre patience, de temps en temps, vous retournez à vos propres pensées ; mais vous êtes courtoise et, veillant à ne pas me contrarier, lorsqu'un mot par hasard vous fait revenir de très loin, vos yeux distraits se hâtent de prendre un air intéressé. Et moi, je suis aussi loin que vous de ce que je dis ; moi aussi, j'entends à peine le bruit de mes paroles ; et tandis que j'en suis le reflet sur votre beau visage, j'écoute au fond de moi de tout autres paroles, que je ne vous dis pas. Celles-là, Grâce tranquille, tout au rebours des autres, vous les entendez bien ; mais vous faites semblant de ne pas les entendre.
« Adieu. Je crois que vous me reverrez, sous peu. Je ne languirai pas ici. Qu'y ferais-je, à présent que mes concerts sont donnés ? -- J'embrasse vos enfants, sur leurs bonnes petites joues. L'étoffe en est la vôtre. Il faut bien se contenter !...
Christophe. »
« Grâce tranquille » répondit :
« Mon ami, j'ai reçu votre lettre dans le petit coin du salon, que vous vous rappelez si bien ; et je vous ai lu, comme je sais lire, en laissant de temps en temps votre lettre reposer, et en faisant comme elle. Ne vous moquez pas ! C'était afin qu'elle durât plus longtemps. Ainsi nous avons passé toute une après-midi. Les enfants m'ont demandé ce que je lisais toujours. J'ai dit que c'était une lettre de vous. Aurora a regardé le papier, avec commisération, et elle a dit : « Comme ça doit être ennuyeux d'écrire une si longue lettre ! » J'ai tâché de lui faire comprendre que ce n'était pas un pensum que je vous avais donné, mais une conversation que nous avions ensemble. Elle a écouté sans mot dire, puis elle s'est sauvée avec son frère, pour jouer dans la chambre voisine ; et, quelque temps après, comme Lionello était bruyant, j'ai entendu Aurora qui disait : « Il ne faut pas crier ; maman fait la conversation avec signor Christophe. »
« Ce que vous me dites des Français m'intéresse, et ne me surprend pas. Vous vous souvenez que je vous ai reproché d'être injuste envers eux. On peut ne pas les aimer. Mais quel peuple intelligent ! Il y a des peuples médiocres, que sauve leur bon cœur ou leur vigueur physique. Les Français sont sauvés par leur intelligence. Elle lave toutes leurs faiblesses. Elle les régénère. Quand on les croit tombés, abattus, pervertis, ils retrouvent une nouvelle jeunesse dans la source perpétuellement jaillissante de leur esprit.
« Mais il faut que je vous gronde. Vous me demandez pardon de ne me parler que de vous. Vous êtes un ingannatore [3]. Vous ne me dites rien de vous. Rien de ce que vous avez fait. Rien de ce que vous avez vu. Il a fallu que ma cousine Colette -- (pourquoi n'allez-vous pas la voir ?) -- m'envoyât sur vos concerts des coupures de journaux, pour que je fusse informée de vos succès. Vous ne m'en dites qu'un mot, en passant. Êtes-vous si détaché de tout ?... Ce n'est pas vrai. Dites-moi que cela vous fait plaisir !... Cela doit vous faire plaisir, d'abord parce que cela me fait plaisir. Je n'aime pas à vous voir un air désabusé. Le ton de votre lettre était mélancolique. Il ne faut pas... C'est bien, que vous soyez plus juste pour les autres. Mais ce n'est pas une raison pour vous accabler, comme vous faites, en disant que vous êtes pire que les pires d'entre eux. Un bon chrétien vous louerait. Moi, je vous dis que c'est mal. Je ne suis pas un bon chrétien. Je suis une bonne Italienne, qui n'aime pas qu'on se tourmente avec le passé. Le présent suffit bien. Je ne sais pas au juste tout ce que vous avez pu faire jadis. Vous m'en avez dit quelques mots, et je crois avoir deviné le reste. Ce n'était pas très beau ; mais vous ne m'en êtes pas moins cher. Pauvre Christophe, une femme n'arrive pas à mon âge sans savoir qu'un brave homme est bien faible souvent ! Si on ne savait sa faiblesse, on ne l'aimerait pas autant. Ne pensez plus à ce que vous avez fait. Pensez à ce que vous ferez. Ça ne sert à rien de se repentir. Se repentir, c'est revenir en arrière. Et en bien comme en mal, il faut toujours avancer. Sempre avanti, Savoia !... Si vous croyez que je vais vous laisser revenir à Rome ! Vous n'avez rien à faire ici. Restez à Paris, créez, agissez, mêlez-vous à la vie artistique. Je ne veux pas que vous renonciez. Je veux que vous fassiez de belles choses, je veux qu'elles réussissent, je veux que vous soyez fort, pour aider les jeunes Christophes nouveaux, qui recommencent les mêmes luttes et passent par les mêmes épreuves. Cherchez-les, aidez-les, soyez meilleur pour vos cadets que vos aînés n'ont été pour vous. -- Et enfin, je veux que vous soyez fort, afin que je sache que vous êtes fort : vous ne vous doutez pas de la force que cela me donne à moi-même.
« Je vais presque chaque jour, avec les petits, à la villa Borghèse. Avant-hier, nous avons été, en voiture, à Ponte Molle, et nous avons fait à pied le tour de Monte Mario. Vous calomniez mes pauvres jambes. Elles sont fâchées contre vous. -- « Qu'est-ce qu'il dit, ce monsieur, que nous sommes tout de suite lasses, pour avoir fait dix pas à la villa Doria ? Il ne nous connaît point. Si nous n'aimons pas trop à nous donner de la peine, c'est que nous sommes paresseuses, ce n'est pas que nous ne pouvons pas... » Vous oubliez, mon ami, que je suis une petite paysanne...
« Allez voir ma cousine Colette. Lui en voulez-vous encore ? C'est une bonne femme, au fond. Et elle ne jure plus que par vous. Il paraît que les Parisiennes sont folles de votre musique. Il ne tient qu'à mon ours de Berne d'être un lion de Paris. Avez-vous reçu des lettres ? Vous a-t-on fait des déclarations ? Vous ne me parlez d'aucune femme. Seriez-vous amoureux ? Racontez-moi. Je ne suis pas jalouse.
Votre amie G. »
— « Si vous croyez que je vous sais gré de votre dernière phrase ! Plût à Dieu, Grâce moqueuse, que vous fussiez jalouse ! Mais ne comptez pas sur moi, pour vous apprendre à l'être. Je n'ai aucun béguin pour ces folles Parisiennes, comme vous les appelez. Folles ? Elles voudraient bien l'être. C'est ce qu'elles sont le moins. N'espérez pas qu'elles me tournent la tête. Il y aurait peut-être plus de chances pour cela, si elles étaient indifférentes à ma musique. Mais il est trop vrai, elles l'aiment ; et le moyen de garder des illusions ! Lorsque quelqu'un vous dit qu'il vous comprend, c'est alors qu'on est sûr qu'il ne vous comprendra jamais...
« Ne prenez pas trop au sérieux mes boutades. Les sentiments que j'ai pour vous ne me rendent pas injuste pour les autres femmes. Je n'ai jamais eu plus de vraie sympathie pour elles que depuis que je ne les regarde plus avec des yeux amoureux. Le grand effort qu'elles font, depuis trente ans, pour s'évader de la demi-domesticité dégradante et malsaine, où notre stupide égoïsme d'hommes les parquait, pour leur malheur et pour le nôtre, me semble un des hauts faits de notre époque. Dans une ville comme celle-ci, on apprend à admirer cette nouvelle génération de jeunes filles qui, en dépit de tant d'obstacles, se lancent avec une ardeur candide à la conquête de la science et des diplômes, -- cette science et ces diplômes qui doivent, pensent-elles, les affranchir, leur ouvrir les arcanes du monde inconnu, les faire égales aux hommes !...
« Sans doute, cette foi est illusoire et un peu ridicule. Mais le progrès ne se réalise jamais de la façon qu'on espérait ; il ne s'en réalise pas moins, par de tout autres voies. Cet effort féminin ne sera pas perdu. Il fera des femmes plus complètes, plus humaines, comme elles furent, aux grands siècles. Elles ne se désintéresseront plus des questions vivantes du monde : ce qui était monstrueux, car il n'est pas tolérable qu'une femme, même la plus soucieuse de ses devoirs domestiques, se croie dispensée de songer à ses devoirs dans la cité moderne. Leurs arrière-grand'mères, des temps de Jeanne d'Arc et de Catherine Sforza [4], ne pensaient pas ainsi. La femme s'est étiolée. Nous lui avons refusé l'air et le soleil. Elle nous les reprend, de vive force. Ah ! les braves petites !... Naturellement, de celles qui luttent aujourd'hui, beaucoup mourront, beaucoup seront détraquées. C'est un âge de crise. L'effort est trop violent pour des forces trop amollies. Quand il y a longtemps qu'une plante est sans eau, la première pluie risque de la brûler. Mais quoi ! C'est la rançon de tout progrès. Celles qui viendront après, fleuriront de ces souffrances. Les pauvres petites vierges guerrières d'à présent, dont beaucoup ne se marieront jamais, seront plus fécondes pour l'avenir que les générations de matrones qui enfantèrent avant elles : car d'elles sortira, au prix de leurs sacrifices, la race féminine d'un nouvel âge classique.
« Ce n'est pas dans le salon de votre cousine Colette qu'on a chance de trouver ces laborieuses abeilles. Quelle rage avez-vous de m'envoyer chez cette femme ? Il m'a fallu vous obéir ; mais ce n'est pas bien ! Vous abusez de votre pouvoir. J'avais refusé trois de ses invitations, laissé sans réponse deux lettres. Elle est venue me relancer à une de mes répétitions d'orchestre -- (on essayait ma sixième symphonie). -- Je l'ai vue, pendant l'entr'acte, arriver, le nez au vent, humant l'air, criant : « Ça sent l'amour ! Ah ! comme j'aime cette musique !... »
« Elle a changé, physiquement ; seuls sont restés les mêmes ses yeux de chatte à la prunelle bombée, son nez fantasque qui grimace et a toujours l'air en mouvement. Mais la face élargie, aux os solides, colorée, renforcie. Les sports l'ont transformée. Elle s'y livre, à corps perdu. Son mari, comme vous savez, est un des gros bonnets de l'Automobile-Club et de l'Aéro-Club. Pas un raid d'aviateurs, pas un circuit de l'air ou de la terre, ou de l'eau, auquel les Stevens-Delestrade ne se croient obligés d'assister. Ils sont toujours par voies et par chemins. Nulle conversation possible ; il n'est question, dans leurs entretiens, que de Racing, de Rowing, de Rugby, de Derby. C'est une race nouvelle de gens du monde. Le temps de Pelléas est passé pour les femmes. La mode n'est plus aux âmes. Les jeunes filles arborent un teint rouge, hâlé, cuit par les courses à l'air et les jeux au soleil ; elles vous regardent avec des yeux d'homme ; elles rient d'un rire un peu gros. Le ton est devenu plus brutal et plus cru. Votre cousine dit parfois, tranquillement, des choses énormes. Elle est grande mangeuse, elle qui mangeait à peine. Elle continue de se plaindre de son mauvais estomac, afin de n'en pas perdre l'habitude ; mais elle n'en perd pas non plus un bon coup de fourchette. Elle ne lit rien. On ne lit plus, dans ce monde. Seule, la musique a trouvé grâce. Elle a même profité de la déroute de la littérature. Quand ces gens sont éreintés, la musique leur est un bain turc, vapeur tiède, massage, narguilé. Pas besoin de penser. C'est une transition entre le sport et l'amour. Et c'est aussi un sport. Mais le sport le plus couru, parmi les divertissements esthétiques, est aujourd'hui la danse. Danses russes, danses grecques, danses suisses, danses américaines, on danse tout à Paris : les symphonies de Beethoven, les tragédies d'Eschyle, le Clavecin bien tempéré, les antiques du Vatican, Orphée, Tristan, la Passion, et la gymnastique. Ces gens ont le vertigo.
« Le curieux est de voir comment votre cousine concilie tout ensemble son esthétique, ses sports et son esprit pratique : (car elle a hérité de sa mère son sens des affaires et son despotisme domestique). Tout cela doit former un mélange incroyable ; mais elle s'y trouve à l'aise ; ses excentricités les plus folles lui laissent l'esprit lucide, de même qu'elle garde toujours l'œil et la main sûrs dans ses randonnées vertigineuses en auto. C'est une maîtresse femme ; son mari, ses invités, ses gens, elle mène tout, tambour battant. Elle s'occupe aussi de politique ; elle est pour « Monseigneur » : non que je la croie royaliste ; mais ce lui est un prétexte de plus à se remuer. Et quoiqu'elle soit incapable de lire plus de dix pages d'un livre, elle fait des élections académiques. -- Elle a prétendu me prendre sous sa protection. Vous pensez que cela n'a pas été de mon goût. Le plus exaspérant, c'est que, du fait que je suis venu chez elle afin de vous obéir, elle est convaincue maintenant de son pouvoir sur moi... Je me venge, en lui disant de dures vérités. Elle ne fait qu'en rire ; elle n'est pas embarrassée pour répondre. « C'est une bonne femme, au fond... » Oui, pourvu qu'elle soit occupée. Elle le reconnaît elle-même : si la machine n'avait plus rien à broyer, elle serait prête à tout, à tout, pour lui fournir de l'aliment. -- J'ai été deux fois chez elle. Je n'irai plus, maintenant. C'est assez pour vous prouver ma soumission. Vous ne voulez pas ma mort ? Je sors de là brisé, moulu, courbaturé. La dernière fois que je l'ai vue, j'ai eu, dans la nuit qui a suivi, un cauchemar affreux : je rêvais que j'étais son mari, toute ma vie attaché à ce tourbillon vivant... Un sot rêve, et qui ne doit certes pas tourmenter le vrai mari : car, de tous ceux qu'on voit dans le logis, il est peut-être celui qui reste le moins avec elle ; et quand ils sont ensemble, ils ne parlent que de sport. Ils s'entendent très bien.
« Comment ces gens-là ont-ils fait un succès à ma musique ? Je n'essaie pas de comprendre. Je suppose qu'elle les secoue, d'une façon nouvelle. Ils lui savent gré de les brutaliser. Ils aiment, pour le moment, l'art qui a un corps bien charnu. Mais l'âme qui est dans ce corps, ils ne s'en doutent même pas ; ils passeront de l'engouement d'aujourd'hui à l'indifférence de demain, et de l'indifférence de demain au dénigrement d'après-demain, sans l'avoir jamais connue. C'est l'histoire de tous les artistes, je ne me fais pas d'illusion sur mon succès, je n'en ai pas pour longtemps, et ils me le feront payer. -- En attendant, j'assiste à de curieux spectacles. Le plus enthousiaste de mes admirateurs est... (je vous le donne en mille)... notre ami Lévy-Cœur. Vous vous souvenez de ce joli monsieur, avec qui j'eus autrefois un duel ridicule ? Il fait aujourd'hui la leçon à ceux qui ne m'ont pas compris naguère. Il la fait même très bien. De tous ceux qui parlent de moi, il est le plus intelligent. Jugez de ce que valent les autres. Il n'y a pas de quoi être fier, je vous assure !
« Je n'en ai pas envie. Je suis trop humilié, lorsque j'entends ces ouvrages, dont on me loue. Je m'y reconnais, et je ne me trouve pas beau. Quel miroir impitoyable est une œuvre musicale, pour qui sait voir ! Heureusement qu'ils sont aveugles et sourds. J'ai tant mis dans mes œuvres de mes troubles et de mes faiblesses qu'il me semble parfois commettre une mauvaise action, en lâchant dans le monde ces volées de démons. Je m'apaise, quand je vois le calme du public : il porte une triple cuirasse ; rien ne saurait l'atteindre : sans quoi, je serais damné... Vous me reprochez d'être trop sévère pour moi. C'est que vous ne me connaissez pas, comme je me connais. On voit ce que nous sommes. On ne voit pas ce que nous aurions pu être ; et l'on nous fait honneur de ce qui est bien moins l'effet de nos mérites que des événements qui nous portent et des forces qui nous dirigent. Laissez-moi vous conter une histoire.
« L'autre soir, j'étais entré dans un de ces cafés ou l'on fait d'assez bonne musique, quoique d'étrange façon : avec cinq ou six instruments, complétés d'un piano, on joue toutes les symphonies, les messes, les oratorios. De même, on vend à Rome, chez des marbriers, la chapelle Médicis, comme garniture de cheminée. il paraît que cela est utile à l'art. Pour qu'il puisse circuler à travers les hommes, il faut bien qu'on en fasse de la monnaie de billon [5]. Au reste, à ces concerts, on ne vous trompe pas sur le compte. Les programmes sont copieux, les exécutants consciencieux. J'ai trouvé un violoncelliste, avec qui je me suis lié : ses yeux me rappelaient étrangement ceux de mon père. Il m'a fait le récit de sa vie. Petit-fils de paysan, fils d'un petit fonctionnaire, employé de mairie, dans un village du Nord. On voulut faire de lui un monsieur, un avocat ; on le mit au collège de la ville voisine. Le petit, robuste et rustaud, mal fait pour ce travail appliqué de petit notaire, ne pouvait tenir en cage ; il sautait par-dessus les murs, vaguait à travers les champs, faisait la cour aux filles, dépensait sa grosse force dans des rixes ; le reste du temps, flânait, rêvassait à des choses qu'il ne ferait jamais. Une seule chose l'attirait : la musique. Dieu sait comment ! Nul musicien, parmi les siens, à l'exception d'un grand-oncle, un peu toqué, un de ces originaux de province, dont l'intelligence et les dons, souvent remarquables, s'emploient, dans leur isolement orgueilleux, à des niaiseries de maniaques. Celui-là avait inventé un nouveau système de notation -- (un de plus !) -- qui devait révolutionner la musique ; il prétendait même avoir une sténographie qui permettait de noter à la fois les paroles, le chant et l'accompagnement ; il n'était jamais parvenu lui-même à la relire correctement. Dans la famille, on se moquait du bonhomme ; mais on ne laissait pas d'en être fier. On pensait : « C'est un vieux fou. Qui sait ? Il a peut-être du génie... » -- Ce fut de lui sans doute que la manie musicale se transmit au petit-neveu. Quelle musique pouvait-il bien entendre, dans sa bourgade ?... Mais la mauvaise musique peut inspirer un amour aussi pur que la bonne.
« Le malheur était qu'une telle passion ne semblait pas avouable, dans ce milieu ; et l'enfant n'avait pas la solide déraison du grand-oncle. Il se cachait pour lire les élucubrations du vieux maniaque, qui constituèrent le fond de sa baroque éducation musicale. Vaniteux, craintif devant son père et devant l'opinion, il ne voulait rien dire de ses ambitions, à moins d'avoir réussi. Brave garçon, écrasé par la famille, il fit comme tant de petits bourgeois français, qui n'osant, par faiblesse, tenir tête à la volonté des leurs, s'y soumettent en apparence et vivent dans une cachotterie perpétuelle. Au lieu de suivre son penchant, il s'évertua sans goût au travail qu'on lui avait assigné : incapable d'y réussir, comme d'y échouer avec éclat. Tant bien que mal, il parvint à passer les examens nécessaires. Le principal avantage qu'il y voyait était d'échapper à la double surveillance provinciale et paternelle. Le droit l'assommait ; il était décidé à n'en pas faire sa carrière. Mais tant que son père vécut, il n'osa déclarer sa volonté. Peut-être n'était-il point fâché de devoir attendre encore, avant de prendre parti. Il était de ceux qui, toute leur existence, se leurrent sur ce qu'ils feront plus tard, sur ce qu'ils pourraient faire. Pour le moment, il ne faisait rien. Désorbité, grisé par sa vie nouvelle à Paris, il se livra, avec sa brutalité de jeune paysan, à ses deux passions : les femmes et la musique ; affolé par les concerts, non moins que par le plaisir. Il y perdit des années, sans profiter des moyens qu'il aurait eus de compléter son instruction musicale. Son orgueil ombrageux, son mauvais caractère indépendant et susceptible, l'empêchèrent de suivre aucune leçon, de demander aucun conseil.
« Quand son père mourut, il envoya promener Thémis [6] et Justinien [7]. Il se mit à composer, sans avoir le courage d'acquérir la technique nécessaire. Des habitudes invétérées de flânerie paresseuse et le goût du plaisir l'avaient rendu incapable de tout effort sérieux. Il sentait vivement ; mais sa pensée, comme sa forme, lui échappait ; en fin de compte, il n'exprimait que des banalités. Le pire était qu'il y avait réellement chez ce médiocre quelque chose de grand. J'ai lu deux de ses anciennes compositions. Ça et là, des idées saisissantes, restées à l'état d'ébauches, aussitôt déformées. Des feux follets sur une tourbière... Et quel étrange cerveau ! Il a voulu m'expliquer les sonates de Beethoven. Il y voit des romans enfantins et saugrenus. Mais une telle passion, un sérieux si profond ! Les larmes lui viennent aux yeux, quand il en parle. Il se ferait tuer pour ce qu'il aime. Il est touchant et burlesque. Dans le moment que j'étais près de lui rire au nez, j'avais envie de l'embrasser... Une honnêteté foncière. Un robuste mépris pour le charlatanisme des cénacles parisiens et pour les fausses gloires, -- tout en ne pouvant se défendre d'une naïve admiration de petit bourgeois pour les gens à succès...
« Il avait un petit héritage. En quelques mois, il le mangea ; et, se trouvant sans ressources, il eut, comme nombre de ses pareils, l'honnêteté criminelle d'épouser une fille sans ressources, qu'il avait séduite ; elle avait une belle voix et faisait de la musique, sans amour de la musique. Il fallut vivre de sa voix et du médiocre talent qu'il avait acquis à jouer du violoncelle. Naturellement, ils ne tardèrent pas à voir leur commune médiocrité et à ne plus se supporter. Une fille leur était venue. Le père reporta sur l'enfant son pouvoir d'illusions ; il pensa qu'elle serait ce qu'il n'avait pu être. La fillette tenait de sa mère : c'était une pianoteuse, qui n'avait pas ombre de talent ; elle adorait son père et s'appliquait à sa tâche, pour lui plaire. Pendant plusieurs années, ils coururent les hôtels des villes d'eaux, ramassant plus d'affronts que de monnaie. L'enfant, chétive et surmenée, mourut. La femme, désespérée, devint plus acariâtre, chaque jour. Et ce fut la misère sans fond, sans espoir d'en sortir, avivée par le sentiment d'un idéal que l'on se sait incapable d'atteindre...
« Et je pensais, mon amie, en voyant ce pauvre diable de raté, dont la vie n'a été qu'une suite de déboires : « Voilà ce que j'aurais pu être. Nos âmes d'enfants avaient des traits communs, et certaines aventures de notre vie se ressemblent ; j'ai même trouvé quelque parenté dans nos idées musicales ; mais les siennes se sont arrêtées en chemin. À quoi a-t-il tenu que je n'aie pas sombré, comme lui ? Sans doute, à ma volonté. Mais aussi aux hasards de la vie. Et même, à ne prendre que ma volonté, est-ce uniquement à mes mérites que je la dois ? N'est-ce pas plutôt à ma race, à mes amis, à Dieu qui m'a aidé ?... » Ces pensées rendent humbles. On se sent fraternel à tous ceux qui aiment l'art et qui souffrent pour lui. Du plus bas au plus haut, la distance n'est pas grande...
« Là-dessus, j'ai songé à ce que vous m'écriviez. Vous avez raison : un artiste n'a pas le droit de se tenir à l'écart, tant qu'il peut venir en aide à d'autres. Je resterai donc, je m'obligerai à passer quelques mois par année, soit ici, soit à Vienne ou à Berlin, quoique j'aie peine à me réhabituer à ces villes. Mais il ne faut pas abdiquer. Si je ne réussis pas à être d'une grande utilité, comme j'ai des raisons de le craindre, ce séjour me sera peut-être utile à moi-même. Et je me consolerai en pensant que vous l'avez voulu. Et puis... (je ne veux pas mentir)... je commence à y trouver du plaisir. Adieu, tyran. Vous triomphez. J'en arrive, non seulement à faire ce que vous voulez que je fasse, mais à l'aimer.
Christophe. »
Ainsi, il resta, en partie pour lui plaire, mais aussi parce que sa curiosité d'artiste, réveillée, se laissait reprendre au spectacle de l'art renouvelé. Tout ce qu'il voyait et faisait, il l'offrait en pensée à Grazia ; il le lui écrivait. Il savait bien qu'il se faisait illusion sur l'intérêt qu'elle y pouvait trouver ; il la soupçonnait d'un peu d'indifférence. Mais il lui était reconnaissant de ne pas trop la lui montrer.
Elle lui répondit régulièrement, une fois par quinzaine. Des lettres affectueuses et mesurées, comme l'étaient ses gestes. En lui contant sa vie, elle ne se départait pas d'une réserve tendre et fière. Elle savait avec quelle violence ses mots se répercutaient dans le cœur de Christophe. Elle aimait mieux lui paraître froide que le pousser à une exaltation, où elle ne voulait pas le suivre. Mais elle était trop femme pour ignorer le secret de ne point décourager l'amour de son ami et de panser aussitôt, par de douces paroles, la déception intime que des paroles indifférentes avaient causée. Christophe ne tarda pas à deviner cette tactique ; et, par une ruse d'amour, il s'efforçait à son tour de contenir ses élans, d'écrire des lettres plus mesurées, afin que les réponses de Grazia s'appliquassent moins à l'être.
À mesure qu'il prolongeait son séjour à Paris, il s'intéressait davantage à l'activité nouvelle qui remuait la gigantesque fourmilière. Il s'y intéressait d'autant plus qu'il trouvait chez les jeunes fourmis moins de sympathie pour lui. Il ne s'était pas trompé : son succès était une victoire à la Pyrrhus [8]. Après une disparition de dix ans, son retour avait fait sensation dans le monde parisien. Mais par une ironie des choses qui n'est point rare, il se trouvait patronné, cette fois, par ses vieux ennemis, les snobs, les gens à la mode ; les artistes lui étaient sourdement hostiles, ou se méfiaient de lui. Il s'imposait par son nom qui était déjà du passé, par son œuvre considérable, par son accent de conviction passionnée, par la violence de sa sincérité. Mais si l'on était contraint de compter avec lui, s'il forçait l'admiration ou l'estime, on le comprenait mal et on ne l'aimait point. Il était en dehors de l'art du temps. Un monstre, un anachronisme vivant. Il l'avait toujours été. Ses dix ans de solitude avaient accentué le contraste. Durant son absence, s'était accompli en Europe, et surtout à Paris, comme il l'avait bien vu, un travail de reconstruction. Un nouvel ordre naissait. Une génération se levait, désireuse d'agir plus que de comprendre, affamée de possession plus que de vérité. Elle voulait vivre, elle voulait s'emparer de la vie, fût-ce au prix du mensonge. Mensonges de l'orgueil, -- de tous les orgueils : orgueil de race, orgueil de caste, orgueil de religion, orgueil de culture et d'art, -- tous lui étaient bons, pourvu qu'ils fussent une armature de fer, pourvu qu'ils lui fournissent l'épée et le bouclier, et qu'abritée par eux, elle marchât à la victoire. Aussi lui était-il désagréable d'entendre la grande voix tourmentée, qui lui rappelait l'existence du doute et de la douleur : ces rafales, qui avaient troublé la nuit à peine enfuie, qui continuaient, en dépit de ses dénégations, à menacer le monde, et qu'elle voulait oublier. Impossible de ne pas entendre : on en était trop près. Alors, ces jeunes gens se détournaient avec dépit et ils criaient à tue-tête, afin de s'assourdir. Mais la voix parlait plus fort. Et ils lui en voulaient.
Au contraire, Christophe les regardait avec amitié. Il saluait l'ascension du monde vers une certitude et un ordre, à tout prix. Ce qu'il y avait de volontairement étroit dans cette poussée ne l'affectait point. Quand on veut aller droit au but, il faut regarder droit devant soi. Pour lui, assis au tournant d'un monde, il jouissait de voir, derrière lui, la splendeur tragique de la nuit, et, devant, le sourire de la jeune espérance, l'incertaine beauté de l'aube fraîche et fiévreuse. Il était au point immobile de l'axe du balancier, tandis que le pendule recommençait à monter. Sans le suivre dans sa marche, il écoutait avec joie battre le rythme de vie. Il s'associait aux espoirs de ceux qui reniaient ses angoisses passées. Ce qui serait, serait comme il l'avait rêvé. Dix ans avant, Olivier, dans la nuit et la peine, -- pauvre petit coq gaulois, -- avait, de son chant frêle, annoncé le jour lointain. Le chanteur n'était plus ; mais son chant s'accomplissait. Dans le jardin de France, les oiseaux s'éveillaient. Et, dominant les autres ramages, Christophe entendit soudain, plus forte, plus claire, la voix d'Olivier ressuscité.
Il lisait distraitement, à un étalage de libraire, un livre de poésies. Le nom de l'auteur lui était inconnu. Certains mots le frappèrent ; il resta attaché. À mesure qu'il continuait de lire entre les feuilles non coupées, il lui sembla reconnaître une voix, des traits amis... Impuissant à définir ce qu'il sentait, et ne pouvant se décider à se séparer du livre, il l'acheta. Rentré chez lui, il reprit sa lecture. Aussitôt, son obsession le reprit. Le souffle impétueux du poème évoquait, avec une précision de visionnaire, les âmes immenses et séculaires, -- ces arbres gigantesques, dont les hommes sont les feuilles et les fruits, -- les Patries. De ces pages surgissait la figure surhumaine de la Mère, -- celle qui fut avant les vivants d'aujourd'hui, celle qui sera après, celle qui trône, pareille aux Madones byzantines, hautes comme des montagnes, au pied desquelles prient les fourmis humaines. Le poète célébrait le duel homérique de ces grandes Déesses, dont les lances s'entre-choquent, depuis le commencement de l'histoire : cette Iliade millénaire, qui est à celle de Troie ce que la chaîne alpestre est aux collines grecques.
Une telle épopée d'orgueil et d'action guerrière était loin des pensées d'une âme européenne, comme celle de Christophe. Et pourtant, par lueurs, dans cette vision de l'âme française, -- la vierge pleine de grâce, qui porte l'égide, Athéna aux yeux bleus qui brillent dans les ténèbres, la déesse ouvrière, l'artiste incomparable, la raison souveraine, dont la lance étincelante terrasse les barbares tumultueux, -- Christophe apercevait un regard, un sourire qu'il connaissait, et qu'il avait aimé. Mais au moment de la saisir, la vision s'effaçait. Et tandis qu'il s'irritait à la poursuivre en vain, voici qu'en tournant une page, il entendit un récit, que, peu de jours avant sa mort, lui avait fait Olivier.
Il fut bouleversé. Il courut chez l'éditeur, il demanda l'adresse du poète. On la lui refusa, comme c'est l'usage. Il se fâcha. Inutilement. Enfin, il s'avisa qu'il trouverait le renseignement dans un annuaire. Il le trouva en effet, et aussitôt il alla chez l'auteur. Ce qu'il voulait, il le voulait bien ; jamais il n'avait su attendre.
Quartier des Batignolles. Dernier étage. Plusieurs portes donnaient sur un couloir commun. Christophe frappa à celle qu'on lui indiqua. Ce fut la porte voisine qui s'ouvrit. Une jeune femme point belle, très brune, les cheveux sur le front, le teint brouillé -- une figure crispée aux yeux vifs -- demanda ce qu'on voulait. Elle avait l'air soupçonneux. Christophe exposa l'objet de sa visite et, sur une nouvelle question, il donna son nom. Elle sortit de sa chambre et ouvrit l'autre porte, avec une clef qu'elle avait sur elle. Mais elle ne fit pas entrer Christophe tout de suite. Elle lui dit d'attendre dans le corridor, et elle pénétra seule, lui fermant la porte au nez. Enfin Christophe eut accès dans le logement bien gardé. Il traversa une pièce à moitié vide, qui servait de salle à manger : quelques meubles délabrés ; près de la fenêtre sans rideaux, une douzaine d'oiseaux piaillaient dans une volière. Dans la pièce voisine, sur un divan râpé, un homme était couché. Il se souleva pour recevoir Christophe. Ce visage émacié, illuminé par l'âme, ces beaux yeux de velours où brûlait une flamme de fièvre, ces longues mains intelligentes, ce corps mal fait, cette voix aiguë qui s'enrouait... Christophe reconnut sur-le-champ... Emmanuel ! Le petit ouvrier infirme, qui avait été la cause innocente... Et Emmanuel, brusquement debout, avait aussi reconnu Christophe.
Ils restaient sans parler. Tous deux, en ce moment, ils voyaient Olivier... Ils ne se décidaient pas à se donner la main. Emmanuel avait fait un mouvement de recul. Après dix ans passés, une rancune inavouée, l'ancienne jalousie qu'il avait pour Christophe, ressortait du fond obscur de l'instinct. Il restait là, défiant et hostile. -- Mais lorsqu'il vit l'émotion de Christophe, lorsqu'il lut sur ses lèvres le nom qu'ils pensaient tous deux : « Olivier !... » ce fut plus fort que lui : il se jeta dans les bras qui lui étaient tendus.
Emmanuel demanda :
— Je savais que vous étiez à Paris. Mais vous, comment avez-vous pu me trouver ?
Christophe dit :
— J'ai lu votre dernier livre ; au travers, j'ai entendu sa voix.
— N'est-ce pas ? dit Emmanuel, vous l'avez reconnu ? Tout ce que je suis à présent, c'est à lui que je le dois.
(Il évitait de prononcer le nom.)
Après un moment, il continua, assombri :
— Il vous aimait plus que moi.
Christophe sourit :
— Qui aime bien ne connaît ni plus ni moins ; il se donne tout à tous ceux qu'il aime.
Emmanuel regarda Christophe ; le sérieux tragique de ses yeux volontaires s'illumina subitement d'une douceur profonde. Il prit la main de Christophe, et le fit asseoir sur le divan, près de lui.
Ils se dirent leur vie. De quatorze à vingt-cinq ans, Emmanuel avait fait bien des métiers : typographe, tapissier, petit marchand ambulant, commis de librairie, clerc d'avoué, secrétaire d'un homme politique, journaliste... Dans tous, il avait trouvé moyen d'apprendre fiévreusement, ça et là rencontrant l'appui de braves gens frappés par l'énergie du petit homme, plus souvent tombant aux mains d'hommes qui exploitaient sa misère et ses dons, s'enrichissant des pires expériences et réussissant à en sortir sans trop d'amertume, n'y laissant que le reste de sa chétive santé. Des aptitudes singulières pour les langues anciennes (moins exceptionnelles qu'on ne croirait, dans une race imbue de traditions humanistes) lui avaient valu l'intérêt et l'appui d'un vieux prêtre hellénisant. Ces études, qu'il n'avait pas eu le temps de pousser très avant, lui furent une discipline d'esprit et une école de style. Cet homme sorti de la bourbe du peuple, dont toute l'instruction s'était faite par lui-même, au hasard, et offrait des lacunes énormes, avait acquis un don de l'expression verbale, une maîtrise de la pensée sur la forme que dix ans d'éducation universitaire sont impuissants à donner à la jeune bourgeoisie. Il en attribuait le bienfait à Olivier. D'autres l'avaient pourtant plus efficacement aidé. Mais d'Olivier venait l'étincelle qui avait allumé, dans la nuit de cette âme, la veilleuse éternelle. Les autres n'avaient fait que verser de l'huile dans la lampe.
Il dit :
— Je n'ai commencé de le comprendre qu'à partir du moment où il s'en est allé. Mais tout ce qu'il m'avait dit était entré en moi. Sa lumière ne m'a jamais quitté.
Il parlait de son œuvre, de la tâche qui lui avait été, prétendait-il, léguée par Olivier : du réveil des énergies françaises, de cette flambée d'idéalisme héroïque, dont Olivier était l'annonciateur ; il voulait s'en faire la voix retentissante qui plane sur la mêlée et qui sonne la victoire prochaine ; il chantait l'épopée de sa race ressuscitée.
Ses poèmes étaient bien le produit de cette étrange race qui, à travers les siècles, a conservé si fort son vieil arôme celtique, tout en mettant un orgueil bizarre à vêtir sa pensée des défroques et des lois du conquérant romain. On y trouvait tout purs cette audace gauloise, cet esprit de raison folle, d'ironie, d'héroïsme, ce mélange de jactance et de bravoure, qui allait tirer la barbe aux sénateurs de Rome, pillait le temple de Delphes, et lançait en riant ses javelots contre le ciel. Mais il avait fallu que ce petit gniaf parisien incarnât ses passions, comme avaient fait ses grands-pères à perruque, et comme feraient sans doute ses arrière-petits-neveux, dans les corps des héros et des dieux de la Grèce, morts depuis deux mille ans. Instinct curieux de ce peuple, qui s'accorde avec son besoin d'absolu : en posant sa pensée sur les traces des siècles, il lui semble qu'il impose sa pensée pour les siècles. La contrainte de cette forme classique ne faisait qu'imprimer un élan plus violent aux passions d'Emmanuel. La calme confiance d'Olivier en les destins de la France s'était transformée, chez son petit protégé, en une foi brûlante, affamée d'action et sûre du triomphe. Il le voulait, il le voyait, il le clamait. C'était par cette foi exaltée et par cet optimisme qu'il avait soulevé les âmes du public français. Son livre avait été aussi efficace qu'une bataille. Il avait ouvert la brèche dans le scepticisme et dans la peur. Toute la jeune génération s'y était ruée à sa suite, vers les destins nouveaux...
Il s'animait en parlant ; ses yeux brûlaient, sa figure blême se marbrait de plaques roses, et sa voix était criarde. Christophe ne pouvait s'empêcher de remarquer le contraste entre ce feu dévorant et le corps misérable qui lui servait de bûcher. Il ne faisait qu'entrevoir l'émouvante ironie de ce sort. Le chantre de l'énergie, le poète qui célébrait la génération des sports intrépides, de l'action, de la guerre, pouvait à peine marcher sans essoufflement, était sobre, suivait un régime strict, buvait de l'eau, ne devait pas fumer, vivait sans maîtresses, portait toutes les passions en lui, et était réduit par sa santé à l'ascétisme.
Christophe contemplait Emmanuel ; et il éprouvait un mélange d'admiration et de pitié fraternelle. Il n'en voulait rien montrer ; mais sans doute ses yeux en trahirent quelque chose ; ou l'orgueil d'Emmanuel, qui gardait dans son flanc une blessure toujours ouverte, crut lire dans les yeux de Christophe la commisération, qui lui était plus odieuse que la haine. Sa flamme tomba, d'un coup. Il cessa de parler. Christophe essaya vainement de ramener la confiance. L'âme s'était refermée. Christophe vit qu'il l'avait blessé.
Le silence hostile se prolongeait. Christophe se leva. Emmanuel le reconduisit, sans un mot, à la porte. Sa démarche accusait son infirmité ; il le savait ; il mettait son orgueil à y sembler indifférent ; mais il pensait que Christophe l'observait, et sa rancune s'en aggravait.
Au moment où il serrait froidement la main à son hôte, pour le congédier, une jeune dame élégante sonnait à la porte. Elle était escortée d'un gamin prétentieux, que Christophe reconnut pour l'avoir remarqué à des premières théâtrales, souriant, caquetant, saluant de la patte, baisant la patte des dames, et, de sa place à l'orchestre, décochant des sourires jusqu'au fond du théâtre : faute de savoir son nom, il l'appelait « le daim ». -- Le daim et sa compagne, à la vue d'Emmanuel, se jetèrent sur le « cher maître », avec des effusions obséquieuses et familières. Christophe, qui s'éloignait, entendit la voix sèche d'Emmanuel répondre qu'il ne pouvait recevoir, qu'il était occupé. Il admira le don que possédait cet homme d'être désagréable. Il ignorait ses raisons de faire mauvais visage aux riches snobs qui venaient le gratifier de leurs visites indiscrètes ; ils étaient prodigues de belles phrases et d'éloges ; mais ils ne s'occupaient pas plus d'alléger sa misère que les fameux amis de César Franck ne cherchèrent jamais à le décharger des leçons de piano, que jusqu'au dernier jour il dut donner pour vivre.
Christophe retourna plusieurs fois chez Emmanuel. Il ne réussit plus à faire renaître l'intimité de la première visite. Emmanuel ne témoignait aucun plaisir à le voir, et se tenait sur une réserve soupçonneuse. Par moments, le besoin d'expansion de son génie l'emportait ; un mot de Christophe le faisait vibrer jusqu'aux racines ; alors, il s'abandonnait à un accès d'enthousiasme ; et son idéalisme jetait sur son âme cachée de splendides lueurs. Puis, brusquement, il retombait ; il se crispait dans un silence hargneux ; et Christophe retrouvait l'ennemi.
Trop de choses les séparaient. La moindre n'était pas leur différence d'âge. Christophe s'acheminait vers la pleine conscience et la maîtrise de soi, Emmanuel était encore en formation, et plus chaotique que Christophe n'avait jamais été. L'originalité de sa figure tenait aux éléments contradictoires qu'on y trouvait aux prises : un stoïcisme puissant, qui tâchait de dompter une nature rongée de désirs ataviques, -- (le fils d'un alcoolique et d'une prostituée) ; -- une imagination frénétique, qui se cabrait sous le mors d'une volonté d'acier ; un immense égoïsme et un immense amour des autres, -- (on ne savait jamais quel des deux serait vainqueur) ; -- un idéalisme héroïque et une avidité de gloire qui le rendait maladivement inquiet des autres supériorités. Si la pensée d'Olivier, si son indépendance, son désintéressement se retrouvaient en lui, si Emmanuel était supérieur à son maître par sa vitalité plébéienne, qui ne connaissait pas l'écœurement de l'action, par le génie poétique et par la rude écorce, qui le défendait contre tous les dégoûts, il était loin d'atteindre à la sérénité du frère d'Antoinette : son caractère était vaniteux, tourmenté ; et le trouble d'autres êtres venait s'ajouter au sien.
Il vivait dans une union orageuse avec une jeune femme qu'il avait pour voisine : celle qui avait reçu Christophe, la première fois. Elle aimait Emmanuel et s'occupait de lui jalousement, faisait son ménage, recopiait ses œuvres, les écrivait sous sa dictée. Elle n'était pas belle et portait le fardeau d'une âme passionnée. Sortie du peuple, longtemps ouvrière dans un atelier de cartonnage, puis employée des postes, elle avait passé une enfance étouffée dans le cadre ordinaire des ouvriers pauvres de Paris : âmes et corps entassés, travail harassant, promiscuité perpétuelle, pas d'air, pas de silence, jamais de solitude, impossibilité de se recueillir, de défendre la retraite de son cœur. Esprit fier, qui couvait une ferveur religieuse pour un idéal confus de vérité, elle s'était usé les yeux à copier pendant la nuit, et parfois sans lumière, à la clarté de la lune, les Misérables de Hugo. Elle avait rencontré Emmanuel, à un moment où il était plus malheureux qu'elle, malade et sans ressources ; elle s'était vouée à lui. Cette passion était le premier, le seul amour de sa vie. Aussi elle s'y attachait, avec une ténacité d'affamée. Son affection était pesante pour Emmanuel, qui la partageait moins qu'il ne la subissait. Il était touché de ce dévouement ; il savait qu'elle lui était la meilleure des amies, le seul être pour qui il fût tout, et qui ne pût se passer de lui. Mais ce sentiment même l'écrasait. Il avait besoin de liberté, il avait besoin d'isolement ; ces yeux qui mendiaient avidement un regard l'obsédaient ; il lui parlait avec dureté, il avait envie de lui dire : « Va-t'en ! » Il était irrité par sa laideur et par ses brusqueries. Si peu qu'il connût la société mondaine et quelque mépris qu'il lui témoignât, -- (car il souffrait de s'y voir plus laid et plus ridicule), -- il était sensible à l'élégance, il subissait l'attrait de femmes qui avaient pour lui (il n'en doutait pas) le sentiment qu'il avait pour son amie. Il tâchait de témoigner à celle-ci une affection qu'il n'avait pas, ou du moins que ne cessaient d'obscurcir des bourrasques de haine involontaire. Il n'y parvenait point ; il portait dans sa poitrine un grand cœur généreux, avide de faire le bien, et un démon de violence, trop apte à faire le mal. Cette lutte intérieure et la conscience qu'il avait de ne pouvoir la terminer à son avantage le jetaient dans une sourde irritation, dont Christophe recevait les éclats.
Emmanuel ne pouvait se défendre envers Christophe d'une double antipathie : l'une, issue de sa jalousie ancienne (ces passions d'enfance, dont la poussée subsiste, même quand on en a oublié la cause) ; l'autre, inspirée par un brûlant nationalisme. Il incarnait en la France tous les rêves de justice, de pitié, de fraternité humaine, conçus par les meilleurs de l'époque précédente. Il ne l'opposait pas au reste de l'Europe, comme une ennemie dont la fortune croît sur les ruines des autres nations ; il la mettait à leur tête, comme la souveraine légitime qui règne pour le bien de tous, -- épée de l'idéal, guide du genre humain. Plutôt qu'elle commît une injustice, il l'eût préférée morte. Mais il ne doutait point d'elle. Il était exclusivement français, de culture et de cœur, uniquement nourri de la tradition française dont il retrouvait les raisons profondes en son instinct. Il méconnaissait, avec sincérité, la pensée étrangère, pour laquelle il avait une condescendance dédaigneuse, -- une irritation, si l'étranger n'acceptait point cette situation humiliée.
Christophe voyait tout cela ; mais plus âgé et plus instruit par la vie, il ne s'en affectait point. Si cet orgueil de race ne laissait pas d'être blessant, Christophe n'en était pas atteint ; il faisait la part des illusions de l'amour filial, et il ne songeait pas à critiquer les exagérations d'un sentiment sacré. Au reste l'humanité même trouve son profit à la croyance vaniteuse des peuples dans leur mission. De toutes les raisons qu'il avait de se sentir éloigné d'Emmanuel, une seule lui était pénible : la voix d'Emmanuel, qui s'élevait parfois à des intonations suraiguës. L'oreille de Christophe en souffrait cruellement. Il ne pouvait s'empêcher de faire des grimaces. Il tâchait qu'Emmanuel ne les vît point. Il s'appliquait à entendre la musique, et non pas l'instrument. Une telle beauté d'héroïsme rayonnait du poète infirme, quand il évoquait les victoires de l'esprit, devancières d'autres victoires, la conquête de l'air, le « dieu volant » qui soulevait les foules et comme l'étoile de Bethléem, les entraînait à sa suite extasiées, vers quels lointains espaces ou quelles revanches prochaines ! La splendeur de ces visions d'énergie n'empêchait pas Christophe d'en sentir le danger, de prévoir où menaient ce pas de charge et la clameur grandissante de cette nouvelle Marseillaise. Il pensait avec un peu d'ironie, (sans regret du passé ni peur de l'avenir), que le chant aurait des échos que le chantre ne prévoyait pas, et qu'un jour viendrait où les hommes soupireraient après le temps disparu de la Foire sur la place... Qu'on était libre alors ! L'âge d'or de la liberté ! Jamais on n'en connaîtrait plus de pareil. Le monde s'acheminait vers un âge de force, de santé, d'action virile, et peut-être de gloire, mais d'autorité dure et d'ordre étroit. L'aurons-nous assez appelé de nos vœux, l'âge de fer, l'âge classique ! Les grands âges classiques, -- Louis XIV ou Napoléon, -- nous paraissent, à distance, les cimes de l'humanité. Et peut-être la nation y réalise-t-elle le plus victorieusement son idéal d'État. Mais allez donc demander aux héros de ces temps ce qu'ils en ont pensé ! Votre Nicolas Poussin s'en est allé vivre et mourir à Rome ; il étouffait chez vous. Votre Pascal, votre Racine ont dit adieu au monde. Et parmi les plus grands, que d'autres vécurent à l'écart, disgraciés, opprimés ! Même l'âme d'un Molière cachait des amertumes. -- Pour votre Napoléon, que vous regrettez tant, vos pères ne semblent pas s'être doutés de leur bonheur ; et le maître lui-même ne s'y est pas trompé : il savait que quand il disparaîtrait, le monde ferait : « Ouf ! »... Autour de l'Imperator, quel désert de pensée ! Sur l'immensité de sable, le soleil africain...
Christophe ne disait point tout ce qu'il ruminait. Quelques allusions avaient suffi à mettre Emmanuel en fureur ; il ne les renouvela point. Mais il avait beau garder pour lui ses pensées, Emmanuel savait qu'il les pensait. Bien plus, il avait obscurément conscience que Christophe voyait plus loin que lui. Et il n'en était que plus irrité. Les jeunes gens ne pardonnent pas à leurs aînés, qui les contraignent à voir ce qu'ils seront dans vingt ans.
Christophe lisait dans son cœur et se disait :
— Il a raison. À chacun sa foi ! Il faut croire ce qu'on croit. Dieu me garde de troubler sa confiance dans l'avenir !
Mais sa seule présence était une cause de trouble. De deux personnalités qui sont ensemble, quelque effort qu'elles fassent toutes deux pour s'effacer, l'une écrase toujours l'autre, et l'autre en garde en soi la rancune humiliée. L'orgueil d'Emmanuel souffrait de la supériorité d'expérience et de caractère de Christophe. Et peut-être se défendait-il de l'amour qu'il sentait grandir pour lui...
Il devint plus farouche. Il ferma sa porte. Il ne répondit pas aux lettres. -- Christophe dut renoncer à le voir.
On était arrivé aux premiers jours de juillet. Christophe faisait le compte de ce que ces mois lui avaient apporté : beaucoup d'idées nouvelles, peu d'amis. Des succès brillants et dérisoires : retrouver son image, le reflet de son œuvre, affaiblis ou caricaturés, dans des cerveaux médiocres, cela n'a rien de réjouissant. Et de ceux dont il eût aimé à être compris, la sympathie lui manquait ; ils n'avaient pas accueilli ses avances ; il ne pouvait se joindre à eux, quelque désir qu'il eût de s'associer à leurs espoirs, de leur être un allié ; on eût dit que leur amour-propre inquiet se défendît de son amitié et trouvât plus de satisfaction à l'avoir pour ennemi. Bref, il avait laissé passer le flot de sa génération, sans passer avec elle ; et le flot de la génération suivante ne voulait pas de lui. Il était isolé, et ne s'en étonnait pas, toute sa vie l'y ayant habitué. Mais il jugeait que maintenant il avait conquis le droit, après ce nouvel essai, de retourner dans son ermitage suisse, en attendant de réaliser un projet qui, depuis peu, prenait plus de consistance. À mesure qu'il vieillissait, il était tourmenté du désir de revenir s'installer au pays. Il n'y connaissait plus personne, il y trouverait sans doute encore moins de parenté d'esprit que dans cette ville étrangère ; mais ce n'en est pas moins le pays : vous ne demandez pas à ceux de votre sang de penser comme vous ; il existe entre eux et vous mille secrets liens ; les sens ont appris à lire dans le même livre du ciel et de la terre, le cœur parle la même langue.
Il raconta gaiement ses mécomptes à Grazia, et dit son intention de retourner en Suisse ; il demandait, en plaisantant, la permission de quitter Paris et annonçait son départ pour la semaine suivante. Mais, à la fin de la lettre, un post-scriptum disait :
— « J'ai changé d'avis. Mon départ est remis. »
Christophe avait en Grazia une confiance entière ; il lui livrait le secret de ses plus intimes pensées. Et pourtant, il y avait un compartiment de son cœur, dont il gardait la clef : c'étaient les souvenirs qui n'appartenaient pas seulement à lui, mais à ceux qu'il avait aimés. Ainsi, il se taisait sur ce qui touchait à Olivier. Sa réserve n'était pas voulue. Les mots ne pouvaient sortir, quand il allait parler à Grazia de l'ami. Elle ne l'avait point connu...
Or, ce matin-là, tandis qu'il écrivait à son amie, on frappa à la porte. Il alla ouvrir, en maugréant d'être dérangé. Un jeune garçon de quatorze à quinze ans demanda monsieur Krafft. Christophe, bourru, le fit entrer. Il était blond, les yeux bleus, les traits fins, pas très grand, la taille mince. Debout devant Christophe, il restait sans parler, un peu intimidé. Très vite il se remit, et il leva ses yeux limpides, qui le considéraient avec curiosité. Christophe sourit, en regardant le charmant visage ; et le jeune garçon sourit aussi.
— Eh bien, lui dit Christophe, qu'est-ce que vous voulez ?
— Je suis venu, dit l'enfant...
(Il se troubla de nouveau, il rougit et se tut).
— Je vois bien que vous êtes venu, dit Christophe, en riant. Mais pourquoi êtes-vous venu ? Regardez-moi : est-ce que vous avez peur de moi ?
— Non.
— Bravo ! Alors, dites-moi d'abord qui vous êtes.
— Je suis, dit l'enfant...
Il s'arrêta encore. Ses yeux, qui faisaient curieusement tout le tour de la chambre, venaient de découvrir, sur la cheminée de Christophe, une photographie d'Olivier. Christophe suivit machinalement la direction de son regard.
— Allons ! fit-il. Courage !
L'enfant dit :
— Je suis son fils.
Christophe tressauta ; il se souleva de son siège, saisit le jeune garçon par les deux bras, et l'attira à lui. Retombé sur sa chaise, il le tenait étroitement serré ; leurs figures se touchaient presque ; et il le regardait, il le regardait en répétant :
— Mon petit... mon pauvre petit...
Brusquement, il lui prit la tête entre ses mains, et il l'embrassa sur le front, sur les yeux, sur les joues, sur le nez, sur les cheveux. Le jeune garçon, effrayé et choqué par la violence de ces démonstrations, se dégagea de ses bras. Christophe le laissa. Il se cacha le visage dans ses mains, il appuya son front contre le mur, et il resta ainsi pendant quelques instants. Le petit avait reculé au fond de la chambre. Christophe releva la tête. Sa figure était apaisée ; il regarda l'enfant, avec un sourire affectueux :
— Je t'ai effrayé, dit-il. Pardon... Vois-tu, c'est que je l'aimais bien.
Le petit se taisait, encore effarouché.
— Comme tu lui ressembles ! dit Christophe... Et pourtant, je ne t'aurais pas reconnu. Qu'y a-t-il de changé ?
Il demanda :
— Comment t'appelles-tu ?
— Georges.
— C'est vrai. Je me souviens. Christophe-Olivier-Georges... Tu as quel âge ?
— Quatorze ans.
— Quatorze ans ! Il y a si longtemps déjà ?... Cela me paraît hier, -- ou dans la nuit des temps... Comme tu lui ressembles ! Ce sont les mêmes traits. Le même, et cependant un autre. La même couleur des yeux, et pas le même regard. Le même sourire, la même bouche, et pas le même son de voix. Tu es plus fort, tu te tiens plus droit. Tu as la figure plus pleine, mais tu rougis comme lui. Viens, assieds-toi, causons. Qui t'a envoyé chez moi ?
— Personne.
— C'est de toi-même que tu es venu ? Comment me connais-tu ?
— On m'a parlé de vous.
— Qui ?
— Ma mère.
— Ah ! dit Christophe. Est-ce qu'elle sait que tu es venu chez moi ?
— Non.
Christophe se tut, un moment ; puis demanda :
— Où habitez-vous ?
— Près du parc Monceau.
— Tu es venu à pied ? Oui ? C'est une bonne course. Tu dois être fatigué.
— Je ne suis jamais fatigué.
— À la bonne heure ! Montre-moi tes bras.
(Il les palpa).
— Tu es un solide petit gars... Et qu'est-ce qui t'a donné l'idée de venir me voir ?
— C'est que papa vous aimait plus que tout.
— C'est elle qui te l'a dit ?
(Il se reprit :)
— C'est ta mère qui te l'a dit ?
— Oui.
Christophe sourit, pensif. Il songeait : « Elle aussi !... Comme ils l'aimaient, tous ! Pourquoi donc ne le lui ont-ils pas montré ?... »
Il continua :
— Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour venir ?
— Je voulais venir plus tôt. Mais je croyais que vous ne vouliez pas me voir.
— Moi !
— Il y a plusieurs semaines, aux concerts Chevillard, je vous ai aperçu ; j'étais avec ma mère, à quelques fauteuils de vous ; je vous ai salué ; vous m'avez regardé de travers, en fronçant le sourcil, et vous ne m'avez pas répondu.
— Moi, je t'ai regardé ?... Mon pauvre petit, tu as pu penser ?... Je ne t'ai pas vu. J'ai les yeux fatigués. Voilà pourquoi je fronce le sourcil... Tu me crois donc bien méchant ?
— Je crois que vous pouvez l'être aussi, quand vous voulez.
— Vraiment ? dit Christophe. En ce cas, si tu pensais que je ne voulais pas te voir, comment as-tu osé venir ?
— Parce que moi, je voulais vous voir.
— Et si je t'avais mis à la porte ?
— Je ne me serais pas laissé faire.
Il disait cela, d'un petit air décidé, confus et provocant tout ensemble.
Christophe éclata de rire ; et Georges fit comme lui.
— C'est moi que tu aurais mis à la porte !... Voyez-vous cela ! Quel luron !... Non, décidément, tu ne ressembles pas à ton père.
Le visage mobile du jeune garçon s'assombrit.
— Vous trouvez que je ne lui ressemble pas ? Mais vous disiez, tout à l'heure !... Alors, vous croyez qu'il ne m'aurait pas aimé ? Alors, vous ne m'aimez pas ?
— Et qu'est-ce que cela peut te faire, que je t'aime ?
— Cela me fait beaucoup.
— Parce que ?
— Parce que je vous aime.
En une minute, ses yeux, sa bouche, tous ses traits se coloraient de dix expressions diverses. Comme en un jour d'avril, l'ombre des nuages qui courent sur les champs, au souffle des vents printaniers. Christophe éprouvait une joie délicieuse à le voir, à l'entendre ; il lui semblait être lavé des soucis du passé ; ses tristes expériences, ses épreuves, ses souffrances et celles d'Olivier, tout était effacé : il renaissait tout neuf dans ce jeune surgeon de la vie d'Olivier.
Ils causèrent. Georges ne connaissait rien de la musique de Christophe, avant ces derniers mois ; mais depuis que Christophe était à Paris, il ne manquait pas un concert où l'on jouait de ses œuvres. Il en parlait, le visage animé, les yeux brillants, riants, et les larmes tout proche : un amoureux !... Il confia à Christophe qu'il adorait la musique, et que, lui aussi, il voulait en faire. Mais Christophe s'aperçut, après quelques questions, que le petit en ignorait les éléments. Il s'informa de ses études. Le jeune Jeannin était au lycée ; il dit, allègrement, qu'il n'était pas un fameux élève.
— Où es-tu le plus fort ? En lettres ou en sciences ?
— C'est à peu près la même chose partout.
— Mais comment ? Mais comment ? Est-ce que tu serais un cancre ?
Il rit franchement et dit :
— Je crois que oui.
Puis, il ajouta confidentiellement :
— Mais je sais bien que non, tout de même.
Christophe ne put s'empêcher de rire :
— Alors, pourquoi ne travailles-tu pas ? Est-ce que rien ne t'intéresse ?
— Au contraire ! tout m'intéresse.
— Eh bien, alors ?
— Tout est intéressant, on n'a pas le temps...
— Tu n'as pas le temps ? Et que diable fais-tu ?
Il esquissa un geste vague :
— Beaucoup de choses. Je fais de la musique, je fais du sport, je vais voir des expositions, je lis...
— Tu ferais mieux de lire tes livres de classe.
— On ne lit jamais en classe ce qui est intéressant... Et puis, nous voyageons. Le mois dernier, j'ai été en Angleterre, pour voir le match entre Oxford et Cambridge.
— Cela doit bien avancer tes études !
— Bah ! on apprend plus, ainsi, qu'en restant au lycée.
— Et ta mère, que dit-elle de cela ?
— Ma mère est très raisonnable. Elle fait tout ce que je veux.
— Mauvais diable !... Tu as de la chance de ne pas m'avoir pour père.
— C'est vous qui n'auriez pas eu de chance.
Impossible de résister à son air enjôleur.
— Et dis-moi, grand voyageur, fit Christophe, connais-tu mon pays ?
— Oui.
— Je suis sûr que tu ne sais pas un mot d'allemand.
— Je sais très bien, au contraire.
— Voyons un peu.
Ils se mirent à causer en allemand. Le petit baragouinait, d'une façon incorrecte, mais avec un aplomb drolatique ; très intelligent, d'un esprit éveillé, il devinait plus qu'il ne comprenait ; il devinait souvent de travers ; il était le premier à rire de ses bévues. Il racontait ses voyages, ses lectures, avec entrain. Il avait beaucoup lu, hâtivement, superficiellement, en passant la moitié des pages, en inventant ce qu'il n'avait pas lu, mais toujours talonné par une curiosité vive et fraîche, qui cherchait partout des raisons d'enthousiasme. Il sautait d'un sujet à l'autre ; et sa figure s'animait, en parlant des spectacles ou d'œuvres qui l'avaient ému. Ses connaissances étaient sans aucun ordre. On ne savait pas comment il avait lu un livre de dixième rang, et ignorait tout des œuvres les plus célèbres.
— Tout cela est très gentil, dit Christophe. Mais tu n'arriveras à rien, si tu ne travailles pas.
— Oh ! je n'en ai pas besoin. Nous sommes riches.
— Diable ! c'est grave, alors. Tu veux être un homme qui n'est bon à rien, qui ne fait rien ?
— Au contraire, je voudrais tout faire. C'est stupide de s'enfermer, toute sa vie, dans un métier.
— C'est encore la seule façon qu'on ait trouvé de le faire bien.
— On dit ça !
— Comment ! « on dit ça » ?... Moi, je dis ça. Voilà quarante ans que j'étudie mon métier. Je commence à peine à le savoir.
— Quarante ans, pour apprendre son métier ! Et quand peut-on le faire, alors ?
Christophe se mit à rire.
— Petit Français raisonneur !
— Je voudrais être musicien, dit Georges.
— Eh bien, il n'est pas trop tôt pour t'y mettre. Veux-tu que je t'apprenne ?
— Oh ! je serais si heureux !
— Viens demain. Je verrai ce que tu vaux. Si tu ne vaux rien, je te défends de mettre jamais les mains sur un piano. Si tu as des dispositions, nous essaierons de faire de toi quelque chose... Mais je t'avertis : je te ferai travailler.
— Je travaillerai, dit Georges, ravi.
Ils prirent rendez-vous pour le lendemain. Au moment de sortir, Georges se rappela que le lendemain, il avait d'autres rendez-vous, et aussi le surlendemain. Oui, il n'était pas libre avant la fin de la semaine. On convint du jour et de l'heure.
Mais le jour et l'heure venus, Christophe attendit en vain. Il fut déçu. Il s'était fait une joie enfantine de revoir Georges. Cette visite inattendue avait éclairé sa vie. Il en avait été si heureux et ému qu'il n'en avait pas dormi, de la nuit qui avait suivi. Il songeait, avec une gratitude attendrie, au jeune ami qui était venu le trouver, de la part de l'ami ; il souriait, en pensée, à cette charmante figure : son naturel, sa grâce, sa franchise malicieuse et ingénue, le ravissaient ; il s'abandonnait à cet enivrement muet, à ce bourdonnement du bonheur, qui remplissait ses oreilles et son cœur, dans les premiers jours de l'amitié avec Olivier. Il s'y joignait un sentiment plus grave et presque religieux, qui, par delà les vivants, apercevait le sourire du passé. -- Il attendit, le lendemain et le surlendemain. Personne. Pas une lettre d'excuses. Christophe, attristé, chercha des raisons pour excuser l'enfant. Il ne savait où lui écrire, il n'avait pas son adresse. L'aurait-il connue, qu'il n'eût osé lui écrire. Un vieux cœur qui s'éprend d'un jeune être éprouve une pudeur à lui témoigner le besoin qu'il a de lui ; il sait bien que celui qui est jeune n'a pas le même besoin : la partie n'est pas égale ; et l'on ne craint rien tant que de paraître s'imposer à qui ne se soucie point de vous.
Le silence se prolongeait. Bien que Christophe en souffrît, il se contraignait à ne faire aucune démarche pour retrouver les Jeannin. Mais, chaque jour, il attendait celui qui ne venait point. Il ne partit pas pour la Suisse. Il resta, tout l'été, à Paris. Il se jugeait absurde ; mais il n'avait plus goût à voyager. En septembre seulement, il se décida à passer quelques jours à Fontainebleau.
Vers la fin d'octobre, Georges Jeannin revint frapper à la porte. Il s'excusa tranquillement, sans la moindre confusion, de son manque de parole.
— Je n'ai pas pu venir, dit-il ; et ensuite, nous sommes partis, nous avons été en Bretagne.
— Tu aurais pu m'écrire, dit Christophe.
— Oui, c'était ce que je voulais faire. Mais je n'avais jamais le temps... Et puis, dit-il en riant, j'ai oublié, j'oublie tout.
— Depuis quand es-tu revenu ?
— Depuis le commencement d'octobre.
— Et tu as mis trois semaines pour te décider à venir ?... Écoute, dis-moi franchement : c'est ta mère qui t'empêche ?... Elle n'aime pas que tu me voies ?
— Mais non ! tout au contraire. C'est elle qui m'a dit aujourd'hui de venir.
— Comment cela ?
— La dernière fois que je vous ai vu, avant les vacances, je lui ai tout raconté, en rentrant. Elle m'a dit que j'avais bien fait ; elle s'est informée de vous, elle m'a fait beaucoup de questions. Quand nous sommes rentrés de Bretagne, il y a trois semaines, elle m'a engagé à retourner chez vous. Il y a huit jours, elle me l'a rappelé de nouveau. Et ce matin, quand elle a su que je n'étais pas encore venu, elle a été fâchée, elle a voulu que je vinsse tout de suite après déjeuner, sans plus attendre.
— Et tu n'as pas honte de me raconter cela ? Il faut qu'on te force à venir chez moi ?
— Non, non, ne croyez pas !... Oh ! je vous ai fâché ! Pardon... C'est vrai, je suis étourdi... Grondez-moi, mais ne m'en veuillez pas. Je vous aime bien. Si je ne vous aimais pas, je ne serais pas venu. On ne m'a pas forcé. Moi, d'abord, on ne me force jamais à faire que ce que je veux faire.
— Garnement ! dit Christophe, en riant malgré lui. Et tes projets musicaux, qu'est-ce que tu en as fait ?
— Oh ! j'y pense toujours.
— Cela ne t'avance pas beaucoup.
— Je veux m'y mettre, à présent. Ces mois derniers, je ne pouvais pas, j'avais tant, tant à faire ! Mais maintenant, vous allez voir comme je vais travailler, si vous voulez encore de moi...
(Il avait des yeux câlins.)
— Tu es un farceur, dit Christophe.
— Vous ne me prenez pas au sérieux ?
— Ma foi, non.
— C'est dégoûtant ! Personne ne me prend au sérieux. Je suis découragé.
— Je te prendrai au sérieux quand je t'aurai vu au travail.
— Tout de suite, alors !
— Je n'ai pas le temps. Demain.
— Non, c'est trop loin, demain. Je ne peux pas supporter que vous me méprisiez, tout un jour.
— Tu m'ennuies.
— Je vous en prie !...
Christophe, souriant de sa faiblesse, le fit asseoir au piano, et lui parla de musique. Il lui posa des questions ; il lui faisait résoudre de petits problèmes d'harmonie. Georges ne savait pas grand'chose ; mais son instinct musical suppléait à beaucoup d'ignorance ; sans connaître leurs noms, il trouvait les accords que Christophe attendait ; et ses erreurs mêmes témoignaient, dans leur gaucherie, d'une curiosité de goût et d'une sensibilité singulièrement aiguisée. Il n'acceptait pas sans discussion les remarques de Christophe ; et les intelligentes questions qu'il posait, à son tour, montraient un esprit sincère qui n'acceptait pas l'art comme un formulaire de dévotion qu'on récite des lèvres, mais qui voulait le vivre, pour son propre compte. -- Ils ne s'entretinrent pas seulement de musique. À propos d'harmonies, Georges évoquait des tableaux, des paysages, des âmes. Il était difficile à tenir en bride ; il fallait constamment le ramener au milieu du chemin ; et Christophe n'en avait pas toujours le courage. Il s'amusait à écouter le joyeux bavardage de ce petit être, plein d'esprit et de vie. Quelle différence de nature avec Olivier !... Chez l'un, la vie était une rivière intérieure qui coulait silencieuse ; chez l'autre, elle était tout en dehors : un ruisseau capricieux qui se dépensait à des jeux, au soleil. Et pourtant, la même belle eau pure, comme leurs yeux. Christophe, avec un sourire, retrouvait chez Georges certaines antipathies instinctives, des goûts et des dégoûts, qu'il connaissait bien, et cette intransigeance naïve, cette générosité de cœur qui se donne tout entier à ce qu'on aime... Seulement, Georges aimait tant de choses qu'il n'avait pas le loisir d'aimer longtemps la même.
Il revint, le lendemain et les jours qui suivirent. Il s'était pris d'une belle passion juvénile pour Christophe ; et il s'appliquait à ses leçons avec enthousiasme... -- Et puis, l'enthousiasme faiblit, les visites s'espacèrent. Il vint moins souvent. Et puis, il ne vint plus. Il disparut de nouveau, pour des semaines.
Il était léger, oublieux, naïvement égoïste et sincèrement affectueux ; il avait bon cœur et une vive intelligence, qu'il dépensait en menue monnaie, au jour le jour. On lui pardonnait tout, parce qu'on avait plaisir à le voir : il était heureux...
Christophe se refusait à le juger. Il ne se plaignait pas. Il avait écrit à Jacqueline, pour la remercier de ce qu'elle lui avait envoyé son fils. Jacqueline répondit une courte lettre, d'une émotion contenue ; elle exprimait le vœu que Christophe s'intéressât à Georges, le dirigeât dans la vie. Elle ne faisait aucune allusion à la possibilité de rencontrer Christophe. Par pudeur de souvenir et par fierté, elle ne pouvait se résoudre à le revoir. Et Christophe ne se crut point permis de venir, sans qu'elle l'y invitât. -- Ainsi, ils restèrent séparés l'un de l'autre, s'apercevant de loin parfois à un concert, et reliés seulement par les rares visites du jeune garçon.
L'hiver passa. Grazia n'écrivait plus que rarement. Elle gardait à Christophe sa fidèle amitié. Mais, en vraie Italienne, fort peu sentimentale, et attachée au réel, elle avait besoin de voir les gens, sinon pour penser à eux, du moins pour avoir plaisir à causer avec eux. Il lui fallait, pour entretenir la mémoire de son cœur, rafraîchir de temps en temps la mémoire de ses yeux. Ses lettres se faisaient donc brèves et lointaines. Elle restait sûre de Christophe, comme Christophe l'était d'elle. Mais cette sécurité répandait plus de lumière que de chaleur.
Christophe ne souffrait pas trop de ses nouveaux mécomptes. Son activité musicale suffisait à le remplir. Arrivé à un certain âge, un vigoureux artiste vit dans son art bien plus que dans sa vie ; la vie est devenue le rêve, l'art la réalité. Au contact de Paris, sa puissance créatrice s'était réveillée. Nul stimulant plus énergique, au monde, que le spectacle de cette ville de travail. Les plus flegmatiques sont touchés par sa fièvre. Christophe, reposé par des années de saine solitude, apportait une somme énorme de forces à dépenser. Enrichi des conquêtes nouvelles que ne cessait de faire, dans le champ de la technique musicale, l'intrépide curiosité de l'esprit français, il se lançait à son tour à la découverte ; plus violent et plus barbare, il allait plus loin qu'eux tous. Mais rien, dans ses hardiesses nouvelles, n'était plus abandonné au hasard de l'instinct. Un besoin de clarté s'était emparé de Christophe. Tout le long de sa vie, son génie avait obéi à un rythme de courants alternants ; sa loi était de passer tour à tour d'un pôle à l'autre opposé et de remplir l'entre-deux. Après s'être avidement livré, dans la période précédente, « aux yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l'ordre », au point de déchirer le voile, pour mieux les voir, il cherchait à s'arracher à leur fascination, à jeter de nouveau sur la face du sphinx le rets magique de l'esprit dominateur. Le souffle impérial de Rome avait passé sur lui. Comme l'art parisien d'alors, dont il subissait un peu la contagion, il aspirait à l'ordre. Mais non pas, -- à la façon de ces réactionnaires fatigués, qui dépensent leurs restes d'énergie à défendre leur sommeil, -- non pas à « l'ordre dans Varsovie » ! Ces bonnes gens qui en reviennent à Saint-Saëns et à Brahms, -- aux Brahms de tous les arts, aux forts en thème, aux fades néoclassiques, par besoin d'apaisement ! Dirait-on pas qu'ils sont exténués de passion ! Vous êtes bientôt fourbus, mes amis... Non, ce n'est pas de votre ordre que je parle. Le mien n'est pas de la même famille. C'est l'ordre dans l'harmonie des libres passions et de la volonté... Christophe s'étudiait à maintenir dans son art le juste équilibre des puissances de la vie. Ces accords nouveaux, ces démons musicaux qu'il avait fait surgir de l'abîme sonore, il les employait à bâtir de claires symphonies, de vastes architectures ensoleillées, comme les basiliques à coupoles italiennes.
Ces jeux et ces combats de l'esprit l'occupèrent, tout l'hiver. Et l'hiver passa vite, bien que parfois, le soir, Christophe, terminant sa journée et regardant derrière soi la somme de ses jours, n'aurait pas su se dire si elle était longue ou courte, et s'il était encore jeune ou s'il était très vieux...
Alors, un nouveau rayon de soleil humain perça les voiles du rêve et, une nouvelle fois encore, ramena le printemps. Christophe reçut une lettre de Grazia, lui disant qu'elle venait à Paris avec ses deux enfants. Depuis longtemps, elle en avait le projet. Sa cousine Colette l'avait souvent invitée. La peur de l'effort à faire pour rompre ses habitudes, pour s'arracher à sa nonchalante paix et à son home qu'elle aimait, pour rentrer dans le tourbillon parisien qu'elle connaissait, lui avait fait remettre son voyage, d'année en année. Une mélancolie qui la prit, ce printemps, peut-être une déception secrète -- (que de romans muets dans le cœur d'une femme, sans que les autres en sachent rien, et que souvent elle se l'avoue elle-même !) -- lui inspirèrent le désir de s'éloigner de Rome. Les menaces d'une épidémie lui furent un prétexte pour hâter le départ des enfants. Elle suivit de peu de jours sa lettre à Christophe.
À peine la sut-il arrivée chez Colette, Christophe accourut la voir. Il la trouva encore absorbée et lointaine. Il en eut de la peine ; mais il ne la lui montra pas. Il avait fait maintenant à peu près le sacrifice de son égoïsme ; et cela lui donnait la clairvoyance du cœur. Il comprit qu'elle avait un chagrin qu'elle voulait cacher ; et il s'interdit de chercher à le connaître. Il s'efforça seulement de la distraire, en lui contant gaiement ses mésaventures, en lui faisant part de ses travaux, de ses projets, en l'enveloppant discrètement de son affection. Elle se sentait pénétrée par cette grande tendresse, qui craignait de s'imposer ; elle avait l'intuition que Christophe avait deviné sa peine ; et elle en était attendrie. Son cœur un peu dolent se reposait dans le cœur de l'ami, qui lui parlait d'autre chose que de ce qui les occupait tous deux. Et peu à peu, il vit l'ombre mélancolique s'effacer des yeux de son amie et leur regard se faire plus proche, encore plus proche... Si bien qu'un jour, en lui parlant, il s'interrompit brusquement et la regarda en silence.
— Qu'avez-vous ? lui demanda-t-elle.
— Aujourd'hui, dit-il, vous êtes tout à fait revenue.
Elle sourit, et tout bas elle répondit :
— Oui.
Il n'était pas très facile de causer tranquillement. Ils étaient rarement seuls. Colette les gratifiait de sa présence, plus qu'ils n'auraient voulu. Elle était excellente, malgré tous ses travers, sincèrement attachée à Grazia et à Christophe ; mais il ne lui venait pas à l'idée qu'elle pût les ennuyer. Elle avait bien remarqué -- (ses yeux remarquaient tout) -- ce qu'elle appelait le flirt de Christophe avec Grazia : le flirt était son élément, elle en était enchantée ; elle ne demandait qu'à l'encourager. Mais précisément, on ne le lui demandait pas ; on souhaitait qu'elle ne se mêlât pas de ce qui ne la regardait point. Il suffisait qu'elle parût, ou fît à l'un des deux une allusion discrète (indiscrète) à leur amitié, pour que Christophe et Grazia prissent un air glacé et parlassent d'autre chose. Colette cherchait à leur réserve toutes les raisons possibles, hors une seule, la vraie. Heureusement pour les amis, elle ne pouvait tenir en place. Elle allait et venait, entrait, sortait, surveillait tout dans la maison, menait dix affaires à la fois. Dans l'intervalle de ses apparitions, Christophe et Grazia, seuls avec les enfants, reprenaient le fil de leurs innocents entretiens. Ils ne parlaient jamais des sentiments qui les unissaient. Ils se confiaient leurs petites aventures journalières. Grazia s'informait, avec un intérêt féminin, des affaires domestiques de Christophe. Tout allait mal chez lui ; il avait des démêlés sans fin avec ses femmes de ménage ; il était constamment dupé, volé par ceux qui le servaient. Elle en riait de bon cœur, avec une compassion maternelle pour le peu de sens pratique de ce grand enfant. Un jour que Colette venait de les quitter, après les avoir persécutés plus longtemps qu'à l'ordinaire, Grazia soupira :
— Pauvre Colette ! Je l'aime bien... Comme elle m'ennuie !...
— Je l'aime aussi, dit Christophe, si vous entendez par là qu'elle nous ennuie.
Grazia rit :
— Écoutez... Me permettez-vous... (il n'y a décidément pas moyen de causer en paix ici)... me permettez-vous d'aller une fois chez vous ?
Il eut un saisissement.
— Chez moi ! Vous viendriez !
— Cela ne vous contrarie pas ?
— Me contrarier ! Ah ! mon Dieu !
— Eh bien, voulez-vous mardi ?
— Mardi, mercredi, jeudi, tous les jours que vous voudrez.
— Mardi, quatre heures, alors. C'est convenu.
— Vous êtes bonne, vous êtes bonne.
— Attendez. C'est à une condition.
— Une condition ? À quoi bon ? Tout ce que vous voulez. Vous savez bien que je le ferai, avec ou sans conditions.
— J'aime mieux une condition.
— C'est promis.
— Vous ne savez pas quoi.
— Cela m'est égal, c'est promis. Tout ce que vous voudrez.
— Mais écoutez d'abord, entêté !
— Dites.
— C'est que d'ici là, vous ne changerez rien -- rien, vous entendez, -- à votre appartement ; tout restera dans le même état, exactement.
La mine de Christophe s'allonge. Il prend l'air consterné.
— Ah ! ce n'est pas de jeu.
Elle rit :
— Vous voyez, voilà ce que c'est de s'engager trop vite ! Mais vous avez promis.
— Mais pourquoi voulez-vous ?...
— Parce que je veux vous voir chez vous, comme vous êtes, tous les jours, quand vous ne m'attendez pas.
— Enfin, vous me permettrez bien ?...
— Rien du tout. Je ne permettrai rien.
— Au moins.
— Non, non, non, non. Je ne veux rien entendre. Ou je ne viendrai pas, si vous le préférez...
— Vous savez bien que je consentirais à tout, pourvu que vous veniez.
— Alors, c'est promis ?
— Oui.
— J'ai votre parole ?
— Oui, tyran.
— Bon tyran ?
— Il n'y a pas de bon tyran ; il y a des tyrans qu'on aime, et des tyrans qu'on déteste.
— Et je suis des deux, n'est-ce pas ?
— Oh non ! vous n'êtes que des premiers.
— C'est joliment humiliant.
Le jour dit, elle vint. Christophe, avec son scrupule de loyauté, n'avait pas osé ranger la moindre feuille de papier dans son appartement en désordre : il se serait cru déshonoré. Mais il était à la torture. Il avait honte de ce que penserait son amie. Il l'attendait anxieusement. Elle fut exacte, elle arriva, quatre à cinq minutes à peine après l'heure. Elle monta l'escalier, de son petit pas ferme. Elle sonna. Il était derrière la porte, et il ouvrit. Elle était mise avec une simple élégance. Au travers de sa voilette il vit ses yeux tranquilles. Ils se dirent : « Bonjour », à mi-voix, en se donnant la main ; elle, plus silencieuse que d'habitude ; lui, gauche et ému, se taisait pour ne pas montrer son trouble. Il la fit entrer, sans lui dire la phrase qu'il avait préparée, afin d'excuser le désordre de la chambre. Elle s'assit sur la meilleure chaise et lui, auprès.
— Voilà mon cabinet de travail.
Ce fut tout ce qu'il trouva à lui dire.
Un silence. Elle regardait sans hâte, avec un sourire de bonté, elle aussi un peu troublée. (Plus tard elle lui raconta qu'enfant, elle avait pensé à venir chez lui ; mais elle avait eu peur, au moment d'entrer.) Elle était saisie de l'aspect de solitude et de tristesse de l'appartement : l'antichambre étroite et obscure, le manque absolu de confort, la pauvreté visible, lui serraient le cœur ; elle était pleine de pitié affectueuse pour son vieil ami, que tant de travaux, tant de peines et quelque célébrité n'avaient pu affranchir de la gêne des soucis matériels. Et en même temps, elle s'amusait de l'indifférence totale au bien-être que révélait la nudité de cette pièce, sans un tapis, sans un tableau, sans un objet d'art, sans un fauteuil ; pas d'autres meubles qu'une table, trois chaises dures et un piano ; et, mêlés à quelques livres, des papiers, des papiers partout, sur la table, sous la table, sur le parquet, sur le piano, sur les chaises -- (elle sourit, en voyant avec quelle conscience il avait tenu parole.) Après quelques instants, elle lui demanda :
— C'est ici -- (montrant sa place) -- que vous travaillez ?
— Non, dit-il, c'est là.
Il indiqua le renfoncement le plus obscur de la pièce, et une chaise basse qui tournait le dos à la lumière. Elle alla s'y mettre gentiment, sans un mot. Ils se turent quelques minutes, et ils ne savaient que dire. Il se leva et alla au piano. Il joua, il improvisa pendant une demi-heure ; il se sentait entouré de son amie, et un immense bonheur lui gonflait le cœur ; les yeux fermés, il joua des choses merveilleuses. Elle comprit alors la beauté de cette chambre, toute vêtue de divines harmonies ; elle entendait, comme s'il battait dans sa poitrine, ce cœur aimant et souffrant.
Quand les harmonies se furent tues, il resta, un moment encore immobile, devant le piano ; puis, il se retourna, entendant la respiration de son amie qui pleurait. Elle vint à lui.
— Merci, murmura-t-elle en lui prenant la main.
Sa bouche tremblait un peu. Elle ferma les yeux. Il fit de même. Quelques secondes, ils restèrent ainsi, la main dans la main ; et le temps s'arrêta...
Elle rouvrit les yeux et, pour se dégager de son trouble, elle demanda :
— Voulez-vous que je voie le reste de l'appartement ?
Heureux, aussi, d'échapper à son émotion, il ouvrit la porte de la chambre voisine ; mais aussitôt il eut honte. Il y avait là un lit de fer étroit et dur.
(Plus tard, quand il confia à Grazia qu'il n'avait jamais introduit de maîtresse dans sa maison, elle lui dit, moqueuse :
— Je m'en doute bien ! Il eût fallu qu'elle eût un grand courage.
— Pourquoi ?
— Pour dormir dans votre lit.)
Il y avait aussi une commode de campagne, au mur un moulage de la tête de Beethoven, et, près du lit, dans des cadres de quelques sous, les photographies de sa mère et d'Olivier. Sur la commode, une autre photographie : elle, Grazia, à quinze ans. Il l'avait trouvée, à Rome, dans un album chez elle, et il l'avait volée. Il le lui avoua, en lui demandant pardon. Elle regarda l'image, et dit :
— Vous me reconnaissez là ?
— Je vous reconnais, et je me souviens.
— Quelle aimez-vous le mieux des deux ?
— Vous êtes toujours la même. Je vous aime toujours autant. Je vous reconnais partout. Même dans vos photographies de toute petite enfant. Vous ne savez pas quelle émotion j'éprouve à sentir dans cette chrysalide toute votre âme, déjà. Rien ne me fait mieux connaître que vous êtes éternelle. Je vous aime dès avant votre naissance, et je vous aime jusqu'après que...
Il se tut. Elle resta sans répondre, amoureusement troublée. Quand elle fut revenue dans le cabinet de travail et qu'il lui eut montré, devant la fenêtre, le petit arbre son ami, où bavardaient les moineaux, elle dit :
— Maintenant, savez-vous ce que nous allons faire ? Nous allons goûter. J'ai apporté le thé et les gâteaux, parce que j'ai bien pensé que vous n'aviez rien de tout cela. Et j'ai encore apporté autre chose. Donnez-moi votre pardessus.
— Mon pardessus ?
— Oui, oui, donnez.
Elle tira de son sac des aiguilles et du fil.
— Quoi, vous voulez ?
— Il y avait deux boutons, l'autre jour, dont le sort m'inquiétait. Où en sont-ils aujourd'hui ?
— C'est vrai, je n'ai pas encore pensé à les recoudre. C'est si ennuyeux !
— Pauvre garçon ! Donnez.
— J'ai honte.
— Allez préparer le thé.
Il apporta dans la chambre la bouillotte et la lampe à alcool, pour ne pas perdre un instant de son amie. Elle, tout en cousant, regardait du coin de l'œil malicieusement ses gaucheries. Ils prirent le thé dans des tasses ébréchées, qu'elle trouva affreuses, avec ménagement, et qu'il défendait avec indignation, parce qu'elles étaient des souvenirs de la vie commune avec Olivier.
Au moment où elle partait, il demanda :
— Vous ne m'en voulez pas ?
— De quoi donc ?
— Du désordre qui est ici ?
Elle rit.
— Je ferai l'ordre.
Quand elle fut sur le seuil, et près d'ouvrir la porte, il s'agenouilla devant elle, et lui baisa les pieds.
— Que faites-vous ? dit-elle. Fou, cher fou ! Adieu.
Il fut convenu qu'elle reviendrait, toutes les semaines, à jour fixe. Elle lui avait fait promettre qu'il n'y aurait plus d'excentricités, plus d'agenouillements, plus de baisements de pieds. Un calme si doux émanait d'elle que Christophe en était pénétré, même dans ses jours de violences ; et bien que, lorsqu'il était seul, il pensât à elle avec un désir passionné, ensemble ils étaient toujours comme de bons camarades. Jamais il ne lui échappait un mot, un geste qui pût inquiéter son amie.
Pour la fête de Christophe, elle habilla sa petite fille, comme elle-même elle était, au temps où ils s'étaient rencontrés jadis, pour la première fois ; et elle fit jouer à l'enfant le morceau que Christophe, jadis, lui faisait répéter.
Cette grâce, cette tendresse, cette bonne amitié, se mêlaient à des sentiments contradictoires. Elle était frivole, elle aimait la société, elle avait plaisir à être courtisée, même par des sots ; elle était assez coquette, sauf avec Christophe, -- même avec Christophe. Lorsqu'il était tendre avec elle, elle était volontiers froide et réservée. Lorsqu'il était froid et réservé, elle se faisait tendre et elle lui adressait d'affectueuses agaceries. La plus honnête des femmes. Mais dans la plus honnête, il y a, par moments, une fille. Elle tenait à ménager le monde, à se conformer aux conventions. Bien douée pour la musique, elle comprenait les œuvres de Christophe ; mais elle ne s'y intéressait pas beaucoup -- (et il le savait bien). -- Pour une vraie femme latine, l'art n'a de prix qu'autant qu'il se ramène à la vie, et la vie à l'amour... L'amour qui couve au fond du corps voluptueux, engourdi... Qu'a-t-elle à faire des symphonies tourmentées, des méditations tragiques, des passions intellectuelles du Nord ? Il lui faut une musique où ses désirs cachés s'épanouissent, avec un minimum d'efforts, un opéra qui soit la vie passionnée, sans la fatigue des passions, un art sentimental, sensuel et paresseux.
Elle était faible et changeante ; elle ne pouvait s'appliquer à une étude sérieuse que par intermittences ; il lui fallait se distraire ; rarement, elle faisait le lendemain ce qu'elle avait annoncé, la veille. Que de puérilités, de petits caprices déconcertants ! La trouble nature de la femme, son caractère maladif et déraisonnable, par périodes... Elle s'en rendait compte et tâchait alors de s'isoler. Elle connaissait ses faiblesses, elle se reprochait de n'y pas résister, puisqu'elles chagrinaient son ami ; quelquefois, elle lui fit, sans qu'il le sût, de réels sacrifices ; mais au bout du compte, la nature était la plus forte. Au reste, Grazia ne pouvait souffrir que Christophe eût l'air de lui commander ; et il arriva, qu'une ou deux fois, pour affirmer son indépendance, elle fît le contraire de ce qu'il lui demandait. Ensuite, elle le regrettait ; la nuit, elle avait des remords de ne pas rendre Christophe plus heureux ; elle l'aimait beaucoup plus qu'elle ne le montrait ; elle sentait que cette amitié était la meilleure part de sa vie. Comme il est ordinaire, entre deux êtres très différents qui s'aiment, ils étaient le mieux unis, quand ils n'étaient pas ensemble. En vérité, si un malentendu avait séparé leurs destinées, la faute n'en était pas tout entière à Christophe, ainsi qu'il le croyait bonnement. Même lorsque Grazia, jadis, aimait le plus Christophe, l'eût-elle épousé ? Elle lui aurait peut-être donné sa vie ; mais lui aurait-elle donné de vivre toute sa vie avec lui ? Elle savait (elle se gardait de l'avouer à Christophe) elle savait qu'elle avait aimé son mari et qu'encore aujourd'hui, après tout le mal qu'il lui avait fait, elle l'aimait comme jamais elle n'avait aimé Christophe... Secrets du cœur, secrets du corps, dont on n'est pas très fière, et qu'on cache à ceux qui vous sont chers, autant par respect pour eux que par une pitié complaisante pour soi... Christophe était trop homme pour les deviner ; mais il lui arrivait, par éclairs, d'entrevoir combien celle qui l'aimait le mieux tenait peu à lui, -- et qu'il ne faut compter tout à fait sur personne, sur personne, dans la vie. Son amour n'en était pas altéré. Il n'en éprouvait même aucune amertume. La paix de Grazia s'étendait sur lui. Il acceptait. Ô vie, pourquoi te reprocher ce que tu ne peux donner ? N'es-tu pas très belle et très sainte, comme tu es ? Il faut aimer ton sourire, Joconde...
Christophe contemplait longuement le beau visage de l'amie ; il y lisait bien des choses du passé et de l'avenir. Durant les longues années où il avait vécu seul, voyageant, parlant peu, mais regardant beaucoup, il avait acquis une divination du visage féminin, cette langue riche et complexe que des siècles ont formée. Mille fois plus complexe que le langage parlé. La race s'exprime en elle... Contrastes perpétuels entre les lignes d'une figure et les mots qu'elle dit ! Tel profil de jeune femme, au dessin net, un peu sec, à la façon de Burne-Jones, tragique, comme rongé par une passion secrète, une jalousie, une douleur shakespearienne... Elle parle : c'est une petite bourgeoise, sotte comme un panier, coquette et égoïste avec médiocrité, n'ayant aucune idée des redoutables forces inscrites dans sa chair. Cependant cette passion, cette violence sont en elle. Sous quelle forme se traduiront-elles, un jour ? Sera-ce par une âpreté au gain, une jalousie conjugale, une belle énergie, une méchanceté maladive ? On ne sait. Il se peut même qu'elle les transmette à un autre de son sang, avant que soit venue l'heure de l'explosion. Mais c'est un élément qui plane sur la race, comme une fatalité.
Grazia aussi portait le poids de ce trouble héritage, qui, de tout le patrimoine des vieilles familles, est ce qui risque le moins de se dissiper en route. Elle, du moins, le connaissait. Grande force, de savoir sa faiblesse, de se rendre, sinon maître, pilote de l'âme de la race à laquelle on est lié, qui vous emporte comme un vaisseau, -- de faire son instrument de la fatalité, de s'en servir, comme d'une voilure, qu'on tend ou cargue, suivant le vent. Lorsque Grazia fermait les yeux, elle entendait en elle plus d'une voix inquiétante, dont le timbre lui était connu. Mais dans son âme saine, les dissonances finissaient par se fondre ; elles formaient, sous la main de sa raison harmonieuse, une musique profonde et veloutée.
Par malheur, il ne dépend pas de nous de transmettre à ceux de notre sang le meilleur de notre sang.
Des deux enfants de Grazia, l'une, la fillette, Aurora, qui avait onze ans, lui ressemblait ; elle était moins jolie, d'une sève un peu rustique ; elle boitait légèrement : c'était une bonne petite, affectueuse et gaie, qui avait une excellente santé, beaucoup de bonne volonté, peu de dons naturels, sauf celui de l'oisiveté, la passion de ne rien faire. Christophe l'adorait. Il goûtait, en la voyant à côté de Grazia, le charme d'un être double, qu'on saisit à la fois à deux âges de sa vie... Deux fleurs d'une même tige : une Sainte Famille de Léonard, la Vierge et la sainte Anne, une gamme du même sourire. On embrasse d'un regard l'entière floraison d'une âme féminine ; et cela est beau et mélancolique : car on la voit passer... Rien de plus naturel pour un cœur passionné que d'aimer d'amour brûlant et chaste les deux sœurs à la fois, ou la mère et la fille. La femme que Christophe aimait, il eût voulu l'aimer dans toute la suite de sa race. Chacun de ses sourires, de ses pleurs, des plis de son cher visage, n'était-il pas un être, le ressouvenir d'une vie écoulée, avant que se fussent ouverts ses yeux à la lumière, l'annonciateur d'un être qui viendrait plus tard, quand ses beaux yeux seraient fermés ?
Le petit garçon, Lionello, avait neuf ans. Beaucoup plus joli que sa sœur, et d'une race plus fine, trop fine, exsangue et usée, il ressemblait au père, il était intelligent, riche en mauvais instincts, caressant et dissimulé. Il avait de grands yeux bleus, de longs cheveux blonds de fille, le teint blême, la poitrine délicate, une nervosité maladive, dont il jouait, à l'occasion, étant comédien né, étrangement habile à trouver le faible des gens. Grazia avait pour lui une prédilection, par cette préférence naturelle des mères pour l'enfant moins bien portant, -- aussi par cet attrait de femmes bonnes et honnêtes pour des fils qui ne sont ni l'un ni l'autre : (car en eux se soulage toute une part de leur vie qu'elles ont refoulée). Et il s'y mêle encore un souvenir de l'homme qui les a fait souffrir et jouir, qu'elles ont méprisé peut-être, mais aimé. Toute cette flore capiteuse de l'âme, qui pousse dans la serre obscure et tiède du subconscient.
Malgré l'attention de Grazia à partager entre ses deux enfants également sa tendresse, Aurora sentait la différence, et elle en souffrait un peu. Christophe la devinait, elle devinait Christophe ; ils se rapprochaient, d'instinct. Au lieu qu'entre Christophe et Lionello grondait une antipathie, que l'enfant déguisait sous une exagération de gentillesses zézayantes, -- que Christophe repoussait, comme un sentiment honteux. Il se faisait violence ; il s'efforçait de chérir cet enfant d'un autre, comme si c'était celui qu'il lui eût été ineffablement doux d'avoir de l'aimée. Il ne voulait pas reconnaître la mauvaise nature de Lionello, tout ce qui lui rappelait « l'autre » ; il s'appliquait à ne trouver en lui que l'âme de Grazia. Grazia, plus clairvoyante, ne se faisait aucune illusion sur son fils ; et elle ne l'en aimait que davantage.
Cependant, le mal, qui depuis des années couvait chez l'enfant, éclata. La phtisie. Grazia prit la résolution d'aller s'enfermer avec Lionello dans un sanatorium des Alpes. Christophe demanda à l'accompagner. Pour ménager l'opinion, elle l'en dissuada. Il fut peiné de l'importance excessive qu'elle attachait aux conventions.
Elle partit. Elle avait laissé sa fille chez Colette. Elle ne tarda pas à se sentir terriblement isolée, parmi ces malades qui ne parlent que de leur mal, dans cette nature sans pitié, dont le visage impassible se dresse au-dessus des loques humaines. Pour fuir le spectacle déprimant de ces malheureux qui, le crachoir à la main, s'épient les uns les autres et suivent sur le voisin les progrès de la mort, elle quitta le Palace hôpital et elle loua un chalet où elle était seule avec son petit malade. Au lieu d'améliorer, l'altitude aggravait l'état de Lionello. La fièvre était plus forte. Grazia passa des nuits d'angoisses. Christophe en ressentait au loin l'intuition aiguë, quoique son amie ne lui écrivît rien : car elle se raidissait dans sa fierté ; elle eût souhaité que Christophe fût là ; mais elle lui avait interdit de la suivre ; elle ne pouvait consentir à avouer maintenant : « Je suis trop faible, j'ai besoin de vous... »
Un soir qu'elle se tenait sur la galerie du chalet, à cette heure du crépuscule si cruelle pour les cœurs tourmentés, elle vit... elle crut voir sur le sentier qui montait de la station du funiculaire... Un homme marchait, d'un pas précipité ; il s'arrêtait, hésitant, le dos un peu voûté. Il leva la tête et regarda le chalet. Elle se jeta à l'intérieur, afin qu'il ne la vît pas ; elle comprimait son cœur avec ses mains, et, tout émue, elle riait. Bien qu'elle ne fût guère religieuse, elle se mit à genoux, elle cacha sa figure dans ses bras : elle avait besoin de remercier quelqu'un... Cependant, il n'arrivait pas. Elle retourna à la fenêtre, et regarda, cachée derrière ses rideaux. Il s'était arrêté, adossé à la barrière d'un champ, près de la porte du chalet. Il n'osait pas entrer. Et elle, plus troublée que lui, souriait, et disait tout bas :
— Viens... Viens...
Enfin, il se décida, et sonna. Déjà, elle était à la porte. Elle ouvrit. Il avait les yeux d'un bon chien, qui craint d'être battu. Il dit :
— Je suis venu... Pardon...
Elle lui dit :
— Merci !
Alors, elle lui avoua combien elle l'attendait.
Christophe l'aida à soigner le petit, dont l'état empirait. Il y mit tout son cœur. L'enfant lui témoignait une animosité irritée ; il ne prenait plus la peine de la cacher ; il trouvait à dire des paroles méchantes. Christophe attribuait tout au mal. Il avait une patience qui ne lui était pas coutumière. Ils passèrent au chevet de l'enfant une suite de jours pénibles, surtout une nuit de crise, au sortir de laquelle Lionello, qui semblait perdu, fut sauvé. Et ce fut alors pour eux un bonheur si pur, -- tous deux veillant le petit malade endormi, -- que brusquement elle se leva, elle prit son manteau à capuchon, elle entraîna Christophe au dehors, sur la route, dans la neige, le silence et la nuit, sous les froides étoiles. Appuyée à son bras, aspirant avec enivrement la paix glacée du monde, ils échangeaient à peine quelques syllabes. Nulle allusion à leur amour. Seulement, quand ils rentrèrent, sur le pas de la porte, elle lui dit :
— Mon cher, cher ami !...
les yeux illuminés de bonheur pour leur enfant sauvé...
Ce fut tout. Mais ils sentirent que leur lien était devenu sacré.
De retour à Paris après la longue convalescence, installée dans un petit hôtel qu'elle avait loué à Passy, elle ne prit plus aucun soin de « ménager l'opinion » ; elle se sentait le courage de la braver, pour son ami. Leur vie était désormais si intimement mêlée qu'elle se fût jugée lâche de cacher l'amitié qui les unissait, au risque -- inévitable -- que cette amitié fût calomniée. Elle recevait Christophe, à toute heure du jour ; elle se montrait avec lui, en promenade, au théâtre ; elle lui parlait familièrement devant tous. Personne ne doutait qu'ils ne fussent amants. Colette elle-même trouvait qu'ils s'affichaient trop. Grazia arrêtait les allusions, d'un sourire, et, tranquillement, passait outre.
Pourtant, elle n'avait donné à Christophe aucun droit nouveau sur elle. Ils n'étaient rien qu'amis ; il lui parlait toujours avec le même respect affectueux. Mais entre eux, rien n'était caché ; ils se consultaient sur tout ; et insensiblement, Christophe exerçait dans la maison une sorte d'autorité familiale : Grazia l'écoutait et suivait ses conseils. Depuis l'hiver passé dans le sanatorium, elle n'était plus la même ; les inquiétudes et les fatigues avaient éprouvé gravement sa santé, jusque-là robuste. L'âme s'en était ressentie. Malgré quelques retours des caprices d'antan, elle avait un je ne sais quoi de plus sérieux, de plus recueilli, un plus constant désir d'être bonne, de s'instruire et de ne pas faire de peine. Elle était attendrie de l'affection de Christophe, de son désintéressement, de sa pureté de cœur ; et elle songeait à lui faire, quelque jour, le grand bonheur qu'il n'osait plus rêver : devenir sa femme.
Jamais il n'en avait reparlé, depuis le refus qu'elle lui avait opposé ; il ne se le croyait pas permis. Mais il gardait le regret de l'espoir impossible. Quelque respect qu'il eût pour les paroles de l'amie, la façon désabusée dont elle jugeait le mariage ne l'avait pas convaincu ; il persistait à croire que l'union de deux êtres qui s'aiment, d'un amour profond, et pieux, est le faîte du bonheur humain. -- Ses regrets furent ravivés par la rencontre du vieux ménage Arnaud.
Mme Arnaud avait plus de cinquante ans. Son mari, soixante-cinq ou six. Tous deux paraissaient en avoir beaucoup plus. Lui, s'était épaissi ; elle, tout amincie, un peu ratatinée ; si fluette autrefois déjà, elle n'était plus qu'un souffle. Ils s'étaient retirés dans une maison de province, après qu'Arnaud eut pris sa retraite. Nul lien ne les rattachait plus au siècle que le journal qui venait, dans la torpeur de la petite ville et de leur vie qui s'endormait, leur apporter l'écho tardif des rumeurs du monde. Ils y lurent, une fois, le nom de Christophe. Mme Arnaud lui écrivit quelques lignes affectueuses, un peu cérémonieuses, pour lui dire la joie qu'ils avaient de sa gloire. Aussitôt, il prit le train, sans s'annoncer.
Il les trouva dans leur jardin, assoupis sous le dais rond d'un frêne, par une chaude après-midi d'été. Ils étaient comme les deux vieux époux de Bœcklin, qui s'endorment sous la tonnelle, la main dans la main. Le soleil, le sommeil, la vieillesse les accablent ; ils tombent, ils sont déjà plus qu'à mi-corps enfoncés dans le rêve d'au-delà. Et, dernière lueur de vie, persiste jusqu'au bout leur tendresse, le contact de leurs mains, la chaleur mêlée de leur corps qui s'éteint... -- Ils eurent une grande joie de la visite de Christophe, pour tout ce qu'il leur rappelait du passé. Ils causèrent des jours anciens, qui de loin leurs semblaient lumineux. Arnaud se complaisait à parler ; mais il avait perdu la mémoire des noms. Mme Arnaud les lui soufflait. Elle se taisait volontiers, elle aimait mieux écouter que parler ; mais les images d'autrefois s'étaient conservées fraîches, dans son cœur silencieux ; par lueurs, elles transparaissaient, comme des cailloux qui brillent dans un ruisseau. Il en était une, que Christophe reconnut dans les yeux qui le regardaient, avec une affectueuse compassion ; mais le nom d'Olivier ne fut pas prononcé. Le vieil Arnaud avait pour sa femme des attentions maladroites et touchantes ; il était soucieux qu'elle ne prît froid, qu'elle ne prît chaud ; il couvait d'un amour inquiet ce cher visage fané, dont le sourire fatigué s'efforçait de le rassurer. Christophe les observait, ému, avec un peu d'envie... Vieillir ensemble. Aimer dans sa compagne jusqu'à l'usure des ans. Se dire : « Ces petits plis, près de l'œil, sur le nez, je les connais, je les ai vus se former, je sais quand ils sont venus. Ces pauvres cheveux gris, ils se sont décolorés, jour par jour, avec moi, un peu par moi, hélas ! Ce fin visage s'est gonflé et rougi, à la forge des fatigues et des peines qui nous ont brûlés. Mon âme, que je t'aime mieux encore d'avoir souffert et vieilli, avec moi ! Chacune de tes rides m'est une musique du passé. »... Charmantes vieilles gens, qui après la longue veille de la vie, côte à côte, vont s'endormir côte à côte dans la paix de la nuit ! Leur vue était bienfaisante et douloureuse pour Christophe. Oh ! que la vie, que la mort eût été belle, ainsi !
Quand il revit Grazia, il ne put s'empêcher de lui raconter sa visite. Il ne lui dit pas les pensées que cette visite avait éveillées. Mais elle les lut en lui. Il était absorbé, en parlant. Il détournait les yeux ; et il se taisait, par moments. Elle le regardait, elle souriait, et le trouble de Christophe se communiquait à elle.
Ce soir-là, quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle resta à rêver. Elle se redisait le récit de Christophe ; mais l'image qu'elle voyait au travers n'était pas celle des vieux époux endormis sous le frêne : c'était le rêve timide et ardent de son ami. Et son cœur était plein d'amour. Couchée, la lumière éteinte, elle pensait :
— Oui, c'est une chose absurde, absurde et criminelle, de perdre l'occasion d'un tel bonheur. Quelle joie au monde vaut celle de rendre heureux celui qu'on aime ?... Quoi ! Est-ce que je l'aime ?
Elle se tut, écoutant, émue, son cœur qui répondait :
— Je l'aime.
À ce moment, une toux sèche, rauque, précipitée, éclata dans la chambre voisine, où dormaient les enfants. Grazia dressa l'oreille ; depuis la maladie du petit, elle était toujours inquiète. Elle interrogea. Il ne répondit pas et continua de tousser. Elle sauta du lit, elle vint auprès de lui. Il était irrité, il geignait, il disait qu'il n'était pas bien, et il s'interrompait pour tousser.
— Où as-tu mal ?
Il ne répondait pas ; il gémissait qu'il avait mal.
— Mon trésor, je t'en prie, dis-moi où tu as mal.
— Je ne sais pas.
— As-tu mal, ici ?
— Oui. Non. Je ne sais pas. J'ai mal partout.
Là-dessus, il était pris d'une nouvelle quinte de toux, violente, exagérée. Grazia était effrayée ; elle avait le sentiment qu'il se forçait à tousser ; mais elle se le reprochait, en voyant le petit en sueur et haletant. Elle l'embrassait, elle lui disait de tendres paroles, il semblait se calmer ; mais aussitôt qu'elle essayait de le quitter, il recommençait à tousser. Elle dut rester à son chevet, grelottante : car il ne permettait même pas qu'elle s'éloignât, pour se vêtir, il voulait qu'elle lui tînt la main ; et il ne la lâcha point, jusqu'à ce que le sommeil le prît. Alors, elle se recoucha, glacée, inquiète, harassée. Et il lui fut impossible de retrouver ses rêves.
L'enfant avait un pouvoir singulier de lire dans la pensée de sa mère. On trouve assez souvent -- mais à ce degré, rarement, -- ce génie instinctif chez les êtres du même sang : à peine ont-ils besoin de se regarder, pour savoir ce que l'autre pense ; ils le devinent, à mille indices imperceptibles. Cette disposition naturelle, que fortifie la vie en commun, était aiguisée, chez Lionello, par une méchanceté toujours en éveil. Il avait la clairvoyance que donne le désir de nuire. Il détestait Christophe. Pourquoi ? Pourquoi un enfant prend-il en aversion tel ou tel qui ne lui a rien fait ? Souvent, c'est le hasard. Il suffit que l'enfant ait commencé, un jour, par se persuader qu'il déteste quelqu'un pour en prendre l'habitude ; et plus on le raisonne, plus il s'obstine ; après avoir joué la haine, il finit par haïr vraiment. Mais il est, d'autres fois, des raisons plus profondes qui dépassent l'esprit de l'enfant ; il ne les soupçonne pas... Dès les premiers jours qu'il avait vu Christophe, le fils du comte Berény avait senti de l'animosité contre celui que sa mère avait aimé. On eût dit qu'il avait eu l'intuition de l'instant précis où Grazia songea à épouser Christophe. À partir de ce moment, il ne cessa plus de les surveiller. Il était toujours entre eux, il refusait de quitter le salon lorsque Christophe venait ; ou bien il s'arrangeait de façon à faire brusquement irruption dans la pièce où ils se trouvaient ensemble. Bien plus, quand sa mère était seule et pensait à Christophe, il s'asseyait près d'elle ; et il l'épiait. Ce regard la gênait, la faisait presque rougir. Elle se levait pour cacher son trouble. -- Il prenait plaisir à dire de Christophe, devant elle, des choses blessantes. Elle le priait de se taire. Il insistait. Et si elle voulait le punir, il menaçait de se rendre malade. C'était une tactique dont il usait, avec succès, depuis l'enfance. Tout petit, un jour qu'on l'avait grondé, il avait inventé, comme vengeance, de se déshabiller et de se coucher nu sur le carreau, afin de prendre un gros rhume. Une fois que Christophe venait d'apporter une œuvre musicale qu'il avait composée pour la fête de Grazia, Lionello s'empara du manuscrit et le fit disparaître. On en retrouva les lambeaux déchirés, dans un coffre à bois. Grazia perdit patience ; elle gronda sévèrement l'enfant. Alors, il pleura, cria, tapa des pieds, se roula par terre ; et il eut une crise de nerfs. Grazia, épouvantée, l'embrassa, le supplia, promit tout ce qu'il voulut.
De ce jour, il fut le maître : car il sut qu'il l'était ; et, à maintes reprises, il eut recours à l'arme qui lui avait réussi. On ne savait jamais jusqu'à quel point ses crises étaient naturelles, ou simulées. Il ne se contentait plus d'en user par vengeance, quand on le contrariait, mais par pure méchanceté, lorsque sa mère et Christophe avaient le projet de passer la soirée ensemble. Il en vint même à jouer ce jeu dangereux, par désœuvrement, par cabotinage, et afin d'essayer jusqu'où allait son pouvoir. Il était d'une ingéniosité extrême à inventer de bizarres accidents nerveux : tantôt, au milieu d'un dîner, il était pris de tremblements convulsifs, il renversait son verre ou cassait son assiette ; tantôt, montant un escalier, sa main s'agrippait à la rampe ; ses doigts se crispaient ; il prétendait qu'il ne pouvait plus les rouvrir ; ou bien, il avait une douleur lancinante au côté, et il se roulait avec des cris ; ou bien, il étouffait. Naturellement, il finit par se donner une vraie maladie nerveuse. Mais il n'avait pas perdu sa peine. Christophe et Grazia étaient affolés. La paix de leurs réunions, -- ces calmes causeries, ces lectures, cette musique dont ils se faisaient une fête, -- tout cet humble bonheur était désormais ruiné.
De loin en loin, le petit drôle leur laissait quelque répit, soit qu'il fût fatigué de son rôle, soit que sa nature d'enfant le reprît et qu'il pensât à autre chose. (Il était sûr maintenant d'avoir gagné la partie.)
Alors, vite, vite, ils en profitaient. Chaque heure qu'ils dérobaient ainsi leur était d'autant plus précieuse qu'ils n'étaient pas certains d'en jouir jusqu'au bout. Qu'ils se sentaient proches l'un de l'autre ! Pourquoi ne pouvaient-ils rester toujours ainsi ?... Un jour, Grazia elle-même avoua ce regret. Christophe lui saisit la main.
— Oui, pourquoi ? demanda-t-il.
— Vous le savez bien, mon ami, dit-elle, avec un sourire navré.
Christophe le savait. Il savait qu'elle sacrifiait leur bonheur à son fils ; il savait qu'elle n'était pas dupe des mensonges de Lionello, et pourtant qu'elle l'adorait ; il savait l'égoïsme aveugle de ces affections de famille, qui font dépenser aux meilleurs leurs réserves de dévouement au profit d'êtres mauvais ou médiocres de leur sang : après quoi, il ne leur reste plus rien à donner à ceux qui en seraient les plus dignes, à ceux qu'ils aiment le mieux, mais qui ne sont pas de leur sang. Et bien qu'il s'en irritât, bien qu'il eût envie, par moments, de tuer le petit monstre qui détruisait leur vie, il s'inclinait en silence et comprenait que Grazia ne pouvait agir autrement.
Alors ils renoncèrent tous deux, sans récriminations inutiles. Mais si l'on pouvait leur voler le bonheur qui leur était dû, rien ne pouvait empêcher leurs cœurs de s'unir. Le renoncement même, le commun sacrifice les tenaient par des liens plus forts que ceux de la chair. Chacun d'eux tour à tour confiait ses peines à son ami, s'en déchargeait sur lui, et prenait en échange les peines de son ami : ainsi, le chagrin même devenait joie. Christophe appelait Grazia « son confesseur ». Il ne lui cachait pas les faiblesses dont son amour-propre avait à souffrir ; il s'en accusait avec une contrition excessive ; et elle apaisait en souriant les scrupules de son vieil enfant. Il allait jusqu'à lui avouer sa gêne matérielle. Toutefois, il ne s'y était décidé qu'après qu'il avait été bien entendu entre eux qu'elle ne lui offrirait rien, qu'il n'accepterait d'elle rien. Dernière barrière d'orgueil, qu'il maintint et qu'elle respecta. À défaut du bien-être qui lui était interdit de mettre dans la vie de son ami, elle s'ingéniait à y répandre ce qui avait mille fois plus de prix pour lui : sa tendresse. Il en sentait le souffle autour de lui, à toute heure du jour ; le matin, il n'ouvrait pas les yeux, il ne les fermait pas, le soir, sans une muette prière d'adoration amoureuse. Et elle, quand elle s'éveillait, ou que la nuit, elle restait, comme souvent, des heures sans dormir, elle songeait :
— Mon ami pense à moi.
Et un grand calme les entourait.
Sa santé s'était altérée. Grazia était constamment alitée, ou devait passer des jours étendue sur une chaise longue. Christophe venait quotidiennement causer, lire avec elle, lui montrer ses compositions nouvelles. Elle se levait alors de sa chaise, elle allait au piano en boitant, avec ses pieds gonflés. Elle jouait la musique qu'il avait apportée. C'était la plus grande joie qu'elle pût lui faire. De toutes les élèves qu'il avait formées, elle était, avec Cécile, la mieux douée. Mais la musique, que Cécile sentait d'instinct sans presque la comprendre, était pour Grazia une belle langue harmonieuse dont elle savait le sens. Le démoniaque de la vie et de l'art lui échappait entièrement ; elle y versait la clarté de son cœur intelligent. Cette clarté pénétrait le génie de Christophe. Le jeu de son amie lui faisait mieux comprendre les obscures passions qu'il avait exprimées. Les yeux fermés, il l'écoutait, il la suivait, la tenant par la main, dans le dédale de sa propre pensée. À vivre sa musique au travers de l'âme de Grazia, il épousait cette âme et il la possédait. De ce mystérieux accouplement naissaient des œuvres musicales, qui étaient comme le fruit de leurs êtres mêlés. Il le lui dit, un jour, en lui offrant un recueil de ses compositions, tissées avec sa substance et celle de son amie :
— Nos enfants.
Communion de tous les instants, où ils étaient ensemble et où ils étaient séparés ; douceur des soirs passés dans le recueillement de la vieille maison, dont le cadre semblait fait pour l'image de Grazia, et où des domestiques silencieux et cordiaux, qui lui étaient dévoués, reportaient sur Christophe un peu du respectueux attachement qu'ils avaient pour leur maîtresse. Joie d'écouter à deux le chant des heures qui passent, et de voir le flot de la vie s'écouler... La santé chancelante de Grazia jetait sur ce bonheur une ombre d'inquiétude. Mais, malgré ses petites infirmités, elle restait si sereine que ses souffrances cachées ne faisaient qu'ajouter à son charme. Elle était « sa chère, souffrante, touchante amie, au lumineux visage ». Et il lui écrivait, certains soirs, au sortir de chez elle, quand il avait le cœur gonflé d'amour et ne pouvait attendre au lendemain pour le lui dire :
« Liebe liebe liebe liebe liebe Grazia... »
Cette tranquillité dura plusieurs mois. Ils pensaient qu'elle durerait toujours. L'enfant semblait les avoir oubliés ; son attention était distraite. Mais après ce répit, il revint à eux et ne les lâcha plus. Le diabolique petit s'était mis dans la tête de séparer sa mère de Christophe. Il recommença ses comédies. Il n'y apportait pas de plan prémédité. Il suivait, au jour le jour, les caprices de sa méchanceté. Il ne se doutait pas du mal qu'il pouvait faire ; il cherchait à se désennuyer, en ennuyant les autres. Il n'eut de cesse qu'il n'obtînt de Grazia qu'elle partît de Paris, qu'ils voyageassent au loin. Grazia était sans force pour lui résister. Au reste, les médecins lui conseillaient un séjour en Égypte. Elle devait éviter un nouvel hiver dans un climat du Nord. Trop de choses l'avaient ébranlée : les secousses morales des dernières années, les soucis perpétuels causés par la santé de son fils, les longues incertitudes, la lutte livrée en elle et dont elle ne montrait rien, le chagrin du chagrin qu'elle faisait à son ami. Christophe, pour ne pas ajouter aux tourments qu'il devinait, cachait ceux qu'il avait à voir s'approcher le jour de la séparation ; il ne faisait rien pour le retarder ; et ils affectaient tous deux un calme qu'ils n'avaient point, mais qu'ils réussissaient à se communiquer l'un à l'autre.
Le jour vint. Un matin de septembre. Ils avaient ensemble quitté Paris, au milieu de juillet, et passé les dernières semaines qui lui restaient, en Engadine, près du pays où ils s'étaient retrouvés, il y avait six ans déjà.
Depuis cinq jours, ils n'avaient pu sortir : la pluie tombait sans relâche ; ils étaient restés presque seuls à l'hôtel ; la plupart des voyageurs avaient fui. Ce dernier matin, la pluie cessa enfin ; mais la montagne restait vêtue de nuages. Les enfants partirent d'abord, avec les domestiques, dans une première voiture. À son tour, elle partit. Il l'accompagna jusqu'à l'endroit où la route descendait en lacets rapides sur la plaine d'Italie. Sous la capote de la voiture, l'humidité les pénétrait. Ils étaient serrés l'un contre l'autre, et ils ne se parlaient pas ; ils se regardaient à peine. L'étrange demi-jour demi-nuit qui les enveloppait !... L'haleine de Grazia mouillait d'une buée sa voilette. Il pressait la petite main tiède sous le gant glacé. Leurs visages se joignirent. À travers la voilette humide, il baisa la chère bouche.
Ils étaient arrivés au tournant du chemin. Il descendit. La voiture s'enfonça dans le brouillard. Elle disparut. Il continuait d'entendre le roulement des roues et les sabots du cheval. Les nappes de brumes blanches coulaient sur les prairies. Sous le réseau serré, les arbres transis pleuraient. Pas un souffle. Le brouillard bâillonnait la vie. Christophe s'arrêta, suffoquant... Rien n'est plus. Tout est passé...
Il aspira largement le brouillard. Il reprit son chemin. Rien ne passe, pour qui ne passe point.
L'absence ajoute encore au pouvoir de ceux qu'on aime. Le cœur ne retient d'eux que ce qui nous est le plus cher. L'écho de chaque parole qui, par delà les espaces, vient de l'ami lointain, vibre dans le silence, religieusement.
La correspondance de Christophe et de Grazia avait pris le ton grave et contenu d'un couple qui n'en est plus à l'épreuve dangereuse de l'amour, mais qui, l'ayant passée, se sent sûr de sa route et marche, la main dans la main. Chacun des deux était fort pour soutenir et pour diriger l'autre, faible pour se laisser diriger et soutenir par lui.
Christophe retourna à Paris. Il s'était promis de n'y plus revenir. Mais que valent ces promesses ! Il savait qu'il y trouverait encore l'ombre de Grazia. Et les circonstances, conspirant avec son secret désir contre sa volonté, lui montrèrent à Paris un devoir nouveau à remplir. Colette, très au courant de la chronique mondaine, avait appris à Christophe que son jeune ami Jeannin était en train de faire des folies. Jacqueline, qui avait toujours été d'une grande faiblesse envers son fils, n'essayait plus de le retenir. Elle passait elle-même par une crise singulière : trop occupée de soi, pour s'occuper de lui.
Depuis la triste aventure qui avait brisé son mariage et la vie d'Olivier, Jacqueline menait une existence très digne et retirée. Elle se tenait à l'écart de la société parisienne, qui, après lui avoir hypocritement imposé une sorte de quarantaine, lui avait de nouveau fait des avances, qu'elle avait repoussées. De son action elle n'éprouvait vis-à-vis de ces gens nulle honte ; elle estimait qu'elle n'avait pas de compte à leur rendre : car ils valaient moins qu'elle ; ce qu'elle avait accompli franchement, la moitié des femmes qu'elle connaissait le pratiquaient sans bruit, sous le couvert protecteur du foyer. Elle souffrait seulement du mal qu'elle avait fait à son meilleur ami, au seul qu'elle eût aimé. Elle ne se pardonnait pas d'avoir perdu, dans un monde aussi pauvre, une affection comme la sienne.
Ces regrets, cette peine, s'atténuèrent peu à peu. Il ne subsista plus qu'une souffrance sourde, un mépris humilié de soi et des autres, et l'amour de son enfant. Cette affection, où se déversait tout son besoin d'aimer, la désarmait devant lui ; elle était incapable de résister aux caprices de Georges. Pour excuser sa faiblesse, elle se persuadait qu'elle rachetait ainsi sa faute envers Olivier. À des périodes de tendresse exaltée succédaient des périodes d'indifférence lassée ; tantôt elle fatiguait Georges de son amour exigeant et inquiet, tantôt elle paraissait se fatiguer de lui, et elle le laissait tout faire. Elle se rendait compte qu'elle était une mauvaise éducatrice, elle s'en tourmentait ; mais elle n'y changeait rien. Quand elle avait (rarement) essayé de modeler ses principes de conduite sur l'esprit d'Olivier, le résultat avait été déplorable ; ce pessimisme moral ne convenait ni à elle, ni à l'enfant. Au fond, elle ne voulait avoir sur son fils d'autre autorité que celle de son affection. Et elle n'avait pas tort : car entre ces deux êtres, si ressemblants qu'ils fussent, il n'était d'autres liens que du cœur. Georges Jeannin subissait le charme physique de sa mère ; il aimait sa voix, ses gestes, ses mouvements, sa grâce, son amour. Mais il se sentait, d'esprit, étranger à elle. Elle ne s'en aperçut qu'au premier souffle de l'adolescence, lorsqu'il s'envola loin d'elle. Alors, elle s'étonna, elle s'indigna, elle attribua cet éloignement à d'autres influences féminines ; et, en voulant maladroitement les combattre, elle ne fit que l'éloigner davantage. En réalité, ils avaient toujours vécu, l'un à côté de l'autre, préoccupés chacun de soucis différents et se faisant illusion sur ce qui les séparait, grâce à une communion de sympathies et d'antipathies à fleur de peau, dont il ne resta plus rien quand de l'enfant (cet être ambigu, encore tout imprégné de l'odeur de la femme) l'homme se dégagea. Et Jacqueline disait, avec amertume, à son fils :
— Je ne sais pas de qui tu tiens. Tu ne ressembles ni à ton père, ni à moi.
Elle achevait ainsi de lui faire sentir tout ce qui les séparait ; et il en éprouvait un secret orgueil, mêlé de fièvre inquiète.
Les générations qui se suivent ont toujours un sentiment plus vif de ce qui les désunit que de ce qui les unit ; elles ont besoin de s'affirmer leur importance de vivre, fût-ce au prix d'une injustice ou d'un mensonge avec soi-même. Mais ce sentiment est, suivant l'époque, plus ou moins aigu. Dans les âges classiques où se réalise, pour un temps, l'équilibre des forces d'une civilisation, -- ces hauts plateaux bordés de pentes rapides, -- la différence de niveau est moins grande d'une génération à l'autre. Mais dans les âges de renaissance ou de décadence, les jeunes hommes qui gravissent ou dévalent la pente vertigineuse laissent loin, par derrière, ceux qui les précédaient. -- Georges, avec ceux de son âge, remontait la montagne.
Il n'avait rien de supérieur, ni par l'esprit, ni par le caractère : une égalité d'aptitudes, dont aucune ne dépassait le niveau d'une élégante médiocrité. Et cependant, il se trouvait, sans efforts, au début de sa carrière, plus élevé de quelques marches que son père, qui avait dépensé, dans sa trop courte vie, une somme incalculable d'intelligence et d'énergie.
À peine les yeux de sa raison s'étaient ouverts au jour qu'il avait aperçu autour de lui cet amas de ténèbres transpercées de lueurs éblouissantes, ces monceaux de connaissances et d'inconnaissances, de vérités ennemies, d'erreurs contradictoires, où son père avait fiévreusement erré. Mais il avait en même temps pris conscience d'une arme qui était en son pouvoir, et qu'Olivier n'avait jamais connue : sa force...
D'où lui venait-elle ?... Mystères de ces résurrections d'une race, qui s'endort épuisée, et se réveille débordante, comme un torrent de montagne, au printemps !... Qu'allait-il faire de cette force ? L'employer, à son tour, à explorer les fourrés inextricables de la pensée moderne ? Ils ne l'attiraient point. Il sentait peser sur lui la menace des dangers qui s'y tenaient embusqués. Ils avaient écrasé son père. Plutôt que de renouveler l'expérience et de rentrer dans la forêt magique, il y eût mis le feu. Il n'avait fait qu'entr'ouvrir ces livres de sagesse ou de folie sacrée dont Olivier s'était grisé : la pitié nihiliste de Tolstoy, le sombre orgueil destructeur d'Ibsen, la frénésie de Nietzsche, le pessimisme héroïque et sensuel de Wagner. Il s'en était détourné avec un mélange de colère et d'effroi. Il haïssait la lignée d'écrivains réalistes qui, pendant un demi-siècle, avaient tué la joie de l'art. Il ne pouvait cependant effacer tout à fait les ombres du triste rêve dont son enfance avait été bercée. Il ne voulait pas regarder derrière lui ; mais il savait bien que derrière lui, l'ombre était. Trop sain pour chercher un dérivatif à son inquiétude dans le scepticisme paresseux de l'époque précédente, il abominait le dilettantisme des Renan et des Anatole France, comme une dépravation de la libre intelligence, le rire sans gaieté, l'ironie sans grandeur : moyen honteux, et bon pour des esclaves, qui jouent avec leurs chaînes, impuissants à les briser !
Trop vigoureux pour se satisfaire du doute, trop faible pour se créer une certitude, il la voulait, il la voulait ! Il la demandait, il l'implorait, il l'exigeait. Et les éternels happeurs de popularité, les faux grands écrivains, les faux penseurs à l'affût, exploitaient ce magnifique désir impérieux et angoissé, en battant du tambour et faisant le boniment pour leur orviétan [9]. Du haut de ses tréteaux, chacun de ces Hippocrates criait que son élixir était le seul qui fût bon, et décriait les autres. Leurs secrets se valent tous. Aucun de ces marchands ne s'était donné la peine de trouver des recettes nouvelles. Ils avaient été chercher au fond de leurs armoires des flacons éventés. La panacée de l'un était l'Église catholique ; de l'autre, la monarchie légitime ; d'un troisième, la tradition classique. Il y avait de bons plaisants qui montraient le remède à tous les maux dans le retour au latin. D'autres prônaient sérieusement, avec un verbe énorme qui en imposait aux badauds, la domination de l'esprit méditerranéen. (Ils eussent aussi bien parlé, en un autre moment, d'un esprit atlantique !) Contre les barbares du Nord et de l'Est, ils s'instituaient avec pompe les héritiers d'un nouvel empire romain... Des mots, des mots et des mots empruntés. Un fond de bibliothèque, qu'ils débitaient en plein vent. -- Comme tous ses camarades, le jeune Jeannin allait de l'un à l'autre vendeur, écoutait la parade, se laissait parfois tenter, entrait dans la baraque, en ressortait déçu, un peu honteux d'avoir donné son argent et son temps pour contempler de vieux clowns dans des maillots usés. Et pourtant, telle est la force d'illusion de la jeunesse, telle sa certitude d'atteindre à la certitude qu'à chaque promesse nouvelle d'un nouveau vendeur d'espérance, il se laissait reprendre. Il était bien Français : il avait l'humeur frondeuse et un amour inné de l'ordre. Il lui fallait un chef, et il était incapable d'en supporter aucun : son ironie impitoyable les perçait tous à jour.
En attendant qu'il en eût trouvé un qui lui livrât le mot de l'énigme,... il n'avait pas le temps d'attendre ! Il n'était pas homme à se contenter, comme son père, de rechercher, toute sa vie, la vérité. Sa jeune force impatiente voulait se dépenser. Avec ou sans motif, il voulait se décider. Agir, employer, user son énergie. Les voyages, les jouissances de l'art, la musique surtout dont il s'était gorgé, lui avaient été d'abord une diversion intermittente et passionnée. Joli garçon, précoce, livré aux tentations, il découvrit de bonne heure le monde de l'amour aux dehors enchantés, et il s'y jeta, avec un emportement de joie poétique et gourmande. Puis, ce Chérubin, naïf et insatiable avec impertinence, se dégoûta des femmes : il lui fallait l'action. Alors, il se livra aux sports, avec fureur. Il essaya de tous, il les pratiqua tous. Il fut assidu aux tournois d'escrime, aux matches de boxe ; il fut champion français pour la course et le saut en hauteur, chef d'une équipe de foot-ball. Avec quelques jeunes fous de sa sorte, riches et casse-cou, il rivalisa de témérité dans des courses en auto, absurdes et forcenées, de vraies courses à la mort. Enfin, il délaissa tout pour le hochet nouveau. Il partagea le délire des foules pour les machines volantes. Aux fêtes d'aviation qui se tinrent à Reims, il hurla, il pleura de joie, avec trois cent mille hommes ; il se sentait uni avec un peuple entier, dans une jubilation de foi ; les oiseaux humains, qui passaient au-dessus d'eux, les emportaient dans leur essor ; pour la première fois depuis l'aurore de la grande Révolution, ces multitudes entassées levaient les yeux au ciel et le voyaient s'ouvrir... -- À l'effroi de sa mère, le jeune Jeannin déclara qu'il voulait se mêler à la troupe des conquérants de l'air. Jacqueline le supplia de renoncer à cette ambition périlleuse. Elle le lui ordonna. Il n'en fit qu'à sa tête. Christophe, en qui Jacqueline avait cru trouver un allié, se contenta de donner au jeune homme quelques conseils de prudence, qu'au reste il était sûr que Georges ne suivrait point : (car il ne les eût pas suivis, à sa place). Il ne se croyait pas permis -- même s'il l'avait pu -- d'entraver le jeu sain et normal de jeunes forces qui, contraintes à l'inaction, se fussent tournées vers leur propre destruction.
Jacqueline ne parvenait pas à prendre son parti de voir son fils lui échapper. En vain elle avait cru sincèrement renoncer à l'amour, elle ne pouvait se passer de l'illusion de l'amour ; toutes ses affections, tous ses actes en étaient colorés. Combien de mères reportent sur leur fils l'ardeur secrète qu'elles n'ont pu dépenser dans le mariage -- et hors du mariage ! Et lorsqu'elles voient ensuite avec quelle facilité ce fils se passe d'elles, lorsqu'elles comprennent brusquement qu'elles ne lui sont plus nécessaires, elles passent par une crise du même ordre que celle où les a jetées la trahison de l'amant, la désillusion de l'amour. -- Ce fut pour Jacqueline un nouvel écroulement. Georges n'en remarqua rien. Les jeunes gens ne se doutent pas des tragédies du cœur qui se déroulent autour d'eux : ils n'ont pas le temps de s'arrêter pour voir : un instinct d'égoïsme les avertit de passer tout droit, sans tourner la tête.
Jacqueline dévora seule cette nouvelle douleur. Elle n'en sortit que quand la douleur se fut usée. Usée avec son amour. Elle aimait toujours son fils, mais d'une affection lointaine, désabusée, qui se savait inutile et se désintéressait d'elle-même et de lui. Elle traîna ainsi une morne et misérable année, sans qu'il y prît garde. Et puis, ce malheureux cœur, qui ne pouvait ni mourir ni vivre sans amour, il fallut qu'il inventât un objet à aimer. Elle tomba au pouvoir d'une étrange passion, qui visite fréquemment les âmes féminines, et surtout, dirait-on, les plus nobles, les plus inaccessibles, quand vient la maturité et que le beau fruit de la vie n'a pas été cueilli. Elle fit la connaissance d'une femme, qui, dès leur première rencontre, la soumit à son pouvoir mystérieux d'attraction.
C'était une religieuse, à peu près de son âge. Elle s'occupait d'œuvres de charité. Une femme grande, forte, un peu corpulente ; brune, de beaux traits accusés, les yeux vifs, une bouche large et fine qui souriait toujours, le menton impérieux. D'intelligence remarquable, nullement sentimentale ; une malice paysanne, un sens précis des affaires, allié à une imagination méridionale qui aimait à voir grand, mais savait en même temps voir à l'échelle exacte, quand c'était nécessaire ; un mélange savoureux de haut mysticisme et de rouerie de vieux notaire. Elle avait l'habitude de la domination et l'exerçait naturellement. Jacqueline fut aussitôt prise. Elle se passionna pour l'œuvre. Elle le croyait, du moins. Sœur Angèle savait à qui la passion s'adressait ; elle était accoutumée à en provoquer de semblables ; sans paraître les remarquer, elle savait froidement les utiliser au service de l'œuvre et à la gloire de Dieu. Jacqueline donna son argent, sa volonté, son cœur. Elle fut charitable, elle crut, par amour.
On ne tarda pas à remarquer la fascination qu'elle subissait. Elle était la seule à ne pas s'en rendre compte. Le tuteur de Georges s'inquiéta. Georges, trop généreux et trop étourdi pour se soucier des questions d'argent, s'aperçut lui-même de l'emprise exercée sur sa mère ; et il en fut choqué. Il essaya, trop tard, de reprendre avec elle son intimité passée ; il vit qu'un rideau s'était tendu entre eux ; il en accusa l'influence occulte, et il conçut contre celle qu'il nommait une intrigante, non moins que contre Jacqueline, une irritation qu'il ne déguisa point ; il n'admettait pas qu'une étrangère eût pris sa place dans un cœur qu'il avait cru son bien naturel. Il ne se disait pas que si la place était prise, c'est qu'il l'avait laissée. Au lieu de tenter de la reconquérir, il fut maladroit et blessant. Entre la mère et le fils, tous deux impatients, passionnés, il y eut échange de paroles vives ; la scission s'accentua. Sœur Angèle acheva d'établir son pouvoir sur Jacqueline ; et Georges s'éloigna, la bride sur le cou. Il se jeta dans une vie active et dissipée. Il joua, il perdit des sommes considérables ; il mettait une forfanterie dans ses extravagances, à la fois par plaisir et afin de répondre aux extravagances de sa mère. -- Il connaissait les Stevens-Delestrade. Colette n'avait pas manqué de remarquer le joli garçon et d'essayer sur lui l'effet de ses charmes, qui ne désarmaient point. Elle était au courant des équipées de Georges ; elle s'en amusait. Mais le fonds de bon sens et de bonté réelle, caché sous sa frivolité, lui fit voir le danger que courait le jeune fou. Et comme elle savait bien que ce n'était pas elle qui serait capable de l'en préserver, elle avertit Christophe, qui revint aussitôt.
Christophe était le seul qui eût quelque influence sur le jeune Jeannin. Influence limitée et bien intermittente, mais d'autant plus remarquable qu'on avait peine à l'expliquer. Christophe appartenait à cette génération de la veille, contre laquelle Georges et ses compagnons réagissaient avec violence. Il était un des plus hauts représentants de cette époque tourmentée, dont l'art et la pensée leur inspiraient une hostilité soupçonneuse. Il restait inaccessible aux évangiles nouveaux et aux amulettes des petits prophètes et des vieux griots, qui offraient aux bons jeunes gens la recette infaillible pour sauver le monde, Rome et la France. Il demeurait fidèle à une libre foi, libre de toutes les religions, libre de tous les partis, libre de toutes les patries, -- qui n'était plus de mode, -- ou ne l'était pas redevenue. Enfin, si dégagé qu'il fût des questions nationales, il était un étranger à Paris, dans un temps où tous les étrangers semblaient, aux naturels de tous les pays, des barbares.
Et pourtant, le petit Jeannin, joyeux, léger, ennemi des trouble-fête, fougueusement épris du plaisir, des jeux violents, facilement dupé par la rhétorique de son temps, inclinant par vigueur de muscles et paresse d'esprit aux brutales doctrines de l'Action Française, nationaliste, royaliste, impérialiste, -- (il ne savait pas trop) -- ne respectait au fond qu'un seul homme : Christophe. Sa précoce expérience et le tact très fin qu'il tenait de sa mère lui avaient fait juger (sans que sa bonne humeur en fût altérée) le peu que valait ce monde dont il ne pouvait se passer, et la supériorité de Christophe. Il se grisait en vain de mouvement et d'action, il ne pouvait pas renier l'héritage paternel. D'Olivier lui venaient, par brusques et brefs accès, une inquiétude vague, le besoin de trouver, de fixer un but à son action. Et d'Olivier aussi, peut-être, lui venait ce mystérieux instinct qui l'attirait vers celui qu'Olivier avait aimé...
Il allait voir Christophe. Expansif et un peu bavard, il aimait à se confier. Il ne s'inquiétait pas de savoir si Christophe avait le temps de l'écouter. Christophe écoutait pourtant, et il ne manifestait aucun signe d'impatience. Il lui arrivait seulement d'être distrait, quand la visite le surprenait au milieu d'un travail. C'était l'affaire de quelques minutes, pendant lesquelles l'esprit s'évadait, pour ajouter un trait à l'œuvre intérieure ; puis, il revenait auprès de Georges, qui ne s'était pas aperçu de l'absence. Il s'amusait de son escapade, comme quelqu'un qui rentre sur la pointe des pieds, sans qu'on l'entende. Mais Georges, une ou deux fois, le remarqua, et dit avec indignation :
— Mais tu ne m'écoutes pas !
Alors, Christophe était honteux ; et docilement, il se remettait à suivre l'impatient narrateur, en redoublant d'attention, pour se faire pardonner. La narration ne manquait pas de drôlerie ; et Christophe ne pouvait s'empêcher de rire, au récit de quelque fredaine : car Georges racontait tout ; il était d'une franchise désarmante.
Christophe ne riait pas toujours. La conduite de Georges lui était souvent pénible. Christophe n'était pas un saint ; il ne se croyait le droit de faire la morale à personne. Les aventures amoureuses de Georges, la scandaleuse dissipation de sa fortune en des sottises, n'étaient pas ce qui le choquait le plus. Ce qu'il avait le plus de peine à pardonner, c'était la légèreté d'esprit que Georges apportait à ses fautes : certes, elles ne lui pesaient guère ; il les trouvait naturelles. Il avait de la moralité une autre conception que Christophe. Il était de cette espèce de jeunes gens qui ne voient dans les rapports entre les sexes qu'un libre jeu, dénué de tout caractère moral. Une certaine franchise et une bonté insouciante étaient tout le bagage suffisant d'un honnête homme. Il ne s'embarrassait pas des scrupules de Christophe. Celui-ci s'indignait. Il avait beau se défendre d'imposer aux autres sa façon de sentir, il n'était pas tolérant ; sa violence de naguère n'était qu'à demi domptée. Il éclatait parfois. Il ne pouvait s'empêcher de taxer de malpropretés certaines intrigues de Georges, et il le lui disait crûment. Georges n'était pas plus patient. Il y avait entre eux des scènes assez vives. Ensuite, ils ne se voyaient plus pendant des semaines. Christophe se rendait compte que ces emportements n'étaient pas faits pour changer la conduite de Georges, et qu'il y a quelque injustice à vouloir soumettre la moralité d'une époque à la mesure des idées morales d'une autre génération. Mais c'était plus fort que lui : à la première occasion, il recommençait. Comment douter de la foi pour qui l'on a vécu ? Autant renoncer à la vie ! À quoi sert de se guinder à penser autrement qu'on ne pense, pour ressembler au voisin, ou pour le ménager ? C'est se détruire soi-même, sans profit pour personne. Le premier devoir est d'être ce qu'on est. Oser dire : « Ceci est bien, cela est mal. » On fait plus de bien aux faibles, en étant fort, qu'en devenant faible comme eux. Soyez indulgent, si vous voulez, pour les faiblesses commises. Mais jamais ne transigez avec une faiblesse à commettre !...
Oui ; mais Georges se gardait bien de consulter Christophe sur ce qu'il allait faire : -- (le savait-il lui-même ?) -- il ne lui parlait de rien que lorsque c'était fait. -- Alors ?... Alors, que restait-il, qu'à regarder le polisson, avec un muet reproche, en haussant les épaules et souriant, comme un vieil oncle qui sait qu'on ne l'écoutera pas ?
Ce jour-là, il se faisait un silence de quelques instants. Georges regardait les yeux de Christophe, qui semblaient venir de très loin. Et il se sentait tout petit garçon devant eux. Il se voyait, comme il était, dans le miroir de ce regard pénétrant, où s'allumait une lueur de malice ; et il n'en était pas très fier. Christophe se servait rarement contre Georges des confidences que celui-ci venait de lui faire ; on eût dit qu'il ne les avait pas entendues. Après le dialogue muet de leurs yeux, il hochait la tête railleusement ; puis, il se mettait à raconter une histoire qui paraissait n'avoir aucun rapport avec ce qui précédait : une histoire de sa vie, ou de quelque autre vie, réelle ou fictive. Et Georges voyait peu à peu ressurgir, sous une lumière nouvelle, exposé en fâcheuse et burlesque posture, son Double (il le reconnaissait), passant par des erreurs analogues aux siennes. Impossible de ne pas rire de soi et de sa piteuse figure. Christophe n'ajoutait pas de commentaire. Ce qui faisait plus d'effet encore que l'histoire, c'était la puissante bonhomie du narrateur. Il parlait de lui comme des autres, avec le même détachement, le même humour jovial et serein. Ce calme en imposait à Georges. C'était ce calme qu'il venait chercher. Quand il s'était déchargé de sa confession bavarde, il était comme quelqu'un qui s'étend, et s'étire, à l'ombre d'un grand arbre, par une après-midi d'été. L'éblouissement fiévreux du jour brûlant tombait. Il sentait planer sur lui la paix des ailes protectrices. Près de cet homme qui portait, avec tranquillité, le poids d'une lourde vie, il était à l'abri de ses propres agitations. Il goûtait un repos, à l'entendre parler. Lui non plus, il n'écoutait pas toujours ; il laissait son esprit vagabonder ; mais, où qu'il s'égarât, le rire de Christophe était autour de lui.
Cependant, les idées de son vieil ami lui restaient étrangères. Il se demandait comment Christophe pouvait s'accommoder de sa solitude d'âme, se priver de toute attache à un parti artistique, politique, religieux, à tout groupement humain. Il le lui demandait : « N'éprouvait-il jamais le besoin de s'enfermer dans un camp ? »
— S'enfermer ! disait Christophe, en riant. N'est-on pas bien, dehors ? Et c'est toi qui parles de te claquemurer, toi, un homme de grand air ?
— Ah ! ce n'est pas la même chose pour le corps et pour l'esprit, répondit Georges. L'esprit a besoin de certitude ; il a besoin de penser avec les autres, d'adhérer à des principes admis par tous les hommes d'un même temps. J'envie les gens d'autrefois, ceux des âges classiques. Mes amis ont raison, qui veulent restaurer le bel ordre du passé.
— Poule mouillée ! dit Christophe. Qu'est-ce qui m'a donné des découragés pareils !
— Je ne suis pas découragé, protesta Georges avec indignation. Aucun de nous ne l'est.
— Il faut que vous le soyez, dit Christophe, pour avoir peur de vous. Quoi ! vous avez besoin d'un ordre, et vous ne pouvez pas le faire vous-mêmes ? Il faut que vous alliez vous accrocher aux jupes de vos arrière-grand'mères ! Bon Dieu ! marchez tout seuls !
— Il faut s'enraciner, dit Georges, tout fier de répéter un des ponts-neufs du temps.
— Pour s'enraciner, est-ce que les arbres, dis-moi, ont besoin d'être en caisse ? La terre est là, pour tous. Enfonces-y tes racines. Trouve tes lois. Cherche en toi.
— Je n'ai pas le temps, dit Georges.
— Tu as peur, répéta Christophe.
Georges se révolta ; mais il finit par convenir qu'il n'avait aucun goût à regarder au fond de soi ; il ne comprenait pas le plaisir qu'on y pouvait trouver : à se pencher sur ce trou noir, on risquait d'y tomber.
— Donne-moi la main, disait Christophe.
Il s'amusait à entr'ouvrir la trappe, sur sa vision réaliste et tragique de la vie. Georges reculait. Christophe refermait le vantail, en riant.
— Comment pouvez-vous vivre ainsi ? demandait Georges.
— Je vis, et je suis heureux, disait Christophe.
— Je mourrais, si j'étais forcé de voir cela toujours.
Christophe lui tapait sur l'épaule :
— Voilà nos fameux athlètes !... Eh bien, ne regarde donc pas, si tu ne te sens pas la tête assez solide. Rien ne t'y force, après tout. Va de l'avant, mon petit ! Mais pour cela, qu'as-tu besoin d'un maître qui te marque à l'épaule, comme un bétail ? Quel mot d'ordre attends-tu ? Il y a longtemps que le signal est donné. Le boute-selle a sonné, la cavalerie est en marche. Ne t'occupe que de ton cheval. À ton rang ! Et galope !
— Mais où vais-je ? dit Georges.
— Où va ton escadron, à la conquête du monde. Emparez-vous de l'air, soumettez les éléments, enfoncez les derniers retranchements de la nature, faites reculer l'espace, faites reculer la mort...
« Expertus vacuum Dædalus aera... »
... Champion du latin, connais-tu cela, dis-moi ? Es-tu seulement capable de m'expliquer ce que cela veut dire ?
« Perrupit Acheronta... »
... Voilà votre lot à vous. Heureux conquistadores !...
Il montrait si clairement le devoir d'action héroïque, échu à la génération nouvelle, que Georges, étonné, disait :
— Mais si vous sentez cela, pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?
— Parce que j'ai une autre tâche. Va, mon petit, fais ton œuvre. Dépasse-moi, si tu peux. Moi, je reste ici, et je veille... Tu as lu ce conte des Mille et une Nuits, où un génie, haut comme une montagne, est enfermé dans une boîte, sous le sceau de Salomon ?... Le génie est ici, dans le fond de notre âme, cette âme sur laquelle tu as peur de te pencher. Moi et ceux de mon temps, nous avons passé notre vie à lutter avec lui ; nous ne l'avons pas vaincu ; il ne nous a pas vaincus. À présent, nous et lui, nous reprenons haleine ; et nous nous regardons, sans rancune et sans peur, satisfaits des combats que nous nous sommes livrés, et attendant qu'expire la trêve consentie. Vous, profitez de la trêve pour refaire vos forces et pour cueillir la beauté du monde ! Soyez heureux, jouissez de l'accalmie. Mais souvenez-vous qu'un jour, vous et ceux qui seront vos fils, au retour de vos conquêtes, il faudra que vous reveniez à cet endroit où je suis et que vous repreniez le combat, avec des forces neuves, contre celui qui est là et près de qui je veille. Et le combat durera, entrecoupé de trêves, jusqu'à ce que l'un des deux ait été terrassé. À vous, d'être plus forts et plus heureux que nous !... -- En attendant, fais du sport, si tu veux ; aguerris tes muscles et ton cœur ; et ne sois pas assez fou pour dilapider en niaiseries ta vigueur impatiente : tu es d'un temps (sois tranquille !) qui en trouvera l'emploi.
Georges ne retenait pas grand'chose de ce que lui disait Christophe. Il était d'esprit assez ouvert pour que les pensées de Christophe y entrassent ; mais elles en ressortaient aussitôt. Il n'était pas au bas de l'escalier qu'il avait tout oublié. Il n'en demeurait pas moins sous une impression de bien-être, qui persistait, alors que le souvenir de ce qui l'avait produite était depuis longtemps effacé. Il avait pour Christophe une vénération. Il ne croyait à rien de ce que Christophe croyait. (Au fond, il riait de tout, il ne croyait à rien.) Mais il eût cassé la tête à qui se fût permis de dire du mal de son vieil ami.
Par bonheur, on ne le lui disait pas : sans quoi, il aurait eu fort à faire.
Christophe avait bien prévu la saute de vent prochaine. Le nouvel idéal de la jeune musique française était différent du sien ; mais tandis que c'était une raison de plus pour que Christophe eût de la sympathie pour elle, elle n'en avait aucune pour lui. Sa vogue auprès du public n'était pas faite pour le réconcilier avec les plus affamés de ces jeunes gens ; ils n'avaient pas grand'chose dans le ventre ; et leurs crocs, d'autant plus, étaient longs et mordaient. Christophe ne s'émouvait pas de leurs méchancetés.
— Quel cœur ils y mettent ! disait-il. Ils se font les dents, ces petits...
Il n'était pas loin de les préférer à ces autres petits chiens, qui le flagornaient, parce qu'il avait du succès, -- ceux dont parle d'Aubigné, qui, « lorsqu'un mâtin a mis la tête dans un pot de beurre, lui viennent lécher les barbes par congratulation ».
Il avait une pièce reçue à l'Opéra. À peine acceptée, on la mit en répétition. Un jour, Christophe apprit, par des attaques de journaux, que pour faire passer son œuvre, on avait remis aux calendes la pièce d'un jeune compositeur, qui devait être jouée. Le journaliste s'indignait de cet abus de pouvoir, dont il rendait responsable Christophe.
Christophe vit le directeur, et lui dit :
— Vous ne m'aviez pas prévenu. Cela ne se fait point. Vous allez monter d'abord l'opéra que vous aviez reçu avant le mien.
Le directeur s'exclama, se mit à rire, refusa, couvrit de flatteries Christophe, son caractère, ses œuvres, son génie, traita l'œuvre de l'autre avec le dernier mépris, assura qu'elle ne valait rien et qu'elle ne ferait pas un sou.
— Alors, pourquoi l'avez-vous reçue ?
— On ne fait pas tout ce qu'on veut. Il faut bien donner, de loin en loin, un semblant de satisfaction à l'opinion. Autrefois, ces jeunes gens pouvaient crier ; personne ne les entendait. À présent, ils trouvent moyen d'ameuter contre nous une presse nationaliste, qui braille à la trahison et nous appelle mauvais Français, quand on a le malheur de ne pas s'extasier devant leur jeune école. La jeune école ! Parlons-en !... Voulez-vous que je vous dise ? J'en ai plein le dos ! Et le public, aussi. Ils nous rasent, avec leurs Oremus !... Pas de sang dans les veines ; des petits sacristains qui vous chantent la messe ; quand ils font des duos d'amour, on dirait des De profundis... Si j'étais assez sot pour monter les pièces qu'on m'oblige à recevoir, je ruinerais mon théâtre. Je les reçois : c'est tout ce qu'on peut me demander.
— Parlons de choses sérieuses. Vous, vous faites des salles pleines...
Les compliments reprirent.
Christophe l'interrompit net, et dit avec colère :
— Je ne suis pas dupe. Maintenant que je suis vieux et un homme « arrivé », vous vous servez de moi, pour écraser les jeunes. Lorsque j'étais jeune, vous m'auriez écrasé comme eux. Vous jouerez la pièce de ce garçon, ou je retire la mienne.
Le directeur leva les bras au ciel, et dit :
— Vous ne voyez donc pas que si nous faisions ce que vous voulez, nous aurions l'air de céder à l'intimidation de leur campagne de presse ?
— Que m'importe ? dit Christophe.
— À votre aise ! Vous en serez la première victime.
On mit à l'étude l'œuvre du jeune musicien, sans interrompre les répétitions de l'œuvre de Christophe. L'une était en trois actes, l'autre en deux ; on convint de les donner dans le même spectacle. Christophe vit son protégé ; il avait voulu être le premier à lui annoncer la nouvelle. L'autre se confondit en promesses de reconnaissance éternelle.
Naturellement, Christophe ne put faire que le directeur ne donnât tous ses soins à sa pièce. L'interprétation, la mise en scène de l'autre furent sacrifiées. Christophe n'en sut rien. Il avait demandé à suivre quelques répétitions de l'œuvre du jeune homme ; il l'avait trouvée bien médiocre ; il avait hasardé deux ou trois conseils : ils avaient été mal reçus ; il s'en était tenu là et il ne s'en mêlait plus. D'autre part, le directeur avait fait admettre au nouveau-venu la nécessité de quelques coupures, s'il voulait que sa pièce passât sans retard. Ce sacrifice, d'abord aisément consenti, ne tarda pas à sembler douloureux à l'auteur.
Le soir de la représentation arrivé, la pièce du débutant n'eut aucun succès ; celle de Christophe fit grand bruit. Quelques journaux déchirèrent Christophe ; ils parlaient d'un coup monté, d'un complot pour écraser un jeune et grand artiste français ; ils disaient que son œuvre avait été mutilée, pour complaire au maître allemand, qu'ils représentaient bassement jaloux de toutes les gloires naissantes. Christophe haussa les épaules, pensant :
— Il va répondre.
« Il » ne répondit pas. Christophe lui envoya des entrefilets, avec ces mots :
— Vous avez lu ?
L'autre écrivit :
— Comme c'est regrettable ! Ce journaliste a toujours été si délicat pour moi ! Vraiment, je suis fâché. Le mieux est de ne pas faire attention.
Christophe rit, et pensa :
— Il a raison, le petit pleutre.
Et il en jeta le souvenir dans ce qu'il nommait ses « oubliettes ».
Mais le hasard voulut que Georges, qui lisait rarement les journaux et qui les lisait mal, à part les articles de sport, tombât cette fois sur les attaques les plus violentes contre Christophe. Il connaissait le journaliste. Il alla au café où il était sûr de le rencontrer, l'y trouva, le calotta, eut un duel avec lui, et lui égratigna rudement l'épaule avec son épée.
Le lendemain, en déjeunant, Christophe apprit l'affaire, par une lettre d'ami. Il en fut suffoqué. Il laissa son déjeuner et courut chez Georges. Georges lui-même ouvrit. Christophe entra, comme un ouragan, le saisit par les bras, et, le secouant avec colère, il se mit à l'accabler sous une volée de reproches furibonds.
— Animal, criait-il, tu t'es battu pour moi ! Qui t'a donné la permission ? Un gamin, un étourneau, qui se mêle de mes affaires ! Est-ce que je ne suis pas capable de m'en occuper, dis-moi ? Te voilà bien avancé ! Tu as fait à ce gredin l'honneur de te battre avec lui. C'est tout ce qu'il demandait. Tu en as fait un héros. Imbécile ! Et si le hasard avait voulu... (Je suis sûr que tu t'es jeté là dedans, en écervelé, comme toujours)... si tu avais été tué !... Malheureux ! je ne te l'aurais pardonné, de ta vie !...
Georges, qui riait comme un fou, à cette dernière menace tomba dans un tel accès d'hilarité qu'il en pleurait :
— Vieil ami, que tu es drôle ! Ah ! tu es impayable ! Voilà que tu m'injuries, pour t'avoir défendu ! Une autre fois, je t'attaquerai. Peut-être que tu m'embrasseras.
Christophe s'interrompit ; il étreignit Georges, l'embrassa sur les deux joues, et puis, une seconde fois encore, et il dit :
— Mon petit !... Pardon. Je suis une vieille bête... Mais aussi, cette nouvelle m'a bouleversé le sang. Quelle idée de te battre ! Est-ce qu'on se bat avec ces gens ? Tu vas me promettre tout de suite que tu ne recommenceras plus jamais.
— Je ne promets rien du tout, dit Georges. Je fais ce qui me plaît.
— Je te le défends, entends-tu. Si tu recommences, je ne veux plus te voir, je te désavoue dans les journaux, je te...
— Tu me déshérites, c'est entendu.
— Voyons, Georges, je t'en prie... À quoi cela sert-il ?
— Mon bon vieux, tu vaux mille fois mieux que moi, et tu sais infiniment plus de choses ; mais pour ces canailles-là, je les connais mieux que toi. Sois tranquille, cela servira : ils tourneront maintenant plus de sept fois dans leur bouche leur langue empoisonnée, avant de t'injurier.
— Eh ! que me font ces oisons ? Je me moque de ce qu'ils peuvent dire.
— Mais moi, je ne m'en moque pas. Mêle-toi de ce qui te regarde !
Dès lors, Christophe fut dans les transes qu'un article nouveau n'éveillât la susceptibilité de Georges. Il y avait quelque comique à le voir, les jours qui suivirent, s'attabler au café et dévorer les journaux, lui qui ne les lisait jamais, tout prêt, au cas où il y eût trouvé un article injurieux, à faire n'importe quoi (une bassesse, au besoin), pour empêcher que ces lignes ne tombassent sous les yeux de Georges. Après une semaine, il se rassura. Le petit avait raison. Son geste avait donné à réfléchir, pour le moment, aux aboyeurs. -- Et Christophe, tout en bougonnant contre le jeune fou qui lui avait fait perdre huit jours de travail, se disait qu'après tout il n'avait guère le droit de lui faire la leçon. Il se souvenait de certain jour, il n'y avait pas si longtemps, où lui-même s'était battu, à cause d'Olivier. Et il croyait entendre Olivier qui disait :
— Laisse, Christophe, je te rends ce que tu m'as prêté !
Si Christophe prenait aisément son parti des attaques contre lui, un autre était fort loin de ce désintéressement ironique. C'était Emmanuel.
L'évolution de la pensée européenne allait grand train. On eût dit qu'elle s'accélérait avec les inventions mécaniques et les moteurs nouveaux. La provision de préjugés et d'espoirs, qui suffisait naguère à nourrir vingt ans d'humanité, était brûlée en cinq ans. Les générations d'esprits galopaient, les unes derrière les autres, et souvent par-dessus : le Temps sonnait la charge. -- Emmanuel était dépassé.
Le chantre des énergies françaises n'avait jamais renié l'idéalisme de son maître, Olivier. Si passionné que fût son sentiment national, il se confondait avec son culte de la grandeur morale. S'il annonçait dans ses vers, d'une voix éclatante, le triomphe de la France, c'était qu'il adorait en elle, par un acte de foi, la pensée la plus haute de l'Europe actuelle, l'Athéna Niké[10] le Droit victorieux qui prend sa revanche de la Force. -- Et voici que la Force s'était réveillée, au cœur même du Droit ; et elle ressurgissait, dans sa fauve nudité. La génération nouvelle, robuste et aguerrie, aspirait au combat et avait, avant la victoire, une mentalité de vainqueur. Elle était orgueilleuse de ses muscles, de sa poitrine élargie, de ses sens vigoureux et affamés de jouir, de ses ailes d'oiseau de proie qui plane sur les plaines ; il lui tardait de s'abattre et d'essayer ses serres. Les prouesses de la race, les vols fous par-dessus les Alpes et les mers, les chevauchées épiques à travers les sables africains, les nouvelles croisades, pas beaucoup moins mystiques, pas beaucoup plus intéressées que celles de Philippe-Auguste et de Villehardouin, achevaient de tourner la tête à la nation. Ces enfants qui n'avaient jamais vu la guerre que dans des livres n'avaient point de peine à lui prêter des beautés. Ils se faisaient agressifs. Las de paix et d'idées, ils célébraient « l'enclume des batailles », sur laquelle l'action aux poings sanglants reforgerait, un jour, la puissance française. Par réaction contre l'abus écœurant des idéologies, ils érigeaient le mépris de l'idéal en profession de foi. Ils mettaient de la forfanterie à exalter le bon sens borné, le réalisme violent, l'égoïsme national, sans pudeur, qui foule aux pieds la justice des autres et les autres nationalités, quand c'est utile à la grandeur de la patrie. Ils étaient xénophobes, anti-démocrates, et -- même les plus incroyants -- prônaient le retour au catholicisme, par besoin pratique de « canaliser l'absolu », d'enfermer l'infini sous la garde d'une puissance d'ordre et d'autorité. Ils ne se contentaient pas de dédaigner -- ils traitaient en malfaiteurs publics les doux radoteurs de la veille, les songe-creux idéalistes, les penseurs humanitaires. Emmanuel était du nombre, aux yeux de ces jeunes gens. Il en souffrait cruellement, et il s'en indignait.
De savoir que Christophe était victime, comme lui, -- plus que lui, -- de cette injustice, le lui rendit sympathique. Par sa mauvaise grâce, il l'avait découragé de venir le voir. Il était trop orgueilleux pour paraître le regretter, en se mettant à sa recherche. Mais il réussit à le rencontrer, comme par hasard, et il fit les premières avances. Après quoi, son ombrageuse susceptibilité étant en repos, il ne cacha pas le plaisir qu'il avait aux visites de Christophe. Dès lors, ils se réunirent souvent, soit chez l'un, soit chez l'autre.
Emmanuel confiait à Christophe sa rancœur. Il était exaspéré des critiques ; et, trouvant que Christophe ne s'en émouvait pas assez, il lui faisait lire sur son propre compte des appréciations de journaux. On y accusait Christophe de ne pas savoir la grammaire de son art, d'ignorer l'harmonie, d'avoir pillé ses confrères, et de déshonorer la musique. On l'y nommait : « Ce vieil agité »... On y disait : « Nous en avons assez, de ces convulsionnaires ! Nous sommes l'ordre, la raison, l'équilibre classique... »
Christophe s'en divertissait.
— C'est la loi, disait-il. Les jeunes gens jettent les vieux dans la fosse... De mon temps, il est vrai, on attendait qu'un homme eût soixante ans, pour le traiter de vieillard. On va plus vite, aujourd'hui... La télégraphie sans fils, les aéroplanes... Une génération est plus vite fourbue... Pauvres diables ! ils n'en ont pas pour longtemps ! Qu'ils se hâtent de nous mépriser et de se pavaner au soleil !
Mais Emmanuel n'avait pas cette belle santé. Intrépide de pensée, il était en proie à ses nerfs maladifs ; âme ardente en un corps rachitique, il lui fallait le combat, et il n'était pas fait pour le combat. L'animosité de certains jugements le blessait jusqu'au sang.
— Ah ! disait-il, si les critiques savaient le mal qu'ils font aux artistes, par un de ces mots injustes jetés au hasard, ils auraient honte de leur métier.
— Mais ils le savent, mon bon ami. C'est leur raison de vivre. Il faut bien que tout le monde vive.
— Ce sont des bourreaux. On est ensanglanté par la vie, épuisé par la lutte qu'il faut livrer à l'art. Au lieu de vous tendre la main, de parler de vos faiblesses avec miséricorde, de vous aider fraternellement à les réparer, ils sont là qui, les mains dans leurs poches, vous regardent hisser votre charge sur la pente, et qui disent : « Pourra pas !... » Et quand on est au faîte, disent, les uns : « Oui, mais ce n'est pas ainsi qu'il fallait monter. » Tandis que les autres, obstinés, répètent : « N'a pas pu !... » Bien heureux, quand ils ne vous lancent pas dans les jambes des pierres, pour vous faire tomber !
— Bah ! il se trouve aussi, parfois, dans le nombre, deux ou trois braves gens ; et quel bien ils peuvent faire ! Les méchantes bêtes, il y en a partout ; cela ne tient pas au métier. Connais-tu rien de pire, dis-moi, qu'un artiste sans bonté, vaniteux et aigri, pour qui le monde est une proie, qu'il enrage de ne pouvoir mastiquer ? Il faut s'armer de patience. Point de mal, qui ne puisse servir à quelque bien. Le pire critique nous est utile ; il est un entraîneur ; il ne nous permet pas de flâner sur la route. Chaque fois que nous croyons être au but, la meute nous mord les fesses. En marche ! Plus loin ! Plus haut ! Elle se lassera plutôt de me poursuivre, que moi de marcher devant elle. Redis-moi le mot arabe : « On ne tourmente pas les arbres stériles. Ceux-là seuls sont battus de pierres, dont le front est couronné de fruits d'or... » Plaignons les artistes qu'on épargne. Ils resteront à mi-chemin, paresseusement assis. Quand ils voudront se relever, leurs jambes courbaturées se refuseront à marcher. Vivent mes amis les ennemis ! Ils m'ont fait plus de bien, dans ma vie, que mes ennemis les amis !
Emmanuel ne pouvait s'empêcher de sourire. Puis, il disait :
— Tout de même, ne trouves-tu pas dur, un vétéran comme toi, de te voir faire la leçon par des conscrits, qui en sont à leur première bataille ?
— Ils m'amusent, dit Christophe. Cette arrogance est le signe d'un sang jeune et bouillant qui aspire à se répandre. Je fus ainsi, jadis. Ce sont les giboulées de mars, sur la terre qui renaît... Qu'ils nous fassent la leçon ! Ils ont raison, après tout. Aux vieux, de se mettre à l'école des jeunes ! Ils ont profité de nous, ils sont ingrats : c'est dans l'ordre !... Mais, riches de nos efforts, ils vont plus loin que nous, ils réalisent ce que nous avons tenté. S'il nous reste encore quelque jeunesse, apprenons à notre tour, et tâchons de nous renouveler. Si nous ne le pouvons pas, si nous sommes trop vieux, réjouissons-nous en eux. Il est beau de voir les refloraisons perpétuelles de l'âme humaine qui semblait épuisée, l'optimisme vigoureux de ces jeunes gens, leur joie de l'action aventureuse, ces races qui renaissent, pour la conquête du monde.
— Que seraient-ils sans nous ? Cette joie est sortie de nos larmes. Cette force orgueilleuse est la fleur des souffrances de toute une génération. Sic vos non vobis...
— La vieille parole se trompe. C'est pour nous que nous avons travaillé, en créant une race d'hommes qui nous dépassent. Nous avons amassé leur épargne, nous l'avons défendue dans une bicoque mal fermée, où tous les vents sifflaient ; il nous fallait nous arc-bouter aux portes pour empêcher la mort d'entrer. Par nos bras, fut frayée la voie triomphale où nos fils vont marcher. Nos peines ont sauvé l'avenir. Nous avons mené l'Arche au seuil de la Terre Promise. Elle y pénétrera, avec eux, avec eux, et par nous.
— Se souviendront-ils jamais de ceux qui ont traversé les déserts, portant le feu sacré, les dieux de notre race, et eux, ces enfants, qui maintenant sont des hommes ? Nous avons eu, pour notre part, l'épreuve et l'ingratitude.
— Le regrettes-tu ?
— Non. Il y a une ivresse à sentir la grandeur tragique d'une puissante époque sacrifiée, comme la nôtre, à celle qu'elle a enfantée. Les hommes d'aujourd'hui ne seraient plus capables de goûter la joie superbe du renoncement.
— Nous avons été les plus heureux. Nous avons gravi la montagne de Nébo [11], au pied de laquelle s'étendent les contrées où nous n'entrerons pas. Mais nous en jouissons plus que ceux qui entreront. Qui descend dans la plaine perd de vue l'immensité de la plaine et l'horizon lointain.
L'action apaisante que Christophe exerçait sur Georges et sur Emmanuel, il en puisait l'énergie dans l'amour de Grazia. À cet amour il devait de se sentir rattaché à tout ce qui était jeune, d'avoir pour toutes les formes neuves de la vie une sympathie jamais lassée. Quelles que fussent les forces qui ranimaient la terre, il était avec elles, même quand elles étaient contre lui ; il n'avait point peur de l'avènement prochain de ces démocraties, qui faisaient pousser des cris d'orfraie à l'égoïsme d'une poignée de privilégiés ; il ne s'accrochait pas désespérément aux patenôtres d'un art vieilli ; il attendait, avec certitude, que des visions fabuleuses, des rêves réalisés de la science et de l'action jaillît un art plus puissant que l'ancien ; il saluait la nouvelle aurore du monde, dût la beauté du vieux monde mourir avec lui.
Grazia savait le bienfait de son amour pour Christophe ; la conscience de son pouvoir l'élevait au-dessus d'elle-même. Par ses lettres, elle exerçait une direction sur son ami. Non qu'elle eût le ridicule de prétendre à le diriger dans l'art : elle avait trop de tact et connaissait ses limites. Mais sa voix juste et pure était le diapason auquel il accordait son âme. Il suffisait que Christophe crût entendre, par avance, cette voix répéter sa pensée, pour qu'il ne pensât rien qui ne fût juste, pur, et digne d'être répété. Le son d'un bel instrument est, pour le musicien, pareil à un beau corps où son rêve aussitôt s'incarne. Mystérieuse fusion de deux esprits qui s'aiment : chacun ravit à l'autre ce qu'il a de meilleur ; mais c'est afin de le lui rendre, enrichi de son amour. Grazia ne craignait pas de dire à Christophe qu'elle l'aimait. L'éloignement la rendait plus libre de parler ; et aussi, la certitude qu'elle ne serait jamais à lui. Cet amour, dont la religieuse ferveur s'était communiquée à Christophe, lui était une fontaine de paix.
De cette paix, Grazia donnait bien plus qu'elle n'avait. Sa santé était brisée, son équilibre moral gravement compromis. L'état de son fils ne s'améliorait pas. Depuis deux ans, elle vivait dans des transes perpétuelles, qu'aggravait le talent meurtrier de Lionello à en jouer. Il avait acquis une virtuosité dans l'art de tenir en haleine l'inquiétude de ceux qui l'aimaient ; pour réveiller l'intérêt et tourmenter les gens, son cerveau inoccupé était fertile en inventions : cela tournait à la manie. Et le tragique fut que, tandis qu'il grimaçait la parade de la maladie, la maladie réelle cheminait ; et la mort apparut, au seuil. Dramatique ironie ! Grazia, que son fils avait torturée pendant des ans pour un mal inventé, cessa d'y croire lorsque le mal fut là... Le cœur a ses limites. Elle avait épuisé sa force de compassion pour des mensonges. Elle traita Lionello de comédien, au moment qu'il disait vrai. Et après que la vérité fut révélée à elle, le reste de sa vie fut empoisonnée de remords.
La méchanceté de Lionello n'avait pas désarmé. Sans amour pour qui que ce fût, il ne pouvait supporter qu'un de ceux qui l'entouraient eût de l'amour pour quelque autre que pour lui ; la jalousie était sa seule passion. Il ne lui suffisait pas d'avoir réussi à éloigner sa mère de Christophe ; il eût voulu la contraindre à rompre l'intimité qui persistait entre eux. Déjà, il avait usé de son arme habituelle -- la maladie -- pour faire jurer à Grazia qu'elle ne se remarierait pas. Il ne se contenta point de cette promesse. Il prétendit exiger que sa mère n'écrivît plus à Christophe. Cette fois, elle se révolta ; et cet abus de pouvoir achevant de la libérer, elle lui dit sur ses mensonges des mots d'une sévérité cruelle, qu'elle se reprocha plus tard comme un crime : car ils jetèrent Lionello dans une crise de fureur, dont il fut réellement malade. Il le fut d'autant plus que sa mère refusa d'y croire. Alors, il souhaita, dans sa rage, de mourir pour se venger. Il ne se doutait pas que ce souhait serait exaucé.
Quand le médecin laissa entendre à Grazia que son fils était perdu, elle resta comme frappée de la foudre. Il lui fallut pourtant cacher son désespoir, afin de tromper l'enfant, qui l'avait si souvent trompée. Il soupçonnait que c'était sérieux, cette fois ; mais il ne voulait pas le croire ; et ses yeux quêtaient dans les yeux de sa mère ce reproche de mensonge qui l'avait mis en fureur, alors qu'il mentait. Vint l'heure où il ne fut plus possible de douter. Alors, ce fut terrible pour lui et pour les siens : il ne voulait pas mourir !...
Lorsque Grazia le vit enfin endormi, elle n'eut pas un cri, pas une plainte ; elle étonna par son silence ; il ne lui restait plus assez de force pour souffrir ; elle n'avait qu'un désir : s'endormir à son tour. Elle continua d'accomplir tous les actes de sa vie, avec le même calme, en apparence. Après quelques semaines, le sourire reparut même sur sa bouche, plus silencieuse. Personne ne se doutait de sa détresse. Christophe, moins que tout autre. Elle s'était contentée de lui écrire la nouvelle, sans rien lui dire d'elle-même. Aux lettres de Christophe, brûlantes d'affection inquiète, elle ne répondit pas. Il voulait venir : elle le pria de n'en rien faire. Au bout de deux ou trois mois, elle reprit avec lui le ton grave et serein, qu'elle avait, avant. Elle eût jugé criminel de se décharger sur lui du poids de sa faiblesse. Elle savait que l'écho de tous ses sentiments résonnait en lui, et qu'il avait besoin de s'appuyer sur elle. Elle ne s'imposait pas une contrainte douloureuse. C'était une discipline qui la sauvait. Dans sa lassitude de vie, deux seules choses la faisaient vivre : l'amour de Christophe, et le fatalisme qui, dans la douleur comme dans la joie, formait le fond de sa nature italienne. Ce fatalisme n'avait rien d'intellectuel : il était l'instinct animal, qui fait marcher la bête harassée, sans qu'elle sente sa fatigue, dans un rêve aux yeux fixes, oubliant les pierres du chemin et son corps, jusqu'à ce qu'il tombe. Le fatalisme soutenait son corps. L'amour soutenait son cœur. Sa vie personnelle était usée, elle vivait en Christophe. Pourtant, elle évitait, avec plus de soin que jamais, d'exprimer dans ses lettres l'amour qu'elle avait pour lui. Sans doute, parce que cet amour était plus grand. Mais aussi, parce que pesait par dessus le veto du petit mort, qui lui en faisait un crime. Alors, elle se taisait, elle s'obligeait à ne plus écrire, de quelque temps.
Christophe ne comprenait pas les raisons de ces silences. Parfois, il saisissait, dans le ton uni et tranquille d'une lettre, des accents inattendus où frémissait une passion refoulée. Il en était bouleversé ; mais il n'osait rien dire ; il était comme un homme qui retient son souffle et craint de respirer, de peur que l'illusion ne cesse. Il savait que, presque infailliblement, ces accents seraient rachetés, dans la lettre suivante, par une froideur voulue... Puis, de nouveau, le calme... Meeresstille...
Georges et Emmanuel se trouvaient réunis chez Christophe. C'était un après-midi. L'un et l'autre étaient pleins de leurs soucis personnels : Emmanuel, de ses déboires littéraires, et Georges, d'une déconvenue dans un concours de sport. Christophe les écoutait avec bonhomie et les raillait affectueusement. On sonna. Georges alla ouvrir. Un domestique apportait une lettre, de la part de Colette. Christophe se mit près de la fenêtre, pour la lire. Ses deux amis avaient repris leur discussion ; ils ne voyaient pas Christophe, qui leur tournait le dos. Il sortit de la chambre, sans qu'ils y prissent garde. Et quand ils le remarquèrent, ils n'en furent pas surpris. Mais comme son absence se prolongeait, Georges alla frapper à la porte de l'autre chambre. Il n'y eut pas de réponse. Georges n'insista point, connaissant les façons bizarres de son vieil ami. Quelques minutes après, Christophe revint. Il avait l'air très calme, très las, très doux. Il s'excusa de les avoir laissés, reprit la conversation où il l'avait interrompue, leur parlant de leurs ennuis avec bonté, et leur disant des choses qui leur faisaient du bien. Le ton de sa voix les émouvait, sans qu'ils sussent pourquoi.
Ils le quittèrent. Au sortir de chez lui, Georges alla chez Colette. Il la trouva en larmes. Aussitôt qu'elle le vit, elle accourut, demandant :
— Et comment a-t-il supporté le coup, le pauvre ami ? C'est affreux !
Georges ne comprenait pas. Colette lui apprit qu'elle venait de faire porter à Christophe la nouvelle de la mort de Grazia.
Elle était partie, sans avoir eu le temps de dire adieu à personne. Depuis quelques mois, les racines de sa vie étaient presque arrachées ; il avait suffi d'un souffle pour l'abattre. La veille de la rechute de grippe qui l'emporta, elle avait reçu une bonne lettre de Christophe. Elle en était attendrie. Elle eût voulu l'appeler auprès d'elle ; elle sentait que tout le reste, que tout ce qui les séparait, était faux et coupable. Très lasse, elle remit au lendemain pour lui écrire. Le lendemain, elle dut rester alitée. Elle commença une lettre qu'elle n'acheva pas ; elle avait le vertige, la tête lui tournait ; d'ailleurs, elle hésitait à parler de son mal, elle craignait de troubler Christophe. Il était pris en ce moment par les répétitions d'une œuvre chorale et symphonique, écrite sur un poème d'Emmanuel : le sujet les avait passionnés tous deux, car c'était un peu le symbole de leur propre destinée : La Terre promise. Christophe en avait souvent parlé à Grazia. La première devait avoir lieu, la semaine suivante... Il ne fallait pas l'inquiéter. Grazia fit, dans sa lettre, allusion à un simple rhume. Puis, elle trouva que c'était encore trop. Elle déchira la lettre, et elle n'eut pas la force d'en recommencer une autre. Elle se dit qu'elle écrirait le soir. Le soir, il était trop tard. Trop tard pour le faire appeler. Trop tard même pour écrire... Comme la mort est pressée ! Quelques heures suffisent à détruire ce qu'il a fallu des siècles pour former... Grazia eut à peine le temps de donner à sa fille l'anneau qu'elle portait au doigt, et elle la pria de le remettre à son ami. Elle n'avait pas été, jusque-là, très intime avec Aurora. À présent qu'elle partait, elle contemplait passionnément le visage de celle qui restait ; elle pressait la main qui transmettrait son étreinte ; et elle pensait avec joie :
— Je ne m'en vais pas tout à fait.
« Quid ? hic, inquam, quis est qui complet aures meas tantus et tam dulcis sonus !... »
(Songe de Scipion.)
Un élan de sympathie ramena Georges chez Christophe, après avoir quitté Colette. Depuis longtemps il savait, par les indiscrétions de celle-ci, la place que Grazia tenait dans le cœur de son vieil ami ; et même -- (la jeunesse n'est guère respectueuse) -- il s'en était parfois égayé. Mais en ce moment, il ressentait avec une vivacité généreuse la douleur qu'une telle perte devait causer à Christophe ; et il avait besoin de courir à lui, de le plaindre, de l'embrasser. Connaissant la violence de ses passions, -- la tranquillité que Christophe avait montrée tout à l'heure l'inquiétait. Il sonna à la porte. Rien ne bougea. Il sonna de nouveau et frappa, de la façon convenue entre Christophe et lui. Il entendit remuer un fauteuil, et venir un pas lent et lourd. Christophe ouvrit. Sa figure était si calme que Georges, prêt à se jeter dans ses bras, s'arrêta ; il ne sut plus que dire. Christophe demanda doucement :
— C'est toi, mon petit. Tu as oublié quelque chose ?
Georges, troublé, balbutia :
— Oui.
— Entre.
Christophe alla se rasseoir dans le fauteuil où il était avant l'arrivée de Georges ; près de la fenêtre, la tête appuyée contre le dossier, il regardait les toits en face et le ciel rouge du soir. Il ne s'occupait pas de Georges. Le jeune homme faisait semblant de chercher sur la table, en jetant à la dérobée un coup d'œil vers Christophe. Le visage du vieil homme était immobile ; les reflets du soleil couchant illuminaient le haut des joues et une partie du front. Georges passa dans la pièce voisine, -- la chambre à coucher, -- comme pour continuer ses recherches. C'était là que Christophe s'était enfermé tout à l'heure avec la lettre. Elle était encore sur le lit non défait, qui portait l'empreinte d'un corps. Par terre, sur le tapis, un livre avait glissé. Il était resté ouvert, sur une page froissée. Georges le ramassa et lut, dans l'Évangile, la rencontre de Madeleine avec le Jardinier.
Il revint dans la première pièce, remua quelques objets, à droite, à gauche, pour se donner une contenance, regarda de nouveau Christophe, qui n'avait pas bougé. Il eût voulu lui dire combien il le plaignait. Mais Christophe était si lumineux que Georges sentit que toute parole eût été déplacée. C'était lui qui aurait eu plutôt besoin de consolations. Il dit timidement :
— Je m'en vais.
Christophe, sans tourner la tête, dit :
— Au revoir, mon petit.
Georges s'en alla, et ferma la porte sans bruit.
Christophe resta longtemps ainsi. La nuit vint. Il ne souffrait point, il ne méditait point. Aucune image précise. Il était comme un homme fatigué, qui écoute une musique indistincte, sans chercher à la comprendre. La nuit était avancée, quand il se leva, courbaturé. Il se jeta sur son lit, et s'endormit, d'un sommeil lourd. La symphonie continuait de bruire...
Et voici qu'il la vit, elle, la bien-aimée !... Elle lui tendait les mains, et souriait, disant :
— Maintenant, tu as passé la région du feu.
Alors, son cœur se fondit. La paix remplissait les espaces étoilés, où la musique des sphères étendait ses grandes nappes immobiles et profondes...
Quand il se réveilla (le jour était revenu), l'étrange bonheur persistait, avec la lueur lointaine des paroles entendues. Il sortit de son lit. Un enthousiasme silencieux et sacré le soulevait.
... Or vedi, figlio,
tra Béatrice e te è questo muro...
Entre Béatrice et lui, le mur était franchi.
Il y avait longtemps déjà que plus de la moitié de son âme était de l'autre côté. À mesure que l'on vit, à mesure que l'on crée, à mesure que l'on aime et qu'on perd ceux qu'on aime, on échappe à la mort. À chaque nouveau coup qui nous frappe, à chaque œuvre qu'on frappe, on s'évade de soi, on se sauve dans l'œuvre qu'on a créée, dans l'âme qu'on aimait et qui nous a quittés. À la fin, Rome n'est plus dans Rome ; le meilleur de soi est en dehors de soi. La seule Grazia le retenait encore, de ce côté du mur. Et voici qu'à son tour... À présent, la porte était fermée sur le monde de la douleur.
Il vécut une période d'exaltation secrète. Il ne sentait plus le poids d'aucune chaîne. Il n'attendait plus rien. Il ne dépendait plus de rien. Il était libéré. La lutte était finie. Sorti de la zone des combats et du cercle où régnait le Dieu des mêlées héroïques, Dominus Deus Sabaoth, il regardait à ses pieds s'effacer dans la nuit la torche du Buisson Ardent. Qu'elle était loin, déjà ! Quand elle avait illuminé sa route, il se croyait arrivé presque au faîte. Et depuis, quel chemin il avait parcouru ! Cependant, la cime ne paraissait pas plus proche. Il ne l'atteindrait jamais (il le savait maintenant), dût-il marcher pendant l'éternité. Mais quand on est entré dans le cercle de lumière et qu'on ne laisse pas derrière soi les aimés, l'éternité n'est pas trop longue pour faire route avec eux.
Il condamna sa porte. Personne n'y frappa. Georges avait dépensé d'un coup toute sa force de compassion ; rentré chez lui, rassuré, le lendemain il n'y pensait plus. Colette était partie pour Rome. Emmanuel ne savait rien ; et, susceptible comme toujours, il gardait un silence piqué, parce que Christophe ne lui avait pas rendu sa visite. Christophe ne fut pas troublé dans le colloque muet qu'il eut pendant des jours avec celle qu'il portait maintenant dans son âme, comme la femme enceinte porte son cher fardeau. Émouvant entretien, qu'aucun mot n'eût traduit. À peine la musique pouvait-elle l'exprimer. Quand le cœur était plein, plein jusqu'à déborder, Christophe, les yeux clos, immobile, l'écoutait chanter. Ou, des heures, assis devant son piano, il laissait ses doigts parler. Durant cette période, il improvisa plus que dans le reste de sa vie. Il n'écrivit pas ses pensées. À quoi bon ?
Quand, après plusieurs semaines, il recommença à sortir et à voir les autres hommes, sans qu'aucun de ses intimes, sauf Georges, eût un soupçon de ce qui s'était passé, le démon de l'improvisation persista quelque temps encore. Il visitait Christophe, aux heures où on l'attendait le moins. Un soir, chez Colette, Christophe se mit au piano et joua pendant près d'une heure, se livrant tout entier, oubliant que le salon était plein d'indifférents. Ils n'avaient pas envie de rire. Ces terribles improvisations subjuguaient et bouleversaient. Ceux mêmes qui n'en comprenaient pas le sens avaient le cœur serré ; et les larmes étaient venues aux yeux de Colette... Lorsque Christophe eut fini, il se retourna brusquement ; il vit l'émotion des gens, et, haussant les épaules, -- il rit.
Il était arrivé au point où la douleur, aussi, est une force, -- une force qu'on domine. La douleur ne l'avait plus, il avait la douleur ; elle pouvait s'agiter et secouer les barreaux : il la tenait en cage.
De cette époque datent ses œuvres les plus poignantes, et aussi les plus heureuses : une scène de l'Évangile, que Georges reconnut :
« Mulier, quid ploras ? -- Quia tulerunt Dominum meum, et nescio ubi posuerunt eum. »
Et cum hæc dixisset, conversa est retrorsum, et vidit Jesum stantem : et non sciebat quia Jesus est. »
— une série de lieder tragiques sur les vers de cantares populaires d'Espagne, entre autres une sombre chanson, amoureuse et funèbre, comme une flamme noire :
Quisiera ser el sepulcro
Donde à tì te han de enterrar,
Para tenerte en mis brazos
Por toda la eternidad.
(Je voudrais être le sépulcre, où on doit t'ensevelir, afin de te tenir dans mes bras, pour toute l'éternité.)
et deux symphonies intitulées l'Île des Calmes, et le Songe de Scipion, où se réalise plus intimement qu'en aucune autre des œuvres de Jean-Christophe Krafft l'union des plus belles forces musicales de son temps : la pensée affectueuse et savante d'Allemagne aux replis ombreux, la mélodie passionnée d'Italie, et le vif esprit de France, riche de rythmes fins et d'harmonies nuancées.
Cet « enthousiasme que produit le désespoir, au moment d'une grande perte », dura un ou deux mois. Après quoi Christophe reprit son rang dans la vie, d'un cœur robuste et d'un pas assuré. Le vent de la mort avait soufflé les derniers brouillards du pessimisme, le gris de l'âme stoïcienne, et les fantasmagories du clair-obscur mystique. L'arc-en-ciel avait lui sur les nuées s'effaçant. Le regard du ciel, plus pur, comme lavé par les larmes, au travers, souriait. C'était le soir tranquille sur les monts.
L'incendie qui couvait dans la forêt d'Europe commençait à flamber. On avait beau l'éteindre, ici ; plus loin, il se rallumait ; avec des tourbillons de fumée et une pluie d'étincelles, il sautait d'un point à l'autre et brûlait les broussailles sèches. À l'Orient, déjà, des combats d'avant-garde préludaient à la grande Guerre des Nations [12]. L'Europe entière, l'Europe hier encore sceptique et apathique, comme un bois mort, était la proie du feu. Le désir du combat possédait toutes les âmes. À tout instant, la guerre était sur le point d'éclater. On l'étouffait, elle renaissait. Le prétexte le plus futile lui était un aliment. Le monde se sentait à la merci d'un hasard, qui déchaînerait la mêlée. Il attendait. Sur les plus pacifiques pesait le sentiment de la nécessité. Et des idéologues, s'abritant sous l'ombre massive du cyclope Proudhon, célébraient dans la guerre le plus beau titre de noblesse de l'homme...
C'était donc à cela que devait aboutir la résurrection physique et morale des races d'Occident ! C'était à ces boucheries que les précipitaient les courants d'action et de foi passionnées ! Seul, un génie napoléonien eût pu fixer à cette course aveugle un but prévu et choisi. Mais de génie d'action, il n'y en avait nulle part, en Europe. On eût dit que le monde eût, pour le gouverner, fait choix des plus médiocres. La force de l'esprit humain était ailleurs. -- Alors, il ne restait plus qu'à s'en remettre à la pente qui vous entraîne. Ainsi faisaient gouvernants et gouvernés. L'Europe offrait l'aspect d'une vaste veillée d'armes.
Christophe se souvenait d'une veillée analogue, où il avait près de lui le visage anxieux d'Olivier. Mais les menaces de guerre n'avaient été, dans ce temps, qu'un nuage orageux qui passe. À présent, elles couvraient de leur ombre toute l'Europe. Et le cœur de Christophe, aussi, avait changé. À ces haines de nations, il ne pouvait plus prendre part. Il se trouvait dans l'état d'esprit de Gœthe, en 1813. Comment combattre sans haine ? Et comment haïr, sans jeunesse ? La zone de la haine était désormais passée. De ces grands peuples rivaux, lequel lui était le moins cher ? Il avait appris à connaître leurs mérites à tous, et ce que le monde leur devait. Quand on est parvenu à un certain degré de l'âme, « on ne connaît plus de nations, on ressent le bonheur ou le malheur des peuples voisins, comme le sien propre ». Les nuées d'orage sont à vos pieds. Autour de soi, on n'a plus que le ciel, -- « tout le ciel, qui appartient à l'aigle ».
Quelquefois, cependant, Christophe était gêné par l'hostilité ambiante. On lui faisait trop sentir, à Paris, qu'il était de la race ennemie ; même son cher Georges ne résistait pas au plaisir d'exprimer devant lui des sentiments sur l'Allemagne, qui l'attristaient. Alors, il s'éloignait ; il prenait pour prétexte le désir qu'il avait de revoir la fille de Grazia ; il allait, pour quelque temps, à Rome. Mais il n'y trouvait pas un milieu plus serein. La grande peste d'orgueil nationaliste s'était répandue là. Elle avait transformé le caractère italien. Ces gens, que Christophe avait connu indifférents et indolents, ne rêvaient plus que de gloire militaire, de combats, de conquêtes, d'aigles romaines [13] volant sur les sables de Libye ; ils se croyaient revenus aux temps des Empereurs. L'admirable était que, de la meilleure foi du monde, les partis d'opposition, socialistes, cléricaux, aussi bien que monarchistes, partageaient ce délire, sans croire le moins du monde être infidèles à leur cause. C'est là qu'on voit le peu que pèsent la politique et la raison humaine, quand soufflent sur les peuples les grandes passions épidémiques. Celles-ci ne se donnent même pas la peine de supprimer les passions individuelles ; elles les utilisent : tout converge au même but. Aux époques d'action, il en fut toujours ainsi. Les armées d'Henri IV, les Conseils de Louis XIV, qui forgèrent la grandeur française, comptaient autant d'hommes de raison et de foi que de vanité, d'intérêt et de bas épicurisme. Jansénistes et libertins, puritains et verts-galants, en servant leurs instincts, ont servi le même destin. Dans les prochaines guerres, internationalistes et pacifistes feront sans doute le coup de feu, en étant convaincus, comme leurs aïeux de la Convention, que c'est pour le bien des peuples et le triomphe de la paix !...
Christophe, souriant avec un peu d'ironie, regardait, de la terrasse du Janicule, la ville disparate et harmonieuse, symbole de l'univers qu'elle domina : ruines calcinées, façades « baroques », bâtisses modernes, cyprès et roses enlacés, -- tous les siècles, tous les styles, fondus en une forte et cohérente unité sous la lumière intelligente. Ainsi, l'esprit doit rayonner sur l'univers en lutte l'ordre et la lumière, qui sont en lui.
Christophe demeurait peu à Rome. L'impression que cette ville faisait sur lui était trop forte : il en avait peur. Pour bien profiter de cette harmonie, il fallait qu'il l'écoutât à distance ; il sentait qu'à y rester, il eût couru le risque d'être absorbé par elle, comme tant d'autres de sa race. -- De temps en temps, il faisait quelques séjours en Allemagne. Mais en fin de compte, et malgré l'imminence d'un conflit franco-allemand, c'était Paris qui l'attirait toujours. Il y avait son Georges, son fils adoptif. Les raisons d'affection n'étaient pas les seules qui eussent prise sur lui. D'autres raisons, de l'ordre intellectuel, n'étaient pas les moins fortes. Pour un artiste habitué à la pleine vie de l'esprit, qui se mêle généreusement à toutes les passions de la grande famille humaine, il était difficile de se réhabituer à vivre en Allemagne. Les artistes n'y manquaient point. L'air manquait aux artistes. Ils étaient isolés du reste de la nation ; elle se désintéressait d'eux ; d'autres préoccupations, sociales ou pratiques, absorbaient l'esprit public. Les poètes s'enfermaient, avec un dédain irrité, dans leur art dédaigné ; ils mettaient leur orgueil à trancher les derniers liens qui les rattachaient à la vie de leur peuple ; ils n'écrivaient que pour quelques-uns : petite aristocratie pleine de talent, raffinée, inféconde, elle-même divisée en des cercles rivaux de fades initiés, ils étouffaient dans l'étroit espace où ils étaient parqués ; incapables de l'élargir, ils s'acharnaient à le creuser, ils retournaient le terrain, jusqu'à ce qu'il fût épuisé. Alors, ils se perdaient dans leurs rêves anarchiques, et ils ne se souciaient même pas de mettre en commun leurs rêves. Chacun se débattait sur place, dans le brouillard. Nulle lumière commune. Chacun ne devait attendre de lumière que de soi.
Là-bas, au contraire, de l'autre côté du Rhin, chez les voisins de l'Ouest, soufflaient périodiquement sur l'art les grands vents des passions collectives, les tourmentes publiques. Et, dominant la plaine, comme leur tour Eiffel au-dessus de Paris, luisait au loin le phare jamais éteint d'une tradition classique, conquise par des siècles de labeur et de gloire, transmise de main en main, et qui, sans asservir ni contraindre l'esprit, lui indiquait la route que les siècles ont suivie, et faisait communier tout un peuple dans sa lumière. Plus d'un esprit allemand, -- oiseaux égarés dans la nuit, -- venait à tire-d'aile vers le fanal lointain. Mais qui se doute, en France, de la force de sympathie qui pousse vers la France tant de cœurs généreux de la nation voisine ! Tant de loyales mains tendues, qui ne sont pas responsables des crimes de la politique !... Et vous ne nous voyez pas non plus, frères d'Allemagne, qui vous disons : « Voici nos mains. En dépit des mensonges et des haines, on ne nous séparera point. Nous avons besoin de vous, vous avez besoin de nous pour la grandeur de notre esprit et de nos races. Nous sommes les deux ailes de l'Occident. Qui brise l'une, le vol de l'autre est brisé. Vienne la guerre ! Elle ne rompra point l'étreinte de nos mains et l'essor de nos génies fraternels. »
Ainsi pensait Christophe. Il sentait à quel point les deux peuples se complètent mutuellement, et comme, privés du secours l'un de l'autre, leur esprit, leur art, leur action sont infirmes et boiteux. Pour lui, originaire de ces pays du Rhin, où se mêlent en un flot les deux civilisations, il avait eu, dès son enfance, l'instinct de leur union nécessaire : tout le long de sa vie, l'effort inconscient de son génie avait été de maintenir l'équilibre et l'aplomb des deux puissantes ailes. Plus il était riche de rêves germaniques, plus il avait besoin de la clarté d'esprit et de l'ordre latins. De là, que la France lui était si chère. Il y goûtait le bienfait de se connaître mieux et de se maîtriser. En elle, il était lui-même, tout entier.
Il prenait son parti des éléments qui cherchaient à lui nuire. Il s'assimilait les énergies étrangères à la sienne. Un vigoureux esprit, quand il se porte bien, absorbe toutes les forces, même celles qui lui sont ennemies ; et il en fait sa chair. Il vient même un moment où l'on est plus attiré par ce qui vous ressemble le moins : car l'on y trouve une plus abondante pâture.
Christophe avait plus de plaisir aux œuvres d'artistes qu'on lui opposait comme rivaux, qu'à celles de ses imitateurs : -- car il avait des imitateurs, qui se disaient ses disciples, à son grand désespoir. C'étaient de braves garçons, pleins de vénération pour lui, laborieux, estimables, doués de toutes les vertus. Christophe eût donné beaucoup pour aimer leur musique ; mais -- (c'était bien sa chance !) -- il n'y avait pas moyen : il la trouvait nulle. Il était mille fois plus séduit par le talent de musiciens qui lui étaient personnellement antipathiques et qui représentaient en art des tendances ennemies... Eh ! qu'importe ? Ceux-ci, du moins, vivaient ! La vie est, par elle-même, une telle vertu que qui en est dépourvu, fût-il doué de toutes les autres vertus, ne sera jamais un honnête homme tout à fait, car il n'est pas tout à fait un homme. Christophe disait, en plaisantant, qu'il ne reconnaissait comme disciples que ceux qui le combattaient. Et quand un jeune artiste, qui venait lui parler de sa vocation musicale, croyait s'attirer sa sympathie, en le flagornant, il lui demandait :
— Alors, ma musique vous satisfait ? C'est de cette manière que vous exprimeriez votre amour, ou votre haine ?
— Oui, maître.
— Eh bien, taisez-vous ! Vous n'avez donc rien à dire.
Cette horreur des esprits soumis, qui sont nés pour obéir, ce besoin de respirer d'autres pensées que la sienne, l'attiraient dans des milieux dont les idées étaient diamétralement opposées aux siennes. Il avait comme amis des gens pour qui son art, sa foi idéaliste, ses conceptions morales étaient lettre morte ; ils avaient des façons différentes d'envisager la vie, l'amour, le mariage, la famille, tous les rapports sociaux : -- de bonnes gens d'ailleurs, mais qui semblaient appartenir à un autre stade de l'évolution morale ; les angoisses et les scrupules qui avaient dévoré une partie de la vie de Christophe leur eussent été incompréhensibles. Tant mieux pour eux ! Christophe ne désirait pas les leur faire comprendre. Il ne demandait pas aux autres, en pensant comme lui, d'affermir sa pensée : de sa pensée, il était sûr. Il leur demandait d'autres pensées à connaître, d'autres âmes à aimer. Aimer, connaître, toujours plus. Voir et apprendre à voir. Il avait fini, non seulement par admettre chez les autres des tendances d'esprit qu'il avait autrefois combattues, mais par s'en réjouir : car elles lui paraissaient contribuer à la fécondité de l'univers. Il en aimait mieux Georges de ne pas prendre la vie au tragique, comme lui. L'humanité serait trop pauvre et de couleur trop grise, si elle était uniformément revêtue de sérieux moral, ou de la contrainte héroïque dont Christophe était armé. Elle avait besoin de joie, d'insouciance, d'audace irrévérencieuse à l'égard des idoles, même des plus saintes. Vive « le sel gaulois, qui ravive la terre ! » Le scepticisme et la foi sont tous deux nécessaires. Le scepticisme, qui ronge la foi d'hier, fait la place à la foi de demain... Comme tout s'éclaire, pour qui, s'éloignant de la vie, ainsi que d'un beau tableau, voit se fondre en une harmonieuse magie les couleurs divisées, qui, de près, se heurtaient !
Les yeux de Christophe s'étaient ouverts à l'infinie variété du monde matériel, comme du monde moral. Ç'avait été une de ses conquêtes, depuis le premier voyage en Italie. À Paris, il s'était lié surtout avec des peintres et des sculpteurs ; il trouvait que le meilleur du génie français était en eux. La hardiesse triomphante, avec laquelle ils poursuivaient le mouvement, ils fixaient dans son vol la couleur qui vibre, ils arrachaient les voiles dont s'enveloppe la vie, faisait bondir le cœur, d'allégresse. Richesse inépuisable, pour qui sait voir, d'une goutte de lumière ! Que compte, auprès de ces délices souveraines de l'esprit, le vain tumulte des disputes et des guerres !... Mais ces disputes mêmes et ces guerres font partie du merveilleux spectacle. Il faut tout embrasser, et joyeusement jeter dans la fonte ardente de notre cœur et les forces qui nient et celles qui affirment, ennemies et amies, tout le métal de vie. La fin de tout, c'est la statue qui s'élabore en nous, le fruit divin de l'esprit ; et tout est bon qui contribue à le rendre plus beau, fût-ce au prix de notre sacrifice. Qu'importe celui qui crée ? Il n'y a de réel que ce qu'on crée... Vous ne nous atteignez pas, ennemis qui voulez nous nuire ! Nous sommes hors de vos coups... Vous mordez le manteau vide. Il y a beau temps que je suis ailleurs !
Sa création musicale avait pris des formes sereines. Ce n'étaient plus les orages du printemps, qui naguère s'amassaient, éclataient, disparaissaient. C'étaient les blancs nuages de l'été, montagnes de neige et d'or, grands oiseaux de lumière, qui planent avec lenteur et remplissent le ciel... Créer ! Moissons qui mûrissent, au soleil calme d'août...
D'abord, une torpeur vague et puissante, l'obscure joie de la grappe pleine, de l'épi gonflé, de la femme enceinte qui couve son fruit mûr. Un bourdonnement d'orgue ; la ruche où les abeilles chantent, au fond du panier... De cette musique sombre et dorée, comme un rayon de miel d'automne, peu à peu se détache le rythme qui la mène ; la ronde des planètes se dessine ; elle tourne...
Alors, la volonté paraît. Elle saute sur la croupe du rêve hennissant qui passe, et le serre entre ses genoux. L'esprit reconnaît les lois du rythme qui l'entraîne ; il dompte les forces déréglées, et leur fixe la voie et le but où il va. La symphonie de la raison et de l'instinct s'organise. L'ombre s'éclaire. Sur le long ruban de route qui se déroule, se marquent par étapes des foyers lumineux, qui seront à leur tour dans l'œuvre en création les noyaux de petits mondes planétaires enchaînés à l'enceinte de leur système solaire...
Les grandes lignes du tableau sont désormais arrêtées. À présent, son visage surgit de l'aube incertaine. Tout se précise : l'harmonie des couleurs et le trait des figures. Pour accomplir l'ouvrage, toutes les ressources de l'être sont mises à réquisition. La cassolette de mémoire s'ouvre, et ses parfums s'exhalent. L'esprit déchaîne les sens ; il les laisse délirer, et se tait ; mais, tapi à l'affût, il guette et il choisit sa proie.
Tout est prêt : l'équipe de manœuvres exécute, avec les matériaux ravis aux sens, l'œuvre dessinée par l'esprit. Il faut au grand architecte de bons ouvriers qui sachent leur métier et ne ménagent point leurs forces. La cathédrale s'achève.
« Et Dieu contemple son œuvre. Et il voit qu'elle n'est pas bonne encore. »
L'œil du maître embrasse l'ensemble de sa création ; sa main parfait l'harmonie.
Le rêve est accompli. Te Deum...
Les blancs nuages de l'été, grands oiseaux de lumière, planent avec lenteur ; et le ciel tout entier est couvert de leurs ailes.
Il s'en fallait pourtant que sa vie fût réduite à son art. Un homme de sa sorte ne peut se passer d'aimer ; et non pas seulement de cet amour égal, que l'esprit de l'artiste répand sur tout ce qui est : non, il faut qu'il préfère ; il faut qu'il se donne à des êtres de son choix. Ce sont les racines de l'arbre. Par là se renouvelle tout le sang de son cœur.
Le sang de Christophe n'était pas près d'être tari. Un amour le baignait, -- le meilleur de sa joie. Un double amour, pour la fille de Grazia et le fils d'Olivier. Dans sa pensée, il unissait les deux enfants. Il allait les unir, dans la réalité.
Georges et Aurora s'étaient rencontrés chez Colette. Aurora habitait dans la maison de sa cousine. Elle passait une partie de l'année à Rome, le reste du temps à Paris. Elle avait dix-huit ans, Georges cinq ans de plus. Grande, droite, élégante, la tête petite et la face large, blonde, le teint hâlé, une ombre de duvet sur la lèvre, les yeux clairs dont le regard riant ne se fatiguait pas à penser, le menton un peu charnu, les mains brunes, de beaux bras ronds et robustes et la gorge bien faite, elle avait l'air gai, matériel et fier. Nullement intellectuelle, très peu sentimentale, elle avait hérité de sa mère sa nonchalante paresse. Elle dormait à poings fermés, onze heures, tout d'un trait. Le reste du temps, elle flânait, en riant, à demi éveillée. Christophe la nommait Dornröschen, la Belle au Bois dormant. Elle lui rappelait sa petite Sabine. Elle chantait en se couchant, elle chantait en se levant, elle riait sans raison, d'un bon rire enfantin, en avalant son rire, comme un hoquet. On ne savait pas à quoi elle passait ses journées. Tous les efforts de Colette pour la parer de ce brillant factice, qu'on plaque aisément sur l'esprit des jeunes filles, comme un vernis laqué, avaient été perdus : le vernis ne tenait point. Elle n'apprenait rien ; elle mettait des mois à lire un livre, qu'elle trouvait très beau, sans pouvoir se souvenir, huit jours après, du titre ni du sujet ; elle faisait sans trouble des fautes d'orthographe et, quand elle parlait de choses savantes, commettait des erreurs drolatiques. Elle était rafraîchissante par sa jeunesse, sa gaieté, son manque d'intellectualisme, même par ses défauts, par son étourderie qui touchait quelquefois à l'indifférence, par son naïf égoïsme. Si spontanée, toujours ! Cette petite fille, simple et paresseuse, savait être, à ses heures, coquette, innocemment : alors, elle tendait ses lignes aux petits jeunes gens, elle faisait de la peinture en plein air, jouait des nocturnes de Chopin, promenait des livres de poésie qu'elle ne lisait point, avait des conversations idéalistes et des chapeaux qui ne l'étaient pas moins.
Christophe l'observait et riait sous cape. Il avait pour Aurora une tendresse paternelle, indulgente et railleuse. Et il avait aussi une piété secrète, qui s'adressait à celle qu'il avait aimée autrefois et qui reparaissait, avec une jeunesse nouvelle, pour un autre amour que le sien. Personne ne connaissait la profondeur de son affection. La seule à la soupçonner était Aurora. Depuis son enfance, elle avait presque toujours vu Christophe auprès d'elle ; elle le considérait comme quelqu'un de la famille. Dans ses peines d'autrefois, moins aimée que son frère, elle se rapprochait instinctivement de Christophe. Elle devinait en lui une peine analogue ; il voyait son chagrin ; et sans se les confier, ils les mettaient en commun. Plus tard, elle avait découvert le sentiment qui unissait sa mère et Christophe ; il lui semblait qu'elle était du secret, quoiqu'ils ne l'y eussent jamais associée. Elle connaissait le sens du message, dont elle avait été chargée par Grazia mourante, et de l'anneau qui était maintenant à la main de Christophe. Ainsi, existaient entre elle et lui des liens cachés, qu'elle n'avait pas besoin de comprendre clairement, pour les sentir dans leur complexité. Elle était sincèrement attachée à son vieil ami, bien qu'elle n'eût jamais pu faire l'effort de jouer ou de lire ses œuvres. Assez bonne musicienne pourtant, elle n'avait même pas eu la curiosité de couper les pages d'une partition, qui lui était dédiée. Elle aimait à venir causer familièrement avec lui. -- Elle vint plus souvent, quand elle sut qu'elle pouvait rencontrer chez lui Georges Jeannin.
Et Georges, de son côté, n'avait jamais trouvé jusqu'alors tant d'intérêt à la société de Christophe.
Cependant, les deux jeunes gens furent lents à se douter de leurs vrais sentiments. Ils s'étaient vus d'abord, d'un regard moqueur. Ils ne se ressemblaient guère. L'un était vif-argent, et l'autre était eau qui dort. Mais il ne se passa pas beaucoup de temps avant que le vif-argent s'ingéniât à paraître plus calme et que l'eau dormante se réveillât. Georges critiquait la toilette d'Aurora, son goût italien, un léger manque de nuances, une certaine préférence pour les couleurs tranchées. Aurora aimait à railler, imitait plaisamment la façon de parler de Georges, hâtive et un peu précieuse. Et tout en s'en moquant, tous deux prenaient plaisir... était-ce à s'en moquer, ou à s'en entretenir ? Même, ils en entretenaient aussi Christophe, qui, loin de les contredire, malicieusement transmettait de l'un à l'autre les petites flèches. Ils affectaient de ne pas s'en soucier ; mais, ils faisaient la découverte qu'ils s'en souciaient beaucoup trop, au contraire ; et incapables, surtout Georges, de cacher leur dépit, ils se livraient, à la première rencontre, de vives escarmouches. Les piqûres étaient légères ; ils avaient peur de faire du mal ; et la main qui les frappait leur était si chère qu'ils avaient plus de plaisir aux coups qu'ils recevaient qu'à ceux qu'ils portaient. Ils s'observaient curieusement, avec des yeux qui cherchaient les défauts de l'autre et y trouvaient des attraits. Mais ils n'en convenaient point. Chacun, seul avec Christophe, protestait que l'autre lui était insupportable. Ils n'en profitaient pas moins de toutes les occasions que Christophe leur offrait de se rencontrer.
Un jour qu'Aurora était chez son vieil ami et venait de lui annoncer sa visite pour le dimanche suivant, dans la matinée, -- Georges, entrant en coup de vent, selon son habitude, dit à Christophe qu'il viendrait dimanche, dans l'après-midi. Le dimanche matin, Christophe attendit vainement Aurora. À l'heure indiquée par Georges, elle parut, s'excusant d'avoir été empêchée de venir plus tôt ; elle broda là-dessus toute une petite histoire. Christophe, qui s'amusait de son innocente rouerie, lui dit :
— C'est dommage. Tu aurais trouvé Georges ; il est venu, nous avons déjeuné ensemble ; il ne pouvait rester, cette après-midi.
Aurora, déconfite, n'écoutait plus ce que lui disait Christophe. Il parlait, de bonne humeur. Elle répondait distraitement ; elle n'était pas loin de lui en vouloir. On sonna. C'était Georges. Aurora fut saisie. Christophe la regardait, en riant. Elle comprit qu'il s'était moqué d'elle ; elle rit et rougit. Il la menaça du doigt, avec malice. Brusquement, avec effusion, elle courut l'embrasser. Il lui soufflait à l'oreille :
— Biricchina, ladroncella, furbetta...
Et elle lui mettait sa main sur la bouche, pour l'obliger à se taire.
Georges ne comprenait rien à ces rires et à ces embrassades. Son air étonné, et même un peu vexé, ajoutait à la joie des deux autres.
Ainsi, Christophe travaillait à rapprocher les deux enfants. Et quand il eut réussi, il se le reprocha presque. Il les aimait autant l'un que l'autre ; mais il jugeait plus sévèrement Georges : il connaissait ses faiblesses, il idéalisait Aurora ; il se croyait responsable du bonheur de celle-ci plus que de celui de Georges : car il lui semblait que Georges était un peu son fils, était un peu lui-même. Et il se demandait s'il n'était pas coupable, en donnant à l'innocente Aurora un compagnon, qui ne l'était guère.
Mais un jour qu'il passait devant une charmille, où les deux jeunes gens étaient assis, -- (c'était très peu de temps après leurs fiançailles) -- il entendit, avec un serrement de cœur, Aurora, qui questionnait en plaisantant Georges sur une de ses aventures passées, et Georges qui racontait, sans se faire prier. D'autres bribes d'entretiens, dont ils ne se cachaient point, lui montrèrent qu'Aurora était beaucoup plus à l'aise que lui-même dans les idées « morales » de Georges. Très épris l'un de l'autre, ils ne se regardaient pourtant pas comme liés pour toujours ; ils apportaient, dans les questions relatives à l'amour et au mariage, un esprit de liberté, qui avait sa beauté, mais qui tranchait singulièrement avec l'ancien système de mutuel dévouement usque ad mortem. Et Christophe regardait avec un peu de mélancolie... Qu'ils étaient déjà loin de lui ! Comme elle file, la barque qui emporte nos enfants !... Patience ! Un jour viendra, on se retrouvera tous au port.
En attendant, la barque ne s'inquiétait guère de la route à suivre ; elle flottait à tous les vents du jour. -- Cet esprit de liberté, qui tendait à modifier les mœurs d'alors, il eût semblé naturel qu'il s'établît aussi dans les autres domaines de la pensée et de l'action. Mais il n'en était rien : la nature humaine se soucie peu de la contradiction. Dans le même temps que les mœurs devenaient plus libres, l'intelligence le devenait moins ; elle demandait à la religion de la remettre au licou. Et ce double mouvement en sens inverse s'effectuait, avec un magnifique illogisme, dans les mêmes âmes. Georges et Aurora s'étaient laissé gagner par le nouveau courant catholique, qui était en train de conquérir une partie des gens du monde et des intellectuels. Rien de plus amusant que de voir Georges, frondeur de nature, impie comme on respire, sans même y prendre garde, qui ne s'était jamais soucié ni de Dieu ni du diable, -- un vrai petit Gaulois qui se moque de tout, -- brusquement déclarer que la vérité était là. Il lui en fallait une ; et celle-ci s'accordait avec son besoin d'action, son atavisme de bourgeois français et sa lassitude de la liberté. Le jeune poulain avait assez vagabondé ; il revenait, de lui-même, se faire attacher à la charrue de la race. L'exemple de quelques amis avait suffi. Georges, ultra-sensible aux moindres pressions atmosphériques de la pensée environnante, fut un des premiers pris. Et Aurora le suivit, comme elle l'eût suivi n'importe où. Aussitôt, ils se montrèrent sûrs d'eux et méprisants pour ceux qui ne pensaient pas comme eux. Ô ironie ! Ces deux enfants frivoles étaient sincèrement croyants, alors que la pureté morale, le sérieux, l'ardent effort de Grazia et d'Olivier ne leur avait jamais valu de l'être, malgré tout leur désir.
Christophe observait curieusement cette évolution des âmes. Il n'essayait pas de la combattre, comme l'eût voulu Emmanuel, dont le libre idéalisme s'irritait de ce retour de l'ancien ennemi. On ne combat pas le vent qui passe. On attend qu'il ait passé. La raison humaine était fatiguée. Elle venait de fournir un effort gigantesque. Elle cédait au sommeil ; et, comme l'enfant harassé d'une longue journée, avant de s'endormir, elle disait ses prières. La porte des rêves s'était ouverte : à la suite des religions, les souffles théosophiques, mystiques, ésotériques, occultistes, visitaient le cerveau de l'Occident. La philosophie même vacillait. Leurs dieux de la pensée, Bergson, William James, titubaient. Jusqu'à la science, où se manifestaient les signes de fatigue de la raison. Un moment à passer. Laissons-les respirer ! Demain, l'esprit se réveillera, plus alerte et plus libre... Le sommeil est bon, quand on a bien travaillé. Christophe, qui n'avait guère eu le temps d'y céder, était heureux que ses enfants en jouissent, à sa place, qu'ils eussent le repos de l'âme, la sécurité de la foi, la confiance absolue, imperturbable, en leurs rêves. Il n'aurait pas voulu, ni pu, faire échange avec eux. Mais il se disait que la mélancolie de Grazia et l'inquiétude d'Olivier trouvaient l'apaisement dans leurs fils, et que c'était bien, ainsi.
— « Tout ce que nous avons souffert, moi, mes amis, tant d'autres qui vivaient avant nous, tout cela fut pour que ces deux enfants atteignissent à la joie... Cette joie, Antoinette, pour qui tu étais faite et qui te fut refusée !... Ah ! si les malheureux pouvaient goûter, par avance, le bonheur qui sortira, un jour, de leurs vies sacrifiées ! »
Pourquoi eût-il cherché à contester ce bonheur ? Il ne faut pas vouloir que les autres soient heureux à notre façon, mais à la leur. Tout au plus, demandait-il doucement à Georges et à Aurora qu'ils n'eussent pas trop de mépris pour ceux qui, comme lui, ne partageaient pas leur foi.
Ils ne se donnaient même pas la peine de discuter avec lui. Ils avaient l'air de se dire :
— « Il ne peut pas comprendre... »
Il était pour eux, du passé. Et ils n'attachaient pas au passé une énorme importance. Entre eux, il leur arrivait de causer innocemment de ce qu'ils feraient plus tard, quand Christophe « ne serait plus là »... -- Pourtant, ils l'aimaient bien... Terribles enfants ! Ils poussent autour de vous, comme des lianes ! Cette force de la nature, qui vous chasse...
— « Va-t'en ! Ôte-toi de là ! À mon tour !... »
Christophe, qui entendait leur langage muet, avait envie de leur dire :
— « Ne vous pressez pas tant ! Je me trouve bien, ici. Regardez-moi encore comme un vivant ! »
Il se divertissait de leur naïve impertinence.
— Dites tout de suite, fit-il avec bonhomie, un jour qu'ils l'avaient accablé de leur air dédaigneux, dites tout de suite que je suis une vieille bête.
— Mais non, mon vieil ami, dit Aurora, en riant de tout son cœur. Vous êtes le meilleur : mais il y a des choses que vous ne savez pas.
— Et que tu sais, petite fille ? Voyez la grande sagesse !
— Ne vous moquez pas. Moi, je ne sais pas grand'chose. Mais, lui, Georges, il sait.
Christophe sourit :
— Oui, tu as raison, petite. Il sait toujours, celui qu'on aime.
Ce qui lui était beaucoup plus difficile que de se soumettre à leur supériorité intellectuelle, c'était de subir leur musique. Ils mettaient sa patience à une rude épreuve. Le piano ne chômait pas, quand ils venaient chez lui. Il semblait que, pareils aux oiseaux, l'amour éveillât leur ramage. Mais ils n'étaient pas, à beaucoup près, aussi habiles à chanter. Aurora ne se faisait pas d'illusion sur son talent. Il n'en était pas de même pour celui de son fiancé ; elle ne voyait aucune différence entre le jeu de Georges et celui de Christophe. Peut-être préférait-elle la façon de Georges. Et celui-ci, malgré sa finesse ironique, n'était pas loin de se laisser convaincre par la foi de son amoureuse. Christophe n'y contredisait pas ; malicieusement, il abondait dans le sens de la jeune fille (quand il ne lui arrivait pas, toutefois, de quitter la place, excédé, en frappant les portes un peu fort). Il écoutait, avec un sourire affectueux et apitoyé, Georges jouant au piano Tristan. Ce pauvre petit bonhomme mettait, à traduire ces pages formidables, une conscience appliquée, une douceur aimable de jeune fille, pleine de bons sentiments. Christophe riait tout seul. Il ne voulait pas dire au jeune garçon pourquoi il riait. Il l'embrassait. Il l'aimait bien, ainsi. Il l'aimait peut-être mieux... Pauvre petit !... Ô vanité de l'art !...
Il s'entretenait souvent de « ses enfants » -- (il les nommait ainsi) -- avec Emmanuel. Emmanuel, qui avait de l'affection pour Georges, disait, en plaisantant, que Christophe aurait dû le lui céder ; il avait déjà Aurora : ce n'était pas juste, il accaparait tout.
Leur amitié était devenue quasi légendaire dans le monde parisien, quoiqu'ils vécussent à l'écart. Emmanuel s'était pris d'une passion pour Christophe. Il ne voulait pas la lui montrer, par orgueil ; il la cachait sous des façons brusques ; il le rudoyait parfois. Mais Christophe n'en était pas dupe. Il savait combien ce cœur lui était maintenant dévoué, et il en connaissait le prix. Ils ne passaient pas de semaine, sans se voir deux ou trois fois. Quand leur mauvaise santé les empêchaient de sortir, ils s'écrivaient. Des lettres qui semblaient venir de régions éloignées. Les événements extérieurs les intéressaient moins que certains progrès de l'esprit dans les sciences et dans l'art. Ils vivaient en leur pensée, méditant sur leur art, ou distinguant, sous le chaos des faits, la petite lueur inaperçue qui marque dans l'histoire de l'esprit humain.
Le plus souvent, Christophe venait chez Emmanuel. Bien que, depuis une récente maladie, il ne fût pas mieux portant que son ami, ils avaient pris l'habitude de trouver naturel que la santé d'Emmanuel eût droit à plus de ménagements. Christophe ne montait plus sans peine les six étages d'Emmanuel ; et quand il était arrivé, il lui fallait un bon moment avant de reprendre haleine. Ils savaient aussi mal se soigner l'un que l'autre. En dépit de leurs bronches malades et de leur accès d'oppression, ils étaient des fumeurs enragés. C'était une des raisons pour lesquelles Christophe préférait que leurs rendez-vous eussent lieu chez Emmanuel, plutôt que chez lui : car Aurora lui faisait la guerre, pour sa manie de fumer ; et il se cachait d'elle. Il arrivait aux deux amis d'être pris de quintes de toux, au milieu de leurs discours ; alors, ils devaient s'interrompre et se regardaient en riant, comme des écoliers en faute ; et parfois l'un des deux faisait la leçon à celui qui toussait ; mais le souffle revenu, l'autre protestait avec énergie que la fumée n'y était pour rien.
Sur la table d'Emmanuel, dans un espace libre au milieu de ses papiers, était couché un chat gris, qui regardait les deux fumeurs, gravement, d'un air de reproche. Christophe disait qu'il était leur conscience vivante ; pour l'étouffer, il mettait son chapeau dessus. C'était un chat malingre, de l'espèce la plus vulgaire, qu'Emmanuel avait ramassé dans la rue, à demi assommé ; il ne s'était jamais bien remis des brutalités, mangeait peu, jouait à peine, ne faisait aucun bruit ; très doux, suivant son maître de ses yeux intelligents, malheureux, quand il n'était point là, content d'être couché sur la table, près de lui, ne se laissant distraire de sa méditation que pour contempler, pendant des heures d'extase, la cage où voletaient des oiseaux inaccessibles, ronronnant poliment à la moindre marque d'attention, se prêtant avec patience aux caresses capricieuses d'Emmanuel, un peu rudes de Christophe, et prenant toujours garde de ne griffer ni mordre. Il était délicat : un de ses yeux pleurait ; il toussotait ; s'il avait pu parler, il n'eût certes pas eu l'effronterie de soutenir, comme les deux amis, « que la fumée n'y était pour rien » ; mais d'eux, il acceptait tout ; il avait l'air de penser :
— « Ils sont des hommes, ils ne savent ce qu'ils font. »
Emmanuel s'était attaché à lui, parce qu'il trouvait une analogie entre le sort de cette bête souffreteuse et le sien. Christophe prétendait que les ressemblances s'étendaient jusqu'à l'expression du regard.
— Pourquoi pas ? disait Emmanuel.
Les animaux reflètent leur milieu. Leur physionomie s'affine, selon les maîtres qu'ils fréquentent. Le chat d'un imbécile n'a pas le même regard que le chat d'un homme d'esprit. Un animal domestique peut devenir bon ou méchant, franc ou sournois, fin ou stupide, non seulement suivant les leçons que lui donne son maître, mais selon ce qu'est son maître. Il n'est même pas besoin de l'influence des hommes. Les lieux modèlent les bêtes, à leur image. Un paysage intelligent illumine les yeux des animaux. -- Le chat gris d'Emmanuel était en harmonie avec la mansarde étouffée et le maître infirme, qu'éclairait le ciel parisien.
Emmanuel s'était humanisé. Il n'était plus le même qu'aux premiers temps de sa connaissance avec Christophe. Une tragédie domestique l'avait profondément ébranlé. Sa compagne, à qui il avait fait sentir trop clairement, dans une heure d'exaspération, la lassitude que lui causait le poids de son affection, avait brusquement disparu. Il l'avait cherchée, toute une nuit, bouleversé d'inquiétudes. Il avait fini par la trouver dans un poste de police. Elle avait voulu se jeter dans la Seine ; un passant l'avait retenue par ses vêtements, au moment où elle enjambait le parapet d'un pont ; elle avait refusé de donner son adresse et son nom ; elle voulait recommencer. Le spectacle de cette douleur accabla Emmanuel ; il ne pouvait supporter la pensée qu'après avoir souffert des autres, il faisait souffrir à son tour. Il ramena chez lui la désespérée, il s'appliqua à panser la blessure qu'il avait ouverte, à rendre à l'exigeante amie la confiance dans l'affection qu'elle voulait de lui. Il avait fait taire ses révoltes, il s'était résigné à cet amour absorbant, il lui avait voué ce qu'il lui restait de vie. Toute la sève de son génie avait reflué à son cœur. Cet apôtre de l'action en était arrivé à croire qu'il n'y avait qu'une action qui fût bonne : ne pas faire de mal. Son rôle était fini. Il semblait que la Force qui soulève les grandes marées humaines ne se fût servie de lui que comme d'un instrument, pour déchaîner l'action. Une fois l'ordre accompli, il n'était plus rien : l'action continuait sans lui. Il la regardait continuer, à peu près résigné aux injustices qui le touchaient personnellement, pas tout à fait à celles qui concernaient sa foi. Car bien que, libre penseur, il se prétendît affranchi de toute religion et qu'il traitât, en plaisantant, Christophe de clérical déguisé, il avait son autel, comme tout esprit puissant, qui défie les rêves auxquels il se sacrifie. L'autel était déserté, maintenant ; et Emmanuel en souffrait. Comment voir sans douleur les saintes idées qu'on a eu tant de peine à faire vaincre, pour lesquelles les meilleurs, depuis un siècle, ont souffert mille tourments, foulées aux pieds par ceux qui viennent ! Tout ce magnifique héritage de l'idéalisme français, -- cette foi dans la Liberté, qui eut ses saints, ses héros, ses martyrs, cet amour de l'humanité, cette aspiration religieuse à la fraternité des nations et des races, -- avec quelle aveugle brutalité ces jeunes gens le saccagent ! Quel délire les a pris de regretter les monstres que nous avons vaincus, de se remettre sous le joug que nous avions brisé, de rappeler à grands cris le règne de la Force, et de rallumer la haine, la démence de la guerre dans le cœur de ma France.
— Ce n'est pas seulement en France, c'est dans le monde entier, disait Christophe, d'un air riant. De l'Espagne à la Chine, la même bourrasque souffle. Plus un coin où l'on puisse s'abriter contre le vent ! Vois, cela devient comique : jusqu'à ma Suisse, qui se fait nationaliste !
— Tu trouves cela consolant ?
— Assurément. On voit là que de tels courants ne sont pas dus aux ridicules passions de quelques hommes, mais à un Dieu caché qui mène l'univers. Et devant ce Dieu, j'ai appris à m'incliner. Si je ne comprends pas, c'est ma faute, non la sienne. Essaie de le comprendre. Mais qui de vous s'en inquiète ? Vous vivez au jour le jour, vous ne voyez pas plus loin que la borne prochaine, et vous vous imaginez qu'elle marque le terme du chemin ; vous voyez la vague qui vous emporte, et vous ne voyez pas la mer ! La vague d'aujourd'hui, c'est la vague d'hier, la nôtre, qui lui a imprimé son élan. La vague d'aujourd'hui creusera le sillon de la vague de demain, qui la fera oublier, comme on oublie la nôtre. Je n'admire ni ne crains le nationalisme de l'heure présente. Avec l'heure, il s'écoule, il passe, il est passé. Il est un degré de l'échelle. Monte au faîte ! Il est le sergent fourrier de l'armée qui va venir. Écoute déjà sonner ses tambours et ses fifres !...
(Christophe battait du tambour sur la table, où le chat, réveillé, sursauta).
... Chaque peuple, aujourd'hui, sent l'impérieux besoin de rassembler ses forces et d'en dresser le bilan. C'est que, depuis un siècle, les peuples se sont transformés par leur pénétration mutuelle et par l'immense apport de toutes les intelligences de l'univers, bâtissant la morale, la science, la foi nouvelles. Il faut que chacun fasse son examen de conscience et sache exactement ce qu'il est et quel est son bien, avant d'entrer, avec les autres, dans le nouveau siècle. Un nouvel âge vient. L'humanité va signer un nouveau bail avec la vie. Sur de nouvelles lois, la société va revivre. C'est dimanche, demain. Chacun fait ses comptes de la semaine, chacun lave son logis et veut sa maison nette, avant de s'unir aux autres, devant le Dieu commun, et de conclure avec lui le nouveau pacte d'alliance.
Emmanuel regardait Christophe ; et ses yeux reflétaient la vision qui passait. Il se tut, quelque temps après que l'autre eut parlé ; puis, il dit :
— Tu es heureux, Christophe ! Tu ne vois pas la nuit.
— Je vois dans la nuit, dit Christophe. J'y ai assez vécu. Je suis un vieux hibou.
Vers cette époque, ses amis remarquèrent un changement dans ses manières. Il était souvent distrait, comme absent. Il n'écoutait pas bien ce qu'on lui disait. Il avait l'air absorbé et souriant. Quand on lui faisait remarquer ses distractions, il s'excusait affectueusement. Il parlait de lui, parfois, à la troisième personne :
— Krafft vous fera cela...
— Christophe rira bien...
Ceux qui ne le connaissaient pas, disaient :
— Quelle infatuation de soi !
Et c'était tout le contraire. Il se voyait du dehors, comme un étranger. Il en était à l'heure où l'on se désintéresse même de la lutte livrée pour le beau, parce qu'après avoir accompli sa tâche, on a tendance à croire que les autres accompliront la leur et qu'au bout du compte, ainsi que dit Rodin, « le beau finira toujours par triompher ». Les méchancetés et les injustices ne le révoltaient plus. -- Il se disait, en riant, que ce n'était pas naturel, que la vie se retirait de lui. De fait, il n'avait plus sa vigueur de naguère. Le moindre effort physique, une longue marche, une course rapide, le fatiguaient. Il était tout de suite hors d'haleine ; le cœur lui faisait mal. Il pensait quelquefois à son vieil ami Schulz. Il ne parlait pas aux autres de ce qu'il éprouvait. À quoi bon, n'est-ce pas ? On ne peut que les inquiéter, et on ne se guérit pas. D'ailleurs, il ne prenait pas au sérieux ces malaises. Beaucoup plus que d'être malade, il craignait qu'on ne l'obligeât à se soigner.
Par un secret pressentiment, il fut pris d'un désir de revoir encore le pays. C'était un projet qu'il remettait, d'année en année. Il se dit que, l'année prochaine... Il ne le remit plus, cette fois.
Il partit en cachette, sans avertir personne. Le voyage fut court. Christophe ne retrouva plus rien de ce qu'il venait chercher. Les transformations qui s'annonçaient, à son dernier passage, étaient maintenant accomplies : la petite ville était devenue une grande ville industrielle. Les vieilles maisons avaient disparu. Disparu, le cimetière. À la place de la ferme de Sabine, une usine dressait ses hautes cheminées. Le fleuve avait achevé de ronger les prairies, où Christophe jouait, enfant. Une rue (quelle rue !) entre d'immondes bâtisses, portait son nom. Tout était mort du passé, la mort même... Soit ! La vie continuait ; peut-être d'autres petits Christophes rêvaient, souffraient, luttaient, dans les masures de cette rue décorée de son nom. -- À un concert de la gigantesque Tonhalle, il entendit exécuter, au rebours de sa pensée, une de ses œuvres ; il la reconnut à peine... Soit ! Mal comprise, elle suscitera peut-être des énergies nouvelles. Nous avons semé le grain. Faites-en ce qu'il vous plaît : nourrissez-vous de nous ! -- Christophe, se promenant, à la tombée de la nuit, dans les champs autour de la ville, sur lesquels de grands brouillards allaient flottant, pensait aux grands brouillards qui allaient aussi envelopper sa vie, aux êtres aimés, disparus de la terre, réfugiés dans son cœur, que la nuit qui tombait recouvrirait, avec lui... Soit ! Soit ! Je ne te crains pas, ô nuit, couveuse de soleils ! Pour un astre qui s'éteint, des milliers d'autres s'allument. Comme un bol de lait qui bout, le gouffre de l'espace déborde de lumière. Tu ne m'éteindras point. Le souffle de la mort fera reflamber ma vie...
Au retour d'Allemagne, Christophe voulut s'arrêter dans la ville où il avait connu Anna. Depuis qu'il l'avait quittée, il ne savait plus rien d'elle. Il n'aurait pas osé demander de ses nouvelles. Pendant des années, le nom seul le faisait trembler... -- À présent, il était calme, il ne craignait plus rien. Mais le soir, dans sa chambre d'hôtel, qui donnait sur le Rhin, le chant connu des cloches qui sonnaient pour la fête du lendemain ressuscita les images du passé. Du fleuve montait vers lui l'odeur du danger lointain, qu'il avait peine à comprendre. Il passa toute la nuit à se le remémorer. Il se sentait affranchi du redoutable Maître ; et ce lui était une triste douceur. Il n'était pas décidé sur ce qu'il ferait, le lendemain. Il eut, un instant, l'idée -- (le passé était si loin !) -- de faire visite aux Braun. Mais le lendemain, le courage lui manqua ; il ne se risqua même pas à demander, à l'hôtel, si le docteur et sa femme vivaient encore. Il décida de partir...
À l'heure de partir, une force irrésistible le poussa au temple où allait jadis Anna ; il se plaça derrière un pilier, d'où il pouvait voir le banc sur lequel, autrefois, elle venait s'agenouiller. Il attendit, certain que, si elle vivait, elle viendrait encore là.
Une femme vint, en effet ; et il ne la reconnut pas. Elle était semblable à d'autres : corpulente, la face pleine, au menton gras, l'expression indifférente et dure. Vêtue de noir. Elle s'assit à son banc, et resta immobile. Elle ne semblait ni prier, ni entendre ; elle regardait devant elle. Rien, en cette femme, ne rappelait celle que Christophe attendait. Une ou deux fois seulement, un geste maniaque, comme pour effacer les plis de sa robe sur les genoux. Jadis, elle avait ce geste... À la sortie, elle passa près de lui, lentement, la tête droite, les mains avec son livre croisées au-dessus du ventre. Un instant, se posa sur les yeux de Christophe la lueur de ses yeux sombres et ennuyés. Et ils ne se reconnurent point. Elle passa, droite et raide, sans tourner la tête. Ce ne fut qu'un instant après qu'il reconnut soudain, dans un éclair de mémoire, sous le sourire glacé, à certain pli des lèvres, la bouche qu'il avait baisée... Le souffle lui manqua, et ses genoux fléchirent. Il pensait :
— Seigneur, est-ce là ce corps, où habitait celle que j'ai aimée ? Où est-elle ? Où est-elle ? Et où suis-je moi-même ? Où est celui qui l'aima ? Que reste-t-il de nous et du cruel amour qui nous a dévorés ? -- La cendre. Où est le feu ?
Et son Dieu lui répondit :
— En moi.
Alors, il releva les yeux ; et, pour la dernière fois, il l'aperçut, -- au milieu de la foule, -- qui sortait par la porte, au soleil.
Ce fut peu après son retour à Paris qu'il fit la paix avec son vieil ennemi Lévy-Cœur. Celui-ci l'avait longtemps attaqué, avec autant de malicieux talent que de mauvaise foi. Puis, arrivé au faîte du succès, repu d'honneurs, rassasié, apaisé, il avait eu l'esprit de reconnaître secrètement la supériorité de Christophe ; et il lui avait fait des avances. Attaques et avances, Christophe feignait de ne rien remarquer. Lévy-Cœur s'était lassé. Ils habitaient le même quartier, et se rencontraient souvent. Ils n'avaient pas l'air de se connaître. Christophe laissait, au passage, tomber son regard sur Lévy-Cœur, comme s'il ne le voyait pas. Cette façon tranquille de le nier exaspérait Lévy-Cœur.
Il avait une fille de dix-huit à vingt ans, jolie, fine, élégante, avec un profil de petit mouton, une auréole de cheveux blonds qui frisottaient, de doux yeux coquets, et un sourire de Luini. Ils se promenaient ensemble ; Christophe les croisait dans les allées du Luxembourg : ils semblaient très intimes ; la jeune fille s'appuyait gentiment au bras du père. Christophe qui, pour être distrait, n'en remarquait pas moins les jolis visages, avait un faible pour celui-ci. Il pensait de Lévy-Cœur :
— L'animal a de la chance !
Mais il ajoutait fièrement :
— Moi aussi, j'ai une fille.
Et il les comparait. Cette comparaison, où sa partialité donnait tout l'avantage à Aurora, avait fini par créer dans son esprit une sorte d'amitié imaginaire entre les deux jeunes filles, qui s'ignoraient, et même, sans qu'il s'en aperçût, par le rapprocher de Lévy-Cœur.
En revenant d'Allemagne il apprit que « le petit mouton » était mort. Son égoïsme paternel pensa aussitôt :
— Si c'était la mienne qui avait été frappée !
Et il fut pris d'une immense pitié pour Lévy-Cœur. Sur le premier moment, il voulut lui écrire ; il commença deux lettres ; il ne fut pas satisfait, il eut une mauvaise honte : il ne les envoya pas. Mais, quelques jours plus tard, rencontrant de nouveau Lévy-Cœur, la figure ravagée, ce fut plus fort que lui : il alla droit au malheureux, il lui tendit les mains. Lévy-Cœur, sans raisonner non plus, les saisit. Christophe dit :
— Vous l'avez perdue !
Son accent d'émotion pénétra Lévy-Cœur. Il en éprouva une reconnaissance indicible... Ils échangèrent des paroles douloureuses et confuses. Quand ils se quittèrent après, plus rien ne subsistait de ce qui les avait divisés. Ils s'étaient combattus : c'était fatal, sans doute ; que chacun accomplisse la loi de sa nature ! Mais lorsqu'on voit arriver la fin de la tragi-comédie, on dépose les passions dont on était masqué, et l'on se retrouve face à face, -- deux hommes qui ne valent pas beaucoup mieux l'un que l'autre, et qui ont bien le droit, après avoir joué leur rôle comme ils ont pu, de se donner la main.
Le mariage de Georges et d'Aurora avait été fixé aux premiers jours du printemps. La santé de Christophe déclinait rapidement. Il avait remarqué que ses enfants l'observaient, d'un air inquiet. Une fois, il les entendit, qui causaient à mi-voix. Georges disait :
— Comme il a mauvaise mine ! Il est capable de tomber malade.
Et Aurora répondait :
— Pourvu qu'il n'aille pas retarder notre mariage !
Il se l'était tenu pour dit. Pauvres petits ! Bien sûr qu'il n'irait pas troubler leur bonheur !
Mais il fut assez maladroit, l'avant-veille du mariage, -- (il s'était ridiculement agité, les derniers jours ; on eût dit que c'était lui qui allait se marier), il fut assez sot pour se laisser reprendre par son mal ancien, un réveil de la vieille pneumonie, dont la première attaque remontait à l'époque de la Foire sur la Place. Il se traita d'imbécile. Il jura qu'il ne céderait pas, avant que le mariage ne fût fait. Il songeait à Grazia mourante, qui n'avait pas voulu l'avertir de sa maladie, à la veille d'un concert, afin qu'il ne fût pas distrait de sa tâche et de son plaisir. Cette pensée lui souriait, de faire maintenant pour sa fille, -- pour elle, -- ce qu'elle avait fait pour lui. Il cacha donc son mal ; mais il eut de la peine à tenir jusqu'au bout. Toutefois, le bonheur de ses deux enfants le rendait si heureux qu'il réussit à soutenir, sans faiblesse, la longue épreuve de la cérémonie religieuse. À peine rentré à la maison, chez Colette, ses forces le trahirent ; il eut juste le temps de s'enfermer dans une chambre, et il s'évanouit. Un domestique le trouva ainsi. Christophe, revenu à lui, fit défense d'en parler aux mariés, qui partaient le soir, en voyage. Ils étaient trop occupés d'eux-mêmes, pour remarquer rien autre. Ils le quittèrent gaiement, promettant de lui écrire demain, après-demain...
Aussitôt qu'ils furent partis, Christophe s'alita. La fièvre le prit, et ne le quitta plus. Il était seul. Emmanuel, malade aussi, ne pouvait venir. Christophe ne vit pas le médecin. Il ne jugeait pas son état inquiétant. D'ailleurs, il n'avait pas de domestiques, pour chercher un médecin. La femme de ménage, qui venait, deux heures, le matin, ne s'intéressait pas à lui ; et il trouva moyen de se priver de ses services. Il l'avait priée, dix fois, quand elle faisait la chambre, de ne pas toucher à ses papiers. Elle était obstinée ; elle jugea le moment venu pour faire ses volontés, maintenant qu'il avait la tête clouée sur l'oreiller. Dans la glace de l'armoire, il la vit, de son lit, qui bouleversait tout, dans la pièce à côté. Il fut si furieux -- (non décidément, le vieil homme n'était pas mort en lui !) -- qu'il sauta de ses draps, pour lui arracher des mains un paquet de paperasses et la mettre à la porte. Sa colère lui valut un bon accès de fièvre et le départ de la servante qui, vexée, ne revint plus, sans même se donner la peine de prévenir « ce vieux fou », comme elle l'appelait. Il resta donc, malade, sans personne pour le servir. Il se levait, le matin, pour prendre le pot de lait, déposé à sa porte, et pour voir si la concierge n'avait pas glissé sous le seuil la lettre promise des amoureux. La lettre n'arrivait pas ; ils l'oubliaient, dans leur bonheur. Il ne leur en voulait pas ; il se disait qu'à leur place, il en eût fait autant. Il songeait à leur insouciante joie, et que c'était lui qui la leur avait donnée.
Il allait un peu mieux et commençait à se lever, lorsqu'arriva enfin la lettre d'Aurora. Georges s'était contenté d'y joindre sa signature. Aurora s'informait peu de Christophe, lui donnait peu de nouvelles ; mais en revanche, elle le chargeait d'une commission : elle le priait de lui expédier un tour de cou, qu'elle avait oublié chez Colette. Bien que ce ne fût guère important, -- (Aurora n'y avait songé qu'au moment d'écrire à Christophe, et parce qu'elle cherchait ce qu'elle pourrait bien lui raconter), -- Christophe, tout joyeux d'être bon à quelque chose, sortit pour chercher l'objet. Un temps de giboulées. L'hiver faisait un retour offensif. Neige fondue, vent glacial. Pas de voitures. Christophe attendit, dans un bureau d'expéditions. L'impolitesse des employés et leur lenteur voulue le jetèrent dans une irritation, qui n'avança pas les affaires. Son état maladif était cause, en partie, de ces accès de colère, que le calme de son esprit désavouait ; ils ébranlaient son corps, comme, sous la cognée, les derniers frissons du chêne qui va tomber. Il revint, transi. La concierge, en passant, lui remit une coupure de revue. Il y jeta les yeux. C'était un méchant article, une attaque contre lui. Elles se faisaient rares, maintenant. Il n'y avait pas de plaisir à attaquer qui ne s'aperçoit pas de vos coups ! Les plus acharnés se laissaient gagner, tout en le détestant, par une estime qui les irritait.
« On croit, avouait Bismarck, comme à regret, que rien n'est plus involontaire que l'amour. L'estime l'est bien davantage... »
Mais l'auteur de l'article était de ces hommes forts qui, mieux armés que Bismarck, échappent aux atteintes de l'estime et de l'amour. Il parlait de Christophe, en termes outrageants, et annonçait, pour la quinzaine suivante, une suite à ses attaques. Christophe se mit à rire, et dit, en se recouchant :
— Il sera bien attrapé ! Il ne me trouvera plus chez moi.
On voulait qu'il prît une garde pour le soigner ; il s'y refusa obstinément. Il disait qu'il avait vécu seul, que c'était bien le moins qu'il eût le bénéfice de sa solitude, en un pareil moment.
Il ne s'ennuyait pas. Dans ces dernières années, il était constamment occupé à des dialogues avec lui-même, comme si son âme était double ; et, depuis quelques mois, sa société intérieure s'était beaucoup accrue : non plus deux âmes, mais dix logeaient en lui. Elles conversaient ; plus souvent, elles chantaient. Il prenait part à l'entretien, ou se taisait pour écouter. Il avait toujours sur son lit, sur sa table, à portée de sa main, du papier à musique sur lequel il notait leurs propos et les siens, en riant des reparties. Habitude machinale ; les deux actes : penser et écrire, étaient devenus presque simultanés ; chez lui, écrire était penser en pleine clarté. Tout ce qui le distrayait de la compagnie de ses âmes, le fatiguait, l'irritait. Même, à certains moments, les amis qu'il aimait le mieux. Il faisait effort pour ne pas trop le leur montrer ; mais cette contrainte le mettait dans une lassitude extrême. Il était tout heureux de se retrouver ensuite : car il s'était perdu ; impossible d'entendre les voix intérieures, au milieu des bavardages humains. Divin silence !...
Il permit seulement que le concierge, ou l'un de ses enfants, vînt, deux ou trois fois par jour, voir ce dont il avait besoin. Il leur donnait aussi les billets, que, jusqu'au dernier jour, il continua d'échanger avec Emmanuel. Les deux amis étaient presque aussi malades l'un que l'autre ; ils ne se faisaient pas d'illusion. Par des chemins différents, le libre génie religieux de Christophe et le libre génie sans religion d'Emmanuel étaient parvenus à la même sérénité fraternelle. De leur écriture tremblante, qu'ils avaient de plus en plus de peine à lire, ils causaient, non de leur maladie, mais de ce qui avait toujours fait l'objet de leurs entretiens : de leur art, de l'avenir de leurs idées.
Jusqu'au jour où, de sa main qui défaillait, Christophe traça le mot du roi de Suède, mourant, dans la bataille :
« Ich habe genug, Bruder ; rette dich ! »[14]
Comme une succession d'étages, il embrassait l'ensemble de sa vie... L'immense effort de sa jeunesse pour prendre possession de soi, les luttes acharnées pour conquérir sur les autres le simple droit de vivre, pour se conquérir sur les démons de sa race. Même après la victoire, l'obligation de veiller, sans trêve, sur sa conquête, afin de la défendre contre la victoire même. La douceur, les épreuves de l'amitié, qui rouvre au cœur isolé par la lutte la grande famille humaine. La plénitude de l'art, le zénith de la vie. Régner orgueilleusement sur son esprit conquis. Se croire souverain de son destin. Et soudain rencontrer, au détour du chemin, les cavaliers de l'Apocalypse, le Deuil, la Passion, la Honte, l'avant-garde du Maître. Renversé, piétiné par les sabots des chevaux, se traîner tout sanglant jusqu'aux sommets où flambe, au milieu des nuées, le feu sauvage qui purifie. Se trouver face à face avec Dieu. Lutter ensemble, comme Jacob avec l'ange. Sortir du combat brisé. Adorer sa défaite, comprendre ses limites, s'efforcer d'accomplir la volonté du Maître, dans le domaine qu'il nous a assigné. Afin, quand les labours, les semailles, la moisson, quand le dur et beau labeur sera achevé, d'avoir gagné le droit de se reposer au pied des monts ensoleillés et de leur dire :
— « Bénis vous êtes ! Je ne goûterai pas votre lumière. Mais votre ombre m'est douce... »
Alors, la bien-aimée lui était apparue ; elle l'avait pris par la main ; et la mort, en brisant les barrières de son corps, avait, dans l'âme de l'ami, fait couler l'âme de l'amie. Ensemble, ils étaient sortis de l'ombre des jours, et ils avaient atteint les bienheureux sommets, où, comme les trois Grâces, en une noble ronde, le passé, le présent, l'avenir se tiennent par la main, où le cœur apaisé regarde à la fois naître et finir les chagrins et les joies, où tout est Harmonie...
Il était trop pressé, il se croyait déjà arrivé. Et l'étau qui serrait sa poitrine haletante, et le délire tumultueux des images qui heurtaient sa tête brûlante, lui rappelaient qu'il restait la dernière étape, la plus dure à fournir... En avant !...
Il était cloué dans son lit, immobile. À l'étage au-dessus, une sotte petite femme pianotait, pendant des heures. Elle ne savait qu'un morceau ; elle répétait inlassablement les mêmes phrases ; elle y avait tant de plaisir ! Elles lui étaient une joie et une émotion de toutes les couleurs. Et Christophe comprenait son bonheur ; mais il en était agacé, à pleurer. Si du moins elle ne tapait pas si fort ! Le bruit était aussi odieux à Christophe que le vice... Il finit par se résigner. C'était dur d'apprendre à ne plus entendre. Pourtant, il y eut moins de peine qu'il n'eût pensé. Il s'éloignait de son corps. Ce corps malade et grossier... Quelle indignité d'y avoir été enfermé, tant d'années ! Il le regardait s'user, et il pensait :
— Il n'en a plus pour longtemps.
Il se demanda, pour tâter le pouls à son égoïsme humain :
— Que préférerais-tu ? Ou que le souvenir de Christophe, de sa personne et de son nom s'éternisât et que son œuvre disparût ? Ou que son œuvre durât et qu'il ne restât aucune trace de ta personne et de ton nom ?
Sans hésiter, il répondit :
— Que je disparaisse, et que mon œuvre dure ! J'y gagne doublement : car il ne restera de moi que le plus vrai, que le seul vrai. Périsse Christophe !...
Mais, peu de temps après, il sentit qu'il devenait aussi étranger à son œuvre qu'à lui-même. L'enfantine illusion de croire à la durée de son art ! Il avait la vision nette non seulement du peu qu'il avait fait, mais de la destruction qui guette toute la musique moderne. Plus vite que toute autre, la langue musicale se brûle ; au bout d'un siècle ou deux, elle n'est plus comprise que de quelques initiés. Pour qui existent encore Monteverdi et Lully ? Déjà, la mousse ronge les chênes de la forêt classique. Nos constructions sonores, où chantent nos passions, seront des temples vides, s'écrouleront dans l'oubli... Et Christophe s'étonnait de contempler ces ruines, et de n'en être pas troublé.
— Est-ce que j'aime moins la vie ? se demandait-il étonné.
Mais il comprit aussitôt qu'il l'aimait beaucoup plus... Pleurer sur les ruines de l'art ? Elles n'en valent pas la peine. L'art est l'ombre de l'homme, jetée sur la nature. Qu'ils disparaissent ensemble, lampés par le soleil ! Ils m'empêchent de le voir... l'immense trésor de la nature passe à travers nos doigts. L'intelligence humaine veut prendre l'eau qui coule, dans les mailles d'un filet. Notre musique est illusion. Notre échelle des sons, nos gammes sont invention. Elles ne correspondent à aucun son vivant. C'est un compromis de l'esprit entre les sons réels, une application du système métrique à l'infini mouvant. L'esprit avait besoin de ce mensonge, pour comprendre l'incompréhensible ; et, comme il voulait y croire, il y a cru. Mais cela n'est pas vrai. Cela n'est pas vivant. Et la jouissance, que donne à l'esprit cet ordre créé par lui, n'a été obtenue qu'en faussant l'intuition directe de ce qui est. De temps en temps, un génie, en contact passager avec la terre, aperçoit brusquement le torrent du réel, qui déborde les cadres de l'art. Les digues craquent. La nature rentre par une fissure. Mais aussitôt après, la fente est bouchée. Sauvegarde nécessaire pour la raison humaine ! Elle périrait, si ses yeux rencontraient les yeux de Jéhovah. Alors, elle recommence à cimenter sa cellule, où rien n'entre du dehors, qu'elle n'ait élaboré. Et cela est beau, peut-être, pour ceux qui ne veulent pas voir... Mais moi, je veux voir ton visage, Jéhovah ! Dût-il m'anéantir, je veux entendre le tonnerre de ta voix. Le bruit de l'art me gêne. Que l'esprit se taise ! Silence à l'homme !...
Mais quelques minutes après ces beaux discours, il chercha, en tâtonnant, une des feuilles de papier, éparses sur les draps, et il essaya encore d'y écrire quelques notes. Lorsqu'il s'aperçut de sa contradiction, il sourit, et il dit :
— Ô ma vieille compagne, ma musique, tu es meilleure que moi. Je suis un ingrat, je te congédie. Mais toi, tu ne me quittes point ; tu ne te laisses pas rebuter par mes caprices. Pardon ! tu sais bien, ce sont des boutades. Je ne t'ai jamais trahie, tu ne m'as jamais trahi, nous sommes sûrs l'un de l'autre. Nous partirons ensemble, mon amie. Reste avec moi, jusqu'à la fin !
Il venait de se réveiller d'une longue torpeur, lourde de fièvre et de rêves. D'étranges rêves, dont il était encore imprégné. Et maintenant, il se regardait, il se touchait, il se cherchait, il ne se retrouvait plus. Il lui semblait qu'il était « un autre ». Un autre, plus cher que lui-même... Qui donc ?... Il lui semblait qu'en rêve, un autre s'était incarné en lui. Olivier ? Grazia ?... Son cœur, sa tête étaient si faibles ! Il ne distinguait plus entre ses aimés. À quoi bon distinguer ? Il les aimait tous autant.
Il restait ligoté, dans une sorte de béatitude accablante. Il ne voulait pas bouger. Il savait que la douleur, embusquée, le guettait, comme le chat et la souris. Il faisait le mort. Déjà !... Personne dans la chambre. Au-dessus de sa tête, le piano s'était tu. Solitude. Silence. Christophe soupira.
— Qu'il est bon de se dire, à la fin de sa vie, qu'on n'a jamais été seul, même quand on l'était le plus ! mes que j'ai rencontrées sur ma route, frères qui m'avez, un instant, donné la main, esprits mystérieux éclos de ma pensée, morts et vivants, -- tous vivants, -- ô tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'ai créé ! Vous m'entourez de votre chaude étreinte, vous me veillez, j'entends la musique de vos voix. Béni soit le destin, qui m'a fait don de vous ! Je suis riche, je suis riche... Mon cœur est rempli !...
Il regardait la fenêtre... Un de ces beaux jours sans soleil, qui, disait Balzac le vieux, ressemblent à une belle aveugle... Christophe s'absorbait dans la vue passionnée d'une branche d'arbre qui passait devant les carreaux. La branche se gonflait, les bourgeons humides éclataient, les petites fleurs blanches s'épanouissaient ; il y avait, dans ces fleurs, dans ces feuilles, dans tout cet être qui ressuscitait, un tel abandon extasié à la force renaissante que Christophe ne sentait plus son oppression, son misérable corps qui mourait, pour revivre en la branche d'arbre. Le doux rayonnement de cette vie le baignait. C'était comme un baiser. Son cœur trop plein d'amour se donnait au bel arbre, qui souriait à ses derniers instants. Il songeait qu'à cette minute, des milliers d'êtres s'aimaient, que cette heure d'agonie pour lui, pour d'autres était une heure d'extase, qu'il en est toujours ainsi, que jamais ne tarit la joie puissante de vivre. Et, suffoquant, d'une voix qui n'obéissait plus à sa pensée, -- (peut-être même aucun son ne sortait de sa gorge ; mais il ne s'en apercevait pas) -- il entonna un cantique à la vie.
Un orchestre invisible lui répondit. Christophe se disait :
— Comment font-ils, pour savoir ? Nous n'avons pas répété. Pourvu qu'ils aillent jusqu'au bout, sans se tromper !
Il tâcha de se mettre sur son séant, afin qu'on le vît bien de tout l'orchestre, marquant la mesure, avec ses grands bras. Mais l'orchestre ne se trompait pas ; ils étaient sûrs d'eux-mêmes. Quelle merveilleuse musique ! Voici qu'ils improvisaient maintenant les réponses ! Christophe s'amusait :
— Attends un peu, mon gaillard ! Je vais bien t'attraper.
Et, donnant un coup de barre, il lançait capricieusement la barque, à droite, à gauche, dans des passes dangereuses.
— Comment te tireras-tu de celle-ci ?... Et de celle-là ? Attrape !... Et encore de cette autre ?
Ils s'en tiraient toujours ; ils répondaient aux audaces par d'autres encore plus risquées.
— Qu'est-ce qu'ils vont inventer ? Sacrés malins !...
Christophe criait bravo, et riait aux éclats.
— Diable ! C'est qu'il devient difficile de les suivre ! Est-ce que je vais me laisser battre ?... Vous savez, ce n'est pas de jeu ! Je suis fourbu, aujourd'hui... N'importe ! Il ne sera pas dit qu'ils auront le dernier mot...
Mais l'orchestre déployait une fantaisie d'une telle abondance, d'une telle nouveauté qu'il n'y avait plus moyen de faire autre chose que de rester, à l'entendre, bouche bée. On en avait le souffle coupé... Christophe se prenait en pitié :
— Animal ! se disait-il, tu es vidé. Tais-toi ! L'instrument a donné tout ce qu'il pouvait. Assez de ce corps ! Il m'en faut un autre.
Mais le corps se vengeait. De violents accès de toux l'empêchaient d'écouter :
— Te tairas-tu !
Il se prenait à la gorge, il se frappait la poitrine à coups de poing, comme un ennemi qu'il fallait vaincre. Il se revit, au milieu d'une mêlée. Une foule hurlait. Un homme l'étreignit, à bras-le-corps. Ils roulaient ensemble. L'autre pesait sur lui. Il étouffait.
— Lâche-moi, je veux entendre !... Je veux entendre ! Ou je te tue !
Il lui martelait la tête contre le mur. L'autre ne lâchait point.
— Mais qui est-ce, à présent ? Avec qui est-ce que je lutte, enlacé ? Quel est ce corps que je tiens, qui me brûle ?...
Mêlées hallucinées. Un chaos de passions. Fureur, luxure, soif de meurtre, morsures des étreintes charnelles, toute la bourbe de l'étang soulevée, une dernière fois...
— Ah ! est-ce que cela ne sera pas bientôt la fin ? Est-ce que je ne vous arracherai pas, sangsues collées à ma chair ?... Tombe donc avec elles, ma charogne !
Des épaules, des reins, des genoux, Christophe, arc-bouté, repousse l'invisible ennemi... Il est libre !... Là-bas, la musique joue toujours, s'éloignant. Christophe, ruisselant de sueur, tend les bras vers elle :
— Attends-moi ! Attends-moi !
Il court, pour la rejoindre. Il trébuche. Il bouscule tout... Il a couru si vite qu'il ne peut plus respirer. Son cœur bat, son sang bruit dans ses oreilles : un chemin de fer, qui roule sous un tunnel...
— Est-ce bête, bon Dieu !
Il faisait à l'orchestre des signes désespérés, pour qu'on ne continuât pas sans lui... Enfin ! sorti du tunnel !... Le silence revenait. Il entendit, de nouveau.
— Est-ce beau ! Est-ce beau ! Encore ! Hardi, mes gars... Mais de qui cela peut-il être ?... Vous dites ? Vous dites que cette musique est de Jean-Christophe Krafft ? Allons donc ! Quelle sottise ! Je l'ai connu, peut-être ! Jamais il n'eût été capable d'en écrire dix mesures... Qui est-ce qui tousse encore ? Ne faites pas de bruit ! Quel est cet accord-là ?... Et cet autre ?... Pas si vite ! Attendez !...
Christophe poussait des cris inarticulés ; sa main, sur le drap qu'elle serrait, faisait le geste d'écrire ; et son cerveau épuisé, machinalement continuait à chercher de quels éléments étaient faits ces accords et ce qu'ils annonçaient. Il n'y parvenait point : l'émotion faisait lâcher prise. Il recommençait... Ah ! cette fois, c'était trop...
— Arrêtez, arrêtez, je n'en puis plus...
Sa volonté se desserra tout à fait. De douceur, Christophe ferma les yeux. Des larmes de bonheur coulaient de ses paupières closes. La petite fille qui le gardait, sans qu'il s'en aperçût, pieusement les essuya. Il ne sentait plus rien de ce qui se passait ici-bas. L'orchestre s'était tu, le laissant sur une harmonie vertigineuse, dont l'énigme n'était pas résolue. Le cerveau, obstiné, répétait :
— Mais quel est cet accord ? Comment sortir de là ? Je voudrais pourtant bien trouver l'issue, avant la fin...
Des voix s'élevaient maintenant. Une voix passionnée. Les yeux tragiques d'Anna... Mais dans le même instant, ce n'était plus Anna. Ces yeux pleins de bonté...
— Grazia, est-ce toi ?... Qui de vous ? Qui de vous ? Je ne vous vois plus bien... Pourquoi donc le soleil est-il si long à venir ?
Trois cloches tranquilles sonnèrent. Les moineaux, à la fenêtre, pépiaient pour lui rappeler l'heure où il leur donnait les miettes du déjeuner... Christophe revit en rêve sa petite chambre d'enfant... Les cloches, voici l'aube ! Les belles ondes sonores coulent dans l'air léger. Elles viennent de très loin, des villages là-bas... Le grondement du fleuve monte derrière la maison... Christophe se retrouve accoudé, à la fenêtre de l'escalier. Toute sa vie coulait sous ses yeux, comme le Rhin. Toute sa vie, toutes ses vies, Louisa, Gottfried, Olivier, Sabine...
— Mère, amantes, amis... Comment est-ce qu'ils se nomment ?... Amour, où êtes-vous ? Où êtes-vous, mes âmes ? Je sais que vous êtes là, et je ne puis vous saisir.
— Nous sommes avec toi. Paix, notre bien-aimé !
— Je ne veux plus vous perdre. Je vous ai tant cherchés !
— Ne te tourmente pas. Nous ne te quitterons plus.
— Hélas ! le flot m'emporte.
— Le fleuve qui t'emporte, nous emporte avec toi.
— Où allons-nous ?
— Au lieu où nous serons réunis.
— Sera-ce bientôt ?
— Regarde !
Et Christophe, faisant un suprême effort pour soulever la tête, -- (Dieu ! qu'elle était pesante !) -- vit le fleuve débordé, couvrant les champs, roulant auguste, lent, presque immobile. Et, comme une lueur d'acier, au bord de l'horizon, semblait courir vers lui une ligne de flots d'argent, qui tremblaient au soleil. Le bruit de l'Océan... Et son cœur, défaillant, demanda :
— Est-ce Lui ?
La voix de ses aimés lui répondit :
— C'est Lui.
Tandis que le cerveau, qui mourait, se disait :
— La porte s'ouvre... Voici l'accord que je cherchais !... Mais ce n'est pas la fin ? Quels espaces nouveaux !... Nous continuerons demain.
Ô joie, joie de se voir disparaître dans la paix souveraine du Dieu, qu'on s'est efforcé de servir, toute sa vie !...
— Seigneur, n'es-tu pas trop mécontent de ton serviteur ? J'ai fait si peu ! Je ne pouvais davantage... J'ai lutté, j'ai souffert, j'ai erré, j'ai créé. Laisse-moi prendre haleine dans tes bras paternels. Un jour, je renaîtrai, pour de nouveaux combats.
Et le grondement du fleuve, et la mer bruissante chantèrent avec lui :
— Tu renaîtras. Repose ! Tout n'est plus qu'un seul cœur. Sourire de la nuit et du jour enlacés. Harmonie, couple auguste de l'amour et de la haine ! Je chanterai le Dieu aux deux puissantes ailes. Hosanna à la vie ! Hosanna à la mort !
Saint Christophe a traversé le fleuve. Toute la nuit, il a marché contre le courant. Comme un rocher, son corps aux membres athlétiques émerge au-dessus des eaux. Sur son épaule gauche est l'Enfant, frêle et lourd. Saint Christophe s'appuie sur un pin arraché, qui ploie. Son échine aussi ploie. Ceux qui l'ont vu partir ont dit qu'il n'arriverait point. Et l'ont suivi longtemps leurs railleries et leurs rires. Puis, la nuit est tombée, et ils se sont lassés. À présent, Christophe est trop loin pour que les cris l'atteignent de ceux restés là-bas. Dans le bruit du torrent, il n'entend que la voix tranquille de l'Enfant, qui tient de son petit poing une mèche crépue sur le front du géant, et qui répète : « Marche ! » -- Il marche, le dos courbé, les yeux, droit devant lui, fixés sur la rive obscure, dont les escarpements commencent à blanchir.
Soudain, l'angélus tinte, et le troupeau des cloches s'éveille en bondissant. Voici l'aurore nouvelle ! Derrière la falaise, qui dresse sa noire façade, le soleil invisible monte dans un ciel d'or. Christophe, près de tomber, touche enfin à la rive. Et il dit à l'Enfant :
— Nous voici arrivés ! Comme tu étais lourd ! Enfant, qui donc es-tu ?
Et l'Enfant dit :
— Je suis le jour qui va naître.
ADIEU À JEAN-CHRISTOPHE
J'ai écrit la tragédie d'une génération qui va disparaître. Je n'ai cherché à rien dissimuler de ses vices et de ses vertus, de sa tristesse pesante, de son orgueil chaotique, de ses efforts héroïques et de ses accablements sous l'écrasant fardeau d'une tâche surhumaine ; toute une Somme du monde, une morale, une esthétique, une foi, une humanité nouvelle à refaire. -- Voilà ce que nous fûmes.
Hommes d'aujourd'hui, jeunes hommes, à votre tour ! Faites-vous de nos corps un marchepied, et allez de l'avant. Soyez plus grands et plus heureux que nous.
Moi-même, je dis adieu à mon âme passée ; je la rejette derrière moi, comme une enveloppe vide. La vie est une suite de morts et de résurrections. Mourons, Christophe, pour renaître !
R. R.
Octobre 1912.
CHRISTOFORI FACIEM DIE QUACUMQUE TUERIS,
ILLA NEMPE DIE NON MORTE MALA MORIERIS.
[1] Esprit. (Note du correcteur -- ELG.)
[2] Piété ostentatoire; formalisme hypocrite chez un dévot ou un religieux. - Attitude de celui/celle (caractère de ses actes, de ses idées) qui, croyant incarner la perfection morale, porte des jugements sévères sur l'attitude ou le comportement d'autrui. (Note du correcteur -- ELG.)
[3] Sic. Tchaïkovski. (Note du correcteur -- ELG.)
[4] Association. (Note du correcteur -- ELG.)
[5] Toutes choses qui peuvent être sues. (Note du correcteur -- ELG.)
[6] Ensemble de personnes payées pour applaudir très fort un spectacle, un artiste. (Note du correcteur -- ELG.)
[7] Personne lâche et peureuse. (Note du correcteur -- ELG.)
[8] Chef d'atelier dans une imprimerie. (Note du correcteur -- ELG.)
[9] Légères. (Note du correcteur -- ELG.)
[10] Sobriquet sous lequel des pamphlétaires allemands désignaient entre eux « Kaiser ».
[11] Agréable. (Note du correcteur -- ELG.)
[12] Esprit. (Note du correcteur -- ELG.)
[13] Les anthologies de la littérature française, que Jean-Christophe emprunte à la bibliothèque de ses amis Reinhart, sont : I. - Choix de lectures françaises à l'usage des écoles secondaires, par Hubert H. Wingerath, docteur en philosophie, directeur de l'École réale Saint-Jean à Strasbourg. - Deuxième partie : classes moyennes. - 7e édition. 1902. DumontSchauberg. L. Herrig et G. F. Burguy : La France littéraire, remaniée par F. Tendering, directeur du Real-Gymnasium des Johanneums, Hambourg. - 1904. Brunswick.
[14] Adepte du piétisme, secte issue d'un courant religieux de l'église luthérienne au XVIIIes., centré sur une spiritualité évangélique, une piété affective individuelle, un certain mysticisme et s'éloignant des problèmes doctrinaux, qui exerça une influence considérable sur l'évolution du luthéranisme. (Note du correcteur -- ELG.)
[15] Qui se produit par quintes. (Note du correcteur -- ELG.)
[1] Voir Le Matin
[2] Oiseau imaginaire, fabuleux. -- Conte en l'air, baliverne, sornette, sottise. (Note du correcteur -- ELG.)
[3] Lieu de désordre et de confusion. Anarchie.
Le roi Pétaud était le chef de la corporation des mendiants, au Moyen-ge. Par dérision, car Pétaud vient du latin peto demander l'aumône ou bient pêter. Molière cite dans Tartuffe la cour du roi Pétaud : « On n'y respecte rien ; chacun y parle haut. » (Note du correcteur -- ELG.)
[4] Référence aux Voyages de Gulliver, découvrant un monde où deux peuples s'affrontent à mort pour savoir par quel bout on doit ouvrir un oeuf dur. (Note du correcteur -- ELG.)
[5] Dans la pièce Amphitryon de Molière, Sosie dit : « Messieurs, ami de tout le monde. » (Note du correcteur -- ELG.)
[6] Etre vivant qui par sa forme ressemble à un homme et en possède les qualités qui le distinguent des animaux (intellect, parole, ...), mais qui n'est pas habité par une âme humaine. (Note du correcteur -- ELG.)
[7] Mot espagnol qui signifie « pot-pourri » et qui était souvent employé pour rendre compte de la diversité nationale de la Macédoine. (Note du correcteur -- ELG.)
[8] De son espèce. (Note du correcteur -- ELG.)
[9] Chef de mercenaires ou de partisans dans l'Italie du Moyen ge et de la Renaissance. (Note du correcteur -- ELG.)
[10] Péjoratif. Tendance à subtiliser, souvent de manière complaisante. (Note du correcteur -- ELG.)
[11] Pop., vieilli. Se déplacer sans but précis, flâner, traîner. (Note du correcteur -- ELG.)
[12] Ainsi, vous travaillez, mais ce n'est pas pour vous. (Note du correcteur -- ELG.)
[13] Lutte pour la vie. (Note du correcteur -- ELG.)
[14] De toutes les choses qu'on peut savoir. -- De omni re scibili était la devise du fameux Pic de la Mirandole, qui se faisait fort de tenir tête, à tout venant, sur tout ce que l'homme peut savoir ; La devise avec son supplément et quibusdam aliis (signifie et de quelques autres - sans doute une addition de quelque plaisant) est passée en proverbe et désigne ironiquement un homme qui croit tout savoir. (Note du correcteur -- ELG.)
[15] Drogue très en vogue au XVIIe siècle. -- Au figuré : toute proposition, toute solution qui tend à exploiter la crédulité publique. (Note du correcteur -- ELG.)
[16] Arme d'infanterie proche de la hallebarde, en usage du XVe au XVIIes. (Note du correcteur -- ELG.)
[17] Tranquillité, impassibilité d'une âme devenue maîtresse d'elle-même au prix de la sagesse acquise soit par la modération dans la recherche des plaisirs (Épicurisme), soit par l'appréciation exacte de la valeur des choses (Stoïcisme), soit par la suspension du jugement (Pyrrhonisme et Scepticisme). (Note du correcteur -- ELG.)
[1] La révolte.
[2] La foire sur la place.
[1] Notamment, le livre d'Anna dans Le Buisson Ardent.
[2] Esprit. (Note du correcteur -- ELG.)
[3] Habitant de la même région. (Note du correcteur -- ELG.)
[4] Le pyrrhonisme est la doctrine de Pyrrhon, qui, entre les dogmatiques prétendant qu'il y a une vérité absolue et les sophistes qui le niaient, préférait que le philosophe s'abstienne; scepticisme philosophique. (Note du correcteur -- ELG.)
[5] Charles Péguy.
[6] Exagérée. (Note du correcteur -- ELG.)
[7] Philosophique. Tranquillité, impassibilité d'une âme devenue maîtresse d'elle-même au prix de la sagesse acquise soit par la modération dans la recherche des plaisirs (Épicurisme), soit par l'appréciation exacte de la valeur des choses (Stoïcisme), soit par la suspension du jugement (Pyrrhonisme et Scepticisme). (Note du correcteur -- ELG.)
[8] Croyant au messie. (Note du correcteur -- ELG.)
[9] Ouvrage construit à partir d'un récit d'événements s'étalant sur dix jours. - Société dépeinte dans le Décaméron de Boccace ou comparable à celle-ci; société pouvant produire un jeu littéraire du type du Décaméron. (Note du correcteur -- ELG.)
[10] Jeu d'esprit où un lecteur doit reconnaître un mot pour lequel on donne une définition énigmatique à partir d'un autre mot dont on utilise les lettres en partie ou en totalité - Mystère ou énigme proposés à la sagacité d'un spectateur ou d'un auditeur. (Note du correcteur -- ELG.)
[11] Personnage bouffon de la comédie italienne.(Note du correcteur -- ELG.)
[12] De omni re scibili était la devise du fameux Pic de la Mirandole, qui se faisait fort de tenir tête, à tout venant, sur tout ce que l'homme peut savoir ; et quibusdam aliis est sans doute une addition de quelque plaisant. La devise avec son supplément est passée en proverbe et désigne ironiquement un homme qui croit tout savoir. (Note du correcteur -- ELG.)
[1] La Foire sur la Place.
[2] Personnage fictif, dénonçant abus et injustices. (Note du correcteur -- ELG.)
[3] Troupeau servile. (Note du correcteur -- ELG.)
[4] En musique, personne qui écrit, qui fait profession d'écrire des librettos : textes ou opuscules contenant le texte d'un ouvrage lyrique. (Note du correcteur -- ELG.)
[5] Indien d'Amérique du Nord. Par extension : sauvage. (Note du correcteur -- ELG.)
[6] L'une des rares magiciennes qui figurent dans la mythologie grecque, et, sans aucun doute, la plus célèbre de toutes. Elle excellait dans la préparation des philtres, des poisons, des breuvages propres à transformer les êtres humains en animaux. (Note du correcteur -- ELG.)
[7] La Révolte.
[8] Copie textuelle.
[9] Le Matin.
[10] Clara Van Ende. (Note du correcteur -- ELG.)
[11] La Foire sur la Place.
[1] Allusion à un discours ridicule d'un rhéteur de la Chambre.
[2] Divinité champêtre représentée avec un torse humain, des oreilles pointues, des pieds et des cornes de chèvre. (Note du correcteur -- ELG.)
[3]Avertissements qui s'inscrivirent sur le mur du palais de Balthazar à Babylone. Ces avertissements furent traduits par le prophète Daniel : « Dieu a compté tes jours », « Tu as été jugé trop léger dans la balance de l'Histoire », « Ton royaume est voué à l'éclatement ». (Note du correcteur -- ELG.)
[4] Dans Télémaque, Salente est la cité idéale. (Note du correcteur -- ELG.)
[5] Créature monstrueuse aux cent bras, engendrée par Gaia (la Terre) et Ouranos (le Ciel), elle viendra, sur l'ordre de Thétis, au secours de Zeus lorsque les autres dieux se rebelleront. Ce dernier lui offrira la main de Cymopolé. (Note du correcteur -- ELG.)
[6] Sic. (Note du correcteur -- ELG.)
[7] Conte relativement court en octosyllabes et souvent marqué par le merveilleux. -- Forme poétique et musicale de longueur variable, en strophes plus ou moins complexes, en usage surtout aux XIVe et XVe siècles. (Note du correcteur -- ELG.)
[1] Giuseppe Prezzolini, qui dirigeait alors, avec Giovanni Papini, le groupe de la Voce.
[2] Quand une chose est arrivée, même les sots la comprennent.
[3] Escroc, imposteur, simulateur, trompeur. (Note du correcteur -- ELG.)
[4] Princesse italienne du XVe siècle, qui retourna des émeutes en sa faveur et, dotée d'un tempérament volontaire et indépendant, représenta l'idéal féminin de la renaissance italienne. (Note du correcteur -- ELG.)
[5] Ce mot désigna d'abord tout alliage dans lequel le métal précieux était en quantité moindre que les métaux inférieurs, et, par suite, toute monnaie d'or et surtout d'argent, où le cuivre se trouvait dans une proportion supérieure au titre légal. (Note du correcteur -- ELG.)
[6] Dans la mythologie grecque, Thémis est la conseillère de Zeus, chargée de faire régner la loi. (Note du correcteur -- ELG.)
[7] Empereur de Byzance, surtout connu pour avoir fait publier un manuel de droit à l'usage des étudiants. (Note du correcteur -- ELG.)
[8] Bataille gagnée au prix de lourdes pertes. (Note du correcteur -- ELG.)
[9] Remède censé guérir tous les maux et vendu par des charlatans. (Note du correcteur -- ELG.)
[10] Athéna Niké ou Nikê est la victoire personnifiée. (Note du correcteur -- ELG.)
[11] Lieu présumé du tombeau de Moïse. (Note du correcteur -- ELG.)
[12] Publiée en 1912.
[13] Sic. (Note du correcteur -- ELG.)
[14] « J'ai mon compte, frère, sauve-toi ! »