Révoltée ! : édition ELTeC Vignon, Claude [Marie-Noémi Cadiot] (1828-1888) Principal investigator Christof Schöch Encoding Christof Schöch Original data capture BnF 93413 COST Action "Distant Reading for European Literary History" (CA16204) Zenodo.org ELTeC ELTeC release 1.1.0 ELTeC-fra ELTeC-fra release 1.0.1 Révoltée Claude Vignon BnF 2013 Révoltée ! Claude Vignon Calmann Lévy, Éditeur Paris 1879 Révoltée ! Claude Vignon Calmann Lévy, Éditeur Paris 1879

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RÉVOLTÉE !

PAR

CLAUDE VIGNON

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1879

Droits de reproduction et de traduction réservés

PREMIÈRE PARTIE
I

– Mon frère, je vous le répète, cette petite a le diable au corps et il n'y a qu'une chose à faire, c'est de la mettre au couvent.

Sur quoi, madame la vicomtesse de Clérac posa d'un air péremptoire sa tapisserie sur sa table à ouvrage ; M. le comte Le Dam d'Anjault, son frère, tordit sa moustache ; et, tout au fond du salon, dans l'ombre, une fillette, qui paraissait quinze ans à peine, et qui allait apparaître ou disparaître derrière une portière en tapisserie, s'arrêta court, ouvrit de grands yeux brillants, pleins de questions et de pensées, et tendit l'oreille, tout en ramenant la tapisserie sur elle, pour se dérober aux regards.

…Nous voici au 10 mars ; je pars le 1er avril ; il faut vous décider ; à quoi servirait-il que je l'emmenasse une année de plus à Clérac ? Elle gamine dans les champs comme une enfant, et ce n'est plus une enfant ; ma responsabilité est lourde, très lourde…

– Mais la mettre au couvent à quinze ans. Pauvre petite !

– Allons donc ! parce que la mère vous a pris la moitié de votre vie et de votre jeunesse, ne faut-il pas que la fille vous prenne l'autre ? Croyez-moi, Armand, à trente-cinq ans, êtes-vous encore fait pour plaire ? Une fois cette fillette au couvent, vous vous marierez très bien. Et je sais une fille d'entrepreneur, élevée au Sacré-Cœur et richement dotée, qui sera contente de devenir comtesse de bon aloi et d'avoir pour mari un joli garçon.

– Pauvre Edmée ! si gaie, si enfant encore ! et qui semble si bien faite pour prendre sa part de la vie !

– Oui ! oui ! et pour vous donner du tintouin aussi.

– C'est ma fille, après tout !

– Votre fille !… votre fille !… Enfin, elle porte votre nom !

– Clémence ! La mère est morte ?

– Oui, mon cher Armand ; et Dieu la reçoive en miséricorde !

Il y eut un moment de silence. Le père semblait soucieux, hésitant ; mais, pour un observateur, il eût été trop clair que la destinée de la petite Edmée était fixée, et que les scrupules de conscience qui la protégeaient encore seraient vite vaincus.

Madame de Clérac reprit :

– Cette enfant porte votre nom, elle n'a pas de fortune. Pouvez-vous lui en donner ? Non ! n'est-ce pas ? Ce n'est pas avec la place de deux mille huit cents francs qui vous permet de vivre en province que vous la doterez ? Eh bien, quand elle aura vingt ans, qu'en ferez-vous ? Tenez ! je n'y puis penser sans frémir. Jamais vous ne trouverez à vous marier avantageusement ayant auprès de vous ce minois et cette grande fille sans dot. Pour elle, le monde, c'est la misère, le malheur !… Eh ! grand Dieu ! peut-être le vice. Il y a des nécessités qui s'imposent, mon frère ! Et ces nécessités-là deviennent quelquefois des devoirs sociaux.

– Ainsi, selon vous, mon devoir serait de sacrifier Edmée ?

– Sacrifier ! – Les hommes, en vérité, ont de ces mots qu'on devrait laisser à la porte des salons et jeter hors des causeries honnêtes de la famille. C'est dans les coulisses que vous prenez ces mots-là ! Est-ce qu'une chaste et candide jeune fille, est-ce qu'une fille bien née est sacrifiée parce qu'elle devient l'ange du sanctuaire, l'épouse du Seigneur ? Combien donc de vos tantes et de vos cousines ont été sacrifiées depuis les croisades ? Car nous faisons les preuves de 1399 dans notre famille ! et nous voyons des chanoinesses de Remiremont sur notre arbre généalogique. Allons donc ! Armand, votre chétive place de bureaucrate vous aurait-elle donné de ces sottes idées bourgeoises que Rousseau, Diderot et d'Alembert ont semées dans le monde ? Ah si vous ou moi avions une situation en rapport avec notre rang, il y aurait encore quelque chose à tenter : ce serait de marier Edmée avec quelque vieux gentilhomme veuf et assez riche pour lui laisser un petit douaire, de lui préparer mon sort, en un mot ; mais ce n'est pas à Clérac que je la marierai, ni à Paris, où je reste à peine trois mois chaque année. Vous savez d'ailleurs que je ne pourrais qu'avec des efforts inouïs la produire dans le monde. Enfin, pour tenter cet impossible, il faudrait une jeune fille de tête, ayant le sentiment des devoirs que sa naissance lui impose ; et Edmée, si elle est votre fille, est aussi celle de sa mère. Déjà cela ne se sent que trop à mille choses ; et, quant à moi, ce ne serait pas avec une tille d'actrice que je me risquerais à courir cette aventure.

– Mais, Clémence, vous avez tort de penser du mal d'Edmée. Ce n'est qu'une enfant ; une enfant rieuse et folle, voilà tout.

– Dieu le veuille, mon frère. – Enfin les dames de Sainte-Claire la prendront pour rien, par considération pour notre famille, qui leur a donné une abbesse, et par la protection de Mgr de Bréhan qui s'intéresse à nous. Consultez-le, Mgr de Bréhan, et vous verrez ce qu'il vous dira. Il vous dira que la place d'Edmée est au couvent, et que ce que vous avez à faire, vous, c'est de vous marier avec une fille sans nom, mais riche et bien élevée, dont la dot vous permettra de rétablir votre blason, et d'aider vos parents pauvres.

– Eh ! ma sœur, sans doute, ce que vous me dites est juste et sensé ; je n'ai pas besoin d'aller consulter Mgr de Bréhan pour le sentir. Seulement… Eh bien, mon cœur se serre à l'idée de prendre cette petite créature, de la conduire dans un grand bâtiment sombre, et de l'y laisser cloîtrée pour toute sa vie…

– Il fallait, Armand, pour éviter ce malheur, suivre l'avis de vos parents, vous conformer aux intentions de toute votre famille qui comptait sur vous comme sur un réparateur, comme sur un Dieudonné.

A quoi ne pouviez-vous pas parvenir sans votre malheureux mariage ? Le roi, alors, était sur le trône ; la noblesse donnait quelques droits aux emplois !… – Enfin, n'en parlons plus et tâchons de sauver ce qui reste. Je vous disais donc que, si vous eussiez pris la vie comme il fallait, vous n'auriez pas aujourd'hui une fille dans la situation fausse où est Edmée. Faites-en votre meâ culpâ. Puis, prenez votre parti. Il y a quinze ans, vous aviez vingt ans et vous avez fait une terrible sottise ; dans quinze ans vous en aurez cinquante. Si vous prenez aujourd'hui le parti que je vous conseille, à cinquante ans vous pouvez avoir une situation de fortune assise ; une femme bien posée dans le monde ; deux ou trois enfants dont vous ne serez pas forcé de faire des prêtres ou des religieuses. Quant à Edmée, elle sera une sainte fille, honorée, peut-être élevée en dignité dans son couvent. Si vous résistez et que vous retourniez dans votre petite ville avec elle, vous serez, elle et vous, deux vieux déclassés, aigris et piteux. Et je ne mets pas les choses au pis ! Car Edmée peut, quelque jour, décamper avec un officier de la garnison. On a vu ça. Supposez qu'elle reste sage : après votre mort elle n'aura même pas de pain, et il lui faudra, pour vivre, faire des chemises ou garder les femmes en couches.

– Oh !

– Voilà, mon frère. C'est la vie ; et, à trente-cinq ans, il est temps de l'apprendre !

– Je réfléchirai, Clémence ; vous êtes mon aînée ; vous êtes une digne femme et une femme d'esprit. Certainement vos conseils sont pour moi d'un grand poids.

Il était dix heures. Madame de Clérac ne veillait pas plus tard à l'ordinaire. M. Le Dam d'Anjault prit congé. Il logeait à l'hôtel, dans le voisinage.

Le petit dérangement occasionné par son départ empêcha madame de Clérac de voir la portière de tapisserie qui séparait le salon de sa chambre à coucher se soulever un peu, puis retomber doucement.

Edmée traversa la chambre de sa tante à pas de loup, gagna une sorte de cabinet de toilette qui suivait et dont on lui avait fait une chambrette, et se glissa comme une anguille entre ses draps.

Dix minutes après, madame de Clérac, après avoir donné, pour le lendemain, les ordres à ses domestiques, entrait dans sa chambre.

– Edmée, ma mignonne, dors-tu ?

Edmée, le bras passé sous sa tête, la tête mollement renversée et la respiration égale et calme, semblait la statue du sommeil.

Une pendule ancienne, qui avait une sonnerie très-retentissante, se mit en ce moment à sonner dix heures. Sans doute, madame de Clérac pensa que le bruit avait dû percer le sommeil de sa nièce, car elle reprit :

– Tu dors, Edmée ?

La jeune fille fit un léger mouvement et murmura :

– Ma tante !

– Ah ! je croyais que tu avais entendu sonner la pendule. Tu t'es donc couchée de bonne heure ? Il est dix heures. Allons, pense à Dieu !

A dix heures, comme à toute heure.

Jésus et Marie soient dans nos cœurs :

Qu'ils y vivent, qu'ils y règnent,

Qu'ils y fassent leur demeure.

– Oui, ma tante !

C'était une habitude de madame de Clérac, qui dormait peu, d'éveiller sa nièce deux ou trois fois par nuit pour lui faire répéter cette antienne.

Peut-être voulait-elle ainsi lui donner un avant-goût du couvent et la préparer à chanter matines.

La jeune fille balbutia les dernières syllabes du dernier vers ; puis sa respiration égale et douce reprit son cours.

Mais quand sa redoutable tante, à son tour, fut couchée ; quand, à travers la porte vitrée entr'ouverte qui séparait sa chambrette de celle de madame de Clérac, Edmée entendit, elle aussi, la respiration particulière au sommeil, la jeune fille se leva en souriant et le bras accoudé sur son genou, le menton appuyé sur sa main, les yeux grands ouverts et regardant à travers l'ombre, se mit à penser.

Elle dormit peu cette nuit-là, et pensa plus qu'en toute sa vie d'enfant elle ne l'avait fait encore.

II

Nous sommes à Paris, rue de l'Université, à un quatrième étage. Madame de Clérac, ainsi qu'on l'aura pressenti par ce qui précède, est une veuve d'une quarantaine d'années, qui, depuis un an, donne asile et protection à sa nièce Edmée.

Madame de Clérac est pourvue de cinq mille livres de douaire pour tout bien ; elle habite trois mois de l'année le petit appartement où nous la voyons en ce moment, et le reste du temps vit, au fond du Limousin, dans une bicoque délabrée que pompeusement ses domestiques appellent « le château ».

Dudit château elle ramène une servante cuisinière, une petite paysanne dégrossie par les sœurs de son village, qu'elle décore du titre de femme de chambre, et un petit berger de quatorze ans, affublé d'une livrée.

Toute cette maisonnée apporte à sa suite des sacs de pommes de terre, de haricots et de noix, du petit salé, des légumes, des confitures, du vin et de la piquette pour les trois mois de séjour.

A la cuisinière, madame de Clérac donne quelques petits gages ; aux deux autres, elle ne donne que la nourriture et sa protection ; c'est-à-dire qu'elle les place après les avoir formés.

En devenant veuve, madame de Clérac avait renoncé à plaire ; elle portait invariablement à la ville une robe de cachemire noir, s'étant vouée au demi-deuil, et à la campagne des robes d'indienne ; pour aller dans le monde une robe de velours noir lui suffisait l'hiver, et l'été une robe de barège ou de mousseline.

Du 1er janvier au 1er avril, grâce à cette organisation économique, elle faisait une figure modeste, mais suffisante, dans le faubourg Saint-Germain ; et, d'avril à décembre, elle vivait noblement en son pigeonnier. Quelquefois elle était invitée à passer un mois chez des amis, et cette année-là elle trouvait moyen d'aller aux eaux, en juillet.

Quant à M. Le Dam d'Anjault, frère de madame de Clérac, que nous avons vu, veuf et encore joli garçon, à trente-cinq ans, nous le trouvons, au moment où commence ce récit, chef de bureau à la préfecture de X., avec deux mille quatre cents francs d'appointements « pour tout potaige ».

Né d'une famille noble qui n'avait eu de bien qu'une chétive part du milliard des émigrés, il était destiné à relever cette famille dont tous les efforts s'étaient réunis pour lui faire donner de l'éducation.

A vingt ans il était bachelier ; grâce à un frère moins heureusement doué que lui, qui était parti comme soldat à sa place, il se trouvait quitte du service militaire. Sa sœur, madame de Clérac, mariée à un vieux chevalier de Saint-Louis, pouvait alors lui offrir à Paris une chambrette, le sel et le pain. On lui dit qu'il fallait en profiter pour faire son droit, puisqu'en cette société révolutionnaire, on ne pouvait plus parvenir à rien sans avoir un diplôme et sans passer une thèse. Quand il serait reçu, on lui aurait, grâce à des protections, soit une sous-préfecture, soit une place d'auditeur au Conseil d'État, et on le marierait richement.

Tels étaient les projets et les espérances de la famille, vers la fin de la Restauration. Malheureusement, Armand avait l'âge des passions, un cœur naïf, l'inexpérience absolue de la vie. En menant la vie d'étudiant, il vit, rencontra, aima mademoiselle Cora Mendilla.

C'était une petite actrice, jouant la comédie à Bobino faute d'avoir pu entrer comme danseuse à l'Opéra, comme chanteuse dans les chœurs aux Italiens, comme comédienne à l'Odéon. Une vieille mère l'accompagnait partout Sans être jolie, Cora avait du feu, de l'éclat, de l'imprévu, je ne sais quoi, qui pipait les amoureux. D'ailleurs elle paraissait sage. Comment ces deux femmes pouvaient-elles vivre avec les maigres appointements payés par le théâtre Bobino ? C'était un problème ! mais point absolument insoluble cependant, car la vieille était un prodige d'économie et prétendait avoir quelques ressources personnelles ; d'ailleurs la fille touchait des appointements relativement élevés – soixante francs par mois, je crois ! – parce qu'elle était fort goûtée du public de Bobino.

D'où venaient ces deux femmes ? Autre problème plus ardu que le précédent. On les disait espagnoles ici, et là, créoles ; ailleurs marseillaises, ou gitan as, ou bien parisiennes, de quelque faubourg.

Toujours est-il que cette petite Cora était singulière ; sans être ni chanteuse, ni danseuse, ni comédienne, elle chantait agréablement et avec esprit ; elle dansait une danse irrégulière et pittoresque ; elle jouait le drame ou la farce avec des éclats soudains et inattendus qui enlevaient les applaudissements du parterre. Bref, n'ayant point d'amoureux que l'on sût, elle devint à la mode dans le quartier Latin. Quelques jeunes gens firent, sans succès, des folies relatives, pour l'obtenir. La tête d'Armand le Dam d'Anjault se monta.

Ses folies, à lui, furent-elles plus grandes que celles des autres ? Sa figure, sa tournure, les manières aristocratiques qu'il avait prises dans le salon de sa sœur, séduisirent-elles la fillette ? Ou bien, la mère calcula-t-elle que ce jeune homme irait jusqu'où l'on voudrait pour avoir l'amour de Cora ? Il n'importe. Le fait, c'est qu'il devint son amant ; que, presque aussitôt, la fille se trouva enceinte ; que la vieille déclara qu'il fallait épouser ou bien qu'elle ferait disparaître l'enfant, fût-ce au prix de la vie de la mère… et que le comte Armand le Dam d'Anjault épousa, malgré les malédictions de sa famille.

Quand cette famille eut bien maudit pourtant, elle se dit qu'après le désastre du mariage d'Armand, il y en avait un pis à craindre : celui de le voir tomber plus bas qu'il ne convenait qu'un gentilhomme tombât, pour gagner son pain.

On réunit donc encore ses efforts, et on obtint bien loin, en province, une place de dix-huit cents francs dans les bureaux de la préfecture. La belle-mère, le gendre, la bru et l'enfant, y furent expédiés.

Ils y vécurent humblement et honnêtement. Armand aimait toujours sa femme ; la petite fille était charmante, gaie, vive, spontanée, aimée et choyée de tous ceux qui la voyaient. La vieille présidait au ménage et joignait les deux bouts. Elle mourut d'ailleurs au bout de peu d'années, ce qui simplifia la situation.

Malgré la tenue de la jeune femme, jamais la noble famille d'Anjault ne la voulut admettre ni reconnaître. A peine 'permettait-elle à Armand de parler de sa fille, dans les rares lettres qui s'échangeaient. Enfin une épidémie emporta Cora Mendilla, et ce fut une réjouissance générale, dont volontiers on eût fait sonner les cloches à Clérac, à Anjaultet autres lieux où se trouvaient égaillés les père, mère, oncles, tantes, cousins et cousines, d'Armand le Dam d'Anjault.

La fille de l'actrice avait quatorze ans, madame de Clérac la fit venir près d'elle, l'étudia et prit, à son égard et à l'égard de son frère, les résolutions énoncées plus haut. Il est permis de supposer, d'ailleurs, qu'elle avait, touchant tous les deux, des idées préconçues.

III

Edmée, jusqu'à la mort de sa mère, n'avait été qu'une enfant heureuse. – Dans son milieu, elle n'avait vu que des visages souriants ; elle était mignonne, vive, drôlette ; une enfant est « sans conséquence ». On l'invitait donc, çà et là, aux fêtes enfantines qui se donnaient dans la ville. Habituellement elle jouait avec les enfants du préfet. Quant à la mère, on s'en inquiétait peu. Elle eût été la plus correcte des bourgeoises qu'on ne s'en fût pas inquiété davantage dans le monde, la situation administrative et pécuniaire de son mari ne lui permettant pas d'y paraître. Cette exclusion n'était donc pas une injure ; et ni Cora, ni son mari, ni sa fille n'en souffraient.

La première fois qu'Edmée entendit une parole qui lui fit sentir l'infériorité de sa situation, ce fut chez sa tante. L'épanouissement enfantin de la petite fille s'arrêta court. Au lieu de dire librement et spontanément ce qu'elle sentait, elle se contint, préoccupée d'abord de ce que sa tante voulait qu'elle pensât, craintive, défiante d'elle-même et des autres. Mais l'exubérance de sa nature avait besoin de se donner carrière. Alors, quand elle pouvait s'échapper dans la campagne, elle s'en donnait à cœur joie. Courant à perdre haleine dans les chemins, grimpant aux arbres pour dénicher des oiseaux comme un garçon, jouant avec les paysans, les paysannes, sans souci de son rang. Cela valait mieux que d'engendrer la mélancolie. Aux yeux de sa tante, cependant, ces façons étaient de très mauvais augure, et une fille qui sautait les fossés, pas grandes enjambées, ne pouvait être qu'une fille terrible, dont il importait de se défaire au plus tôt.

Il n'y avait là-dessous qu'une passion bien innocente pour la campagne, les près, les bois, les fleurs, la liberté de humer l'air pur et parfumé à pleins poumons. Quelques indulgents osaient le suggérer à madame de Clérac lorsqu'elle déplorait les allures de sa nièce. A quoi la sèche douairière répondait qu'en fait de passions, elle n'en connaissait point d'innocente. Et le curé du presbytère voisin approuvait du bonnet.

Passion, en effet. Oui, c'était de la passion que ressentait Edmée pour ces choses vivantes, qui parlaient à ses yeux et à son âme. Elle s'émerveillait du soleil qui rit à travers les branches ; elle passait des heures délicieuses assise derrière une meule de foin, à « regarder pousser l'herbe » et à contempler les mille insectes qui se cherchent ou s'évitent, naissent ou meurent sur une motte de terre ; et quand elle rêvait du paradis, elle entrevoyait la vie bienheureuse comme une belle journée d'été au bord d'une rivière argentée, ombragée d'arbres flexibles, dont les branches cherchaient les caresses de l'eau ou bien bruissaient au gré du vent.

Elle était d'ailleurs la plus infatigable des faneuses, la plus matinale des faucheuses, la plus emportée des vendangeuses. Ce qui ne l'empêchait pas de retenir sa respiration pendant de longs temps pour surprendre l'alouette et la perdrix à leur nid, dans les blés ; pour voir glisser les truites piquées de rouge dans les eaux courantes des ruisseaux clairs.

L'heure fâcheuse était celle où sonnait la cloche « du château », et où il fallait retourner dans le salon blanchi à la chaux, où trônait, entre quelques vieux portraits mal badigeonnés, encadrés de bordures peintes en jaune, madame de Clérac, dans une bergère recouverte de toile à carreaux rouges.

Le dîner était servi ; sur la table fumait une soupe aux raves taillée au pain de fèves, dans laquelle les cuillers se tenaient debout. Puis venait un morceau de salé bouilli et des haricots, ou bien une cuisse d'oie conservée dans la graisse et passée à la poële. – C'était les dimanches ! – Aux fêtes carillonnées on avait une volaille fraîche ou bien un peu de viande de boucherie rôtie. Le vendredi un plat de lentilles ou de haricots rouges au vin, et une salade. Pour le dessert, des fruits secs ou frais selon la saison.

Ce repas, qui était le repas principal de la journée, commençait par un Benedicite assez long, dit debout, le visage tourné vers un crucifix de bois peint placé entre deux flambeaux de plaqué et deux vases de fleurs artificielles, au milieu de la cheminée ; il se terminait par les « Grâces » dites de même. Entre temps, madame de Clérac tenait à sa nièce des propos édifiants, ou l'interrogeait sur le catéchisme. Si par hasard il y avait un voisin de campagne, ou « monsieur le curé », Edmée devait garder le silence et tenir les yeux baissés.

Le repas terminé, on faisait comme promenade une visite à quelque fiévreux du voisinage, auquel on portait des paquets de centaurée pour remplacer le quinquina que les paysans ne peuvent acheter. Si le temps était mauvais, on prenait un ouvrage d'aiguille : raccommodage de maison, ou bien tricot, ou bien tapis de mousse pour la chapelle de la Vierge. Que si on voulait, une autre fois, prendre un peu d'exercice, Edmée était invitée à nettoyer avec de l'eau-de-vie les piqûres de mouches de la glace à trumeau qui décorait la cheminée ; à épousseter le Christ, à secouer le rameau de buis bénit fiché au coin du miroir, ou bien encore à faire, debout, montée sur une chaise, quelques reprises aux vieux rideaux qui drapaient la fenêtre.

Il fallait bien transformer la fille d'actrice en femme de ménage.

Le matin, au réveil, Edmée avait une assiettée de soupe ou bien de bouillie de maïs, un morceau de pain bis, une pomme ou des noix et un coup de vin.

Le soir, elle soupait avec sa tante d'une salade ou d'un morceau de fromage à la crème et de résiné.

On se couchait à la nuit en été. En hiver, on veillait à la lueur d'un chaleul.

Le chaleul est la lampe antique dans sa forme primitive, telle qu'on la voit aux mains des éphèbes sur les vases étrusques ; dedans, un peu d'huile de noix et une mèche qui fait deux ou trois tours et vient dresser sa flamme sur le bec de la lampe. Cela se suspend à une canne percée de trous, par un crochet en fer. Et, à cette lumière, on file ou on tricote. Les gens qui ont de très bons yeux, même, peuvent lire.

Telle avait été la vie de la comtesse châtelaine à Clérac, telle avait été la vie d'Edmée depuis un an. Cette vie, assurément, était bien différente de celle que menait la fillette à la préfecture de X… Pourtant elle lui avait plu infiniment. Entre le déjeuner du matin et le dîner de midi, elle s'échappait. Elle était libre dans cette plantureuse et solitaire campagne du Limousin, où elle pouvait vagabonder à l'aise les cheveux au vent, et habillée, des pieds à la tête, dans une blouse de percaline noire qui lui servait à la fois de robe et de tablier. Parfois, dans l'après-midi, sous le prétexte d'aller chercher dans les ruisseaux, les bois ou les sillons, du cresson, des champignons ou des mâches, elle quittait encore le salon glacial et le fastidieux tricot, pour s'en aller par monts et par vaux.

Ses yeux noirs vifs et brillants, ombragés de cils et de sourcils foncés ; ses dents blanches entre ses lèvres bien rouges ; son teint, d'une blancheur transparente, entouré de cheveux blonds dorés comme d'une auréole, lui donnaient un éclat singulier et faisaient oublier l'irrégularité de ses traits. On aurait pu la dire jolie ; mais elle appelait le regard comme une escarboucle et le retenait quand une fois il s'était arrêté sur elle. Cette petite créature, devenue femme, pourrait avoir une grande puissance de séduction. Jusqu'alors son corsage presque plat, ses bras maigres, ses mains rouges, sa désinvolture décidée n'en faisaient pas même une jeune fille.

C'était l'enfance encore avec la fougue de la puberté naissante. Point de rêverie maladive ; point de lecture romanesque : un épanouissement général de l'esprit et des organes à la vie. Edmée se portait bien et s'était toujours bien portée. Elle prenait naturellement le bon côté des choses ; jouissant de tout et ne peinant de rien. Les morales de sa tante qui la rabrouait plus souvent que de raison, cependant, l'ennuyaient. Mais, le dos tourné, elle n'y songeait plus.

IV

A Paris, dans l'appartement exigu de la rue de l'Université, Edmée s'était trouvée comme en pénitence. Ne voir que la rue – encore lui défendait-on de se mettre à la fenêtre ! – n'avoir pour tout espace que les quatre pièces de l'appartement de sa tante ; pour tout retrait qu'une manière d'alcôve, qui lui servait de chambre à coucher ; n'aller qu'à l'église, tout cela n'était point son fait. Cependant elle se résignait ; d'abord elle avait la joie de voir son père ; ensuite elle pensait retourner à Clérac, avant Pâques, et y demeurer jusqu'à Noël ; ou pour mieux dire, elle laissait aller les choses et le temps sans impatience, attendant l'avenir de la Providence.

Certainement, elle aurait aimé aller avec son père, voir le beau Paris de la rive droite, et se promener quelquefois sur les boulevards et aux Champs-Élysées. Et si elle avait pu être menée au théâtre. – elle se souvenait toujours d'avoir assisté à une représentation dans la loge du préfet, un soir, à X…– si elle avait pu, ah ! dame !… Mais sa tante ne permettait pas seulement de telles pensées. Il fallait donc renoncer à ces plaisirs mondains. Et Edmée y renonçait sans des regrets trop amers.

Que l'on s'imagine donc maintenant ce qui se passa dans cet esprit et dans ce cœur quand y tomba la conversation échangée, le 10 mars au soir, entre le comte Armand Le Dam d'Anjault et sa sœur madame la vicomtesse de Clérac.

Subitement s'ouvrirent des abîmes ; subitement se soulevèrent des révoltes. Un effroi vertigineux saisit Edmée, qui se sentit entraînée à la dérive du malheur, par un courant irrésistible, et qui se raidit avec une énergie suprême.

– Voilà la vie, mon frère, avait dit madame de Clérac. Et Edmée avait vu son père accepter sans protester cette horrible déclaration, dont la conséquence était qu'il fallait la supprimer, parce qu'elle avait eu tort de naître mal à propos et parce que son existence gênait les combinaisons de la noble famille d'Anjault.

Oh ! cette famille ! Edmée la prit en haine soudain, et ce fut le premier sentiment violent qui entra dans son cœur. Jusqu'alors l'isolement de son enfance ne l'avait pas fait refléchir ; à peine avait-elle, d'ailleurs, connu l'existence d'une famille extérieure. Son père et sa mère, c'était tout ; au delà d'eux, il n'y avait plus rien. Depuis un an elle connaissait sa tante, et la seule réflexion que cette connaissance nouvelle lui avait suggérée était que, les tantes sont faites pour remplacer les mères, mais ne les valent pas. Maintenant elle découvrait que derrière son père se groupait toute une tribu de parents hostiles.

L'idée de disparaître de ce monde par la chaussetrappe du couvent, pour laisser le champ libre aux espérances de cette tribu, ne lui vint pas un seul instant. Mais elle se demanda, avec une âpreté de désir qui ne devait plus la quitter, comment elle ferait pour vivre, malgré la conspiration de tous les intérêts contre sa vie ; comment elle déjouerait les plans de sa terrible tante.

Edmée n'avait aucun moyen d'action. Elle était in manu autant que créature humaine peut l'être.

Oh ! comme elle le sentit, dès qu'il s'agit de chercher à se soustraire à la fatalité de sa situation ! Tout, au-devant d'elle, était borne ou obstacle. Aux impossibilités de fait qui l'enfermaient au logis et lui interdisaient de s'épancher dans un cœur, de demander une protection, venaient se joindre les convenances, comme autant de liens qui la garrottaient. Son père était le seul être qu'elle pût espérer apitoyer sur son sort ; et son père était le principal intéressé au sacrifice dont elle devait être la victime ; d'ailleurs, elle ne voulait pas sciemment être un obstacle au salut de son père.

Que faire ? les jours étaient comptés, et elle se trouvait enfermée dans ce petit appartement de sa tante, autant qu'elle devait l'être au couvent quelques semaines après. Les idées les plus étranges, les plus romanesques, les plus impossibles à réaliser hantaient ce jeune cerveau en fermentation. C'en était fait : l'enfant insouciante avait disparu pour faire place à une jeune fille exaltée, dévorée de rêves dangereux, prête à faire n'importe quelle folie, n'importe quelle faute peut-être, si cette folie ou cette faute devait la soustraire au sort que la force des choses lui préparait.

Ah ! si quelque beau damoiseau amoureux… ou quelque aventurier entreprenant lui eussent proposé de l'enlever, comme elle aurait fui, peut-être ! – sans regarder en arrière !

Mais il ne venait chez sa tante que de respectables douairières, des hommes graves, des prêtres, et tous ces gens-là s'occupaient moins d'elle que du petit chien de madame de Clérac.

Que si, par hasard, quelqu'un la remarquait, madame de Clérac coupait court à toutes les réflexions par un mot :

– C'est une jeune fille de ma famille qui va, dans quinze jours, entrer en religion.

On répondait : – Ah ?… Dieu bénisse sa vocation !

Et la pauvre Edmée croyait sentir la lourde porte du couvent se refermer sur elle.

V

Les jours, cependant, s'ajoutaient aux jours et le terme fatal avançait.

Edmée tournait sur elle-même dans le salon ou dans la chambre de sa tante, et il lui semblait que les parois des murs qu'elle aurait voulu percer se resserraient au contraire pour l'étouffer. Plus elle allait, plus son imagination travaillait dans le vide et sans pouvoir se prendre à un projet ou à une espérance.

Parfois cette effervescence était interrompue par des pleurs, d'autres fois par des lassitudes qui laissaient la jeune fille atone et comme stupéfiée pendant des heures.

Elle demeurait alors les yeux fixes et sans regards, soit sur quelque ouvrage de tapisserie qu'elle tenait, soit sur les passants qui se succédaient dans la rue.

Madame de Clérac ne voulait pas qu'Edmée se mît à la fenêtre. C'était pour cela peut-être que celle-ci s'en approchait, dès le départ de sa tante, et y restait jusqu'à son retour.

Un matin, ses vagues regards tombèrent par hasard sur une des fenêtres de la maison d'en face A cette fenêtre, derrière la vitre, était un monsieur qui se faisait la barbe.

Grands traits, figure noble, teint mat, cheveux gris-argent. Pas jeune assurément ; pas vieux pourtant, à en juger par l'aisance et la vivacité de ses allures. Cinquante ans peut-être. La maison était un hôtel garni, mais un de ces hôtels comme il y en a au faubourg Saint-Germain, où logent des prêtres, des familles de province, des jeunes gens à conduite édifiante, des diplomates de passage à Paris. C'était dans cet hôtel que le père d'Edmée était logé ; mais il n'avait pu avoir qu'une petite chambre en haut, sur le derrière.

Au milieu de sa distraction préoccupée, Edmée se demanda quel pouvait être ce monsieur ?

Chaque figure nouvelle qu'elle voyait l'intriguait. Elle y cherchait une idée ou une espérance ; mais bientôt son voisin eut fini de se faire la barbe ; il s'éloigna de la fenêtre ; le rideau retomba et elle n'y pensa plus.

Dans l'après-midi, madame de Clérac eut quelques visites.

Un des visiteurs regretta de ne pas voir son frère le comte Le Dam d'Anjault, et parla de l'aller chercher dans sa chambrette d'hôtel garni.

– N'en prenez pas la peine, répondit madame de Clérac ; mon frère loge dans une mansarde au cinquième, et très probablement vous feriez l'ascension en pure perte ; car il sort presque toute la journée. S'il n'était pas en ville, il serait ici.

– J'ai une autre visite à faire dans l'hôtel, reprit le visiteur ; un vieil ami à moi, le baron de la Chesnaie, consul de France au Paraguay, de passage à Paris en ce moment, y est descendu.

– Un la Chesnaie consul au Paraguay ! reprit madame de Clérac. Sommes-nous assez bas ! et combien faut-il que la noblesse soit déshéritée, depuis le crime de Juillet, pour en arriver à chercher de telles places ?

– Ah ! sans doute ! Mon ami la Chesnaie était sans fortune, en effet, comme beaucoup d'entre nous, il a pensé que mieux valait aller représenter la France à quelques mille lieues de ses côtes, que de végéter ici au milieu des parvenus enrichis et de leur faire pitié. D'ailleurs la situation ne lui a pas paru trop dure sans doute, car voilà plusieurs années qu'il aurait pu renoncer à son consulat, ayant fait un héritage, et il l'a conservé ; il va même, je crois, changer de résidence, ce qui indiquerait qu'il compte parcourir jusqu'au bout la carrière.

Madame de Clérac, qui avait senti l'allusion de son interlocuteur à la médiocrité de la situation de son frère, ne répliqua rien, et la conversation, sur ce sujet, tomba.

Mais tout à coup l'imagination d'Edmée associa le personnage du baron de la Chesnaie au souvenir du monsieur respectable qu'elle avait entrevu le matin se faisant la barbe. Pour elle, cet inconnu à cheveux argentés et à grand air était, à n'en pas douter, le baron de la Chesnaie.

Ce baron était-il marié ? – on n'en avait rien dit ; cependant, s'il l'eût été, probablement son mariage aurait influé sur son existence. Une femme ne s'expatrie pas volontiers surtout pour aller dans l'Amérique du Sud !…

Une fois mise en mouvement, l'imagination d'Edmée ne s'arrêta plus. Toutes ses pensées se groupèrent à l'entour de ce baron de la Chesnaie, qui peut-être n'était pas marié, qui peut-être se trouvait épousable. Mais que d'angoisses déjà, sur un « peut-être ! »

Elle se disait tour à tour :

« Non, il ne doit pas être marié. Et alors, pourquoi n'épouserait-il pas une jeune fille noble et dévouée. – Pauvre, c'est vrai, mais élevée dans la pauvreté, et ne désirant pas le luxe ?… Eh !… il ne doit pas déjà tant y avoir d'occasions de trouver femme dans de pareilles conditions.

» Mais… il y a bien des jeunes filles sans fortune qui redoutent le couvent, qui ne peuvent pas travailler. Et qui sait si, depuis dix ou vingt ans, le baron de la Chesnaie n'a pas rencontré une fille dans ma situation et ne l'a pas épousée ? Car je me dis qu'une Française doit se décider difficilement à aller vivre au delà des mers : mais je m'y déciderais bien, moi ! D'ailleurs, il doit être pour le moins aussi difficile à un Français d'y vivre non marié, seul, parmi des sauvages… Des sauvages ! où ai-je l'esprit ? Les habitants du Paraguay ne sont peut-être plus des sauvages… Et pourquoi ne se serait-il pas marié avec une américaine ? »

Mille hypothèses se succédèrent dans la folle tête d'Edmée ? Elle se vit successivement mariée au monsieur qui, le matin, faisait sa barbe à la fenêtre de la maison d'en face, et s'en allant avec lui loin d'une famille détestée ; enfermée par sa tante au couvent sans rémission ; femme élégante et choyée d'un des plus grands personnages d'une riche colonie ; vieille religieuse béate ou engourdie ; allant, en blanc, au bras de son père, recevoir la bénédiction nuptiale à Saint-Thomas-d'Aquin ; pliant des aubes dans une sacristie. Son imagination affolée la transportait aux extrémités les plus opposées. Tantôt elle était au comble du bonheur, tantôt plongée dans le désespoir.

Mais d'abord, il fallait savoir si oui ou non le baron de la Chesnaie était marié ? si oui ou non le personnage entrevu le matin était M. de la Chesnaie ? Quel âge avait ce dernier ? quel était son caractère ? Et aussi où allait-il prendre sa nouvelle résidence consulaire.

S'il était marié, cela coupait court à tout. Pourtant, dans ce cas désastreux, il pouvait avoir des enfants et, désirer, pour ses enfants une institutrice française… Plutôt que d'aller au couvent, Edmée aurait tout accepté, même de partir comme institutrice pour les lointains pays. Rien ne lui paraissait aussi affreux que cette tombe béante qu'elle voyait au bout de son horizon. Et puis elle était éprise d'inconnu et d'imprévu. Elle avait soif de vivre et de vivre plus que le commun des femmes.

C'est pourquoi, en se demandant si l'homme entrevu était bien M. de la Chesnaie, elle en vint à se dire qu'elle épouserait toujours le baron, pourvu qu'il voulût d'elle, si vieux, si laid et si désagréable fût-il.

Le lendemain matin, elle avait tant ressassé toutes choses, tant compté le petit nombre de jours qui la séparaient de l'échéance fatale marquée par le départ de sa tante pour Clérac, qu'elle était décidée à tout oser.

Dès que madame de Clérac fut sortie, elle appela le petit domestique. C'était un paysan, à moitié dégrossi, avec lequel, l'été précédent, elle avait bien fait quelques parties de volant, à l'insu de sa tante.

– Jean, lui dit-elle, veux-tu m'être agréable et faire quelque chose pour moi ? si tu le fais bien et sans rien dire, je t'en aurai toujours de la reconnaissance.

– Eh ! oui ben, not' demoiselle.

– Il s'agit d'une chose qui peut devenir importante et te valoir une bonne récompense un jour.

– Tant mieux ! not demoiselle ; mais quand ça n'serait que pour vous faire plaisir, je ferions tout de même ce que vous me commanderiez.

– J'en suis bien sûre ; ce que je te commanderai d'abord n'est pas difficile. Le principal sera de ne pas parler. Es-tu capable de tenir ta langue ? Là ! avec tout le monde ? avec ma tante, avec les autres domestiques ? Enfin, quoi ! de ne parler de rien à personne ?

– Certainement, not' demoiselle.

– Eh bien, il y a en face, dans cette maison que tu vois.

– Dans l'hôtel meublé, not' demoiselle ?

– Oui ; il y a en ce moment un monsieur qui se nomme le baron de la Chesnaie. Il faudrait d'abord me savoir à quel étage il demeure ; si c'est sur la rue ou sur la cour ; puis s'il est seul ou en famille ; s'il est marié ou veuf ; s'il a des enfants ; s'il va bientôt repartir et où il ira, pourvu toutefois qu'on sache tout cela dans la maison. Tu comprends bien qu'il faut questionner adroitement et ne pas demander tout cela à la queue leu-leu.

– Ah ! ben sûr.

– Eh bien, voyons, comment t'y prendras-tu ?

– Ça, c'est mon affaire, pourvu que je vous dise ce que vous voulez savoir, c'est tout, n'est-ce pas, not' demoiselle ?

– Sans doute, et pourvu aussi que ma tante me sache pas.

– Pour ça, soyez tranquille.

Le lendemain, Edmée savait que M. le baron de la Chesnaie habitait au troisième, sur la rue, et qu'il occupait une chambre et un salon ; qu'il n'était pas marié ; qu'il allait repartir sous peu de jours, pour s'en aller prendre possession d'un consulat dans l'Amérique du Sud ; enfin, que son signalement se rapportait exactement à celui du vieux monsieur qu'elle avait vu faire sa toilette à la fenêtre, les jours précédents.

Le surlendemain elle appelait encore Jean pendant l'absence de sa tante.

– Je suis contente de toi, lui disait-elle, et je veux que tu en aies un gage. Tiens, voici mes boucles de bracelets ; vends-les et prends-en l'argent pour toi.

– Oh ! mademoiselle, jamais je ne ferai ça !

– Si fait, je te le commande. Tu comprends, je pourrais bien te donner de l'argent ; mais ma tante sait ce que j'ai dans ma bourse ; et puis j'ai bien peu Pour mes boucles, je dirai que je les ai perdues.

– Mais, not' demoiselle…

– Fais ce que je te dis ; et puis j'ai encore autre chose à te demander. Si tu agis toujours adroitement et discrètement, je te récompenserai mieux. Voilà une lettre que tu remettras à ce monsieur sur lequel je t'ai envoyé prendre des renseignements.

Le jeune domestique hésita et leva sur sa maîtresse un regard à la fois craintif et surpris.

– J'espère, Jean, que tu ne te permettrais pas de penser du mal de moi, reprit-elle ; mais comme je ne veux pas que tu fasses les choses sans y rien comprendre, je vais te parler franchement. Je suis bien malheureuse, va ! mon bon Jean ! Imagine-toi que mon père et ma tante veulent me mettre au couvent malgré moi !

– Ah ! c'est malgré vous, not' demoiselle, que… J'ai bien entendu dire que mademoiselle irait se rendre religieuse avant notre retour à Clérac, c'est vrai !

– Eh bien, Jean, ce monsieur peut m'empêcher d'aller au couvent pour toute ma vie. Voilà, mon bon Jean. Et tu comprends que, si mon entreprise réussit, et que je n'aille pas au couvent, je serai bien heureuse de te donner ma montre, qui me vient de ma mère. Sans compter que je te caserai dans une bonne place, va, tu peux y compter.

VI

M. de la Chesnaie fut étrangement surpris, ce même jour, quand, en rentrant, il trouva sur son bureau une lettre ainsi conçue :

 

 « Monsieur,

 

» J'ai appris que vous étiez sans famille ; que vous habitiez depuis longtemps les pays les plus lointains ; que vous alliez prochainement repartir pour prendre possession d'un consulat dans l'Amérique du Sud.

» J'ai appris aussi que vous étiez issu de notre vieille noblesse, et j'ai entendu rendre hommage à l'honorabilité de votre caractère.

» Si votre solitude vous pesait, si vous n'aviez pas de parti pris contre le mariage, si vous pensiez au contraire qu'une femme française, aimante et dévouée, pourrait vous rendre heureux, il y a une jeune fille qui accepterait avec joie votre main et vous suivrait volontiers dans l'Amérique du Sud ou ailleurs.

» Elle n'est, dit-on, pas laide ; elle est d'une famille en état de s'allier à la vôtre, mais n'a aucune fortune.

» Ne prenez pas mauvaise opinion d'elle sur la démarche étonnante qu'elle tente aujourd'hui auprès de vous. Sa situation, que vous connaîtrez quand vous voudrez, lui impose l'obligation d'agir ainsi. Et permettez-moi d'ajouter que son honneur est intact comme sa réputation.

» Si vous n'avez pas d'objection absolue au mariage dans ces conditions, veuillez J'en avertir par un signe. Mettez ce soir une bougie allumée devant votre fenêtre. Vous l'excuserez, n'est-ce pas, de ne pas vous livrer son nom avant d'avoir compris, par cette indication, qu'elle ne se heurte pas à une résolution inébranlable. »

 

Le premier mouvement du baron de la Chesnaie fut de chercher l'enveloppe de la lettre pour en relire la suscription. Il y avait bien : « Monsieur le baron de la Chesnaie. »

Il resta un moment comme abasourdi par cette singulière aventure, puis décacheta d'autres lettres qui étaient arrivées pendant son absence et essaya de lire un journal.

Toutefois son esprit ne pouvait se fixer. L'imagination de ce quasi-vieillard courait la pretentaine. Il relut la lettre mystérieuse et singulière.

– Ce ne peut pas être une mystification, se dit-il ; car je n'ai donné à personne le motif ni le prétexte d'une pareille entreprise… Et pourtant il est absolument invraisemblable que j'aie été l'objet de l'attention et de la préférence d'une jeune fille, à mon âge. Où d'ailleurs, ai-je vu une jeune fille, depuis mon arrivée à Paris, qui réponde au signalement que donne d'elle-même l'auteur de cette lettre ?

Il chercha : toutes les familles dans lesquelles il avait été reçu lui repassèrent devant la mémoire : toutes les filles à marier qu'il pouvait connaître, jeunes ou vieilles, laides ou jolies, lui réapparurent ; et plus il chercha, moins il trouva.

Pour mettre fin au vagabondage de sa pensée, il sortit ; quelques visites, une promenade dans ce Paris si plein d'enchantements pour tous et plus encore pour ceux qui le voient à de longs intervalles, couperaient court, sans doute, à une effervescence passagère.

M. de la Chesnaie avait passé sa première jeunesse en province avec sa mère et dans un milieu que ne traversaient point les courants orageux du siècle. Dans une petite ville, un jeune homme appartenant à une bonne famille et reçu dans la haute société est naturellement garanti contre les entraînements de la jeunesse ; il ne peut guère se permettre d'aimer une femme ou une fille de son rang que de loin et platoniquement. – Toutes les femmes dignes de ce nom, d'ailleurs, sont entourées de défenses et de protections par la force des choses. Les créatures sont si bas placées qu'elles ne sauraient rien inspirer à un jeune homme à l'âme délicate. Et puis, quand madame la Chesnaie mourut, le jeune baron n'avait pas plus de vingt-deux ans. Et il quitta le France aussitôt, pour suivre, comme élève-consul, un ami de sa famille.

C'était donc l'âme toute neuve que le jeune homme était parti. A l'étranger, dans les lointaines contrées où sa carrière l'avait conduit, l'amour se trouva encore moins sur son chemin. Comment des femmes grossières, demi-sauvages, eussent-elles attiré son cœur ? Il n'avait pas eu le temps d'aimer en France ; mais il avait eu le temps de voir et de connaître des femmes dignes d'affection, des femmes faites pour vivre de sa même vie intellectuelle et parmi lesquelles il aurait pu choisir une compagne. Les pauvres êtres féminins qu'il rencontra sur les rivages du Pacifique ne parlèrent ni à son esprit ni à son cœur : à peine à ses yeux et à ses sens. L'âge du mariage passa sans qu'il eût rencontré à sa portée une vraie femme, pour ainsi dire.

Et ainsi, une à une, tombèrent sur sa tête les années de l'âge mûr : et ainsi il atteignit ses cinquante ans sans avoir payé son tribut à la passion ; fini et neuf encore ; vieux sans avoir été jeune ; doublant le cap de la cinquantaine sans avoir eu vingt ans.

Que l'on juge de l'effet de la lettre bizarre qui venait de tomber comme un aérolithe sur son existence morne et résignée ? Tandis que son esprit, loin de se calmer, chevauchait à travers les espaces, son cœur bondissait dans sa poitrine. Il lui fallut plusieurs heures pour réinstaller en lui le sens droit et rassis de l'homme mûr et du diplomate.

Vrai ! le soir lorsqu'il fut rentré chez lui, et seul, il eut envie de mettre sa bougie près de la fenêtre. Et pour se garantir contre la tentation, il dut se représenter à lui-même, avec insistance, quelque mauvais plaisant ou quelque femme équivoque guettant de quelque maison voisine l'effet de sa mystification.

Mais qui pourrait dire, d'autre part, les angoisses qui hantèrent le cœur et l'esprit d'Edmée pendant cette soirée ?

Dès que le jour baissa, elle erra, comme une âme en peine, dans le petit appartement de la tante, lançant sur les fenêtres d'en face des regards perçants et rapides comme des flèches.

« C'est qu'il n'est pas encore nuit, » se dit-elle d'abord.

Puis :

« C'est qu'il n'est pas rentré. – A quelle heure rentre-t-il ? »

Sept heures ! huit heures ! neuf heures ! dix heures ! Et rien que la nuit.

Pourtant, il lui avait semblé voir passer des rayons de lumière à travers les rideaux.

« Le baron était-il chez lui ? Et s'il y était, n'avait-il pas reçu la lettre ? Où bien l'avait-il donc méprisée ?

» Il pense peut-être que c'est une folle qui lui écrit ? ou une dévergondée ?… Au bout du compte, quel cas doit-on faire d'une lettre anonyme ?

» A sa place est-ce que j'obtempérerais à l'invitation ? Non ! Un diplomate serait un pauvre sire de s'aventurer comme cela ! – Et pourtant !… Il me semble que je me demanderais qui peut ainsi m'avoir choisi. »

A onze heures passées, sa tante étant bien endormie, elle se leva et, à pas de loup, s'en alla regarder une dernière fois les fenêtres du baron de la Chesnaie. – Noires encore !… Oh ! pour le coup, ce fut avec un véritable désespoir qu'elle regagna son lit.

« Sans doute, pensa-t-elle, il se moque de la pauvre fille déshéritée qui s'offre ainsi ! Il la dédaigne !… Et qui ne dédaignerait pas une fille assez malheureuse pour être à la merci de qui veut l'épouser ! Dans le fait, pourquoi ai-je écrit à ce monsieur ? Tout simplement parce que j'avais entendu ma tante dire à mon père : « Il n'y aurait qu'un moyen de ne pas la mettre au couvent, ce serait de lui trouver quelque vieux mari, comme on a fait pour moi. Mais je n'ai ni le temps ni les moyens de chercher un mari pour Edmée ! » Alors, ne sachant à quoi me prendre, j'ai essayé la chose la plus folle, la plus effrontée qui se puisse !

» M. de la Chesnaie, à l'âge où il est parvenu, doit s'être fait des goûts et des plaisirs qui lui permettent d'achever la vie en vieux garçon ; il ne se soucie sans doute nullement de prendre la charge d'une jeune femme. Encore, pourtant, avais-je eu bien soin de ne pas lui dire mon âge, de peur qu'il ne se moquât tout à fait de moi ! »

Et elle pleurait, elle pleurait à chaudes larmes dans son oreiller, la pauvre petite !

VII

Cependant la rue était noire : plus une boutique ouverte ; les passants se faisaient rares… De temps en temps, un pas pressé qui rendait le pavé sonore ; puis un coup de sonnette et une porte cochère qui se refermait ; ce qui voulait dire que, des habitants de la rue de l'Université, ceux qui étaient chez eux se couchaient ; et ceux qui étaient sortis rentraient pour se coucher.

« Un… deux… trois… quatre… cinq… six… sept… « Douze ! » Les douze coups sonnèrent, d'abord à Saint-Sulpice, puis à Saint-Germain-des-Prés. Edmée les compta bien.

Minuit ! Certes, à minuit, il n'y avait plus d'espérance de voir la moindre lumière derrière les rideaux du baron de la Chesnaie… Cependant, si elle n'eût craint d'éveiller sa tante, elle serait bien allée, sur la pointe des pieds, jusqu'à la fenêtre de la chambre pour regarder une dernière fois.

Elle se dressa sur son séant, sortit ses jambes du lit, se leva… Allons ! sa tante dormait ; elle pouvait passer sans bruit le long de son lit, et…

Dans la chambre, il y avait un tapis ; elle l'effleurait à peine de ses pieds nus, tandis que son cœur battait… Cependant elle atteignit la fenêtre… souleva le rideau…

Ne se trompait-elle pas ? Était-ce vraiment la fenêtre du baron de la Chesnaie qui était éclairée ? Vite elle avait laissé retomber le rideau, de peur d'être vue. Pourtant, elle voulait compter les fenêtres de l'hôtel, voir si c'était bien celle-là… si la lumière restait immobile ou bien n'avait été que rapide et accidentelle. Mais…

« Une… deux… troix… quatre… »

C'était la pendule de sa tante, cette terrible pendule qui sonnait comme une cloche, et qui parlait à son tour, pour annoncer minuit, cinq minutes après les autres.

Et alors madame de Clérac :

– Edmée… mon enfant… entends-tu ? C'est l'heure sacrée… où, dans l'étable de Bethléem…

Plus morte que vive, Edmée s'était baissée instinctivement pour ne pas laisser sa silhouette se détacher dans la pénombre, et à la faveur des mouvements de sa tante, qui se retournait dans le lit, elle rampait sur le tapis, pour retourner vers son alcôve.

– A cette heure comme à toute heure.

Jésus et Marie soient dans nos cœurs…

Qu'ils y vivent, qu'ils y règnent…

Mais tu dors ?

– …Qu'ils y fassent leur demeure.

balbutia la pauvre petite, enfin parvenue dans sa ruelle.

Ah ! comme – lorsqu'elle fut rentrée dans son lit et qu'elle eut achevé à mi-voix les patenôtres dont sa tante faisait les répons, – comme elle sentit bondir en son cœur un mouvement de révolte et de colère

Quel esclavage !

Mais avait-elle vraiment vu cette lumière ? l'avait-elle vue ?… Mon Dieu ! son rêve se réaliserait-il ? La princesse captive aurait-elle, comme dans les contes de fées, trouvé le prince Charmant qui la délivre ?

Elle ne se dit pas un seul instant que ce prince Charmant, s'il était là, derrière les fenêtres de l'hôtel vis-à-vis, était un homme de cinquante ans… qui aurait pu être son grand'père ; un vieux garçon qui avait vécu depuis sa jeunesse loin du monde. Non ! pour elle, c'était un génie bienfaisant, un dieu protecteur dont elle recevrait la délivrance et la liberté ; elle sentit un élan dans son cœur et pensa que c'était de l'amour.

Si pourtant elle s'était trompée ! s'il n'avait pas reçu sa lettre et que sa fenêtre se fût trouvée éclairée par hasard ?

Elle ne dormit pas, malgré ses quinze ans, et passa la nuit à rouler des projets dans son imagination.

« Que devait-elle faire maintenant ? Fallait-il livrer son nom au baron de la Chesnaie ? lui tout dire avec sincérité ? ou bien lui demander un autre signe, plus net, de son consentement ? car cette lumière ne semblait pas avoir été mise là intentionnellement et comme un signal. »

Et de fait, le baron, après un combat dont il avait honte, s'était couché à dix heures, rapidement, comme un homme qui craint d'être surpris par la tentation.

Mais une fois couché, son esprit battant la campagne, il n'avait pu dormir ! Et il avait voulu relire la lettre singulière qu'il avait reçue le matin.

C'était bien là une écriture de pensionnaire ! Les lettres majuscules sentaient, d'une lieue, l'exemple d'écriture ; on devinait l'application de l'écolière ! Et puis c'était solennel. Il y avait une marge ! Les sentiments indiqués là, d'autre part, ne pouvaient être ressentis par une grisette capable de guetter d'une mansarde l'effet de sa mystification ?

– Bah ! se dit-il, si c'était vrai, pourquoi contrister la fierté d'une jeune fille ? je pourrai toujours, si cela va plus loin, lui représenter que je suis un vieillard, qu'elle rêve une insigne folie. Et si c'est une mystification, eh bien, que m'importe, après tout ? Mieux vaut être dupe que d'affliger une jeune fille peut-être déjà malheureuse.

Le baron de la Chesnaie était bon.

Il prit cependant un terme moyen pour ne pas encourager les illusions, pour ne pas faire un succès complet à la mystification, si c'était d'une mystification qu'il s'agissait.

Il prit un journal et le lut près de son feu mourant. La cheminée était proche de la fenêtre.

Le lendemain matin, il reçut un nouveau billet :

« Monsieur,

» En voyant vers minuit – c'était bien tard ! – un peu de lumière à votre fenêtre, j'ai compris que si vous ne vouliez pas donner d'encouragement à la bizarre proposition que vous aviez reçue, vous n'y opposiez pas cependant un refus absolu. C'est tout ce que je voulais. Je viens donc à vous avec franchise, comptant absolument sur votre loyauté de gentilhomme, et sachant bien que, quelle que soit votre décision, vous ne me livrerez pas à ma famille.

» Je me nomme Edmée Le Dam d'Anjault, et je n'ai que quinze ans. Vous allez rire de moi comme d'une petite fille folle. Hélas ! j'ai pris de l'âge, sans prendre des années. Il y a un mois, je n'avais pas l'idée de tout ce que je sais aujourd'hui ; j'étais vraiment une enfant ; je ne connaissais pas mon bonheur ! Aujourd'hui j'ai appris que, par des raisons de famille, à ce qu'il paraît irréfutables, je suis un pauvre être, venu mal à propos sur la terre, et qui doit sortir de la famille où il est entré par effraction. Il y avait deux issues pour me mettre dehors : le mariage et le couvent. On a trouvé que le mariage était trop difficile pour moi ; on s'est décidé pour le couvent, où je dois être mise, sans rémission, avant quinze jours.

» Mon père a un pied à terre dans l'hôtel où vous logez ; ma tante, la vicomtesse de Clérac, chez laquelle je suis, demeure en face. Vous pourrez facilement vous renseigner sur la vérité de tout ce que je vous dis.

» C'est dans ces circonstances que j'ai entendu parler de vous dans les termes que je vous ai rapportés. Peut-être, ai-je pensé, serait-il content d'avoir à lui et d'emmener là-bas, où il va, une petite femme qui lui devrait tout et qui l'aimerait bien !

» Voilà tout, monsieur ; j'aurais préféré ne pas être obligée de vous le dire comme cela ; mais je sens que la plus complète franchise peut seule excuser ma démarche.

» Je vous ai vu ; je trouve que vous avez une figure noble et qui inspire la sympathie. Pour moi, bien qu'on m'ait dit que j'étais gentille, peut-être que je ne vous plairai pas, parce que je suis maigre et mal mise. Peut-être aussi me trouverez-vous trop jeune.

» En ce cas-là, il faudra me laisser à mon sort ; j'irai au couvent ; car si je souhaite d'être prise à ma famille par un homme bon qui serait heureux de m'emporter, il y a une chose que je ne voudrais jamais : ce serait d'être épousée par pitié !

» EDMÉE LE DAM D'ANJAULT. »

Le baron de la Chesnaie eut une larme dans les yeux, une chaleur au cœur.

– Pauvre petite ! se dit-il. Et, l'idée d'être la providence de cette créature, rejetée des siens, le toucha.

Puis il eut comme un tressaillement de joie à penser que son long isolement pouvait cesser, et qu'il se trouvait sur la terre, tout prêt à se jeter dans ses bras, un être charmant dont l'affection, la tendresse, la grâce, la jeunesse, lui apporteraient soudain tous les bonheurs dont il était privé.

– Mais je suis fou, se dit-il ensuite.

VIII

Le soir, cependant, dès la nuit, une lumière brillait à la fenêtre de M. de la Chesnaie, et trois ou quatre jours après, il avait lié connaissance avec son voisin M. Le Dam d'Anjault, grâce à des amis communs. Par M. Le Dam d'Anjault, il s'était fait présenter à madame de Clérac.

Qui aurait pu soupçonner, tandis qu'il faisait sa première visite, et tenait une conversation indifférente avec madame de Clérac, entre deux douairières et un chevalier de Saint-Louis, quelles émotions secouaient la fillette aux yeux ardents qui tricotait dans un coin du salon ?

C'était du triomphe déjà, et encore de l'angoisse. « Il était venu pourtant ! et sans avoir l'air de prendre seulement garde à elle, il l'avait cherchée du regard ! Mais quand ses yeux s'étaient arrêtés sur elle, comme ils étaient froids !… Oh ! non ! certes non ! elle ne plaisait pas !

« Que faudrait-il donc bien faire pour plaire ? Oh ! si M. de la Chesnaie pouvait comprendre combien, dans son cœur, à elle, il y avait de tendresse, de reconnaissance, de dévouement exalté ! bien sûr qu'alors il l'aimerait. »

Le baron de la Chesnaie, cependant, avait aperçu ce petit sauvageon et avait été frappé de son visage étrangement passionné. Mais il en avait presque pris peur. Ce n'était pas une enfant ordinaire qu'une fille qui avait fait l'entreprise tentée par celle-ci… et quelle femme redoutable elle ferait peut-être !…

Cependant le vieux gentilhomme la trouvait délicieusement jolie. Il aurait voulu être son père, et la voir tous les jours se développer et grandir. Déjà son cœur bondissait à la pensée qu'une si charmante créature pût être enfouie dans un couvent, au sortir de l'enfance, et sans même avoir eu le temps d'achever son adolescence ; déjà il se jurait de l'arracher à cette mort anticipée. Et pourtant, il ne songeait pas à l'épouser. Oh non !

Mais la date fixée par madame de Clérac pour son départ approchait. Les paquets étaient faits. Elle avait écrit à Mgr de Bréhan et même à la supérieure du couvent ; elle avait aussi annoncé officiellement que sa nièce, poussée par la vocation, allait se faire religieuse.

Et M. de la Chesnaie, en venant faire sa troisième visite, comprit qu'il devait prendre congé de la vicomtesse. Il exprima le regret d'avoir eu trop peu de temps pour profiter d'une si charmante relation ; et ajouta qu'il était d'autant plus attristé que, l'an prochain, il serait assurément trop loin de France pour avoir le bonheur de faire partie du cercle de madame de Clérac.

Et ce fut tout.

Edmée, qui écoutait, tremblante d'angoisse, devint pâle comme si elle eût entendu son arrêt de mort.

Cependant le baron de la Chesnaie s'était arrangé pour sortir en même temps que M. Le Dam d'Anjault.

Ils traversèrent la rue pour rentrer à l'hôtel, en échangeant des paroles indifférentes. Puis, arrivé au pied de l'escalier :

– Faites-moi donc le plaisir, cher comte, d'entrer un moment chez moi, dit M. de la Chesnaie à son nouvel ami…

M. de la Chesnaie avait l'air à la fois sérieux et affable. M. Le Dam d'Anjault parut surpris, mais s'empressa d'obéir à l'invitation du vieux gentilhomme.

A les voir tous deux, on eût bien peu soupçonné leur situation respective. M. de la Chesnaie portait franchement son âge et ses cheveux blancs, quoiqu'il fût droit et vigoureux comme à trente ans. M. Le Dam d'Anjault semblait s'efforcer de n'avoir que vingt-cinq ans. Sa sœur, qui voulait refaire de lui un jeune homme à marier, le maintenait avec une moustache à la royale et s'efforçait de lui faire porter une toilette de dandy. Rien de ridicule cependant ; mais trop « jeune homme » et nullement « père », tel enfin qu'on l'aurait pu prendre pour le fils du baron de la Chesnaie.

Cette anomalie servit d'entrée en matière au baron :

– Est-ce le hasard, est-ce la Providence qui nous a jetés là, en face l'un de l'autre, pour quelques jours ? Nous ne nous connaissions pas hier, nous serons séparés demain. Quand nous reverrons-nous ? Jamais peut-être ! A quoi donc aura servi notre rencontre, si ce n'est à souligner une fois de plus les ironies du sort ? Vous êtes père de famille à l'âge où d'ordinaire on se marie ; je suis seul à celui où l'on ne se marie plus.

– Oh ! pourquoi ?… répondit le père d'Edmée, pour répondre quelque chose, et sans autre pensée, assurément, que de dire un mot de courtoisie à son hôte.

– J'ai cinquante ans.

– Vous êtes encore très bien conservé ; et si vous corrigiez l'erreur de la nature, qui vous a trop tôt donné des cheveux blancs, on ne vous en donnerait pas quarante.

Le baron de la Chesnaie sourit d'un sourire à la fois mélancolique et un peu dédaigneux ; d'un sourire qui voulait dire : « A quoi bon ? Pour quoi faire ? Ces artifices, d'ailleurs, sont au-dessous de moi ! »

Puis :

– Pour vous, on vous donnerait à peine la trentaine ; et, assurément vous recommencerez la vie : vous vous remarierez.

– Peut-être !

– Oh ! si vous n'y pensez pas, votre sœur y a pensé pour sûr ; et voilà pourquoi elle veut faire de votre fille une religieuse.

– Ma fille a la vocation ! s'écria vivement M. Le Dam d'Anjault, dont le visage se refroidit soudain.

Il trouvait que le baron de la Chesnaie se permettait d'entrer, bien brusquement, dans ses affaires de famille.

– Vous croyez ? demanda le baron, sans se préoccuper d'un froncement de sourcils du jeune père.

– J'en suis sûr.

– Prenez garde de vous tromper, mon cher d'Anjault, reprit le baron d'un ton à la fois cordial et autorisé qui frappa le père d'Edmée et le rendit attentif.

– Mais… pourquoi ?…

– J'ai vu de terribles exemples… Et si vous vous trompiez, quelle douleur, un jour, de savoir que votre fille se tord, désespérée, entre les quatre murs d'un cloître !

– Nos grandes tantes, répondit M. d'Anjault, qui se souvint des discours de sa sœur, allaient au couvent quand des raisons de famille les y envoyaient et ne s'y tordaient point.

– Qu'en savez-vous ?

– Mais on les y voyait vivre et mourir en paix.

– On ne voyait que le dessus des choses ; et puis, en ce temps-là, il y avait peut-être dans l'humanité des résignations qui n'y sont plus ; en tout cas il y avait à l'entour des couvents des clôtures plus inaccessibles que celles d'aujourd'hui, et, au dehors, un bras séculier qui réintégrait, au nom de la loi, les nonnes échappées.

– Je ne comprends pas bien votre intention, mon cher baron.

– Je m'imagine, mon cher d'Anjault, que la petite créature aux yeux profonds dont votre sœur a décidé de faire une religieuse ne va pas de bon cœur au couvent, et j'ai pris pour elle une pitié tendre, quasi paternelle. Peut-être est-ce parce que, moi, j'ai l'âge d'être père, et parce que la paternité me manque… Enfin, comme je vous sais un brave gentilhomme, je viens éveiller là-dessus votre attention et vous dire… comme à un ami : Avant de la laisser partir, ayez avec elle une conversation seul à seule…

– Savez-vous si je ne l'ai point fait ?

Les yeux du baron de la Chesnaie s'arrêtèrent sur ceux du jeune père, qui ne put s'empêcher de rougir.

– Eh bien, recommencez. L'existence entière d'une enfant de quinze ans, qui est votre fille, vaut cela. Et tenez ! tentez une épreuve : Proposez-lui, par exemple, d'épouser un vieillard, qui l'emmènerait pour toujours bien loin, au delà des mers, dans un pays dont elle ne connaîtrait ni les mœurs, ni le climat, ni les usages, dont elle ne saurait point la langue ; et si elle vous répond par un refus, si elle préfère le couvent, alors…

– Me demandez-vous Edmée en mariage ? interrompit M. Le Dam d'Anjault.

– Je ne suis pas assez fou pour cela, répondit le baron de la Chesnaie, qui sentit en même temps comme une contraction douloureuse au cœur. Non… je suis un vieillard… elle n'est qu'une enfant. Mais… cette enfant vous gêne, et moi je serais si heureux d'en être le père… Je pourrais… l'adopter…

Le père d'Edmée demeura un moment silencieux. La proposition était bizarre et inattendue. Il ne pouvait l'accepter ainsi. A peine connaissait-il le baron de la Chesnaie ! Il ne pouvait non plus la refuser sans examen. Sa conscience, au fond, lui disait trop qu'Edmée n'était point faite pour aller au couvent.

– Vous avez le cœur noble et généreux, mon cher baron, et je ne puis que vous remercier. Mais, pour vous répondre, il me faudrait, en effet, savoir ce qui se passe dans ce petit cœur de quinze ans, consulter ma sœur, réfléchir moi-même…

– Ne consultez que votre enfant, votre conscience et votre cœur.

– Votre proposition est si soudaine, si imprévue…

– Le départ de votre sœur devait être si prochain !… Pourquoi nous sommes-nous connus si tard ?… Il faut, reprit le baron après une pause, que je vous dise quelle est ma situation exactement.. D'ailleurs vous en comprendrez mieux mes sentiments. Moi aussi, à vingt ans, je me suis trouvé seul dans la vie, c'est-à-dire en dehors de la famille qui me restait. Rien que des parents éloignés pour lesquels j'étais un embarras, car je n'avais pas un sol d'héritage. Un vieux cousin vint me trouver et me dire : « Tu devrais te faire prêtre ; nous t'aiderions tous ; nous avons de belles alliances ; tu pourrais arriver à une situation dans le clergé. » Mais la vocation ne m'appelait pas. Pourquoi ? je me le demande aujourd'hui, car ma vie n'eût guère été plus austère si j'avais été prêtre et missionnaire. Enfin ! c'était comme cela. On m'offrit, d'autre part, de me faire accepter comme chancelier par un consul qui partait pour la Bolivie. Je préférai la Bolivie, et je suis resté douze ans chancelier dans ce pays demi-sauvage ; de là je fus envoyé en Colombie ; puis je devins consul, enfin, et demeurai sept ans au Nicaragua ; d'heureuses négociations me firent monter en grade ; et je reçus en même temps la nouvelle que j'étais nommé consul au Paraguay et celle que le vieux cousin, qui m'avait autrefois conseillé de prendre les ordres, me léguait deux cent mille francs. J'avais quarante-cinq ans. Je pouvais quitter le carrière et m'en retourner en France vivre en vieux garçon dans quelque petite ville de province. Mais, depuis vingt-cinq ans, j'avais pris les habitudes de ma profession ; je m'étais acclimaté à l'Amérique du Sud. Je me sentais trop jeune pour l'inaction ; trop vieux pour recommencer la vie. Je demeurai consul, et partis pour le Paraguay, où je suis resté jusqu'à ce jour. J'espère une meilleure résidence. Quoi qu'il en soit, j'attendrai à mon nouveau poste l'âge de la retraite. Avec l'héritage de mon cousin, je pourrais donc doter ma fille adoptive. Elle me ferait une famille. Je serais le grand'père de ses enfants.

La voix du baron de la Chesnaie était tremblante, comme si ses paupières eussent retenu une larme. Le père d'Edmée lui serra la main et sortit, de peur de l'émotion qui le gagnait aussi.

IX

Quand le départ de madame de Clérac avait été imminent M. de la Chesnaie s'était dit qu'il lui fallait prendre un parti. Demander la main d'Edmée, il ne l'aurait pas osé ; il ne l'aurait pas voulu d'ailleurs. Sa raison était assez clairvoyante pour lui dire que le mariage avec un vieillard, c'était le couvent à peu près, avec la paix en moins, les tentations en plus. Et cependant, faut-il le dire ? son cœur était profondément troublé. La proposition qu'il venait de faire au père d'Edmée lui avait paru concilier les clairvoyances de sa raison et les aspirations de son cœur. Et, maintenant, il tremblait qu'on ne l'acceptât pas… et encore plus qu'on ne l'acceptât.

Le lendemain matin, – c'était ce lendemain que madame de Clérac avait indiqué comme le jour de son départ, – le baron regardait à son tour les fenêtres qui faisaient face aux siennes ; il guettait derrière ses rideaux. La vicomtesse partirait-elle sans sa nièce, ou bien prolongerait-elle son séjour à Paris ? Dans le premier cas, ce se-sait le refus de ses offres ; dans le second cas, sinon leur acceptation, au moins leur examen. Et son cœur battait comme il ne se souvenait pas de l'avoir senti battre encore.

A midi, aucune apparence de départ ne s'était encore manifestée.

Vers cinq heures, il reçut le billet suivant :

« Monsieur,

» Mon père vient d'avoir avec moi une longue et sérieuse conversation. C'est la première fois qu'il m'a parlé comme à une jeune fille, et non comme à une enfant.

» Il m'a fait, de votre part, une offre qui m'a profondément touchée, mais que je ne saurais accepter. Non, monsieur, je ne veux de la pitié de personne, pas même de la vôtre, qui me serait cependant la moins cruelle. En vous proposant d'être votre femme, si je vous demandais votre protection et le partage de votre situation sociale, je vous offrais, du moins, en échange, ma vie entière et mon cœur pour toujours. Mais je n'aurais jamais osé vous demander, tout simplement, de réparer les torts de la fortune à mon égard et de me faire un sacrifice que mon vrai père ne me fait pas.

» J'ai donc répondu à mon père que j'irais au couvent et que je me sentais la vocation. Ainsi donc, adieu, monsieur ; j'aurai longtemps au couvent pour prier Dieu ; mais je le prierai toujours pour vous, car jamais je n'oublierai votre généreuse proposition. Je connais encore bien peu la vie assez cependant pour savoir combien sont rares des caractères tels que le vôtre.

» Je m'accoutumerai, sans doute, puisque tant d'autres se sont accoutumées. Seulement, on aurait dû m'avertir quand j'étais toute petite ; je me serais élevée avec cette idée. Enfin ! c'est comme cela. Et puis, après tout, quand on est maître de sa vie, on l'est toujours de sa liberté.

» Adieu encore, et de tout mon cœur, je vous souhaite le plus de bonheur possible sur la terre !

» EDMÉE. »

La lecture de cette lettre bouleversa le baron de la Chesnaie. Cette petite créature ! il y tenait déjà plus qu'il n'aurait pu le croire. Ce mélange de sentiments encore enfantins et de sauvage énergie l'étonnait et le captivait. « Quel trésor, se disait-il, que cette enfant aujourd'hui, que cette femme demain ! – Quel trésor ! Ah ! moi aussi j'ai peu connu la vie, bien que je sois vieux : mais assez pour savoir combien sont rares des âmes comme celle qui transparaît à travers les lettres de cette petite ! Et ce trésor, je l'aurai entrevu ; il serait venu s'offrir à moi ! et je le perdrais ? et je retournerais au delà des mers sans l'emporter ? Oh ! que non ! »

Et le baron de la Chesnaie, dans une agitation singulière, se mit à parcourir sa chambre et son salon, en revenant, de moment en moment, à son poste d'observation près de la fenêtre, car il tremblait à tout instant qu'une voiture n'emportât madame de Clérac, sa nièce et leurs bagages.

Sans cette crainte il serait sorti pour calmer, par le grand air et par la marche, l'effervescence de son cerveau ; mais il n'osait quitter des yeux les fenêtres de la vicomtesse de Clérac.

Sans doute, il se disait bien que M. Le Dam d'Anjault ne saurait manquer de venir lui apporter le refus et les remerciements de la famille, ou, tout au moins, de lui écrire : mais lettre ou visite pouvaient ne venir qu'après le départ d'Edmée !

Il attendait donc dans une agitation inexprimable, souhaitant et redoutant à la fois la visite du père d'Edmée.

Mais il la redoutait plus encore qu'il ne la souhaitait, car il ne savait comment s'y prendre pour demander à ce père de trente-cinq ans la main de sa fille, quand la veille, à une question directe de ce dernier, il avait répondu par un refus de vieillard sans illusions.

Certes, en ce moment, tout en se décidant à faire la folie insigne d'épouser Edmée, il se promettait bien de n'être que son père. Mais eût-il osé le dire ? Et alors pourquoi l'épouser ? N'était-ce pas encore la vouer au célibat ? Comment s'expliquer ?… Comment avouer à autrui ce qu'il ne s'avouait point à lui-même ?

Et cependant il fallait, à l'heure où on en était arrivé, aborder les choses de front et sans ambages.

Fièvreusement il s'approcha de son bureau et écrivit :

« Monsieur,

» J'ai l'honneur de vous demander la main de votre fille, mademoiselle Edmée. Si vous voulez bien me l'accorder, et si elle daigne m'accepter, je m'efforcerai de la rendre heureuse et de mériter la grâce qu'elle me fera.

» BARON LOUIS DE LA CHESNAIE. »

Mais quand il eut écrit cette lettre, il se demanda comment l'envoyer avant d'avoir, lui-même, reçu la notification du refus qu'il était censé ne pas connaître encore.

En ce moment, on frappa. Il alla ouvrir, le cœur tremblant. C'était M. d'Anjault, peut-être.

Ce n'était que le petit groom de madame de Clérac, mais cette fois en grande tenue, et avec l'air gourmé qu'il savait déjà prendre quand il était chargé par ses maîtres d'une mission d'importance. Il tenait une lettre.

– De la part de madame la vicomtesse, dit-il, pour monsieur le baron.

M. de la Chesnaie aimait mieux une lettre que la visite du père d'Edmée : il la prit, et comme le petit domestique allait se retirer :

– Est-ce que madame la vicomtesse part bientôt ? demanda-t-il.

– Demain matin pour sûr, monsieur le baron.

M. de la Chesnaie ouvrit la lettre sans se presser ; il savait ce qu'elle contenait et venait d'apprendre qu'il avait la soirée devant lui.

« Nous avons été profondement touchés, mon frère et moi, monsieur le baron, de l'honneur que vous êtes disposé à nous faire, en adoptant pour votre fille une enfant sortie de notre maison. C'était, en effet, donner la preuve de l'estime en laquelle vous la tenez. Croyez-bien que rien ne pouvait nous être plus sensible, et que nous aurions été heureux de voir passer, par l'adoption, une de nos filles dans la famille de la Chesnaie.

» Mais ma nièce est poussée par une vocation irrésistible dans les bras de la religion. Nous avons considéré comme un devoir, mon frère et moi, de lui faire connaître votre proposition. Elle en a senti tout le prix, et même des larmes lui en sont venues aux yeux. Cependant elle nous a répondu qu'elle avait décidé irrévocablement de prendre le voile.

» De la part d'une fille noble, sans soutien, cette résolution ne vous étonnera pas. D'autant plus qu'elle est la seule qui soit compatible avec sa situation et ses devoirs.

» Aussitôt après notre départ, très imminent, mon frère, qui reste à Paris, aura l'honneur de vous porter de vive voix ses remerciements et nos témoiggnages d'estime et d'amitié.

» J. LE DAM D'ANJAULT

(vicomtesse de Clérac.) »

Ce qu'ayant lu, le baron plia la lettre qu'il avait écrite un moment auparavant, la mit sous enveloppe et la monta lui-même chez madame de Clérac. La porte de l'antichambre était ouverte, et Edmée, les yeux rouges, donnait elle-même les ordres aux domestiques qui apprêtaient les bagages.

A la vue du baron, le sang lui reflua au cœur ; elle devint d'une pâleur de morte.

– Mademoiselle, lui dit le baron de la Chesnaie, aussi tremblant qu'elle, – quand il eut remis sa lettre et deux cartes cornées aux mains d'un domestique, – cette lettre que j'apporte pour monsieur votre père exprime le plus cher de mes vœux. Je la place sous vos auspices, car assurément son succès dépend de vous.

Les yeux d'Edmée s'ouvrirent tout grands avec une divine expression de surprise, d'interrogation et de joie. Son visage s'éclaira d'un sourire.

Avant qu'elle n'eût essayé une réponse, le vieux gentilhomme s'enfuit de peur de se trahir. Il avait une envie folle de saisir l'enfant, de la serrer sur son cœur et de l'embrasser.

– Dieu ! se disait-il en battant le pavé, d'un pied alerte, comme s'il n'avait eu que vingt ans. Dieu ! serait-ce possible ? Est-ce possible ? Mais non, je ne puis, je ne dois être que son père.

Après avoir marché longtemps, laissant un libre cours à ses pensées, il s'arrêta, s'accouda au parapet du pont des Invalides. Le soleil ne laissait plus qu'une bande rouge à l'horizon : la nuit tombait ; une brise fraîche passait sur la Seine, et, en passant, calmait le front de cet homme déjà vieux et si jeune encore. Il se rassembla, se recueillit et se fit un serment à lui-même :

« Quoi qu'il advienne, pour ce regard, pour ce sourire que je viens de cueillir et de respirer, comme une fleur délicieuse, je me souviendrai toujours qu'avant tout, et surtout, je dois être son père ! »

M. d'Anjault n'était pas chez sa sœur au moment où le baron y avait porté sa lettre, mais il rentra peu de temps après.

– Tu entends, Jean, avait dit Edmée au petit domestique, tu remettras cette lettre à mon père devant moi, et si c'est possible hors de la présence de ma tante.

Mais il n'y eut pas moyen d'éviter la présence de madame de Clérac, car elle ne bougea pas du salon où elle commanda que l'on servît le dîner, la salle à manger étant encombrée.

Le père d'Edmée lut et devint grave :

– Ma sœur, dit-il, vous avez répondu à M. de la Chesnaie ?

– Il y a longtemps.

Il lui tendit la lettre qu'il venait de recevoir.

– Hé ! s'écria-t-elle avec un mouvement de mauvaise humeur, c'est un vieux fou !

Mais M. d'Anjault, depuis la veille, n'était pas sans avoir le cœur étreint et la conscience troublée ; sans se débattre contre des remords secrets. Il reprit la lettre et la tendit, cette fois, à sa fille.

– Quelle folie ! s'écria madame de Clérac, qui voulut retenir sa main. Mais :

– Tiens, Edmée, lis, dit le père.

Edmée, tremblante d'angoisse, baissait les yeux et s'efforçait de garder une contenance calme. Elle avait deviné le contenu de la lettre dans l'accent et dans les paroles du baron ; et pourtant elle ne put retenir un cri de joie.

– Ah ! père, quel bonheur !

M. Le Dam d'Anjault demeura stupéfait. Quant à la vicomtesse de Clérac, elle bondit de colère et d'indignation.

– Tu veux épouser M. de la Chesnaie ? demanda M. d'Anjault à sa fille.

– Je l'aime ! s'écria l'enfant avec exaltation.

– Ah ! par exemple !…

– Mais vous êtes fou, mon frère ! mais cette petite est une déhontée ! Mais vous avez tous perdu la raison ! s'écriait madame de Clérac, mise hors des gonds par ces inconvenances simultanées qui éclataient à l'improviste.

– Ma sœur, cette demande et cette acceptation doivent, à bon droit, nous surprendre. Cependant pourquoi le couvent plutôt que ce mariage, puisque ce mariage s'offre et que ma fille l'accepte.

– Pourquoi ? Mais parce que ce mariage est aussi insensé d'une part que de l'autre ! Parce qu'il révolte le sens commun ! Parce qu'il est un danger au lieu d'être une garantie.

– Cependant.

– Vous le voulez ?… Eh bien, après tout, qu'importe ? reprit-elle. S'il s'agissait, pour cette fille d'actrice, de rester en France, je dirais : Plutôt le couvent cent fois ! et avec de hautes murailles et de fortes grilles, car elle déshonorerait sa famille ! Mais il s'agit d'un départ pour l'étranger. Qu'elle aille donc aux antipodes ! elle ne déshonorera que son mari !

 

Le mariage se fit en quinze jours et presque clandestinement ; madame de Clérac avait pris congé de sa société à Paris ; elle en profita pour ne parler à personne du changement de vocation de sa nièce.

– J'enverrai, avait-elle dit à son frère, des lettres de faire-part après coup. Pour Paris, je les daterai de Clérac ; pour la province, de Paris.

D'autre part, M. de la Chesnaie n'avait point de famille prochaine et ne tenait pas à s'attirer les sarcasmes de ses connaissances.

Aussitôt après la cérémonie, qui eut lieu devant les quatre témoins et les domestiques, le baron emmena sa jeune épousée.

Une toilette de voyage en laine grise et son modeste trousseau de petite fille, voilà tout ce qu'emportait Edmée, en quittant sa famille. Sa robe de communiante allongée lui avait servi de robe de noces.

Elle partait pour Montevideo où son mari venait d'être nommé consul.

Et jamais peut-être jeune ménage épris et entouré du cortège de toutes les convenances sociales, des bénédictions de la famille, des vœux de nombreux amis n'avait été heureux, en partant pour l'Italie, comme cet homme à cheveux blancs qui emportait cette enfant, et cette enfant qui se jetait éperdue dans les bras d'un sauveur… – fuyant, tous deux, vers l'autre hémisphère.

DEUXIÈME PARTIE
I

Dirai-je le voyage ? Montrerai-je Edmée choyée par le baron de la Chesnaie comme une enfant délicate et frêle, et honorée par le contre-amiral qui commandait le navire, comme l'épouse du représentant de la France dans une des plus importantes capitales de l'Amérique ?

Qui ne se représente dans quelle via différente entrait d'emblée l'enfant mutine qui venait de secouer le joug de madame de Clérac et qui, six mois auparavant, chaussée de brodequins de cuir, vêtue d'une blouse de percaline noire et les cheveux en broussailles, n'imaginait rien au delà d'une course folle et libre dans la campagne !

Depuis ces six mois, on lui avait montré le couvent à l'horizon de son avenir ; et, d'abord, quand cet horizon lui paraissait encore vague et lointain, elle éprouvait, en y pensant, plus de tristesse que de révolte. C'était une énorme maison carrée, derrière laquelle il y avait un grand jardin ; puis on était habillé de gris, ou de blanc, ou de noir, pour toute sa vie ; pas de cheveux sur la tête, mais une cornette d'entoilage, qui encadrait la figure et l'ombrageait comme un abat-jour de porcelaine ombrage une lampe, tout en concentrant sa lumière. On allait, le matin, à la chapelle, pu le soir ; entre temps, dans sa cellule… et, quand on regardait à la fenêtre, on voyait un mur.

Et voilà que maintenant cet horizon de sa vie borné devenait sans limites ! Il lui semblait pareil celui qu'elle voyait devant elle, de la dunette du navire quand, penchée sur la barre d'appui, elle cherchait des yeux la ligne perdue qui séparait le ciel et la mer. De temps en temps, cette ligne était obstruée par d vapeurs grises qui ressemblaient aux montagnes d'un terre lointaine ; d'autres fois, c'était comme des flocons de neige qui dessinaient des figures fantastiques des lambeaux de gazes d'argent qui se déchiraient sur l'azur du ciel ; d'autres fois encore, des amoncellements de nuages dorés par le soleil, qu'on aurait pris pour de villes embrasées.

Qu'y avait-il pour elle, au delà de ces perspectives mouvantes et passagères ? Verrait-elle, tour à tour ces diverses apparences ? Était-ce un avenir radieux comme le ciel pur et la mer bleue qu'elle allait trouver au bout de ce voyage ? ou bien une existence grise et monotone ?…

Pourquoi considérait-on comme sacrifiées les jeunes filles mariées à de vieux maris ?

Était-ce une vie flamboyante, semée de fêtes éclairée par mille lustres, et qu'elle traverserait avec des robes lamées d'or et des diamants au front ?

Femme du représentant de la France dans une ville comme Montevideo, n'allait-elle pas être une grande dame ?

En tout cas, c'était l'inconnu, l'imprévu, l'immense !.. et parce qu'elle n'avait point de conception nette et concrète de ce qui l'attendait, son imagination endiablée courait des bordées vers les rivages les plus divers.

Et, tandis qu'elle rêvait, le bruit de la machine, le sifflement de la vapeur, les bouillonnements des flots soulevés par les roues du navire, les ordres criés à l'équipage, les bribes de conversation entre passagers de toutes races qui montaient du pont jusqu'à la dunette, lui parlaient davantage encore de cet inconnu vers lequel l'emportait son mariage.

Près d'elle était là toujours le baron de la Chesnaie, attentif, ému, attendri. Si la brise fraîchissait, vite il l'enveloppait d'une pelisse chaude ; si le soleil dardait, il l'ombrageait d'un large parasol. Il avait obtenu du contre-amiral la permission d'accrocher pour la baronne de la Chesnaie un hamac dans un angle de la dunette ; quand le temps était doux et calme, il y berçait Edmée, avec la sollicitude tendre d'une mère.

Jamais la petite créature n'avait connu ces douces gâteries. Son enfance même ne lui présentait point de pareils souvenirs.

Quand le vaisseau faisait escale dans quelque ville, le baron l'emmenait à terre ; la conduisait voir les monuments, les boutiques ; lui offrait tout ce qu'elle pouvait désirer ; de partout il fallait qu'elle emportât un souvenir.

Et comme il rayonnait de joie, quand elle était contente !

Ce bonheur qu'elle donnait, ces caresses d'une affection ardente et pure, les attentions respectueuses des officiers du bord, étaient pour elle comme une suite d'enchantements.

Quant à M. de la Chesnaie, son cœur débordait d'une joie délicieuse. Par quel miracle du ciel se trouvait-il possesseur de cette adorable enfant ? Est-ce que jamais en rêve seulement il aurait osé concevoir un pareil bonheur ?

Et quand ce bonheur était venu à lui, d'abord il avait songé à le repousser ! O insensé !… L'homme n'est-il pas souvent le propre artisan de ses douleurs ? Mais pourquoi ces jours si doux seraient-ils suivis de jours amers ? Pourquoi ? Mais, dussent-ils l'être, quelle folie plus grande de les avoir refusés que de les payer après en avoir savouré l'ivresse ?

Quoi qu'il advînt de l'avenir, rien ne pouvait plus les lui reprendre.

La seule pensée qu'Edmée était à lui, qu'il l'emmenait, qu'elle avait voulu partager sa vie, la seule vue de la chère créature, l'emplissaient d'un tel bonheur qu'il n'aurait pu concevoir rien au delà.

Parfois il l'entourait de ses bras sans oser même la serrer sur son cœur, et lui mettait un baiser sur le front ou dans les cheveux. C'était tout.

II

La traversée fut une fêté pour Edmée et l'arrivée à Montevideo une surprise.

La ville est belle et régulièrement bâtie, comme toutes les villes américaines ; point d'imprévu, d'ailleurs, et, en descendant sur la plage, elle aurait pu se croire à Bordeaux.

Dans cette belle ville, la maison attribuée au consulat de France était l'une des plus confortables.

Là, tout était prêt pour recevoir le nouveau consul et sa femme ; et, dès leur arrivée, elle se sentit la souveraine du personnel du consulat et du groupe de Français résidants. L'aisance de la vie et la dignité du service, aussi, la frappèrent.

Quelle distance de cette situation sociale à celle de son père, chétif employé d'une préfecture de province et de cette large vie à la sordide existence de sa tante ! Sans doute il ne fallait plus songer à la folle liberté de son enfance, et son rang lui commandait le maintien d'une femme. Mais naturellement elle accédait à la gravité de sa nouvelle position. L'enfant était étonnée et la jeune fille, d'ailleurs, commençait à poindre avec l'aurore des seize ans de madame la baronne de la Chesnaie. Et puis, tout cet ensemble était si nouveau ! Edmée avait tant de choses à apprendre !

En outre de sa maison de ville, madame de la Chesnaie eut bientôt une villa délicieuse accrochée aux pentes qui dominent la mer, de beaux ombrages, des fleurs, des terrasses à balustres garnies d'orangers. Ces villas ou quintas sont, comme on le sait, l'orgueil et le plaisir des habitants de Montevideo.

Elle était de toutes les fêtes et les premières places lui revenaient de droit. Le baron de la Chesnaie voulait qu'elle fût aussi la plus élégante. En partant de Paris, on avait laissé à l'une des couturières en renom la robe de communiante allongée qui avait servi de robe de noces, en lui commandant de faire et d'envoyer, par les premiers navires, des robes de ville et de soirée adaptées aux diverses circonstances, des chapeaux et guirlandes assorties.

Edmée, quand elle se vit ainsi parée, ne se trouva plus la même et crut entrer dans un autre monde et dans une autre vie. Les choses lui apparurent sous un aspect nouveau. En prenant la robe basse, le diadème au front, les diamants au cou, elle sortit peu à peu de sa gaîne de petite fille et se sentit devenir, en effet, « madame la baronne de la Chesnaie ».

Enfant encore, sans doute, jeune fille toujours, mais presque femme par l'abord et la tenue.

D'ailleurs, elle était vraiment jolie, quoique pas assez grande encore et un peu maigre. Et, dans ses cheveux cendrés, relevés de fils d'or, des diamants, montés sur tige tremblante et mêlés parmi les fleurs, allaient bien. Elle avait avec cela une longue robe de satin blanc, avec un velours noir au cou, et des gants très longs qui cachaient ses bras trop jeunes.

Le baron de la Chesnaie prenait à la faire belle un plaisir extrême. Depuis qu'il avait hérité de son vieux parent, ses revenus s'étaient accumulés, et il pouvait, pour embellir son idole, laisser glisser sans compter l'or entre ses doigts.

Quelle joie pour lui de la contempler quand elle était sertie comme un bijou de prix, et toute rayonnante du plaisir d'être belle, admirée, adorée !

Cela suffisait encore à le rendre parfaitement heureux.

Souvent, d'ailleurs, la chère créature se jetait à son cou, dans ses bras, et lui disait :

– Oh ! que vous êtes bon ! et comme je vous aime !

Il la traitait comme sa fille toujours, mais voulait qu'on la considérât comme sa femme.

Dans le monde, on voyait bien l'exaltation et la chasteté de son amour ; et peut-être que si Edmée avait eu seulement vingt ans, au lieu de n'en avoir que seize, ou dix-sept, ce ménage singulier eût éveillé la curiosité ; mais elle était si près de l'enfance encore, qu'on ne sentait que du respect pour l'ardente et pure tendresse de ce vieux mari et la reconnaissante affection de cette jeune femme.

M. de la Chesnaie lui faisait donner des leçons de musique et de chant ; de dessin, d'espagnol et d'anglais. La femme d'un de nos principaux agents consulaires ne devait-elle pas connaître les langues les plus usitées dans le pays où elle était appelée à tenir son rang ? Ne fallait-il pas aussi qu'elle comprît et aimât les arts ?

Edmée, du reste, était admirablement douée ; elle avait une voix charmante ; mais son éducation avait été un peu négligée. A la mort de sa mère, elle ne savait pas grand'chose ; et, depuis, sa tante ne s'était guère occupée de l'instruire. N'aurait – elle pas du temps de reste pour cela au couvent ? Et, d'ailleurs, à quoi bon ?

M. de la Chesnaie prit lui-même le soin délicat de faire d'Edmée une femme du monde, instruite, aimable, spirituelle autant que jolie et élégante. Et, dans cette tâche d'initiateur, que de plaisirs encore il rencontra ! que de fleurs de l'âme il cueillit et respira ! idées primesautières écloses dans ce jeune cerveau, sentiments intimes pudiquement cachés dans ce cœur d'enfant, naïvetés délicieuses, finesses exquises, illuminations imprévues.

L'ignorance d'Edmée lui fut une jouissance de plus. Tout était à révéler à cet esprit inculte, à cette pensée si nouvellement éveillée. Cependant, parfois, en voyant cette intelligence si vive, cette imagination si prompte à prendre son essor, et je ne sais quel flot désordonné de sentiments et de pensées qui se confondaient, d'impressions irraisonnées, de soudains éclats, il prenait peur de son ouvrage comme s'il avait développé en face de lui une force qu'il n'était pas sûr d'avoir les moyens de diriger ou la puissance de contenir.

Mais ce n'était qu'un éclair dans le ciel sans nuage de son bonheur.

III

Sept ans s'écoulèrent.

D'abord Edmée avait joui de sa position, de sa villa, de ses toilettes, des fêtes qu'on lui donnait, mais comme une invitée au banquet de la vie, comme Cendrillon au bal du roi, chaussée des pantoufles de sa marraine.

Avec le temps, elle s'installa dans cet ensemble de choses ; et, trois ans après son arrivée à Montevideo, elle ouvrait à son tour ses salons et recevait le corps consulaire, « les étrangers de distinction, » les notables de la ville, chacun avec l'accueil qui convenait à son rang ou à ses titres. Et debout, à l'entrée du premier salon, en face de son mari, elle tenait convenablement son emploi.

Comment, à mesure qu'Edmée devint femme, l'amour immatériel du baron de la Chesnaie se modifia-t-il et descendit-il des régions sereines où règne l'idéal dans le milieu troublé de la vie réelle ! Comment les caresses étourdies de l'enfant émurent-elles un jour l'époux qui sommeillait sous le père ?

Pourquoi, pourquoi, dans ce paradis terrestre, M. de la Chesnaie était-il un homme et Edmée une femme ?

Et quand Edmée fut sa femme, il l'aima plus encore, mais d'une autre manière. A l'exaltation passionnée des premières années du mariage se joignait une surexcitation extrême que l'époux contenait par la volonté, mais qui ne l'en dominait que plus complètement. Non seulement son âme tout entière était possédée, mais aussi toutes les fibres de son être : Mentor vêtu de la tunique de Nessus.

Par hasard, un jour Edmée dit, sans y penser peut-être, qu'elle aurait maintenant plaisir à revoir Paris. Une autre fois elle avait laissé échapper, étourdiment aussi, que son mari résidait depuis assez longtemps dans l'Amérique du Sud, pour avoir droit maintenant à un poste plus rapproché delà patrie.

C'en fut assez. Aussitôt, sans lui en rien dire, M. de la Chesnaie écrivit au ministre, en faisant valoir ses titres à un changement de résidence.

On sait que toujours nos agents consulaires et diplomatiques traversent Paris et vont prendre leurs instructions au ministère avant de se rendre à leur nouveau poste.

Quand la réponse du ministère arriva trois mois après, le baron et la baronne de la Chesnaie étaient à leur quinta, sur l'une des terrasses qui regardent la mer ou plutôt l'immense embouchure du fleuve formé par la réunion du Rio-Panama avec le Rio-Uruguay et avec la rivière de la Plata.

C'était l'heure du soleil couchant : un domestique noir apporta le café sur un plateau, et, entre les deux tasses, le grand pli ministériel, fermé d'un large cachet rouge.

Tous deux ils aimaient cette villa achetée pour Edmée et embellie par elle d'année en année. Le baron en avait planté les arbres, Edmée semé les fleurs. Des eucalyptus nés de graines, il y avait six ou sept ans, étaient maintenant de grands arbres qui donnaient de l'ombrage, et les herbes ornementales de la pampa, ramenées de leur sol natal dans les jardins anglais de Montevideo, y avaient poussé des tiges gigantesques. Elles miraient leur ramure dans l'eau claire et la rivière artificielle sur laquelle Edmée promenait elle-même une mignonne embarcation. Sous les panaches argentés des gynérium, et protégées par les redoutables épines des cardones, fleurissaient les délicates fleurs d'Europe ; des mousses tendres tapissaient les rebords de la rivière sur laquelle s'abattaient des oiseaux aquatiques et voletaient de grandes libellules au corselet de bronze, aux ailes diamantées.

Que de joies auraient pu raconter ces choses ! joies d'Edmée quand elle s'en était sentie maîtresse, quand elle les avait vues naître sous ses yeux et à son commandement ; joies du baron de la Chesnaie quand il les avait données ensemble, et une à une ; quand il avait vu dans leur cadre Edmée d'enfant devenir jeune fille, puis femme, puis… sa femme !

Il décacheta le grand pli et lut « qu'en conséquence de ses désirs et en récompense de ses longs services, le ministre venait de le nommer consul général à Alexandrie ».

Son cœur, tout à coup se serra. Pourquoi ? ses vœux étaient exaucés : il montait en grade ; il se rapprochait de la patrie, il allait mener Edmée à Paris.

– Tiens, lui dit-il, ma chérie, voilà qui te fera plaisir.

Mais Edmée parut au premier moment plus étonnée que joyeuse.

– Moi ! dit-elle ; pourquoi ?…

– Ne voulais-tu pas revoir Paris… ta famille ?… retourner en Europe ? Et il m'a semblé aussi que tu désirais que j'obtinsse un poste plus élevé ?

– Oui… sans doute ; oui… je suis bien contente…

– Ainsi, nous allons quitter tout cela ?…

– Si tu as le moindre regret, nous ne quitterons rien ! nous resterons ici ! Je trouverai un prétexte pour demander mon maintien et il n'y a pas d'exemple qu'un ministre ait refusé…

– Oh ! non, dit-elle ; pourquoi ?… allons donc, ajouta-t-elle gaiement, planter notre tente sur d'autres rivages ?

– Ces postes d'Orient, reprit le baron, sont très enviés.

– Oui ?… Oh ! quel plaisir de voir l'Orient ! la Méditerranée si belle, ces contrées où l'antiquité a vécu, et dont chaque pierre raconte un fragment de l'histoire du vieux monde ! – Ne passerons-nous pas par l'Italie ?

– Certainement, et par la Grèce aussi…

Un éclair de joie illumina le joli visage d'Edmée. Elle sauta au cou de son mari.

– Que tu es bon, dit-elle et que tu me fais une belle vie !

Et son ardente imagination, engourdie dans le bien-être des désirs satisfaits, se reveilla tout à coup. Il lui sembla sortir d'un songe heureux pour entrer dans la vie, dans une vie pleine de promesses et d'imprévu.

A Montevideo, elle avait lu des livres et des journaux venus de France, et elle s'était assurément intéressée aux nouvelles qu'ils lui apportaient, mais d'un intérêt tout spéculatif. Elle ne pensait pas, en effet, qu'elle pût être mêlée aux faits contemporains ; ni à ce monde brillant de Paris que lui dépeignaient les romans et les chroniques des journaux, ni aux intérêts et aux passions qui agitaient la vieille Europe.

Soudain, elle eut soif de voir et de connaître ; de trotter dans Paris en liberté ; de rêver dans les musées de Rome ; d'aller au bal de la cour, aux eaux fréquentées par la fashion européenne ; de posséder tout ce que possédaient les privilégiés de ce monde. Ce fut en elle une explosion de sentiments inconnus qui prirent la place de ses sentiments ordinaires et les emportèrent, comme le vent emporte les nuées.

Elle aimait bien sa quinta ombreuse et fleurie ; elle avait été bien heureuse d'un doux et pur bonheur depuis sept années à Montevideo. Et pourtant elle quitta la quinta sans une larme, et la ville sans se retourner, l'esprit plein d'images étrangères. Elle allait à Paris !

Pour le baron de la Chesnaie, il était arrivé, sept années auparavant, le cœur pris, mais l'esprit libre encore et la raison clairvoyante. Il s'en allait aujourd'hui en proie à une passion complète, absolue, aveugle, tyrannique et invincible.

IV

Les choses, à Paris, avaient bien changé.

A peine le mariage d'Edmée était-il bâclé, et cette fille hors cadre expédiée aux antipodes avec le vieux mari qui avait eu la sottise de s'en encombrer, que madame de Clérac s'était mise en campagne pour préparer à son frère un mariage qu'elle considérait comme nécessaire au salut de la famille.

Elle visait depuis longtemps une héritière qu'on pouvait avoir pour un titre et une entrée dans la société aristocratique. Le titre, M. le Dam d'Anjault l'aurait, grâce à de vieux parchemins, retrouvés par un archiviste paléographe dévoué à madame de Clérac, et qu'il ne s'agissait que de faire homologuer, à la chancellerie, par les soins d'un bon référendaire au sceau. Quant à l'entrée dans le monde du faubourg Saint-Germain, c'était autre chose. Madame de Clérac, veuve d'un chevalier de Saint-Louis, y était bien reçue, malgré sa pauvreté, mais elle ne se sentait pas l'autorité d'y faire admettre son frère, chétif employé de préfecture. Par son premier mariage, par la situation infime où il s'était placé, ce frère avait dérogé.

« Il faut, lui avait-elle dit, donner votre démission, et vous battre pour la duchesse de Berry. »

Six mois après, le comte le Dam d'Anjault épousait l'héritière et touchait une dot de deux millions.

Edmée, en arrivant à Paris au mois de février 1855, retrouva donc son père marié et riche ; avec hôtel à Paris et château à la campagne, ayant depuis longtemps oublié son premier mariage, son humble vie en province… et aussi sa fille.

Il avait d'ailleurs d'autres enfants, un garçon surtout dont il était fier et qui gaspillait en jouets, pendant six mois, plus que la pauvre Edmée n'avait coûté en toute sa vie, jusqu'à sa quinzième année.

Madame de Clérac elle-même, grâce à un petit héritage, menait une vie plus facile et tenait à Paris son rang de veuve, comme elle se plaisait à le dire.

Sans doute, depuis sept ans, on avait correspondu entre Paris et Montevideo. Edmée n'ignorait pas le second mariage de son père, et même par des lettres de faire-part, savait qu'elle possédait un frère et deux sœurs. Mais, à Paris, on ne comptait guère recevoir Edmée ; à Montevideo, on était devenu bien indifférent pour une famille sans tendresse et sans pitié. En sorte que le père avait écrit par manière d'acquit, que la fille avait répondu par respect humain, et que, de part et d'autre, on en était venu à s'ignorer profondément..

– Comment ! c'est toi ? s'écria M. d'Anjault quand sa fille lui apparut, un matin, au bras du baron de la Chesnaie, dans toute l'efflorescence d'une beauté souveraine, vêtue d'une toilette de la bonne faiseuse, élégante et aisée dans son personnage de femme du monde : « Toi ! qui es devenue…

– Une femme comme une autre ; mon Dieu, oui !

– Mieux que beaucoup d'autres !

– Grâce à mon mari, qui m'a rendue bien heureuse !

Le baron de la Chesnaie rayonna d'orgueil. C'était lui qui avait fait ce chef-d'œuvre humain et transformé en une admirable créature le petit sauvageon que madame de Clérac avait voué au couvent et à l'oubli.

– Ma foi ! La Chesnaie, mon cher, je vous fais mon compliment ! Peste ! votre idée d'épouser cette petite fille n'était point si folle, au fond, qu'elle le paraissait. Vous avez une charmante femme, et elle n'a point non plus fait une mauvaise affaire ; vous voilà consul général, décoré, avec une belle retraite à l'horizon. C'est une position fort sortable, et même dont on peut se faire honneur !

– Je suis heureux que vous ne regrettiez pas, mon cher d'Anjault, de m'avoir donné ce trésor.

– Ta belle-mère, reprit le père d'Edmée en revenant à la jeune femme, sera enchantée de te connaître ; et ta tante, donc ! ta bonne tante de Clérac, qui t'a élevée, comme elle sera contente de te voir comme cela en belle dame.

Edmée, au souvenir de sa « bonne tante », qui l'avait élevée, eut un petit frisson.

Tout à coup, l'alcôve nue et sombre où elle couchait, rue de l'Université, lui revint en mémoire ; elle crut entendre les heures sonnant à la grosse pendule et faire la basse de la redoutable antienne avec laquelle, tant de fois, cette « bonne tante » l'avait réveillée :

A cette heure comme à toute heure,

Jésus et Marie soient dans nos cœurs.

Etc., etc.,

Mais ces douleurs d'enfant étaient loin. La jeune femme sourit.

– Moi aussi, dit-elle, je serai très contente de revoir madame de Clérac, comme je suis contente, mon père, de vous trouver heureux, avec une famille nouvelle et une fortune qui répond à vos goûts.

– Dis plutôt aux exigences de mon nom.

– Avec un héritier !

– Je devais sauver le nom de l'oubli.

– Oh ! sans doute, mon père.

Edmée, en répondant, se mordait les lèvres. La malicieuse jeune femme avait la plus irrespectueuse envie de rire.

Elle y donna carrière, quand elle fut dehors avec son mari.

– Peste ! quel accueil ! dit-elle. Et on nous a fait promettre de revenir dîner ce soir, « avec Madame d'Anjault et les enfants », en ajoutant : « Nous serons on famille !… » Je suis devenue de la famille ! Jamais rien ne m'a tant flattée, car il faut vraiment que je sois « présentable »… autant que votre position est « sortable ! » pour qu'on nous reconnaisse ainsi d'emblée !

– Méchante ! répondit le baron de la Chesnaie d'un ton de douce gronderie.

– Oui, et j'ai tort, en effet, de leur en vouloir ! N'est-ce pas au sort qu'ils m'avaient préparé que je vous dois ! Sans « ma bonne tante qui m'a élevée » et qui même se chargeait de pourvoir à mon avenir, jamais je ne vous eusse fait ma déclaration… Tiens ! à propos, il faudra demander des nouvelles de Jean, mon porteur de billets doux, auquel j'avais promis ma protection. Pauvre diable !… les heureux sont ingrats !

– Pas tous ! dit en souriant le baron de la Chesnaie. – Si tu le veux, ma chérie, nous prendrons Jean à notre service.

Cette parole, si spontanément venue aux lèvres du mari, ne peint-elle pas mieux que bien des commentaires cette tendresse infinie qui s'était emparée de lui et avait, pour ainsi dire, engourdi sa raison par l'ivresse du bonheur.

 

Le soir, madame la comtesse Le Dam d'Anjault mit toutes voiles dehors pour recevoir le baron et la baronne de la Chesnaie. Dans le salon, les housses des meubles furent enlevées, et Edmée put voir les armes de sa noble famille, brodées sur les sièges de velours.

Que cet écusson faisait bien ! Aussi était-il répété sur les rideaux, les panneaux des murs, les vases de la cheminée. Il y avait un chef d'azur avec des étoiles d'or puis une croix sur le fond de l'écu, et, dans les coins, une salamandre, un lion, une merlette : Que sais-je ? rien n'y manquait, pas même une barre, brochant sur le tout.

La comtesse présenta ses trois enfants à leur sœur aînée, et Edmée eut l'honneur et le plaisir de faire sauter sur ses genoux le futur « chef de la maison ». Les petites filles étaient gentilles à croquer ; elle les embrassa de bon cœur ; puis, on les remporta à la nursery.

Quant à la mère, c'était une femme d'une trentaine d'années, pas autrement belle, pas plus laide qu'il ne fallait, mais assez mal habillée, bien qu'elle portât une toilette fort cher.

Edmée remarqua que ses bijoux personnels reproduisaient encore une fois l'écusson de la famille.

Et cet écusson elle le retrouva, en passant dans la salle à manger, sur les verres et les assiettes, sur l'argenterie, et même tissé dans le linge.

– C'est aussi le vôtre ! lui dit la comtesse en la voyant suivre des yeux cette multiplication d'armoiries. Et vous avez le droit, avec l'écu en losange, d'en accoster les armes de la Chesnaie.

Edmée avait trop l'usage du monde pour sourciller devant cet aplomb. Elle fit une inclination de tête, en manière de remerciement.

Ainsi même les armes de la noble famille d'Anjault, – qui faisait les preuves de 1699 et avait compté des chanoinesses de Remiremont dans son arbre généalogique, – on l'autorisait à les porter !

Et c'était de la comtesse elle-même qui les avait payées en beaux deniers comptants que lui venait cette concession toute gracieuse ! En vérité, pour ne pas oublier, devant une si cordiale réception, les tristesses de son enfance, il lui aurait fallu un bien mauvais caractère.

L'avait-elle donc mauvais ? Peut-être bien ! car elle ne savait aucun gré à madame d'Anjault de sa mansuétude et elle était choquée de son ostentation. Elle aimait encore moins sa tante, qui, bien entendu, était delà fête. Celle-là, du moins, avait l'excuse d'être née dans un milieu où l'on tient la noblesse pour la première fortune en ce monde. Elle était restée pauvre et n'eût pas consenti, pour devenir riche, à se mésallier.

Mais bientôt une illusion de plus devait être enlevée à Edmée.

– Ma sœur, vous avez un goût d'une distinction merveilleuse, un tact exquis ! disait, à tout bout de champ, madame de Clérac à la femme de son frère.

– Ma sœur, il y aura demain, à Saint-Thomas-d'Aquin, un sermon où votre absence serait remarquée. Tous les nôtres y seront !

– Ma sœur, la duchesse donne son bal samedi. Tenez votre toilette prête. Ce sera très choisi.

Donc, madame de Clérac flattait sa belle-sœur.

Or madame d'Anjault était la fille d'un entrepreneur de bâtisse, énormément riche, mais médiocrement considéré dans le monde des affaires ; il y avait, disait-on, derrière ses millions, quelques irrégularités commerciales. Et, de fait, une fille d'entrepreneur aussi richement dotée aurait pu trouver, dans la noblesse, un meilleur parti que M. d'Anjault, si, dans ces apports, ne se fussent glissées quelques valeurs tarées.

Ainsi, même pour la sèche douairière qui avait voulu l'enlever de sa famille comme une scorie et l'enfouir au couvent, « Sa Majesté l'Argent » dominait la noblesse ! et le crime initial était bien plutôt d'être née d'une mère pauvre que d'une actrice mariée !

– L'argent ! avec de l'argent, on achetait tout, même les vicomtesses de Clérac ! pensait la jeune femme avec dégoût.

Et elle se prit à considérer son père avec plus de pitié que d'estime, en le voyant au milieu de ce luxe, de cette gloriole, de ce bien être, de cette valetaille, et devenu vraiment « comte Le Dam d'Anjault » le jour seulement où une fille de maçon parvenu était venue lui payer tout cela !

Jamais dans l'âme en fleur d'Edmée ne s'étaient glissées des pensées amères comme celles qui la hantaient ce soir-là, devant cette table de famille, brillante d'argenterie et de cristaux, irradiée de bougies et de fleurs, et servie avec toutes les recherches du goût français.

– On me reçoit bien parce que je n'ai besoin de rien, parce que j'ai un nom, une position sociale, qui flatte cette famille dans laquelle ma pauvre mère m'a fait entrer par effraction, se disait-elle ; mais si, au lieu d'être baronne et femme élégante, je n'étais qu'une pauvre institutrice, gagnant misérablement mon pain, comme on aurait tout fermé au-devant de moi ! Eussé-je été la plus vertueuse fille de la terre, ou aurait dit que je déshonorais ma famille. Et pourtant je n'en aurais pas eu moins droit à l'écu en losange, avec des hiéroglyphes dessus.

Et de fait, quand le baron et la baronne de la Chesnaie eurent pris congé :

– Vous le voyez, mon frère, j'avais raison ! dit sentencieusement la baronne de Clérac. Il n'y avait pour votre fille aînée que le couvent ou le mariage ! Je me félicite que le mariage ait bien tourné !

– Vous étiez plutôt pour le couvent, répondit le comte, si mes souvenirs sont fidèles ; et c'est moi qui ai insisté pour le mariage avec le baron de la Chesnaie.

– C'est que je me défiais du sang dont Edmée est sortie, répliqua la bonne tante, piquée de ce que son frère avait trop de mémoire et refusait, en cette circonstance, de rendre hommage à sa prévoyance et à sa profonde sagesse.

– Bah ! elle a été bien élevée ! s'écria le comte qui s'empressa de venir à résipiscence, en sacrifiant à sa terrible sœur, par une adhésion tacite, la mémoire de sa première femme et en lui faisant honneur, du même coup, de l'éducation d'Edmée.

– Enfin, elle est charmante maintenant, et vous pouvez la produire dans le monde avantageusement. Qu'en pensez-vous, ma sœur ?

– Certainement, répondit la comtesse ; d'ailleurs, il faut faire prendre quelques plaisirs à cette jeune femme, qui n'a pas longtemps à passer à Paris, et qui est faite pour tous les succès.

– Puisque c'est votre avis, ma sœur, si vous demandiez pour elle une invitation à la duchesse ?

– Volontiers ; mais ne serait-ce pas plutôt par vous, qu'il conviendrait que la démarche fût faite ?

– Non pas. C'est à vous qu'il appartient de présenter et de patronner Edmée dans les salons. Vous êtes son chaperon ; tant pis ! ma petite sœur : voilà ce que c'est que d'épouser un veuf, encombré d'une grande fille !

– Chaperon donc, je le veux bien, dit en souriant la fille de l'entrepreneur, qui n'était pas fâchée de mener dans le monde, pendant quelques semaines, une belle jeune femme dont elle pouvait dire : « Ma belle-fille, madame la baronne de la Chesnaie. »

Et puis, elle pensa qu'en ces circonstances, naturellement, elle aurait pour cavalier M. de la Chesnaie, qui avait grand air et, comme la plupart de nos agents à l'étranger, pouvait illustrer sa poitrine de toutes les décorations du monde.

D'ailleurs, elle ferait parler Edmée sur les habitudes et les modes de l'Amérique du Sud, et M. de la Chesnaie sur les intérêts français dans le Nouveau Monde et sur les attributions de nos consuls dans les échelles du Levant, et ce serait un sujet de conversation. On avait tant de peine à trouver quelque chose à dire dans les salons ! Et, quand on causait un peu, on avait si vite un cercle autour de soi !

Madame de Clérac, grâce au succès qui avait couronné l'entreprise du mariage de son frère, et grâce à sa souplesse avec sa riche belle-sœur, était restée le conseil de la maison.

Quand elle vit les bonnes dispositions de cette dernière, elle hasarda l'avis qu'on pourrait offrir à madame de la Chesnaie un appartement dans l'hôtel pour le temps de son séjour. Si on devait aller dans le monde ensemble, il serait peut-être très commode de loger sous le même toit.

– En effet, répondit la comtesse, et c'est une idée que je me reproche de n'avoir pas eue déjà. Au second étage, nous avons justement deux chambres confortables que je puis me permettre d'offrir à M. et madame de la Chesnaie. Il est plus convenable, d'autre part, que cette jeune femme, si je la présente, demeure chez son père. Enfin pourquoi lui laisser dépenser à l'auberge un argent qu'elle emploiera bien mieux à se donner des toilettes. Elle nous sera d'ailleurs d'une compagnie charmante.

Et voilà comment, le lendemain matin, dès son lever, Edmée reçut la visite de sa belle-mère, qui venait lui déclarer que sa place était sous le toit de la famille, et qu'elle ne la souffrirait pas plus longtemps à l'hôtel.

Cette chaleur ne fondit cependant pas la glace qui entourait comme d'une fortification le cœur d'Edmée ; et il ne fallut rien moins que l'intervention de M. de la Chesnaie, pour la décider à accepter ce qui lui était offert avec tant d'insistance qu'elle ne pouvait le refuser sans blesser sa belle-mère.

Madame d'Anjault ajouta que les trois premières semaines du Carême et les quatre qui suivaient les fêtes de Pâques, étaient les plus brillantes de la saison à Paris ; que les fêtes allaient être nombreuses dans le grand monde ; que les théâtres donnaient leur meilleur répertoire, que les courses allaient venir avec le printemps, et qu'elle voulait être le chaperon de sa chère Edmée dans le monde, son cicérone dans les théâtres et sa compagne au Bois, les jours de courses.

– Et d'abord, ma mignonne, dit-elle en manière de conclusion, préparez-vous à aller au bal samedi. J'ai pour vous une invitation de la duchesse de\\\*.

V

– C'est, dit le marquis de B.... un des hommes les plus répandus de Paris, à Robert de Ré, qui l'avait questionné, c'est une fille aînée du comte d'Anjault, mariée à un vieillard depuis plusieurs années déjà, et qui arrive de je ne sais plus quel pays lointain. Ce mari est consul.

– Depuis plusieurs années ?… Mais cette femme n'a pas plus de vingt-deux ans. Je l'ai prise tout à l'heure pour une jeune fille étrangère.

– Elle a été mariée à quinze ans.

– Pauvre créature !

– Mais non ! Elle est heureuse : elle aime son mari.

Robert de Ré allait répondre ; « Allons donc ! ce n'est pas possible ! » Mais il leva les yeux et vit Edmée si resplendissante, avec un sourire si doux et des yeux si limpides qu'il demeura muet. Tout, en effet, dans cette femme, depuis son teint pur et reposé jusqu'à l'éclair de plaisir qui brillait dans ses yeux, décelait le bonheur intime et la sérénité de l'âme.

– Je n'ai jamais vu, dit-il, de femme qui m'ait autant frappé. Depuis que je l'ai aperçue, il me semble qu'ici il n'y a plus qu'elle.

– Prenez garde alors que son vieux mari ne remarque votre attention, car il l'adore.

Et, de fait, Edmée était certes la femme sinon la plus belle, au moins la plus attachante du bal. Ce qui la distinguait surtout, c'était l'aisance et la souplesse de ses mouvements. Aucune Parisienne n'avait cet abandon dans la réserve et cette grâce sans coquetterie.

Elle portait une robe de crèpe rose, relevée par quelques nœuds de satin, une couronne de roses mousseuses et, autour du cou, des diamants sur un velours noir. Avec cela des gants longs et larges dont elle avait pris l'habitude, mais qui, maintenant, faisaient ressortir la blancheur et la finesse d'un bras exquis de forme et de rondeur.

Son teint était d'une blancheur mate que relevaient ses sourcils et ses yeux noirs, ses dents éblouissantes et ses cheveux d'un blond si doux. Ses épaules étaient basses, dégagées dans l'échancrure de la robe, juvéniles encore, mais non plus maigres ; la taille, qui semblait à peine effleurée par le corsage, avait une flexibilité singulière et une désinvolture inimitable. Avec cela, dansant de bon cœur, et comme une jeune fille qui aimerait vraiment le bal pour la danse, les fleurs et la lumière.

Robert de Ré, à qui elle avait inspiré une si vive admiration, était ce que, dans le monde, on appelle « un jeune homme à marier ».

Trente ans : bien et non beau, d'une tenue irréprochable et non recherchée, de la fortune, de la considération personnelle ; une position acquise, un avenir certain. Fils unique d'une mère veuve et encore jeune, il n'avait pas profité des facilités que cette situation laisse aux jeunes gens pour couper court à leurs études avant le temps et pour faire des sottises. Au contraire, il avait de bonne heure pris ses grades universitaires et fait son droit. Puis, après deux ou trois années consacrées à des voyages, aux doux passe-temps de la jeunesse favorisée de la fortune, il s'était fait admettre comme auditeur au Conseil d'État. C'était, pour le lendemain de son mariage, un droit à devenir maître des requêtes ou au moins préfet.

Aussi, bien que dans le monde légitimiste on lui reprochât d'être un peu trop ouvert aux idées nouvelles, était-il fort recherché dans les salons, où se rencontraient les jeunes filles de dix-huit à vingt-deux ans. Sans avoir de parti pris contre le mariage, il n'avait cependant point encore fait de choix.

Beaucoup de celles qui étaient à sa portée lui paraissaient charmantes ; aucune ne le captivait assez pour qu'il s'engageât en lui faisant une cour marquée.

Au vrai, jusqu'à ce jour, Robert n'avait jamais aimé, j'entends qu'aucun de ses amours n'était arrivé jusqu'à la passion.

« Je suis resté fidèle à ma mère, » disait-il quelquefois à ses amis intimes. Et cette parole exprimait bien le véritable état de son cœur.

Comme tous les jeunes gens heureusement doués, il avait eu des succès dans le monde facile ; comme tous ceux dont l'honorabilité ne fait pas de doute, dont la discrétion est assurée, il avait su ce que cachent de joies secrètes et de plaisirs défendus les amours des femmes honnêtes, – celles de Balzac, – qu'il ne faut pas toujours confondre avec les honnêtes femmes.

Mais les hétaïres ne devaient point posséder ce jeune homme, formé aux sentiments délicats par une mère distinguée.

Quant aux femmes du monde, il avait assez de clairvoyance pour sentir qu'en lui donnant leur vertu, elles ne lui eussent donné ni leur position sociale ni leur fortune. Aussi ne leur livrait-il pas jusqu'à son âme.

Il n'avait pas vingt ans, que sa mère, en lui donnant ces dernières caresses tendres qui s'adressent encore à l'enfant et déjà sentent le jeune homme, aux poils follets d'une barbe naissante, lui disait :

« Mon doux cœur, reste-moi fidèle, longtemps encore, je t'en prie. Quand une femme te dira qu'elle t'aime, avant de lui donner tout ton cœur… avant de la laisser entrer dans la cella du temple, dans cette intime et délicieuse retraite que je voudrais habiter seule jusqu'au jour où ta femme viendra s'y installer… et y prendre la plus grande place !… Eh bien éprouve-la, et, si tu t'aperçois que tu n'es pas tout pour elle en ce monde, ne te donne pas, toi non plus, tout entier. Garde-moi l'absolu de ton amour jusqu'à ce que tu aies trouvé la femme qui te donnera l'absolu du sien.

Robert avait-il compris la vérité de ces paroles, dites d'une voix caressante par une mère encore parée de toutes les grâces de la femme ? par une mère qu'il aimait comme la plus tendre des amies, « une adorable mère », comme disait volontiers le monde, en parlant de madame de Ré ?

Ou bien aucune des femmes qu'il rencontrait ne lui donnait-elle l'illusion d'un amour complet ?

Toujours est-il que cette passion qui marque le cœur d'une empreinte indélébile ne l'avait pas encore frappé.

En songeant au mariage, il se disait donc qu'il devait bien choisir… attendre un sentiment plus fort que ceux qui, jusqu'alors, s'étaient succédé dans son cœur. Et voilà pourquoi, tout en étudiant les jeunes filles, il ne se pressait pas de s'engager.

Comment donc, tout à l'heure, en apercevant Edmée au milieu d'un quadrille, s'était-il dit soudain :

« La voilà ! »

Et pourquoi, en dansant avec elle, avait-il senti un frissonnement dans tout son être ?

Par quelle étrange coïncidence aussi la jeune femme, qui en était à son quatrième bal et à son cinquantième danseur, depuis son arrivée à Paris, fut-elle intéressée par celui-là plus que par un autre ? et reçut-elle de lui une impression qu'elle n'avait encore reçue d'aucun homme ?

Il y a donc des heures ! des heures où un choc extérieur fait jaillir en nous une étincelle ?

Est-ce la rencontre fortuite d'âmes dépareillées comme l'ont pensé quelques poètes ? Ou bien faut-il croire, avec certaines personnes plus physiologistes que poètes, que dans notre cœur, sous l'incubation d'une chaleur latente, mûrit seul un certain fruit, qui tombe à la main tendue pour le recevoir ?

Mais alors, comment s'expliquerait la simultanéité des impressions reçues ?

Quoi qu'il en soit, oui, il y a des heures ! et quand ces heures sonnent à l'encontre des arrangements sociaux… malheur !

Certes, si Edmée eût été jeune fille, comme d'abord Robert l'avait cru, il n'aurait eu d'autre pensée que de l'épouser. Mais elle était mariée. Que faire à cela ?

Mariée, d'ailleurs. à un vieillard qu'il ne connaissait point, auquel il n'était pas obligé de serrer la main… Et nulle autre ne lui avait jamais ressemblé ! Nulle autre ne lui ressemblerait jamais !

Car elle n'était pas seulement jolie et gracieuse : quelques paroles échangées en dansant avaient suffi à Robert pour deviner qu'elle était instruite et intelligente…

Le bal cependant s'avançait. Robert tremblait que la cinquième valse, qu'il avait demandée et obtenue, ne vînt pas ; ou bien que madame la comtesse d'Anjault ne donnât, auparavant, le signal de la retraite.

– Voulez-vous que je vous présente au mari ? vint dire à Robert de Ré l'obligeant ami dont il tenait les premiers renseignements sur Edmée.

– Non ; merci ! répondit le jeune homme, auquel cette proposition, qui n'avait, hélas ! rien d'étrange, donna le frisson.

– A la belle-mère, alors ?

– Pas davantage. Je ne veux pas la connaître dans son cadre social… – si je dois jamais la connaître !

– Vous êtes un raffiné.

– Je ne sais pas ce que je suis. Mais je vous assure que cette femme m'a fait un effet extraordinaire… Elle est mariée, elle va évidemment repartir avec son mari, que sa carrière éloigne de Paris ; je n'aurai pas le temps de l'aimer… je n'essaierai pas de la troubler… Seulement, si je cherche sa présence, comme pour respirer un parfum, pour caresser un rêve, je ne veux rien d'étranger qui me la gâte, rien d'importun qui me la dérobe, rien d'indiscret qui nous regarde…, et je vous demande le secret.

– Vous êtes bien pris, mon cher, dit l'ami.

La cinquième valse arriva enfin. Robert de Ré attendait avec anxiété sa danseuse. Cependant, il n'alla pas vers elle une seconde plus tôt qu'il ne fallait. L'attendait-on, lui ? il n'osait s'en flatter, n'étant point fat, et il lui parut pourtant qu'il n'était pas accueilli sans un certain trouble.

On cause un peu en valsant ; mais comme les impressions vont vite ! Comme, pour peu que le cœur soit ému, le vertige vous monte au cerveau !…

Peut-être ce fut l'étourdissement de la valse qui obscurcit la mémoire de Robert ; mais, lorsqu'après une longue course, il s'arrêta pour faire reposer sa danseuse :

– Mademoiselle, lui dit-il…

Elle sourit et reprit :

– C'est « Madame » qu'il faut dire.

– Oh ! pardon ! s'écria-t-il. Je le savais, mais je l'avais oublié. Pardon ! C'est que… je voudrais tant pouvoir dire : « Mademoiselle ! »

Il n'ajouta rien. Elle comprit et baissa les yeux. Puis :

– Je suis fatiguée, dit-elle doucement. Reconduisez-moi à ma place, je vous prie.

Il n'y avait dans son accent ni pruderie, ni colère. Mais Robert sentit qu'il y avait de la pudeur. Elle ne voulait pas reprendre la valse avec un homme qu'elle avait ému.

Peu de moments après, elle quitta le bal avec les siens.

Et quand elle eut disparu, Robert crut que les lustres s'étaient éteints, l'orchestre arrêté, le bal évanoui. Il ne voyait plus là personne. Et même n'avait-il pas rêvé ?

Non ! non ! Elle était bien là tout à l'heure ; il lui avait parlé ; il l'avait tenue dans ses bras… Mais maintenant la reverrait-il jamais ? Où ? et quand ?

Edmée, ce soir-là, rentra rêveuse ; elle n'entendit point les paroles qu'échangèrent son père, sa belle-mère et son mari, et elle s'enfuit dans sa chambre, bien vite, en disant :

– Je suis fatiguée !

Vous avez trop dansé, dit la comtesse d'Anjault.

– Peut-être !

Oh oui ! la valse, au moins, était de trop, car Edmée ne put dormir de longtemps. Il lui semblait qu'elle valsait toujours ; et, de temps en temps, lui revenait cette parole émue : « Je voudrais tant pouvoir vous dire : « Mademoiselle. »

VI

Cependant la baronne de la Chesnaie avait, dans le monde, un succès fou. On sait ce que c'est, à Paris, que le succès. Tout à coup, – quelquefois sans qu'il y ait pour cela des raisons bien fondées, – la mode s'éprend d'un homme ou d'une femme ; c'est le héros du jour ou la reine des salons.

La grâce un peu exotique d'Edmée, son mélange de candeur et de laisser-aller, sa simplicité jointe à je ne sais quelles façons de grande dame qui lui venaient du rang qu'elle avait occupé à Montevideo, la rendaient véritablement originale, et avaient d'abord attiré l'attention ; sa beauté, beauté qu'aurait mal rendue la sculpture, parce qu'elle était plus dans la couleur que dans la forme, l'avait retenue. La disproportion de son mariage, l'affection qu'on lui prêtait pour son vieux mari, surexcitaient encore la curiosité mondaine.

Aussi devint-elle bientôt la lionne de la saison. La nouvelle situation de sa famille, celle de son mari, qui, indépendante de la politique, était à la fois nationale et isolée du gouvernement, l'avaient placée, d'emblée, dans la plus haute société ; en même temps elle était du monde officiel. Tous les regards donc, ceux d'à côté et ceux d'en bas, étaient tournés vers elle.

La « chronique » florissait alors dans les journaux. Bientôt ses toilettes furent citées, et les bonnes faiseuses vinrent solliciter sa pratique. Et, comme elle les éconduisait, ne se sentant pas assez de fortune pour payer leurs services, celles-ci trouvaient, pour elle, des prix doux, car il importait à leur succès que l'on pût dire et surtout écrire : « Hier, au bal de telle ambassade, la ravissante baronne de la Ch… portait une toilette exquise, que madame une telle avait composée pour elle. »

Et il n'y avait pas de jour qu'Edmée, si profondément ignorée quelques mois auparavant dans sa quinta ombreuse de Montevideo, ne vît son nom dans les gazettes. On signala sa présence dans les théâtres ; on se la montrait au Bois. Et son gracieux visage fut bientôt l'un des plus connus de Paris.

M. de la Chesnaie éprouvait bien de tout cela une sorte de malaise moral ; mais en même temps il avait des mouvements d'orgueil. Cette beauté était à lui ; cette femme entourée d'hommages l'aimait !

Parmi les adorateurs le plus souvent rencontrés dans le sillage de la baronne de la Chesnaie, M. Robert de Ré avait assurément été signalé. Mais quand une femme devient à la mode, les cavaliers-servants ne tirent pas à conséquence. Une femme à la mode n'a pas le temps d'être coupable. N'était-il pas entendu, d'ailleurs, que la baronne de la Chesnaie était une fleur d'innocence et de pureté conjugale, et n'était-ce pas là une partie de son prestige ?

Cette réputation, qu'on lui avait faite dès l'abord, la soutint longtemps contre la médisance. Et pourtant !

Pourtant non ! ce n'était plus déjà la noble et sereine créature que le baron de la Chesnaie avait ramenée de Montevideo. Ce n'était pas encore une femme coupable, mais c'était déjà une femme profondément troublée.

Chaque jour elle avait retrouvé quelque part, tantôt ici, tantôt là, Robert de Ré, qui lorsqu'il ne pouvait ni la faire danser, ni l'effleurer à la sortie d'un théâtre, la regardait, au moins, d'un œil ardent.

Et cette recherche ne l'offensait pas. Elle attendait la présence de Robert comme lui-même attendait la sienne. Et si cette présence manquait au moment où elle y comptait, une angoisse insupportable la prenait ; et, quand elle dansait avec lui, son cœur battait de battements désordonnés.

Plus encore : elle laissait deviner à cet homme qui l'aimait le trouble de son cœur. Elle ne se défendait pas contre ses attaques, sans formules et sans actes, mais flagrantes.

C'est qu'elle ne le pouvait pas. Jamais la passion ne fit dans une âme de si rapides progrès. Ces deux amants, sans s'être encore parlé d'amour, couraient l'un vers l'autre avec une rapidité qui tenait du vertige. Sans doute cette pensée : « Elle va partir dans quelques semaines, et m'être enlevée pour toujours ! » activait étrangement l'amour de Robert. Edmée ne pensait plus aux contingents extérieurs ; elle était emportée sans savoir pourquoi, comme par un tourbillon, vers cet homme qui l'aimait. Elle se parait, elle recherchait les succès parce qu'il devait la voir ; elle allait ici, là où ailleurs, parce qu'elle espérait l'y rencontrer.

Était-il là ? autour d'elle flottait comme une atmosphère radieuse de soleil et énivrante de parfums. N'y était-il plus, il faisait nuit, humide et sombre.

Elle ne prenait plus garde ni aux affectations de sa belle-mère, ni aux platitudes gourmées de madame de Clérac, ni aux grands airs de son père. Quant à son mari, elle le voyait à peine et ne lui parlait qu'en courant, tant elle était affairée, pressée, occupée de mille soins au dedans et au dehors. Tantôt c'était la couturière, tantôt la modiste ou le cordonnier.

A la vérité, depuis qu'elle était devenue la proie de l'obsession passionnée qui la dominait, Edmée redoutait de se trouver seule avec elle-même et encore plus de se trouver en tête à tête avec son mari. Elle sortait donc quand nulle affaire ne la retenait au logis pour les soins de sa toilette : tantôt avec sa belle-mère, pour faire des visites ; tantôt seule, pour courir les magasins.

Cette vie dissipée s'excusait par la rapidité du séjour que M. et madame de la Chesnaie devaient faire à Paris. Entre sept années de séjour dans l'Amérique du Sud et un certain nombres d'autres qui s'annonçaient à Alexandrie, on pouvait bien donner quelques jours au tourbillon.

Il était arrivé à Edmée, quand elle sortait seule, de rencontrer parfois Robert de Ré. Fallait-il mettre ces rencontres sur le compte du hasard ? ou bien fallait-il croire qu'elle était, pour cet homme, l'objet d'une constante préoccupation ? Sa conscience, tout engourdie qu'elle fût, ne lui répondait, que trop. Elle aurait dû cesser de sortir seule. Mais non ! une irrésistible impulsion la poussait. Elle sortait le lendemain comme la veille, et ses pieds la portaient souvent au même lieu.

Si Robert de Ré s'était fait présenter et avait eu l'entrée de la maison d'Anjault ; si des rapports avoués s'étaient établis entre le jeune homme et elle, au milieu de sa famille, jamais Edmée, quelle que fût sa passion, ne se serait ainsi livrée ; car, chaque jour, elle se livrait sans s'en rendre compte. D'abord, elle se serait gardée par respect humain ; ensuite elle se serait gardée parce qu'elle aurait mieux senti le danger.

Est-ce que jamais la créature d'élite dont M. de la Chesnaie avait fait une femme intelligente et une grande dame aurait pensé que l'amour pût ainsi naître et se développer entre deux êtres sans qu'un échange d'idées eût d'abord rapproché leurs esprits, sans qu'une sympathie morale les eût réunis ? Mais elle ne le connaissait pas, ce Robert de Ré ! Elle ne pouvait pas l'aimer !

D'ailleurs, ne s'était-elle pas donnée pour toujours à son mari… et elle l'aimait, son mari ! Que de raisons pour l'aimer, en effet, lui si noble ! si bon ! lui qui l'avait tirée de l'oubliette où on la voulait faire descendre pour la faire arriver à la vie heureuse et brillante !

Non ! elle ne pouvait aimer ce jeune homme ; mais il valait mieux qu'elle ne le connût pas, car, elle "devait se l'avouer, il exerçait sur elle une fascination singulière, et si les relations du monde les avaient rapprochés, peut-être aurait-elle dû le craindre.

Ainsi se trompait elle-même, la pauvre affolée qui s'en allait à la dérive en dansant, au milieu des siens, couronnée de fleurs, entourée d'hommages, admirée, enviée, adorée, encore pure et déjà perdue.

VII

Un matin, Edmée avait été chez sa couturière, place Vendôme, essayer une toilette de bal pour le soir. Il pleuvait. C'était une de ces grosses pluies lourdes du printemps qui succèdent aux giboulées quand les froids sont partis, que la terre s'échauffe et que se gonflent les bourgeons des arbres. Cette pluie l'avait prise en route. Elle s'était refugiée dans un fiacre.

Quand elle redescendit, après avoir essayé sa robe, il pleuvait toujours, il pleuvait plus encore, à torrents ; l'eau courait dans les rues entre les pavés ; le macadam n'était plus qu'une boue liquide.

Sous la porte cochère, elle ramassa ses jupes, ouvrit son en-tout-cas, pour traverser, sur la pointe des pieds, le large trottoir, cria au cocher tout ruisselant sur son siège : « Ouvrez la portière ! » Puis s'élança.

Elle avait à passer encore chez sa fleuriste. « Rue Richelieu, no… » ajouta-t-elle en sautant par-dessus le marchepied pour entrer dans la voiture.

Mais elle demeura stupéfaite de se trouver en face de Robert de Ré qui était assis dans le fond du coupé.

En toute autre circonstance, Edmée comprenant, au premier coup d'œil, qu'elle se trompait de voiture, – celle-ci d'ailleurs était une voiture de maître – se serait reculée en disant : « Pardon monsieur, je me trompais. » Mais devant Robert elle ne comprit rien, ou comprit trop bien, devina, sentit, qu'il y avait là un coup de la destinée, venu du hasard ou de la volonté de Robert.

Elle devint pâle et chancela en balbutiant : « Monsieur ! » puis, se reprenant aussitôt, car, en effet, elle n'avait point de reproche à faire, s'étant elle-même précipitée dans la voiture : « Je me croyais, dit-elle, dans une voiture que j'ai laissée là tout à l'heure, et je ne comprends pas. »

D'un coup d'œil, elle venait de voir que son fiacre n'était plus devant la porte et que sous la pluie battante, une seule voiture stationnait de ce côté de la place Vendôme : la voiture de Robert de Ré.

Avant qu'elle n'eût achevé sa phrase, Robert était descendu par l'autre portière.

– Madame, cette voiture est la vôtre, puisque vous y tes : et pour que vous vous y sentiez mieux chez vous, j'en descends. Faites-vous conduire.

– Vous pensez bien, monsieur, que je n'accepterai point cela, reprit Edmée dont le cœur battait fort, mais lui cependant reprenait possession d'elle-même. Et d'abord, remontez, car il pleut.

– Et bien ! madame, où voulez-vous que j'aie l'ineffable bonheur de vous conduire ?

– Mais nulle part, monsieur. Je vais retourner chez ma couturière qui demeure dans cette maison. Mon cocher de fiacre reviendra probablement tout à l'heure, quand l'averse aura cessé, et d'ailleurs j'enverrai chercher une autre voiture.

– Alors, vous ne me faites pas l'honneur de vous confier à moi cinq minutes ?

Edmée se sentait envahie par une étrange faiblesse.

Cinq minutes ! pourquoi ne les passerait-elle pas en effet auprès de cet homme qu'elle aimait, et par lequel, chaque soir, elle se laissait entraîner à la valse !

– Conduisez-moi donc alors jusque chez ma fleuriste dit-elle.

Le trajet était court, mais la rue Neuve-des-Petits Champs se trouvait encombrée, et le coupé ne circula que lentement au milieu de la double file des fiacres, de voitures de commerce et des omnibus.

Edmée, en proie à une émotion violente, à un trouble invincible, ne trouvait pas une parole à dire. Elle était heureuse ; elle se sentait coupable, tout en se demandant quelle était sa faute ? Robert essayait de contenir la joie de son triomphe.

Il était heureux lui aussi, et savait pourquoi. Mais cherchait comment faire durer ce bonheur, ou le renouveler ? Comment profiter, sans aller trop vite, de cette situation qui ne devait pas rester infructueuse. Et lui non plus ne trouvait pas de paroles, ne voulant rien dire d'indifférent, et rien de trop significatif non plus.

Comment s'était-il trouvé là si à propos ? Comment le fiacre de madame de la Chesnaie avait-il disparu Edmée n'osait pas questionner… Son instinct de femme aimée l'avertissait trop qu'elle avait dû être guettée, attendue.

Cependant le silence devenait d'autant plus embarrassant, que, dans cet étroit espace, tous deux entendaient pour ainsi dire les battements de leurs cœurs, et voyaient courir dans leurs yeux les flammes de la passion ou le pudeurs de la faiblesse épouvantée.

– La pluie cesse, et voilà le soleil, dit enfin Edmée d'une voix mal assurée ; il est probable que mon fiacre va sortir de la retraite où il a dû se refugier, pendant l'averse, pour aller attendre sa pratique.

– Votre fiacre, madame, doit en ce moment déposer mon groom à la porte d'un de mes amis, pour lequel je lui ai donné une commission.

– Comment ? Monsieur, alors c'est vous qui avez préparé cette… surprise. Je pourrais employer un mot plus sévère ! Si je le croyais, je me repentirais cruellement de m'y être laissé prendre !

– Supposez, madame, que la fortune m'ait fait vous apercevoir… et qu'alors, en pensant que vous allez partir… que l'adorable apparition qui m'enchante tous les soirs, depuis quelques semaines, va disparaître, pour jamais peut-être, j'ai été pris d'une tentation folle de la saisir au passage, un instant, de la fixer là, près de moi, pour l'étreindre, par la pensée, et me dire que je n'ai point fait un rêve ? Supposez cela, eh bien ! ne mériterais-je pas votre pitié plus que votre colère ?

– Je sais, monsieur, que j'ai eu tort de me confier à vous, même pendant cinq minutes.

– Ah ! madame ! non, ne dites pas cela. Non ! vraiment ! ne regrettez rien. Tout à l'heure nous allons aborder au magasin que vous avez désigné à votre cocher, et ces rapides instants ne seront plus pour moi qu'un souvenir. Et pour vous ?… – pas même : un de ces menus incidents de la vie que l'on oublie dès que l'heure a passé ! mais j'aurais été bien heureux. Tenez ! encore cinq ou six bals, deux ou trois journées de courses, et vous ne me reverrez jamais peut-être ; car je n'ai pas le droit de me présenter chez vous. Eh bien, quand je vais vous offrir la main pour descendre de voiture, vous devriez y laisser tomber, comme une aumône, ce petit bouquet de violettes flétries que je vois à votre ceinture.

Edmée n'eut pas le temps de répondre, – heureusement ! car son émotion ne lui permettait pas de trouver une parole. – La voiture s'arrêta, – on était arrivé devant le vestibule vitré d'un fleuriste célèbre.

Et, comme il l'avait dit, Robert descendit et tendit la main.

Edmée s'y appuya pour descendre à son tour :

– Adieu ! balbutia-t-elle.

Et rouge, tremblante et les yeux baissés, elle s'élança, en laissant un bouquet dans la main de Robert.

VIII

– Ah !… c'est… vous ! madame ! dit au moment même où elle mettait la main sur le bec de cane du vestibule, une voix qui la fit tressaillir et, soudain, redevenir plus pâle qu'elle ne l'avait été tout à l'heure en entrant inopinément dans la voiture de Robert.

La porte venait de s'ouvrir, et au pied de l'escalier qui montait au magasin du fleuriste, se trouvait madame d'Anjault.

En levant les yeux et en voyant l'expression du visage de sa belle-mère, la jeune femme bondit de révolte et de colère. Elle eût été surprise, en flagrant délit d'infamie, que madame la comtesse d'Anjault ne l'eût pas toisée d'un plus méprisant regard.

– Eh bien, madame ! qu'y a-t-il ? s'écria Edmée qui tout à l'heure demeurait interdite devant son amant et confuse devant sa conscience, et qui, tout à coup, en présence de sa belle-mère, devint hautaine.

Madame d'Anjault, en effet, était venue seule chez le fleuriste et dans sa propre voiture. Mais madame de la Chesnaie n'avait pas été sans remarquer les assiduités dont l'entourait, à l'ordinaire, un jeune homme qui s'était impatronisé l'ami de la maison. On avait là-dessus, dans le monde, une opinion faite, et madame de la Chesnaie s'en était maintes fois trouvée choquée.

– Je ne vous croyais pas, à Paris, des connaissances en dehors de votre famille, reprit la belle-mère.

– Vous avez tort, madame, d'être si prompte au soupçon. Je ne juge pas si vite, moi, en dépit des apparences.

– Ah ! je ne soupçonne pas, madame, je constate ! et j'ai bien lieu de m'étonner, ce me semble, qu'étant liée avec M. Robert de Ré, – un de vos danseurs empressés… comme on l'a déjà remarqué, – vous n'ayez pas cru devoir le présenter à… votre père et… à votre mari ; je ne parle pas de moi.

– Vous le prenez, madame, sur un ton qu'il ne me convient pas d'accepter ; autrement je me serais empressée de vous dire quel vulgaire accident m'a forcée d'accepter quelques minutes d'hospitalité, dans la voiture de M. Ré, que je n'avais jusqu'alors jamais rencontré hors de votre présence.

– Épargnez-vous cette peine. Je vous ai vue descendre de votre voiture et donner votre bouquet… Vous ne me convaincriez pas.

– Eh bien, madame, restez donc avec l'opinion que vous prenez si aisément des autres. En vérité, d'ailleurs, celle que vous avez de moi m'importe peu !

– Vous voudrez bien, cependant, vous souvenir que je vous couvre de ma responsabilité.

– Désormais, madame, je vous éviterai cet embarras. Dès demain, mon mari et moi quitterons votre maison.

– Votre mari ?… Vous avez peu de scrupules de disposer de lui en cette occasion !

– C'est avec lui que je m'expliquerai dès tout à l'heure, madame.

– Ce serait de l'audace… de la cruauté. Respectez du moins, son repos… et ses illusions.

– Madame !…

– Vis-à-vis de lui, moi, madame, je ne vous trahirai pas, dit madame d'Anjault, quittant le vestibule du fleuriste pour remonter en voiture.

Edmée, demeurée seule, étouffait de colère. Cependant en présence de la situation foudroyante que la fatalité venait d'amener en peu d'instants, elle se sentait frappée de stupeur.

Ne pouvant rester là entre la rue et l'escalier du fleuriste, elle monta machinalement, fit une description de sa toilette pour le soir, tendit un échantillon à l'ouvrière qui devait assortir les fleurs, et repartit en disant, pour dire quelque chose :

– Que ce soit soigné comme toujours.

– Oh ! répondit la fleuriste, c'est une recommandation que madame n'a pas besoin de faire. Elle sait bien que tout ce qu'il y a de mieux, dans Paris, sera pour elle.

Edmée fit de la tête un signe de remerciement et sortit avec des larmes plein les yeux. Cette réponse de la fleuriste venait de fondre sa colère en une douleur profonde.

Quelle vie plus triste que la sienne, en effet, sous tant de brillantes apparences ! N'aurait-on pas dit une de ces actions doubles, qu'on représente au théâtre en divisant la scène en deux décors ? D'un côté, c'était la reine de la mode, élégante, applaudie, entourée, fêtée, citée dans les gazettes ; de l'autre, une pauvre créature ne tenant à rien qu'au bras protecteur d'un vieillard, sans fortune et sans moyens d'existence propres, sans liens réels avec ce monde qui l'encensait depuis quelques jours. Que le baron de la Chesnaie la soupçonnât et s'éloignât d'elle, et c'en était fait : la pauvre Edmée tombait bien plus bas que son point de départ, le jour où la vicomtesse de Clérac disait au comte Le Dam d'Anjault : « Mon frère, votre fille a le diable au corps, et il faut la mettre au couvent ! »

En ce temps-là, elle n'avait eu encore que le tort de naître ; aujourd'hui que ne trouverait-on pas à lui reprocher !

Il lui fallait donc ou s'arracher du cœur cet amour qui venait d'y naître si puissant et si incompressible, ou tromper un vieillard, – qu'elle estimait et qu'elle aimait après tout ! – pour ne pas tomber des sommets de l'empyrée social dans les bas-fonds où grouille la misère… Oui, ce pavois qui la portait c'était l'amour, la confiance, l'estime de son mari… et, cela disparu… plus rien !

Son cœur à ces pensées, se révoltait. Les autres, dans leur vie, avaient au moins une heure à donner à leur jeunesse ! Elle, point. Dès quinze ans, il lui avait fallu prendre une chaîne pour éviter une prison !… et, injuste dans le bouillonnement de ses pensées amères, elle oubliait les douceurs exquises, de son bonheur tranquille pendant sept ans, pour ne plus voir que son terrible isolement, pour ne plus sentir que la fragilité de la branche qui la suspendait au-dessus de l'abîme !

Sans doute qu'en ce moment, et tandis qu'elle marchait fiévreusement et sans but en se laissant aller au désordre de ses pensées, sa belle-mère déjà, malgré une promesse sur laquelle il eût été imprudent de compter, l'avait accusée ! Sans doute qu'on tenait conseil à l'hôtel d'Anjault et qu'on prenait le parti de la rejeter de nouveau aux ténèbres extérieures. Et pourquoi ? pour un soupçon conçu sans preuve ! pour une apparence, une ombre, un rien ! pour rien même, en réalité !

Comment donc était-elle assez folle pour ne pas tenter de prendre les devants, pour ne pas courir à son mari lui crier : « C'est une calomnie ! » et en appeler à lui comme à un vengeur ?

Elle se redressa ; elle allait accepter la lutte, mais soudain, elle entendit siffler à son oreille les paroles venimeuses de sa belle-mère : Je vous ai vue… – Comme elle devait être en effet rougissante et troublée ! – Je vous ai vue… et vous avez donné votre bouquet. »

Nierait-elle ? Non elle ne s'abaisserait point à cette ignominie. Et alors, quoi ?

Et tandis qu'Edmée, forte de son innocence de fait, s'indignait contre l'accusation, sa conscience lui criait :

– Qu'est-ce donc que ton innocence à quoi tient-elle, quand ton cœur appartient à Robert de Ré ? quand, depuis longtemps déjà, tu ne vis plus que par sa présence… quand il t'a fallu toute la puissance de ta volonté et tontes les ressources de l'hypocrisie sociale, pour feindre la sévérité au lieu de te jeter dans ses bras !

Et c'est dans cet état, malheureuse, que tu oserais aller affronter ton mari, et lui dire : « Venge-moi ! » parce qu'en me mettant à son niveau et en me tenant pour déjà corrompue, ma belle-mère me calomnie !

Edmée était lasse de marcher au hasard sur le pavé boueux ; elle voulait s'arrêter, s'asseoir, réfléchir car il ne fallait pas rentrer à l'hôtel sans avoir pris un parti. Mais où ?

Paris, avec toutes ses ressources, n'offre qu'un asile à qui veut s'isoler et se recueillir : l'église. Elle entra donc dans la première qui s'offrit, et après avoir regardé l'heure – il était onze heures, et à l'hôtel d'Anjault on déjeunait à midi – elle alla se blottir dans un coin sombre.

Alors, par un effort de volonté, elle imposa silence à son imagination pour examiner le véritable état de son cœur et le véritable état des choses.

Son cœur ? il était en proie à un amour qu'il l'avait envahi peu à peu, et qui, depuis un heure, éclatait comme un incendie. Oui ! elle aimait Robert de Ré ! oui, pour la première fois, elle sentait ce que c'était que l'amour, et cela n'avait rien de commun avec l'affection raisonnable qu'elle portait à M. de la Chesnaie. Elle aimait et trouvait dans cet amour un tel bonheur que, pour rien au monde, elle ne le voulait chasser de son cœur. Non ! pour rien ! et quoi qu'il pût en arriver !

Quant à sa situation, elle ne tenait plus qu'à la discrétion de sa belle-mère. Il lui fallait tout de suite abdiquer ou mentir. Pas d'hésitation entre les deux alternatives, puisqu'elle ne voulait pas du troisième parti, qui était de dire à son mari la vérité, quant aux faits, et d'ajouter : « Maintenant partons tout de suite pour votre nouveau poste, parce que je ne veux ni briser avec ma famille, ni rester plus longtemps sous son toit. »

Si Edmée, dont la vie sans orage, la vie ouatée de bonheur avait jusqu'ici contenu la nature indomptable, eût été la maîtresse de Robert, nul doute que, de ce pas et sans retourner à l'hôtel d'Anjault, elle n'eût été le trouver et lui dire : « Partons ensemble ! » Mais telle n'était pas la situation. Edmée, tout en ne voulant pas résister à l'amour, espérait échapper à la chute. Il n'y avait donc plus qu'une issue : mentir.

Il fallait retourner à l'hôtel d'Anjault, défier sa belle-mère par la hauteur de son attitude, et, si elle était interrogée, raconter dans quelles circonstances elle avait accepté cinq minutes la voiture de M. de Ré ; et quant à son trouble, en descendant de voiture, au bouquet laissé dans la main, s'écrier que c'étaient là pures calomnies d'une belle-mère jalouse !

Cette résolution prise, elle se mit dans une voiture de place et rentra, le cœur tremblant, mais le visage calme.

IX

La comtesse d'Anjault, à peine de retour au logis, avait fait appeler sa belle-sœur.

– Eh bien, nous voici, ma chère, dans de beaux draps ! Votre nièce, à présent que nous avons eu l'imprudence de la mettre en vue, fait des sottises. Je veux bien croire qu'il n'y a encore que des légèretés. Mais n'importe ! ces légèretés, quant tous les yeux sont fixés sur elle, sont horriblement, dangereuses.

– Qu'est-ce que c'est ? vous me faites trembler.

– Il ne faut pas trembler, ma bonne sœur ; mais il faut aviser, et tout de suite… pour l'honneur de notre maison !

Madame d'Anjault était d'autant plus prude qu'elle avait moins le droit d'être sévère. Quant à madame de Clérac, il faudrait bien peu connaitre le cœur humain pour ne pas comprendre qu'elle ne prit pas l'alarme sans une secrète satisfaction.

– Ah ! ma sœur, dit-elle, vous avez été trop bonne de vous embarrasser de cette créature ; et si vous aviez, comme moi, connu sa terrible nature…

– Mais il me semble que l'attitude à prendre vis-à-vis de M. et madame de la Chesnaie a été délibérée en famille, reprit la comtesse, un peu piquée de voir que madame de Clérac, qui tenait surtout à ne jamais laisser croire sa sagesse en défaut, rejetait en quelque sorte sa part de responsabilité.

– Oh ! sans doute ; mais, ce n'est pas il y a un mois qu'il fallait se prémunir contre cette fille-là ! C'était à l'origine, dès sa naissance, pour ainsi dire. Enfin, qu'y a-t-il ?

Madame d'Anjault, se trouvant ainsi mise hors de cause, prit le visage composé qui convenait à son rôle en pareille circonstance, et, en rougissant pour la coupable, reprit :

– Ma sœur, je vous dirai les choses telles qu'elles sont, car vous ne pouvez donner d'utiles conseils qu'en connaissance de cause. Il est bien entendu que M. de la Chesnaie doit tout ignorer. Quant au père, c'est différent. Mais encore ne serait-il pas nécessaire de lui préciser les faits.

– Pour l'amour de Dieu, qu'y a-t-il ? Mais on lui donnerait maintenant Dieu sans confession, à cette fille d'actrice !

– Il y a que ce matin je l'ai surprise au retour d'un rendez-vous.

– Est-ce possible !

– Elle descendait du coupé d'un jeune homme qui n'est pas de notre société, mais que nous rencontrons presque tous les jours au Bois et dans le monde : et en descendant, tremblante, émue, elle lui a laissé son bouquet dans la main.

– Elle est perdue !

– Dieu veuille que non ! Mais du moins, je n'en saurais douter, elle a une intrigue avec ce jeune homme.

– Que vous appelez ?

– Robert de Ré.

– C'est la récompense de ce pauvre la Chesnaie !

– Ce qui me semble fort, c'est qu'elle ait trouvé moyen de nouer cela en si peu de temps et sans que je m'en sois aperçue.

– Ah ! quand elle a trouvé moyen d'ensorceler ce malheureux la Chesnaie, m'en suis-je aperçue moi ? Ces créatures-là, voyez-vous, ma sœur, nous ne les pénétrerons jamais, parce que nous sommes d'honnêtes femmes, nous !

– Elle a fait ce que font les plus rouées : elle a pris son amant en dehors de notre cercle. C'est ainsi, vous le comprenez, que les malheureux parents n'y voient que du feu.

– En sorte que la péronnelle peut avoir un amant, deux ou trois peut-être ! – pendant qu'elle est ici sous votre patronnage et sous la responsabilité de son père, sans que nul de nous ne s'en doute !

– Justement. Et, tandis qu'on suspectera peut-être des rapports bien innocents entre une honnête femme et un ami de sa famille, qui ne sera que son plus respectueux serviteur, on ne verra rien aux déportements d'une Messaline qui saura choisir ses amants dans un rayon éloigné de son centre. En revanche, le récit des fredaines de madame courra les cercles…

– Et je vois d'ici mon pauvre ami la Chesnaie devenant père, à Alexandrie, dans huit mois d'ici.

– Hum ! précisément...... et c'est peut-être ce qu'elle cherche !… Elle n'a rien, je crois ?… M. de la Chesnaie a quelque fortune… – Lui a-t-il assuré sa succession par contrat ?

– Non. Ils sont mariés sans contrat.

– Elle est donc à sa discrétion. Et s'il ne fait pas de testament, des collatéraux peuvent replacer madame de la Chesnaie juste dans la situation où elle était à la veille de son mariage.

– N'en doutons plus. C'est un enfant qu'elle cherche !

– Ce serait une explication, et jusqu'à présent sa facilité me semblait inexplicable.

– La misérable !

– Quoi qu'il en soit, ma sœur, il est bien entendu que le pauvre baron ne doit rien savoir ! rien, dussions-nous tous nous employer à lui cacher son malheur.

– Oui ; jusqu'à présent du moins.

– Il est bien entendu aussi qu'il ne doit pas y avoir d'esclandre.

– A aucun prix ! et, puisque nous avons eu la faiblesse de recevoir cette… malheureuse, nous n'avons qu'un parti à prendre : cacher ses désordres tant qu'elle sera ici, et travailler énergiquement à ce qu'elle parte le plus tôt possible pour Alexandrie. Mais il faut parler à mon frère.

– Croyez-vous ? J'ai tant peur de lui faire une peine affreuse !

– Ah ! pourquoi ne m'a-t-il pas écoutée !…

– Du moins ne lui disons pas tout : disons-lui seulement que j'ai cru remarquer les assiduités de M. de Ré ; qu'Edmée ne m'y a pas paru indifférente… qu'elle est bien jeune… que le damoiseau est bien entreprenant… enfin qu'il ne doit pas perdre sa fille des yeux, quand ni vous ni moi ne pouvons l'accompagner.

– Précisément. Car il ne faut plus qu'elle sorte seule, ma sœur : il ne le faut plus !

– C'est bien mon avis… Mais… que de peines pour la suivre ! C'est le matin sans doute qu'elle se glisse hors de la maison… Elle doit avoir quelque part une retraite sûre où l'attend son amant ?… à moins qu'elle n'aille chez lui, car elle était dans sa voiture ! Dans sa voiture ! C'est le comble du laisser-aller ! Avant huit jours, si cela continue, elle deviendra la fable de Paris !

– Quelle fortune, ma sœur, au milieu de notre malheur, que vous l'ayez surprise ! Ainsi nous pourrons peut-être arrêter le scandale. Mais, il faut que mon frère s'arrange pour faire presser, par le ministre, le départ de la Chesnaie. Et pour cela ne perdons pas de temps. Avertissons-le tout de suite. Nous le devons d'ailleurs !

Quand Edmée revint à l'hôtel d'Anjault, son père, sa belle-mère et sa tante avaient donc déjà instruit son procès et pris un parti à son égard. Au premier coup d'œil elle le comprit.

Le seul baron de la Chesnaie l'accueillit de ce bon regard qu'il avait toujours pour elle. Ce regard attendrit son cœur plein de fiel et de colère. Elle s'avança vers le baron, lui mit les bras autour du cou et l'embrassa.

La comtesse d'Anjault se leva, et se tourna vers la fenêtre comme pour dissimuler un mouvement d'indignation.

– L'odieuse créature ! balbutia madame de Clérac.

Et Edmée se disait : « C'est le seul bon être qui soit ici. Comme je l'aimerais s'il n'était que mon père ! »

En apparence, au déjeuner, tout se passa comme à l'ordinaire. Mais, pour Edmée, qui comprenait le sens des regards échangés entre les deux femmes et son père, quel abîme séparait ce jour-là de la veille ! La veille, son père, sa belle-mère et sa tante s'empressaient à lui plaire. Elle était la reine de la famille, comme elle en était la gloire ; aujourd'hui on eût dit qu'elle en était soudain redevenue la honte. Il n'y avait pas jusqu'à M. Renaud de Belcour, le cavalier servant de la comtesse, qui ne lui présentât un visage composé. Oh ! comme de bon cœur elle aurait cinglé de coups de cravache ce visage-là ! Et pour qu'un tel changement survînt, – un changement gros de menaces et de catastrophes peut-être, – il avait suffi d'une fausse démarche dans un cas fortuit, consentie pour quelques minutes seulement !

Edmée, pourtant, ne songea pas un seul moment à reprocher à Robert de Ré de l'y avoir entraînée. Elle l'aimait !

D'ailleurs, le souvenir de ces instants rapides, passés avec lui, était comme une brise douce et parfumée qui traversait une atmosphère étouffante.

Mais en même temps que son amour grandissait, à mesure qu'elle comprenait, sous les paroles à intentions secondes et sous les menaçants silences, une haine violente lui venait au cœur contre cette famille, qui ne s'était pas trouvée de devoirs envers elle, et qui s'arrogeait tous les droits.

X

Vers quatre heures, la comtesse d'Anjault fit prévenir la baronne de la Chesnaie que la voiture, pour aller au Bois, était attelée. Edmée fit répondre qu'elle se sentait un peu fatiguée, et qu'elle ne sortirait pas.

– Tu ne sors pas, Edmée ? vint, cinq minutes après, lui dire madame de Clérac.

– Non, ma tante.

– Tu es souffrante ?

– Fatiguée seulement. Enfin, j'aime mieux ne pas aller au Bois aujourd'hui.

– Bien. Alors tu n'as pas non plus de courses nécessaires pour ta toilette de ce soir, ou pour quelque autre chose ?

– Je ne pense pas.

– C'est que, si tu sortais, je te demanderais de me faire signe. J'ai quelques acquisitions à faire ; nous irions ensemble.

– Il n'est pas probable que je sorte, ma tante ; vous ferez mieux d'aller seule.

– Tu iras au bal, ce soir, cependant ?

– Je l'espère, ma tante.

Madame de Clérac avait les dents serrées de rage. Que faire, cependant ? Guetter Edmée pour voir si, malgré les dispositions annoncées, elle sortirait.

Edmée ne sortit pas.

Elle resta tout l'après-midi seule dans sa chambre, passant par des alternatives de colère, de tristesse et d'amour ; tantôt heureuse, malgré tout, de se sentir aimée, d'avoir reçu l'aveu de Robert ; tantôt révoltée contre sa famille ; tantôt profondément attristée en pensant à son mari.

Elle essayait aussi de prévoir comment les choses allaient tourner, pour prendre une résolution quant à la conduite qu'elle aurait à tenir. Mais elle était trop surexcitée par les événements de la matinée, par la reconnaissance de la situation qui venait de lui être faite si subitement, pour méditer un plan de conduite.

Elle s'en tint à ce seul point que, jusqu'alors, à l'égard de cette famille, elle était innocente ; que sa conduite avait été correcte et que, ni la comtesse d'Anjault, ni madame de Clérac, ni son père, n'avaient le droit de la maltraiter…

Quant à son mari… si elle était coupable vis à vis de lui, dans son cœur, elle ne l'était point dans les faits.

Puis elle commanda un bain pour se reposer des agitations de la matinée. Elle voulait être belle au bal, surtout !

A l'âge de la baronne de la Chesnaie, les agitations de l'âme ne marquent point encore le visage de flétrissures ; elles l'animent au contraire quelquefois. Elles mettent l'éclair dans les yeux et le frémissement aux narines et aux lèvres. Edmée fut ce jour-là plus belle qu'elle ne l'avait été encore ; et elle le vit bien, quand, avant de partir, elle se regarda tout entière dans sa psyché, avec sa vaporeuse robe de tulle blanc, ses cheveux frisés en neige et adoucis par un œil de poudre blonde, ses sourcils noirs, ses longs cils, ses dents blanches et brillantes entre ses lèvres empourprées. Avec cela une couronne d'épis, mêlés de quelques bluets et de quelques coquelicots mignons, et des bouquets pareils, çà et là semés sur la robe.

Ce resplendissement soutint sa fierté et la doubla d'énergie. Elle était belle, elle était aimée ! et ni madame d'Anjault ni si bonne tante ne pouvaient du moins lui enlever cela. Cette pensée transforma un moment sa colère en pitié méprisante.

Une femme en robe de bal, au milieu de son monde et dans tout l'éclat de sa beauté, n'est plus la même qu'en robe de chambre ; encore moins qu'en robe de laine, confondue dans la foule, sur le pavé d'une grande ville. Tel le cavalier, bien armé et vêtu d'un brillant uniforme diffère du quidam, à pied, vêtu de la blouse ou du paletot.

Quand elle entra, tous les yeux la regardèrent et elle sentit, dans l'air ambiant, un commun sentiment d'admiration et de sympathie ; parmi tous ces regards, elle en sentit un qui toucha son cœur d'un jet de flamme. Il était là. Ce moment fut délicieux.

Mais à peine elle était assise que, profitant d'une contredanse qui commençait et leur ménageait un moment de tête à tête :

– Les choses, lui dit la comtesse, d'une voix composée, – les choses étant ce qu'elles sont, je pense qu'il vaudra mieux que vous me présentiez M. de Ré.

– Plaît-il ? madame ? répliqua Edmée dont le rayonnant visage, tout à coup, prit une expression de hauteur devant laquelle madame d'Anjault demeura un moment interdite.

– J'ai voulu dire que M. de Ré, se trouvant… de vos amis…, il sera plus convenable… ou moins inconvenant qu'on le sache de mon cercle.

– Je ne comprends pas bien, madame.

– C'est assez simple cependant : Vous êtes chez moi ; je vous ai présentée, et il ne me convient pas que, pendant le peu de temps que vous avez encore à passer dans votre famille, vous soyez compromise.

– Ne prenez pas tant de soin, madame, je ne me compromets point.

– L'habileté, comme vous l'avez vu ce matin, peut quelquefois être en défaut.

– Madame, brisons sur ce sujet, je vous prie.

– Pas encore. Si pareille circonstance se renouvelait, M. de Ré passant pour ami de la maison, je pourrais au moins vous couvrir.

– Merci, c'est trop de générosité. Je ne me chargerais pas, quant à moi, – en parlant d'ami de la maison, – de couvrir de ma responsabilité ce que je voile de mon indulgence.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire et ne dois pas chercher à le comprendre. Mais je sais ce qui convient à l'honneur de la maison. Vous me présenterez, ce soir, M. de Ré.

– Non, madame.

– Parce que ?

– Parce que je ne suis pas, avec lui, quoi qu'il vous plaise de supposer, dans des termes qui me permettent de faire cette présentation.

– Vraiment ? Eh bien, en dansant, tout à l'heure, dites-lui de se faire présenter par un ami commun ; nous en avons plusieurs, même dans ce bal.

– C'est encore plus impossible. Je ne saurais lui donner un pareil avis sans qu'il le prenne pour un encouragement s'il me fait la cour, et pour une invite s'il ne me la fait pas.

– Vous êtes forte, ma chère ; et vous jouez serré. Mes compliments ! J'aviserai donc, d'autre part, si je juge cette présentation nécessaire à sauvegarder les apparences, pendant votre séjour.

Le contredanse, qui avait permis la liberté de ce colloque, s'achevait. Les cavaliers reconduisaient les dames à leur place. En moins de cinq minutes, Edmée eut trois invitations à inscrire sur son carnet. M. de Ré, en amoureux discret, ne se présenta que le quatrième. Mais il demanda une valse.

Il faudrait ignorer comment les obstacles décuplent la passion, comment la persécution l'avive, et avoir oublié les ivresses d'un premier amour, le jour de l'aveu, pour ne pas comprendre avec quel élan de cœur Edmée suivit Robert quand il vint la chercher, à sa place, pour l'entraîner dans le tourbillon.

Et lui ! Jamais Robert n'avait été heureux comme il l'était depuis le matin et comme il le fut le soir, quand il sentit la main d'Edmée s'abandonner dans la sienne. Si fort qu'il eût désiré être aimé, il ne s'attendait pas à un pareil bonheur. Aussi crut-il sincèrement qu'il avait rencontré la véritable passion de sa vie, et se donna-t-il cette fois tout entier.

Les amants ont une intuition singulière. Edmée sentit le parfait bonheur de Robert et en conçut une indicible joie.

Ils valsaient et ne savaient plus si leurs pieds touchaient la terre, tant ils se laissaient emporter, par leur amour, dans des régions idéales. Ils valsaient et croyaient monter en spirale plus haut que ce monde, plus loin que la vie.

Tout le bal les regardait, et ils ne voyaient rien qu'eux-mêmes.

L'orchestre s'arrêta pourtant, et tout à coup ils se sentirent retomber sur la terre. Robert reconduisit Edmée à sa place, lui fit, en la remerciant, le grand salut d'usage.

Pendant la valse, ils ne s'étaient point parlé. Rien ; pas un mot, pas un signe ; et cependant ils s'étaient compris et donnés l'un à l'autre, par dessus les obstacles.

La comtesse cependant, outrée du bonheur des deux amants, trouva moyen, à la fois, de se faire présenter M. de Ré, de lui dire qu'elle recevait le jeudi soir, et d'empêcher Edmée de danser une seconde fois avec lui.

Robert avait été surpris, au premier moment, par cette invitation inattendue, qui devait venir d'Edmée. Eh bien, il eût préféré qu'elle n'eût pas eu cette idée de le mettre en présence de son mari. Néanmoins, il ne s'arrêta pas longtemps à cette pensée. Il ne se dit pas non plus que l'amour d'Edmée, si contenu le matin encore, était bien abandonné le soir. Il s'expliquait cela, d'ailleurs. Au milieu d'un bal, Edmée savait qu'elle ne pouvait pas avoir à se défendre. Alors, elle avait oublié de se garder.

D'autre part, les bals allaient finir ; la saison s'avançait. Où retrouver Edmée s'il n'avait pas l'entrée de sa famille ? Malgré l'ivresse partagée de la valse, Robert sentait bien qu'il ne pouvait se permettre de demander brutalement un rendez-vous. Il irait donc, le jeudi, chez madame la comtesse d'Anjault… chercher Edmée entre son père et son mari. Pourtant il aurait mieux aimé la trouver ailleurs.

Quant à Edmée, l'idée seule de voir Robert en présence de son mari et sous le feu croisé des regards de la comtesse et de madame de Clérac, la révoltait. Non jamais.

Le jeudi était le surlendemain. Il n'y viendrait pas ! il ne devait pas y venir. Mais comment lui faire dire qu'il fallait décliner l'invitation ? Elle en était impatiente, ne voulant pas laisser croire que ce fût elle qui l'eût inspirée, et ne savait où ni comment lui faire parvenir son avis. A tout hasard, elle écrivit un billet sur du papier mince :

« Ne venez pas jeudi ; excusez-vous ; prétextez un voyage ou un départ. »

Et au Bois, le lendemain – elle était sûre d'y trouver Robert ! – elle s'arrangea pour se promener, à pied, autour du lac, en donnant le bras à son père, car, bien que ce dernier fût en éveil, elle redoutait moins sa clairvoyance que celle des deux femmes.

Elle tenait à la main un bouquet de violettes que, d'un regard droit, elle fit voir à son amant quand il passa ; un moment après elle remonta en voiture, ayant perdu son bouquet. Robert était averti.

XI

Le mercredi était le jour de loge de madame d'Anjault à l'Opéra.

C'était une occasion bien choisie pour Robert de revoir Edmée, de lui prouver sa soumission et peut-être de lui demander sa récompense. Car le billet trouvé dans le bouquet voulait évidemment dire qu'il ne fallait pas se montrer dans son entourage, qu'il fallait disparaître pour ainsi dire. Mais alors ne pouvait-il pas espérer de la voir en secret ?

C'est ce qu'il espérait savoir en allant rendre visite à madame d'Anjault, dans sa loge, pendant un entr'acte.

Il y avait là Edmée, d'abord, toujours bien belle, avec un simple bouquet de verdure dans les cheveux et une robe blanche ; puis le comte d'Anjault, encore bellâtre malgré ses quarante-cinq ans ; puis la baronne de Clérac avec sa robe de satin noir et sa sempiternelle couronne de raisin ; M. de la Chesnaie avait paru un instant dans la loge et s'était retiré à l'anglaise. Les veilles le fatiguaient.

Dès que Robert parut, mesdames d'Anjault et de Clérac s'empressèrent de lui faire place entre elles deux ; M. d'Anjault, discrètement, s'enfonça dans les profondeurs de la loge ; Edmée, au contraire, s'avança sur le devant et, après l'échange d'un salut, se mit à lorgner dans la salle.

– Je venais, madame, dit M. de Ré à la comtesse, en même temps vous faire mes remerciements pour la gracieuse invitation que vous avez daigné me faire, et vous dire le chagrin que j'ai de n'en pouvoir profiter.

– Ah ? et par quel contretemps ?

– Ma mère, madame, a disposé du reste de ma saison. Elle m'envoie en province pour surveiller de près l'installation d'un nouveau fermier.

– Bon ; mais cela sera pour la semaine prochaine au plus tôt. Vous n'allez pas partir comme cela, inopinément et dès demain pour les champs.

– Pardon, madame, demain, hélas !

– Et vous passeriez ainsi toute cette fin de saison confiné à la campagne ?

– Mais oui, et peut-être, après, l'été tout entier.

Madame de Clérac intervint.

– Ah ! tant pis, monsieur ; nous aurions désiré accueillir, en vous, l'ami de madame la baronne de la Chesnaie.

Edmée, qui était préparée au choc, ne changea pas de visage. Mais, malgré son usage du monde, Robert demeura un moment interdit. Puis, sans répondre, de peur de faire quelque coup fourré.

– Et vous-mêmes, mesdames, comptez-vous rester encore longtemps à Paris ?

– Jusqu'au départ de M. et madame de la Chesnaie, qui sont, eux-mêmes, sous le coup d'un ordre du ministre.

Ce fut au tour d'Edmée de se sentir touchée. Mais elle garda cependant sa contenance indifférente et calme.

– Et vous allez vers quelles contrées ? demanda M. d'Anjault à Robert.

– En Périgord.

– Ah ? Pas de chasse, en cette saison : vous allez vous ennuyer.

– Je lirai, je donnerai un coup d'œil d'ensemble à mes propriétés ; enfin, si je m'ennuie, je reviendrai. Le Périgord, c'est moins loin que les Échelles du Levant.

– Oui ; mais là-bas vous vivrez de privations, tandis qu'aux Échelles du Levant, on peut vivre de souvenirs.

Cette réplique alambiquée de madame la comtesse d'Anjault, avertit une fois de plus Robert qu'il manœuvrait à l'aveuglette sur un terrain mouvant et peu connu. Voyant, d'autre part, qu'il n'y avait aucune chance d'échanger un seul mot avec Edmée, il se leva pour prendre congé.

Cette dernière lui tendit la main, ou plutôt deux doigts de sa main gantée, en passant devant la comtesse d'Anjault.

– Adieu donc, mon meilleur danseur, dit-elle avec un calme sourire ; puisque moi, quand vous reviendrez, je serai à quelque mille lieues d'ici, d'où je reviendrai Dieu sait quand !

Il sortit.

– La diablesse est rusée dit madame d'Anjault à sa belle-sœur dès que le rideau fut levé. Ils se sont entendus ; pas de doute. Et quand ? vous ou moi, ne l'avons pas quittée depuis hier matin.

– C'est qu'ils s'écrivent.

– J'ai donné l'ordre qu'on me remît d'abord toutes les lettres adressées à la maison. Il n'en est pas arrivé une seule pour madame de la Chesnaie.

– Il faut veiller, ma sœur.

– Et l'envoyer à Alexandrie donc

– Vous ne croyez pas plus que moi au départ de monsieur de Ré, je suppose ?

– Je crois qu'Edmée a imaginé ce départ pour détourner nos soupçons.

– Et qu'ils ont quelque secret moyen de se rencontrer !

– Que je découvrirai, conclut la comtesse.

En rentrant à l'hôtel, madame de la Chesnaie trouva une lettre qu'on venait d'apporter.

– C'est de la part de la couturière de madame, dit la femme de chambre.

Edmée pressentit un message de Robert. Elle ouvrit la lettre devant sa belle-mère et sa tante, y jeta un coup d'œil sommaire puis l'abandonna sur un guéridon.

« Mesdames X…, disait cette lettre, ont l'honneur d'avertir madame la baronne de la Chesnaie que ses deux toilettes seront prêtes à essayer à partir de demain midi. »

– Tu te fais faire encore de nouvelles toilettes, Edmée ? demanda madame de Clérac ; mais tu ruineras ton mari.

– Ma tante, ce sont des provisions pour l'exil. Ne vaut-il pas mieux que j'emporte, d'ici, assez de robes pour attendre un nouveau voyage que de me faire faire, là-bas, à des prix fabuleux, des robes affreuses ?

– Certainement, ajouta madame d'Anjault. Mais cela me rappelle que j'ai aussi quelque chose à voir chez les dames X… Si vous voulez, Edmée, nous irons ensemble.

– Bien volontiers, madame. Quand ?

– Mais… ne vous fixe-t-on pas une heure ?

– Oh !… peu importe, au moins, d'y aller plus tard.

– Eh bien, fixez vous-même.

– Voulez-vous deux heures ?

– Très bien ! deux heures. Je commanderai la voiture et nous irons au Bois après.

Edmée, rentrée dans sa chambre, fermait sur elle sa porte avec soulagement. Elle était donc, au moins pour ce jour-là, délivrée de ces insupportables figures qui l'entouraient de suspicion et de haine. Et comme elle se promettait de les tromper !

Car il s'agissait d'un rendez-vous. Elle l'avait compris, dès l'abord, et n'avait pas hésité un instant à l'accepter.

Mais, faisant un retour sur elle-même :

– Voilà, se dit-elle, l'heureux succès des précautions de la comtesse et de ma tante. A quelle distance je serais encore d'une pareille démarche sans leurs bons soins… M. de la Chesnaie me garde bien mieux !…

Hélas ! M. de la Chesnaie !…

– Je respecterai la foi jurée, se dit-elle. Mais, mon amour… je sais bien maintenant que je ne le lui ai jamais donné et qu'il est invinciblement à Robert. Eh bien, je veux aimer, moi aussi ! Pourquoi donc serais-je à jamais sevrée d'amour ? Il convenait à ma noble famille de me jeter au couvent, parce que je la gênais ; pour me soustraire à la tombe anticipée qu'on me destinait, je me suis jetée au cou d'un vieillard… je n'avais pas de père ; j'en cherchais un. Je l'ai trouvé… Oh ! comme je l'aimerais encore s'il était resté mon père !… Mais… si profondément dévouée que je sois à cet homme, je-ne saurais plus lui donner mon cœur…

Qu'importe, cependant, à ma noble famille ! Je suis mariée ; j'ai une position dans le monde… Il lui convient aujourd'hui que je reste claquemurée dans cette autre tombe qu'on appelle un mariage sans amour : et, de gré ou de force, on a juré que je devais être de marbre… C'est, en vérité, trop compter sur ma résignation et trop peu avec mon cœur qui bondit dans ma poitrine… avec ma liberté, qui se révolte et proteste.

Je veux vivre à mon tour ! Je vivrai ! j'aimerai !… Et que Dieu lui-même me défende, s'il tient à ce que le monde appelle « la vertu » ; car, plus ma noble famille me défendra et plus elle me poussera dans l'abîme… plus « ma vertu » courra de dangers, si tant est que « la vertu » soit de se livrer à l'homme qu'on n'aime pas, en se refusant à celui qu'on aime !

XII

On déjeunait à onze heures à l'hôtel d'Anjault.

Un peu avant midi, madame la comtesse donnait le signal de la retraite, et chacun regagnait sa chambre pour faire son courrier, lire ou s'habiller.

Ce jour-là, Edmée se leva de table nonchalamment, la dernière, et ne rentra chez elle qu'après avoir entendu la comtesse donner ses ordres pour une longue toilette.

Alors, en un clin d'œil, elle jeta son peignoir, passa une robe de ville peu voyante, un de ces chapeaux sans caractère et sans date, qui vont avec toutes les toilettes, puis gagna la porte de l'hôtel, le cœur battant, comme si elle avait craint qu'on ne la suivît et qu'on ne l'arrêtât. En passant, cependant, elle dit au concierge : « Si madame la comtesse me demandait, vous lui feriez dire que j'ai pris les devants et qu'elle me trouvera place Vendôme. »

Une fois dehors, elle pressa le pas, tourna vivement les angles de deux rues et se jeta dans un fiacre. En cinq minutes elle fut place Vendôme La voiture de Robert – ou plutôt un coupé de remise, – attendait. Elle grimpa cependant les trois étages de sa couturière, échangea quelques mots avec la première ouvrière, redescendit aussi vite qu'elle était montée et s'élança cette fois sans hésiter dans la voiture de M. de Ré. Puis, aussitôt la portière refermée ;

– Vite ! dit Edmée ; ma belle-mère me suit !

La voiture partit comme un trait.

D'abord, Edmée mit Robert au courant de la situation.

– Je veux, lui dit-elle, que vous sachiez tout de suite ce qui me pousse à d'incroyables démarches, et je veux aussi vous dire sans retard que, si je me livre à votre loyauté, c'est avec l'entière confiance que vous respecterez en moi une femme libre de son cœur… qui vous aime… mais veut rester pure. Et maintenant, où me conduisez-vous ?

– En… Périgord. Mais vous verrez que ce n'est pas loin de Paris.

– Où, enfin ?

– Ne m'avez-vous pas dit de parler d'un voyage ? d'un départ ? J'ai compris qu'il fallait disparaître. Et, dès à présent, j'ai disparu. J'ai quitté la maison de ma mère avec une malle et en fermant mon appartement, j'ai annoncé un, voyage. Officiellement, pour tout le monde, je suis donc parti. Et vous seule saurez le lieu de ma retraite. Mais il me faut vous y conduire. Autrement, vous ne la découvririez jamais.

– Quoi ! vous allez faire cette folie de vous reclure ? Et que deviendrez-vous dans votre prison ?

– Je vous attendrai… Et, le reste du temps, eh bien ! je ferai comme en Périgord : je lirai, je m'occuperai de L'ensemble de mes propriétés, ajouta-t-il en souriant. Ah ! quel paradis que mon carcere duro.

Edmée, grave, tremblante, n'osant répondre : « Ne m'attendez pas ! » parce qu'elle sentait bien qu'elle irait là, malgré elle, abandonnait sa main dans la main de Robert.

Ses yeux étaient baissés. Tout à coup elle les releva, regarda droit dans ceux de son amant, et lui dit :

– Vous savez que c'est ma vie tout entière que je joue sur votre foi et votre honeur.

Robert la regarda, lui aussi, bien en face, et lui dit :

– Je le sais.

– Un mot encore. Sur votre honneur, si j'étais libre, m'épouseriez-vous ?

– Si vous aviez été jeune fille ou veuve, avant de vous dire un mot d'amour, j'aurais demandé votre main. Et maintenant, je ne puis vous dire qu'une chose : Je vous aime, je me donne, et quand ce sera possible, je serai votre mari.

– C'est vrai ?

– Vrai.

Il y eut un long silence.

La voiture suivait le cours la Reine, puis le quai de Passy, puis la route de Versailles. Les deux amants, dans un recueillement muet, accentuaient d'un serrement de mains les graves paroles qu'ils venaient d'échanger ; et, peu à peu, le recueillement s'élevait jusqu'à une sorte d'extase, comme s'ils se fussent envolés vers une autre patrie, loin de toutes les entraves du monde, des persécutions, des tyrannies sociales, et l'un à l'autre pour toujours.

La voiture tourna enfin et prit une rue montueuse, bordée de maisons d'aspects très divers : élégantes villas de la richesse oisive, gaies maisonnettes de la médiocrité dorée, petits hôtels, chalets couverts de lierre : chacune séparée de sa voisine par de grands jardins.

Puis, devant une sorte d'impasse, ou, plus exactement, de rue campagnarde irrégulière et déformée comme une rue de village, trop étroite d'ailleurs pour le passage d'une voiture, le cocher arrêta son cheval.

Robert descendit et offrit la main à Edmée.

– Venez voir, dit-il, ma retraite à cent lieues de Paris.

La petite rue s'enfonçait en faisant des détours imprévus entre des jardins séparés entre eux tantôt par de vieux murs moussus, à moitié éboulés, tantôt par des palissades ou des haies. Des maisonnettes simples et déjà anciennes étaient éparses çà et là parmi ces jardins. Ce devaient être des maisons de campagne bourgeoises il y a une centaine d'années : au temps où Manon et Desgrieux, voulant se faire un nid d'amour loin de la ville et à l'abri des curieux, s'en allaient se blottir à Chaillot.

Dans les jardins, des arbres fruitiers et des lilas en fleurs ; sur les gazons et dans les plates-bandes, des pivoines, des jacinthes ; sous les arbres, du muguet qui embaumait. Point de ces plantes nouvelles, à feuillages, qui ont envahi nos jardins, surtout nos appartements : les fleurs des jardins de curé, giroflées, lys, roses remontantes. Avec cela, des berceaux, des tonnelles, des charmilles. Dans le chemin quelques poules qui gloussaient. Plusieurs maisons n'étaient closes que de portes vitrées et de volets de bois ; et, dans chaque propriété, un puits dont la margelle disjointe ouvrait passage aux pariétaires. De temps en temps, au détour d'un des caprices du chemin, un réverbère se balançait à sa potence. Cela ne ressemblait à rien autre : et c'était délicieux.

A travers les rameaux fleuris des arbustes et les branches des arbres, à peine garnies encore d'un jeune feuillage, passaient les chauds rayons d'un soleil d'avril, et, dans l'air, flottaient les parfums des bois.

La rue était devenue sentier ; à peine, en se serrant, pouvait-on y passer deux de front.

Enfin, Robert poussa une petite porte au milieu d'une haie.

– Nous voici chez nous, dit-il.

La maison était basse et couverte de lierre et de chèvrefeuille. A l'intérieur, une salle à manger-salon, une chambre à coucher, une petite cuisine, et, au-dessus, une grande mansarde qui pouvait servir de chambre de domestique ou de grenier. C'était tout. Quelques meubles simples, des rideaux de coutil et de mousseline, une bibliothèque achevaient cette retraite, qui ne sentait point la « petite maison, » mais semblait un rêve de poète.

Edmée n'en avait approché qu'en tremblant, bien qu'elle se sentît gardée par le respect de son amant. Mais une pudeur secrète l'avertissait qu'elle se livrait. En même temps, son cœur débordait d'une joie infinie. Elle aimait avec délices à se laisser emmener par Robert, sans regarder en arrière, en oubliant le monde entier.

– Je vais vivre là tant que vous le voudrez, dit-il ; et heureux comme un dieu si vous me permettez quelquefois de vous y attendre. Vous le voyez, je suis à cent lieues de ce monde, où déjà le parfum de notre amour nous a trahis. Et quand vous le voudrez, quand vous pourrez échapper à la jalouse surveillance qui vous entoure, en une demi-heure, et avec une simple voiture de place, vous pouvez être ici, où vous disparaissez à tous les yeux. Car ce coin de Paris est absolument ignoré.

– Nous sommes à Paris ?

– A la porte, du moins ; dans les « sentes d'Auteuil ».

Il y a, sur la terre, des heures de paradis. Qu'elles sont rares ! mais qu'elles sont enivrantes ! Et que de peines pour les conquérir ! que de douleurs pour les payer ! Pourtant, si ces heures on les a vécues, si ce bonheur on l'a respiré, de quoi qu'on les paie, ce n'est point trop cher ! Robert et Edmée passèrent, dans la maisonnette et dans le jardin, de ces moments qui restent, quoi qu'il advienne, comme une illumination sur toute la vie, qu'on n'oublie jamais, qui, vingt ans après, vous font, par le seul souvenir, bondir le cœur dans la poitrine et venir des larmes aux yeux ; qui effacent tout le passé et escomptent tout l'avenir.

Ils n'échangèrent pas un baiser. Cependant, quand Robert reconduisit Edmée à travers les sentes embaumées, ils s'appartenaient absolument. Jamais Edmée n'aurait cru rencontrer, en ce monde, un être qui comprît comme Robert ses sentiments et ses pensées les plus intimes, qui les fît, pour ainsi dire, éclore dans son âme. Jamais Robert, non plus, n'avait rencontré de femme qui lui parût sincère, comme Edmée.

Que de grâce et de délicatesse ! que d'intelligence et de naïveté ! Elle était étrangère à tous les calculs de notre civilisation raffinée ; en même temps elle avait l'esprit cent fois plus cultivé que les autres femmes. Elle aimait la toilette, la musique et la danse, et aussi la solitude, le travail et la pensée. Oh ! oui ! Robert l'eût épousée avec bonheur et avec orgueil si.

Quant à Edmée, elle se blottit dans la voiture qui l'attendait et s'abîma dans son ivresse. La passion toute puissante avait envahi son être. Et rien en dehors, pour elle, ne subsistait plus.

XIII

Cependant la comtesse d'Anjault avait été prise d'une première colère, quand vers deux heures, prête à partir et ayant tout disposé pour bien garder Edmée, elle apprit, par ses gens, que celle-ci était sortie seule ; puis d'une seconde, plus violente, quand, chez la couturière, on lui dit que la baronne de la Chesnaie n'avait fait que paraître et disparaître.

Edmée s'était échappée ; point de doute ! Et à cette heure elle devait être chez son amant. Quelle impudence !

Madame d'Anjault, sous le coup d'une pareille bravade, ne s'était pas senti la patience d'aller au Bois sans exhaler son indignation. Elle était retournée à l'hôtel. Elle en avait appelé à madame de Clérac et plus encore à son mari.

– Votre fille va nous déshonorer tous ! s'était-elle écrié. J'ai tâché de la contenir. Je n'aurais pas voulu que vous eussiez à lui parler le sévère langage qui convient ; mais, à présent, les ménagements deviennent impossibles. La bonne fortune de M. de Ré sera bientôt publique ; une femme qui va le matin par les rues, dans le coupé de son amant, ne tardera pas à être prise par le monde en flagrant délit. Il faut lui parler comme vous en donne de droit votre titre de père, et lui signifier que vous ne souffrirez pas ses incartades. Si son vieux mari ne sait rien, tant mieux pour elle ; mais pour sa famille, qui l'a reçue et patronnée, il faut qu'elle garde au moins le décorum !

– Mais M. de Ré ne nous a-t-il pas, hier au soir, annoncé son départ pour ce matin même ?

– Allons donc ! ce n'était qu'une excuse.

– On pourrait bien savoir chez lui, si oui ou non il est parti ; et s'il est parti, cependant.

– S'il est parti, pourvu que la drôlesse ne soit pas partie avec lui ? s'écria madame de Clérac.

– Oh ! ma sœur, ne dites pas cela. C'est impossible, répondit M. d'Anjault en pâlissant.

– Rien d'impossible avec cette fille d'actrice, mon frère, et vous ferez bien de ne pas perdre un moment !

– Et pour quoi faire ?

– Pour les rattraper, s'il en est temps encore, saisir votre fille et.

– Doucement, ma sœur ! et s'il n'y avait là-dessous qu'une espièglerie de jeune femme mutine ? En tout cas, il nous faut prendre garde de donner l'éveil au monde, qui ne se doute encore de rien.

– Vous avez raison, mon ami, répondit madame d'Anjault, il ne faut agir qu'avec la plus grande prudence ; mais il faut aussi agir avec promptitude et je vais chercher comment, d'abord, on pourrait savoir, sans le demander en quelque sorte, si M. de Ré est encore à Paris.

Le moyen trouvé par madame d'Anjault était assez simple : il s'agissait tout bêtement d'envoyer l'ami de la maison, M. de Belcour, qui connaissait, peu ou prou, M. de Ré, faire une visite à ce dernier.

On avait toujours M. de Belcour sous la main. Aussitôt dit, aussitôt fait.

– Je n'ai pas trouvé M. de Ré, revint dire une heure après M. de Belcour. Il est parti ce matin pour le Périgord.

M. d'Anjault, sa femme et la vicomtesse de Clérac se regardèrent, et, quand le modèle des cavaliers servants fut sorti :

– Il est impossible qu'Edmée soit partie avec lui, dit M. d'Anjault, répondant aux préoccupations générales ; une femme qui s'est fait, en si peu de temps, une telle situation dans le monde parisien… qui peut, dans un an, faire son mari ministre plénipotentiaire, qui a la perspective de revenir d'Alexandrie à Dresde, Turin ou Bruxelles – ne fait pas cela. Non ! jamais, quelle qu'elle soit !… Mais après tout, quelles preuves bien formelles qu'Edmée ait pris une passion pour ce jeune homme Et si elle était simplement à courir les magasins ?…

– Ah ! mon frère, je vous admire ! dit madame de Clérac. Vous avez la foi robuste de ce pauvre la Chesnaie.

– Si elle n'est pas partie, rien n'est perdu, reprit la comtesse d'Anjault ; et si M. de Ré a réellement quitté Paris, tout peut être sauvé.

A cinq heures, Edmée n'était pas rentrée ; mais M. de la Chesnaie qui, depuis le matin, étudiait la législation consulaire spéciale aux Échelles du Levant, descendit au salon.

– Edmée, dit-il, n'est pas avec vous, mesdames ?

– Non ; elle est sortie, répondit madame d'Anjault.

– Ah !… fit le baron sans plus de commentaires.

On dînait plus tôt, le jeudi, à cause de la réception du soir ; Edmée, à cinq heures, aurait dû être rentrée.

Aussi M. d'Anjault commençait-il à être pris d'inquiétude et se demandait-il si vraiment l'hypothèse tout à l'heure soulevée par sa sœur était bien une absurdité.

Cinq heures et demie : M. d'Anjault battait fiévreusement la mesure sur les vitres. Mesdames d'Anjault et de Clérac tournaient dans le salon, en arrangeant çà et là des fleurs, des bougies, des dentelles, pour se donner une contenance. M. de la Chesnaie lisait le journal.

Quelque minutes avant six heures, Edmée parut en peignoir, en s'excusant de son négligé par cette raison qu'elle attendait le coiffeur.

Le front de M. d'Anjault, devenu de plus en plus soucieux à mesure que l'heure s'avançait, s'illumina d'un éclair de soulagement. Les deux femmes eurent, en échangeant un regard, une expression indéfinissable. Puis, comme ce n'était ni le lieu ni l'heure d'une explication, et comme, d'autre part, le retour d'Edmée témoignait qu'il n'y avait pas péril en la demeure, on parla de choses et d'autres en attendant le dîner.

Cependant la comtesse, à la dérobée, examinait la jeune femme avec une attention d'inquisiteur. Quoi qu'il en fût du départ de M. de Ré, elle ne croyait pas qu'Edmée s'était ainsi évadée sans motifs, pour faire tout bêtement des courses dans Paris.

Edmée ne prenait garde à rien et semblait ne pas voir l'examen attentif dont elle était l'objet. Tout ce qui se passait autour d'elle la laissait dans une magnifique indifférence. Et tandis que madame d'Anjault, la voyant distraite, songeuse, comme perdue dans le rêve, se disait : « M. de Ré n'est pas parti ! » – elle était encore à errer dans les sentes d'Auteuil, écoutant son cœur battre à l'unisson du cœur de son amant.

Les soins de la réception du soir ajournaient d'ailleurs toute explication.

Depuis quelque temps les jeudis de la comtesse étaient plus suivis ; et il fallait bien se l'avouer, la présence de « la délicieuse madame de la Chesnaie » y était pour beaucoup.

C'était, pour madame d'Anjault, un motif d'irritation contre Edmée et une raison de la ménager. Ainsi de beaucoup de choses ; et la comtesse obéissait à la double impulsion donnée par ces sentiments contraires, quand elle poursuivait Edmée de ses persécutions et quand elle voulait, à tout prix, la protéger contre la médisance et la défendre contre la faute – où plutôt contre le scandale.

Peu lui importait, en effet, qu'Edmée tombât. Même, elle ne la voyait pas faiblir sans une satisfaction secrète. Mais il ne fallait pas qu'elle déchût dans l'opinion et que l'idole fût renversée de son piédestal.

Pour M. d'Anjault, il était devenu fier de sa fille. Malgré l'aveugle confiance qu'il avait en sa femme, il n'accueillait pas sans répugnance ses suggestions, à propos de la conduite d'Edmée ; en ce moment même, il était disposé à la défendre et à transformer, en conseils amicaux, les solennelles remontrances qui lui avaient été demandées par la comtesse.

Quand, vers minuit et demi, les derniers visiteurs quittèrent le salon, le comte, la comtesse, madame de Clérac et Edmée se retrouvèrent seuls. M. de la Chesnaie, qui ne veillait pas, s'était retiré depuis longtemps.

– Eh bien ! vous m'avez donc faussé compagnie, Edmée, dit la comtesse d'Anjault à la baronne de la Chesnaie.

– J'avais beaucoup de courses à faire, et comme vous n'aviez nul besoin de moi, j'ai pris les devants, répondit négligemment Edmée, qui comprit qu'on allait lui donner l'assaut et secoua les douces rêveries qui la berçaient pour se mettre en défense.

– Il faut que vous ayez été bien pressée, en effet, car vous ne m'avez pas attendue longtemps chez la couturière !

– A quoi bon ? et pourquoi se créer des obligations inutiles ? J'ai certainement le plus grand plaisir à faire, avec vous, une promenade au Bois ; mais, pour des courses, il est bien inutile de se river les uns aux autres. On se gêne mutuellement, voilà tout.

– Ah ! je vous aurais gênée ? Moi, on ne me gêne jamais.

– C'est peut-être que personne n'a la malice de l'essayer.

– La malice ?…

– Mettons l'indiscrétion, Si vous voulez.

– Edmée, dit le comte, qui vit que la conversation tournait à l'aigre et se souciait peu, paraît-il, d'en savoir plus long sur les circonstances dans lesquelles sa femme pouvait être gênée dans ses allures : – Edmée, une jeune femme, à Paris surtout, quand elle est en vue comme vous, est bien exposée aux soupçons malveillants du monde. Il faut éviter de leur donner prise.

– Et en quoi donc y donnerais-je prise ?

– Mais en allant… faire « vos courses » comme vous dites, avec un jeune homme qui vous aime et que vous aimez. Je vous y ai prise et il est inutile de nier ! s'écria la comtesse irritée.

– Qui m'aime ?… qu'en savez-vous ? Et s'il m'avait aimée, comme vous dites, madame, sans doute il aurait mieux profité des facilités que vous lui avez offertes pour me rencontrer. Que j'aime ? Je vous trouve bien prompte au soupçon ! Tous les jours, moi, je vous vois au bras de M. de Belcour, et jamais il ne m'est venu à la pensée, madame, de douter de vous !

– S'il fallait une preuve de ce que je vous dis, pour tout esprit clairvoyant, il suffirait de votre persiflage.

– Je parlerai donc sérieusement, madame.

– Allons, dit M. d'Anjault, prenons garde, de part et d'autre, d'aller beaucoup plus loin qu'il ne convient. J'ai voulu dire, ma chère Edmée, qu'il faut être d'autant plus circonspecte dans vos démarches, que vous avez plus vite et plus complètement réussi dans le monde. Le monde est d'une versatilité singulière, et le moindre prétexte lui suffit pour renverser ses idoles.

– Je ne lui donne pas de prétexte.

– Tant mieux ; il est soupçonneux, croyez-moi, encore plus que votre belle-mère. Mais ne parlons plus de M. de Ré, ni de cette fâcheuse promenade de l'autre jour dans sa voiture ! je suis convaincu, quant à moi, qu'il n'y a rien de sérieux au fond de tout cela. Sortez un peu moins seule, gardez-vous à carreau… Mais d'ailleurs, ne m'a-t-on pas dit que M. de Ré a quitté Paris ?

– Il a pris congé de nous hier au soir, à l'Opéra, dit Edmée.

La comtesse d'Anjault eut un sourire d'incrédulité.

– Ce n'est pas votre avis, madame ?

– Je n'aurais aucune raison d'en douter si je vous avais, aujourd'hui, moins gênée… A moins, toutefois, que vous n'ayez d'autres relations ignorées de votre famille.

– Madame !… c'est assez.

Puis se reprenant :

– Je sors quand je veux, dit Edmée, je vais où il me plaît, et ne vous permets pas de me soupçonner. C'est vous dire que je ne suis pas disposée à me laisser insulter par vous !

– Ma fille !

– Mon père, je ne reconnais qu'à M. de la Chesnaie le droit de me faire des observations.

– Quel langage ! s'écria furieuse madame de Clérac qui, jusqu'alors, n'était point intervenue dans cette explication. – Et votre famille, donc ? – Voilà ce que c'est que de vous avoir donné l'entrée d'une maison sans tache ! et mon frère doit suffisamment le sentir à présent.

– L'ai-je tant déshonorée jusqu'à ce jour ? Mais cette noble famille, au seuil de laquelle M. de la Chesnaie m'a ramassée comme une épave, qui donc l'a priée, récemment, de se parer de ma jeunesse, de ma figure et de la position honorable de mon mari ?

– De se parer ! entendez-vous ma sœur ! voilà le prix de notre accueil… pour une personne que nous aurions dû considérer comme une étrangère !

– Mon Dieu, ma tante, que ne l'avez-vous fait ! Pour ce que j'ai reçu de ma famille.

– Malheureuse ! Et sa protection, son nom, l'illustration de ses ancêtres, l'entrée du faubourg Saint-Germain !…

– Toutes ces choses ne valent pas mon bonheur ! Et si ma famille se met en travers., peu m'importe !

– Votre bonheur ! Ah ! vous avouez donc, enfin !

– Je n'avoue pas ! je déclare !

– Voyez-vous la fille de drôlesse ! la voilà qui surgit tout entière !

Mais Edmée n'écoutait plus. Hors d'elle-même et sentant, à la fois, qu'elle avait outrepassé les bornes et n'avait pourtant crié que les vrais sentiments de son cœur, elle se leva et sortit violemment, pour couper court à cette odieuse scène.

XIV

Les paroles irréparables avaient été prononcées. Désormais entre la baronne de la Chesnaie et sa famille les rapports cordiaux ne pouvaient plus se renouer et l'hypocrisie même était devenue impossible.

« Je ne resterai pas davantage sous leur toit, se dit-elle, et dès demain je délivrerai M. et madame d'Anjault de la lourde responsabilité que je leur impose ! »

Bouillante de passion et de colère, elle passa une partie de la nuit à se promener dans sa chambre, la fenêtre ouverte, pour tâcher de retrouver un peu de calme. Mais les heures passèrent et le calme ne vint pas. L'amour, de temps en temps, éclatait au milieu de la colère et l'emportait à travers les espaces enlacée à Robert, comme le sont dans le tableau de Scheffer, Francesca et Paolo. Puis, tout à coup, la colère, reprenant le dessus, lui faisait trouver trop longues ces heures de la nuit qui la séparaient du départ de l'hôtel d'Anjault.

Dès le lendemain, en effet, elle se dirigea vers la chambre de son mari. Son mari ! Elle en était si sûre, pourtant qu'elle ne songea pas un instant à combiner une explication pour lui faire accepter le parti qu'elle avait pris.

Cependant, en tournant le bouton de la porte tout à coup : « Comment vais-je lui dire cela ? » se demanda-t-elle.

Oui ! Comment débuter avec cet homme et lui jeter dans l'âme la première parole qui devait troubler sa confiance profonde ?

Et elle demeura immobile et comme changée en statue, devant cette porte qu'elle allait ouvrir.

Car il fallait mentir, forger quelque récit, de mauvais aloi, pour rejeter tous les torts sur sa famille, ou dire au moins une partie de la vérité, et alors ?…

Alors, cet homme digne et bon, qui avait été pour elle le meilleur des pères et le plus tendre des époux, la regarderait au fond des yeux et lui dirait :

– Edmée, ma chérie, est-ce que ce jeune homme t'a parlé d'amour ? Est-ce que ton cœur s'est troublé à ses paroles ?

Et que répondre ? – Mentir ?… Edmée, jusqu'à ce jour, n'avait jamais menti. La veille au soir, à sa famille même, elle n'avait pas pu mentir. Sa nature droite et tout d'une pièce se cabrait devant le mensonge, comme devant la plus pénible des humiliations.

Mais pouvait-elle donc dire, même une partie de la vérité ? sonner un coup de tocsin dans cette paix ? éveiller peut-être une jalousie redoutable ?

Et puis elle l'aimait aussi, ce vieillard ! Oui ; et même, avec sa mère et jusqu'à ce jour, c'était le seul être, qu'elle eût aimé sur la terre. Depuis dix ans, il avait été tout pour elle.

L'hésitation la cloua sur place. Sa main qui avait nerveusement saisi le bouton de la porte, se desserra ; des larmes lui vinrent aux yeux…

En ce moment même, la porte s'ouvrit et M. de la Chesnaie parut.

– C'est toi, ma chérie ? toi, si matin ? Que veux-tu ?

– Je venais… vous dire bonjour, mon ami !

Il la prit dans ses bras :

– Oh ! cher ange !

Et elle, faible, vaincue, tremblante, fléchit comme un roseau entre les bras de son mari et lui rendit son baiser.

 

Cependant la veille, après la violente sortie d'Edmée, M. d'Anjault avait dit à sa femme et à sa sœur :

– Cette scène est déplorable ! Que faire maintenant ? Nous voulions éviter le scandale et nous allons au devant !

– Mais, mon ami, c'est la faute du caractère endiablé de votre fille.

– Soit ! mais puisque vous m'aviez donné la pénible mission de lui parler, pourquoi vous êtes-vous mêlées à l'explication ? Maintenant, Madame de la Chesnaie va vouloir quitter la maison, et cela va faire un joli éclat !

Les deux femmes sentaient aussi combien l'état aigu de la situation était dangereux.

– Il n'y a plus qu'à prévenir M. de la Chesnaie.

– Autre catastrophe ! Non, il faut apaiser Edmée.

– C'est dur ?

– Voyez-vous un autre moyen ?

– Demain matin, dit la comtesse, j'irai la voir à son réveil et lui tendre la main. Mais pressez le départ de la Chesnaie, je vous en prie.

Et voilà comment, au moment où Edmée sortait de chez son mari, madame d'Anjault arrivait sur le palier du second étage.

Les deux femmes échangèrent un regard aigu plus rapide qu'un éclair. Puis :

– Bonjour, ma chère Edmée, dit la comtesse d'Anjault à la baronne de la Chesnaie, d'une voix affectueuse et assez haute pour être entendue du baron. Vous savez que nous avons des courses à Longchamp aujourd'hui ? il fait un temps superbe. Soyez belle.

Edmée, rouge, les yeux baissés, le cœur bondissant de haine et plein d'humiliation, mit sa main dans la main qu'on lui tendait ; et, la gorge serrée :

– Oui, madame, dit-elle.

 

Tous les jours, vers une heure, Edmée sortait en toilette simple, peu voyante, et à pied. Vers cinq heures, elle rentrait, s'habillait pour le dîner et donnait sa soirée à sa famille et au monde. Personne ne lui fit plus ni questions ni remontrances, mais tout le monde comprit.

Pour M. de la Chesnaie, très absorbé dans l'étude des affaires compliquées de son consulat, il ne prenait garde à rien. A l'étranger, il se serait occupé des démarches d'Edmée, parce qu'il aurait pensé qu'elle avait encore besoin d'un guide, surtout sur un nouveau terrain diplomatique. Seul, avec elle, à Paris, il l'aurait souvent accompagnée ; il se serait occupé d'elle, non pour la surveiller, certes, mais pour la protéger. Mais il savait la jeune femme au milieu de sa famille, menant une vie commune avec son père, sa belle-mère et sa tante, et il s'en reposait absolument sur la famille d'Anjault pour la chaperonner. D'ailleurs, il n'aurait pas vu d'inconvénients à la laisser goûter un peu à la liberté parisienne. N'était-il pas bien juste qu'elle profitât de son rapide séjour en France ? qu'elle se fît belle, qu'elle allât au bal, au théâtre, partout ?

Edmée, cependant, dissimulait à peine.

D'abord, parce que la passion l'emportait ; ensuite, parce qu'il ne lui convenait plus de feindre avec la famille d'Anjault.

Dès qu'elle pouvait s'échapper, après le déjeuner, elle s'en allait à la plus prochaine station de voitures de place et se faisait conduire au plus près des sentes. d'Auteuil. Là elle payait sa voiture et s'enfonçait, à pied, dans les sentes. Pour le retour, elle descendait jusqu'à la Seine, ou montait jusqu'à Passy et prenait une nouvelle voiture qui la ramenait à l'hôtel d'Anjault. Pas plus de précautions que cela.

Et, comme elle trouvait que la voiture était lente, bien souvent elle la payait sur le quai pour tromper son impatience en montant d'un pied rapide les rampes de Passy. Elle respirait, à pleins poumons, l'air embaumé qui s'échappait de tous les jardins en fleurs ; elle glissait comme une couleuvre entre les palissades, soulevait d'un doigt sûr le loquet qui fermait la porte de Robert et s'élançait dans ses bras.

Comme elle était attendue aussi ! M. de Ré trouvait un charme inexprimable à vivre là, seul en se souvenant d'Edmée quand elle était partie, en l'attendant quand elle devait venir. C'est que rien ne ressemblait à cette femme si sincère et si hardie, si chaste encore et si ardente.

Et quelle joie, quand tous deux assis dans la chambrette dont Robert s'était fait un cabinet de travail, échangeaient leurs pensées en s'enivrant des bouffées de printemps qui entraient par les fenêtres ouvertes ! – quand ils regardaient, dans leur jardin, s'ouvrir les fleurs, se développer les bourgeons.

Robert sortait le soir et s'en allait dans Paris, mais partout ailleurs que dans les quartiers où il était connu, et, chaque soir, il lui semblait découvrir une ville nouvelle dans les cent villes dont se compose l'immense Paris.

En remontant à son ermitage, il rapportait souvent de menus objets comme s'il avait dû s'établir pour longtemps dans la maisonnette des Sentes, et puis il se faisait une joie, tous les jours, de les montrer à Edmée quand elle arrivait. Celle-ci les rangeait, ou bien en indiquait l'usage à une vieille femme qui venait, chaque matin, mettre en ordre le ménage de Robert et lui faire son déjeuner. Peu à peu, la rustique maison devenait coquette et confortable.

Un jour, le jeune homme vit dans un magasin une indienne grise et rose qui lui plut. Il en acheta une pièce, rapporta en même temps un marteau et des clous, se mit à la besogne, en rentrant, et, en tendant lui-même la petite pièce du rez-de-chaussée où se tenait Edmée, s'aperçut qu'il était assez bon tapissier pour un homme qui n'avait pas fait d'apprentissage préalable.

Un autre jour, ce fut un hamac qu'il suspendit dans le jardin, entre deux arbres ; une glace qu'il enchâssa dans l'indienne grise et rose, des rideaux de mousseline blanche dont il drapa la fenêtre, une jardinière qu'il garnit de fleurs rares.

Et, chaque jour, en arrivant, Edmée poussait des cris de joie à la vue du nouvel aménagement de leur nid. Elle donnait son goût ; elle mettait ses petites mains à la besogne.

Un soir, elle rapporta une lampe à esprit de vin, pour pouvoir faire du thé sans le secours de la femme de ménage de Robert, et le prendre avec lui, dans un joli tête à tête de porcelaine japonaise. Une autre fois des cerises, pour les manger ensemble.

Ces délicieux enfantillages leur causaient d'inexprimables joies qui leur suffisaient encore. Ils restaient purs. L'amour a de ces chastetés, quand il est plus fort que le désir. Et puis Robert sentait qu'Edmée était si vraiment sienne que la possession ne la lui aurait pas donnée davantage. Il attendait donc que l'heure vînt d'elle-même. Edmée était heureuse d'une ivresse infinie et ne croyait pas que l'heure vînt jamais.

Cependant les jours s'ajoutaient aux jours. Les lilas avaient fleuri, puis passé fleurs ; les roses étaient venues. L'arrangement du nid était terminé ; de temps en temps, de longs silences interrompaient les causeries des amants ; ils restaient des heures, la main dans la main, à comtempler le soleil dorer tour à tour les divers points de leur étroit horizon, à regarder voler les papillons, à écouter chanter les oiseaux. Et ils étaient heureux ! parfaitement heureux, oubliant tout, comme s'ils avaient été l'un à l'autre, pour jamais.

Quand l'heure du retour sonnait, ils se séparaient avec une étreinte passionnée ; Edmée cueillait un bouquet comme pour emporter avec elle un morceau de son bonheur, et rentrait à l'hôtel d'Anjault comme une somnambule dans la vie réelle.

XV

Cependant, si la baronne de la Chesnaie oubliait la réalité pour vivre dans le rêve, et si elle s'isolait de tous les contingents extérieurs pour se donner tout entière à son amour, on ne supportait pas sans colère, à l'hôtel d'Anjault, ce dérèglement régulier de la baronne de la Chesnaie. Chaque jour, on tremblait qu'elle ne devînt la fable des salons, si déjà elle ne l'était, et qu'il ne lui advînt quelque aventure éclatante.

Quand elle rentrait pour dîner, son bouquet à la ceinture, il lui arrivait parfois de rencontrer le regard inexorable de la comtesse, qui, en une seconde, l'inspectait de la tête aux pieds et semblait lire couramment, dans l'ensemble de sa personne, l'histoire de sa journée.

Pour madame de Clérac, elle ne parlait plus à Edmée que devant son mari.

Le seul M. d'Anjault gardait avec sa fille sa première attitude, celle d'un jeune père qui traite sa fille avant tout comme une jolie femme ; mais il n'en aspirait pas moins, avec impatience, à son prochain départ.

Un soir, à dîner, quelqu'un parla du grand prix de Paris, qui s'approchait.

– Ma pauvre Edmée, tu ne le verras pas, dit le baron de la Chesnaie, tout attristé d'annoncer à sa jeune femme la privation d'un plaisir.

– Ah ! pourquoi ?

– Mais parce que j'ai reçu du ministre l'ordre de partir sans retard.

Edmée, surprise en plein rêve, devint d'une pâleur mortelle. Elle ne s'attendait plus à ce coup.

En même temps, elle devina la joie du triomphe sous les plis du visage immobile de sa tante, et mesura toute l'hypocrisie de sa belle-mère qui répondit :

– Vraiment, mon cher baron, voulez-vous donc si tôt nous quitter ? et ne pourriez-vous faire patienter votre ministre, au moins jusqu'à notre départ pour la campagne ?

– Impossible. Ma présence est nécessaire à Alexandrie pour une date fixe.

– Rapprochée ?

– Pour le 7 juin précis ; et il me faut avoir le temps de prendre possession de mon poste et de m'y reconnaître.

On était au 15 mai.

– A ce compte, vous ne resteriez plus avec nous qu'une dizaine de jours ?

– Cinq ou six à peine.

– Ah ! que voulez-vous, mesdames ? c'est le devoir ; il s'y faut conformer, dit M. d'Anjault. Mais Alexandrie n'est pas Montevideo ; on en revient plus facilement. Nous nous reverrons !

Edmée n'entendait plus rien ; les banales paroles de son père tombèrent dans le vide. Que lui importait ce qu'on pouvait dire maintenant ?

Partir ! quitter Robert ! retourner vivre à l'étranger, seule avec ce vieillard, qu'elle n'aimait plus, et dont la seule vue lui devenait odieuse comme le remords ? – Jamais !

Et cependant que répondre ? Comment s'en défendre ?

Edmée se sentait sous le feu des regards de sa famille. Elle baissa les yeux et employa toute sa volonté, toute son énergie à se contenir pour ne leur laisser voir du moins, ni ses pensées de résistance ni sa douleur.

Mais cette douleur transparaissait invinciblement. Plus tard, quand, vers onze heures, chacun prit le chemin de sa chambre, le baron attira Edmée sur son cœur en lui donnant le baiser du soir.

– Cela te fait de la peine, ma chérie ! Oh ! je t'en prie, que je ne te voie pas si triste : nous avons été heureux à Montevideo ; nous le serons encore à Alexandrie.

La jeune femme eut un frisson convulsif.

– Pourquoi pas ici ?

– Mais nous n'y pouvons rester ; ma carrière, tu le sais bien, nous destine à vivre hors de France.

– Et vous aimez beaucoup votre carrière ?

Les commencements en sont très pénibles ; je ne retournerais pas volontiers à mes premiers postes ; mais les Échelles du Levant sont des stations fort enviées ; d'abord elles ont le double caractère commercial et diplomatique ; ensuite nos agents y sont investis d'un pouvoir quasi-souverain. Tu verras que tu te plairas à Alexandrie.

Edmée eut un triste sourire et un mouvement de tête négatif.

– Voilà ce que c'est ! tu n'as vu de Paris que son luxe et ses fêtes, tu n'y as eu que des triomphes et tu t'es grisée de Paris ! j'aurais dû le prévoir !

– Mais vous tenez donc bien à aller à Alexandrie ?

– Je suis bien obligé d'y aller, ma chérie, puisque j'ai accepté ma nomination.

– Cependant si vous étiez malade, ou quelqu'un des vôtres ?

– Je pourrais demander et obtenir un sursis, pour cas de force majeure ; mais, à quoi bon ? Le sursis écoulé, il me faudrait absolument opter entre le départ immédiat ou ma démission.

– Oh ! vous avez assez d'années de service, ce me semble, pour obtenir votre retraite.

– Certainement. Mais tu ne voudrais pas que je demandasse ma retraite au moment même où j'arrive aux honneurs de la carrière ! Ce serait insensé ! Dans deux ans nous pouvons être en Italie ou en Allemagne, aux portes de France.

– Ce n'est pas la France.

– Ce n'est pas Paris ; non. Ah ! petite tête folle, comme te voilà engouée de Paris ! Mais songe donc que si j'avais ma retraite, nous ne pourrions pas vivre à Paris !

– Pourquoi donc ?

– Tu es accoutumée à la vie large et facile et nous n'y pourrions résider que dans la médiocrité avec ma retraite et mes revenus. Tu verrais que cela ne ressemble en rien à ton existence ici, depuis trois mois. Mais souviens-toi de celle qu'y menait ta tante jadis, dans son petit appartement de la rue de l'Université. Plus de toilettes comme celles que je te donne en ce moment, parce que je puis disposer de mes revenus et dépenser pour te faire belle, en trois mois, une année de rentes : pariant, plus de fêtes : tu ne voudrais pas y paraître avec des robes fanées, y aller en fiacre, etc. Eh bien, ma retraite et la vie à Paris, ma bien-aimée, c'est un petit appartement étroit, une seule domestique, des robes faites par toi-même et des promenades en omnibus.

Mais qu'importait à Edmée ? Rester seule à Paris et continuer à voir son amant tous les jours, c'était la vie. Partir, c'était la mort : voilà tout.

– J'aime la médiocrité, dit-elle. Et deux larmes brillantes roulèrent sur ses joues.

M. de la Chesnaie la saisit dans ses bras, l'embrassa, mais la regarda en même temps avec un étonnement profond. Pour la première fois, il ne voyait pas clair dans cette âme. Pourtant !… quoi ?… Il ne trouvait rien.

– Va te coucher, mon enfant ; tu es énervée, dit-il. Un peu de repos te calmera et te fera voir plus sainement les choses.

– Ah ! je verrai toujours l'exil !

– L'exil !… Tu ne parlais pas ainsi quand, il y a sept ans, tu étais si heureuse de partir avec moi !

Edmée se tut. Que répondre, en effet ?

Elle tendit son front au baron et s'enfuit dans sa chambre.

L'un et l'autre passèrent une nuit douloureuse. M. de la Chesnaie, sans rien deviner, sentait l'écroulement de son bonheur. Edmée comprenait que l'heure de la lutte sérieuse avait sonné ; qu'il lui fallait ou ruser ou combattre, ou vaincre la raison de son mari, en abusant de son amour, ou résister ouvertement. Elle n'était pas née menteuse, et la résistance, en face de sa famille instruite et irritée, lui semblait impossible. Quant à partir, à se résigner, elle n'y songea pas un seul instant, et plus elle pensait, plus elle comprenait qu'elle n'avait qu'une ressource : l'aveugle tendresse de son mari.

Dès le matin, elle bouillait d'impatience de courir à Auteuil, de se jeter dans les bras de son amant, de lui dire la fatale nouvelle, de se concerter avec lui. Le déjeuner lui parut d'une longueur interminable. Il semblait que madame d'Anjault mît une malice secrète à ne se point lever de table.

Enfin, elle donna le signal. Sans plus attendre, Edmée profita du mouvement général pour se glisser hors du salon. Cinq minutes après, elle tournait d'un pied pressé le coin de la rue et s'élançait en voiture, pendant qu'au salon, M. de la Chesnaie disait à la comtesse d'Anjault, avec un demi-sourire :

– Voilà, madame, ce que c'est que de faire les jeunes femmes trop belles et trop brillantes ! Vous m'avez gâté Edmée.

– Moi ? par exemple ! je n'y suis pour rien, je vous assure !

– Vous lui avez fait une vie de féeries. Elle croit qu'à Paris c'est un enchantement perpétuel, et elle ne veut pas venir en Orient.

– Elle ne… veut pas ? dit M. d'Anjault ; c'est une plaisanterie !

– Elle ne s'y est pas formellement refusée, certes ! mais elle m'a suffisamment fait entendre que ce départ la désespérait ; et j'ai bien vu qu'elle voudrait rester à Paris, au prix même de ma démission.

– Mais c'est de la folie !

– J'ai essayé de le lui faire comprendre, sans succès.

– J'essaierai donc, moi, dit le père, et je pense que je réussirai.

– Eh bien, mon cher ami, parlez-lui tout de suite, car, en vérité, depuis notre explication d'hier au soir, je ne vis plus. Évidemment, donner ma démission serait une folie insigne. Et cependant, je me sens faible quand il s'agit de lui résister.

– Ah ! dit le comte, il ne faut pas laisser voir votre faiblesse d'abord ; et il faut qu'elle n'ait aucun espoir de vous attendrir. Vous faire donner votre démission aujourd'hui ! Les femmes sont folles, ma parole d'honneur ! Le baron de la Chesnaie sonna.

– Allez, dit-il au domestique qui parut à la porte du salon, dire à madame de la Chesnaie que je la prie de descendre un moment.

– Madame la baronne est sortie, répondit, le domestique.

– Sortie ? déjà ? dit le baron, frappé pour la première fois de la fréquence des sorties d'Edmée.

Et lorsque le domestique eut refermé la porte :

– Hier, vers deux heures, j'ai frappé à sa porte pour lui annoncer la nouvelle, et elle était déjà sortie.

– Elle veut, dit la comtesse, bien jouir de Paris avant de le quitter.

– Mais, reprit-il, quelle idée de sortir ainsi seule des journées entières ?…

– Il vaut peut-être mieux que je lui parle en particulier, dit M. d'Anjault pour détourner le cours des pensées du baron.

M. de la Chesnaie n'ajouta rien. Il avait pâli tout à coup et son front était devenu soucieux.

Il quitta le salon un moment après.

– Le voilà troublé, dit la comtesse ; que serait-ce donc s'il avait l'idée de suivre le fiacre qui emporte sa femme !

– Vous savez comment elle sort ?

– Et même comment elle rentre, et où elle va… cette éhontée !

– Et vous souffrez cela ?

– Qu'y puis-je ? Et qu'y pouvons-nous tous Vous l'avez bien entendue, l'autre jour ! Il faut la faire partir, voilà tout.

– Elle partira.

– La Chesnaie est si faible pour elle, qu'il y a tout à craindre. Elle ne veut pas partir, et elle aura raison de sa résistance.

– La Chesnaie est faible, parce qu'il est amoureux comme peut l'être un homme de son âge, quand il n'a pas eu de jeunesse et quand il devient à cinquante ans le mari d'une femme… comme Edmée ; – parce qu'il a une confiance sans bornes aussi ; une sécurité complète ; parce qu'il est engourdi dans le bonheur, pour ainsi dire. Mais qui sait ce qu'il ferait réveillé en sursaut de son rêve ?

– Oui, sa passion est effrayante.

– Et il vient d'avoir là, tout à l'heure, le commencement d'un soupçon. C'est trop ; et sans retard, il faut mettre ordre à la conduite de sa femme !

Cependant Edmée avait couru chez son amant.

– Voilà le malheur ! s'était-elle écriée. Ah ! grand Dieu ! je le savais et ne pouvais le prévoir !… mon mari m'a dit hier : « Nous allons partir ! Mais tu comprends, Robert, je ne veux pas partir !

– Oh ! ni moi ! Te laisser partir, Edmée, ma bien-aimée… ma femme !…

Et ils confondaient leur passion dans une étreinte ; leurs baisers se multipliaient......

Ils étaient jeunes et ils étaient seuls dans ce coin perdu, plein d'enchantements et de mystères ; ils sentaient le présent menacé, l'avenir redoutable....

– Oh ! tu le vois bien, mon amour, je ne puis plus partir, balbutia Edmée, rouge et confuse dans les bras de son amant.

– Restons ici, tous deux, répondit Robert…

Ils étaient fous et ne pensaient à rien plus.

XVI

Vers quatre heures, et avant que les amants se fussent demandé comment ils allaient arranger leur amour avec les réalités de la vie, un bruit étranger les fit tressaillir. Quelqu'un venait d'ouvrir la porte du grillage de leur jardinet.

Tous deux bondirent en même temps. A travers les fentes de la jalousie baissée, ils aperçurent une silhouette de femme.

– Chut ! dit Robert à Edmée, devenue pâle. Puis : – Cache-toi, c'est ma mère !

Et en effet, à peine Robert avait eu le temps de fermer, sur Edmée, la porte de la seconde pièce, que madame de Ré apparut sur le seuil.

– Je viens, dit-elle, chercher madame de la Chesnaie.

– Vous ? ma mère ? – madame de la Chesnaie ! que voulez-vous dire ?

– Ce que je dis, mon fils. Et vous m'épargnerez, n'est-ce pas, des dénégations indignes de vous et de moi ?

– Mais, je vous assure.

– Elle est là, Robert ; je le sais, et je vous répète que je viens la chercher. Je ne suis ni son père ni son mari. Vous n'avez pas à la protéger contre moi.

– Cependant, ma mère.

– Allons donc ! Ne comprenez-vous pas que je viens la sauver !

Robert ouvrit la porte de la seconde pièce, et, prenant Edmée par la main :

– Ma mère, mon vœu le plus cher serait d'en pouvoir faire ma femme.

– Eh bien, c'est pour cela qu'il ne faut pas l'entraîner à des démarches irréparables, ni provoquer des scandales qui rendraient à jamais ce mariage impossible !

– Vous êtes bonne et généreuse, madame. Merci !

– Allons ! vite, ma chère enfant, venez avec moi. Vous, Robert, je vous attends ce soir. Vous devez être revenu de votre voyage !

Que faire ?

Edmée suivit madame de Ré, après avoir serré la main de Robert.

Au sortir des sentes, la voiture de madame de Ré attendait.

– Où allons-nous, madame ? demanda Edmée.

– Chez vous, ma chère, et tout de suite.

La voiture roula.

D'abord, madame de la Chesnaie, accablée, demeura silencieuse. Puis, un peu d'espoir se fit dans son esprit. Pour que madame de Ré fût instruite, pour qu'elle pût faire cette démarche étrange de la venir chercher dans le nid d'amour où elle se cachait avec Robert, il fallait qu'une circonstance imprévue se fût produite. Qu'est-ce que c'était ?

– Madame, dit-elle, permettez-moi une question… Mon mari est-il instruit ? est-ce devant lui que je devais fuir, tout à l'heure, quand vous m'avez emmenée !

– Non, ce n'est pas devant lui.

– Donc, c'est devant… ma famille !

– Peut-être.

– Eh bien, madame, alors je regrette de m'être enfuie ! Ma famille… ou plutôt la famille d'Anjault..... m'importe peu ! je ne tiens pas à son estime.

– Votre exaltation vous égare !

– Non ! Je ne tiens pas à son estime, et ses angoisses me sont indifférentes.

Elle reprit après un silence : « Je vous ai suivie, parce que vous m'avez appelée, vous, la mère de Robert ; et beaucoup aussi pour éviter une douleur à M. de la Chesnaie. Mais, pour la famille qui m'a forcée à chercher un refuge dans le sein d'un vieillard, qui m'a insultée dans la mémoire de ma mère, puis poussée dans la voie fatale par d'indignes soupçons, puis aussitôt traquée et trahie, pour cette famille, oh ! non, je ne m'imposerais pas une heure de contrainte !

– Mon enfant, c'est pour vous-même, pour votre mari, pour Robert, pour nous tous, qu'il vous faut éviter, – non pas une faiblesse ! – je tiens pour certain que vous êtes pure ! – mais l'apparence d'une faiblesse. Je vous vois trop irritée contre la famille d'Anjault pour n'être pas un peu injuste à son égard. Laissons donc la famille d'Anjault ! – Voulez-vous faire mourir de désespoir M. de la Chesnaie qui vous adore ? Voulez-vous envoyer votre père se battre avec mon fils ? Non, assurément, n'est-ce pas ? Eh bien, c'est ce que je suis venue empêcher pourtant. M. de la Chesnaie, hier, a été étonné de votre résistance quand il vous a parlé de quitter Paris ; ce matin, il a été surpris de vos longues et fréquentes absences. De là au soupçon, il n'y a qu'un pas. Supposons que ce soupçon entre dans son esprit ? Qu'il vous cherche, qu'il vous suive. Croira-t-il, lui, comme moi, à l'innocence de ces longues heures passées avec un jeune homme, dans la jolie maisonnette que nous venons de quitter ! Et y crût-il, qu'importe ! Innocente ou coupable, votre cœur donné à un autre n'est-il pas perdu pour lui ?… Eh ! mon Dieu ! je le comprends trop bien, moi, que vous aimiez Robert ! Mais n'empoisonnez pas les derniers jours de cet honnête homme. Vous savez s'il vous aime !… Ayez pitié ! Ne le livrez pas à la fois au ridicule et au désespoir.

– J'aime beaucoup M. de la Chesnaie, madame. Je l'aime, lui, comme mon père, comme ma mère aussi, que je n'ai pas assez connue… mais… je sens que je ne puis pas lui sacrifier mon amour.

– Donnez-lui au moins votre respect et votre dévouement !… Il faut… le suivre.

– Mais, madame, c'est impossible. Je…

– Il faut le suivre, interrompit la mère de Robert en clouant, d'un geste, l'aveu sur les lèvres de la baronne de la Chesnaie. Quant à votre père, avec un peu plus de sang-froid, vous reconnaîtriez que dans cette circonstance, en venant faire appel à mon intervention, il a agi en homme de sens et en gentilhomme.

– Ainsi, c'est mon père qui… vous a envoyée à Robert…

– S'il avait écouté sa juste colère, il y serait allé lui-même, assurément. Et vous prévoyez les conséquences de sa visite à Auteuil, et vous pouvez en imagination lire les petits articles des gazettes, le lendemain : « Une rencontre a eu lieu au bois de Boulogne entre M. le comte L… D… D… et M. R… de R… Une brillante jeune femme, très remarquée cet hiver, en serait, dit-on, la cause… M. X… a été atteint par son adversaire, etc. » Vous voilà perdue. Désormais, quoi qu'il advienne, vous ne pouvez plus épouser Robert ni retourner sous le toit de votre mari, pas plus que sous celui de votre père. Quel parti vous reste ? Partir avec Robert ? Vous me l'enlevez, à moi, et vous rivez sa vie et la vôtre au bagne du faux ménage. Vous vous préparez, pour le lendemain de l'amour, toute une vie d'angoisses…

– Le lendemain de l'amour, je mourrais, madame.

– On croit cela… et on vit, et on se tord dans la douleur, entre la terreur de l'abandon et le remords de retenir, par les seuls liens du devoir, celui qu'on ne voudrait conserver que par la puissance de l'amour ! Ah ! croyez moi, mon enfant, en me plaçant entre mon fils et votre famille, M. d'Anjault a sagement agi. Et tenez, je sens que déjà vous le comprenez !

– Je vous comprends surtout vous, madame, parce que vous êtes une vraie mère…

– Alors, vous m'obéirez.

– Mais Robert, lui, ne vous obéira pas !

– Si !… parce qu'il est un homme, et qu'il vous aime !

– Ah ! que je le revoie, au moins ! que je le revoie ! Non, je ne partirai pas sans le revoir, dût-on me traîner jusqu'à Marseille et m'embarquer de force.

Et la pauvre créature éclata en sanglots.

– Mon enfant… vous comprenez bien qu'il m'est impossible de… me prêter à… un pareil rôle. J'ai fait ce que je devais… et dit tout ce que je pouvais… Soyez forte, courageuse… digne d'être… plus tard, une… épouse heureuse…

On arrivait à l'hôtel d'Anjault. La baronne de la Chesnaie se jeta tout en larmes dans les bras de la mère de son amant, et toutes deux demeurèrent un moment embrassées. La mère, aussi, pleurait. Elle était femme et comprenait.

Trois jours après, Robert le Ré, qui s'était montré, avec sa mère, au Bois et à l'Opéra, mais sur le visage de qui on aurait pu voir les traces d'une profonde douleur, recevait une lettre trempée de larmes :

« Est-ce que c'est vrai, Robert, que je pars ? Voici tout autour de moi, des malles, des effets éparpillés sur les meubles ; mon mari presse les apprêts, mon père me garde à vue pour ainsi dire… Je pars donc ? mais pourquoi me garder… Je pars, non pas parce que la froide raison a un seul instant dominé mon amour ; mais parce que votre mère l'a voulu, et que vous n'avez pas dit non !

» Pardon ! j'ai l'air, mon bien-aimé, de te faire un reproche ! Je te comprends pourtant, comme j'ai compris ta mère… Mais mon cœur est brisé… je ne suis pas née pour la résignation !

» Et j'obéis. Oui ! quand mon cœur proteste et bondit de révolte, je cède…, et non pas aux conseils de ta mère, à ton muet acquiescement, à la volonté de mon mari, mais à celle de cette famille odieuse. Ils se sont dit : « Elle partira ! » et je pars, oui ; je pars… sans te revoir… toi mon véritable, mon seul époux ! Ils triomphent… et je meurs de désespoir.

» Pardon encore… je vais au delà du juste et du vrai, je le sens… mais je souffre tant ! Il faut bien que je crie… et où donc crierais-je, si ce n'est dans ton cœur ?

» Quand j'ai crié d'ailleurs, il me semble qu'une éclaircie se fait dans ma douleur… que je vois les choses, pour un moment, avec leurs véritables proportions… et j'essaye de me dire : Ce départ, après tout, m'est imposé moins par les volontés extérieures que par les nécessités sociales… mais une fois partie de France, ouvertement, avec mon mari, qui m'empêchera d'y revenir secrètement ? Pour le monde parisien, je serai en Orient avec mon mari. – Le monde, il m'oubliera d'ailleurs plus vite encore qu'il ne m'avait adoptée !… – pour mon mari, pour la noble famille d'Anjault… eh bien, je serai morte. Il pleurera, lui… La noble famille au contraire, poussera un cri de délivrance : Enfin ! elle sera donc supprimée à l'arbre généalogique, comme une branche pourrie, la fille d'actrice !

» Pour toi, mon époux d'amour, je vivrai quelque part dans un coin. Ce sera mon tour de t'aimer et de t'attendre… comme tu m'attendais dans notre doux nid d'Auteuil… car je n'ose rêver d'être ta femme, ton orgueilleuse femme… Je ne veux pas même par la pensée entr'ouvrir une tombe.

» Enfin, épouse ou maîtresse, tu m'attendras, n'est-ce pas, Robert ? De même que je me garderai à toi tout entière, tu me garderas ton cœur et ta foi !… J'en suis sûre, tu sais ! Mais je veux pourtant que tu me le dises, au moins par une étreinte, par un serrement de main, avant qu'un vaisseau m'emporte loin des rives de France.

» Cette lettre que je t'écris dans le silence de la nuit, je ne sais pas encore comment je te la ferai parvenir, tant je me sens sous l'œil et la puissance de la famille dont je suis prisonnière. Mais cependant je suis sûre que j'y parviendrai.

» Toi aussi tu parviendras donc jusqu'à moi pour un adieu que je n'accepterais pas, au prix de ma vie, s'il ne voulait dire « au revoir ! » et « à bientôt ! »

» EDMÉE. »

Le surlendemain, vers midi, tout était prêt pour le départ : les malles étaient dans la cour de l'hôtel, les voitures attelées ; M. de la Chesnaie, en costume de voyage, donnait ses derniers ordres. On devait partir aussitôt après le déjeuner.

Deux femmes de chambre achevaient d'habiller Edmée. Celle-ci pâle et les yeux égarés se laissait faire, mais ne consentait pas encore. Elle n'avait pas revu Robert…

La comtesse et madame de Clérac étaient là, ne quittant pas les issues du regard, comme si elles eussent gardé une folle et craint qu'elle ne s'échappât.

Tout à coup, Robert de Ré traversa la cour, monta l'escalier sans répondre aux questions du concierge et des valets.

– Quelle audace ! s'écria la comtesse qui le vit la première. Edmée se retourna avec un éclair dans les yeux :

– Enfin, murmura-t-elle. Puis se tournant vers la comtesse et vers sa tante :

– Sortez ! dit-elle.

Mais celles-ci se levèrent indignées et comme pour barrer le chemin à Robert.

– Sortez ! vous dis-je, reprit Edmée terrible et impérieuse comme une reine offensée. Sortez ! ou j'appelle M. de la Chesnaie… et je lui déclare, devant tous, que c'est de force qu'il m'emmène.

Domptées par la terreur du scandale, par la volonté de cette lionne garrottée qui menaçait de rompre, d'un seul bond, ses entraves, les deux femmes sortirent.

Alors les amants s'élancèrent dans les bras l'un de l'autre… confondirent un instant leurs sanglots.

– Ma bien-aimée !… dit Robert.

– Tu m'attendras ?…

– Toujours !

– C'est bien. Va-t'en, maintenant.

Edmée, toujours pâle, mais cette fois calme et résolue, descendit au salon où attendaient son père et son mari.

– Je suis prête, dit-elle.

– Allons ! à table, dit le comte d'Anjault, puisque, pour la dernière fois, nous déjeunons en famille.

Une heure après, les voitures roulaient, emmenant au chemin de fer le baron et la baronne de la Chesnaie, accompagnés de toute la famille d'Anjault.

 

Quand ils furent seuls :

– Eh bien, ma chérie, nous voici comme il y a sept ans, partant tous deux ensemble… dit le baron de la Chesnaie à Edmée, en l'entourant de ses bras. Je ne te rendrai pas plus malheureuse !

Edmée ne répondit que par un torrent de larmes.

TROISIÈME PARTIE
I

C'était un des beaux bateaux de la Compagnie Fraissinet, l'Egyptien, je crois, qui emportait, le long des rivages de l'Ancien Monde, le baron de la Chesnaie et sa femme. Elle, pâle, froide et indifférente ; lui, surexcité par une étrange fièvre, faite de passion et d'inquiétude.

Jamais il ne l'avait vue ainsi. Non, jamais ! Où était donc sa nature vive et prime-sautière ? l'esprit dont jadis ses yeux pétillaient ? cette curiosité que toutes les choses extérieures éveillaient ?

Maintenant, on eût dit d'une cataleptique frappée par une force inconnue ou d'une somnambule obéissant à la volonté fixe et inexorable d'un magnétiseur.

Ni les pompes du soleil éblouissant entre la Méditerranée, d'un bleu profond, et le ciel d'un bleu immense et doux, ni les splendeurs des belles nuits d'été, au milieu du silence infini qui s'étend sur le calme de la mer, rien n'avait le pouvoir de tirer Edmée de l'obsession d'une pensée fixe et d'un amer regret.

De temps en temps, le baron appelait son attention sur quelque point de la côte illustré par un souvenir historique, et cherchait à l'intéresser à cette antique Italien tant de fois célébrée par les artistes, les poètes et les amants, qu'on a aimée comme l'amour, puis comme charme, puis comme la pensée sereine et radieuse, pu comme le doux bercement qui endort la douleur dans mélancolie.

Mais rien ! Elle était froide et morne.

– Edmée, ma bien-aimée, ne te retrouverai-je donc plus ? lui demandait-il parfois en s'approchant d'elle quand, roulée dans un grand burnous blanc, assise sur pont du navire, et les yeux perdus dans le vague, elle semblait regarder sans voir et ne rien entendre que bruit régulier de la machine.

Alors, elle tendait à M. de la Chesnaie, éperdu, une main de marbre, qu'il prenait et serrait dans les siennes sans que jamais son étreinte, pleine à la fois de tendresse, d'angoisse et de désir, parvînt à l'assouplir.

– Dieu ! mais, Edmée, je t'aime plus que je ne t'ai jamais aimée ! balbutiait alors le vieillard amoureux qui laissait échapper le secret de sa faiblesse en même temps que l'aveu de sa passion.

Et elle, muette toujours, semblait devenir statue sous l'effluve de cet amour que jadis elle avait accepté dans un élan de reconnaissance et d'amitié.

– J'aurais été si heureux, ma chérie, de te faire par courir l'Italie, ville par ville, de voir avec toi les chefs d'œuvre des arts ; de nous reposer dans cette contrée o les siècles ont laissé tant de souvenirs. Te rappelles-tu que tu me parlais avec transport de ce beau voyage lorsqu'à Montevideo, sur la terrasse de notre quinta nous avons reçu la nouvelle de mon changement de résidence ?

Edmée, cette fois, tressaillit. Oh ! que les jours paisibles de son mariage lui paraissaient loin ! Montevideo la quinta ! Est-ce que cela existait ? ou bien n'était-ce pas comme le mirage estompé d'une vie précédente depuis longtemps vécue ?

Un instant, elle se revit, enfant, encore, sur le flanc d'un autre navire qui l'emmenait si pleine de confiance et de foi sur l'Océan immense avec ce même homme. Il n'était alors qu'un père plein de sollicitude et de tendresse ; comme elle l'aimait ! comme elle l'aimerait encore si. Mais pourquoi n'était-il plus son père et sentait-elle une haleine ardente sur ses mains qu'il baisait ?

Un frisson glacé la parcourait tout entière.

Il s'éloignait, timide et tremblant. Mais, rentré dans sa cabine, il lui venait au cœur une insupportable angoisse, tandis que les flammes de la tunique de Déjanire brûlaient son corps.

A Naples, ils s'arrêtèrent, selon les ordres que le baron de la Chesnaie avait reçus. Ils devaient y rester huit jours, et reprendre le bateau suivant pour continuer leur route vers l'Égypte.

Huit jours à Naples ! c'est le temps de voir rapidement toutes les splendeurs du golfe vers Baïa et le cap Misène, et vers Castellamare, le Vésuve, Sorrente et Capri ; le temps de donner une journée à Pompéi, une autre aux Camaldules, un après-midi à la promenade du Pausilippe, une soirée au quai Sainte-Lucie.

Cette fois, Edmée s'éveilla de sa torpeur, comme on s'éveille d'un lourd sommeil, au milieu d'une matinée radieuse. Que c'était beau ! Quelle fête des yeux ! Jamais elle n'avait rien vu qui ressemblât tant au paradis qu'on rêve quand on aime et qu'on s'élance par la pensée, vers les régions enchantées de l'amour heureux.

Son visage marmoréen s'illumina par moments aux reflets de cette lumière intense, qui baigne Naples dans une atmosphère dorée. Il passa des éclairs dans ses yeux, des frémissements sur ses lèvres. C'est que splendeurs de cette nature évoquaient comme par magie le souvenir de son amant.

Tantôt elle se voyait étendue à ses côtés dans une calèche, et débouchant de la grotte du Pausilippe sur mer éblouissante au soleil couchant ; tantôt, bercée dans une barque, le soir, tandis que la lune agrandie se lève au-dessus du Vésuve. C'était avec lui qu'elle suivait rues antiques de Pompéi et habitait, en rêve, la mais de Diomède ; avec lui qu'elle suivait la route de Babordée par les éboulements des villas élevées, au temps des sacrifices à Vénus, par les courtisans de Néron ; avec lui qu'elle se demandait quelles terribles tragédies s'étaient jouées, au temps de la toute-puissance des papes dans le château démantelé de la reine Jeanne.

« Nous y viendrons ensemble, » se disait-elle, en contemplant, des hauteurs de San Martino, les splendeurs panorama ; en parcourant dans une carosselle harnache de cuivre les chemins qui mènent à travers les bout jusqu'à l'antre de la Sybille Cuméenne ; en contemplant la pointe de Sorrente cette île de Capri, qui fut pour Tibère le centre du monde.

Et le baron de la Chesnaie, la voyant revivre, se prenait à la folle espérance de la retrouver à lui. Craint pourtant, il contenait l'effervescence de sa passion… voulait attendre… et que d'efforts pour cacher l'emportement de ses désirs !…

Ils montèrent aux Camaldules, d'abord en voiture lentement à travers les bois ; puis à dos de mulets, l'un près de l'autre ; Edmée rêveuse, et pensant à Robert. M. de la Chesnaie, irrité contre le guide qui le prenait pour le père de la jeune dame, mais transporté de joie et retrouvant sur la figure d'Edmée l'épanouissement de bonheur. Quand la montée devint trop abrupte, il s'approcha d'elle en tremblant et la soutint dans le sentier étroit et pierreux. Elle tressaillit et ce frémissement fit passer dans tous les nerfs de ce vieillard, que sa jeunesse oubliée prenait à la gorge, comme une étincelle électrique.

Ils arrivèrent enfin sur la terrasse du monastère et virent se dérouler à leurs pieds le plus sublime panorama du monde : de la pointe de Massa aux montagnes de Gaëte, la mer immense et bleue semée d'îles enchantées. Voilà Nisida, Procida, le cap Misène… et, de l'autre côté, les Abruzzes aux sommets éclatants de neige, puis Caprée… Quelle lumière ! quel azur ! quel éther !… De là, l'âme s'élance vers l'infini… elle se détache de la terre… Edmée, oubliant la réalité de la douleur, s'élevait peu à peu à la sérénité du « par delà… » Puis, à travers les espaces, et plus loin que la vie, Robert et elle se retrouvaient… Son amour franchissait la terre et s'élevait au sublime…

« O dieux, – pensait l'époux exalté qui palpitait sous la neige de ses cheveux blancs, – la saisir en ce moment, l'emporter, la garder à tout jamais, dans une pareille solitude, tout à moi ! rien qu'à moi !… »

Ils redescendirent. M. de la Chesnaie repassa son bras autour de la taille de sa femme pour l'empêcher de butter aux racines des arbres qui s'entrelaçaient dans l'âpre sentier. Son cœur battait à rompre. Il était heureux comme jamais il ne l'avait été, parce que la privation fait sentir le prix du bonheur.

On ne voyait plus la mer que de temps en temps, par une éclaircie à travers les arbres. Le soleil, entre les feuilles agitées par la brise, secouait comme une poussière d'or. Les autres bruits de la nature s'élevaient du sol ou couraient sous les branches… Quelle ivresse pour le baron de la Chesnaie ! quel rêve pour Edmée !…

Cependant ils approchaient du terme où les mulets sous la garde des guides, attendent les voyageurs.

Alors, au détour d'une clairière, le baron de la Chesnaie étreignit sa femme, chercha ses lèvres.

– Ah ! ma bien-aimée… dit-il.

Soudain elle bondit, comme si un reptile l'eût touchée puis se roidit pâle et froide, en s'écriant :

– Jamais !

Et lui, étourdi par le coup, chancela, l'œil égaré, le : lèvres tremblantes, en balbutiant :

– Jamais ?… tu dis… jamais ?

– Non ! jamais ! jamais plus !…

– Tu dis.

– Que j'en aime un autre et que je suis toute à lui…

– Misé.

Mais la voix du malheureux expira dans sa gorge. Il saisit un arbre pour ne pas rouler, à travers les ronces dans le précipice, puis s'affaissa.

Edmée, épouvantée, le retint et appela au secours

On le releva, on l'emporta. Edmée lui embrassait les mains :

– Pardonnez-moi ! pardonnez-moi !…

Elle pleurait, écrasée de remords.

Et lui sanglotait à se briser la poitrine.

II

La seconde partie du voyage fut plus douloureuse encore que la première. Alors, un des deux espérait encore. Le baron, en regardant sa femme morne et froide, cherchait une énigme. Aujourd'hui, il savait !

Elle les avait dites, ces paroles terribles qui, une fois tombées, entre deux êtres, les séparent pour jamais : échangent l'amour en haine, la confiance en terreur, et montrent béant un abîme désormais impossible à combler.

Un coup de massue n'aurait pas ébranlé davantage le baron de la Chesnaie. Soudain il parut dix ans de plus : auparavant, sous la neige de ses cheveux, brillait un regard jeune ; son corps avait gardé la souplesse et la désinvolture de l'âge moyen de l'homme. Ses yeux s'ér teignirent, son dos se voûta, son pas s'alourdit. Il devint un vieux.

La colère du premier instant n'avait pas été de longue durée. Aussitôt le désespoir profond était venu. Que faire, en effet, contre son désastre ? Elle en aimait un ; autre ; elle appartenait à cet autre ! Pouvait-il empêcher que cela ne fût ?… Pouvait-il forcer le temps à reculer et le passé à revenir ?

Tenter de la reconquérir ? Impossible ! Il ne se faisait point d'illusions à cet égard. Se venger ? – De qui ? Il ne le connaissait point, cet être abominable qui lui avait pris sa femme. Et l'eût-il connu, fût-il retourné en France pour le tuer : après ?

Et elle, que lui reprocher ? D'avoir été belle ? – mais il l'avait voulue belle et s'était énivré de cette beauté D'avoir inspiré de l'amour ?… – pouvait-il donc s'étonner qu'on l'aimât ? D'en avoir ressenti ?… – et pourquoi donc lui, était-il possédé, pour elle, de la plus violente des passions ? De s'être donnée ?… – mais… elle était jeune et l'amant aussi sans doute !… Jeune !… De l'avoir trompé – mais ne venait-elle pas d'être d'une inexorable loyauté

Et pourtant il se tordait de rage.

Pourquoi cette loyauté ? Ne pouvait-elle pas du moins, par pitié, dissimuler, mentir ?…

Et la passion était si forte chez ce vieillard éperdu, qu'en pensant au mensonge, à la vile comédie de la femme adultère, le dégoût ne lui vint pas aux lèvres.

D'autre part, Edmée, après son aveu, demeura frappée de stupeur. Pourquoi avait-elle fait, à cet homme, ce mal affreux, irréparable ? Pourquoi avoir écrasé, tout d'un coup, cet innocent, ce bon être, si digne de tendresse ou au moins de pitié !

Ah ! voilà ! Il voulait un baiser d'amour et je ne sais quoi d'incompressible s'était levé en elle et avait crié.

« Oh ! mon Dieu ! quel malheur ! » se dit-elle en le voyant si rudement frappé, et en comprenant qu'elle ne pouvait plus ni reprendre ses paroles ni en atténuer l'inflexible sens.

Cependant le bateau glissait sur la mer, dévorant l'espace. Les escales se succédaient, et ni l'un ni l'autre des époux ne songeait à descendre à terre. Ils se laissaient aller, comme à la dérive, vers le but de leur voyage.

Et le bercement monotone du navire par moment endormait l'acuité de leurs souffrances. Ils avaient des intervalles d'apaisement. Edmée songeait au retour, et au fond de sa pitié pour son mari se cachait une égoïste espérance. « Désormais, pensait-elle, pourquoi voudrait-il me garder ? Je dois lui être odieuse au contraire… »

Et lui :

« Il me l'a prise, le voleur ! le suborneur de femmes ! Cependant c'est moi qui l'emmène. Je ne l'aurai plus… mais je la garderai… Je souffre mille morts ; mais lui l'a vue partir et ne la verra pas revenir… Non jamais ! plus jamais ! »

III

– Nous entrons dans le port, madame la baronne, dit le capitaine, et nous avons juste le temps de raisonner avec les divers fonctionnaires du vice-roi, et de nous mettre en garde contre les nombreux industriels qui vont venir à l'abordage. Donnez des ordres à votre domestique pour qu'il rassemble vos bagages et les défende envers et contre tous.

– Ils courent donc des dangers ?

– Je le crois bien ! vous voyez sur la mer ces petites choses noires qui semblent un essaim de mouches ? ce sont des mahonnes, petites embarcations malpropres, montées par des portefaix, qui vont fondre sur le bateau et empoigner tout ce qu'ils pourront prendre, sous le prétexte de le porter à terre et dans l'espérance de le porter précisément où le propriétaire a peu de chance de retrouver son bien.

– Merci, capitaine.

– Mais voici qu'on nous salue. La présence du consul de France a été signalée. On va vous rendre les honneurs. Gardez-vous tout de même. Ce qui vaudrait mieux que les saluts des pavillons, ce serait une barque envoyée par le consulat pour vous prendre.

Le capitaine avait à peine donné cet avertissement à Edmée que le branle-bas du débarquement commençait à bord.

M. de la Chesnaie venait pour la première fois en Orient, et, bien qu'il se fût préparé par des lectures et des conversations à ces mœurs orientales, toujours si étranges pour les Européens, il ne laissait pas d'être embarrassé devant cette sorte d'assaut donné au navire par des hommes demi-nus, parlant un langage formé de mots empruntés à toutes les langues, accablant les passagers de respects serviles et s'efforçant de les voler.

Heureusement que le consulat avait, en effet, envoyé, comme le prévoyait le capitaine, une barque pavoisée aux couleurs de France, et montée par l'élève consul. Aussitôt ce fut un concert de saluts et de prosternements. L'élève consul repoussa de sa canne la plupart des complimenteurs, qui saluèrent plus bas quand ils eurent été frappés, et se rangèrent. Edmée passa, sauta du bateau dans la barque avec son mari, son domestique et ses bagages, et comprit qu'elle venait de quitter le sol de la patrie, pour entrer vraiment dans un autre monde.

– Il me semble être, ici, plus loin de France qu'en Amérique, dit-elle.

– Ah ! vous avez bien raison, madame, répondit l'élève consul. En Amérique, comme en France, comme en Angleterre et partout ailleurs en Europe, c'est la civilisation. Ici c'est l'islamisme.

Une voiture attendait pour recevoir le consul de France, et une autre pour prendre ses bagages. Autour des voitures une escorte était massée. La moitié suivit la calèche du consul ; l'autre resta pour garder et accompagner les bagages. Tous recommencèrent les salamalecs et les prosternements. Cette fois l'élève consul jeta quelque menue monnaie, et la voiture partit.

Quelques rues étroites, bordées de mosquées sans caractère ; dans ces rues, des passants de toutes les races et de tous les costumes ; des boutiques mal tenues ; puis, une rue plus large :

– C'est la rue Franque ! dit l'élève consul.

Puis une grande place carrée :

– C'est la place des Consuls, ajouta le jeune homme ; et voici le consulat de France.

Edmée vit un bâtiment qui semblait un palais parmi les autres, et auquel un fronton triangulaire donnait l'aspect monumental. Entre cette demeure fastueuse et la maison confortable mais simple de Montevideo, quelle différence !

L'habitant de ce consulat majestueux devait être en quelque sorte le souverain de la ville ; en tous cas, il était une puissance redoutée, car les indigènes saluaient même son étendard en passant devant.

Cependant Edmée, en franchissant le seuil, eut le cœur serré Il y avait là des janissaires, en costume arabe, aux couleurs de France, bleu galonné d'or, – qui traînaient leur yatagan sur les dalles du péristyle. Ces hommes, au visage à la fois abruti et sauvage, débitèrent, en l'honneur des nouveaux maîtres, un chapelet de phrases, en arabe, que personne ne comprenait, mais que l'élève consul affirmait être des protestations de fidélité et de dévouement. Ces gardes d'honneur lui firent l'effet de gardiens de prison.

La cour intérieure, propre à toutes les habitations riches de l'Orient, avait pourtant du charme avec ses vigoureux arbustes des tropiques : poinsettia aux feuilles écarlates, musa-enseta chargés de grosses bananes, palmiers aux rameaux souples, grandes fleurs aux pénétrants parfums. Derrière le palais c'était la mer. Dedans, les riches tapis de l'Orient, les stores souples, les carreaux de cachemire mêlés aux meubles de France. A la porte de chaque pièce, un domestique mâle ou femelle.

En d'autres temps, Edmée eût trouvé cela beau. Mais alors elle le regardait avec plus de curiosité que d'intérêt. Elle avait si peu l'intention de vivre là et croyait tant ne faire qu'y passer !

L'élève consul se trouvait être tout naturellement l'initiateur du baron et de la baronne de la Chesnaie.

C'était un tout jeune homme de vingt-trois ans, presque imberbe encore, fils de famille, comme on dit, ce qui se peut traduire par ces mots : ne sachant pas grand'chose, n'ayant guère fait, en France, que des sottises, et placé là par les siens, pour y prendre quelque maturité et y attendre l'âge du mariage.

M. Raoul de la Barre, tel que nous venons de le voir, gérait le consulat depuis trois mois, – Dieu sait comment, mais peu importe ! En Orient, on ne discute pas les consuls de France ou leurs représentants ; on les flatte et on les craint. D'ailleurs l'extrême jeunesse n'inspire pas de défiance aux Orientaux. Chez eux, la force de l'intelligence de l'homme se place entre la quinzième et la vingtième année ; plus tard, c'est déjà le déclin.

On sait la situation énorme que faisaient les capitulations à nos consuls, dans les Échelles du Levant, où ils réunissent tous les pouvoirs : pouvoir judiciaire, pouvoir politique, pouvoir administratif. Depuis trois mois, M. Raoul de la Barre avait nommé des assesseurs au tribunal consulaire, conclu des conventions avec le vice-roi, marié divers couples qui se désignaient comme sujets français. Aussi, bien que fort loin de l'asphalte du boulevard, ne s'ennuyait-il point à Alexandrie. Il faut ajouter que nos représentants consulaires ayant là-bas des droits régaliens, y sont fort caressés par les musulmans qui les voudraient séduire : ces derniers ne se préoccupant jamais d'avoir la justice pour eux dans un litige, pourvu qu'ils aient un juge favorable.

Naturellement, le jeune élève consul, qui est au consul ce que l'attaché est à l'ambassadeur, ne se réjouissait pas de l'arrivée de son chef, car il allait descendre du premier rang au troisième, le chancelier le primant en pouvoir pendant le séjour du consul. Il avait cependant un moyen de rester puissant, c'était de capter la confiance du consul et de se mettre bien dans l'esprit de « madame la consulesse ».

Cela, d'ailleurs, au premier abord, ne lui sembla pas difficile. Le consul lui parut vieux et ployé sous le faix de la vie : peu au courant des usages de l'Orient, honnête jusqu'à la naïveté et, en même temps, désintéressé de beaucoup de choses.

Madame la consulesse, au contraire, était assurément une très jeune femme : jolie, coquette, Parisienne jusqu'au bout des ongles, qui lui parut fort ennuyée de son vieux mari.

Au vrai, le baron de la Chesnaie était encore étourdi du coup reçu, et ne savait pas ce qu'il allait faire de cette femme, qui le possédait encore tout entier et venait de lui crier l'aveu d'un autre amour.

Edmée, d'autre part, était accablée : ne comprenant pas quelle intime révolte l'avait poussée à cet aveu terrible, attendant son verdict, et redoutant moins encore la vengeance que le pardon.

La vengeance ! Il lui semblait que ce serait pour elle un soulagement que d'être frappée par cet homme, qu'elle venait de briser comme d'un coup de foudre. Le pardon. Oh ! cela, non ! elle ne le pouvait point subir.

Cependant, il lui fallait attendre. Ce n'était point son rôle d'aller au devant d'une explication. Elle ne devait ni la provoquer ni la fuir.

De son côté, le baron n'osait encore regarder en lui-même, de peur de voir le combat que s'y livraient la passion, la générosité, l'égoïsme et le désir.

Dans un tel moment, tous deux accueillaient, avec soulagement, l'intervention de l'élève consul. Ils l'écoutaient ou en avaient l'air ; ils lui laissaient, par un accord tacite, prendre entièrement un rôle sur lequel le jeune homme devait se méprendre.

IV

M. de la Barre avait d'ailleurs matière à occuper et surprendre M. et madame de la Chesnaie.

Les mœurs de l'Orient sont si étranges, si nouvelles, si incroyables pour qui les voit pour la première fois ! On a bien entendu parler des pachas et des harems, de l'absolutisme oriental et de ses justices sommaires, mais on n'y croit guère plus qu'aux contes des Mille et une nuits. « Tout cela, se dit-on, c'était peut-être vrai autrefois, mais aujourd'hui… »

Eh bien, aujourd'hui, c'est comme autrefois ; et il en sera ainsi tant qu'il y aura des Turcs en Turquie…

– Voilà, dit le jeune Raoul de la Barre au consul, le troisième jour de son arrivée, – la liste de nos protégés. Jusqu'à présent j'ai pu vous défendre, ainsi que madame, contre leurs importunités ; mais je vais être impuissant à les contenir : ils affluent au consulat pour vous présenter leurs hommages.

– Nous avons donc, demanda Edmée, beaucoup de protégés ?

– Plus que partout ailleurs, ma chère, répondit le baron, qui connaissait les charges de la juridiction consulaire en Orient. Ici les protégés ressemblent à la clientèle de l'antiquité.

– Et ce n'est pas petite affaire, madame, que de nous défendre contre l'envahissement de la clientèle. Songez donc ! notre protection ici, c'est la sécurité. Et la sécurité c'est la fortune et la vie, rien que cela ! Aussi voyons-nous les plus riches négociants Levantins solliciter humblement le plus chétif emploi dans nos bureaux. Des places d'expéditionnaires, à la chancellerie, nous sont demandées avec plus d'insistance qu'en France on ne demanderait une recette générale.

– Par exemple !

– Sans doute. Et loin d'attendre des émoluments, nos solliciteurs sont prêts à reconnaître notre consentement par de magnifiques « politesses ».

– Vous appelez « politesse » ?

– Ah ! ceci, madame, est difficile à définir. Mais un exemple vous le fera suffisamment comprendre. Tenez, peu de temps après que M. de X…, le prédécesseur de monsieur votre mari, fût arrivé, il reçut une invitation une fête chez un de nos riches Levantins. On tirait, à la fin, une tombola. Madame la consulesse, qui était fatiguée, se leva, pour prendre congé, avant le tirage… Grande insistance de la femme du Levantin pour la retenir. Elle résiste d'abord, puis consent ; mais au lieu de retourner à sa place, s'assied près de la porte, sur un siège vide.

« – Madame la consulesse, je vous en prie, pas ici ! laissez-moi vous reconduire à votre place.

» – Mais non ; je suis très bien. Il est inutile, pour un moment, de traverser tout le salon et de déranger ces dames.

» – Mais… non ! vraiment. Vous n'êtes pas ici au rang qui vous appartient.

» – Laissez ! laissez

»– Je vous en prie ! Nous vous en prions ! »

Et Madame de X… voit le Levantin et la Levantine échanger des regards inquiets, des signes qu'elle ne comprend pas, mais qui lui indiquent suffisamment qu'en ne retournant pas à sa place, elle contrarie beaucoup ses hôtes. Ce que voyant, elle cède. La figure du Levantin s'illumine. On tire la tombola. Un merveilleux éventail, garni de pierreries, lui échoit. Peu après, elle part ; et, en passant, voit, occupée par une femme de la colonie, la place qu'elle avait prise, un moment, près de la porte. En la saluant, elle jette un regard sur le lot qui lui est tombé. C'est un jouet d'enfant qui vaut bien quatre paras. – Avez-vous compris, madame ? C'est la « politesse, » et le riche Levantin voulait être protégé.

– Assurément, dit le baron de la Chesnaie, madame de X… a envoyé le lendemain l'éventail à la Société française de bienfaisance, et M. de X… a donné des ordres pour que le Levantin ne mît jamais les pieds au consulat ?

– Oh !… bien sûr !

– Eh bien, maintenant que je sais ce que c'est que la « politesse », qu'est-ce que c'est exactement que la « protection » ?

– La protection, répondit le baron de la Chesnaie, est une institution définie par les capitulations ; maintenant et d'abord, il faut vous dire en gros ce que nous appelons « capitulations ». Ce sont des chartes particulières, des conventions faites depuis les Croisades entre nos rois et les sultans, qui constituent une législation à part et toute spéciale aux Échelles du Levant ; législation à notre avantage, d'ailleurs, car nous l'avons dictée alors que la France, au lendemain des Croisades, jouissait en Orient de tout son prestige. En vertu des chartes nommées capitulations donc, et de l'extension que leur a donnée la jurisprudence diplomatique, le protégé, inscrit et immatriculé en chancellerie du consulat de France, jouit des mêmes immunités que le Français lui-même. Ainsi, le Levantin protégé cesse d'être raya. Vous savez que nous appelons Levantins, en général, les chrétiens d'Orient, et que les Turcs appellent rayas les chrétiens sujets du sultan Or, pour un chrétien sujet turc, il n'y a qu'un moyen de sortir de l'abjection, c'est la fortune ; qu'un moyen de faire fortune, le commerce. Ils font donc le commerce dès l'enfance. Ils s'enrichissent, car ils sont actifs, habiles, rusés et persistants.

– On dit volontiers ici, dit l'élève consul, qu'il faut dix Turcs pour valoir un juif ; et dix juifs pour valoir un Levantin.

– Peste ! les Levantins doivent être de redoutables personnages ?

– Oui, reprit le baron. Mais il y a le défaut de la cuirasse. Sujets du sultan d'abord, du vice-roi ensuite, puis des vizirs, puis des pachas, puis des beys, etc., les Levantins sont entravés par mille vexations dans leur commerce, et exposés, quand ils sont riches, à toutes sortes de procès et de spoliations. De là le besoin de la « protection ».

– Je comprends, dit Edmée. Et vous êtes le maître de disposer à votre gré de la protection ?

– Oui ; moi, comme les consuls d'Italie, d'Autriche et d'Angleterre. Mais la France a toujours conservé ici un prestige particulier.

– Jadis, reprit M. Raoul de la Barre, on ne pouvait être admis à la protection sans un avis conforme émis par l'Assemblée de la nation.

– Il faut encore que vous sachiez, Edmée, ce que c'est que l'assemblée de la nation. C'est la réunion, tenue au consulat, de tous les Français notables résidants et des capitaines des vaisseaux français, mouillés dans le port. Cette assemblée, dite des députés de la nation, délibère sur les questions où l'intérêt français est engagé. Autrefois, ces assemblées se tenaient souvent ; maintenant elles deviennent plus rares, et les consuls ont plus de pouvoir personnel.

– C'est-à-dire que de souverains constitutionnels, ils deviennent souverains absolus ?…

– Juste, ma chère : mais, dans ce pays, on se laisse si facilement glisser sur la pente de l'absolutisme !…

– Les consuls accordent donc maintenant la protection par lettre close, reprit M. de la Barre. On peut être ici « protégé » comme à Rome on est cardinal in petto. Et comme la protection est une fameuse sauvegarde, on raconte que divers personnages, haut placés, se sont secrètement assurés d'une protection, pour tel cas de disgrâce. Ainsi, le bruit court. – mais, chut !… – que l'un des ministres même du sultan, bien connu à Paris, porte toujours sur lui, comme précaution contre les retours de fortune, une lettre close du consul d'Angleterre.

– Quel étrange pays ! dit Edmée.

– Oh ! oui ; et de plus en plus étrange à mesure qu'on le connaît davantage, ajouta M. de la Barre.

– Vous marcherez longtemps de surprise en surprise, ma chère. L'Orient est un spectacle qui deviendra pour vous une puissante diversion.

V

Ces paroles, dites négligemment, et comme au cours d'une conversation indifférente, par le baron, frappèrent Edmée d'un sinistre présage.

Eh quoi ! M. de la Chesnaie espérait « u une diversion » ? Ne l'avait-il donc pas comprise lorsqu'elle s'était écriée, en descendant des Camaldules : « J'en aime un autre, et je suis à lui tout entière ! »

Cet aveu, l'oubliait-il ? ou bien passait-il outre et se promettait-il d'avoir raison d'elle et de son amour ?

Quoi qu'il en fût, il pensait donc la garder là, près de lui, comme si de rien n'était ?… Pardonnait-il ? Méprisait-il ?

Je ne sais quoi serra le cœur d'Edmée, qui se trouva désormais bien seule, dans ce grand palais, avec son mari. Jadis elle eût été avec lui au bout du monde, endormie dans une confiance absolue. Aujourd'hui elle se sentait en la possession d'un homme qu'elle avait mortellement offensé et auquel la loi, les usages, une situation exceptionnelle donnaient, sur elle, tous les droits.

Que faire, cependant, et que devenir ?

Elle avait choisi pour appartement celui qui faisait l'angle du palais à droite ; d'abord parce qu'il était loin de celui du baron, ensuite parce que d'une fenêtre on voyait la mer. Elle s'accommoda dans ce coin, un réduit solitaire où elle se trouvait mieux que nulle part ailleurs. Les bruits du dehors n'y arrivaient point ; son store relevé, elle ne voyait plus que le ciel et la mer. Là elle pensait, écrivait, brodait ; de temps en temps, se mettait au piano cherchant sur les touches un accord qui exhalât la douloureuse oppression de son cœur ; elle chantait alors, et son chant solitaire finissait par un sanglot.

Le baron de la Chesnaie ne troublait pas sa solitude. Il semblait qu'il évitât, au contraire, de se trouver seul avec sa femme et d'échanger des paroles intimes, et qu'il s'efforçât de ne la point inquiéter par ses poursuites. Il était pourtant dévoré d'une passion plus ardente encore depuis l'aveu des Camaldules. Oui, il se le disait avec honte, avec désespoir, mais enfin il lui fallait le reconnaître, nulle puissance de volonté ne pouvait l'arracher à cet amour qui le dévorait. Alors l'instinct l'avertissait qu'il fallait avant tout garder son trésor et réserver l'avenir.

Quelquefois, la nuit, il se levait brûlé par le souvenir et torturé par la jalousie ; et, à pas de loup, se traînant à moitié sur les geuoux, il traversait les grands appartements de réception silencieux et mornes ; puis une suite d'appartements inhabités qui longeaient la façade latérale du côté de l'église des Anglais, et ne s'arrêtait qu'à la porte d'Edmée, retenant son souffle, écoutant à travers les lambris si elle dormait… et passant des heures, accroupi comme un chien, sur le tapis de son antichambre.

Un matin qu'il était brisé par une nuit ainsi passée, il reçut la visite d'un vieux Turc, sale, gras, puant, au visage huileux, à grosses lèvres tombantes et à gros yeux hébétés. C'était Osman Chérif, l'un des principaux personnages d'Alexandrie.

Selon l'usage, Osman se précipita en arrivant sur le consul et lui saisit la main pour la baiser. Le baron fut heureux de ce que l'usage, aussi, lui permettait de la retirer, et jamais l'échange de courtoisie qui consiste en Orient, l'un à vouloir baiser la main de l'autre, et l'autre à vouloir se soustraire à cet hommage, ne fut plus sincérement accompli : du moins par la partie qui se défendait.

– Quel animal ! dit le baron au jeune de la Barre quand Osman Chérif fut parti.

– N'est-ce pas ? Je ne sache rien de plus répugnant qu'un vieux Turc ! Et quand on pense que ces êtres-là ont un harem peuplé de quatre femmes légitimes et d'un nombre infini de concubines, quand on pense que toutes ces femelles se parent, tous les jours, dans l'espérance de capter un regard du maître, se disputent ses faveurs, se réjouissent de son choix comme d'une apothéose, on en mesure mieux la distance qui nous sépare de la France. On a dit que Paris était le paradis des femmes. Je ne sais pas ; mais l'Orient est assurément le paradis des hommes.

– Ah !… vous trouvez ?

– Ici, les femmes sont à la fois des servantes et des houris : toujours prêtes pour le plaisir, toujours humbles et soumises pour leurs maîtres. On n'a pas le temps de former un désir… Ce désir est sollicité de toutes manières.

– Aussi, voyez un Turc de trente ans.

– Ah ! sans doute. Je n'envie pas les mœurs de l'Orient, je les constate.

Le baron se mit au travail. Mais il travaillait mal. Ce vieux Turc hideux le hantait.

Et il lui semblait voir sur son passage les odalisques le regardant d'un regard noyé de volupté, les lèvres tendues, les bras comme des lianes qui cherchent où se prendre.

– Mais pourtant, dit-il tout haut, répondant à sa pensée hallucinée, qui avait couru toute seule, mais pourtant si l'une d'elles résistait, que ferait-il, cet homme ?

– Il commanderait qu'on la mît dans un sac pour la jeter à la mer.

– Mais il ne l'aurait plus ! s'écria M. de la Chesnaie.

– Il en aurait vingt autres, reprit l'élève consul, assez surpris.

– En France, que nous feraient les vingt autres ? répliqua le mari d'Edmée. Il n'y aurait pour nous que celle-là !

 

Une nuit, en écoutant, le baron entendit une plume courir sur le papier. Edmée écrivait. Une folle rage le saisit.

– C'est à lui qu'elle écrit certainement, se dit-il.

Oh ! quelle tentation d'entrer tout à coup, de se jeter sur la lettre, de la saisir, de l'emporter, de la lire. Il se contint pourtant. Mais il avait fait un peu de bruit. Edmée prit peur. Le jour suivant, elle fit coucher une femme de chambre à côté de son cabinet.

Edmée, en effet, écrivait à son amant.

Et le lendemain, son mari qui la surveillait inostensiblement, put la voir sortir du palais de France, et sans prendre même la peine de faire un détour, s'en aller tout droit jeter elle-même son courrier à la poste, située précisément à l'angle du consulat.

Chaque nation a sa poste, à Alexandrie, et un service de bateaux pour la desservir. Et, naturellement, chaque poste porte surtout le courrier de ses nationaux, et se trouve annexée à leur consulat.

Edmée ignorait cette circonstance, toute particulière aux Échelles du Levant. Elle avait vu sur une des façades latérales du palais de France une boîte aux lettres, et cette boîte aux lettres lui paraissait aussi discrète que ses pareilles de la mère-patrie.

Pourtant tout ce qu'elle contenait était à la merci du consul. Un signe de lui, et le directeur de la poste française lui remettait la correspondance de la colonie…

Ce signe, pourquoi ne pas le faire ? Il lui faudrait au moins… le nom… car il ne voulait certes pas lire la lettre…

A la pensée de porter la main sur le secret d'Edmée, la loyauté du baron de la Chesnaie s'était cabrée.

« Mais, qui me l'a volée ? pensait-il avec des soubresauts au cœur.

» Il faut pourtant que je le sache… »

VI

– J'ai, par mégarde, dit-il au directeur de la poste française, laissé porter à la boîte une lettre importante qui ne devait voyager que dans notre valise. Vous aurez la bonté, ce soir, de m'apporter le courrier pour la France.

Quand M. de la Chesnaie eut devant lui sous l'abat-jour de la lampe un monceau de lettres parmi lesquelles se trouvait certainement une lettre d'Edmée à son amant, il sentit le sang lui monter aux tempes et une sorte de vertige lui troubler le cerveau.

Il se prit, cet honnête homme, pour un malfaiteur qui, dans l'ombre, chercherait à tâtons une serrure pour la crocheter.

Il regardait derrière lui et dans les angles de la pièce, comme pour voir s'il ne s'y trouvait pas quelque témoin de son action. Il avait peur et n'osait brasser ce paquet de lettres, qui étaient à sa merci.

Puis, tout à coup, il lui semblait entendre, à côté de lui, le rire strident d'un Méphistophélès qui disait :

– Comme il rirait de toi, ce vieux et sordide pacha, qui venait hier te faire sa cour, s'il te voyait faire, devant ce tas de papiers, cette figure de Géronte ! Quoi ? tu peux connaître le suborneur, déjouer les plans de l'adultère, te venger peut-être, et tu hésites ! Oh ! imbécillité de l'homme !

M. de la Chesnaie alors avançait la main sur les lettres et tremblait. N'allait-il pas violer une âme ?

« Mais alors, reprenait Méphistophélès, que ne la laisses-tu à son amant et à son amour, ta femme !… Si tu commets un attentat contre la liberté humaine, en cherchant là-dedans son secret, n'en commets-tu pas un autre bien plus grave, en la retenant, ici, en ta puissance ? Facilite donc ses amours, au lieu de poser sur son bonheur la main-mise de ton autorité maritale et de tes droits ! As-tu des droits ? N'en as-tu point ? Si tu en as, fais ce que ferait le pacha et que ta vengeance ne soit limitée que par les intérêts de ta passion ; débarrasse-toi de ce qui te gêne, et ne garde que ce dont tu veux jouir encore. Si tu n'en as pas, eh bien, ouvre la carrière à ces amants qui s'élancent éperdus l'un vers l'autre. C'est toi qui as tort de vivre. Car « ceux qui s'aiment sont époux ! »

Il bondit, se leva et marcha longtemps dans son cabinet, pour secouer ces effervescences de cerveau qui touchaient à l'hallucination.

« Sans m'arroger le droit, comme le Turc, de tuer la femme infidèle, » se dit-il.

Oh ! tuer Edmée !… A cette seule pensée, des larmes s'échappèrent des yeux du baron de la Chesnaie, qui s'affaissa sur un siège et se mit à pleurer sans vergogne. Il était seul et il faisait nuit.

Edmée ! il la voyait, tout à coup, petite fille, dans un coin du salon de sa tante, levant ses grands yeux noirs vers lui comme vers son unique espérance.

Puis s'épanouissant comme une fleur à Montévideo, aux chauds effluves de son amour.

Puis se jetant, avec une tendresse exaltée, dans les bras du père.

Puis s'abandonnant, sans regret, dans ceux de l'époux…

Oh ! ces jours divins ! comme ils étaient loin !

Mais est-ce que jamais, jamais, il pourrait frapper cette créature adorée qui lui avait donné tant de bonheur ?

Quand il eut bien pleuré, quand il se fut bien roulé dans sa douleur, le baron de la Chesnaie, cependant recouvra un calme relatif. Il se remit en présence de la réalité. Les lettres étaient là ; le jour allait venir. Il fallait ou porter une main résolue sur la lettre de sa femme, ou rendre le courrier intact au directeur de la poste et renoncer à savoir et à se défendre…

Allons donc ! est-ce que cela était possible ? est-ce que cela était sensé ? En défendant Edmée contre la séduction. ne la défendait-il pas contre les déceptions de l'avenir ? contre la honte et la misère ?

Peut-être, d'ailleurs, était-ce la première lettre qu'elle écrivait à son amant. Devait-il donc la laisser mettre sa réputation à la merci de… – De qui ?

Brusquement, il se décida, retourna vers le paquet de lettres, sur lequel l'abat-jour de sa lampe projetait encore un cercle de lumière, et y, plongea la main.

Oh ! comme la lettre lui apparut tout de suite… et comme ils flamboyèrent, à ses yeux, ces caractères tracés de la main d'Edmée, qui disaient :

 

 « Monsieur Robert de Ré,

 rue du Bac, no

 

PARIS. »

 

Il hésita encore pourtant avant de l'ouvrir. Mais sa résolution était prise. Il lut :

 

« J'ai trouvé, en arrivant, mon bien-aimé, la lettre que tu m'as écrite aussitôt après mon départ, et qui a voyagé avec moi de Naples ici. Ah ! je la sentais sur le bateau, cette lettre ! Et, au milieu de ma douleur, ce m'était une consolation de me sentir accompagnée par cette émanation de ta présence !

» J'attends maintenant ta réponse à la lettre que je t'ai écrite de Naples au lendemain de mon aveu à mon mari. Tu sais, à présent, que je ne puis pas mentir, même par le silence… que la feinte m'est impossible, et plus impossible encore la résignation… Tu sais que j'ai frappé sans pitié le meilleur des hommes… Mais tu sais aussi que je suis libre… et toute à toi.

» Je n'ai donc plus qu'à partir… sans scandale. Je ne veux pas, du moins, après avoir brisé ce cœur si bon, livrer sa douleur à la malignité publique. Je trouverai donc un prétexte : Mon père sera malade, ou bien moi… Enfin, je partirai dès que tu m'auras dit où tu m'attendras.

» Vois-tu, d'ailleurs, je ne saurais vivre où tu n'es pas. La passion ! Je ne savais ce que c'était, et nul ne peut le savoir avant de l'avoir ressentie ; et même, ceux qu'elle n'a pas saisis dans ses puissantes serres, ne doivent pas y croire ! Ainsi, j'aurais donné ma vie pour épargner à mon mari cette douleur affreuse, épouvantable, que je lui ai jetée dans l'âme comme un brandon de feu… et nulle puissance ne pourrait me faire oublier que tu as mis sur mes lèvres un inviolable sceau. Nulle force ne pourra me retenir quand tu me diras : Viens !… »

 

Le baron de la Chesnaie laissa retomber cette lettre foudroyante.

– La malheureuse !… pensa-t-il. Oui, la passion ! c'est bien cela. Oh ! la passion !… comme elle dévore… comme elle torture !… »

Et de ses deux mains il s'étreignait la poitrine pour comprimer son cœur qui battait à rompre.

« Oui, moi aussi j'ai les lèvres brûlées par un souvenir moi aussi je donnerais ma vie pour lui épargner un déchirement. Tout ! mais renoncer à elle, jamais ! »

Et le malheureux sortit de cette épreuve terrible, encore plus puissamment possédé par son inextinguible amour. En effet, il ne pouvait pas mépriser Edmée ; il lui fallait trouver, même au fond de la chute, cette nature d'archange que, d'après les poètes catholiques, Lucifer même n'a pas pu perdre dans l'abîme du mal. Ah ! certes, ce n'était pas là une femme comme les autres. Que de chasteté encore dans le cœur de cette adultère !

Et il avait osé, un moment, assimiler Edmée à ces femmes d'Orient qui se livrent, à qui veut, dès que la surveillance de l'eunuque qui les garde est endormie ; et que leur maître, en revanche, fait tuer par un esclave lorsqu'elles ont été surprises !

Dieu ! l'empressement de tout un sérail de ces femmes belles, jeunes, savantes dans l'art de la volupté, pouvait-il valoir jamais le libre baiser donné par Edmée à celui qu'elle aimait !

A ces pensées, qui naissaient l'une après l'autre dans son cœur, le baron de la Chesnaie s'épouvantait de lui-même.

Qu'allait-il faire ? Il le savait moins encore après avoir lu cette terrible lettre qu'auparavant. Cette lettre lui ôtait tout espoir… mais ne lui ôtait pas son amour du cœur, au contraire !

Il était incapable de songer à reprendre, de par la puissance maritale, cette femme qui ne lui appartenait plus par le consentement, mais il pouvait encore moins y renoncer.

– Qu'est-ce que ce Robert de Ré ? se demandait-il, les yeux fixés sur l'enveloppe de la lettre.

Il crut se souvenir d'avoir vu, en effet, un jeune homme de ce nom, parmi les danseurs qui papillonnaient autour d'Edmée.

« Quelque bellâtre ! pensa-t-il, qui m'a volé ma femme en se jouant. Mon Dieu !… ces choses-là sont donc possibles ? Mais est-ce que jamais cet agréable fat l'aimera comme moi ? – Allons donc ! moi ! qu'importe que je l'aime ! Je n'ai ni les cheveux noirs, ni la taille élégante, ni le charme de la jeunesse ! »

Jusqu'au jour, le baron de la Chesnaie contempla la lettre ouverte devant lui avec des yeux fixes, sans regard, et desquels, de temps à autre, sortait une grosse larme qui roulait, lourde, sur ses mains. Enfin, quand les bruits de la ville s'éveillèrent, il sortit de sa douloureuse torpeur, prit la lettre, puis l'enveloppe, les approcha d'une bougie et les regarda se réduire en cendres.

Quand le directeur de la poste franque revint chercher son courrier :

– Vous voudrez bien, dit-il au fonctionnaire, refaire ce paquet, et désormais vous m'apporterez également, à l'arrivée, le courrier qui vient de France.

C'était donner implicitement l'ordre de lui apporter toujours les courriers, à l'arrivée ou au départ.

– Très bien, monsieur le consul, répondit le fonctionnaire, comme le Turc eût dit :

« Entendre, c'est obéir. »

VII

Cependant les jours se succédaient. Le baron vivait pour souffrir, Edmée pour attendre, et, ni sur l'un ni sur l'autre, les choses extérieures n'avaient d'action.

Après avoir espéré que les affaires d'Orient l'occuperaient assez pour tromper sa douleur, M. de la Chesnaie demeurait découragé devant le fatras des lois, conventions et usages au milieu desquels il lui fallait se mouvoir. Affranchi de préoccupations personnelles, il aurait trouvé sans doute un puissant intérêt dans l'étude des mœurs de l'Orient, si absolument différentes des nôtres. Plus jeune, il se serait senti de l'ardeur pour détruire les abus, de l'énergie pour entreprendre des réformes. Mais, au fond et en dépit de son patriotisme, que lui importaient toutes ces choses ?

En présence d'Edmée, il ne songeait qu'à contenir sa passion et sa jalousie ; en son absence, qu'à l'entourer à la fois de soins, de tendresse et de surveillance.

Et, toujours il avait devant les yeux la lettre d'Edmée et le nom flamboyant de l'amant qui la lui avait ravie ; dans le cœur, la crainte horrible qu'elle ne le quittât. Sa vie n'était qu'une angoisse.

Edmée souffrait moins, parce qu'elle avait l'espérance au cœur, parce que malgré les obstacles, elle voyait à l'horizon l'amour et la liberté, parce que sa confiance en Robert était entière. Cependant, elle se sentait mal à l'aise au palais de France, malgré les soins et les hommages dont elle y était entourée. Ces mœurs de l'Orient, dont chaque jour lui apportait une révélation nouvelle, lui faisaient peur. Et puis elle s'étonnait de l'étrange attitude de son mari.

Il ne lui avait pas fait un reproche ; il ne lui faisait sentir ni mépris ni colère ; mais, près d'elle il tremblait, secoué par une émotion dont elle ne pouvait méconnaître la violence.

D'ailleurs, ils ne se voyaient guère qu'aux heures des repas ; et l'élève consul, qu'ils avaient, une fois pour toutes, engagé à y prendre part, se trouvait toujours en tiers.

Ce dernier s'était constitué l'attentif de madame de la Chesnaie. La tradition, d'ailleurs, le voulait ainsi ; et si Madame la consulesse s'était trouvée laide et vieille, c'eût été tout de même.

Cependant il y avait une nuance. Le jeune homme ne pouvait pas vivre sans charme dans l'atmosphère de cette femme jeune, gracieuse, élégante, qui exhalait, à travers les voiles discrets de sa mélancolie, le parfum de la femme aimée. Dès l'abord, d'ailleurs, en voyant entre elle et le baron de la Chesnaie une si grande différence d'âge, et en observant la froideur apparente du ménage, il avait conçu des espérances.

D'autre part, Edmée sentait d'instinct le besoin d'avoir des sympathies à sa portée dans ce milieu inconnu et plus étrange que tout autre. Sans être coquette, elle accueillait d'un sourire et d'un mot aimable les attentions de M. de la Barre. Elle prenait son bras volontiers, et prêtait l'oreille aux détails pittoresques qu'il lui donnait en toute occasion sur les mœurs de l'Orient.

D'abord M. de la Chesnaie n'y avait pas pris garde. L'élève consul lui paraissait le jeune homme le plus insignifiant du monde. Tout à coup, un jour, à je ne sais quelle occasion, il fut soudain réveillé de son indifférence.

– Mais lui aussi est jeune… et… amoureux sans doute, se dit-il.

Il pâlit ; les nerfs le serrèrent à la gorge ; un mouvement de jalousie farouche le secoua tout entier.

– Si elle allait l'aimer… si… elle l'aimait déjà… car elle avait bien vite été la maîtresse de cet autre bellâtre à Paris…

Mais cette pensée avait à peine eu le temps de lui traverser l'esprit, qu'il la repoussait avec horreur : Edmée, femme facile ! jamais !

Comme elle serait moins redoutable alors ! Il la mépriserait. Et s'il était encore, malgré tout, possédé du désir inextinguible qui le brûlait, eh bien, il serait le pacha et Edmée deviendrait, pour lui, une odalisque dans le sérail.

Chacune des pensées du baron de la Chesnaie, cependant, avivait sa passion, dont elles surexcitaient tantôt l'exaltation morale, tantôt l'effervescence physique. Ah ! comme elles brûlaient son corps et consumaient son âme, les flammes de la tunique de Nessus !

Mais un soupçon de jalousie ne traverse pas l'esprit sans y laisser trace de son passage. Désormais l'attention est éveillée. On est hanté par une idée qui prend des faces diverses.

Par quelle inconcevable anomalie, par quelle étrange perversion des mobiles secrets qui gouvernent la nature humaine, en vint-il, à supporter sans horreur cette idée qu'Edmée était aimée de Raoul de la Barre et qu'elle pourrait l'aimer à son tour ?

En même temps, il lui prenait des soubresauts de jalousie furieuse. Parfois, enfermé dans sa chambre, il se prenait à étouffer ses cris de rage et de douleur dans son oreiller, et il sentait la fièvre de son cerveau et celle de ses sens confiner à la folie !

Qu'elles sont violentes, les passions tardives, surtout quand le levain d'une jeunesse en retard les soulève, comme chez le baron de la Chesnaie. Elles ont alors toute la fougue de la force de l'âge et toute l'acuité de son déclin. Il s'y rencontre des élans et des fureurs, des dévouements sublimes, des lâchetés honteuses, des : dégénérescences étranges.

J'ai dit que souvent, quand tout dormait dans le palais de France, M. de la Chesnaie se glissait à travers les grandes pièces inhabitées et les couloirs sombres pour aller se coucher comme un chien en travers de la porte d'Edmée ; j'ai dit aussi que celle-ci, ayant entendu une nuit un peu de bruit, avait fait coucher près d'elle une servante.

C'était une Barberine comme la plupart des servantes employées, à Alexandrie, par les Européens ; pour tous vêtements, une longue robe blanche ; pour toute éducation, la docilité de l'esclave et l'entente de la volupté ; d'ailleurs, pas un mot de français.

La première fois que le baron, étouffant sur les tapis le bruit de ses pas et, tremblant de crainte et de désir, l'avait tout à coup rencontrée, il s'était enfui comme un voleur. Puis, dominé par l'obsession de son amour, il était revenu à cette porte terrible au seuil de laquelle la volonté d'Edmée avait écrit comme sur celle de l'enfer de Dante ; « Lasciate ogni speranza. »

Et l'esclave, alors, croyant voir le maître approcher de son sérail, s'était précipitée au-devant de lui avec des marques de joie et des démonstrations amoureuses, indiquant, par une pantomime naïvement lascive, qu'Edmée était belle et désirable, et que son époux devait être bien heureux.

Alors le baron, effrayé, avait répondu par des signes qui commandaient le silence. Puis il avait saisi dans les bras de la Barberine les vêtements d'Edmée, pour se rouler dedans en pleurant.

Que devint- il, quand au second courrier pour la France, il trouva cette lettre d'Edmée à Robert :

« Pas de nouvelles de toi, mon bien-aimé : qu'y a-t-il ? je me dévore d'inquiétude. Sans doute tu auras manqué la correspondance de la poste avec le bateau ; car ici je m'informe et il paraît que les bateaux n'ont pas eu de retard.

» Tu le sais, je ne vis que par tes lettres… en attendant le doux revoir… le revoir pour toute la vie… car je ne voulais te le dire que dans mon premier baiser… nous avons un lien de plus : le lien suprême qui de deux amants fait deux époux. Ah ! que je suis heureuse de sentir ton enfant dans mes entrailles ! Tiens ! c'est à cela qu'on reconnaît qu'on aime de toute la puissance de son âme, et qu'on appartient à l'homme aimé dans toute l'intégrité de son être.

» Écris-moi vite… Après cet aveu, tu comprends, j'ai besoin d'une lettre par le retour du courrier ; de la lettre qui me dira : « Viens ! » Informe-toi bien des jours de départ du bateau. Moi, je vais compter les heures entre l'aller et le retour ! »

VIII

Le courrier de France cependant était arrivé trois fois ; et trois fois M. de la Chesnaie, d'une main tremblante et le front humilié, avait jeté au feu, sans les lire, les lettres de Robert de Ré à Edmée.

Oui, le front humilié, car il avait besoin de rassurer sa conscience : « Je la sauve, se disait-il ; un jour, avec le temps, sa folie passera. Et alors elle se souviendra que je l'aime tant ! »

Edmée, au premier courrier, n'avait éprouvé qu'un mécompte : Robert pouvait avoir manqué la correspondance du bateau ; au second courrier, elle s'inquiéta ; au troisième, elle fut prise d'une insupportable angoisse. Il y avait quelque chose : quoi ?

Et que faire ? A qui parler ? A quoi se prendre ? Ce fut alors, surtout, qu'elle comprit combien sa solitude était profonde. Rien que des étrangers autour d'elle. L'élève consul ? Elle avait senti que, de ce côté, la première réponse, à la première occasion qu'elle fournirait, serait une déclaration d'amour. Au chancelier ? C'était un bonhomme d'une cinquantaine d'années, enfoncé dans sa chancellerie, c'est-à-dire dans les détails de toutes les affaires courantes. Rien ; personne. Et pourtant son salon ne désemplissait pas de visites indifférentes.

Jadis, à Montevideo, sa situation pourtant était la même ; et jamais elle n'avait senti sa solitude. C'est qu'alors elle trouvait tout en M. de la Chesnaie ; c'est que, ne l'ayant point trompé, elle avait en lui une infinie confiance. Alors il était la Providence ; maintenant il était l'ennemi.

Et en se souvenant de Montevideo, elle se ressouvenait aussi de son enfance, puis de son récent passage à Paris. Quel kaléïdoscope que sa vie !… On l'avait destinée au cloître : elle s'était révoltée contre le cloître ! elle avait eu soif de voir et de connaître ; elle s'était élancée vers la vie par la première issue qui lui était apparue. Et voilà qu'au bout de sa course, elle se retrouvait enfermée entre les murailles sociales comme entre celles d'un cloître.

Mais dans ce cloître, on ne chantait pas d'hymnes religieuses. On ne se perdait pas dans la contemplation d'une autre vie ; on s'agitait à vide ; on se débattait dans un ensemble de choses qui étouffaient. Et cependant elle avait une première fois violenté sa destinée… conquis sa liberté, et elle voulait la conquérir encore.

Mais c'est qu'elle n'avait, pas plus aujourd'hui qu'alors, de point d'appui où se prendre pour s'élancer vers la liberté. Ni famille, ni amitiés : pas même de relations qui lui fissent une ressource. Était-ce étrange ! avoir déjà traversé tant de milieux divers ; avoir été une des reines de Paris, et se trouver, dès le lendemain, la femme la plus seule, la plus ignorée, la plus isolée du monde !

Ces réflexions l'amenèrent à jeter un coup d'œil moins indifférent sur la foule des visiteurs qui se pressaient dans les salons du consulat de France.

A part trois ou quatre femmes grecques qui avaient la distinction des Parisiennes, leur élégance et la retenue discrète des Anglaises, et qui lui plaisaient, mais qu'elle connaissait peu encore, n'ayant échangé que deux ou trois visites de cérémonie, elle ne voyait, à sa portée, que les Levantines ; soit des femmes rusées, mais grossièrenent ignorantes ; ambitieuses, vaniteuses, flatteuses et, à tous les points de vue, infiniment au-dessous de la moyenne des Françaises. D'ailleurs, faisant à la fois assaut de toilettes et de flagornerie.

Edmée ne pouvait les estimer. Comment donc, parmi ces créatures vulgaires, gouvernées par des intérêts et des passions qu'elle ne connaissait point, se choisir une amie ? C'était impossible. Une confidente ? Elle en aurait rougi comme d'un abaissement et aussi comme d'une trahison de plus envers M. de la Chesnaie. Elle avait bien pu, d'un cri involontaire, lui apprendre son malheur ; elle s'indignait à la pensée qu'elle pourrait livrer son mari aux quolibets de ces femmes, si éloignées d'avoir de leurs devoirs et de leurs droits les mêmes sentiments que les Françaises.

Parmi ces femmes, M. de la Barre était fort répandu. Il n'y avait pas de grâces dont elles ne le comblassent. Il était Français, il était jeune, il était puissant : que de raisons pour lui valoir l'admiration et l'empressement des Levantines, qui, bien que chrétiennes, ont reçu l'empreinte des mœurs turques !

– Qu'est-ce que c'est donc, madame Alepian ? lui demanda un jour Edmée au cours d'une conversation.

Madame Alepian était une des plus assidues parmi ses visiteuses Arméniennes, et peut-être, de toutes, la moins insignifiante.

– C'est, répondit l'élève consul, – toujours heureux d'avoir n'importe quelle occasion de renseigner Edmée et de lui offrir ses services, – une des femmes les plus riches d'Alexandrie. Son mari, – vous le connaissez bien ? – c'est cet Arménien qui vous fait tous ces saluts si drôles.

– Ah ! oui, je vois cela. Il est marchand, cet Arménien ?

– Tous les Arméniens sont marchands : ils le sont de naissance ; mais celui-là, en outre, a été entrepreneur de bâtiments. Et de là est venu le commencement de sa fortune. Maintenant, il n'est rien moins que Ouëkil, en titre, du richissime Osman-Chériff-Pacha.

– Ouëkil ? qu'est-ce que cela peut bien être ?

– C'est une situation sans analogie exacte avec celle d'intendant, de familier, d'ami et qui participe des trois. Le Turc, paresseux et abruti, a besoin d'un second qui prenne pour lui la part active de la vie ; d'une forte doublure qui le soutienne. Tenez, figurez-vous la gouvernante en titre d'un vieux garçon ; une gouvernante qui sera épousée un jour. Naturellement, le Turc n'épouse pas son Ouëkil, mais il le conserve toujours près de lui ; il lui donne un rang social. Il lui donne l'entrée des fêtes de la cour du Caire et du corps consulaire. Celui dont il s'agit s'appelle, dit-on, tout simplement Yakoub ; mais on l'appelle Alepian par politesse, parce qu'il est né à Alep, et que le pacha d'Alep n'est pas, dit-on, tout à fait étranger à sa naissance. En somme, situation sortable pour un Arménien.

– En effet, sa femme a l'air de tenir un certain rang parmi ces dames.

– C'est une Crétoise, particulièrement protégée par Osman-Chériff, qui l'a mariée à son Ouëkil. Et, d'ailleurs, ce qu'on appellerait chez nous « une fine mouche ! » – Maintenant, comment Yakoub, plus ou moins Alepian, est-il parvenu au poste de Ouëkil en titre d'un des plus riches pachas de l'Égypte ?… On ne le sait pas trop ; et divers bruits ont circulé autant que circulent ici les bruits malsonnants ! Il y a, paraît-il, à l'origine une affaire mystérieuse. Bref, des liens de plus d'un genre uniraient le pacha et son Ouëkil. Pour Osman, son titre le chériff vous indique qu'il descend… ou prétend descendre du Prophète.

– Alors Osman est chériff comme Dieu est Dieu, et Alepian est son prophète ?

– Juste. Mais Alepian est trop riche pour un Arménien.

Madame Alepian s'habillait à la française, s'était meublée à la française et portait moins ridiculement que beaucoup d'autres, avec ses gros bijoux arméniens, les robes de nos grandes couturières. Son premier soin était le consulter Edmée, autant que celle-ci voulait bien lui répondre, de la copier, et surtout de se répandre partout en louanges sur sa grâce, son esprit, sa beauté. Cela, pensait-elle, ne saurait manquer de lui revenir.

Elle était, d'autre part, assidue au consulat. En tout autre moment, elle eût été insupportable à madame de la Chesnaie ; mais au milieu de cette solitude profonde, de ses angoisses qu'il fallait dissimuler, de cette attente qu'il fallait tromper, le bruit de la conversation de madame Alepian était une sorte de bercement qui endormait sa fièvre. Et puis cette femme, si elle lui était étrangère, du moins ne lui était pas ennemie ; et, qui sait d'ailleurs si, dans son caquetage, ne se rencontrerait pas quelque renseignement, quelque trait de lumière qui éclairerait la situation ?

Edmée savait que les courriers de France n'avaient point manqué. Elle avait reçu une lettre de son père et les journaux de mode. Comment donc ne lui arrivait-il pas de lettre de Robert ? Assurément il devait avoir écrit ; il avait écrit ! Edmée ne doutait pas de lui, mais elle commençait à douter de la fidélité de la poste, sans oser pourtant accuser son mari. En tous cas, c'était chez elle une obsession que cette idée : « Pourquoi n'ai-je pas de lettre ? et comment faire pour en avoir ? »

Donc, tandis que madame Alepian dévidait à ses oreilles la chronique des consulats, celle des harems de tous étages, celle de Raz-El-Bin, où le vice-roi était venu passer l'été, son idée fixe ne la quittait pas.

– Cet événement va nous amener de grandes fêtes, madame la consulesse, disait madame Alepian. Préparez donc vos toilettes, car vous serez dévorée des yeux dans le harem.

– Quel événement ? Pardon ; j'étais distraite et n'aurai pas bien compris, répondit Edmée.

– Comment ! mais l'accouchement de Zeïnab ! Je vous le disais à l'instant même.

– C'est donc un événement cela ?

– Immense ! Jugez donc, jusqu'à présent, de toutes ses femmes, Osman-Chériff n'avait eu que des filles. C'est vous dire que le harem n'avait pas quitté le deuil.

– Ah ! le deuil ?…

– Chez les croyants, la naissance d'une fille est considérée comme une malédiction du ciel, ou du moins comme une disgrâce ; celle d'un fils, au contraire, comme une faveur divine. Or, Osman-Chériff est, vous le savez, descendant du Prophète.

– Je ne le savais pas.

– Son titre de Chériff le dit. Jugez donc quel désespoir, pour lui, de n'avoir pas de fils !

– En effet.

– Et voici la merveille : l'enfant s'est présenté par les pieds ; alors le hakim qui accouchait Zeinab lui a fait observer.

– A l'enfant ?

– A l'enfant : qu'il s'exposait à être étranglé avant d'avoir vu le jour. Aussitôt, l'enfant s'est retourné et s'est présenté par la tête.

– Très intelligent, cet enfant !

– C'est précisément, madame la consulesse, ce qu'a déclaré le hakim : « Cet enfant, a-t-il dit, sera un sage. »

– Je suis heureuse de me rencontrer avec le hakim.

– Aussitôt le pacha, qui venait, dans un premier transport, de déclarer que l'enfant se nommerait Mansour – en français : « le victorieux, »– s'est écrié qu'il le nommerait El Kacim – en français : « le Sage » ; et que, le jour de la circoncision, lui, Osman, quitterait son nom pour prendre celui de « Abou-el-Kacim » c'est-à-dire « le Père du Sage ». Et c'est à cette occasion qu'une grande fête sera donnée, par notre Pacha, à son palais de Bab-el-Chema, sur le canal Mahmoudieh. Osman viendra certainement vous inviter. Ce sera une occasion de visiter le harem.

– J'en profiterais avec plaisir, répondit Edmée, mais je n'ai pas de toilette appropriée à la circonstance. J'ai commandé, par lettre, plusieurs toilettes à ma couturière. Rien ne m'arrive ; pas même une réponse. Comment donc va la poste à Alexandrie ?

– Quelle poste, madame la consulesse ?

– Mais la poste. Il y a certainement une poste, puisque moi-même j'y ai mis des lettres.

– Il y a plusieurs postes ; chaque nation a la sienne ?

– Comment ! s'écria Edmée dont l'attention fut éveillée soudain, et dont les yeux, tout à l'heure distraits, s'éclairèrent d'une lumière imprévue.

Madame Alepian ne perdit rien de ce mouvement : elle venait donc, enfin, d'intéresser la consulesse !

– Il y a, reprit madame Alepian, la poste franque d'abord ; c'est celle qui tient au consulat même, et que vous rencontrez en sortant de votre palais et en tournant à droite. Mais qu'avez-vous besoin de sortir ? On dit que la porte communique avec les appartements du consul.

Les yeux d'Edmée la trahirent encore. Cette fois, ils se tournèrent vers madame Alepian avec une telle expression que celle-ci comprit aussitôt que la consulesse avait une préoccupation et un secret.

Elle continua cependant, sans avoir l'air d'y prendre garde :

– Il y a aussi la poste anglaise, au consulat d'Angleterre ; la poste autrichienne, la poste grecque, la poste italienne.

– Et quelle est donc celle qui va le plus vite et qui est la plus sûre ?

– La poste franque, assurément.

– Ah !… et… après ?

– Cela dépend beaucoup de la fréquence du départ des bateaux.

– Alors ce serait la poste anglaise ?

– Oui, généralement ; mais aujourd'hui, ce serait la poste italienne, parce que le bateau est dans le port, prêt à lever l'ancre.

– La poste italienne se trouve au consulat d'Italie, sans doute ?

– Oui, madame la consulesse ; et si vous aviez des lettres à y mettre, je me ferais un plaisir de les y porter, car j'ai moi-même occasion d'aller de ce côté.

– Merci… Je ne sais pas si je serai prête à temps. D'ailleurs, cela me sera une occasion de sortir un peu. Je ne bouge pas de mes appartements.

La rusée Crétoise comprit que la consulesse ne voulait pas lui livrer sa lettre.

– La poste italienne, dit-elle, n'est pas loin, d'ailleurs ; et vous n'avez qu'à traverser la place des Consuls. Mais vous ferez bien de vous hâter, car le paquebot, je crois, part ce soir.

– Vraiment ? Alors j'écrirai un simple billet et le porterai tout de suite, en faisant avec vous un tour de promenade. Attendez-moi : le temps d'écrire et de mettre un chapeau.

Madame Alepian était aux anges de s'être rendue utile, et, plus encore, de sortir en compagnie de la femme du consul de France.

Edmée courut à son bureau et écrivit à la hâte :

« Mon bien-aimé Robert,

» Il y a plus de trois mois que nous sommes séparés et depuis ce temps j'ai reçu de toi une seule et unique lettre ; la première, que tu as écrite aussitôt après mon départ. Pour moi je t'ai écrit cinq fois, et les choses les plus graves. Qu'y a-t-il ? Aussitôt cette lettre reçue, réponds-moi et adresse ta lettre, expressément, au consulat d'Italie par voie italienne. Je veux voir si par cette voie nous pourrons correspondre en attendant de nous réunir. Ai-je besoin de te dire mes angoisses si tu as reçu mes lettres ? et si tu ne les as pas reçues, ne les devineras-tu pas ? Je t'aime plus que jamais.

» Ton EDMÉE. »

Puis, en cinq minutes, elle fut prête ; madame Alepian l'attendait. Toutes deux sortirent du palais de France, longèrent le palais Moustapha sur la place des Consuls, le tournèrent et arrivèrent à la poste italienne. Madame Alepian entra au bureau et s'assura qu'il était temps encore de mettre les lettres pour le bateau qui partait le soir ; et Edmée jeta vivement son pli dans la boîte.

Pas si vite cependant que madame Alepian, qui la guettait de l'œil, n'ait eu le temps de voir que la suscription ne commençait ni par « Madame » ni par « Mademoiselle. »

De ce jour, entre les deux femmes, il y eut un lien. Edmée sentait en madame Alepian une ressource ; et madame Alepian, devinant qu'il y avait un secret dans le cœur de la consulesse, comprenait qu'elle en pourrait devenir la confidente. Quelle fortune alors ! Car la situation si brillante de la Levantine était précaire. Son mari avait des envieux. On n'est pas impunément, en Orient, un riche parvenu. Tout raya enrichi le sait d'ailleurs ; et au comble de la fortune, il songe à se prémunir contre les revers.

IX

Edmée ne pouvait espérer de réponse à sa lettre avant quinze ou vingt jours. Mais, durant ces trois semaines, deux ou trois courriers devaient arriver ; et de chaque courrier elle attendait une réponse à ses lettres précédentes. Pour tromper cette perpétuelle attente, il fallait tuer le temps. Elle recevait madame Alepian et lui rendait ses visites, ce qui lui était une occasion de sortie seule et à pied dans la ville franque, c'est-à-dire d'aller de la rue et de la place des Consuls à la rue des Sœurs et dans quelques rues circonvoisines.

Chez madame Alepian, elle trouvait d'autres Syriennes riches. Ces dames fumaient le narghilé, mangeaient le ratlokoum, le kichtah et les confitures de roses, buvaient le café et parlaient des modes françaises quand elles parlaient.

Il y avait de longues heures pendant lesquelles on n'entendait que le glouglou monotone du narghilé. Les femmes étaient posées dans les attitudes les plus diverses, sur les divans à coussins mobiles qui régnaient à l'entour du salon. De temps en temps, la visite d'un homme animait ce cercle silencieux. L'homme s'asseyait à la Turque au milieu du salon, ôtait ses chaussures et prenait le café qu'on ne manque jamais, en Orient, de présenter à la ronde, dès qu'arrive un nouveau visiteur. C'était tout.

Edmée aurait bien voulu pouvoir vivre endormie comme ces femmes ; mais sa terrible imagination n'était pas encore matée par la vie énervante de l'Orient, et la pauvre créature se débattait dans cette lourde atmosphère comme on se débat au milieu d'un étouffant cauchemar.

Était-ce donc vrai qu'elle était là ? qu'elle s'y était laissée conduire, et que, maintenant, elle cherchait vainement une issue pour recouvrer sa liberté ?

Les courriers de France arrivaient et n'apportaient rien.

M. de la Chesnaie l'entourait de son amour comme jadis, comme si rien n'avait changé leurs relations. Mais cet amour avait un autre accent. Il était à la fois timide et impérieux, muet et pressant. Pour Edmée, il devenait odieux comme une menace et comme une violence.

Et à côté de cet amour sénile, irrité par un persistant refus, il y avait, près d'elle, l'amour jeune et provocant de Raoul de la Barre.

Celui-ci, chaque jour, s'éprenait d'avantage, en effet, de cette femme froide et concentrée qui gardait une attitude si désintéressée de toutes choses, mais en qui on devinait les flammes de la passion, comme on voit la lumière à travers une lampe d'albâtre.

Il lui avait semblé dès l'abord que la jeune femme de ce vieux mari lui était dévolue, et il s'impatientait de sa résistance.

Et Edmée se demandait :

« Est-ce l'un des deux qui me prend mes lettres ? »

Pendant de longues heures aussi, madame de la Chesnaie restait à l'une de ses fenêtres qui regardait la mer. La mer ! cette immensité qui n'avait même pas là de vagues et de bouillonnements ; qui semblait morte comme tout le reste ; sur laquelle de ce côté ne glissait pas un navire, car c'était moins la mer qu'une sorte de large marais salant : une chose plate et immobile qui reflétait le ciel bleu et de longues files de palmiers sur le rivage. Pas même un oiseau qui vînt rayer de son vol cet horizon sans menace et sans espérance.

Quand madame Alepian venait, Edmée la recevait dans ses appartements et tâchait de s'éveiller de sa douloureuse torpeur pour écouter le babil de la Crétoise ; celle-ci devait peut-être sa situation prépondérante dans le monde levantin à sa loquacité, car elle évitait ainsi aux autres de sortir jamais de la vie passive, et elle les dominait, naturellement, comme l'être animé domine la plante, comme ce qui vit domine ce qui végète.

Cependant, les trois semaines que madame de la Chesnaie avait accordées au courrier italien pour aller et revenir s'avançaient, et la réponse de Robert n'arrivait pas. La fièvre de l'attente, un moment calmée par l'espoir, recommençait plus active et plus dévorante. Elle ne pouvait plus dissimuler les angoisses de son cœur, qui transparaissaient sur son visage malgré ses efforts, et l'œil perçant de la Levantine voyait s'avancer chaque jour l'heure de l'épanchement.

– Ah ! si vous vouliez, madame la consulesse, quelle esclave dévouée vous auriez en moi ! dit-elle, un jour où elle sentait les larmes si près des paupières d'Edmée, qu'un rien devait les faire jaillir.

Et, en effet, tout à coup, la pauvre femme chancela et se prit à pleurer sans rien dire.

Alors, madame Alepian se mit à ses genoux, lui baisa les mains et renouvela cent fois ses assurances de dévouement.

– Que puis-je pour vous ? madame la consulesse ; parlez ! disposez de moi, de mon mari, de tout ce qui est en notre pouvoir ?

– Merci, dit Edmée touchée, merci ! Mais vous ne pouvez rien pour moi… que me plaindre un peu.

Il y eut un silence. Edmée pleurait toujours, mais ses larmes étaient moins amères.

– Pourquoi, lui demanda madame Alepian qui venait, pendant ce silence, de laisser ses idées de Levantine suivre leur cours naturel, pourquoi n'aimez-vous pas M. de la Barre ? il est si amoureux de vous !…

Edmée secoua la tête en souriant d'un triste sourire.

– Il vous serait si facile de l'avoir tout à vous, sans que nul n'en sût rien… Avec une esclave dévouée que je vous donnerais et qui veillerait sur vos nuits heureuses…

Edmée bondit :

– Non, Madame, dit-elle, nous autres françaises, nous ne…

Mais la voix expira dans sa gorge et des sanglots succédèrent à ses larmes.

– Ah ! venait-elle de penser soudain, si c'était Robert… s'il venait… s'il était là !…

Puis :

– Je voudrais, dit-elle à l'Arménienne, d'une voix entrecoupée… je voudrais bien savoir si le courrier italien est arrivé ?

– Vous le saurez, madame la consulesse, et aussi le jour, l'heure… et si vous attendiez quelque lettre, je me chargerais bien de la réclamer à la poste italienne. Que ne puis-je davantage pour votre service ?

– Je vous suis aussi bien dévouée, crut devoir répondre Edmée, qui voulait encore éluder l'offre trop directe de la Levantine.

– Vraiment, madame la consulesse ? Vraiment vous daigneriez vous intéresser à moi ?

– Parce que je vois que j'ai en vous une véritable amie…

Edmée répondait vaguement, pour répondre ; mais toute son attention était absorbée par cette pensée :

– Jusqu'à quel point pourrais-je compter sur cette femme, au besoin ? Quoi de vrai dans ses paroles ?

– C'est que si vous le vouliez, reprit madame Alepian, vous pourriez tout pour moi et pour mon mari.

– Quoi ? dit Edmée.

– Vous pourriez nous soustraire à la ruine… et peut-être à pis !

– Quoi donc ! vous êtes menacés ?

– Nous sommes, au contraire, au comble de la faveur, et c'est justement ce qui nous alarme.

– Ah !

– Mon mari est assez riche pour exciter l'envie du pacha lui-même… Or, le pacha ne lui fera aucun tort direct… Ils sont liés… par trop de liens. Mais il y a le gouvernement ; et peut-être Osman-Chérif verrait-il sans trop de peine le gouvernement se charger lui-même de mon mari… Déjà on a parlé d'un gouvernorat éloigné… à Kartoum, je crois…

– Mais c'est un honneur cela !

– Dangereux honneur !

– Vous ne voulez pas quitter Alexandrie ?

– Pour aller dans un gouvernorat lointain, attendre… les événements ! Non, madame la consulesse ! je ne voudrais quitter Alexandrie que pour prendre la mer, et aller en France… à Paris… avec vous…

Ces mots magiques de « France » et de « Paris » réveillèrent l'attention dans l'esprit d'Edmée, comme le choc du briquet sur la pierre fait jaillir une étincelle.

Elle écouta la Levantine avec plus d'intérêt.

– Voyez-vous, madame, ici quand un raya est parvenu à une certaine fortune, bonne à confisquer, ce qu'il peut faire de plus sage est de la mettre à l'abri… On a vu des Arméniens riches, accablés de marques de confiance ; puis, tout à coup accusés de concussions, de malversations… et soudain, exilés, dépouillés…

– Alors, vous voudriez !…

– Une lettre close de monsieur votre mari, madame la consulesse, déclarant Yacoub-Alepian protégé de France !

– C'est que, dit Edmée, j'ai beaucoup de répugnance à demander quoi que ce soit à M. de la Chesnaie.

La Levantine regarda Edmée avec un étonnement profond. Elle ne comprenait pas plus ce scrupule qu'elle n'avait compris le sentiment de par lequel Edmée n'aurait trouvé aucune consolation à prendre un jeune amant.

Pour la femme d'Orient, même raya, ces délicatesses, vulgaires chez nous, sont inconnues. L'homme est le maître, la femme l'esclave. Ce qu'elle peut lui dérober ou en obtenir est de bonne prise ; et le plaisir, d'où qu'il vienne, est toujours le plaisir.

Madame Alepian n'avait même pas compris que la réponse d'Edmée était un aveu. D'ailleurs, d'aveu elle n'avait plus besoin désormais.

– Ah ! dit-elle, en regardant la consulesse d'un air câlin ; vous n'avez qu'à vouloir.

– Je pourrais, répondit Edmée, m'adresser au chancelier, et lui demander de trouver un emploi nominatif dans nos bureaux… ce qui, je crois, entraîne de droit la protection.

– Non ! ce serait la protection ouverte et déclarée, ce serait laisser voir que notre défiance est éveillée… et appeler peut-être un autre danger… Ce qu'il nous faudrait, ce serait la lettre close dont nul ne connaît l'existence, et qui devient un talisman à l'heure fatale.

– Je verrai, dit Edmée, ce que je pourrai faire…

– Ah ! madame la consulesse, vous auriez une âme damnée ! vous disposeriez absolument de moi et de mon mari.

– Merci, dit Edmée pensive. – Eh bien, voyez donc s'il n'y aurait pas quelque lettre à mon adresse à la poste italienne.

X

Il n'y avait point de lettre à la poste italienne.

Alors c'était donc Robert qui n'écrivait pas ?… Mon Dieu !… mon Dieu !… Mais non ! Son cœur le lui criait avec des protestations indignées. – Non ! non ! elle ne pouvait pas être abandonnée !

Robert, en effet, avait écrit. Seulement sa lettre n'était pas arrivée jusqu'à Edmée.

Le chef du service de la poste italienne, en faisant le triage du courrier pour le répartir et le distribuer, y avait trouvé une lettre adressée « à Madame la baronne de la Chesnaie » avec cette mention en vedette : « recommandée aux soins de Son Excellence le consul d'Italie. »

Son premier soin naturellement avait été d'envoyer la lettre au consul ; lequel immédiatement s'était empressé de la mettre dans une grande enveloppe cachetée aux armes d'Italie, et de donner ordre à un janissaire de la porter au consulat de France.

Le janissaire ne savait ni l'italien ni le français ; encore moins savait-il lire. Tout naturellement, il avait solennellement porté le grand pli à la porte du cabinet de M. le consul.

Ce dernier était depuis quelques semaines dans une grande inquiétude : il ne trouvait plus, dans les courriers pour la France, de lettres de madame de la Chesnaie à Robert, et, dans le dernier courrier venu de France, il n'avait pas trouvé de lettre de Robert à madame de la Chesnaie.

Qu'en devait-il penser ? Edmée, lasse d'écrire sans recevoir de réponse, s'était-elle découragée ? Croyait-elle à l'abandon de son amant ? pensait-elle à renoncer, enfin, à son fatal amour ? Dieux !… quel bonheur, s'il pouvait en être ainsi !… Ou bien, avait-elle essayé d'une autre voie de correspondance ? et laquelle ?

M. de la Chesnaie tremblait que la correspondance ne se renouât et qu'enfin les deux amants ne se retrouvassent ; Il tremblait aussi, et plus encore peut-être, qu'Edmée ne découvrît la suppression de ses lettres et des réponses, et ne vînt lui dire un jour : « Vous m'avez volé mes lettres ! »

Certes, il avait bien le droit de fracturer les serrures et d'ouvrir les enveloppes, ce mari offensé ! Nul ne le lui eût contesté ; mais lui, dans l'intime profondeur de sa conscience, se trouvait honteux devant cette femme, qui, du moins, n'avait pas menti.

Et puis, il sentait trop que jamais Edmée ne lui pardonnerait le viol de son cœur, et ce qu'il craignait par-dessus tout, c'était de perdre le respect et l'estime de cette femme, adorée jusque dans la faute.

C'est au milieu de cette angoisse que le pli, venu du consulat d'Italie, arriva jusqu'à lui.

Cette fois, il n'hésita pas une seconde à briser le cachet… et à ouvrir la lettre de M. de Ré, ce qu'il n'avait pas fait encore.

Dans la voie où il était entré, il ne pouvait plus s'arrêter, et la suppression de la première lettre entraînait fatalement celle de toutes les autres. En cet instant, il comprit ce que cette entreprise avait de terrible et de redoutable. Il fallait en finir par un acte décisif.

M. de Ré écrivait :

« Mon Edmée adorée,

» Moi non plus je n'ai pas reçu une seule lettre de toi. Pas une ! entends-tu bien, et je t'écris par tous les courriers. Merci de n'avoir pas douté de moi. Mais pourquoi te remercier ? N'est-ce pas supposer que le doute aurait pu approcher de toi ?

» Cela dit, plus d'incertitude. Nos lettres sont interceptées. Par qui ? Ta famille ici ? ton mari là-bas ? quelque subalterne ? qui sait ? Ce qu'il importe, d'ailleurs, c'est de nous soustraire à la vengeance ou à l'esclavage. Donc, plus de lettres. Le moyen de correspondance dont nous profitons cette fois peut être découvert par nos ennemis. Le temps d'arranger ici mes affaires, de nous assurer pour longtemps la liberté et la sécurité, et je pars. J'arriverai de ma personne jusqu'à toi, et nous quitterons ensemble le théâtre du monde, pour aller nous enfouir dans une thébaïde d'amour… jusqu'à ce que le temps nous apporte le droit d'être l'un à l'autre tête levée. A toi, ma bien-aimée, et à bientôt !

» ROBERT. »

M. de la Chesnaie demeura frappé de stupeur. Edmée avait trouvé moyen de faire parvenir une lettre ; la suppression de la correspondance était connue au moins de l'un des amants, et M. de Ré allait arriver.

Arriver !

Certes, le consul de France, en vertu des lois particulières qui régissent les Échelles du Levant, pouvait tout sur ses nationaux. Il pouvait faire appréhender tel Français arrivant à Alexandrie et le faire réembarquer pour la France ; il pouvait même l'empêcher de débarquer ; il pouvait surtout empêcher sa femme de partir, non seulement en vertu de l'autorité maritale, mais encore en vertu des pouvoirs consulaires, puisque, dans les Échelles du Levant, nul ne peut s'embarquer sans un passeport, en bonne forme, délivré par son consul.

D'ailleurs, la femme du consul de France y était entourée par les usages, les traditions et les mœurs comme d'une enceinte fortifiée. Pour qu'Edmée ne partît pas, il suffisait de ne lui en pas fournir les moyens ; pour empêcher Robert de débarquer et de venir l'enlever, il avait non seulement le droit du mari averti qui défend son bien, mais celui du dépositaire de l'autorité publique armé de la loi.

Oui. Mais à quelles extrémités faudrait-il recourir ? A garder Edmée comme une odalisque dans le sérail ! A lui refuser directement et expressément la liberté ! A faire un acte de violence, de par ses pouvoirs de magistrat, contre un citoyen français, sans autre motif que ses intérêts particuliers !

M. de la Chesnaie était en proie à la plus violente agitation. Dans la tourmente de ses pensées, une seule volonté demeurait fixe et ferme : il voulait garder Edmée ; et au milieu de ses alternatives de douleur et de rage, il bénissait la Providence qui avait jeté la lettre de M. de Ré entre ses mains.

Cette lettre, Edmée ne la recevrait pas plus que les autres ; elle ne saurait ni que son amant lui avait répondu, ni qu'il allait venir. Le plus grand des malheurs pouvait donc être évité, puisque Edmée ne savait rien et que lui savait tout.

Après de longues réflexions entrecoupées d'accès de passion et de colère, le baron pensa que, pour éviter une lutte toujours désastreuse, le mieux était d'empêcher M. de Ré de venir. C'était sur lui qu'il fallait agir, sans esclandre.

Et qui pouvait agir ? M. le Dam d'Anjault.

A cette idée, le passé, pour le baron de la Chesnaie, s'éclaira tout à coup. Il revit soudain certains regards échangés entre la comtesse d'Anjault et son mari ; il se ressouvint de quelques paroles, aiguës comme des flèches, lancées par la vicomtesse de Clérac à sa nièce ; il comprit la joie secrète qu'il avait devinée sous les regrets polis de la comtesse, à l'annonce de son prochain départ. Même c'était M. d'Anjault qui avait assumé la charge de parler à Edmée et de lui faire entendre raison, alors qu'elle semblait vouloir résister au départ.

Ainsi, la famille d'Anjault savait à quoi s'en tenir à propos de la faute d'Edmée, ou du moins soupçonnait la cause de la résistance de la jeune femme au départ et de son insistance pour rester à Paris. Il pouvait par suite s'adresser à M. le Dam d'Anjault sans scrupule, sans craindre même de lui apporter une douloureuse révélation, ni de l'exposer à l'échange d'un coup d'épée.

Il écrivit donc en France, lui aussi, et adressa la lettre suivante au comte d'Anjault, sous pli triplement scellé, et par la valise diplomatique :

« Mon cher ami,

» Peut-être vous surprendrai-je en vous disant que j'ai entendu, de la bouche même d'Edmée, le plus cruel des aveux ; mais, assurément je ne vous apprendrai rien en vous disant que nous avons le devoir, vous et moi, de défendre une créature si chère contre de plus grands malheurs.

» Je ne vous parlerai pas de moi, ni de ce que j'ai souffert ni de ce que je souffre ; je ne vous parlerai que d'elle.

» Il ne faut point, n'est-ce pas, qu'elle tombe au rang de femme déclassée ? qu'elle quitte le toit conjugal pour aller cacher à l'étranger la honte d'une situation irrégulière ? qu'elle s'expose à être, dans un temps donné, une femme… une mère… abandonnée, exposée par la solitude et la misère à tomber d'une chute dans une autre ? Eh bien, ce danger est à nos portes, et il nous faut aviser immédiatement pour la préserver et nous en défendre.

» Le hasard a fait tomber entre mes mains une lettre de M. de Ré à madame de la Chesnaie. Cette lettre ne m'a pas appris mon malheur : Edmée avait eu avec moi, la plus inexorable des franchises ; mais elle m'a appris les projets de M. de Ré.

» Il va prendre un des plus prochains bateaux et venir, ici même, pour l'enlever. Je n'ai pas besoin de vous dire, malgré mon âge, qu'il ne l'emmènera que quand je serai mort. Mais vous serez certainement d'avis qu'il ne faut se résigner à une telle lutte et à un tel scandale qu'après avoir tout fait pour le prévenir.

» Voyez donc vite, tout de suite, s'il y a moyen d'arrêter M. de Ré ; peut-être a-t-il, lui aussi, une famille, que sa folie, – son crime ! – plongerait dans le désespoir.

» Quoi qu'il en soit, mon ami, avant de laisser s'aggraver la situation, je devais vous la faire connaître et vous dire que vous n'aviez plus mes illusions à respecter. Voyez donc, avec moi, quel parti nous devons prendre.

» Je crains bien que madame d'Anjault et madame de Clérac ne soient instruites. Si elles ne l'étaient pas, gardons ce secret entre nous. Essayons de sauver Edmée, autant qu'elle peut l'être encore, et ne l'humilions pas en divulguant son malheur. Mais si elles le sont, prenez leur avis. Toute la famille est intéressée à couper court au scandale, à éviter le déshonneur public.

» J'attends votre réponse, par le plus prochain courrier, et j'espère encore qu'elle m'arrivera avant l'homme que je tuerai, ou qui me tuera, s'il vient jusqu'ici.

» L. DE LA CHESNAIE. »

XI

Pas de lettre encore par le courrier d'Italie ! Edmée, cette fois, avait reçu un coup, et, malgré les protestations intimes de son cœur, sa foi était ébranlée, le doute entrait dans son esprit.

Car, si la poste française, entièrement aux mains de son mari et de l'élève consul, pouvait être soupçonnée, comment soupçonner une poste étrangère ?

A la fièvre de l'attente succéda la prostration du doute et une mortelle atonie. Pas d'issue au cercle isolant qui l'entourait, et, au delà, l'incertitude. Par moment, elle avait des accès de désespoir ; par moment, elle se sentait saisie par l'engourdissement de l'Orient. Avec cela les langueurs de la grossesse dans un climat qui énerve les plus robustes.

M. de la Chesnaie étudiait avec une attention profonde, mais dissimulée, les résultats de la séquestration morale sur Edmée. Il cherchait, sur son visage et dans ses paroles, des traces de lassitude ou de résignation. Il interrogeait sa fierté de femme. L'heure approchait-elle où, vaincue, elle tomberait dans ses bras comme dans un refuge ?

Quel orage dans le cœur de ce vieillard amoureux ! Quel trouble dans son esprit ! Plus il sentait cette femme brisée, plus il l'aimait ; plus il la savait aimée de son amant, plus augmentait sa passion. Il n'était pas jusqu'à ce fruit d'amour, qui devait lui être odieux comme le vivant témoin de l'adultère, qui ne lui fût cher. Oui, il enveloppait de sa tendresse tout ce qui était « elle » et venait d'elle : et il ne sentait de la haine que pour l'amant. Oh ! mais alors c'était une haine violente et inextinguible.

A Paris, il n'avait rien vu, rien compris de son malheur ; et c'était seulement après la séparation d'Edmée et de son amant qu'il l'avait appris. Edmée était restée sous son regard ; il avait gardé sa porte pour ainsi dire ; il avait rompu toutes communications avec le séducteur. Eh bien !… – profondeurs étranges du cœur de l'homme ! – il se disait qu'il pourrait oublier, comme un cauchemar, l'horrible tourmente qu'il venait de traverser, si… un jour, une heure, un instant, Edmée, à bout de forces… oubliait ! elle aussi !

Alors… il ne reviendrait jamais en France ! jamais !… Il garderait ses frontières en usant de toutes les ressources à lui fournies par la législation particulière des Échelles du Levant. Le palais de France deviendrait son harem… et il y aimerait un enfant qu'il croirait à lui.

Mais, d'ailleurs, jusqu'où ne va pas le vertige de la passion à l'âge du baron de la Chesnaie quand les lèvres ont soif d'un seul baiser, quand rien des choses extérieures ne peut plus distraire d'une préoccupation unique et absorbante : quand tous les ressorts de la pensée et toutes les fibres du corps tendent vers un même but ?

Par un tacite accord, les époux continuaient à éviter le tête-à-tête. Edmée avait peur de son mari, et M. de la Chesnaie peur de lui-même. Les heures des repas seules les réunissaient, et alors l'élève consul était toujours là. Dans la matinée, le consul se tenait dans son cabinet et Edmée dans ses appartements ; la journée était donnée aux visites ou encore à la retraite ; on recevait le soir ou bien on se séparait de bonne heure.

– Je vois avec plaisir, Edmée, que vous avez fait une amie, dit un jour le consul à sa femme après dîner, à l'heure de la conversation à trois, où s'échangeaient d'ordinaire les banalités de la vie quotidienne.

– Une amie ?

– Ou du moins que vous avez choisi une compagne ; car je rencontre souvent, ici, cette dame arménienne qui a de si belles pierreries.

– Ah ! vous avez remarqué ses pierreries ? dit Edmée avec un léger sourire.

– Certainement, elles sautent aux yeux comme des escarboucles.

– C'est que toutes les Levantines en ont autant ou à peu près, et que vous ne semblez n'avoir aperçu que les escarboucles de madame Alepian.

– Madame Alepian m'intéressait naturellement plus que toutes ces autres dames, puisque vous la distinguiez ; et j'ai d'abord vu en elle ce qui en était le plus remarquable.

– Vous êtes sévère pour elle, baron, s'écria Raoul de la Barre. Pierreries à part, c'est ce qu'il y a de mieux dans le monde levantin.

– Oh ! mettons que je n'ai rien dit, mon ami. Alors, voyons… est-ce pour madame de la Chesnaie ou pour vous que la belle Levantine assiège le consulat de France ?

– C'est pour vous, mon ami, répliqua vivement Edmée.

– Ah ! la bonne plaisanterie !

– Du tout, madame Alepian m'entoure de petits soins, de flatteries, de caresses, et tout cela est à votre intention.

– Ah ?… d'ailleurs, elle ne pouvait trouver un meilleur moyen de m'intéresser.

– Merci. Madame Alepian s'est imaginé que j'étais toute puissante sur votre esprit, et elle veut que je la patronne auprès de vous. Voilà pourquoi elle doit me faire visiter le harem d'Osman Chérif, aujourd'hui Abou-el-Kacim, et voir la fameuse Zeinab qui a trouvé moyen d'avoir un fils de ce même pacha dont le harem, jusqu'à présent, ne produisait que des filles ; pourquoi, elle veut entreprendre de me montrer la foire de Tanrah, le Baïram et je ne sais quoi encore ?

– Elle, qu'attend-elle de moi ?

– Rien moins qu'une lettre close, de protection, pour son mari !

– Oh ! s'écria M. de la Barre, c'est une grosse affaire, cela, étant donnée la position spéciale de son mari auprès d'Abou-el-Kacim, que je persiste, malgré la naissance du Sage, à nommer Osman Chérif.

– Et, demanda le consul à sa femme, sans prendre garde aux paroles de M. de la Barre, est-ce que vous seriez contente, vous Edmée, de lui donner ce qu'elle désire ?

– On est toujours content de faire le bonheur de quelqu'un.

– Oui ?… dit le consul en regardant au fond des yeux Edmée qui rougit. Eh bien, il faudra que je vous fasse ce petit plaisir. J'aime, d'ailleurs, qu'on ait eu cette idée de s'adresser à vous, pour me demander une grâce !

M. de la Barre eut un geste d'étonnement. Comme le consul accordait vite et même sans qu'on la lui eût directement demandée, cette insigne faveur ! Pas même une question, à lui, qui connaissait le monde alexandrin, et aurait pu émettre un avis ! Pas même une enquête préalable sur les motifs qui pouvaient porter Alepian à rechercher la protection de la France ? On n'accueille pas, d'ordinaire, de telles requêtes à la légère, car c'est engager la France…

Au fond, beaucoup de choses choquaient le jeune homme dans la conversation qui venait d'être échangée entre M. et madame de la Chesnaie. D'abord, il se sentit jaloux de ce vieillard, dont l'amour pour Edmée s'était trahi ; puis, blessé de ce qu'Edmée, d'ordinaire si froide avec son mari, eût paru, ce soir-là, moins rebelle ; enfin, pourquoi ne s'était-elle pas adressée à lui pour introduire, en quelque sorte, la demande du Syrien ?

– Il a couru beaucoup de bruits, dit-il, sur l'origine de la fortune rapide de Yacoub, dit Alepian, parce qu'il est né à Alep.

– Je ne veux pas les connaître ! répliqua le consul d'un ton qui ne permettait pas l'insistance à M. de la Barre.

Celui-ci, de plus en plus surpris, répondit négligemment :

– Oh ! d'ailleurs, c'est obliger deux fois que de le faire les yeux fermés.

Puis il se leva et sortit, comme s'il eût pensé qu'en ce moment sa présence était de trop entre les époux.

Edmée se trouvant seule avec son mari, eut un frisson qui la parcourut tout entière.

Ce trouble n'échappa point à M. de la Chesnaie.

Et comme s'il avait voulu la rassurer, il essaya une conversation banale.

– Vous devez donc, dit-il, visiter le harem d'Osman-Chérif, avec madame Alepian ?

– Oh ! je n'y tiens pas beaucoup, si cela vous contrarie.

– Mais point du tout ; il faut au contraire vous distraire ici et vous y créer des relations ; – en fait de relations, je ne parle pas des femmes du harem, même de l'illustre Zeinab ; mais des femmes de la colonie et des femmes arméniennes ou grecques ; et c'est pour qu'elles vous entourent, comme il convient, que je veux être favorable surtout aux requêtes que vous présenterez. Il faut qu'on sache que vous êtes, ici, toute-puissante.

– Merci, balbutia Edmée, que les sentiments les plus divers agitaient.

– Allez donc voir le harem, et même le Baïram, si toutefois c'est possible sans danger ; car il faut vous méfier beaucoup du fanatisme turc ! Nous ne voyons rien ici, dans notre cantonnement de la ville franque ; il nous semble que nous sommes les souverains de la contrée ; mais il n'est pas du tout sûr, si nous nous aventurions au delà de nos limites, c'est-à-dire dans les quartiers musulmans, que nous n'aurions pas à nous en repentir. N'approchez jamais d'une mosquée, cela va sans dire ! Et où que vous alliez, hors de la ville franque, faites-vous toujours escorter par nos janissaires.

Edmée comprit que cette liberté qu'on lui accordait si libéralement aurait des garanties… et même des gardiens. Elle eut un triste sourire.

– Je voudrais, moi-même, vous accompagner à la foire de Tanrah, reprit le baron, s'il nous était possible d'y aller incognito. On dit qu'on y voit des choses inouïes. Au reste, ce pays d'Orient est le seul qui réserve encore des surprises à ceux qui, comme moi, ont fait le tour du monde.

– Et qu'est-ce qu'on y voit, par exemple ?

– Il paraît qu'on y voit des scènes renouvelées de la Bible, des prophètes et des saints qui font des miracles.

– Voit-on aussi les miracles ?

– Vous êtes une petite voltairienne, madame, et ne vous avisez jamais surtout d'aller révoquer en doute, devant des musulmans, les miracles de leurs saints ! Vous vous feriez lapider – au moins en paroles !

– J'accepte donc les miracles ; d'ailleurs, ce serait déjà beaucoup de voir le « saint ». Je ne me représente pas bien un « saint » en chair et en os.

– Ceux-ci, je vous assure, sont de vilains merles ! J'en ai vu jusqu'à deux : pouah ! crasseux et pouilleux en diable !

– Alors, j'emporterai ma lorgnette, pour les voir de loin.

Edmée s'essayait à la causerie légère et même à une sorte d'enjouement, pour se soustraire aux ennuis de l'intimité, pour échapper à toute conversation sérieuse. Le baron, de son côté, y mettait presque autant d'empressement. Il redoutait, plus encore qu'Edmée, les explications ; et il était si heureux, seulement, de passer avec elle ces quelques instants, sans qu'elle se tînt sur la défensive, sans qu'elle lui rappelât, même d'un regard, ou d'un geste, l'abîme qui les séparait !

Il lui semblait retrouver, au moins pour un moment, ces douces soirées de Montevideo, alors qu'Edmée aimait à l'écouter avec un esprit avide et un cœur naïf.

Une heure s'écoula, pendant laquelle nul sujet pénible ne fut effleuré ; puis Edmée se leva pour rentrer dans ses appartements. Le baron l'accompagna jusqu'au seuil de sa porte, lui baisa la main et la laissa.

Comme il s'en retournait, il rencontra la Barberine dans sa longue robe blanche. Il rougit et marcha plus vite. Rentré chez lui, il pleura.

XII

Raoul de la Barre, cependant, avait quitté le salon avec colère ; et, quand il fut, lui aussi, rentré dans ses appartements, une jalousie subite, qui le saisit, lui apprit qu'il était vraiment amoureux.

Cette femme, qui exhalait l'amour comme le jasmin son parfum, qui l'avait enivré par sa seule présence, peut-être, en ce moment même, s'abandonnait à son vieux mari ! Et il ne pouvait souffrir cette pensée.

Il lui en voulait comme d'une infidélité. Parce que madame de la Chesnaie avait eu, avec lui, le laisser-aller sans conséquence des femmes du monde qui se savent bien gardées par le respect, il lui semblait qu'elle s'était promise et qu'il avait des droits.

Chez M. de La Barre, comme chez beaucoup de jeunes gens, la timidité des actes était en raison inverse de l'audace des visées. Combien de fois, déjà, ne s'était-il pas promis de parler d'amour à madame de La Chesnaie ! Et, chaque fois, il n'avait pu que lui témoigner son respect.

Le lendemain, il alla voir madame Alepian d'assez bonne heure pour la trouver seule. Elle l'accueillit avec l'empressement qu'elle témoignait à tout ce qui tenait au consulat de France. Lui, avait l'air triste et préoccupé et ne cherchait point à dissimuler, au contraire.

Et, pour une femme d'Orient, quelle peut être la cause de la mélancolie d'un homme jeune, libre, indépendant, et dans une aussi belle situation que celle de l'élève consul ? L'amour et seulement l'amour ! Et pour qui cet amour ? Elle le savait trop, hélas ! car elle aurait bien voulu que ce fût pour elle.

– Vous l'aimez donc bien fort, et elle est donc bien cruelle ? demanda la Levantine au jeune homme, d'un ton qui sollicitait une confidence.

– Oui, dit-il.

– Mais, il faut prendre patience. « Elle » vous aimera. Il est impossible qu'elle ne vous aime pas !

Mais plus tard.

– Pourquoi plus tard ?…

– Parce que !…

La Levantine d'ailleurs disait ce qu'elle pensait ; elle ne doutait pas que, par la force dès choses, le jeune de la Barre ne devînt, à une heure donnée, l'amant de madame de la Chesnaie. De quelle importance, alors, n'était-il pas de s'être, par avance, assuré la bienveillance de ce dernier ?

En quelques regards d'ailleurs, tous deux s'étaient compris.

– Que je sois aimé, avait dit Raoul de la Barre à l'Arménienne, et vous pourrez compter sur mon dévouement.

– Si vous êtes aimé, j'y serai pour quelque chose, et j'espère bien que vous ne l'oublierez pas, avait répondu en même langage madame Alepian.

– Vous savez donc pourquoi je ne suis pas aimé ! reprit le jeune homme. Eh bien, dites-le moi.

– Oh ! je ne sais rien du tout ; et, si je savais, je ne dirais rien. Mais puisque je ne sais pas, je puis bien vous dire ce que je pense : belle comme elle l'est, ne pensez-vous pas que la consulesse ait dû être aimée déjà. et peut-être n'ait aimé, elle aussi, avant de venir ici !

– C'est vrai ! vous avez raison ! s'écria Raoul de La Barre, devenu pâle. Elle a un amant là-bas, en France, c'est évident !

– Supposons-le. Voilà plus de quatre mois déjà qu'elle est séparée de lui… Et, depuis ce temps-là, sans nouvelles, c'est long !

– Sans nouvelles ?

– J'ai lieu de le croire.

– Alors vous savez quelque chose ?

– Je sais qu'elle ne reçoit pas de nouvelles de France et qu'elle en désire ardemment.

– Ah !… mais qui vous a dit qu'elle ne recevait pas de nouvelles ?

– Quand on cherche à avoir une réponse par une voie détournée, c'est qu'on n'en obtient pas par la voie directe et quand, par voie détournée on n'en obtient pas davantage, alors c'est que… l'amant n'écrit pas !

– Expliquez-vous plus clairement, je vous en supplie.

– Eh bien… elle attendait de France des lettres qu'elle n'a pas reçues… de qui ? je ne sais pas : mais ce que je sais, c'est qu'elle a écrit par la poste italienne et que la réponse n'est pas venue.

– Par la poste italienne ?

– Oui.

– Quand ?

– La réponse aurait dû lui parvenir par le dernier bateau.

M. de la Barre, soudain, devint pensif.

Tout à coup, il venait de se souvenir que, précisément ce jour-là, il avait rencontré le chancelier du consulat d'Italie, lequel lui avait dit en passant : « Ce matin, nous avons trouvé, dans le courrier, une lettre pour le consulat de France. Nous vous l'avons immédiatement envoyée. »

– Vous êtes sûr, reprit-il, que madame de la Chesnaie n'a pas reçu de lettre par le consulat d'Italie ?

– Oh ! très sûre.

Une lettre de protection, d'ordinaire, ne se délivre pas sans quelques formalités et quelques lenteurs. Mais, cette fois, M. de la Chesnaie, qui tenait à bien faire les choses la fit préparer avec toute diligence ; le soir, à dîner, Edmée trouva sous sa serviette le pli qui la contenait.

Elle eut pour son mari un sourire et un bon regard.

Pour en avoir autant tous les jours, combien de protégés n'aurait-il pas acceptés !

M. de la Barre, qui n'avait été en rien mêlé à l'affaire en tressaillit. Et il se mit à observer attentivement ce ménage du baron et de la baronne de la Chesnaie, que jusqu'alors il avait jugé très superficiellement.

Quelques jours lui suffirent pour comprendre et l'ardente passion du mari, et la froideur de la femme. Plus de doute ! elle aimait ; plus de doute, cet amour, sinon connu, au moins pressenti, était combattu par le mari.

Ainsi, pour le moment, leurs intérêts étaient communs ; et cette jalousie qui s'était d'abord élevée contre le baron de la Chesnaie, se tourna bientôt tout entière contre l'amant inconnu.

Oui, les intérêts du jeune homme étaient les mêmes que ceux du vieillard ; pour tous deux, il fallait avant tout qu'Edmée fût entourée d'un cercle isolant… et qu'elle ne cherchât pas son horizon au delà de la circonférence dont Alexandrie était le centre.

Et, chose étrange, si l'intérêt actuel était le même, la conduite à tenir aussi, pour l'un comme pour l'autre, était semblable. Il ne fallait pas brusquer cette femme, encore éprise, mais déjà blessée. Il ne fallait pas se jeter avant l'heure au travers de son amour brisé. Raoul de la Barre voulait attendre le moment où la douleur deviendrait mélancolie ; le baron de la Chesnaie, celui où la femme serait assez à bout de forces et à bout d'espoir pour chercher un refuge.

Il savait trop, lui, ce que souffrait la pauvre créature et, tout en poursuivant son œuvre, il était écrasé de remords. Chacune des larmes qu'elle versait en secret lui retombait sur le cœur. Mais, impitoyablement, il gardait les approches du palais de France contre tout ce qui aurait pu servir de véhicule à une correspondance. Pas un bateau n'entrait dans le port sans qu'il se fit remettre aussitôt le rôle des passagers. En même temps, volontiers, il eût mis la main parterre pour qu'Edmée ne se blessât pas les pieds.

Edmée ne pouvait croire à l'abandon, à l'oubli de Robert ; mais elle commençait à perdre l'espérance. De quelque côté qu'elle tournât ses regards, elle ne voyait rien que la nuit à l'horizon ; sa douleur devenait sourde après avoir été aiguë. Que faire ? Où se prendre ? Les soins du baron la touchaient peu, mais parfois elle y répondait par un pâle sourire ; l'amour de M. de la Barre ne la gagnait point, mais ne l'indignait plus.

Ce n'était pas qu'elle se résignât cependant. Non ! la résignation ne devait jamais entrer dans cette âme indomptable. Mais elle ne savait pas vers qui tourner sa colère, et elle cherchait une issue, une tangente, une fissure, par où s'élancer du harem où elle se sentait cloîtrée.

Peut-être, à un moment donné, elle pourrait se servir de l'amour de Raoul de la Barre. Peut-être lui faudrait-il endormir la jalousie et la surveillance de son mari.

En même temps, elle serrait dans son portefeuille la lettre de protection accordée par le consul de France à Yacoub-Alepian, dont elle ne s'était point dessaisie sur le champ, par un instinct secret. Ne valait-il pas mieux rester la dispensatrice du bienfait, que d'attendre la reconnaissance ?

– Vous pouvez compter sur la lettre close que vous m'avez demandée, avait-elle dit à madame Alepian. Quand vous en aurez besoin, adressez-vous à moi.

Madame Alepian, qui d'autre part avait su par M. de la Barre et la demande d'Edmée à son mari, et l'empressement avec lequel cette demande avait été accordée, comprit qu'Edmée voulait rester nantie. La Crétoise n'y voyait pas d'ailleurs d'inconvénient actuel. C'était déjà immense de savoir la protection acquise et à sa portée. Mais c'était pour elle une raison de plus d'assurer son influence sur la consulesse et de se rendre nécessaire.

Des semaines et des mois s'écoulaient cependant. Edmée sentait s'agiter en elle une autre vie. D'abord, elle avait accueilli sa grossesse avec une joie délicieuse : la joie de la femme qui aime et qui se sait aimée. Mais alors la joie faisait place au trouble, à l'angoisse, à l'effroi : c'était la mère éperdue qui se voit seule, avec son fruit, au milieu du désert et menacée par mille dangers.

XIII

Quinze jours après avoir écrit à M. le Dam d'Anjault, le baron de la Chesnaie avait reçu cette réponse :

« Mon cher ami,

» Votre lettre, en nous causant autant de honte que de douleur, ne nous a cependant rien appris. En effet, comme vous l'aviez pressenti, nous étions instruits, hélas !

» Cette fatale liaison était à peine faite, que la comtesse avait surpris le secret de la malheureuse, que j'ai honte de nommer ma fille, et pour laquelle vous avez une bonté, une mansuétude surhumaines.

» Ce que nous devions et pouvions faire, nous l'avons fait. Vous l'avez compris, je le vois bien. Maintenant vous me chargez d'une mission : soyez sûr qu'elle sera remplie. Vous daignez, si je vous ai bien compris, couvrir de votre indulgence celle qui porte votre nom, à la condition que le séducteur ne reparaisse plus, pour madame de la Chesnaie, et que la séparation de fait, qui existe en ce moment, devienne éternelle.

» Eh bien, je ne sais pas encore comment je ferai pour arriver au but ; mais j'y arriverai. M. Robert de Ré n'ira pas, je vous en réponds, vous enlever votre femme à Alexandrie. Gardez-la. Vous avez le droit et le pouvoir : sez-en pour votre honneur et pour son salut. Qu'elle ne s'échappe pas ; pour le reste, comptez sur moi et sur les siens.

» COMTE ARMAND LE DAM D'ANJAULT. »

On devinera, en lisant cette lettre courte et résolue, de la vicomtesse de Clérac et la comtesse n'avaient pas été étrangères à sa rédaction.

Et il ne faudrait pas connaître la famille d'Anjault pour ne pas comprendre que tous les moyens seraient mis d'œuvre afin de séparer irrévocablement la baronne de la Chesnaie de son amant.

– La misérable est enceinte ! avait dit madame de Clérac, en lisant, entre les lignes, la lettre de M. de la Chesnaie. Son mari pourrait la traîner sur les bancs de la police correctionnelle, et la jeter au ruisseau avec son bâtard sur les bras et mille francs de pension par an, et consent encore à nous éviter ce désastre ! Armand, est affaire à vous, et je ne doute pas que vous n'ayez, de façon ou d'autre, raison de M. de Ré.

Cette lettre, pour dure qu'elle fût à l'égard d'Edmée, apporta une espérance au baron de la Chesnaie. Elle lui suggéra aussi des raisons qu'il cherchait instinctivement pour étourdir ses remords et persister dans la voie où l'avait poussé sa passion.

Il avait demandé aide et secours au père de sa femme ; en recevait une promesse et une recommandation. Ne levait-il pas défendre son bien avec autant d'énergie que a famille se disposait à en employer à contenir le réducteur ?

 

Vers les quatre heures, la baronne de la Chesnaie était ou vent dans son jardin, à lire, à broder ou à recevoir des visites.

On le savait, bien qu'elle ne l'eût point dit, ce qui lui permettait de rester en robe de chambre, d'ouvrir ou de fermer sa porte selon les jours.

Ces jardins d'Orient, entourés par la maison ou le palais dont ils forment le centre, ne sont-ils pas comme des salons de verdure, ouverts à l'air libre et fermés aux regards étrangers ?

Nous ne nous représentons pas ici ces jardins intérieurs si bien appropriés au climat de l'Orient et dont ne donnent une idée ni nos serres, ni nos vérandahs ; dont on commence à trouver le plan dans les cours des palais de Rome, dans les cloîtres des couvents d'Italie, dans les patio espagnols, et le modèle dans les jardins entourés de colonnades et de portiques qui restent à Pompeï et à Herculanum.

A l'entour, les façades intérieures de la maison ou du palais se font élégantes ; souvent elles sont revêtues de faïences à riches dessins. Au milieu, une fontaine jaillissante avec un jet d'eau, en panache, et une vasque de marbre ; des allées dallées de ce cailloutis de marbres multicolores dont on use tant en Italie et que nous voyons depuis quelques années, s'introduire en France pour les antichambres des rez-de-chaussée ; ou bien même, pavées en mosaïque et bordées de buis ou de myrte bien taillé ; et, dans ces encaissements de terre qui figurent des triangles, des étoiles ou des losanges, des plantes des tropiques avec leurs fruits et leurs fleurs.

Edmée avait dans le jardin du palais de France un hamac élégant, surmonté d'une tente légère, en étamine blanche, qui laissait filtrer un jour doux et dont la longue frange faisait éventail.

Ce jour-là, elle y était couchée, vêtue d'un long peignoir en gaze d'Orient relevé par des rubans de faille rose pâle. Un peu de poudre dans les cheveux ; au cou et aux poinets, des rangs de perles de Venise ; aux pieds de délicieuses babouches. Tout cela d'ailleurs passé sans apprêt ; comme par hasard ; – peut-être par hasard ! car elle ne songeait guère à se parer !

Madame Alepian était auprès de la baronne de la Chesnaie et lui contait cent choses frivoles.

Elle venait l'engager officiellement, de la part du pacha, vister le harem. Zeinab était remise, et faisait elle-même les honneurs. Là-dessus, abondaient les détails touchant le harem, les femmes légitimes, les concubines, les esclaves ; la mère du pacha qui tenait le premier sang ; les eunuques ; la parure des femmes, à l'heure de sa visite du pacha ; la toilette de celle qu'il a désignée pour ses plaisirs de la nuit ; la jalousie des autres qui font point eu la fortune de plaire au maître ce jour-là ; les marques de joie et d'orgueil de la préférée ; la morgue les femmes « gardées » à l'égard de celles qui ne le sont pas, parce que, évidemment, plus une femme est gardée, lus elle est précieuse…

– Encore une différence énorme avec nos idées occidentales, dit Edmée ; nous n'aimons point tant, nous autres, à être gardées, et qui nous garde nous offense !

M. de la Barre venait de rentrer, après diverses courses en ville, et, en rentrant, profitait de la présence de madame de la Chesnaie au jardin, pour lui faire sa cour.

– C'est, dit-il, que les Françaises n'ont pas besoin être gardées ! Rien ne les garderait, au surplus, sinon leur volonté et leur amour.

– Vous croyez ?

– J'en suis sûr.

– On peut pourtant les enfermer sans verrous et sans grilles.

– Mais alors, elles savent installer la liberté jusque dans leur prison.

– Les femmes d Orient mieux encore, à ce compte-1 car elles sont d'autant plus empressées à tromper leu maître qu'elles en ont moins les moyens.

– Elles se disent que la liberté c'est l'amour… et quand l'amour se présente, elles sentent que c'est la liberté.

– Cela dépend encore de l'idée qu'on se fait de liberté.

– Assurément, pour une femme, vous ne pensez pa que ce soit de courir le désert sur une cavale indomptée.

– C'est peut-être de vivre ignorée dans une humble bourgade.

– Avec celui qu'on aime ! Oh ! madame, n'espérez pas faire croire que, si jeune et si belle, ce soit à la solitude que vous aspiriez !

– Qui vous parle de moi ? et qu'osez-vous me dire, monsieur de la Barre ? je crois que vous vous oubliez

– Ah ! j'oublie tout, madame… hormis que… la jalousie me dévore. Pardonnez-moi !

Et le jeune homme se leva comme un insensé, rentra dans le palais brusquement, sans se retourner.

– Comme il vous aime ! Il est fou d'amour ! dit madame Alepian.

– Que m'importe ! répondit Edmée, irritée ; puis, de quel droit est-il jaloux ?… Jaloux ?… Mais alors, c'est lui qui.

Elle s'interrompit :

« C'est lui qui intercepte mes lettres, » pensait-elle Madame Alepian n'insista pas. Edmée était devenue farouche. L'Arménienne songeait même à la retraite quand le baron de la Chesnaie parut à son tour.

Edmée lui tendit la main. C'était la première fois depuis leur arrivée à Alexandrie ; mais elle venait de soupçonner M. de la Barre, et son premier mouvement était de faire une sorte d'amende honorable à son mari

Pour le baron, il rougit, saisit cette main, librement donnée, dans les siennes qui tremblaient et la baisa d'un baiser où passait toute son âme.

– Celui-là m'aime, se dit Edmée… Pourquoi ? oh ! pourquoi ne puis-je plus l'aimer !

– Vous ne savez pas ? C'est demain que je vais au harem, dit-elle, avec madame Alepian, qui est venue m'apporter l'invitation d'Osman-Chérif.

– Très bien, profitez des avantages de votre sexe ! Mais je réclame quelques indiscrétions n'est-ce pas ?

– Oh ! certainement. Pourquoi irais-je, si ce n'était pour voir d'abord, et raconter après ?

– Pas trop ! dit madame Alepian, alarmée.

– Oh ! soyez tranquille ; je ne dirai qu'à M. de la Chesnaie la beauté de Zeinab et des autres. Pour les riches étoffes, les confiseries et les parfums, je pourrai en parler plus librement, je suppose ?

– Oh ! certes. Le pacha ne se plaindra pas qu'on vante sa magnificence.

– Et me sera-t-il permis de dire l'orgueil d'Osman-Chérif, devenu Abou-el-Kacim, et la majesté du Sage qu'on m'apportera bien, je pense, dans son maillot, et que je vois d'ici me faisant une horrible grimace en brâillant : « ouen… ouen… ouen… » pour toute sentence !

– Méchante ! Ah ! ces vagissements sont doux aux cœurs des pères et des mères… et j'aimerais bien à les entendre, moi, si vous me donniez un petit enfant !

Edmée devint pourpre, baissa les yeux et demeura comme frappée de stupeur. Mais M. de la Chesnaie venait de se retourner vers madame Alepian, pour lui dire je ne sais quelle banalité.

Que signifiait cette parole jetée là comme au courant de la conversation ?…

Un monde de pensées tourbillonna dans le cerveau de madame de la Chesnaie. Était-ce simplement un appel ? une prière indirecte pour solliciter l'entrée de la chambre conjugale ? Mais jadis, au temps où il aurait pu espérer un enfant, jamais M. de la Chesnaie n'avait paru caresser l'espérance de la paternité. Était-ce une offre ?… Savait-il ?… Et s'il savait, il acceptait donc ? Était-ce la prière humiliée d'un vieillard amoureux qui disait : « Donnez-moi le droit de me faire une illusion ! » Était-ce le suprême pardon d'une grande âme ? ou l'avilissement du vieil époux, tyrannisé par un désir sénile ? O abîme !…

M. de la Chesnaie était à la hauteur de toutes les noblesses ; le vieillard amoureux pouvait descendre à bien des lâchetés.

Et quoi donc, en cette circonstance, séparait le sublime de l'ignoble ? Quel comma en devait faire, pour Edmée, ou un être supérieur digne de son admiration et de son respect, ou un être dégradé dont l'amour déshonore ?

O abîme !… encore une fois.

Qui serait descendu dans le cœur du baron de la Chesnaie, pourtant, y aurait trouvé en même temps les plus généreuses pensées et les plus tristes faiblesses. Pour défendre Edmée contre le malheur, pour lui éviter une larme, il aurait donné sa vie. Mais pour entrer comme jadis dans sa chambre et dans son lit, pour la posséder tout entière, il aurait vendu son âme.

Edmée ne pouvait admettre la co-existence de ces deux choses : une âme agrandie et sereine qui planait sur les faiblesses d'autrui et pardonnait comme Dieu pardonne, et une organisation physique surexcitée par le souvenir des plaisirs passés, par le refus des plaisirs présents, et la terreur d'un avenir sans espérance.

La nuit qui suivit ne fut pour Edmée qu'une longue insomnie. Les alternatives les plus opposées se présentèrent à son esprit. Tantôt elle voulait partir pour la France, coûte que coûte, malgré tout ; comment qu'elle dût s'y prendre et quoi qu'elle y dût trouver ; tantôt elle hésitait en voyant tant d'incertitude au bout de ses efforts, en se disant que l'amour de Robert, après tout, n'égalait pas celui du baron de la Chesnaie… puisqu'il n'avait su ni lui faire parvenir une lettre, ni arriver lui-même jusqu'à elle…

« Si mon mari sait ma situation, s'il pardonne, s'il accepte l'enfant que je porte, et s'il ne me demande, en échange, que le respect de son nom et ma filiale compagnie pour sa vieillesse, c'est le plus digne des hommes, c'est un héros, et je dois m'arracher mon amour du cœur pour devenir la gardienne de son foyer, se disait-elle. Ce serait le sacrifice de ma jeunesse, ce serait ce renoncement que j'ai voulu fuir ; mais j'aurais du moins le souvenir d'avoir vécu et aimé un jour : et j'aurais mon enfant.

» S'il accepte la honte pour boire un baiser sur mes lèvres… Non !… Plutôt tout, plutôt la mort de l'un ou de l'autre. Désormais je puis vivre veuve. Mais, ni aujourd'hui ni demain, ni jamais, je ne pourrai vivre prostituée ! »

Elle avait ouvert sa fenêtre, au vent de la nuit, pour calmer l'effervescence de ses pensées et la fièvre de ses veines, et les portes de son appartement pour promener, dans un plus large espace, l'agitation de ses nerfs.

L'œil ardent, les lèvres frémissantes, les narines ouvertes, les cheveux dénoués et flottant au souffle de la brise, sur son peignoir blanc, elle était, cette nuit-là, d'une beauté presque surhumaine.

Tout à coup, elle se sentit saisie au passage, étreinte – par deux bras, effleurée d'un souffle ardent.

– Edmée ! oh Edmée ! ma bien-aimée !…

C'était le baron de la Chesnaie qui était venu à sa porte, comme tant d'autres nuits, et qui, depuis deux heures, la suivait des yeux, ivre d'amour, fou de désir. Elle jeta un cri :

– Au secours !

L'esclave barberine accourut. Mais elle reconnut le maître, et, discrètement, se retira, en bénissant le cle et la fortune.

XIV

Désormais ce n'étaient plus l'angoisse et l'incertitude, c'étaient la haine et la révolte qui régnaient dans le cœur d'Edmée. Alea jacta est ! La mort ou la liberté !

Madame Alepian et le pacha vinrent la prendre dans une magnifique voiture de gala, que deux Albanais élancés, à la veste brodée d'argent, au pantalon bouffant bleu, serré à la taille par une ceinture de cachemire, accompagnaient en façon d'heiduques. Elle se laissa conduire, le long du canal Mahmoudieh, à la villa d'Osman-Chérif, une des plus belles du rivage, avec ses jardins qui mirent dans le canal des ficus élastica grands comme nos grands arbres, ses longues allées de figuiers de Pharaon, aux larges feuilles, aux fruits maigres et insipides, ses aloès formidables lançant, çà et là, vers le ciel des hampes fleuries de quarante coudées de haut, qui ressemblent à de gigantesques lampadaires ; entre temps des touffes de bambous, aux longues cannes, au léger feuillage, des lianes échevelées, des térébinthes couverts de leurs grappes de corail.

Le palais apparut après les jardins, semblable à tous ces palais de bois qui bordent le Bosphore et dont nos Expositions universelles nous présentent de si exacts spécimens. On eût dit un décor d'opéra : des dorures, des découpures, des couleurs vives et des trompe-l'œil.

Madame Alepian expliquait toutes choses à Edmée pour la plus grande satisfaction du pacha qui, lui, digérait son orgueil en silence.

– Voyez-vous, lui disait-elle, madame la consulesse, voilà le seraï. Ce seraï, ou sérail, comme vous dites, c'est la partie du palais qui est ouverte à tous les visiteurs ; le harem fait suite. Vous verrez comme le grand salon du seraï sera beau plus tard, à l'heure de la fête ; il est de toute la hauteur du palais et magnifiquement décoré. A l'entour, à la hauteur du premier étage, il y a des fenêtres grillées menu : ce sont des moucharabés, derrière lesquels les femmes du harem sont autorisées à se tenir, pendant la fête, pour regarder danser les Européens. Mais nous ne nous y arrêterons pas en ce moment, nous verrons le seraï avec tout le monde, nous allons au harem.

Edmée laissait dire madame Alepian, et, de temps à autre, répondait d'un sourire, ou d'un hochement de tête par politesse pour le pacha.

– Vous serez contente d'avoir vu le harem. Il y a peu d'Européennes qui peuvent dire qu'elles ont vu l'intérieur d'un harem… et peu de harems qui aient reçu la visite d'une Européenne. Aussi, vous serez regardée avec une extrême curiosité. Il ne faudra pas vous en étonner ; dans bien longtemps encore, on se racontera votre visite ; on fera votre description ; on dira comment vous avez le pied, la main, la taille ; comment était votre parure..... Et, en attendant, on vous fera peut-être les questions les plus étonnantes. Les choses d'alcôve que vous tenez toujours secrètes et que vous n'effleurez jamais, même dans les causeries intimes, vous autres Européennes, sont ici monnaie courante de la conversation. Au reste, pour toutes ces femmes nées au harem et destinées à y vivre et à y mourir, ce sont les seules choses intéressantes de ce monde. En fait d'hommes, elles n'ont jamais vu que l'époux, les eunuques et le hakim \(c'est le médecin\) ; encore ce dernier n'est-il admis à voir que la partie malade. Il ne doit pas parler à la femme ni chercher à voir son visage. Et s'il outre-passait les droits attachés à sa profession, le chef des eunuques lui abattrait la tête, sans merci.

Qu'importait à Edmée ? A peine prit-elle garde au signe de tête affirmatif dont Osman-Chérif confirmait les paroles de madame Alepian. Elle regardait sans voir les tapis aux tons intenses, les soieries chatoyantes, les gazes pailletées d'or, les Circassiennes aux longs cils, les Mauresques brunes, les eunuques gros et bêtes ; elle écoutait, sans les entendre, les compliments des femmes légitimes, Zéinab en tête, et le cailletage de madame Alepian, et ne répondit au pacha que par des inclinations de tête.

A travers tout cela, elle voyait Paris et ses rues peuplées et vivantes, le long desquelles une femme passe inaperçue en toilette grise, en bottines hautes, en chapeau de paille ou de feutre, avec ou sans voilette ; elle entendait l'orgue de Barbarie qui ressassait l'air de la romance en vogue, le roulement des fiacres et des omnibus.

Tandis qu'en face d'elle, un radieux soleil passait entre les fentes des jalousies baissées, et venait couper d'un rayon de lumière éclatante le vert tendre d'un tapis de Perse, elle rêvait du pavé humide sur lequel il fallait chercher la place de ses pas, et de la pluie qui tombait dru, des gouttières sur les parapluies ouverts. Oh ! Paris ! Paris unique au monde ! Paris, véritable terre de liberté !

Mais elle y retournerait, et par le premier bateau ! Et désormais plus rien au monde ne l'en arracherait. A Paris, on peut vivre plus caché que dans un village : elle le savait.

Eh bien, elle s'y blottirait dans un coin. Ce serait elle, désormais, qui attendrait Robert dans la maison des sentes !… – Robert !… où était-il ? que savait-il ?… Ah ! n'importe ! Elle partirait, dût-elle, en arrivant, se trouver seule au monde !

L'indignation qui bouillonnait dans son âme ne laissait de place à aucune considération mondaine. Elle n'avait qu'une pensée : conquérir son indépendance, s'enfuir de ce pays où elle avait été traitée comme une odalisque, secouer l'horrible cauchemar de ces cinq mois do séquestration.

On lui servit une collation composée des friandises les plus en faveur au harem ; puis Zeinab, la première femme, la supplia d'accepter un de ses plus riches costumes, en souvenir.

En quittant le harem, madame de la Chesnaie retourna dans le sérail où la fête offerte par Osman-Chérif au corps consulaire et à la colonie des notables, était dans tout son éclat.

Beaucoup de monde, de toilettes et des costumes ; de la musique et des danses ; des parfums et des lumières, Toilettes arrivant de Paris, plus riches et plus merveilleuses qu'on ne les porte à Paris ; de ces toilettes, faites par nos grandes faiseuses pour les étrangères, et qu'on voit à New-York, à Saint-Pétersbourg, à Constantinople, mais jamais à Paris, – sauf peut-être pendant les Expositions universelles ; des costumes étincelants de pierreries, irradiés de nacre et d'or : turcs, arabes, arméniens, mauresques, pallicares, croates ; de la musique exécutée sur des instruments inconnus par des musiciens de couleur ; des danses pittoresques dansées par des almées ; des parfums intenses comme les couleurs ; des lumières qui couraient le long des jardins et se réflétaient dans le canal.

– On voit bien, n'est-ce pas, madame, que nous sommes au pays des Mille et une nuits ? dit à Edmée le consul d'Italie, qui lui donnait le bras et la promenait, à travers les jardins, en lui faisant admirer la fête.

– Oui ; c'est une vraie fantasmagorie.

– Quand on a vu l'Orient, on ne l'oublie plus. Et quand on y arrive, quoi qu'on ait rêvé, l'on n'est point déçu.

– En effet, c'est un ravissant voyage à faire.

– Et comme résidence ?

– Chut ! – N'y a-t-il ici personne de la cour du vice-roi ? non ! eh bien, entre nous, j'ai la nostalgie du faubourg Saint-Honoré. Comme madame de Staël, – une de nos illustres compatriotes qui nous a fait tant aimer l'Italie, – en contemplant le lac de Genève, je soupirerais après le ruisseau de la rue du Bac !

– Ah ! ces Parisiennes ! elles ne peuvent s'acclimater nulle part.

– Mais je ne suis pas Parisienne – ou du moins je ne l'ai été qu'un moment. – Je m'étais acclimatée à l'Amérique du Sud, et je vous assure que je m'acclimaterais bien vite en Italie.

– Je vous sais bon gré d'aimer l'Italie, madame, et j'espère que nous vous y posséderons quelque jour. Et en attendant, le consulat d'Italie est tout à vos ordres.

– Ah ! à propos, dit vivement Edmée, qui saisit l'occasion au vol, n'aurait-on pas reçu quelque lettre pour moi, par voie italienne ?

– Pas que je sache, depuis la lettre recommandée que j'ai eu l'honneur de vous envoyer, moi-même, il y a une quinzaine.

Edmée ne sourcilla pas, mais sentit le sang lui refluer au cœur. Ah ! c'était donc bien sûr, cette fois ; on lui volait ses lettres… et qui ? Le seul baron de la Chesnaie avait pu mettre la main sur un pli, à elle directement envoyé, par un membre du corps consulaire.

« … D'ailleurs, poursuivit le consul, soyez bien sûre, madame, que le directeur de notre service postal connaît assez ses devoirs pour ne pas manquer de vous envoyer, immédiatement, tout ce qui serait à votre adresse ! »

Mais Edmée ne l'écoutait plus. Elle savait ! au transport de colère succédait un transport de joie ; elle savait qu'elle était aimée là-bas, si elle était prisonnière ici.

Quelle délivrance !… car elle avait douté un moment et ce moment avait été affreux. C'était alors que, cherchant où se prendre dans l'ombre épaisse qui se faisait autour d'elle, ses mains tremblantes n'avaient rencontré que M. de la Chesnaie son mari, toujours si dévoué, si bon, si chevaleresque… – M. de la Chesnaie ?… son bourreau !

En ce moment même, elle le vit, avec M. de la Barre, dans un cercle formé en quelque sorte par l'élite de la fête : une douzaine de femmes appartenant au corps consulaire ou à la colonie grecque ; le consul d'Autriche et celui d'Angleterre.

Edmée quitta le bras du consul d'Italie et s'en alla causer avec une des femmes d'abord, puis s'asseoir près de la femme du consul d'Angleterre. Elle avait une animation extraordinaire, quasi fiévreuse, qui fut remarquée de tout le monde et qui inquiéta M. de la Chesnaie, comme un funeste présage.

Madame Alepian faisait les honneurs, au nom du pacha, et désignait à ses invités les confitures exquises qu'il fallait choisir, sur les plateaux d'or, portés par des esclaves nègres, aux éclatants sayons de soie ; elle tendait elle-même les petites coupes de Chine dans lesquelles circulait le moka, fumant ; elle présentait aux femmes les cigarettes du plus fin tabac d'Orient.

Edmée en prit une.

– Ma chère, je vous en prie, dit M. de la Chesnaie à sa femme, laissez ces cigarettes et ce café. Vous n'êtes pas encore assez acclimatée pour faire comme ces dames, surtout après une journée de plaisir, mais aussi, de fatigue.

– Bah ! laissez-moi le café, les confitures de rose et la cigarette. Je veux aujourd'hui avoir possédé l'Orient tout entier, pour en emporter un souvenir complet.

M. de la Chesnaie pâlit. Que voulait-elle dire ? Il eut peur de la comprendre et n'insista pas, en ce moment.

Mais la femme du consul d'Angleterre releva les paroles lancées, comme négligemment, par la baronne de la Chesnaie.

– Vous parlez d'emporter vos souvenirs, madame ? Songeriez-vous donc à nous quitter ?

– Hélas ! oui, par le prochain bateau.

M. de la Chesnaie reçut comme un coup de massue dans la poitrine. Il ne chancela pas cependant :

– Oh ! dit-il, le prochain ou quelque autre !

– Le prochain.

Le ton d'Edmée n'avait rien de sec ni de péremptoire. Elle parlait au contraire d'un ton doux et d'une voix veloutée, pour ainsi dire ; mais sous un accent presque musical, M. de la Chesnaie sentait une résolution inébranlable.

Alors à son tour, avec une grâce de gentilhomme et la douce autorité d'un mari tendre, prudent et paternel :

– Allons… laissez cette idée, petite tête folle. Dans votre situation, si vous aviez envie de la lune, assurément, je tâcherais de la décrocher pour l'apporter à vos pieds. Mais je ne puis vous permettre une fantaisie qui vous vaudrait quatre jours de mal de mer… et peut-être un déplorable accident.

Ce fut, cette fois, à Edmée de devenir pâle et de se sentir glacée jusqu'à l'âme.

Le baron venait de se retourner et d'entamer une conversation politique avec un voisin, comme pour couper court à toute insistance.

En même temps, la femme du consul anglais disait à l'oreille de madame de la Chesnaie :

– Allons, chère petite ; il faut être raisonnable. Rien de plus dangereux qu'un voyage en mer, pendant la grossesse !

– Eh bien, moi, j'ai le sentiment que si je reste ici j'y mourrai, lui répondit Edmée.

XV

Ainsi, de ce moment, et après l'échange de quelques phrases, jetées au milieu d'une fête, avec la légèreté des gens du monde la situation s'était fortement posée. La grossesse de la baronne de la Chesnaie était annoncée à la colonie par M. de la Chesnaie, qui, de ce coup, s'emparait de l'enfant ; le groupe consulaire et le monde alexandrin savaient, en même temps, et que la baronne voulait aller faire ses couches à Paris, et que le baron s'y opposait.

En sorte que nul ne pouvait ignorer qu'en favorisant le départ de madame de la Chesnaie, on se mettrait en conflit direct avec la volonté du consul de France.

Madame Alepian, d'autre part, avait compris qu'elle serait probablement appelée à rendre quelque service, en cette conjoncture, et qu'il lui faudrait gagner, autrement que par des flagorneries, la lettre close qui était restée aux mains de la consulesse.

Au retour, pas une parole ne fut échangée entre le baron, la baronne et le jeune de la Barre.

Ce dernier était abasourdi par la révélation de la grossessed'Edmée et par le jour nouvellement ouvert à ses yeux, sur ce drame conjugal qu'il avait d'abord jugé si simple.

Edmée, froide et terrible, gardait un silence farouche, précurseur des plus audacieux éclats.

Quant à M. de la Chesnaie, épouvanté lui-même de la lutte ouverte qu'il venait d'entreprendre, et de la voie de violence odieuse dans laquelle il s'était engagé, sans s'être réservé des moyens de retour, il redoutait surtout le premier moment où il allait se trouver en face de sa femme.

Et il avait raison.

Dès qu'ils furent rentrés au palais de France, en effet, il donna lui-même des ordres pour que les femmes de madame la baronne s'empressassent de la déshabiller, car elle devait être brisée de fatigue M. de la Barre, en même temps, présenta ses respects et allait sortir du salon, où l'on ne devait même pas prendre le temps de s'asseoir, quand Edmée :

– Pourquoi nous quitter, M. de la Barre, vous n'êtes pas de trop. Aussi bien, je veux un témoin. Quant à mes femmes, qu'elles m'attendent dans mon appartement.

– Il est tard, Edmée, vous devez avoir besoin de repos, hasarda M. de la Chesnaie. Calmez-vous, dormez.

Les yeux de madame de la Chesnaie lançaient des éclairs ; sa bouche frémissante était maintenant impatiente de parler.

– N'écoutez pas, reprit le baron, les suggestions de vos nerfs après une journée de surexcitation. Attendez les conseils du repos et de la solitude.

– Je n'ai ni conseils à prendre ni surexcitation à contenir ! Monsieur de la Chesnaie, puisque depuis cinq mois vous me volez mes lettres, vous avez dû savoir, en apprenant ma grossesse, que mon enfant n'est pas le vôtre. Eh bien, ma volonté formelle et irrévocable est de partir pour le porter à son père, qui l'attend.

– La colère, ma chère, vous aveugle à un tel point en ce moment, que vous vous diffamez vous-même, reprit M. de la Chesnaie, pâle, tremblant, mais résolu. Encore une fois, retirez-vous dans votre chambre et calmez-vous par une nuit de sommeil. Je sais, quant à moi, quels sont mes devoirs vis-à-vis de vous.

– Ce que vous connaissez surtout ce sont vos droits : et vous me l'avez fait odieusement sentir.

– Edmée !…

Ce que souffrait M. de la Chesnaie ne saurait s'exprimer. Il haïssait son rôle et le poursuivait jusqu'au bout. Désormais, chaque parole entre les époux rendait la situation plus intolérable et engageait davantage la lutte à outrance.

– Ce que je viens de dire devant M. de la Barre, je le crierai tout haut si vous m'empêchez de partir. Voilà ce que j'avais à vous annoncer, et maintenant que vous savez ce dont je suis capable, agissez en conséquence.

– Dans votre état, le changement de climat a pu vous porter au cerveau. Personne, en vous entendant et en voyant que je vous couvre de ma protection, ne doutera que vous n'ayez un accès de folie. Et chacun comprendra que cela doit passer après votre délivrance.

– Et cela passera certainement, dit M. de la Barre. Je ne puis que me joindre au baron pour vous engager à prendre un peu de repos. Excusez-moi, madame.

Et sans plus attendre le jeune homme sortit, sentant que la situation n'était pas tenable, au milieu de cette explication conjugale.

– Ainsi, reprit Edmée en regardant son mari dans les yeux, vous comptez me garder ici prisonnière et me prendre mon enfant ? Vous voulez entreprendre cela ?… avec une femme comme moi ?

– Je veux vous sauver de vous-même, et vous m'en remercierez un jour.

– M. de la Chesnaie, je vous répète que je veux partir.

– N'insistez pas, madame.

– C'est une question de vie ou de mort entre nous, vous savez !

– Attendez donc d'être ma veuve pour la résoudre à votre satisfaction.

M. de la Chesnaie eut une vibration douloureuse dans la voix :

– Ah ! Edmée ! reprit-il, qui jamais eût pu prévoir cette scène entre nous ? Comme je vous aimais… comme je vous aime encore !…

– Et moi comme je vous estimais ! J'avais pour vous un tel respect et une telle reconnaissance que j'ai pu les prendre pour de l'amour.

– Eh bien, souvenez-vous ! et au nom de vos souvenirs, faites-moi crédit de quelques mois.

– Mes souvenirs et mon respect, vous en avez fait litière ! et quant à ma reconnaissance, il y a longtemps que je ne vous dois plus rien ! ma jeunesse vous a payé.

– Edmée, à votre tour ne souillez pas ce passé si pur et si doux. Ce passé dont l'image me poursuit et me dévore… dont je voudrais reconquérir quelques jours, au prix de ma vie entière.

– Et sur lequel vous avez scellé la pierre du tombeau.

– Pourquoi prononcer les « mots irréparables » ? Vous saurez, vous comprendrez, plus tard, combien je vous ai aimée.

– Je ne saurai rien, je ne comprendrai rien. Désormais, je vous le déclare, je chercherai à m'échapper par tous les moyens ; je me défendrai, contre vous, de toutes mes forces… Tenez, croyez-moi, vous feriez mieux de me laisser partir. On ne possède pas longtemps une femme malgré elle, même en Orient !

– C'est une menace ?

– Non ! un avertissement.

– Eh bien, pourtant je n'en tiendrai pas compte. Vous ne partirez pas, Edmée. Mais si c'est votre liberté de femme que vous réclamez… si c'est contre mon amour que vous vous défendez, soyez rassurée, je ne passerai plus le seuil de votre chambre ; et si je l'ai franchi, c'est malgré moi pour ainsi dire. Je veillais… comme votre esclave… je vous ai vue trop belle… la passion m'a emporté… Vous devriez me pardonner.

– Vous guettiez une proie ! vous attendiez le prix d'un marché infâme…

Des sanglots tout à coup s'échappèrent de la poitrine de ce vieillard brisé par la lutte, accablé sous le mépris et l'injure.

– Ah ! grand Dieu ! s'écria-t- il à travers ses pleurs, rien ne distingue donc le dévouement de l'infamie ?…

– Le viol.

– Mais, Edmée, souvenez-vous donc du passé encore une fois. Deux années entières j'ai respecté votre jeunesse… Et quand plus tard je vous aimais jusqu'à la folie, jusqu'à l'anéantissement de tout mon être dans le vôtre, vous m'avez crié que vous en aimiez un autre… que… – Enfin vous êtes enceinte, et je ne vous ai pas fait un reproche !

– Accablez-moi ; mais laissez-moi partir !

– Toujours cette même parole !

– Parce que c'est toujours la même volonté. A mon tour, permettez-moi de vous rappeler le passé. Vous ai-je rendu heureux ?

– Oh !

– Voudriez-vous, au prix de ces jours de bonheur que je vous ai donnés, vous retrouver ce que vous étiez, avant d'avoir reçu la lettre de petite fille qui a ouvert une voie nouvelle à votre vie ?

– Non ! au comble du désespoir, au fond de l'enfer, je garderai comme un trésor le souvenir de ces jours délicieux.

– Au nom de ces jours-là, ne me broyez donc pas le cœur ! ne me retenez donc pas ici, où je souffre tant que je m'affole !

– Mais, malheureuse, ne comprenez-vous pas que vous me demandez non seulement un sacrifice impossible, mais une faiblesse indigne ! Quoi ! j'irais, moi, vous livrer à un autre ! Quoi ! je vous laisserais courir à la honte, et sans doute à l'abandon et à la misère.

– N'insultez pas l'homme que j'aime…

– Eh ! combien d'autres ont été aimées ? combien d'autres ont été abandonnées ?… D'ailleurs, ne le fussiez-vous pas, n'y aurait-il pas toujours un moment où vous sentiriez que pour tout appui au monde, pour toute garantie, vous n'auriez que l'amour de… cet homme ! ou son respect humain ! Et, vous si fière, subiriez-vous une telle situation ?

– Vous voulez me dire, sans doute, que sans fortune et sans famille – je sais ce que j'aurais à attendre de la mienne ! – il peut venir une heure où… je n'aurais plus que la prostitution pour ressource ?… Eh bien ! oui… peut-être la prostituée de quelqu'un… mais pas la vôtre !

– Oh ! c'est trop ! s'écria M. de la Chesnaie frémissant.

Mais Edmée, pâle, les yeux ardents, à bout de forces, venait de tomber en sanglotant, à son tour, dans sa robe de bal. Elle suffoquait.

M. de la Chesnaie la saisit, la porta jusqu'à sa chambre, réveilla ses femmes, qui s'étaient endormies, les aida à la déshabiller ; puis ce dernier effort fait, s'en retourna, brisé, lui aussi, en chancelant comme un homme ivre, à travers les corridors et les salons jusqu'à son fauteuil, où il demeura pendant plusieurs heures éperdu, abimé, fini, sous le poids lourd de ses soixante ans.

XV

Le lendemain madame de la Chesnaie avait la fièvre et délirait ; et le médecin déclarait une fièvre typhoïde.

Une fièvre typhoïde en Orient, pour une Française, c'était la mort peut-être.

M. de la Chesnaie tomba dans un sombre désespoir. Il s'accusait ; il se considérait comme un bourreau. Que n'eût-il pas donné alors pour n'avoir pas ouvert une lettre, pour n'avoir pas écrit à la famille d'Anjault, pour ne pas avoir obéi aux entraînements de sa passion, pour ne pas être au monde même !

Mais il ne pouvait plus rien que veiller sur la malade et suivre, avec intelligence, les prescriptions du médecin.

M. de la Barre et lui se relevaient au chevet d'Edmée ; et tacitement les deux hommes s'entendaient. Il y avait entre eux comme une communauté de douleur qui les unissait.

– C'est, dit le consul au jeune homme, le délire de la fièvre qui commençait l'autre soir au retour de la fête d'Osman-Chérif Pacha ; vous savez, quand elle a été si exaltée.

– Évidemment, répondit Raoul de la Barre, qui comprit l'intention du baron de la Chesnaie et voulut y entrer en parlant partout de la maladie d'Edmée et en faisant constater le délire de la malade par madame Alepian elle-même.

Madame de la Chesnaie demeura un mois entre la vie et la mort. Toute la colonie assiégea pendant ce temps la porte du consulat pour prendre de ses nouvelles. On ne parlait que du mal subit qui avait pris la jeune femme, à la fête d'Osman-Chérif, de l'inquiétude qui dévorait le baron, que l'on voyait changer et vieillir à vue d'œil.

Madame Alepian, fière d'être admise au consulat quand nulle autre personne étrangère n'en passait le seuil, s'employait de son mieux à répandre les choses comme elle sentait bien que le consul voulait qu'elles se répandissent. C'était agir à la fois dans l'intérêt de l'époux et dans celui de la femme, qui n'avaient ni l'un ni l'autre intérêt à ce que la vérité se divulguât. C'était agir dans le sien propre, car si Edmée devait succomber, elle pouvait compter sur la reconnaissance du consul général, et si la jeune femme triomphait de la maladie, elle resterait en situation de lui rendre service, puisqu'elle aurait gardé l'entrée du consulat, et gagné la confiance du baron de la Chesnaie.

La convalescence fut plus longue encore que la maladie. Elle se compliquait d'ailleurs de malaises étranges, dus sans doute à la grossesse. Edmée était devenue d'une extrême maigreur et d'une pâleur de cire ; d'une telle faiblesse qu'elle ne pouvait quitter son lit que pour sa chaise-longue.

Madame Alepian et Raoul de la Barre étaient les seuls qui l'approchassent ; M. de la Chesnaie, qui n'avait pas quitté son chevet pendant la période aiguë de sa maladie, n'apparaissait plus qu'à de rares intervalles, depuis que le délire avait cessé. Sa vue exaspérait Edmée et il le sentait bien. Dès qu'il arrivait, les yeux noirs de la malade, agrandis par la maigreur, brillaient d'un feu sombre, elle semblait ne plus vivre que pour la haine.

M. de la Chesnaie était horriblement malheureux.

Depuis la lettre arrivée par le courrier d'Italie, aucune autre de M. de Ré ne s'était rencontrée dans les courriers de France. D'autre part, M. d'Anjault avait écrit, et, sans s'expliquer sur les moyens, s'était borné à rassurer M. de la Chesnaie à propos de l'entreprise annoncée par l'amant d'Edmée.

« J'ai pris tout de suite le parti qu'il fallait, lui disait-il, et j'ai mis entre M. de Ré et votre femme une autorité qu'il ne bravera pas, une barrière qu'il ne foulera pas aux pieds.

» Gardez-vous donc dans votre forteresse : l'ennemi n'y pénétrera point du dehors. »

C'était, on le voit, toujours les mêmes recommandations : « Ne laissez pas échapper votre femme. »

Quand bien même, donc, la pitié de M. de la Chesnaie eût été tentée, il ne pouvait plus laisser partir Edmée, qui, brisée, mourante, serait repoussée par sa famille et qui ne trouverait plus, peut-être, pour l'appuyer, même le bras de son amant.

Il était donc maintenant condamné à son rôle de geôlier.

Au bout de trois mois, on put enfin transporter Edmée de sa chambre dans le jardin du palais, et la déposer, une heure ou deux par jour, dans son hamac. Tantôt madame Alepian, tantôt Raoul de la Barre étaient près d'elle ; quelques visites pénétrèrent, mais toujours en leur présence. Il ne fallait pas qu'on pût dire qu'elle était séquestrée.

D'ailleurs, en la voyant si amaigrie, si changée, avec ses cheveux rasés sous un petit bonnet de linge, nul ne pouvait douter qu'elle n'eût été bien malade.

L'heure de la délivrance approchait. Mais au lieu de reprendre des forces, comme il arrive d'ordinaire, la pauvre créature semblait s'affaisser sous un poids lourd et inerte. L'appétit ne lui revenait pas. Elle ne se reprenait à rien. La seule madame Alepian lui inspirait un peu de confiance et de sympathie : encore si peu ! Elle se défiait de Raoul de la Barre.

Pourtant une immense pitié avait éteint la passion du jeune homme. Il ne désirait plus tyranniquement cette femme accablée ; mais il aurait fait tout au monde pour adoucir ses souffrances et jeter, dans son cœur, une consolation ou une espérance.

Sous la fatuité bête du gandin, s'était éveillée la générosité native de la jeunesse. Il était maintenant tout à cette pauvre femme qu'il gardait, agonisante, depuis des mois. Pourtant, il ne pouvait en vouloir à M. de la Chesnaie qu'il voyait lui aussi terrassé par la douleur et dont il devinait la passion et les remords. C'était contre cet amant étranger, auquel Edmée gardait tant d'amour et de foi, qu'il tournait toute sa colère. Être aimé ainsi !… par une telle femme !… et ne pas savoir enlever sa maîtresse à travers tous les obstacles !

Aurait-il donc voulu, cependant, que l'amant parût soudain et emportât madame de la Chesnaie ?… Sa conscience, s'il l'avait interrogée, n'aurait pu lui répondre.

De cet homme, au reste, il ne savait rien que son existence. Madame Alepian n'en savait pas plus que lui, et jamais, jamais M. de la Chesnaie n'en avait dit un mot. C'était lui, qui n'avouait pas.

Après un travail long et douloureux, la baronne de la Chesnaie mit au monde un enfant mort.

On essaya de le lui cacher quelque temps ; mais, dès le lendemain, elle demanda impérieusement à le voir. Il fallut lui avouer la vérité.

– On me l'a tué, dit-elle.

– Oh ! madame ! si juste que soit votre douleur, n'ayez pas un pareil soupçon ! s'écria Raoul de la Barre. Tenez je connais M. de la Chesnaie : il l'eût aimé, cet enfant !

– M. de la Chesnaie, dit-elle, a en vous un chaud défenseur.

– Et vous, madame, un ami bien dévoué ; que ne pouvez-vous lire dans mon cœur !

– Il est pourtant difficile d'être à la fois l'ami de M. de la Chesnaie et le mien.

– Non, madame, quand on vous comprend tous les deux.

– Oh ! fit-elle les dents serrées, on ne pourrait être mon ami qu'en comprenant moins M. de la Chesnaie.

Jusqu'alors, Edmée avait connu les angoisses de l'attente, les colères de la passion, les rages impuissantes de la faiblesse opprimée, et combien d'autres souffrances encore ? Mais jamais elle ne s'était sentie désespérée. Le désespoir vint quand elle vit son enfant mort, avant d'avoir vécu, et ce cher témoin de ses rapides heures d'amour, disparu comme le temps heureux dont il était le souvenir.

Depuis de longs mois, c'était avec lui, avec cet enfant enfermé dans ses flancs, qu'elle parlait pendant ses heures de solitude. Elle s'en était fait déjà un compagnon, un confident, un ami. Sur cette tête encore à naître, elle plaçait de secrètes espérances. Quand il n'y eut plus rien, oh ! alors, la jeunesse et la foi se brisèrent dans son cœur. Elle pleura, comme elle n'avait jamais pleuré ; des nuits entières, et souvent des journées aussi.

Sa santé, avec cela, ne se remettait pas. Sa beauté, sans disparaître, prenait un autre caractère. L'illumination de la jeunesse heureuse s'était éteinte depuis longtemps ; mais elle avait été remplacée, un moment, par la surexcitation de la colère et de la révolte. Maintenant, le visage amaigri, les yeux creusés, les lèvres, serrées, elle faisait mal à voir. Sa physionomie d'enfant malheureuse était revenue, moins la grâce de l'adolescence et la vitalité puissante de la créature qui tient à la vie et qui veut vivre.

Elle demeurait des heures entières inerte et terrifiée, quand elle ne pleurait pas. Dans les yeux, un feu sombre : c'était tout.

Le baron de la Chesnaie n'osait paraître chez elle que devant témoins, et comme elle ne quittait plus son appartement, où elle se faisait servir ses repas, les entrevues du mari et de la femme devenaient extrêmement rares.

Un jour qu'Edmée était dans le jardin entourée de deux ou trois femmes de la colonie et de l'inévitable madame Alepian, il se hasarda jusqu'au cercle formé par ces dames. Il ne fallait pas non plus que la séparation, de fait, du ménage fût connue du monde alexandrin.

Ces dames s'entretenaient de la mort prochaine d'un grand personnage musulman qui succombait, disait-on, à un cancer à l'estomac.

– Il aura pris du mauvais café, dit l'une d'elles.

– Comment ! répondit Edmée, le mauvais café peut faire mal au cœur, mais ne donne pas de cancer de l'estomac.

– Hum ! ajouta madame Alepian, le « mauvais café », chez nous, est souvent mortel. On le boit sans y prendre garde… et peu à peu on sent les atteintes d'un mal inconnu ; le mal s'aggrave ; rien ne le guérit. Et quelques mois après… les médecins constatent la mort naturelle par un cancer à l'estomac.

– Ah ! très bien ! c'est-à-dire que, dans le mauvais café, on met quelque substance…

– Je vous expliquerai cela, interrompit madame Alepian.

Comment, soudain, M. et madame de la Chesnaie, comme touchés d'une étincelle électrique, jetèrent-ils, l'un sur l'autre, un regard qui fut un éclair ! Et comment ces regards se rencontrèrent-ils épouvantés ? Qui pourrait le dire ? D'ailleurs, tous deux, en même temps, baissèrent les yeux.

On parla d'autre chose. Mais M. de la Chesnaie resta très pâle.

XVI

A quelque temps de là, madame Alepian arriva tout émue. Et, quand elle se trouva seule avec Edmée :

– Mon heure est arrivée, dit-elle. C'est maintenant que mon mari, pour échapper au désastre, a besoin de la protection de la France. Heureusement que notre salut est entre vos mains ?

– Que vous arrive-t-il ?

– Ce que j'avais pressenti. Alepian est envoyé par le vice-roi au gouvernement de Kartoum. C'est six mois de misères de toutes sortes ; puis, trop probablement, l'accusation de fraude et l'envoi aux mines de Faz-Ouglou, c'est-à-dire la mort, car on ne résiste pas plus aux déserts de sable du Faz-Ouglou, qu'à la Sibérie : la confiscation va de soi.

– Et vous croyez que la lettre close que je vous garde vous préservera ?…

– Absolument. Alepian remercie humblement de la faveur insigne qu'on veut lui faire, à lui, raya, mais la décline, pour ce motif, qu'étant négociant indépendant, sous le protectorat de France, il ne saurait accepter de fonctions publiques du gouvernement égyptien.

– Ainsi vous avez besoin de la lettre officielle délivrée pour vous, par M. de la Chesnaie ?

– C'est notre Providence.

– Alors tant mieux.

– Parce que ?

– Parce que, moi aussi, j'ai besoin de vous.

– Eh ! ne me savez-vous pas, ne nous savez-vous pas, mon mari et moi, à vos ordres ? Nous sommes vos esclaves !

– Esclaves est trop ; mais soyez mes amis. J'ai besoin moi, d'un passeport.

Madame Alepian demeura interdite.

– Mais, dit-elle, comment ?…

– Comme vous voudrez.

– Nul ne peut, vous le savez, s'embarquer sans un passeport délivré par son consul même. Et, jugez donc, vous !

– Si je n'avais qu'à le demander, à mon consul et sous mon nom, je ne m'adresserais pas à votre dévouement.

– Sans doute ! ce que je veux dire c'est que ce passeport, vous ne sauriez l'obtenir même indirectement. Vous êtes ici connue de tous ; on sait, par les paroles que vous avez échangées avec votre mari devant le corps consulaire, à la fête d'Osman-Chérif, que vous voulez quitter Alexandrie, et que votre mari n'y consent pas. On sera donc plus en éveil, et bien plus rigoureusement que dans tout autre cas.

– Je sais tout cela. Et je n'ignore pas quel service je vous demande en vous disant : Trouvez-moi un passeport et faites-moi embarquer secrètement, sur un navire quelconque, au moment même où ce navire sera sur le point de lever l'ancre.

– Je vais y penser, je vais user de toutes mes ressources. Mais comment le consul général, votre mari, pourra-t-il ignorer le rôle que j'aurai joué en cette circonstance ? Si je réussis, le moins qu'il fasse c'est de nous rejeter, mon mari et moi, aux vengeances de nos ennemis ; si je ne réussis pas, il en fera de même ; nous serons perdus, et vous ne serez pas sauvée.

– Cherchez un moyen, combinez ? Vous avez tant de ressources ici, par vos relations avec le monde musulman, le monde Levantin et le corps consulaire.

– On ne tardera pas à connaître notre disgrâce et les disgraciés n'ont plus de ressources.

– Agissez vite.

– Comme protégés de France, nous aurions plus de pouvoir.

– Usez de celui qui vous reste. D'ailleurs, il s'agit moins ici de pouvoir que d'habileté.

– Mais votre santé encore est un obstacle.

– Je trouverai des forces, pour recouvrer la liberté.

– Eh bien, je vais entreprendre cette tâche, qui paraît impossible et pour laquelle nous risquons la fortune et la vie.

– Faites. Moi je passerai par où il faudra.

Madame Alepian, se leva mais en proie à une cruelle angoisse.

– Et si je ne réussis pas ? dit-elle avec des larmes dans les yeux : vous si bonne, madame, si généreuse, refuserez-vous de sauver la vie de mon mari ?

– Sauvez donc celle de M. de la Chesnaie ! s'écria Edmée, qui bondit tout à coup et dont la faible organisation se raidit tout entière par un mouvement de sauvage énergie. Oui, sauvez-le, car depuis… une certaine conversation… je suis en proie à une tentation épouvantable ; comprenez-vous ?

 

M. de la Chesnaie avait-il un pressentiment des pensées affreuses qui assaillaient le cœur de sa femme ? ou bien un souvenir trop vif de cet éclair jaillissant à la fois des yeux de sa femme et des siens, sous le heurt d'un mot fatalement jeté à l'écho dans une conversation ?

Toujours est-il que depuis quelques semaines, il ne se voyait pas servir une tasse de café sans un mouvement de terreur… et qu'il lui était arrivé, par deux fois, de faire essayer par une chienne qui couchait au pied de son lit le verre d'eau sucrée qu'il prenait le soir avant de s'endormir.

Craignait-il donc le poison ? Oh !… il aurait tué quiconque lui eût suggéré un pareil soupçon ! Cependant il se gardait…

Et il aurait tué aussi quelqu'un qui lui aurait dit : « Mais pourquoi ne pas la laisser partir ?… » La laisser partir ? Ah ! jamais !

 

Madame Alepian revint le lendemain. Edmée n'était pas seule ; il y avait auprès d'elle deux dames grecques, le consul anglais et sa femme, puis M. de la Chesnaie. La jeune femme paraissait plus vivante qu'à l'ordinaire ; on la félicitait sur son retour à la santé.

– Je reprends quelques forces, en effet, répondait la baronne de la Chesnaie.

– Il faudrait les exercer, reprit madame Alepian qui venait de s'asseoir dans le cercle, et marcher un peu ; c'est le meilleur moyen de vous rétablir.

– C'est qu'il y a longtemps, en effet, que vous êtes prisonnière, dit la femme du consul d'Angleterre.

M. de la Chesnaie leva vivement la tête :

– Prisonnière ? dit-il inquiet.

Madame Alepian vint à son secours :

– Eh ! sans doute ! voilà bien cinq mois que madame la consulesse n'a quitté le lit ou la chaise longue… et ce sera un vrai retour à la vie qu'une promenade en voiture d'abord, puis quelques sorties à pied. Il faudra revenir au palais Bab-el-Chemâ : pour la promenade en voiture, puis pour la promenade à pied dans les jardins.

– Oui, volontiers ; peut-être me reprendrai-je à la vie et à la santé ; j'en avais désespéré, répondit la baronne de la Chesnaie.

– Venez donc la prendre, et promenez-la demain, madame Alepian, dit le consul en se tournant vers la Levantine d'un air affectueux. Et tâchez de la distraire un peu !

– En fait de distraction puissante, répondit celle-ci, qui saisit la balle au bond, il y aurait bien en ce moment les fêtes du Baïram. Cela vaudrait la peine d'être vu ; mais c'est difficile, dangereux… et même impossible.

Et, tout en parlant, elle avait trouvé moyen de regarder Edmée d'un fin regard qui semblait lui recommander de ne pas perdre ses paroles.

– Qu'est-ce que c'est au juste que le Baïram ? demanda la baronne de la Chesnaie. J'en ai déjà beaucoup entendu parler, mais je ne sais rien de précis. Une sorte de fête des morts ? m'a-t-on dit.

– Oh ! c'est la chose la plus extraordinaire que puisse voir une Européenne, répondirent les dames qui se trouvaient là.

– J'ai entendu dire en effet, ajouta mistress Hall, femme du consul d'Angleterre, qu'on n'imaginerait pas ce qu'on voit dans le cimetière de Karmous pendant les nuits du Baïram, et vraiment, s'il était possible d'y aller sans risquer quelque fâcheuse aventure, je tenterais l'expédition.

– Il faudrait, madame, reprit une des Grecques, prendre le costume des Syriennes : le large pantalon de soie jaune à fleurs ; la casaque plissée à la ceinture ; le bourcoué au bas du visage ; – c'est ce voile blanc, vous savez, dont se masquent les Syriennes et qu'elles portent, comme les Musulmanes le voile noir ; – puis leur coiffure cette sorte de bonnet grec entouré d'une écharpe comme d'un petit turban ; puis la mante de taffetas qu'elles tiennent, des deux mains, pour mieux montrer les grosses bagues de leurs doigts. Avec cela, et sous bonne garde bien entendu, vous pourriez affronter les mystères du Baïram. Mais ne vous risquez pas, en costume européen.

– En tous cas, reprit madame Alepian, je crois qu'il sera prudent que madame la consulesse fasse deux ou trois promenades, avant de risquer l'entreprise.

Puis, se tournant vers la femme du consul anglais :

– Mon mari pourrait, ajouta-t-elle, si madame le désirait, demander à Osman-Chérif de nous faire conduire au milieu de son harem.

– C'est bien délicat, dit M. Hall. Il faudrait se garder de toute imprudence.

– Oh ! mais ce serait si curieux à voir, mon ami ! et si nous venions à quitter l'Orient sans en connaître les mœurs caractéristiques, nous ne nous en consolerions pas ! Pour moi – à moins que vous ne vous y opposiez ! – si la baronne de la Chesnaie se risque, je me risque aussi – avec le costume syrien, bien entendu.

– Il faudrait d'abord que madame de la Chesnaie fût en état de se risquer, reprit le baron.

– Oh ! bien entendu.

On parla d'autre chose et madame Alepian, sans insister sur la proposition, et sans paraître y attacher autrement d'intérêt, prit congé au lieu de rester comme d'habitude après tout le monde.

Ce fut le baron de la Chesnaie qui, au moment où elle allait disparaitre, lui rappela qu'elle serait aimable, le lendemain, de venir prendre la baronne pour une première promenade.

XVII

Quand les deux femmes se trouvèrent seules, en voiture, après s'être défaites de M. de la Barre que M. de la Chesnaie avait envoyé pour les accompagner.

– Je n'ai trouvé qu'un moyen, dit la Levantine : c'est de faire prendre un passeport au consulat de Grèce, par une Syrienne dont j'ai le droit d'être sûre, et qui d'ailleurs ne sera pas dans le secret. Les bateaux grecs, n'allant pas directement d'Alexandrie en France, doivent êtres moins surveillés que les autres ; de même, pour le consulat de Grèce ; on peut ne l'avoir pas prévenu. Et puis le consulat grec homologue journellement des passeports pour les sujets du sultan ; une Syrienne, en costume, ne sera pas autant remarquée, parmi les passagers, qu'elle ne le serait sur un bateau français ou anglais.

– Bien, dit Edmée, vous avez raison, et je comprends le but de la visite au Baïram. Il faut avoir un costuma syrien et le droit de le revêtir.

– D'abord. Mais il faudrait savoir aussi un peu d'arabe.

– A force d'entendre parler, entre elles, mes femmes barberines, répondit Edmée, j'ai bien saisi quelques mots, au passage. Et si vous voulez m'y aider, vous qui savez toutes les langues qu'on parle en ce pays polyglotte, en deux ou trois jours je saurai les phrases les plus nécessaires.

– Voici quel serait mon plan : attendre, pour aller au Baïram qui ne commence que demain et qui dure une semaine, le jour du départ du bateau grec. S'arranger moyennant finances, avec le machiniste pour qu'il fasse en sorte, quels que soient les ordres donnés par le capitaine, de ne pas être en état de lever l'ancre avant une heure de la nuit \(heure à la franque\). Du cimetière de Karmous maintenant, il faudra vous échapper et courir jusqu'au port et jusqu'au bateau. Il y a là une série de difficultés que j'ai calculées…, autant qu'on peut calculer les circonstances, l'habileté des uns, l'aveuglement des autres ! C'est une entreprise horriblement dangereuse. Enfin, vous le voulez !

– Je veux réussir… ou mourir si je ne réussis pas.

– Il faudra vous aider beaucoup vous-même, car, pour moi, je vous fournirai les moyens, mais je ne veux paraître en rien. Vous comprenez que ce serait notre perte, à mon mari et à moi, et que cette perte ne vous sauverait point. Ainsi, je posterai un esclave sûr et stylé pour vous enlever et vous conduire jusqu'au bateau grec ; je ferai acheter le machiniste, mais je ne vous accompagnerai pas. Il ne faudra même pas que vous soyez avec moi, quand vous prendrez la fuite.

– Bien. Soyez sûre, d'ailleurs, que, quoi qu'il arrive, je ne vous compromettrai jamais.

– Le mieux, poursuivit la Levantine, serait d'être avec la consulesse d'Angleterre ou avec M. de la Barre… Votre mari ne saurait jamais soupçonner la première, et quant au second, il n'accusera que sa maladresse. D'ailleurs, que peut-il contre lui ? Pas grand'chose ! M. de la Barre est Français : on peut le changer de résidence, mais on ne peut pas l'envoyer aux mines de Faz-Ouglou.

– Expliquez-moi bien la manœuvre que j'aurai à faire.

– Je ne la connais pas moi-même. Les détails de l'entreprise ne sont pas préparés. J'ai voulu vous dire le plan général pour que vous m'aidiez à tout combiner. Quant à la lettre de protection, vous la remettrez à l'homme qui vous déposera sur le bateau. Est-ce entendu ?

– Parfaitement.

– Et ce sera « donnant, donnant », n'est-ce pas ? ajouta la Levantine avec un demi-sourire. L'homme aura votre passeport.

Edmée rougit :

f – Croyez bien, chère madame Alepian, dit-elle, que j'aurais voulu vous rendre service sans intérêt.

– Ce n'est pas tout, il vous faudra de l'argent.

– J'ai quelques économies.

– Bien. Mais pas d'argent français ! Je vous changerai le vôtre si vous voulez. Il faudra en arrivant sur le bateau, mystérieusement et à une heure indue, glisser un rouleau d'or dans la main de celui à qui vous remettrez votre passeport. Il vous en faudra aussi pour votre voyage. Si vous étiez à court, madame la consulesse, parlez !…

– Merci, répondit Edmée en serrant les mains de la Levantine. Je crois avoir assez. Mais votre offre est un service de plus ; je veux le reconnaître en laissant, après mon départ, votre situation aussi forte qu'avant, au consulat de France.

– Ce sera difficile.

– Mais non. Dès à présent soyez hostile à cette partie, pour faire oublier que vous en avez parlé la première.

Le soir, on apprit au palais de France que la promenade avait fait grand bien à madame la consulesse. Elle sortit de nouveau le lendemain, mais cette fois avec M. de la Barre, et encore pour longer le canal Mahmondieh.

Le long du chemin on parla du Baïram, qu'elle avait grande envie de voir, et de l'habit de Syrienne qu'il lui fallait. Où se le procurer ?

– Madame Alepian vous apportera cela, répondit M. de la Barre.

– Madame Alepian est contraire à ce projet ; elle prétend que dans mon état de santé, c'est une folie insigne ; que je verrai là des contorsions, que j'y entendrai des chants et des cris qui me porteront sur les nerfs.

– Elle a raison.

– Elle a tort.

– Je suis, je dois vous le dire, absolument de son avis.

– Au point que vous feriez comme elle veut faire ? que vous engageriez M. de la Chesnaie à ne jamais permettre cette partie ?

– Oui, madame ; mais j'aime mieux d'abord m'adresser à votre raison et vous dire : non seulement une femme maladive ne doit pas se risquer là, mais encore, une personne dans votre situation, ne doit pas s'y commettre. Songez donc à ce qui pourrait arriver si vous étiez reconnue !

– Eh bien, quoi ?

– Les Musulmans – surtout les dévots, et ce sont les dévots, même les fanatiques, qui célèbrent le Baïram – les Musulmans verraient dans votre présence comme un outrage à leur religion. Peut-être se porteraient-ils séance tenante, à des excès sur votre personne. Aveugle par la passion religieuse, le Croyant est féroce : mais supposez qu'il n'y ait que des plaintes à l'ambassadeur et au ministère, votre escapade ferait au moins grand tort à votre mari.

– Et que m'importe ! C'est M. de la Chesnaie qui vous a chargé de me tenir ce langage ?

– Madame !… pourquoi donc, encore une fois, voulez-vous me considérer comme un agent de votre mari auprès de vous ?

– Mais puisque vous en prenez volontairement le rôle.

– En tous cas, je serais plutôt l'agent du consul d'Angleterre qui ne veut pas permettre à sa femme d'aller au Baïram, et m'a engagé à vous détourner de ce projet.

– Que le consul d'Angleterre s'occupe donc de ses affaires, seulement.

– Ses paroles étaient inspirées par un très juste sentiment des choses ; et les miennes ne le sont que par le plus absolu dévouement. Vous ne savez que trop les sentiments que…

Edmée prit peur. C'était donc sérieux, cette opposition ? Et si le consul d'Angleterre, au lieu de parler à l'élève consul, avait été parler à son mari ?

– Au nom de ces sentiments, dit-elle, ne vous mettez donc pas en travers d'une fantaisie, d'un caprice,… d'un désir… Mon Dieu ! ne sentez-vous pas combien j'ai besoin de secouer, par des diversions puissantes, les souvenirs qui m'assiégent ?…

Deux larmes coulèrent sur ses joues.

– Ah ! je vous en prie, madame.

Ces deux larmes étaient comme deux perles de rosée qui roulaient sur une fleur à la tige brisée, mais vivace encore. Qu'elle était belle toujours, Edmée de la Chesnaie !

– Laissez-moi… suivre mon envie… et ma destinée,… reprit-elle. Vous m'avez dit que vous étiez à moi… est-ce vrai ?…

– Dieux !… quelle question !… Ah ! cette question, madame, faites-la-moi donc vraiment, et vous verrez !

Une lumière traversa le cristal de ses larmes ; elle regarda Raoul de la Barre avec l'ébauche d'un sourire aux lèvres.

– Eh bien, au lieu de me contrarier, avec votre morale, servez-moi.

Mais déjà, et depuis sa première parole attendrie, le jeune homme était tout à elle.

– Que voulez-vous que je fasse ? dit-il.

– Que vous engagiez, au contraire, mistress Hall à persister dans son désir,… que vous arrangiez la partie, et que vous soyez notre chevalier.

– Ce serait encore plus insensé. Des femmes en costume arménien, parmi des femmes turques, peuvent passer inaperçues ; mais avec un Européen et avec moi !…

– Puisque nous nous déguisons, pourquoi ne vous déguiseriez-vous pas aussi ?

– Mais mon visage, ici, est connu de tous ; j'attirerais l'attention sur vous, au contraire.

– Mettez une fausse barbe ?

– Ne me tentez pas, madame…

– Vous aimez mieux me laisser à la protection de madame Alepian ?

– Ah ! tenez ! je ferai ce que vous voulez ! tout pour avoir un sourire de vos lèvres.

Edmée lui tendit sa main qu'il baisa.

– A la bonne heure, dit-elle.

M. de la Barre n'eut pas de peine à réveiller l'envie de mistress Hall qui eut raison des résistances de son mari. Pour M. de la Chesnaie, il n'osait s'opposer à un désir exprimé, devant témoins, par sa femme à peine convalescente, et, étant donné qu'elle allait voir le Baïram, il aimait mieux qu'elle y allât avec M. de la Barre qu'en toute autre compagnie.

Il insista cependant pour que madame Alepian se joignît à la caravane, et se fît le cicerone de la partie. Si bien déguisés qu'ils fussent, en effet, trois Européens, qui ne connaissaient point le terrain, eussent été trop en danger de se laisser deviner.

Madame Alepian fit une résistance convenable, en assurant qu'il aurait été plus prudent de se joindre au harem d'Osman-Chérif, afin de se perdre parmi les femmes et les eunuques, que de se lancer, à l'aventure, avec un Français pour chevalier.

Elle ne céda même qu'à l'insistance de M. de la Barre, et, cela, en présence de madame Hall et de M. de la Chesnaie.

M. de la Barre avait fait observer qu'il savait l'arabe et qu'il résidait depuis trois ans à Alexandrie ; il ajouta que, d'ailleurs, les janissaires des consulats accompagneraient l'expédition jusqu'aux environs du cimetière et se tiendraient sur le qui-vive.

XVIII

Le jour du départ du bateau grec, mesdames Hall et de la Chesnaie allèrent s'habiller chez madame Alepian. M. de la Barre y arriva tout déguisé, et bien déguisé, car les trois femmes déclarèrent qu'elles ne l'auraient pas reconnu. Il portait le costume turc avec le tarbouch au lieu du turban. Il s'était agrandi les yeux, peint le sourcils, dessiné quelques rides et ajouté une barbe en tière. Quant aux femmes, elles n'étaient pas plus reconnaissables, avec la taille perdue dans la large veste de Arméniennes, le bas du visage caché par le voile blanc épais qu'on appelle bourcou'e, et la tête et les épaules enveloppées de la mante de taffetas noir. Madame Alepia aussi, pour cette circonstance, avait repris son costume national.

– Voici l'heure de partir, dit M. de la Barre au déclin du jour… Le temps d'aller au cimetière de Karmous et nous arriverons à l'instant précis où commencent le saturnales musulmanes.

– A quelle heure est-ce ? demanda mistress Hall.

– Oh ! répondit l'élève consul, je ne saurais vous le dire exactement, en termes d'horlogerie. Cela dépend du temps et de la saison.

– Mais la semaine du Baïram ne tombe-t-elle pas comme nos fêtes, à une époque fixe de l'année ?

– Non ! l'époque se calcule par périodes lunaires. Ainsi, les huit jours du Baïram avancent ou reculent, et, de même, l'heure de la célébration des mystères qui change selon la saison. Si vous interrogiez un musulman, il vous répondrait que la fête commence chaque soir, au moment où l'on ne peut plus distinguer un fil blanc d'un fil noir, c'est-à-dire quand la nuit succède au jour.

 

Madame Alepian évitait les apartés avec la baronne de la Chesnaie. Cependant, à un moment où l'échange de quelques paroles devait passer inaperçu, elle trouva moyen de lui dire :

« Le bateau grec, qui doit vous emporter, part à deux heures de la nuit. L'homme qui vous y conduira est dans le cimetière, assez loin, à la lisière du mamelon sur lequel s'élève la colonne de Pompée. Arrangez-vous pour aller par là, soit avec M. de la Barre, soit avec la consulesse d'Angleterre. Vous reconnaîtrez l'homme – un Saïs qui sera tapi derrière le plus grand mausolée – à la baguette d'ébène qu'il agitera continuellement comme pour faire des signes cabalistiques ; un Saïs, tout noir dans sa saye de gaze blanche, aux longues manches, est facile à distinguer même quand il se cache. Dès que vous l'aurez vu, ce sera affaire à vous de vous échapper, de vous perdre dans la foule et de le retrouver. En l'abordant vous lui direz : « Oa riglik », en français « gare à tes pieds ! »… C'est le cri des Saïs quand ils courent, comme les Saïs seuls savent courir, en rivalisant avec leurs chevaux. Il sait ce qu'il aura à faire. Quant à moi, j'aurai fait, pour vous, tout ce que je puis. Ah ! pourtant je ferai quelque chose encore : je ferai naître quelque embargo ou quelque danger pour la consulesse d'Angleterre. M. de la Barre devra s'en occuper. Vous tâcherez de profiter de ce moment.

– Bien, avait répondu Edmée. De mon côté j'ai arrangé les choses de façon qu'on ne vous accusera point, au consulat, d'avoir prêté les mains à ma fuite. Vous comprenez aussi que M. de la Barre et mistress Hall seront impuissants à me poursuivre et n'oseront me réclamer avec éclat, comme l'eussent pu faire les eunuques d'Osman-Chérif.

– Ah ! j'avais oublié de vous dire ! Vous vous appelez, sur le passeport, Sofia Marian. Adieu ! je ne dois plus vous revoir. Dieu vous garde, madame la consulesse ! Vous faites une grande folie. Vous auriez dû rester ici et aimer M. de la Barre. Il en est temps encore.

– Adieu donc ! et merci ! dit Edmée résolue.

 

Une vaste nécropole où grouille un monde de vivants aux costumes divers : tantôt chamarrés d'or et de soie, tantôt sordides. Ceux-ci, dans la pourpre et l'azur ; les autres, roulés dans des haillons. Sur les tombes des tentes, où s'abritent des familles entières, autour du repas des morts ; çà et là, des feux allumés, dont les reflets changeants éclairent tout à coup une scène, puis l'autre. Ici, des chants ; là, des danses ; plus loin, au milieu d'une foule béate et stupéfiée, un « voyant » qui prophétise ; ailleurs un « Saint » qui guérit les aveugles et les lépreux, au milieu d'un cercle de croyants prosternés. Voilà le Baïram.

Les chants sont discordants ; les prières sont criées à la divinité avec des vociférations ; les rites religieux s'accomplissent au milieu des contorsions. Tout ce peuple à bout de jeûne, ivre de hachisch et de fanatisme, se rue en une immense orgie.

Mais, où est l'orgie ? Où est le rite religieux. Où est la névrose ? Voici, là-bas, des hommes en costume bizarre qui s'agitent et se secouent comme des damnés dans une fournaise ; ce sont, peut-être, des épileptiques : peut-être des derviches eu odeur de sainteté. Voici, non loin de là, des jeunes filles qui dansent en chantant la mélopée si connue de : « la Allah… » \(Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète\) : ce sont des vierges qui célèbrent quelque impudique mystère ; et l'Iman les excite, les matrones les conduisent.

– Quelles scènes étranges !… quel incroyable spectacle ! dit Edmée.

– C'est, répondit M. de la Barre, un amalgame barbare du culte des morts : le culte primitif qu'on retrouve à l'origine de tous les peuples, avec des rites issus des obscurités de la Bible et du Koran. Le culte des morts a précédé la fable, en Grèce et à Rome ; et, avec la civilisation de l'antiquité, il est devenu celui des dieux de l'Olympe ; mais, ici, il faut remplacer la piété simple des Étrusques et leurs mœurs pures, par l'effervescence du piétisme oriental et la surexcitation des sens. Ajoutez-y les débauches d'une imagination hantée par les souvenirs de la théurgie Thessalienne, par des vestiges des conceptions mystiques de l'ancienne école d'Alexandrie ; puis l'aberration de l'esprit et l'étiolement de l'intelligence amenés par l'abus des jouissances physiques.

Et, en effet, les yeux de toutes ces têtes rutilaient, à moins qu'ils ne s'éteignissent dans la vague de la lassitude, après l'excès.

Il y avait là de sublimes têtes de la Bible ; de terrible s têtes de Sarrazins ; d'ignobles trognes de Turcs ; des femmes en qui on croyait reconnaître le type de Rebecca à la fontaine, de Ruth glanant dans le champ de Booz, et des vieilles redoutables en qui l'on devinait des Locuste de harem.

A voir tout cela, éclairé de lueurs fantastiques par les feux qui flamblaient rouge et fumaient noir, mistress Hall prenait peur. Elle en avait assez, d'autant plus qui madame Alepian avivait ses terreurs en racontant le fureurs des musulmans exaltés, contre les profanes qu violent leurs mystères.

Mais Edmée avançait, avançait toujours, remorquant M. de la Barre, qui trouvait, aussi, qu'on s'engageait bien avant dans le cimetière arabe.

Les tentes, sur les tombes, devenaient plus rares ; le groupes de musulmans moins nombreux ; peu à peu, de la partie animée du cimetière, on gagnait la partie solitaire et sombre. Et puis, la marche à travers les tombe devenait difficile ; il y avait de temps en temps des ressauts de terrain, des trous, des fondrières et des flaque d'eau.

– Retournons, dit mistress Hall.

Mais tant qu'Edmée ne voyait pas le Saïs aux longues manches blanches, à la baguette d'ébène traçant de hiéroglyphes dans le vide, elle allait,… se demandant s elle traversait la réalité ou le rêve ; si vraiment le salut était possible et la liberté prochaine ?

Tout à coup, elle s'arrêta court. Le sang lui reflua au cœur. Elle l'avait vu !… « – Oa riglik » fit-elle en passant près de lui.

Et il agita plus fort sa baguette d'ébène, en répétant « Oa riglik. »

Alors elle fut saisie d'un froid qui la parcourut de la tête aux pieds. C'était donc vrai : et l'heure étai venue !… il fallait se jeter, à corps perdu, dans la plus audacieuse des entreprises… Elle n'eût pas été femme si en ce moment terrible, elle n'avait point senti sa volonté chanceler. Mais sa faiblesse – ou sa clairvoyance ! fut de courte durée.

D'un coup d'œil, lancé à madame Alepian, elle montra qu'elle était prête.

Celle-ci marchait de conserve avec la consulesse d'Angleterre, en redescendant vers la partie la plus peuplée du cimetière, mais lentement, car les pieds butaient, de temps à autre, à la rencontre des inégalités du terrain. mistress Hall, très émue, n'y prenait pas garde. Madame Alepian d'ailleurs la guidait. En ce moment, la Levantine hâta le pas et manœuvra de façon à placer sa compagne sur la crête glissante d'une sorte de talus qui bordait une fondrière.

– Il est une heure, dit-elle, ou peu s'en faut, et nous sommes loin dans le cimetière. Il ne faudrait pas nous égarer, car il serait imprudent d'attirer l'attention des musulmans en leur demandant notre chemin.

Mistress Hall frissonna ; fut-elle, en même temps, légèrement poussée ?…

Toujours est-il que le pied lui manqua et qu'elle glissa dans la fondrière. Elle ne put retenir un cri, et dit en anglais : « I am lost. »

M. de la Barre s'élança pour la secourir ; madame Alepian poussa de bruyantes lamentations. Le plus prochain groupe d'Arabes parut s'émouvoir.

– Elle a parlé anglais ! nous allons être reconnus ! dit Edmée à M. de la Barre. Sauvez-la, je me cache…

M. de la Barre tendit les mains à mistress Hall, en la suppliant de ne point s'alarmer et, surtout, de ne point parler. Madame Alepian s'empressa, faisant plus de bruit que de besogne, en parlant arabe, comme pour couvrir les plaintes et déguiser l'accent de la femme du consul d'Angleterre. Edmée, sans perdre une seconde, et se courbant pour ne pas être vue, glissa dans l'ombre à travers les mausolées…

– « Oa riglik », dit-elle vite, dès qu'elle trouva le Saïs, en lui montrant qu'elle était seule.

Celui-ci s'élança d'un bond, la saisit, l'emporta. Il connaissait les moindres accidents de terrain, les brèches ouvertes, les sentiers qui contournaient le monticule, de la colonne de Pompée.

A un détour il s'arrêta ; fit lever d'un geste de sa baguette un grand âne du désert, tout harnarché, qui attendait derrière un aloës, et après avoir mis son précieux fardeau en selle :

– « la el houmar ! » dit-il.

Alors l'âne et lui partirent de conserve, au grand trot ; le Saïs faisant de sa main droite siffler aux oreilles de l'âne sa baguette d'ébène, entourant de son bras gauche la taille d'Edmée qu'il effleurait à peine.

Ils tournèrent la colonne de Pompée ; ils gagnèrent la rive du canal Mahmoudieh, toujours dévorant l'espace.

L'âne était un des meilleurs trotteurs d'Alexandrie ; le Saïs svelte, découplé, avec ses deux grandes manches de gaze flottant au vent, semblait avoir des ailes.

Dix minutes et ils étaient en ville ; dix minutes encore et ils étaient au port. Une mahone attendait, avec deux portefaix, auxquels le Saïs fit un signe.

L'un sauta hors de la barque pour venir garder l'âne, et le Saïs prit sa place dans la barque ; l'autre fit force de rames. En cinq minutes, madame de la Chesnaie abordait le vapeur.

Alors le Saïs se leva droit, tira d'une de ses longues manches le passeport plié en quatre, et le montra. Edmée comprit et lui remit le pli aux armes du consulat de France. L'échange fait, le Saïs siffla : une échelle fut jetée du bord dans la barque. Une main tendue s'offrit à Edmée. Elle saisit la main, monta, laissa dedans un rouleau d'or.

Et, le capitaine ayant donné le signal, le bateau grec leva l'ancre et prit le large.

Dirai-je le saisissement et l'effroi de M. de la Barre quand il ne vit plus Edmée ? ses angoisses en la cherchant ? son désespoir en ne la trouvant point ? Les gémissements de la Levantine qui s'épuisait à indiquer de fausses pistes ? Les remords de mistress Hall qui se reprochait d'avoir insisté pour faire cette partie ?

Dirai-je surtout le coup terrible que reçut M. de la Chesnaie ? Ses recherches, tantôt patientes et tantôt furieuses ? Sa volonté enragée de retrouver sa femme ? Non.

QUATRIÈME PARTIE
I

C'était donc vrai ! le rêve s'était accompli !… Elle avait échappé à son geôlier, trompé la surveillance de ses gardiens, conquis sa liberté !

Sa liberté !

D'abord elle alla s'échouer sur le pont comme stupéfiée. Le bateau marchait ; elle voyait la mer s'ouvrir vaste à l'avant du bateau, et les lumières d'Alexandrie s'estomper dans le lointain, à l'arrière. Oui, c'était vrai.

Son immense soulagement fut suivi de je ne sais quelle étrange sensation d'épouvante. Peut-être était-ce la nuit et le silence, succédant tout à coup aux scènes fantastiques du Baïram, à la fuite vertigineuse avec le Sais : peut-être le sentiment de la solitude, en face de l'inconnu.

Son costume d'emprunt, quelques bijoux d'usage, de l'or étranger, une poignée de billets français dans ses poches, un faux passeport qu'elle aurait eu besoin de lire, pour savoir dans quel personnage elle venait d'entrer, et qu'elle ne pouvait pas lire : tel était l'ensemble de ses ressources sociales.

Mais que lui importait ! à cela, elle ne pensait pa encore.

Ce qui se déroulait sur la toile mobile de son imagination, tandis qu'un horizon d'ombre se déroulait devant ses yeux, c'était l'effarement de M. de la Barre quand il ne l'avait plus retrouvée, et tout ce bruit qui devait se mener, là-bas, autour de sa disparition.

Il y avait une heure à peine, elle était encore, sous le bourcou'e de l'Arménienne, « Madame la baronne de la Chesnaie, » femme du consul général de France. Maintenant, sous le même costume, elle n'était plus que « Sofia Marian » Qui ? Quoi ? Sofia Marian, une femme raya quelconque. Et pour cette transformation, qu'avait-il fallu ? un signe fait à un esclave ; une course rapide : un saut précipité sur un navire en partance !

Et la chaîne de tout son passé avait été rompue. La mort ne l'eût pas plus radicalement tranchée. La mort !… ce n'était que cela, peut-être ?… Eh bien, comme on pouvait s'arracher à l'esclavage, on pouvait aussi s'arracher à ce monde, si la vie y devenait odieuse.

Cette pensée qu'elle avait eue, un jour, étant petite fille, en écrivant à M. de la Chesnaie, lui revint à cette heure.

M. de la Chesnaie !… avec quelles angoisses, alors, elle attendait qu'il la voulût bien prendre ? et que devenait-il maintenant ?

Le navire roulait : on n'entendait que le bruit de la machine et celui du tangage, le ronflement des matelots : de temps en temps, un commandement, fait à l'avant, d'une voix sourde.

Le ciel enfin pâlit, et peu à peu la mer et l'horizon s'éclairèrent ; les objets et les hommes endormis devinrent distincts. Edmée secoua les images qui frôlaient sa pensée, comme des oiseaux de nuit aux ailes noires, et se tourna vers l'horizon. C'était la France ! c'était Paris ! c'était, dans un fouillis d'arbres et de fleurs, dans un dédale de ruelles ignorées, la maison des sentes d'Auteuil ! et Robert qui l'attendait.

Quand l'équipage fut éveillé, elle demanda sa cabine, en mauvais arabe. On la laissa répéter plusieurs fois sa demande, puis on l'envoya aux secondes dans une cabine étroite qui sentait toutes les odeurs du navire.

Pourquoi aux secondes ? son premier mouvement fut de réclamer, en offrant de payer les premières ; mais d'abord les mots pour s'expliquer ne lui vinrent pas ; puis elle se dit que les secondes, sans doute, étaient ce qui convenait à sa condition, et qu'en réclamant elle se ferait remarquer.

Elle resta donc aux secondes chambres et à la seconde table ; se mit à la place qu'elle trouva libre après tout le monde, et garda le silence pour ne pas montrer qu'elle ne savait pas l'arabe, et encore moins le grec.

Mais ce premier choc de la vie réelle lui causa une impression pénible. Depuis sa naissance, en effet, les vicissitudes de sa destinée l'avaient maintenue au premier rang. Toujours, même enfant et même pauvre, elle avait eu place parmi les supériorités sociales. Tout à coup elle se sentit confondue avec le vulgaire, perdue dans la foule et plus encore, car elle était femme et étrangère.

Elle secoua bien vite cette impression de la première heure. Cette obscurité, c'était l'indépendance ! On ne l'appelerait plus « madame la consulesse ! » c'est-à-dire que tous les yeux ne seraient plus fixés sur elle, toutes ses paroles et toutes ses démarches interprétées ! ni « Madame la baronne de la Chesnaie, » c'est-à-dire qu'elle ne serait plus comptable de chacun de ses actes à sa famille méchante et orgueilleuse, à son mari, investi de tous les droits contre elle.

« Sofia Marian » ne relevait plus de rien, ni de personne. Elle était libre autant que pouvait l'être créature de Dieu. Et cette liberté entière elle allait la porter à Robert de Ré pour recommencer avec lui une nouvelle vie.

Pourquoi à cette pensée se joignait-il quelque chose qui ressemblait à une appréhension douloureuse ? Depuis de longs mois, il est vrai, depuis plus d'une année, elle était sans nouvelles de Robert. Mais elle savait qu'il avait écrit, puisqu'une lettre de lui, arrivée en réponse directe à l'une des siennes, avait passé par le consulat d'Italie. Enfin, elle ne pouvait douter que leurs lettres mutuelles n'eussent été interceptées avec une féroce persistance.

Le bateau allait en droiture d'Alexandrie à Athènes. Pendant tout le trajet elle demeura silencieuse et solitaire, toujours cachée sous le bourcou'é blanc de la Syrienne. A Athènes, elle comptait acheter des vêtements fort simples et prendre passage sur un des bateaux français de la Compagnie Fraissinet, faisant voile pour Marseille.

Mais la fatalité voulut que le bateau de la Compagnie Fraissinet qui se trouvait en partance, fût précisément l'Égyptien sur lequel, quinze mois auparavant, elle avait fait avec M. de la Chesnaie la traversée de Marseille à Alexandrie. Assurément l'équipage la reconnaîtrait.

Sa première pensée fut d'attendre à Athènes un autre bateau. Mais qui sait si M. de la Chesnaie n'était pas sur ses traces ? Ne pouvait-il pas alors la poursuivre, l'atteindre, ou, au moins, envoyer des ordres aux consulats de toutes les stations navales, sur la route de France ?

Le plus important était donc de le gagner en vitesse en prenant, sinon pour arriver en France, au moins pour quitter Athènes, les voies les plus rapides. Elle aurait bien pris le bateau anglais, mais il venait de partir ; le Fraissinet, au contraire, arrivait d'Alexandrie d'où il était parti 24 heures avant le bateau grec. On ne pouvait donc ni soupçonner qu'elle y eût pris passage, ni faire précéder le bateau par des ordres, si rapidement qu'ils fussent donnés. Bravement elle se jeta sur l'Égyptien, sans même prendre le temps d'aller du Pirée à Athènes. Elle ne songeait plus, d'ailleurs, à quitter son costume arménien. Peut-être là-dessous ne serait-elle pas reconnue : mais si une fois en route elle devait l'être, eh bien, alors comme alors !

Elle prit encore les secondes et tâcha de ne point éveiller l'attention. Par fortune, le second du navire avait changé depuis l'année précédente. Jusqu'à Naples tout alla bien.

A Naples le bateau relâchait une journée.

Elle descendit à terre, acheta des vêtements et se fit conduire aux Camaldules, seule cette fois.

Seule ! bien seule ! et le sentiment profond de sa solitude l'envahit tout entière quand elle se vit sur la terrasse du monastère avec ce splendide panorama sous les pieds, ayant derrière elle, à distance, un de ces moines blancs qui jamais ne quittent la Chartreuse, jamais n'échangent avec leurs contemporains paroles ni pensées, et, chaque jour, creusent leur tombe d'une pelletée de terre.

Un silence profond ; un ciel bleu sans nuages ; une mer bleue comme le ciel… et tant de souvenirs épars, laissés par l'histoire, le long de ces rivages !…

Et, dans les jardins des Camaldules, dans les cellules, dans les cloîtres, que de prières, de contemplations, d'appels à l'infini !

Un moment, il lui sembla que l'ouragan de passion qui l'avait emportée dans ses tourbillons et jetée là, passait sous ses pieds.

Pourquoi s'était-elle révoltée contre le cloître ? puis contre le mariage ?… Pourquoi s'était-elle abandonnée à la tourmente ?… Pourquoi courait-elle après l'amour ? ce rêve que les heureux de ce monde possèdent une heure à peine ? Pourquoi ? pourquoi ?… et qu'était-ce que cela auprès de l'Éternité ?

L'Éternité ! mot grand et vide !… car jamais elle ne l'avait rempli par la conception d'une théodicée. La religion ?… C'était sa tante, et les mômeries, et les antiennes, et l'ennui froid et lourd.., ou bien le fanatisme musulman exprimé par les contorsions du Baïram.

Mais, soudain, sur la mer, elle vit le panache noir d'un vapeur, dont les roues puissantes fendaient le flot, en traçant un large sillage. Ce fut comme un appel de la réalité qui la heurta. Elle se retourna, fit un signe au moine blanc, et prit lentement le chemin de la sortie.

Avant de passer le seuil, elle cueillit une petite branche de chêne vert, en souvenir. Le moine la regardait de ces yeux transparents et clairs qui sont particuliers aux ascètes privés de viande et nourris seulement d'herbes et de légumes ; des yeux doux, lumineux, et fascinateurs.

Elle hésita ; ce regard paraissait interroger. A son tour, elle regarda le moine : Quelle parole voulait-il lui dire ? quelle semence jeter dans son cœur ?…

« Il est d'usage, lui dit-il, en français, que les voyageurs nous laissent une petite aumône.

Elle donna une lire et passa.

Une heure après, elle était au milieu de la ville et du bruit. Elle erra dans Naples, en se demandant s'il ne serait pas plus prudent à elle, maintenant qu'elle avait quitté le costume arménien, de laisser là le bateau et de revenir en France, parterre. Mais ce voyage devait être plus long, plus coûteux. Elle avait, d'ailleurs, payé la traversée jusqu'à Marseille, et il eût été imprudent de dépenser le peu d'argent qui lui restait. Elle se réembarqua le soir, reprit les secondes, et se tint à l'écart, encore plus que précédemment.

Dans le port de Marseille, pendant la visite à la santé, et au moment du débarquement, elle se trouva, inopinément, en face du capitaine.

– Madame la baronne, je vous rends mes hommages, lui dit-il.

Elle tressaillit.

– Vous le voyez, j'ai respecté votre incognito, mais, puisque j'ai le plaisir de vous rencontrer à visage découvert, je veux au moins que vous sachiez que j'ai bien regretté de ne pas vous avoir à ma droite, à la première table du bord.

II

Plus elle approchait de Paris, plus une appréhension insurmontable lui serrait le cœur.

A peine arrivée elle se jeta dans un fiacre, se fit conduire au centre de Paris, et, dès qu'elle avisa un hôtel de modeste apparence, y prit une chambre, demanda du papier, une plume et de l'encre, écrivit ce billet et remonta en voiture, pour le porter elle-même à son adresse :

« Enfin ! c'est moi, mon bien-aimé ! me voici, après quinze mois de captivité, et à travers mille dangers. Viens ! accours ! je suis descendue rue… hôtel de Flandre.... Je t'attends !

» EDMÉE. »

– Tenez, mon ami, dit-elle au cocher, quand elle fut arrivée rue du Bac, devant la porte de M. de Ré ; – Veuillez remettre cette lettre au concierge.

Deux minutes s'écoulèrent : deux siècles.

Le cocher qui était descendu de son siège lentement et en maugréant, ressortit de la loge du concierge, la lettre à la main.

– Ce monsieur, dit-il, n'est pas à Paris.

Elle devint très pâle et crut qu'elle allait défaillir. Cependant, elle se dit qu'il n'y avait rien, là, d'extraordinaire. Robert ne l'attendait pas ; il était en voyage, à la campagne, peut-être.

– Retournez, dit-elle, au cocher qui attendait, planté sur ses jambes, et demandez son adresse.

Nouvelle attente.

– La concierge dit que si Madame veut laisser sa lettre, on la fera parvenir.

– Non, reprit-elle. Rendez-moi la lettre, et retournez encore : vous demanderez si madame de Ré est à Paris.

Cette fois la réponse fut affirmative.

– C'est bien, dit-elle. Maintenant revenons à l'hôtel.

Quand elle se trouva seule dans cette petite chambre à papier gris sur gris, à lit d'acajou du temps de la Restauration, meublée d'une pendule vulgaire sur la cheminée, flanquée de deux vases de fleurs artificielles sous des globes, d'un guéridon de marbre noir, au milieu, d'une commode, d'un vieux canapé dur et de deux chaises, elle se prit à pleurer sous l'étreinte d'une tristesse profonde.

Elle s'efforçait bien de se répéter qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter ; qu'elle pleurait sans motifs : qu'elle devait, au contraire, apprécier le bonheur d'être enfin libre dans ce grand Paris dont elle avait tant rêvé. Elle pleurait, elle pleurait encore, elle pleurait toujours d'intarissables larmes.

Peut-être, aussi, était-ce un malaise nerveux après la fatigue du voyage. Mais quoi ! depuis son départ elle avait vu sans cesse, en imagination, la scène du retour ; Robert accourant aussitôt un avis reçu, la serrant sur son cœur avec une ivresse indicible.

Et elle était là, seule, dans cette chambre triste, morne, froide ; mal éclairée par une fenêtre donnant sur une cour ; carrelée, banale autant que peut l'être une chambre d'hôtel.

Elle essayait de rassembler ses pensées et de réfléchir à ce qu'elle devait faire, quand elle entendit un léger frappement à sa porte :

– Entrez, dit-elle, pensant que c'était quelque domestique. C'était la maîtresse de l'hôtel, un registre à la main.

– Pardon ; peut-être que je dérange Madame ?

– Non ; qu'est-ce que vous désirez ?

– Le nom de Madame, pour l'inscrire.

– M'inscrire ? où ça ? pour quoi faire ?

– C'est l'usage, Madame, et mieux que cela, c'est un règlement de police, qui nous oblige à inscrire tous les voyageurs passant par notre hôtel.

Edmée demeura un instant interdite. Elle ignorait ce règlement, bien entendu, et n'avait pas prévu la question de la maîtresse d'hôtel ni pensé au nom et à la situation qu'elle prendrait.

Sans répondre, elle tira son passeport d'un petit sac de voyage et le tendit à l'hôtesse. Celle-ci inscrivit, assez surprise de trouver une origine aussi étrangère à une dame si française.

– Madame n'a besoin de rien ? demanda-t-elle ensuite.

– Si fait : je voudrais un bain de son, d'abord ; puis, à 6 heures, un bouillon, une côtelette et des légumes ; à 9 heures, une tasse de thé.

La maîtresse de l'hôtel fut encore frappée des habitudes parisiennes de son étrangère.

Edmée, puisque Robert n'était pas à Paris, pensa qu'elle devait consacrer cette fin de journée au repos et à la réflexion. Elle se sentait énervée et ne voulait pas, dans un moment si grave, agir avec ses nerfs.

Quand elle eut prit son bain et son repas, elle regarda autour d'elle sa chambre nue et triste, puis elle alla soulever les petits rideaux de la fenêtre pour voir le temps qu'il faisait. Le matin en arrivant, elle y avait très peu pris garde. Le temps était gris, d'un gris sale, comme sa chambre d'hôtel. A voir le ciel, il ne lui venait pas la tentation de sortir. A voir sa chambre, elle avait dégoût d'y rester.

Et pourtant, à Alexandrie, quel désir fou la prenait, parfois, de se retrouver à Paris et d'en parcourir les rues seule et sans contrôle ? combien, dans son hamac du palais de France, elle avait rêvé d'une petite chambre mansardée, sous les toits, au milieu de la grande ville ? mais c'est qu'en courant, à pieds, par les rues boueuses, elle allait, en imagination, à un rendez-vous donné par son amant ; et, qu'en entrevoyant la chambre mansardée sous les toits, elle pensait y être avec lui. S'il eût été là, en effet, de quels lambris de pourpre et d'or se fussent tendus les murs moroses de sa chambre d'hôtel ! quel soleil eût éclairé ce ciel gris !

Mais elle était seule, et ne savait rien de plus, ici, sur Robert, que là-bas.

Elle n'était pas plus avancée, après avoir tout brisé pour gagner Paris, qu'à Alexandrie en attendant les décevants courriers de France. Et elle ne savait même pas comment, pour en apprendre davantage, il fallait s'y prendre. Il y avait autour d'elle comme un cercle d'ombre et de solitude. La grande ville devenait un désert ; sa chambre une prison.

Elle sortit enfin. Tout la blessa. Il lui sembla que les passants la rudoyaient, que la foule lui était hostile.

C'était le confort, dont elle était d'ordinaire entourée, qui lui manquait sans qu'elle s'en rendît compte.

Et puis cette vie, ouatée de bonheur, que lui avait continuée, depuis des années déjà nombreuses, M. de la Chesnaie, en faisait une créature délicate et tendre, que les intempéries de la destinée trouvaient sans défense. Elle souffrait de mille choses qu'une autre n'eût pas ressenties.

Tout en cheminant, sans but, et en regardant les boutiques, elle songea que sa toilette était commune et sans grâce, et elle se dit qu'il ne fallait pas s'exposer à être vue ainsi par son amant. Elle acheta un chapeau, un manteau et les prit chez un marchand à la mode, parce qu'elle ne s'imaginait pas qu'on pût aller chez d'autres : mais quand il fallut payer elle s'effraya. Elle n'avait pas appris à compter non plus, elle ne songeait guère à faire le bilan de sa situation pécunière ; elle sut pourtant s'apercevoir qu'il lui restait fort peu d'argent : mais en même temps elle s'aperçut qu'il lui fallait encore de la lingerie, des gants, que sais-je ? mille choses.

D'autre part, elle ne pouvait rester dans l'humble hôtel où elle était descendue, dans la précipitation de son arrivée, en comptant d'ailleurs n'y séjourner que quelques heures. Il lui fallait un asile où se poser. Un écriteau jaune se balançait au vent, à la porte cochère d'une maison de bonne apparence. Elle entra :

– Qu'est-ce que le petit appartement meublé que vous avez à louer ? demanda-t-elle.

– Un entresol, trois pièces et une cuisine.

– Bien ; je voudrais le voir.

– Madame est mariée ?

– Pourquoi cela ? fit-elle, troublée.

– Ah ! c'est que j'aime mieux vous le dire tout de suite, ma petite belle : nous ne logeons pas ici de femmes seules !

Edmée rougit et dévora deux larmes, puis rentra brisée à son hôtel.

Que de dégoût encore ! pour se coucher dans ce lit dur et banal !…

Sur le bateau, elle avait bien supporté les secondes, après un premier mouvement de répugnance ; mais c'est qu'elle était soutenue par le sentiment puissant du triomphe, par la prise de possession de la liberté, par la conviction entière, qu'elle n'avait qu'à gagner la rive et que Robert était au port ; maintenant, un certain froid l'avait envahie, des appréhensions sans formules la hantaient et voletaient, comme des chauves-souris, dans les rideaux de ce lit d'hôtel.

Et puis elle se demandait ce qu'elle allait faire ? quelle démarche elle pouvait tenter pour savoir où était Robert ?

Deux partis se présentaient à son esprit : ou écrire à son adresse chez sa mère, puisqu'on se chargeait de lui faire parvenir ses lettres ; ou aller droit à madame de Ré, pour la questionner. Le premier seul de ces partis était sensé ; le second était absurde et horriblement dangereux.

Mais, avec le premier, il aurait fallu attendre, et combien de temps ? dans la plus cruelle incertitude ; avec le second, elle saurait tout de suite à quoi s'en tenir.

La raison commandait le premier ; la passion poussait au second.

Elle le comprenait bien.

Cependant ses pieds la portèrent, comme d'eux-mêmes, le lendemain matin, chez madame de Ré.

III

Le cœur lui faillit quand elle se trouva dans l'antichambre, et plus encore quand on lui demanda son nom.

– Annoncez, dit-elle, la baronne de la Chesnaie !

– Comment ! c'est vous, ma chère belle ! et à cette heure matinale ? Quel heureux réveil ? Et comment va M. de la Chesnaie ?

Madame de Ré avait été au devant de la visiteuse les mains tendues, le sourire aux lèvres ; mais, malgré son habitude du monde, elle n'avait pu empêcher son visage de pâlir et la contrainte de percer à travers la cordialité apparente de son accueil.

Cet accueil, d'ailleurs, était bizarre. Elle n'avait vu Edmée qu'une fois : – on sait en quelles circonstances ; – et elle n'avait jamais vu M. de la Chesnaie. La visite de la jeune femme annonçait donc, certainement, quelque chose de grave : – et, à ce propos, le nom de M. de la Chesnaie venait assez étrangement en situation.

Edmée pâlit à son tour, mais ne perdit pas contenance et répondit à la question par une question :

– Et Robert ?

Son cœur tremblait dans sa poitrine.

– Il regrettera certainement beaucoup de ne pas être à Paris pendant votre passage.

– Mon passage !… Madame, où est Robert ?

– M. de Ré voyage, répondit la mère avec un accent cérémonieux et froid, dont l'intention n'échapppa pas à Edmée.

Il y eut un silence. Edmée sentait la terre manquer sous ses pieds ; une étreinte épouvantable lui serra le cœur. Elle reprit d'une voix qui tremblait :

– Moi, Madame, j'ai beaucoup voyagé pour le voir.

– Mon Dieu !… ma chère enfant, vous me mettez vraiment dans une position difficile. Il est certaines confidences que… je ne dois jamais avoir reçues… et vous n'attendez pas, sans doute, de moi, un rôle qui ne saurait être celui d'une mère…

– Madame…

– Vous savez, d'ailleurs, le vif intérêt que je porte à tout ce qui vous touche. Parlons de votre séjour en Orient,… de votre famille…

– Il s'agit bien, Madame, et de mon mari et de ma famille ! Ne comprenez-vous pas que je n'ai plus ni mari ni famille, et que je meurs d'angoisse : où est Robert, je vous en conjure ?

Elle faisait pitié.

– Pauvre enfant… est-ce que ?… mais non, ce n'est pas possible ? vous n'auriez pas fait quelqu'une de ces folies qui brisent à jamais la situation d'une femme, dans sa famille et dans le monde ?

– Si, Madame ! j'ai quitté mon mari, je me suis enfuie, pour venir me jeter dans les bras de Robert !…

– Malheureuse !

– Et vous comprenez, n'est-ce pas ? j'ai besoin de le voir !

– Il est absent,… il est loin… il faut attendre.

A son tour, madame de Ré, très émue, balbutiait. Évidemment elle était horriblement mal à l'aise, et l'arrivée de madame de la Chesnaie jetait une grande perturbation dans ses arrangements. Elle était partagée et agitée par les sentiments les plus contraires. Comme femme, elle avait le cœur déchiré par le malheur d'Edmée ; comme mère, elle était indignée de sa démarche ; comme femme du monde, elle cherchait une issue à une situation difficile.

– Voyons… reprit-elle, dites-moi, pauvre enfant, ce que vous avez fait.

Edmée crut voir enfin de la pitié, dans les yeux de la mère de son amant ; et puis, elle avait tant besoin de crier à quelqu'un et son amour et sa folie !

Elle raconta, en sanglotant.

– Comment ! vous avez quitté votre mari ! vous avez fait cette faute lourde, et vous voulez la rendre irréparable, en ne vous jetant pas immédiatement dans les bras de votre famille.

– Vous ne connaissez pas ma famille, Madame

– Je sais que vous la haïssez.

– Je la connais moi ! Si j'eusse osé me présenter, en arrivant, après ma fuite, elle m'eût jetée à la porte.

– Vous vous trompez. Votre père, au moins, a pour vous une affection profonde ; et il se serait interposé pour vous défendre !

– Qu'en savez-vous ? Vous me parlez d'un ton affirmatif qui me surprend. Avez-vous donc lié connaissance avec mon père, et, par avance, reçu la confidence de ses dispositions à mon égard ?

– J'ai, en effet, eu l'occasion de le voir, et, par cela seul qu'il était votre père, j'ai voulu le connaître. Vous êtes injuste à son égard.

– Ce qui veut dire ?

– Qu'il vous ouvrira les bras certainement.

– Merci ! je ne m'y jetterai pas !

– Insensée ! folle ! Ne savez-vous pas qu'il ne faut, à aucun prix, se faire mettre à la porte du monde, et se précipiter soi-même aux ténèbres extérieures ? Tenez, mon enfant, vous êtes maintenant plus noble, plus honnête, plus digne… d'intérêt, que les neuf dixièmes des femmes qui se livrent à la passion. Eh bien, ces neuf dixièmes garderont leur rang, leur respectabilité sociale, s'imposeront au monde, seront soutenues par leurs familles, protégées par leurs maris, et, plus tard, épousées par leurs amants… tandis que, sur celles qui – comme vous – se jettent volontairement dans le gouffre… le gouffre se referme.

– Madame ! où est Robert ? Que m'importent ces vaines considérations ? Il n'y a qu'un gouffre pour moi, et je n'ose l'entrevoir sans prendre le vertige : la perte de son amour !

– Il faut, ma chère enfant, vous retirer chez votre père…

– C'est impossible !

– Laissez-moi arranger les choses. Vous y serez reçue, je vous le promets, et sans récriminations ni reproches.

– Je n'y veux point aller.

– Vous auriez tort ; vous désintéresseriez de vous tout le monde !

– Je ne connais personne.

– Allons ! la reine de Paris, il y a quinze mois ! une personne que sa beauté, sa grâce aristocratique, ont rendue célébre… dont on parle encore, enfin ! dans ce Paris où toutes les royautés n'ont qu'un jour !… Ah ! reine, croyez-moi ! ramassez vite votre couronne avant qu'elle n'ait roulé dans la fange… Une tête découronnée est trop vite une tête abattue ; en amour comme en politique.

Deux larmes roulaient sur les joues de la baronne de la Chesnaie. Elle comprenait le sens profond de ces paroles, et puis, la voix qui les lui disait était, après tout, celle de la mère de Robert : et cette voix avait, pour elle, une caressante persuasion. D'ailleurs, elle ne voulait pas rompre en visière à cette femme, sans doute appelée à avoir tant d'influence sur son avenir.

– Ma mère, dit-elle en pleurant à chaudes larmes, je veux, je vous assure, vous obéir,… autant que possible ; mais…

Madame de Ré l'embrassa sur les yeux.

– Eh bien, séchez donc ces larmes, et laissez-moi faire. En attendant, retournez à votre hôtel, calmée… et attendez-y de mes nouvelles.

– Robert !… reprit Edmée d'une voix suppliante, dites-moi où est Robert !

– Songez donc, pauvre femme endolorie, que vous me demandez de favoriser l'adultère… et que je ne puis que l'ignorer…

– Mais enfin il est vivant, il se porte bien. Il m'a écrit… Savez-vous s'il m'a écrit ?

– Oh ! très-souvent, je crois !… trop souvent, même, d'après les malheurs qui en sont arrivés.

– Quels malheurs ! Oh ! dites, dites donc, je vous en supplie… à genoux.

– Folle ! mais votre séparation, votre fuite, votre perte complète si nous ne vous arrachons pas à l'abîme : le désespoir de M. de la Chesnaie.

– Alors, vous savez donc…

– Je sais, ma chère, que, chez votre père, vous aurez demain tout Paris autour de vous ; que, sous un faux nom, à votre hôtel, vous serez après-demain une… créature !… à laquelle il me faudra, moi-même, fermer ma porte… Cela dit, c'est assez. Calculez les conséquences et obéissez-moi.

Edmée était domptée, pour le moment, du moins. Elle sortit, n'ayant pu arracher l'adresse de son amant ; mais sachant, du moins, qu'il lui avait beaucoup écrit,… donc, – que probablement – peut-être, – sans doute ! il l'aimait toujours… puisque le monde, même, ne l'avait pas oubliée.

Madame de Ré courut à l'hôtel d'Anjault.

IV

Lorsque, onze mois auparavant, le comte le Dam d'Anjault avait reçu la lettre du baron de la Chesnaie, il était allé immédiatement trouver madame de Ré, pour en appeler à son intervention.

La mère, comme la femme du monde, avait vite compris ; son fils s'apprêtait à faire une folie insigne : à perdre son avenir, à perdre celui de la baronne de la Chesnaie, à se river au pied le boulet d'un ménage illégitime, d'une paternité inavouable.

Elle ne pouvait ni ne devait le laisser faire. Surtout quand la fortune lui présentait un mari comme M. de la Chesnaie qui voulait garder sa femme, même adultère, et devenir le père de l'enfant dont elle était grosse.

– Robert, lui avait-elle dit, vous avez, l'an dernier, fait une faute grave : vous avez séduit une femme mariée, jusqu'alors pure et respectable, qui sans vous aurait pu demeurer près de son vieux mari, honnête et sereine. Je ne vous ai pas fait un reproche, parce que quand cet amour a été brisé dans sa fleur, je vous ai vu souffrir et pleurer ; d'ailleurs, je croyais que vous aviez respecté, dans celle que vous aimiez, l'épouse d'un autre ; mais, j'apprends que vous avez le criminel projet d'aller enlever cette femme à son mari, de la perdre à jamais par un affreux scandale, de vivre avec elle et je viens vous arrêter dans cette voie. Il y a de ces choses, mon fils, qu'un honnête homme ne fait jamais, entendez-vous.

Robert était resté assez interdit devant ces paroles de sa mère, dites d'un ton qu'il ne lui connaissait pas encore.

– Mais, lui avait-il demandé, comment savez-vous… quels projets j'ai pu former… ou seulement concevoir, à l'égard d'une personne que j'aime… passionnément ?

– Votre correspondance a été surprise… et c'est le père de madame de la Chesnaie qui vient, tout à l'heure, d'en appeler à moi, pour me demander si je laisserai s'accomplir cette infamie.

– Surprise par qui ? je veux savoir qui fait cet ignoble métier de décacheter les lettres et de les voler !

– Supposez que ce soit le mari, ou le père ? iriez-vous leur en demander raison ?

Pour la seconde fois Robert de Ré demeura embarrassé.

– Je croyais, reprit madame de Ré, que vous aviez assez de bon sens et de connaissance de la vie, pour ne pas faire, à vous et aux autres, des situations impossibles ; que vous aimiez assez votre maîtresse pour ne pas la déshonorer – en public – après l'avoir déshonorée en secret ; et, assez votre mère, pour ne pas désoler sa vieillesse.

– Ma mère, quand, par vos conseils et vos prières, j'ai laissé partir celle que j'aime, j'avais en effet l'intention de ne pas compromettre sa réputation et d'attendre qu'elle devînt libre… mais je n'ai pu supporter la séparation : j'ai été exaspéré surtout par l'absence de nouvelles… je ne sais si vous savez que, dès l'arrivée de madame de la Chesnaie à Alexandrie, notre correspondance a été interceptée. D'ailleurs… c'est à son appel que j'ai répondu : et dites-moi, à votre tour, croyez-vous qu'un gentilhomme puisse se dérober, lorsqu'une femme à laquelle il a dit « Je vous appartiens tout entier » lui écrit : « Partons ensemble ?… »

– Je comprends que ce gentilhomme se sente alors dans une position difficile, mais je ne comprends pas qu'il consente à une folie dont celle qu'il aime sera la principale victime. « Peut-être, » ajouta madame de Ré en regardant son fils, dans les yeux, pour savoir jusqu'où il était instruit de l'état des choses à Alexandrie, « peut-être que votre maîtresse était enceinte ? »

– Non ! répondit-il spontanément, et avec une franchise qui rassura madame de Ré.

Il ignorait la grossesse d'Edmée ! la situation devenait moins difficile.

On sait en effet, que M. de la Chesnaie avait supprimé, comme les autres, la lettre où Edmée annonçait à son amant qu'elle allait devenir mère, et qu'une seule des lettres de madame de la Chesnaie était arrivée à M. de Ré : le billet écrit à la hâte et mis à la poste du consulat d'Italie.

Alors, habile à profiter de cette ignorance, la mère avait repris :

– Eh bien, la situation de madame de la Chesnaie, devant son mari et devant le monde, est donc encore entière : Réspectez cette situation ! Soyez plus raisonnable que votre maîtresse, dans son propre intérêt. Examinez enfin la réalité des choses. Si vous enlevez madame de la Chesnaie, vous voilà rivé à elle, pour le reste de votre vie.

– Je l'aime.

– Bien, mais vous avez trente ans, et dans dix ans vous ne l'aimerez plus, ou, du moins, vous n'aurez certainement plus, pour elle, la passion qui fait tout oublier. Vous sentirez que votre jeunesse est finie, que vous avez manqué votre vie et brisé la sienne ; – je ne vous parle pas de moi !…. – que, ni vous ni votre maîtresse, n'avez de place en ce monde : – elle regrettera, vous regretterez ; et ce mutuel regret empoisonnera votre ménage interpe. Supposez-vous un enfant ? ce sera un bâtard que vous ne pourrez jamais légitimer, puisque la mère est mariée.

– Elle peut devenir veuve.

– Oui. Eh bien, si vous l'aimez profondément, absolument, s'il n'y a pas pour vous d'autre épouse au monde, attendez-la donc ; et si elle vous aime autant, qu'elle vous attende aussi ! Alors je ne refuserai pas de la nommer ma fille. Mais si vous me la présentez dans dix ans, – M. de la Chesnaie peut certainement vivre dix ans encore ! – flétrie et déshonorée, ne comptez pas plus sur mon consentement que sur l'indulgence du monde. Mariés ou non, vous serez en dehors de la société. Et puis, madame de la Chesnaie n'a aucune fortune personnelle ; vous en avez peu : je le sais, quand on aime, la médiorité n'effraie pas. Mais supposez que votre amour s'évigne, que l'un de vous veuille reprendre sa liberté ?… vous offrirez votre fortune à madame de la Chesnaie : acceptera-t-elle ? Examinez sa situation actuelle : celle le lui ferait sa fuite avec vous ? Voyons ! je fais appel à être délicatesse !

Madame de Ré avait toujours conservé un grand emre sur son fils. Robert reconnaissait à sa mère une doute raison et se sentait aimé par elle d'une tendresse infinie. Il pressentait bien d'ailleurs, au fond, la puissance de ses arguments. Enfin, il y avait alors déjà plusieurs fois qu'il était séparé d'Edmée. Et, tandis que la passion de celle-ci s'exaspérait par la solitude, la séquestration de la lutte, la sienne au contraire avait perdu de l'intensité de la première heure. Il ne concevait pas encore qu'il pût oublier Edmée, mais il concevait qu'il pût l'attendre.

– Qu'exigez-vous donc ? demanda-t-il à sa mère.

– D'abord que vous interrompiez votre correspondance avec madame de la Chesnaie.

– C'est impossible ! elle croirait que je l'abandonne

– Mais puisque vos lettres sont interceptées, à quoi bon poursuivre une correspondance qui vous compromet tous les deux, et fournit des armes contre vous, à qui le intercepte ?

– Peut-être. Eh bien, après avoir interrompu ma correspondance ?

– Que vous fassiez vos efforts, loyalement, pour examiner si cette passion est invincible ; si elle est assez puissante pour vous faire renoncer au mariage avec toute autre femme. Enfin, que pendant six mois vous voyagiez avec moi ; que pendant six autres, vous viviez en homme du monde, à Paris et encore auprès de moi Vous pouvez bien donner un an de votre vie à votre mère, qui vous a donné toute la sienne !

– Ma mère, je vous comprends ; je sens même qu'au point de vue, où vous vous placez, vous avez raison Mais vous êtes assez supérieure pour vous sortir de vous-même, en quelque sorte, et entrer en moi : vous savez donc, au fond, que si j'abandonnais madame de la Chesnaie, même temporairement, dans un moment où, pour moi, elle est peut-être exposée aux reproches de sa famille et aux mauvais traitements de son mari, je ferais une lâcheté.

– Et si je vous disais, moi, mon fils, en vous en donnant ma parole d'honneur, que M. de la Chesnaie, loin de maltraiter sa femme la comble de soins ; qu'il n'en veut qu'à vous et qu'il oubliera tout si… l'adultère ne va pas le poursuivre jusque dans sa résidence lointaine : ne croyez-vous pas, qu'alors, votre devoir serait de disparaître… pour essayer, au moins, de rendre cette femme à sa paix et à ses devoirs ?

– Alors, peut-être… en m'arrachant le cœur…

Cette explication, entre la mère et le fils, avait été le point de départ d'une situation, au milieu de laquelle l'apparition d'Edmée, chez madame de Ré, éclatait comme une bombe.

Qu'on se figure donc l'émotion qui se produisit à l'hôtel d'Anjault, quand on y apprit que madame de la Chesnaie était à Paris et qu'elle y était venue, après s'être enfuie de chez son mari, pour y vivre, sans vergogne, avec son amant.

V

Cependant ce même jour, vers cinq heures, Edmée vit apparaître son père, à la porte de sa chambre d'hôtel. Il avait l'air simple et digne.

– Ma fille, lui dit-il, je viens vous chercher, car les parents doivent avoir plus de raison que leurs enfants. Vous êtes dans l'âge des passions : des circonstances particulières de naissance et de fortune vous ont poussée à un mariage disproportionné… je ne vous ferai point de reproches ; entre nous ce seraient de vaines paroles. Mon devoir de père a été, je le crois, de consentir autrefois au mariage que vous avez choisi ; j'estime qu'il est aujourd'hui de vous tendre la main. Votre place n'est pas ici, mais chez moi.

– Merci, mon père, répondit Edmée d'une voix qui tremblait légèrement. Vous tenez en effet, vis-à-vis de moi, la conduite d'un père, et d'un gentilhomme. Mais… votre maison est aussi celle de votre femme.

– Ma femme est votre belle-mère ; elle en a les devoirs ; et d'ailleurs, vous la jugeriez mal si vous pensiez que ses sentiments, en cette circonstance, ne sont pas absolument d'accord avec les miens.

– Et ma tante ?

– Votre tante pense comme votre belle-mère, et comme moi.

– Il ne faut pas espérer, mon père, que je retournerai jamais chez mon mari. Après quinze mois de séquestration, j'ai conquis ma liberté ; j'entends la conserver, par tous les moyens. Je crois nécessaire que vous le sachiez.

– Vous la conserverez.

Edmée demeura un moment morne et pensive ; puis des larmes silencieuses roulèrent sur ses joues.

Ce n'était pas qu'elle fût touchée. Non ; elle ne croyait pas un instant à cette mansuétude et à cette tendresse, et elle ne contenait, qu'à grand'peine, sa rage d'être obligée de les prendre pour sincères.

Ces larmes étaient des larmes de colère.

Rien au monde ne pouvait l'humilier davantage que cette hospitalité. Elle eût préféré cent fois la misère dans une mansarde. Tout son être se soulevait, à la pensée de tendre la main à la comtesse d'Anjault et d'embrasser sa tante.

Mais que faire ? que répondre, après les paroles échangées le matin avec madame de Ré ? Si elle refusait, – nul doute ! La mère de Robert ne la recevrait plus et c'était la guerre avec cette influence, si puissante sur le cœur de son amant !

Elle se leva donc, sonna pour demander sa note, et dit au comte d'Anjault :

– Je suis à vos ordres, mon père.

Elle n'eût pas souffert davantage, condamnée à mort, pour se livrer au bourreau.

Le comte descendit pour régler la note dont il ne se trouva pas l'appoint en monnaie.

Pendant ce temps, elle éclata en sanglots en se cachant la tête dans cet oreiller d'hôtel, qui, la veille, lui avait tant fait horreur, pour étouffer ses cris.

Eh quoi ! échappée avec tant de peine à la captivité, elle allait volontairement rentrer en esclavage ! et sans avoir seulement, pour garantie, une promesse de la mère de Robert ? Quand une appréhension épouvantable lui brisait le cœur…

Oui !… Mais que faire autre chose ?

Le comte d'Anjault rentra :

– Venez, dit-il.

Elle le suivit soumise et morne comme une somnambule suit un magnétiseur détesté ; monta près de lui dans le coupé aux armes d'Anjault qui attendait à la porte… et vingt minutes après se trouva dans la chambre du second étage d'où elle était partie pour suivre son mari en Orient : malgré elle encore, contrainte, poussée par ces mêmes mains qui venaient de la ressaisir. Grand Dieu ! et c'était là, aussi, dans cette chambre même, que quinze mois auparavant elle avait reçu le dernier baiser de Robert !

L'accueil qu'elle reçut de la comtesse d'Anjault et de madame de Clérac fut celui qu'elle devait attendre, d'après les paroles de son père : froid, mais convenable. Pas une parole ; pas un mot d'allusion ; des rapports indifférents, mais nulle entrave à sa liberté.

Elle sortit et rentra sans qu'on y prît garde ; elle paraissait à l'heure des repas, restait une heure au salon commun, après le dîner : c'était tout.

– La baronne de la Chesnaie nous a fait la gracieuse surprise d'arriver ici, pour commander quelques toilettes et prendre un peu l'air de Paris, disait-on aux visiteurs.

Les visiteurs d'ailleurs étaient rares, car l'aristocratie reste tard dans ses terres, et l'on entrait à peine dans le mois d'octobre. Si même, à l'hôtel d'Anjault, on était déjà de retour, c'est qu'il s'agissait de commencer, avec l'année scolaire, l'éducation du jeune héritier du nom et de la fortune.

Le bruit de l'arrivée de la belle madame de la Chesnaie se répandit toutefois dans un petit cercle, et elle reçut personnellement quelques visites.

Quand la comtesse allait au Bois, admirer les belles teintes de l'automne, elle faisait avertir Edmée.

Celle-ci répondit le premier jour qu'elle avait la migraine ; mais le second elle comprit qu'une défaite serait déplacée : après tout, en cette circonstance, elle ne pouvait se plaindre de sa famille et elle aurait mauvaise grâce à lui tenir rigueur.

Au Bois la voiture de la comtesse d'Anjault croisa celle de madame de Ré, il y eut échange de saluts : et Edmée crut reconnaître, dans celui que lui adressa directement la mère de Robert, une approbation et un encouragement.

« – Allons ! pensa Edmée, elle est contente de moi ! j'arriverai peut-être à savoir d'elle où est Robert, ou au moins à le deviner ; ce que voulait madame de Ré c'est que je fusse dans ma famille… et qu'il n'y eût pas de scandale… eh bien, j'y suis.

Edmée, en effet, ne s'était expliqué que d'une seule façon et le conseil de madame de Ré, son intervention auprès de la famille d'Anjault, et le parti qu'avait pris cette famille de la recevoir :

« Ils auront compris, – avait-elle pensé, – que mon amour est invincible et ma séparation d'avec M. de la Chesnaie irrévocable. Ils se sont dit alors que mieux valait éviter le scandale ; me garder dans ma famille, et fermer les yeux sur une liaison avec Robert, pourvu que les apparences fussent sauvées, jusqu'au jour où la mort de M. de la Chesnaie rendrait entre mon amant et moi un mariage possible : Eh bien, après tout, peut-être ont-ils raison.

Cette explication si plausible des choses, avait un peu calmé l'effervescence de son cerveau et de son cœur ; l'impatience de voir Robert n'avait pas diminué, mais elle se disait : « S'il est réellement en voyage, je ne puis cependant pas exiger de madame de Ré qu'elle lui écrive de revenir par les voies les plus rapides, parce que je suis arrivée : ce que j'obtiendrai d'elle, ce seront des indications qui me permettront de lui écrire moi-même ; ces indications, elle n'aura pas voulu me les donner avant de savoir comment s'arrangeraient les choses avec ma famille : si on consentirait à m'y recevoir et si je consentirais, moi, à y rentrer. Et c'est pour cela qu'elle s'est dérobée à toute réponse directe l'autre fois. »

Mille détails venaient d'ailleurs corroborer cette explication ; les paroles de madame de Ré, qu'elle se remémorait ; celles de son père, lorsqu'il était venu la chercher à l'hôtel ; l'attitude de sa belle-mère et de sa tante, qui ne semblaient point la surveiller comme autrefois et semblaient, au contraire, respecter son indépendance ; enfin on ne lui parlait jamais de M. de la Chesnaie.

Un jour, en rentrant, elle trouva une carte cornée de madame de Ré, avec ces mots, écrits au crayon : « Mille regrets. »

Après un premier mouvement de dépit d'avoir manqué cette visite, qui lui apportait probablement les lumières attendues avec tant d'impatience, elle en eut un second, de satisfaction. La visite de madame de Ré, en effet, était significative et les deux mots au crayon y ajoutaient un caractère sympathique, dont le sens ne pouvait être interprété que favorablement.

C'était, d'ailleurs, l'occasion offerte à madame de la Chesnaie, de retourner chez madame de Ré, pour lui rendre sa visite.

Dès le lendemain, Edmée courait rue du Bac.

On ne pouvait pas rendre une visite avec plus d'empressement.

C'était trop tard pourtant, car madame de Ré venait de partir pour ses propriétés du Périgord.

La déception fat si visible sur le visage de la visiteuse que la concierge ajouta :

– Oh ! ce n'est pas pour longtemps ; madame de Ré sera de retour dans une huitaine.

Une huitaine !… Et Edmée qui arrivait le cœur plein d'espérance… qui se croyait enfin au port !

Cependant si ce départ était encore un mécompte il ne devait pas être, pour madame de la Chesnaie, un sujet d'inquiétude. Puisque madame de Ré, la veille, était allée la voir à l'hôtel d'Anjault, c'était évidemment pour l'avertir de ce voyage et peut-être pour jeter dans la conversation le mot qu'elle attendait à propos de Robert. Ne la trouvant pas, madame de Ré avait écrit : « Mille regrets. »

« Mille regrets » cela voulait dire : « J'aurais désiré vous rencontrer. » Et pourquoi madame de Ré désirait-elle la voir, sinon pour parler de ce qui lui tenait tant au cœur ? Assurément la mère de Robert ne pouvait espérer répondre encore par des paroles évasives à des questions directes sur son fils.

Il fallait donc attendre encore… attendre, attendre… toujours attendre ! Et que faisait Robert pendant ce temps-là ? Ne l'oubliait-il pas ?…

Elle se demandait s'il serait au comble du bonheur en apprenant son arrivée ? Où l'apprendrait-il ? où ? On ne lui avait laissé entrevoir aucune lumière : c'est que, peut-être, on craignait qu'elle ne partît pour le rejoindre…

Parfois elle parvenait à s'expliquer les choses et à se rendre compte des intérêts des tiers ; elle se disait, même, que jadis elle avait mal jugé sa famille. Mon Dieu ! il était bien naturel que cette famille tâchât de l'arracher à un amour adultère… et, après tout, en ce moment elle se conduisait dignement à son égard… Mais, parfois, il lui prenait des transes épouvantables, des vertiges d'angoisses et de douleur… Elle avait peur de l'inconnu.

Et puis que faisait M. de la Chesnaie ?…

Pour tromper son impatience elle écrivit à Robert et adressa la lettre, rue du Bac, avec cette mention « faire suivre ».

Madame de Ré, en partant, avait dû donner des ordres pour qu'on dirigeât sa correspondance et celle de son fils.

Pas de réponse.

Mais peut-être que Robert était loin ? S'il voyageait' la lettre pouvait courir après lui.

D'ailleurs, sur la huitaine, il y avait déjà six jours de passés ;… enfin la huitaine s'écoula.

Edmée, le dixième jour, n'y tenant plus… retourna chez madame de Ré. On n'avait pas encore reçu l'avis de son retour.

Alors ce fut le recommencement de ses souffrances, hélas ! trop récentes, du séjour en Orient… A Paris comme à Alexandrie, au milieu du monde comme au fond du palais de France, il y avait autour d'elle une atmosphère isolante.

Aucune nouvelle : ni de Robert, ni de madame de Ré. Et toujours rien, du côté de M. de la Chesnaie.

Dix jours… quinze jours…

VI

Un après-midi, en revenant de tuer le temps par des courses inutiles, elle vit, sur le guéridon du salon, une lettre de faire part, ouverte. Papier blanc : faire part de mariage. Ses yeux s'y portèrent avec distraction, puis tout à coup s'ouvrirent démesurément. Quoi donc ? n'avait-elle pas lu, là-dessus, le nom de Robert de Ré ?

Les lettres flamboyaient ; les mots dansaient Non, ce n'était pas possible ! ce n'était pas vrai ! ces choses-là n'arrivaient pas !…

Mais, pourtant, il fallait bien croire qu'elles arrivaient, puisque cette lettre de faire part était là ?…

 

« Madame veuve de Ré a l'honneur de vous faire part du mariage de M. Robert de Ré, son fils, avec mademoiselle X*

» Périgueux, ce 12 octobre 18…

» On part. »

 

D'abord, ce fut comme un coup formidable : quelque chose comme si la voûte du ciel, tout à coup, s'était écroulée sur la terre. Comme si la nuit s'était faite sur le monde, et que le monde fût retourné au chaos. Ou bien comme si, dans le cerveau de la pauvre créature, la raison eût été foudroyée.

Elle fléchit, tomba, cria, puis rebondit.

On était au 18. Il y avait six jours !… Six jours que cette monstruosité s'était accomplie et que madame de Ré, après avoir habilement remis Edmée fugitive aux mains de sa famille, avait été achever ce mariage ! Il y en avait cinq, au moins, que la famille d'Anjault la regardait attendre et se repaître d'illusions, en jouissant secrètement de l'atroce douleur qui allait la tordre, quand elle apprendrait son irrévocable désastre !

Mais cette famille ne l'avait pas reçue pour autre chose que pour la garder, la tromper !… assurer la sécurité de madame de Ré ! On s'était entendu : non pas pour éviter le scandale comme elle avait eu la naïveté de le croire, mais pour la rouer, et après, sans doute… certainement ! pour la livrer à son mari !

Une épouvantable colère la prit. Elle chercha des yeux, dans son cercle, pour voir s'il n'y aurait pas quelque part, à sa portée, une torche dont elle pût incendier la maison…

Et elle vit sa tante, qui sortait on ne sait d'où.

– Ah ! c'est vous, dit-elle, vous la première Furie qui les conduisez tous ! Vous… qui m'eussiez étouffée quand j'étais tout enfant, qui vouliez, plus tard, m'ensevelir dans un cloître !… Je vous avais échappé ; vous me guettiez, et maintenant vous voici la première, pour vous repaître de mon agonie !

– Qu'est-ce que c'est ? reprit madame de Clérac avec une froide hauteur : Vous parlez de Furie et vous voici transformée en Euménide ? En quoi, baronne de la Chesnaie, puis-je quelque chose pour votre service ?

D'un geste, Edmée montra, sur la table, la lettre de faire part ouverte.

– Ah ! je vois, c'est cela ! votre amant vous échappe ! il est marié ! il voyage en ce moment avec sa jeune femme, et vous étouffez de rage. C'était à prévoir ! On a eu tort de laisser là cette lettre.

– Et qui donc, si ce n'est vous, l'aurait laissée ? Qui donc aurait eu cette idée de bourreau ? En ce moment arrivèrent M. et madame d'Anjault.

– Ah ! venez donc aussi, mon père, que je vous remercie ! Vous auriez mieux fait, vous, le jour où je suis née, de me porter à l'hospice, enveloppée dans un lange sans marque, et de m'y abandonner comme une épave de vice et de malheur ! J'eusse peut-être été servante, dans quelque ferme où l'on m'aurait bien traitée ! Ou bien j'aurais eu la fortune de mourir au berceau, faute de soins, entre les mains des mercenaires chez lesquels l'Assistance publique m'eût mise en nourrice !

– Pourquoi donc, ma fille ? répondit sans colère le comte qui, voyant la lettre ouverte comprit la situation.

– Parce que vous m'avez tuée : ou du moins que vous m'avez tenue garrottée, pendant qu'on m'égorgeait !… Et moi qui suis venue ici, sur votre foi de gentilhomme !… Tenez ! j'en appelle à ma mère ! Je l'évoque dans la tombe, cette femme que vous avez aimée au temps où vous aviez un cœur dans la poitrine, et non un comptoir ! où l'on vous eût assassiné en vous arrachant votre amour. Je lui dis de vous maudire. Allons ! c'est infâme ce que vous avez fait là.

– Je comprends votre douleur, Edmée, et je ne veux pas avoir entendu vos paroles. Vous êtes cruellement frappée, je le sens… et même, laissez-moi vous dire que j'y prends part.

– Ajoutez l'ironie !…

– Je vous parle sincèrement, comme je l'ai toujours fait. Je ne suis pour rien dans ce mariage. Mais quand vous serez plus calme, vous comprendrez que si mon rôle n'était pas de le faire, il était, moins encore, de l'empêcher.

– Ni de m'avertir, sans doute ?

– Certainement. Qu'eussiez-vous fait devant un mariage, arrangé par les deux familles, depuis plusieurs mois ? Vouliez-vous donc, comme une grisette, aller à l'église et jeter à votre amant du vitriol au visage ?

– Et sa mère ? dit-elle.

– Sa mère a fait ce que vous eussiez fait à sa place.

– Eh ! sans doute ! tous, vous étiez dans votre rôle, tous ! Ma tante, ma belle-mère, mon mari, vous ! et aussi la mère de mon amant ! Il n'y a que moi, qui ai eu tort de naître et qui suis de trop sur la terre !

Un torrent de larmes acheva sa réponse. La comtesse d'Anjault eut un moment pitié. Elle s'approcha et lui dit à voix basse : – Allons donc ! courage !… Nous autres, femmes, nous devons savoir dévorer nos douleurs en silence.

Puis, comme Edmée ne disait rien «… Votre mari vous aime tant ! ajouta-t-elle plus haut. »

Edmée tressauta.

– Dieu est si bon et si miséricordieux, reprit madame de Clérac. Il est des asiles bénis où s'engloutissent les douleurs comme les remords.

Une nouvelle contraction nerveuse secoua madame de la Chesnaie.

– Laissons-la, dit le comte d'Anjault à sa femme et à sa sœur. Il n'y a rien à lui dire, en ce moment ; il faut que les larmes aient leur cours.

Ils sortirent. Madame de la Chesnaie demeura seule dans le salon de la fille de l'entrepreneur, tout chamarré des armes d'Anjault. Les larmes et les sanglots l'étouffaient. Cependant, dès qu'elle eut compris qu'il n'y avait plus là personne, et deviné que son père, sa belle-mère et sa tante devaient être réunis, à délibérer dans le cabinet du comte, elle essuya ses yeux, rajusta son voile, saisit, pour tout souvenir de la maison paternelle, cette lettre de faire part qui était là béante, et, sans prendre le temps de remonter dans sa chambre, quitta l'hôtel, gagna la rue, et marcha devant elle ; d'abord d'un pas tranquille, comme à l'ordinaire, puis d'un pas pressé pour se mettre hors d'atteinte.

Quelqu'un qui l'eût suivie, connaissant son état d'esprit, aurait craint qu'elle ne marchât vers la Seine. Mais non ! l'idée du suicide ne se présenta pas un instant, alors, à son esprit. Elle passa les ponts sans même regarder la rivière qui courait dessous, allant, allant toujours et toujours : et toujours affolée, mais ne respirant que la vengeance.

Aucun but précis ne lui apparaissait au terme de sa course. D'abord, elle ne voulait pas être ressaisie par quelqu'un des siens ; ensuite, elle voulait affirmer son existence d'une terrible manière, pour cette famille, que, dans sa rage, elle accusait de son malheur immense.

Elle s'arrêta enfin dans le jardin du Luxembourg, après avoir traversé tout Paris ; tomba sur une chaise et y resta, écrasée de fatigue, abrutie de douleur, n'ayant plus de larmes, plus d'idées, plus de forces.

– Madame, on va fermer le jardin, lui dit un gardien à la nuit tombante.

Cet appel la tira de son accablement et la rendit à la réalité. Elle sentit le froid qui l'avait saisie, et frissonna.

Cette fois, elle n'était plus en sûreté sur un navire qui filait à toute vapeur ; elle n'avait plus au cœur la joie du triomphe, ni à l'horizon, le mirage de l'amour heureux et libre. Rien que la solitude, la haine, le désespoir et la misère immédiate.

Et cependant, dans son désastre, elle gardait une indomptable énergie.

VII

Elle redescendit dans Paris qui venait de s'éclairer pour le soir, et se sentit un peu réchauffée par la vue des passants nombreux et des boutiques brillantes.

Mais elle était exténuée ; elle avait faim ; elle sentait surtout l'impérieux besoin de se poser quelque part où retrouver un instant le confortable de la vie, pour y prendre un parti. Elle chercha du regard un restaurant, en vit un, de bonne apparence. Il y avait sur l'enseigne : « salons et cabinets » puis, à côté, un petit escalier par lequel on montait sans passer par la boutique. Elle s'y engagea et entra dans le premier des cabinets dont le garçon lui ouvrit la porte. Elle se jeta sur le canapé, devant la table, pendant que le garçon, lestement, mettait deux couverts et lui laissait la carte.

Quand il fut sorti, elle dénoua les brides de son chapeau, humecta ses tempes et ses yeux d'un peu d'eau, respira, puis, comprenant qu'elle allait avoir là une dépense à solder, et que d'autres dépenses allaient suivre, elle ouvrit son porte-monnaie. Trois louis, quelque menue monnaie, et voilà tout : avec cela, aux doigts, elle avait des bagues ; au côté, une montre ; aux oreilles des boutons de diamants. C'était de quoi faire quelques centaines de francs. Et après ?

« Après ! se dit-elle je veux être plus riche que ma noble belle-mère ! je veux l'éclipser au Bois ; passer en calèche à côté d'elle, escortée de mes amants ! avoir mon hôtel, moi aussi ! faire parler dans les journaux de mon luxe et de mes toilettes ; être lionne comme jadis, mais dans un autre monde ; ruiner quelques fils de famille et en désespérer plusieurs. Je veux qu'au moins un, se brûle la cervelle dans mon antichambre. Je veux faire brèche, comme une bombe, dans cette forteresse qu'on appelle « le monde ».

» Je n'ai plus que ma jeunesse, ma beauté, ma haine et mon désespoir. Eh bien ! de tout cela je veux faire un incendie dont les étincelles brûleront les yeux de la noble famille d'Anjault… Oh ! non, madame la comtesse, je ne retournerai pas, humiliée et abandonnéè, chercher le pardon de mon mari et me faire son odalisque en Orient !… Oh ! non… vicomtesse de Clérac, je n'irai pas, piteuse La Vallière d'un trop chétif Louis XIV, cacher sous la robe brune des carmélites ma douleur et mes remords ! Ah !… ce que vous voulez avant tout c'est de me cloîtrer, au harem ou au couvent… de supprimer mon existence parce que je ne rentre pas dans le moule d'hypocrisie où ont été fondues toutes vos femmes ! Eh bien, vous entendrez parler de moi !

» Et vous Robert, vous verrez que je puis être aimée ! Oui ! je veux l'être, à la folie, d'hommes que je n'aimerai pas… et qui sait ? nous nous retrouverons peut-être… et peut-être que vous m'aimerez quand je ne vous aimerai plus. – Oh ! alors !…

» Qu'est-ce que c'est que cette provinciale qu'il a épousée ?… bah ! je rencontrerai cela quelque jour, et je l'enverrai se jeter éplorée dans les bras de sa prudente belle-mère ! »

Cependant le garçon de restaurant ne reparaissait pas. Elle jeta les yeux sur la carte et sonna.

– Servez-moi à dîner, dit-elle : des huîtres, un potage Colbert, un filet au madère et une poire.

– Et « monsieur » ?… demanda le garçon surpris.

– Quel monsieur ?…

– Mais… est-ce que madame dîne seule ?

– Sans doute.

– Ah !

Le garçon parut désappointé. Puis ayant jeté un coup d'œil sur l'ensemble de sa cliente il prit le parti de la servir sans plus d'observations.

– Et quel vin ? demanda-t-il.

– Une demi-bouteille de bordeaux.

– Bien.

« Pourquoi donc, se disait Edmée, pour justifier à ses propres yeux la voie où elle s'engageait, pourquoi donc être l'odalisque de M. de la Chesnaie, au delà des mers entre M. de la Barre et quelques Arméniennes ennuyeuses, au lieu d'être, ici, celle de tous les hommes élégants et riches qui me plairont ou me paieront ? Et qu'ai-je à faire de ce préjugé ridicule qui met, dit-on, entre les courtisanes et les femmes du monde une barrière infranchissable ? Courtisane ? Femme du monde ? qu'est-ce que c'est ? Mademoiselle X… est une courtisane, parce qu'elle est née d'un ouvrier pauvre, qui ne pouvait lui donner de dot ; qu'elle a accepté une chambre meublée de son premier amant, quand elle avait seize ans, et qu'elle s'est fait donner une voiture à huit ressorts, par son avant-dernier, quand elle en avait quarante. Ma belle-mère est une femme du monde, parce qu'elle est née d'un ouvrier plus intelligent que l'autre, doublé d'un commerçant qui a fait fortune !… – plus ou moins proprement ! – et qui lui a payé un mari titré. Elle n'a d'amants que pour son plaisir. L'autre est obligée d'en avoir pour compenser les torts de la fortune. Probablement qu'elle n'en aurait aussi que pour son plaisir, si elle était riche.

» Je comprends l'épouse chaste et immaculée… ainsi j'étais jadis… oui… alors l'amour de l'époux est doublé de son respect… Je comprends l'épouse instruite et éprise que j'eusse été pour Robert… car il a dit un grand mot le poète en disant :

 » Et l'amour m'a refait une virginité ?

 

Ah ! que cela est vrai !…

» Mais aujourd'hui, je ne saurais plus être l'épouse de personne !… Soyons donc la maîtresse de quelques-uns !… faisons faire des signes de croix, de plus, à madame de Clérac ! faisons rougir ma chaste belle-mère et introduisons une Impéria, parmi les chanoinesses de Remiremont qui illustrent l'arbre généalogique des Le Dam d'Anjault ! une femme cotée, parmi les femmes titrées…

» Et je veux être cotée cher. Ce sera ma noblesse à moi !

» Au demeurant, j'ai beaucoup à vendre ! ma beauté vaut bien celle de telles et telles, que j'ai vues au Bois et qui règnent sur la galanterie européenne ; mon esprit, mon éducation, la situation sociale queje jette aux orties, valent assurément davantage que leur bagou parisien, leur orthographe d'antichambre et leurs chevrons de grisettes. »

Edmée avait aux lèvres un sourire amer, des flammes dans les yeux, un brasier dans le cœur…

Quand elle eut dîné elle demeura blottie dans les coussins du canapé, regardant flamber le gaz, rayant, à son tour, les glaces d'un des diamants de ses doigts, pour y inscrire une initiale solitaire et une date, en pensant toujours.

Vers dix heures le garçon frappa pour demander « si madame n'avait pas sonné ? »

– Non ; dit-elle ; mais je veux payer mon dîner et m'en aller.

Le garçon présenta l'addition qui était toute prête : Edmée paya, donna généreusemet au garçon ; puis :

– Ne pourriez vous m'indiquer un hôtel pour passer la nuit ? Je suis arrivée à Paris ce soir même et ne me suis pas encore logée.

– Si madame le permet je la conduirai ? répondit le garçon.

– Oui, dit-elle ; vous me ferez plaisir.

Le lendemain elle revint déjeuner au même restaurant et se fit donner, par le même garçon, diverses indications qui lui servirent à faire de l'argent avec ses bijoux et à s'installer, pour une quinzaine, dans un appartement garni de la chaussée d'Antin, où l'on n'avait pas de préjugé invincible contre les femmes seules.

VIII

Elle avait été autrement jolie ; mais jamais plus que le samedi suivant, quand elle s'élança d'un coupé de remise dans l'allée qui conduit au jardin Mabille.

Une robe de barège blanc un peu ouverte, avec des nœuds de velours noir : au cou, des rangs de perles d'or : d'autres se mêlant à ses cheveux sous un délicieux chapeau de tulle et de marabouts blanc mat, attaché par des brides de velours : une rose rouge au côté gauche, des manches ouvertes et de longs gants de Suède, dans lesquels fuyait son bras blanc : des souliers de velours à hauts talons. Avec cela, pâle, les yeux agrandis par l'endiablement intérieur qui la poussait, les lèvres bien rouges sur ses dents blanches, et je ne sais quelle démarche, haute et hardie, que n'avait nulle autre de ces femmes qui sont là.

Elle s'avançait seule, regardant de côté et d'autre, d'un regard droit et direct, et souriant.

Malgré la saison, il faisait un temps superbe, clair et doux, avec un peu de brume. Les becs de gaz donnaient aux arbres empourprés ou jaunis par l'automne, un coloris chaud et diapré. Les fleurs éclataient et débordaient partout de la luxuriante végétation d'automne. On dansait dans le jardin, et toutes les courtisanes en vogue étaient à leur poste, assises sur des chaises en avant du bal, riant tout haut avec leurs conquêtes aux tables des cafés, ou bien se promenant autour du plancher sur lequel on danse.

Edmée les toisa, fit le tour du jardin, puis entra dans le cercle des danseurs.

Bien des regards se levèrent sur son passage. Elle ne ressemblait ni à une honnête femme fourvoyée, ni à une courtisane rompue au métier. Elle n'avait point l'air de quêter les amants, mais de les appeler d'un air dominateur. Ainsi, d'une reine qui réclame l'hommage et attend la soumission. D'ailleurs, pour beaucoup des hommes du monde qui étaient là, cette femme nouvelle n'était pas une inconnue. Ils l'avaient vue quelque part, et elle, de son côté, reconnaissait beaucoup de ces visages. Parmi les hommes qui lorgnaient insolemment les femmes de plaisir et qui se laissaient appeler par elles, sans répondre, se trouvaient plusieurs de ses anciens danseurs ; de ceux qui venaient, humbles et respectueux, en même temps que Robert, lui demander l'honneur de la faire valser un instant.

Elle les provoquait à la danse, cette fois, et semblait, d'un pied impatient, piaffer sur le parquet en attendant qu'on vînt l'inviter. Elle ignorait que les hommes du monde vont bien à Mabille mais n'y dansent point ; pas plus que n'y dansent les héroïnes de la haute bicherie ; elle ne savait pas encore que les hommes qui dansent et ne servent qu'à faire vis-à-vis aux danseuses, sont des commis de magasin dont l'administration paie la complaisance par une entrée gratuite ; et que les danseuses sont des grisettes, en quête d'un premier lanceur ; ; elle ne s'apercevait point non plus que sa toilette de merveilleuse la rangeait plutôt dans la catégorie des femmes qui regardent danser que dans la catégorie de celles qui dansent, car, à Mabille, c'est comme en Orient : les odalisques ne prennent point la peine de danser elles-mêmes : elles regardent danser les esclaves.

Elle parut pourtant si fringante, à l'un des Brididi de l'arène, qu'il lui offrit un quadrille, à moins qu'elle ne préférât une danse de caractère. Elle opta pour le quadrille.

Et alors « En avant deux ! » Elle s'avança au devant de son vis-à-vis avec cette grâce inimitable qu'on admirait tant, jadis, dans les salons, et un mélange bizarre de crânerie et d'abandon. Point de gestes hardis ni libertins, mais certains coups de jupe ou d'éventail, qui faisaient retourner tout le monde.

– Peste ! quelle allure ! dit un des amateurs de la galerie. D'où sors-tu toi ? comment t'appelles-tu ?

– Trébizonde !

– C'est de là que tu viens ? demanda un des autres spectateurs qui faisaient cercle autour des danseurs.

– Directement !

– Eh bien, donne-nous-en un peu des nouvelles !

– Je n'en donne que chez moi, et il faut s'y faire admettre.

– Diantre !… serait-il un peu moins difficile de t'offrir une consommation, tout à l'heure, après la danse ?

– Nous verrons cela, quand je t'aurai un peu dévisagé.

– Madame est fière !

– Vu qu'elle en a le droit !

Deux jeunes gens du monde qui, dès l'abord, avaient trouvé à la nouvelle venue une figure de connaissance la suivaient des yeux pendant qu'elle dansait.

– Enfin, mon cher, je commence à débrouiller quelque chose relativement à cette Trébizonde-là ! Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble à la délicieuse baronne de la Chesnaie qui a bien régné trois mois, dans le vrai monde, il y a deux ans !

– La fille de Le Dam d'Anjault ? ma foi oui !… mais il est peu probable…

– Euh ! Euh !… fit à côté des deux jeunes gens une voix connue.

Ils se retournèrent. C'était le marquis de B… le viveur ; celui qui connaissait aussi bien les salons que les boudoirs ; le même qui avait répondu à Robert de Ré, jadis, en lui voyant les yeux fixés sur Edmée qui faisait avec toute sa jeunesse et toute sa grâce, ses débuts dans le monde parisien sous le chaperonnage de sa belle-mère :

– « C'est une fille aînée du comte d'Anjault, mariée à un vieillard depuis plusieurs années déjà, et qui arrive de je ne sais quel pays lointain. »

– Eh bien, vous, de B… qui savez tout et connaissez tout le monde, que pensez-vous de la ressemblance ?

– Qu'elle est parfaite et qu'elle est bien naturelle.

– Allons ! bien naturelle ? vous ne pensez pas je suppose, que, « Trébizonde » soit madame de la Chesnaie ?

– Mais si, car c'est elle.

– Plaisanterie ! je sais bien qu'on voit tous les jours des choses passablement extraordinaires et que nos lionnes ont de bizarres fantaisies. Cependant, la baronne de la Chesnaie et la famille d'Anjault sont du faubourg Saint-Germain, et ce n'est guère du côté de ce monde-là, que viennent les excentricités.

– Bien raisonné, mon cher. Aussi je ne me charge pas – pour aujourd'hui – de vous expliquer comment madame de la Chesnaie s'appelle « Trébizonde » et comment elle danse à Mabille. Mais pour être celle que nous voyons devant nous, c'est bien elle.

– Eh ! son mari l'a emmenée aux grandes Indes !

– Pas si loin : à Alexandrie. Eh bien, elle est revenue, voilà tout.

– Mais…

– Puisque je l'ai vue au Bois avec toute la famille d'Anjault, il n'y a pas quinze jours !

– Alors, de plus en plus extraordinaire ! mais non ! décidément ce ne peut pas être la baronne de la Chesnaie ! celle-ci d'ailleurs, quoique jeune encore, a dix ans de plus… et puis si c'est le port, la taille, si c'est le visage même, ce n'est pas la physionomie.

– On change de physionomie… enfin c'est elle.

– Non !

– Si !

– Eh bien, il a un moyen simple et expéditif de le savoir.

– Comment ?

– En le lui demandant : vous allez voir.

Le quadrille était fini. Edmée causait avec le spectateur qui lui avait offert « une consommation » et un groupe de curieux la regardait et l'écoutait répondre avec impertinence.

– Eh donc, comment va le baron de la Chesnaie ? fit le marquis en lui touchant légèrement le bras du bout de sa badine.

Elle se retourna vivement :

– Pas trop gaiement je suppose ! – Enchantée de vous rencontrer marquis ! et vous aussi, messieurs ; car je crois bien me souvenir de vous avoir compté parmi mes danseurs ?

– Alors, c'est nous qui allons vous offrir « la consommation » n'est-ce pas ?

– Volontiers.

– Pardon ! pardon ! messieurs, je suis le premier offrant ! dit l'interlocuteur d'Edmée pendant le quadrille. Laissez madame, il y en a d'autres !

– Qu'est-ce que c'est ? répondit Edmée hautaine et volontaire, je n'avais pas encore accepté, et maintenant je refuse, pour ce soir. A samedi si vous voulez… et si je veux. Je vous inscris : voyons, comment ? « le monsieur au pince-nez ! » Vous y êtes, mon cher !

– A huitaine ! c'est trop long ! Moi d'abord, ces messieurs après.

– Non ! Ces messieurs d'abord, et vous pas du tout.

– Dis donc, péronnelle !…

– Çà, monsieur, tenez-vous tranquille, dit un des jeunes gens, d'un ton sec.

Le marquis de B… qui venait depuis vingt ans à Mabille, qui était un des clients les plus connus des restaurants et des cafés en vogue, qu'on voyait à toutes les fêtes de la vie galante comme à toutes celles de la vie mondaine, avait conquis, dans le monde où l'on s'amuse, une situation contre laquelle ne pouvaient prévaloir les entreprises du premier venu.

Dès qu'on le vit parler à une femme qui était belle et qui apparaissait, pour la première fois, sur le turf, l'attention se porta sur cette femme que déjà on avait trouvée singulière. Quand on entendit une sorte d'altercation s'élever, entre un quidam et deux jeunes gens qui semblaient de la compagnie de la femme et du marquis, l'attention devint de la curiosité. On fit cercle. L'inconnu insista ; les jeunes gens répliquèrent ; on prit parti, qui, pour « le premier offrant », qui, pour la liberté de la femme de choisir entre les invitations. Les choses même auraient pu s'envenimer, si une autorité quelconque n'était intervenue pour calmer les belligérants.

Un quart d'heure après Edmée était assise devant un sorbet, entre le marquis et ses deux défenseurs. Si les tables voisines furent prises d'assaut, je n'ai pas besoin de le dire ; et, ce d'autant plus que, depuis quelques minutes, le nom de la femme circulait de bouche en bouche. D'abord, il n'y eut que les hommes : la révélation ne descendit pas, tout de suite, jusqu'aux femmes. Mais trois ou quatre des hétaïres célèbres obtinrent bientôt, de leurs amants le nom de l'étrangère. Alors elles furent curieuses, aussi, de la voir de près ; de s'asseoir à côté d'elle. On s'étouffait devant le café.

– Çà ! dit le marquis, est-ce une fantaisie, baronne, qui vous a conduite ici ? une bravade ? une curiosité ? quoi ?

– Peut-être l'espoir de vous y rencontrer, marquis, vous, ou quelqu'un des vôtres ; et puis, le désir de m'y faire connaître !

– Alors vous jetez votre bonnet.

– Par-dessus les moulins. Oui, et… coram populo !

– Et si je le ramassais ?

– Ramassez !

– Ah ! mais c'est charmant cela !… Peut-être ne sera-ce pas l'avis de MM. d'Anjault et de la Chesnaie ; mais peu m'importe : advienne que pourra !

– Je ne me lance pas, d'ailleurs, dans la vie galante avec l'intention d'être agréable à MM. d'Anjault et de la Chesnaie, reprit-elle. Savez-vous, messieurs ? je viens d'Orient où j'avais l'honneur d'être femme gardée : mon mari pour maître, son secrétaire pour eunuque. Çà m'a ennuyée et je me suis dit qu'il valait mieux être ici femme libre que là-bas femme gardée. Ouf ! c'est assommant, je vous assure, la vie de harem !

– La vie à l'hôtel d'Anjault aussi, probablement ; car, si je ne me trompe, vous y étiez encore il y a peu de jours.

– Oui. Ma belle-mère voulait me renvoyer au harem et ma tante me mettre au couvent. Il faut que vous sachiez que c'est une idée fixe chez madame de Clérac. A peine j'étais née qu'elle se disait : « Cette petite ira au couvent. » Je me suis jadis insurgée contre le couvent. Elle m'en veut de ma rébellion. « Elle ira au couvent, se dit-elle aujourd'hui, sans en vouloir démordre. Et moi, comme vous voyez, je lui réponds : « Je n'irai pas ! »

– C'est une réponse assez nette, en effet.

– Sur quoi, messieurs, je retourne à la danse.

– Allons donc ! vous voulez vraiment danser ici ?… quand ces dames ne dansent pas !

– Eh bien, moi je danse, c'est ce qui me distingue.

Elle se leva l'œil en feu ; la haine venait de flamber dans son cœur, au souvenir des siens.

En même temps se levèrent tous ceux qui étaient venus là s'attabler pour la voir.

Ils étaient une foule, et parmi eux quelques femmes ; tous, et toutes, se dirigant, à sa suite, vers le parquet de la danse.

– Ah ! Seigneur ! tout une théorie à présent ! cela m'intimide ! je n'aurai plus de verve ! plus de « chien ! » – c'est cela, je crois, qu'il faut dire ? – Et moi qui voulais danser ici la danse des aimées !… bah ! ce sera pour une autre fois. En attendant, tenez, vous tous !

Et, tirant de sa poche un carnet, elle vida ce qu'il contenait : une quinzaine de cartes, ainsi conçues :

 

BARONNE DE LA CHESNAIE

 

Née Le Dam d'Anjault

 

Dite Trébizonde

 

No…, rue de la Chaussée-d'Antin.

 

Puis, elle s'enfuit pendant qu'on s'arrachait ses cartes.

Le marquis la suivit, héla sa voiture :

– Où voulez-vous souper ? dit-il.

– Pas du tout, ce soir, marquis. Je suis fatiguée.

– L'émotion, hein ? avouez-le.

– Je n'avoue rien. Je souperai, vous verrez, autant que vos plus intrépides soupeuses ; mais une autre nuit.

– Cela veut dire que je dois vous laisser à votre porte.

– Précisément.

Il y eut un silence.

– Savez-vous que vous êtes crânement jolie et que je suis, comme on disait jadis, « un heureux drôle ! »

– Voilà ! vous avez attrapé mon bonnet au vol, en passant sous le vent du moulin.

– Je vous trouve plus jolie, ma foi, que le soir où vous avez fait sensation chez la duchesse de *. Vous étiez en rose ; je vous vois encore ! et aussi le pauvre de Ré, qui tomba si fort amoureux de vous. Quel coup de soleil ! Vous l'avez su, peut-être bien ? En tous cas, aujourd'hui, il n'y a plus de danger à vous le dire, car il est marié et en voyage de noces.

Edmée eut peur de crier, tant ces paroles, lancées en un tel moment, la poignaient.

– Et vous, marquis, quand vous mariez-vous ? dit-elle d'un ton qu'elle essayait de rendre léger.

– Ça dépend de la façon dont vous l'entendez ! Avec une demoiselle du monde, comme Robert, jamais. Avec vous, le plus tôt possible !

– Impertinent ! Et pour combien de temps ?

– Ce sera vous qui divorcerez, certainement.

La voiture arrivait à la Chaussée-d'Antin. Le marquis se trouva bien respectueux en se bornant à mettre un long baiser sur le bras d'Edmée, qui lui tendait la main en descendant de voiture.

– Vos ordres pour demain, ma belle ? Dois-je venir vous prendre pour le Bois ?

– Venez.

Edmée monta d'un trait à son appartement, s'y enferma, et, après s'être lavée le bras bien vite, se prit à sangloter.

IX

La consigne la plus sévère était donnée à l'hôtel d'Anjault, et M. de la Chesnaie, lui-même, qui arrivait d'Orient, eut de la peine à la forcer.

On l'eût pris pour un homme de quatre-vingts ans, tant il était tordu par la douleur et brisé par la fatigue. Il ne savait rien, hormis qu'Edmée était partie pour la France, avec un faux passe-port.

D'abord, la croyant enlevée par son amant, il avait étouffé les éclats de son épouvantable désespoir. En apprenant, par le capitaine de l'Égyptien, qu'elle s'était embarquée seule, – vite, sans perdre un jour, sans perdre une heure, il l'avait suivie. Et il arrivait pour apprendre que son malheur était plus grand encore que jamais il ne l'aurait pu prévoir !

A l'hôtel d'Anjault, on était sous le coup du désastre d'honneur qui faisait, depuis trois jours, le scandale de Paris.

Le comte, écrasé, ne savait que faire. Demander raison au marquis do B. du déshonneur de sa fille, eût été ridicule. Un homme n'a pas de comptes à rendre à propos d'une femme qu'il ramasse à Mabille. Se saisir d'Edmée et la faire enfermer ? la loi, qui a borné la puissance paternelle, ne le permettait pas.

La comtesse d'Aujault poussait les hauts cris. « Sa famille à elle, n'était point titrée, mais on n'y avait jamais vu de filles perdues ! »

Madame de Clérac s'en prenait à nos institutions révolutionnaires qui ont désarmé les familles et créé l'individualisme.

Quant au baron de la Chesnaie, dont les yeux creusés semblaient n'avoir plus de larmes, il demeurait abasourdi sous ce coup, plus fort que tous les coups déjà reçus.

Cependant, il fallait aviser. Un exemplaire de la fatale carte était venu jusqu'à l'hôtel d'Anjault. Il était là, sur le guéridon du salon, à la place même où, quelques jours auparavant, Edmée avait trouvé la lettre de faire-part annonçant le mariage de son amant.

Comment ? cette carte monstrueuse, une fille d'aventure, parce qu'elle était immatriculée, au nom d'Anjault, sur les registres de l'état civil, pouvait la faire graver, et la jeter à la volée, par poignées, à travers un bal public !

Mais c'était toujours un acte de folie, et il devait, au moins, y avoir des lois contre les fous !

Oui ! il y en avait !…

Et même, à tout envisager, c'était là l'unique ressource : il fallait faire constater, par un médecin, l'état mental de madame de la Chesnaie, obtenir d'abord son incarcération dans une maison de santé ; puis son interdiction et sa mise en tutelle.

– Cette loi contre les fous, c'est tout ce qui nous reste, dit madame de Clérac, à nous familles, pour nous défendre contre les membres indignes qui nous déshonorent. Eh bien, usons-en donc. La Chesnaie, et vous, mon frère, vous avez qualité pour demander l'interdiction, et nous tous, pour demander l'internement.

En effet, pour atténuer le scandale, il n'y avait qu'une explication à donner au monde : madame de la Chesnaie était folle ! Le climat de l'Égypte, puis une fièvre typhoïde lui avaient porté au cerveau. Elle était venue en France, pour s'y faire soigner ; mais le mal s'était aggravé, au contraire ; dans un accès elle avait quitté la maison paternelle, dans une autre elle avait accompli le scandale de Mabille.

M. de la Chesnaie ne répondit pas. D'abord, son esprit comme son corps semblait s'effondrer sous le poids de son désastre. Et puis, quoi faire autre chose, pour sauver ce qui pouvait l'être, si tant est qu'il restât quelque chose à sauver ? Enfin peut-être que c'était vrai ?… si c'était vrai, pourtant, et qu'elle fût folle ?…

Dieux ! quelle consolation ! quel rafraîchissement dans son enfer ! Il pourrait encore l'aimer… comme on aime un pauvre être sans conscience, un enfant malade !

On logea le baron dans son ancienne chambre, voisine de celle d'Edmée. Ah ! comme dans cette maison il avait été heureux, encore, en voyant-sa femme si belle et si admirée !… Bien souvent, en partant pour le bal, elle passait resplendissante dans cette chambre… Et maintenant !

Chaque matin, en s'éveillant, M. de la Chesnaie apprenait son malheur en reprenant possession de ses sens, et il pleurait comme un enfant.

Ce ne fut qu'au bout de quelques jours, qu'il demanda « comment cela était arrivé ! » et qu'on lui raconta l'histoire de la lettre de faire part tout ouverte, sur la table du salon.

– Pauvre créature ! dit-il.

Madame de Clérac, qui lui racontait la scène, eut un haut-le-corps. « Comment ? pauvre créature : » était-ce donc M. de la Chesnaie qui devenait fou ?

Celui-ci ne vit seulement pas l'étonnement indigné de la douairière. Il suivait sa pensée, et sa pensée disait :

« Comme elle a dû souffrir !… Après tant de jours d'attente et d'angoisses, après une fidélité si entière, après la perte de son enfant tué dans son sein, par le chagrin, après le sacrifice de toutes ses garanties sociales, après tant de dangers affrontés et de périls courus ; tout cela pour cet homme qui se mariait, guéri depuis longtemps déjà sans doute. Oh ! oui ! comme elle a dû souffrir ! « pauvre créature ! »

Pour madame de Clérac, jamais, – est-il besoin de le dire, – jamais, un seul instant, elle n'avait songé à plaindre Edmée. Elle la considérait comme le plus funeste des monstres qui fût sur la terre, et elle croyait accomplir une œuvre pie en travaillant, de tous ses efforts, à la faire déclarer, par jugement, en état de démence, et, par la Faculté, folle à lier.

Aussi, peu à peu, elle réunissait les faits, les coordonnait, leur donnait un sens, dressait enfin le mémoire accusateur d'après lequel l'aberration d'esprit de la baronne de la Chesnaie devait être présentée comme patente. Elle la montrait déjà bizarre en Orient, puis excentrique ; puis, peu à peu, possédée du délire de la persécution et accusant son mari qui l'avait toujours gâtée, sa famille qui l'avait protégée jusqu'à la dernière extrémité, de la poursuivre de leur haine ; enfin, abandonnant une situation de fortune honorable pour en rechercher une infâme, et, le long de ce chemin de honte, s'arrêtait aux étapes les plus imprévues.

Pour la famille d'Anjault, il s'agissait de réussir. Il ne fallait pas que la baronne de la Chesnaie fût une dévergondée, mais une folle. On arrangea que la folie devait, par suite d'une couche malheureuse, s'être compliquée d'hystérie. Enfin, ce mémoire devint un chef-d'œuvre capable de convaincre le médecin lui-même, avant qu'il n'ait vu la malade, et de le persuader après, dès qu'il l'aurait entendue.

M. d'Anjault le signa seul. On ne jugea pas à propos de demander la signature de M. de la Chesnaie, parce qu'on se défiait de sa faiblesse, depuis l'exclamation qu'il avait laissé échapper : « Pauvre créature ! »

D'autre part, pour pouvoir continuer l'interprétation de tous les faits et gestes d'Edmée dans le même sens, on décida qu'il était important de les connaître, et on mit à ses trousses un de ces agents interlopes, qui font de la police pour le compte des particuliers.

L'agent, tous les deux jours, faisait un rapport qu'on lisait en famille, car ces rapports étaient certes de nature à éteindre la compassion, dans le cœur de M. de la Chesnaie.

« 30 octobre. – La personne surveillée a reçu ce matin des fleurs et un bracelet de la part de M. le marquis de* » A midi, le marquis est venu déjeuner avec elle.

» De deux heures à quatre, elle a reçu une couturière, une modiste, et trois jeunes gens : M.A., M.R., et M.J.

» De quatre à six, elle est allée au Bois avec M. le marquis et dans sa voiture.

» Le soir, elle a été vue, dans une avant-scène, aux Bouffes. Le marquis et d'autres messieurs sont venus lui rendre visite pendant les entr'actes. »

 

« 2 novembre. – La personne surveillée est sortie seule et en noir ; elle est allée en omnibus au cimetière de l'Est, a erré parmi les tombes, en lisant les épitaphes, et s'est arrêtée longtemps sur une petite tombe d'enfant mort-né.

» 4 novembre. – La personne surveillée s'est promenée aux Champs-Élysées dans une toilette nouvelle qui a fait sensation. On se l'est beaucoup montrée, et je l'ai entendue nommer plusieurs fois.

» Le soir on l'a vue une heure à Mabille, portant le bracelet donné par le marquis et un bouquet qui a coûté 100 francs chez Barjon.

» Elle a soupé ensuite, au café Anglais, avec le marquis et deux jeunes gens.

» 5 novembre. – Ce matin, la personne surveillée a brusquement fait fermer sa porte au marquis de B.

» Sa femme de chambre, en grand émoi, m'a dit que sa maîtresse n'était pas raisonnable et qu'elle tomberait infailliblement « dans la dèche » si elle ne voulait pas faire comme les autres.

» ? ? ?

» A trois heures la personne est sortie, sans toilette, et voilée. Elle a pris un fiacre et s'est fait conduire sur le quai de Passy où elle a quitté sa voiture pour s'engager dans une rue tortueuse appelée rue Ribéra. Je l'ai suivie un moment ; mais l'endroit étant solitaire et la rue devenant un chemin étroit, j'ai dû m'arrêter, pour ne pas être remarqué par elle.

» J'ai fait une faction de deux heures. La personne n'a pas reparu. Il faisait complètement nuit ; j'ai repris le chemin de Paris et suis retourné en observation près de son domicile, où elle n'est rentrée qu'à huit heures. »

– La malheureuse est vraiment folle ! s'écria la comtesse d'Anjault : elle est allée revoir son ancien lieu de rendez-vous !

– Quel lieu de rendez-vous ? demanda M. de la Chesnaie.

– Une maisonnette, cachée dans un coin perdu de Paris, où elle allait autrefois passer des journées entières avec M. de Ré.

– Et qui est située rue Ribéra ?

– Ou rue des Vignes, ou rue de la Cure, je ne sais pas ! Mais dans les sentes d'Auteuil.

– Pauvre créature ! murmura une fois encore M. de la Chesnaie ; mais si bas que personne ne l'entendit.

X

D'abord Edmée s'était jetée avec bravade dans la voie ouverte par son début à Mabille. Elle avait reçu le marquis le matin, elle s'était montrée dans sa voiture, parée de ses cadeaux ; elle avait même paru mettre de l'empressement à s'afficher ; comme si elle avait craint qu'on ne dise jamais assez tôt : « La baronne de la Chesnaie est la maîtresse entretenue du marquis de B., et qui la veut n'a qu'à la payer. »

Les bouquets du marquis ? elle les avait respirés une heure, puis jetés au vent. Ses bijoux ? elle les avait roulés à ses bras, pendus à ses oreilles et fait miroiter à tous les yeux. Enfin, elle n'avait refusé ni les loges, ni les soupers et, parfois, s'y était montrée d'une gaieté folle ou d'un brio et d'un esprit surprenants.

Quant au marquis, à l'origine, il s'était embarqué dans cette aventure pour le bruit qu'elle ferait. Il aimait, comme ses pareils, à occuper la chronique parisienne. Puis il avait trouvé un piquant singulier à cette grande dame devenue lorette, du jour au lendemain, par parti pris, et en qui tout annonçait l'étoffe d'une grande courtisane. Il pensait, avec plaisir, qu'un jour elle étonnerait tout Paris par son luxe et son insolence, et qu'il pourrait dire : « C'est moi qui l'ai lancée ! » Et pendant quelques jours la vanité satisfaite lui fut une suffisante rémunération de ses soins, de ses bouquets, de ses loges, et des quelques diamants qu'il avait accrochés aux bras et aux oreilles de madame de la Chesnaie.

Mais Edmée était belle et ses allures emportées donnaient, à sa beauté, un je ne sais quoi de provocant qui émut les sens du marquis. Il avait pensé d'abord à faire montre de sa conquête ; il pensa au plaisir de posséder une femme délicieuse. Et alors ses galanteries prirent un autre accent. Edmée, qui en avait eu d'abord facilement raison, les sentit devenir pressantes.

Voulait-elle donc se refuser ? Non ! elle n'y avait pas pensé un seul instant, et, en entrant dans la carrière, elle en acceptait d'avance toutes les charges. Mais quelque chose de plus puissant que sa volonté se levait en elle, dès que semblait approcher l'heure de l'intimité. Cette intimité qu'acceptait l'esprit, le corps la repoussait. Alors, pour déjouer les tentatives du marquis, il lui venait des ruses, et la coquetterie servait comme de bouclier à la chasteté.

Bien souvent il en est ainsi !… et peu d'hommes le comprennent.

Edmée, alors, d'ailleurs, ne le comprenait pas elle-même. C'était, chez elle, l'instinct qui était noble et pur, et l'esprit qui était corrompu.

Pour se défendre elle trouva des ressources extraordinaires. Jamais, auprès de Robert, elle n'aurait eu de ces mouvements de sirène impérieuse et décevante. Jamais, devant lui, tant de présence d'esprit et de verve.

Et que l'on juge de la valeur que donnait à la nouvelle courtisane, l'éducation achevée de la femme du monde, son tact exquis, ses façons inimitables, sa conversation variée, intéressante, originale !

Elle ne payait pas le marquis en baisers ; mais quels trésors d'esprit et de grâce elle lui jetait, comme à pleines mains, en retour des poignées de louis qu'il semait sur son passage !

Aussi se résigna-t-il, plus longtemps qu'il ne l'aurait cru, à n'avoir que les apparences d'un amant heureux.

Mais il y avait des heures difficiles.

Ce soir-là, Edmée avait accepté à souper à la condition qu'il y aurait des convives. Le marquis ne s'en plaignit pas, car il aimait à la voir briller, et c'était du moins pour lui une consolation d'être envié. Mais au retour il se promit bien de ne pas laisser l'enchanteresse à sa porte, respectueusement, comme les autres fois.

Elle le comprit et se dit, elle aussi, qu'il fallait en finir. Qu'était-ce donc que cette sotte répugnance pour se livrer sans amour ? Est-ce que les jeunes filles, le soir du mariage, ne se livraient pas presque toutes ainsi ? Est-ce qu'elle aurait, dans le cœur, un reste de faiblesse pour Robert ?… ou, un reste de respect pour M. de la Chesnaie et la famille d'Anjault ? Allons donc ! il fallait mettre le sceau à la résolution qu'elle avait prise : et sans plus attendre !

Cependant, quand elle fut seule avec le marquis, dans sa voiture, elle se prit à trembler : une peur la prit. Peur de quoi ? puisqu'elle savait et qu'elle était résolue ? Elle avait peur pourtant, et elle aurait voulu être à cent lieues de là.

Le marquis se montrait tendre, pressant… Edmée se sentait envahie par un froid de glace. Il voulut la lutiner : elle fut prise d'une vertigineuse envie de sauter par la portière de la voiture et de s'enfuir.

Quand la voiture toucha chez elle, le marquis mit pied à terre et renvoya ses gens.

– Non ! s'écria-t-elle, mue par la révolte intime de tout son être. – Non ! non ! pas encore !… pas ce soir ! non !

Le marquis pâlit en se sentant à la fois déçu dans ses désirs, devenus tyranniques, et blessé dans sa vanité, devant ses domestiques.

Edmée comprit le sens de cette pâleur et s'irrita elle-même de son invincible éloignement. Alors elle eut un mouvement félin, pour se pencher à l'oreille du marquis et y murmurer : « Je vous récompenserai de votre patience, mais, je vous en prie, attendez mon heure !… »

Elle était plus belle que jamais. Elle levait sur lui des yeux pleins d'enivrantes promesses…

Il partit ; mais, quand la porte cochère fut retombée et que la voiture eut fait deux tours de roues, la colère le prit.

Pour Edmée, elle sentit comme une grande délivrance ; puis un nuage de mécontentement passa sur son front : cependant… qu'est-ce que c'était donc qui la tenait ?…

A son réveil, le lendemain, elle reçut du marquis, dont la colère, sans doute, s'était surexcitée pendant une nuit solitaire, le billet suivant :

« Voyons, ma chère, pour une débutante ne faites pas la rouée. Vous ne réussiriez qu'à me faire penser que vous doutez beaucoup de vous. Eh ! sapristi, ne vous croyez-vous pas assez de charme pour retenir un amant, que vous redoutez tant le jour… ou la nuit de la livraison ? Là ! je vous aime autant que possible ; ne me faites donc pas languir plus longtemps. Soyez bonne fille, ô baronne ! et, foi de marquis, Trébizonde pourra compter sur ma reconnaissance.

» A ce soir. »

Dans l'enveloppe, il y avait un billet de dix mille francs.

Un flot de sang monta au cerveau d'Edmée. Elle vit rouge. Si elle avait eu là, sous la main, une arme, et que le marquis ait été à sa portée, elle l'aurait tué.

Mais il n'y avait, en face d'elle, qu'un domestique dans une attitude impassible.

Elle ne pouvait que bondir, pousser un cri, jeter au visage du valet le billet de banque du maître, les bijoux qu'elle en avait reçus, appeler sa femme de chambre et lui signifier que sa porte était à jamais fermée pour le marquis de B.

Tout cela fut fait en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire.

Puis Edmée eut une attaque de nerfs.

Une heure après, vêtue de la robe noire et du chapeau rond qu'elle avait achetés à Naples, pour sortir de son costume syrien, elle allait se jeter dans un fiacre et se faisait conduire route de Versailles, à l'entrée de la rue Ribéra.

Là elle congédia le fiacre. Que lui importait le retour ? Retournerait-elle seulement ! Elle monta la rue, impatiente de gagner le tournant, comme si, une fois cachée aux regards des passants de la route de Versailles, elle avait disparu de ce monde pour entrer dans un autre. Et, en effet, quand elle se trouva au milieu des sentes, elle respira librement, elle but l'air, et un rafraîchissement infini parut se faire dans son âme. Mais elle s'arrêta, n'osant s'avancer jusqu'à la maisonnette de Robert. Sans doute, alors, cette maison était habitée par d'autres locataires ; et que penseraient-ils en voyant cette femme seule et en noir, rôder à l'entour ? Ils la prendraient pour une apparition de mauvais augure : elle les épouvanterait peut-être ! Et, de fait, n'était-elle pas, à présent, comme un fantôme errant dans la vie ?

Le chemin était humide et glissant ; la plupart des maisonnettes, veuves de leurs hôtes de l'été. Bien des arbres, déjà, montraient la ramure noire de l'hiver ; les autres secouaient au vent leurs feuilles jaunies ; les massifs d'arbres, seuls, restaient encore touffus. Il y avait des fleurs, par exemple ; marguerites reines de toutes nuances, chrysanthèmes à panaches, pétunias, géraniums, un peu mordus par les premières gelées blanches ; résédas qui embaumaient ; roses du Bengale qui remontaient, capucines éclatantes, grandes asters lilas, à cœur jaune. Mais on sentait que les jardiniers les avaient abandonnés à l'hiver qui venait, et, qu'en attendant, elles jetaient à profusion leur sève affolée.

Edmée se dit qu'elle en volerait un bouquet : chacune devait avoir gardé, dans le fond de son calice, comme une étincelle de ce rayonnement de bonheur, qui avait éclairé, quelques semaines, ce coin délicieux.

Peu à peu, cependant et toute tremblante, elle s'achemina vers la maison. Les clôtures en étaient ouvertes ; des gens en sortaient.

C'étaient le mari, la femme, deux enfants. Une voiture à bras, chargée de meubles, les suivait, car les voitures attelées de chevaux, n'auraient pu passer par les sentes. Évidemment, ces gens étaient les locataires de l'année, qui déménageaient.

« Comme ils étaient heureux, de s'en aller ensemble, avec leurs enfants !… »

Edmée s'approcha davantage et entendit qu'ils se querellaient. – Est-ce qu'il y a des gens heureux sur cette terre ?…

Edmée pourtant n'en appelait point au ciel. Elle ne croyait pas.

Quand la famille se fut un peu éloignée, avec la voiture qui portait le mobilier apporté pour la saison, le chat, et la cage aux oiseaux, et les jouets des enfants, elle se hasarda à pousser la porte de la palissade. La maison n'était pas encore abandonnée ; une vieille balayait. Edmée reconnut celle qui jadis les servait. La vieille aussi, qui avait levé la tête, au léger bruit de ses pas, la reconnut.

– Ah ! dit la vieille, c'est vous madame ? je ne croyais pas vous revoir !

– Pourquoi ?

– Parce que. « Monsieur. » quand il est venu pour chercher ses livres, m'avait dit que. « c'était fini ».

Ces deux mots firent jaillir les larmes des yeux d'Edmée.

Oui ! c'était fini ! bien fini !

Fini de sa jeunesse ! fini de son amour ! fini du passé et et fini de l'avenir ! fini de tout ! et d'elle aussi !

Car elle ne s'y trompait plus. Ce rôle endiablé qu'elle avait voulu prendre, elle ne le pouvait pas soutenir ! « Révoltée ! » oui ! « courtisane » non ! jamais !

N'est pas courtisane qui veut ! elle venait de le sentir. Il ne suffisait pas d'avoir de l'insolence, il y fallait aussi de la bassesse ; il ne suffisait pas de braver la famille et de fouler aux pieds le mariage. de cravacher les hommes qui s'attachent au char du vice ; il y avait un moment où il fallait les subir.

Eh bien, jamais son cœur ne pourrait dévorer une insulte, ses doigts toucher de l'argent taché de honte, ses lèvres donner ni recevoir un baiser prostitué.

Et pourtant elle s'était perdue sans retour ! cette tache qu'elle n'avait pas au cœur elle l'avait au front, et rien ne pouvait plus la laver : rien !

Elle était bien vengée ! mais aussi, comme elle tombait écrasée sous sa vengeance ! Ah ! oui, c'était fini !

– Ma bonne femme, dit-elle, qui est-ce qui loue cette maison ?

– Son propriétaire, naturellement. Maintenant, c'est moi qui la fais voir, et qui garde la clef l'hiver.

– Eh bien, sans aller jusqu'au popriétaire, ne pourrais-je m'entendre, avec vous, pour l'avoir quelques jours

– Quand cela ?

– Tout de suite. Demain.

– C'est possible, si madame le désire.. Car « Monsieur, » en partant, m'a laissé les meubles.

– Bien. Vous ferez, n'est-ce pas ? comme autrefois, mon petit ménage,

– Madame… est seule ?…

– Toute seule… Et si vous vous souveniez, ma bonne, de l'arrangement de la maison au temps où… j'y venais..., vous me feriez plaisir en le retablissant autant que possible.

– Oui, madame, je comprends… – Pour une semaine ?

– Plus ou moins.

XI

Le soir même, Edmée avait résilié son appartement meublé, congédié sa domestique, vendu, pour ce qu'on avait voulu lui en donner, ses toilettes et les quelques bijoux qui lui restaient, et, le lendemain matin, à la première heure, elle partait, portant elle-même, dans une petite valise à main, son léger bagage.

Pour dérouter les recherches du marquis ou de quelque autre, dans le cas où on aurait eu l'idée de suivre sa trace, aile se fit conduire à une station de chemin de fer ; puis, de là, avec un omnibus, elle gagna Passy.

La maisonnette était déjà prête, tant bien que mal. Ce n'était plus là le doux nid que Robert avait embelli chaque jour pendant quelques semaines, mais c'était, à peu près, le simple arrangement de la première heure ; moins le charme, moins le parfum, moins ce je ne sais quoi d'exquis que jette, sur les choses, le rayonnement de l'amour.

N'importe, Edmée se blottit là comme en un refuge. Un suprême refuge !

Et quand, après lui avoir servi deux œufs à la coque et une tasse de café, la vieille s'en alla en lui disant : « à ce soir, cinq heures, pour le dîner de madame » une grande accalmie succéda aux soubressauts fiévreux qui, d'étape en étape, l'avaient poussée depuis quelque temps.

Elle resta une heure comme endormie, les yeux ouverts, abîmée dans une sorte de contemplation intérieure, engourdie dans une catalepsie à la fois douloureuse et bienfaisante. Il semblait qu'en elle se fît un travail latent. Telle la chrysalide enfermée dans sa coque de soie.

Partout, à l'entour, un silence profond. Le soleil éclatant de l'été de la Saint-Martin faisait sa trouée par la fenêtre. Quelques oiseaux voletaient, en picorant les baies des arbustes. L'humidité de la nuit avait laissé, sur les feuilles des arbres et des plantes, des gouttelettes menues, qui brillaient. Le réséda embaumait sous la fenêtre. Il y avait aussi un jasmin, dont la brise agitait les branches folles encore toutes fleuries.

Quelle paix !

Ah ! pensa-t-elle, en reprenant possession de ses sens, si l'on voulait me laisser dormir, ici, mon dernier sommeil !…

Car, ne pouvant plus vivre, elle était venue là pour mourir, simplement et sans regrets.

Dans la ruche sociale il ne lui restait plus d'alvéole : ni honnête femme, ni catin, ni épouse, ni prostituée… ni religieuse, ni ouvrière, ni vaillante, ni résignée.

Donc, elle n'avait plus qu'à quitter ce milieu où sa place n'était nulle part. D'ailleurs, l'amour, la haine et la vengeance, en quittant son âme, n'y laissaient que le vide.

Elle tira de sa poche un petit porte-monnaie qui renfermait quelques louis. Combien ? Elle ne savait pas, et peu lui importait ! mais elle les voulait compter du regard, pour arranger les choses en raison de sa fortune : douze louis : c'était de quoi regarder encore, se lever et finir, les cinq ou six jours de l'été de novembre ; de quoi payer son loyer, sa servante et le convoi du pauvre. C'était assez.

Et pour en finir, à l'heure voulue, quel moyen ? Peuh !… quelque narcotique, ou, à défaut, le réchaud de charbon de l'ouvrière !…

Et en attendant, elle aspirait l'air en espérant d'y retrouver quelques effluves du passé.

Ah ! ce doux passé, comme il avait été rapide !… L'avait-elle vécu ? L'avait-elle rêvé ? Quand elle fermait les yeux, l'odeur du jasmin l'évoquait soudain. Hélas ! hélas !… et aussitôt, à la suite de cette image enchanteresse, arrivaient les longs et cruels mois de son séjour en Orient, sa fuite,… son voyage,… son arrivée si triste et si solitaire ; puis l'infâme hypocrisie avec laquelle on l'avait abusée..

Oh ! quand elle en venait là, quand Edmée se ressouvenait de ces jours d'attente, – après tant d'autres jours ! – pendant lesquels on se hâtait d'achever le mariage de son amant, il lui semblait que ses cheveux devenaien t autant d'aiguilles rouges, qui lui entraient dans la tête.

A la suite, apparaissait la soirée de Mabille. Et, devant ce souvenir, elle demeurait stupéfaite : cela aussi, l'avait-elle vécu ? l'avait-elle rêvé ? n'était-ce pas un cauchemar ? Non, ce ne pouvait pas être vrai qu'elle eût fait cela ?

En ce moment cette seule pensée de se trouver en contact avec les femmes qui vont là, et rangée dans la même catégorie la faisait frémir.

Il n'était plus, pourtant, en son pouvoir d'effacer les choses faites, et pas plus celle-là que les autres.

Et quand le passé des deux dernières années se fut déroulé, devant ses paupières abaissées, en une suite de tableaux fondants, ce fut le tour du passé d'avant ; de celui qui commençait à son enfance : aux tendresses de sa mère ; aux bourrades de sa tante ; à l'insouciance de son père.

Tout à coup lui revint en mémoire, aussi nette que si elle venait de l'entendre, la conversation qui commence ce récit et qui avait donné l'impulsion à toute son existence.

Ah ! ces premières paroles qui lui avaient déchiré le voile de la vie, en quels caractères de feu elles s'étaient imprimées dans son cœur, et quelle haine, soudain l'enfant qui venait si brusquement de devenir femme, avait vouée à madame de Clérac !

En face lui apparut la noble et sereine figure de M. de la Chesnaie.

Comme, en ce temps-là, son cœur avait battu pour cet homme ! Il était l'arbitre de sa destinée… Elle l'attendait avec des angoisses inexprimables et que, depuis, les fièvres de la passion n'avaient point surpassées.

Comme il avait était bon, alors ! et après que de tendresse, de dévouement, de mansétude et d'amour !

Et elle, que de haine !

Elle frissonna au souvenir de sa tentation affreuse à Alexandrie.

Oh ! les passions !…

 

Un jour, puis deux, puis trois, passèrent ainsi dans la maisonnette des sentes.

La nuit, Edmée dormait, bercée par la solitude, le silence et l'air pur. Le jour, elle pensait, assise dans cette chambrette où, jadis, elle avait connu les joies du paradis ; où, aujourd'hui, elle comptait les heures qui la séparaient encore de la tombe… – sans effroi, sans regrets, et sans impatience : avec un désespoir qui s'élevait à la sérénité.

Elle repassait sa vie, et la jugeait.

Les choses prenaient d'autres proportions. Sa haine pour les siens diminuait. Elle aurait voulu avoir fait moins de mal à M. de la Chesnaie…

Pour sa famille, en examinant les lois sociales elle arrivait à la comprendre… Elle comprenait aussi madame de Ré : même Robert… Seulement, elle ne l'aimait plus.

Elle cessait aussi de se trouver la victime de tout le monde… Au demeurant, à travers la vie, chacun avait été sa voie… et avait suivi l'impulsion naturelle de ses passions ou de ses instincts…

Ils s'étaient tous défendus contre elle… et elle contre eux. Seulement ils étaient plusieurs et elle était toute seule.

Pour sa famille, certes, elle avait été une gêne et cette famille avait voulu s'en défaire ; pour la société, une créature hors cadre, aussi n'y avait-elle pas normalement trouvé sa place. Pour la mère de son amant elle avait été un danger ; aussi la mère s'était-elle défendue. Pour M. de la Chesnaie, un trésor inattendu d'abord, inoubliable ensuite, aussi l'avait-il voulu garder ou reprendre…

Tout cela. était dans la force des choses… et, de même, elle avait cherché la liberté, le bonheur et l'amour… Elle avait bien souffert !… Mais comme elle avait fait souffrir !…

– Si madame veut rester encore, lui dit la vieille le quatrième jour, elle devrait faire un peu de feu… ou bien elle prendra du mal ; surtout ne sortant pas et restant immobile comme elle fait. Faut-il commander du bois ?

– Non, du charbon, dit Edmée.

– Madame préfère du charbon de terre ? Alors j'achèterai une grille.

– C'est cela ; une grille. Mais du charbon de bois.

– Pour la cheminée ?

– Oui ; je me chauffe avec du charbon de bois.

Pourquoi donc se remuer pour chercher un autre agent de mort, puisque celui-là était à sa portée, et même, s'offrait.

– Allons ! c'est pour ce soir ! se dit Edmée. Adieu donc ! tourmente de la vie !… ouragan qui vous prend au berceau et vous porte à la tombe, en tourbillonnant à travers les passions et les intérêts…

Pourquoi suis-je née, puisque j'étais de trop sur la terre ?… et pourquoi, après avoir voulu vivre malgré tout, et malgré tous, vais-je mourir de ma propre volonté ? Pourquoi ? pourquoi ?… oui ! pourquoi ces choses et non pas d'autres ? encore une fois ?… Eh ! tout simplement parce que ces choses sont, et non pas les autres !

Je voudrais croire en ce moment, au moins comme croient ceux qui prient… hélas ! je ne puis pas !…

Je ne puis que pleurer sur moi-même… Oui ! misérable femme, je pleure en voyant mon dernier soleil… car j'aimais le soleil, l'air pur, le ciel profond… car j'aimais ma jeunesse, et j'aimais ma beauté !… et ce petit coin resserré, inconnu, dans la grande ville… ou un jour en passant, rapide, le bonheur avait jeté son parfum…

Ah ! que de joies ont tenu là, dans cette chambrette !… que de joies ! Et maintenant quel effondrement ! »

Mais elle secoua vite ces pensées attendries ; et résolue, prépara tout pour s'asphyxier le soir, quand la vieille serait partie.

Cependant, comme elle arrangeait sa chambre avec de la verdure, qu'elle avait coupée dans le jardin, pour tout calfeutrer, ses yeux furent attirés par une lettre, posée, bien en vue, sur la cheminée.

Elle frissonna ; qui donc encore venait la chercher jusque dans sa tombe, déjà ouverte, tout à l'heure fermée ?

Elle prit la lettre : c'était bien son nom, sur l'adresse, et l'écriture était de M. de la Chesnaie.

Ainsi son mari l'avait suivie, découverte ! il était près de là sans doute… Que pouvait-il avoir à lui dire après sa fuite, après son éclat ?

Un moment elle hésita : Pourquoi donc, à l'heure suprême, ouvrir cette lettre, qui peut-être allait réveiller les flammes assoupies de la révolte et de la laine !

Elle l'ouvrit pourtant.

« Ma pauvre enfant ! » – disait M. de la Chesnaie – je viens remplir auprès de vous le dernier de ces devoirs paternels que je m'étais imposés, et que la passion m'a trop fait oublier.

» Votre famille connaît le lieu de votre retraite : elle a résolu de vous faire enfermer, comme une aliénée, ne trouvant que ce moyen d'éviter le scandale. Si vous voulez vous soustraire au danger, partez donc sans retard, et cachez-vous, pendant quelque temps. Voici, sous ce pli, quelques billets de banque, pour que la question d'argent ne puisse, en aucun cas, vous devenir un embarras.

» M.X… notaire, vous fera signer, où et quand vous voudrez, des actes qui vous mettront en possession d'une fortune, grâce à laquelle vous pourrez vivre indépendante. Le même est dépositaire d'une procuration de moi, pour me représenter, s'il était besoin de vous défendre contre votre famille.

» J'ai donné ma démission… je quitte pour toujours la France, je vais finir ma vie à Montevideo, où j'ai été heureux, par vous. »

» Adieu ! pauvre enfant, je vous ai bien aimée !

» L. DE LA CHESNAIE. »

Edmée demeura longtemps abîmée sous cette grandeur simple, sous cette générosité souveraine, sous cette dignité sublime. Des larmes chaudes coulèrent de ses yeux sur cette lettre, qu'elle baisa :

– Celui-là seul savait aimer, pensa-t-elle… et méritait de l'être… hélas !...... Mais il est trop tard !

Ses yeux s'égarèrent de la lettre sur ses mains qui la tenaient ; et ils rencontrèrent, à l'annulaire gauche, son anneau d'épouse, qu'elle y avait oublié.

Elle l'ôta, le baisa aussi, comme la lettre ; prit des fleurs, une branche de buis, et les passa dedans ; le regarda un moment encore, le baisa de nouveau, le roula dans ces chiffons de papier de soie, envoyés pour assurer sa liberté, et le mit dans une enveloppe, avec cette suscription :

« Pour M. de la Chesnaie, avec ma dernière pensée. »

Puis elle s'enferma, tira la grille allumée au milieu de la pièce, ajouta du charbon, calfeutra la porte, la fenêtre et la cheminée, mit la lettre de son mari sur son cœur, et s'étendit, sur le lit, pour attendre le dernier sommeil.

Le lendemain, dans la maisonnette des sentes, il y avait une jeune femme morte, et un vieillard qui, assis au pied du lit funèbre, et immobile comme la morte, pleurait, en silence, des ruisseaux de larmes. Tel le larmoyeur, d'Ary Scheffer, que rien plus ne consolera.

La famille d'Anjault fit annoncer, par un entrefilet dans les journaux, la perte douloureuse qu'elle venait de faire, en la personne de dame Edmée Le Dam d'Anjault, baronne de la Chesnaie, morte d'un transport au cerveau, après deux mois d'aliénation mentale.

Puis elle réclama le corps pour le conduire, après des funérailles pompeuses, au caveau de famille.

Mais le baron de la Chesnaie refusa de le rendre, le fit sceller dans un cercueil de plomb et l'emporta. « Elle reposera, dit-il, bien loin d'ici, sous ma seule garde, bientôt en ma seule compagnie. »

Peu de mois après, en effet, un double tombeau les réunissait, dans la quinta ombreuse de Montevideo.

FIN