Journal flipping or model flipping? Le tournant du libre accès au prisme des humanités numériques. Pierre-Carl Langlais pierrecarl.langlais@gmail.com GRIPIC, France Cette contribution s'inscrit dans la continuité d'un un rapport sur les nouveaux modèles éditoriaux du libre accès, remis en octobre 2016 au Ministère de la recherche français. En 2016, le mouvement libre accès se trouve en effet à un tournant : il entre dans la loi, via la mise en place de droits de republication indépendamment des contraintes fixées par l'éditeur en Allemagne, en Italie, tout récemment en France et peut-être bientôt au Canada. La part de publications scientifiques en accès ouvert atteint une taille critique : plus de 50% des publications européennes de 2011 étaient disponibles en lignes. Au vu de cette accélération récente, s'ouvre une question prégnante : quel libre accès ? Car nous nous trouvons aujourd'hui au carrefour de plusieurs voies (ce dont la typologie des couleurs — vertes ou dorées — rend très imparfaitement compte). Certaines institutions scientifiques, comme le Max Planck Institute, préconisent aujourd'hui un journal flipping : les budgets consacrés à l'acquisition des collections seraient directement reversés aux éditeurs sous la forme de « droits à publier ». La bascule n'affecte ici que les flux financier : le libre accès n'a, a priori aucune portée éditoriale. Parallèlement, s'ébauche une vague aspiration à un model flipping : un changement profond des pratiques et des supports de diffusion de la recherche. C'est là l'objet de notre rapport : voir si, des mutations a priori distinctes comme l'évaluation ouverte (open peer review), les outils d'éditions open source (comme Open Journal System), l'ouverture des données de la recherche, les formes d'écriture interactives (carnets de codes) ou les modèles de diffusion non commerciaux (comme Open Library of Humanities) peuvent converger dans des paradigmes alternatifs cohérents. Pour préparer notre rapport, nous avons constamment mobilisé, à différent niveaux, des méthodes nouvelles venues de deux champs emblématiques des « humanités numériques » les digital studies et, dans une moindre mesure, la lecture distante (ou distant reading). Notre interrogation est ici méthodologique : ce que les humanités numériques peuvent apporter à notre compréhension du libre accès, en tant que « phénomène éditorial » au plein sens du terme (Cette question transparaît indirectement dans des travaux revendiquant leur rattachement au champ tel que l'ouvrage collectif Vitali-Rosati et Sinatra, 2014; ou Magis et Granjon, 2016) Cet enjeu reste sous-jacent à la version finale de notre rapport — le format se prêtant mal à ce type d'interrogations épistémologiques. Nous souhaitons l'aborder plus directement ici sous trois angles : Un « tournant matériel » du libre accès : l'expression fait directement écho au materialism turn des digital studies (Kirschenbaum et Werner 2014). Aux vertiges du cyberspace a succédé une saisie minutieuse du contexte socio-technique des pratiques et usages informatisés. L'étude rétrospective des conditions d'apparition du libre accès nécessitait un tel déplacement conceptuel. La « révolution numérique » de l'édition scientifique est une révolution longue : dès les années 1960, l'ordinateur devient un outil essentiel du processus d'éditorialisation. Cette informatisation précoce a joué un rôle déterminant dans l'apparition des grands oligopoles aujourd'hui dominant (à l'exception, finalement partielle, des SHS), mais aussi dans la généralisation de plusieurs pratiques aujourd'hui naturalisées (telles que le « peer review » formalisé — en son sens actuel l'expression n'apparaît pas avant les années 1970). La démocratisation, tout aussi précoce en milieu universitaire, des outils informatiques permet aussi le déploiement d'alternatives, dès l'apparition du premier site web en 1990 (Tim Berners-Lee s'en sert également comme « dépôt personnel » de ses propres articles). Il y a ainsi, tacitement, une correspondance éditoriale directe du web et de la publication en libre accès (au sens où, originellement, l'un a été conçu pour l'autre). Si l'architecture du réseau encourage la circulation des textes scientifiques, elle n'empêche pas l'émergence de formes de contrôle de cette circulation. La question des infrastructures est ouvertement posée aujourd'hui, à mesure que les grands éditeurs scientifiques réinventent leurs rôle sur le modèle de Facebook ou Google (ce qui se traduit, dans le cas d'Elsevier, par le rachat de réseaux sociaux académiques ou d'archives ouvertes comme SSRN). Un essai de text mining sur les billets récents de 200 blogs indexés par l'Open Access Directory révèle une prégnance des enjeux éditoriaux et "matériels" : traitement et publication des données, relations avec les bibliothèques, définition des formats (articles, post, work), formes d'évaluations (« peer » et « review » sont les principaux débouchés du terme « article »)... Les questions économiques, par contraste, passent au second plan : les occurrences de « green » ou de « gold » sont faibles (pas plus de 100 occurrences) et, surtout, il n'y a pas de « nœud » spécifique au sein du réseau pour rendre compte des modèles économiques. [550-1] Réseau de co-similarité dans les blogs référencés par l'open access directory.Réalisé avec Iramuteq (et Gephi pour la mise en forme). Le libre accès comme processus d'éditorialisa-tion. Un texte sous licence libre n'est pas simplement librement consultable mais librement reproductible. En accord avec Bruno Bachimont, nous faisons le constat d'un lien profond entre la mobilité documentaire construction du discours : « La finalité n'est plus de retrouver des documents, mais d'en produire de nouveaux, à l'aide des ressources retrouvées. On passe ainsi de l'indexation pour la recherche à l'indexation pour la publication. Comme cette dernière s'effectue selon des règles et des normes, on parlera plutôt d'édi-torialisation, pour souligner le fait que les segments indexés sont enrôlés dans des processus éditoriaux en vue de nouvelles publications» (Bachimont 2007). De nouvelles formes d'évaluations ouvertes se trouvent ainsi totalement émancipées du cadre pré-déterminé de la revue : sur les nouveaux modules d'évaluation potentiellement associés aux archives ouvertes ou sur des initiatives communautaires comme PubPeer, le texte scientifique « mobile » peut être consulté et analysé à tout moment, par quiconque. La pratique du text mining et de la lecture distante implique également une remobilisation a posteriori des textes : un projet comme ContentMine extrait des millions de données structurées à partir de grands corpus scientifiques ; ces données peuvent à leur tour migrer d'un projet à l'autre (par exemple sur Wikidata), au gré des liaisons du « web sémantique ». La mobilité devient le point cardinal de nouveaux modèles éditoriaux encore indistincts. Nous évoquerons ici les principaux cadres et acteurs de ce processus de décantations des normes éditoriales (en insistant plus particulièrement sur le rôle central mais occulté des outils d'édition comme Editorial Manager ou Open Journal System). Le libre accès comme projet politique. Ce troisième volet invoque moins une « méthode » à proprement parler des humanités numériques qu'une introspection récurrente : le rôle fondamental et contradictoire des « communautés » dans le processus de recherche (par opposition aux « institutions », Mou-nier 2015). Tournant matérialiste et tournant éditorial du libre accès convergent vers la nécessité de définir des infrastructures et des lieux de collaborations : en somme il est question de passer du texte comme bien commun passif, conçu pour être librement partageable par opposition aux textes enclos sous paywall, au produit d'un commun, soit d'une communauté qui assure sa publication, sa diffusion et sa préservation et se fixe ses propres règles de gouvernance. Wikipédia, Wikidata ou OpenStreetMap montrent qu'une telle forme d'organisation est viable à grande échelle — et que sans être intrinsèquement « scientifiques », elles contribuent directement à la dissémination des connaissance (voire à leur recueil et leur structuration dans le cas de Wikidata). L'Open Library of Humanities ouvre ici la perspective de constructions hybrides associant coordination institutionnelle (entre 200 bibliothèques et organisations universitaires garantes de l'indépendance du projet) et structure partiellement communautaire. Le champ politique du libre accès est également animé par des collectifs plus restreints. Longtemps actives dans l'ombre, les bibliothèques clandestines se sont imposés comme des acteurs essentiels de la diffusion des connaissance : le site Sci-Hub référence plusieurs dizaines de millions d'articles, en grande partie consultés par des pays du Sud (comme l'Iran ou l'Inde - cf. les recherches approfondies de Cabanac 2016). L'exemple d'Open Library of Humanities nous amène à interroger, en conclusion, le rôle joué par les humanités numériques au sein du mouvement du libre accès. L'émergence d'un carrefour interdisciplinaire faisant notamment se côtoyer les sciences informatiques et les approches élargies de l'objet textuel (de la bibliographie matérielle au tournant sémotique) affecte aujourd'hui significativement un mouvement jusqu'ici surtout centré sur les sciences naturelles. Le thème retenu cet année par DH2017 en offre un témoignage parmi d'autres — et la présentation s'achèvera sur cet exercice méta-communicationnel...